ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE.

TYPOGRAPHIE DE M. WEISSENBRUCH , IMPRIMEUR DU ROI 7, RUE DU MUSÉE.

ŒUVRES

GEORGES GHASTELLAIN

PAR M. LE BARON KERVYN DE LETTENHOVE

MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE.

TOME DEUXIEME.

CHRONIQUE

1430-1431, 1452-1453.

BRUXELLES,

F. HEUSSNER, LIBRAIRE-ÉDITEUR, U, PLACE SAISTE-GCDCLE.

1863

£05360

De

CHRONIQUE

GEORGES CHASTELLAIN

LIVRE II.

CHAPITRE PREMIER.

Comment le duc de Bourg'ongne mist sus l'ordre de la Toyson d'or .

Vous avez ouy les hautes solempnités des noces de ce duc qui furent faites dedens la riche ville de Bruges, dont les haulx et grans estats des dames et seigneurs, enseml3le

« Nous avons publié le premier livre d'après le teste d'Arras, coUa- tionné avec celui de Florence. Le manuscrit 176 de Florence étant beaucoup plus complet pour le livre II, nous le reproduirons de préfé- rence , en nous bornant à faire usage des meilleures variantes du manuscrit d'Arras.

Dans les manuscrits de Florence et d'Arras, la division en chapitres

TOM. II. i

6 CHRONIQUE

les manières et somptueuses décorations de la feste, ont esté déclarées pleinement par articles, et comment aussi ce noble prince, le jour de ses noces principal, par un mardy xV ' jour de janvier, se présenta premièrement et se monstra partant de sa chambre lui xxiv'' de nobles che- valiers portans au col l'ordre de la Toyson d'or, tous sem- blables à luy, lequel ordre par longtemps devant avoit esté pourpensé en la secrète ymagination de ce duc, mais non jamais descouvert encore jusques ceste heure ; lequel entre toutes les hautes choses onques entreprises par avant en prince chrestien, cestui sembleroit estre un des haulx et courageux attemptemens qui onques y fût, et l'ordre de plus grand pois et mistère, entendues les très- anciennes racines dont le nom est sorty, et lesquelles^ lues et relues es hautes royales cours diverses par le monde, tant de Gédéon comme de Jason^ n'ont onques tou- tesvoyes esté aherses' par nulluy, fors maintenant que le haut courage de ce prince, tendant à excellence aucune et singularité de gloire , l'a appliqué à sa très-excellente bonne volenté qu'avoit de bien faire, souverainement en soy exhiber vray humble serviteur de Dieu, prest deffen- deur de la sainte foy, quéreur du bien publique et dili-

n'existe qu'en quelques endroits. Nous l'avons établie dans tout le cours du récit, partout elle faisait défaut.

Une lacune de sept années existe entre ce livre et le tome 1". Les principaux événements qu'elle comprend sont : Tavénement de Charles VII, les batailles de Gravant et de Verneuil, le siège d'Orléans, Il venue de la Pucelle,le sacre de Charles YII à Reims.

Lisez : Mardi x janvier. On avait écrit d'abord : Dimanche xv, mais le mot « dimanche » a été effacé.

^ Olivier de la Marche raconte que le duc Philippe , en fondant l'ordre de la Toison d'or, n'avait songé qu'à Jason. Ce fut Jean Ger- main, chancelier de l'ordre , qui l'engagea à prendre plutôt Gédéon pour modèle.

' Aherses, saisies.

DE CIÏASTELLAIiN. 7

gent insécuteur de toute honneur et vertu. En quoy, entre tant de tribulations et misères que veoit par le monde et avoit vu jusques icy, qui l'attristoient, les veines luy cui- soient en ardeur de une fois soy pouvoir monstrer exécuteur de son noble couvert désir, par faire chose, non pas tant seulement honorable, mais méritoire, s'il pouvoit, et fruc- tueuse au monde ; par quoy en excellence de si singulière bonne volenté qu'il portoit, non donnée totalement à la vanité de ce monde, mais à gloire de fruit perdurable, justement il pouvoit et de voit songer, et de fait par longtemps estudia et songea en ceste très-excellente et très-glorieuse ymage et enseigne de la Toison, laquelle, à cause de Jason, on peut surnommer d'or, et quant ap- pliquée seroit à Gédéon, pour cause que l'or appartient à porter aux chevaliers, sy se peut-elle nommer justement aussi toyson d'or, comme l'autre, dont cy-après, par un chapitre à par luy, vous sera déclaré l'entendement qu'il pouvoit avoir à tous deux et non soy parant de l'un pour rebouter l'autre, auquel détermination s'est arresté et les causes et raisons pour quoy.

Sy est vray qu'en hautesse de cœur et de singulier bon vouloir, luy qui se sentoit prince puissant en sa droite fleur de vertu et de raddeur, prist à par luy le plus haut mistère d'ordre qui se pouvoit penser, mais la cause pour quoy il prist ordre en luy et que longtemps avoit estudié à en mettre sus une, ceste-là seroit bon à savoir, et seroit convenable qui la sauroit, et bien spécial de la mettre avant, considéré que moult de grans et haulx princes chrestiens, roys, empereurs et ducs par le monde sont, en qui maisons onques pour gloire, ne haute for- tune qui y entroit, nulles ordres, nulles singulières, ne solemi)nelles portanges n'y ont esté mises sus, souveraine-

8 CHRONIQUE

ment en ce royaume de France , dont le chef et le roy onques ne mist sus telle fraternité, ne telle religion en chevalerie, par quoy , moy informé ' de la cause qui de lon- gue racine a esté produite et traite premier que venir en efiPet, et qui est honorable moult et méritoire à ces- tuy prince qui a esté inspiré d'y entendre, je vous diray les causes originelles et les premières racines dont luy est mu pensement à mettre sus ordre, sans avoir encore pensé, ne délibéré, ou au moins, si pensé l'avoit, sy l'avoit-il celé, de mettre sus celle ou telle , combien qu'en ensievant la nature de son père le duc Jehan qui en son temps moult a voit eu grans affaires en France et portoit, à entende- ment de pluseurs grandes choses, le rabot", cestui, non veuillant fuir l'entendement de son père par moins , ains plustost l'approcher par plus vive signification et plus ague, selon le temps que veoit, prist et mist sus pour en- seigne perpétuel de sa maison le fusil % lequel, s'il le prist sans conseil que de luy, sy ne le prist-il sans mistère, me semble, entendible àchascun; par quoy, se songea nne générale enseigne de telle substance, non merveil- les, si en songeant à chose espécialle qui pourroit et de- vroit estre chief de sa gloire, il mist avant chose moult haute et singulièrement exquise, et bien convenoit que l'un sievist l'autre.

* Ces informations auxquelles Chastellain fait allusion, étaient dues sans doute à Lefebvre-Saint-Rémy, roi d'armes de l'ordre de la Toison d'or.

" Le rabot avait été choisi comme une menace adressée aux parti- isans du duc d'Orléans qui portaient pour emblème un bâton noueux,

' Le fusil, dont la forme rappelle la lettre initiale du mot : Bour- gogne, paraît s'expliquer par cette ancienne devise : Ânte ferit quant Jfammanticet.

DE CHASTELLAIN.

CHAPITRE II.

Comment le duc de Bethfort voulut avoir trop haute main sur le duc de Bourgong'ne et lui proposa que il voulsist prendre et porter l'ordre de la Jarretière.

Or avez oiiy par cy-devant assez comment le duc pré- sent avoit donné en mariage sa sœur Anne au duc de Bethfort , régent soy-disant de France ou nom de son nepveu Henry jeusne roy d'Engieterre', et comment, à cause d'alliances si prochaines comme de mariage, en renforcement encore des premières alliances faites géné- rales entre le roy d'Engieterre et luy, il avoit entre ces

' Il est toutefois à remarquer que le 13 octobre 1429, c'est-à-dire le jour même de la mort du comte de Salisbury, le duc de Bourgogne avait été créé lieutenant général du roi d'Angleterre à Paris. (Docu- ments déposés à la Bibliothèque impériale de Paris.) Les Anglais avaient fait beaucoup pour le -duc de Bourgogne. Le 8 septembre 1423 Henri VI lui avait donné les villes de Péronne , Montdidier, Roye, Tournay,Mortagne et Saint-Amand. Le duc de Bourgogne les accepta le lendemain par une déclaration fort remarquable ; « Savoir faisons « que pour ce que ladite ville de Tournay n'est pas pour ce présent « obéissant à mondit seigneur, nous promettons par la foi et serment « de notre corps et en parole de prince, de faire diligence et notre vray « et loyal povoir de réduire et remettre ladite ville de Tournay et les >< manans et habitans dicelle en la bonne obéissance et subjection de « mondit seigneur le roy dedans le le' jour du mois de juillet prou- « chainement venant ; et s'il advenoit que dedans ledit premier jour « d'icelluy mois ne le pourrions faire, et il plairoit à notre dit seigneur « le roy et ù notre dit frère le régent entendre par puissance ou autre- « ment à la réduction de ladite ville de Tournay, nous promettons « loyalement en bonne foy et parole de prince de y aidierùnostre pou- '( voir. "l'Archives de l'empire à Paris. J. 249.) Au moment môme le duc de Bedford offrait au duc Philippe l'ordre de la Jarretière, Henri VI, par une nouvelle donation du 8 mars 1429 (v. st.), lui attri- buait la Champagne et la Brie. Le duc répondait à ces faveurs par des protestations de dévouement. Une de noschartes,transportéesà Vienne, expose V amour que le duc de. Bourgogne •porte au roi d'A ngleterre.

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deux princes, le duc régent et luy, une très-singulière et espéciale habitude et une très-amiable et privée commu- nication souvent ensemble, par apparence au moins de dehors longuement, comme ceux qui de l'un l'autre avoient à faire tous les jours, tant à cause de la fraternité comme des grans et haulx affaires de ce royaulme, dont chascun, en sa portion, pouvoit et vouloit estre chief dis- positeur, l'un comme régent y estant entré par conqueste, et l'autre comme juste querelleur y ayant domination et seigneurie par nature ; en quoy longtemps assez douce- ment se comportèrent d'accort ensemble, jusques orgueil qui volentiers aguise la corne aux Angles et la leur fait bouter dehors lorsque se trouvent en régnation et avoir les bras deseure, fist desvoyer cestuy duc angles de bon train accoustumé, et veuillant avoir trop haute main par desur son beau-frère le duc bourguignon, tendoit à le pincher couvertement par pluseurs et diverses hautaines, comme régent représentant la personne du jeusne roy angles, se disant roy de France et maintenu aussi à celle heure du duc bourguignon pour tel, par la querelle qu'il avoit encontre le vray héritier.

Or est vray que assez bonne pièce par avant que l'amour devint à estre toute refroidie entre ces deux, le duc régent, en une assemblée que se trouvèrent ensemble, une heure entre les autres, soy avisant de la forme et durable régu- lation anglaise en France, dont avoit le plus fort membre devers luy et par mariage et par alliance jurée (c'estoit cestui duc de Bourgongne), luy va mettre en termes et pro- poser comment il avoit bien grand désir, pour renforce- ment de leurs amours et alliances plus estables, que il voulsist prendre et porter l'ordre de la Jarretière, de la- quelle tant de haulx princes autrefois avoient esté frères.

DE CHASTELLAIN. H

et encore estoient, et de fait pour mieux venir à ses in- tentions , espérant que à sa prière le pourroit faire encli- ner , très - instamment luy requist qu'en faisant tant d'honneur au roy anglois et à tout le linag-e, qu'il luy plust à prendre ledit ordre de la Jarretière, car n'avoit chose au monde, ce disoit, dont ledit roy et la compagnie se tiéndroient plus à paré, ne qui leur pouvoit estre plus propre, ne à luy aussi pareillement, pour estre à tousjours mais une mesme chose , une inséparable perpétuelle liaison en amitié ensemble, pour faire ploier toutes na- tions et puissances royales et toutes roideurs et résisten- ces chrestiennes devant leur bras, dont voirement ne mentoit pas si son intention eust pu tirer fruit de sa prière, laquelle il fondoit en espoir; mais le jeusne sage duc qui léger n'estoit pas à soy tost abandonner à riens sans en avoir délibéré beaucoup, et notant tantost la haute gravité du cas en quoy on le vouloit attraire et le mener de franchise en obligation par prières ausquelles ne de- voit point fort estre affecté (ce luy sembloit), tantost pensa en luy-mesme que par aucunes gracieuses manières de faire et de parler, sans donner refus entièrement et sans donner espoir aussi de l'accepter, il pourroit faire différer la chose et la mettre en traynée jusques à une autre fois, et de fait, par autres paroles, intervalles promettant à y penser dessus, en cuidoit rompre le langage. Mais tant se trouva pressé des prières de son beau-frère que fînable- ment il se convenoit rendre à une conclusion de : oy ou de nenny , et ne veoit manière d'en pouvoir eschapper autre- ment. Lors commença à aviser le tronc de la racine de son extraction et comment il estoit party d'une maison dont onques nul de ses devanciers ne s'estoit asservy autre part, et jugeant en luy-mesmes sa nature elle

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])ortoit et porter devoit affection, et elle devoiî astre plus raisonnablement contraire que amie, quoy- que en présent il en convenoit dissimuler par doloreux accident , toutesvoyes non amant d'amour cordial les Ang-lès et non quérant à demourer leur perpétuel allié en forlig-nant de ses pères , mais que Dieu luy donnast grâce de vivre et de venir à ses bonnes intentions; et considérant aussi , si une fois il acceptoit cest ordre, à tousjours mais de son vivant il seroit obligé et astraint à eux et lyé et relyé par promesse et serment de plus en plus fort, dont jamais après, pour nulle rien qui ad- venir pust, ne se pourroit distraire, ni estordre, certes s'avisa à coup ' d'un notable expédient bien subtil ; et dist, en regrâciant doucement son beau - frère de l'hon- neur qu'il luy offroit et lequel il réputoit à très-haut , mais longtemps avoit, ce dist, que luy-mesmes avoit eu in- tention d'en mettre sus une, et que en secret avecques aucuns de ses plus espéciaux en avoit parlé et tenu conseil sur les manières et conditions qui y appartien- droient; parquoy, puisque le cas estoit mis en termes et en propos, ce ne luy sembloit point honneur s'il ne le boutoit outre ; et partant luy requéroit de support. Luy remonstra doucement les causes par lesquelles le devroit tenir pour excusé, feignant que, ce n'eust esté cela, il y fust volentiers conclescendu, désirant à garder sa que- relle et son amy sans faire grief à luy-mesmes.

Quant le duc de Bethfort avoit tiré ceste response de son beau-frère li duc bourguignon, qui luy estoit toute nouvelle, assez se trouva entrepris, et n'eust pas cuidié que jamais eust mettre avant chose parquoy licitement

' Â coiq), youclaineraeut, tout à coup.

DE CHASTELLAIN. 15

se fiist pu excuser en cecy , si non maintenant. Quant il vit l'excuse si près de raison que la prière du contraire ne luy sembloit pas lionneste, et non pensant si parfond comme le couvert refusant, de celle heure en avant s'en tint à content, et non quérant de l'en traveiller plus, se dé- porta de luy en faire plus requeste, qui estoit la chose que le duc de Bourgongne quéroit et pourquoy il avoit donné cecy à entendre : dont après, toutesvoj'-es, pour donner vertu à ses paroles qui pourroient estre divulguées en temps advenir en pluseurs lieux et escliarnir ' de dérision qui ne les feroit sortir à effet, justement et raisonnable- ment doncques, cestuy haut et noble prince , de celle heure en avant, devoit bien songer en ce que luy-mesmes avoit proféré, et mettre diligence en bouter avant ce que avoit certifié avoir eu en long propos, ou ses paroles n'eussent point esté consemblables à son estât, ne à la hautesse de sa personne, lequel, s'il avoit rien dit, se devoit bien juger et congnoistre tel aussi pour les pouvoir faire autant que prince de son temps. Et ainsy, fuyant la liaison angloise nouvelle par astrinction d'ordre, demoura en sa propre ancienne liberté, par fiction de vouloir lyer autruy, qui est cas bien de noter à ceux qui enquérir vou- droient en temps advenir de la cause mouvant ce duc de mettre sus une si haute et si excellente mistère d'ordre comme est celuy de la Toyson d'or, car par enquérir de cecy, ils trouveront la très-espéciale loyaulté qu'avoit en- vers sa mère-maison, la maison de France, de laquelle pour fortune, ne pour accident nul, ne pour cuisance de plaie que pou voit avoir et dont il espéroit bien que une fois il en seroit réparé, il n'avoit intention, ne nature, ne

Escharnir, railler, couvrir de dérision.

\i CHRONIQUE

volenté qui l'en pust fourtraire, ne qui luy pust roster sa due et naturelle affection pour donner reprochable faveur autre part, combien que en son venir, par cour- rage et par constrainte et par querelle excusable, il la feig-noit avoir et porter, comme assez est déclaré dessus en mon premier livre', en le commencement de l'alliance que prist avec le roy angles après le trespas de son père, à l'heure, quant il la prist, elle luy estoit plus honorable et plus licite que ceux qui la requirent, et en firent grande instance de l'avoir contre luy pour le battre mesmes du baston dont ils se doubtoient estre battus ^ En laquelle chose, si cestuy duc, guerroieur juste de sa pro- pre maison, s'est monstre léal François, piteux et plein de compassion sur les calamités d'icelle, encore, avecques croissance d'eage et de félicité, et avecques longue et très- haute régnation augmentée tousjours , plus est venu avant, plus a voulu monstrer par effet son cœur fran- çois, la noble converse de sa loyaulté, de sa franchise et de sa noblesse, non pas en cas communs, ne en choses légères, mais en toutes œuvres exquises, dont il n'a esté nulles pareilles en long temps devant luy, comme les cas, quant ils cherront en leurs lieux pour estre récités , donneront tesmoignage assez du mérite et los qu'il en pourra avoir acquis.

» Vo!/ez livre I", cliap. XVI (tomel", p. 83).

2 Chastellain semble hésiter à justifier Philippe, allié des Anglais. « Le royaume de France, dit la chronique manuscrite de La Haye, « estoit piteusement désolé par envieuse hayne nourrie entre les « princes d'un sang et d'un hostel venus. »

DE CHASTELLAIN. 15

CHAPITRE ni.

Comment le duc bourgongnon mena sa nouvelle espouse, la duchesse, en la ville de Gand, comme en la ville souveraine du pays.

Je laisse passer l'interprétation de cest ordre, quoy et comment il a esté mis sus et pour quelle cause, et retourne au duc nouveau marié et fondateur de celuy qui, après ses noces faites à Bruges , si magnifiques que nulles de mémoire d'homme telles, se voult disposer d'aller luy et sa noble compagnie à Gand et de mener sa nouvelle espouse, la duchesse, comme en sa ville souveraine du pays et celle à qui plus avoit de refuite et de recours et sans laquelle ne pouvoit traire finances, ne aydesde son pays de Flandres, si premier ne luy eust esté accordé droit-là'. Or estoit la condition telle au pays, et encore est, comme en pluseurs autres, que les bonnes villes et tout le pays en général doivent aydes et subvention d'argent à leur prince à l'heure de son mariage ; par quoy maintenant, ayant porté frays merveilleusement grans, et désirant, comme raison estoit, d'avoir son dû, avecques amour qui l'incitoit à vouloir faire honneur à sa ville par y mener son espouse et la trè.s-haute et noble seigneurie estran- gière qui estoit venue avecques elle, comme le fils du roy de Portingal et un sien autre nepveu, un conte % ensemble grant nombre d'autres chevaliers et grans seigneurs du-

' Il ne faut pas perdre de vue qu'en Flandre était le principal siège de la puissance des ducs de Bourgogne Puyssance, dit Molinet, suyt « la court du prince et se tient en Flandre, en Brabant, à Bruges, :i « Gand, en Hollande, en Zélande et à Namur, et est trop plus flamen- '< gueque wallonne. » [Dits et faits, p. 102.)

- Le comte de Santarem.

IG CHRONIQUE

dit pays, tantost après la feste des nopces faite, se party de Briig-es, et en riche et noble appareil, luy et la du- chesse s'en allèrent à Gand, ils furent receus eu telle honneur et cérémonie et en tel haut et somptueux appareil que à créature mortelle. Et fust roy du monde ou empereur, on n'en pouvoit faire plus, et sy avoit si très tant de peuple que le nombre en estoit inestimable. Gens d'église portoient processions solempnelles, revestus de riches chappes et aornemens, portans riches et précieux reliquaires, et toutes les rues pleines d'autels dressés les saints et précieux reliquaires reposoient dessus, addestrés de mains nobles prélats, évesques et abbés pour donner à baiser les saintes vraies croix et autres saints vassellemens', à l'heure quant par passeroient. Les rues estoient tendues et encortinées de haut en bas, et n'y veoit-on maison nulle part on passoit, ne à peine le ciel par en haut, pour les tendues qui alloient au travers. Toute la noblesse du pays gantois, retraite et mandée de- dens la ville et accompagnant la seigneurie et la lo}- d'icelle, s'en alla à cheval au-devant de luy en la plus haute pompe et estât que pouvoit, cliascun qui mieux mieux. Et avoit des personnages, en aucuns quarrefour.< par ils passoient, de grant entendement et que moult bel faisoit à regarder, et dont les figures portoient mis- tère. Et en cest estât, avecq maintes autres manières et cérémonies qui seroient trop longues à raccompter et que j'ay oubliées, car jeusne enfant estoye encore^ ils entrè-

' Vassellemens, vases.

^ Il paraît difficile de concilier ce passage et ce que Chastellain ajoute au chapitre XXVI sur son séjour à l'université de Louvain. avec l'assertion de ses biographes, qui invoquent son épitaphe pour placer sa naissance en 1405.

DE CHASTELLAIN. 17

rent en la ville, et passaiis parmy les rues ainsi aornées, vinrent jusques en leur hostel, qui estoit Lel, oi^i le soir mesmes les seigneurs de la loy, avecques les députés de la ville les plus notables, vinrent très-révéramment bienviengner et saluer leur duc et duchesse ; et en leur rendant grâces de leur bonne Visitation, leur firent aucuns gracieux présens bons et riches, toutesvoyes pour un commencement, car savoient bien que en fin il en con- viendroit bien faire des meilleurs, comme ils firent; car premier que partir de la ville , on luy accorda aide sur tout le pays de trois cens cinquante mille couronnes d'or pour le de son mariage ; posé que, pour briefté de langage, je ne mets point les manières et cérémo- nies que tenir faut et que cestui prince tint à l'heure, quant se disposoit à faire la demande, car autre part en mes œuvres en est déclaré assez la manière et la con- dition.

CHAPITRE IV.

Comment armes furent faites à Arras entre François et Bourgongnons.

En Gand doncques fit grant chière ceste noble seigneu- rie, et y tint séjour assez longuet, car belle ville y avoit et moult riche, et habondance de tous biens à souhayt. Sy ne mets plus de leur festoiement ; car souvenance d'autre cas nécessaire à escrire m'en oste le regart et me trait la plume à autre afi^ection, par quoy, vous qui avez lu mon premier livre ycy-devant", il vous peut bien souvenir

' La fin du premier livre de la chronique de Chastellain n'a pas été retrouvée. Voijez Monstrelet, IV, p. 360.

18 CHRONIQUE

comment , vers la fin d'iceluy, je traite, comment ce jeusne duc Philippe, tirant atout son armée vers Paris, passa par devant la cité de Senlis, ses ennemis en grant nom- bre estoient dedens, et comment, à la requeste d'aucuns nobles hommes du dit lieu , serviteurs et maintenans la querelle du roy Charles , furent emprises et accordées à faire certaines armes à cheval dedens un jour pris, mais non pas si tost pour pluseurs causes et empeschemens qui y furent remonstrées. Et fut l'emprise de cinq Fran- çoys à cinq Bourgongnons dont les noms icy sont : pour les Françoys , messire Théaulde de Valpargue , Potton de Sainte-Treille, messire Philibert de Berssy, messire Guillaume de Bez et l'Estandart de ^lilly ; et pour les Bourgongnons: le seigneur de Charuy, messire Symon de Lalaing, messire Nichollede Mouton, Jehan de Vaudre et Philibert de Mouton. Lesquelles armes, puisque elles avoient esté accordées et promises devant la présence mesmes de ce prince et par luy avouées, il estoit bien raison que par luy fussent sollicitées pour estre mises en leur eifet, et qu'il entendist au jour qui approchoit; et l'avoit longuement différé pour l'empeschement de ses nopces, combien que les seigneurs ses serviteurs à qui le castouchoit, nedormoient point enoubliance, mais en por- toient soing et sollicitude assez, comme pour eux-mesmes. Sy estoit j à venu le jour si près que le tarder n'y pou voit plus. Sy partit le duc de Gand et s'en alla par Lille en sa ville d'Arras , les Françoys vinrent richement ac- compagnés de beaucoup de nobles gens de leur party pour leur faire honneur et compagnes en leurs armes, car es- toient gens de grant fait et de grand pris, entre tous ceux de leur party des mieux renommés, dont l'un d'eux (c'es- toit Potton de Sainte-Treille), avoit fait autrefois armes

DE CHASTELLAIN. 19

en ladite ville à l'encontre de Lyomiet de Vandomme de- vant ce duc mesmes, comme il a esté traité dessus en mon autre livre devant cestuy-cy'. Or avoient affaire, ce savoient bien, à l'encontre de gens de g-rans pris et de grant estât, les plus exquis et les plus raddes chevaliers de l'hos- tel du duc auxquels, comment que fortune tournast, on ne pouvoit gaigner que pris et honneur, ce leur sembloit. Sy en estoient plus reconfortés ; et en estoient tant plus venus de gens de bien avecques eux pour en veoir l'a- venture. Et pareillement de l'autre lez se tinrent moult à content aussi d'avoir à faire à si bonne et renommée gens, les meilleurs et les mieux renommés qui fussent en la frontière de France. Sy se tint chascun à heureux de son compagnon et disposa de son harnois et de sa mon- ture soingneusement , comme il appartenoit, pour com- paroir au jour assigné.

Or vint le jour désiré à toutes les deux parties. Et le duc monta en son eschaffaut qui estoit fait sur le grant mar- chié, moult richement paré et tendu de riche tappisserie et de drap d'or; et vinrent les deux parties, les vail- lans nobles chevaliers et escuiers qui dévoient faire leurs armes l'un encontre l'autre , montés et armés si bel et si bien que oncques nulles gens de ce temps n'avoient esté vus en tel point , souverainement les Bourgongnons qui en fait de pompes passoient les Françoys, par riches couvertures de drap d'or et de soye et de montures de pages, richement couvers, diversement l'un de l'autre; car y avoit entre eux les plus pompeux chevaliers et de plus grand cœur de leur temps, souverainement le sei- gneur de Charny qui estoit en son grant venir homme de

* Ce passage de la chronique de Chastellain manque, mais on peut consulter Pierre de Fenin sur cette joute qui eut lieu en 1423.

20 CHRONIQUE

haut liostel et le plus bel clievalier de corps et le plus fier ens encontre qui se trouvast nulle part ; et avoit reçu l'or- dre de la Toyson, dont le courage luy doubloit et la fierté avecques'. Pareillement messire Symon de Lalaing qui entre mille chevaliers se fust trouvé un des beaux et des plus grans', homme de très-noble liostel aussi, mais non pas encore si avancié en court, ne de si grant bruyt, car estoit au conte de Ligny pour lors et de son hostel, comme maints autres grans et nobles seigneurs, lesquels il fit tous et les mist avant. Et combien que je ne devise que de ces deux, les trois autres toutesvoies estoient gens et de bruit et d'hostel et de personnes pour en deviser assez ; aussi le monstrèrent bien, comme vous orez ; mais j'en coupe le langage pour estre plus brief et pour deviser un peu des Françoys qui estoient gens de moult grant valeur et qui en froit et en chaut et en tous périls variables de fortune usoient leur vie tousjours en la fron- tière. Sy n'estoient pas si pompeux, ne si pleins de bon- bans" comme estoient leurs adversaires, car estoient loings arrière de leur court; mais estoient les mieux montés et armés qu'onques nulles gens fussent, et les mieux en point pour gens de guerre, dont n'y avoit celuy qui n'eust cheval de pris et à rechange, les meilleurs qu'on trouvast en un royaulme, car tous estoient gens à ce duyts et donnés de leur enfance.

' Pierre de Bauffremont, seigneur de Charnj-. Il épousa successive- ment une fille du chancelier de Bourgogne, Jean de Saulx et une fille naturelle du duc de Bourgogne. Le duc le créa capitaine général de Bourgogne et lui donna la baronnie de Bar-sur-Seine.

== Simon de Lalaing, seigneur de Montigny, chevalier de la Toison d'or on 1431. Il épousa Jeanne de Gavre.

s Bonlans, pour beî(bans, signes extérieurs de vanité. De le mot : bombance?

DE CHASTELLAIN. 21

Or y avoit deux entrées à deux bouts des lices par dévoient entrer les champions, chascun en son jour, l'un haut , l'autre bas. Et j entra le premier jour pour les Françoys messire Théaulde de Vaulpargue, gentil chevalier et bien à cheval ; et devoit avoir à faire à messire Symon de Lalaing-, lequel, accompa- gné de messire Jehan de Luxembourg et de moult noble seigneurie beaucoup, entra pareillement richement en point, tant de son corps et de sa monture comme de ses pages, lesquels demeurèrent dehors devant l'entrée, et tant seulement ceux qui dévoient servir le chevalier de Lalaing et le Françoys aussi, estoient souffert d'y entrer. Lors mist chascun son armet à point; et furent visité les harnois de chascun haut et bas, et regardé les boucles et les charnies pour voir s'il y pouvoit riens faillir de quoy il y fust venu évident meschief. Et pensoit chascun de celuy qu'il avoit à gouverner et à conduire. Et puis après toutes choses bien avisées et mises à point, premier encore que riens commencer, on envoya savoir au duc si son plaisir estoit que les chevaliers commençassent à beson- gner. Et le duc respondit que oy , mais que à tous deux on eust bien regardé qu'il n'y eust point de faute en leur armer, il en estoit bien content. Sur ce rapport partirent les deux chevaliers moult aigres et moult fiers l'un con- tre l'autre; et laissèrent courir leurs chevaux de tout le randon que avoient, et les corps abandonnèrent à fortune, visans tous deux à faire vilenuie ' chascun à son compai- gnon et à le courroucer^ de mort. Dont des premières cour- ses toutesvoyes, combien qu'il y eust des attaintes l)ien

' Vilennie, blessure grave. 2 Courroucer, frapper.

22 CHRONlQn-:

dures et bien rudes, il n'y cheut nul meshaing, ne mes- chief , ne çà , ne , ne chose par quoy nul se dust , ne plaindre, ne louer plus que l'autre, jusques sur la fin que le nombre de leurs coups devoit faillir, messire Symon, qui moult radde chevalier estoit et fort durement trop plus que l'autre et de plus grant corsage, et estoit felle et despit en son argu, vint de toute la vertu et vigueur qu'a- voit, et avoit chargé une très-roide lance bien grosse, dont, de l'attainte qu'il assist, un peu de costé de l'ar- met, bailla un si grant torchon à messire Théaulde que, toute la teste luy estant estounée', branla sur sa selle, et le cheval chancelant du coup et du chevalier qui branloit dessus, s'en alla chéant au sablon , tantost le duc envoya subit pour le secourir et relever, et fît demander s'en luy avoit nul dangier, car bien en eust esté couroucié, nonobstant que ses ennemis estoient. Sy n'y avoit autre chose que un petit d'estourdissement, dont il revint tan- tost. Et furent les armes accomplies à tant entre ces deux chevaliers bien et honnorablement et en emportèrent pris et los tous deux et se retrayrent.

L'endemain le seigneur de Charny devoit faire ses armes à l'encontre de messire Philibert de Berssy. Sy comparurent les deux chevaliers devant leur juge, pareil- lement comme avoient fait les autres deux le jour devant, et entrèrent es lices pompeusement et bien en point, es- pécialement le seigneur de Charny qui avoit le cœur soubs elle' merveilleusement fort, et avoit fierté et amour qui le conduisoient ; sy ne sauroie point bien deviser de sa ri- chesse, excepté que j'ay ouy que moult estoit son arroy

' Estouné, atteint d'étoiirdissement.

* Expression proverbiale pour : être amoureux. On disait encore sous Louis XIV : En avoir dans l'aile.

DE CHASTELLAIN. 23

bel et noble et de grantcoust, car tout son vivant estoit tel quant se trouvoit en armes. Or vinrent à faire leurs pre- mières courses qui estoient felles et fîères durement en leur encontre et bien périlleuses, si quelque peu de mal- heur eust voulu courir sus à l'un des deux, car tous deux estoient fors chevaliers et raddes, haulx et croisés', et bien fiers et despits' chascun d'eux, et n'y avoit celuy qui eust voulu gauchir * devant l'autre pour endurer mort, si de meschief ne venoit. Par quoy chascun de toute son entente travailla à soy monstrer le meilleur et d'emporter gloire et renommée par dessus son compagnon par bien asseoir son coup , et par soy monstrer avoir moins peur. Sy assirent maints coups bien roides et bien rudes jusques à faire ployer les eschines l'un l'autre et branler du corps, qu'oncques toutesvoyes charnie n'en rompy, ne pièce de harnois, de quoy ils eussent empesche- ment, jusques à la xiii' course que le seigneur de Charny prit un gros bois bien roide et un fer bien dur et gros à l'advenant, et atout cestuy-là, pensant l'employer et asseoir à profit, vint courant au long des lices encontre le chevalier son ennemy qui autant luy en gardoit s'il eust pu, et de tout son pouvoir luy assit sur le costé de la visière par telle vigueur que la clenche'' de la visière se rompy, et une charnière aussi, et le fer luy entra enmy le visaige bien parfond jusques à approchier le péril de la mort, dont tantost il devint taint en sang; et cuidoit tout le monde qu'il fust mort. Sy y affuirent Françoys et Bourgongnons à haste, chascun par courtoysie et

' Croisés, robustes.

^ Bespits, pleins de dédain.

" Gauchir, se détourner, reculer.

-> Clenche, fermeture.

24 CHRONIQUE

par honneur que nobles hommes doivent porter à l'un l'autre. Et le fit le duc honnorablement mener en son logis, et ordonna de le faire panser et servir le mieux que l'on pourroit. Pareillement sy fit le seigneur de Charny qui bien monstroit que dolent estoit du coup si vilain ; et l'alla voir souvent et visiter en son logis. Et entre maintes paroles autres luy dist, comme le cuidant com- plaindre et soy monstrer desplaisant du meschief : « Par « ma foy! messire Philibert, il me déplaist bien que je « vous ay si blessié. Ce a fait malheur, non pas ma bonté. « Sy me pardonnez, je vous prie. » « Monseigneur de « Charny, ce dist messire Philibert,^e sont les aventures « des armes; il n'y faut point viser. Vous n'avez fait « chose que je ne voulsisse bien qu'il me fust advenu « sur vous. » Et à tant changèrent langages en autres risées, et s'entrefirent honneur et grant chière depuis maintes fois. Tous les cinq Françoys estoient servis. le jour de leur honneur d'un vaillant escuier nommé Alardin de Monsay, subjet et de la nourriture du duc d'Orléans. Or vinrent le tiers, le quart et le cinquiesme jour après , que les autres trois dévoient faire leurs armes , dont à chascun il falloit avoir son jour à par luy pour causes des courses qui estoient beaucoup, et que beaucoup de grandes aventures et d'inconvéniens peuvent venir entre tant de nombre de coups, par estre désarmés ou malmis en aucun endroit , par quoy tousjours le temps s'en va. Et sy estoient les jours courts. Sy vous pourroye faire un long compte qui tout cherroit en une manière de parler et sur une conclusion : ce seroit, que tous les autres six, chascun en sonjouret encontre son adversaire, se portèrent moult bien et valereusement et monstrèrent force et fierté autant qu'il en siet à avoir à chevalier et à

DE CHASTELLAIN. 25

noble homme, sans estre de riens noté honneur ou na- ture pourroient mettre amendement. Sy ne leur falloit avoir l'œil fors que à fortune. A qui qu'elle voudroit dire bien et soy monstrer amie, c'estoit celuy qui plus y espéroit d'avantage, autrement point; car n'y avoit celuy qui se pust vanter sur l'autre, ne qui se pust de riens présumer que l'autre n'en présumast autre-tant contre luy, comme fiers à tous lez et bien duyts en armes. Mais en la fin Philibert de Monton aiant à faire contre l'Estandart , qui tous deux estoient deux vaillans escuiers outre-bord', de rechief blessa très-amèrement ledit Estandart d'un coup de lance, duquel, ayant à peine puissance de soy tenir à cheval, estoit constraint de vuyder les rangs et d'estre mené à son logis, il cheut durement malade de sa blessure, lequel toutesvoyes jusques à ce coup de malheur avoit si bien fait et si vaillamment que nul onques mieux et que tout le monde luy donnoit los et pris. Aussi certes' l'ay-je vu tel et congnu mainte journée, et l'ay vu répu- ter entre les meilleurs de son party en son temps. Sy fait bon à croire que moult estoient douloreux Françoys de cest malheur qui venoit ainsi contre eux persévéramment que de cinq personnes que ils estoient, il en mesprist aux trois et riens à leurs adversaires.

Or veoient bien toutesvoyes qu'avoir n'en pouvoient autre chose. Sy prirent l'honneur et la patience devers eux et se coutentoient du plaisir de Dieu. Et allèrent en court on leur fit très-grant honneur et feste de bon courage. Et après un peu de séjour pris avec le duc qui leur fit des dons largement (sy firent les seigneurs qui avoient eu afi^aire avecques eux), ils partirent et prirent

' OtUre-bord, extrêmement.

26 CHRONIQUE

congé du duc, et leurs malades soubs la seureté de leur juge laissèrent à Arrasjusques à estre guéris, et puis s'en retournèrent dont estoient venus, dedens la ville de Com- piègne, oii assez tost après furent visités par siège, comme vous orez prochainement et ne demoura guaires.

CHAPITRE V.

Comment les embassadeurs françois ne purent venir à fin de paix et comment le duc mist sus son armée.

Il fait à entendre comment le roy Charles, en ceste année mesmes et n'avoit pas guaires, encore avoit en- voyé devers ce duc en sa ville d'Arras ses notables embas- sadeurs pour avoir paix et amitié avecques luy, soy veul- lant parer aucunement et justifier envers luy du crime passé qui estoit l'occasion de la guerre ; et par ce tendoit à luy faire offrir amendes et réparations bonnorables, si à paix vouloit condescendre ' . Et furent commis l'archeves-

» Alain Chartier adressa un lai au duc de Bourgogne pour le pres- ser de se séparer des Anglais :

Pensez de qui vous venistes

Et tenistes Honneur, terre, nom et gloire... Se aultrement faites ou dites,

Vos conduites Seront en honneur petites

Et mauldites En cronique et en histoire...

Dieux, quelx maulx et quieulx dommages ' Quantes dames en vefvages, Orphenins sans héritages,

DE CHASTELLAIN. 27

que de Reims, cliancelier de France, Christoffle de Har- court, les seigneurs de Dompierre et de Gaucourt, et plu- sieurs autres, lesquels toutesvoyes, pour ce que l'heure de si grant désir et salut n'estoit pas encore venue, ou que le misérable peuple françoys n'estoit pas encore battu assez de ses vieux péchés, ne se purent oncques entre- accorder pour venir jusques à fin de paix, combien que les approches y estoient grandes, mais tant en vint de fruit que trêves estoient accordées, scellées et promises à deux lez jusques au terme de Pasques prochaines , pendant lequel nul ne feroit guerre, ne ne souffreroit faire à son compagnon, mais se tiendroit-on paisible en attente de plus grant bien après.

Or advint ainsi que, après le partement de ces seigneurs d'Arras, par la malignité des hommes et du diable qui tousjours quiert voyes pour empescher paix, cestes trêves furent mal gardées , et du costé des Françoys , comme je trouve , premier enfraintes , car ceux qui tenoient la frontière sur la rivière d'Oyse et en Beauvoisin emprirent à faire oppressions et molestes au peuple de la frontière de deçà et à faire leurs courses et leurs rudesses accoustu- mées. Par quoy Bourgongnons grevés aujourd'huy, nonob- stant trêves quelconques, n'y avoit nulle teneur, se revengèrent le lendemain. Et ainsi d'un mal deux et d'un inconvénient dix autres advinrent tous les jours,

Et mesnages,

Labourages

Et villages, Bourgs, villes, chasteaux, passages, Ars, destruis et mis au bas !... Sy pensez en vos courages Que trop durent tels débas.

(Ms. du Vatican.)

28 CHRONIQUE

tellement que par oppression trop engagée sur le party de çà, il estoit force et nécessité de y pourvoir par une puissance plus dure que celle des Françoys, et de les re- bouter arrière le plus que l'on pourroit', car le pays entre les deux frontières estoit si fort despeuplé que riens ne s'y trouvoit de labeur et que les bonnes villes failloient de vi- vres et de pain. Sy mist sus le duc son armée, et ayant mis ensemble grant multitude de gens de guerre, les mena à Péronne et leur fist faire leurs monstres qui belles estoient et bien furnies de bonnes gens beaucoup, et luy avecques la ducbesse tint la solempnité de Pasques; laquelle passée, passa outre et mena son ost jusques à Mondidier, par aucuns jours tint son séjour aussi jusques à tirer plus avant.

CHAPITRE VI.

Comment ceux de Melun boutèrent hors les Bourgongnons.

Comme en cbascune seigneurie, combien que à force et puissance, villes et chasteaux maintefois sont possessés par ceux qui n'en sont héritiers, le peuple toutesvoyes naturellement s'encline à son naturel prince et se délivre de la servitude du conquéreur il peut, ainsy à Melun, le peuple de la ville qui avoit esté longtemps en la domination des Bourgongnons et Angles et avoit esté soubstrait à son naturel prince, le roy Charles, depuis le

* Le 9 mars 1429 (v. st.), une somme de vingt-cinq mille nobles fut prise par l'ordre des conseillers de Henri VI au trésor d'Angleterre et remise à Richard de Wydewille pour qu'il la portât au duc de Bour- gogne :«^ros^2;^e»rf««'5 mille e( qumgenforum homïnuni, in servitio regii^ exponendorum. » [Acta, IV, 4, p. 158.)

DE CIIASTELLAIN. 2i>

siège que le roy Charles, son père, ensemble le roy d'En- gleterre et le duc de Bourgongne, y avoient mis et con- quis par puissance , se commençoit moult à annuyer d'estre bourgongnon, et despitant servage non , quist voyes et mo3^ens pour retourner en la main de celuy à qui il estoit et de luy rendre son appertenir, sur quoy longuement et bien couvertement aucuns des plus puis- sans mettant leur estudie prirent une conclusion de bouter hors ceux qui estoient commis pour la garde de la ville au nom du duc de Bourgongne et d'en ouvrer si sa- gement que leur entreprise ne tournast point à faute s'ils pouvoient. Sy y veillèrent longuement dessus et finable- ment déterminèrent de mettre leur conclusion à effet.

Or y avoit esté ordonné le seigneur de Humières pour garde et capitaine de la ville et chasteau, mais entendant à ses affaires par deçà avoit mis la place et la ville en la main d'aucuns de ses frères accompagniés de bonnes gens de guerre, bon nombre, lesquels, non doubtans de la secrète conclusion que avoient prise ceux de la ville à rencontre de eux, se trouvèrent boutés dehors confusé- ment et mis en la loge des champs, de quoy le roy, quant il sceut, fit une grant feste; et luy sembloit bien que moult grant service et bien léal luy avoient fait ceux de Melun, car par iceux il avoit le passage de la rivière de Seine franc et à luy, dont par avant il estoit en dangier. Et sy estoit la ville moult forte et avantageuse à guerre et non à recouvrer que à grant meschief quant elle seroit gardée et deffendue, comme il parut bien, du temps que le siège y estoit.

Sy envoya le roy Charles gens d'armes une bonne quan- tité dedens la ville de Melun pour la garder d'oppression de ses voisins et pour tenir frontière aussi à l'encontre de

30 CHRONIQUE

ceux de Paris Angles et Bourg'ongnons avoient le règne et comprimoient toutes villes et places voisines à l'entour d'eux.

CHAPITRE VII.

Comment le duc mist sept cents combattans sous la conduite du seigneur de Ternant pour la protection des Parisiens.

Laquelle chose venue en la cognoissance du duc, com- ment Melun s'estoit rendue au roy son adversaire , déli- béra à pourvoir à l'encontre, et désirant la grâce et pro- tection des Parisiens qui sur toute riens du monde se fioient en luy et n' avoient autre si vray refuge que à luy, ordonna à mettre sus une armée de sept cens combattans, tant seulement gens d'eslite et de bonne maison et beau- coup des siens propres , et ceux-là bien payés et ordonnés de ce qui appartenoit, mist en la conduite du seigneur de Ternant, chevalier encore de jeusne eage, mais de grant vertu', et luy bailla l'estandart de sa devise à porter.

Quant le seigneur de Ternant se vit avoir ceste charge, qui estoit jeusne chevalier vert et vineux^ et le plus homme en semblant qui fût en son temps, moult s'enfîérissoit en sa queue que veoit reluire, car avoit de moult nobles gens beaucoup dessoubs luy et de grans seigneurs, et soy voyant estre du nombre des chevaliers de l'ordre de la Toyson d'or, ymagina bien, puisque l'espée luy estoit mise au poing, de faire chose aucune en son premier venir dont il

' Philippe de Ternant, ami de Chastellain. Tl fut chevalier de la Toi- son d'or, dès la création de l'ordre. En 1435, le duc de Bourgogne lui donna la baronnie d'Aspremont.

* Vineux, énergique, ardent.

DE CIIASTELLAIN. 51

pourroit estre mémoire et de qiioy ses envieux pourroient avoir dueil, et luy avancement; car moult estoit fier de condition et fort quérant gloire singulière. Sy se mist aux champs avecques ses gens, et passant la rivière de Somme par Abbeville, tant erra que vint à Paris, en son venir fist assaillir plusieurs petites places, comme Saint- Mor-des-Fossés, Colomiers et aucunes autres, que toutes prist et mist en la subjection de son maistre; et entrant à Paris, fut festoyé et conjoy merveilleusement fort, et lion- noré et doubté pour cause de son maistre le duc et que luy-mesmes le valoit aussi. Et là, demourant par l'espace de bien trois mois, fit maintes belles courses et saillies sur ses ennemis, dont il acquist los de vaillance et grant re- nommée devers son maistre, pour un jeusne chevalier, et tellement que depuis il se fia de plus grant chose en luy et luy donna plus grant honneur et plus grant charge.

CHAPITRE VIII.

Comment le duc vint à main-forte jusques à Montdidier et mist le siège devant Gournay.

Comme doncques le duc mist en œuvres ses chevaliers et pour mener sa guerre, luy en personne en réserva sa part pour luy, laquelle luy-mesmes vouloit exécuter, comme la chose plus dure et plus difficile. Or estoit-il venu à main-forte et armée jusques à Mondidier, comme naguaires avez ouy, tantost après la feste de Pasques, à intention de faire un exploit grant sur ses ennemis, s'il pouvoit , et de mettre siège devant Compiègne ,

32 CHRONIQUE

car pour ce faire avoit tous ses préparemens et toutes ses conclusions prises de bon long advis'. Sj se party de la ville de IMondidier et alla à giste à Gournay-sur- Arronde, une place qui appartenoit à son beau-frère le duc de Bourbon, il se logea atout son est. Et d'arrivée fit semondre le capitaine de lyens, nommé Tristan de Mail- lesers', qu'il rendist sa place, ou si non il la feroit assaillir à son très-grant péril et dommage. Quant Tristan entendi ce, et considéroit la puissance d'un tel prince qui estoit en personne devant luy et à qui sa place ne pouvoit riens durer, ce veoit bien, s'avisa de soy humilier et de quérir appointement lionnorable ; et respondit que la place ne rendroit-il pas sans savoir comment et que aussi il ne la vouloit pas tenir encontre puissance , il ne la pou - roit deifendre , souverainement d'un tel prince , mais volontiers promettroit de la rendre dedens le premier jour d'aoust procliain, en cas que le roy ou celuy à qui elle estoit, ne la venist deffendre à l'espée par luy livrer bataille; et de ce donroient obligations et séellés, adjous- tant à ce, que jusques au dit jour luy, ne ceux de sa com- pagnie, appartenans ou retrayans en ladite place , ne fe- roient guerre, ne course, ne moleste nulle au party de Boura:ono-ne.

> La chronique manuscrite de La Haye rapporte également que le duc de Bourgogne réunit son armée pour reconquérir Compiègne. Peut-être était-ce pour mieux maintenir son influence à Paris. Il ve- nait de promettre aux Parisiens « d'estre leur gardien. »

* Tristan de Magnelais était un oncle maternel d'Agnès Sorel. A la même famille appartenait Antoinette de Magnelais , plus connue sous le nom de dame de Villequier, qui succéda à la faveur d'Agnès Sorel.

DE CHASTELLAIN. 35

CHAPITRE IX.

Comment le damoiseau de Commercy mit le siège devant Montagu ; comment le duc s'avança pour le combattre, et des clievauchies du comte de Ligny.

Sy fut acceptée la composition , telle que avez ouy , aucunement à haste, pour cause que nouvelles vinrent soudaines , que le damoiseau de Commercy , Yvon du Puys et pluiseurs autres capitaines de la frontière avoient mis le siège devant Montagu en Laonnois, comme vray estoit. Par quoy on passa tant plus légièrement le traitié de ceste place, pour mieux pouvoir entendre au secours de l'autre. Dont on délibéra de lever le siège à coup et de combattre ledit damoiseau de Commercy qui avoit amené toutes manières d'engins devant ce cliasteau qui estoit moult bel et moult fort, et estoit de l'héritage de sa femme.

Or donnoient les assiégeans des grans travaux à ceux de dedens jour et nuit et ne tendoient que par force de dur assaut sans cesse à faire tant que les autres rendis- sent la place à coup ; car savoient bien que longuement ne pourroient demourer sans que on les fîst deslpger. Et pourtant ne visèrent que à faire leur fait en la chaude', le plus asprement que pourroient , car autrement n'eu viendroient à bout, ce leur sembloit. Mais bien avoit esté mise en bonne main ladite place, car ne doubtoient guè- res ceux qui estoient dedans leurs ennemis de dehors ; et quant ce seroit venu au plus estroit péril, sy ne se def- fioient-ils point de secours, ains en estoient tout asseurés; et n'eust esté tant seulement que du bon chevalier et

' En la chaude, de prime abord.

34 CHRONIQUE

conte de Ligny qui la faisoit garder, et j avoit mis les ca- pitaines, deux gentils escuiers enquels il se lîoit moult, dont l'un estoit George de Croix, bien renommé en plu- seurs lieux, et un autre du party des Angles dont le nom ne m'est point apparu. Lesquels, avecques les autres qui estoient de la garnison, beaucoup de gens de bien, ne s'effrayèrent guaires du travail que on leur faisoit de de- hors, mais se deffendirent vaillamment, comme gens sans peur, et les rabbouoient ' de langages, comme non tenans compte de leur effort. Par quoy ledit de Commercy voyant que en vain labouroit et doubtant que plus puissant de lu}^ ne le venist combattre , après avoir esté quatre jours, party et leva son siège par nuit bien effraj-ement", et ce que avoit amené de bombardes et d'engins avecques luy , en deslogeant, fut tout laissé et l'abandonna, dont les as- siégés, eux voyans ainsi à délivré, furent joyeux, comme raison estoit , et tantost firent savoir au conte de Ligny les nouvelles de ce département si soudain et la manière comment ils s'estoient deslogés, adfin que le duc et luy aussi ne se traveillassent de riens à ceste cause. Lesquels toutesvoyes, à l'heure que le message y vint, estoient tous préparés à venir combattre ledit damoiseau de Commercy; mais par cestes nouvelles maintenant venues telles, on s'en tint à tant. Et s'en alla le duc atout sa grant route à Noyon, il tint séjour par l'espace environ de huit jours, pendant lesquels le conte de Ligny, qui jamais n'ar- restoit à quérir et à faire noise à ses ennemis, se mist es champs un jour bien accompagnié et s'en alla visiter les marches d'entour de Beauvais, il y avoit aucunes mes-

Rabbouoient, se moquaient. Effrayement, précipitamment.

DE CHASTELLAIiV. 33

chantes places, ce savoit bien, qui traveilloient fort les marches et la ville de Mondidier ; sy en désiroit bien à faire l'exécution, telle qu'il y appartenoit. Par quoy un nommé messire Loys de Vaucourt, qui s'estoit bouté en un viel chasteau réparé, une mescbante larronnière , sachant la venue dudit conte, lequel il craignoit comme la mort, tantost s'avisa de soy dësloger , et boutant le feu en sa meschante place, s'en alla à Beauvais comme sag-e, car il eust trouvé dure Visitation et périlleuse pour luy s'il eust esté attaint, dont le conte de Ligny, adverty de la fuite de ce messire Loys en Beauvais, passa outre et vint jus- ques au chasteau de Prouvenlieu, qui estoit une vielle mai- son réparée aussi, et le tenoient aucuns routiers qui en fai- soient de maux beaucoup. Lesquels ledit conte fit assaillir très-chaudement, et les fit si approcher de près que à peine leur souffroit-on reprendre leur alaine. Vaillam- ment toutesvoyes se deffendirent une piécette de temps et vendirent leur char le plus chièrement que pou voient, car doubtoient le pris qu'on leur gardoit en estre povre, et pourtant y mettoient deffense le plus longuement que sa- voient. Mais finablement ils devinrent constraints de eux rendre à la volenté du chevalier de Ligny, espérans y pouvoir trouver plus de merchy que estre tué en deffense de ce que ne pouvoient garder. Sy en prist bien à aucuns qui furent détenus pour prisonniers, et aux autres mal, car furent pendus, si pris, mis ', Et à tant prist son retour ledit conte devers son maistre et revint à Noyon gaires ne demoura après.

' Expression proverbiale ; Aussitôt pris, aussitôt pondus.

36 CHRONIQUE

CHAPITRE X.

Comment le duc, approchant Compiègne, rebouta les François et s'empara de Pont-à-Choisy .

Ce fut par un beau temps de may que le duc appro- choit Compiègne et que en estoit venu près comme un prince à redoubter moult, car avoit les gens et l'es- toffe pour mener à chief un grant fait, et estoit vale- reux de soy~mesmes, vert et fier et dur ennemy amèrement il le portoit.

Or se party de Noyon après y avoir pris repos de liuit jours pour adviser de ses affaires, et en approchant le lieu sur quoy avoit son entreprise, voult passer par le Pont-à-Cliois3% un bel cbastel et fort assis sur la rivière d'Aynne, lequel, premier que mettre son siège il veoit, désiroit moult à avoir entre ses mains ; car autre- ment son siège en eust pu recevoir des destourbiers beaucoup. Sy passa la rivière d'Oyse au Pont-l'Évesque, emprès Noyon, et là, affin que marchans et tous autres peussent seiirement aller et venir de Noyon au siège que mettroient, et eux en retourner, quant besoing leur seroit, commist deux vaillans chevaliers angles, l'un nommé le seigneur de Montgommery , l'autre messire Jehan Stuart, à garder ledit passage avecques leurs gens. Et ce fait, tira outre jusques audit Pont-à-Choisy, Loys de Flavy, frère à Guillaume, estoit dedens; lequel de première arrivée ne monstra pas semblant esbahy, mais de tenir fièrement sa place pour un bon temps, comptant sur l'espoir de son frère Guillaume, lequel savoit près de luy.

DE CHASTELLAIN. 57

Or s'estoient gens d'armes logié tout à l'entour, et toutes manières d'engins dressés devant eux pour les battre et assaillir à tous costés ; sy n'est besoing d'en deviser la manière comment, car assez se fait à entendre de soy, mais convient bien dire comment les François logés en Compiègne, bien en nombre de deux mil combattans, entre lesquels estoient messire Jacques de Cliabannes, mes- sire Tbéaulde, Potton, messire Eigault de Fontaines, Je- hanne la Pucelle et pluiseurs autres nobles hommes, par une belle nuit, partirent de leur ville et à l'heure de soleil levant vinrent férir sur le logis que tenoient les Angles au Pont-l'Évesque, qui durement en furent surpris, pour cause que chascun dormoit encore et ne se donnoit garde de riens. Sy commença l'alarme par tout très-haut et très- dur, et se mist chascun à deffense, qui mieux mieux; mais estoient les François entrés bien avant parmi ces Angles et tuoient et abattoient ce que trouvoient devant eux , premier que se pussent trouver assamblés , dont après, par force et vaillance furent résistés très-aigrement, par secours qui leur vint du seigneur de Saveuse et de Jehan de Brimeu qui s'estoient apperçu de cest alarme ; lesquels, par force de coups, aidèrent à garder l'honneur des Angles et à rebouter les ennemis, à très-grant peine toutesvoyes, car moult y faisoit dur et périlleux et très- mortel, et y avoit des blessés beaucoup à deux lez et des morts environ soissante d'un costé et d'autre, mais enfin François voyans que ne pourroient attaindre à la victoire et autant perdre que gaigner, si plus non, avisément et en bonne ordonnance se retrairent et retournèrent dont es- toient partis, et Angles demourèrent avoient esté commis et ordonnés, gardans leur passage tousjours. Or estoit Loys de Flavy qui capitaine estoit de ceste place,

38 CHRONIQUE

moult esbaliy, quant vit que si aigrement on le traveilloit par dehors et que de secours ne luy venoit espoir, ne confort de nul lez. Sy s'apensa de sa sauveté, car congnoissoit bien que dur party trouveroit s'il estoit tenu, par quoy secrètement par nuit se embla par la rivière d'Ayne, et le plus couvertement que il put, se rendy avecques au- cuns autres en la ville de Compiègne vers son frère, dont les autres demeurés dedens et eux voyans ainsy ga- busés' et non puissans de résister encontre leurs ennemis, demandèrent traité, sur condition de rendre la place, saulve corps et biens. Lesquels , après dix jours passés, furent reçus en leur offre, et fut la place toute démolie jusques au fons, tantost après leur partement^ Durant ce mesme siège aussi devant ce chastel, un autre fut pris et mis en subjection par les gens de ce duc, nommé Atecby- sur-Ayne% lequel pouvoit faire profit grant et dommage- pour le party qui le tenoit.

CHAPITRE XI.

Comment le duc se log-ea devant Compiègçe à grant puissance.

Tantost après que le Pont-à-Cboisy avoit esté pris et démoli, le duc incontinent fit deslogier son ost de il estoit et le fît rappasser la rivière d'Oyse pour tirer à Compiègne tout droit, car désiroit à mettre siège. Sy vint luy-mesmes en personne loger à Coudun, à une

* Gabusés, joués, trompés.

2 Le duc se trouvait à Pont-à-Choisy, le 10 mai 1430. [Compte aux- Archives Générales du royaume.) ^ Atticliy, à 4 lieues de Compiègne.

DE CHASTELL.\IN. 39

lieuette près de la ville, que ceux de dedens avoient bien mise à point et bien remparée de gros et puissans boUe- wers par dehors et d'autres fortifications , comme bien advertis de longtemps que le siège y viendroit, et pour celle cause y estoient venus pour la garder les plus gens de guerre et de plus grans pris qui fussent ou party des Françoys, car la perte d'icelle leur eust tourné moult à dur et à grand meschief en la fin ; sy leur séoit bien de la defFendre songneasement. Or estoit, comme je vous dis , le duc venu loger à Coudun , le conte de Ligny à Claroy, messire Baudo de Noyelle à Margny sur la cau- cbée, et le seigneur de Montgommery atout ses Angles à Venette, au debout de la prée, gens de diverses na- tions, Bourguignons, Flamengs, Picars, Allemans, Hay- nuyers se vinrent rendre à ce duc en renforcement de son pouvoir , qui tous y furent reçus et bienviengnés , combien que largement y avoit seigneurie et gens de grant fait, comme le conte de Ligny, le seigneur de Croy, messire Jehan son frère, le seigneur de Créquy, le sei- gneur de Santés, le seigneur de Commines, le seigneur de Masmines, les trois frères, messire Jacques, messire Da- vid et messire Florimond de Brimeu, messire le Bègue de Lannoy, tous chevaliers de l'ordre, sans les autres en grant nombre, dont les noms ne se mettent point et dont il fait bon à penser qu'il en y avoit largesse avecques un tel prince, souverainement en un tel lieu il estoit pour monstrer son pouvoir et effort ' ,

Monstrelet est bien moins complet : il paraît en cet endroit et ail- leurs avoir abrégé une relation plus étendue, verbale ou écrite, qui ne peut être que celle de Lefebvre-Saint-Rémy, relation conservée aver tous ses développements dans le texte de Chastellain.

40 CHRONIQUE

CHAPITRE XII.

Comment la Pucelle combattit et déconfit Franquet d'Arras.

Sj me souvient maintenant comment un peu par- avant que la Pucelle fut venue au secours de Com- piègne, un jour, un gentilhomme d'armes, nommé Fran- quet d'Arras, tenant le party bourguignon, estoit allé courir vers Laigny- sur- Marne , bien accompagné de bonnes gens d'armes et de archers en nombre de trois cens ou environ ; sy voult ainsi son aventure que ceste Pucelle, de qui Françoys faisoient leur ydole', le ren-

* La Chroniqîie manuscrite de La Haye, 936, renferme sur Jeanne d'Arc quelques détails que l'on ne rencontre pas ailleurs :

« Estoit fille à ung homme de Vaucoulour, en Lorraine, qui tenoit « hostel, et estoit adont cette fille josne et rade qui avoit accoustumé « de chevaucher et mener en l'ostel de son père les chevaux au gué; à « quoy faire, comme plusieurs femmes sont de léger esprit, elle s'es- « toit souvent esprouvée à manier le bois comme de courre et virer la « lance. » Un carme, nommé liigault, prêchait que c'était la pucelle envoyée par Dieu « et l'ai^peloient jiarmi France les folles et simples 0 gens \ Angélique, et d'elle faisoient chansons. » En 1432, quinze cents Anglais, envoyés au secours de Bedford, s'étaient vêtus de blanc et marchaient avec un étendard « servant au propos de ladite pucelle « dont il estoit grand renom au pays d'Engleterre, et estoit ledit esten- « dart tout blanc, et ou large avoit une quenouille chargée de lin ou <i quel pendoit un fuseau demi-chargé de fil, et ung escrit de fines let- « très d'or qui disoit : « Or viengne la belle, » en lui signifiant qu'ils (I lui donneroient à filer. »

L'épée que Jeanne d'Arc retrouva à Sainte-Catherine-de-Fierbois était, disait-on, celle qui, dans les mains de Charles Martel, avait, au VIII* siècle, sauvé la.France d'une autre invasion.

Laprophétie suivante est tirée d'un cartulaire del'église de Térouanne :

PROPIIETIA DE LA FUCELLE DE FRANCE.

Virgo, puellares artus induta virili

Yeste, Dei monitu, propcrat relevare jacentem

DE CIUSTELLAIN. 41

contra en son retour. Et avoit avecques elle quatre cens Françoys, bons combattans , lesquels , quand tous deux s'entrevirent, n'y avoit celuy qui pust ou voulsist, par honneur, fuir la bataille, excepté que le nom de la Pu- celle estoit si grant et si fameux que chascun la re- songnoit comme une chose dont on ne savoit comment juger, ne en bien, ne en mal '. Mais tant avoit fait de besognes et menées à chief que ses ennemis la redoub- toient, et l'aouroient ceux de son party, principalement pour le siège d'Orléans, elle ouvra merveilles, pa- reillement pour le voyage de Raims, elle mena le

Liliferum regem atque suos delere nepbandos Hostes, prsecipuè qui nunc sunt Aurelianis Urbe sub, ac illam déterrent obsidione ; Et si tanta viris mens est se jungere bello, Arma sequi quse nunc parât aima puella, Crédite fallaces Anglos succumbere morti, Morte puellari Gallis sterneutibus illos : Et tuno finis erit pugnœ, tune fœderaprisca, Tune amor et pietas et cetera jura redibunt : Certabunt de pace viri, cunctique favebunt Sponte sua régi, qui rex liberabit ab ipsis Cunctos, justitia quos pulcbrapace fovebit; Amodo nullus erit Anglorum pardiger hostis, Qui se Francorum prœsumet dicere regem.

On racontait aussi qu'on avait trouvé dans un vieux livre du collège d'Harcourt h Paris le chronogramme suivant :

AngLIa CVMpVLsa, reX pranCVs prInCIpIabIt.

Ce chronogramme indiquait l'année 1430 comme celle de l'expulsion des Anglais. Sur toute cette époque, voyez les savantes recherches de MM. Quicherat et Wallon.

Les documents de cette époque attestent combien grande était la terreur des Anglais. On peut "consulter les Acles de Rymer : Bcfugiti- vis ab exercitu quos tcrriculamenta Puelhe exanimaverant, arrestandis ; De p'oclaniationihis contra capitaneos et soldarios tergiversantes, incan- fadontbus Puella terriflcatos.

i<i CHRONIQUE

roy couronner, et ailleurs en autres grans affaires, dont elle prédisoit les aventures et les événemens.

Or estoit ce Franquet courageux homme et de riens esbahy que vist, pour tant que remède s'y povoit mettre par combattre; et la Pucelle, à l'autre lez, mallement enflambée sur les Bourguignons, et ne quéroit tousjours que à inciter Françoys à bataille encontre eux. Sy s'entre- férirent et combattirent ensemble longuement les deux parties, sans que Françoys emportassent riens des Bour- guignons, qui n'estoient point si fors toutesvoyes comme les autres, mais de grant valeur et de bonne deffense, pour cause des archers que avoient avecques eux , qui avoient mis piet à terre; laquelle chose, quant la Pucelle vit que riens ne feroient si encore n'avoient plus grant puissance avecq eux, manda hastivement à Laigny toute la garnison. Sy fit-elle de toutes les places de entour pour venir aidier à ruer jus ceste petite poignée de gens dont ne pouvoit estre maistre. Lesquels, venus à haste, reprirent la tierce bataille encontre Franquet, et là, non soy quérant sauver par fuite, mais espérant tousjours eschapper et sauver ses gens par vaillance , finablement fut pris et toutes ses gens morts la pluspart et desconfîts, et luy, mené prisonnier, fut décapité après par la crudélité de ceste femme qui désiroit sa mort ', dont plainte assez fut faite en son party, car vaillant homme estoit et bon guer- royeur.

' Ce fut le bailli de Seniis qui fit décapiter Franquet d'Arras. Jeanne d'Arc eût voulu le sauver.

DE CHASTELLAIN. 43

CHAPITRE XIII.

Comment le duc Renier d'Anjou, renforçant la querelle des François, mist le siège devant Chappes.

Comme au lez de çà, le duc de Bourgongne, veillant en la ruine de ses ennemis, pareillement les princes fran- çoys, tous de la bende de delà, estudièrent à luy faire desplaisir aussi et à porter grief et dommage à ses adhé- rans, comme maintenant Renier, duc d'Anjou et de Bar, frère second de la royne de France et duc de Lorraine par mariage, ayant fait son ban par tous ses pays, s'estoit mis sus en intention de renforcer la querelle du roy et de pourchasser le dommage des Bourgongnons, contre l'or- donnance toutesvoies et conseil de son beau-père le duc de Lorraine, qui en son lit de la mort luy requist que ja- mais, s'il vouloit vivre heureux et puissant, il n'entreprist riens à l'encontre du duc de Bourgongne et de son pays ; car en l'amitié des Bourgongnons, ses voisins, gisoit son salut et son grant bien, et le contraire tout et outre, quant autrement en feroit.

Or y avoit en Champaigne, emprès Troyes, tirant vers Barrois, une place nommée Chappes, qui moult lon- guement avoit esté anuyeuse au duc barrois', et apparte- noit à un noble homme du pays nommé le seigneur d'Aumont, homme de grant et bon hostel. Sy porta ainsy le conseil de cestuy duc, qui emprès luy avoit le vaillant chevalier moult renommé en son temps, Barba-

' Anut/euse, anoyeuse, qui tourmente, qui contrarie.

U CHRONIQUE

san, sailly nouvellement assez de la prison desEnglois V, qu'il iroit mettre le siège devant ceste place de Chappes, qui moult avoit fait de maux et de travaux à ses pays. Sy y alla de fait, et accompagnié environ de trois mille combattans, y mist le siège et y fit livrer de durs assauts beaucoup, desquels ceux de dedens estoient assez traveilliés et en très-mauvais party ; parquoy, voyans ladiiElculté de la non pouvoir tenir longuement sans secours, envoyèrent quérir secours en Bourgongne, le seigneur du lieu estoit puissant de parenté des plus grans du pays. Sy se disposèrent les Bourgongnons pour j aller en belle com- pagnie, comme messire Antlioine de Toulongeon, mares- chal du pays, le conte de Joigny, messire Anthoine et messire Jeban de Vergy, le seigneur de Jonvelle, le sei- gneur de Cbastellu, le Veau de Bar et autres grans sei- gneurs beaucoup, jusques au nombre de quatre mille combattans; lesquels, assamblés soubs la conduite du ma- reschal de Bourgongne qui est nommé dessus, vinrent jusques auprès du logis du duc barrois, à intention de le combattre.

Or estoit adverty le duc de Bar de la venue des Bour- gongnons. Sy se mist en ordonnance tantost bien asseure- ment, et délibéra de les attendre, car moult estoit vaillant clievalier et de grant cœur, et estoit encore en son grant venir, par quoy tant plus se devoit monstrer fier et cou- rageux. Et les Bourgongnons qui oncques nulle part, par coustume dont mémoire soit faite, n'ont esté trouvé las- ches, ne en train de desvoy , maintenant ne sçay de quel malheur contraire de leur condition et nature ancienne,

' Sy y estoit Barbasan, et lui avoit-on fait son procès tellement qu'il s'estoit eschapé et venu servir aux gaiges dudit roy. [Chron. man. de La Haye.)

DE CllASTELLAIN. 45

se commencèrent à desvoyer et à eux monstrer abastardis en armes, par quoy le duc de Bar, soy perchevant de ce, féry en la queue de eux et en rua jus quelque soixante, que morts, que pris, sans y faire plus grant exploit; et retournèrent les Bourgongnons en leur pays dont ils es- toient près, le duc Renier ne les vouloit sievir, car n'estoit pas fort assez pour ce faire. Sy y furent pris aucuns seigneurs et nobles hommes du party des Bour- gongnons, comme le seigneur de Plancy, Charles de Rochefort et le seigneur de la place mesmes, son frère, avecques aucuns de ses gens, parce que, quant il avoit vu ses parens et amis estre venus en son secours et pour le délivrer des mains de ses ennemis, cuidant que dus- sent combattre à bon escient le duc son assiégeur, il party dehors avecques un nombre de gens, à intention de venir férir dedens le troupeau par derrière; par quoy, cuidant retourner à temps pour rentrer, trouva le chemin empes- chié et fut pris, dont après fut constraint de rendre et abandonner sa maison à ses ennemis, qui sur pied fut dé- molie et toute mise à ruine.

La prise de ceste place doncques a esté le premier exploit que le duc de Bar fit oncques sur son cousin le duc de Bourgongne, dont le second cy-après, et ne demourra guères, luy coustera chier; mais m.'en tiendray à tant jusques l'heure y cherra propre, et reviens au logis du duc, principal de nostre matère, il estoit, à Coudun, pourgettant tousjours ses approches de plus et de plus près pour mettre son siège clos et arresté comme il appar- tenoit, lequel y mist sens et entendement tout pour en faire bien et convenablement et le plus à son honneur.

i6 CHRONIQUE

CHAPITRE XIV.

Comment la Pucelle issit dehors Compiègne à rencontre des Bour-' gong-nons; et comment elle fut prise en ceste envahye.

Or est vray que la Pucelle, de qui tant est faite meii- tion dessus, estoit entrée par nuit dedens Compiègne, laquelle, après j avoir reposé deux nuits, le second jour après donna à congnoistre pluseurs folles fantommeries que mist avant et dist avoir reçues aucunes révélations divines et annoncemens de grans cas advenir; par quoy, faisant une générale assemblée du peuple et des gens de guerre qui moult y avoient mis créance et foy follement, fist tenir closes, depuis le matin jusques après disner bien tard, toutes les portes et leur dit comment sainte Cathe- rine s'estoit apparue à elle, tramise de Dieu pour luy si- gnifier que à ce jour mesmes il vouloit qu'elle se mist en armes et qu'elle issist dehors à l'encontre des ennemis du roy. Angles et Bourguignons, et que sans doute elle au- roit victoire et les desconfiroit, et seroit pris en personne le duc de Bourgongne, et toutes ses gens, la greigneur part, morts et desconfits. Sy adjoustèrent François foy à ses dits et le peuple [se monstra] de créance légière à ses folles délusions, parce qu'en cas semblable avoient trouvé vérité aucunes [fois en ses dits qui n'avoient nul fondement toutesvoyes de certaine bonté, ains clère apparence de déception d'ennemi, comme il parut en la fin. Or estoient toutes manières de gens du party de delà boutés en l'opinion que ceste femme-yci fust une sainte créature, une chose divine et miraculeuse envoyée pour le relève- ment du roy françoys ; dont maintenant, en ceste ville de

DE CHASTELLAIN. 47

Compiègne, mettant avant si haulx termes que de des- confire le duc bourgongnon et l'emmener prisonnier, mesmes eu propre personne, n'y avoit celuy qui, en si haute besongne comme cestuy-là, ne se voulsist bien trou- ver et qui volentiers ne se boutast tout joyeux en une si haute recouvrance, par laquelle ils seroient au-dessus de tous leurs annuis. Par quoy, tous d'un commun as- sentiment et à la requeste de ladite femme recoururent à leurs armes trèstous, et faisant joye de ce dont ils trou- veront le contraire, luy offrirent syeute preste quant elle voudroit. Sy monta à cheval, armée comme feroit un homme et parée sur son harnois d'un manteau de riche drap d'or vermeil. Chevauçoit un coursier lyart ' moult beau et moult fier, et se cointoioit' en son harnas et en ses manières, comme eust fait un capitaine meneur d'un grant ost. Et en cest estât, atout son estandart haut eslevé et volitant en l'air du vent, et bien accompagnée de nobles hommes beaucoup, entour quatre heures après midy, saillit dehors la ville qui toute jour avoit esté fermée, pour faire ceste entreprise, par une vigile de l'Ascension*, et amena avecques elle tout ce qui pouvoit porter baston à pied et à cheval, en nombre de cinq cens armés, et conclut de venir férir sur le logis que tenoit messire Baudo de Noyelle, chevalier bien hardy et vaillant et eslu depuis pour ses hauts faits à estre frère de l'ordre, lequel logis, comme avez ouy, estoit à Margny au bout de la cauchie.

Or donnoit ainsi l'aventure que le conte de Ligny, le seigneur de Créquy et plusieurs autres chevaliers de l'or- dre estoient partis de leur logis qui se tenoit à Claroy, à

' Lyart, gris pommelé.

2 Se cointoioit, s" applaudissait, se complaisait.

^ 24 mai 1430.

48 CHRONIQUE

intention de venir au logis de messire Baudo ; et vinrent tous désarmés, non advisés de riens avoir à faire de leurs corps, comme capitaines vont souvent d'un logis à au- tre. Lesquels, ainsi que venoient devisans, oïrent criée très-grant et noise au logis ils tendoient à aller, car estoitla Pucelle entrée dedens et commença à tuer et à ruer gens par terre fièrement, comme si tout eust esté sien. Sy envoyèrent lesdits seigneurs hastivement quérir leurs liarnois et pour donner secours à messire Baudo, mandèrent leurs gens à venir devers eux, qui sur pied y vinrent, et avecques ceux de Margny qui estoient sur- pris désarmés et despourvus , commencèrent à faire toute aigre et fière résistence à l'encontre' de leurs enne- mis ; dont aucunes fois les assaillans furent rondement re- doutés, aucunes fois aussi les assaillis compressés de bien dur souffrir pour ce que surpris estoient espars et non ar- més ; mais le bruit qui se levoit partout et la grant noise des voix crians fit venir gens de tous lez et affluer secours vers eux plus qu'il n'en falloit. Mesmes le duc et ceux de son logis qui en estoient bien loing, s'en perçurent assez tost et se mirent en apprest de venir au dit Margny, et de fait y vinrent ; mais premier que le duc y pust oncques arriver avecques les siens, les Bourgongnons avoient rebouté les Françoys bien arrière de leur logis ; et commençoient Françoys avec leur Pucelle à eux re- traire tout doucement, comme qui ne trouvoient point d'avantage sur leurs ennemis, ains plustost péril et dom- mage. Par quoy Bourgongnons voyans ce et esmus de sang et non contens tant seulement de les avoir enchâssé dehors par deffense, s'ils ne leur portoient plus grant grief par les poursuivir de près, férirent dedens valereusement à pied et à cheval et portèrent du dommage beaucoup

DE CIIASTELLAIN. 49

aux Françoys, dont la Pucelle, passant nature de femme, soustint grant fès et mist beaucoup peine à sauver .sa compagnie de perte , demourant derrière comme chief et comme la plus vaillant du trouppeau, fortune permist pour fin de sa gloire et pour la dernière fois que jamais porteroit armes, que un arcliier, radde homme et bien aigre, ayant en grand despit que une femme, dont tant avoit oj parler, seroit rebouteresse de tant de vaillans hommes comme elle avoit entrepris, la prist de costé par son manteau de drap d'or et la tira du cheval toute plate à terre , qui oncques ne pot trouver rescousse, ne se- cours en ses gens, pour peine qu'ils y missent, que elle pust estre remontée ; mais un homme d'armes, nommé le bastard de Wandonne, qui survint ainsi qu'elle se laissa cheoir, tant l'appressa de près qu'elle luy bailla sa foy, pour ce que noble homme se disoit; lequel, plus joyeux que s'il eust eu un roy entre ses mains , l'amena hasti- vement à Margny et la tint en sa garde jusques en la fin de la besongne. Et fut pris emprès elle aussi Ponthon de Bourgongnon, un gentilhomme d'armes du party des Françoys, le frère du maistre d'hostel de la Pucelle', et aucuns autres en petit nombre qui furent menés à Mar- gny et mis en bonnes gardes. Dont Françoys, voyans le jour contre eux et leur aventure de petit acquest, se re- trayrent le plus bel que purent, dolans et confus. Bour- goingnons et Angles, joyeux à l'autre lez de leur prise, retournèrent au logis de Margny, maintenant le duc arriva atout ses gens, cuidant venir à heure au chapplis, quant tout estoit fait et mené à chief ce qui s'en pouvoit faire. Lors luy dist-on l'acquest qui y avoit

' Lisez : le frère de la Pucelle, son maistre d'hostel, etc.

50 CHRONIQUE

esté fait, et comment la Pucelle estoit prisonnière avec- ques- aucuns autres capitaines ; dont qui moult en fut joyeux, ce fut il, et alla la voir et visiter', et eust avec- ques elle aucuns langages qui ne sont pas venus jusques à moy, sy plus avant ne m'en enquiers ; puis la laissa et la mist en la garde de messire Jehan de Luxembourg, lequel l'envoya en son cliastel de Beaurevoir, longtemps demoura prisonnière', et puis cliascun s'en retourna pour celle nuit arrière en son logis ordonné, le duc au sien, le comte de Ligny au sien ; et demourèrent ceux de Ma- rigny ils estoient, jusques au lendemain que les or- donnances se changèrent en autres affaires. En ceste meslée fut très-aigrement blessé au visage le seigneur de Créqui, qui l'enseigne en porta jusques à la mort.

CHAPITRE XV.

Comment le jeusne roy Henry vint en France et fut mené triomphale- ment à Rouen.

Or faut croire que l'orgueil des Angles en ce temps régnoit fort en France, et ne leur estoit avis autrement, fors que à tousjours mais ils y devroient dominer, con- sidérée l'adjunction qu'ils avoient de ce duc si puis- sant. Or avoit le duc régent laboré longuement à ce que son nepveu, le jeusne roy Henry, venist en France soy

» Sur le séjour de Jeanne d'Arc à Beaurevoir, voyez la notice pleine de détails curieux qu'a publiée M. Gomart.

2 Monstrelet assista à cette entrevue, et il est à regretter qu'il n'ait pas cru devoir la raconter : « Laquelle icelui duc ala voir au logis « elle estoit et parla avec elle aucunes paroles dont je ne suis mie bien •« record, jà-soit-ce que j'y estois présent. »

DE CHASTELLAIN. 51

présenter en son héritage et adfin d'acquérir l'affection du peuple et donner cremeuràses adversaires. Sy estoit venue l'heure si avant maintenant en cestui temps que par or- donnance et avis des estats du royaulme d'Engleterre ce jeusne roy, en l'eage encore de huit ans, fut mis en mer en la conduite du riche cardinal de Vincestre. [Sy estoientavec luy] le duc d'Yorcq, le duc de Nortfolc, le conte de Hon- titon, le conte de Warwick, le conte de Staffort, le conte d'Arondel, le comte de Suffolc, le conte de Bonneterre, le conte de Hem, les seigneurs de Ros, de Beaumont, d'Es- caillon, de Grez et pluiseurs autres grans barons et haulx hommes. Et trouvant la mer quoye et fortune non mue contre eux descendirent avecques le jeusne roy à Calais, le propre jour de Saint-George, à heure de dix heures au matin , si tost que avoit mis pied en terre, fut monté sur un petit cheval richement attinté ' , et atout les haulx princes et barons de sa compagnie s'en alla en l'église de Saint-Nicolay rendre grâces à Dieu et oyr messe, et de là, après avoir séjourné un peu, en fière et forte main, triomphamment fut mené à Rouen, estant avecques luy tousjours maistre Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, lequel l'avoit esté querre en Angleterre par l'ordonnance du duc régent par deçà et de tout le conseil.

CHAPITRE XVr.

Comment le duc fit de nouvelles approches pour venir à la conclusion du siège de Compiègne.

Comme j'ay dit que , en la vigile de l'Ascension , Françoys, à l'entreprise de la Pucelle, estoient venus férir

' Attinté, orné.

52 CHRONIQUE

sur l'ost du duc, espéraus de la ruer jus, corame elle leur avoif fait accroire, et fut prise mesmes et détenue eu lieu dont oncques puis n'escliappa que par confuse mort, certes, le jour de l'Ascension, qui estoit jour de solempnité, le duc ne volt oncques changer, ne muer riens en son fait jusques au lendemain que il se voult deslogier de Cou- dun et aller plus près de la ville de Compiègne. Sy fit deslogier chascun et désirant à venir au fait, luy-mesmes vint log'ier avoient esté logié les Englès, à Venette, en l'abbaye qui estoit assise moult près de la ville, et le conte de Ligny fit loger à Marign}^ ses ennemis le jour devant avoient commise l'escarmoucbe à messire Baudo, et ainsi à chascun fit prendre nouveau logis et faire nouvelles approches pour venir à conclusion de siège, qui n'estoit pas chose légière toutesvoyes, car moult estoit forte la ville de Compiègne et mauvaise à assiéger, pour cause des deux rivières dont elle estoit servie et que moult y faisoit périlleux loger pour les engins dont ils estoient garnis dedens largement. Or avoient fait un bollewert ceux de dedens moult bel et moult fort à l'entrée du pont, qui moult donnoit deffense à la ville. Sy estoit grevable durement aux approchans, par quoy maintenant, pour soy couvrir à l'encontre de celuy, raddement et à multitude et force de gens fut plantée une bastille de fagots et de terre, moult haute et moult large, en barbe droitement de celuy bollewert, du pont aussi près que d'un trait d'arc, et après ce, tousjours approchant plus en plus près le bollewert du pont, furent faits autres nouveaux taudis de gros chesnes fichés en terre bien avant et bien serrés, et puis remplis et fortifiés de terre par dehors à l'encontre le feu , dessoubs lesquels Bourgongnons faisoient sûrement leur guet et leurs ascoutes et venoient tous les jours escar-

DE CHASTELLAIN. 53

mucher encontre ceux de dedens. Donc pour ce que dan- ger chéoit à venir de la bastille jusques aux taudis qui estoient plus près et plus avant, on s'avisa de faire un grant large fossé parfont qui tireroit tout droit de la bastille jusques aux taudis, et par iroient sûrement gens d'armes en couvert sans péril du trait. Sy fut fait ledit fossé à coup, et fut de grant fruit aux approclians et leur fit de service beaucoup, car mortellement dru venoit le trait de dedens sur eux tant de canons comme de colevrines, dont il en y avoit de bons ouvriers avecques eux, par espécial un cordelier natif et vestu à Valen- ciennes, nommé Noiroufle, un baut grant bomme noir, atout un laid murtrier visage et une felle veue et un grant long nez et portoit rude grosse faconde et semblant espoventable entre tous les autres d'église et de religion (de tous ceux que je vis oncques, le moins apparant homme d'église). Cestuy estoit mis dedens ceste ville en garnison, ne sçay si comme apostat ou autrement Dieu je m'en rapporte), mais estoit tous les jours aux créneaux atout une coleuvrine dont il estoit maistre, le non pareil des autres, voire le plus murdrier, ce disoit-on, qui oncques avoit esté vu ; car durant le temps du logis devant luy et premier que le siège prist fin, luy-mesme« se vantoit, disoit-on, d'avoir tué de sa seule main trois cens bommes par sa co- leuvrine et en faisoit sa risée, et s'en tenoit à tout bon- noré et joyeux. Maint an vesqui après toutesvoyes, et se trouva en pluseurs autres villes assiégées et es faits fie guerre longuement, il continuoit sa vie accous- tumée, et vint jusques à estre de la retenue du roy et de son bostel et bien privé de luy. Souvent disoit messe de- vant luy, je l'ay vu et bien congnu et [ay] esté en maintes devises par diverses fois bien privées. Dont quant

54 CHRONIQUE

je le vis chanter messe et me recordoye de la multitude des murtres horribles qu'il avoit fait en commune renom- mée et que avecque ce je regardoye la forme et physiono- mie de luy qui estoit de mesme aux faits qu'on luy attri- huoit, souvent me suis espovanté en moy-mesmes de la hideur et m'en sont les cheveux dressés contre -mont, disant à par moy comment gens de telle grâce et encore en estât qui contredit entièrement à leurs faits, peuvent avoir réception en court, en maison de prince, qui toutes choses doit peser et considérer et duement distribuer ses offices et services emprès luy, comme sage prince et juste, où, hélas! souvent tant de vertueux et d'hon- nestes gens vergongneux, en diverses conditions et estats, vont mourant de faim auprès, et sont loués en leurs dis- solutions les mauvais clercs, et les bons et honnestes sou- vent en leurs povretés non recongnus, mais au fort, tels sont les faits du monde de tout temps ancien. Sy m'ap- pensay-je, et tel l'avoye-je expérimenté assez en pluseurs autres, et le remis au jugement de Celuy de haut, qui tous congnoit, bons et mauvais, et le sentoit meilleur, pourroit estre, que moy-mesmes n'estoit son jugeur.

CHAPITRE XVII.

Comment y avoit tous les jours des escarmouches entre les assiégeans et les assiégés.

Or se faisoient tous les jours felles et dures escarmuces devant ce bollewert du pont, Englès et Bourgongnons vaillamment et bien se portèrent encontre Françoys, et Françoys moult valereusement aussi encontre Englès et Bourgongnons en très-aigre et très-fîère deffense, jusques

UE CIIASTELLAIN. S5

à sang respandre souvent entre les deux parties d'un costé et d'autre et estre durement blessés, dont toutes- voyes, ne l'un, ne l'autre ne se pouvoit vanter de la vic- toire pour ce que nul n'avoit sur l'autre riens d'avantage encore, jusques le duc fît asseoir ses gros engins à l'en- droit de la porte du pont, et ailleurs aussi ; par lesquels il leur porta moult de dommage et d'annuy, et leur rompist tours et murailles largement, et par les engins volans enfondra maisons, pons et moulins, dont aucuns furent tous démolis jusques à non pouvoir plus moudre. Dont les habitans devinrent durement effrayés et tous desconfortés du remède, si la chose continuoit longuement, et eussent de légier varié en rendre la ville, si n'eust esté le recon- fort que les gens de guerre leur donnoient avecques ce que maistres estoient du peuple et par-dessus eux et qui encontre toutes telles battures qui viennent de dehors, scèvent les expédiens et les remèdes enquels on se peut garantir et sauver, comme cestes gens-cy qui estoient vaillans es faits de la guerre mirent peine à eux deffen- dre encontre les engins volans le mieux que purent et à sauver eux et les habitans de tels dangiers, entre les- quels toutesvoyes, Loys de Flavy, frère à Guillaume, en l'eage de vingt-deux ans, fut tué, que dommage fut pour hommes de son party, car moult estoit bel escuier, fort et radde et de grant hardement, mais son eur ne chéoit de plus longuement vivre, ce sambloit, que jusques à main- tenant, de quoy son frère mena grant dueil. Mais pour rompre celuy , tantost fit sonner ses trompettes devant luy, comme si riens advenu n'en fust, et ce fit-il tant pour rebaudir ses gens comme pour soy-mesmes rompre en son dueil. Or, avoient les Bourgongnons par dessoubs leur taudis commenchié aucunes mines pour venir com-

56 CHRONIQUE

battre ceux du bollewert, et tous les jours labouroieni à les bouter outre à leur grant péril et labeur, car Fran- çoys s'en apperçurent, lesquels y mirent toute résistance à rencontre par armes de leur corps ; dont souvent estoit dure la meslée , et tellement que par diverses fois plu- seurs y reçurent mort, çà et là; dont, de la part des Bourgongnons, me sont venus à congnoissance messire Jehan de Bailleul, chevalier flandrois, Allard d'Escaus- sines , Thiebaut de Tantignies , haynuiers , et aucuns autres.

CHAPITRE XVIII.

Comment les Liégeois se mirent sus et envahirent le comté de Namur.

En cestuy endroit j'ay cuidié avoir main arrestée en une matière , survient soudainement une autre qui me transverse les yeux et me vient retraire l'entendement des faits de ce royaume pour l'appliquer en autre nation nouvelle, dont l'incidence n'est pas petite, Sy m'est avec- ques nouvelle matière, venue présentation d'un viel pro- verbe des sages qui disent que l'on se doit garder de son amy réconsilié, car tousjours demeure quelque peu de ranceur, quelque petite racine de souvenir à l'injurié, par laquelle de légier se consentiroit en mal vers luy, comme maintenant nouvelle matière me donne à congnoistre icy, je me voy constraint d'escrire des Liégeois , sur lesquels je vueil faire l'interprétation de mon proverbe ; et bien le doy ainsy, quant il est cler à tout le monde que, puis la victoire que Dieu envoya sur eux au duc Jehan par bataille, ils ont esté amis réconsiliés à cestuy duc Phi-

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lippe, voires amis, Dieu scet comment, à la foy de Lor- rainne' , ayans toujours une cuisance et un couvert remors d'amertume en leurs cœurs ; dont volentiers se fussent vuidiés longuement, si l'occasion s'y fust trouvée, car reçurent merveilleuse ruine et confusion, dont, par souvenance de celle, oncques puis ne s'estoit pu nourrir bon fons en leur courrage envers leurs vainqueurs. Sy est bien vray que maintenant, à l'instance d'aucuns routiers françoys, Jehan de Beaurain, Jehan de Sommain, Evrard de la Marche et aucuns autres, avecques vielle remente- vance du temps passé qui de légier les pouvoit commou- voir , cestui peuple furieux , comment que ce fust , se vouloit mettre sus, et désirant de venger sa vielle honte portée longuement, quéroit à faire guerre au fils, dont soubs le père estoient cheus en calamité et servitute. Or y a une naturelle liayne ancienne entre Namurois et Lié- geois voisins marchissans l'un à l'autre sans moyen entre deux. Sy estoit l'intention des Liégeois de venir courre et gaster la conté de Namur, d'y bouter le feu par- tout et d'y mener toute guerre mortelle de feu et de sang, car se sentoient assistés des Françoys ; et leur sembloit qu'ils leur avoient promis beaucoup de grandes choses et les avoient induits à ce par partial hayne que avoient à rencontre du duc, cuidans en un endroit eux venger de luy par la main de ces Liégeois, et en l'autre luy faire rompre son armée et son entreprise que avoit sur Com- piègne à l'encontre du roy de France. Laquelle chose

' Au moyen âge, la foi punique était oubliée, et l'on disait : Foi de l.orraine. M. Leroux de Lincy a recueilli, dans son livre des Proverbes français, ce vieux dicton :

Lorrain, mauvais chien. Traître à Dieu et à son prochain.

58 CHRONIQUE

aussi Liégeois considérans que il estoit en France et que avoit des affaires beaucoup et assez à entendre à luy endroit, plustost et plus, légièrement délibérèrent à luy faire guerre par deçà, pensans que mal aisément pourroit entendre, ne respondre à deux, au moins que premier ils n'auroient fait une bien grant hautaine sur luy avant qu'il y sceust mettre remède. De quoy toutesvoyes Jehan de Heynsebergue,leur évesque, très-singulier amy et ser- viteur du duc, considérant sagement les grans dangers en quoy cestes gens ses subjets se vouloient bouter et les grans maux et meschiefs qui en pourroient ensuivre et tourner finablement, ce doubtoit bien, sur luy et sur eux, par pluseurs longues fois avant l'entreprendre leur re- monstra leurs folles et mauvaises erreurs, et en rebou- tant tous leurs proposemens et entreprises, leur argua et mist avant toutes les conséquences qui en sauldroient, qui oncques pourtant ne les pouvoit rompre, ne faire desmou- voir, ains par y persévérer se fust fait tuer, et de fait le menacèrent de mort si plus en parloit. Par quoy luy, qui estoit haut noble homme et veoit que danser lui con- venoit au son de leur musette ou estre tué, ou à tout le moins estre chassé et destitué de sa seigneurie , s'avisa de faire comme à un noble homme appartenoit, et veuil- lant avertir un si haut prince, comme estoit le duc, de ses contrariétés, ordonna une lettre de défiance, par la- quelle , en nom de son peuple , il le deffioit , et la luy tramist oii il estoit, en son logis devant Compiègne, dont la teneur est telle :

« Très-haut, très-noble et très-puissant prince, Phi- (' lippe, duc de Bourgongne, conte de Flandres, d'Artois et " de Bourgongne, palatin de Namur, etc. Jà-soit-ce que « je Jehan de Heynsebergue, évesque de Liège et conte

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« de Loos, par vertu de certain seur estât par vous et moy, « pour nous et les nostres , pièçà donné l'un à l'autre, « dont lettres appèrent, vous aye par pluseurs fois, par « lettres , de bouche et autrement fait supplication , « prière et requeste et sommation d'avoir restitution et ré- « paration selon le contenu dudit seur estât qui a esté « assez petitement tenu , de pluseurs horribles et grans « dommages commis et perpétrés de vos gens, capitaines « et serviteurs sur mes pays et subjets, ainsi que vostre « très-noble et pourveue discrétion peut bien avoir mé- « moire que mes complaintes et requestes le contenoient « plus pleinement ; néantmoins, très-haut, très-noble et « très-puissant prince, jusques à ores, obstans vos gra- « cieuses responses sur ce,contenans que vostre intention « et plaisir estoit dudit seur estât estre entretenu et qui « encore n'ont sorty quelque effet, se sont si avant en- ce tremeslées icelles choses d'un costé et d'autre que « griève chose m'est le porter , dont il me déplaist tant « que plus ne peut ; et toutesvoyes, très-haut, très-noble « et très-puissant prince, vostre très-noble et pourveue « discrétion peut bien sentir et congnoistre assez que par « raison et serment suis tenu de demourer delez mon « église et pays, que sans les eslongier, considérées les « choses ainsi advenues, les me convient assister et def- « fendre en tous droits et contre tous de toute ma force et « puissance. Pour quoy, très-haut, très-noble et très-puis- « sant prince, moy premièrement excusant à vostre très- ce excellente personne et haute domination, de rechief c( vous advertis d'icelles choses, en signifiant que, si plus c( avant advenoit ou en estoit par moy ou les miens fait, (c par nécessité ou autrement, que de tant voudroye avoir « mon honneur pour bien gardée. Donné soubs mon sécl

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« appendu à ces présentes, le x™' de juillet, l'an mil « quatre cens et trente. Ainsi signé du comniand mon- « seigneur propre : J. Bérart. » Et pareillement le def- fièrent pluiseurs autres seigneurs alliés de cestui évesque, est assavoir le conte de Beaurienne, Picart de La Gavée, seigneur de Quiquenpoit, Rasse de Rubel, Gérart de Edel- bant, Jelian de Wale, Henry le Gayel, Jehan Boyleaue, Jehan de La Barre, Jehan de Ghembloix, Corbeau de Hellegoulle, Thierry Puthey et pluiseurs autres, joints avecques eux ' .

Gestes lettres furent portées devant Compiègne le duc les fit visiter par son conseil, dont, jà-soit-ce que l'heure ne donnoit point de peser peu une telle deffiance , considéré le lieu on estoit, toutesvoyes furent joyeuse- ment receues, et le porteur enrichy de grans dons, sans luy donner response sur riens, quant le cas donnoit res- ponse assez de luy-mesmes. Sy se party à tant le message, et le duc qui bien avoit à entendre, à soy prist avis sur tout et soy disposa au remède le plus tost que pourroit, lequel grandement toutesvoyes y fut mis et très-honno- rablement mené à chief , comme il se trouvera cy- après.

CHAPITRE XIX.

Comment fortune envojoit au duc diverses contrariétés.

Mais premier que venir à la récitation du cas, quoy, ne comment, il me semble licite un petit de faire cy-endroit une ouverture de langage par lequel, comme la matière se

' Ces documents existent aux archives de Liège.

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présente à estre escrite, on pourra congnoistre les sauva- ges et diverses bouffées de contrariétés que fortune sou- dainement tousjours a envoyées à ce prince pour le faire fléchir et ployer dessoubs sa menace, ou pour le faire tant plus glorieux victeur par contrester à tout. Sy faut entendre que oncques puis celuy premier jour qu'il prist à porter armes et à mener guerre constrainte çà et là, en quelconques affaires que trouvé se soit, lorsque ne pensoit que avoir l'œil à un, tousjours luy est survenu affaire pour occuper l'autre, et l'un souvent luy estoit dur assez et en pouvoit recevoir foulle, du second et du tiers maintes fois fortune l'en a servi pour luy donner tant plus charge, et avecques un fès pesant que porter luy cou- venoit, au moins luy a chargé le dos d'adversités à maint autre invincibles, non pas tout seulement en ses premiers jours de jeunesse, ne en la hautesse de son eage moyen, mais jusques en la termination de sa vie partout et en tout congnu l'ay et trouvé tel. Exemple en sa première guerre que avoit encontre les Françoys, dont l'affaire et l'en- tendre celle part, sans plus, luy devoit peser assez, ne luy survint point l'affaire contre Hollandois et Frisons? Et il s'aidoit des Angles encontre ses ennemis Françoys, es marches de l'empire encontre eux s'exposa en bataille, et vaincus en Hollande les chassa vigoureusement hors de Haynaut sans perdre riens de son poindre encore en France, son affaire principal. Et maintenant contondant à conqueste sur ses si fors ennemis et sur la forte ville de Compiègne, luy sont venues défiances des Liégeois dont l'ennemisté seule estoit redoubtable assez à par elle. Sy n'est pas de taire aussi quant il meut guerre aux Englès devant Calais, qui puis luy vinrent brusler son pays en Flandres parfont, comment Bruges rebelle s'essourdoit en

CHRONIQUE

son contraire et luj donna des vexations maintes. Depuis ayant le mortel estrif encontre Gantois, le plus dur qui fût onques, en un mesme temps fut constraint de pour- veoir en Lucembourg que Allemans luj fortrayoient par puissance. Et derrainement tirant contre Frisons à De- venter, recheut ignoramment sur ses bras l'héritier de France, monseigneur le Daulpbin, qui oncques si grant fès ne porta, ne si dangereux pour luy, ne dont tant de me- naces luy ont esté préparées obliquement. Durant lequel temps non venu encore à conclusion terminée, je suis esté escrivant ce cbappitre'. Sy m'en déporte à tant, et me suffit seulement d'avoir remonstré comment à cestui prince, tousjours avecques charge venant de devant, luy sont venues hurtées terribles de costé, dont ne se donnoit garde, et dessoubs lesquelles en un ou en autre il estoit apparent de non pouvoir, fors à très-grant difficulté, pour- voir à tout sans prendre icy ou buffe de meschief, dont Dieu toutesvoyes et sa vertu, j'espoire, l'ont pré- servé , avecques sens et diligence de ses bons servi- teurs.

CHAPITRE XX.

Comment le duc députa le seigneur de Croy pour résister aux Liégeois.

Tournant doncques à la matière et à la provision que faire convenoit encontre ces Liégeois, vray est que le sei- gneur de Croy, qui bel jeusne chevalier estoit et le plus prochain de son maistre, et avecques ce très-bon homme de guerre, fut député à faire la résistance à l'encontre des

' Chastellaln paraît avoir écrit ceci vers 1456 ou 1457.

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Liégeois et de mener gens d'armes en Namur pour leur faire guerre la plus mortelle que pourroit. Sy furent dé- putés pour aller avecques luy pluseurs vaillans et nobles seigneurs de grant pris, desquels la compagnie estoit moult honorable et bonne ; premièrement son frère, mes- sire Jeban, un chevalier de grant commencement et de bon sens, le seigneur de Masmisnes, un moult vaillant chevalier flandrois, le seigneur de Reubempré, le conte de Faulquembergue, le seigneur de Dugelle', le seigneur de Frommessent, le Gallois de Renty, Robert de Neufville, le seigneur de Lannoy et pluseurs autres, dont le nombre, tout ensemble hommes d'armes et archers, monta environ à huit cens combattans, toute gens d'eslite, atout lequel nombre le seigneur de Croy, ayant pris congé de son maistre,-party de devant Compiègne et s'en alla par ses journées tant que à Namur arriva, le seizième de juin, le peuple du pa^^s et de la ville trouva durement des- conforté et esperdu de la peur que avoit de ses ennemis qui avoient commencé à bouter feu en pluseurs lieux et pris le chasteau de Beaufort. Mais par la venue de ceste noble chevalerie tramise en leur secours, peur tantost et frayeur furent jetées darrière le dos, et confort et hardement repris contre Liégeois, comme si nul ne les craignist. Et à tant me tais de ceste matière jusques cy- après tantost que tout au long je la continueray au plus près de mon savoir , et me rens arrière à la continuation du logis devant Comi:)iègne, j'ay laissé le duc non entendant à riens fors que à bouter outre son emprinse et d'avoir la ville de Compiègne par force ou autre- ment.

' Le seigneur de Dudzeele. Il était issu de la maison de Ghistellos.

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CHAPITRE XXI.

Comment le conte de Hontiton vint devant Compiègne pour renforcer le duc.

Or est vray que durant cestes felles et dures escarmuces f[ui se faisoient tous les jours entre ceux de la bastille et ceux du bollewert du jDont, le duc, pour j^lus monstrer liardement et mieux encourager ses gens par estre près de eux, se deslogea de Venette l'abbaye et mesmes se vint loger en personne en la bastille qui estoit entre Margnj^ et le bollewert, et ses gens logèrent à Margny avoit esté logé le conte de Ligny qui party en estoit et s'en es- toit allé par commandement du duc devers Vitry en Per- tois, comme se dira cy-après pourquoy et comment. Or y avoit deux contes d'Engleterre, le conte de Hontiton et le conte d'Arondel qui, pour renforcer le duc en son logis que tenoit, vinrent devers luy et luy amenèrent deux mille combattans, lesquels, très-lionnorablement receus et bien- viengnés, furent logés à Venette, avoit esté logé le duc tout freschement encore, qui estoit beau logis et bon, et près assez de la ville de ce costé-là. Par quoy tan- tost après que ces deux contes furent arrivés, le seigneur de Montgommery et messire Jehan Stuart, atout ce que a voient de gens, prenans lionnorablement congé au duc, partirent de l'ost et en traveil de pluseurs journées re- tournèrent en Normandie leur frontière et leur or- donnance avoit esté accoustumée de longtemps, et laissè- rent les deux contes pour accompagner le duc, desquels il estoit très-bien assisté et refait, car vaillans chevaliers

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estoient et de grant conduite et non moins ceux que ame- nés avoient avecques eux, beaucoup chevaliers et escuiers et de vaillans archers aussi g-rant nombre. Or n'estoit diligence que ce duc ne fîst faire pour abattre ce bolle- wert qui tant luy contrarioit en cœur que nulle riens tant. Sy le fit battre d'engins par haut et par bas, jour et nuit, et ne donnoit ces, ne repos à ceux de dedens de nulle heure qui fust. Par quoy, si les gardans n'eussent esté outre mesure vaillans et de grant vertu, ne l'eussent pu tenir le quart de temps que le tenoient, pour les grans mortels périls qui y gisoient et peines importables. L'a- voient tenu toutesvoyes deux mois quant finablement par trop estre affoibly et démoly et par trop mortellement estre assailly tous les jours , vint par une nuyt, que le jour avoient esté durement traveilliés ceux de dedens, que arrière on leur livra un nouvel assaut, où, foibles en la résistence et prenables en leur fort, furent pris d'as- saut, dont les aucuns , eux cuydans sauver par retraire hastivement en la ville, de haste et de peur que avoient, cheurent en la rivière d'Oyse de haut en bas et se noyè- rent. Les autres furent tués une partie et aucuns emme- nés prisonniers. Sy furent tantost les fossés remplis, et [fut] fortifié de nouvel contre la ville, tant bien et tant fort que tous les meschiefs du monde faisoit aux Françoys ; les- quels, pour peine, ne labeur que mettre y sceussent de- puis, ne le pouvoient reconquerre, tant estoit fort gardé et deffendu de leurs ennemis. Or à primes les commençoit peur à estraindre et soucy à pincher, quant se virent si approchés et que ce que fait avoient pour leur deffense leur estoit maintenant un lien et un baston de menace. Sy ne se savoient à quel saint vouer qui reconforter les pust, quant ils virent leurs ennemis si aigres et si felles et

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la puissance qui estoit devant eux si fière et si redoubtable, sinon qu'en vertu de leur courrage pensoient à endurer le plus longuement que pourroient en attendre que quelque secours leur pourroit venir de la partie du roy qui ce siège portoit moult à dur et estudioit jour et nuyt pour y met- tre remède le plus tost que pourroit, combien que moult le resongnast encore pour celle heure d'alors, et ne luy sem- bloit pas sitost possible, ne faisable aussy.

Et encore que plus tenoit subjet ceux de dedens, c'es- toit un pont que le duc avoit fait faire à l'encontre de Venette, par lequel on passoit à pied et à cheval devers eux au lez devers Pierrefons. Et vinrent Bourgon- gnons et Angles escarmuchier à eux jusques aux pieds de leurs murs, gaster et courre tout le pays à leur environ et deiïendre que nulles mannièresde vivres ne leur pouvoient venir de que ce fust. Sy en furent moult à grant destroit et à malaise durement sans remède. Or passa un jour le conte de Hontiton la rivière par cestui pont, et menant ses Englès avecques luy, prist le chemin vers Crespy en Va- loys, et passant par devant une place non fort tenable nommée Saintines , demanda l'obéissance d'icelle ; la- quelle, après un peu de parlement fait, luy fut rendue. Or de s'en alla loger à Verberie, il y avoit une église moult forte que les paysans gardoient, et en fài- soient très-bonne et très-dure guerre à ceux de leur party contraire. Laquelle église, après en avoir demandé l'o- béissance à celuy qui conduysoit les paysans, nommé Jehan de Dours, le conte de Hontiton fist très-aigrement assaillir, et tellement qu'en peu d'heures elle fut prise sur les deffendans, et les deffendans tous emmenés prison- niers, excepté le capitaine que le conte angles fit pendre pour ce que n'avoit à sa première requeste voulu obéir et

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rendre la forte église en sa main. Laquelle chose ains}'' faite , s'en retourna [ledit conte] , atout ce que avoit levé de proie sur le pays, en son logis devant Compiègne.

CHAPITRE XXII.

Comment les François mirent le siège devant Vitry en Pertois, et comment les villes de Crespy et de Soissons furent ouvertes au comte de Ligny.

avoit esté par l'espace de deux mois, comme j'ay dit, que le duc de Bourgongne s'estoit tenu devant ceste ville à intention de y persévérer tousjours tant qu'il en seroit au-dessus. Or avoient ses ennemis les Françoys mis un siège à l'autre lez devant Vitry en Pertoys, qui se tenoit de son party. Par quoy ceux qui dedens estoient, compres- sés durement de traveil et de dangers beaucoup par ceux de dehors, mandèrent maintenant au duc en son siège que hastivement on leur envoyast secours ou que leur pouvoir n'estoit pas de résister à l'encontredes assiégeans. Laquelle chose oje, luy qui vouloit pourvoir volentiers à tout, ordonna au conte de Ligny qu'à un nombre de gens il allast secourir ses amis ceux de Vitry, et que à toute di- ligence il assaiast ou de bouter gens dedens ou de lever le siège. Sy y alla le dit conte, et, comme un chevalier plein de grant vertu et courrage, tira celle part le plus erramment que pouvoit, qui oncques toutesvoyes n'y pot arriver si tost que la ville ne s'estoit rendue aux Françoys. Par quoy, luy non quérant à perdre temps en vain, s'en retourna à coup, et prenant son chemin par le pays de Laonnois, mist siège devant Crespy en Laon- nois, en revenge de Vitry perdue, ayant pensé en luy-

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mesmes que jamais ne retourneroit dont estoit party, sans avoir fait quelque chose de fruit. Sj vous pourroye faire un long compte de la manière de ce siég-e, mais pour ce que ma matière est plus disetteuse ailleurs de prolixité que droit-cy, pour tant je m'en passe plus légèrement, en- tendu aussi que la ville n'estoit pas de grant fait et qu'as- sez tost elle se rendy en l'obéissance du duc, pour ce que ledit conte la demanda , lequel tout en un tenant passa outre et se vint présenter à main armée puissamment de- vant la ville de Soisson, tant parlementa aussy avecques celuy qui en estoit capitaine, nommé Guichart de Tymbronne, que amiablement se rendirent en l'obéis- sance du duc et en sa querelle soustenir loyaulment et de tout leur pouvoir. Et ce fait, joyeux s'en retourna devers son maistre devant Compiègne, il fut bienviengné et conjoy de cbascun et moult reçu à bonne chière.

CHAPITRE XXIII. Comment ceux de Gournay rendirent la place au duc de Bourgongne.

Or approchoit fort le jour que ceux de Gournay dé- voient rendre leur place ou la deifendre par battaille, ainsy que promis l'avoit le capitaine Tristan de Mallesers. Sy n'y eust pas voulu faillir ce noble duc qui mesmes avoit pro- mis de s'y trouver. Par quoy, au jour qui fut estably, luy accompagnié du duc de Norfolc, avecques mille Angles et ceux que avoit eslu en son logis, le conte de Ligny, le conte de Hontiton et grant nombre de chevaliers et vaillans gens de ses pays de Flandres, Picardie et d'ail- leurs, partist de devant Compiègne , et laissant son ost

DE CHASTELLAIN. 69

bien garny suffisamment de grans seigneurs et nobles bacheliers largement assez, s'en alla à son jour devant Gournay, soy monstrant comme un prince plein de courage et de hardement, après y avoir arresté assez, ne trouva ame qui se présentast à riens contre luy. Par quoy, Tristan voyant clèrement que de son attente ne tire- roit nul fruit, rendist la place, comme promis l'avoit, en la main du duc de Bourgongne, et luy s'en alla en sa sau- veté atout ses biens, bon luy sembloit. Et le duc soy retournant vers Compiègne avecques le conte de Hontiton, mist la place de Gournay en la main du sei- gneur de Crèvecuer, capitaine pour lors et garde de Cler- mont en Beauvoisis, avecques Robert de Saveuse, qui grant secours et reconfort donnoient à ceux qui se lo- goient devant Compiègne en conduyte et distribution de tous vivres que ceux de Creil et de Beauvais, qui tenoient la frontière, pouvoient empescher tous les jours ; mais lesdits de Crèvecuer et de Saveuse les tenoient si de près par jour et par nuyt que assez avoient à entendre à leur propre deffense sans donner empeschement ail- leurs.

CHAPITEE XXIV.

Comment, le duc sôtant rcmifi arrière au siège de Compiègne, le seigneur de Charny luy amena grand nombre de gens d'armes du pays de Bourgongne ; et comment les François assiégèrent Cham- pigneux.

En cest estât, le duc se remist arrière en son siège, et le duc de Norfolc s'en retourna vers Paris dont il estoit party. Sy est vray et faut-il bien entendre que le seigneur de Charny, qui moult gentil chevalier estoit et l'homme de

70 CimONIQLiE

plus Lel parement de France emprès un prince, après que il avoit fait ses armes à Arras, s'en estoit allé en Bour- gongne, et luy avoit donné charge son maistre de luy amener gens d'armes du pays de Bourgongne pour aider à furnir son armée qu'avoit intention de mettre sus. Or estoit venue l'heure si avant que ce chevalier avoit levé grans nombre de belle noble gens Bourgongnons et de grans seigneurs du pays, car mesmes estoit homme de haute part et de grant avancement. Et estoient venus si avant que jusques au logis que tenoitleur duc. Sy en fut moult joyeux, et monstra un grant bienviengnant à son chevalier que bien chèrement aymoit, et le valoit bien, car en luy avoit honneur et vaillance beaucoup et la plus pompeuse et belle monstre de personne qui fût en un royaume. Sy ne fay nul singulier conte de luy, ne des siens en présent, excepté que tantost après estre ar- rivé devers son maistre, il devint durement malade, dont par force de langueur trop périlleuse il le convenoit trans- porter en une litière à Cambray, il parfit le terme de sa languison jusques à estre revenu à l'amendement par grant diligence des phisiciens du duc mesmes, qui l'en fit soingner.

Mais ne faut taire maintenant l'emprise d'un routier que le roy avoit constitué prévost de La on et estoit moult felle et dur ennemy au party de Bourgongne, nommé Thommelaine. Cestui, par longue envie qu'avoit portée à rencontre d'aucuns Bourgongnons et Angles d'une place nommée Champigneux, qui moult traveilloient le pays de Champagne et tenoient en moult dur estroit leurs enne- mis voisins, avoit mis sus une emprise, avecques aucune quantité de communes de la cité de Rains et de entour, pour venir mettre le siège devant ceste place, et de fait

DE CHASTELLAIN. 7i

eux mis ensemble, un jour atout ce que pou voient por- ter d'engins avec eux, partirent de Rains et se vinrent ruer devant ceste place par volenté d'y mettre le siég-e ; et en faisant à toutes heures leurs approches diligemment pour venir plus et plus près, livrèrent pluiseurs assaulx à ceux de dedens , cuydans les pouvoir esbahir et emporter par force ; dont autrement en advint, car Guillaume de Corrame, un gentil escuier angles, ensemble George de Croix qui teuoit Montagu en leur main, advertis de cecy, tantost firent un assamblement de bonnes gens de guerre, et avecques ceux qui estoient de leur garnison tantost montèrent à cheval, et sans guaires longuement songer sur l'entreprendre, vinrent férir sur le logis de ces communes qui tantost, sans peu de deffense, se mis- rent à fuytes et à desconfisement. Et en y eut de morts grant nombre, et tout le remanant pris, exceptés au- cuns qui se sauvèrent par fuyte, mesmement le capi- taine qui les avoit menés. Cestuy-là se sauva de son bon eur, ne sçay où, mais en j avoit aucuns qui s'estoient retraits en une maison le feu fut bouté dedens, qui tous y furent ars et bruys ; dont, tout mis ensemble le nombre de ceux qui y receurent mort, y avoit environ sept-vingt mors, sans les prisonniers. Par quoy, quant les deux escuiers, Guillaume et George, se virent au-dessus de ceste gens, se retrairent dedens la place un petit, et un peu ayans pris de collation et de repos et pourvu à la soustenance du lieu, retournèrent joyeux et en- richis de pluiseurs choses , espécialement d'engins et de canons et de si faites besongnes, en leur chasteau de Montagu, on leur faisoit maintes dures menaces aussi et maint subtil pourget contre eux.

72 CHRONIQUE

CHAPITRE XXV.

Commeut le duché de Brabant échut en succession au duc de Bour- ffongne.

Arrière maintenant me convient changer propos, lais- ser guerres et dures ennemistés d'entre ces deux par- ties Bourgongnons et François et reprendre autre cas de fortune qui retirera ce prince de sa poursieute encom- mencée longuement et maintenue devant Compiègne, par nécessité d'entendre en chose de grant et de très-liaut honneur et profit ; c'estoit la duché de Brabant qui luy estoit escheue en succession par la mort du duc Phi- lippe, son cousin, qui souloit estre conte de Saint-Pol, dont en mon premier livre est faite mention assez. Mais avant que venir cheoir si tost sur la mort de luy, me con- vient faire premier aucunes déclarations d'aucun peu de temps devant sa mort. Sy est vray que ce duc Philippe de Brabant avoit esté un prince fort vigoreux et robuste en son jeusne eage et homme de grant excès en pluseurs manières grevahles au corps , non toutes à mettre en compte. Mais entre les autres moult avoit esté dur et ef- forcié jousteur, le plus roide de son temps ; en quoy, par trop le quérir et continuer, il estoit apparant qu'il se pooit estre grevé dedens le corps et blessé tellement que ses jours pouvoient estre avancés devant leur terme. Or estoit- il un haut et puissant prince, et n'avoit femme, ne en- fans légitimes pour succéder après luy; par quoy, ayant maintes fois esté ramentu de mariage, et que entendre voulsist H une haute dame en quelque lieu propre à luy

DE CHASTELLAIN. 75

et séant, finablement conclut sur une qui estoit fille au roy Loys de Cécille, duc d'Anjou, et sœur maintenant au roy Loys sou fils. Renier, duc de Bar et messire Charles d'Anjou, dont la mère, la royne de Cécille, fille au roy d'Arragon, vivoit encore et se tenoit à Saumur, emprès Ang'iers. Geste dame icy, fille au roy Loys, estoit moult belle et moult gente dame et estoit sœur seulette à la royne de France, femme à cestuy Charles VIP dont je traite. Sy estoient les approches faites si avant par ambassades entre les deux parties que du costé de la dame et de ses frères le mariage estoit accordé, et du costé du duc de Brabant aussi tant désiré que riens plus ; car moult désiroit à avoir femme pour cause de lignie, et le désiroient beaucoup ses pays aussi. Or avoit-il, par l'enhortement d'aucuns d'em- près luy qui le cuidoient viable longuement et avoir long- règne, en leur auctorité, fait et conclut ce mariage droit cy, sans conseil, ne avis de son cousin le duc de Bourgon- gne son chief, et faignant de ignorer ou de mettre en non- chaloir aucunes particulières et très-cuysantes rancunes que son cousin le duc de Bourgongne pouvoit avoir et avoit très-justes à l'encontre de la maison il se vouloit allier, par une fille de Bourgongne, sa sœur, renvoyée jadis confusément à l'hostel, après avoir esté livrée par mariage au roy Loys; laquelle honte tant pouvoit toucher de près aussi bien au duc de Brabant comme cousin germain, comme au duc de Bourgongne comme frère. Ce duc-cy de Brabant néantmoins tendoit tousjours à la fin de ce ma- riage et d'avoir l'alliance de la maison d'Anjou, tant par le conseil d'aucuns ses gouverneurs, le damoiseau de Montjoye et autres, comme par propre affection. Laquelle chose venue en la congnoissance du duc de Bourgongne son cousin, mais non bien agréable à luy, luy fit remon-

7-i CHRONIOUE

stfer par bel que ailleurs pouvoit bien trouver alliances aussi honnorables pour luy que ceste-là et que s'il vouloit user de son conseil et de sa prière il se voudroit bien em- ployer, comme il devoit, en son bien ailleurs ; mais du lieu il tendoit et que avoit passé le traitié sans son sceu, il n'en estoit, ne ne seroit jamais d'accort, ne d'assen- tement, car estoient ceux d'Anjou ses doubles ennemis en une manière, par la querelle que maintenoient avecques le roy contre luy pour la mort de son père, et en l'autre par vilipendence de sa sœur, honteusement et mocquamment renvoyée à G and, elle mourut d'ennuy'. De quoy la j)laye luy renouvelloit maintenant, parce que son cou- sin y quéroit habitude, ce que ne devoit, ce luy sembloit, s'il aymoit le sang de Bourgongne qui estoit son tronc. Sy ne sçay de l'amour comment il luy en fut, mais de son propos n'estoit à desmouvoir nullement que tousjours il ne quérast l'alliance que avoit fait requérir et promise à tenir; laquelle, à dire vray, pouvoit tourner à un très-grant grief et à un très-grant dommage au duc bourgongnon de deçà, et pourtant en estoient les autres aussi, ceux de delà, plus affectés et en grant' de le faire et d'avoir l'al- liance de ce duc de Brabant, qui leur seroit un grant renforcement à l'encontre du duc bourgongnon. Mais quant le duc bourgongnon apprint que ainsy en iroit, et que remède n'y sauroit mettre que par force, donna bien à entendre que par force et puissance y remédieroit bien, s'il vouloit, et tiendroit bien la chose en rompture quant à ce faire se voudroit disposer, dont, si depuis il dissi- mula et se laissa contenter, je ne sçay où, comment que lo

' Catherine de Bourgog-nc avait épousé en 1-110 Louis d'Anjou. Elle mourut à Gand à Tàge de trente-deux ans. - En grant de le faire, animés du déyir de le faire.

DE CIIASTELLAIN. 75

cœur luy en disoit après ou bien ou mal, toutesvoyes, un peu devant sa mort , ayant fait g-rant apprest pour aller quérir ladite dame fille du roy Loys, son espouse, sur la fin du mois de juin, partist de sa ville de Louvain en moult noble et belle compagnie de chevaliers et d'es- cuiers g-rant nombre, dont en quatre ou cinq jours après, surpris de maladie très-griève, le convint retourner ar- rière à Louvain, en son chasteau moult bien et no- blement assis en bon air, il s'alita, et en aucuns jours après trespassa de ce siècle ' , moult plaint et ploré de ses subgets; par quoi le mariage demoura rompu, non pas par entendement d'homme, mais fait à croire par ordon- nance divine. Et fut mariée la dame depuis au conte de Montfort, Françoys, fils aisné du duc de Bretaigne^ Mais après avoir porté un enfant, mourut tantost et ne vesquit guaires avecques ledit conte.

CHAPITRE XXVT.

Comment ou imputait h aucuusdes privés du duc de Brubaut la char'ïc d'avoir avancé sa mort.

De ceste mort du duc de Brabant furent soupçonnés aucuns de ses privés serviteurs par charge que on leur imputoit de luy avoir avancié la mort par poyson , comme diverses gens prennent diverses ymagiuations et adevi- nent des choses à leur appétit, maintes fois sans raison nulle et sans fondement, disans les aucuns pour ce que le mariage qu'il entendoit à faire, n'estoit pas agréable à

' Le vendredi 4 août 1430.

^ Yolande d'Anjou mourut le 17 a^ ril 1410, avant l'avéncment de François au duché de Bretagne.

7G CHRONIQUE

son cousin le duc de Bourgongne , que pour ceste cause la mort luy devoit avoir esté avancée, les autres pour ce que messire Pierre de Luxembourg, conte de Brieune et seigneur d'Enghien, devoit estre prochain héritier de ce duc de Brabant et [avoir] la conté de Saint-Pol avecques les appertenances , parce que la conté de Saint-Pol venoit du beau conte Walerant leur oncle, que pour ce, ce mes- sire Pierre de Luxembourg, en un sien chasteau par ils passoient, le devoit avoir fait empoisonner. Sy furent pris cestes gens sur qui on murmuroit ainsi , et furent mis de par les estats et nobles du pays en très-agûe ques- tion et mis en gehine bien dure : entre les autres un nommé Callevande , de la chastellenie de Lille , son jdIus privé valet de chambre. Lesquels, après longue exaudition faite très-aigre, furent tous trouvés innocens et preudhommes, et eux remis en leur bonne famé des- coulpèrent tout le monde , comme bien dévoient faire ; car n'y avoit au monde homme qui y eust coulpe de leur sceu, au moins comme j'entendy lors, qui mesmes demou- ray en celuy temps escolier à Louvain. Et ce que plus les justifioit, c'estoit que après deux jours passés qu'on l'avoit monstre mort à tout le monde , comme de coustume est à tous les princes , il fut ouvert et visité en dedens ses en- trailles par les phisiciens de l'université de Louvain', tous d'un commun accord et par certain jugement prononcèrent qu'en luy n'avoit poyson nulle, fors seule- ment vraye mort naturelle procédée d'excès vieux et de forfacture, et par lesquels il ne pouvoit nullement venir à longs jours. Sy en furent joyeux nobles et toutes gens autres de tous estats ses subgects, et aymoient mieux le

' Cf. Dinter, édit. de M. de Ram, III, p. 498.

DE CHASÏELLAIN. 77

cas estre advenu ainsy, puisqu'il falloit, que par autre manière reprocliable à qui que ce fust.

CHAPITRE XXVII.

Comment le duc Philippe se party de son siège de Compiègne poui prétendre à la possession de Brabant.

Annoncée doncques fut ceste mort hastivement au duc des Bourgongnons en son logis devant Compiègne, et pour cause que aucuns estoient, qui à l'aventure pour- roient mettre brouillis en la succession et traverser la paisible jouyssance d'icelle ou parvenir mesmes , luy fut signifié que le venir le plus tost que pourroit, luy seroit profitable et le plus seur. Or avoit icy matière de grant pris. Se veoit en lieu eu la plus haute querelle que jamais pourroit avoir, il entendoit en ses ennemis, et, pour en avoir bras desevré, avoit en très-innombrables des- pens vaqué et tenu logis devant eux par trois mois entiers, dont, si maintenant partoit, pourroit faillir après à la retenure et demourer reculé de ses faits , ce que à bien dur porteroit et à grant ennuy. Et veoit à l'autre lez la plus noble duché de l'empire et la plus puissante estre destinée à luy par amie fortune et soy estre offerte à sa domination , en laquelle , si par laisser couler temps lon- guement avant, il trouvoit aucunes contrariétés ou ob- stances, ce luy seroit une grant perte aussi et une moult grief ve aventure. Sy en parla à son conseil et s'advisa sur le plus expédient ; et trouvant que à l'un et à l'autre pourroit bien suffire et entendre à tous deux, délibéra son partement de devant ses ennemis et d'aller recevoir le

78 CHRONIQUE

duché de Brabant ou de voir au moins ceux qui luy en voudroient donner empescliement. Avoit avecques luy moult haute et noble chevalerie beaucoup, en qui il se fioit de vaillance autant qu'il en estoit au monde. Avoit les deux contes angles d'Arondel et de Hontiton , deux vail- lans chevaliers et sages et bien grandement accompa- gnés. Avoit aussi de ceux de son ordre une quantité avec- ques luy qui moult estoient fiables et chevaliers de haute conduite , comme messire Jacques de Brimeu , un bien notable chevalier, longuement esprouvé, marischal main- tenant de son ost, le seigneur, de Créquy, messire Hue de Lannoy , messire Baudo de Noyelle , le seigneur de Sa- veuse et autres capitaines pluseurs en qui se osoit bien attendre de son honneur. Mais n'y estoit pas le chef de tous eux et celuy en qui le plus se vouloit fonder : c'es- toit messire Jehan de Luxembourg, conte de Ligny, qui portoit lors le fès des frontières sur les marches de deçà. Celuy s'en estoit allé es marches de Soissonnois et n'estoit point devers luy maintenant. Par quoy hastivement le manda, luy signifiant que, toutes choses laissées darrière, venist devers luy avec le plus que pourroit tost là, il reçut, avecques les deux contes angles et le rema- nant des bons chevaliers de son ordre , la charge et gou- vernement de tout l'ost et la conduite du tout et sur tout qui y cherroit à faire, au plus près de l'honneur et du profit. Et à tant avecques Testât de son hostel partit et vint à giste à Noyon, la duchesse sa femme avoit esté tousjours jusques à maintenant quant de se partit et s'en alla au pays d'Artoys, et luy s'en alla par ses journées jusques eu sa ville de Lille, sur les affaires qu'avoit devant les mains, il se conseilloit avecques ses sages, et faisant faire ses habillemens de dueil, se disposa à aller

DE CHASTELLAIN. 79

recevoir ce que à luy appartenoit, la duché de Brabant en laquelle trouveroit des faveurs largement , ce savoit bien, avecques aucunes contrariétés dont il seroit bon maistre à l'aide de ses amis, comme plus à plein sera donné à congnoistre cy-après en la récitation des choses com- ment elles ad vinrent. Sy est licite assavoir que Margue- rite, fille au bon duc Philippe de Bourgongne et sœur au duc Jehan, mariée jadis au duc Guillaume de Bavière, conte de Haynault, de Hollande, etc., vivoit encore et s'ajjpelloit en celuy temps douagière de Haynault , pour cause que sa fille Jaqueline de Bavière estoit dame et héritière des pays de son père le duc Guillaume , qui ne laissoit nuls hoirs autres après luy. Sy estoit ceste dame douagière fille à dame Margriete de Flandres, de qui suc- cession, comme vraye et seule héritière et ducesse de Bra- bant, la duchié de Brabant estoit descendue et donnée pour partage au second fils du duc PhilijDpe, nommé Antlioine, frère de père et de mère à ceste dame douagière de Haynault , duquel Anthoine vinrent deux enfans masles, depuis duc de Brabant l'un après l'autre, le premier nommé Jehan et l'autre Philippe. Cestuy derre- nier trespassa , qui tous deux ne laissèrent nuls hoirs de leurs corps légitimes. Or, vouloit dire ceste duchesse Mar- griete douagière , qui encore toute seule au monde re- présentoit le ventre de sa feu mère , la contesse Margriete de Flandres, duchesse et vraye héritière, dame de Brabant, dont tous les autres ses cousins et cousines estoient eslon- giés et elle seule demeurée fille du ventre à qui Brabant appartenoit, que elle devant tous les autres du monde, cousins et cousines eslongiés et fuis beaucoup du tronc, devroit succéder es biens et seigneuries qui estoient par- ties sans contredit nul du ventre dont encore se repré-

80 CHRONIQUE

sentoit fille, et que par celle raison la duché de Brabant avecques les appartenances, en droit et en équité luy de- vroit appartenir, et y devroit estre reçue paisiblement comme vraye dame héritière devant son nepveu, qui n'estoit que cousin germain du trespassé et qui n'estoit pas fils d'héritier, ni d'héritière, mais fils tant seulement de fils d'héritière, et elle fille seule vivant de la principale héritière sans moyen. Par quoy pluiseurs faveurs et as- piremens se donnoient avecques elle , et en naissoient altérations grandes au pays de Brabant entre les bonnes villes et les subgects et vassaulx d'iceluy, qui pouvoient tourner à g-rant difficulté en fin, qui n'y eust remédié par seur et par bonne résolution en tout ; car, si le droit de la duchesse douagière avoit apparence et couleur de grant équité, non moins avoit vertu le droit de cestui duc qui s'en tendoit à faire possesseur et vray héritier, parce qu'il s'alléguoit et se présentoit seul prochain hoir masle du tronc et fils seul de celuy, s'il eust vescu, qui estoit chef et aisné de tous et le vray principal héritier de tout le ventre de sa mère, dont maintenant il représentoit le per- sonnage plus droiturièrement , ce disoit , que une fille qui maintenant estoit vielle vefve , en terme de non pou- voir avoir jamais nuls enfans et qui n'estoit pas propre à régir une telle duché si fameuse et si haute, sans mary, et de qui, quant elle en auroit esté en possession, sy con- venoit-il qu'il en devenist son héritier. Sy n'estoit pas mer- veilles si il se vouloit avancier devant elle en la possession, quant le droit et le titre qu'il mettoit avant, se monstroit de si grant couleur et effet comme l'autre , lequel ne pouvoit tourner à tel fruit, ne à tel bien publique, toutes choses bien arguées et débattues , comme faisoit le sien, combien que l'autre y eust pu mettre des empeschemens

DE CHASTELLAIN. 81

beaucoup par le débattre en procès, à quoy envis puissance de haut prince s'attent toutesvoies, quant [par] la clarté de droit et de quelque expédiente utilité mieux faite que laissée, il y peut mettre main, attendu que telles choses se font en grant délibéré et mur conseil de sages preud'- hommes gens et clercs , que les princes ont emprès eux et doivent avoir, et non pas par volenté légère consem- blable à tyrannie, qui à nul prince de vertu, ne de bonnes mœurs ne seroit à prisier.

Or estoit ceste duchesse douagière en sa ville de Quesnoy , elle faisoit sa résidence de tout temps, et luy fut an- noncée aussi la mort de son nepveu le duc de Brabant. Sy parla à aucuns de ses chevaliers qui emprès elle estoient et en quels moult se fioit, et leur demanda conseil et advis sur ce que bon leur sembleroit à faire en ceste matière. Entre lesquels aucuns ayans ouy le droit et le titre que elle leur remonstroit si bel et si vif, luy donnèrent conseil de procéder outre et de contendre à la possession. Autres aussi qui plus veoient parfont et considéroient le temps qui régnoit et les personnes différentes qui contendoient à un bien, nonobstant le bon droit que elle y pouvoit avoir, jugèrent grant difRculté en ceste matière et que à bien dur, ce leur sembloit, parviendroit à ce que elle deman- doit ; car femmes volontiers en tel cas perdent leur ques- tion quant elles n'ont qui la responde. Or n'avoit-elle pro- chain qui la respondist que cestui seul duc son nepveu qui estoit son contraire en ce cas ; par quoy il sembloit à ceux de ceste opinion que mal viendroit à chief de ce que elle désiroit, entendu aussi que jeusnes princes en leur venir sont tousjours plus agréables au peuple et à puis- santes provinces et pays que ne sont femmes, espéciale- ment vielles, sans mary et sans deifendeur, et esioit cestuy

82 CHRONIQUE

un prince puissant , voisin marcliissant tout à l'environ (le Brabant, par lequel ils pourroient estre refait quant l'auroient à seig-neur, et par lequel aussi, quant autre se voudroit bouter en possession devant luy, ils pourroient recevoir beaucoup de grans inconvéniens ; et ne pourroient enfin fournir contre luy, pour ce que trop estoit puissant et prince de trop grant venue en temps advenir. Toutes ces clioses icy estoient arguées devant ceste dame, au Quesnoy , qui oncques toutesvoyes ne se desmut pour tant de sa contendance, mais ployant au conseil de ceux qui luy louoient son droit estre bel et cler, envoya tantost àj^luseurs bonnes villes du pays de Brabant, ensemble de- vers aucuns des nobles et des vassaux du pays, pronon- cer son droit et la jDrocliaineté que devoit avoir sans contredit en la succession de son nepveu défunt , le duc Philippe, leur feu duc. Par quo}^ eux estans advertis de la vérité du cas quel il estoit, leur requist en forme de droit et de justice et de toute raison humaine et divine, que ils se voulsissent adviser à la recevoir comme leur vraye droiturière héritière dame, comme non ayans autre vra}" hoir, ne successeur, et que en luy portant faveur et affec- tion comme dévoient, ils voulsissent expulser et rebouter tout autre du monde qui y pourroit ou voudroit conten- dre en son préjudice, car n'avoit nul qui droit y pust avoir devant elle, si droit devoit avoir son cours pour chascun. Lesquelles informations envoyées secrètement en pluseurs lieux, comme j'a}^ dit, donn oient occasion de di- verses murmures au pays et de diverses secrètes rumeurs qui pouvoient engendrer division, si par sens et propre discrétion des sages, mesmes du pays qui tout dévoient considérer et peser, on [ne] les eust remédiées et estaintes et déduites à une fin et conclusion bien hasti^'e : c'estoit

DE CHASTELLAIN. 83

qu'on reçust et qu'on acceptast un prince de qui on pour- roit estre gardé et deffendu et maintenu en paix, et en qui baston autre prince, voisin, ne loingtain n'osast mordre ; c'estoit le duc de Bourgongne, de qui le droit apparoit cler assez et estoit du vray tronc du pays et de la seigneurie, prince doubté et fameux le plus de France et venant direc- tement de l'espèce, de père à fils. Cestui-là estoit celuy, ce sembloit aux sages et aux nobles, de qui ils pouvoient estre refaits et gouvernés en toute haute félicité. Et -pav tant, quelque faveur que la dame douagière y pouvoit trouver en couvert, sy ne pouvoit-elle tourner à grant effet, pour ce que l'autre, son nepveu, y avoit encore plus grant et que sa puissance estoit trop plus roide et plus redoubtée que la sienne. Et par ainsi le duc adverty de tout, estant encore à Lille et ayant pris le dueil de son cousin trespassé, se mist en chemin pour venir vers Bra- bant et pour en prendre la possession il appartien- droit.

CHAPITRE XXVIII.

Comment le duc fut partout reçu à grande joye et solempnito ; et comment la duclicsso douagière se tint à moult grevée.

En ceste manière que avez oy, entra le duc de Bourgon- gne en la possessiT)n de Brabant, et fut partout reçu duc comme ses devanciers, dont grant joye et solempnité furent tenues par toutes les villes et entre les haulx vassaux et nobles du pays, dont les aucuns l'avoient bien servi, espé- cialment le seigneur de Wezemale, comme dit est dessus; mais à qui que ceste haute félicité tournast à joye, [elle fut] à la ducesse douagière à dure cuisance, par ce

U CHRONIQUE

qu'elle se trouva reboutée de son droit par plus fort d'elle et que elle ne pouvoit trouver manière de remédier à la puissance de son contraire qui estoit paisible duc de ce dont elle entendoit mesmes devoir estre duchesse. Sy s'en tint à moult ennuyée en cœur et en ses secrètes do- léances à part à moult injuriée et grevée par son nepveu, qui premièrement, ce allég-uoit, avoit empescliié à sa fille la ducesse Jaqueline sa francise de mariage avecques le duc angles de Glocestre et mouvant guerre en ses pays de Hollande et de Haynaut, l'avoit mise en sa tutelle et s'estoit fait bail et gouverneur de tous ses pays par puis- sance; et maintenant la seconde fois, après avoir fait de sa fille ce que bon luy sembloit, vint pareillement user de violence et de force sur la mère et la priver de son apparte- nir; laquelle chose, avec ce que la vielle cuisance n'estoit pas sanée encore, ceste-icy encore la remettoit en plus aigre passion que n'avoit esté jamais, et elle avoit esté rappaisable premier par espace de temps et par belles remonstrances causées en raison, maintenant devint toute enflée de venin et de fureur et se bouta en toutes machi- nations mortelles àl'encontre de luy, par appétit de ven- geance, pensant que, elle estoit foible en puissance de résister, elle se vengeroit une fois, ou court ou long, par engin de malice. Car savoir faut que en la terre n'a- voit dame nulle de si fier courage que elle estoit, ne de si dur ennemi cœur, elle vouloit mal ; et vouloit bien donner à congnoistre qu'elle estoit fille d'un fils de roy de France, partie d'un tel tronc que pour elle on devoit faire ou laisser et que elle estoit bien digne de joyr de ce qui à elle appertenoit, et par ainsy [qu'on] congneut la nature et condition d'elle et la très-haute prochaineté qu'avoit au royal tronc. Non merveilles, si en sa féminine fureur elle

DE CHASTELLAIN. 85

prist diverses ymaginations bien aguës à l'encontre de son nepveu, lequel elle maintenoit estre son torfaicteur, combien que point ne l'estoit à la vérité , mais y procéda et avoit fait tousjours par grande et mure délibération de raison et de conseil de tous ses pays, sans riens faire, ne vouloir entreprendre par manière de tyrannie, ne de con- voitise, ny par aucune espèce de mauvaistié, fors en évi- dente nécessité et sannation de bien publique, respondable devant Dieu et devant les hommes par le monde univers, il pou voit estre débatu, comme plus à plein sera dé- claré cy-après, en tant qu'il touche ceste duché, et comme amplement est assez remonstré par ci-devant en tant que toucher peut la conqueste de Hollande et les pays de sa fille. Mais comme cœur de femme n'est pas rapaisable de légier, il s'est bouté eu obstinée opinion, et que sou- vent l'ennemy s'y entreboute pour traire de .sa fureur quelque mauvaise œuvre, ainsy en long décours de temps après ceste saisine prise , le feu de venimeuse pensée se couva tousjours en ceste dame jusques à venir au point de vouloir mettre à exécution son long proposement en son nepveu par affection de vengeance , en quoy elle cuisoit et n'en pouvoit guérir. Dont ne diray plus pour l'heure présente jusques au terme que le c§s y servira en son pro- pre lieu , un noble escuier, son serviteur , accusé d'un mauvais entreprendre, fut pris et décapité pour elle en la ville de Mons'. Mais à tant je couppela matière et

Chastellain fait ici allusion au supplice de Gilles de Postelles, sor- ■viteur de la comtesse de Hainaut, qui fut accusé en 1433 d'avoir voulu assassiner le duc de Bourgogne à la chasse.

Le récit de la chronique de La Haye offre d'autres détails : « Depuis « ot ung- tournoi cryé en Hainnau par le duc Philippe, il y ot « moult grant assemblée, et à celle assamblée firent lesdites dames « (la comtesse de Hainaut et Jacqueline de Bavière) marehiet de oc-

TOM. II. 6

86 CHRONIQUE

retourne devant Compiègne, le siège s'estoit mis le plus estroit que faire se pouvoit, et les assiégeans et les assiégés en continue labeur, jour et nuit , l'un contre l'autre, en toute mortelle inimitié et aigreur.

CHAPITRE XXIX.

Comment le conte de Ligny reçut la charge du siège de Compiègne.

Sy est vray que, après que le conte de Ligny avoit reçu la charge du siège de ceste ville de Compiègne, qui lui estoit une chose de grant poix, moult efforcéement se traveilla jour et nuyt que tant il pust faire que son maistre , qui lui avoit recommandé un si haut cas , pust tirer fruyt au moins et joyeuses nouvelles de son service, et que tout absent qu'il estoit, il pust parvenir à celle gloire que, par la main d'un sien serviteur subget, il obtenist victoire sur ses ennemis, tels encore qu'estoient ceux-icy les assiégés. Sy fit ledit conte maints tours et di- vers allers et venir, çà et là, pour espyer tousjours et aviser manière en quoy finablement on pourroit venir au-dessus de ceste ville et la mettre en subjection ; et en subtillant mesmes à par luy, demanda conseil aux uns et aux autres, à tous les chefs de guerre qui estoient, de ce que plus leur sembloit expédient et plus abrégeant pour

<- cliir le duc Philippe à vmg nommé Gille de Postelles, noble homme « de linaige et de nom, et s'estoit monstre en pluiseurs affaires fort « coraigeux. Ce Gille de Postelles fut pris et accusé de volcir murdrir « le duc Philippe par ung tret envenimé tiré d'ung crennequin d'achier « dont la verge n'avoit que ung piet de long... L'uissier qui mist la « main sur luy, se perchut qu'il avoit mauvaise volenté. Ilfutacques- a tionné : sy congnut son cas. »

DE CHASTELLAIN. 87

venir à leurs fins, car encore u estoit jDas proprement assié- gée la ville que d'un costé, et pouvoient de l'autre venir vi- vres et provisions autrement aux assiégés , parce que la deffense n'y estoit pas suffisante. Sy fut avisé que cause] du peuple qui y estoit, il estoit mal possible de clorre la ville en siège, pour ce que grande estoit et dangereuse en ce cas, pour cause de la rivière, mais en une forte bastille faite devant la maistresse porte, au lez devers la forest, et ceste-là bien garnie de vaillans gens, on la pourroit bien mettre en grand destroit de famine et d'autres povretés beaucoup. Sy fut ladite bastille mise en œuvre à coup et à force de gens tant menée avant que estoit forte assez et logeable. Et se logea dedens messire Jacques de Brimeu, mariscbaldel'ost, le seigneur de Créquy, messire Florimont de Brimeu et trois cens combattans avec eux, gens de grant hardement avec lesquels, en long décours de temps que se tinrent, furent faites maintes molestes à ceux de dedens, et pluseurs très-fîères et bien dures envahies devant leurs murs, les assiégés valereusement se portèrent et se présentèrent à l'escarmuche toutes les fois que besoin fai- soit, comme gens non esbaliis. Mais ce que plus les estrai- gnoit de près , c'estoit que le passage de tout secours de vivres leur estoit clos par ceste bastille et que les vivres leur estoient si estroits avecq eux que bien en quatre mois passés n'en avoit esté vendus nuls en publique marchié, tant en y avoit escliarseté. Parquoy, quant se virent menés à ceste nécessité, ne savoient autre remède fors d'escrire, comme gens tous désolés et hors d'espoir, au marischal de Bousac et au conte de Vendomme et aucuns autres , que entendre voulsissent à leur secours et délivrance, ou au- trement, si en bien brief ils n'y remédioieut, la ville et leurs vies estoient en dangier et presque impossible que par

88 CHRONIQUE

nulle vertu, ny effort pussent plus résister h l'encontre des Bourgongnons qui à tous lez les traveilloient par dehors, et par dedens les destraignoient de famine et de povreté, car n'y avoit lieu par on pust vuyder, ne recevoir vivres que à celuy endroit il n'y eût bastille ou petite ou grande en leur contraire, comme Guy de Roye, un escuier de grant pris, qui en gardoit une sur la rivière , au lez vers Noyon, et un nommé Cannart, avecques autres Genevois arbalestriers, ensemble aucuns Portugalois, qui en gardoient une autre, sans la grant bastille qui estoit devant le pont et sans les contes anglois qui estoient à Venette et le conte de Ligny mesmes, le gouverneur de tout, qui ne dormoit pas il estoit, en son logis de Eéaulieu. Ceux-icy tous ensemble avoient le regard tant aspre sur eux de dedens et tant les tenoient en destroit que c'estoit pitié de leurs cas. Et n'eust esté certes que leur fortune n'estoit pas si mauvaise comme ils doubtoient par demeurer aucun temps en. telle indigence, il leur eût fallu rendre leur vie et ville en mercy; mais fortune en disposa autrement en son secret conseil , au rebours des ymaginations des deux parties, quant aux oppressés, cui- dans estre vaincus et recrans ' en leur povreté, elle envoya délivrance, et aux oppressans, cuydans vaincre et subju- guer , reboutement mesmes et racbas de devant eux. Comme il pourroit estre, pour aucunes secrètes causes et raisons, il plaisoit à Dieu pour l'heure d'alors souffrir à venir en supportance du roy françoys, qui trop à l'aven- ture eust esté grièvement blessé en la perte de ceste ville, qui tant l'estoit fort sans recevoir ce coup que riens n'y {estoit à peine , si mort non ou reboutement de son

'• Recrans, recréans, réduits à s'humilier devant le vainqueur.

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royaume ; à quoy ce duc , tout ennemy qu'il estoit, onc- ques toutesvoyes ne contendist, ne n'y mist peine, mais par diverses fois et en pluseurs lieux oii il veoit matière disposée à ce pouvoir faire virtueusement, s'en est con- tenu en pitié et s'en est espargné par compassion du noble royal sang, vray héritier, comme non mes langages, ne mes escriptures tesmoignent de sa personne, mais ses hautes maintes singulières œuvres apprennent et démons- trent en leurs lieux, qui bien sont à noter.

Sy estoit ores le mois de septembre, que les assiégés commençoient à sentir ceste destresse et que povreté les commençoit à poindre au vif, dont plus alloient avant les jours, plus se trouvoient eslongés de confort, car n'y a voit nul en leur party encore à celle heure qui pust remé- dier en leur meschief , si ce n'estoit par langages et con- fortations, et promesses sans effet, pour ce que difficile chose estoit à lever un tel siège, il y avoit tant de vaillans esprouvés chevaliers de grant fait et tant de no- bles et bons capitaines en gouvernement de l'ost, qui ne faisoient point à esbahir si n'estoit par coup de hazart qui ne vient point quant on veut. Sy s'en déportèrent Fran- çoys au plus beau qu'ils pouvoient, comme envis que ce fût toutesvoyes, et eux bien confians en la vaillance de Guil- laume de Flavy et des autres ses aidans. Pluseurs vail- lans nobles hommes espéroient que plus longuement que pourroient, ils se deffenderoient et ne se renderoient vain- cus, pendant lequel temps Dieu, se disoient-ils, par quel- que estrange manière, comme il avoit fait à Orléans, les pourroit bien délivrer icy de ce destroit, comme souvent, quant l'on cuide estre au plus bas et au plus près de mes- chief, on se treuve soudainement prochain de sa félicité et bon eur ; mais posé que au siège des BourgongnoUvS

90 CHRONIQUE

n'osoient encore toucher Françoys et laissoient couler temps ailleurs ils pouvoient faire exploit, soingneu- sement certes labouroient et veilloient à leurs ennemis au lez devers eux et mettoient peine à payer semblablement, par semblable gaster pays pour pays, ville j^our ville, pendre pour tuer, prendre icy pour prendre et faire tout du mesme que on leur fit et que on leur monstroit devant eux. Et mesmes le mariscbal de Bousac, Potton de Sainte- Treille et messire Tliéaulde de Valpergue, accompagnés de pluseurs autres capitaines et bonnes gens beaucoup, un jour pour soubstraire à ceux du siège ce que pourroient avoir de confort et de soustènement , vinrent sur la ri- vière d'Oyse assiéger une place nommée Pressy, que le bastard de Cbevreuse gardoit atout quarante-quatre com- battans, lequel par armes, ne par vigoureusement soy def- fendre, ne pouvoit tant faire que en brief terme il ne ren- dist sa place conquise et rendue en leur volenté , et les deffendans aussi. Dont il advint ainsi que, quant ils se venoient rendre en bas en la mercy de leurs conquéreurs et en espoir de grâce, aucuns felles et envenimés courages encontre ce party-là, par espécial valets, guisarmiés ' et telles manières de gens les découpèrent et tuèrent sans pitié et mercy nulle, et mirent tout à l'espée ce que y estoit, au moins la pluspart, et la place démolirent jus- ques au fons, dont, non assouffis encore, tirèrent outre devers aucunes autres places de celuy endroit que les Bourgongnons tenoient, comme Catlieu, le fort mous- tier de Moncy et autres ; lesquelles , toutes prises et submises en leurs mains, firent pendre les deifendeurs d'icelles, gentils gallans de guerre beaucoup, dont pitié

' Gtmarmiés, soldats armés d'une lance nomméç guisar me.

DE CHASTELLAIN. 91

estoit et dommage graut de le voir ; mais onques pour- tant, pour approches nulles que fissent au siège de leurs ennemis, n'entreprirent riens sur eux, ne ne firent sem- blant d'y vouloir riens entreprendre , comme si riens ne leur en eust esté; car peut estre que l'heure n'estoit pas encore venue, ou que leur puissance n'estoit pas à ce en- core bien disposée, comme il siet à sages guerroieurs user souvent plus de sens que de force, et soy monstrer tardif et court par fois pour plus venir à utilité d'un long hardement.

Que diray-je pour gloire de l'un, l'autre ne doit avoir portion et jiart, quant en toutes les deux par- tjes, avoit œuvres de singulier los, en l'une par vaillam- ment soy contenir en siège, et en l'autre par vaillamment soy porter en sa destresse et en povreté par courage non vaincu, comme j'ay dit que avecques les jours leur croissoient plus et plus leurs misères, et se diminuoient tous et tous vivres avecques eux, et néantmoins conve- noit-il monstrer courage et soy deffendre à plat ventre, dont la bataille estoit plus aspre contre la rage de faim que contre l'assaut de leurs ennemis, dur faisoit entendre à tous deux. Or requéroient-ils secours à chas- cun, et à tout le monde ils pensoient trouver confort, annonçoient leur povreté estroite, huy cy, demain là, et par tant et par si longues fois que le tarder les menoit jusques au désespoir, car estoit sur la fin d'octobre, cinq ou six jours devant la Toussaints, depuis le commen- cement de may jusques alors, que avoient esté assiégés. Par quoy le plus continuer sans autre espoir leur estoit un dur ennuy ; et non merveilles, car nature n'a point de pouvoir, nécessité ne peut avoir loy, et il convient soiistenir les haulx dangiers par vertueuses vies,

92 CHRONIQUE

il convient bien que les vies doncques soyent soustenues et nourries par vivres compétens; lesquels, quant ils faillent, vies déclinent, et cessent vaillance et courage : en cest estât estoit-il à ces assiégés françoys que ne sa- voient quels tours penser pour entretenir leurs corps ou pour sauver leur honneur, quant de tous deux estoient en soussy plus que assez.

CHAPITRE XXX.

Comment les Françoj-s orent en consel de rompre le siège de Compiègne.

Or avoient tenu les Françoys conseil ensemble sur le secours des assiégés en ceste ville de Compiègne, dont la ferme constance en telle misère leur donnoit pitié beaucoup , et ne pouvoient bonnement , leur honneur gardé, plus tarder en leur secours. Par quoy, en nombre de quatre mille, par un mardi devant la Toussaints, vin- rent logier à Verbrie, à deux lieues près des assiégeans, ayans pour leur chief le comte de Vendosme, le marischal de Boussac, messire Jacques de Chabannes, Pothon de Sainte-Treille , le seigneur de Longueval , messire Ri- gault de Fontaines, messire Loys de Waucourt, Alain Giron et plusieurs autres vaillans nobles hommes dont les noms ne se peuvent tous réciter. Or avoient les assié- geans par aucun temps devant, veuillans pourvoir à ren- contre de leurs ennemis qui pourroient venir sur eux, fait couper une grant multitude d'arbres de la forest et ceux-là semés et espars et au travers de tous les chemins et de toutes les addresses enmy celle forest, et rompu les chemins et passages par multitude de fossés

DE CHASTELLAIN. 93

faits en divers lieux afin de non y pouvoir passer qu'à grant dangier et destroit. Sy en avoient Françoys esté advertis et s'en estoient pourvus à l'encontre, car avoient amené avec eux multitude de paysans à tous divers os- tieulx ' servans à leurs nécessités et propres pour remettre en point les chemins rompus et empeschiés par les Bour- gongnons et faire voye aysée pour passer devers eux, car leur désir estoit d'envahir leurs ennemis par bataille, ou par efforcement de vertu avitailler les assiégés et eux bouter dedans avecques eux une quantité, car avoient amené vivres avecques eux compétamment assez pour une espace de temps.

Quant Françoys doncques estoient arrivés à Verbrie et et que estoit vespre, celle nuyt se tinrent ensemble, avisant de ce que faire leur conviendroit au matin, car avoient dure entreprise, ce savoient bien, et bien dange- reuse pour mener à chief. Sy leur besognoit tant plus subtilité et conseil ; mais estoient tous expers de leurs mestiers et les plus expérimentés de leur party en froit et en chault et en toute agùe et estroite fortune. Or estoient venues les nouvelles jusques aux Bourgongnons, ce mardi au soir propre, que les François estoient à Verbrie pour les venir combattre le matin. Sy se mirent ensemble les trois comtes, et tous les capitaines avecques eux, pour aviser ce qui seroit de faire et comment on se disposeroit à rencontre d'eux, car moult se tenoient à reconfortés de les recevoir et de soy trouver en la meslée avecques eux, comme gens qui de tout temps du monde sont naturel- lement enclins à bataille, souverainement à pied, les grandes ruynes se font, mais en icellui conseil cheurent

Ostietdx, outils.

U CHIIONIQUE

diverses oppinions contraires l'une à l'autre entre les barons, car vouloient les uns que on allast au-devant des ennemis les quérir mesmes et combatre à Verbrie, autres de contraire oppinion vouloient non bouger de leur lieu et estre assaillis mesmes en leur fort, disans que, si de gaires eslongeoient de la ville pour aller au-devant des autres qui venoient sur eux, les assiégés qui demouroient dar- rièreet estoient ennemis comme ceux de devant, pourroient saillir dehors franchement et venir donner des affaires beaucoup à ceux qui seroient demourés es bastilles, par quoy leur fait pourroit estre mis en grant aventure et follement en dangier, ou du moins se pourroient sauver les assiégés si vouloient , et eulx enfuyr si peur ou nécessité les contraignoit à ce faire : sj en seroient moc- qués après et escbarnis les assiégeans. Autres disoient que le plus convenable estoit de garnir bien les bastill^es de bonnes vaillans gens suffisamment et qu'atout le re- manant qui resteroit de gens, on se mist en bataille de- vant les ennemis, ne trop long, ne trop près, droitement entre la forest et le logis du comte de Ligny, car par estoit-il apparant que les ennemis dévoient venir. Sy fu- rent oyes toutes ces oppinions et arguées et débattues d'un costé et d'autre et tournées à tous entendemens ; mais finablement fut tenue plus prouffitable ceste dernière par aucunes autres conditions adjoustées ; c'estoit que les contes de Hontiton et d'Arondel passeroient la rivière à pied par-dessus le. pont qui y estoit fait et se viendroient joindre avecques le comte de Ligny au dehors de Réau- lieu et laisseroient leurs chevaux en l'abbaye de Venette, et pareillement en l'abbaye de Réaulieu laisseroit le comte de Ligny et toutes ses gens leurs chevaux et se retire- roient en ladite abbaye aussi tous chariots et charettes,

DE CHASTELLAIN. 95

vivres, marclians, et tous tels bagages, sous la garde de messire Philippe de Fosseux et du seigneur de Colien, et avecq ce que garde fût laissée bonne et suffisante pour deffendre le pont contre ceux de la ville à l'aventure si vouloient faire nulles saillies par sur le logis. Les- quelles toutes choses ainsi ordonnées, fut conclud de les bien entretenir et de les mettre en œuvre chascun en droit soy, et sur cela se départirent d'ensemble les seigneurs, et s'en ala chascun coucher tout armé celle nuyt.

Or avoient les deux frères^ de Brimeu, m"essire Jacques et messire Florimont, avec le seigneur de Créqui, main- tenu tousjours la bastille qui respondoit à la forest et qui jamais n'a voit esté parfaite proprement. Sj la tenoit-on estre en si bonne main que de change n'y falloit point, excepté que, pour peur des aventures et des affaires qui leur pourroient suryenir, on y mist crue de gens jusques au nombre de quatre cens combattans en tout, qui estoit assez, ce sembloit, pour soustenir un grand fais, jusques à recevoir secours quand besoing seroit, lequel leur fut certiffyé et promis d'estre baillié quant ils verroient aucun signe de nécessité par coups de canons ou autrement. Sy y avoit encore une autre grant bastille devant le pont, que gardoit messire Baudo de Noyelle, et deux petites sur la rivière, lesquelles toutes furent laissées en leurs gardes, et commises à estre bien maintenues sur bon espoir de victoire, dont n'y avoit celluy qui bien et vaillamment ne se acquitast en sa charge et qui ne montrast bien, avant que le jeu départist, que char ' de Bourgongnon et de Picard n'estoit pas molle en adverse fortune, mais fière et de grant pris, et aussi leur fist bon besoing, car estoient plus

' Char, chair.

96 CHRONIQUE

près de leurs meschiefs qu'ils ne pensoient, comme les aventures du monde portent et viennent sauvagement sur les peuples et nations, huy de perte, demain de gai- gne; et sont aucune fois les plus belliqueux et les plus robustes vaincus et mattés, et aucune fois les plus con- fians en leur fierté et vigueur les plus humiliés sous les moins parans par un si de malheur qui leur vient , ne savent comment, jusques à tant que l'expérience de leur fortune leur fait cognoistre leur faute, souvent pé- chié œuvre ou autre secret vouloir de Dieu, en quoy ne veul plus avant tencer, de peur de mesprendre en si haulx jugemens.

CHAPITRE XXXI.

Comment les François assaillirent les bastides des assiég-eans.

La nuyt de ce mardi passa en bon guet tout par tout ; et vint le mercredi que les Françoys, dès le point du jour, entrèrent à cheval, et prenans avecques eux les vivres que apportés avoient pour avitailler la ville, vinrent tout droit celle part estoient leurs ennemis, en belle fîère ba- taille, tous à cheval , avecques aucun nombre de piétons, qui n'estoient point de grand fait. Or, s'estoient les contes angles et celluy de Ligny, avecques les nobles seigneurs de Picardie plusieurs, mis en bataille aussi à rencontre de leurs ennemis, comme enmy-voye de Eéau- lieu à la forest par les Françoys dévoient venir. Sy porta ainsy l'aventure que les deux batailles s'entrevyrent front à front de l'un l'autre, et avoit assez bonne grant distance entre deux, par quoy, quant François perçurent leurs ennemis estre tous mis à pié et qu'en semblant ils

DE CHASTELLAIN. 97

ne demandoient que le joindre eusamble, Françoys visans à cautelle et à vaincre par sens, s'arrestèrent tout quoy en leur lieu, qui estoit joingnant la forest à l'un des bouts, et de regardans la manière des Bourgongnons se longè- rent d'une pièce pour voir leur contenement. Quant donc- ques les comtes angles et de Ligny, ensemble les seigneurs picards, virent ceste manière des Françoys qui tout arrestés se tenoient en bataille sans faire semblant nul de combattre, durement en furent courroucés en cœur, et voyant que mesmes ne seroient requis et que les autres faisoient semblant de varier, conclurent tous d'un haut fier courraige de marcher mesmes avant à l'encontre d'eux et les aller assaillir ou au moins leur présenter le hurt ' si de près que honte les constraindroit à y venir, Sy mar- chèrent avant d'un grant cœur. Et tousjours se tinrent quoy Françoys pour les faire plus eslongier de la ville ; car ne visoient, comme j'ay dit, que à subtilité et cautelle qui est mère des victoires , et Bourgongnons et Angles que à fierté et vaillance de couraige par lesquels ils cuidoient vaincre et prévaloir. Sy en furent décheus, car si tost que estoient venus si près que pour cuider joindre, Françoys à coup planèrent de costé et fuyrent la bataille et donnans de l'esperon vinrent courant vers la ville et gaignèrent le champ entre la ville et eux. Sy estoient Bourgongnons et Angles allés si avant et si eslongiés de leur logis que à grant dur et ennuy leur tournoit retirer à pied si armé qu'ils estoient , avecques la paine qu'ils avoient eue d'estre allé de pied si avant, qui estoit double mal. Par quoy tous esbahis et débarretés congneurent que déçus estoient et que subtilité aucune fois vaut bien grand

' Hurt, lutte, clioc.

98 CHRONIQUE

liardement. Mais quoy qu'il estoit du cas, il se falloit re- conforter en son aventure et essayer sa fortune par un autre endroit, ce disoient. Ainsy tout hastivement, faisant de nécessité vertu, retournèrent vers leurs ennemis fière- ment en bataille, qui n'estoit pas sans travail; car beaucoup en estoient loings, et pendant le temps qu'ils mettoient à retourner dont ils estoient partis, Françoys froidement avisoient de leurs affaires et se préparoient à recevoir les Bourgongnons leurs ennemis venant contre eux. Et voyans eux estre en l'avantage d'entre la ville et leurs ennemis, firent partir deus cents combattans à coup atout les vivres que avoient amenés, et les envoyèrent dedans la ville, leur commandant que sitôt que les vivres se- roient en lieu sauf, que avecques ceux de la ville ils retournassent dehors et livrassent assaut à la bastille, et Potton leur viendroit à secours, à trois ou quatre cents combattans, par le grant chemin de Pierrefons, tout droit au devant d'eux, Sy en fut fait tout ainsi comme devisé, et les vivres et ceux qui les menoient, partirent, et les boutèrent dedans à la plus grant joye que se pourroit dire, tant pour leur délivrance que veoient devant leurs yeux, comme pour l'appaisement de leur rabieuse ' faim qui estoit en terme de rendre.

Or estoient Bourgongnons arrière retournés au lieu oi^i ils trouvèrent les Françoys en bataille, tousjours à che- val. Et avoient les Françoys continuellement les yeux sur ceux que avoient envoyés vers la ville atout les vi- vres , désirant sur toute rien que ne faillissent d'avi- tailler les povres assiégés , qui estoit leur principale intention, dont, si quelque bonne aventure leur pouvoit

' RaMeuse, furieuse, violente.

DE CHASTELLAIN. . 90

venir au surplus, cela leur seroit d'avantage, ce pen- soient. Et pourtant, comme j'ay dit, ayant tousjours l'oeil au sens , ne visèrent si fort à combattre comme ù conduire bien leur entreprise, pensant que d'un avan- tage ils viendroient à l'autre. Et Bourgongnons et Angles qui ne chercboient que la bataille et mettre en la disposi- tion de fortune la victoire de tous les deux , marchèrent tousjours à rencontre de leurs ennemis, comme pour les constraindre à combattre. Mais Françoys qui ne clierchoient point ce que les Bourgongnons désiroient (c'estoit de com- battre à pied), ne firent riens que livrer escarmuches aux- dits Bourgongnons pour les amuser tousjours et tenir en travail, afin de venir à leur intention : c'estoit que ceux de la ville vuydassent dehors, comme il leur estoit mandé, et joints avecques Pothon pussent assaillir la grant bas- tille, laquelle, si par force la pouvoient emporter, ce leur seroit assez exploit pour celluy jour. Mais pour monstrer toutesvoyes que en eux avoit assez hardement, mainte belle et gaillarde escarmuche livrèrent à leurs ennemis pour les cuider faire désemparer. En quoy archers et hommes d'armes acquirent du los beaucoup , entre les autres le comte de Vendosme avecques foison de bonnes gens s'y essaya une fois, cuydant rompre dedans eux et fut rebouté jusques en dedans ses barres, bien estroit, sans que nulle des deux batailles toutesvoyes se désemparast, car toutes deux se tenoient sur leur garde l'une contre l'autre et marchandoient toutes deux. Mais ce qui venoitau contraire aux Bourgongnons, et à quoy Françoys béoyent, c'estoit que en la rumeur de ces drues et aigres escarmu- ches qui se faisoient entre les deux parties, ceux de la ville, avec le secours qui leur estoit venu, [s'adressèrent] à la bas- tille où estoient messire Jacques do Brimeu et le seigneur

100 CIIROÎMQtiE

de Créquy ; et atout eschelles et autres abillemeus ' et engins livrèrent tout mortel assaut à ceux qui estoient dedans. Dont pour la première fois oncques ceux de la ba- taille des Bourgongnons ne s'en perçurent, tant estoient arrière ; mais de celle première envahye ne leur portèrent nul grief, ains furent très-rudement reboutés, mais, ceux de la ville ayans l'oeil sur les assaillans et voyans qu'il y convenoit un plus grant effort, tantost Guillaume de Flavy mesmes partit dehors, et menant toutes nouvelles gens avecques luy , se reprist au second assaut l'envahir et le monter contre-mont estoit terrible à entre- prendre et mortel durement à tous lez. Sy scet Dieu com- ment ces vaillans chevaliers de Brimeu s'efforcèrent en toutes leurs vertus et vigueur à sauver leur honneur de celluy jour et comment le noble chevalier de Créquy en qui nature avoit mis cœur de hardement autant qu'il en pouvoit en homme , se travailloit aussi à garder et deffen- dre la querelle de son maistre et soy non trouver vaincu, et comment plusieurs autres vaillans hommes de leur compagnie, en deffendant leur vie et leur corps, s'expo- sèrent à divers périls de la mort valeureusement aussi, pour demourer vainqueurs. Certes moult estoit espouventable chose et hideuse à voir assaillans et deffendans contendre en la mort l'un de l'autre par toutes manières d'engins et de bâtons', il besoingnoit bien que les mains et bras qui ruèrent coups et les corps qui les recevoient eussent esté de fer ou d'acier pour non estre si tostlas ou affolés ; car ne souffisoit pas à y monstrer force et harde- ment connus, mais vertu et vigueur redoublée par dix fois

Abillemens, instruments, outils.

* Bâtons, toute espèce d'armes.

DE CHASTELLAIN. 101

l'une sur l'autre. Tant toutesfois se portèrent bien Bour- gongnons encore ceste seconde fois que Françoys n'y eurent riens d'acquest et que las et travailliés se retirèrent arrière certes, quand Potton partant de la forest oii il s'estoit caché, vint joindre emprès Guillaume de Flavy, et remettant en œuvre ses gens qui estoient frais, recommença le tiers assaut plus aspre et plus cruel que n'avoit esté tout le jour. Et atout eschelles, en telle multitude de gens qu'ils estoient, abandonnans leurs corps et vies à l'aventure, courageusement montèrent dedans; dont les deffendeurs non secourus de nulluy et las et travailliés d'avoir soustenu un si long et si dur effort, vaincus et recrans furent tués en grant quantité, jusques au nombre de huit-vingt, et les autres des plus grans sauvés de mort et détenus prisonniers. Sy furent trouvés entre les morts beaucoup de gens de bien, dont ce fut grant pitié ' : le seigneur de Linières, chevalier, Archenbault de Bri- meu, Guillaume de Poix, Druet de Sains, Lyonnet de Ton- teville ", et plusieurs autres nobles hommes , dont la plainte fut grande après ; mais telles sont les aventures de la guerre et les attentes, qui au faible et au fort pen- dent au nez, ne savent quant, ne comment.

Sy pourroient demander aucuns pourquoy le comte de Ligny et les autres contes angles ne donnèrent secours à ces nobles chevaliers de la bastille à qui on fit tel effort, entendu que, le soir devant, leur avoient promis confort et de les délivrer du péril, ou mesmes mourir avecques eux, car ne sembleroit pas vray semblable que tels haulx seigneurs qu'ils estoient, voulsissent mentir, ny faillir leur

* Var. grant perte (man. d'Arras).

* Conteville dans Monstrelet. Peut-^tre Tintcville.

102 CHRONIQUE

mot, encore en tel cas à telles gens, que ce ne fust grande- ment à leur blasme. Response se peut icj donner double comme je trouve : l'une sy est que eux estans en bataille devant leurs ennemis, estoient si arrière de la bastille que nullement ne la pouvoient voir à l'œil, et par la cryée et rumeur qui estoit entre les escarmucbans estoient tellement estonnés que, de coup de canon, ne de clameur qui pust partir des assaillis, ils n'en pouvoient riens oyr ; l'autre que le comte de Ligny confessa bien d'avoir oy le grant bruyt et la noyse des assaillis et ymagina bien que dur pouvoient avoir affaire ; mais , soingneux de la promesse qu'on leur avoit faite, mist tantost le cas en termes pour en ouvrer par conseil et non pas de sa teste, car pensoit autretant de péril , et trop plus , en la bataille qui estoit devant les ennemis, comme il faisoit en la bastille, dont il congnoissoit ceux qui estoient dedens, estre cheva- liers de cœur et gens de grant fait et valeur, et non par un merveilleux et haut effort emportables, lequel il ne cuidoit pas qu'ils le dussent avoir tel, ne si fort, ne pesant, parce qu'il veoit toute l'entière bataille de ses enne- mis devant luy , et mesmes ne savoit pas que Potton avoit pourgetté ceste emprise ; et pour ce visant au dan- gier qui pouvoit escheoir sur eux et le trouppeau de leur bataille par faire séparation aucune ' de l'un l'autre de- vant une puissance pleine de gens expérimentés, trouva en son conseil estre plus expédient de non soy bouger que d'envoyer nulle part secours ; car avoient assez à entendre à eux-mesmes, nonobstant que l'espoir leur estoit ferme d'y recouvrer assez à temps, en quoy ils furent déçus, car estoient et morts et pris. Et sy est vray que, dès le commencement que le comte de Ligny se perçut de l'affaire que avoient ses amis de la bastille, luy qui les

DE CHASTELLATN. 103

aimoit cordialement et estoit loyal et ferme en ses pro- messes, tout aussitost, du premier mouvement, tout esfuryé se voult partir de la bataille atout ses gens ; mais les autres comtes angles qui estoient, considérans le dangier qui en pouvoit sortir sur eux tous, le détinrent par remonstrance du mescliief qui y pendoit , et après arguèrent et débattirent les points allégués et par les- quels il demeura, cuj^dant mieux faire que autrement.

Par la manière doncques que avez oy, fut prise la bastille ; et n'en savoient riens ceux de la bataille , qui tout au long du jour s'estoient tenu devant les Françoys et les avoient fait semondre par un roy d'armes de com- battre ; à quoy u'avoient voulu donner response, Sy en mouroient d'ennuy et de despit Bourgongnons et Angles qui ne cherclioient que la rencontre et le cbappelis ; et les autres n'y vouldrent entendre : non pas que je die que ce fust par faute de cœur, mais par constance de sens m'ap- penseroye mieux, qui ne vouloient point mettre en dan- gier de fortune aveugle ce que veoient estre clèrement en leurs mains par bonne conduite; et avoient aussi tant vu de meschiefs en France, et tant de diverses aventures tournées sur eux par livrer bataille à leurs ennemis à pied, que, par souvenance d'icelles peut-estre, ils difficul- toient grandement l'entreprendre. Et les répute à plus sage et plus bonnoré de non avoir combatu leurs ennemis à leur requeste que de soy y estre embatu soubs l'attente de fortune.

Or commençoit jour à faillir et conseilloit la nuyt re- traite à cbascun ; par quoy Francbois, ayans la ville au dos, sainement se pouvoient retirer quant vouloient; et de fait se retirèrent dedans trèstous ; et menans avec eux leurs prisonniers , les deux frères de Brimeu , le seigneur

i04 CHRONIQUE

(le Créqui, messire Waleran de Bonneval, Ernoult de Créqui , Colart de Béthencourt , Regnauld de Sains , Thierry de Masinglien, L'Aigle de Rochefay, le bastard de Renty et plusieurs autres , s'allèrent loger et ayser, au mieux que possible leur estoit pour l'heure d'alors, des mesmes biens que apportés y avoient; car si n'eussent esté iceux, leur recueillotte eust esté povre durement et de petite joye en fait de manger.

Sy fut faite une merveilleuse grant joye en la ville quant on se vit à délivré d'une si longue et dure destresse, en quoy on avoit esté détenu et clos jusques au déses- poir ; et firent Franço3^s celle nuyt joye et grant chière l'un avecques l'autre ; et louoient Dieu grandement de leur exploit ; car ne cuidoient point le matin que le vespre leur devoit rendre si bon, ne si fructueux '. Et pourtant, ayant le commencement tel et si grant, leur sembloit bien que le remanant, à l'ayde de Dieu, seroit mené à chief à leur honneur. Sy se conseillèrent ensemble celluy soir pour estre le matin plus avisés; et le dé- voient bien faire , car avoient les ennemis enflambés àyre et de despit devant eux, qui n'avoient guaires esté appris de recevoir tels hurs, auxquels, si se veullent addonner à les combattre, comme il sera conclu de les requérir au matin, ils ne sont pas encore à chief de leur conqueste , ne à fin de leur travail , car dur et estroit y fera passer.

» Le comte de Vendôme avait fait vœu de fonder à Senlis en l'hon- neur de Notre-Dame de la Pierre, un office perpétuel qui rappellerait, chaque année, le jour de la délivrance de Compiègne. Il remplit sa promesse par des lettres du 20 décembre 1430 il donne à l'église de Senlis une rente de quatre livres tournois.

Î)E CHASÏELLAIN. lOS

CHAPITRE XXXII.

Comment les Bourgongnons et les Englois se deslogièrent.

François doncques ainsi retraits dedans Compiègne, Bourgongnons et Englois n'y voyans autre remède aussi que de eux retrayre, demourèrent à grant malaise de leur telle aventure que avoient reçue, et souveraine- ment que du tout du long d'un jour ils n'avoient jamais pu mouvoir leurs ennemis à venir à bataille. Sy leur en crevoit le cœur d'ennuy et de deuil, car leur estoit avis que, s'ils eussent pu parvenir jusques à là, les choses ne fus- sent pas demourées au point elles estoient, mais main- tenant leur convenoit faire de mal jour feste, et d'un contraire accident advenu le bon et prouffit, le mieux que pouvoient, combien que bien dur leur estoit et bien amer. Or se mirent ensemble les comtes et tous les seigneurs de l'ost, premier que de retraire au logis, pour aviser sur ce qui seroit à faire au matin ; car celle nuyt convenoit- il souffrir; et n'estoit pas lionnorable, ce leur sembloit, ne besoing aussi de s'en tenir à tant. Pourtant, si fortune leur avoit envoyé cestuy dur commencement, ains pouvoit- il avoir du recouvrer assez , qui le voudroit diligenter et poursuyr, ce dirent les aucuns ; et pourtant faisoit-il bien besoing qu'on avisast sagement à tout et que l'on entendît, non pas tant seulement à propre honneur, mais à l'honneur et aux grans frais du prince qui par tel si long temps et à si grant coust avoit laboré en cecy et s'en estoit mis en leurs mains du tout et en tout; lequel, quant il entendroit ceste aventure et ces nouvelles, lui seroient mortellement amères au cœur, et à bonne cause. Lons

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furent diverses paroles levées , et remuées maintes oppi- uions qui toutes terminèrent en bon accord : c'estoit que ceste nuit-là chascun se retireroit en son logis et couclie- roit tout armé, et ajEËn que nul ne se pust embler par nuyt , par manière de s'en vouloir aller, que l'on mist très-bon et fort guet sur les ponts et ailleurs, servant aussi bien contre les ennemis que pour leurs gens propres ; et le matin tous ensemble viendroient présenter la bataille devant les portes de la ville à leurs ennemis; lesquels, pour cause que un grant monde estoient dedans, et les vivres bien petits, pensoient que ne se pouvoient tenir reclos, et que par force ils seroient constraints de vuyder dehors, Sj en estoit la conclusion bonne et l'imagination assez apparante, si l'exécution en eust esté bien entretenue, mais nenny, car les œuvres du matin en aucuns n'estoient pas du mesmes de la conclusion du soir, comme se dira cy-après : et pourtant Bourgongnons entamés mainte- nant et cuidant recouvrer, en la fiance de leur pirise conclusion, se trouvèrent plus confus que devant, par faute mesme de leurs propres gens.

Sur ceste conclusion toutesvoyes qui dessus est dé- clarée, prirent les comtes congé l'un de l'autre, et pro- mettans à bien faire la besongne chascun en son endroit, se retrayrent chascun en son lieu, les comtes angles à Venette, et celluy de Ligny à Eoyaulieu, il fit establir son guet tel qu'il y appartenoit et comme il se fioit que le comte de Hontiton devoit ordonner le sien pareillement sur le pont, affin que nuls de leurs gens par nuyt ne semblassent, pour l'effroy du jour passé ; car craignoit moult fort le dit de Ligny qu'ensy n'en adve- nist et que par icel inconvénient leur blasme et meschief ne crussent au double. Et pour tant avoit-il requis audit

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de Hontiton qu'il se y acquitast bien et qu'il en prist bon soing ; lequel lui promist de le faire ; mais de l'exécuter, je ne parle encore jusques en son lieu. Or qui dolent estoit et courroucé? C'estoit ce bon chevalier, le comte de Ligny qui fondoit en angoisse de son aventure du jour et ne re- songnoit riens tant en ce cas, que le desplaisir de son mais- tre le duc qui le porteroit à bien dur. Sy s'avisa hastive- ment pour lui donner à congnoistre ains plus tost que tard et d'envoyer devers luy affin de pouvoir prendre conseil et avis sur le remanant ; car c'estoit celluy sur qui et en quy et sur qui seul toute l'attente gisoit de ceste réparation et de la recouvrance de tous eux. Et de fait ordonna ses lettres, et les transmist par un sien serviteur il es- toit encore , en Brabant , en ses nouveaux affès ' comme duc freschement reçu au 'pajs. Dont, comme il les reçut, vous orez cy après parler ; mais encore présentement il convient continuer la matière de ceste nuyt et du pro- chain matin ensuivant, comment les besongnes s'y por- toient.

Vray est que la prise de la bastille tant de gens de bien avoient esté tués, avoit donné un tel effroy en de- dans le courage de ces gens Bourgongnons et Anglois, que riens n'estoit qui les pust asseurer après, ne qui leur pust donner espoir de pouvoir résister à l'encontre de leurs ennemis pour l'heure d'alors, jà-soit-ce que le plus couvertement que pouvoient, ils celoient leur peur. Mais ce qu'ils n'osoient descouvrir par signe, ils le monstroient par fait, et le plus coyement que pouvoient aucuns, ils se deslogoient à l'emblée et s'en alloient file à file toute celle nuyt, chascun il cuidoit son mieux. Entre

' A.^ês, ornements, honneurs, clig'nités.

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lesquels en y avoit aucuns qui passèrent le pont, lequel devoit estre gardé encontre telles gens, mais par la faute qui en estoit faite, ne trouvèrent point résistence et s'en allèrent sans congié. Pareillement et beaucoup des gens de Hontiton semblèrent aussi en celle nuyt et s'en retournè- rent vers leurs marches en leurs garnisons. Par lesquels d'un costé et d'autre, l'ost se commençoit fort à dimi- nuer, et les compagnies à affoiblir beaucop, et tellement que, qui eust voulu entretenir la conclusion du vespre, on se fust trouvé au matin mal prest pour furnir. Sy en vin- rent les nouvelles au comte de Ligny, lequel grevé de mérancolye en son premier mal, se crucifia maintenant en desplaisir et en double passion, car n'estudioit en riens et n'avoit autre espoir que le matin, sitost que le jour seroit beau, à l'ayde de Dieu et de ses gens, il pourroit recouvrer double honneur et restablir tout en son premier point, ou au moins vaillamment soy présenter à la mort , premier que champ rendre sans coup férir. Mais quant se vit aban- donné maintenant de ses gens et délinqui de ceux en qui se fyoit, tantost entendist bien ce que fortune luy avoit préparé d'ennuy pour commencement certes et que elle le bouteroit outre jusques à fin d'entière douleur, et que mais ne falloit avoir espoir en faire riens de bien, puisque ceux qui soloient donner peur à autruy, de leur propre effroy maintenant se descourageoient eux- mesmes. Sy en maudist le trouppeau et quasi toute la na- tion ' par rage de dueil qu'il en avoit.

* En ce qui touelie les événements, le récit de Chastellain et celui de Lefebvre-Saint-Remy sont conformes ; mais Chastellain se montre san.*; cesse hostile aux Anglais que Monstrelet, au contraire, ménage avec

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CHAPITRE XXXIII.

Suite de la mesme matière.

x\ffin que je recouvre à mon oubliance et que je ne soye trouvé tayseur de l'un et non de l'autre, espéciale- ment de ce qui sert à entrée de matière, vray est que, le mercredi propre que les François prirent la bastille de- vant la porte, après qu'ils estoient entrés en la ville, en- core de bon jour, aucuns d'eux allèrent hastivement faire un pont sur bateaux, par lequel en la cliaulde de l'autre bastille prise, qui donnoit frayeur à leurs ennemis, ils passèrent du costé deçà et vinrent assaillir une petite bastille, environ de quarante combattans, que tenoient Genevois et aucuns Portugalois, dessoubs un capitaine nommé Canart, un routier boulegnois ; laquelle par ar- mes ils prirent, et mirent tout à mort, excepté ledit capitaine à qui on sauva la vie; et fut fait prisonnier. Laquelle chose venue à la congnoissance d'Aubelet de Folleville qui en tenoit une telle aussi en un autre en- droit, et considérant que Françoys mettoient tout à mort ce qui se revengeoit, et que fortune estoit pour eux à tout lez maintenant, sans attendre assaut, ne eiïort de nulluy, à coup bouta le feu en sa bastille , . et emportant avec luy ce qui estoit portable, s'ala rendre au logis des An- gles, là il demoura celle nuyt, non pas que je l'ac- cuse de couardise pour tant, mais le fist, ce pense-je bien, par sens et pour plus grant bien , pour sauver la vie de luy et de ses compagnons, dont il avoit vu bel exemple et comme Françoys labouroient en cest endroit sur ces pe- tites bastilles. A l'autre lez, sur le droit pont de la ville,

ilO CHROiMOUE

tout en une mesme heure, ils assailloient la grant bastille du pont, messire Baudo estoit dedans; mais tant la trouvèrent forte et bien garnie de vaillans gens et d'en- gins que pour néant s'y assayoient et que reboutés et con- fus il leur convenoit rentrer en la ville sans plus d'exploit faire ce jour; et aussy la nuyt vint sur mains , par quoy l'heure ne le donnoit point. Or passèrent celle nuyt Françoys à joye, peut-on penser; et Bourgongnons à dur ennuy et doleur. Mais comment que leur fortune estoient de diverse qualité, la nuyt toutesvoyes passa également en une mesure pour tous les deux, et se rendi le jour en un point qui resclarcist les deux parties en un avantage. Lequel , quant le conte de Ligny l'aperçut, tantost se dis- posa à ce qui lui sembloit convenable à faire ; car au regard de présenter la bataille maintenant, quant ses gens et l'autruy se en estoient allés, ne sembloit point utilité. Et pour tant, ad visant d'autre manière de faire, la plus hon- neste que on pourroit, en monstrant barbe et visage non esbahy, délibéra à remparer arrière les bastilles qui avoient esté prises le jour devant et de les garnir tel- lement de gens et d'engins que luy-mesmes avecques eux boutés dedans, attendroit la venue du duc son maistre, lequel il avoit mandé à toute haste de venir. Et- de fait avecq l'intention qu'il avoit telle , tantost avecques le commencement du jour il s'assaya à le met- tre à effet et à faire ouvrer et ordonner de ses gens tels et tels, pour y estre dedans. Sy porta ainsi l'aventure, que, en entendant à ces besongnes qui moult luy tou- choient à cœur, lui vinrent nouvelles que les deux comtes angles s'en vouloient aller, disans que leur payement estoit failly, passé avoit huit jours, et que sans argent ne demouroient plus. Par quoy celluj' de Ligny soy voyant

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multiplier en adversités l'une après l'autre etdolant le plus que fût oncques, tout en haste monta à cheval et s'en alla devers les comtes angles, lesquels il trouva assez disposés à partir, tout ainsi qu'on lui avoit rapporté. Sy leurrequist de encore demourer quelque peu d'espace tant que on pust estre revenu au moins de devers son maistre le duc, il avoit envoyé. Mais sa prière faisoit en vain, car ja- mais ne les put traire à cest accord, car vouloient par- tir, et le conclurent ainsi.

Quant ce conte de Ligny vit ce et que par prière, ne par nulle remonstrance touchant honneur il ne pouvoit détenir ces gens, certes, s'il ne crevoit en cœur, il n'en pouvoit plus. Mais voyant que à par luy il ne pouvoit faire un monde seul et que danser lui convenoit pour celle heure à la note des autres, tira à part messire Hue de Lannoy, un bon chevalier qui beaucoup avoit vu, le seigneur de Saveuse, messire Daviot de Poix, messire Jehan de Fos- seux, messire Ferry de Mailly et plusieurs autres nobles hommes de son hostel et de sa compagnie, et à ceux-là soy complaingnant du [sien] malheur et de eux très-tous avec luy, leur demanda leur avis et conseil en ceste présente leur malaventure, [pour] savoir quelle chose on pourroitou sauroit faire, quant ces gens-icy Angles vouloient partir et abandonner tout, car le partement de luy en sa per- sonne ne luy gréoit nullement, ains luy estoit aussi dur et aussi amer que la mort, et pour tant de tout son honneur et le leur propre il s'en mist en leurs mains et s'en atten- doit à eux. Quant ces bons seigneurs qui sages chevaliers estoient, avoient oy le cas de leur maistre le comte, ce que oux-mesmes veoient à l'œil comment il en estoit, et le meschief qu'il y avoit, et n'en estoient riens moins en amère douleur que luy, car à eux il touchoit aussi bien que

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à autrui , luy respondirent que en luy n'estoit pas de transmuer les vouloirs des gens et que chascun pouvoit faire de son honneur ce qu'il luy plaisoit ; mais puisque les comtes angles estoient de volenté de partir, qui avoient la plus grant compagnie de l'ost pour celle heure alors à eux, et que luy n'estoit puissant assez de luy-mesmes pour [attendre] le secours du duc leur maistre qui ne pourroit venir, qu'il n'y eust bien huit jours ou plus, il leur sembloit que le demeurer sur le lieu lui estoit fort dangereux et plus apparent de grant mal que de nulle utilité. Par quoy, puisque les autres partir vouloient, et que prière, ne promesse ne les en pouvoit destourner, il sembloit plus convenable, comme envis que on le fist, toutesvoyes de partir avecques eux que de faire sépara- tion, car autrement sembleroit qu'il y eust maltalent et division, de quoy après indignation se pourroit engendrer entre amis qui tous les jours avoient à faire l'un de l'autre. Sy escouta le comte leur response et ymagina bien que vray disoient, mais bien dur lui estoit que à celle vérité luy convenoit obéir, ne qu'il luy failloit ployer son courage sa nature restivoit à l'encontre. Croyant toutesfois conseil, se délibéra à faire leur avis et de par- tir avecques les comtes angles. Et de fait partirent en- samble ce jeudy matin, et prirent leur chemin droit à Noyon ; mais avant qu'ils partissent, mandèrent à messire Baudo qu'il boutast le feu dedans sa bastille et qu'il s'en venist. Lequel, comme vaillant chevalier, ne le fit pour- tant si tost, mais se souffry battre tout celluy jour de tous les gros engins de la ville qui furent dressés devant luy, et par lesquels on luy livra un très-gros et mortel assaut, et duquel ne se desmeut toutesvoyes, car estoit fier et vaillant chevalier oultre-mesure, et non moins ceux qui

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estoient avec luj grant nombre ; et sy estoit leur lieu fort à merveilles et bien pourvu de tout ; par quoy n'avoient garde, ce leur sembloit, pour l'assaut d'un jour. Mais celluy passé, quant ce vint sur le vespre assez tard, firent comme on leur avoit mandé et boutèrent le feu dedans ; et laissant beaucop de gros engins à l'abandon, se sauvèrent le plus tost qu'ils porent et se retrayrent au Pont-l'Éves- que, celle nuyt-là , ils trouvèrent les contes angles, ensemble cely de Ligny et les autres seigneurs et capi- taines à très-mate et très-povre cliière, et non pas sans cause, car avoient employé un grant temps, ce leur sem- bloit, en rien faire, et despendu une mer d'avoir sans profit et fait grant levée sans peu d'exploit, et confu- sément laissié et abandonné leurs biens, qui valoient un grant trésor, et dont la perte en tourneroit au maistre en double desplaisir. Sy leur en devoit faire le cœur mal, et la cause y estoit bien.

Mais à revenir le matin, quant les trois comtes s'estoient deslogés d'un commun accord et avoient pris chemins de département pour eux en aller, sachez que Françoys, ce voyans , saillirent hors en bonne puissance , et venans tout droit au pont que leurs ennemis avoient fait au tra- vers de la rivière, tantost le ruèrent en l'eaue, voyans encore Angles et Bourgongnons à leurs yeux, qui n'y misrent jamais deffense, mais tout aussi tost, crians après eux et les gaudissans ', allèrent fourager leur logis de Réaulieu, ils trouvèrent biens et vivres en abon- dance, dont ils firent grosse feste, car leur venoient bien à point. Sy en furent tous resaisiés et refaits, parce que se

* Les gaudissans, les poursuivant de leurs clameurs, de leurs cris de triomphe.

114 CHRONIQUE

voyoient estre à délivré nettement de leurs ennemis et re- mis en leur franchise première dont longuement avoient esté privés. Sy ne craignoient plus riens, puisque le pont estoit rompu et que leurs ennemis s'en alloient tous- jours devant eux. Et pourtant seretrayrent arrière en leur ville et sy reprirent, comme j'ay dit, la bastille de messire Baudo, qui la tint jusques au vespre, et puis s'en alla ; mais comme Françoys et Bourgongnons main- tinrent depuis ce deslogement et quel part ils s'en allè- rent, sy est bon à savoir. Et vray est que les Bourgongnons et Angles s'entretindrent ensamble au Pont-l'Evesque de- puis le jeudi jusques au samedi matin. Lequel temps durant, Françoys ne s'estoient oncques guaires voulu eslongier de leur ville, parce que ne savoient l'entreprise de leurs ennemis si près de eux encore. Dont, quant ce vint le samedi matin, d'un commun assentiment se par- tirent du Pont-l'Évesque et s'en allèrent logier à Roye. La- quelle chose venue à la congnoissance des Françoys, tan- tost firent reédiffier leur pont qui n'estoit que à demi rompu au lez de devers Venette, et par-dessus celluy, si tost qu'il estoit refaict, partirent dehors en grant effort de gens, et estandart desployé au vent, entrèrent es mar- ches qu'avoient tenues leurs ennemis et mises en leurs subjections. Et courans çà et par diverses sortes et compagnies, comme voyans tout à eux et non doubtans nuUuy, tout ce que trouvèrent de gens mirent à l'espée et n'espargnèrent de mort nuUuy. Et avec ce, non contens de la mort et tribulation des hommes, toutes villes, mai- sons et beaux édifices mirent en feu et flamme ; et se dé- litoient en toutes crudelités et austères afflictions du povre peuple, dont la voix s'espardoit et couroit telle devant eux que, comme les nations de toute Orient se humilièrent

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jadis en la famé' du tyran Holoferne et se vinrent rendre à luy, ainsi tous les finages' de autour, de la peur et de la crudelité que n'osoient attendre, ne voir, s'enfuyrent non eux confians les aucuns en rendre leurs corps et leurs biens en leur ^ercy tant seulement , de peur qu'en eux, comme ils doubtoient, n'eust miséricorde, ne pitié, ne humanité nulle ; jà-soit-ce que aucuns autres, prévoj^ans de loings ce qui leur pouvoit advenir, se vinrent rendre à eux pour eux rompre leur cruauté par douceur et par obéissance, ausquels il prist bien toutesfois. Sy firent tellement que en très-briefs jours, ils eurent en leur obéissance toutes les places cy-après nommées, as- savoir: Resons-sur-le-Mas, Gournay-sur-Aronde , Remy, Pont-Sainte-Maxence, Longueil-Sainte-Marie, la ville et le chastel de Bretbeuil, le chastel de Guermeny, La Bois- sière, le chastel de Dive, Laigny-les-Chastigniers, la tour de Vendeuil et plusieurs autres. Dont les pays voi- sins furent tellement battus et calamités après, par espé- cial ceux qui tenoient le party contre eux, que nulle riens n'estoit plus espovantable, ne plus felle que de cheoir en leurs mains. Et cryoit tout le monde vengeance à Dieu encontre le ciel de leur crudèle persécution si amère. Et jà-soit-ce que je dévoie encore continuer ceste matière et venir cheoir jusques aux contraires nouvelles que le duc aura reçues de son cousin le comte de Ligny, avec les autres conséquences bien grandes qui en dépendent, toutesvoyes, pour satisfaire aussi aux autres matières opportunes en leur lieu et temps, qui grandes sont et de grant intérest à aucuns bien nobles et vaillans chevaliers.

' Famé, renommée.

' Finagex, contrées voisines.

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il me convient taire de ceste guerre au bout de deçà devers France, et entrelaschier une autre vers un autre bout, endontre Liégeois, dont, devisant du logis de devant Compiègne , je fis sans plus l'ouverture et le titre de la guerre, sans rien avoir déduyt dq|)uis de la condition et manière comment elle a esté maintenue, ne comment les nobles et vaillans chevaliers qui y ont esté transmis, se sont conduits et portés. Par quoy, désirant non taire, mais essourdre et publyer la gloire de cliascun en sa qualité et ramener à mémoire perpétuelle ce qui clieoir et périr pourroit avecques les mourans, si relevé n'estoit et mis par escript, semons me treuve d'honneur en cestui endroit et de raison que à mon pouvoir et selon ce que j'en puis avoir appris, je récite un peu la nature et condition de ceste guerre liégeoise que le seigneur de Croy, comme chief, en nom de son maistre, avecques plusieurs haulx et nobles barons a menée et conduite valereusement à grande gloire, nonobstant la très-furieuse et redoubtable nature de la nation à qui il avoit à faire, qui en autres livres devant moy est assez escripte'.

CHAPITRE XXXIV.

Comment les Liégeois firent une furieuse envahie dans la conté de Namur, et comment ils furent reboutés par le seigneur de Croy.

Ce chapitre manque dans les manuscrits d'Arras et de Florence. Nous y suppléerons en insérant ici la relation que nous fournit la chronique inédite de La Haye :

<i En ce mesme an, et durant le siège de Compiengne, ee rebellèrent Liégeois, et se boutèrent hors àbanières desployées plus de cent mille

DE CHASTELLAIN. 117

CHAPITRE XXXV.

Comment les Françoys assiégèrent le cbastel de Clermont.

Il est sceu que, eu deslogeant de devant Compiègne, les comtes angles et celuy de Liguy, partans du Pont-l'Éves- que, prirent leur chemin à Roye, et de chascun au lieu de son habitation, et comment les Françoys advertis de

hommes de communes, quy voldrent destruire Namur et Haynnau, et de fait ils abbatirent la ville de Poillevacque, estoit garnison de par le duc. Monseigneur de Croy estoit en garnison à Namur, qui grand guerreleur faisoit, debrïileretd'occliir, auquelles Liégeois firent morir deux de ses nepveux. Liégeois asségièrent Bouvines, et assaillirent ung bolewerc deseure la ville, par lequel ceux de Bouvines estoient gardés et dont ils batoient mervilleusement d'artillerie dedens Dinant. Ils firent en laditte ville de Dinant ung chat, bien avoit dix paires de roes, et povoit porter bien deux cens hommes à tout couvert, et y avoit ung pont-levis, lequel ils contendoient de avaler sur ledit bole- werc de Bouvinnes, tant estoit hault. Saudra de Soyes, le cappitaine dudit bolewerc commis par le duc Philippe, avoit dedans fagos, pouldre de canon et deux tonneaux d'oille. Quant lesdis Liégeois appro- chièrent leur chat, il y avoit ung mervilleux assault, car au-dehors estoient plus de deux mille arbalestriers tirans audit bolewerc, et de- dens aussy avoit arbalestriers et canonnicrs tirant à grand force, tandis qu'ils amenoientleur chat. Ceux qtiy estoient dedens, le boutoient de- vant eux, car bien envis se mouvoit pour tant qu'ils avoient oublié à oindre les roes, et qui n'cuist point fait de cry, ne sonné les trompettes, on euist bien ouy le chat braire à Dinant. A chascun cartier de la ville de Bouvines avoit une grosse tour, desquelles on gettoit de chascune ung canon plus gros d'une teste, et estoient lesdis canons aflFustés pour jetter en croix devant la porte dudit bolewerc, qui tuoient communes par mons et rompoient audit chat les costés. Quand ils vindrent au dessus du fossé dudit bolewerc, et qu'ils orent avalé leur pont pour entrer dedens, lors jettèrent ceux de dedens les fagots, tous espris do fu, plains d'olle et de pouldre de canon. Sy fut ledit chat tout-ùcop en flame comme ung pau destoupc, et ne porent oncques saillir sytost dehors que moult n'en y demourast de brûlés et mors. A ceste heure, avoit une tour au delà do la Meuse quy ceurt joingnant les maisons do la ville de Bouvinnes, quy moult fort cuvrioit la ville et ledit bolewerc , Ton. II. 8

H8 CHRONIQUE

ce, taiitost après entrèrent es marches et frontières de Pi- cardie, usans en icelles de toutes les plus cruelles et mortelles manières de faire dont se pouvoient aviser, par revenge de la longue destresse et povreté que Bour- gongnons avoient fait souffrir à ceux de Compiègne. Prirent maisons et cliasteaux, et ce que ne essillèrent ' par feu et par glayves, ce appliquèrent-ils et submirent à leur obéissance ou par assaut ou par légers sièges. Mais, pour ce que, entre les autres places des marches de en- tour, Clermont en Beauvoisis estoit celle qui plus leur contrarioit et qui estoit de plus grant résistence et plus difficile à conquérir, pour ce en la contendance sur icelle il y convenoit bien un grant effort, ce leur sembloit, souve- rainement pour le chasteau, car la ville n'estoit pas forte, et sy estoient aucuns des bourgois d'icelle venus enl'ost des Françoys les induire et requérir de venir mettre le siège devant ledit chasteau, leur offrant paisible ouverture et joyeuse réception de leur bourg, si leur y plaisoit à venir. Sy est vray que le mareschal de Bousac, chevalier moult dur ennemi à ses contraires et homme de grant labeur, ayant la présentation desdits bourgeois, avec ce que le cœur lui estoit bien celle part, mist ensembles la pluspart presque de ceux qui avoient esté à la délivrance, et joyeux

car ils gettoieut de canons et tiroient d'arbalestres et de frondes dedens Bouvines, car il n'y avoit distance que la rivière, ettouttes les fois que ceux de Dinant ont paix à Bouvines, on leur fait abatre, mais tantost qu'ils ont guerre, ils reboutent laditte tour à mont, et l'appellent Lié- geois, Montorgeul. Quand ils virent qu'ils ne poroient avoir Bouvines, ils requirent la paix : sey fu l'accord trouvé. »

Quelques années plus tard, lorsque le dauphin (depuis Louis XI) assiégea la bastille de Dieppe, il fit faire à Amiens un chat pareil à. celui dont les Liégeois s'étaient servis pour attaquer Bouvignes. Le succès fut complet.

' Essillèrent, ravagèrent.

DE CHASTELLAIN. 119

de l'avantage qui lui avoit esté offert, garny et bien estoffé de ce qui faut à mettre siég-e, les mena en la ville de Clermont pour asségier le chasteau auquel estoit comme capitaine un vaillant chevalier et homme de g-rant vertu, le seig'ueur de Crèvecœur, et avecques luy Jehan de Crè- vecœur son frère, Jehan de Basentin et le bastard de La- nion, cinquante combattans tous mis ensemble au plus. Quant donques celuy de Bousac, mareschal de France, se vit arrivé et log"é devant le chasteau qui estoit bel et fort, et estoit de l'appartenance et vray héritage au duc de Bour- bon, du party françoys, fit semondre ledit de Crèvecœur, de par le roy des Frans, le roy Charles, qu'il rendist la place et l'héritage de son cousin le duc de Bourbon, ou autrement on mettroit le siège devant luy et n'en parti- roit-on jamais que on ne l'eust par force, h son très- grand ennuy. Lesquelles choses oyes du seigneur de Crè- vecœur, qui guères n'estoit estonné de menaces, ains osoit bien attendre les faits des menaçans, respondi plainement : que de sa semonce n avoit-il que faire, ni de ceux en qui nom il requéroit obéissance; mais un seul prince il cog- noissoit, dont il maintenoit le party, à qui il estoit ser- viteur ; à celuy seul il portoit foy, loyauté et cremeur, et à celuy devoit et vouloit obéir, par quoy ne craignoit riens, ne n'amiroit l'effort de celly de Bousac, que comme mareschal de France, en nom de son maistre, pouvoit faire sur luy. Il estoit en bonne place, laquelle, à l'aide de Dieu, il garderoit bien. Et au parler, quant ce viendra au grand destroit , il avoit si bon maistre, ce disoit, et si puissant que son secours lui seroit de grand fruit, et à eux de trop grand poix, car ne l'oseroient attendre. Sy est bien séant de savoir que ce seigneur de Crèvecœur estoit un très- .sage et vaillant chevalier et un très-beau parlier, lequel

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depuis, pour ses maintes vertus et singularités , fut eslu en la compagnie des chevaliers de la Toison d'or, non pas comme le moins digne, car moult estoit chevalier de haut parement '.

Quant donques le mareschal de Bousac, qui moult estoit fier chevalier et dur à ses ennemis , entendist que le sei- gneur de Crèvecœur parla si hautainement et que en luy n'avoit quelconque apparence de lascheté, ny mollesse de cœur de vouloir rendre le chasteau, tost après ordonna à dresser toute sorte d'artillerie devant luy, et de affuster aucunes grosses bombardes qu'avoient gagnées devant Compiègne, car par icelles lui pensoit à outrager la place et luy donner peur. Et de fait lui fit des molestes assez par pluseurs durs assaux qu'il luy livra ; mais celuy de Crèvecœur estoit si asseuré chevalier et froit, et savoit la place si bonne et si ferme, ce luy sembloit, que de guèces ne s'eiîrayoit de son effort ; ains se deffendit si vaillam- ment en l'aide de ses compagnons que, sans perte nulle de leur costé, plusieurs de leurs ennemis payèrent de mort, et pluseurs autres blessèrent et mirent en mauvais point.

Or, estoit le conte de Hontiton à Gournay en Norman- die, là il estoit retrait depuis le deslogement de devant Compiègne, dont encore la plaie toute fresche lui cuisoit, et désiroit bien à s'en pouvoir venger. Sy oït dire comment Bousac et autres grand nombre de François s'estoient allés loger dedens Clermont la ville et avoient assiégé le seigneur de Crèvecœur dedans le chasteau, sy jura par Saint-George qu'en cest estât ne demoureroit pas, mais le délivreroit, si en bras englès avoit tant de pouvoir. Et de

' Jacques, seigneur de Crèvecœur, conseiller et chambellan du duc de Bourg-ogne. Il était fils de Jean de Crèvecœur et de Blanche de Sa- veuse.

DE CHASTELLAIN. 121

fait assembla gens ce qu'en pou voit trouver de prest, et se mit es champs et , en tirant pays devers Clermont, luy vint à secours messire Jehan, bastard de Saint-Pol, pour lors en ses hauts bruits, atout une bonne grosse escade de gens ; et se mirent ensamble eux deux à intention d'aller lever le siège. Par quoy, avisans que bon seroit d'en avertir les assiégés, envoyèrent le bourg ' de Basentin et dix combattans avecques luy devers le seigneur de Crè- vecœur pour luy certifier que secours lui venoit et qu'il ne s'estonnast de riens, car, à l'aide de Dieu, on le met- troit sur ses francs pieds. Sy party le dit bourg et fit tant que par nuit, parmy une poterne qui estoit devers les vignes, il entra dedans , et saluant la compagnie de par ses maistres, leur certifRa le secours qui leur venoit et qui leur estoit près. Sy lui firent grant chière et bonne, et eut de bienviengnans beaucoup, combien que n'estoient point encore au desconfort, ne mis à la nécessité de riens. Mais ainsy que nouvelles courent tousjours devant l'homme et que gens de guerre ont volontiers coureurs et espies sur le pays pour leur faire rapport et annoncemens d'une chose et d'autre, les assiégeans oyrent le bruit de ceste venue du conte de Hontiton et du bastard de Saint- Pol, lesquels ils cognoissoient aigres et vaillans chevaliers et bien à redouter en bataille. Et considérant que le chas- teau estoit fort durement de muraille, car l'avoient bien essayé, et ceux qui le gardoient vaillans et de grant fait et non à vaincre en petit terme de temps, pendant lequel, court ou long, il leur en faudroit desloger par un ou par autre, conclurent de eux lever d'eux-mesmes, au moins de meschief que pouvoient et de eux en aller premier que

' Bourg, torme synonyme de bâtard, employé surtout dans le Midi.

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leurs ennemis venissent sur eux. Et preuans aucunement effroj en eux, se deslogèrent à telle haste que tout ce que avoîent amené de grosse artillerie gag-née devant Compiègne, laissèrent derrière eux, abandonnée à leurs adversaires, et s'allèrent bouter en leurs garnisons çà et les uns et les autres. Et les Bourgongnons qui les avoient induits à estre venu là, de peur qu'il ne leur en mesprist, se rendirent et retracèrent avecques eux en leurs places. Par quoy, quant ledit de Hontiton approcha le dit Clermont, disposé et bien avisé de tout son entre- prendre, on luy apporta nouvelles du deslogement des Françoys. Sj en fut joyeux et en loua Dieu. Mieux eust aimé, ce disoit, de s'estre bouté en l'aventure de les com- battre et d'en avoir eu l'occasion.

CHAPITRE XXXVI.

Comment le duc Philippe de Bourgongne fit un grant mandement de gens d'armes.

Nouvelles s'espardoient maintenant par pays à tous lez, et se doubloient l'une sur l'autre, tousjours plus et plus mauvaises du costé des Picars et du party de Bourgongne, tant du deslogement de Compiègne comme des grandes conquestes que Françoys avoient faites si avant sur eux, et mis avec ce le siège devant Clermont, qui estoient toutes choses de dure attente et de grant meschief au pays. Or, estoit le duc en son pays de Brabant, qui de toutes ces aventures non bien plaisantes recevoit nouvelles, huy une , demain une autre , contraires tousjours et pleines d'ennuy. Entre lesquelles, pour ce que de Com-

DE CHASTELLAIN. 123

pièg-ne luy naissoit tout ce meschief , devant toutes autres l'attristoit fort le deslogement de devant icelle, il avoit mis tant de finance et soustenu si grans et si longs frais. Sy en porta h moult dur sa fortune, qui lui en rendi une telle fin; mais comme onques ne se monstra desmesuré en nulle passion , semblablement en ceste-icy il dissimula son courroux le plus que pouvoit, pensant bien en luy-mesmes de contendre aigrement à la revenge de tout et que souvent d'un dur contraire commencement il sortit une joyeuse prospérée fin , par aigre continuée vertu et diligence.

Or veoit bien que remédier y convenoit brief encontre l'orgueil de ses ennemis, et subvenir à la clameur de son povre oppressé peuple. Par quoy, mettant arrière toutes ses affaires en Brabant, à baste se tira en son pays d'Ar- tois, là tostfit son mandement et mist sus gens d'armes. Et eux assemblés et venus devers luy, s'en ala de tire ' à Péronne, à intention d'aller lever le siège de Clermont. Mais nouvelles lui vinrent certaines comment François ayant sentu que le comte de Hontiton venoit sur eux, s estoieut levés de devant Clermont et avoient abandonné ce mesmes que apporté y avoient, pluseurs gros engins, bombardes et canons , et s'estoient retrais en plusieurs de leurs places conquises nouvellement, et les principaux en la cité de Beauvais. Par quoy, entendant qu'en Clermont ne lui faisoit besoing d'aller, disposa d'aller devers Guer- migny, une place estoient ses ennemis, qui moult tra- vailloient son peuple depuis Compiègne délivrée ; et de- mourant un petit à Péronne pour surattendre encore le nombre des gens que mandé avoit à venir devers luy, or-

' De tire, tout droit, sans retard.

iU CHRONIQUE

donna environ six cens combattans à passer la rivière de Somme et d'aller devant, par une manière d'avant-garde, gésir celle nuit à Léons ' en Santerre, pour donner h cognoistre sa venue. Sy furent de ceste compagnie chiefs et conduiseurs, messire Thomas Quiriel, angles, Jacques de Helly, messire Daviot de Poix, Anthoine de Vienne, Joffroy de Thoisi, avecq plusieurs nobles hommes en leur compagnie, qui tous passèrent Somme celle nuit et allèrent gésir à Léons et entour pour aller le matin vers Guer- migny, pour faire une préparation et menace de siège. Or advint ainsi que, la propre nuit mesme que ceste gens-cy couchoient à Léons, Pothon de Sainte-Treille ayant sentu peut-estre que le duc son ennemi venoit à effort au pays et que Guermigny pourroit bien recevoir le premier hurt, pour ce que bonne place estoit et moult de grant préjudice es frontières de Picardie, s'estoit bouté dedans ceste place à grant nombre de gens, lesquels il avoit levé çà et par les frontières ; et n'en savoient rien les Bourgongnons, ains cuidoient que en ladite place de Guermigny n'y eust nuluy fors tant seulement ceux qui estoient de la garnison accoustumée. Sy passèrent les Bour- gongnons leur nuytée à Léons en joye et à faire bonne chière, comme gens qui se fondoient sur la queue que avoient laissé derrière eux, et ne se préavisoient de beau- coup de dangereuses et sauvages aventures qui viennent souvent de devant aussi soudaines comme un coup de tonnoirre, et par lesquelles on est tout confus quant on les rencontre. Mais ainsi ne faisoit pas Pothon qui en povreté et misère et en toute estroite et escharse^ fortune avoit esté nourry, et, par estrange manière de parler, avoit tiré

' Lihons-en- Santerre.

* Fscharse, avare, peu généreuse.

DE CHASTELLAIN. 125

de pierres et de cailloux lait et miel toute sa vie, par dili- gence de les y quérir en nécessité. Cestuy-cy envoyoit celle nuit dehors ges espies et ses coureurs pour enquérir des nouvelles du pays et des ennemis quoy et comment. Sy tira ledit Potton fruit et grant joye de sa sollicitude, et ses ennemis largement confusion de leur ignorance, qui toutesvoyes estoient gens (tels y avoit) bien expérimentés et introduits de la guerre et sages de nature par longue hantise, dont je me donne merveilles, si ce n'est que je pense que fortune le vouloit ainsi, ou que le péchié de quelqu'un le déméritoit, comment, par si lourde et grosse oubliance et par si peu d'avis à conduite en lieu et en temps de guerre, telles gens comme estoient ces Bour- gongnons-icy, et tramis d'un haut et si noble prince qui se fioit en eux pour luy garder son honneur, ils s'alloient perdre povrement et meschamment, et eux jeter en la gueulle des loups, sans soing, ne pensement à riens, non plus qu'enfans qui n'ont discipline, ne expérience, comme entendrez. Sy en parle un peu aigrement par manière d'in- crépation encontre eux, pour la douleur que j'ay, quant nobles hommes, de quelque party qu'ils soyent, sont à re- prendre de négligence par laquelle ils perdent leur hon- neur et souvent leurs vies , et donnent charge et reculle- ment à tout leur party. Il est bien souiFrable, et faut bien que ainsy soit, que deux parties combattent, que l'une gaigne ; et deux contendent à la maistrie que l'une voye au dessoubs ou par force ou par engin. Mais d'estre surpris en oubliance de son devoir, dili- gence et soing doivent mener l'œuvre et veiller aux escoutes , ceste faute certes est digne de grant repréhen- sion et tant plus de grant reproche comme elle est plus commise de grans gens.

146 CHRONIQUE

CHAPITRE XXXVIL

Comment les Bourgongnons et les Françoys se combattirent à Garmegny.

Or estoit venu le beau matin, et Bourgongnons partans de Léons prirent leur chemin vers Guermegny ', et non te- nans ordre, ne règle de gens de guerre, chevaiiclioient çà et par trouppeaux, gaudissant et contant fables parmy les cliamps, comme si de guerre d'ennemis ne leur eust esté mémoire, l'un armé à demy, l'autre point, le tiers qui n'avoit point de harnais en teste, le quart qui n'a- voit point de lance près de luy, traversoient les champs sans arroy et sans avis à riens, ne grant à petit, ne petit à chief qui y fust, et puis si un lièvre entre deux sortissoit par entre-my eux, comme il en y eut pluseurs ce joui», cestuy-là avoit sa huée et sa course en le poursievant comme si ce eust esté un jeu de ducace% et s'espardoient hommes d'armes parmy les champs, et archers ne tenoient route pour atteindre à ces lièvres. Et ceux qui dévoient estre les sages pour prévoir et veiller, s'endormoient en oubly et en nonchaloir , comme si malheur et proprement contraire destinée leur eussent lors ravy et tollu sens et entendement, pour les mener à confusion. Entre ces entre- faites toutesvoyes vint férir au travers des champs le capi- taine de Roye, nommé Gérard de Brimeu, et amenoit avec lui quarante combattans, à intention de venir joindre avec ces gens, lesquels, quant les vit ainsi desroyés et si en povre conduite, s'en esmer veilla tout, et demandoit aux

' Guerbigny, entre Roye et Bouchoire. ' Diicace (de dedicatio), fête patronale.

DE CHASTELLAIN. 127

uns et aux autres s'ils ne pensoient point qu'ils estoient au pays d'ennemis et que ennemi veilloit tousjours en son avantage. Sy blasma moult leur contenement, et y eust volontiers remédié, mais trop estoit tard, et sy estoient si près de leur malheur que à peine provision n'y eust servy, car estoient venu au plus près, Potton tenoit son embusche sur eux ; et les avoit aguetté dès le point du jour. Or dient aucuns, ainsi que près estoient de ceste em- busche de Potton et que tout le matin avoient eu le malheu- reux déduit de lièvres, [que] maintenant encore un pire leur envoya fortune, et fit saillir par devant leurs yeux un renard, par lequel ils se remirent à la cryée et à la huée, comme devant, et se reprirent à courre après luy de plus belle, qui mieux mieux, jusques à tout convertir leurs sens follement en iceluy. Dont Potton joyeux et voyant ce que toute nuit avoit quis, atout deux cents quarante combattans environ, gens tous exquis et eslus, vint férir dedans eux au travers, et les trouvans rompus davantage et espars, sans chief et sans ordre à quoy ils se pussent rallier, se rua parmy eux de grant het', tua archers, abatti hommes d'armes, mist en fuite les effroyés, et riens ne lui arresta devant ses mains que tout ne reçut faille. Sy tourna la folle cryée du malheureux renard en cryée d'effroy et de constrainte nécessité par non avoir pourvu en son fait en heure et en temps.

Quant donques messire Thomas Kyriel, qui gentil che- valier estoit, mais privé de tout sens celuy matin, vit ceste soudaine envaye des Françoys qui tiroient et abbat- toient gens et n'espargnoient de mort nulluy, et que les nns et les autres fuy oient l'un çà, l'autre là, sans ordre et

» De grant het-, très-viveincnt.

128 CHRONIQUE

sans entretenement, comme ils estoient venus tout le ma- tin, avecques aucuns de ses Angles fit un petit de rassemble- ment, et tendant à résister à l'encontre des Françoys et faire de nécessité vertu, fit rallier pluseurs nobles hommes et capitaines dessous son estandart, lesquels tous ensamble, à courage repris et par nécessité qui à ce les constraignoit, (car veoient tout perdu), fièrement vinrent férir en dedans leurs ennemis. Mais comme d'un mauvais commencement envis se tire joyeuse issue, peu firent leur prouffit ; car comme j'ay dit, posé que s'estoient mis ensamble et que en eux avoit assez courage, sy n'avoient-ils loisir toutes- voyes de eux armer et mettre à point, tant estoient pris de près, par quoy de teste estourdie , les aucuns , eux con- fians follement en leur fortune, se boutèrent entre-my leurs ennemis à teste nue, oii liastivement furent tués, comme valets , non cognus et riens réputés ; lesquels, pour avoir esté espargniés de mort, eussent payé leur poix d'or au besoing. C'estoient deux liants nobles hom- mes, l'un Bourgongnon, l'autre Picard, gens de fait et de renom , Anthoine de Vienne et Jacques de Helly , jeusnes ; par quoy grant dommage fut de leur mort, sitost encore avancée, non obstant que en vray et bon entende- ment, Françoys qui avoient oy grant renommée de cestuy Anthoine et savoient que homme estoit de bonne maison, le cuidoient avoir sauvé et tenu prisonnier ; et ne eussent jamais tâchié à le tuer, ne Jacques de Helly aussi, si n'eust esté par une malei aventure, qui les abusoit, qui estoit telle : il est vray que Jofi^roy de Thoisy, nepveu à feu l'évesque de Tournay en celuy temps , qui estoit un hon- neste gentil homme amoureux, plein de biens et d'argent, estoit en ceste compagnie rallié avecques les autres des- soubs l'estandart de messire Thomas, et faisoit comme les

DE CHAS'J'IiLLAlN. 129

autres ce que courage lui enseignoit de faire le mieux que pouvoit ; car vaillant escuyer estoit et hardy, et a esté de- puis diverses fois esprouvé ; mais par-dessus tous les au- tres, luy seul, à ceste heure là, se trouva le plus joli et le plus pompeux du ost. Par quoy Françoys imaginans que ce pust estre Anthoine de Vienne, tâchèrent à le prendre, tant pour ce que homme estoit de nom , comme pour l'at- tente du grant proufRtque en auroient. Et de fait le prirent et sauvèrent ; mais [furent] abusés en personne et en leur cuider, [car] h l'autre lez Anthoine se combattoit, et se fit tuer descongnu. Dont, quant ce vint après la retraite et que le champ demeura aux Françoys , et on trouva Anthoine de Vienne mort, et un autre sauvé en son nom par abus, cuidoient enrager Françoys. Et veuillans aucuns courrir sus à Joffroy de Thoisy entre les mains de ses maistres, ne failly guères que ne fust tué par despit. Mais rescous fut toutesvoyes enfin et sauvé de mort, dont bien luy en prist. Que diray-je après des uns et des autres? Ce qui estoit gloire à l'un, à l'autre estoit desconfort et malheur. Angles et Bourgongnons monstrèrent pouvoir et vouloir, mais Françoys les vainquirent et s'en trouvèrent maistres; car ne pouvoient résister à eux. Sy en tuèrent en ce troup- peau de cinquante à soixante , et emmenèrent environ cent personnes, que bons, que mauvais, entre lesquels y estoient messire Thomas Kyriel, Robbin Haron, Guillaume de Coroam, messire David de Poix, l'Aigle de Sains, l'Er- mite d'Aboval et pluseurs autres Bourgongnons et Angles en bon nombre. Et Gérard de Brimeu, voiant ceste descon- fiture à laquelle il ne pouvoit mettre remède par nul sens, et que par soy sauver, son honneur ne pouvait de riens estre affoibly, ne par soy souffrir prendre de riens accru, erramment prist le travers des champs, et quanqnes pouvoit

130 CFIRONIOUE

tirer de cheval, se tira vers Roye dont il estoit party. Mais François ayant jette l'œil sur un manteau d'orfèverie ri- che et belle, telle que lors l'on portoit, et pensans que ce n'estoit un oyseau sans plume, qui telle monstre portoit, ayans les corps et les chevaux légers, le rataignirent, et, luy fust bel ou laid, le ramenèrent avec eux prisonnier, et ceux qui estoient avec luy, sans que deffense y vausist riens. Et ce fait Françoys se retrayrent joyeux et riches dedans Guermigny, et se raifreschirent celle nuit, et le lendemain, laissans la place en la garde des habitans, se deslogèrent et s'en allèrent à Compiègne, furent reçus à joye et bienviengniés, comme ceux à qui fortune alloit tousjours multipliant ses faveurs et ses bienfaits de plus en mieux depuis le siège levé devant eux.

CHAPITRE XXXVIII.

Comment le duc Philippe de Bourgongne assembla sa puissance pour arrêter les Françoys.

Geste destrousse, qui se fit par un matin xx*" de novem- bre, fut annoncée au duc séant au disner à Péronne, qui moult la reçut à dur en son cœur, et souverainement pour la mort des deux vaillans escuyers que moult y plai- gnoit. Sy luy estoient ses morceaux, après ces nouvelles oyes, de dure saveur et digestion. Par quoy, levant pres- tement de table, fit venir devers luy le conte de Ligny, le seigneur de Groy , le seigneur d'Anthoing , le vidasme d'Amiens, le seigneur de Saveuse et pluseurs autres, avec lesquels il devisa un petit de ceste malheurté, et demanda conseil sur le remanant. Et comme homme en danger il luy duyt-brief conseil, tantost le conseil se porta entre

DE ClIASTELLAIN. 131

eux, que l'on devoit monter à cheval prestement et pour- sievir ledit Potton le plus de près que l'on pourroit afin de le pouvoir rattaindre ; car cestuy-là estoit le souverain re- mède qu'on y pourroit trouver. Sy fut ainsi comme con- clud. Et le duc montant à cheval fit son partement bien hastif, et accompagné de la seigneurie qu'avoit pour l'heure d'alors , vint celle nuit gésir à Léons qui estoit à deux lieues près de Garmigny, cuidant bien avoir passé outre jusques audit lieu. Mais tant estoit tard et les jours si courts que envis souffroit-on sa personne passer outre, pour cause des périls. Mais trop bien celuy de Luxembourg coûseilloit que toute nuit le duc envoyast une partie de ses gens devers Guermigny estoit logé Potton, pour frap- per au point du jour sur son logis , et que luy ne se bou- geast de Léons, et que luy n'estoit besoing de présenter sa personne à l'encontre de tels routtiers. A laquelle chose faire, par faute de meilleur de luy et qui plus en seroit digne, il se présentoit de l'exécuter très-volontiers. Le seigneur de Croy et aucuns autres n'estoient point de cest avis, et disoient que à si peu de gens que leur maistre avoit avecques luy, il n'estoit pas convenable de faire deux par- chons, et que trop grant danger pou voit cheoir en sa per- sonne, de le laisser toute la nuit au pays d'ennemis, si mal accompagné. Mais n'eust esté de l'avis du conte de Ligny, luy-mesmes n'eust jamais arresté heure que, avecques le- dit conte, il n'eust fait l'entreprise. Mais pour l'heure de présent , ne se pouvoit faire ainsy ; mais trop bien estoit expédient, ce dit, que à toute haste on envoyast après le conte de Hontiton qui avoit esté meu pour lever le siège de Cleremont, afin de le faire venir çà envers et d'estre tant plus fort. Sy fut ceste opinion louée de beaucoup et tenue pour saine et de bon avis ; et pour la mettre à effet

132 CHRONIQUE

fut envoyé oiScier d'armes ' devers ledit conte angles, le- quel il ne trouva point si tost, car s'en estoit retourné à Rouen estoit le roy d'Angleterre. Sy le laisse et re- tourneray à luy quant temps sera.

Geste nuit le duc doncques demeura à Léons, convoitant fort que le jour s'avançast pour estre tant plus près de la vengeance que désiroit à prendre ; à quoy toutesvoyes ne parvint comme il cuidoit. Or vint le matin , et le duc monté à cheval fit traire aux champs son armée, et tout droit vers Garmigny prist son chemin. Auquel lieu venu près, et espérant bien à trouver ceux que quéroit, trouva que tous s'en estoient allés dès devant le jour et avoient emmenés leurs prisonniers, comme bien conseillés; car dès le soir devant avoient bien entendu que le duc leur ennemi estoit à Léons et que le matin ne faudroient point à l'avoir sur leur dos. Par quoy, cognoissans bien que ne pourroient tenir contre luy, à la puissance que avoient, et que la place de Garmigny n'estoit pour le pouvoir soustenir, ne deffendre encontre son effort, s'estoient concluds de partir et de fuir sagement leur honte et meschief, comme ils firent. Dont, quant le duc vit que autre chose n'en au- roit et qu'il s'en seroit donné du mal beaucoup, prist la patience devers luy, et fist démolir la place et la raser toute jus. Et ce fait s'en alla à Roye, une petite ville qui tenoit son party ; et là, pour attendre les Angles qu'avoit mandés, séjourna par aucuns jours, conseillant tousjours et soy avisant de ses affaires qui luy sembloient durs beau- coup pour l'heure d'alors, et luy cuy soient en cœur. Et croy que guères onques depuis n'en reçut tant l'un sur

' Cet officier d'armes était Lefebvre-Saint-Remy. Voyez ses mé- moires, chap. CLXIII.

DE CHASTELL\TN. 153

l'autre comme en celle saison , semUoit droitement que fortune, par une manière d'engaigne ' , lui faisoit la moue et se rioit de son adversité, pour l'esprouver, pouvoit estre, en sa constance, et le faire tant plus digne d'exalta- tion après. Or s'en alloit le poursievant party de Léons en Santers, quérant le conte de Hontiton çà et là; et en- quérant nouvelles de luy en pluseurs lieux, trouva qu'il s'estoit retourné à Rouen. Par quoy, désirant à faire dili- gentement ce qu'il avoit de charge, se mist après, et le poursui jusques en ladite ville. Et venu et soy tirant à la court du roy angles pour en apprendre nouvelles, trouva le duc régent nommé de Bethfort, lequel le interrogea des nouvelles du duc son frère, et comment il lui estoit. Sy lui ala compter ledit poursievant toutes les aventures ave- nues nouvellement à Guermigny, et comment à celle cause il estoit envoyé après le conte de Hontiton pour le faire venir devers luy ; lequel n'avoit encore pu trouver. Sy luy respondi le duc régent , qu'il ne se souciast de riens et qu'il luy envoieroit gens assez et bien tost, comme il fit ^; car tantost et sur pied ordonna un qui se nommoit conte de Perche, et estoit frère au duc de Sombresset, son pa- rent très-prochain, et à un nommé messire Loys deRober- sart , de l'ordre de la Jerretière , que prestement mon- tassent à cheval, et que le plus en haste que pourroient, jour et nuit, tirassent vers son frère le duc bourgongnon, oii il le pourroient trouver. Sy ne furent pas paresseux ces nobles chevaliers ; mais, prenans avec eux la charge qu'il leur duisoit de gens, tantost misrent à exploit le com-

' Par une manière d'engaigncy en l'insultant.

^ Lefebvre-Saint-Remy rapporte avec moins de détails cette mis- sion qui lui fut confiée. C'est de lui sans doute que Chastellain tenait ce qu'il raconte.

TOM. II. 9

134 CHRONIQUE

mandement du régent et s'en allèrent par les droitet adresses envers ils pensoient à trouver le duc.

CHAPITRE XXXIX.

Comment les François présentèrent la bataille aux Bourgongnons.

Or les convient souffrir venir et parler maintenant des Françoys qui avoient sentu que le duc ennemi se tenoit à Roye et attendoit secours des Angles pour venir contre eux. Par quoy, aimans mieux à prévenir qu'estre prévenus, et estre pourvus que à pourvoir, se mirent ensamble grant nombre de capitaines, assavoir : le conte de Vendosme , le mareschal de Boussac, messire Jacques de Chabannes, Guillaume de Flavy, Potton, le seigneur de Longueval, messire Rigault de Fontaines , messire Loys de Waucourt, Alain Giron, Broussard, Blanfort, Amado de Vignolles, et autres en nombre de cinq mille combattans ou environ; lesquels, assemblés en leurs frontières, conclurent d'aller mesmes visiter le duc leur ennemi et de lui présenter la bataille, que le pourroient trouver. Sy avoit disposé fortune, que les Angles, venans au secours du duc estant à Roye, estoient venus jusques près d'Amiens, en un village nommé Conty, ils avoient pris leur logis ; et pouvoient estre environ de six cens combattans ; lesquels estans là, Françoys bien tost en surent le vent, et toute la belle nuit vinrent celle part; et venus jusques au dit Conty, férirent sur le logis des Angles au despourvu, à coup portèrent un très-grand dommage; car ils estoient une grosse bande à cheval de Françoys, et les Angles en tel nombre que dit est. Messire Lojs de Robersart, toutes-

DE CHASTELLALX. 13 j

voyes, qui estoit un très-adroit chevalier et de réputation au roy Henry trèspassé qui l'avoit eslevé, cestui, avecques pluseurs autres de la nation, se mist valereusement à deffense, et ne souifroit pas que Françoys se vantassent de l'avoir vaincu descouragé, ains leur vouloit vendre sa char le plus chier qu'il pouvoit. Et comment qu'il pust aller de sa vie , de son honneur ne feroit jamais abandon par soy retraire. Par quoy, espérant tirer aucun fruit de sa deffense, abandonna le corps à fortune, où, en soy monstrant un chevalier de grant los, fut tué luy hui- tiesme, parce que onques ne se daigna sauver, ne retirer arrière, il l'eust bien fait s'il eust voulu ; car avoit au plus près de luy le chasteau de Conty, auquel le conte de Perche se retray avecques le reste des Angles, après messire Loys mort. Dont en toute la dcstrousse, ils mou- rurent environ vint hommes , et non plus , pour toute perte de celuy jour, excepté de leurs chevaux qui tous furent pris et emmenés ' .

De ceste mort de messire Loys et du remanant de sa perte, fut moult durement troublé le conte angles, qui, par douleur de sa fortune, se retray à Amiens et n'alla plus avant devers le duc, il estoit envoyé. Les Françoys, qui la tierce fois a voient trouvé fortune amie en tout leur entreprendre sur leurs ennemis de deçà, et se veoyent avoir vent en pouppe tout à leur choix , incontinent après ceste destrousse faite, tout d'une tire vinrent jusques à assez près de Roye le duc estoit, celuy que qué- roient. Or cognoissoient-ils le duc leur ennemi, fier aux armes merveilleusement et de grant cœur, et sa voient bien que quant on lui présenteroit le hurt, jamais ne

' Nous retrouverons le ni(îme récit dans les UnseigiiCiiients paternels.

136 CHRONigUE

s'excnsei'oit de l'accepter et de soy mettre aux champs, qui estoit la cliose que pour celle heure ils désiroieut de- vant toute autre, par amorse que avoient eu trois fois bonne contre luy. Sy ordonnèrent à un héraut d'aller devers luy et de le semondre de bataille, s'il se vouloit trouver aux champs ; car à la bataille estoient concluds trèstous, et la trouveroit, si à luy ne tenoit. Sy party le héraut à haste et vint à Roye, en son venir trouva le conte de Ligny , qui lui demanda de son estre, dont il ve- noit et quelle chose il cherchoit. Sy luy respondi le héraut et signiffia que parler il désiroit mesmes au duc, et qu'a- voit certaine nécessité à lui dire à sa propre personne. Mais le comte, non soy voulant accorder à ce, lui respondi en brief que à ce ne parviendroit point pour celle heure ; mais s'il vouloit riens dire de grant, que hardiment il le dist à lui-mesmes et il en auroit bon acquit. Sy fit tant ledit conte et tant l'interrogea que enfin lui dist l'occasion de sa venue, et que ses maistres semonnoient le sien de les combattre. Quant donques le conte de Ligny entendy ce, bon fait à penser que de luy-mesmes n'osoit rendre la response qui y chéoit. Incontinent, se tira devers le duc et lui signiffia la venue du héraut et comment ses enne- mis le requéroient de bataille. Or sentoit-il son maistre courageux et dur fièrement et que soubs le ciel ne dési- roit riens tant fors que batailles, à quoy naturellement estoit enclin ; et pour ce qu'en tel cas il y chiet des dan- gers beaucoup , craignoit fort qu'en ceste semonce il ne se montrast trop chaut , et que trop légierement à la re- queste de ses ennemis il ne se présentast au danger; pour tant, à demi à regret, il luy compta ces nouvelles, pour cause que encore n'estoit pas des plus forts et que les Angles encore n'estoient venus devers luy , ceux qu'il

DE CHASTELLAIN. 137

attendoit ; mais volontiers ou envis, il convenoit bien l'en faire saige pour renvoyer le héraut. Lequel, quant il le sçut, ne différa guères à respondre que à cela ne faudroit- il point, si Dieu lui souffroit la vie ; mais que à toute heure, il estoit prest et aimeroit mieux estre mort que leur en faillir. Sy avoit lors des seigneurs et barons à l'en- tour de lui beaucoup, comme les seigneurs de Croy, Anthoing, vidasme, Saveuses et autres, qui lui dirent que ce n'estoit pas chose séante à luy, qui estoit un si haut prince et noble, d'aller mettre son corps et son hon- neur soubs le dangier de fortune à l'encontre de gens de compagnies , routiers assemblés de diverses parts , qui n'avoient chief nulque de eux-mesmes, ne prince, ne autre seigneur de gros poix ; et que quant à combattre viendroit et qu'il convenist qu'il fist, sy les devoit-il faire combattre par leurs semblables, par aucuns de ses capitaines, dont il en avoit assez, et non pas en sa propre personne qui pe- soit trop, lui remonstrans aussi que nécessité estoit et chose utile moult, de différer la bataille jusques au lendemain sur la fiance des Angles qui seroient venus alors, et que maintenant avoit assez escharsement gens. Sy luy prioient que en un si grant cas comme cestui et en tous autres, il voulsist ouvrer par sens, et riens légièrement, ne aventu- reusement entreprendre, entendu que toutes glorieuses fins et félicités se trayent des choses meurement pesées et en prudence conduites, et envis des autres riens, fors doleur et dangereuse confusion. Sy se vit le duc avironné de sages gens, et tous d'un accord : par quoy sentant que mal le souffreroient estre maistre de sa volonté, à bien dur s'accorda avecq eux , non obstant que bien entendoit leurs remonstrances estre vrayes. Mais, posé que pour celle heure il obéist à eux, sy vouloit-il à toutes» fins, que

i38 CHRONIQUE

le lendemain ils fussent acertiffiés d'estre combattus et que sur ce point on renvoyast le héraut devers ses maistres. Sj fut ainsi fait et accordé, et fut portée la response au héraut, telle comme elle s'estoit conclute : que messire Jehan de Luxembourg, conte de Ligny, au nom du duc son maistre, combatteroit les siens.

Atout ceste response partist le héraut et s'en alla estoient ses maistres en bataille, à une lieue près de Eoye, attendans sa venue. Sy arriva devers eux et leur fit la re- lation de sa response , dont petitement se tinrent à con- tens, et le renvoyèrent, sur pied, dont il estoit venu, signif- fier au duc que, si prestement il ne vouloit riens dire, ils le combattroient devant ses portes, mais ne vouloient, ne ne pouvoient attendre jusques à demain , pour cause qu'ils estoient un grand monde de gens et n'avoient nuls vivres et n'en savoient recouvrer. Sy partist le héraut .et revint à Roye de rechief, et fit son message, tel que vous avez oy : sur quoy fut respondu que meshuy il estoit bien tard ; mais premier que la bataille faulsist par nécessité de vivres, le duc leur envoyeroit la moitié des siens pour celle nuit et d'abondant leur donneroit seureté d'absti- nence de guerre pour toute celle nuit jusques au matin pour eux aiser et reposer en paix. Et si cela ne leur suffi- soit et que à toutes fins ils voulsissent combattre, venis- sent hardiement jusques auprès de la ville, et ils trouve- roient rencontre. Sy retourna arrière le héraut devers eux, et les trouva plus approchiés de la ville que ne les avoit laissié. Et, donnée sa response, la mirent en nonchaloir, comme devant et s'en gaudirent, disans que en lu}^ n'avoit pas tant de hardement; mais s'il vouloit venir, qu'il venist : ils ne luy donneroient de respit, ne jour, ne heure.

DE ClIASTELLAIN. 43î)

Or vinrent les nouvelles à Roye, comment les Fran- çoys estoient venus jusques à bien près de la ville. Par quoy , quant le duc en fut averti , tout le monde ne l'eust tenu alors qu'il ne fust monté à cheval et qu'il n'eust voulu monstrer visage à ses ennemis par semblant de non les cremir , comme il ne fit ; et l'eust bien monstre, piéçà avoit, si n'eussent esté les sag*es d'entour luy qui l'en détinrent pour un mieux. Maintenant toutes- voyes, quant le virent ainsi esmeu et que l'occasion y escliéoit mieux que devant, pour ce que si approchés estoient de luy, par manière de menace comme de le tenir en sa tannière , tous d'un commun accord se mirent en bataille au dehors de la ville avecques luy, reconfortés de leur aventure, puisqu'il falloit que ainsi fut, et se mi- rent en arroy, comme bien asseurés en qui avoit courage et vaillance largement, non pas à cheval ceux qui dé- voient faire le fait, pour eux enfuir, mais à pied, tout fermes et arrestés et bien arrengiés, hommes d'armes et archers, chascun en son lieu. Or vouloit ainsy l'aven- ture, ne sçay, qu'entre ces deux batailles avoit des mares- cages et de mauvaises eaues par lesquelles, sans grant péril et à l'une puissance et à l'autre , mal'' se pouvoient joindre et entre-assembler, excepté que par orgueil d'un costé et d'autre ils pouvoient mouvoir escarmouches les uns sur les autres et monstrer leurs courages sans venir h autre effet ; dont pluseurs en y eut de faites en celle heure, bien fières toutesvoyes ; mais Françoys voyans que estoit tard et que de vivres estoient en grand danger pour la nuit, cryans et huans après leurs ennemis, despite- ment tournèrent bride et partirent ; et non ayans puissance de pux entretenir ensemble, prist chascun son chemin devers sa garnison en diverses routes, et chevauchèrent

140 CHRONIQUE

toute nuit jusques venir en lieu de leur retraite; et en point prist fin la haute et grant menace que avoient pré- parée au duc leur ennemi, auquel demain le matin vint devers luy le conte de Stafort, ensemble le seigneur de Villeby et messire Jehan, bastard de Saint-Pol atout six cens combattans; mais Françoys estans j à partis d'en- samble, sy ne servist de riens leur venue à celle heure. Espoir aussi que Dieu ne vouloit point que autrement en fust , pour préservation de l'une des parties, ou de toutes deux peut-estre, dont les jugemens de la victoire gisent en son secret oîi nul ne peut attaindre que lui seul.

Celle nuit reposa encore à Roye le duc bourgongnon dure- ment en soussy que son honneur n eust esté touché de trop près, d'avoir eu présentation de bataille deux, trois fois en un jour devant luy et non l'avoir réellement livrée à ses re- quérans ; et combien que chascun lui alléguast raisons et diverses réparations , et monstrast vivement que assez en avoit fait en tout honneur précis, toutes fois par hautesse de son noble courage en qui onques peur n'entra, ne lâ- cheté, ne se savoit comment pacifier en dedens sa con- science, là tousj ours malgré luy et à force vouloit bour- jonner un remors de soussy et de doute de son honneur blessé, qui luy eust esté plus amer, si ainsy fust avenu, que le pas de la mort. Et moy-mesmes le puis avérer par cas semblable l'ay vu et ouy eslire le goust de mort pre- mier que porter nulle lésion en son honneur par faute procédée de luy. Sy en fut toute la nuit en dure turbation de cœur; et non merveilles, car plus sont gens vertueux et excellentement doués de Dieu, plus sont leurs honneurs tendres et dangereux à l'encontre de toutes obscurtés, et plus y mettent difficulté à les niaintenir sans reproche, considérans que, si la glace est une fois boutée en un dia-

DE CILVSTELLAIN. 141

mant, comme bel que soit, autrement jamais ne s'en retire (ju'il n'y père ' ; et d'une perle noircie, quel lavement on luy baille, jamais ne retourne à sa première clarté, ny blanclieur naïve. Semblablement ce prince recordoit toutes ces choses à par luy, non pas que la cause y fust telle comme il la doubtoit, ne qu'il en fust à blasmer, mais luy mou voit de perfection et de noble vertu qui estoit en luy, comme un adroit, vray, noble cœur ne pourroit, ne vou- droit recevoir, ne porter riens d'ort, ne de vil en dedens son clos, pour ce que ordure et noblesse sont en tout contraires et ennemies natures ensamble. Enfin toutesvoyes par re- monstrances des bons et vaillans chevaliers d'emprès luy et par raison propre, il s'en asseura petit à petit et laissa couler les aventures du monde telles qu'il plaist à Dieu les envoyer et se rappaisa de tout.

CHAPITRE XL.

Comment le duc de Bourgongnc prist son retour vers ses pays il estoit durement amé. ■•

Or vint le jour que le conte de Stafort vint devers luy, comme j'ai dit, mais ne vint point à heure de besoing- ; par quoy n'en convient faire longue mention ; mais trop bien du département du duc qui se fît la matinée, Sy faut savoir que au partir de il alla tout droit vers une place nommée Lagny-les-Castaingniers , que ses ennemis te- noient; et y avoit beaucoup de nobles et vaillans gens dedans, qui moult grevoient ses pays, et entre les autres y avoit l'abbé de Saint-Pharon-lcz-Meaux , frère au sei-

(Iti'il n'y père, qu'il n y paraisse.

itl CimONlQUE

gneur de Gamaces', et depuis abbé de Saint-Denis en France. Ces gens-cy estoient liants et fiers et rndes à l'henre quant le duc vint devant eux, et usoient de gros langages, comme gens de guerre ont appris, cbascun pour son parti soutenir. Dont il s'ensui que le duc y mist son siège et le continua par l'espace de six jours, au bout desquels il les constraindit d'eux rendre à sa volenté. Et eux reçus en cest estât, tantost en fist pendre une quan- tité ; et l'abbé de Saint-Pharon et les nobles hommes qui estoient, bien gens de bien , fit détenir prisonniers ; et la jDlace fît démolir toute jus et raser par terre. Et ce fait, entendu que les jours n'estoient de nuls exploits et les nuits froides et pleines de péril de mort , comme au mois de décembre, prist son retour vers ses pays, et, venu à Arras, rompist son armée et renvoya chascun en sa mai- son jusques au nouveau temps prochain ; et lui s'en alla en ses pays de Flandres et Brabant ; et le conte de Sta- fort avecq pluseurs remerciemens s'en retourna en Nor- mandie.

Moult firent grant feste Flamengs et Brabanclions de leur prince retourné sain et sauf vers eux. et le recevant en leurs villes, allèrent au devant de luy à croix et gon- plianons, comme s'il retournast d'un royaume longtain, par regard que avoient aux dangers des guerres et des tribulations dont il venoit sauf. Et coustumièremeut du- rant icelles et tout le temps que eu guerre estoit occupé, les autres fois, jusques en fin de sa vie, les villes de ses pays ordinèrement souloient porter et faire processions pour luy, afin que Dieu le voulsist préserver de mal et

» Sur Philippe de Gamaches, voyez VIItxMre de Charles F//, pf"" M. Vallet de Viriville, I, p. 301.

DE CHASTELLVIN. 143

d'encombre. Et n'ay vu prince de mon temps de telle dé- lection à son peuple, ne si cordialement aimé et douté, comme estoit cestui ; car , sans propres vertus et mérites dont il estoit plein, il pouvoit prospérer et fructifier en la très-charitable et soingneuse déprécation de ses sujets qui journellement y labouroient et veilloient ; non obstant que luy seul tira plus de bien et d'argent d'eux durant sa vie que tous les autres ses devanciers ensamble, de trois à quatre cens ans de devant luy, non pas par tyrannie, non pas par rappine, ny par voye d'extorsion, mais par amour et gratuité procédant de ferme dilection à luy; pour ce que begnin estoit, doux et humain en communication avecques eux en temps de paix ', et en temps d'estrif avec quel-

' En 1437, un conseiller flamand osa proposer au duc de Bourgogne un nouveau système de gouvernement qui, en limitant l'autorité du prince, lui eût assuré le plus solide appui, l'amour du peuple.

'< Monseigneur, disait-il au duc de Bourgogne, vos faits sont trop

« dangereux On parle étrangement sur votre personne et sur votre

« gouvernement Il faut que vous vous consacriez avec zèle au gou-

« vernement de vos pays, que vous preniez vos faits à cœur, que vous « vous mettiez à raison, que vous modériez vos largesses, que vous

« corrigiez votre légèreté Tous vos sujets font des vœux pour que

« vous vous gouverniez selon la raison, que vous n'accabliez plus vos <■ peuples de tailles et d'exactions, et que vous supprimiez vos dépenses « frivoles et superflues. En vous conduisant selon la raison et la jus- <■ tice, vous acquerrez meilleure renommée que vous n'avez à présent, i< le peuple mettra sa confiance en vous, et vous courrez compter sur « lui. ..

L'auteur de ces remontrances s'excusait de parler ainsi, « estant « personne de petit estât et peu garni de sens et d'expérience, » mais il se croyait tenu, comme humble et loyal serviteur du prince, de se rendre utile autant qu'il était en lui, et il étudiait jour et nuit les meil- leurs moyens de remplir ce devoir.

Selon son opinion, il était urgent que le duc de Bourgogne rétablît la paix entre la France et l'Anglpterrc, qu'il apaisât ses sujets mécon- tents, qu'il aff'ranchît l'agriculture du pillage des gens de guerre, qu'il ranimât le commerce et qu'il arré^tât avec la môme énergie les passions auxquelles s'abandonnaient les grands et celles qui déj;i entraînait^nt

iU CllROMOUE

qu'un, prince redoutable moult et animeux pour les def- fendre. Dont , qui vou droit voir à la monte des sommes recueillies à son profit depuis son règne, est de très-grosse extimation; qui toutesvoyes, ou la plus part, fondirent en la malédiction des guerres çà et maintenues par luy, ou par nécessité du bien publique, ou par utilité aucune

le peuple; a car si convoitise est entre les g-rans et puissans hommes, « encore est-elle plus entre les populaires. »

Cinq années plus tard, celui qui avait donné ces conseils, remar- quant que rien n'était corrigé, ni dans les abus, ni dans les dépenses, fît parvenir au duc de nouvelles remontrances. Cette fois, il crut devoir découvrir davantage la pensée à laquelle il obéissait, et, après avoir énuméré les tristes conséquences de l'autorité absolue, il n'hésita pas à proposer rétablissement d'un gouvernement constitutionnel et repré- sentatif, afin de donner, dès le quinzième siècle, à la Belgique cette unité forte et prospère qui, longtemps encore, devait se dérober à ses espérances, au milieu des désastres des guerres et des révolutions.

La première mesure à prendre est la couA-ocation des états, d'après l'ancien usage du pays. Le duc leur annoncera que désormais il ne prendra plus les armes si ce n'est de leur avis. Il leur fera aussi con- naître qu'afin d'acquérir la grâce de Dieu, qui tient les victoires dans ses mains, l'affection de ses sujets, plus nombreux que ceux d'aucun autre prince, et cette bonne renommée qui étend son utile influence jusque chez les nations étrangères, il a résolu d'assurer à ses peuples un gouvernement régulier, juste et clément ; car « la plus belle offrande " que prince puet faire à Dieu est de gouverner le peuple qu'il a de- " soubs luy en raison et justice droiturière. » C'est ainsi qu'il devien- dra le plus aimé, le plus honoré, le plus redouté de tous les princes chrétiens, et c'est surtout à ceux qui, comme lui, ne connaissent d'au- tres juges que Dieu et leur conscience, qu'il appartient de donner à tous l'exemple de bien vivre. Le duc promettra donc aux états qu'il vi- vra « par autre manière qu'il n'avoit vécu jusque-là, » et qu'à l'avenir, il se gouvernera par conseil eslu. » Tout ceci, le duc le jurera sur sa parole de prince, et afin que cet engagement soit plus solennel, son serment sera publié dans toutes les villes du pays.

Qu'est ce « conseil eslu », par lequel se gouvernera le duc? Ici nous ne rencontrons que des lumières insuffisantes. On appelle les membres du « conseil eslu » des gens notables, des preud'hommes de bonne re- nommée et conscience, et bien qu'il soit fait allusion à la part que le duc prendra à leur choix, on ne peut s'empêcher d'y voir les représen- tants permanents des états. Chargés de la vaste mission de surveiller

DE CIIASTELLAIiN. Wi

autre part, comme en bien esiiluchant sa légende clère- ment se trouvera tout par tout, qui peine y voudra mettre à le querre. Sy ne furent ses pays jamais dénués, pour- tant , ne de riens plus rés de près que n'avoient accous- tumé ; mais les maintenoit fertiles et abondans, riches et drus autant que onques paravant, et les outrepassés en

l'aflministration, la justice et les finances (les dépenses du duc d.; Bourgogne devaient être réglées par un budget), ils ne prendront pos- session de leur charge qu'après avoir juré qu'ils ne feront rien ni par flatterie, ni par crainte, ni par dissimulation, et que, dans tous les cas, ils diront franchement au conseil ce qu'ils auront « sur le cœur, selon « leur conscience et opinion. » Le duc leur reconnaîtra ce droit de parler librement, fût-ce « contre son affection, » fût-ce « contre son plaisir.» car « il luy plaist que vérité, justice et franchise aient autorité en dé- « boutant flatterie, convoitise et rapine. »

Voici comment notre anonyme, après avoir justifié son système par les détails les plus intéressants, apprécie cette réforme à jamais digne de mémoire, qu'il appelle « la nouvelle ordonnance, » à par- tir de laquelle le duc .( se mettra à raison et se délaissera de ses volontés. »

« S'il sembloit à mondit seigneur le duc que de conduire son fait « par conseil fust servage et amenrissement de son autorité, il ne le « doit ainsy entendre, car vivre vertueusement et sagement n'est pas « servage, mais franchise et liberté. Toutes les bonnes ymaginations « et mouvemens proufStables qui lui vendront au-devant, seront par « conseil de preud'hommes avancés, amendés et mis par bonne sa- « gesse et pratique à exécution, et par contraire, par conseil sera des- « meus et advertis du mal qui s'en puet ensuir... La vérité est telle « qu'il sera plus honnouré des sages et vaillans, amé de ses subgès et « secouru par eulx a tous ses besoings et cremu de ses ennemis cent « fois que de vivre volontairement en grans beubans, une fois faisant « justice et usant de conseil, et l'autre non ; car en telles seignouries « muables et volontaires, nul no s'ose asseurcîr, mais vivent tous les .' subgès d'un prince en doute et suspection, en Inquelle ne peut avoir

« parfaite amour Après la grâce do Dieu, la vraie seureté et def-

« fence à mondit seigneur est en ses subgès, dont il puet avoir les « cuers en se gouvernant par raison et justice.' »

Ni l'une, ni l'autre de ces remontrances ne fut écoutée. La première avait été suivie de près par la grande sédition do Bruges ; la seconde pr«:céda de peu d'années l'insurrection des Gantois.

Je les ai publiées l'une et l'autre, Bulletins de l'Acadi^mie, t. XIV.

146 CHRONIQUE

félicité (le tous leurs voisins. Par quoy, comme Dieu luy donna grâce d'estre augmenteur et nourrisseur de leur paix , non merveilles si au peuple aussi il donna faveur envers luy d'estre augmenteur de sa substance et l'avan- ceur de ses plaisirs, comme par loy divine et humaine bontés précédentes se doivent rémunérer par semblables rétributions, mais vuider me convient de ces termes main- tenant jusques à une autrefois que plus cause de plus grant titre me conviendra entrer plus parfont, par requeste de la matière qui m'y constraindra , et venir au point qui se présente à mes yeux; c'est Bruxelles, qui le reçut main- tenant bien solemnellement en dedans son clos, il trouva la ducliesse toute preste de gésir d'enfant, dont on ne faisoit que attendre l'heure du plaisir de Dieu. La- quelle, venue à son cours déterminé, lui délivra un bel enfant masle, le premier que avoit jamais engendré eu trois femmes. Sy furent d'icelui nouveau-né faits les feux en multitude de villes de ses pays, et, souverainement en Bruxelles et par tout Brabant plus que ailleurs, parce que l'aventure leur estoit avenue en leur pays ; et s'en glori- fioient moult, disansque l'enfant estoit impérial et digne de parvenir au sceptre du monde, parce que estoit en l'em- pire , et- futur duc de Brabant exempt entièrement de la couronne. Or estoit venu es marches de par deçà, comme voyageur, un moult noble et gentil prince du royaume de Hongrie, nommé le conte de CiP, lequel ayant avecques lui quarante gentils. hommes moult honnestes, à la mode du pays, avoit esté à Bruges bonne pièche de temps, et de là, sentant la venue du duc à Bruxelles, s'en vint devers luy , lequel honnorablement le reçut, comme il apparte-

' Ulric, comte de Cillei, frère d'Albert, roi de Hong-rie. Il périt as- sassiné en 1456.

DE CHASTELLAIN. 147

noit, pour cause que estranger estoit et de longtain pays. Sy vint si bien à point que le duc, soy voyant en nécessité de compère, délibéra de requérir ce noble conte estranger; lequel , après la requeste à luy faite , ne fut jamais plus joyeux, et s'en tint à honnoré grandement ; et devint com- père du duc avecques l'évesque de Cambray, seigneur et héritier de Liedekercke et de Lens'. Et estoient marines la duchesse de Clèves sa sœur^ et la contesse de Namur', fille du conte de Harcourt. A cestui baptisement avoit de grandes solemnités et cérémonies monstrées, pour cause que c'estoit le premier et l'expect héritier de tant de seigneu- ries et de pays. Par la ville se faisoient convives* et grans conjoïssemens entre les nobles et le peuple et bourgeois. Sy faisoient joustes, riches et pompeuses, et s'efforçoit chas- cun à faire feste et solemnité du nouvel héritier, lequel, par singulière affection du duc et de la duchesse, fut nommé Anthoine, et ainsi ne porta point le nom du parin estranger. Cestui Anthoine n'estoit pas toutesvoyes viva- ble longuement, mais trèspassa dedens la mesme année, dont multiplia autant de tristeur à le perdre comme grant joye s'estoit démenée en l'avoir acquis'.

Jean de Gavre. Il mourut en 1436 ou 1438 au château de Liede- kerke, et fut enseveli à Cambray dans la même tombe que ses frères immolés à la bataille d'Azincourt.

2 Marie de Bourgogne avait épousé en 1406 Adolphe IV, duc do Clèves.

2 Jeanne d'Harcourt, comtesse de Namur. Elle écrivit un livre sur le cérémonial des cours, qui est cité par Aliéner de Poitiers.

* Convives, repas, festins.

« Antoine, fils aîné du duc Philippe et d'Isabelle de Portugal, sa troisième femme, naquit à Bruxelles le 30 septembre 1430 et mourut le 5 février 1431. « Et quand les nouvelles en furent portées au duc de '< Bourgogne, il en fut moult dèsplaisant et dist à ceulx qui ce luy " noncièrent : Plust à, Dieu que je fusse mort aussi josne : je me tenroie « bien heures. »(Monstrelet.)

U8 CHRONIQUE

CHAPITRE XLL

Comment à partir de celle année les faits du duc Philippe de Bour- gong-ne montèrent en gloire, comme d'un véritable Auguste.

Moult EToit eu d'affaires ce haut prince le duc Phi- lippon en ceste année trente de son mariage ' , auquel, selon le proverbe des vieilles qui le treuvent en leur quenoulle, disent aucuns que volontiers advieunent aux nouveaux mariés aucunes adversités. Lequel dit, si vray est, en ces- tui n'a-il point menti ; car onques repos ne reçut, mais largement tribulations et adversités, comme avez oï. Tant du costé de France comme en Liège et de ses j^ropres sujets et souverainement des guerres de France , il y reçut de gros desplaisirs et beaucoup, en ruine de ses gens, eu perte de ses nobles chevaliers, que morts, que pris, sans autres injurieuses hautaines que ses ennemis françoys luy firent et monstrèrent depuis Compiègne délivrée. En quoy fortune le vouloit examiner, ce sembloit, et essayer com- ment il s'y porteroit patient , pour tant plus l'eslever dignement après et essourdre en ses vertus. Laquelle chose je dis, pour cause que, de celle heure en avant, tousjours sa vie et sa gloire alloient montant et augmen- tant de degré en degré, et commençoient à resplendir ses faits et renommée en terre par-dessus tous autres , tant par abondances de grâces et vertus qui se trouvoient en luy, comme par multitude des faveurs de fortune qui se résolvoient sur sa maison, qui seule entre les chrestiennes en ce temps estoit reluisant en fertile richesse et de haute

' 1430, année du troisième mariag'e du duc de Bourgogne.

DE CHASTELLAIN. 149

noble chevalerie, dont nulle autre part ne se trou voit pa- reille, sans ce que l'abondance des biens y estoit telle que les distribue urs de deniers, ennuyés de tenir argent clos, constraindoient souvent les uns et les autres à venir querre leur dû, les uns pour gages de leur service, les autres pour dons donnés sans requeste. Sy ne se pouvoit pas la maison tant seulement estre nommée riche et plantive, mais court de multitude et d'affluence de toute félicité sans rive et sans nombre, voire si avant que ses hautes abondances pouvoient estre occasion assez d'envie à tout le monde ailleurs, considéré encore les hauts affaires que pouvoit avoir et porta longuement depuis encontre le roy son adversaire, le roy de France, encontre Hollandois, Frisons, Angles en Hollande, en contre Liégeois, Allemans autre part, à quoy il convenoit furnir en tout et non moins continuer son estât, lequel n'alloit point diminuant pourtant, mais croissant tousj ours et multipliant en gloire, en décoration et en toute splendeur ; et autres mai- sons et palais se dévestoient de sens et de stabilité, ceste- icy se édifioit de prudence et équité par embas et se paroit en sa sublimité de vertu ; et en dedens elle se présentoit retraite et refuge d'honneur et de savoir, comme vu ay assez que l'honneur et le sens de France y reposoit seul et que les nobles viellars expuls ' autre part y quéroient repos. Considéré en moy doncques meurement le principe de luy tel, le moyen aussi de sa vie, si hautement con- duite en stabilité, et le remanant tyré à si glorieuse fin, je ne sauroye mais que dire, fors que Dieu et nature l'a- voient voulu bienheurer et multiplier en moult de hautes singularités et grâces, pour lui faire traire et sortir le

Expuls, chassés, bannis.

TOM. II. 10

ISO CHROINIQUE

nom de ce dont ils lui donnèrent la réalité ; c'estoit le nom d'Auguste, qui tousjours a esté trouvé augustant et multi- pliant en victoires, en conquestes, en successions, en plu- seurs oifres et présentations de fortune esmerveillablement grandes, et en toutes singulières et excellentes beson- gnes. Non ayant seigneurie ailleurs, en cestes-icy l'ont fait florir les influences du ciel, tellement que les régions longtaines du monde et les sarassines voix le clamoient le grand duc d% Ponant, pour la multitude de ses terres, seigneuries et puissances accouplées ensamble, que nul onques prince devant soy ne tint, ne ne submist à sa dic- tion que cestui seul, sans encore le sceptre souverain des chrestiens refusé par luy trois fois, et pluseurs autres espécialités qui l'extolloient et le gloriffioient outre le com- mun cours et condition de tous autres princes ailleurs. Par quoy, ayant tourné mes yeux à ce, Dieu avait eslargi ses faveurs, et tendant à lui donner titres et nom selon le vray de sa fortune, soubs bénigne souffrance et permission toutesfois des autres roys et ducs auxquels je proteste de nulle intention d'injure, ne de rabassement, mais à cestui seul, fondé en cause très-juste et prouvable, ay attribué le nom vray di^ Auguste duc, tant pour ses for- tunes et félicités qui tousjours estoient augustes et multi- pliantes, comme pour ce que, le dernier jour de juillet, au commencement d'aoust', il nasqui en la montance du signe du lyon, dont, et par nature et par propriété du mois et du signe, il se doit et peut nommer Auguste, quant amplement et plainement, autant qu'il se peut en-

' Chastellain contredit ici l'assertion des généalogistes qui fixent la naissance de Philippe le Bon au 30 juin 1396.

Philippe-Auguste, ne au mois d'août 1165, avait également, à l'époque do sa naissance, le surnom que l'histoire lui a conservé.

m CHASTELLAIN. iM

tendre, il eu a tiré la signification et la réalité par effet, disant Auguste d'aoust en quoy il nasqui, et Auguste par entendement d'augmenter et de multiplier, comme l'aoust qui rend plénitude et multiplication de biens, le signe du lion, qui n'est pas sans mistère, va en sa mon- tance et essource, lequel pareillement de sa propriété et nature, le doue et bienlieure de sa signification; c'est de victoire, de triomphant courage et de belliqueuse condi- tion, par lesquels et en propres vertus et en faveurs et di- lections de fortune tousjours il a tournoyé à l'environdece nom Auguste, et finablement tant continué dessus que en esgale mesure, par fortune comme par naissance, il lui a esté dû, et m'a semblé propre de luy attribuer.

CHAPITRE XLII.

Comment George escrit et mentionne les louenges vertueuses des princes de son temps, pour attaindre ceux qui ont clèrement vescu.

Afin que ne sois noté de faveur ou de trop légier ju- gement en propre affection, comme les plus eslites et les plus précieuses pierres se jugent par autres emprès adjoustées, expédient me semble à mettre ici en conte tous universellement les princes ses contemporains et princes du mesmes temps de sa régnation, afin que par re- gard jette sur tous, on pust venir à élection d'un entre autres le plus cler et lequel seul en son temps, ou à moins son compagnon, a méry' comme autre nul de porter le très-haut et très-substantieux titre d'Auguste, qui des Ro-

» A méry, a mérité.

152 CHRONIQUE

mains fut attribué jadis aux empereurs, non pas par cé- rémonies, mais par vraye existence du cas qui estoit, et comme en présent icy appert, et sj peut estre remonstré, le semblable de cestui. Pour venir donques à la distinc- tion des princes, vray est que Sigismond, empereur des Eomains, régna glorieux assez es parties d'Allemagne avec le jeusne eage de cestui, lequel toutesvoyes, de riens augmentant les bornes de son empire, trespassa Auguste viellart en titre commun aux meilleurs ' . Vint après luy le duc d'Austrice, empereur, qui, non bien voulu de fortune en longue régnation, fut précipité en ses bonnes volontés et vertus par pourgettée mort '.Et derrenièrement le tiers Frédéric, empereur, qui, avecques le monde en sa descrip- tion, n'a pas à paine acquis la grâce d'un homme seul, ains plus tost effacement du titre ancien par son vice, que entretenement d'icelui par vertu ^ Es mesmes marches aussi d'Allemagne, régnoient tous en un mesme temps les ducs Loys, Albert* et Frédéric en Bavière, les ducs Albert aussi et Frédéric' en Austrice, le duc de Saxen % moult nobles et valereux princes trèstous, et bien redou- tables, mais non venus à nulle haute singularité de gloire par exception, ne m'ont pu donner nulle chose digne de labeur pour en faire récitation. Sy n'est tant seulement le

^ Sigismond, marquis de Brandebourg, empereur en 1411, mort au mois de décembre 1437.

2 Albert d'Autriche, couronné le 27 juin 1438, mort le 27 octobre de l'année suivante.

' Frédéric III, élu empereur le 2 février 1440 ; il mourut après un règne fort long, mais peu glorieux, le 19 août 1493.

* Albert le Pieux, duc de Bavière, 1438-1460.

5 Albert VI, mort en 1463, et Frédéric III, mort en 1493.

* Cbastellain veut parler de Frédéric II, dit le bon duc de Saxe (1428 à 1464). Il eut de sanglants démêlés d'abord avec les Hussites, ensuite avec son propre frère, Guillaume, landgrave deThuringe.

DE CHASÏELLAIN. 153

jeiisne roy de Poulaine, mort en confliction de bataille encontre les Turcs en l'eage de vingt-quatre ans, lequel, par infélicité de si courte vie, n'a pu parattaindre à gloire de haute fortune'. Ce mesme se peut alléguer aussi de ce jeusne roy Lancelot, roy de Bohême et de Hongrie'. Le duc de Clèves aussi, Adolf, qui sous amie fortune fît cheoir en son glaive les ducs de Mons et de Julliers, ces- tuy-cy laissié en sa gloire, ne donra point de répugnance à autres plus clers. Non fera son fils Jehan, duc de Clèves, qui multitude de ses ennemis [desconfit] devant Constance; ne nuls aussi des Gueldrois, ses voisins.

Si donques cloant les yeux vers Allemagne, je les ré- duise sur les Espagnes après, et que je mette en compte le roy don Juan de Castille et son fils^ qui tous deux ré- gnèrent contemporains avec ce duc, qu'en pourray-je dire, ne proférer de vray, sinon que en commune gloire et fé- licité, comme leurs pères, ils ont maintenu leurs royaumes en commune régnation avecq les autres, jà-soit-ce que le fils derrain régnant, en l'invasion contre le roy de Gre- nade deux et trois fois s'en fit resplendir hautement , et adjoustant sur gloire de père nouvelle clarté, arafreschisa renommée par singulière œuvre? Si donques maintenant le roy navarois* se présente à ma plume, ses faits, toutes- voyes, ne me causent nulle nécessaire description, sinon qu'en communes affaires et molestes encontre le roy cas-

» Ladislas, en 1424 (?), mort le 10 novembre 1444, dans une ba- taille livrée aux Turcs, près de Varna. Cliastellain a déjà fait allusion à cet événement, t. I, p. 25.

2 Ladislas, que Cbastellain appelle Lancelot, roi de Bohême et de Hongrie, mort en 1457, à l'Age de 18 ans.

' Jean II et Henri IV, rois de Castille. Ce fut en 1462 que Henri IV conquit sur les Maures de Grenade, la ville de Gibraltar.

'' Jean II, roi de Navarre depuis 1425 jusqu'en 1479.

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telan, il peut avoir obtenu de fortune commune portion, et sy riens de celuy temps ne doit estre de réputation es Espagnes. Le viel roy de Portugal' donques, celuy seul me tire l'affection vers luy ; et viennent ses faits enson- nier les portes de mon esprit par multitude de ses valeurs, qui victeur du roy de Castille en battaille, mena en Bar- barie son exercite", avecques maintes méritoires la- beurs et en multitude de hautes cbevalereuses prouesses, prist la forte cité de Cepte, qui encore aujourd'hui despite les Barbarins, et ne l'ont oncques pu reconquerre en ses mains. Moult estoit preud'bomme cestuy ; et victorieux et bening en belle et vertueuse génération, estmort bienbeuré, glorieux viellart, plein de haut los.

Or , si en Italie maintenant me transporte et en- quierre endroit des régnans, qui y trouveray-je, si n'est Alphonse, roy d'Arragon, lequel, abandonnant propre bé; ritage et pays, comme un Hannibal, persista en longues adverses fortunes, par longs ans, en sa conqueste de Cé- cille, et pris des Genevois devant Gayette et livré prison- nier au duc de Millau, non desmeu toutesvoyes pour nulle telle adversité, constant persévéra tousjours, et vainquant fortune par diligence, enfin décliassa son ennemy. Re- nier, dehors de Naples, triomphant victorieux roy, à telle heure que tout le cours de sa vie après il y régna domp- teur '. De cestuy en vérité sont hautes merveilleusement les

Jean I", dit le Grand, roi de Portugal, s'était signalé en 1385 par une grande victoire remportée sur le roi de Castille. La conquête de Ceuta, qui eut lieu en 1415, ajouta une nouvelle gloire à son règne. Antoine de la Salle nous a laissé un récit fort remarquable de la prise de Ceuta (man. 10748 de la bibliothèque de Bourgogne). Il cite parmi les chevaliers de Flandre et de Hainaut, qui y prirent part, Henri d'An- toing, Jacques de Hennin, Philippe et Martin de la Chapelle.

- Son exercite [exercitus), son armée.

^ Alphonse V, roi d'Aragon, porta la guerre dans le rovaume de

DE CHASTELLAIN. 155

splendeurs et de moult clère réputation les magnificences; par quoy titre et siège et gloire en extrémité luy sont dues , comme , en extrémité de dure fortune , il a fait apparoir ses vertus, lesquelles le menèrent à paisible pos- session de six royaumes augustement maintenus tous- jours.

Ne réduiray-je à mémoire aussi les deux ducs de Mil- lau, l'un après l'autre, tous dudit temps avecques ceux-cy? Sy feray certes, ou autrement ne satisferoye à la matière. Mais quant j'ay empris d'en parler, que diray-je de quoy reluist le duc Francisque '? c'est que, tenant prison- niers les trois frères, deux roys et le grant maistre de Saint- Jacques (les roys d'Arragon et de Navarre "), à tous trois leur quitta leur rançon, les délivra de franchise de cœur, et mesmes leur donna avoirs merveilleux au parte- ment, disant que plus estoit riche d'avoir obligé à luy deux tels roys que d'avoir tout l'or de leurs royaumes en son baiP; car d'or avoit-il plénitude, ce disoit, mais de tels acquests nul semblable. Et vrayment si toutes choses doivent estre glorifiées en leur qualité de mérite, ceste hautesse doncques et magnificence de cœur me samble des plus excellentes de tout le temps du monde passé, voire

Naplcs en 1421. Il fit en 1432 une nouvelle tentative pour s'en empnrcr. En 1435, il assiégeait Gaëte lorsque les Génois, portant secours aux assiégés, défirent toute la flotte aragonaise. Le roi Alphonse tomba en leur pouvoir. Ce ne fut qu'en 1443 qu'il parvint ù occuper lo royaume de Naples, au préjudice des droits de la maison d'Anjou.

' François Sforce, duc de Milan, était le fils d'un paysan de Coti- gnole, soldat de fortune. Il se signala par son courage et sa générosité, mais son fils Galéas, loin de l'imiter, fut l'un des plus odieux tyrans qu'ait connus l'Italie.

- Le roi Alphonse d'Aragon et ses deux frères, le roi de Navarre et l'infant don Henri, faits prisonniers à la bataille navale de Gaëte, en 1435, furent remis par les Génois au duc de Milan, François Sforce.

' En son bail, en sa garde.

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pour une seule œuvre, jDOur une seule libéralité faite, dont au remanant n'ay trouvé rien qui soit autre que commun.

Le duc Francisque aussi, combien que en forte labeur et dilig'ence parvenu soit à haute domination, tou- tesvoyes son origine ne correspond à sa seigneurie, ne devra point parattaindre, me semble, à l'exaltation des plus hauts, sans le desrobber autrement toutes voy es en riens de son mérir.

En Grèce aussi, de l'empereur, que diraj-je, sinon que ayant eu long règne en escharse fortune, est mort glo- rieux viellart en propre infélicité, par martire reçu de l'ennemy de Dieu, au plus haut de son trosne, Constanti- noble'? Pareillement et du roy de Cypre, qu'en escriray, fors que, tributaire dehors aux ennemis de la foy, vit serf et compressé mesmes en sa région '? Et affin que ne dé- laisse celuy de Trapesonde^ si en luy me fusse perçu de haute aucune félicité, certes ne me tiendroye d'en faire due narration. Mais peu aujourd'huy voy resplendir Grèce, qui peu me peut donner ensoinnement de sa gloire. Considérant donques Grieux embruinés ainsi, se vient rameute voir le roy des Escos*, et me semont à estre du compte des loés. Duquel, quant j'ay parcogité la fortune, ne treuve fors que, vaillamment pris et vaincu en bat-

' Constantin Paléologue, dernier empereur d'Prient, mort les armes à la main le 29 mai 1453, lors de la prise de Constantinople par Maho- met II.

^ Louis de Savoie, époux de Charlotte, reine de Chypre, se rendit au Caire en 1459 pour reconnaître la suzeraineté du Soudan d'Egypte.

' David Comnène, empereur de Trébizonde. Il tomba en 1462 entre les mains de Mahomet II, qui le fit mettre à mort.

* Jacques I", roi d'Ecosse, retenu dix-huit ans prisonnier en An- gleterre, où il avait été arrêté par l'ordre du roi Henri IV, au moment une tempête venait de le jeter sur le rivage. 11 fut assassiné par un de ses oncles, le 20 février 1437.

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taille du roy des Angles, Henry, en plus doloreuse inféli- cité encore longs ans après fut murdry en sa cliamlore par ses subgects. Les roys de Dacie, de Danemarche et de Norwèghe aussi, posé que roj^s sont de terres moult lar- ges, sy reçoivent toutesvoyes sobrement famé de leurs œuvres, car, régnans sur brustes générations et pays, ne trayent que gloire semblable à leur subgects mis en un angiet du monde; dont ne grant bien, ne grant mal ne peut venir au bien publique. Mais si d'une ysle belli- queuse à parler loist et de qui les roys et princes esvanouys du siècle me présentent mainte haute récitation, justement doncques sur Engleterre [loist] de tourner les yeux; et prenant un seul par nécessité de ma matière, des autres me passeray à légier, comme non y requis; c'est le roy Henry', fils de Henry de Lencastre, lequel, en court ré- gnation , mais dure et confuse pour les Françoys , se acquist longuement mémorable renommée par ses maintes vertus et hauts faits, en batailles, en sièges, en conquestes, en justices et eu toutes curieuses et laborieuses sollicitudes et diligences servantes souverainement à gloire du monde et à régnation en celuy royaume, en quoy son cœur estu- dioit, plus me doubteroye, qu'à son salut. Cestuy fust ou tyran par crudélité inférée au peuple de Dieu, ou fust juste prosécuteur de son bon et vray titre, à Dieu j'en laisse la distinction ; mais entre les glorieux de son temps, pour autant d'eage que régné a, ne peut que tenir siège avec- ques les plus hauts, et qu'en celuy temps nul son contem- porain ne l'avoit approchié à gloire, bien entendu que tel arbre estoit lors en bourgeon et en fleur, qui depuis a porté fruit, non pareil ailleurs.

' Henri V, le vainqueur d'Azincourt.

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ses vices et efféminées conditions , c'estoit sa noblesse qui copieuse estoit et de grant famé avec le père et débou- tée toute expulse du temps du fils par affection '. Dont, qui les siens battoit et calamitoit en folie, en folie luy propre a esté battu et mené à ploy de non apprise servi- tude.

Sj me recorde après du duc Jehan de Bretag-ne ^ en- samble et de ses trois fils, dont les deux, François et Pierre, régnèrent ducs après luy ; desquels, quant sur le père me voudroye poser un petit, qu'en ay-je appris, fors que libéral merveilleusement tousjours, souverainement à aucuns ses mignons cbambriers que souvent reuouveloit, et aux chiefs et capitaines des deux frontières françoise

' Lacune de quelques lignes. Les cinq lignes qui suivent, paraissent se rapporter à Henri VI, roi d'Angleterre.

2 II faut peut-être lire : par affliction.

* Jean VI, duc de Bretagne, mort le 29 août 1442. En 1425, le duc de Bourgogne, pour l'attacher à son parti, lui offrit de lui faire donner le comté de Poitou par les Anglais ou de le demander lui-même aux An- glais afin de le céder au duc de Bretagne. Il proposait à Artus de Ri- chement, connétable de Charles VII, la même charge de connétable « de par deçà » et de plus le duché de Touraine, la Saintonge, l'Aunis et la Rochelle, c'est-à-dire les pa3-s oiî il exerçait l'autorité au nom de Charles VII et dont il lui aurait été dès lors si aisé de s'emparer pour se les attribuer à titre personnel. Trois mille Bourguignons, s'avançant en même temps vers le Berry et vers Charité-sur-Loire, eussent forcé Charles VII à se réfugier dans le Languedoc. Les Anglais du Borde- lais eussent, de leur côté, fait un mouvement pour venir en aide aux •hommes d'armes qu'A.rtus de Richement avait en Saintonge. A cette époque, le duc Philippe se disposait à se rendre en Bourgogne, et on lui remontrait qu'il devait « se garder de sa personne » , car ses enne- mis, soit sous quelque prétexte de traité, soit autrement, étaient" con- « dus de le destruire de corps». Rien ne justifia ces bruits, et le comte de Richement préféra les bienfaits de Charles VII aux promesses dti duc de Bourgogne (Ms. de la Bibliothèque impér. de Paris, f. fr., 1278. f" 47).

DE CHASTELLAIN. 459

et angloise, par lesquels assis au milieu des deux se com- portoit neutre, et de celle heure que toutes les marches d'environ luy estoient en pestilence et affliction, luy seul avecques ses subg-ects demoura paisible et tranquille ; ne mou voit ' guère à nulluy , et de nulluy ne se trouva envahy ; mais gras et replet des biens de la terre, vesqui en aises et humaines voluptés, comme les communs hommes, en quelles il termina tellement eslevé comme méry ^

Vint après luy le duc François % lequel, sans riens adjouster sur le père, fors de faire hommage au roy de sa duché, dont indigné fut de ses barons, après, par diabo- lique instigation, fit murtrir son frère Gilles volontaire- ment en prison au chasteau de l'Ermine. De quoy, cité devant Dieu dudit frère mourant, se prist à languir prestement après et mourut en quarante jours. Et non ayant hoir masle, vint la succession à Pierre son frère "; lequel, fémenin et non cler guères en nulle réputa- tion, n'a esté guères de long règne. Par quoy Artur de Bretagne' (connestable très-longtemps avoit esté de France et conte de Eichemont), parvint à la duché; lequel, en petite corpulence, avoit flory assez en bonne renommée, comme connestable, mais ratteint des vieux

Se mouvoir à quelqu'un, l'attaquer, lui chercher querelle.

^ Tellement élevé comme méry, au degré d'élévation conforme à ses mérites.

" François I", duc de Bretagne, mort le 17 juillet 1450 ; il avait fait étrangler son frèro Gilles de Bretagne le 24 avril 1450, et lui survécut donc un peu moins de trois mois.

■» Pierre II, duc de Bretagne, mort le 22 septembre 1457.

'■ Artus III, ducdeBretagne, d'abord comte de Richement et connéta- ble de France. Il succéda en 1457 à ses neveux François I" et Pierre II. Les historiens de la Bretagne racontent qu'il fit hommage de son duché au roi Charles MI en 1458. Il mourut le 215 décembre de la même année.

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jours duc, riens n'a fait de singulier, excepté que, con- traire de la faveur portée à la couronne de France en temps de son office , parvenu à la duché plainement, en refusa l'hommage au roy , disant : que par amitié, ne faveur envers luy nulle, ne vouloit desfrancir la hauteur de ses pères si longuement maintenue en liberté, non ohstant que luy-mesmes, comme serviteur du roy, paravant a voit aidé à mener à celle loy son nepveu le duc Françoys.

Quant j'ay circuy donques toutes les régions chres- tiennes, fors celle de France, naturellement doit estre le trône des gloires et honneurs mondains et dont les hauts princiers anciennement resi:)lendoient par l'univers siècle devant tous autres, maintenant, par regard à leurs nobles personnes, loist bien avoir l'œil aussi à leurs clar- tés, comme à ceux qui en longue contraire et marastre fortune ont pu clarifier moult et faire resplendir leuns vertus parce que nécessité les y constraingnoit et que le bras de Dieu, par correction, ce sembloit, leur envoya en ce temps tous les jours nouvelles afflictions (non pas que je le ramentoyeen leur repreuve, ne par joye qui m'en est prise, mais en vraye condoléance de leur souffrir et à leur propre très-haut mérie exaltation). Desquels, en gardant l'ordre selon leur estât, il sembleroit que je devroye mettre le roy au front tout premier ; toutesvoyes , tendant à clore toute la splendeur des autres en sa personne à luy seul, je luy garde le derrenier lieu.

Sy me vient premier en mémoire le roy Loys de Cécille ' , frère à Eenier et à Charles d'Anjou ; lequel, non guères cognu en France par aucuns grans faits y soustenus, régna en Naples puissamment assez à la nature du pays ,

' Louis III, fils de Louis II et d'Yolande d'Aragon. II épousa Mar- guerite de Savoie et mourut en 1434.

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mais ne fut pas de longue régnation, par mort qui le prist en moyens jours. Sy devoit succéder après luy Renier, duc de Bar, son frère '; mais desconfy en une bataille que mou^ voit encontre les Bourgongnons , fut prisonnier à celle heure à Dijon; par quel empeschement et que ne pouvoit trouver sa preste délivrance, fut reculé beaucoup et tardé de sa succession, dont onques puis ne fut que le cœur ne luy fust gros à l'encontre de son détenteur \ Mis en ostage toutesvoyes ses deux enfans, s'en alla vers Naples, trouva faveurs et contrariétés meslées ensemble, entre les- quelles il faisoit estroit et dur à riens conquérir de g*rant ; car avoit le roy d'Arragon moult fier et puissant contre luy,

* René d'Anjou, dit le Bon roi René, plus connu par ses poésies que par ses guerres. Il fut fait prisonnier à la bataille de Bulgneville, le 2 juillet 1431, par un petit compagnon de Hainaut, nommé Martin Finart ou Frinart. Celui-ci reçut cinq cents livres et fut nommé bailli de Notre-Dame de Halle. Monstrelet émet toutefois un doute sur la légitimité de l'honneur et du profit qui lui en revint.

* René, retenu longtemps prisonnier au château de Lille, fut rendu à la liberté le 28 janvier 1436. Il écrivait dans sa captivité :

Celluy qui a fait cestuy livre, N'avoit guère à besongnier ; Sy amoit bien à estre délivré.

Mais, quoi que dise Chastellain, le bon roi René ne garda pas ran- cune au duc de Bourgogne, car il le célèbre, dans un de ses poëmes, comme l'un des plus illustres serviteurs du dieu d'Amours :

Je*Phelippes de Bourgongne, tel est mon nom tenu, Qui en amer me suis tout mon temps maintenu, le dieu d'Amours m'a doulccmcnt soustenu; Mais en a iin luy est de mon fait souvenu, Dont force m'a esté que je soye venu Vers luy comme son serf, lequel m'a retenu Et pour ce que je sçaj', par estre combatu Des batailles d'Amours, que j'ay esté vaincu En plusieurs nations, me suis embatu. Je me suis en présent au dieu d'Amours rendu. [Livre du Ciier d'amours espris.)

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qui conteudoit au royaume et lequel, après, par longue persévérance en labeur, l'en déjetta victorieusement; non pas que Renier ne fust un vaillant prince oultre-bort et un très-courageux chevalier ; mais non bien voulu de for- tune en ceste partie, ne luy pouvoit résister. Sy retourna en France, grant terrien estoit , et vivant patient en son décbas, se parmaintint prince curieux de moult de singuliers cas touchant édifices, pompeusetés, festes et tournoyemens, es court plantureuse selon luy ; et mettant l'attente de la couronne en la main de son fils duc de Loraine, continua sa vie par deçà telle et à telle gloire que traire s'en pust. Sy vient après Charles son frère, conte du Maine', lequel très-sage prince et bien éloquent se maintint tousjours emprès le roy, duquel moult de- moura privé toute sa vie. Moult estoit large cestui et libéral en ses jeusnes jours; achetoit gens renommés à poids d'or, et sans les avoir vus, leur envoyoit les cour- siers et les mules et deux mille escus; avoit toutes let^ belles gens d'armes du royaume à son mand ; voloit de la plus haute esle en tout temps emprès son maistre ; gouver- noit et régentoit tout. Moult aimoit livres et belles doc- trines, et mist grant peine à les acquérir. D'amour estoit curieux moult , et n'y espargnoit chevance ; mais marié devint résolu beaucoup et plus contretenant ; grâce luy donnoient aucuns d'estre peu affecté aux Bourgongnons par douleur de son frère le roy infortuné en sa main. De celuy d'Orléans ^ me remembre maintenant aussi,

Charles, comte du Maine, mort en 1472. Son fils Charles fut l'hé- ritier du titre de roi de Sicile. Sa fille Louise épousa le duc de Nemours, et elle mourut de chagrin après le supplice de ce prince.

2 Charles, fils de Louis duc dOrléans et de Valentine de Milan. Poëte plus élégant que le roi René, il ne fut ni moins malheureux, ni moins insouciant.

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de quoi la lueur ne doit estre celée, ne que des autres. Ces- tuy, riche assez des biens du décès de son père, demoura povre beaucoup de bonne fortune, car en trois ans [eut] dis- sipés et fondus en la main, que de luy, que de ses frères, vaillant bien dix-huit cens mille escus, par maintenir que- relle contre le duc Jehan de Bourgongne, dont il se trouva au bout de pouvoir. Par crue encore de plus grant malheur, fut pris en la bataille d'Azincourt, mené en Angleterre jeusne frès chevalier, et tiré après par long décours d'ans, tout gris viellart. Cestui, mort en mémoire de ses plus prochains, par compassion de son adversaire, le duc bourgongnon, fut tiré hors de prison, marié à sa niepce, et secouru de grans biens; lequel, venu en France, vivoit et temporisoit avecques les autres, peu empeschié toutesvoyes de grandes besongnes et de commune aucto- rité es royaux affaires. Le mesme auques près se peut alléguer du conte d' Angoulesme son frère ' , lequel détenu gagier aussi en Engleterre , après longs ans y avoir de- mouré, en fut trait à dangier; dont marié après diseteux à la fille du seigneur de Rohan, breton, vesqui à la mesure de sa fortune entre large et estroit, ne estant fort, ne dé- primé aussi.

Jettant après mes yeux sur Jean, duc d'Aleuchon% je regarde comment cestuy, de semblable fortune à son père pris à Azincourt', fut pris aussi jeusne chevalier en la bataille à Verneuil, et empeschié du corps par longue pri-

' Jean d'Orléans, comte d'Angoulôme, resta en Angleterre comme otage, de 1412 à 1444. Il épousa Marguerite de Rohan, fille d'Alain, vicomte de Rohan et de Marie de Bretagne.

2 Jean II, duc d'Alençon, en 1409. Il fut condamné deux fois h mort, sous le règne de Charles "VII et sous celui de Louis XI.

' Jean I", duc d'Alençon, ne fut pas pris à Azincourt : il y succomba les armes h la main.

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son, fut déboutté aussy par fortune de guerre de posses- sion paternelle, dont, après, venu à délivrance, luy con- venoit vivre moins relu3^sant, le plus povre de France. Toutesvoyes entre les royaux estoit le plus nettement accompagné et le mieux payant en sa dure et escharse for- tune. Longuement s'exercitoit es faits de la guerre, dont il estoit au milieu ; au plus parfont, s'embrouilla avecques le duc Charles de Bourbon , pour le dauphin encontre le roy , dont l'appaisement fut fait à bien dur. Et la seconde fois, pécha arrière en lèse-majesté, cedisoit-on. Dont pris à Paris et tenu en prison bien l'espace de deux ans, fut mis en la sentence des pairs à Vendomme, et combien que envys récite l'infortune d'un si haut homme, pour attester vérité, toutesfoys faire le convient. Mais pour luy donner espargne du plus, je veuil produire le duc Charles de Bourbon ' , le plus agile corps de France et le plus spé- cieux en son temps; lequel, par fiction qu'on peut faire des choses non vues, pouvoit estre jugé un Absalon, un autre troyen Paris. Grant terrien estoit cestuy compétam- ment et moult donné aux aventures de la guerre, où, conduit de fortune moyennement, parattaignoit à moyen- nes fins. Au plus haut de son effort toutesvoyes et de sa gloire, rebouté fut durement du duc bourgongnon et compuls de venir, à genouil ployé, devant luy comme le plus foible, dequelle racine bourgeonna après la paix entre le roy et le duc bourgongnon faite à Arras. Maria son fils à la fille du roy ; maintint ses pays nets assez et paisibles, se mesla une fois d'un brouillis d'entre le roy et son fils , dont suspect vesqui tous ses jours; mais corrigé de Dieu

' Charles l", duc de Bourbon, mort en 145G. Il laissa un grand nombre d'enfants, parmi lesquels il faut citer Louis, évêque de Liège, et Isabelle, seconde femme de Charles le Hardi, duc de Bourgogne.

T)E CIL\STELLA1N. 165

de ses fautes et vanités, languist martir doloreux tout impotent de goûtes, es quelles, après les avoir portées bien long terme, mourut Lien renommé chevalier, le plus facondeux' de son temps. Moult laissa belle génération bien adressée ; entre lesquels succéda héritier principal son aisné fils Jehan % auquel, pour ce que, à l'heure de ce cha- pitre escrit, il estoit encore nouvel duc et non examiné encore en longues et expérimentées vertus et fortunes, mais bien en voye de hautes futures attaintes, pour tant n'ay voulu, ne su former la qualité de son titre, quant ses vertus et propres fortunes en temps à venir, le formeront par eux-mesmes, et luy donront telle splendeur que ses désertes, jà-soit-ce que estoit entré bien avant au palais d'honneur , par soy estre grandement et noblement con- duit en Bourdelois, en pluseurs durs affaires, par charge du roy, et par avant tout premier en la bataille de Guermi- gny' dont il estoit chef, [estant] conte de Clermont encore, en son bonheur et en la vaillance de ses conduyseurs, cheurent cinq mille Angles mors , sans les prisonniers fuyans soubs l'infélicité de messire Thomas Kiriel leur ducteur. Et afin que n'oublye celuy que l'on appelloit duc de Calabre*, fils seul au roy Eenier, qui bel chevalier estoit et non desnobly d'obscure famé aucune, toutes- voyes, parce que sa fortune ne l'avoit encore tiré à nulle haute singulière décoration, fors que^ en attente du plaisir de Dieu , de pouvoir parvenir une fois paisiblement à la couronne de Cécille dont son père avoit été expuls, il tem-

' Facondeux, éloquent.

•^ Jean de Bourbon succéda à son pôi*o au mois do décembre 1456. ' Lisez : Formigny.

* Jean, duc de Calabre et de Lorraine, (ils aîné du roi René et d'Isa- belle de Lorraine. Il mourut en 1471.

TOM. ir. 1 1

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porisoit avecques les puissances et communes d'Ytalie, Florentins et Genevois, et à leurs frès, comme contraires à son contraire le royd'Arragon,vi voit etrepairoit' avecques eux, par longs ans délaissant propre terre et pays, la duché de Lorraine, son héritage maternel.

Eégnoient aussi tout de celuy temps Charles, conte de Nevers^ et Jehan, son frère, conte d'Estampes % lesquels nourris de leur oncle le duc de Bourgongne, celuy de Ne- vers se dessevra de son nourisseur et s'en alla vers le roy, povrement entretenu se diminua beaucoup en ses biens et substances par courage d'y maintenir estât. [Parmy ceux] qui le bien publique aydoient à essourdre et à réparer par force et par armes, tousjours a esté trouvé un des plus avant et des mieux associés. Sy en a tiré telle gloire et mé- rite comme les autres. Celuy d'Estampes persévéra tousjours estable à son pris pilier et ne se desmeut onques de sa nour- richon, il fut constitué prince de la chevalerie de son oncle, meneur de ses osts, chef et dispositeur de sa guerre partout ; qui non obscurément s'y est porté et con- duit, mais en maintes hautes, dures et difficiles besongnes, en divers temps et lieux, si glorieusement que de la splendeur que y acquist le trosne mesme de son oncle, s'en multiplioit et augmentoit en clarté, car ne fut onques de riens entrepreneur dont il ne vint à chief maistre et vic- teur. Cestuy en sa vocation aux armes estoit comme une perle, excellent entre les autres de son temps; mais, en autres conditions et dons de nature, un homme commun,

' Repairoit, habitait.

- Charles de Bourgogne, comte de Nevers, petit-fils de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Il mourut en 1464.

' Jean, comte d'Étampes, mort en 1491. Il éleva en 1481 des préten- tions au duché de Brabant.

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plus vertueux toutesvoyes que autrement. Sy ne luy donne g'ioire autre que telle que traire peut de ma lettre qui est entendible assez aux lisans. Avoient ces deux frères aussi un autre oncle de par mère, le conte d'Eu ', lequel pris en la bataille de VerneuiP et non grant terrien, continua longuement en prison en Angleterre ; dont après vuydé par finance, se trouve bien bas, et ce mesme qu'avoit de possession et pays, tout gasté et déserté par guerre, dont longuement povre de biens, fut povre aussy de clère for- tune et de prééminence, sinon en dangier et en l'em- preinte du roy qui l'entretint, et depuis, en la commune félicité des Françoys, il participoit en la commune clarté de famé de ses semblables, dont il est couvert aujour- d'huy comme sont les autres.

En l'anglet aussi de ma mémoire, gisent deux contes d'Armignac, père et fils', desquels, pour faire apparoir ce qui est de cler en leur titre, desmoveray premier ce qui est de bruyne en leur fortune. N'estoit pas cestuy père par longs ans régnant en son quartier de pays, prince puissant et douté, fort et roy de encontre tous ses cousins et non accoutant à nuluy, non subgect, ne obéissant au roy, que à volonté possédoit villes et cliasteaux impre- nables et avoit dessoubs luy meubles infinis , Rains en

Charles d'Artois, comte d"Eu , mort en 1472. Il épousa succes- sivement Jeanne de Savcuse et Hélène de Melun, fille de Jean de Melun, châtelain de Gand. Il avait été fait prisonnier par les Anglais à la bataille d'Azincourt, et sa captivité se prolongea pendant vingt- trois ans.

2 Lisez : d'Azincourt.

^ Jean IV et Jean V, comtes d'Armagnac. Jean IV était fils de Ber- nard d'Armagnac, connétable de Franco, massacré à Paris en 1418. Il fut longtemps retenu prisonnier à Carcassonne, par l'ordre de Char- les VII, et mourut vers 1450. Quant à Jean V, on sait qu'il épousa sa propre sœur, en invoquant une fausse dispense du pape Calixte III. Il périt a.ssassiné en 1473.

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France, jadis disoit-l'on, par son père tué à Paris. Et cuydant fortune demeurer tousjours astable, avecques son org-ueil, de propre autorité, sans conseil, ne adveu du roy, traita de sa fille avecques le roy angles, en grant préjudice des Françoys. Dont d'une ordonnance, pouvoit estre, [le roy] le souffry prendre subtilement en son plus fort cliasteau par le seul héritier de France, Loys, Dauphin de Viennois, et dissiper tout ce qu'avoit de substances et de biens mal acquis; devant ses yeux, ses enfans' prendre et emmener en chétivoison'; son corps mettre en prison et détention estroite, et ce qu'avoit accumulé de gloire et de bruit en vaine et impertinente élation de cœur tenu, à coup obfus- quier par serve et doloreuse humiliation de sa fortune en ses vieux jours, qui mérancolieux le menèrent à fin de son mortel voyage et transportèrent la succession à son fils; lequel, le plus addonné aux armes du royaume françoys et de plus haute conduite, pour adjouster à l'infortune de son père nouvelle dénigration et malédiction, cognut charnellement sa germaine sœur; dont, procurant dis- pense du souverain pasteur de l'église pour l'avoir en ma- riage, fut dispensé, povrement toutesvoyes à son honneur, mais sagement à son salut; c'estoit que jamais ne la cognoistroit charnellement sinon à la requeste d'elle et non à son appétit. Sj se portèrent ses autres faits et beson- gnes povrement aussi en autres qualités ; par quoy, re- gardé du roy en son criminel mèsus, fut pris et corrigé , et longuement tenu en prison, à grant dur parvint à la franchise de son premier estât. Sy n'en sçay des deux rien réciter de haut, ne de cler, sinon qu'en large et plentive possession de terre que Dieu leur avoit prestée pour en

' Chétivoison, captivité, misère.

DE CHASTELLAIN. 169

traire gloire et mérite, ils ont abusé de seigneurie. Le semblable ne faisoit pas le conte de Partriac et de La Marche', que j'ay vu aussy es royales conventions; car avecques la vaine renommée que pouvoit avoir mérie es faits du monde par chevalerie et prouesse de corps, sy n'avoit- il son pareil en la terre en vraye gloire de dévotion envers Dieu; qui, plus modeste que une espousée, alloit h l'église, en laquelle venu jusques au milieu, sur la nue terre se mist à genoux devant le crucifix, les yeux en terre, les mains au ciel ; et aourant, comme si ce fust un commun homme, donnoit exemple d'un excellent singulier miroir de toute bonne vie. De sa famille n'avoit homme dissolu, nul jureur, nul vivant de rapine, nul flatteur, ne jangleur, nul de vicieuse, ne deshonneste conversation; et tels comme il désiroit estre ses serviteurs, luy-mesmes se présentoit, et monstroit exemple de leur chemin, dont, en salle, à l'heure du repas cotidiennement séoit entremy eux, faisoit lire la Bible, exposition des saintes Escritures, livres de doctrines et de moralités, livres de fruit et de perfection, livres de mœurs et de bons enseigmemens, et toutes telles choses ; et y faisoit plus quoy en sa maison qu'en un ré- fectoir de chartreux. N'estoit trouvé en luy injustice, ne iniquité, nulle œuvre vilaine, ne tyrannique, nulle défail- lance de justice, nulle crudélité, mais toute contendance h vertu, h la grâce et à l'amour de Dieu, par despection, cemesembloit, de la gloire et vanité du monde. Dont Dieu, pour plus le bieneurer et parfaire peut-estre, et embellir ce que commencé avoit, de la plus belle fille de France qu'avoit engendrée et tenue au monde longuement pour

' Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac, avait épousû Éléonore de Bourbon, comtesse de la Marche et duchesse de Nemours, qui reven- diqua en 14G0 le royaume de Naples.

170 CHRONIQUE

estre future royne, fit sa servante après et la révoqua à luy, et, délaissant gloires du siècle et humains bonbans, se rendy en religion de sainte Clare, elle, avecques son géniteiir, a acquis, j'esjîère, gloire perpétuelle ' .

Et ne doit estre d'oubly après, le conte de Foix% lequel, estant un très-bel chevalier adroit , estoit puissant aussi de terres et de seigneuries, et au premier voj^age que le roy fist en Guyenne, à cause de Tartas% servy grandement le roy et s'y monstra valereux seigneur ; dont après, au retour du roy, vint en France avecques luy et se tint tout quoy en sa court, tousjours l'un jour après l'autre, parce que belle et aggréable personne estoit, et accompa- gné grandement , son fait , sa renommée et son autorité alloient montant et multipliant de plus en mieux tous les jours. Et en toutes choses servantes à guerre ou à paix fut trouvé un des plus loés. Avoit pluiseurs affaires et. estrifs à l'encontre de ses voisins, espécialement contre le prince de Navarre, dont il avoit espousé la sœur. Es- toit seigneur de Byerne*, une forte et dure nation de gens et moult populeuse, et par laquelle estoit redouté assez, car est une belliqueuse nation. Mais pour ce que n'a esté resplendissant qu'en communes félicités avecques les autres de son temps, avecques les communément heureux aussi il a emporté de gloire sa portion , telle que à luy appartenoit.

» Cette fille du comte de Pardiac paraît être restée inconnue des gé- néalogistes. Son aïeul Jacques de Bourbon avait pris l'habit de reli- gieux franciscain au couvent de Sainte-Claire de Besançon.

* Gaston IV, comte de Foix, mort en 1470 dans un tournoi, avait épousé Éléonore, fille de Jean, roi d'Aragon et de Navarre.

' L'expédition de Charles VII au secours des assiégés de Tartas eut lieu en 1442. Voy. Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, tome II, page 439.

^ Byerne, Béarn.

DE CHASTELLAIN. 171

Moult doit estre recommandable aussi le conte d' Aie- bref, lequel, valereux chevalier, jeusne et de grant bruit trouvé s'est, s'est reposé sur la gloire de ses enfans tout viellart, lesquels es labeurs et dangers de la guerre encontre les Angles, en Bordelois, par longs ans se sont vigoreusement exercités, et depuis longuement en service du roy , le seigneur d'Orval ", et celuy qu'on appelloit le Capdet% ont esté chevaliers de haute conduite de gens es marches de France, et tellement y appliqués et donnés que nuls en ce mestier plus propres, ne plus à recomman- der de leur temps.

Sy peut bien emprès eux, me semble, Loys de Lucem- bourg, conte de Saint-Pol\ qui, en grande possession de terres et de places esparses en divers lieux, se montroit assez en haute élation de courage par diverses manières de faire, quant soy eslongeant de la maison de son prince le duc, luy et les siens avoient esté faits, prit son affuy vers le roy et s'allia à messire Charles d'Anjou et au co- nestable Artur de Bretagne, par deux sœurs qu'avoit, qui furent leurs espouses,' par vertu de laquelle alliance moult entendoit à estre grandy et fortiffié, comme il estoit du fait, mais non pas pour rien pouvoir contre celuy aucunes apparences causoient aucune fois suspicion de folie et d'orgueil. Moult estoit bel chevalier cestuy comte, radde de corps et fort à douter, souverainement en

' Charles II, sire d'Albret, mort en 1471.

^ Arnaud d'Albret, seigneur d'Orval, lieutenant général en Rous- sillon, mort en 1463.

^ De est venu le mot cadet.

* Louis de Luxembourg, fils aîné de Pierre, comte de Conversan et de Brienne. Louis XI le créa en 1465 connétable de France ; il est inu- tile de rappeler que dix ans plus tard il lui fit trancher la tôte en place de Grève.

172 CHRONIC^UE

bataille particulière, comme seroient armes en cliamp clos , lesquelles il quist longuement , et porta emprise par un an entier, à intention d'avoir à besongnier à tel que ne pouvoit fîner. Sy en fit le voyage à Saint-Jacques en pom- peux estât, mais non venant à ses intentions, retourna non délivré de nulluy. Vaillant chevalier estoit en guerre et assez beureux et merveilleux solliciteur de madame Vé- nus. Prist aucuns argus et pointe contre son prince, dont, blasmé de raison et d'iiumaine équité, fut grandement noircy en son honneur; car s'en trouva déçu et grevé et reculé de tous biens, et mis si avant en indignation pro- voquée sur luy que trop luy estoit dur ; et encores eust esté plus si le duc eust voulu donner voye à couroux jusques à l'extrême; mais nenny. Mist toutesvoyes à sa table' au- cunes de ses terres, et luy fit bien sentir, sans donner coup, quel il estoit, et à qui il se prenoit, et de quelle puissance et effet pouvoit estre son orgueil. Sy fut grant dommage certes, si l'amendement n'est venu après, que un tel che- valier, si bel et si puissant seigneur et si mettable entre tous ces bons et hauts hommes de son temps, s'est noircy ainsy par outrecuidance, par confiance en sa nouvelle fresche fortune, plus amye beaucoup que à ses pères. Certes moult luy répugnoient les faits du bon chevalier son oncle, messire Jehan de Lucembourg", lequel, posé que haut homme fust, de royale et impériale maison, co- gnoissant toutesvoyes la hautesse et précellence de son prince le duc sur la sienne, la multitude de ses hautes do- minations et pays emprès sa nudité et sobresse de biens, se

' Mist à sa (aile, réunit à son domaine, confisqua.

' Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir, et puis comte de Ligny, mort en 1440. La fortune de la guerre mit successivement entre ses mains Saintraille et Jeanne d'Arc.

DE CHASTELLAIN. 173

maintint humble et ploj^ant, et de ce que par valeur et diligence en armes conquist et submist à sa domination soubs le bras et querelle d'iceluy duc, de ce ne se monstra onques descognoissant, ains honoré et amé de son chef. En ce faisant, fut redouté et cremu en toute la croisure de France de l'un bout à l'autre, non pas que fortune luy avoit appointé son lit tel à son naistre, mais ses hautes valeurs et vertus l'avoient basty de leurs propres mains tel quel'avoit; qui tel estoit aussi que, jusques en la ter- mination du monde, son honneur y repose dessus, précieu- sement paré comme il a méry. Et si tous ceux de généra- tion impériale ou royale se doivent réciter droit-cy, ne demourra puis darrière donques le conte de Vaudemont et ses deux fils. Ferry et Jehan ', lequel, les deux parts de ses jours a exposé en toutes dures labeurs de guerre à ren- contre du roy Renier, pour cause de son héritage, sans autres partiales querelles ailleurs que meslées avecques celle du duc bourgongnon, pour laquelle maintenir roide- ment, moult souiïri en son temps froit et chaut, moult se trouva en hauts et périlleux affaires; en batailles, en ren- contres, en sièges, et en autres diverses labeurs, selon la qualité de son pouvoir. Vaillant chevalier estoit cestuy et avecques les autres honoré bien digne d'estre mis avant. Et parvint à la fin de sa querelle à l'encontre dudit roy Renier et obtint sa fille aisnée pour son fils Ferry, qui bel chevalier estoit aussi et se monstroit en France en com- mune vertu digne de commune exaltation, Jehan son

' Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont, eut de ^farie, comtesse d'Harcourt et d'Aumale, Ferri II, qui épousa Yolande d'Anjou , et Jean, comte d'Harcourt, qui, comme Cliastellain le dira quelques lignes plus loin, se signala dans les guerres contre les Anglais en Nor- mandie.

174 CHRONIQUE

frère, ayant longuement gouverné Grantville et tenu fron- tière encontre les Angles, se plongea en plus grande entre- mise de guerre que nefaisoit sonaisné, car estoit chevalier moult esveillié et actif, belle personne et adroit de corps, en toute chose vaillant, et louable en conduite, plus riche de bon los que de biens mondains, auxquels toutesvoyes en raisonnable portion ne pouvoit faillir une fois. Mais pour ce que j'ay l'ordre des royaux, je dusse avoir assis le conte de Montpensier, ensamble celuy de Ven- domme, père et fils, je me retourne arrière à la déclara- tion de leurs titres, èsquels, si je ne veux user de faveur, je ne sçay riens mettre de celuy de Montpensier', sinon que en povreté de gros sens , sagement toutesvoyes con- duysi ce qu'avoit de possession. Sy advint une fois un conte de luy, du temps des guerres, bien estrange; car avoit un routier qui avoit enfraint son sauf-conduit. par aucune manière de dérision de sa personne, pensant qu'en luy n' avoit que mesprendre, pour ce que réputé estoit à fol et à lourdau. Sy advint que pris fut, car le fit quérir partout, et tantost, comme courcié de telle injure, luy vou- loit donner punition condigne au cas. Or estoit ce routier homme moult amé et renommé entre les princes ; par quoy le duc de Bourbon son frère prya très- instamment. Sy fit le duc d'Alenchon aussi ; lesquels tous n'y porent riens acquester; mais pensoient que à monseigneur le Daulphin ne l'oseroit refuser, prémis qu'il voulsist prier pour luy. Sy en fit ledit monseigneur le Daulphin son pouvoir; mais pareillement comme ils avoient esté refusés, sy fut-il. Sy

' Louis de Bourbon, comte de Montpensiei", surnommé le Bon, était !e troisième fils de Jean I"", duc de Bourbon. Il mourut en 1486. Uno de ses filles épousa Wolfart de Borssele, seigneur de Ter Vère et comte de Buchan en Ecosse.

DE CHASTELLAIN. 175

vint le roy au derreuier, et eu fit sa requeste aussi ; mais à conclure brief , ne pour roy, ne pour roc il ne se voult onques souffrir remonstrer, ne vaincre, que finablement il ne convenist que celuy qui luy avoit fait celle enfrainte, ne portast la punition, telle comme il la voudroit ordonner. Par quoy, comme un folastre obstiné en sa folie, fut laissé (et [on fut] despité d'en avoir tant prié), lequel à coup fit flestrir ledit routier en son front d'un séel ardant, et ce fait le laissa aller. Parquoy le roy dist alors que par saint Jehaa il faisoit mauvais cheoir en main de fols. Est icy la seule singularité que je luy attribue, laquelle je laisse en l'inter- prétation des lisans. Celuy de Vendomme aussi, le viel', avoit esté de long eage , et de telle régnation que sa puis- sance portoit ; fut avecquesles autres malheureux Françoy s en la bataille d'Azincourt pris , et emmené en Angleterre; dont, party depuis, fut fait grant maistre d'iiostel du roy, et soy exposant pluseurs fois es faits de la guerre, y acquist la renommée de ses semblables. Souvent se trouvoit en ambassades çà et pour cause de ses vieux jours et que beaucoup avoit vu. Aucun rain " toutesvoyestenoit de folie, mais en aucuns endroits de grant et meur sens qui vain- quoit l'imparfait. Lequel venu à sa fin à Tours, le roy mesme l'alla visiter au lit de sa mort, il demoura grant espace, soy informant de moult de choses passées. Et à tant le laissa et le jugea moult recommendable en mémoire de son fils successeur'. Après luy ne m'appert riens présentement fors que bel et amyable de faicture se

' Louis de Bourbon, comte de Vendôme. Il mourut le 21 décem- bre 1446, àf?é d'environ soixante-dix ans.

- Aucun rain de folie, un brin de folie.

•' Jean de Bourbon, comte de Vendôme, avait fait ses premières armes sous les yeux de Danois. II prit part à un grand nombre d'ex- r<'ditions militaires.

i76 CHRONIQUE

pouvoit attendre encore en mainte avance de belle fortune, sur le fondement qu'avoit de bon vouloir, par lequel je clos la circumscription de tous les princes françoys d'un temps et de la cïirestienneté aussi, excepté des deux prin-. cipaux, il y aura grant mistère à les bien descrire tous deux, et plus grant encore ày asseoir jugement, pour cause des partialités et envies régnantes de longtemps jus- ques aujourd'huy en ce royaume et dont la fin ne m'est en- core espérée si tost, pour cause qu'amour naturelle y est refroidie, enracinée et enviellie division , lumière de vraye raison offusquée et les entendemens poilus ou d'affections injustes ou de liaynes et despections volontaires, dont causes sont gloire et roide régnation en deux hommes incompatibles ensamble. Lesquels, sans fleschir vers nul en faveur, sinon en ce que vérité me pourra avérer, j'ay entrepris à descrire droit-cy leurs gloires, leurs vertus, leurs hautes prééminences et fortunes, en déi^loration au- cune toutesvoyes de leurs vices , es quels originellement se congréoient les mesmes ; pestilencieuses rumeurs que j'ay plorées longuement en cestuy très-saint préau des fleurs de lis, clarifié nouvellement et purgié de toutes bruynes, excepté d'envie dont le feu que le dyable y nour- rist, est matière assez de faire deux très-hauts glorieux hommes redevenir misérables , ignominieuses, maleurées personnes, et de faire enverser au plus bas de la roue ce que grâce de Dieu, avecques adjunction de naturelles ver- tus aucunes, ont mis au plus haut siège de fortune, que bien à maie et à doloreuse heure se feroit après tant d'a- mères et pestilencieuses playes guéries freschement, pour lesquelles, comme qui sentu en ay ma part, je invoque la miséricorde de Dieu haut , que pourvoir y veuUe et remédier et que la rosée de sa sainte clémence puisse

DE CHASTELLAIN. 177

esteiudre le feu de nos vicieuses passions, elles messiéent.

CHAPITRE XLIII.

Comment Georg'e descrit icy les caractères des deux princes principaux de ce temps, le roy de France et le duc de Bourgongne.

Or me pardonnent Françoys et Bourgongnons : s'il leur plaist, escoutent et entendent celuy qui regarde, ne à envie, ne à partialité de nuluy, ne à complaire, ne à desplaire, en proférer ce que vray est en soy. Prennent ce qui est glo- rieux et louable ceux à qui il compète ; et ce qui est de meschief et de défection à deux lez, soit patiemment, car gardant balance droite à tous deux, à tous deux garderay équité et faveur en jugement, non pas par définitive sen- tence dont je désire à estre cru, mais par opinion tirée de plusieurs argumens qui jusques en la fin du monde donne- ront occasion d'en parler à autres.

peur aucunement et soussy m'aherdent en l'en- treprendre, pour cause d'estre noté de trop de faveur ou de hayne, ou d'estre trop légier en jugement, ou trop affecté en propre opinion, toutesvoyes, selon que le temps me présente les choses aujourd'huy et que les personnes aussy me donnent à cognoistre par leurs faits leurs natures, aussy, selon ce, en droite ligne de vérité, comme je voy et cognoy et que longuement ay vu et expérimenté les vertus, les opérations etles fruits de tous deux, pour venir à la fin je tens, leurs deux gloires mettray en descrip- tion, afin de souffrir à l'affection de cliascun, sa nature lepourroit traire, par élection ou par cler jugement à le vaincre mesme et condamner en son abus , protestant

178 CHRONIQUE

toiitesvoyes, pour cause des immortelles envies du monde, entre lesquelles entrebouté, de légier je pourroye estre foudroyé , que toutes les deux personnes me sont en égale affection. Dont, si l'une a plus gloire et moins vices €t l'autre plus vices et moins gloire, ou tous deux ég'aux, sy n'est-ce pas que hayne ou faveur m'ayent commu vers nul l'une emprès l'autre, afin que par toutes deux estre regardées songneusement, on puisse cognoistre et juger distinctement de leur précellence, qui passe et qui non, ou si tous deux sont en une équalité de splendeur, ou si tous deux siéent et peuvent attaimlre à une différente. Par quoy la clause de mon titre, je mets l'Auguste duc, peut estre confirmée ou reboutée justement, par trouver autre son consemblable ou meilleur , combien toutesvoyes que par alléguer un roy Auguste, cela ne me peut raser mon article, quant seulement je ne l'entens à proférer que ' entre les deux si plus haut ne peut.

Cestuy Charles donques septiesme, de qui les histoires, entre les autres ses devanciers, sont à esmerveillier, pour les choses qui en son temps furent inopinables, à pro- prement le descrire au vif, selon que nature y avoit ou- vré, n'estoit [pas] des plus espéciaux de son œuvre, car moult estoit linge ' et de corpulence maigre ; avoit faible fondation et estrange marche sans portion ; visage avoit blême, mais spécieux assez, parole belle et bien agréable et subtile, non de plus haute oye. En iuy logeoit un très- beau et gracieux maintien. Néanmoins aucuns vices sous- tenoit, souverainement trois : c'estoit muableté, diffidence, et au plus dur et le plus, c'estoit envye pour la tierce; lesquelles toutes trois se déclareront es lieux les

' Linge. Sur la .signification de ce mot, voy. t. !"■, p. 210.

DE CHASTELLAIN. 17!)

matières d'elles-mesmes en donneront à cognoistre clère- ment les effets, et desquelles il n'est lieure présentement d'en escrire en général , pour mieux entendre après, savoir et juger des hautes matières qui cherront entre eux, après estre reconsilliés ensamble, ils sont ennemis de présent, et ne suis venu jusques à leur paix. Par quoy, les vices en- core n'ayant point de lieu, il loist bien de manifester les vertus, èsquelles, en clère œuvre de Dieu, il deviendra glorieux par-dessus grant nombre de ses pères, quant de très-povre et misérable commencement il est parvenu à glorieuse fin, en très-afluLuente félicité les autres ses devanciers pères sont demourés encrolés ' enmj chemin voires ou menés mesmes en misérable yssue. Or est vray que cestuy roy Charles, en ses jeusnes jours, se trouva infortuné beaucoup et moult oppressé de ses ennemis, tellement que les derrenières bornes de son royaume luy estoient ostées, èsquelles encore fortune luy estoit escharse assez etluy tenoit moult aigre l'esprit par maintes diverses tribulations et adversités tous les jours nouvelles, tant du lez de ses ennemis, Bourgongnons et Angles, qui aigrement le comprimoient, comme de ses propres gens mesmes, routiers, Escots, Espagnols, Lombars, qui dominoient sur luy par haussage ^ En quoy, dévot à Dieu, alors se monstra assez patient, mais corrigé, peut-estrede lavolenté de Dieu, d'aucuns ses délits. Longuement toutesfois Dieu le souffry et l'abandonna en ceste affliction. Par quoy, ses jeusnes jours venus après à meur eage soubs agùe et estroite povreté, debvoient devenir pleins et dignes aussi à rece- voir en montance de règne plus grande complication de

EncroUs, embourbés. Haussage, nrrogance.

180 CHRONIQUE

biens méris , comme il advint ; car de celle heure que Dieu mitigea le cœur de son adversaire envers luy et le tira jusques à la pardonnance de son injure, tousjours depuis de degré en degré, par succession de temps, il commença à florir et à prospérer en ses faits, commença à fructifier en ses labeurs, et qui premier ne sembloit que un tronc sec soubs une langoureuse escorce tempestée et battue, devint un rameau flory précieusement et fueillu soubs un ryant soleil favorable. En quoj bien à noter fait que le principe de sa félicité et acquise gloire luy vint de béné- fice reçu, dont loy de noblesse et d'honneur ne doit igno- rer jamais la gratuité sans en estre reprise. Sy est vray aussi que paravant la pacification, il n'estoit vertu en luy qui le pust essourdre ; mais depuis icelle trouvée, n'en avoit nulle si petite aussi qui ne luy rendist fruit, dont, entre les autres par qui plus venoit à prospérité, c'estoient diligence et propre sollicitude de ses affaires, oii il met- toit cœur et entendement et y appliquoit toutes ses vertus, car venu aujourd'huy par une manière à un tel ou à tel bien demain, estudioit par une autre voye de parvenir à un autre plus grand pour nettoyer son trosne plein de bruynes et y faire rentrer vertu et hautesse longuement perdues. A quoy il parvint à la fin plus hautement que pièça n' avoit fait roy, mais non pas tant seulement en clarté de ses vertus , mais par adjoustance aucune de ses vices qui luy rendoient fruit et félicité par inconvénient, comme on pourroit dire que sa malheure et que ceux qui gouvernoient son fait', estoient cause de sa successive ma-

Guillaume Cousinot accuse aussi les conseillers de Charles VII. Ceux qui étaient en butte aux reproches les plus vifs (ils furent excep- tés de la paix d'Arras), étaient Tannegui du Chastel, le président de Provence, Louvet, et le médecin Jean Cadart. Une fille du président de

T)E CHASTELLAÏN. - Î8I

lédiction en salut, entendu que de diverses mains et par di- verses natures d'hommes sa gloire a esté bastie et mise sus, et que de sa personne luy-mesmes n'estoit pas homme bel- liqueux, n'estoit robuste, ny animeux homme pour faire de main propre, ne cherchoit mesme l'estour, ny rencontre, ains, non asseuré entre cent mille, se fust espovanté d'un homme seul non cognu ; mais avoit des grâces à ren- contre que de sages et vaillans s'accompagnoit volontiers et s'en souffroit conduire, auxquels par-dessus leurs sens continuellement il adjoustoit nouvelle invention. Par quoy ce qu'il perdoit en vaillance, que naturellement n'avoit de luy-mesme, ce recouvroit-il en sens, de quoy il profiitoit aux vaillans. Et es toit vray semblable que le sens qu'avoit de nature, luy avoit esté renforcé encore au double en son estroite fortune par longue constrainte et périlleux dan- ger de divers cas, qui forcément luy aguisoient les es- prits , comme on trouve des Romains qui jadis , au temps qu'ils avoient plus d'aifaires et impugnations , ils estoient les plus vertueux des autres ; mais quant paix leur donna occasion de oysivetés et voluptés, nuls au monde plus vi- cieux. En quoy fait à entendre que les estroites fortunes clariffient les humaines vertus, et les comblées et volup- tueuses les endorment et amortissent.

Mais pour donner à entendre comment par inconvénient de vice, comme j'ay dit, il parvint à amendement de ses besongnes qui estrangement souvent.... ', savoir faut, comme il a esté dit, que moult estoit de condition muable,

Provence, la dame de Joyeuse, était la favorite du roi. Quant à, Jean Cadart, il avait, malgré la pénurie du trésor, réuni vingt-cinq à trente mille écus, somme énorme pour ce temps-lù.

» La phrase est incomplète dans les manuscrits d'Arras et de Flo- rence.

mil. tr. 12

182 CHRONIQUE

ce roy ; dont, à cause de tel accident, esclieurent aussi fré- quentes et diverses mutations entour de sa personne, et se formoient ligues et bandes contraires entre les curiaux', pour, en reboutement de l'un l'autre, parvenir à autorité; en quelle manière de faire, chascune des parties veilloit tousjours et estudioit en faire quelque chose de grant, le régnant pour demourer en grâce , et le contendant sur l'espoir de parvenir. Et ainsy, de deux envies contraires tendantes à fin de vertu, naissoit tousjours une œuvre de fruit au nourrisseur : c'estoit le maistre, lequel par subtil regard que avoit à leur faire, les souffroit convenir toutes deux et en prist le proffit. Or avoit de condition qu'en terme de temps, quant on s'estoit bien haut eslevé emprès luy, jusques au sommet de la roue, lors s'en commençoit à ennuyer ; dont, à la première occasion que pou voit trouver aucunement apparente, volontiers les renversoit de haut à bas, confusément toutesvoyes. Par quoy autres ayans la- bourés en longue contendance dehors l'huys et parvenus à nouvelle grâce, parvinrent aussi à nouvelle exaltation longuement pourjettée lors, ou par espoir qu'avoient de demourer plus ferme que leurs devanciers, travailloient aussi à plus hautement déservir leur régner par haute œuvre, et de fonder leur longue durée en multitude d'uti- lités rendues; lesquels, après avoir régné une espace aussi , et que tiré avoit du ventre ce qui y estoit, néan-

1 Curiaux, gens de cour. Ce mot était pris souvent dans une mau- vaise acception au xv* siècle :

Qui ne scet feindre son penser, Qui ne scet braire ou hault chanter, Qui ne scet son maistre flatter, Qui n'aprent à dissimuler. Qui n'apprend à faire le sourd, Il n'a que faire d'estre à court.

DE CHASTELLAIN. 185

moins à telle occasion comme les autres en soudain sursaut se trouvoient enverséset payés du mesme salaire dont autres leur avoient esté miroir. Et ainsy du second au tiers, du tiers au quart, du quart au quint, jusques enfin dura ceste continuation et manière de faire tellement qu'en la parfin sa gloire et son règne entre toutes ses besongnes se sont trouvées au plus haut de la roue par pièces et parties de diverses gens ainsi rassamblées et cousues ensemble, jus- ques à soy trouver plus cler et plus glorieux que pièça nul autre, voires par la vertu souverainement et estudie de ses gens, tels que dessus, qui, jour et nuit, à intention de privé bien avec le sien , y labouroient et veilloient, et luy pratiquoient ce tout à quoy il parvint, moitié par engin, moitié par force et par avis, jusques à expulser entièrement les Englès deliors France partout , réservé Calais, et d'estre cremu et redouté en tous ses environs. Dont, ainsi qu'estoit abbuvré * et expert de tant de diverses conditions d'hommes, et que clèrement percevoit qu'en di- verses gens avoit diverses propriétés, et plus en deux que en un et en dix qu'en trois, finablement, luy qui estoit renouvellant volontiers et assavourant le fruit qu'il en pou- voit traire, en devint si duit que de toutes qualités en quoy hommes pouvoient servir, il en tira à luy les plus excellens, et, selon leur vocation, chascun en son estât, les employa à utilité telle que leur séoit, l'un à la guerre, l'au- tre aux finances, l'autre au conseil, l'autre à l'artillerie et à diverses diligences et propriétés rendans fruit, comme pluseurs hommes ont différentes inclinations et grâces de Dieu, que ce roy-cy recueilloit toutes, et lesmist en œuvre, et fist chascun vertueux, en la propriété qu'avoit, estre

' Abbuvré, abreuvé.

184 CHRONIQUE

instrument pour ouvrer et forgier en la montance de sa gloire. Dont enfin, par la grant distincte cognoissance qu'avoit des uns et des autres, et parce que sur toutes cho- ses avoit son regard, également sur les fautes aussi comme sur les vertus, lestât autour de luy devint à estre si dan- gereux que nul, tant fust grant, pouvoit cognoistre à peine oîi il en estoit, et se tint ferme chascun en son pas dû, de peur que, du premier mespas que feroit, ne fût pris à pied levé. Etainsymistsus ordre et règle en son royaume, et tenant chascun en cremeur donna cours à justice, qui paravant y avoit esté morte longtemps; fist cesser les tyrannies et exactions des gens d'armes aussi admirable- ment que par miracle ; fit d'une infinité de meurtriers et de larrons, sur le tour d'une main, gens résolus et de vye honneste ; mist bois et forests murtrières passages asseu- rés, toutes voyes seures, toutes villes paisibles, toutes na- tions de son royaume transquilles ; corrigeoit les mauvais et les bons honoroit; piteux estoit toutesvoyes de sang humain et à mort se délibéroit en vis; tenoit heures limitées pour ser- vir Dieu et ne les rompoit pour nul accident; mettoit jours à heures de besongner à toutes conditions d'hommes, les- quelles infailliblement vouloit estre observées, et beson- gnoit de personne à personne distinctement, à chascun : une heure avecques clercs, une autre avecques nobles, une autre avecques estrangiers, une autre avecques gens méchaniques, armuriers, voletiers', bombardiers et sem- blables gens; avoit souvenance de leurs cas et de leur jour estably : nul ne les osoit prévenir. Avoit merveilleuse industrie, vive et fresche mémoire; estoit historien grant, beau raconteur, bon latiniste et bien sage en conseil..

' Voleiiers, fabricants de traits d'arbalète, ûg volet, trait d'arj^alète.

DE CHASTELLAIN. 183

Avoit ses jours de récréation aussi avec femmes, par lesquelles il desvoya plus que assez et fut exemple de grant mal et de graut playe en son temps, dont ailleurs sera parlé c^'^-après. Estoit morigéné assez et sobre à table; mais de nul n'y pouvoit estre regardé, souverainement de gens non cognus; car de cestuy-là jamais ne se bougeoient ses yeux, et en perdoit contenance et mangier; et enfin s'en enfelly. Par paroles, descouvroit sa passion par semblant et son semblant par paroles de mesmes. N'estoit nulle part seur, ne nulle part fort, Craignoit tousjours mourir de glave par jugement de Dieu, parce que présent fut à la mort du duc Jehan, qui en partie estoit cause et racine de sa diffi- dence. Murmuroit fort en l'ordre de la Toison d'or et y meltoit secrètes scrupules; tousjours envis la vit essource en son règne et préjudicia à ses parens qui en furent. Por- toit à dur, ce sembloit, le haut vol et règne emprès luy du duc Philippe son parent. Plus alloient avant en eage, plus y sembloit estre ranceur. Ne s'osoit logier sur un plancier, ny passer un pont de bois à cheval, tant fust bon. Toutesvoyes avoit beaucoup de belles vertus, et de petites chétifvetés aussy assez dangereuses. Toutesvoyes, en tel sens et vertu qu'avoit , ensamble l'entremise de ses divers serviteurs forcément, avec le bras de Dieu qui s'y joigny, il fit sa fortune clère et glorieuse, qui en son venir la trouva la plus embruynée qui onques fust. Net- toya Normandie des Angles, les deschassa de Bayonne et de toute Guyenne, les tint dehors depuis triomphamment, entretint ses gens d'armes prests tousjours à combattre, sans foulle du peuple. Mist sus francs archiers en nombre infini '. En toutes choses mist règle et ordre et en toutes

' En l'an XLII furent les francs archiers rais sus, qui fut, comme disent aucuns, la plus riche et moilleuro ordonnance que le roy fist

186 CHRONIQUE

choses avoit son regart. Cognoissoit tout son estât ; sa- vait ses finances en gouvernement. Envoya son fils en secours du duc d'Austrice encontre les Suisses, qui les fit cheoir en bataille ; mena son ost devant Mets-la-Cité et la composa; soumist le conte d'Armignac et le ploya par force ; le duc de Savoye aussi par puissance ; le duc de Bretagne à hommage, Brief fit tant que tout se ploya devant luy ; et ne restoit riens que le duc Philippon seul dont luy-mesmes en cœur et tous les siens se passionnoient et de la roideur et puissance qu'avoit d'y résister , et qu'en un temps et une région avoit deux puissances, deux gloires et clartés égales et mal compatibles. Dont, pour cause que ployer ne le pouvoient comme ils cuydoient et qu'en luy avoit pouvoir plus que au remanant, de quoy toutesfois il ne cherchoit que à estre ami et serviteur,

oncques pour tenir justice, car ces gens d'armes estoient es bonnes villes ou aux sièges il plaisoit au roy quand il en avoit affaire, et ne prenoient aux champs, ne aux villes, chose quelconque qu'ils ne payassent. Ainsi de en avant fu le royaume gouverné, qui moult avoit esté foulé par les escorcheurs et par autres, et fut tenu paisible en telle façon que oncques puis ne fut nouvelle de roberie nulle parmi le royaume. [Chroii. ms. de La Haye.)

Un manuscrit qui a appartenu à Guillaume Hugonet et un autre manuscrit, aujourd'hui conservé à Paris, qui paraît provenir de la maison de Lannoy, renferment cette note qui fut sans doute mise sous les yeux de Charles VII :

« Au royaume de France a svii" mille villes à clochiers, Paris « compté pour vu clochiers, Roen, Toulouse et aultres villes pour « I clochier.

« Or, prenez que la moytié ne baille riens et soit inutile, reste ain- 11 cores vni<= l mille villes. .

« Or, ostez aincores des vin"= l mille villes iiii" l mille, reste aincores <i quatre cens mille. Si chascune ville faisoit i homme d'armes, vous « auriez quatre cens mille hommes d'armes, lesquels ne pourroient ■■ faillir, car i mort, l'aultre seroit tantost mis, et seroient bien payés " et ne debvroient pillier, ne gaster le peuple, ainsy qu'ils font, dont " ne peuvent mais ceulx qui servent ad présent, et ne sont pas payés « communément de m mois pour i an, et pour ce leur faut-il prendre

DE CHASTELLAIN. 187

il devoit, il se coiigréa ' une telle venimeuse envaye contre luy, une telle hayneuse imagination, que il devoit avoir amour et fraternité, portange' et secours l'un à l'autre, et joye et exaltation de bien de chascun, froideur et en- vye entreboutèrent, et distrayans leurs amours de la loy de nature, les appliquèrent à rumeurs et à suspicions re- prochables; non pas que le duc s'exaltast riens ou s'enfiè- rist en sa fortune, ne que la royale majesté ne luy fust ré- vérendée à son appartenir ; mais en manières maintes non tolérables à luy et non pertinentes aussi à estre monstrées à tel qu'il estoit, osoit bien monstrer aussi, quant le cas y chéoit, qu'il avoit bras royde et escliine et qu'il n'estoit homme à estre traité par dur, sans grand meschief. Lors quant on le quéroit par bel et comme il appartenoit, c'es- toit le plus humble et le plus léal envers la couronne qui vivoit, et n'avoit si povre en France qui tant se fist petit envers elle, ne si souple que luy. Recognoissoit la gloire' de sa naissance que reçue avoit de son trône, laquelle il

« leur vie sur le peuple, qu'ils nefeissent pas s'ils fuissent bien payés.

« Or, soit avisé que valent les ini<= mille hommes d'armes pour i an.

« I homme d'armes à xv francs par mois vault ix^^ francs.

« Cent hommes d'armes par moys valent xv« francs et par an « xviii mille.

« Mille hommes d'armes par moys valent xv mille et par an « IX" mille.

« Cent mille hommes d'armes valent par an xviii millions.

'( Somme des un" mille hommes d'armes, lxxii millions.

« Et gaingneroit le roy 11"= mille francs, qui vont pour les gages des " officiers.

« Item et ii« mille francs de dons qui se font sur les aides, qui ne se « 1 croient pas.

« Et puis la charge de gens d'armes nécessaires pour la tuition du 0 royaume, l'oultre plus se porroit employer ti soustenir Testât du roy « et do tous nos seigneurs, et viveroit le monde en paix. »

Il se congréa, il se forma.

^ Portange, appui.

188 CHRONIQUE

préféroit devant toutes autres splendeurs. Ainsy avoit en luy fierté et humilité, humilité droite, noble de radicale na- ture, et fierté de toute haute, vertueuse et magnifique pro- messe qui non tant seulement gisoit en courage, mais en réalité de pouvoir égal au plus haut de la terre. Avoit eu trois glorieuses batailles ce roy contre les Anglois, l'une à Patay, l'autre à Guermigny ' en Normandie, la tierce en Bordelois, fina Tallebot. Sy continua perpétuel dis- cord entre son fils aisné et luy, se misrent en diffidence l'un de l'autre ; ne s'y pouvoit trouver union ; moururent froids et séparés l'un de l'autre. Prit alliance ce roy au roy Lancelot de Hongrie et de Bohême, contraire le duc, et lui donna sa fille, lequel, par apparence de vray juge- ment de Dieu, au temps des espousailles, pour les grans maux qui en pou voient naistre, fut précipité de ses jours. Tint en prison le duc d'Alençon par longs ans ; le fit sen- tencier à mort par ses pairs à Vendosme. Se fit cognoistre en la mer de Levant, en l'activité de son argentier Jaques Cœur, lequel, en plus haut vol de marchant du monde, fut mis par luy en chétivoison, espars ses biens, clos en prison , rompu en créance , jugé à mort , remis toutes- voyes de crisme en civil, et puis après, eschappant par engin, mourut exilé. Tailloit fort son royaume; tenoit maigres ses hommes; restablissoit paix, mais peu de ruynes; pourveoit volontiers plus aux offices que aux gens, et, en donner, enquéroit de leur estât. Somme toute, dure fortune et jeunesse luy. estoit félicité en meur eage, et la nécessité de sa patience, jeusne, luy estoit nourrechon de sens et Ae grâce de Dieu, viel, par lequel il est parvenu, moitié un, moitié autre, à sa très-haute exaltation,

' Lùef! : Formig'ny.

DE CHASTELLAIN. 189

il y a plus de mistère à soy y parmaiutenir sans déclieoir que à y estre monté par labeur, ce que Dieu, j'espère, pour la félicité de son peuple ne souffrira pas, mais amodérera à tous lez les passions et superfluités vicieuses qui pourroient estre occasion de mescliief et dont la condempnation re- donderoit [en] eux griefvement et non [en] nul autre ' .

CHAPITRE XLIV.

Comment les gens de messire Jehan de Luxembourg furent desconfits en Laonnois.

Il est bien de mémoire par les choses dessus traitées, comment messire Galovie de Pennensac, capitaine de Laon, ensamble la communauté et gens d'armes de celle ville, moult se penoient à porter dommage es pays de ce duc et de y faire les maux tels que la guerre a en soy, et com- ment, à ceste cause, le bon chevalier de Lucembourg qui en estoit voisin, moult estoit argué sur eux ; et porta bien à dur leur orgueil, pensant toutes voy es et songeant jour et nuit de s'en venger à son plus bel une fois et de leur serrer la borne, s'il pouvoit, bien aigrement, car envis souffroit foulure qui luy fust moleste, et espécialement en ces marches il estoit l'anglet de la forest et le chien au grant collier qui tous les autres mordoit. Pourtant ten- dant toujours à ses fins, délibéra un jour de faire pren- dre le fort de Saint-Vincent, qui est assis au dehors de la

' La pourd'aifure de Philippe le Bon manque, et nous lisons dans le manuscrit d'Arras : « Ici/ doit ensuivre celle du duc Phili2)pe que M'' Charles Leclerc a, laquelle il mettra ensuivant. » Il est probable que lo manuscrit d'Arras, aussi bien que lo manuscrit 15813 do Bruxelles, appartient à la rédaction originale do ChastcUain. M. Quicherat a déjà exprimé cette opinion.

190 CHRONIQUE

ville, assez près des marces ', par lequel il ymaginoit que moult pourroit mettre en oppression les habitans, et fina- blement venir en la conqueste de la cité entièrement par force ou par povreté ou autrement, car n'estoit au monde riens que tant désirast. Or, est vray que de ce parla à aucuns de ses capitaines et en devisa avecques eux fiablement pour avoir advis de la manière de faire et de conduire ceste œuvre ; lesquels tous conclurent volontiers l'entre- prendre et de eux mettre en l'aventure. Sy entrepri- rent ceste œuvre messire Symon de Lalaing, Bertran de Manican , Enguerrant de Créqui et Engrammet de Gri- boval, avecques le nombre de quatre cens combattans. Lesquels ayans fait leur assamblée par nuit, partirent à telle beure que devant jour, sans que nul s'aperçut de eux. Vinrent au pied de l'abbaye, dessus le mont de Laon; et là, sans trouver empescbement nul, entrèrent dedens quoyement sans faire bruit, jusques à estre tous entrés et mis ensemble pour faire de la place leur plaisir, Sy entrèrent tous, et incontinent commencèrent à lever un cry pour effrayer les dormans, cuydans bien que tout fust leur et que résistance n'y avoit nulle contre eux. Et ce pendant, la pluspart de eux, mal advisés, visans au pillage et à la robberie par cy et par là, et non au péril qui leur estoit près, s'oublièrent en leur maie aventure et se perdirent povrement, car l'effroi fut tantost perçu en la cité de Laon ; et s'esmut horriblement la commune, et messire Galovie vuydant avec eux, ensemble avec ceux de la garnison, erramment vint au secours à ceux du fort, et entrant par la porte de l'abbaye avec ce peuple erragié et démoniaque, ce sembloit, vint férir sur Picars espo-

' Marces, frontières.

DE CHASTELLAIN. 191

ventablemeut de haches et de mâches ' , et commencer à y faire grant tuyson , car estoient trop plus grand peuple que les autres. Or, y avoit une tour grosse aucuns de l'abbaye estoient dedens , et s'estoient deffendus vail- lamment tousjours dès le commencement contre les en- trés, par quoy Picars n'avoient encore pu estre maistres de la place, comme ils eussent esté. Sy leur vint à grant contraire, car ils en perdirent vie etchevance,et en furent vilainement reboutés , non obstant toute valeureuse def- fense mise à l'encontre, de messire Symon qui bel cheva- lier estoit, fort et puissant, et un des raddes de son temps et des autres ; pareillement Bertran et Enguerrant de Cré- quy, qui tous monstrèrent courage de vaillans nobles hommes , jà-soit-ce que ne leur proffitoit , car deffense n'y servoit à rien en la fin. Sy fut avironné Engrammet de Griboval des bons hommes de la cité qui mortellement le héoient, pour maintes durtés et rudesses dont il avoit usé encontre eux ; lesquels ne tâchèrent qu'à le tuer et d'en prendre vengeance pour tousjours mais. Dont moult se trouva esbahy ledit Engrammet, et voyant le dangier de la mort en quoy il estoit, offry grant finance pour sauve- ment de sa vie ; mais n'y valu offre, ne nul or, tant fust grant, qu'ils ne le tuassent. Les autres, messire Symon et Enguerrant, qui se combattoient valeureusement et em- ployèrent leur bras en férir et ruer à tous lez, furent me- nés aussy jusques en très-périlleux destroit de mort; et ne les espargnoit-on ne que les mendres du host^ Lesquels, considérés estre en dangier entre ce furieux peuple, un compagnon de guerre nommé Arquencier, à qui messire

Mâches, massues, masses d'armes.

' Ne que les mendres du hos(, pas plus que les moindres soldats de l'armée.

in CHRONIQUE

Symon avoit autrefois fait une courtoysie, vint erram- ment en la deffense du gentil chevalier messire Symon, et g-ettant son baston au-dessus de la teste dudit chevalier, pour rompre les coups de ceux qui féroient dessus , com- mença à escrier au peuple et les faire cesser de férir, car moult estoit bien de eux, et en estoit cru et amé; et lors leur commença à dire qui c'estoit, et leur prier qu'il luy pust sauver la vie, pour ce que gentil chevalier estoit et homme de grant part; et leur recorda la courtoisie que une fois avoit reçue de luy, et par laquelle il estoit et devoitestre obligé en plus grande, s'il pouvoit '. Sy fut messire Symon sauvé parceste manière, à grant dangier^ toutesvoyes. Et Enguerrant de Créquy aussy. Et tantost après la première fureur passée et que la place estoit reconquise, tout le re- manant fut pris et emmené à Laon. Et y moururent envi- ron soixante-dix hommes du costé des Picars, et de ceux

» Une note marginale ajoutée à la chronique manuscrite de La Haye est ainsi conçue : « Ne demoura gaires que ledit Archenciel fut « à une course réservé de mort par ledit messire Simon, bien souve- (1 nant de sa bonté, mais quand le conte de Ligny , qui estoit en per- « sonne à ladite course, sot qu'il estoit encore vif, il jura qu'il seroit « pendu, comme il fut, quoique messire Simon lui requist sa grâce, « dont oncques puis ledit messire Simon ne le volt servir. » Arc-en- Ciel tomba, en 1434, au pouvoir de Simon de Lalaing, pendant une excursion dans la terre de Beaurevoir qui appartenait au comte de Ligny et qui fut pillée par les Français. Le comte de Ligny, furieux, repoussa toutes les prières de Simon de Lalaing et ordonna la mort d'Arc-en-Ciel. Le comte de Ligny passait pour fort cruel. La chro- nique manuscrite de La Haye, que j'ai si souvent citée, en donne un autre exemple. Waleran de Saint-Germain avait été pris devant Chauny et sa mère avait offert pour sa rançon six mille écus d'or, « mais tan- <' dis qu'elle attendoit la response, on lui trencha le col sur ung hourt « et fut sa teste mise sur une lance et portée à la porte (du château de « Ham) sa mère attendoit et le corps fut pendu aux fourches. « Quand sa mère vist la teste, elle dit : Or Dieu en soit loés ! c'est le « quatriesme fils que la guerre m'a osté ! »

^ A grant dangier, à grand'peiae.

DE CHASTELLAIN. 195

de Laon le frère du capitaine, nommé Jammet de Pen- nensac. Desquelles nouvelles et doloreuse aventure le conte de Ligny se mérencolia fort et le porta bien à dur, car il y perdy de bonnes gens beaucoup, et s'en tint à moult ennuyé longuement après.

CHAPITEE XLV.

Comment Mallotin deBours et messire Hector de Flavyse combattirent en champ clos à Arras.

A repos estoit assez ce duc de sa personne en ce temps- cy en ses pays de Flandres et de Brabant, quant, pour une grant difficulté mue entre deux nobles hommes de ses pays, il le convint aller en sa ville d' Arras pour rece- voir là les deux nobles hommes que j'ay dit, à leur jour assigné par luy, en champ clos, par gage jeté entre eux. Et estoient les parties, un messire Hector de Flavy, bien noble chevalier et de grant part, et l'autre, un escuyer nommé Mallotin de Bours, homme de bonne part aussi, tous deux forts et raddes, et gens de guerre et de fait tout outre. Sy estoit mue la cause de leur gage pour charge d'honneur que imputoient l'un à l'autre; premier Mallotin à messire Hector, car celuy Mallotin estoit venu au duc luy signifier en secret comment messire Hector l'avoit secrètement requis qu'il se voulsist tourner Fran- çoys avecques luy , car ne vouloit plus tenir le party de Bourgongne, et qu'en prenant congé du pays et du party ils espiassent Guy Guillebault ' ou autre grant cadet, et

' Gui Guillebaut était gouverneur général des finances et trésorier de l'ordre do la Toison d'or. Il recevait 150 francs de gages et 50 franca pour ses habits le jour de la Saint-André.

iU CHRONIQUE

l'emmenassent avecq eux pour payer les despens des com- pagnons. Laquelle chose, quant le duc entendy , et que bien avoit questionné Mallotin de la vérité du cas, moult la tint à injurieuse à l'encontre de luy, et désiroit bien à y pour- voir par telle manière comme le cas requéroit, souverai- nement de faire saisir ledit messire Hector du corps et de s'assurer de sa personne par prison. Sy demanda à Mal- lotin s'il ne vouloit point entreprendre l'œuvre d'aller pren- dre ledit messire Hector prisonnier et de l'amener devers luy ; et Mallotin dit que oui, et que pour cela ne demourroit point, mais le feroit volontiers. Sy luy commanda le duc que ainsy le fist donc. Et Mallotin, soy pourvoyant de gens tels comme luy besongnoient , avecques le mande- ment de le faire, s'en vint h un village emprès Corbie, nommé Bonnay ; et là, sur la fiance que Mallotin savoit bien que messire Hector avoit en luy, envoya un de ses gens devers luy, qui estoit en sa maison assez près de là, et luy prya que venir voulsist jusques au dit Bonnay pour parler ensemble. Sy y vint messire Hector, pensant à riens qui contraire luy fust, et se trouvèrent ensamble eux deux. Et alors Mallotin , qui estoit accompagné à l'avan- tage sur messire Hector, mist main à luy de par le duc et le fist son prisonnier. Qui moult esbahy fut? Ce fut mes- sire Hector de ceste main mise ; mais voyant la force et le pouvoir de résisternon estre sien, comme envis que ce fust, prisonnier le convint estre. Et fut emmené à force de gens en la ville d'Arras, longtemps estoit en la prison du duc, à bien grans et durs annuys, non obstant toutesvoyes tout grant et diligent pourclias de ses parens et amis charnels, qui moult grant peine mettoient à le mettre sur ses pieds, et à tout le moins de le faire estre en sa justifi- cation devant la présence du prince, il désiroit à ve-

DE CHASTELLAIN. 195

nir. Lequel enfin y fut mis ; et fut mené en seure main de la ville d'Arras en la ville de Hesdin estoit le duc pour lors. Et venu furent mis l'un devant l'autre pour oïr ce que voudroit dire chascun. Lors Mallotin continuant son propos accusoit messire Hector présent luy, comme avoit fait en son absence autre fois. A quoy messire Hector res- pondy : qu'il n'en estoit riens et que luy-mesmes, c'est-à- dire ledit Mallotin, estoit celuy qui ce mesme propos luy avoit mis avant et l'en avoit requis. Et messire Hector soy parant du cas tout et outre, mist ce fardeau sur les espaules de Mallotin qui excuse, ne reparement ne savoit trouver autre, fors de jeter son gage, lequel messire Hector recueilly et le leva. Par quoy , pour mettre à fin leur question qui estoit obscure , et par considération que on avoit des personnes, jour leur fut assigné dedans qua- rante jours pour faire le devoir appartenant au gage, et de comparoir personnellement tous deux à leur jour en la mesme ville d'Arras, pour faire ce qui appartenoit. Tous deux donnèrent plesges suffisans de y estre et com- paroir.

Or estoit venu le jour, le xx" de juin, que ces deux champions dévoient combattre ; et estoit venu le duc à ceste cause en sa ville d'Arras pour estre leur juge, en- samble toute la noblesse de ses pays la plus part, et tant de monde d'autres gens qu'il n'est homme qui le récitast. Les deux champions aussy n'y estoient point défaillans ; mais y estoient venus accompagné cliascun de ses pro- chains, le plus hautement que pouvoient. Dont, pour faire brief compte, le duc, environ dix heures de matin, monta sur son eschauffaut, accompagné de moult haute et noble chevalerie beaucoup , et se présenta à recevoir les cham- pions , lesquels estoient logés tous deux sur le marché et

196 CHRONIQUE

avoient leurs pavillons et leurs chayères armoyées de leurs armes chascun dedens les liches closes. Et par espéclalité sur le front du pavillon de messire Hector y avoit un Saint-Sépulcre, pour remembrance et dévotion qu'il avoit à celuy, pour ce que fait y avoit esté chevalier; et au sur- plus estoient les armes de ses seize quartiers. Lors fut appelé Mallotin par le roy d'armes à haute voix et semons de comparoir personnellement à son jour. Lequel, tantost après, yssy de son hostel tout à cheval couvert armoyé de ses armes ; et venoient devant luy le seigneur de Charny qui l'avoit en sa conduite ', le seigneur de Humières, mes- sire Pierre Quiéret et pluseurs autres. Estoit armé de plein harnas, l'armet en teste et la visière close. Avoit en l'une des mains sa lance, et [estoit] fiirny de une de ses espées dont il en avoit deux. Et avoit encore une forte et grosse dague pendue à son costé. Et en cest estât, addextré de_ deux chevaliers qui menoient son cheval par le frain, vint jusques aux lices, il se présenta. Et on demanda alors qui il estoit, ne quelle chose il demandoit. Respondy Mal- lotin : que c'estoit il, et qu'il se présentoit à son jour qui luy avoit esté assigné, à l'encontre de messire Hector de Flavy. Sy fut reçu en la manière qui appartenoit, et tout au dehors des lices luy fist-on faire le serment qui est accou- tumé en gage, et le reçut messire Jaques de Brimeu commis à ce. Lequel serment fait, luy fut ouvert le clos du champ, et y entra dedens avecques ses gens ; et tout droit d'une tire s'en alla faire la révérence au duc et soy présenter tout à cheval. Laquelle révérence faite , s'en retourna devers sa chayère et devant descendy, et tout à coup se bouta dedens son pavillon il se reposa. Tantost après

' Le seigneur de Charny estoit un moult bel chevalier et chevaleu- reux de sa personne. (Olivier de la Marche, I, vu.)

DE CTIASTELLAIN. 197

fut appelé messire Hector de Flavy par le mesmes roy d'armes d'Artoys, et semons de venir à son jour pareille- ment comme avoit esté son adversaire, Lequel tantost aussy, environ demye heure après, party de son hostel du Heaulme, monté et armé chevalereusement, et embastonné de tels bastons comme il se vouloit deffendre, et accom- pagné des plus grans vassaux Picardie, ses parens; et mené par le frain tout à pied des deux fils du conte Pierre de Saint-Pol, Loys et Thiebault, vint jusques au-devant des lices, pareillement fut interrogé qui il estoit, ne quelle chose il demandoit. Et après avoir cognoissance de luy, [on luy] fit faire le serment comme à l'autre. Le- quel fait, entra dedens tout à cheval, ensamble avecques luy le seigneur d'Anthoing, le vidame d'Amyens, Jehan de Flavy son frère, messire Hue de Lannoy, le seigneur de Charny, le seigneur de Saveuse , messire Jehan de Fos- seux, le seigneur de Crèvecœur , le seigneur de Belloy et pluseurs et grant nombre d'autres grans seigneurs ses parens qui l'accompagnèrent. Lesquels tous d'une venue avecques luy s'en allèrent devant le duc faire la révérence. Et tantost retourna vers sa chayère et entra dedens son pavillon. Et laissa-on aller leurs chevaux. Lors de rechief tous deux ensamble furent menés devant l'eschauffaut du duc, et là, avecques les cérémonies qui y appartenoient, leur fit-on jurer sur le missel chascun que tous deux com- battoient à bonne et à juste querelle ; et le jurèrent l'un après l'autre. Et le roy d'armes , par commandement du duc, soy mettant haut sur les quatre cornières du champ, commencha à cryer alors : que tout homme vuidast les lices, sur le hart, sinon ceux qui estoient commis à les garder, et que nul, sur peine pareille, ne fist cry, ne signe pour un, ne pour autre, ne pour nulle rien qui advenist,

TOM. II. 13

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et que chascun se contenist sans faire noyse, ne bruit quelconque. Et ce fait, en telle fachon que chascun le pou- voit entendre et oïr, crya de rechief : « Laissez aller les « champions et faites vos devoirs. » A quel cry Mallottin partist dehors de son pavillon tout premier, pour ce que appellant estoit , et messire Hector après, tous deux bien asseurément; et marchans l'un contre l'autre avoient leurs lances enpaulmées; et venus assez près de l'un l'autre les jettèrent tous deux, mais n'assenèrent' point. Donc, quant ce vint à joindre au corps, courageusement commencèrent à pousser de leurs espées l'un contre l'autre par haut et par bas et à quérir les fautes et charnières de leurs liarnas tout partout, afin de venir jusques au nud et au sang traire. Dont n'y avoit celuy qui ne s'en mons- trast bien entalenté, car estoient fiers et courageux tous deux et non encore venus à nul avantage l'un sur l'autre, excepté que messire Hector qui quéroit tousjours Mallottin en la visière de son bachinet, par plusieurs fois luy leva la dite visière jusques à voir clèrement le visage de Mallottin ; mais Mallottin, qui estoit radde et appert, petit corps d'homme, mais assez robuste, habilement, tousjours en desmarchant un pas en arrière, la referma à chascune fois en frappant dessus de son espée, dont à la longue on ne savoit comment que la chose en fust peut-estre allée, car moult y chéoit de dangier ; et disoient les aucuns que moult en devoit estre en grant péril ledit Mallottin , et que messire Hector en le poursievant bien raddement en devoit demourer en l'avantage; mais ledit messire Hec- tor avoit un peu courte vue, par quoy l'autre refermoit tousjours sa visière, premier peut-estre qu'il s'en pouvoit

' Assener, toucher, atteindre.

DE CHASTELLAIN. 199

appercevoir. Et alors le duc regardant la vaillance de tous deux, qui estoit fière à tous lez, et que requis estoit aussy à l'aventure d'aucuns grans seigneurs qui emprès luy es- toient, que pour l'honneur et révérence de Dieu et pour l'honneur de noblesse, il ne voulsist pas souffrir paroultrer deux si vaillans hommes, qui tous deux l'avoient bien servy et encore le pouvoient faire hautement, et que, consi- déré aussy que le cas ne tournoit pas directement en sa personne, et n'y avoit nul fait fors que paroles , dont tous deux se purgeoient vaillamment par leurs corps, luy sup- plièrent , tandis que les autres combattoient, tout humble- ment que tous deux les prist à mercy. Et le duc, ou de sa propre rachine de cœur ou à leur intercession, sans dire : « je le feray ou non » , jeta une flesche qu'avoit entre ses mains et commanda qu'on les prist sus. De quoy mille cœurs d'hommes, souverainement des nobles, plorèrent de joye, et bényrent la grâce et bénignité du prince qui les avoit pris en leur honneur tous deux , et avoit sauvé de mort et de confusion ne savoit-on qui et de dampnation d'âme , qui estoit le plus grief. Sy furent pris les cham- pions à coup et saisis par les gardes qui à ce estoient commis ; et menés devant l'eschaffaut , remercièrent le duc de sa grâce a genoux en terre, et se paroffrirent à parfaire, s'il luy plaisoit ; mais il leur respondit qu'ils en avoient fait assez et qu'il estoit content de eux ; mais leur ordonna de partir chascun par le bout il estoit entré et de eux retraire en leurs hostels chascun. Laquelle chose ils firent; et partirent dehors, chascun accompagné de ses amis, comme ils y estoient entrés, mais bien à meilleure et plus joyeuse chière , car estoient eschappés de grant péril et d'un dur destroit. Le lendemain au disner, le duc les manda querre devant luy et les fît seoir tous deux à su

200 CHRONIQUE

table, messire Hector à sadextre et Mallottin à sa senestre. Dont, après le disner fait, le duc meisme leur commanda que la question pour quoy estoit venu le gage, fust abolie et mise à néant à tousjours mais et que jamais à nul jour à ceste cause ils ne portassent dommage , ne déshonneur l'un à l'autre, ne maltalent, ne encombre, en quelque ma- nière que ce fust, sur peine capitale, et les fit touchier ensemble et pardonner de bouche tout le maltalent que pouvoient avoir et avoient ensemble, tant pour leurs amis, alliés et bienveuUans, comme en leurs propres personnes. Et à tant les laissa, et le servirent, maints ans depuis, tous deux en la manière comme avoient accoustumé par avant.

CHAPITRE XLVL

Comment les François firent une emprise sur Corbie.

Jà-soit-ce que longuement me suis tu des Françoys, comme s'ils dormissent et laissassent en paix ceux de leur parti contraire , Bourgongnons et Angles , toutesvoyes parce que je les treuve veillans tousjours et soingneux en labeur çà ou pour acquerre et gagner ou los ou profit, ou tous deux quant il y eschiet, il me convient escrire main- tenant comment le seigneur de Longueval qui s'estoit tourné Françoys, ensamble messire Jaques de Chabannes, Blanchefort, Alain Géron et pluseurs autres tenans les frontières s'estoient assamblés de pluiseurs garnisons et mis es champs à intention de venir prendre Corbie. Et de fait vinrent devant la ville à grant multitude, et cuy- dans la pouvoir emporter par assaut et faire peur aux habi- tans par fièrement les envahir, se ruèrent aux pieds des

DE CIIASTELLAIN. 201

fossés et des murs, les aucuns par semblant d'y entrer par force par dessus les créneaux ; et à tous lez à la rondeur de la ville, ils pouvoient advenir, firent le semblable. De quoi les habitans estoient assez entrepris au commen- chement et avoient assez affaire à résister à tous lez; mais tant leur prist bien que à celle heure y avoit aucuns gen- tilshommes dedens la ville, gens de guerre et de bon los, Jehan de Humières , Annuyeux [de Griboval] et aucuns autres, qui resconfortoient le peuple et lui donnoient cou- rage et hardement, avecques ce que l'abbé du lieu, à qui la ville estoit, luy-mesme vigoureusement et de toutes ses vertus diligenta la deffense d'icelle si asprement que nulle ne se pou voit voir meilleure, car n'y avoit ne homme, ne femme, ne moine qui ne fust aux créneaux ou qui n'y portast tout ce qu'il faut à deffendre muraille et qui n'employast bras et mains à jeterouà tirer ou àférir, chascun qui mieux mieux, tellement et par si long terme que lesdits Fran- çoys, blessés et malmis en pluseurs lieux, et morts aussy beaucoup de leurs gens sur le lieu, furent constraints finablement de eux retraire arrière du péril et de délaisser la ville en son estât, car n'y veoient point d'acquest, comme ils avoient cuidié. Sy en prist très-mal à Alain Géron, l'un des capitaines, car il y estoit très-durement blessié, et si à grief qu'il en estoit en péril de mort, jà-soit-ce que lon- guement il vesqui depuis, et fut gary tout au net. Mais qui impatient fut de ce, ce fut celuy de Longueval, qui avoit esté moveur de l'entreprise et avoit le cœur felle en- contre le party bourguignon par despit d'aucuns à qui il avoit pris le débat. Sy luy vint à grant dur de s'en re- traire ainsi h perte et à meschief. Par quoy, pensant à desployer son couroux et despit que ce fust, tantost mena la compagnie tout au long de la rivière de Somme

202 CHRONIQUE

gaster et désoler tout ce que trouvoient, et faire maux sans nombre et sans fin. Prirent le cliastel de Morcourt et de Hen et les tinrent par aucuns jours; mais doutans que effort ne venist contre eux et siège, par les vouloir main- tenir, comme sages les abandonnèrent dedens deux ou trois jours, et s'en rallèrent tous dont ils estoient partis, chascun en sa garnison. Et à l'autre lez pareillement, tout en un mesme temps, le seigneur de Barbasan tenoit le siège en Champagne devant le cbasteau d'Englurre ; et le continua par l'espace d'un mois ; mais gagné fut enfin bien aventureusement par les assiégeans. Tandis que les Angles et Bourgongnons leur livroient une escarmuche à intention de lever le siège, Angles et Bourgongnons, [ve- nant] subitement arrière, reprirent le chastel sur les Fran- çoys par force. Et parvenus à ce, et affin que pour un, ne pour autre il ne portast jamais ne proffit, ne dommage, fut mis en feu et en flamme, et démoly jusques au fons.

CHAPITRE XLVII.

Comment Jeliane la Pucelle fut jugiée et arse à Rouen ' .

Or est bien de mémoire comment celle femme, que Françoys appelloient la Pucelle, avoit esté prise en une envabye que elle fist sur les Bourgongnons devant Com- piègne, et comment messire Jelian de Lucembourg, par

* Chastellain, comme Monstrelet, semble se contenter de citer la lettre du roi d'Angleterre sur le procès et le supplice de Jeanne d'Arc. S'occupait-il ailleurs de la Pucelle dans des passages qui sont perdus? Y racontait-il qu'il l'avait vue lui-même? Nous sommes réduits à citer ces lignes de Pontus Heuterus Habebam, dura hfec scribebam, his- <> toriam lingua gallicana manu scriptam Georgii Castellani qui ele- << ganter, exacteque vitam Philippi Boni exaravit, testaturque aliquo<; « locisPuellam Jobannam vidisse. »

DE CHASTELLAIN. 205

aucun temps, la tint en son chasteau de Beaurevoir pri- sonnière et puis l'envoya à Rouen en la main du roi angles et de ses officiers pour la faire interroger duement et exa- miner sur son estât et condition, en quoy se couvroient pluiseurs hérésies et estranges besongnes bien périlleu- ses, sur lesquelles il besongnoit avoir un très-grant et meur conseil pour en ouvrer salutairement et en bonne et vraye justice à l'expédient du cas. Sy est vray que ceste Jehanne, dite la Pucelle, après que avoit esté prise et dé- livrée en la main du roy angles, l'évesque du diocèse du lieu oii elle fut prise avoit fait très-instamment requerre ladite Jehanne, affin de l'avoir devers lui pour l'exami- ner comme son juge ordinaire ; et à ceste cause avoit en- voyé mesmes devers le roy angles, en la cité de Rouen, il se tenoit , lequel, considérant le cas estre assez rai- sonnable, la luy délivra volontiers. Et commist ledit évesque y estre son examinateur, ensamble le vicaire de l'inquisiteur de la foy, avecques adjoustance de grant nombre de maistres en théologie et de docteurs en décrets solempnès, qui tous entrefurent à l'examination. De la- quelle femme toutes les hérésies, superstitions et abus en quoy elle avoit esté attainte et clèrement cognue et prou- vée, tant par sa propre confession comme par diverses in- vestigations et clères appertenances de son cas, lesdits examinateurs, par points et par articles, les avoient en- voyées à Paris pour estre examinées et visitées publique- ment en l'université, affin de non estre notés jamais en temps nul advenir d'avoir procédé en cestuy cas lé- gièrement, ne par affection, ne par hayne, fors en toute voye d'équité et d'humain salut , qui apparoir pust et dust à tout le monde estre bien et justement fait; les- quels, puis vus et visités généralement et par meure dé-

204 CHROT^igUE

libération de toute l'université, furent jugés et condemnés pleins de dol et de mauvaiseté de l'ennemy, et ensamble ladite Jehanne hérétique, blasphémeresse en Dieu et superstitieuse devineresse. Après laquelle condempnation eue toutesvoyes de la personne de Jelienne et de sa con- fession, lesdits examinateurs, en nom de Sainte-Église qui toutes âmes voudroit sauver et réduire à vray et bon estât, et non faire mourir nuluy corporellement par jus- tice séculière, ains donner punition mesme salutaire en cliartre ou autrement, se perforcèrent et labourèrent lon- guement par diverses instances que ceste femme-icy se révoquast de ses fausses déceptions de l'ennemi qui con- duite l'avoit, et qu'elle retournast à la vraye lumière de vérité et de contrition en délaissant ses fausses et erroni- ques opinions et imaginations que avoit et maintenoit contre l'honneur de la haute Divine Majesté et en sa per- pétuelle dempnation, mais si peu rendoient de fruit leurs instances et labeurs que finablement par diabolique obsti- nation en quoy elle persévéroit et persévérer vouloit tous- jours, elle fut délivrée à la justice séculière, à Eouen, pour en faire ce que son jugement porteroit. Et à tant s'en dé- porta l'Église qui bien et saintement s'en estoit acquittée et en laissa convenir justice temporelle à l'appartenir du cas. Laquelle chose, le roy angles, tout ainsy que elle avoit esté conduite et démenée, il notifia par ses lettres expressément au duc de Bourgongne, son oncle, dont la teneur sy est telle comme cy-dessous :

« Très-chier et très-amé oncle, la fervente amour et « dévotion que vous savons avoir, comme vray prince ca- « tholique, à nostre mère Sainte-Eglise et exaltation de « sainte foy, raisonnablement nous exhorte et amoneste de « vous signifier et escrire ce que, à l'honneur de nostre dite

DE CHASTELLAIN. 205

mère Sainte-Eglise, fortification de nostre foy et extir- pation d'erreurs pestilencieuses, a esté en ceste nostre ville de Rouen fait nag-uères solempnellement. Il est assez commune renommée, comme partout divulguée, com- ment celle femme qui se faisoit nommer Jehenne la Pu- celle, erronée devineresse, s'estoit, deux ans a et plus, contre la loy divine et Testât de son sexe fémenin, vestue en habit d'homme, chose abhominable à Dieu, et en tel estât transportée devers nostre ennemi capital et le vostre, auquel et à ceux de son parti, gens d'église, nobles et populaires , donna souvent à entendre que envoyée estoit de par Dieu et soy présumptueusement vantoit que souvent avoit communication personnelle et visible avecques saint Michel et grant multitude d'anges et de saintes de Paradis, comme sainte Catherine et sainte Marg'uerite : par lesquels faux donnés à entendre et l'es- pérance qu'elle promettoit de victoires futures, diverty pluiseurs cœurs d'hommes et de femmes de la vérité et les converty à fables et mensonges. Se vesty aussy d'armes appliquées à chevaliers, leva l'estandart, et en trop grant outrage, orgueil et présumption, demanda à porter les très-nobles et excellentes armes de France, ce qu'en partie elle obtint, et les porta en pluseurs courses et assaux, et ses frères aussy pareillement, comme l'on dist, est assavoir un escu à deux fleurs de lis d'or en azur et une espée ferme et haut, la pointe en la cou- ronne. En cest estât s'est mise es champs et a conduit gens d'armes en exercite et grandes compagnies pour faire et exercer cruautés inhumaines en espandant sang- humain, en faisant séditions et commotions de peuple, l'induisant à parjurcment, rébellions, superstitions et fausses créances, en perturbant toute vraye paix, et re-

â0(j CHRONIQUE

« nouvelloit guerre mortelle en soy souffrant aourer et « révérer de pluiseurs comme femme sanctifiée, et au- « trement dampnablement ouvrant en divers autres cas « longs à exprimer, qui toutesvoyes en pluiseurs lieux « ont esté assez cognus, dont presque toute la crestienté a « esté fort scandalisée ; mais la divine Provision, ayant « pitié de son peuple léal, ne l'a voulu laisser longue- :( ment demourer es vaines périlleuses et nouvelles cru- « délités légièrement se mettoit, ains a voulu per- ce mettre de sa miséricorde et clémence que ladite femme « ait esté prise en vostre ost et siège que teniez lors de par « nous devant Compiègne et mise par vostre bon moyen « en nostre obéissance et domination. Et pour ce que dès « lors fusmes requis par l'évesque au dyocèse duquel elle « avoit esté prise, que icelle Jelienne, comme notée et « diffamée de crisme de lèse-majesté divine, luy fission^ « délivrer comme à son juge ordinaire ecclésiastique, « nous, tant pour la révérence de nostre mère Sainte- ce Église, de laquelle nous voulons les saintes ordonnan- ce ces préférer à nos propres faits et volontés , comme ce raison est, comme pour honneur aussi et exaltation de « nostre dite sainte foy, luy fismes bailler ladite Jelienne « afin de luy faire son procès, sans la souffrir estre prise « par les gens et officiers de nostre justice séculière, ne « aucune vengeance, ne punition en estre faitte, ainsi « que faire nous estoit raisonnable toutesvoyes et licite, '< attendu les grans dommages et inconvéniens, les horri- c< blés homicides et détestables cruautés et autres maux « innumérables que elle avoit commis à l'encontre de ^ nostre seigneurie et loyale obéissance. Lequel évesque, ■x adjoint avecques luy le vicaire de l'inquisiteur des hé- « résies et appelle avecq eux grant et notable nombre de

DE CHASTELLAIN. 207

solempnels maistres et docteurs en théologie et droit canon, commença par grant solempnité et due gravité le procès d'icelle Jehenne ; et après ce que luy et ledit inquisiteur, juges en ceste partie, eurent par pluiseurs et diverses journées interrogé ladite Jehenne, firent les confessions et assertions d'icelle meurement examiner par lesdits maistres docteurs et généralement par toutes les facultés de l'estude de nostre très-cliière et très-amée fille l'Université de Paris, devers laquelle lesdites confes- sions et assertions ont esté envoyées, par l'opinion et délibération desquels trouvèrent lesdits juges icelle Je- henne superstitieuse devineresse des dyables, blaspliè- meresse en Dieu et en ses saints et saintes , scismatique et errant par moult de fois en la foy de Jhésu-Crist. Et pour la réduire et ramener à l'unité et communion de nostre mère Sainte-Église, la purgier des horribles et pernicieux crismes et péchiés et préserver son âme et guérir de perpétuelle peine et dampnation, fut souvent et par bien longtemps très-charitablement et doucement admonestée à ce que toutes erreurs par elle rejettées fussent mises arrière, et voulsist humblement retourner à la voye et droit sentier de vérité, ou autrement elle se mettroit en grief péril d'âme et de corps. Mais ce très- périlleux et divers esprit d'orgueil et d'outrageuse pré- sumption qui toujours s'efforce de vouloir empescheret pertourber l'unité et sainteté des loyaux chrestiens, tel- lement occupa et détint en ses lyens le cœur d'icelle Jehenne que pour quelconque sainte doctrine, ne con- seil, ne pour quelconque autre douce exhortation qu'on luy sçust faire, ne amministrer, son cœur endurcy et obstiné ne se vont onques humilier, ne amollir, mais souvent se vantoit que toutes choses que elle avoit faites,

208 CHRONIQUE

« estoient bien faites et les avoit faites du commande- « ment de Dieu et des dites saintes vierges qui visiblement « s'estoient à elle apparues. Et qui pis est, ne recognois- « soit, ne ne vouloit recongnoistre en terre fors que « Dieu seulement et les saints de paradis, en refusant « et rebouttant le jugement de nostre Saint -Père le « Pape , du concile général et de l'universelle église mi- « litante. Et voyant les juges ecclésiastiques son dit « courage par tant et par si longue espace de temps en- « durcy et obstiné, la firent mener devant la clergie et le « peuple illecques assemblé en très-grant multitude, en la « présence desquels furent solempnellement et publique- ce ment par un notable maistre en théologie, ses cas, cris- « mes et erreurs, en l'exaltation de nostre fo}^ extirpation « des erreurs, édification et amendement du peuple chres- « tien, prêchiés, exposés et déclarés, et de recliief fut « charitablement admonestée de retourner à l'union de « Sainte-Église et de corriger ses fautes et erreurs ; en « quoy encore demeura pertinace et obstinée. Et ce con- « sidéré, les juges ordonnés dessus dits procédèrent à « prononcer la sentence contre elle en tel cas de droit « introduite et ordonnée, mais devant ce que icelle sen- « tence fut perle vée, elle commença par semblant à muer « son courage, disant que elle vouloit retourner à Sainte- « Église : ce que volontiers et joyeusement oyrent les ju- « ges et clergié dessus dit et qui à ce la reçurent béni- « gnement, espérans par ce son âme et son corps estre « rachetés de perdition et tourment. Adoncques se sub- « mist à l'ordonnance de Sainte-Église et ses erreurs et dé- « testables crismes révoqua de la bouche et abjura publi- « quement, signant de sa propre main la cédulle de sa « révocation et abjuration. Et par ainsy nostre piteuse

DE CHASTELLAIN. 209

« mère Sainte-Église, soy esjoyssant sur la pécheresse « faisant pénitence, veuillant la brebis recouvrer et re- « tourner qui par le desvoy s'estoit esgarée et fourvoyée « et ramener avecques les autres, icelle Jehenne, pour « faire pénitence salutaire, condempnèrent en chartre; « mais guaires de temps ne fut illecques que le feu de « son orgueil qui sembloit estre estaint en icelle, ne rem- « brasast en flammes pestilencieuses arrière, par les souf- « flemens de l'ennemy ; et tantost renchut ladite Jehenne « maleurée es erreurs et fausses errageries que par avant « avoit proférées et depuis révoquées et abjurées comme « dit est. Pour lesquelles causes, selon cequelesjugemens « et justifications de Sainte-Église l'ordonnent, affin que «. dès-ore-en-avant elle ne contaminast les autres membres « de Jhésus-Crist, elle fut de rechief preschiée publique- « ment et comme rencheue es crismes et fautes par elle « accoustumées , et délaissée à la justice séculière qui in- « continent lacondempua à estre bruslée. Laquelle voyant « approchier son finement, cognut pleinement et confessa « que les esprits que elle disoit estre apparus à elle sou- « ventesfoiSj estoient mauvais et mensongiers et que les « promesses que iceux luy avoient pluseurs fois faites de « la délivrer, estoient fausses, et ainsy se confessa parles- « dits esprits avoir esté moquée et déçue. Sy fut menée « par la dessusdite loy et justice au viel marchié dedens « Eouen et publiquement fut arse, à la vue de tout le « peuple '. »

Laquelle chose le roy d'Engleterre signifia audit duc de Bourgongne son oncle, afin que icelle exécution fust

' Cf. Monstrelet, édition de M. Douët d'Arcq, IV, p. 442, et Quiche- i-at, Procès de Jeanne d'Arc, I, p. 489,

210 CHRONIQUE

publiée par luy comme par les autres clirestiens parmy tous ses pays et subjects pour abolir et extirper l'erreur et mauvaises créances qui en estoient esparses par toute chrestienneté.

CHAPITRE XLVIII,

Comme il advint, en la cité de Pragues, une merveilleuse confusion entre religieux et demoiselles .d'icelle cité.

Donques, puisque ma plume tournée est en hérésie à l'occasion d'une seule personne particulière et que le temps et le lieu se concordent avecques la matière qui se présente à estre toucliée, présentement encore me convient em- ployer en hérésie plus g-riefve et plus grande beaucoup, de quoy l'ennemi d'humain salut, par longues subtiles et couvertes voyes avoit infecté million d'âmes chrestiennes et distraites du chemin et sentier de la vraye foy sainte de Dieu et menés en la ténébreuse et obscure caverne de perdition par multitude d'erreurs et de contradictions en icelle nostre sainte foy vraye et salutaire, non pas en nombre de gens de cent, ne de deux, non pas en une seule ville ou cité, mais en un haut et puissant royaume, celuy de Bohême, dont la très-haute et très-fameuse cité de Pragues estoit chief et produiseresse du g-ernon ' premier et radical dont tout sourdy, par une estrange et merveil- leuse occasion que je déclameray un petit, en courtes pa- roles, pour revenir plus tost à mes fins principales. Il est vray qu'en Pragues, qui est moult belle cité et riche, avoit une très-fameuse et très-magnifique abbaye de moynes,

' Gemon, germon? germe?

DE CITASTELLAIN. 2H

l'outrepasse de toutes les autres du royaume, et en avoit- on réputé de tous temps les religieux, gens moult bien ré- glés et dévots et pleins de toute honneste conversation et de bonnes mœurs; par quoy, autres dévotes gens, nobles et notables bourgeois , avoient mis en eux grant part de leur affection et non moins de féableté et de confidence, parce que de vices estoient famés très-escharsement et loués et prisés largementde bonne et religieuse vie, comme je croiroye vé- ritablement que ainsy en pouvoit estre pour l'heure d'alors, car à grant dur se peut-il faire qu'en longue continua- tion, vie vicieuse ne se descouvre, comme fort encore que parée soit d'ypocrisie, car jamais ceste-là ne faut à estre rattainte en la fin. Or advint que sous l'ombre de ceste grande et louable famé qu'avoient ces moisnes et que la confidence entièrement des hommes et des femmes estoit fichiée en leur vie dévote, les femmes nobles et bourgeoises de la cité, qui volontiers par tout le monde sont novelliè- resde leur nature et de légier provoquées à dévotion, ou au moins au samblant, admonestées, ne sçay, de quel esprit, une grande quantité d'elles commencèrent à fréquenter leurs services, et entre les autres, par semblant de dévotion, aller ordinairement aux matines de ces religieux, où, pour faire brief compte, le dyable qui est subtil et qui ne quéroit que planter la rachine dont tout le monde seroit infecté après par aggouster le fruit, commença à embra- ser tantost et à faire esprendre le tyson de concupiscence entre ces femmes et ces religieux , et tellement forgier et pratiquer l'œuvre entre eux secrètement que l'habitude et cognoissance s'y trouva en commun accord : c'estoit que chascun de ceux de ceste bande auroit sa chascune, et chascune auroit son chascun infalliblement h leurs jours et heures establies, par venir ainsi à matines tous les

212 CHRONIQUE

jours. Or est vra}- que pour conduyre ceste œuvre plus subtilement et afin de pouvoir décepvoir et abuser les pères, justes et dévots preudbommes, de ceste religion, dont il en y avoit quantité, bon fait à croyre, ces moyens-icy, jeusnes et raddes pervertis , à la suggestion de l'ennemi et constraints à malicieuse vie et dampnable , s'avisèrent tous d'un commun accord qu'à toutes leurs amyes venantes ainsy sous semblant de dévotion à leurs matines, ils re- roient ' la teste et leur feroient la couronne toute et à telle manière et mesure comme eux-meismes la portoient, et par ainsy, elles venues à matines, en la noire nuit, tandis qu'on cbanteroit , elles pourroient venir cbascune en la chambre de son amy prendre une heure ou deux de repos avecqluy. Dont s'il advenoit que prieur ou abbé ou autre venist faire Visitation et demandast à tel ou à tel : « Qui « couche avec toy? » l'autre pourroit respondre (et ne le verroit que par derrière à la couronne toute nue ) : « C'est un tel ou un tel novice qui couche avecques moy. » Et par ainsy le visiteur ignorant une telle malice, s'en iroit abusé à nuit d'un demain à un autre. Brief, comme il fut advisé , il fut fait ; et les femmes toutes , dont il en y avoit nombre très-grant, et les plus respectables de la cité et toutes les plus eslites, furent rèses à couronne en teste, et portèrent testes de moynes soubs couvre -chiefs de femme. Et en ceste fausse dérisoire simulation, par très- longue espace de temps , continuèrent leurs ribaudises avecques leurs moynes qui les apprenoient à chanter versets et matines à neuf leçons et à trois, tels fois à plus, tels fois à moins, selon que le kalendrier demandoit beau- coup de suffrages et qu'on prenoit dévotion au saint. Or

' Ils revoient, ils raseraient.

DE CHASTELLAIN. 215

advint ainsy que le poison infernal [s'espandist] après, pour auquel résister l'empereur Sigismond, prince mesme et roy du pays, se estoit exposé à l'encontre par armes , toutes voyes son efforcément ne luy pouvoit donner tel fruit que plus et plus ne continuassent et creussent tous- jours, et avecques multiplication de peuples en leur secte, parvinrent aussi à multiplication de villes et de cliasteaux en renforcement de leurs querelles '. Sy en furent faites do-

Le duc Philippe, qui ne cessa de rêver, à quelque titre que ce dût être, une suprématie sur tous les princes chrétiens, avait voulu se proclamer le chef d'une croisade contre les Hussites. Le ms. 1278, f. fr. de la Bibl. imp. de Paris, renferme à ce sujet des documents in- téressants.

On lit dans une note relative à l'ambassade qui se rendra à Rome :

« Item, hastivement doit mondit seigneur envoyer du moins ung « chevalier et ung clerc, gens notables et expers, devers notre Saint- « Père en court de Romme, et illec exposer de par notre dit seigneur « comment mondit seigneur a oy très-révérend père en Dieu, monsei- « gneur le cardinal d'Engleterre, qui venoit des parties d'Allemaingne, « de par notre dit Saint-Père il estoit commis légat pour pourveoir « et résister à la faulse et détestable entreprinse et hérisie que sous- « tiennent et croient les gens du royaulme de Behaigne, que l'on ap- « pelle Housses, les grandes inhumanités et déshonneur que ils font à « notre foy chrétienne. Pour quoy ce considéré il pria à mondit sei- « gneur de Bourgoingne que il se volsist disposer et mettre sus en « armes à rencontre des dessusdis hérittes. Et combien qu'il ait de >< grans affaires, nul n'en doit aller devant la besongne de la foy, et « aussi c'est le prince que ceulx des parties d'Allemaigne désirent le « plus qu'il volsist aller par delà en armes.

« Item dist mondit seigneur le cardinal que il avoit espérance ferme « de mener en ceste entreprinse et à compaignie de monseigneur de « Bourgongne de un ù vi mille archiers,tous du royaulme d'Engle- « terre.

« Item et pendant le temps que mondit seigneur le cardinal estoit de- « vers mondit seigneur le duc, arriva devers lui monseigneur le prieur « du Pont-Saint-Esprit, légat et messager de notre dit Saint-Père, en- « voyé à mondit seigneur. Lequel, entre aultres choses, parla à mondit « seigneur de ceste devant dicte besongne , et lui dist que notre dit « Saint-Père auroit grant plaisir et seroit moult joyeux si mondit sei- " gneur en ce se vouloit employer pour le bien et relièvement de notre « foy chrétienne, et vouldroit bien que Dieux lui donnast la grâce et

TOII. II. 14

214 CHRONIQUE

léances maintes à nostre Saint-Père le Pape Martin, lequel promist à j pourvoir par un concile universel, à larequeste de Sig-ismond, mais prévenu de mort, ne parvint jiisques à le mettre sus. Par quoy maintenant l'empereur Sigis-

« l'honneur de en venir à une bonne fin devant tousaultres princes, ce « que mondit seigneur a fort retenu en son corrage.

« Item et depuis ce que mondit seigneur le duc eut oy lesdis car- « dinal et prieur, avec les complaintes que pluseurs grans princes, « prélas, cités et bonnes villes des parties d'Allemaigne ont fait et (I font savoir journelment, mondit seigneur, meu de foy et de vraye « amour à son benoît créateur et à son Église chrétienne, est tant ar- « damment désirans et alfeeté que plus ne puet de combattre et met- « tre tout ce que Dieux lui a preste pour résister à rencontre des « dessus dis hérittes en délaissant tous ses aultres affaires.

« Item après ces choses remonstrées à notre dit Saint-Père par « lesdis ambassadeurs, sera requis de par mondit seigneur de ceste « sainte et notable entreprinse devant tous aultres princes au cas « toutesvoj'es que l'empereur ne le fist, en donnant mandement par « bulles à tous aultres princes et gens de quelque estât que ils soieat, « que à mondit seigneur le duc ils obéissent en ceste partie et à l'aide <> de Notre-Seigneur y fera le bien et prouffit de la chrétienté et aussi « son honneur.

« Item et après ce sera remonstré par lesdis ambassadeurs que pour « les grans guerres que mondit seigneur le duc a longuement souste- « nues pour cause de la mort et murdre perpétré en la personne do « feu monseigneur le duc Jehan, que Dieux pardoinst, et depuis celles a qu'il lui a convenu soustenir pour garder ses héritages es pays de « Henau, Hollande et Zellande, il a moult grandement frayé et des- « pendu de sa chevance, et combien qu'il ait telle et si bonne volonté « que dit est, toutesvoyes il ne porroit pas mettre sus hastivement tout « àsesdespens telle puis.sance de gens que à ceste entreprinse apper- «' tient, pourquoy lui est nécessité de avoir l'ayde de notre dit Saint- « Père et de l'Eglise.

« Item et pour la cause dessus dicte, mondit seigneur prie à notre « dit Saint-Père que, pour haster et advanchier la besoingne de la

« chrétienté et son armée, il lui vuelle prester la somme de laquelle

» notre dit Saint-Père puet recouvrer par toute la chrétienté, car nul « ne doit prétendre excusation en tel cas.

« Item dire à notre dit Saint- Père que, à l'ayde de Notre-Sei- « gneur, mondit seigneur le duc menra en ceste armée une grant « et notable puissance, c'est assavoir de m à iiii mille gentilshommes « et un mille hommes de trait ou plus, et espoire que il menra gens

UE CHASTELLAIN. 215

mond, par ardente dilection qu'avoit à la sainte foy di- vine, et par douleur aussi qu'avoit d'une si scandaleuse et pestilencieuse playe qui y estoit entrée et à quoy à si grand difficulté on pouvoit remédier, nostre Saint-Père le

de tel estât qu'il se trouvera bien puissant de xv mille combataus ou plus.

« Item que notre dit Saint-Père vuelle envoyer aucun notable prélat en légation ou royaulme de France en la partie de l'obéissant du roy notre seigneur, et en oultre es pays de Savoye, Bretaingne, Brabant, Liège, Namuv, Hollande, Zellande, Henau et la conté de Bourgoingne, pour par icelluy légat assambler les princes et prélas de par deçà, pour ensamble adviser tout ce qui sera expédient pour la conduite de ceste sainte entreprinse, tant en finance comme aul- trement.

« Item apporter par ledit légat lettres de notre dit Saint-Père à mon- seigneur le régent du royaulme de France , duc de Bethfort, et les gens des trois estas dudit royaulme soubs son gouvernement, re- querrant instamment icellui seigneur que il vuelle secourir à la chrétieneté et se employer à rencontre des dessus dis hérittes en la compaignie de monseigneur le duc de Bourgogne, son beau-frère. en délaissant toutes aultres choses, et le induire que pour le bien de la chrétieneté, il se vuelle emploier en sa personne, et porroit-on s'il lui plaisoit, trouver le temps pendant aucunes trieuwes ou absti- nences de guerre à ses adversaires et d'un commun acordbesongnier en lui disant que semblable requeste fait notre dit Saint-Père au Dolphin.

« Item et si par monseigneur le régent est prétendu excusacion obstant les affaires et les guerres qui de présent sont ou royaulme de France, que au moins il se volsist emploier et tenir la main adfln que par les dessus dictes gens de trois estas aucune bonne ayde de gens ou de finances se meist sus pour aidier à la chrétienté et sous- tenir l'armée que fait mondit seigneur de Bourgogne. « Item samblablement soit par notre dit Saint-Père envoyé légat portant bulles devers le Dolphin et à icellui et les gens des trois estas de son obéissance requérir samblable requeste que on fait k mondit seigneur le régent, comme cy-dessus est faite mention. « Item semblable requeste faire à monseigneur le duc de Brabant, monseigneur le duc de Bretaigne, monseigneur le duc de Savoye et les trois estas de leurs pays.

« Item que, pour l'avancement des finances par notre dit Saint-Père, soient données bulles et indulgences et apportées par mondit sei- gneur le légat, commis au dessus dit royaulme et es aultres pays

216 CHRONIQUE

Pape Eugène curieusement sollicita et pressa arrière d'avoir ce concile universel accordé par son devancier Martin d'estre mis à Basle , à l'occasion partie principale de ces Pragois, avecques aucuns autres aussy, sur les-

« dessus dis, icelles bulles contenant la fourme dont baillera la coppie « révérend père en Dieu, monseigneur l'évesque de Tournay.

« Item demander à notre dit Saint-Père , par bonne manière son « advis à qui la conqueste doit estre, que, au plaisir Dieu, se fera sur « lesdis liérittes. »

Après viennent les instructions pour les ambassadeurs qu'on en- verra vers l'empereur, les princes et les bonnes villes d'Allemagne. Puis suit une note sur les prédications qu'il conviendra de faire et les dîmes qu'on pourra obtenir.

Les détails qui se rapportent à l'organisation de cette expédition m'ont paru dignes d'être reproduits :

« Si mondit seigneur maine le nombre de nin> hommes d'armes et « iiii™ hommes de trait, comme dessus est dit, les gaiges d'iceulx « hommes d'armes prendront xx escus de xl grains et gens de trait (( la moitiet, baneretset chevaliers selon leur estât, à l'avenir montera « par mois c mil escus tels que dits sont, sans en ce riens comprendre* « Testât de mondit seigneur ; et veu le lontaing chemin et qu'il fault « partout paier, l'on ne porroit point donner plus petits gaiges.

« Item, et se porroient trouver lesdictes gens d'armes et de trait en <i la manière qui s'ensuit :

« Est assavoir mondit seigneur de Brabant iii'^ hommes d'armes, s'il << y venoit en personne, et s'il n'y pooit aller, qu'il commesist aucun « notable de son pays pour mener le nombre dessus dit avec ii'= arba- « lestriers ou aultre nombre convenable.

« Item monseigneur le duc de Bretaigne, se semblablement n'y « pooit venir, qu'il volsist envoyer iii'= hommes d'armes et iii" arba- « lestriers ou archiers, ou aultre nombre semblablement que dessus.

« Item, révérend père en Dieu, monseigneur l'évesque de Liég'e, « atout n-: hommes d'armes et ii<^ arbalestriers.

« Item, que monseigneur le duc de Savoye volsist envoyer le prince « son fils, acompaigné de m" hommes d'armes et de iip arbalestriers « et si les dessus dis princes vouloient envoyer les nombres des gens « d'armes et de trait cy-dessus requis, qui montent à xi'= hommes « d'armes et mil hommes de trait, mondit seigneur auroit tant moins « à recouvrer de gens en ses dis pays.

« Item, pour payer les gens d'armes et de trait des dessus dis princes » et prélas,les finances se porront trouver en leurs pays meismement, 0 en usant par la manière et pratique dessus dite.

DE CHASTELLAIN. 217

quels il estoit expédient et nécessité aui?sy très-estroite d'y pourvoir , comme sur les Grecs qui avoient aucunes périlleuses descrépances en leur foy avecques l'Église la- tine ; pareillement sur l'union et appaisement des princes

« Item porroifc mondit seigneur mander venir avec lui le conte de " Vernebourcq, qui est seigneur bien amé et congneu en toutes les << Allemaignes et est très-vaillant en guerre et lui baillier certaine re- << tenue de gens.

« Item si aucuns des dis princes ne venoient ou envoyoicnt par la « manière dessus déclarée, il convenroit que mondit seigneur trouvast « les devans dis ni" hommes d'armes et iiii™ hommes de trait sur ses « pays de Bourgogne, Artois, Flandres, Henau,'fIollande ou Zellande " et Namur, du moins ce qu'il faulroit pour le parfait dudit nombre et '< pour estre seurement acertené, il convendroit mander à certain jour " les gens des dessus dis pays et les-aultres gentilshommes et mettre « par mémoire les noms de ceulx qui en tel cas sont à mander ; mais « ce se puet délayer tant c'en aura oy nouvelles des ambassadeurs en- « voyés à Rome.

ce Item, et quant lesdis seigneurs et gentilshommes venront devers « mondit seigneur, par bonne manière les doit amonnester de venir « audit volage et appointier avec eulx quel nombre chacun menra tant " d'hommes d'armes que de trait et la manière qu'ils auront ù eulx « conduire allant ou dit voyage et aussi prendre bonne sçeureté d'eulx « qu'il s'entretenront en bonne obéissance le voyage durant et aussi « fère lors pluseurs bonnes ordonnances nécessaires pour conduite << desdictes gens d'armes.

« Item, que lesdictes gens d'armes et de trait que mondit seigneur « menra en sa compaignie, comme dit est, des pays de par deçà, mon- " seigneur mcssire Jehan de Luxembourg en devroit avoir la charge « et les conduire soubs mon.seigneur le duc de Bourgoingne.

« Item, monseigneur le prince d'Orenges, semblablement avoir la « charge de ceulx des duché et conté de Bourgoingne et des pa^s « d'environ. »

L'auteur de ces diverses propositions est le môme que celui d'un im- portant avis sur la réforme du gouvernement, inséré ci-dessus, p. 143. Il termine en ces termes :

« Item, supplie humblement celui qui de bonne affection, selon son « petit entendement, a fait hastivement cest advis que on le vuelle « prendre en bien, car s'il y a faulte, ce n'est point par faulte de bonne << volenté, mais on en puet demander à faulte de sens , tousjours prest « de se remettre et réduire h la meilleure oppinion et aussi prest de '< déclairer sur toutes les choses escriptesplus amplement son enten- '< dément que il n'est cy présentement mis par oscript. »

2! 8 CHRONIQUE

chrestiens ensemble , souverainement des roys de France et d'Angleterre et de cestuy duc, qui toute l'Église uni- verselle et toute la félicité clirestienne tenoient en trouble et en langueur. Avoyent aussy aucunes difficultés les pré- lats de l'Église entre eux, qui mal appointables estoient, ne à mettre en accord, sinon par un concile entier. Par quoy nostre Saint-Père Eugène, faisant scrupule qu'en luy n'en pust redonder aucune correption ', différa à l'encontre et volontiers l'eust retardé encore, ou à tout le moins qu'il l'eust estably à Bouloingne pour faire convenir tout à une fois les Grecs, lesquels il prenoit à couleur ; mais voyant ce, l'empereur dessus dit tout instamment requist nostre Saint-Père Eugène et le pressa par ses lettres que finablement le concile longuement pourcliassa, et premier fut canonisé et establi réalement en ladite ville de Basle par le décret et adveu universel de tout le Saint-Siège apostolique ; desquelles lettres envoyées de par ledit em- pereur , icy dessoubs [se trouve] la copie des articles sur quoy estoit fondé ^

CHAPITRE XLIX.

Comment le pape Martin tint un concile général ix Basle.

A ce concile convinrent les ambassadeurs des roys et princes chrestiens tous , des villes de communautés et de toutes les autres qui avoient questions ou aucune difficulté ensambleou répugnance aucune et contrainte avecq leurs prélats, des monastères de toutes régions, certains dé-

' Corrélation, censure, blâme.

- Lacune dans le manuscrit do Florence. Le manuscrit d'Arras s'ar- rête au commencement de ce chapitre.

DE CHASTELLAIN. 219

pûtes et les plus excellens de toutes les universités cbres- tiennes, souverainement de Paris. L'empereur mesme en personne y assista; sy firent pluseurs ducs de Germanie, Les quatre ordres des mendians y furent roides ' et reluisans moult cler. Les Grecs y vinrent et y furent réduits ; les Pragois vaincus et réformés à labeur difficile ; les frères prescheurs retendes en leur article de la Vierge Marie, maintenans que conçue fut en péchié originel. Maintes questions et contrariétés y furent appaisées, maintes diffi- cultés décidées, maintes divisions reconsiliées , maintes altérations entre clercs et lays appointées. Et entre les au- tres fruits d'iceluy, un des plus grans, ce fu l'appaisement d'entre le roy françoys et le duc son ennemy, le roy angles désobéy et se dessevra. Pour quelle union faire, deux cardinaux, celuy deCypre et de Sainte-Croix, vinrent en France et procurèrent la paix entre les deux. Après la- quelle, autant qu'avoit proffité ledit Saint-Concile jusques icy, autant porta de grief après en son procéder outre, par le désappointement du pape Félix, le savoyenduc, qui scisme scandaleux et très-irréparable engendra en l'Église de Dieu controversie en bésitation entre son peuple etplaye pestilencieuse et amère en toute région cbrestienne. Et ainsy, ce qui avoit source et origine de paix et de salut et avoit esté produit à ceste intention, devint à estre après, en forme de cuyder bien faire, cause de division et de mescbief, par inconvénient, par l'envie de l'ennemi d'bu- main salut qui s'attristoit en continuation de tant de biens comme se trouvoient et se macbinoient à estre mis avant. Par quoy ledit concile finablement se contraria au souverain pasteur , et luy à l'encontre dudit concile le ré-

' Roides?

220 CHRONIQUE DE CHASTELLAIN.

pugna aiissy, et en celle vertu et puissance qu'avoit et avoir pouvoit de ses adhérens, parmaintint roidement sa papalité et jurisdiction, et le concile en longue continua- tion d'ans à l'autre lez aussy persévéra roide et robuste en son entreprendre, jusques la miséricorde de Dieu, après longs ans courus, en pitié et compassion de son Église, mist ces [difficultés] en appaisement, en tout glorieuse- ment toutesvoyes démonstrant par tout le siècle son ser- viteur et vicaire Eugène avoir esté demouré et régné tousjours vray, juste et canonique pasteur de l'ég-lise jusques en l'heure de sa mort toutes régions et puis- sances chrestiennes le recognoissoient vray Saint-Père seul et souverain et nul autre. En quelle division, cestuy duc bourguignon avoit esté souverain et principal pilier et sousteneur de la querelle d'Eugène à l'encontre de tous ses contraires, dont Dieu, ne fait à doubter, luy en garda juste et bénigne rétribution en ce monde et en l'autre après '.

La fin du livre II n'a pas été retrouvée. C'est dans ce livre, comme Chastellain nous l'apprend ailleurs, qu'il racontait la paix d'Arras. Si ce livre se terminait (ce qui est assez probable) à l'entrée de Charles VII à Paris, nous pouvons signaler parmi les principaux événements com- pris dans cette lacune, les mouvements des Gantois en 1432 et en 1433, la naissance de Charles le Hardi, la mort d'Isabeau de Bavière, la paix d'Arras, la prise de Dieppe et de Pontoise, les négociations des Pari- siens avec Charles VII, l'évacuation de Paris par les Anglais, le siège de Calais par le duc de Bourgogne, l'expédition du duc de Giocester en Flandre, les troubles de Bruges.

Je reproduirai à la fin de ce volume la traduction par Pontus Heu- terus du chapitre XLIII du livre II, qui est incomplet dans les manus- crits d'Arras et de Florence.

LIVRE III

SECONDE PARTIE'.

CHAPITRE PREMIER.

Cy fait mention comment les Gantois se rebellèrent à rencontre de leur seigneur le duc de Bourgongne, dont en la fin le comparèrent chièrement.

Or, advint qu'en celui temps, ou assez tost après, que l'on comptoit l'an mil quatre cent cinquante et un , pour aucunes demandes que avoit faites le duc de Bourgongne à ceux de sa bonne ville de Gand et au pays de Flandre",

' En introduisant ici fictivement une division du livre III en deux parties, je place dans la seconde le récit de la guerre du duc de Bour- gogne contre les Gantois. La première partie, entièrement perdue, contenait le mariage du comte de Charolais avec Catherine de France, la délivrance du duc d'Orléans et son mariage avec Marie de Clèves, la rentrée du duc de Bourgogne à Bruges, le tournoi de Gand, la guerre de Normandie et de Guyenne.

2 Le duc Philippe avait formé le projet d'introduire dans toute la Flandre la gabelle du sel, qui n'existait en France que depuis le règne calamiteux de Philippe de Valois. Il s'était rendu lui-raenie au sein de la collaceâe Gand pour l'obtenir des bourgeois.

« Mes bons et fidèles amis, leur avait-il dit, vous savez tous que dès " mon eniancc j'ai été nourri et élevé au milieu de vous; c'est pour-

2-22 CHROiMQUE

iceux de Gaiid moult esmus par grand orgueil et pré- somption, dirent qu'avant ce que larequeste à eux faite par le duc de Bourgongne, comte de Flandre, leur seigneur, lui fust accordée, qu'ils y mettroient jusques au dernier homme de Flandre. Et de fait furent plusieurs exploits faits sur les gens et officiers du duc, qui le prit très-mal en gré. Sur quoi, pour pourvoir à leurs déloyales et dam- nables emprises, et pour la grant déloyauté et désobéis- sance qu'ils avoient faites et toujours de plus en plus s'ef-

o quoi je vous ai toujours aimés plus que les habitants de touteg mes " autres villes, et je vous l'ai souvent témoigné en m'empressant de y vous accorder toutes les demandes que vous m'avez faites. Je crois « donc pouvoir espérer que vous aussi, vous ne m'abandonnerez point c- aujourd'hui que j'ai besoin de votre appui. Vous n'ignorez point <■ sans doute dans quelle situation se trouvait le trésor de mon ijère à (I l'époque de sa mort; la plupart de ses domaines avaient été vendus; c< ses.joyaux avaient été mis en gage, et toutefois le soin d'une ven- 0 geance légitime m'ordonnait d'entreprendre une longue et sanglanî;e « guerre, pendant laquelle la défense de mes forteresses et de mes <i villes et la solde de mes armées ont été la source de dépenses si •I considérables qu'il est impossible de se les figurer. Vous savez aussi « qu'au moment même oii les combats se poursuivaient le plus vive- u ment en France, j'ai dû, pour assurer la protection de mon pays de " Flandre, prendre les armes contre les Anglais en Hainaut, en Zé- " lande et en Frise, ce qui me coûta plus de dix mille saints d'or, que " j'eus grand'peine à trouver. N"ai-je pas également défendre <i contre les habitants de Liège mon comté de Namur qui est sorti du " sein de la Flandre? Ne faut-il pas ajouter à tous ces frais ceux que c( je m'impose chaque jour pour le soutien des chrétiens de Jérusalem <i et l'entretien du Saint-Sépulcre ? Il est vrai que, cédant aux exhor- " tations du pape et du concile, j'ai consenti à mettre un terme aux « calamités que multiplie la guerre, pour oublier la mort de mon père « et me réconcilier avec le roi, et dès que ce traité fut conclu, je con- « sidérai que bien que j'eusse réussi à conserver à mes sujets, pendant « la guerre, les biens de l'industrie et de la paix, ils avaient subi de « grandes charges en taxes et en dons volontaires, et qu'il était urgent « de rétablir l'ordre et la justice dans l'administration ; mais les choses << se sont passées comme si la guerre n'avait point cessé ; toutes mes « frontières ont continué à être menacées, et je me suis trouvé, de « phis, obligé de faire valoir mes droits sur le pays de Luxembourg,

DE CllASTELLAIN. 223

forçoient de faire, comme de prendre, rober, piller et mettre à exécution, et faire mourir les serviteurs et offi- ciers du duc, lui estant averti de ces besognes, tost et sans délai, assembla son grand conseil et tous ses chevaliers, barons et capitaines, pour sur ce avoir conseil et avis afin d'y pourvoir, comme il fit : mais pendant le temps que ces consaux se tenoient en la ville de Bruxelles, aucuns nota- bles hommes de la ville de Gand, par une voie amiable, assemblèrent tous les doyens et hoefmans de la ville, en

'< si utile à la défense de mes autres pays, notamment à celle du Bra- « bant et de la Flandre.

« C'est ainsi que, de jour en jour, toutes mes dépenses se sont ac- « crues. Toutes mes ressources sont épuisées, et ce qui est' plus triste, « c'est que les bonnes villes et les communes de la Flandre, et surtout « mon pauvre peuple du plat pays, sont au bout de leurs sacrifices. « Je vois avec douleur beaucoup de mes sujets réduits à ne pouvoir « payer les taxes et à émigrer dans d'autres pays, et néanmoins les « recettes sont si difficiles et si rares que j'en recueille peu d'avan- <> tage; et je ne trouve pas plus de secours dans les terres qui me sont « advenues par héritage, car toutes sont également appauvries.

« Il faut donc à la fois chercher à soulager le pauvre peuple et « pourvoir à ce que personne ne puisse venir insulter mon bon pays de « Flandre, pour lequel je suis prêt à exposer et à aventurer ma propre « personne, quoique pour y parvenir des secours importants soient « devenus indispensables. »

Le duc Philippe ajouta qu'un impôt sur le sel lui paraissait le meil- leur moyeu d'atteindre le but qu'on devait se proposer, mais cette demande souleva une vive opposition :

Le duc vouloit sur eulx lever Ung nouveau tribut de gabelle Que tous sy vouloient eschever. Las ! ce n'est pas petite chose Do mettre sus nouvel truaige ; Car es livres n'a texte ou glose Qui le conseille, ne encharge. Immo de droit sont défendus S'il n'y a cause de les tollir...

(Martial d'Auvergne, Vigiles de Charles Vil ,

224 * CHRONIQUE

remontrant moult doucement au peuple le danger et péril en quoi ils se mettoient d'ainsi molester et faire mourir les officiers du prince, et encore pis de vouloir ardoir et destruire son pays de Flandre, et lui faire la guerre sans lui faire savoir; que jamais pis ne pourroient avoir fait, et que pour Dieu ils se voulsissent cesser de plus avant aller, ni faire telles rigueurs à l'encontre de leur bon prince, et que de ce qui avoit été fait ils trouveroient ma- nière qu'il leur seroit pardonné, pourvu que plus avant ils ne procédassent d'y aller par telle rigueur ' .

Ainsy comme vous pouvez oyr, iceux notables bour- geois firent tant par leurs belles paroles et remontrances, qu'ils s'accordèrent tous et promirent que de en avant, ils ne procéderoient plus de aller avant par telles manières qu'ils avoient encommencé, pourvu qu'on leur fist avoir le pardon du prince de ce que fait avoit esté , prians et ve-

Dans une assemblée tenue à Bruges, Philippe avait fait lire par son chancelier l'exposé de ses griefs contre les Gantois, et il y avait ajouté lui-même les plaintes les plus vives contre Daniel Sersanders qu'il accusait d'exciter leur rébellion.

« Ce que mon chancelier vient de vous dire, il vous l'a dit par mon « ordre; les choses sont réellement ainsi et Ton ne saurait en douter. « Les ancêtres de Daniel Sersanders ont été des hommes loyaux, mais '< ils n'auraient jamais fait ce qu'il a fait, car il se montre faux, mau- « vais, traître et parjure contre moi qui suis son prince. Je le connais « pour tel et je le considère comme mauvais et faux vis-à-vis de moi. << Je sais bien qu'il en est qui le conseillent et le favorisent : il n'est pas « seul, et ce qu'il fait, il ne le fait pas de lui-même. N'est-ce pas tou- « tefois une grande fausseté que d'avoir dit et répandu parmi le peu- « pie que je voulais le faire assassiner? Certes, si je le voulais, ni lui, » ni les plus grands de ce pays ne pourraient l'en défendre ; mais « Dieu soit loué ! je n'ai pas jusqu'à ce moment passé pour un assassin ; « non pas que je parle ainsi pour me disculper et que je pense devoir « me justifier; mais, sachez-le bien, avant que je consente à ce que « lui ou les siens reçoivent ou conservent un siège au banc des éche- « vins dans ma ville de Gand, je me laisserai plutôt couper en mor- « ceaux. Je ne crois pas qu'en termes de justice et de droit, il soit « possible ou licite de soutenir quelqu'un qui m'est contraire, puisqu'il

DE CHASTELLAIN. 225

qiiérans qu'aucuns preud'hommes fussent eslus et envoyés devers leur prince pour l'apaiser , et tant faire par devers lui que tout ce qui avoit esté fait leur fust pardonné; et promirent d'en faire telle amende que par iceux commis en seroit avisé pour le mieux.

Iceux bourgeois notables ayant ouï la volonté du peu- ple, de la grand'joie qu'ils eurent, en pleurèrent de pitié et de léesse. Lors tantost et sans délai, pour fournir cette besogne , eslurent et mirent sus une notable ambassade , c'est à savoir le prieur des chartreux de Gand , les trois membres de Flandre et plusieurs députés des bonnes villes et comté de Flandre, et autres gens notables ; lesquels tous ensemble se partirent de Gand et vinrent à Brouxelles en la sainte semaine le jour du bon vendredi. Et là, icelui prieur et tous les autres députés se vinrent mettre aux genoux devant le duc de Bourgongne, et par la bouche du

« est tel que je vous l'ai dit. Aussi, dès que j'ai connu la situation des « choses, j'ai rappelé mon bailli de Gand, je l'ai révoqué de son office « et je lui ai fait connaître qu'il ne pouvait plus m'y servir, et je rap- « pellerai de même tous les officiers que j'ai à Gand. Daniel et les siens « rempliront aisément les fonctions de bailli, d'écbevins et de doyens, « et toutes celles qui seront vacantes plus tard. Daniel, si on le laisse « faire, s'établira seigneur de la ville, comme d'autres ont autrefois « cherché à letre, et mes gens et mes officiers n'y auront plus que « faire, ce me semble. Je vous avertis volontiers de toutes ces choses « qui sont vraies, afin que vous les conserviez dans votre mémoire et « que chacun de vous en avertisse ceux que cela regarde et spéciale- ■< ment ceux que vous entendrez discourir de ces affaires, car ledit « Daniel et les siens excitent chaque jour le peuple et sèment une « foule de mensonges contre moi et mes serviteurs. Je m'étonnerais « fort toutefois de voir mes gens de Gand soutenir et appuyer un « homme tel qu'est ledit Daniel, contre moi qui leur ai toujours été « bon prince, car je leur ai généreusement pardonné tous leurs mé- « faits, à cause de ma grande affection pour eux, ce que je n'ai jamais « fait pour mes autres sujets. »

Ce discours fut prononcé en flamand, et on remarqua que, tandis que le duc parlait, il fronçait vivement les sourcils, qu'il avait longs et épais : ce qui était chez lui le signe de la colère.

22G CHRONIQUE

dit prieur des chartreux de Gand, fut requis moult fort eu pleurant que pour la révérence de la passion de Notre- Seigneur Jésus-Christ, il lui plust avoir pitié de sa ville de Gand, et que s'il lui plaisoit de sa grâce j aller, que tous ses pauvres sujets et habitants d'icelle ville estoient prests d'aller au devant de lui jusques à la porte , les gens d'é- glise vestus et aournés de croix et de gonfanons, ainsi que gens d'église doivent faire et sont tenus de faire ; et les hoefmans, ceux de la loi et tout le peuple, nue teste, nuds pieds et déchaux , lui crier merci , en lui suppliant qu'il lui plust à pardonner aux dits hoefmans et à tous les au- tres leurs méfaits.

Alors le duc de Bourgongne respondit que nonobstant qu'ils s'estoient mal gouvernés et grandement offensés envers lui et sa seigneurie , sy avoit-il en lui autant de grâce pour leur pardonner, qu'il avoit oncques çu, et toujours avoit été prest de ce faire : mais il doub- toit que leur volonté ne fust pas telle que les paroles qu'ils faisoient remontrer, et que maintes fois il avoit vu et sçu par vraie expérience leur mauvaise intention. Toutesfois il estoit prest d'entendre à tous bons traités à lui honorables ; et pour aviser la manière , il députe- roit des gens de son conseil pour communiquer avec eux; mais pour les saints jours qui lors estoient, la chose fut mise au mercredi ensuivant pour besogner es dites matières'. Et ce nonobstant, ce mesme vendredi saint, et pendant le temps que les ambassadeurs d'iceux Gantois faisoient leur pitoyable requeste à leur prince, ils envoyèrent par leurs gens prendre le chastel de Ga~

1 Et dissimuloit le duc leur malice, attendant son point et qu'il eust assuré son faict devers le roy franeois, avec lequel il avoit tou- jours quelque chose à remettre. (Olivier de la Marche.]

DE CHASTELLAIN. 2-27

vres', à trois lieues près de la ville de Gaiid; et le cin- quième jour ensuivant après Pasques, ainsi que les dépu- tés du duc de Bourgongne et iceux ambassadeurs de Gand besognoient pour l'aj^pointement d'iceux, les dits Gantois en ensuivant leur mauvaise et déloyale volonté, issirent ;i puissance de la ville de Gand, et allèrent assiéger la ville d'Audenarde de tous les deux costés , la cuidant trouver despourvue de gens de guerre et de tous autres habil- lements : mais Dieu, qui garde toujours ses amis, avoit fait aller un chevalier nommé messire Simon de La- laing, au dit lieu d'Audenarde, et par l'ordonnance du duc, icelui messire Simon y fut envoyé pour aucunes rai- sons ci-après déclarées, il se gouverna si grandement et honorablement, ainsi comme vous orrez raconter , qu'à toujours mais en sera mémoire.

CHAPITRE IL

Comment le duc de Bourgongne mist garnisons par tout son paj'S de Flandres autour de Gand. ^

Ainsy comme ci-dessus est déclaré, le duc de Bourgon- gne, qui assez cognoissoit les Gantois, pour obvier à leurs damnables entreprises et aux grands mauvaisetés dont ils estoient remplis, ordonna en certaines ses villes de Flandre, capitaines pour la seureté d'icelles, nobles seigneurs du pays ; et entre les autres ordonna au dit lieu d'Audenarde le seigneur de la Gruthuse et le seigneur d'Escornay; et

» Ce château était passé, par le mariage de Boatrix do Gavre, aux sires de Laval. On sait que c'est à des tisserands flamands qu'ils appe- lèrent à Laval que cette ville rapporte l'origine de la fabrication de ses toiles, longtemps fameuses dans toute la Bretagne.

228 CHRONIQUE

environ la semaine devant Pasques fleurie, pour ce que ceux de Bruges requéroient d'avoir pour capitaine le sei- gneur de la Gruthuse, et aussi que le seigneur d'Escornay s'estoit retrait en sa maison à Escornay, parce que lui et le dit de Gruthuse ne se pouvoient bien accorder, le duc de Bourgongne envoya le seigneur de la Gruthuse à Bru- ges, pour en estre capitaine. Et pour ce que le duc savoit estre messire Simon de Lalaing un sage et vaillant cheva- lier , l'ordonna à aller en la ville d'Audenarde , afin de mettre peine que le seigneur d'Escorna}^ et ses amis y re- tournassent, et aussi pour apaiser les différends, si aucun en y avoit, ce que le dit de Lalaing fist. Et y retournèrent le seigneur d'Escornay et ses amis : mais pour lors la ville d'Audenarde estoit en grant division, pour ce qu'on leur avoit donné à entendre qu'on y vouloit bouter grosse gar- nison de Picards et autres gens estranges, ce que tous en général n'eussent pour rien voulu souffrir; et pour y ob- vier, avoient par cri public fait commandement à tous leurs fauxbourgeois qu'ils se retirassent dedans la ville atout leurs biens.

Alors messire Simon de Lalaing, qui estoit sage et ima- ginatif, voyant et cognoissant que c'estoit la destruction de la ville, fit assembler la loi, les notables hommes et les doyens des métiers, et leur remontra que si les dits faux- bourgeois entroient dedans la ville, il y viendroit bien dix mille ' paysans, tous d'environ la ville de Gand, qui n'a- voient nulle provision qu'amener pussent avec eux, et si les Gantois leurs ennemis venoient devant leur ville , les uns par la crainte qu'iceux Gantois n'ardissent leurs mai- sons, et aussi que le peuple de pays se tourneroit plustost

Le ms. 16881 porte : deux mille.

DE CHASTELLAIN. 229

avec les dits Gantois qu'avec le prince , et aussi que plus désirent par pauvreté d'aller au pillage qu'à garder la ville, et pour ce faire, se pourroient mettre en peine de livrer la ville aux Gantois; en outre leur remonstra qu'ils estoient forts assez pour garder leur ville, et ne leur estoit nul mestier, ni besoin d'avoir garnison de leurs fauxbour- geois, s'ils n'étoient riches et puissants, et qu'ils amenas- sent provisions assez pour eux vivre : et ceux pourroient- ils Lien recevoir et non point le menu peuple. « Et quant « à. ceux qui disent et vous donnent à entendre, disoit « messire Simon, qu'on vous veut mettre garnison d'es- « tranges gens, ils faillent : car monseigneur le duc de « Bourgongne ne le pensa oncques; mais c'est pour vous « décevoir et pour vous mettre en suspicion contre votre « prince. Et soyez ségurs' que monseigneur le duc de « Bourgongne ne vous a ordonné que monseigneur d'Escor- « nay et moi tant seulement, qui sommes voisins et amis. » Les bons et les nobles congnurent incontinent que mes- sire Simon de Lalaing leur disoit toute vérité : mais le peuple et partie des notables ne s'y pouvoient asseurer, et dirent à messire Simon de Lalaing, qu'ils savoient bien qu'il n'estoit point venu pour demeurer avec eux, et si le fort venoit, qu'il iroit à l'Écluse, dont il avoit la charge. A quoi messire Simon leur répondit et affirma qu'il demeu- reroit avec eux ; et afin que de ce ils en fussent mieux acertenés, ilenvoyeroit quérir sa femme et son fils aisné, ce qu'il fist. Et ainsi les rassura et entretint en douceur le mieux qu'il pust, et tint toujours ces termes, disant qu'il ne leur falloit point de garnison, pour obvier à ce qu'ils ne reçussent point de bourgeois forains. Et bien estoit l}e-

' Ségurs, sflrs [sccuri).

Ton. ir. 15

250 CHRONK^mE

soin (le l'ainsi faire, car le jeudi cinquième jour après Pas- ques, comme par avant est dit, que les Gantois se parti- rent de la ville de Gand et des villages d'environ pour mettre le siège devant la ville d'Audenarde, les dits bour- geois forains montrèrent appertement et clairement leur grande déloyauté : car ils entrèrent dedans la ville d'Au- denarde, sous couleur qu'il estoit jour de marchié; et se estoient armés le plus secrètement qu'ils le purent faire, et Guidèrent prendre le marcliiet de la dite ville, espérans que le peuple se mettroit avec eux. Lors messire Simon, averti de la maie volonté et faux courage de ces déloyaux mutins, soudainement et tost alla d'iiostel en liostel, et les bouta de- hors, et se saisit et se fit maistre des portes. Alors le peuple de la ville congnut qu'iceux bourgeois forains les avoient voulu trahir, et dès lors en avant furent tous unis et bons pour leur prince : mais aucuns de la ville en petit nombre s'enfuirent, lesquels pouvoient avoir été consentans que'les dessus dits bourgeois forains demourassent ce dit jour et la nuit logés es fauxbourgs ; et assemblèrent avec eux les gens de tous les villages d'environ. Et si messire Simon de La- laing eust voulu, il les eust tous rués jus ; mais il ne vou- loit point qu'on pust dire que par lui, ni sa cause, aucune œuvre de fait eust été encommencée, et par ce moyen, ceux de la ville prirent grande confidence et amour en luy.

Celle mesme nuit issirent ceux de Gand à puissance, atout grande artillerie, et environ douze heures du jour se logèrent devant la ville d'Audenarde, de l'autre costé vers le conté d'Alost , et escripvirent à ceux d'Audenarde qu'ils n'estoient point venus pour nul mal faire; mais avoient entendu qu'estrangers vouloient venir au pays, à quoi, ils vouloient obvier, et leur prioient que pour argent ils pussent avoir vivres et estre reçus comme leurs amis, si

DE CHASTELLAIN. 231

besoin estoit. Lors messire Simon, oyant le messager et la requeste qu'il faisoit à ceux de la ville de par ceux de Gand, respondit tout en haut au messager , qu'ils estoient forts assez pour garder leur ville; et ce qu'il requéroit de par ceux de Gand, d'avoir vivres, dit qu'il n'en y avoit que pour ceux de la ville, et que ce estoit pour leur provision; et dit encore outre au messager, qu'il sa voit bien qu'ils estoient venus cuidans que ceux de la ville fussent en divi- sion, pour par ce moyen avoir la ville; et dit au messager, qu'il dit à ses maistres que du plus grand jusques au plus petit ils estoient tous unis et estoient conclus de garder la ville pour leur prince. Tantost après cette réponse faite, les dits Gantois firent guerre à ceux de la ville d'Aude- narde, et y mirent le siège par terre et par eau tout autour, tellement que ceux de dedans ne pouvoient faire issir nuls de leurs gens, ni avoir nulles nouvelles du duc de Bour- gongne, ni d'autres de dehors : et quatre jours après que les dits Gantois eurent mis le siège et approchié la ville de bien près d'un costé et d'autre, ceux de la dite ville sail- lirent par deux costés et ardirent tous les fauxbourgs, par quoi iceux Gantois furent contraints de reculer leurs ap- proches, et battirent de leurs bombardes, canons et veu- glaires la dite ville, et entre les autres, firent tirer de nuit plusieurs gros boulets de fer ardent du gros d'une tasse d'argent, pour cuider ardoir la ville ; et sans faute c'estoit un très-grand danger, car s'ils fussent chus en menu bois sec ou en feurre, la ville eust esté en péril d'estre arse : mais messire Simon de Lalaing , comme cellui qui estoit sage et Imaginatif en fait de guerre et moult expert, or- donna deux guets sur deux clochers, qui crioient et mon- troient les dits boulets chéoient ; et pour h ce remédier fit mettre en plusieurs lieux parmy les rues, grandes cuves

232 CHRONIQUE

pleines d'eau, et furent femmes ordonnées à faire le guet : et lorsqu'elles veoient iceux boulets chéoient , ces femmes liastivement conroient celle part atout pelles de fer ou d'airain ' , et puisoient de l'eau dedans ces cuves et estaindoient les boulets à grand diligence, et le feu qu'ils avoient allumé ou esprius ".

Or advint qu'une matinée messire Simon de Lalaing, en revenant du guet, chut dedans la rivière de l'Escaut, son épée ceinte, son petit chaperon engorge, son paletot et son manteau vestu par dessus et ses goussets à armer ; et fut en moult grant aventure de noyer , car il ne savoit rien nager ; mais la radeur de l'eau l'emporta jusques à la herse, et il se retint, et semble que ce fust chose mira- culeuse de ce qu'il échappa sans mort; mais Dieu, qui sa- voit que ceux de la ville d'Audenarde avoient encore bien affaire de lui, le sauva et garda : et aussi fit-il tous ceux de la ville, et eust esté grant pitié et dommage d'avoir perdu un tel chevalier ; car tant honorablement lui et ceux de la ville se gouvernèrent et si vaillamment, que Gantois ne les purent oncques grever, et rendirent bon compte au duc de Bourgongne de leurs corps et de la ville, comme ci-après pourrez ouïr.

On lit dans les textes imprimés et dans le ms. de M. de Limburg- Stirum : « De quoi elles prenoient lesdits boulets, et portoient hors de « danger de feu. Et d'autre part chacun y accouroit pour éteindre « le feu. »

^ Un chroniqueur de Tournay parle eu ces termes du siège d'Aude- narde : « Le dimanche xvi« du mois d'avril 1452, commencliièrent « ceulx de l'ost à traire de canons et bombardes pour adomagier la <> ville ; et ceulx de dedens se deffendoient, traians pareillement vers « ceulx de l'ost. Et fut tout cedit jour employé à traire si abandon- ce néement et fort que le son des canons et bombardes estoit oy bien et (' àplainde la ville de Tournay. »

DE CHASTELLAIN. 253

CHAPITRE III.

Comment nouvelles vinrent au duc de Bourgongne que les Gantois h grande puissance avoient mis le siég"e devant Audenarde.

Les nouvelles vinrent au duc de Bourgongne, qui pour lors estoit en sa ville de Bruxelles, les ambassadeurs des Gantois estoient et besognoient pour le bien de la paix, lesquels moult saintement se gouvernoient et conduisoient, et ne savoient point la mauvaise et déloyale malice de leurs gens qui les avoient envoyés et mis en tel danger que s'ils eussent eu affaire à prince furieux , il les eust fait occire et mettre à mort; mais tantost le fit savoir à iceux ambassadeurs, lesquels furent moult esmerveillés, et non sans cause; sy ne surent que dire, fors tant seulement, qu'ils se mettoient du tout en la bonne grâce du duc de Bourgongne, en disant que c'estoit le plus grand déplaisir qui jamais leur pust avenir, et que mauvaisement ils es- toient trahis. Et lors fut le propos bien chaudement et sou- dainement changé. Mais le duc de Bourgongne savoit que les dits ambassadeurs n'estoient en rien consentans, ni sachans la grant déloyauté d'iceux Gantois ; car , comme dessus est touché, il y avoit en la dite ambassade de nota- bles gens de la ville d' Audenarde, lesquels ne purent ren- trer dedans pour le siège desdits Gantois, qui, ainsi comme dessus est dit, les avoient assiégés, les cuidans prendre durant le temps qu'ils demandoient la paix. Et pour la vérité dire, il y eut plusieurs des dits ambassadeurs qui point ne retournèrent en la dite ville de Gand , pour la grant fausseté et déloyauté qu'ils veoient estre es dits

234 CHRONIQUE

Gantois. Alors le duc de Bourgongne, moult fort animé et courroucé sur les dits Gantois, fit son mandement exprès pour secourir sa ville d'Audenarde, et lui-même se partit de la ville de Brouxelles le quinzième jour du mois d'avril après Pasques, l'an 1451 ' ; et vint au giste à Notre-Dame de Haulx, et le lendemain à Atli en Hainaut, et fut jus- ques au vingt et unième jour du dit mois, en attendant ses gens de guerre ; et d'icelle ville s'en alla à Grantmont, la- quelle a voit été prise et mise à sacquemant", pour ce qu'ils avoient fait le serment aux Gantois, et avec ce avoient pris et eslu estre leur capitaine l'un de ceux de Gand, et avoient esté pris par messire Jehan de Croy, grand bailly de Hai- naut et par messire Jacques de Lalaing. En cette ville de Grantmont estoient avec le duc de Bourgongne et en sa compagnie, le comte de Charolois son seul fils, Adolphe fils et frère des ducs de Clèves , monseigneur Jehan duc de Coïmbre , cousin germain du roi de Portugal , Cornille bastard de Bourgongne, le seigneur de Croy, le seigneur de Bouquem, le seigneur de Créquy, le seigneur de Mon- tagu, le seigneur d'Auxy, le seigneur d'Aumont, le seigneur deHumières, et plusieurs autres chevaliers et écuy ers ordi- nairement de la court du duc de Bourgongne. Et avec eux y estoient le comte de Saint-Pol et deux de ses frères, c'est-à-savoir le seigneur de Fiennes, et Jacques monsieur' de Saint-Pol, et messire Jehan de Croy, lesquels avoient charge de gens d'armes. Sy avoient en leur compagnie bien deux mille combattans, sans les gens de la court du duc de Bourgongne.

' Lisez: 1452.

- A sacquemanf, au pillage.

' Jacques monsieur de Saint-Pol. On donnait ce titre aux puînés des grandes maisons. Ainsi Adolphe de Clèves était connu sous le nom d'Adolphe Monsieur.

DE CHASTELLAIN. 235

CHAPITRE IV.

Comment Jehan de Bourgong'iie, comte d'Estampes , conquit le pont d'Espierres sur les Gantois, et de alla à Audenarde ; et des grandes vaillances que fit messire Jacques de Lalaing.

Or encommencerons à parler du comte d'Estampes, cou- sin germain du duc de Bourgong-ne, lequel par son com- mandement et ordonnance éleva et mist sus une moult belle armée du pays de Picardie; en laquelle avoit de grands seigneurs, c'est-à-savoir le seigneur de Moreuil, le seigneur de Roye, le seigneur de Wavrin, le seigneur de Rochefort, le seigneur de Lannoy, le seigneur de Fosseux fils du haron de Montmorency, le seigneur de Harnes, le seigneur de Saveuses, le seigneur de Noyelle, le bastard de Bourgongne, messire Jelian bastard de Saint-Pol,le sei- gneur de Dompierre , messire Philippe de Hornes , le sei- gneur de Crèvecœur, le seigneur du Bois, le seigneur de Neufville , le seigneur de Haplaincourt, le seigneur de Humières, le seigneur de Beauvoir, le seigneur de Jau- court, le seigneur de Basentin, le seigneur de Cohem, le seigneur de Dreuil et plusieurs autres chevaliers et écuyers jusques au nombre de deux à trois mille combat- tans. Le duc de Bourgongne, après ce qu'il eut mis son armée dessus, il ordonna ses batailles, et commit le comte de Saint-Pol et ses deux frères avec messire Jehan de Croy à faire son avant-garde ; et lui et aucuns de son sang, accompagné de plusieurs grands seigneurs, fit la ba- taille, et ordonna au comte d'Estampes de faire l'arrière- garde.

Après toutes ces ordonnances faites, le duc de Bourgon- gne manda au dit comte d'Estampes qu'il tirast, lui et

25G CHRONIQUE

toute son armée, droit à un passage, pour aller du pays de Picardie à Audenarde, nommé le pont d'Espierres ' , que les dits Gantois gardoient à puissance de gens d'armes, et avoient fortifié l'église de la ville au mieux qu'ils sa- voient, ne avoient pu. Quand messire Jacques de Lalaing, qui par le duc estoit ordonné à estre de la bataille, ouït dire que le comte d'Estampes avoit ordonnance et com- mandement du duc d'aller au dit pont d'Esj^ierres, il lui sembla que c'estoit le droit chemin d'Audenarde, oii sou oncle, messire Simon de Lalaing, que tant aimoit, estoit assiégé ; sy demanda congé au duc de Bourgongme, en lui priant qu'il le voulsit laisser aller devers le comte d'Es- tampes, et le duc lui octroya; lequel messire Jacques fut moult joyeux du dit octroy. Sy se partit et vint vers le comte d'Estampes, qui de sa venue fut moult joyeux. Lors le comte d'Estampes en ensuivant le commandement et la charge qui lui estoit baillée et délivrée de par le duc, fît tirer son armée devers celui pont d'Espierres atout g'rand'- foison d'artillerie, comme de coulevrines, arbalètes etveu- glaires, que le seigneur de Lannoy fit mener de sa forte- resse de Lannoy, qui sied assez près d'icelui pont. Lors le comte d'Estampes, lui arrivé auprès de là, fit ordonner de ses gens, et en belle ordonnance fit assaillir le pont et pas- sage. Ceux de l'artillerie commencèrent à tirer; archers et gens de trait à approcher. Messire Jacques de Lalaing et plusieurs autres nobles hommes saillirent en l'eau jus- ques au col pour gagner et saisir le dit passage, et fut le dit pont moult vivement assailli. Lorsque les Gantois virent les Picards si radement et si vaillamment assaillir, ils eurent tous les cœurs faillis et abandonnèrent le dit,

» le pont de l'Espierre 'ms. 16881).

DE CHASTELLAIN. 237

pont, et se retrairent dedans l'église, et de toutes parts furent assaillis, et par force d'armes furent tous pris de- dans cette église ; et y eut de grandes vaillances et aper- tises d'armes faites ; car iceux Gantois voyans la mort devant leurs yeux, se défendirent très-vaillamment et blessèrent et navrèrent plusieurs nobles et vaillans hommes des Picards, entre lesquels y furent navrés le seigneur de Eoye, Antoine de Rocliefort, gentilhomme, et un nommé Lancelot, natif du pays de Portugal, et plusieurs autres; et des Gantois en y eut de morts de sept à huit-ving"t hommes, sans les prisonniers.

Après la prise du pont d'Espierres, le comte d'Estampes atout sa puissance se partit et s'en alla loger à trois lieues près de la ville d'Audenarde, qui par les Gantois estoit assiégée, et sy sied icelle ville sur la rivière de l'Escaut. Et d'autre partie duc de Bourgongne estoit logé en la ville de Grantmont, laquelle sied du costé de la dite rivière vers Brouxelles '; et le comte d'Estampes estoit logé de l'autre

Ce fut de Grammont que le duc de Bourg'og'ne adressa la lettre suivante au roi de France :

« A mon très-redoubté seigneur, monseigneur le roy.

« Mon très-redoubté seigneur, tant et si très-humblement que plus « puis, je me recommande à vous, et vous plaise sçavoir, mon très-re- « doubté seigneur, que à Toccasion de plusieurs grandes cntreprinses « que ceulx de ma viile de Gand ont puis aucun temps faites contre et « au préjudice de nioy et do ma seignourie et en venant directement <i contre leurs privilèges, aucuns différens se sont meus entre mes " officiers et eulx, et pour appointier iceulx différens selon raison ont « esté tenues plusieurs journées; mais finablement lesdits de Gand, « en délaissant entièrement la voye de justice, se sont dès environ le " mois de novembre passé mis sus en armes, et se sont rebellés et .( rendus désobéissans à moi, et ont de leur auctorité fait en ladite « ville capitaines et gouverneurs, ausquels ils ont donné obéissance " comme à leur prince. Et pour ce que les desputés des estas et des .< trois membres de mon pays de Flandres sont plusieurs fois venus

258 CHRONIQUE

costé de la dite rivière, au lez dever.s Bruges. Ainsi estoit la dite rivière entre eux deux, et ne pou voient aider, ni secourir l'un l'autre. Et pour revenir à parler du comte d'Estampes, après ce qu'il eut pris le pont d'Espierres et

<- devers mo^-, afin de trouver aucun moyen pour faire cesser toutes ' voyes de fait, ù quoy ils m'ont tougjouvs trouvé enclin, et mesme- <■ ment en la sepmaine peneuse vindrent devers moj', pour ceste cause •I et à la requeste de-sdits de Gand, les députés de la ville et ceulx des '- estas de la chastellerie dudit Gand, et les députés des membres de > mondit païs de Flandres, j'ay tousjours différé et délayé de résister <• à leurs dites voyes de fait. Et qui plus est, combien que, à la requeste " qui me fut faite toucbant ceste mattière le jour du benoist vendredy >' par losdits députés, je leur eusse respondu raisonnablement et en << toute douceur, tellement que iceulx députés en furent contées et » espéroient, comme ils disoient, que lesdits députés reviendroient «' et les réduiroient et se déporteroient de toutes voj-es de fait , ce no- '< nobstant est advenu tout le contraire, car çn ce mesme temps, c'est '■ à savoir ledit jour du benoist vendredy, en ladite sepmaine peneuse, '< que lesdit députés estoient devers moy en ma ville de Brouxelles à « la fin dessusdite, ils d'emblée prindrent le cbastel de Gavro, situé « entre Gand et Audenarde et tenu de moy en fief par mon amé et féal '< cousin le conte de Laval, et la nuytdu mercredy ensuivant, xii« jour ^' de ce mois, se mirent sus en armes et partirent de ladite ville de « Gand, le lendemain xiii" jour de ce dit mois, à tout grant nombre de « g-ens armés et foison artillerie, leurs dits députés estans encores lors « devers moy, en madite ville de Brouxelles, et y besoignans comme « dessus est dit, et vindrent assiéger de tous les costés ma ville d'Au- " denarde, située en mon dit pays de Flandres, en laquelle lors navoit « aucun capitaine ou chief, ne garnison establie de par moy, réservé .< que d'aventure lors y estoit messire Simon de Lalaing, lui sixiesme « de gentilshommes, que je y avoye envoyé pour visiter ladite ville, « lequel y fut enclos tellement que à grant peine trouva-il manière de .' mettre hors ung homme, qui arriva devers moy le samedy matin .< ensuivant pour moy signiffier ces dites nouvelles, et iUec ont de- « mouré jusques au xx!!!!*^ jour de ce mois, et se sont efforcés d'avoir « icelle ville, en la bâtant de canons et autres engins et y mettant feu, << et faisans plusieurs grands dommaiges et commettant envers vous « qui estes leur souverain seigneur, grande offense, et en eulx dé- " monstrant rebelles et désobéissans envers moy qui suis leur prince « et seigneur uatureî, contendans par ce et plusieurs autres moyens '< qui trop longs seroient de vous escripre, à mettre, s'ils pooient, tout 'f ce dit pays de Flandres hors de mon obéissance, à la grant foule du

DE CHASÏELLAIN. 239

qu'il se fut logé à trois lieues près du siège des dits Gan- tois, il envoya devant eux, pour voir leur manière et con- duite de faire, environ trente lances de vaillans et experts chevaliers et écuyers, accompagnés de soixante archers,

toute seigneurie et noblesse. Pour quoy, dès ce dit samedy, xv« jour de ce dit mois, ceste chose venue lors et non plus tost à ma cono:nois- sance, incontinent à l'après-disner d'icelui jour, me parti de ladite ville de Brouxelles et m'en vins en la ville d'Ath, en Haynnau; et pour ce qu'il me fut rapporté que lesdits de Gand avoient prinse et occupée de fait ceste ma dite ville de Grantmont, et y avoient en- voyé deux capitaines et certain nombre de gens avec eulx, tantost j'envoyay celle part messire Jehan de Croy à tous ses gens, lequel incontinent et par assault prist et recouvra icelle ville, et à la prinse furent tués les deux capitaines des dits de Gand et plusieurs de leurs gens, et depuys y suys venu et diligemment ay envoyé de mes gens courir devant, le siège estant au lez deçà, pour voir et visiter leur fortiffication et sçavoir leur convent, afin de les combatre et lever. Et au regart de mon nepveu le comte d'Estampes, lequel avec ses gens se tenoit, par mon ordonnance, au lez deçà la rivièi-e de l'Es- cault, pour ce qu'il fust adverty que lesdits de Gand avoient occupée et prinse d'emblée la place et forteresse de Helchin, appartenant à l'évesque de Tournay, et aussi avoient prins et fortilBé le pontd'Es- pierre, prouchain d'icelle forteresse, et par ce moj'en tenoient em- peschié le passage de ladite rivière, le vendredy ensuyvant, xxi« jour de ce dit mois, se tray celle part, et à puissance d'armes prist et recouvra sur lesdits de Gand ledit pont d'Espierre, nonobstant la résistance et defïense que au contraire y tirent lesdits de Gand, estans illecques à grant nombre de gens armés, et tellement, que sur la place en y demoura plusieurs morts de la part d'iceulx de Gand, et les autres s'enfuirent es mares prouchains d'illecques, l'on ne povoit bonnement avoir accès à eulx, et aussi fut recouvrée par mondit nepveu ladite place de Helchin qu'ils tenoient, et ainsi fut le passage de ladite rivière ouvert et desempeschié; et le lundy ensuivant, xxini" jour de ce dit mois, mondit nepveu d'Estampes, lequel je avoye mandé venir devers moy, avec toutes ses gens, pour ensemble aler combatre lesdits Gantois et lever leur dit siège, pour ce que, à l'eure de la réception de mes lettres, il estoit près du siège que tenoient iceulx Gantoys, de ladite rivière, au lez de Flandres, ala celle part et rudement les assailli ; et dura la bataille assez lon- guement, car lesdits Gantois, de leur part, firent grant résistance. Toutesfois, à la fin, il furent desconfis et leur dit siège levé, et très- grand nombre d'eulx morts en la place, et les autres s'enfuiront de

240 ClIllONIQCK

dont estoit couduiseur messire Jacques de Lalaing, et avec lui Philippe de Hornes, le seigneur de Dreuil, Robert de Miraumont, Hue de Mailly et autres, et allèrent advi- ser du plus près qu'ils purent, les passages qu'il conve- noit passer du logis du comte d'Estampes à aller droit au siège desdits Gantois; et sy avisèrent au mieux qu'ils pu- rent comment iceux Gantois estoient logés et la manière de leurs escarmouches, et comment ils se gouvernoient en fait de guerre aux champs. Puis, après ce que icelui mes- sire Jacques de Lalaing eut tout bien avisé la manière et conduite desdits Gantois, et tout ce que possible leur es- toit de voir et savoir, s'en retournèrent devers le comte

" l'aultre costé de la rivière par ung pont de bateauls qu'ils avoient « fait, et en passant pardessus ledit pont cheurent en la rivière les « plusieurs d'eulx et se noyèrent, et sy en y ot plusieurs d'eux ars et « bruslés en leurs logis, èsquels ils avoient bouté le feu, afin qu'ils jio « faussent pris par mes gens ; à laquelle bataille mondit nepveu fut « fait chevallier et plusieurs de sa compaignie, et pour ce que, tant '■■ pour la grande fumière du feu des logis desdits de Gand, que le vent " lors contraire amenoit droit au visage de mes gens, comme aussi « pour ce que ceulx qui passèrent ledit pont tantost que passés y fu- « rent, le rompirent, mondit nepveu et ses gens ne purent suir et « chasser prestement iceulx qui s'enfuioient, et entrèrent iceluy mon .< nepveu et ses gens en madite ville d'Audenarde ; et ce veans, les au- « très de Gand, qui tenoient le siège devant madite ville, du côté deçà « la rivière, au lez de mon pays de Haynnau, désemparèrent leur « siège et s'enfuirent vers madite ville de Gand, en délaissant et ha- « bandonnant leurs bagaige et artillerie, après lesquels chassèrent et « coururent aucuns des gens de mondit nepveu, et en icelle chasse « ruèrent sus plusieurs desdits Gantois ; lesquelles nouvelles vindrent « bien tard à ma congnoissance, qui estoie lors en ceste ma ville de « Grantmont, parce que les messaiges envoies devers moi pour ceste « cause ne furent pas assez diligens, et toutesvoies tantost que je le <■ sceus, je montay à cheval et feis monter toutes mes gens, et envoyay « devant lesdits messire Jehan de Croy, et après, beau cousin de Saint- « Pol et moy et beau fils de CharoUoys , tirasmes tous celle part, « afin d'estre au-devant d'eulx et leur copper le chemin et empeschier ■< l'entrée en ma dite ville de Gand, et combien que les aucuns d'eulx « fussent desjà passés oultre et entrés en la ville, encores estoient de-

DE ClIASTELLAIX. 241

d'Estampes, lequel tantost fit mander tous les grands sei- gneurs et capitaines de sa compagnie pour ouïr le rapport de messire Jacques et de ceux qui avec lui estoient allés. En ce mesme jour, le comte d'Estampes eut lettres du duc de Bourgongne, par lesquelles il lui mandoit que tan- tost et incontinent ses dites lettres vues, il s'en allast atout son armée devers lui en la ville de Grantmont, il estoit logé, et qu'il n'approcliast point de plus près l'ost des Gan- tois ; et la cause estoit pour ce qu'on avoit rapporté à mon dit seigneur de Bourgongne, que les dits Gantois estoient bien trente mille combattans au siège devant Audenarde ; pour quoi, il ne vouloit point que le comte d'Estampes al-

mourés derrières, bien près de Gand, environ ii mille, ajans avec- ques eulx les principales bannières de la ville, lesquels ledit messire Jehan de Croy, qui chevauclioit devant atout vi mille combattans seulement, fist arester et prendre place pour combattre et eulx def- fendre, ce que ledit messire Jehan de Croy me fist sçavoir, et tantost me hastay et les gens estans avecques moy, et trouvay, quant je y fus arrivé, lesdits de Gand estre rompus et les plusieurs d'eulx mors en la place, et les autres en fuite, les uns vers la rivière de l'Escault, qui estoit prouchaine lez du lieu, et s'y boutèrent et no^'èrent les plusieurs, et les autres contre la ville, desquels en eschappa très- peu, et y furent leurs susdites principales bannières gaingnées, et, par ce moyen, madite ville d'Audenarde et mes bons subjects qui estoient et sont en icelle ont esté délivrés de la tirannie desdits de Gand, grâces à Dieu, mon créateur. Lesquelles choses, mon très- redoubté seigneur, vous escripvons et signiffions voulontiers, pourco que je sçay certainement que de votre grâce les aurez à plaisir et qu'elles vous seront aggréables ; vous suppliant humblement qu'il vous plaise toujours moy mander et rescripre vos bons plaisirs, pour iceulx accomplir à mon povoir, comme raison est et tenu y suys, à laide de Notre-Seigneur, auquel je prie qu'il vous doint bonne vie et longue, et accomplissement de vos nobles et haulx désirs. " Escript en ma ville de Grantmont, le xviii« jour d'avril.

■< Votre très-humble et très-obéissant,

« PHILIPPE,

« Dite de Bourgoingne et de BrabanL »

24-2 CHRONIQUE

last combattre iceax Gantois à si petit nombre de gens qu'il avoit : car il u'avoit que deux à trois mille combattans, qui estoit un bien petit nombre pour combattre une si grant puissance qu'on disoit qu'ils estoient. Lors le comte d'Estampes, qui avoit assemblé tous ses capitaines, mit la chose en conseil, et j eut de grands débats, avant ce que la chose fust conclue du tout de ce qu'on devoit faire : car les aucuns estoient d'opinion et disoient que le comte d'Estampes devoit faire ce que le duc de Bourgongne lui commandoit ; les autres disoient que ce seroit grant honte d'estre si près des Gantois sans les aller voir, en disant : « Nous sommes de cheval, et lesdits Gantois sont de pied ; « ils ne nous peuvent grever, et nous leur pouvons bien « porter dommage Et que diront ou pourront dire ceux « d'Audenarde, quand ils orront dire que nous aurons été « si près d'eux sans autrement nous montrer? Et d'autre « part nous leur pourrions livrer escarmouches par si « bonne manière, quemessire Jacques deLalaing, qui ci « est, entrera dedans la dite ville pour réconforter et res- « jouir son bon oncle messire Simon de Lalaing et tous « ceux de la ville. Et si ainsi le faisons, au plaisir de Dieu, « messire Jacques de Lalaing entrera dedans, ou il y « mourra en la peine : car pour cette cause est-il ici venu. » Après toutes ces choses bien débattues , fut conclu par le comte d'Estampes que le lendemain il iroit voir le siège d'iceux Gantois, et qu'il verroit leur manière de faire de plus près ; et quand il ne pourroit autre chose faire sur les Gantois que de bouter messire Jacques de Lalaing dedans la ville, ce seroit une moult bonne œuvre. Cette conclusion prist le comte d'Estampes par l'avis et conseil des grands seigneurs et capitaines estans lors avec lui et en sa compa- gnie ; et en cette nuit le comte d'Estampes fist ses ordon-

DE CHASTELLAIN. 245

nances d'a\^aiit-coiireurs, d'avant-garde, de bataille, d'av- rière-garde et de toutes autres choses à ce appartenans. Et sy fut ordonné que deux hommes qui bien savoient lo pays et le langage, et qui Lien savoient noer ', iroient la nuit essayer pour entrer dedans la ville d'Audenarde pour dire et annoncer à messire Simon de Lalaing la venue du comte d'Estampes. Et ainsi en fut fait comme il estoit conclu; et en fut l'un, un nommé Jonesse, serviteur à monseigneur de Haubourdin et auparavant serviteur de monseigneur de Roubais. Et entrèrent les deux hommes, ainsi comme il estoit conclu, dedans la ville d'Audenarde tout par eau et à nos, et dirent à messire Simon la venue du comte d'Estampes, dont il fut moult resj oui, et toute la nuit fist démurer les portes de la dite ville pour saillir sur les Gantois à la venue du comte d'Estampes. Le lendemain matin, qui fut le vingt-quatrième jour du mois d'avril, le bon comte d'Estampes se délogea de son logis; sy chevau- cha en belle ordonnance droit au siège des Gantois, et estoit chef de l'avant-garde messire Antoine, bastard de Bour- gongne, et estoient avec lui le seigneur de Saveuses, Phi- lippe de Hornes , messire Jacques de Lalaing et autres grands seigneurs.

Les Gantois, estant avertis de la venue du comte d'Es- tampes, se mirent en armes, et firent garder les entrées et passages de leur siège. Ils ordonnèrent six cents combat- tans pour garder un pont séant à un quart de lieue près de leur logis, sur une petite rivière, le droit chemin que devoit venir le comte d'Estampes; et toutes autres choses préparèrent pour la défense de leurs corps et logis. Tant chevauchèrent Picards, qu'ils se trouvèrent près du pas-

' Noer, nager. Plus bas : h vos. h \n nag«.

'lU CIIIIONIOLIE

sage que les six cents Gantois gardoient, lesquels (est-à- savoir une partie d'eux) s'estoient mis outre le passage, et tenoient ordonnance, et sembloit qu'ils fussent à pleins champs. Lors fut advisé que le seigneur de Saveuses iroit voir leur ordonnance, lequel ainsi le fit, et les approcha d'assez près, et vit qu'une partie d'eux a voient passé icelle rivière du côté des Picards, et lui sembla qu'ils estoient aux pleins champs. Alors le seigneur de Saveuses dit à messire Jacques de Lalainget à ceux qui avec lui estoient, lesquels s'estoient tirés hors de l'avant-garde , ainsi qu'il leur estoit ordonné, atout vingt-cinq lances de nobles et vaillans hommes : « Veez les Gantois deçà la rivière aux « pleins champs. »

Quand messire Jacques de Lalaing et ceux qui avec lui estoient ordonnés, ouïrent dire le mot au seigneur de Sa- veuses, sans plus délayer férirent chevaux des espérons, et de grand courage et vaillance allèrent tout droit aux Gantois, cuidans férir dedans iceux ; mais ils trouvèrent un grand et merveilleux ravin entre eux et les Gantois, par quoi ils ne purent passer. Et messire Jacques de La- laing, fort désirant à aborder sur eux, lui huitième de lances, alla tout au long du ravin, et au bout d'icelui trouva un petit passage par lequel il passa lui huitième tant seulement, comme dit est, et sy frappa dedans les Gantois ; desquels huit estoient Philippe de Hornes , le seigneur de Crèvecœur, le seigneur du Bois, Ernoult de Hérines , Jean d'Athies , et les deux autres estoient deux gentilshommes de l'hostel d'icelui messire Jacques. Quand iceux huit vaillans hommes se trouvèrent dedans, ils firent tant de vaillances et d'aussi belles apertises d'ar- mes que corps d'hommes pou voient faire.

Qui eust vu messire Jacques de Lalaing se férir dedans

DE CIIASTELLAIN. 245

et les éparpiller, il sembloit à le voir que ce fust un fou- dre. Il les abattoit et détranchoit, qu'il n'y avoit celui qui ne lui fist voie; et à dire la vérité, iceux huit vaillans hommes j firent tant d'armes , qu'à le dire tout au long seroit chose non croyable. Et aussi pareillement Gantois les recevoient et frappoient sur eux moult fièrement ; et en y eut un des huit qui fut tué par la selle de son cheval qui se tourna, et se nommoit Jean d'Athies ; dont ce fut grand dommage, car il estoit vaillant homme. Et le sei- gneur deCrèvecœur, qui ce jour fut moult vaillant homme, y fut navré et en danger de mort, si ce n'eust été le harde- ment et grant vaillance de messire Jacques de Lalaing et la conduite de ceux qui avec lui estoient, et aussi par le secours que leur fit le seigneur de Saveuses, qui de près les suivoit ; lequel secours fit mettre à déconfiture les six cents Gantois qui de par leurs gens estoient commis à garder le passage, et peu en échappa qu'ils ne fussent tous morts.

Le comte d'Estampes, désirant aborder à ses ennemis, le suivoit et venoit après chevauchant en moult belle ordon- nance ; et quand il vit iceux Gantois ses ennemis , il fit venir devers lui messire Jehan bastard de Saint-Pol, et lui requit l'ordre de chevalerie, et fut fait chevalier par la main du bastard de Saint-Pol. Et ce fait, plusieurs no- bles hommes vinrent devers le comte d'Estampes, et lui requirent l'ordre de chevalerie, et ce jour en y eut plu- sieurs faits par la main d'icelui comte, et aussi en y eut d'autres faits par les mains d'autres grands seigneurs qui estoient, dont en brief me passe de les nommer, désirant de poursuivre cette matière, laquelle à mon pouvoir je dé- sire achever.

16

2-56 CHRONIQUE

CHAPITRE V.

Comment le siège d'Audenarde fut levé par le comte d'Estampes, et des belles apertises d'armes que y fit messire Jacques de Lalaing'.

Or, nous convient parler de ce vaillant chevalier mes- sire Simon de Lalaing qui estoit assiégé en la ville d'Au- denarde par les Gantois, lequel toute la nuit, comme vous avez ouï, avoit fait démurer la porte de la ville, pour saillir sur les Gantois, lui et tous ses gens, ensemble ceux de la ville, qui tous estoient armés, en grand désir d'a- voir secours, ainsi comme toutes gens assiégés ont et doivent avoir. Et promptement qu'ils virent les gens du comte approcher, ils ouvrirent leurs portes et commen- cèrent à saillir dehors, et Gantois de crier alarme. Les gens du comte d'Estampes estoient fort approchés du siège ; mais le seigneur de Saveuses et messire Jacques de Lalaing, comme celui qui de tout son cœur désiroit à voir son bon oncle messire Simon de Lalaing, estoient tout devant, et avec eux environ cent combattans, qui moult vivement se férirent sur les Gantois, en les occiant et abattant devant eux ; et d'autre part de ceux de la ville, se encommença le cri moult grant et l'occision mer- veilleuse et horrible sur Gantois. On n'y veoit que gens occire et détrancher; mais les Gantois se mirent tantost en fuite et à déconfiture, et abandonnèrent leurs logis, toute leur artillerie grosse et menue, vivres et bagages ; sy ne contendirent à rien sauver que leurs corps, et tous fuyoient à un pont qu'ils avoient fait sur la rivière de l'Escaut ; et les aucuns sailloient en bateaux en si grand nombre que tout ail oit au fond de l'eau. Iceux Gantois

DE CIIASTELLAIN. 247

estoient logés dedans et au près d'une église il y en mourut grand nombre; car, en vérité, avant que la puis- sance du comte d'Estampes abordast jusques à eux, moins de cent hommes les mirent à déconfiture, par la vaillance, prouesse et conduite de messire Jacques de Lalaing et de ceux qui avec lui estoient, et qui tant firent par force d'armes qu'ils mirent les Gantois à déconfiture ; et fut le siège d'iceux Gantois de ce costé tout déconfit et mis en fuite, les uns morts, les autres noyés, et ceux qui purent échapper allèrent à l'autre costé de la ville ils tenoient un siège, et ils estoient le plus grand nombre. se montrèrent vaillans et hardis messire Simon de Lalaing et ceux de la ville d'Audenarde ; car ils gagnèrent la plus part de l'artillerie d'iceux Gantois.

Le comte d'Estampes, qui toujours se tenoit en bonne et grande ordonnance, approcha l'ost des Gantois; mais, comme dessus est dit, ils ne l'attendirent pas, ains s'en- fuirent. Quand le comte d'Estampes vit la déconfiture et que tous les Gantois du siège de deçà estoient morts, ou noyés, ou passé la rivière de l'Escaut en fuite, il entra dedans la ville d'Audenarde, par les habitants fut reçu à très-grant joie, car bien y estoient tenus. Sy lui fut conseillé qu'il se logeast dedans la ville, en lui disant que les Gantois qui estoient à l'autre costé, estoient merveil- leusement grand nombre, et en fort logis et bien garnis d'artillerie, et qu'en celui logis estoit tout l'orgueil des Gantois, et que estoient les hoefmans et ceux de la loi de Gand; et que bon seroit de faire savoir au duc de Bour- gongne les nouvelles et en quel état les choses estoient, afin que sur ce il en ordonnast à son bon plaisir; et ainsi le conclut de faire le comte d'Estampes, comme il lui fut conseillé. Mais, comme j'ai ouï dire depuis, si le comte

2i8 cimoNiguE

d'Estampes et sa compagnie, après que le premier siège fut déconfît et qu'il eut passé la rivière, fust allé combat- tre le siège qui estoit de l'autre costé, la guerre d'iceux Gantois eust pris fin, car jamais ne l'eussent osé attendre; mais la cliose ne fut pas ainsi conduite. Lors le comte d'Estampes fit loger toutes ses gens dedans la ville d'Au- denarde.

Or advint, ainsi comme ils se vouloient repaistre, [que] lui vinrent nouvelles que les Gantois avoient levé leur autre siège, grand temps avoit, et s'en alloient en belle ordonnance atout leur artillerie, canons et autres bagues. Pour quoi le comte d'Estampes, par son poursuivant d'ar- mes nommé Dourdan, le fit savoir au duc de Bourgongne, qui pour lors estoit en la ville de Grantmont. Ces nouvelles ouïes par le duc de Bourgongne, il fit sonner ses trompettes, en commandant que cliacun montast à cheval, en intention de poursuivre les Gantois. Or advint que les nouvelles vinrent au comte d'Estampes que les Gantois s'en alloient. Plusieurs vaillans nobles hommes mon- tèrent à cheval , et issirent hors de la ville d'Aude- narde pour poursuivre et aller après iceux Gantois, et furent les premiers montans à cheval messire Jacques de Lalaing et ses gens; en après, le seigneur de Mo- reuil, le seigneur de Rochefort, le seigneur de Lannoy, Robert de Miraumont et grand nombre de gentils et no- bles hommes, lesquels suivirent iceux Gantois, et par la vaillance de messire Jacques de Lalaing et de ceux qui avec lui estoient, leur firent perdre tout leur charroy ; et à chacun destroit passage frappoient dedans; et firent perdre à maints Gantois la vie. Cette chasse durant, Al- lard de Rabodenghes et Guyot de Bettun, accompagnés de vingt combattans, s'estoient partis du logis du duc

DE CHASTELLAIN. 249

de Bourgongne, et chevauclioient en pays, quérans leur aventure ; ils ouïrent le bruit et virent l'allée des dits Gantois ; sy chevauchèrent après. Sy trouvèrent messire Jacques de Lalaing, ce vaillant chevalier, qui estoit au jdIus près des Gantois; sy se mirent avec lui, et à une reposée que firent lesdits Gantois, ils tinrent ordon- nance à bannière déployée, celui Allart de Rabodenghes et ledit de Bettun requirent à messire Jacques de Lalaing qu'il leur donnast l'ordre de chevalerie, laquelle chose il fist, et depuis se gouvernèrent moult vaillamment et chassèrent lesdits Gantois jusques à environ lieue et demie de la ville de Gand, et tant que leurs chevaux furent re- créans, et plusieurs fois se mirent en grande aventure, vu le petit nombre qu'ils estoient; car en tout ils n'estoient pas cent combattans.

CHAPITRE VI.

Comment le duc de Bourgougne se partit de Grantmont en très-grant haste, pour aller après les Gantois, lesquels s'estoient levés de leur siège pour retourner à Gand à seureté.

Or, pour retourner à parler du duc de Bourgongne, quand il fut averti du partement des Gantois, comme dit est ci-dessus, lui et ses gens montèrent à cheval, et se hastèrent fort à chevaucher, mais impossible luy fut de les pouvoir ratteindre, mais toutesfois en très-grant haste autant que chevaux pouvoient courre, sieuvirent les Gan- tois, lesquels ils ne purent ratteindre que premièrement ne fussent auprès de la ville de Gand. Messire Jehan de Croy qui très-désirant estoit de les ratteindre, chevaucha tant, lui et sa compagnie, qu'il en trouva un très-grant nombre, lesquels se reposoient cuidaus estre hors de tous dangers,

250 CHRONIQUE

et estoitjà la grosse puissance rentrée dedans ladite ville de Gand. Et quand iceux Gantois qui se reposoient, virent venir messire Jehan de Croy, ils se mirent en bataille en une belle place assez près d'un moulin à vent, et avoient une bannière et deux pennons ; et quand messire Jean de Croy vit leur ordonnance, il envoya devers le duc de Bourgongne lui dire les nouvelles de ses ennemis , afin qu'il se hastast.

Alors le duc de Bourgoiigne, moult joyeux de ces nou- velles, férit le cheval des espérons, et tant comme chevaux purent aller, se tira devers ses ennemis ; mais quand ils virent la grand'puissance qui s'approchoit d'eux, ils se mirent en fuite et en déconfiture, et s'enfuirent en bois et marais et à la rivière. Leur bannière et pennons furent pris, et y furent morts et noyés bien de cent à six-vingts de ceux qui s'estoient mis en bataille, dont le duc. fut moult courroucé de ce qu'ils s'estoient si tost mis en fuite, pour ce qu'en sa compagnie y avoit plusieurs jeunes écuyers qui fort désiroient avoir l'ordre de chevalerie, ayans doute d'y faillir ; mais depuis ils trouvèrent bien lieu et place de l'estre. Après cette déconfiture et chasse, le duc de Bourgongne se vint celle nuit retraire et loger dedans la ville de Gavres, ceux du chastel lui firent bonne guerre', et le lendemain au matin se délogea et vint loger dedans la ville de Grantmont ; et pour parler et savoir vérité des morts et noyés qui furent au lever du siège d'Audenarde, la vérité n'en fut point sue, fors ce qu'on disoit, que des villages, que de la ville de Gand, ils perdirent bien deux mille hommes ; et qui bien s'y fust conduit, tout y fust demeuré, et la guerre faillie, qui de-

On lit dans le ms. 1G881 : Bonne chière. C'est une faute de copiste.

DE CHASTELLAIN. . 251

puis cousta la vie de maints vaillans hommes. Depuis ces choses advenues, furent faites maintes courses devant Gand et autre part, dont je me passe en bref; mais je veux procéder et parler des lieux et courses se trouva ce vaillant chevalier messire Jacques de Lalaing, duquel je veux parler jusques à sa fin, laquelle fort commençoit à approcher, qui fut pitié et dommage, comme ci-après pourrez assez ouïr.

CHAPITRE VII.

Comment le seigneur de Lannoy, le seigneur de Humières et messire Jacques de Lalaing allèrent courre devant Locre ; et du grand danger et péril en quoi fut icelui messire Jacques de Lalaing, duquel il échappa par sa grand' prouesse ; et des belles apertises d'armes qu'il y fit.

Or advint que le dix-huitième jour du mois, qui fut le jour de l'Ascension, furent courre en pays d'ennemis le seigneur de Lannoy, le seigneur de Humières et messire Jacques de Lalaing, tous trois chevaliers de l'ordre de la Toison d'or; et avec eux le seigneur de Fretin, messire Jehan, bastard de Renty, et Morelet de Renty, lesquels avoient environ quatre cents combattans en leur compa- gnie, et allèrent en un village de l'entrée du pays de Was, nommé Locre', qui estoit gardé par moult grand nombre de gens tenans le parti des Gantois, lesquels avoient fait plusieurs boulevards et fortifié ledit village et avoient en plusieurs lieux rompu le chemin et fossoyé. Pour laquelle chose, et aussi doutans le fort et mauvais pays, iceux che- valiers dessus nommés avoient mené avec eux dix manou-

' Lokeren.

252 CHRONIQUE

vriers pour refaire les chemins. Sy chevauclièrent tant, qu'ils se trouvèrent au premier fort que les Gantois gar- doient ; mais iceux Gantois ne tinrent ni le premier, ni le second, ni le tiers, ni quart boulevard, et se retrairent à celui village de Locre qui estoit fort fossoyé et boulever- quié, comme dessus est dit; et sy y avoit une moult belle église, la plupart des Gantois se retrairent. Les che- valiers dessus nommés passèrent et allèrent jusques audit village de Locre et assaillirent les boulevards de l'entrée d'icelui village, et tantost que Gantois virent qu'on les assailloit, ils se mirent en fuite et se retrairent, les aucuns dedans l'église de la ville, et les autres passèrent un pont passoit une grosse rivière nommée le Drome', venant du paj^s de Was; et cuidèrent iceux Gantois garder le pont, lequel ils avoient despècié et rompu, et dessus ils avoient mis une étroite planche, par gens de pied ne pouvoient passer, fors à moult grand danger ; et avoient deux bateaux, et dedans arbalétriers pour garder ledit pont et passage qui estoit levé ; et estoit l'une des entrées du pays de Was, lequel pays les Gantois sur toutes riens désiroient et vouloient garder, car c'estoit le pays dont ils avoient leurs vivres, aide et confort ^; pour laquelle cause ils doutoient et craignoient à le perdre. Mais quand mes- sire Jacques de Lalaing et autres nobles hommes qui avec lui estoient, virent que les Gantois abandonnoient l'entrée d'icelui village de Locre, ils passèrent outre un fossé, il y avoit très-mauvais passage et dangereux ; et suivirent iceux Gantois, tant à pied comme à cheval, jusques au- près d'icelle église Gantois fuyoient les aucuns, et les

' Le Drome, la Durme.

2 Le pays de Wast n'avoit oncques esté conquis et estoit le plus liche pays que onpeust trouver. (Jacques Duclercq, II, 11.)

DE CHASTELLAIN. 253

autres au pont; auquel pont commença une moult grant escarmouche d'iceux Gantois, qui estoient outre l'eau, à rencontre des gens du duc de Bourgongne, lesquels voyans Gantois ainsi eux mettre à défense, se mirent à assaillir le pont. Et fut le premier qui assaillit le pont, un écuyer de Bretagne, lequel estoit nommé Jehan de la Forest. Et pendant le temps qu'on assailloit le pont, qui moult dan- gereux estoit, une trompette, qui avec eux estoit, trouva un gué sur la rivière de Drome, par messire Jacques de Lalaing passa, et bien cent hommes avec lui; et quand Gantois le virent passer, ils se mirent tous à fuite et se sauvèrent es bois et es marais.

Or, retournerons à parler de l'ordonnance que les trois chevaliers dessus nommés firent touchant la conduite des gens de guerre durant ladite course. Vrai est que messire Jacques de Lalaing et Morelet de Renty avoient la charge des coureurs pour aller devant et défendre- à pied si be- soin estoit, et messire Jehan, le bastard de Eenty, avoit la charge des archers; le seigneur de Humières et le sei- gneur de Lannoy avoient la charge de la bataille. Et pour revenir à parler du village de Locre, quand messire Jac- ques de Lalaing et Morelet de Renty eurent passé l'entrée dudit village après les Gantois qui s'enfuyoient, comme dessus est dit, et chassé les uns droit à l'église et les au- tres au pont, messire Jehan de Renty passa atout un nom- bre d'archers de sa conduite, et alla tout droit à une rue croisée, dont l'un des chemins alloit tout droit à ladite église, et l'un des autres chemins à ladite rivière, et se tint une espace de temps, auquel lieu il estoit bien séant pour la venue d'iceux Gantois, lesquels estoient bien de trois à quatre cents retraits en celle église; et quant au seigneur de Humières et au seigneur de Lannoy, ils ne

254 CHRONIQUE

passèrent point le mauvais passage et demeurèrent les en- seig-nes à la bataille avec eux. Doncques, pour revenir à parler de messire Jacques de Lalaing-, après ce qu'il eust passé ladite rivière et chassé les Gantois, qui s'enfuyoient autant comme ils pouvoient courre dans les bois, et Pi- cards après, qui les mettoient à mort autant comme ils en pouvoient acconsuivir, il repassa la rivière et rentra de- dans ledit village de Locre, il trouva messire Jehan, bastard de Rentj, à ladite croisée du chemin, qui tout droit alloit à ladite église, et lui commença à conter d'icelle rivière, et comme ils y avoient trouvé un gué. Et ainsi, comme ils se devisoient ensemble, le seigneur de Fretin arriva devers eux et leur dit que le seigneur de Humières et le seigneur de Lannoy l'en voy oient devers eux, en di- sant qu'on se pouvoit bien retraire et qu'on y pouvoit plus perdre que gagner. Lors messire Jacques de Lalaing res- pondit que les Gantois estoient de trois à quatre cents dans l'église, et qu'il le dist aux seigneurs de Lannoy et de Humières, et s'ils vouloient qu'on les assaillist, qu'ils passassent atout la bataille, et s'ils se vouloient retraire sans autre chose faire, qu'ils le mandassent; et puis dit à messire Jehan, bastard de Renty : « Demeurez-ci et gardez « la saillie d'icelle église, et je m'en vais requerre nos « gens qui sont encore par delà l'eau, pour les faire ci « venir, afin d'aider à exécuter ce qui sera conclu, soit « d'assaillir ladite église ou de retourner. »

Lors messire Jacques de Lalaing, désirant de mettre à fin cette emprise, tost et hastivement s'en alla vers la rivière, et n'estoit que lui huitième de ses gens, et passa et repassa la rivière, et ce fait s'en retourna tout belle- ment au lieu oii il avoit laissé messire Jehan, bastard de Renty ; et estoit messire Jacques de Lalaing monté sur

DE ClIASTELLALN. 255

un petit clieval sans avoir les pieds à étriers, car il a voit esté longtemps à pied ; et ainsi comme il estoit au bout dudit pont, en soi retraiant, comme dit est, trouva que le feu estoit de nouvel bouté en deux maisons au bout d'icelui pont et dedans un bateau, et ne savoit qui ce avoit fait ; et n' avoit alors avec lui que sept hommes, comme dessus est dit, et les autres venoient après lui, et cuidoient de trouver messire Jehan, le bastard de Renty, à la croisée par lesdits Gantois pouvoient saillir d'icelle église; mais il s'en estoit parti et allé devers les deux seigneurs, c'est h savoir de Humières et de Lannoy, pour savoir quelle conclusion ils prendroient et quelle chose ils vou- droient faire. Sy le suivirent ses gens, et pour ce qu'il y avoit un très-mauvais passage à repasser, pour convoitise d'estre devant pour gagner ledit passage, ils se mirent tous en desroi, et tant que plusieurs de leurs chevaux de- meurèrent enraschiés ' dedans ledit passage, et les laissè- rent derrière, de haste qu'ils avoient d'eux enfuir et comme gens déconfits, sans attendre l'un l'autre, sans avoir vu nul homme qui les chassast, et sans voir, ni savoir pour- quoi, sinon que les couards disoient à haute voix : « En « voici six mille qui nous viennent couper le chemin, » Et par icelles paroles, et mesmement que les chemins estoient si rompus et fossoyés, et aussi si embuschiés d'ar- bres et de grosses haies, que la bataille ne pouvoit voir l'avant-garde, ni l'avant-garde les coureurs, ni les cou- reurs les avant-coureurs, pour quoi les plusieurs furent si épouvantés que les vaillans ne les pouvoient rassurer , et par celle pauvre ordonnance, et parce que messire Jehan, bastard de Renty, ne demeura tout de pied coi à ladite

' Enraschiés ou enraq_înés, embourbés.

-256 OlinONigUE

croisée, ce gentil chevalier messire Jacques de Lalaing et ses gens furent en grand péril d'estre tous pris ou morts. Car si celui messire Jelianle bastard eust envoyé l'un de ses gens devers les deux chevaliers, la chose ne fust pas ainsi allée ; car communément on dit que brebis sans pasteur, c'est peu de chose. Or est ainsi que dudit effroi messire Jacques de Lalaing, le bon chevalier, n'en savoit rien ; mais s'en venoit de ladite rivière tout le pas, avec lui sept hommes, comme dit est, et les autres venoient après, cui- dans trouver à la croisée icelui messire Jehan, bastard de Renty, ils l'avoient laissé. Lors lui fut dit par un pour- suivant d'armes, nommé Talent, qu'il fust sur sa garde, et que ses ennemis lui venoient couper le chemin, et que déjà estoient tous hors de l'église auprès du chemin croisé, et que messire Jehan, le bastard de Eenty, estoit repassé outre le passage, lui et ses gens. Quand messire Jacques de Lalaing ouït telles nouvelles, et que il se vit en ce dan- ger, il descendit à pied, et par grand courage et harde- ment,. comme celui qui ne doutoit péril de mort, voyant ses ennemis auprès de lui, admonesta ses gens de bien faire. Sy se férit lui et ses gens dedans ses ennemis, et fit tant, par force d'armes et par la grant prouesse qui estoit en lui, qu'il fit reculer ses ennemis, et les occioit et abattoit de- vant lui, et leur coupoit bras et jambes; et pareillement faisoient ses gens. Certes autour d'eux gisoient des morts et des navrés, tant que à grand'peine seroit croyable, si gens notables ne les eussent vus, qui la vérité en racon- tèrent au duc de Bourgongne. Et fit messire Jacques de Lalaing de son corps tant de belles apertises d'armes, qu'il fit reculer ses ennemis qui s'estoient mis devant, jus- ques à la puissance des Gantois. Et par ce moyen passa messire Philippe de Lalaing, son frère, et autres nobles

DE CHASTELLAIN. 257

hommes et arcliers, venans de ladite rivière, et passèrent outre la croisée, que lesdits Gantois cuidoient gagner pour eux couper le chemin; mais à celle heure messire Jac- ques, lui quatrième, soutint le fais d'iceux Gantois, tant que tous ses gens et autres eurent passé cette croisée. Et ainsi s'en allèrent au passage, sans passer outre, et attendirent ledit messire Jacques ; lequel , quand il sut qu'il n'y avoit plus d'hommes derrière, se retrait en moult grand danger juscjues au passage, il trouva messire Philippe de Lalaing son frère, Ernoult de Hérines, Jac- ques de Gouy et aucuns autres ; et sy trouva outre ledit passage, le seigneur de Humières, messire Pierre Vasque, le seigneur de Fretin, et cinq ou six autres qui l'atten- doient et estoient retournés pour savoir ce qui estoit dudit messire Jacques de Lalaing; car ceux qui s'enfuyoient alloient crians à pleine voix, que lui et toutes ses gens estoient morts.

Quand le seigneur de Humières vit que icelui messire Jacques n'estoit encore point hors du grand danger, et que Gantois estoient saillis à puissance hors de l'église, lesquels s'efforçoient à leur pouvoir de grever et assaillir messire Jacques de Lalaing et ses gens, il alla requerre de ses gens pour le secourir et aider. Sy rencontra en son che- min le seigneur de Lannoy et le seigneur de Fretin, très- vaillants chevaliers, qui en toute diligence retournoient pour aider et bailler secours audit messire Jacques de Lalaing, et dit le seigneur de Lannoy au seigneur do Humières : « Il ne faut pas laisser ce vaillant chevalier, « messire Jacques de Lalaing ; et s'en voise qui veut, car « quant à moi, je l'attendrai. » Et ainsi dirent le sei- gneur de Humières et le seigneur de Fretin, et assem- bloient gens pour le secourir et attendre, mais nuls no

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vouloieiit demeurer, et s'eu alloient la plus part sans or- donnance. Et trouva l'un des gens messire Jacques de Lalaing, qui portoitson étendard et qui n'avoit point passé outre ledit passage , lequel très-diligemment retournoit à son bon maistre, et depuis ce jour ne le laissa et se porta très-vaillamment avec lui. Et pour revenir à parler de messire Jacques de Lalaing, qui par la vaillance et har- diesse de son corps avoit sauvé ceux qui estoient demeurés derrière, comme dessus a esté dit, quand il fut venu au mauvais passage, il dit à messire Philippe de Lalaing* son frère : « Or avant , mon frère , il faut passer , voyez ici « Gantois qui nous suivent à grant puissance. » Sy se mit ledit messire Philippe à passer, mais il fut tellement enraschié dedans la fange, qu'on ne le pouvoit avoir; et il n'estoit pas seul, car nul n'y pouvoit passer qu'en grand danger de mort, pour la presse des chevaux qui estoient demeurés, que leurs maistres avoient abandonnés, et s'en estoient fuis. Et quand Gantois virent ledit messire Jac- ques à si peu de gens, ils se férirent dedans lui et ses gens. Et eut-il plus à faire que devant; mais il fit tant, par la grant prouesse et vaillance qui estoit en lui, qu'il sauva tout, excepté quatre archers qui furent morts ; et sy y demeura bien vingt chevaux, tant morts que pris.

A icelui passage falloit montrer hardement et courage, ou mourir ; car toute la plus part des gens de la bataille et autres estoient bien éloignés d'icelui mauvais pas- sage, exceptés les dessus nommés sires de Humières et de Lannoy, messire Pierre Vasque et le seigneur de Fretin, lesquels très-petit nombre de gens avoient avec eux. Et quant audit passage, il estoit si très-mauvais, que peu de gens et de chevaux y passèrent sans cheoir, dont les plu- sieurs estoient tellement brouillés, comme s'ils eussent

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esté traînés tout au long du pot à la crème , et c'est l'un des mauvais passages en hiver qui soit en tout le pays de Flandre. avoit deux vaillants et nobles hommes du pays de Portugal , lesquels avoient vu toute la manière de la besogne, et pour ce dirent ainsi : « La vaillance et har- « dément d'un seul chevalier , c'est à savoir de messire « Jacques de Lalaing, a aujourd'hui préservé de mort « plus de trois cents hommes, et gardé de grant honte « toute la compagnie ci-présente. » Et avec ce disoient qu'ils avoient ouï dire qu'icelui messire Jacques de Lalaing avoit fait armes dix-huit fois en champ clos, et à toutes les dix-huit fois s'en estoit parti à son honneur, mais ce jour- lui estoit aussi honorable , et avoit acquis à leur avis autant d'honneur qu'il avoit fait en toute sa vie, et toute fois sy estoit-ce belle chose à si jeune chevalier d'avoir fait dix-huit fois armes en champ clos, et sy n'avoit d'eage que trente ans ou environ. Après ce que ledit messire Jacques de Lalaing et ceux de sa compagnie eurent passé outre ledit mauvais passage, et les choses dessus déclarées, faites et accomplies, ils prirent leur chemin à retourner au lieu de Tenremonde; et fit messire Jacques de Lalaing l'ar- rière-garde à petit nombre de gens, et saillirent Gantois sur lui ; mais messire Jacques les rebouta moult vaillam- ment jusques à leurs boulevards, et y eut deux Gantois morts. Sy ne saillirent plus iceux Gantois après messire Jacques , excepté un tout seul , duquel on ne se donnoit garde, auquel on demanda : Qui vive! et il respondit : Gand' ! qui fut, comme je crois, la dernière parole qu'il

» En vérité, je vous diray utig grand merveille, et à peu sembleroit- elle croyable : c'est que les Gantois estoient tant ol)stinés !X faire guerre qu'ils respondirent qu'ils aimoient mieux morir que de prier mercy au duc et qu'ils mouroient à bonne querelle et comme martyrs. (Jacques Duclercq, 11,20.)

260 CHRONIQUE

parla oncques puis. Et ainsi, comme vous oyez , se passa en ce point la besogne du village de Locre.

CHAPITRE VIII.

Des grands vantises que firent les Gantois quand ils furent rentrés dedans la ville de Gand, et de la course qui fut faite dedans Over- maire, messire Jacques deLalaing fit moult de vaillances.

Or convient parler de la vantise que firent le lendemain lesdits Gantois en la ville de Gand', car ils dirent à ceux de la ville qu'ils avoient tué au village de Locre environ deux à trois cents des gens du duc de Bourgongne, de quoi nestoit rien; car la vérité est qu'il n'en mourut, fors ce que dessus est dit. Sy ne demeura guères, après cette besogne faite et accomplie, que le duc de Bourgongne tint conseil en sa bonne ville de Tenremonde , furent à ce jour le comte de Saint-Pol, le seigneur de Croy, le sei- gneur de Créquy, messire Jeban de Croy, le seigneur de Montagu, le seigneur de Lannoy, le seigneur de Humières, le seigneur de Ternant et le seigneur de Pissy". Et fut avisé , après plusieurs choses pourparlées et débattues , qu'on iroit assaillir un fort boulevart que les Gantois te- noient, environ le mi-cbemin de Tenremonde et de Gand, assez près d'un village nommé Overmaire. Sy fut conclu et ordonné que le seigneur de Croy iroit, et auroit la garde de l'estendard du duc de Bourgongne et la charge des gens

' La ville de Gand florissoit en abondance de biens, de richesses et de peuple, et l'on ne parloit en Flandres que du pouvoir de messieurs de Gand. (Olivier de la Marche.)

~ Par des lettres écrites à Termonde le 16 mai, le duc avait ordonné de convoquer le ban et l'arrière-ban dans les châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies et probablement aussi dans d'autres seigneuries.

DE ClIASTELLAIN. ^:261

de sa cour, et feroit lavant-garde , et messire Jacques de Lalaing auroit la charge des coureurs, accompagné de messire Antoine de Vaudré et de messire Guillaume son frère, du seigneur d'Aumont et de messire François l'Ara- gonnois ; et avoit celui messire Jacques environ vingt-cinq lances et quatre-vingts archers. Un gentilhomme de Bour- gongne, nommé Antoine de l'Aviron, avoit la charge des avant-coureurs atout sept ou huit lances. Sy estoit celui Antoine 'de l'Aviron devant messire Jacques de Lalaing*. Et après messire Jacques alloit messire Daviot de Poix, gouverneur et maistre de l'artillerie du duc de Bourgongne, et menoit les i^anouvriers et gens de pied , lesquels por- toient coignées, serpes, scies et louches, pour couper bar- rières, remplir fossés et refaire chemins par tout il estoit de besoin. Après messire Daviot de Poix, alloient le seigneur de Lannoy et le seigneur de Bausignies, lesquels menoient et conduisoient environ cent combattans pour soutenir et renforcer ledit messire Jacques , si affaire en avoit. Après le seigneur de Lannoy, alloit le seigneur de Créquy, et avec lui le seigneur de Contay et Morelet de Renty, lesquels conduisoient les archers de la garde du duc ; et après le seigneur de Créquy estoit le seigneur de Croy atout l'estendard du duc de Bourgongne, et làestoient accompagnans icelui estendart, Adolphe monsieur de Clèves, monseigneur le bastard de Bourgogne, monsei- gneur de Montagu, le seigneur d'Arcy, le seigneur de Ternant, le seigneur de Bersy, le seigneur de Pernes, Philippe de Bergues et grand nombre d'autres chevaliers et écuyers. Après celui seigneur de Croy venoit le comte de Saint-Pol, le seigneur de Fiennes et Jacques de Saint- Pol, frère dudit comte de Saint-Pol, et autres en grand nombre de chevaliers et d'écuyers. Et avoit ledit comte la

Ttni. II. i^

262 CHRONIQUE

charge de la bataille. Après le comte de Saint-Pol, alloit messire Jean deCroy, qui moult grandement estoit accom- pagné de chevaliers et écuyers et de gens de trait ; et avoit la charge de l'arrière-garde. Et est vérité que le mercredi qui fut le vingt-quatrième jour de mai, se partirent de Tenremonde toutes les compagnies ci-dessus nommées pour aller assaillir le boulevard de Overmaire ; et même- ment estoit ordonné de retourner audit lieu de Overmaire par le village de Locre, dont ci-dessus est parlé.

Or advint ainsi, que quand le seigneur de Croy eut passé le pont de la ville de Tenremonde atout environ quatre ou cinq cents archers et six-vingts hommes d'ar- mes, ledit pont de Tenremonde rompit. Sy ne sembloit pas que il se pust refaire en moins de quatre à cinq heures. Pour laquelle cause le duc de Bourgongne dit au seigneur de Croy, que atout ce qu'il avoit de gens passés outre ledit pont, qu'il chevauchast outre, et qu'il allast assaillir ledit fort boulevard. De laquelle chose faire fut content le seigneur de Croy; sy se mit à chemin. Mais par la grant diligence que fit le duc lui-même en sa personne, et par la grand'peine que ceux de la ville de Tenremonde y mirent, fut ledit pont de Tenremonde refait en moins d'une heure. Par quoi le comte de Saint-Pol, messire Jehan de Croy et tous les autres qui y dévoient aller, passèrent outre et fu- rent bien deux mille combattans. Ainsi comme dessus est écrit, s'en allèrent en ordonnance lesdits seigneurs ci-des- sus nommés; et tant s'exploitèrent les avant-coureurs qu'ils virent et aperçurent les dessus dits Gantois partir de leur fort boulevard, lesquels venoient marchant à pen- nons déployés, et sembloit qu'ils marchassent pour com- battre ; et les nombroit-on de huit cents à mille combat- tans. Iceux Gantois marchant venoient tant seulement

DE CHASTELLAIN. 263

pour garder un grand fossé, lequel estoit environ un trait d'arc devant le boulevard. Lors, quand messire Jacques de Lalaing et les nobles chevaliers et écuyers qui avec lui estoient, les perçurent ainsi marcher, ils descendirent à pied et se mirent en très-bonne ordonnance. En après sui- voient et venoient les autres avec messire Daviot de Poix. Alors Toison-d'Or, roi d'armes de la Toison, lequel estoit à cette heure devant avec messire Jacques de Lalaing-, voyant venir les Gantois ainsi marchant en ordonnance, et trompettes sonnans , montrant manière de combattre, vint à ceux qui avoient la conduite de l'avant- garde, de la bataille et de l'arrière-garde, en disant de tous costés: « S'il est nul écuyer ou autre qui veuille estre chevalier, « je les mènerai bien en belle place, et droit devant les « ennemis. » Et ce dit-il au seigneur de Croy. De ces nou- velles fut celui seigneur de Croy moult joyeux, et aussi furent toute la plupart des grands seigneurs et nobles hommes qui estoient , lesquels désiroient moult à estre chevaliers . Et dit le seigneur de Croy : « Toison-d'Or, « allez devant : sy nous menez en la place que vous dites, rt 011 vous avez vu les Gantois nos ennemis. » Lors tous les seigneurs ayant ouï nouvelles, par Toison-d'Or, de leurs ennemis, de grant volonté commencèrent à chevau- cher, et tout par ordre ; et ainsi que l'ordonnance le por- toit, se mirent en toute diligence pour aller courre sus à leurs ennemis. Mais ils ne pouvoient aller en bataille, pour les rues', qui estoient si très-estroites qu'ils ne pou- voient aller que par compagnies. Quant le seigneur de Croy fut en la place Toison-d'Or le mena, la place estoit plus planie et plus desblavée que les autres, et lorsqu'il

' RîiCR. On dit en Flandre : rues pour chemins.

204 CHRONIQUE

fut venu, plusieurs grands seigneurs vinrent vers lui, lesquels lui demandèrent l'ordre de chevalerie. Et fu- rent faits chevaliers ceux qui s'ensuivent, tant par la main du seigneur de Croy comme par la main d'Adolphe de Clèves, depuis qu'il eust reçu l'ordre de chevalerie par la main du vaillant chevalier messire Cornille bastard de Bourgongne. Et premièrement furent faits chevaliers : mes- sire Adolphe de Clèves, Cornille, bastard de Bourgongne, le comte de Bouquam, messire Philippe de Wavrin, sei- gneur de Saint-Venant ; messire Charles de Châlons, mes- sire Philippe de Croy, messire Charles de Ternant, le seigneur de Pernes, messire Philippe de Bergues, le sei- gneur d'Arsy, messire Micquiel de Changy, messire Fré- déric de Mengerut, messire Baudoin d'Ognies, gouverneur de Lille , messire Claude de Rochebaron, messire Phili- bert de Jaucourt, messire Chrétien de Digoine, le seigneur de Humbercourt, messire Watier de Renolt, messire Col- lart Baillet, messire Louis de la Viefville, messire Yvain de Mol, messire Henry de Oppem, messire Philippe Hin- chart, messire Warnier de Lisimaux, Jean de la Tré- mouille, seigneur de Dours,

Après les chevaliers dessus nommés ainsi faits, le sei- gneur de Croy et eux tous descendirent à pied et mar- chèrent contre leurs ennemis, lesquels avoient un grand fossé devant eux. Et à les voir montroient semblant qu'ils eussent un grand courage et volonté d'eux bien défendre ; et furent lesdits Gantois assaillis très-vaillamment, et commencèrent archers à tirer sur eux , et au commencer l'assaut firent nos gens un très-grand cri. Lors le comte de Saint-Pol qui conduisoit la bataille, en toute dili- gence se joingny avec l'avant-garde , et aussi fit pareil- lement messire Jean de Croy, qui avoit la charge de l'ar-

DE CHASTELLAIN. 2G5

rière-garde , lequel avoit ordonnance de tenir ses gens ensemble, pour doute que les Gantois n'eussent gens de costé ou d'arrière : car le pays estoit si embuscliié, que d'un demi-trait d'arc on ne pouvoit voir l'un l'autre, pour quoi lesdits Gantois estoient plustost rassemblés et ralliés, qu'on n'eust pu estre en plain pays. Sy ordonna icelui mes- sire Jehan de Croy un gentil chevalier h entretenir et con- duire ses gens, et de sa personne fut à cheval avec les autres, ainsi comme par-dessus est dit. L'assaut commença très-fièrement sur les Gantois , tout des premiers estoit messire Jacques de Lalaing. Mais tantost Gantois voyant eux estre si vivement assaillis, se mirent en déconfiture et en fuite, et les seigneurs, hommes d'armes et archers, en bon arroy et ordonnance , les chassèrent et furent aj)rès eux, tout jusques à leur boulevard, qui estoit fort et bon à tenir, et toutesfois ils l'abandonnèrent sans y faire aucune défense : et sy estoit si bien fossoyé qu'on ne le savoit com- ment passer, par quoy iceux Gantois se sauvèrent et s'en- fuirent par les bois, marais et aulnaies. Lors les seigneurs qui cuidoient qu'ils se fussent retraits à l'église de Over- maire, laquelle estoit bien une demie lieue françoise loin dudit boulevard , commencèrent à cheminer de pied et de cheval tout droit à celle église , pensant trouver lesdits Gantois; mais n'y trouvèrent personne, car ils estoient sauvés es bois et marais. Sy s'arrêtèrent devant l'église de Overmaire, messire Jehan de Croy, messire Jacques de Lalaing , messire François l'Aragonnois et plusieurs au- tres. Sy ordonna messire Jehan de Croy au bailli des bois de la conté de Hainaut, qu'il prist gens avec lui et allast outre celui village d'Overmaire en tirant vers la ville de Gant, ondisoit qu'il y avoit deux boulevards garnis de Gantois, et qu'il allast voir que c'estoit, et s'il estoit vrai. Le

266 CHRONIQUE

bailli des bois alla cette part et n'y trouva personne, et s'en retourna devers messire Jehan de Croy et messire Jacques de Lalaing-, qui devant l'église d'Overmaire l'attendoient.

CHAPITEE IX.

Encore de cette même course, grant foison de Gantois furent morts et mis en fuite.

Quand messire Jehan de Croy entendit du bailli qu'il n'avoit personne trouvé , il demanda à plusieurs notables seigneurs qui estoient, quelle chose à leur avis il estoit bon de faire. Messire Jacques de Lalaing, regardant qu'il n'y avoit nul qui respondit, lui dit : « Monseigneur, il me « semble que ce seroit le meilleur que je m'en allasse de- « vers le comte de Saint-Pol et devers le seigneur de Croy « pour savoir qu'il est de faire. » Sy fut ainsi fait; et alla messire Jacques de Lalaing, et trouva le comte de Saint- Pol et le seigneur de Croy, lesquels se mirent ensemble et tinrent conseil pour avoir avis sur ce qu'ils avoient à faire; et conclurent d'aller à Locre , dont ci-dessus est parlé, il y avoit un grand boulevard et gens qui le gardoient. Sy dirent à messire Jacques de Lalaing qu'il rassemblast ses gens et qu'il tirast le chemin de Locre, laquelle chose il fit. Alors messire Jacques de Lalaing désirant de tout son cœur d'acquérir los et bonne renommée, trèstout le pas et bellement, en attendant ses gens, se tira vers Locre. Sy avoit messire Jacques près toute son ordonnance, ex- cepté messire François l'Aragonnois, qui encore estoit der- rière avec messire Jean de Croy, auxquels on avoit mandé ce qui estoit conclu.

Tout ainsi que messire Jacques de Lalaing et sa com-

DE CHASTELLAIN. 267

pagnie commencèrent à marcher vers la ville de Locre, qui estoit à lieue et demie ou environ de ils estoient, ils perçurent bien mille Gantois venans tout droits à la bataille, laquelle lesdits Gantois ne pouvoient voir : mais le bruit pouvoient-ils bien ouïr, et aussi oyoient-ils les cloches sonner et faire l'effroi du pays. Pourquoi ils s'es- toient mis ensemble, cuidans grever et mettre à déconfi- ture les gens du duc de Bourgongne leur seigneur naturel; lesquels Gantois marchoient très-fièrement à enseig-ne dé- ployée et en ordonnance. Alors quand messire Jacques de Lalaing les vit ainsi marcher , dit à messire Antoine et à messire Guillaume de Vaudré, au seigneur d'Aumont, à messire Pierre Vasque et à cinq ou à six autres qu'ils demeurassent pour estre à cheval, et quant à lui, il descen- droit à pied, et ainsi le fist sans plus arrester. Alors à haute voix encommença de crier alarme, et trompettes à sonner, dont la noise fut moult grande. Et pour vérité dire, il est assez à présupposer qu'iceux Gantois ne savoient pas la puissance qui estoit, sinon que du tout ils se fioient à leur fort pays et retraite, cuidans surprendre en désaroi les gens du duc de Bourgongne. Les Gantois avoient un très- large pays plein de bruyères ; mais les gens du duc de Bourgongne ne pouvoient passer vers eux fors à très- grant peine, pour les fossés qui estoient entre deux. Le comte de Saint-Pol et le seigneur de Croy, et toute la belle chevalerie et grande noblesse fut tantost mise en moult belle ordonnance ; mais le pis estoit qu'on ne savoit comment passer vers eux, et quéroit chacun passage à dextre et à senestre. Du costé dextre, estoit messire Jacques de Lalaing, furent Gantois premièrement rom- pus. Et se combattirent moult vaillamment à cheval les deux frères de Vaudré, le seigneur d'Aumont, messire

268 CHRONIQUE

Piètre Vasque, Clianvergy, et plusieurs autres gentils chevaliers et écuyers qui se frappèrent à cheval sur les Gantois, au bout du costé dextre, Messire Jacques avec ses gens de pied et autres, à cedit bout, se portèrent moult vaillamment ; et quant est au bout senestre , il n'y put passer nuls chevaux; mais ceux qui passèrent outre à pied, le firent très-bien. Et au milieu de la bataille, n'en pouvoit passer nul, tant estoit la fosse grande et mauvaise à pas- ser; mais par plusieurs autres lieux, chacun endroit soi s'enforçoit à passer. Et à la vérité dire, si passages eussent esté ouverts, jamais Gantois n'en fussent échappés sans estre morts ou pris; et par ainsi l'orgueil d'iceux Gan- tois qui estoient venus, fut en peu d'heures abattu et mis en fuite et en déconfiture. Et furent morts de qua- tre à cinq cents Gantois, tant en ladite place comme es fossés, bois et aulnaies, ils se boutoient, et à la ren- contre que messire Jehan de Croy fit contre eux en reve- nant de l'église d'Overmaire, il les rencontra fuyans, et aussi à l'assaut du boulevard. Et sy furent pris environ trente prisonniers, lesquels par le commandement du duc furent tous décapités en la ville de Tenremonde. Donc par cette dernière besogne fut l'emprise de Locre pour ce jour rompue. Et laissèrent à y aller pour deux raisons, la pre- mière, pour ce que les prisonniers disoient qu'on n'y trou- veroit homme nul et qu'ils en venoient tout droit, l'autre raison fut pour le comte de Saint-Pol et messire Jehan de Croy, qui estoient logés à Alost, il y avoit du lieu de la déconfiture desdits Gantois, bien quatre lieues. Sy fut conclu de retourner à Tenremonde sans aller à Locre, et fut ainsi fait ; et fit messire Jehan de Croy l'avant-garde au retourner, après lui le comte de Saint-Pol, en après le sei- gneur de Croy, et atout l'arrière-garde venoit messire

DE CHASTELLAIN. 269

Jacques de Lalaing et sa compagnie; et furent ce j oui- par le pays maintes maisons arses.

CHAPITRE X.

Comment le comte d'Estampes prit par force d'armes la ville de Nivelle par deux fois sur les Gantois, lesquels y furent morts et occis et mis en fuite.

Or retournerons à parler de ce noble et gentil chevalier Jehan de Bourgongne, comte d'Estampes, lequel, le vingt- quatrième jour de mai, se partit de la ville d'Audenarde, et en sa compagnie plusieurs grands seigneurs, gens d'ar- mes et de trait, pour ce qu'il avoit ouï dire que Gantois estoient issus en grand nombre hors de la ville de Gand, pour aller vers la ville de Thielt ; et disoient les aucuns qu'ils vouloient assiéger la ville d'Englemoustier '. Ce jour le comte d'Estampes se logea à un village nommé Harle- becque, pour tirer vers les Gantois; sy ordonna ses ba- tailles, et bailla la charge de l'avant-garde à messire An- toine, bastard de Bourgongne. Le seigneur de Saveuses, messire Gauvain Quieret, le seigneur de Dreuil et autres furent des coureurs. Le comte d'Estampes fut conducteur de la bataille, et n'y eut point d'arrière-garde. Sy fut le comte d'Estampes averti que les Gantois estoient logés en une ville nommée Nivelle", laquelle estoit close déportes et de fossés; et devant la porte, du costé de Courtray, avoit un fort boulevard que lesdits Gantois gardoient, devant lequel boulevard estoient les chemins fort rompus et fos- soyés, et dedans les blés avoiont mis penchons' croisés et

' Ingelmunster.

' Nevel.

•• Penchons, pieux.

270 CHRONIQUE

fichés en terre, afin que les chevaux n'y pussent passer. Les coureurs et l'avant-garde se mirent à pied pour assail- lir le boulevard ; sy passèrent hommes d'armes et archers à travers les fossés de la ville, ils avoient eau jus- ques au menton; sy commencèrent archers à tirer sur Gantois aux flancs et aux costés, et tellement que lesdits Gantois se mirent à déconfiture et en fuite. Et fut la ville de Nivelle par force et vaillance d'armes conquise sur les Gantois, lesquels, comme dit est, tantost encommeucèrent à prendre la fuite et à abandonner la ville , quérant leur sauvement, car rançon, ni miséricorde n'y avoient lieu, que tout ce qu'on pouvoit acconsievir ne fust mis à l'es- pée. Et tirèrent tous iceux fuyans vers la ville de Gand',

Le même jour (24 mai 1452) les capitaines, les éclievins et les doyens des métiers de Gand adressèrent à Charles VII une longue lettre pour lui faire connaître leurs griefs et leurs plaintes. Ils y expo- saient que le duc de Bourgogne avait mandé des hommes d'armes pour les combattre et qu'il s'efforçait de les livrer à la famine, protes- tant toutefois que, bien que la guerre fût « moult dure, griefve et dé- « plaisante, » ils étaient résolus à maintenir leurs droits, leurs privi- lèges, franchises , coutumes et usages , dont le roi , comme leur souverain seigneur, était « le gardien et conservateur. » Quelques passages de cette lettre méritent d'être reproduits :

« Très-excellent et très-puissant prince, nostre très-cher sire et sou- « verain seigneur, nous nous recommandons à votre royale majesté,... « et vous signifions comment nous et les autres inhabitans d'icelui « pays de Flandres, avons longuement esté grevez et chargez en plu- « sieurs divers manières, à sçavoir par venditions de baillages et au- « très offices, lesquels pour ce ont esté mis es mains des plus ofTrans, « sans avoir eu regard aux personnes y commis, ne au bien de justice, « après ce par augmentation de viels tonlieux et institution de nou- « veaux, aussi par tailles du commencement par doulceur obtenues « et depuis par subtilité, fraude et malice, et enfin violentement et par « rigueur, avec ce par malvaix gouverneurs de loy en cette dite ville, >i usans notoirement et publiquement de voulenté, haine et avarice, « vendans les petits offices en cette dite ville et prenant argent beau- •I coup de fois des deux parties qui avoient à faire devers eulx à loy, « rapinant et pillant, par l'auctorité de leur gouvernement, de toutes

DE CHASTELLAIN. 271

excepté aucuns qui estoient des villages d'entour, qui se boutoient es haies et buissons. Et lors le comte d'Estampes voyant la ville estre prise, ordonna à aucuns de ses capi- taines de pourchasser lesdits Gantois, lesquels s'enfuyoient. Sy y alla messire Antoine, bastard de Bourgongne, atout son étendard, et aussi firent le seigneur de Wavrin, le seigneur de Rubempré, messire Gauvain Quiéret et au- tres ; et ceux qui dedans la ville estoient demeurés, encom- mencèrent de chercher et fourrager et prendre tout ce qu'ils pouvoient trouver.

Or advint assez tost après, que par les fuyans, et aussi des seigneurs qui les chassoient, moult grand bruit s'éleva par le pays d'entour ; sy commencèrent cloches à sonner

<> parts ce qu'ils ont peu, tant les biens de cette dite ville, comme aul-

« trement, sans rien espargnier et sans honte, ceulx qui estoient po-

" vres à l'entrée de leur gouvernement, subitement ainsi enriehans,

« et délaissant les droits, privilèges, franchises et libertez ou très-

<c grand grief et lésion de justice de nous tous... et il a pieu à nostre

Il dit très-redoubté seigneur et prince nous remontrer son indignation

« et oster ses baillis et aultres officiers, nous abandonnant sans justice

" sept mois ou environ, sans nous vouloir recevoir en sa grâce.... Que

« plus est, les malvaix gouverneurs et leurs adhérens ayant grande

" crédence devers nostre très-redoubté seigneur et prince, ont depuis

<> tout ce envoyé en ceste dite ville quatre malvaix garçons, tellement

« qu'ils avoient en propost de y faire de nuit ung cry par eulx advisé

" pour tuer leurs adversaires, et se advancèrent de jour et de nuit de

" émouvoir ledit peuple et destruire ceste dite ville, se ils eussent peu,

« les deux des quatre furent prins, et décapitez, et lesdits baillis et

" officiers se sont depuis continuellement tenus absens, et notre très-

<< redoubté seigneur et prince nous a délaissiez sans justice et de tout

« abandonnez, auquel état sommes encore, jaçoit-ce-que depuis nous

.' avons envoyé notables ambassades des trois Estats de son pays de

" Flandres et aultres devers lui pour estre remis en sa grâce et en

" justice, h laquelle cause h la fin de éviter les derroys, roberies, pille-

" ries et aultres malvaises opérations déshordonnées, qui sans crainte

" eussent peu sourdre et multiplier en ceste dite ville, veu que multi-

« tudc de peuple ne puet ôtre conduite, ne gouvernée sans justice

« aulcune ou au moins sans craintn, il nous a convenu par grande

272 CHRONIQUE

par villes et villages, et le pays si fort à soi effrayer, qu'il ne demeura homme qui ne courust soy armer. Les uns prenoient leurs piques, les autres bastons ou espées. Sy se rassemblèrent bien environ cinq cents hommes paysans ; et n'en surent oncques riens ceux qui chassoient les Gan- tois; mais les alloient toujours chassant si rudement, que plusieurs ils rateindirent, lesquels ils occirent et mirent à mort, durant lequel temps lesdits paysans qui s'estoient ras- semblés, furent avertis par aucuns des fuyans qui estoient

« nécessité pour être en crainte et gouverne, eslire chiefetaines, les- " quels prenans les tenues de justice au plus droiturièrement qu'ils (I ont peu, et selon leurs consciences, ont conduit et encore conduisent « ledit peuple. Et il a enfin pieu à notre dit très-redoubté seigneur <> et prince, pour nous totalement détruire, faire publier ses mande- « mens de guerre, assembler son peuple contre nous, mettre garnison « en plusieurs de ses villes en sondit paj'S de Flandres et clore les « passages par eaue par lesquels nous sont accoutumés estre menés (I bleds et aultres vivres, et ainsi sommes en plaine guerre contre « nostre dit très-redoubté seigneur et prince, et nous par lesdits mal- « vaix gouverneurs et leurs adliérens mis en tel dangier que ne sça- « vons nullement procéder de son très-noble cuer, mais par iceulx « malvais gouverneurs et leurs adhérons : laquelle guerre, jaçoit-ce << qu'elle nous est moult dure, griefve et desplaisante, plus quequel- <c conque aultre que pourriesmes avoir comme raison est (car tous » vrais naturels sujets doivent sur toutes choses bien comprendre et « doloir la rigueur et indignation de leur naturel prince), nous avons " entention, par l'aide et grâce de Dieu, soutenir, puisque par néces- <i site et les raisons dessus touchées, le nous convient faire à la « conservation de notre dit droit et de nos privilèges, franchises, liber- " tez, coustumeset usages, desquelz vous, comme notre dit souverain <' seigneur, estes gardien et conservateur, au mieux que pourrons et <> nous à ce appliquer, de corps, chevance, et de tout notre pouvoir, <( en vous suppliant, très-excellent et très-puissant prince.... que... « vous plaise en ceste matière que vous signiffions (ainsi que naturel- « lement tenus et obligez y sommes et laquelle vous eussions despiecha " signiffiée se n'eussions épargné de faire complainte de notre dit « très-redoubté seigneur et prince, et espéré qu'il se deust avoir ravisé " de nous conduire en justice et recevoir en sa grâce), remédier, gar- « daut votre haulteur et souveraineté ainsi que à vous et votre très- « noble conseil semblera expédient. »

DE CHASTELLAIN. 275

échappés de la ville de Nivelle, lesquels leur dirent et affirmèrent que dedans la ville estoient demeurés bien peu de gens, et que de léger, si aller y vouloient, la ville de Nivelle seroit bonne à recouvrer. Tceux paysans, moult joyeux de ces nouvelles, non pensant à ce que depuis leur en advint, à une très-grant haste cheminèrent jusques assez près de ladite ville de Nivelle. Or advint qu'avant ce qu'ils fussent arrivés, ceux qui dedans la ville estoient, entre-ouïrent le bruit et la frainte * qu'au venir faisoient lesdits paysans. Lors s'émeurent, tant hommes d'armes comme archers, environ vingt, dont estoit chef messire Antoine de Hérines; et cheminèrent vers le lieu ils ouïrent venir les Gantois. Ils ouvrirent la barrière et pas- sèrent le pont, et tous ensemble marchèrent à l'encontre de leurs ennemis, sans savoir leur puissance. Car bonnement ne les pouvoient voir à plein, pour ce que la ruelle par ils venoient estoit assez estroite, et jetèrent un cri ; sy se férirent sur les Gantois et les firent reculer. Lors les Gan- tois voyans que les gens du comte d'Estampes n'estoient guères de gens, prirent courage, et sans plus attendre, se férirent sur eux en telle manière qu'ils reboutèrent messire Antoine de Hérines et ceux qui avec lui estoient, jusques sur le pont auprès de la barrière, et les Gantois occirent messire Antoine de Hérines, ce qui fut moult grand dom- mage ; car pour lors il estoit tenu pour un vaillant cheva- lier ; et avec lui moururent un gentilhomme du Dauphiné nommé Cyboy Pèlerin, Charles de Moroges, natif du pays de Bourgongne, Rollequin le Prévost, Roncy et Oudart Haterel, natif de Picardie, et deux autres gentilshommes desquels je ne sais les noms ; de la mort desquels fut moult

> Frainte, bruit sourd.

274 CHROÎ^IQTJE

déplaisant le comte d'Estampes, quand il en fut averti; et si celui messire Antoine et ceux qui avec lui estoient, eus- sent tenu leur barrière ferme, sans l'avoir ouverte, les Gantois ne s'y fussent point boutés, car le comte d'Estam- pes estoit à l'autre lez de la ville, qui de ce ne savoitrien, il tenoit sa bataille en ordre, attendant que les coureurs fussent revenus de la chasse ; et pour ce dit-on en un pro- verbe, que grant haste mène répentance après soi; car si messire Antoine de Hérines et ceux qui avec lui estoient, n'eussent été si liastifs de saillir sur les Gantois, sans les avoir vus et su quels gens ils estoient, il ne lui en fust pas ainsi advenu, comme vous avez ouï dire.

CHAPITRE XL

Comment le comte d'Estampes reconquit la ville de Nivelle suf les Gantois.

Quant le comte d'Estampes, qui estoit au dehors de la ville de Nivelle entretenant sa bataille en attendant ses coureurs, sut que Gantois avoient reconquis sur ses gens la ville de Nivelle et qu'ils estoient tous entrés dedans et mis à mort ceux qui au devant d'eux estoient saillis, il fut moult troublé, et non sans cause. Sy appela messire Simon de Lalaing, ce gentil chevalier , qui lors avoit la charge et gouvernement de l'estendard du comte, et lui demanda conseil de ce qu'il estoit de faire. Lors respondit messire Simon et dit : « Monseigneur, il convient, sans plus arres- « ter, que tantost et incontinent cette ville soit reconquise « sur ces vilains ; car si guère on attend à les assaillir, je « fais doute que tantost qu'il sera su par le pays, les pay- « sans s'élèveront de tous costés et viendront secourir

DE CHASTELLAIN. 27o

« leurs gens. D'autre part, vous savez assez que vos cou- ce reurs, qui de ce ne savent rien, ne pourront repasser « vers vous que ce ne soit en grant danger ; c'est la fleur « et le bruit de votre compagnie. » Alors le comte d'Es- tampes commanda que chacun se mist à pied, et ordonna que son estendard fust baillé à porter à un gentilhomme de Nivernois, qu'on nommoit Philibert Bourgoing, lequel pour lors on tenoit pour un vaillant homme, preux et hardi aux armes, et qui bien se montra ce jour. Le comte d'Estampes fit sonner ses trompettes pour aller assaillir. Alors messire Simon de Lalaing et tous ses gens d'armes et archers encommencèrent moult vivement à assaillir, et Gantois à eux défendre.

Or advint, ainsi comme à cette heure que l'assaut estoit encommencé, que les coureurs s'en retournoient, c'est-à- savoir messire Antoine, bastard de Bourgongne, et son es- tendard, le seigneur de Wavrin, le seigneur de Rubempré et messire Gauvain Quiéret, lesquels arrivèrent auprès de la ville pour y cuider entrer; mais ainsi qu'ils approchè- rent, ils ouïrent le bruit et la noise de l'assaut , par quoi ils connurent que la ville avoit esté reprise par les Gantois. Sy s'approchèrent à tous costés , et commencèrent à tous lez d'assaillir la ville; et pareillement faisoit le comte d'Estampes et ses gens, et tant que finablement la ville fut reprise et reconquise sur les Gantois. Le bastard de Bourgongne et les autres seigneurs par deux costés rentrè- rent en la ville, et aussi firent les gens du comte d'Estam- pes; et furent mis à mort la plupart des Gantois; et les autres qui se cuidoient sauver, se mirent en fuite et se boutèrent en une motte environnée d'eau, et furent assaillis et tous mis à mort, que oncques un seul n'en échappa.

276 CHRONIQUE

Après cette besogne achevée, le comte d'Estampes et sa compagnie s'en partirent pour s'en retourner au village de Harlebecque , il avoit geu la nuit devant'. Sy advint qu'en soi retournant, en certains détroits, trouva arbres nouveaux abattus, et depuis qu'il estoit passé au matin. Et es détroits s'estoient mis en embuscbe plusieurs pay- sans, et Guidèrent bien grever le comte d'Estampes à son retour, lui et ses gens, et de fait les assaillirent; et issoient lesdits paysans ou Gantois hors des bois, des aulnaies et des blés, oiiils s'estoient embuschiés, et moururent trois des hommes du comte d'Estampes, dont les deux estoient nobles hommes, l'un nommé Jean d'Inde et l'autre Charles de Héronval. Et quant est desdits Gantois ou paysans, ils furent rués jus et morts de deus à trois cents \ Ledit jour perdirent Gantois, tant dedans Nivelle , à la chasse et sur la motte, comme à la dernière besogne, bien mille hommes et plus, ainsi comme ceux qui y furent, acertifièrent. Les choses faites et achevées, le comte d'Estampes s'en retourna à Harlebecque, et le lendemain en la ville d'Audenarde, il se tenoit en garnison.

CHAPITRE XII.

Comment le comte de Charolois ala à Brouxelles voir la duchesse de Bourgongne, et de la belle introduction que elle lui bailla.

Durant le temps que le duc de Bourgongne estoit en la ville de Tenremonde, il y eut aucuns chevaliers de la court du duc, qui se devisèrent ensamble de la mortelle

* Mortuos suos colligi jussit in quoddam horreum quod cum toto pago incendit. [Chron. TruncMn., p. 630.) 2 D'autres manuscrits portent ; De trois a quatre cents.

DE CHASTELLAIN. 277

guerre qui estoit entre le duc , ses gens et les Gantois , qui estoit telle que nul ne reschappoit de mort, ne d'un costé, ne d'autre; car qui n'estoit mort en bataille et estoit rencontré aux champs , il estoit pris, et menés es bonnes villes, tant d'un party comme d'autre, on les faisoit morir, tant de pendre, de noyer ou de copper les testes. Pour les- quelles causes, iceux chevaliers , entre lesquels estoit le seigneur de Ternant, pour les grans dangiers qui estoient en ladite guerre, s'appensèrent et ouvrirent une voie de tant faire que le comte de Charolois, par le congié du duc son père, alast voir la duchesse sa mère, laquelle pour lors estoit à Brouxelles, à cinq lieues de ladite ville de Tenre- monde. Et les causes pour quoi la chose estoit ainsi dres- chiée, c'estoit pour trouver manière que le comte de Charo- lois fust eslongié et hors d'icelle mortelle guerre, pour doute de maie fortune et [que] doulereuse aventure n'ave- nist au père et au fils ensamble ; [ce] qui eut esté la totale destruction de tous les pays du duc de Bourgongne '.

Or est ainsi que la chose fut si bien conduite, que le comte de Charolois eut congié du duc son père et s'en ala voir la duchesse sa mère, en sa compagnie le seigneur de Ternant et autres ; et eux venus en la ville de Brouxelles, après les salutations faites, le seigneur de Ternant parla à la duchesse de Bourgongne et luy remonstra les grans dangiers et la mortelle guerre des Gantois, en lui disant les grans périls qui pouvoient advenir au père et au fils, et que les Gantois n'espargnoient nulluy, et que auss};^ bien estoit-il en dangier de mort que les autres qui estoient en la dite guerre , pour laquelle cause avoient aucun d'eux

' Le 10 avril 1452, le duc de Bourgogne donna à son fils les sei- gneuries de Béthunc et de Baillenl.

TOiW. II. 18

278 ' CHRONIQUE

advisé que, pour le bon moyen et advis d'elle, on pourroit bien mettre mondit seigneur de Cbarolois hors de tels dan- giers. Desquelles remonstrances la duchesse de Bourgon- gne merchia ledit seigneur de Ternant et les autres qui la chose doutoient, et respondit que elle auroit advis et que le lendemain elle avoit intention de faire un très-beau bancquet, pour bien festoyer le comte de Charolois son fils. Et comme la duchesse de Bourgongne avoit dit, fist le lendemain faire un très-beau bancquet, oii elle fîstpryeret assambler chevaliers, escuyers, dames et damoiselles en grant nombre, et à icelluy bancquet fît la duchesse très- bonne chière, et fist faire à tous ceux qui estoient, et après elle prya au comte de Charolois son fîls, en la pré- sence de la belle compagnie qui estoit, et dist :

« 0 mon fîls, pour l'amour de vous, j'ai assamblé ceste « belle compagnie pour vous festoyer, resjouyr et faire « bonne chière, et vous me soyez le très-bien venu, car « vous estes la créature du monde, après monseigneur « vostre père, que je ayme le mieux et que je doy le mieux « aymer.

« Or doncques, mon fîls, puisque monseigneur vostre « père est en la guerre à l'encontre de ses rebelles et dé- « sobéissans subjets, pour son honneur, hauteur et sei- « gneurie garder, pour laquelle cause, mon fîls, je vous « prye que demain au matin vous retournez devers lui, et « gardez bien que en quelconque lieu qu'il soit, pour « doute de mort, ne autre chose en ce monde qui vous « pust advenir, vous n'eslongiez sa personne, et que en « vostre cœur ne ait une seule estincelle de lâcheté, telle « que nul s'en pust appercevoir, que vous ne soyés tou- '( jours au plus près de luy. Mon fîls, je vous prie aussy « que quant vous serez logé, soit aux champs, devant

DE CHASTELLAIN. 279

« ville fermée ou forteresse, que dedens vos tentes et pa- « villons vous recueilliez et receviez chevaliers et escuyers « sages et vaillans, et que à vostre table et au mangier « vous en soyés accompagnié et non mie de meschans « gens, et faites bonne chière, car en ce faisant je vous « ayderay tellement que vous serez toujours bien furny, « si Dieu plaist. »

Quant le seigneur de Ternant et les autres qui es- toient, oïrent ainsy parler la duchesse de Bourgougne, ils furent bien esbahis, et leur sambla que ce n'estoit point pitié de mère, mais grant courage de femme, qui ainsy amonestoit son seul fils, et oii estoit toute son espé- rance , d'aler pour honneur vivre et mourir avec le duc de Bourgongne son père, et leur sembloit bien auparavant que cette vertueuse princesse par aucuns moyens retour- neroit son fils , mais ils virent le contraire : dont les plu- sieurs louèrent la noble dame de Bourgongne, en disant que c'estoit noble courage et grant vertu de femme d'envoyer ainsi son seul fils au daugier de la guerre avec son père, comme dit est, le dangier estoit si grand que nul n'es- chappoit de mort, car ainsy qu'il est dit devant, qui n'es- toit mort aux champs, on le faisoit morir en la ville ' ,

D'après Jacques Diiclercq , la duchesse do Bourgogne s'alarma plus tard des dangers que courait son fils et.voulut le retenir à Lille ; mais le jeune prince se souvint des conseils qu'elle lui avait donnés et répondit : « Puisque mon père sera à la bataille, je puis bien y estre, « car il se combat pour moy garder mon héritage, et sy, ce seroit « laschcment fait à moy, si je y failloie; et pour tant, je promets à « Dieu que j'y serai, si je puis »

280 CHRONIQUE

CHAPITRE XIII.

Comment les nations estranges estans à Bruges, c'est assavoir les mar- chans, alèrent à Gand pour trouver moyen de appaiser le discord d'entre ceulx de Gand et le duc de Bourgongne, conte de Flandres, leur prince, et comment les Gantois furent devant Bruges et des lettres qu'ils rescripvirent.

Le xxvii*' jour du mois de may, se partirent les nations ' des marclians de la ville de Bruges, pour aler en la ville de Gand, lesquels y aloient du sceu et voulenté de ceux de Gand, pour trouver paix entre le duc de Bourgongne et les Gantois , et estoient icelles nations d'Espaigne , d'Ar- ragon, de Portugal, d'Escoce, Venissiens, Florentins, Mi- lannois, Genevois et Lucois. En ycellui jour que lesdits marclians arrivèrent en la ville de Gand, les Gantois yssi- rent à puissance de gens d'armes, et estoient de six à sept mille, sy portoient et menoient artillerye de canons, ribau- dequins, tentes et pavillons et charroy, ainsy que s'ils eussent voulu assiégier villes ou tenir les champs, et s'en alèrent droit à Bruges. Et un peu par avant avoient en- voyé lettres aux doyens des mestiers de Bruges, pour les attraire de leur party et affin que ceux de Bruges se mis- sent à rencontre de leur prince et lui fissent guerre. Et ainsy se logèrent les Gantois à moins d'une lieue de Bruges, et envoyèrent de leurs gens pour entrer dedens, mais on leur ferma les portes et ne voldrent ceux de la ville parler à eux. Iceux Gantois renvoyèrent une trom- pette et trois hommes devers ceux de Bruges et les requi-

' Les nations de Bruges sont les marchands tenans les tables de marchandises par tout le monde chrestien. (Jacques Duclercq, 11,43.)

DE CHASTELLAIN. 28i

rent de parler à eux. Sy furent ordonnés le seigneur de la Gruthuse', Pierre de Lescemacque' et l'escoutette pour parler à ladite trompette et à ses compaignons, et dirent les paroles qui s'ensujvent cy-après, escriptes es lettres que les Gantois avoient envo3^é aux mestiers de Bruges, comme dessus est touché, et desquelles lettres la teneur s'ensieut.

« A lionnourables, sages et discrets nos très-cliiers et « bons amis les doyens et jurés du mestier des tonneliers « en la ville de Bruges et à leurs adjoints :

a Les capitaines et eschevins des deux sièges, les deux « doyens et tout le commun de la ville de Gand, salut en « toute amistié.

« Honnourables , sages et discrets, très-chiers et bons « amis,

« Pour ce qu'il vous a plu par vostre bonté nous dé- « monstrer grande faveur et léaulté , en ce que à nostre « peuple nagaires estant à Thielt et illec environ, avez « voulentairement et largement pourvu de vivres, comme « cervoise, pain et autres choses, dont le mesme peuple a « fait relation en remercyant publiquement aux bonnes ^< gens de ceste ville assemblés généralement aujourdhuy « au marchié, sy est ainsi que nous avons présentement « envoyé devers ledit lieu de Thielt une autre compagnie « bien habillée' comme nous espérons, laquelle Dieu « veuille conduire , pour vous et chacun endroit soy

' Louis de la Gruthuse, fils de Jean de la Gruthuse et de Margue- rite de Steenhuyse. Il épousa en 1455 Marguerite de Borssele. Il était, en 1449, échanson du duc de Bourgogne. Si les lettres et les arts doi- vent beaucoup à Louis de la Gruthuse, la place qu'il occupe dans l'histoire politique du xv« siècle n'est pas moins mémorable.

* Pierre Bladelin, ou mieux Bladelinc, surnommé Leestmakere. Nous reviendrons avec Chastellain sur cet homme remarquable.

' Bien habillée, bien. pourvue de ce dont elle a besoiU; bien armée.

282 CHRONIQUE

« samblablement , de ce remercyer , tant cliièrement « comme nous pouvons et comme droit le enseigne, et « prjons très - cMèrement et désiramment qu'il vous « veuille plaire en ensieuvant et entretenant vostre bonté « envers nous en ce et autrement, avancbier de faire à « y celle compagnie maintenant yssue, tout le secours et « ayde que vous pourrez de vitailles et autres choses qui « leur seront nécessaires, pour ycelles bien payer, comme '■ nous nous confions présentement en vous ; et s'il vous « plaisoit nous faire assistance pour aider à entretenir « nos droits et franchises, desquels nous en nulle manière, « quoy que en doyons souffrir , combien que aj^ons esté « enssonniés et traveilliés, en débatant le sel et la deffense « de ce commun pays' et tous autres voisins % ne pensons « délaisser, ne souffrir estre amendris, à l'aide de Dieu et « de nos bons amis.

« Sy vous disons et promettons, par cestes nos lettres, « que nous vous ferons samblable assistance à l'entretene- « ment de vos droits et franchises et aiderons à affoiblir K tous ceux qui ont fait et voudroient faire le contraire

» Des bonnes villes plusieurs avoient déjà scellé avec ceux de Gand, qui leur avoient promis assistance de vivre et mourir avec eux. (M. de Cpucy, 50.)

* Les Gantois avaient réclamé le secours des Liégeois et entrete- naient avec eux des relations suivies. « Lecta fuit littera confœdera- « tionis missa Gandensibus ab illis de Leodio, sed parum profecit. » (But, Chron. manusc.).'.'. Ceulx de Gand, dès l'encommencement de leur <■ guerre, envoyèrent devers les Liégeois, eulx requérant ayde et se- « cours, ofiTrant faire le pareil se mestier en avoient. » [Ch. an. ap. Corp. Chr. Fland., III, p. 488.) La ville de Tournay favorisait aussi les Gantois, et pendant toute la guerre les biens qui appartenaient à ses habitants furent respectés des Gantois. A Mons, on avait doublé la garde des portes. Les éelievins de Gand écrivaient à ceux de Dordrecht comme à des amis dont Vappui leur était assuré, et Simon Uutenhove fut arrêté près de Biervliet, porteur d'un message de la cité de Gand « pour séduire et à eux attraire ceulx de Hollande. »

DE CHASTELLAIN. 283

« OU qui les voudroient aucunement amendrir, et que « nous, pour plus grant seureté de ces choses, jamais ne « ferons paix, ne soufferons estre faite sans vous, et de ce « vous donrons, au cas que soyez de cet advis, telle assu- « rance et scellés qu'il appertendra. Car vous et nous, ne « pourrions mieux entretenir iceux nos droits et franchi- « ses, sinon par bonne union, laquelle on a longuement « par grant soubtilesse et cautelle empescbié , au grant « désavancement du commun pays, comme cbascun peut « sentir. Et pour ce, lionnourables, sages et discrets et « très-chiers et bons amis, il vous plaise nous rescripre « sur ce, si hastivement comme vous pourrez, vostre bon « plaisir, pour nous selon ce disposer. Dieu soit avec vous ! « Escript et donné soubs le scel aux causes de la ville « de Gand, icy placquié, le xxvi*^ jour de may l'an « mil iiij'= cinquante-deux. »

CHAPITRE XIV.

Cj' -après s'ensuit la copie des lettres que ceux de Bruges rescripvirent au duc do Bourgongns leur seigneur.

« Nostre très-redoubté prince et seigneur , « Nous nous recommandons à vostre haulte noblesse a tant et sy humblement comme plus pouvons, et vous « plaise savoir, nostre trè.s-redoubté seigneur et prince, « que ceux de Gand vinrent samedy, vegille de Pente- « couste darrain passé, en grant nombre jusques à six « mille personnes et environ comme l'on dit, et vinrent « jusques à une lieue près celle vostre ville de Bruges, et « prirent leur host et logis emprès et dechà le pont que « l'on nomme le Moubrughe, en la paroisse de Corscamp,

284 CHRONIQUE

« auquel lieu ils ont esté jusques hier six heures sur le « soir qu'ils deslogèrent, prenant leur chemin devers Ee- « dehem et Quesselaire' sur le droit chemin qui va de « ceste vostre ville de Bruges à vostre ville de Gand; et « comme aujourd'hui avons sceu, ils s'en vont vers vostre « ville de Gand bien hastivement, sans attendre l'un l'au- c( tre ; et pour vous , nostre très-redoubté seigneur et .< prince, advertir des manières tenues tant par nous '( que par eux, durant ce qu'ils ont esté par dechà, plaise « vous savoir que incontinent qu'ils furent arrivés, ils « envoyèrent aux portes de ceste ville un homme d'arme « à cheval avec une trompette, requérans avoir vitailles^ « pour leur host, à quoy ne leur fut faite aucune res- « ponse. Mais aperce vans qu'ils ne quéroient que avoir « collation et communication avec le j^euple de ceste « vostre ville, pour le attraire à leur part}^, prismes cou- « clusion de fermer toutes les portes de vostre dite ville « et n'en lessier yssir hors envers eux, ne de eux à nous, « personnes quelconques , tant qu'ils seroient ils es- « toient logiés : ce que par effectemens fut fait. Et au « jour d'hier vinrent semblablement, par diverses fois, « certaines personnes de l'host d'iceux Gantois , requé- « rans parler au peuple de ceste vostre ville, ou que « l'on reçust d'eux certaines lettres faites par manière de a placquars, adréchans audit peuple que ils portoient pu- « bliquement en un baston fendu, et attendoient d'icelles « la response; lesquelles lettres, ceux de Bruges vostre « dite ville, qui gardoient la porte de Sainte-Catherine

' La transcription du ms. 16881, faite g-énéralement avec peu de soin, offre ici une suite de fautes. Lisez : Moerbrug-ge, Oostcamp. Oedslem et Knesselaere.

- Vif ailles, aliments, vivres.

DE CHASTELLAIN. 283

ils vinrent, ne voulrent oncques recepvoir. Et en spécial hier, environ quatre heures après midy, vin- rent à ladite porte, trois personnes dudit host et une trompette avecques eux , auxquels nous Loys, Pierre, escoutette, et aucuns de la loy ensamble qui gardoient la porte, parlasmes, et pour ce faire, yssimes par le huiquet d'icelle porte. Lesquels ceux de Gand nous firent semblablement la requeste : sur quoy nous dessus nommés les interrog-eâmes, premièrement s'ils savoient que les nations des marchans, résidens en ceste vostre ville, a voient envoyé leurs députés à vostre dite ville de Gand, pour labourer avecques eux sur la matière de la paix, et aussy s'ils savoient que ceux de Gand eussent envoyé plusieurs lettres de placquars à divers doyens de mestiers de ceste ville, desquels vous envoyons copie cy-dedens encloses, sans en avoir envoyé aucunes à nous commis, officiers et loy, ne aussy aux hoefmans des bourgeois de ceste vostre ville , et eux respondans qu'ils n'en savoient riens, leur fut lors dit qu'ils es- toient tenus de le savoir, et s'ils ne le savoient, qu'ils re- tournassent à Gand pour le savoir, avant qu'ils parlas- sent audit peuple. Lors ils requirent que voulsissions recevoir lesdites lettres adréchans au peuple d'icelle ville. A quoy leur demandasmes si ils savoient bien la disposition de ceste ville. Et pour ce que sentismes, nous leur notificasmes icelle estre telle que les commis de par vous nostre très-redoubté seigneur prince, vos baillis, escoutettes de la loy et tout ce commun peuple de ceste ville, estoient une mesme chose, unys tous ensamble et tous conclus comme vos bons léaux sub- jets en bonne union garder ceste vostre ville en vostre bonne obéissance, comme ce autrefois sur samblables

286 CHRONIQUE

« lettres envoyées de ceux de Gand, leur avoitpar manière « de response esté escript, et pour ce que lesdites lettres « qu'ils exhibèrent, adréchoient seulement au peuple, non « à nous commis, officiers et loy, qu'elles n'estoient pas « recepvables, mesmement qu'elles venoient dudit host et « non de la ville de Gand , mais eux retournés audit « Gand, si yceux de Gand vouloient quelque chose re- « querre à ceux de ceste ville de Bruges touchant ma- « tière de paix, ceux de ceste ville f croient leur devoir « pour labourer à leur pouvoir, pour parvenir à ycelle, « que jusques à ores ils ont fait, sans y riens espargnier « labeur, ne despenses. Et ce fait, ladite trompette requist « que de par ceste ville fust envoyé audit host vitailles « pour la substentation d'icelluy, auquel par nous dessus- « dits fut respondu que n'avions point de charge de siu- « ce leur respondre, mais nous sambloit qu'ils pouvoient « bien savoir que pour le temps présent ceste ville estoit « pleine de peuple, tant de la ville et du plat pays qui y « estoit retrait, que des marchans estrangiers, auquel es- « toit besoing grant foison vitailles et leur estoient leurs « vitailles très-nécessaires; néantmoins, s'ils nous vou- « loient laissier savoir le temps de leur département, nous « rapporterions leur requeste voulentiers, et depuis, si « leur seroit faite response, avec ceste response s'en re- « tourneroient audit host. Et tantost qu'ils sceurent nostre « response, nous vinrent nouvelles qu'ils se deslogèrent, « prenans leur chemin par le champ vers Odelem et Nes- « selaire. Toutes lesquelles choses, nostre très-redoubté « seigneur et prince, nous vous signifions en toute humi- « lité, suppliant que nous et ceste vostre dite ville, il vous « plaise de vostre très-bénigne grâce avoir en vostre très- « spéciale recommandation, en priant nostre benoît Créa-

DE CHASTELLAIN. 287

« teur qu'il vous ait eu sa très-sainte garde et doinst pros- « périté en tous vos notables affaires. « Escript le xxîx." jour du mois de may.

« LOYS DE LA GrUTHUSE ,

« Bladelin, '< baillif, escoutette, bourguemaistre, es- « clievins et conseillers de vostre ville de « Bruges. »

CHAPITRE XV.

Comment ceux de Gand envoyèrent une ambassade devers le duc de Bourgongne en la ville de Tenremonde pourimpétrer unes trêves de demy an durant, laquelle leur fut accordée.

Après y celles responses faites, les Gantois s'en retour- nèrent en la ville de Gand, sans autre chose faire; mais bien cuidoieut les Gantois avoir ceux de Brug'es avec eux, au- quel ils faillirent.

Les marchans des nations furent longuement en la ville de Gand, pluiseurs fois parlèrent aux Gantois, c'est assa- voir aux boefmans et puis au peuple. Et fut appointé entre eux que l'abbé de ïronchiennes , les prieurs de Saint- Bavon et des chartreux de Gand, et damp Bauduin de Fosseux, aussi religieux de l'abbaye de Saint-Bavon de Gand, seroient, avec lesdits marchans, envoyés par devers le duc de Bourgongne pour requérir trêves durant l'espace de demy an, par la forme et manière cy-après desclarées. Et envoyèrent lesdits marchans pour iceux abbé et reli- gieux quérir saufconduit au duc, lequel leur fut accordé. Sy leur fut envoyé, et vinrent ycellui abbé religieux et marchans à Tenremonde devers le duc de Bourgongne,

288 CHRONIQUE

Le quatrisuie et septime jours de juin au dit an, furent oys l'abbé, religieux et marchans en la présence du duc, en son grant conseil bien préparé et g'arny de grande sei- gneurie. Et parla le prj^eur des Cliartreux en la manière qui s'ensieut :

« Très-haut, très-excellent et très-puissant prince et « mon très-redoubté seigneur, révérend père en Dieu « monseigneur l'abbé de Troncbiennes, le pryeur de Saint- « Bavon, damp Bauduin deFosseux, ces notables marchans « chi présents et moy, sommes venus devant vostre haute « seignourie, comme ceux qui de nostre pouvoir nous « voudrions employer que ceux de vostre bonne ville de « Gand fussent appaisiés envers vous. Et pour ce que la « matière est grande, et aussi que ne sommes pas acous- « tumés de telles si hautes et si pesans [affaires] démener « à nous, par manière de mémoire avons mis en escript la « charge que ceux de vostre ville de Gand nous ont chargé « de vous dire, vous suppliant, très-haut, très-excellent et « très-puissant prince, qu'il vous plaise que par l'un desdits « marchans ladite cédule puist estre lue devant vous. »

Laquelle chose, monseigneur le duc leur accorda, et contenoit icelle cédulle ce qui s'ensieut :

« Très-haut , très-puissant et très-excellent prince et « nostre redoubté seigneur.

« Les marchans des nations estranges, résidans en vos- « tre ville de Bruges, vos très-humbles et petits serviteurs « et qui se recommandent très-humblement à vostre bonne « grâce, considérans les grans maux et inconvéniens, qui « viennent en ce vostre pays de Flandres de ceste présente « guerre mue entre vous, nostre très-redoubté seigneur, « et ceux de vostre ville de Gand, dont ils portent très- « grant desplaisance, tant pour la pitié qu'ils ont du pays

DE CHASTELLAIN. 289

« et du povre peuple, comme aussy pour leurs affaires « particuliers, car comme l'on peut savoir, la marchan- « dise n'a point de cours en vostre pays, comme elle sou- « loit avoir, à la semonce et exhortement des députés « des trois membres de Flandres, estans pour lors en vos- « tre ville de Bruges, nous ont ordonnés et députés, pour « de par eux tous aler en vostre ville de Gand et aux gou- « verneurs d'icelle remonstrer les grans griefs et domma- « ges qui viennent pour ceste guerre, les pryer et requérir « que, pour l'honneur de Dieu, se veullent mettre à raison « et en devoir pour venir à paix et en la bonne grâce de « vous, nostretrès-redoubtéseigneurleurprinceetseigneur « naturel, en outre leur offrir, si par nous se peut faire « aucun bien en ceste matière, qu'ils nous trouveront prêts « et apparilliés pour nous y employer de bon cœur, sans « en riens nous espargner et en après leur donner à co- « gnoistre. Au cas que ces choses ne ^^rendroient briefve « fin, nous serions par force constraints de laisser le pays, « car, comme chascun peut savoir , les marchans et les « marchandises requièrent paix et pays de paix, car nul- « lement ne peuvent soustenir la guerre. Pour quoy nous, « députés des dessusdites nations , avecques les dessus- « dites charges, partismes de vostre ville de Bruges le « samedy veille de la Penthecouste, et ce mesme jour ar- ec rivasmes en vostre ville de Gand, et eusmes entrée en « la chambre des esche vins, devant ceux qui gouvernent « ycelle ville de Gand, auquel lieu fut de par nous pro- « posée la charge que nous avions de nos compagnons , « ainsi que dessus est dit. Sur quoy, de par lesdits gou- « verneurs nous fut respondu, que de ycelle guerre et du « destourbier qui estoient au pays, estoient bien dolans et a courouchiés, que sur toutes choses désiroient la paix et

290 CHRONIQUE

« l'amour de vous, nostre très-redoubté seigneur et prince « naturel, et que à ceste fin ils désiroient et aymoient « mieux, par le moyen de traité que autrement [tendre] « comme le plus amiable. A quoy de par nous fut répliqué « que pour entrer audit chemin de traité, il estoit nécessaire « de eslire et trouver traiteurs agréables à vous , nostre « très-redoubté leur prince, et qu'ils leur donnassent telle « charge qui vous dust pareillement estre agréable. Sur a quoy de par eux nous fut respondu que ne savoient , « ne ne veoient aucunes personnes plus ydoines à estre « moyen en ceste matière, que les nations estranges dont « nous estions députés, nous instamment pryans et requé- « rans que nous voulsissons entreprendre y celle charge.

« A laquelle requeste fut respondu de par nous que, « comme nous avons dit, nous estions prêts et apparilliés « de y labourer et faire tout le bien que nous seroit possi- « ble ; mais considéré que nous sommes marchans et d'es- « tranges pays, qui ne sommes point stillés de telles « choses et qui ne savons les manières et conditions du « pays , attendu aussi comme la matière est grande et « pesante et que n'en savons point les difficultés, il nous « estoit advys estre mal possible que par nostre moyen « seulement la chose se pust mener à bonne fin, et si leur « plaisir estoit que nous nous entremetissions en ycelle « motion, il nous sambloit nécessaire d'avoir avecques « nous gens du pays notables et qu'ils fussent agréables « à vous, nostre très-redoubté seigneur leur prince.

« A quoy ils s'accordèrent et eslurent pour estre ad- « joints avec nous, révérend père en Dieu monseigneur « l'abbé de Trouchiennes et vénérables pères messei- « gneurs les pryeurs de Saint-Bavon et des chartreux , « et damp Bauduin de Fosseux, religieux audit monas-

DE CHASTELLAIN. 291

« tère de Saint-Bavon, icy présens. Et pour entrer plus « avant en ladite matière, nous remonstrèrent que diffici- « lement pourroit-on venir audit traité et à la fin de paix, « comme ils désiroient, si ne fust par moyen d'aucunes « trêves ou abstinences de guerre, pendant lesquelles on « pust traiter et conclure la paix , nous très-affectueuse- « ment pryans et requérans que nous voulsissièmes venir «■ devers vous, nostre très-redoubté seigneur leur prince « et seigneur naturel, pour vous supplier très-bumble- « ment de l'impétration d'icelles trêves. A quoy leur fut « respondu de par nous que la peine et despens ferions- « nous très-volentiers, mais attendu que, comme ils sa- « voient, et chacun le peut bien savoir, vous nostre très- « redoubté seigneur leur prince naturel, aviez conclu en « vous-mesme par bonne délibération , par vostre grant « conseil, de ne jamais vouloir oyr aucune chose sur ceste « matière, si premièrement ceux qui se disent hoefmans ou « capitaines en vostre ville de G and, ne fussent desmis, « et aussy qu'il ne nous sambloit pour le présent estre né- ^< cessaire faire aucune mention de leurs privilèges, cous- « tûmes, franchises et usages, comme ils requéroient, « il nous estoit advis de labourer en vain, au cas que sur « ce ne fissent autre délibération. Auxquelles choses nous « fut dit de par eux, que sur ce n'oseroient aler plus avant, « ne donner autre response, sans le sceu du peuple et son « consentement, et que ils [le] feroient assambler et l'on « luy donroit à congnoistre comme ils firent. Et après nous « baillèrent response que le peuple estoit bien content, « et supplioit auxdits prélats et députés pour impétrer et « obtenir ycelles trêves ou abstinence de guerre pour le « terme de demy an ou plus, si faire se pouvoit, mais que " en obtenant lesdites trêves ou abstinence de guerre,

292 CHRONIQUE

« mention fust faite de leurs privilèges , francliises, « coustumes et usages, et en outre qu'ils estoient bien « contens que l'on change les noms des hoefmans et que « l'on leur donne autre nom , assavoir gouverneurs, rec- « teurs, deffendeurs ou autre nom tel que on voudra, car « de desmettre leur auctorité de tous poins, comme ils di- « soient, seroit pour le présent comme impossible, pour « ce que la ville est grande, et y pourroit-on faire des « maux sans nombre, comme homicides, roberies, effor- ce cemens de femmes et autres maux assez, s'il n'y eust « traité et auctorité , mesmement au présent que sont « sous les armes. Et sont bien contens que le nom qui « sera attribué à ceux qui auront ceste auctorité, soit « nommé et escript au derrière des eschevins et doyens, « nous remonstrans que présentement, pour obtenir les- « dites trêves, n'estoit point mestier de faire autres offi- « ciers, mais que au traité de la paix finale, ils s'en ac- « quitteroient tellement que vous, nostre très-redoubté et « seigneur leur jDrince et seigneur naturel, auriez cause « d'en estre content. Sur ce, très-excellent prince et nos- « tre dit très-redoubté seigneur, les dessusdits abbés de « Tronchiennes, prieurs de Saint-Bavon et des chartreux, « damp Bauduin de Fosseux et nous, députés dessusdits « des nations estrangières résidens en vostre ville de « Bruges, vos très-humbles serviteurs, sommes venus « devers vostre seignourie avec la dessusdite charge, à « nous bailliée par ceux de vostre ville de Gand , vous « suppliant en toute humilité, très-noble prince, qui par « droite nature de sang et par renommée, entre plusieurs « autres très- excellentes conditions de vostre très-noble « personne, avez toujours esté et estes très-grandement « recommandé de estre béning, piteux et miséricors, qu'il

DE CHASTELLAIN. 293

vous plaise par vostre bénigne grâce regarder en pitié vostre bon pays de Flandres, qui depuis un peu de temps est tellement empiré et taillié d'estre totalement désolé et destruit , si vostre miséricorde ne luy est im- partie. Et n'est besoing de regarder l'eiïusion de sang, les brûleries des villes, villages et maisons, et plusieurs autres grans maux qui en sont venus jusques à présent , car tout est bien en vostre bonne mémoire. Et encores n'est-ce riens au regard de ce qui sera au temps advenir, si par vous , nostre très-redoubté sei- gneur, et par vostre pitié et miséricorde, sans du tout avoir regard aux deffaultes, n'est remédié. « Très-excellent prince, nous vous supplions très- humblement , pour l'honneur et pour la révérence de Nostre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, et en outre aussy nostredit très-redoubté seigneur, vous supplions en toute humilité que pour Dieu, vostre seigneurie ne prende à nul mal ce que nous avons fait en ceste ma- tière, menée de bon cœur et de bonne voulenté, pour la pitié que nous en avons, comme dit est. Et si en ce fait nous nous sommes simplement gouvernés, comme nous doubtons en plusieurs choses, qu'il vous plaise , nostre très-redoubté seigneur, nous en tenir pour excusés et le imputer à nostre ignorance et non point à malice. Très- haut, très-puissant et très-excellent prince et nostre très-redoubté seigneur, si en ceste matière ou autre vous plaist nous commander aucune chose à nous possible, vous nous trouverez prêts à obéir de très-bon cœur, à l'ayde de Nostre-Seigneur, lequel pryons que vous, très-noble prince et nostre très-redoubté seigneur, ait en sa sainte garde et vous doinst accomplissemens de vos très-nobles désirs. »

TCH. II. 19

294 CHRONIQUE

CHAPITRE XVI.

Cy-après s'ensieut la copie de la response faite sur la cédule que baillèrent les nations des marchans estans à Bruges au duc de Bourg-ongne.

Après ycelle cédule lue de mot en mot, maistre Nicolas Eolin, chancellier de Bourgongne, demanda la cédule, affin que le duc eust sur ce son advis avec son grant conseil. Et pour leur faire response, le duc de Bourgongne se tira en sa chambre et fist appeler son grant conseil, et par dé- libération fut leur response conclue et pronuncliiée par la bouce du chancellier en la présence du duc et de son grant conseil. Et auparavant ycelle response faite , fut par le chancellier remonstré auxdits religieux et marchans les grans meiïais, rebellions, cautelles, abusions et maléfices des Gantois, en reprenant comme le jour du bon vendredy, en demandant paix, prinrent le chastel de Gavres, et au- paravant avoient cuidié prendre Biervliet, comment ils avoient cuidié prendre la ville, aussy comment ils assié- gèrent la ville d'Audenarde, et comment ils entendoient à conquester toute Flandres, donner les terres des nobles du pays à qui qu'il leur plairoit et prendre toute la seigneu- rie dudit pays de Flandres pour eux et en estre, de tous points, seigneurs, comment ils avoient séditieusement et par grant cautelle envoyé lettres au pays de Hollande et de Zellande et comment ils avoient esté devant Bruges à puissance, cuidans attraire ceux de Bruges avecques eux, faisans courre bourdes et menchonnes ' , disans que c'estoit à l'occasion da sel que monseigneur le duc leur avoit fait

* Menchonnes, mensonges.

DE CHASTELLAIN. 295

requerre. En outre leur fut remonstré comment ce n'es- toit point à l'occasion du sel la guerre que monseigneur le duc leur faisoit, et que touchant le sel, la paix et le traitié en avoit esté de tous points fait en la ville de Tenremonde, mais estoit pour garder sa hauteur, terre et seignourie, que les Gantois luy vouloient du tout oster en alant contre leurs privilèges qu'ils avoient juré; et que on les pou voit deux fois prouver parjures, c'est assavoir à cause du ser- ment qu'ils avoient fait à leur prince et le serment de leurs privilèges, lesquels deux sermens ils avoient faulsé et parjuré, en les prouvant pires que juifs; car si les juifs eussent véritablement sceu que nostre benoît sauveur Jé- sus-Christ eust esté Dieu, ils ne l'eussent point mis à mort, mais les Gantois ne pou voient, ne peuvent Ignorer que monseigneur le duc ne fust et soit leur seigneur na- turel et lequel leur avoit tant de biens fait, et que c'estoit la ville de tous ses pays à laquelle il avoit fait plus de biens ; et le guerredon qu'ils lui en rendoient, c'estoit de luy vouloir oster sa seignourie, en lui faisant guerre mor- telle de feu et de sang et toutes violences; et quant aux requestes qu'ils faisoient à monseigneur le duc, touchant de avoir trêves demy an du moins, et qu'ils estoient con- tens de changer les noms de leurs hoefmans en tel autre nom que l'on voudroit , fust de les appeller gouverneurs ou autrement, icelle requeste n'estoit raisonnable de faire à mondit seigneur, ne à homme de raison, mais estoit de tous points contre l'honneur, hauteur et seignourie de mondit seigneur le duc. Mais toutefois monseigneur le duc n'en savoit point de mal gré auxdits religieux et marchans, et savoit bien que ce que ils faisoient, ce estoit en bonne intention, mais la malice et mauvaistié des Gantois se monstroit et continuoit toujours de mal en pis.

29G CHRONIQUE

Après la response faite par ledit chancellier, le pryeiir des chartreux de Gand s'agenouilla devant le duc de Bour- gongne, en disant : « Mon très-redoubté seigneur, nous ne « sommes pas sages, ne prudens pour savoir conduire « telles, ne si hautes matières que sont cestes, et aurions « mestier que nous fussions instruits comment nous nous « deverions conduire et gouverner an cas qu'il vous plai- « roit que ces marchans et nous, nous en meslerions. Sy « vous supplie, mon très-redoubté seigneur, qu'il vous « plaise estre content que ces notables marchans cy~pré- « sens s'en puissent mesler et retourner devers ceux de « Gand pour le bien de la paix, ils se veuUent, s'il « vous plaist, employer de corps et de chevance. »

Alors le duc parla et dist qu'il est oit tout tel qu'il souloit, jà-soit-ce qu'il avoit bien cause et matière de soy courrou- chier plus que les autres fois, car y ceux Gantois de plus en plus s'efforçoient de lui faire guerre, en boutant les feux journellement sur lui et sur ses subjets, et ce non obstant, comme dit est, sy estoit-il tel, comme ilsambloit, c'est assavoir que par plusieurs et maintesfois il avoit dit, que, quant ceux de la ville de Gand auroient osté leurs hoefmans et se metteroient en estât de demander grâce, on le trouveroit prince de grâce, plein de justice, et que on n' avoit point trouvé en luy deffaut de injustice, ne jà, s'il plaisoit à Dieu, ne trouveroit nuls, et quant à luy, si les gens d'église et marchans se vouloient mesler de la paix, il n'en seroit point malcontent.

Iceux religieux et marchans furent bien contens de la response à eux faite par le duc et l'en remercyèrent, et sy prirent congié de luy. Et le lendemain, que fut le viii' jour dudit mois de juin, l'abbé de Tronchiennes, les pryeurs, religieux et marchans, retournèrent en la ville de Gand,

DE CHASTELLALV. 297

pour laquelle chose ils s'assamblèrent plusieurs fois en- samble, et conclurent d'envoyer devers messeigneurs les contes de Charolois et d'Estampes deux lettres closes, con- tenans que les Gantois requéroient à messeigneurs les contes qu'il leur plust supplier au duc de leur donner huit jours trêves, pendant lequel temps ils députeroient les dessusdits religieux, marchans et quinze de leurs bour- geois pour venir devers le duc lui requérir jiaix.

Messeigneurs les contes de Charolois et d'Estampes firent la requeste au duc, et après qu'ils l'eurent faite, par le commandement du duc, firent response aux députés de Gand présens, qui fut telle : « Que en tant qu'il touclioit « les huit jours de trêves qu'ils demandoient que le duc « leur accordast, ne se pouvoit faire, pour la grant assam- « blée de grans seigneurs, chevaliers et escuyers et peu- « pie, que le duc avoit assamblé pour entrer au pays de « Was. Ce mesme jour, qui estoit le xiii* jour de juin, et « dès le jour de devant, en estoit passé la rivière de l'Es- « caut à Rupplemonde, bien mille combatans, pour la- ce quelle chose le duc ne pouvoit donner lesdites trêves, « mais au cas que ceux de Gand voudroient mettre jus « leurs hoefmans et remettre leur ville en loy et envoyer « les dessusdits religieux, marchans et quinze de leurs « bourgeois , comme dessus est dit, faire à mondit sei- « gneur le duc olfres.raisonnables, monseigneur le duc y « entendroit, et sy leur monstreroit par effet que les huit « jours qu'ils demandoient, leur seroient très-raisonnables, « et bien le perceveroient si à eux ne tenoit. » Et ce mesme jour, qui fut le xiii'' dudit mois se partit le duc, atout son armée lors estant devers lui , de la ville de Tenremonde pour aller passer la rivière de l'Escaut, à Rupplemonde , et ])artans avec lui le comte de Charolois, seul fils et héri-

298 CHRONIQUE

lier du duc, le duc de Clèves, Adoli:)lie son frère, messire Cornille bastard de Bourgongne, le seigneur de Croy , comte de Porcien, le comte de Hornes, le seigneur de Créquy, le seigneur de Montagu, le seigneur de Lalaing, le seigneur de Ternant, le seigneur de Humières, messire Jacques de Lalaing, le seigneur de Wavrin, le seigneur de Bausi- gnies, le seigneur d'Arcy, messire Charles de CMlon, messire Loys de la Viefville et plusieurs autres grands seigneurs. Audit lieu de Rupplemonde avoit un gros village que les Gantois avoient ars, mais pour ce qu'il y avoit fossés autour, oîi souloit estre icelui village, fut avisé d'aller loger huit cents ou mille combattans dedans, afin que les Gantois ne s'y logeassent premiers : car si les Gantois y eussent été logés, ils eussent pu destourber le passage du duc de Bourgongne et de ses gens audit lieu de Rupplemonde. Sy furent envoj'^és deux notables cheva- liers, l'un fut messire François l'Aragonois , et l'autre le seigneur de Contay, lesquels allèrent garder ledit logis, un jour devant le partement du duc. Icelui messire Fran- çois alloitpar eau, et menoitet conduisoit plusieurs grands bateaux, bacs et passagers, et passa devant plusieurs des ennemis, qui lui firent de grandes invasions et plusieurs fois lui livrèrent assaut; mais en dépit d'eux il mena et conduisit son navire jusques audit lieu de Rupplemonde, et le seigneur de Contay alla à ciieval. Sy gardèrent le dit logis de Rupplemonde jusques à la venue du duc. Ce dit jour, après ce que le comte de Saint-Pol et messire Jehan de Croy eurent passé la rivière audit lieu de Rup- plemonde, ils furent logés aux champs, car tout y estoit ars par les Gantois.

Le duc de Bourgongne passa la rivière de l'Escaut, ac- compagné de ceux de son sang et de la bataille, tant

DE CHASTELLAIN. 299

hommes d'armes comme archers, et se logea audit lieu de Rupplemonde. Et pour ce que le nombre de sa compagnie estoit grand, fut ordonné qu'il y auroit deux hommes nota- bles ordonnés pour les faire passer par ordre', Sy se passè- rent tous ceux de l'estendard du duc, et puis passa messire Jacques de Lalaing et ceux de sa compagnie, le seigneur de Perveis, le seigneur de Berghes; après, messire Wau- tier Boles, messire Frédéric de Witem et tous ceux de Brabant et ceux de leurs compagnies; après, le seigneur de Humières et sa compagnie ; après, messire Loys de la Viefville et sa compagnie; après, le seigneur de Bausignies et ses gens, et avec luy ceux du seigneur de Lannoy, si aucuns en y avoit demourés ; après, messire Jehan le bas- tard de Renty et sa compagnie ; après, les gens du duc de Clèves; après, l'estandart du comte d'Estampes; après, les chariots de l'artillerie que conduisoit messire Daviot de Poix, maistre d'icelle artillerie, laquelle il mettoit en ordre ; après, les chariots de l'avant-garde ; après, les cha- riots du duc et de ceux de son sang et de son hostel , et leur fîst-on tenir ordre; après, les chariots des marchans et autres, que le prévost des mareschaux conduisoit et mettoit par ordre; après, l'arrière-garde, telle que le duc avoit ordonné, ainsi que dessus est escript\ Sy furent tous logés aux chamjDS , et tantost après vinrent nouvelles au duc de Bourgongne que ses ennemis les Gantois estoient entrés en un village nommé Barselle^ à un quart de lieue près du logis de Rupplemonde.

' Fière chose fust, à voir telle assemblée et telle noblesse, dont seu- lement la fierté de l'ordre, la resplendisseur des pompes et des ar- mures, la contenance des étendards, et des enseignes estoient suflSsans pour ébahir et troubler le hardement ot la folle emprise du plus hardi peuple du monde. (Olivier do la Marche.)

- Voyez plus haut, p. 262. ^ Basclc.

300 CHRONIQUE

Sy moutèrent à clieval le comte de Saint-Pol et messire Jehan de Croy, et trouvèrent les Gantois en ordonnance atout artillerie et pavais devant eux ; mais tantost furent déconfits. Et s'enfuirent les aucuns d'eux eu l'église dudit lieu de Barselle, es haies et buissons, et en une forteresse auprès d'icelui village de Barselle. L'église ne tint point et fut prise par force, et la forteresse fut assaillie ; et se rendirent au comte de Saint-Pol, pour et au nom du duc deBourgongne. Et pendant le temps que les gens du comte de Saint-Pol et de messire Jehan de Croy assailloient la forteresse, les Gantois se rassemblèrent et coururent sus à ceux qui gardoient les chevaux des assaillans.

Le seigneur de Fiennes, frère du comte de Saint-Pol, et messire Jehan de Croy est oient achevai, et avec eux en- viron quarante lances, et soutinrent le faix tant que leurs gens furent rassemblés. Alors de toutes parts on cxia alarme et tant que le duc de Bourgongne l'ouït, lequel tout droit ne faisoit qu'arriver audit lieu de Rupplemonde; sy n'avoit ce jour ni bu, ni mangé, et toutesfois il estoitbien quatre heures après midi, mais sa coutume sy estoit de jeusner quatre jours en la semaine, c'est-à-savoir le lundi, le mercredi, le vendredi et le samedi, en pain et en eau. Quand le duc ouït crier alarme, il se mit à chemin pour aller au lieu ce estoit. En sa compagnie estoient le sei- gneur de Croy et plusieurs autres pour secourir et aider le comte de Saint-Pol et messire Jehan de Croy ; mais ançois qu'ils y fussent arrivés, ledit de Fiennes et messire Jehan de Croy avoient desconfit les Gantois, et moult s'y portè- rent vaillamment iceux seigneurs. Et y fut navré mes- sire Jehan de Croy d'un vireton dedans son pied dextre ; et en ce jour furent lesdits Gantois par deux fois desconfits et mis en fuite, et y perdirent environ deux cents hommes ,

DE CIIASTELLAIN. 301

et plus grand nombre en eussent perdu, si se n'eust esté que le pays estoit fort de grand fossés et de haies, tellement qu'on ne pouvoit acconsuivir si hastivement, ni inconti- nent qu'ils se mettoient en fuite, et ainsi par ce moyen se sauvoient.

CHAPITRE XVII.

De la bataille qui fut auprès de Rupplemoude, qu'on nomma la bataille de Barselle, il y eut grant occision _de Gantois, et du danger fut raessire Jacques de Saint-Pol.

Quand ce vint le vendredi ensuivant, il fut ordonné de par le duc, qu'on feroit enterrer les morts, et pour ce faire furent commis Louis de Masmines et le roi d'armes de Flandre atout quarante ou cinquante manouvriers. Et tout ainsi qu'on enterroit les morts, parce mesme lieu vin- rent les Gantois, qui estoieut nombres de treize à quatorze mille combattans, et avoient bannières, charrois, pavais, couleuvrines et artillerie; et environ un quart de lieue de Rupplemonde se mirent en bataille en un fort lieu , et s'encloïrent de leur charroy et pavais, et furent plus d'une heure. Par tout l'ost du duc, on fit crier alarme ; le comte de Saint-Pol et messire Jehan de Croy , lesquels faisoient l'avant-garde, se mirent au dehors de leurs logis en bataille et en très-belle ordonnance; et puis un peu derrière et sur le costé de l'avant-garde, estoit le duc de Bourgongne et sa bataille, et pour garder une avenue par oïl les Gantois pouvoient venir sur le logis de Rupple- monde, fut ordonné le duc de Clèves, lequel estoit tout droit venu de son pays de Clèves en très-grant diligence ])our accompagner et servir le duc son oncle au pays de

502 CHRONIQUE

Was, il espéroit avoir la bataille, comme elle fut. Le duc de Clèves, comme il est dit, fut ordonné à garder la- dite avenue, et en sa compagnie, monseigneur Adolplie de Clèves son frère, le comte de Hornes, le seigneur de Lalaing, le seigneur de Ternant et messire Simon de La- laing, lequel avoit la charge de l'estendard du comte d'Es- tampes, et plusieurs autres. Ainsi que les ordonnances des batailles du duc de Bourgongne se faisoient, plusieurs nobles hommes alloient chevaucher et aviser les Gantois, lesquels estoient en grant ordonnance et si serrés qu'à grant peine les pouvoit-on nombrer ; et toutesfois y avoit- il gens à les aviser, qui bien se connoissoient au mestier de la guerre. Et estoient iceux, le seigneur de Saveuses, messire Guillaume de Vaudré, Simon du Chastelier et Jean de Chanvergy. Iceux Gantois furent bien une heure et plus, en telle ordonnance, sans eux bouger; et quand les gens de mondit seigneur virent qu'ils ne se bougeoient de leur fort, ils firent semblant d'eux enfuir, et lors Gan- tois issirent après eux en grand nombre et à la file, ne faisant grands cris, comme s'ils eussent esté tous descon- fits; et quand lesdits Gantois se trouvèrent sur un beau champ, il y avoit un moulin à vent, ils boutèrent le feu audit moulin, et puis marchèrent droit estoit l'avant-garde de mondit seigneur le duc. Mais ils ne les pouvoient voir, pour les grands arbres qui estoient entre deux. Lors le comte de Saint-Pol manda au duc que ce seroit bien fait d'ordonner cent hommes d'armes à cheval. Sy furent ordonnés le bastard de Saint-Pol, le seigneur de Wavrin, messire Jacques de Lalaing, et quinze ou seize lances des gens du seigneur de Croy , et soudaine- ment se trouvèrent cinquante lances. Et tout ainsi que le seigneur de Wavrin, le bastard de Saint-Pol et messire

DE CHASTELLAIN. 303

Jacques de Lalaingtiroient vers eux leurs ennemis, auprès d'un estroit passage ils rencontrèrent les Gantois, lesquels marchoient en grant diligence, et déjà avoient vu de bien près ladite avant-garde et de si près que à moins d'un trait d'arc. Lors le cry se prist des gens de ladite avant-garde; sy commencèrent à marcher hommes d'armes et archers, à pied et à cheval, contre lesdits Gantois. Et quand Gan- tois se virent approcher de tel courage et volonté que les gens de mondit seigneur le duc se montroient, ils se mi- rent en déconfiture et en fuite, et par espécial ceux qui alloient devant, et se cuidèrent rallier en un assez fort lieu oii ils rencontrèrent leurs gens qui venoient de leur bataille, et se mirent à combattre et à eux défendre moult vivement; mais les vaillans chevaliers et escuyers, qui estoient à cheval, se frappèrent dedans si vaillamment que iceux Gantois ne durèrent point en cette place, et fu- rent bien morts de six à sept cents. Et tantost après de re- chef les Gantois se remirent à fuir, et saillirent grands fossés atout leurs longues piques, et les vaillans hommes de les suivre et de passer fossés après eux, si grands qu'il n'est pas à croire, qui ne les auroit vu. Puis quand les Gan- tois avoient passé les fossés, ils se mirent de rechef à com- battre ; mais hommes d'armes et archers les combattoient si vaillamment qu'ils ne duroient point, mais estoient tan- tost desconfits et morts. estoient messire Jacques de La- laing et messire Jacques de Foucquesolles, qui tous deux y firent de si belles apertises d'armes, qu'il ne seroit point à croire, qui ne les auroit vu, et les vaillans chevaliers et escuyers, qui estoient ordonnés à chasser les Gantois et autres, qui les chassèrent sans ordonnance bien une lieue françoise , en les toujours tuant et mettant à mort, lia se trouva le comte d'Estampes, lequel y fut sans or-

304 CHRONIQUE

donnance et comme homme descongnu, en sa compagnie tant seulement cinq ou six personnes, desquels, comme j'ai ouï dire, en furent le seigneur de Roye et Jean de Chan- vergy ; et quant à ses gens, ils estoiént avec le duc de Clèves, Jacques monsieur de Saint-Pol, frère audit comte, eut son clieval tué dessous lui d'une culeuvrine à main, et estoit à celle heure en grand danger de mort, quand vinrent le vaillant chevalier messire Jacques de Lalaing, qui à ce jour fit maintes grandes vaillances et belles apertises d'armes, et le seigneur de Wavrin, et avec eux messire Jacques de FoucquesoUes , qui à ce jour portoit l'estandart du seigneur de Fiennes, frère à icelui messire Jacques, lesquels tous trois secoururent messire Jacques de Saint-Pol, lequel fut en plusieurs lieux navré dessus son corps, et fort playé, et y eust esté mort sans recouvrer, si ce n'eustesté le bon chevalier, messire Jacques de Lalaing*; car Gantois qui veoient celui messire Jacques de Saint- Pol tout à pied', ne chassoient que de le mettre à mort, nonobstant que moult asprement et hardiment se défen- doit; mais par la grant prouesse et vaillance des trois chevaliers de Lalaing, de Wavrin et de FoucquesoUes, lui fut la vie sauvée, et l'ostèrent hors du grand danger il estoit, et fut ledit de Lalaing navré à ceste rescouse dudit messire Jacques de Saint-Pol. Maints autres vail- lans chevaliers et escuyers firent sur les Gantois de grans vaillances ce jour, comme le seigneur de Wavrin, le bas- tard de Saint-Pol, le seigneur de Saveuses, le seigneur de Roye, messire Jehan de Croy, nonobstant qu'il eust le pied percé. Le mercredi dessusdit ^ messire Antoine

' On lit dans le MS. 16881 : Pour ce qu'ils le veoient coucliié dessous son cheval.

^ On lit: Mardi) par avant, dans plusieurs irlanuscrits.

DE CHASTELLAIN. 303

et messire Guillaume de Vaudré, Simon du Chastelier, Jehan de Chanvergy, Jehan du Plois-Vauron, le Bon de Saveuses, le bastard son fils et autres plusieurs vaillans chevaliers et escuyers, avec grand nombre de vaillans archers, y firent tant d'occisions et y mirent tant de Gan- tois à mort, que horreur estoit à le voir.

Les batailles tinrent leur ordonnance sans eux bouger, sinon d'un peu approcher ceux qui chassoient Gantois, pour cause de ce qu'on ne savoit de vérité quelle puissance ils avoient, car le pays estoit contraire à mondit seigneur le duc ; et s'estoient tellement bouleverquiés , fossoyés et embuschiés, qu'on ne pouvoit chevaucher, fors qu'à puis- sance, pour quoi, comme dessus est touché, on ne pouvoit savoir la convine' des Gantois. Sy couroit voix qu'ils es- toient très-grant puissance de .gens, tant de la ville de Gand comme de gens du pays, et qu'ils mettroient trois puissances en une fois à l'encontre du duc de Bourgongne leur seigneur, et par trois divers lieux. Pour quoi le comte de Saint-Pol se tint toujours en belle ordonnance, bannières déployées ; c'est-à-savoir la bannière dudit comte de Saint-Pol, celles du seigneur de Fiennes, son frère, et du seigneur du Fresne; et quant à la bataille, le duc ne déploya point sa bannière, ni pennon ; et toutesfois estoit tout ordonné, et aussi estoient ceux qui dévoient garder son corps et sa bannière. Et premiers pour garder le corps du duc estoient ordonnés, le seigneur de Montagu, le sei- gneur de Créquy, le seigneur d'Arcy, messire Charles de Châlon, le seigneur de Humières , l'amman de Brouxelles, messire François l'Aragonnois, messire Philibert de Jau- cnurt , le comte de Saint-Martin , en Piémont , Jehan

' Convine, intention.

306 CHRONIQUE

de Chanvergy , Jelian Hincart , Maillart de Flésin , Hervé de Mériadec. Le seigneur de Ternant avoit la garde de la bannière de monseigneur le duc et la devoit porter, et pour l'accompagner pour la garde de la bannière estoient ordonnés messire Jacques de Mastain, messire Antoine et messire Guillaume de Vaudré, le seigneur de Bersy, mes- sire Micliault de Thoisy , messire Pierre Vasque , messire Chrétien de Digoine, messire Guillaume Rolin, messire Geffroy de Thoisy, Miles de Bourbon, Guillaume de Cat- tendic et Josse de Brune. Pour celluy jour desploièrent leurs bannières le comte de Hornes et messire Philippe de Hornes. Messire Louis de la Viefville fut ce jour fait ban- neret et luy coupa monseigneur le duc la queue de son pennon armoyé de ses armes.

Monseigneur le duc avoit en sa bataille son seul fils le comte de Charolois, le seigneur de Croy, comte de Por- cien, Jehan, monsieur de Portugal, fils du duc de Coïm- bre ; le seigneur d'Auxy , le seigneur de Lalaing, le sei- gneur de Bausignies et le seigneur de Rochefort et tous les nobles chevaliers et escuyers de sa garde et de sa ban- nière, excepté le seigneur de Ternant, qui estoit avec le duc de Clèves.

Icelle bataille fut nommée la bataille deBarselle, auprès de Rupplemonde, laquelle bataille fut au très-grand hon- neur du duc de Bourgongne, et àpeu de perte de gens; car il ne perdit ce jour qu'un seul homme, et fut messire Cor- nille son aisné fils bastard , dont ce fut grand dommage, car il avoit un beau commencement de vaillance autant qu'il y en pou voit avoir en un jeune homme. Bien condi- tionné estoit et d'un chascun fort aimé et bien orné de toutes bonnes vertus ; pour quoi il fut fort plaint, et mes- mement de ceux de la Aàlle de Gand qui ses ennemis es-

DE CHASTELLAIN. 307

toient, quand ils le surent. Icelui messire Cornille le bastard estoit gouverneur de la duclié et pays du Luxem- bourg, et avoit bel et grand estât ; et en fut le duc sonpère moult fort déplaisant, et non sans cause, car il estoit taillé de bien servir le duc son père et aussi son fils le comte de Charolois, et lui fit le duc son père moult grand honneur à son corps ; car il le fit porter en la ville de Brouxelles, et mettre en l'église de Sainte-Goule, près du charnier il faisoit mettre ses enfants légitimes quand ils alloient de vie à trépas. Autre perte ne fit ce jour le duc de Bour- gongne, mais elle fut grande , et les Gantois j perdirent bien six. mille ' hommes, et sy perdirent toute leur artille- rie, charroy et autres bagues, et encore eussent-ils plus perdu, si ce n'eust esté le fort pays ils estoient : car s'ils eussent esté aux pleins champs, jamais homme ne s'en fust sauvé.

CHAPITRE XVIII.

Comment le duc se party de Rupplemonde et ala logier à Wasmunstre, les ambassadeurs du roy luy requirent d'aler à Gand pour trouver manière de faire la paix.

Or advint que cedit jour de samedi et le dimanche, le duc de Bourgongne fut en la ville de Rupplemonde, et le lundi ensuivant s'en partit, et alla au giste en un gros village audit pays de Was, nommé Wasmunstre \ Et passa le duc par un fort village nommé Chemesick% il y avoit forteresse appartenant à un gentilhomme nommé

On lit : mille ho7nmes dans le MS. 16881,

Waesmunster.

Kemseke.

308 CHRONIQUE

Martiu Villain, lequel villag-e et forteresse furent ars; et la cause fut, quant à la forteresse, pour ce que icelui Martin Villain laissa perdre sa forteresse, que les Gantois avoient assiégée : car le duc lui avoit offert gens de sa nation de Flandre pour la garder, mais ledit Martin le refusa, la cuidant bien garder.

Or, abandonnèrent Gantois ville et forteresse quand ils surent la venue de monseigneur le duc et de sa puis- sance ; sy furent tous ars comme dessus est dit. Et quand le duc fut arrivé audit lieu de Wasmunstre, il y séjourna bien par l'espace de huit jours. Et la cause fut pour les ambassadeurs du roi, qui arrivèrent, estans chargés de par le roi de requérir au duc qu'il lui plust faire et prendre paix aux Gantois, et à rapaiser son ire et les remettre en sa bonne grâce ' ; et quant à ce faire se vouloient employer,

' Les envoyés de Charles VII étaient chargés de remontrer au duc de Bourgogne « que le roy, qui est souverain seigneur et qui est tenu « de mouvoir paix et amour envers ses sujets, considérant que par » telles invasions et guerres particulières qui ont esté es temps passés « audit pays de Flandres, plusieurs inconvénients sont advenus en ce « royaume, et doubtant ces dangiers et inconvénients et désirant y « obvier et pourvoir , mesmement pour la conservation des droits , <. prééminences et prérogatives de sa souveraineté, a chargé ses am- « bassadeurs de remonstrer ces choses à mondit sieur de Bourgongne, « affin que son plaisir soit d'advertir lesdits ambassadeurs de la ma- <■ tière et de la cause du débat de luy et des Flamands, et diront que « le roi a baillé et donné charge et puissance auxdits ambassadeurs « de besoigner en l'apaisement desdites questions. »

Pour atteindre ce but, les ambassadeurs français tenaient au duc et aux Gantois un langage tout différent. Ils disaient au duc « que les- « dits débats et questions et la conséquence qui s'en peut ensuir, » touchent fort l'autorité et souveraineté du roy et de tout le n royaulme, et comment es temps passés, quand telles différences " sont advenues audit pays et mesmement entre les contes et les " communautés, les roys en ont tousjours entreprins la congnoissance <. et mis les débats et questions entre leurs mains, et aucunes fois les « ont apaisées amiablement, aucunes fois décidées par jugement, et « autres fois par voyes de fait et par desconfitures et contraintes, et

DE CIIASÏELLAIN. 309

et à riioimeur du duc, comme ils voudroient faire pour le. roi, et de ce avoient exprès commandement et charge de par le roi. Et quand les ambassadeurs eurent exposé leur charge au duc en la présence de plusieurs de son conseil, le duc respondit aux ambassadeurs, qu'il mercioit le roi de ce qu'il lui avoit plu envoyer devers lui pour ledit apaise- ment : mais il prioit au roi que de sa grâce il ne s'en voulust point mesler, et que au plaisir de Dieu il feroit tant qu'il viendroit bien à chef desdits Gantois ; et que si le roi estoit bien informé à la vérité desdits Gantois et de leur mauvaise rébellion et désobéissance, qu'il ne s'en voudroit point mesler, en priant de rechef aux ambassa- deurs qu'ils voulussent estre contents et eux déporter de tous points d'en plus parler, en leur disant que s'ils sa- voient la grant, offense que lesdits Gantois lui avoient faite, qu'ils ne lui en requerroient point, ni le roi ne le voudroit point faire.

« à ce propos allégueront et déclareront particulièrement aucunes « histoires du temps passé qui mieulx serviront. »

Ils exposaient au contraire aux Gantois : « Que le roy, qui est « prince et seigneur souverain dudit pays de Flandre, tenu en fief '< de la couronne de France, et auquel appartient l'auctorité de la •< paix ou de la guerre par tout son royaulme, et qui par le deu de sa " dignité royale est tenu d'apaiser telles questions , et toutefois « vouldroit faire et administrer à tous ses subjects toute raison en «' justice et les préserver et garder des oppressions nouvelles et incon- « vénients, ainsi que ses prédécesseurs ont tousjours fait es temps .< passés aux communautés dudit pays de Gand et autres dudit pays u de Flandre, a envoyé ses dits ambassadeurs par devers mondit sieur << de Bourgogne et eulx, pour eulx emploier à la pacification d'iceulx, <( en leur remonstrant que le roy qui congnoist le bon et le grand vou- « loir qu'ils ont à lui et au bien de la couronne de France, les voul- ■< droit traicter comme ses bons, vrais et loyaux sujets. »

J'ai reproduit, dans le t. IV do mon Histoire de Flandre, de nombreux documents sur l'intervention do Charles VII dans les troubles do Flandre.

TOM. II. 20

310 CHRONIQUE

Les ambassadeurs répliquèrent de rechief en disant au duc, que une fois en falloit voir la fin et qu'il ne faisoit mal que à luy-mesmes en destansant ses propres subjets, les- quels estoient simples peuples et mal conseilliés, en priant au duc que pour la révérence de Dieu il voulsist ainsy faire et que de par le roy ils se pussent mesler d'iceluy apai- sement, et que le duc fust content qu'ils pussent aller en la ville de Gand et qu'ils avoient lettres de créance du roy adréchant à ceux de Gand, et qu'ils se vouloient employer à iceluy apaisement à l'honneur et au prouffit du duc, comme ils voudroient faire pour le roy. Pour quoy le duc, après plusieurs paroles et remonstrances faites par iceux ambassadeurs envoyés de par le roy, fut content pour l'honneur du roy et de sa révérence, que iceux ambassa- deurs alassent en la ville de Gand et se meslassent d'ice- luy apaisement dont iceux ambassadeurs remercièrent le duc, mais pour tout dire, iceux ambassadeurs ne obtinrent pas du premier jour le consentement du duc, ains s'en re- tournèrent le premier jour à Tenremonde, et le lendemain revinrent devers le duc, et avec eux le chancellier de Bourgong-ne et l'évesque de Tournay, et sy renouvelèrent toutes les paroles qui le jour de devant avoient esté dites. Et puis fut la conclusion dessusdite exécutée, et allèrent les ambassadeurs en la ville de Gand, ils furent gran- dement reçus, et furent par l'espace de quatre jours, durant lequel temps par plusieurs fois remonstrèrent le péril et le dangier en quoy un chacun jour ilssemettoient, et pour ceste cause le roy de France les avoit envoyés et comment à grant paine ils avoient fine au duc de Bour- gongne leur seigneur de estre venus, pour laquelle cause et affin que le roy apperchust d'eux que aucunement ils eussent obtempéré à leur requeste, leur prièrent très-

DE CHASTELLAIN. 311

instamment de rechief, que pour le bien d'eux tous se voulsissent humilier et adviser tous ensamble, par bon advis, de à eux faire telle response que Dieu premièrement et le duc de Bourg-ongne, conte de Flandres, leur sei- gneur, ayent leur response pour agréable.

Alors lioefmans, escbevins de hault banc et doyens des mestiers, remercièrent les ambassadeurs, disans qu'ils fussent les bien venus, et que pour l'honneur et révérence du roy auroient si bonne et briefve response que chacun seroit content. Ainsy se passèrent trois jours, et au qua- trisme jour iceux ambassadeurs vinrent en la maison de la ville ils trouvèrent hoefmans, eschevins et doyens, et par un avantparlier', leur fut dit de par iceux hoef- mans, eschevins, doyens et communauté de la ville de Gand, qu'ils fissent tant devers leur très-redoubté seigneur le duc de Bourgongne que de sa grâce il leur voulsist octroier une trêve de un mois, durant lequel temps ils ad- viseroient de tellement et si bien besongner, que par rai- son le roi et leur seigneur le duc de Bourgongne, conte de Flandres , et ceux qui s'en estoien't meslés , seroient con- tens; et à tant les remercièrent les ambassadeurs, qui prirent congié d'eux et se partirent de la ville de Gand.

Nous lairons ceste matière pour ceste fois, et parlerons des ordonnances, que fist le duc de Bourgongne pour en- trer au pays de Was'.

' Avantparlier, avocat.

2 Ces deux pages se trouvent ainsi résumées dans plusieurs ma- nuscrits : « Toutesfois répliquèrent tant et parlèrent lesdits ambassa- deurs, que le duc fut content qu'ils allassent jusques à Gand, laquelle chose ils firent; et peu y profitèrent, car durant le temps qu'ils y furent et qu'ils parlementèrent ù eux, alors faisoient iceux Gantois plur forte guerre qu'auparavant n'avoient fait, non raie une fois, mais par plusieurs fois quant paix et moyens se y euidoient trouver, adonc fai soient-ils du pis qu'ils pouvoient. »

312 CHRONIQUE

CHAPITRE XIX.

Comment le comte de Charolois se partit de Tenremonde à puissance, pour aller courre devant le village de Mourbecque.

Ens au pays de Was, avoit plusieurs gros villages for- tifiés de grands boulevards et de plusieurs fossés, et tous les chemins Boulevarqués et fossoyés; et entre les autres villages en y avoit un nommé Mourbecque', et dans celui village avoit, tant comme de ceux de Gand comme de ceux du pays, comme on disoit, six mille combattans. Et pour ce fut advisé que le comte d'Estampes iroit courre en pays atout sa compagnie, qui pouvoient estre deux mille combattans. Et se partirent le xxiii" jour de juin, et allè- rent en pays, ils trouvèrent tant de boulevards que merveilles, et clievauclièrent en tournant ledit pays jus- ques à une lieue de Mourbecque : mais pour la grant cha- leur qu'il fit ce jour, le comte d'Estampes retourna à Wasmunstre; et à la vérité dire, il fit ce jour une si grande et si aspre chaleur, qu'il mourut un gentilhomme de chaud , et en furent cinq ou six grands seigneurs en danger de mort, à cause d'icelle chaleur; et disoient les aucuns, que oncques en leur vie n'avoient vu faire si très- grant chaleur pour un jour au pays de Flandre. Puis quand ce vint le lendemain, qui fut la nuit de Saint- Jean, il fut ordonné que le comte de Charolois iroit à puissance courre devant ledit village de Mourbecque ; et en sa com- pagnie avoit plusieurs grands seigneurs, et estoient en tout environ deux mille combattans. Ils firent leurs ordon-

' Moerbeke.

DE CHASTELLAIN. 313

nances, c'est-à-savoir avant-garde, bataille et arrière- garde, à demie-lieue près dudit Mourbecque, en une ab- baye nommée Boudelo ', et un gros village nommé Stecque'. Et furent envoyés les coureurs, lesquels allèrent jusques entre ladite abbaye et celui village de Mourbecque, qui estoit comme à un quart de lieue près, et trouvèrent deux forts boulevards que les Gantois gardoient ; ils retournè- rent incontinent et firent leur rapport au comte de Cha- rolois et aux seigneurs qui avec lui estoient, et que si on les vouloit assaillir, il convenoit que l'avant-garde s'ap- prochast, Toutesfois pour celle heure, on n'y alla point ; car on doutoit la personne du comte de Charolois, qui fai- soit fort à peser, et s'en retournèrent sans rien faire ; de quoi le comte de Charolois fut très- desplaisant et cour- roucé à merveilles; et aussi fut le seigneur de Créquy, car il conseilloit toujours , et estoit son opinion telle, qu'on devoit aller et approcher ledit village de Mourbecque de plus près, et selon ce qu'on trouveroit, on auroit advisé à aller avant ou de s'en retourner au logis de Wasmunstre, laquelle chose on fit ; et ainsi s'en retournèrent audit lo- gis, sans aller plus avant pour celle fois.

CHAPITRE XX.

De la rompture qui fut faite afin que le duc n'allast à l'emprise qu'il avoit faite, c'est-à-savoir sur le village de Mourbecque, dont il fut moult courroucé.

Auprès du pays de Was avoit un très-beau pays qu'on nommoit les Qiiatre-Mestiers, auquel pays avoit un très-

' Baudeloo. ^ Stekene.

314 CHRONIQUE

beau village et grand, nommé Hiilst, lequel se tenoit pour le duc de Bourgongne. Ils estoient peu de gens ; sy leur fut envoyé messire Louis de Masmines atout environ soixante combattans, lesquels confortèrent ceux de Hulst, et demeurèrent tant que le duc eust envoyé plus grand nom- bre de gens. Durant lequel temps, le duc sachant que par son fils le comte de Cliarolois n'avoit esté faite, ni achevée l'emprise qui lui estoit ordonnée, assembla son conseil pour savoir ce que il avoit à faire touchant le village de Mourbecque, lequel sur toutes choses sur l'heure déairoit prendre par force ; pour quoi furent députés et ordonnés certains chevaliers a mettre par écrit la manière et la con- duite de l'assaut d'icelui Mourbecque. Et en furent le sei- gneur de Créquy, le seigneur de Montagu, le seigneur de Ternant, le seigneur de Humières, messire Daviot de Poix et messire François d'Aragonnois ; et mirent par écrit toute manière et la conduite de l'avant-garde et l'artille- rie, qui y appartenoit, le lieu oh. ils s'assembleroient ceux qui dévoient assaillir, ceux qui dévoient estre à pied et ceux qui dévoient estre à cheval, toute l'artillerie de ribaudequins, couleuvrines et veuglaires devoit estre ; et les crennequiniers se dévoient tenir, et vivres et charrois seroient ; et en général toutes les ordonnances furent si bien ordonnées, qu'on ne pourroit mieux. Et icelles apportées au duc, présent son grand conseil, le jour et l'heure de partir fut dénommée et conclue. Mais en celui jour que le duc se cuidoit partir, et mesmement tous vi- vres, chariots, artillerie et toutes autres choses apperte- nans à assaillir icelui village, aucuns sages et subtils chevaliers, doutans le grand péril et danger qui pourroit estre à assaillir celui village de Mourbecque ainsi fortifié et gardé de six mille hommes, comme on disoit, trouvèrent

DE CHASTELLAIN. 313

manière de rompre celle emprise par subtile voie, et telle- ment qu'à peine s'en put-on apercevoir. Toutesfois il fut rompu, dont le duc de Bourgongne fut moult troublé, et tellement qu'il montra devant tous ceux de son conseil par paroles, que courroucé en estoit, et fit son estendard, qui aux fenestres de son logis estoit, reployer et bouter de- dans, en soi complaignant que sadite emprise estoit rom- pue; mais il ne savoit par qui, Toutesfois tout demeura ainsi pour l'heure. Puis le lendemain, qui futle xxvi^ jour du mois de juing, les ambassadeurs du roi, toujours re- quérans au duc de Bourgongne, pour amour et faveur du roi, qu'il voulsist apaiser sa fureur envers les Gantois, et qu'il lui plust entendre h la paix, en requérant trêves à monseigneur le duc, et que bonnement on ne pouvoit parvenir à ladite paix, sans surséance de guerre, prièrent tant au duc, qu'il leur accorda qu'il ne feroit point de guerre auxdits Gantois, ni ne feroit faire trois jours en- tiers, c'est-à-savoir le mardi, le mercredi et le jeudi, qui furent les xxvii% xxviii' et xxix" jours de juing. Mais le dimanche devant, qui fut le xxv* jour d'icelui mois de juing, le duc avoit ordonné que ceux du pays d'Hollande iroient par eau de la ville de Tenremonde en la ville de Hulst, ainsi comme ils firent, et s'en allèrent en belle or- donnance au long de la rivière de l'Escaut et passèrent devant la ville d'Anvers, et puis entrèrent en mer, et tant firent qu'ils entrèrent dedans la ville de Hulst. Et le mardi, qui fut le xxvir jour de juing, le duc envoya messire Antoine bastard de Bourgongne, messire Simon, messire Jacques et messire Sanche de Lalaing audit lien de Hulst, atout trois cens combattans ou environ à che- val, et la nuit ensuivant de ce mesme jour qu'ils furent arrivés audit lieu de Htil.st, ils surent que bien six mill<;

316 CTIRONiniJE

Gantois, estans et gardans pour l'heure un grand et fort village nommé Axelle, estoient issus hors, et ne savoient ce qu'ils vouloient faire. Pour quoy messire Jacques et mèssire Simon de Lalaing issirent hors de la ville de Hnlst le mercredi bien matin, atout soixante comhattans, et chevauchèrent tout droit vers ledit gros village de Axelle , pour savoir nouvelles de leurs ennemis. Sy ne chevauchèrent guère de chemin, qu'ils trouvèrent un fort boulevard gardé par les Gantois, bien garnis d'artil- lerie à poudre', et en tirèrent sur lesdits de Lalaing, et toutesfois ils entendoient qu'il fust trêves lesdits trois jours durants, comme il estoit dit. Et quand messire Jacques et messire Simon perçurent que lesdits Gantois ne tenoient point les trêves, ils s'approchèrent d'eux, et de rechef lesdits Gantois commencèrent à tirer. Ce voyans , messire Simon et messire Jacques firent descen- dre leurs archers et marchèrent tout droit à l'encontre desdits Gantois. Et quand iceux Gantois les virent ap- procher si près d'eux, sy commencèrent à fuir; et mes- sire Jacques de Lalaing, par grand courage et diligem- ment, les prit à suivir atout cinquante combattans ou environ, et messire Simon demeura pour recueillir et secourir messire Jacques son neveu, si besoin estoit; mais celui jour messire Jacques de Lalaing, le bon chevalier, fit tant par son grand hardement et prouesse, qu'il con- questa et gagua sur les Gantois sept ou huit forts bou- levards, et passa parmi deux villages, dont l'un estoit bel et fort, et [y a] une très-belle et forte église, et les desconfit et mit en fuite atout son petit nombre de gens jusques au lieu d' Axelle. Et si à cette heure celui mes-

' On lit clans le MP. 1G881 ; Bien garnis de canons vt de culcuvrincs.

DE CHASTELLAIN. 317

sire Jacques de Lalaing eust eu suite de gens, il fust entré dedans le village d'Axelle.

Ainsi comme vous oyez, messire Jacques de Lalaing, le vaillant chevalier, eut en ces jours moult de grands af- faires, et donna maints coups et reçut, tellement que par sa vaillance et par ses belles apertises d'armes, sa renom- mée fut si grande, qu'en place il se trouvast, fortune lui estoit- amie, non pas seulement en ce jour, mais tant comme il véquit. Et en celui jour n'y eut desdits Gantois que dix à douze morts, et de prisonniers environ vingt : car tantost comme Gantois le veoient aborder sur eux, le- quel ils connoissoient assez , nuls d'eux, pour peur de la mort, ne l'osoient attendre. Après ces choses faites et achevées, messire Jacques et messire Simon de Lalaing s'en retournèrent en la ville de Hulst. Et quant est aux Gantois , lesquels estoient issus en nombre de six mille combattans , comme on disoit , ils sçurent bien qu'ils es- toient allés bouter les feux en deux maisons devers la mer, lesquelles estoient à deux nobles hommes tenant le parti du duc de Bourgongne.

CHAPITRE XXL

Comment les Gantois qui estoient dedans Axelle, isslrent dehors pour aller mettre le siég-e devant Hulst; et des grants vaillances et grant conduite de messire Jacques de Lalaing.

Quand ce vint le lendemain, qui fut le jour de Saint- Pierre en juin, les Gantois estant au lieu d'Axelle, en nombre de sept mille hommes ou plus, comme on disoit, issirent et allèrent tout droit devant la ville de Hulst, me- nant grand nombre de charroi et artillerie, tant de ca-

518 CHRONIQUE

lions , couleuvrines et pavais que d'autres choses apparte- uans à ladite artillerie, contendans d'assiéger la ville de Hulst ou la prendre d'assaut. Pour quoi, quand on vit venir les Gantois en tel arroi , fut ordonné que les Hollandois garderoient l'une des portes, messire Sanclie de Lalaing une autre , et messire Antoine bastard de Bourgong-ne seroit dedans le marclié atout ses gens, pour secourir et aider ceux qui en auroient affaire, et messire Jacques de Lalaing isseroit dehors atout un nombre de gens d'armes, et messire George de Rosimbos mèneroit les archers. Et quant à messire Simon de Lalaing, il estoit allé devers le duc de Bourgongne, qui à ce jour estoit au village de Wasemunstre , dont devant est parlé.

Quand les ordonnances furent faites, une partie d'iceux Hollandois issirent hors de l'une des portes, du costé dont les Gantois approchoient cette ville de Hulst : messire Jacques de Lalaing et George de Rosimbos estoient pa- reillement issus hors de la ville de Hulst. Et quand mes- sire Jacques de Lalaing vit et perçut que les Gantois ap- prochoient la porte dont ils estoient issus , il envoya par devers messire Antoine le bastard , afin qu'il lui envoyast encore cinquante ou soixante archers, laquelle chose il fit. Puis quand messire Jacques se vit renforcé desdits ar- chers et qu'iceux Gantois n'approchoient plus la ville de Hulst , il ordonna un petit nombre d'archers , et les fit aller à son costé senestre et si avant que lesdits archers pouvoient bien tirer aux flancs et aux costés d'iceux Gan- tois. Et alors messire Jacques de Lalaing commença à marcher tout bellement envers ses ennemis. Puis quand iceux Gantois virent messire Jacques de Lalaing appro- cher d'eux, et qu'ils sentirent le trait des archers, lesquels tiroient sur eux, comme dessus est dit, se mirent en fuite

DE CHASTELLAIN. 319

et en desconfiture, et sy ne veoient guère de nos gens; mais la vaillance et hardiesse du bon chevalier messire Jacques de Lalaing les. fît mettre à desconfiture. Le cri fut grand sur eux ; hommes d'armes et archers commencèrent à chasser et à tuer Gantois. Et est à croire pour vérité que Hollandois n'y faillirent mie, autant comme ils pouvoient aller de pied. En cette ville de Hulst estoient plusieurs chevaliers et grands seigneurs, tant du pays de Hollande, Picardie, Hainaut que d'autre part.

estoient le seigneur de Lannoy, le seigneur de Bre- derode, le seigneur de Bausignies, le frère du seigneur de Brederode, messire Sanche de Lalaing, tous vaillants che- vahers, dont les uns estoient issus de la ville et les autres estoient en leur garde. Car le grand nombre que les Gan- tois estoient, avec le nombre du charroi et artillerie qu'ils avoient , faisoit à douter qu'ils ne voulsissent assaillir la ville de Hulst ; et aussi alloient-ils pour ce faire : mais ils trouvèrent dedans la ville autres gens qu'ils ne cuidoient trouver. Et pour revenir à icelle desconfiture des Gantois, vrai est que messire Jacques de Lalaing chassa un peu iceux Gantois tout à pied. Et en ce faisant trouva un pour- suivant nommé ïavent, auquel il prit son cheval, et monta dessus, et ce pendant on alla querre chevaux en la ville de Hulst, tant pour lui comme pour les siens, et aussi plusieurs nobles hommes se mirent en peine d'avoir des chevaux. Et quand chevaux furent recouvrés, laquelle re- couvrance fut petite, car je crois qu'ils ne se trouvèrent point jusques à cinquante chevaux en tout, alors ils en- commencèrent à faire leur devoir, c'est à savoir de tuer et chasser Gantois , et tant qu'hommes et chevaux furent recrans. Et fut messire Jacques de Lalaing tout le dernier chassant, et eut son cheval tué, et lui convint rechanger

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cheval, et en eut trois ce jour ; et sy avoit avec lui cinq ou six de ses gens , et sy y estoient messire Josse de Halle- win, le bastard de Saveuses et Plateau, car ils ne se trou- vèrent que dix ou douze chevaux au darrain, que tous ne fussent lassés. A icelle chasse ne failloit que gens de cheval pour chasser et tuer : car les Gantois ne faisoient autre défense que de fuir, en jetant piques et harnas à terre. En icelle chasse y eut j)lusieurs Gantois lesquels s'allèrent rendre aux officiers d'armes en requérant qu'on leur sauvast la vie. Celui jour y eut quatre cents hommes morts, et bien cent prisonniers d'iceux Gantois, et sy per- dirent toute leur artillerie, charroi, pavais, vivres et autres bagues ; et , comme on disoit , ils avoient bien quarante , que chars, que charrettes.

Or est vérité que le duc de Bourgongne entendoit qu'il y eust trêve à la requeste des ambassadeurs du roi :* car vous avez ouï comme le duc leur avoit accordé surséance de guerre, c'est à savoir le mardi, le mercredi et le jeudi, lequel fut le jour Saint-Pierre , comme dit est , que la be- sogne fut. Et cuidoient les Gantois prendre et surprendre les gens du duc de Bourgongne en la ville de Hulst, pen- sans qu'on ne se donnast garde d'eux, à l'occasion desdites trêves et surséance de guerre ; et ainsi avoient-ils accou- tumé de faire , car à toutes les fois qu'on parlementoit de paix ou de trêves, ou qu'il estoit surséance de guerre, ils faisoient leur emprises cauteleusement, dont mal leur en vint, comme ci-dessus avez ouï.

Or vrai est que audit jour Saint-Pierre, le duc avoit ordonné qu'environ sept heures en la nuit , lui et sa ba- taille partiroient , à neuf heures après son arrière-garde, et estoit pour aller au village de Axelle, on disoit que les Gantois estoient bien six ou sept mille. Et tout ainsi

DE ClIASTELLAIN. 32!

que le maréchal de l'ost du duc faisoit dire les ordon- uances qui lui estoient chargées de par le duc, au prévost des maréchaux pour le fait des vivres, et au maistre de l'artillerie, ensemble tout ce qu'il falloit pour l'ost, vint un poursuivant nommé Pavillon, lequel apporta certaines nouvelles de la besogne et de la détrousse faite sur les Gantois devant la ville de Hulst, ainsi comme ci-dessus avez ouï. Et pour revenir au partement du duc, qu'il de- voit faire de son logis de Wasemunstre, il avoit été longuement logé, comme dessus est dit, estoient aucuns ambassadeurs du roi , lesquels requéroient au duc , qu'il lui plust encore dilayer son voyage et emprise, qu'il avoit sur les Gantois estans lors au lieu de Axelle, en disant qu'encore estoit l'un des ambassadeurs en la ville de Gand, lequel pourroit bien apporter telles nouvelles qu'il ne se- roit besoin d'en plus faire. Lors le duc de Bourgongne respondit aux ambassadeurs qu'il veoit bien et savoit la maie volonté des Gantois, et bien le monstroient et avoient monstre ce mesme jour que toutes les parties avoient accordé surséance de guerre. Et pour tant, le duc voulut entretenir son voyage : et quand ce vint à sept heures de la nuit, l'avant-garde se délogea, et puis la bataille et l'arrière-garde ; et après toutes les batailles, estoit ordonné le charroi , tant de vivres comme autrement , et un petit nombre de lances pour le garder. Et la cause pour quoi le dit charroi fut ainsi ordonné tout derrière, ce fut pour les chemins , qui moult estoient étroits , et tout le pays fos- soyé : car si un chariot se fust rompu , le chemin eust esté estouppé et clos , tellement que les gens de guerre n'eus- sent pu aider, ni secourir l'un l'autre. En celle ordonnance chevaucha le duc de Bourgongne et son ost toute la nuit, en allant tout droit au gros village de Axelle au pays des

522 CHRONIQUE

Quatre-Mestiers, il cuidoit trouver de six à sept mille Gantois. Or convenoit-il que le duc et son ost passassent par le chemin qu'il prit tout droit devant la ville de Hulst, la besogne a voit esté. Sy y avoit du logis dont le duc s'estoit parti, nommé Wasemunstre, jusques audit lieu de Hulst, quatre grosses lieues de Flandre, et fut jour quand il arriva à Hulst; et dudit Hulst jusques à Axelle avoit une grosse lieue ; et ainsi estoit cinq lieues qu'il y avoit de Wasemunstre jusques au lieu de Axelle. Puis quand le duc fut passé environ une demie lieue de la ville de Hulst, on se mit en bataille en attendant Hollandois , Picards, Fla- mands et Haynuyers, lesquels estoient dedans la ville de Hulst. Les chariots que les Gantois avoient perdus le jour devant , vinrent bien à point aux Hollandois : car ils es- toient venus de Hollande par eau, sy n'avoient nuls che- vaux.

Le duc de Bourgongne fut longuement en bataille en attendant les Hollandois, dont le seigneur de Lanuoy es- toit capitaine et gouverneur; et estoient les Hollandois presque tous en chariots et charrettes, et les aucuns à pied : et quand ils furent venus, le duc ordonna tout son arroy pour assaillir la grande et forte ville de Axelle, qui estoit de tous costés très-fort boulevarquée. Sy furent or- donnés à aller devant ladite ville messire Jacques et mes- sire Simon de Lalaing atout leurs gens, pour voir les avenues de ladite ville de Axelle , la manière des Gantois et toutes leurs ordonnances. Et dévoient suivre par ordre, ainsi qu'il estoit ordonné pour ledit assaut : mais ce fut pour néant ; car lesdits Gantois s'en estoient fuis en cette mesme nuit tous hommes , femmes et enfants , et avoient vuidé la plupart de leurs biens , et s'estoient tous retraits en la ville de Gand , il y avoit quatre grosses lieues

DE CHASTELLAIN. 323

de ladite ville de Axelle. La nouvelle vint au duc de Bour- gongne comment Gantois s'en estoient fuis la nuit, et qu'en la ville de Axelle n'y avoit homme demeuré , ni femmes, ni enfants, excepté cinq ou six vieilles, dont le bon duc fut moult desplaisant ; car il avoit clievauclié toute nuit. Gui- dant trouver lesdits Gantois : mais ils avoient esté si ef- frayés le jour devant de la besogne et desconfiture qu'ils avoient eue devant la ville de Hulst, que sans arrester ils s'enfuirent en la ville de Gand.

Après ces nouvelles sues, le duc ordonna au marescbal de l'ost, qu'il prist les fourriers et allast au lieu de Axelle faire les logis. Sy fut ainsi fait et ordonné, et se logea le duc et tout son ost. Et après plusieurs compagnons de guerre passèrent outre celle ville de Axelle, et trouvèrent tant de vacbes et de bétail qu'on donnoit une belle vache pour cinq sols '. Ce dit jour, qui estoit le derrain jour de juin, après ce que hommes et chevaux furent repus, le duc envoya courre le pays des Quatre-Mestiers du costé de la mer, tout jusques à Bouchant ; et y furent, ce vaillant chevalier messire Jacques et messire Simon de Lalaing son oncle et plusieurs autres chevaliers et escuyers. Sy ne trouvèrent personne en tout le pays , ni hommes , ni femmes, ni enfants, que tous ne fussent retraits en la ville de Gand. Les deux seigneurs, messire Jacques et messire Simon de Lalaing , par l'ordonnance et commandement du duc, firent bouter les feux en ceste ville de Bouchant et par tout le pays ils furent, et ardirent bien trois lieues de pays , que ceux de la ville de Gand veoient à plein.

' D'après les chroniques flamandes, la défaite des Gantois devant Hulst eut lieu le 26 juin 1452. Ce fut le 3 juillet que les Picards en- trèrent dans le pays des Quatre-Métiers, ils mirent tout à feu et à sang.

524 CHRONIQUE

CHAPITRE XXII.

Comment le ducdeBourgongne fit bouter les feux dedans Mourbecque et autres plusieurs villages.

Le premier jour de juillet ensuivant, le duc de Bour- gongne envoya messire Louis de la Viefville et messire Louis de Masmines en la ville de l'Escluse quérir des vi- vres : car le pain estoit failli, et estoit très-clier en l'ostdu duc ; et leur fut commandé qu'ils amenassent leurs vivres à un village nommé Wacquebecque ' , qui est un beau vil- lage séant à deux lieues de Gand. Le duc de Bourgongue fut logé audit lieu de Axelle trois jours entiers, et le qua- trième jour, qui fut troisième jour de juillet, se délogea et s'en alla loger au village de Wacquebecque. Mais avant son partement, il envoya courre à puissance dedans Mour- becque, un fort village et de fortes avenues, oii on cui- doit moult grand nombre de gens. Et firent la course les gens de messire Jelian de Croy, et y furent le seigneur de Mengoval, messire Jelian de Rubempré, neveu du seigneur de Croy, et plusieurs autres clievaliers et escuyers. Audit village de Mourbecque n'avoit nulluy, car tous s'en es- toient fuis dedans la ville de Gand ou dedans les marais dudit Mourbecque , lesquels sont marais on prend tourbes , lesquels sont tant périlleux, que nuls estrangers n'y peuvent, ni ne savent comment entrer que ce ne soit en péril et danger de perdre la vie; et tels y entrèrent pour cuider gagner, qui oncques puis n'en revinrent : mais comme j'entends, ils n'y furent que deux ou trois.

' Wachtebeke.

DE CHASTELLAIN. 325

Quand les deux de Rubempré et de Meng'oval virent que autre chose ne se pouvoit faire es dits marais, les- quels on appelle moures, ils firent bouter le feu audit village de Mourbecque : car on leur avoit commandé'. Sy fut ladite course faite le premier jour de juillet. Et pour revenir à notre matière du délog-ement du bon duc, vérité- est qu'il se délogea le troisième jour de juillet de ce bel et gros village d'Axelle, que ceux du pays ne tenoient pas pour village, mais pour bonne ville , aj^ant armes, loi et maison de ville, et avec ce y avoit bien de deux à trois mille maisons, lesquelles au déloger furent presque toutes arses; et peu y en demeura, fors qu'une très-belle église et la maison de messire Guy de Guistelle, laquelle estoit enclose d'eau et de fossés, et fut garantie du feu pour ce que le chevalier tenoit le parti du duc son seigneur. Ainsi comme vous oyez, se délogea le duc et tout son ost; sy chevaucha en la plus belle ordonnance qui pour lors faire se pouvoit : car on ne pouvoit chevaucher que par les chemins, tant estoit le pays fossoyé. Et encore estoient tous les chemins boulevarqués , mais iceux boulevards es- toient rompus et les chemins refaits , et alla celui jour loger le duc à Wacquebecque, dont dessus est faite men- tion, et fut deux jours; et illec lui vinrent vivres de l'Escluse en grand abondance que messire Louis de la Viefville et messire Louis de Masmines conduisirent, ainsi que chargé leur avoit esté , et bien le firent. En ces deux jours que le duc et son ost furent logés en celui village de Wacquebecque , coururent plusieurs gens de guerre

Le duc, qui ne pooit oublier la mort de son bastard, commanda que tous les villaiges du pays de Wast qui estoient rebellés ùluy, fus- sent ards. (Jacques Duclercq, II, 16.) Par ainsi en ce voyage furent ars mieulx de iiii mil manoirs. [Chron. anon. Corp. Chron. Flandr., t. III, p. 496.)

TO.V. H. 21

520 CHRONIQUE

les pays d'entour le logis. Sy furent les aucuns devant une petite place qui se tenoit, laquelle fut prise de force et tous ceux de dedans mis à la mort. entour dudit Wac- quebecque fut trouvé tant de testes à cornes qu'on n'en savoit que faire, et g-agnèrent si largement que celui qui avoit quatre escus, avoit cent bestes à cornes, qui acheter les vouloit.

Entour ledit village de Wacquebecque, avoit grands marécages, et sy y passoit la rivière de Drome, et estoient lesdits marais de très-mauvais fond. Et pourtant iceux marais furent avisés par messire Daviot de Poix et par le seigneur de Contay, et fît-on refaire aucuns passages, es- pérant que tout l'ost du duc y passeroit ; et de fait fut l'en- treprise faite pour y passer, et y passèrent plusieurs, tant à pied comme à cheval : mais lesdits marais s'effondrè- rent tellement, qu'il fallut cesser le passage; et qui 'pis fut, il convint de repasser ceux qui estoient allés outre lesdits marais, car si les Gantois fussent venus sur eux, on ne les eust pu aider, ni secourir. Sy furent ceux qui estoient passés, au repasser tellement mouiUés et brouillés, que c'estoit grand pitié à les voir ; et pour celle cause fallut demeurer tout le jour à Wacquebecque, et convint aller refaire les passages et ponts de Mourbecque. Puis se délogea le duc le sixième jour du mois de juillet lui et tout son ost, et au déloger on bouta les feux partout; et sy «voient esté boutés le jour de devant en plusieurs vil- lages, tant à Artevelle ' comme ailleurs. Ce sixième jour de juillet, le duc de Bourgongne passa la rivière de Drome, à un passage à gué nommé Draghenen', et auprès d'icelui passage se logea le duc et tout son ost.

' Ertvelde. ^ Dacknam.

DE CHASTELLAIN. 527

CHAPITRE XXIII.

De la course qui se fit devant la ville de Gand, de laquelle course estoit clief le duc de Clèves, et de ce qui s'y fit.

Quand ce vint le lendemain , le duc se délogea de Dra- ghenen , et s'en alla loger aux champs sur la rivière de l'Escaut au plus près d'un village nommé Wettre \ séant sur icelle rivière, entre Gand et Tenremonde, qui est aune lieue et demie de Gand ou environ ; et le duc et tout son ost furent logés en tentes, pavillons et logis faits pareille- ment qu'on feroit en un siège. A icelui logis de Wettre re- vinrent les ambassadeurs du roi, lesquels s'estoient tenus à Tenremonde pendant le temps que le duc avoit esté au pays des Quatre-Métiers et de Was. Et illec de rechef requirent au duc , qu'il lui plust à entendre à traité de paix , laquelle paix ne se pouvoit bonnement faire sans trêves. A laquelle chose le duc ne vouloit entendre , disant que les Gantois ne prétendoient qu'à rompre son armée ; ils firent tant de belles remonstrances au duc , comme ils purent , et bien le savoient faire : mais pour l'heure le duc ne s'y voulut accorder, et s'en retournèrent les am- bassadeurs en la ville de Tenremonde. Et le dixième jour dudit mois de juillet ensuivant, le duc ordonna que le duc de Clèves iroit courre devant la ville de Gand , et lui fut baillé en gouvernement l'estendard du duc ; et pour l'ac- compagner lui furent baillés la plupart des chevaliers et escuyers du duc de Bourgongne, et y fut messire Jehan de Croy, qui fit ce jour l'avant-garde , et le seigneur de Rubempré avoit la charge des coureurs, et au regard des

« Wetteren.

328 CHRONIQUE

gens du comte d'Estampes, ils y furent en grand nombre. Tant clievauclièrent ensemble en bonne ordonnance, qu'ils se trouvèrent devant la porte de Saint-Bavon de Gand, il y avoit une petite maison droit devant le tape-cul*, laquelle fut arse ; barrières furent coupées et soyées % et leur fit-on fermer la porte bien en liaste.

L'alarme et l'effroi fut grand en la ville de Gand ; sy en- commencèrent les Gantois à tirer sur les gens du duc, d'ar- balètes, de canons et de couleuvrines ; et y eut un arcber qui estoit sur la barrière de la porte Saint-Bavon, qui fut féru en la cuisse du trait d'une arbalète , dont il mourut.

Tantost après les Gantois s'assemblèrent en très-grand nombre et issirent bors de leur ville : mais le gentil che- valier de Eubempré les rebouta par trois fois dedans leurs barrières si rudement , qu'au rentrer dedans la ville , ils cbéoient et trébucboient les uns sur les autres. Les e^car- moucbes durèrent longuement : et issirent Anglois, de trente à quarante, de cheval et de pied, hors de la ville : car les Gantois avoient des Anglois avec eux, lesquels tin- rent l'escarmouche'. Mais tantost après qu'on chargeoit sur eux, ils se retraioient dedans le trait de leurs gens ;

Tappe-ml, pont-levis.

^ Soyées, sciées.

3 Les Comptes de la ville de Gand établissent que, dès le 11 juin, quelques Anglais étaient arrivés à Gand, et ils se trouvèrent, le 21, au combat de Moerbeke. Ils étaient au nombre d'environ cinquante; mais il paraît qu'on en attendait un plus grand nombre, puisque les am- bassadeurs français écrivaient, le 22 juin, à Charles Vil : « Etdist-on « qu'il doit venir des Anglais à Gand. » Le 10 juillet, les trois membres de la ville furent convoqués pour statuer sur les moyens que l'on em- ploierait pour payer les archers anglais. « Tune temporis ex Anglia « certi nuntii supervenerunt pressentantes subsidium vi aut vu" « Anglicorum et de tanto numéro vix quingenti supervenerunt qui « rapinis et cœdibus intenti, nulla digna relatu peregerunt. » (But, Chron. manusc.) On trouve, en 1450, un mandement de Henri YI en

DE CHASTELLAIN. 329

par quoy s'il y eut plusieurs hommes et chevaux navrés des gens du duc, ce ne fut pas merveille, car je crois que ce jour y eut trois estendards plus près de la ville de Gand en fait de guerre, qu'il n'y avoit oncques eu du temps d'empereur, de roi, ni de prince. Le premier des trois et le plus près, ce fut l'estendard du seigneur de Rubempré; car il fut par trois ou quatre fois jusques aux barrières de Saint-Bavon de Gand. Le second, ce fut l'estendard de messire Jehan de Croy, lequel avoit grant puissance sous lui, et eut la charge de l'avant-garde pour celui jour, et aussi en toutes besognes avoit-il eu avec lui le comte de Saint-Pol. Le troisième estendard fut celui du duc de Bourgongne, que le duc de Clèves avoit en garde; sy le fit porter si près, que, si celui qui le portoit, ne se boutoit de- dans le trait des canons, il ne pouvoit plus près. Là. fut le duc de Clèves et toute la puissance du duc bien par l'es- pace de deux heures , et véritablement y avoient de vaillants chevaliers et escuyers toujours escarmouchant, en les cuidant toujours tirer arrière de leur ville et hors du trait : mais les Gantois ne s'eslongeoient point, pour quoi il s'en fallut revenir, et à leur départir, ils firent bouter le feu en un moulin à veut qui estoit assez près de leur porte : et sy fut bouté le feu en un moult bel hostel qui estoit à un nommé Jacques de Satre ' et en plusieurs autres maisons. Grant foison de bestes à laine furent gagnées ce jour, et ainsi s'en revint-on au logis.

Or nous convient dire pourquoi, ni à quelle cause, cette course fut faite devant la ville de Gand à ce jour , et à quelle intention elle se faisoit. Vérité est qu'on avoit dit

faveur des Flamands qui lui sont restés fidèles malgré la trahison du duc de Bourgogne. (Delpit, Doc. inddits, 1. 1", p. 265.) * Jacques de Sagliere, d'après les chroniques flamandes.

350 CHRONIQUE

OU rapporté au duc que s'il énvoyoit courre devant G and, que les Gantois issiroient hors de la ville et combattroient et livreroient bataille ; et afin d'avoir la bataille, avoit le duc envoyé son neveu le duc de Clèves, ainsi accompagné comme vous avez ouï, devant la ville, pensant qu'iceux Gantois dussent issir pour combattre, et au cas qu'ils ississent, que le duc de Clèves et toute sa puissance recu- lassent tout bellement; car le duc de Bourgongne, après le partement du duc de Clèves son neveu et des autres qui allèrent courre devant ladite ville , avoit fait dire secrète- ment , sans sonner trompettes , de logis en logis de tous ceux qui estoient demeurés en l'ost , que chacun eust sa selle mise et fussent prests de monter, si besoin estoit. Et avoit ordonné le duc qu'on lui fist savoir la conduite des Gantois à tue-cbeval; et par spécial, s'ils issoient à puis- sance pour combattre, afin que lui et tout son ost fusf à la bataille à l'aide et secours de son neveu le duc de Clèves. Et afin qu'il n'y eust faute que le duc ne sçust des nou- velles sur nouvelles, au cas que les Gantois voudr oient combattre , il ordonna à Toison-d'Or qu'il menast avec lui à cette course tous les rois d'armes , hérauts et poursui- vants de sa cour, pour lui faire savoir des nouvelles de Testât d'iceux Gantois, laquelle chose fut ainsi faite: mais les Gantois n'issirent point pour combattre. Et n'y eut autre chose faite pour celui jour, et s'en retourna chacun au logis , auquel le duc estoit logé sur la rivière de l'Es- caut, comme dit est : et y fut, depuis le septième jour du mois de juillet jusques au jour de la Magdeleine ', qui fut le vingt-deuxième jour dudit mois. Et venoient les

Le duc était le 29 juillet à Terraonde, et ce fut de qu'il écrivit au roi de France ce qui suit : « A mon très-redoubté seigneur , monseigneur le roy. Mon très-

DE CHASTELLAIN. 331

ambassadeurs du roi de France bien souvent pour faire la paix. Toutesfois en conclusion, firent tant iceux ambassa- deurs, qu'ils obtinrent du duc une trêve durant six se- maines, laquelle fut publiée le vingt-deuxième de juillet. Et rompit le duc tout son armée : mais il laissa gens d'armes et de traits dedans les villes de Courtray, Aude- narde , Alost , Tenremonde et Biervliet. Sy fut ordonné

redoubté seigneur, tant et si très-humblement que faire puis, je me recommande à votre bonne grâce. Mon très-redoubté seigneur, plaisir vous soit de sçavoir que pour aucuns mes grans affaires j'ay entention et propos d'envoyer bien briefment par devers vous de mes gens et ambassadeurs notables, lesquels auront aussi charge de vous parler entre autres choses du fait de ma ville de Gand, dont autrefois je vous ay escript par mes lettres et aussy faict parler de bouche plus au long. Et pour ce, mon très-redoubté seigneur, que j'ay entendu et suy advcrty que ceulx de ma dite ville de Gand ont envoyé ou doivent très-prouchainement envoyer vers vous, pour obtenir de vous aucuns mandemens ou provisions à rencontre de moi et au préjudice de ma haulteur et seigneurie en icelle ma ville, j'escrips par devers vous et vous en avertis en toute humilité, vous suppliant, ainsi que aulcune fois vous ay aussi supplié par mes lettres et fait supplier par mes gens qui de bouche vous ont parlé de par moy de ceste matière, que audit cas que lesdits de ma ville de Gand auroient envoyé ou envoye- roient ou feroient faire poursuite vers vous, pour avoir et obtenir de vous provisions à rencontre de moy et au préjudice de ma dite seignou- rie, ne leur veuilliez octroyer ou donner aucune que je sois oy préala- blement en mes raisons et en mon bon droit, comme de votre grâce de ce m'avez donné vray espoir, et à tout le moins faire surseoir la chose jusques à la prochaine venue de mes dits gens et ambassadeurs vers vous, qui sera très-brief, au plaisir Nostre-Seigneur, par lesquels vous feray informer bien au long et au vray de tout le démené de ceste dite matière et de mon bon droit et du grant intérest que j'ay et prétens en ceste partie, et mesmement des estranges manières que lesdits de ma ville de Gand ont tenues et tiennent envers moy. Et en ce faisant, mon très-redoubté seigneur, vous ferez œuvre de justice, et à moy grant honneur et parfait plaisir, dont je me repputeray de plus en plus tenu et obligié envers vous. Mon très-redoubté seigneur, plaise vous tousjours moy avoir et tenir en votre bonne grâce, et moy mander et commander vos bons plaisirs et vouloirs, lesquels je suy etseray tous- jours prest de faire et accomplir à mon povoir, de bien humble cuer ot très-volentiers, comme raison est et tenu y suy, priant le benoistflls

332 CHRONIQUE

que les ambassadeurs du roi, le conseil et députés du duc et commis de la ville de Gand seroient en la ville de Lille, le vingt-neuvième jour dudit mois de juillet, pour avoir avis et besogner au bien de la paix. Et au partir du log'is, le duc s'en alla à Brouxelles , estoit la duchesse sa femme , et ainsi se partit du beau logis de Wettre , séant sur la rivière de l'Escaut.

CHAPITRE XXIV.

Du parlement qui se fit à Lille, estoit l'ambassade du roi de France, pour traiter de la paix au duc de Bourgongne pour ses sujets les Gantois.

Or vint le jour, c'est à savoir le vingt-neuvième jour de juillet, que les gens du roi arrivèrent en la ville de Lille, c'est à savoir le comte de Saint-Pol , messire Thomas de Beaumont , l'archidiacre de Tours , le procureur-général du roi ; et d'autre part y furent les députés des Gantois ayants pouvoir des hoefmans, burguemaistres, échevins et ceux de la loi ; et mandèrent un avocat à Paris, nommé maistre Jehan de Poupincourt ', pour plaider leur cause et pour les conseiller : car ils savoient bien qu'icelui avocat

de Dieu qu'il vous ait et maintiengne tousjours en sa saincte garde, et vous doint très-bonne vie et longue et accomplissement de vos très-liaulx et très-nobles désirs.

» Escript en ma ville de Tenremonde, le xxix« jour de juillet. « Votre très-humble et très-obéissant, « PHILIPPE, « duc de Bourgogne et de Brabant. »

Jean de Popincourt fut plus tard l'un des conseillers de Louis XI. Il reçut de lui une mission de confiance dans le procès de l'abbé de Haint-Jean-d'Angély.

DE CHASTELLAIN. 333

estoit l'un des hommes du monde qui plus liaioit le duc de Bourg-ong*ne.

Ne demeura guères après que le duc de Bourgongne arriva en la ville de Lille, accompagné de noble chevalerie et de sage conseil. Devant les gens du roj qui juges et arbitres estoient du discord d'entre le duc et iceux Gantois, furent par plusieurs journées les gens du duc et les députés de iceux Gantois, et tant fut procédé à ladite matière, après ce que toutes les parties eurent dit et remonstré ce qu'ils vouloient dire, vu tout le bon droit du duc et sa juste cause, pour la rébellion, désobéissance, maléfices et les grandes entreprises que iceux Gantois avoient entre- pris et entreprendoient chacun jour contre sa hauteur et seignourie, fut dit et appointié et iceux Gantois condem- nés par les gens du roy dessus nommés juges et arbitres, comme dit est, que lesdits Gantois feroient et seroient tenus de faire de point en point tous les points et articles contenus en la sentence qui cy-après est escripte, laquelle fut prononchiée par les dessusdits ambassadeurs et gens du roy, juges et arbitres de la dite matière '.

' On voit par les comptes de cette époque que le duc de Bourgogne fit payer 6,000 livres au sénéchal de Poitou, à larchidiacre de Tours et au procureur-général du roi « pour avoir aidé à la paix avec ceulx « de Gand. » Le duc de Bourgogne eut recours aux mêmes moyens d'influence vis-à-vis de Guillaume de Menypeny et de Jean de Saint- Romain, autres ambassadeurs de Charles VII :

« C'est le plus grant desplaisir (leur disait le sire de Charny) que le « roy puisse faire à monseigneur de Bourgongne que se meslerdecette « besongne de Gand, car nous savons bien quil ne vouldroit pas que « nous eussions mioulx que nous avons, et vous jure, par l'ordre que « je porte, que ce estoit le bien et le prouffit du roy que vous vous en « alassiez, sans autre chose faire et sans vous en mesler plus avant ; et « croy que si vous le faisiez ainsi, monseigneur feroit quelque chose. » " C'est-à-dire, ainsi que Saint-Romain entendoit, que monseigneur « nous donneroit de l'argent. » (Mss. Baluze, IMbl. imp. de Paris.)

354 CHRONIQUE

CHAPITRE XXV.

Cy s'ensieut Tabrégié de la sentence prononchiée par les ambassadeurs du roy au prouffît du duc de Bourgongne, conte de Flandres, et à rencontre de ceux de Gand.

Premiers ont dit, déclaré et prononchié les ambassa- deurs par leur sentence définitive que ceux de Gand, c'est assavoir eschevins des deux bancs, doyens des mestiers et des tisserans et autres petits doyens des mestiers, conseil- lers, et tout le commun peuple de la ville de Gand, mau- vaisement et désobéissans et entreprenans grandement à rencontre du duc de Bourgongne et de sa haute seigneurie, se sont mis sus en armes, ont créé boefmans et couru sus au duc de Bourgongne et à ses gens, et ont commis et per- pétré mauvaisement les rébellions , invasions et voyes de fait dessus déclarées, et que en ce faisant, ils ont mes- pris et oifensé grandement envers le duc , et pour les réparations et amendes honnorables et jDrouffitables des- (iites mesprentures et offenses, et aussy pour réparer et amender plusieurs fautes et abus, que iceux de Gand ont par cy-devant fait soubs couleur de leurs privilèges et autrement, ont esté ordonnées et apointiées par les ambas- sadeurs les choses qui s'ensuivent :

C'est assavoir que les deux portes de la ville de Gand, l'une nommée Peterselle-porte et l'autre Euvre-porte , par lesquelles ceux de Gand yssirent et partirent de ladite ville de Gand de chà et delà la rivière de l'Escaut, pour aller mettre le siège devant la ville d'Audenarde, qui fut le jeudi après Pasques darrainement passées , seront et de- mourront closes et fermées perpétuellement h tousjours à chacun jour de jeudi, chacune sepraaino de l'an, en telle

DE CHASTELLAIN. 335

manière que par icelles portes, lesquelles seront fermées et closes, comme dit est, ne pourront cedit jour de jeudi de chacune sepmaine aucun entrer, ne yssir de ladite ville.

Item. Que l'autre porte nommée l'Ospitale-porte , qui est du costé du pays de Was , par laquelle lesdits Gantois yssirent au mois de juin darrain passé, pour aller à Rup- plemonde, pour courir sus au duc et à son armée, en per- pétuelle mémoire sera fermée et murée, et à tousjours condempnée, et sans la pouvoir jamais ouvrir, ne par icelle faire entrée, ne yssue, si ce n'est du bon plaisir du duc ou de ses successeurs en la conté de Flandres.

Item. Que toutes les bannières, tant de la ville comme de la communauté et des mestiers d'iceux habitans de Gand, seront mises au beffroy de ladite ville et illec seront et demeureront enfermées soubs cinq clefs dont l'une et la première aura et gardera le bailly de la ville de Gand, pour et au nom et de par le duc, l'autre, ceux de la loy, la tierce, ceux du membre de bourgeoisie, la quatrième, ceux du membre des mestiers, et la cinquième, ceux du membre des tisserans ; et sans l'autorité et congié du duc et de son bailly de Gand et sans le consentement de ceux de la loy et desdits trois mestiers, c'est assavoir desdits trois mem- bres de Gand, lesdites bannières ne seront, ne pourront estre mises hors dudit beffroy, ne portées sur le marché, ne ailleurs. Et aussy iceux de Gand ne pourront, ne devront faire aucune chose, ne autres nouvelles, en quelque ma- nière que ce soit, sans le congié du duc.

Item. Ont lesdits ambassadeurs condempné et aboly à tousjours la coustume et usance mauvaise et desraisonna- ble que ont par cy-devant tenue iceux Gantois, et dont ils ont usé en tenant et soustenant gens en grant nombre,

336 CHRONIQUE

mauvais garchons et de mauvaise vie, qu'ils ont appelles les blancs chapperons, et leur ont iceux ambassadeurs interdit et deffendu de non plus avoir, ne soustenir lesdits gens, ne samblables, de quelque nom qu'ils soient ou puis- sent estre nommés, et n'en souffreront user doresnavant en quelconque manière, ne pour quelconque cause que ce soit, sur paine de punir de corps et de biens ceux qui feront le contraire.

Item. Que pour obvier aux illicites assamblées et aux monopoles, qui se font et ont esté faites le temps passé en ladite ville de Gand, comme l'on dit, par ceux des six mes- tiers que on nomme de la place, et dont l'on dit aussy que plusieurs maux et grans inconvéniens sont advenus en ladite ville de Gand, par le moyen de ce que ceux desdits six mestiers ont de coustume d'eux assambler en un cer- tain lieu de ladite ville de Gand appelle la place, a esté dit et appointé par lesdits ambassadeurs que ceux des six mestiers ne se pourront, ne devront doresnavant eux as- sambler en une seule place comme par cy-devant ont fait. Et leur a esté par iceux ambassadeurs deffendu et interdit à tousjours et par eux ordonné et apointié, que pour iceux six mestiers soient ordonnées par le bailly et la loy, six places en divers et séparés lieux en ladite ville , les plus longtains l'un de l'autre que bonnement se pourra faire, èsquelles places et lieux, ceux de chacun mestier se pour- ront assambler es jours ouvrables seulement, pour illec estre trouvés et requis par ceux qui en auront affaire pour les mettre en œuvre et besongne.

Item. Touchant l'exemption requise par le duc des villes et chastellenies , terres, seigneuries et bailliages du pays de Flandres, qui ont esté par-cy devant de la chastellenie de Gand, lesdits ambassadeurs en réservent à eux la co-

DE CHASÏELLAIN. 337

gnoissance pour en déterminer en dedens un an prochai- nement venant.

Item. Que à iceux de Gand a esté interdit et deifendu par lesdits ambassadeurs de user doresnavant de évocations des causes ou procès entendus et pendans par-devant les loys ou autres officiers des villes et chastellenies d'Aude- narde et de Courtray, de la conté d'Alos, et des pays de Was et Quatre-Mestiers , de Biervliet et de la seignourie de Tenremonde et d'ailleurs au pays de Flandres.

Item. A esté dit et ordonné par les ambassadeurs que la loy de la ville de Gand sera doresnavant renouvellée et re- créée en la manière selon qu'il est contenu en certain pri- vilège dont en ladite sentence est faite mention, et ont esté abolis et mis à néant les coustumes et usages de ceux de Gand au contraire, dont se plaignoit le duc.

Item. Au regard de la bourgeoisie de ceux de Gand a esté dit et déclaré par iceux ambassadeurs que ceux de Gand, tant au regard de l'acquisition et entretenement de leurs bourgeois et bourgeoises, ils en joyront et useront doresnavant selon le contenu de leurs privilèges et non autrement.

Item. A esté ordonné et déclaré par les ambassadeurs que les eschevins de Gand ne peuvent et ne doivent , ne pourront, ne devront doresnavant faire aucun édits , or- donnances ou statuts, sans le congié, licence ou octroy du duc ou de sonbailly de Gand, en déclarant nuls et de nulle valeur les statuts, ordonnances et édits qui auroient esté faits par les eschevins de Gand sans le congié, licence et consentement du duc ou de son bailly de Gand.

Et au regard de la question des bannissemens, elle a par les ambassadeurs esté renvoyée en la chambre du con- .seil du duc en Flandres, pour par les gens du conseil du.

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duc en icelle chambre en estre, parties oyes, appointié et jugié, ainsi que de raison appartiendra.

Item. Par lesdits ambassadeurs a esté ordonné et dé- claré que lesdits eschevins de Gand n'auront doresnavant aucune cognoissance, ne jurisdiction sur les baillifs du duc, ne autres ses officiers , soit en matières d'excès ou action personnelle ou en cas possessore, quant iceux baillifs ou officiers seront deffendans, mais en sera et demourra tout entièrement la cognoissance au duc et à ses officiers ; et au regard des actions réelles autres que féodales , qui seront intemptées par les baillifs et officiers ou menées à ren- contre d'eux, les eschevins de la ville de Gand, en ensuy- vant la disposition du droit commun, en auront la cognois- sance, et non autrement.

Item. Que au regard des délits commis et perpétrés par les bourgeois de la ville de Gand a esté dit par iceux am- bassadeurs, que, quant le délit aura esté commis en fran- que ville de loy, lesdits eschevins n'en auront aucune cognoissance , et quant il sera commis hors de franque ville de loy, sy ne pourront-ils attraire à eux la cognois- sance de tous les malfaiteurs soubs ombre que l'un des malfaiteurs soit leur bourgeois.

Item. Que iceux eschevins dessusdits en leurs plac- cards et lettres closes, adrèchans tant aux officiers du duc que aux autres, èsquels ils ont acoustumé de eux escrire au-dessus en teste ou en marge , eu entreprenant contre l'autorité du duc, ne pourront et ne devront désormais escrire par la forme, ne par la manière dessusdite, mais soubs faire le pourront en eux monstrant subgets au duc et de ses officiers, et se conduiront et se régleront ainsy que font les autres villes du pays de Flandres.

Item. Pour l'amende honnorable des excès et maléfices

DE CHASTELLAIN. 339

commis et perpétrés par ceux de GancI à l'encontre du duc, par iceux ambassadeurs a esté dit et ordonné et déclaré que tous ceux qui depuis les guerres présentes ont esté Iioefmans et conseillers d'iceux hoefmans, et aussy les eschevins de la loy vièse et nouvelle, et avec eux, tous les doyens et autres bourgeois et habitans d'icelle ville de Gand , jusques au nombre de deux mille bommes du moins, venront au-devant du duc ou du conte de Cba- rolois, son fils, à demy-lieue hors d'icelle ville, à tel jour qu'il plaira au duc ordonner et déclarer : c'est as- savoir les boefmans et conseillers , tous nus en leurs chemises et petits draps, et tous les autres descbaux, nue teste et desceints; et tous se mettront à genoux de- vant le duc ou le conte de Cbarolois, et eux estans en cest estât, diront ou feront dire hautement par la bouche de l'un d'eux, en langage françois, que faussement et mauvaisement et comme rebelles et désobéissans et entre- prenans grandement en l'encontre du duc, de son autorité et seignourie, ils se sont mis sus en armes, ont créé hoef- mans et couru sus à monseigneur le duc et à ses gens, et lui ont fait plusieurs invasions et voyes de fait; qu'ils s'en rapportent et en requièrent en toute humilité mercy et pardon au duc ; et ce fait, tous les dessusdits ensamble à une voix crieront mercy au duc et lui requerront pardon , grâce et miséricorde; et moyennant l'accomplissement des choses dessusdites, le duc dès lors leur octroyera grâce et pardon de leurs dites offenses, sauf et excepté et sans préjudice de la réservation faite par les ambassadeurs touchant l'article de l'exemption des villes, chastellenies, pays, bailliages et lois dessusdits déclarés, et aussy sauf et réservé et sans préjudice de la question des bannisse- mens renvoyée en ladite chambre ; sur lesquels points ainsj'

340 CHRONIQUE

réservés et aiissy de la question de iceux bannissemens en sera appointé et jugé, sans avoir regard des choses réser- vées aucunement aidier à ladite rémission ou pardon qui leur sera fait.

Item. Pour l'amende proufitable et pour dommages et intérêts du duc, ont iceux ambassadeurs condamné les esclievins des deux bancs, doyens des mestiers et de tis- serans et autres petits mestiers, doyens, conseillers , et tout le commun peuple de la ville de Gand, envers le duc en la somme de deux cens mille escus d'or de xlviii gros, monnoie de Flandres, la pièce, et payés aux termes et en la manière qui s'ensieut : c'est assavoir dedens trois ans qui seront finis au terme de demy-aoust mil IIII'LV pro- chain venant, comme il est plus à plain déclaré en ladite sentence , et parmy et moyennant ce et en accomplissant par iceux Gantois les choses dessusdites.

Iceux ambassadeurs ont dit et prononchié que les guer- res, discors et différens d'entre le duc et ceux de Gand sont et d€^ourront appaisiés et pacifiés, et que lesdits Gan- tois vivront et demorront en et soubs la bonne obéissance et subjection de leur seigneur monseigneur le duc, et sy cesseront toutes voyes de fait, et aux choses dessusdites et chacune d'icelles, et aussy à les garder et entretenir de point en point, ainsy que dessus est dit et déclaré, sans jamais pouvoir faire, ne venir au contraire iceux am- bassadeurs ont condempné et condempnent ceux de Gand '.

» Cette sentence arbitrale fut publiée au cloître de Saint-Pierre de Lille, le 4 septembre 1452. L'analyse qu'en ont donnée Jacques Du- clercq et Matthieu d'Escoucby, est moins étendue que celle de notre

DE CHASTELLAIN. 341

CHAPITRE XXVI.

Comment ceux de Gand ne volrent riens tenir de ce qui estoit ordonné et conclu par les ambassadeurs.

Les Gantois ne firent compte de la sentence qui les avoit compiins et se recommencèrent à faire guerre plus forte que devant. Et pourtant que c'estoit sur l'hiver, le duc entretint ses g-ens de guerre en la frontière à l'encontre des Gantois, et fut le maréchal de Bourgongne ordonné à estre à Courtray, lequel fut bien accompagné de cheva- liers et escuyers et de bonnes gens de guerre de Bour- gongne, de Flandre et d'Artois. A Audenarde estoit messire Jacques de Lalaing moult bien accompagné ; pareillement estoit messire Antoine bastard de Bourgongne en la ville de Tenremonde moult bien accompagné de chevaliers et escuyers. Et en la ville d'Alost estoient messire Antoine de Wisocq et messire Louis delà Viefville, très-bien accompa- gnés de gens de guerre ; et d'autre part estoit en la ville de Bruges le seigneur de la Gruthuse : et messire Simon de Lalaing estoit en la ville de l'Escluse, et aussi le capitaine du pays du Franc. Et quant à la noblesse du pays de Flandre, ils estoient tous avec leur prince, en faisant guerre contre les Gantois , tant à leurs places comme es bonnes villes tenant le parti du duc. A Ath en Hainaut et es places et marches d'environ, estoit messire Jehan de Croy, seigneur de Chimay, grand bailly et gouverneur de Hainaut, moult bien accompagné de chevaliers et es- cuyers et gens de guerre , tant Hainuiers comme gens de Picardie ' .

Ce fut vers cette époque qu'un illustre missionnaire, qui peu après devait sauver h Belgrade toute la chrétienté d'une nouvelle invasion

34-i CHRONIQUE

Tout au long de l'hiver et partie de l'été , les Gantois faisoient guerre, boutoient les feux es villages et es mai-

des barbares, adressa au duc de Bourgogne les instances les plus vives pour l'exhorter à la paix. Il ne se trompait pas en lui annonçant l'af- faiblissement de sa puissance, fondée surtout sur celle de la Flandre, et la ruine prochaine de sa dynastie. Nous reproduirons ce document inédit (eu l'abrégeant toutefois) d'après un précieux recueil de docu- ments de cette époque, conservé à la Bibliothèque impériale de Paris : « Très-noble et très-redoubté prinche. Les haultes délibérations et consaulx vertueulx, dignes de mémoire perpétuel, qui ont esté trouvés envers toy, m'ont raemply non-seulement de toute léesse espirituelle, mais aussy par une très-singulyère confyance, m'ont eslevé et esjoy jusques à présent. Quel chose est-ce, si je regarde bien l'onneur et la glore de Jhésu-Crist, que je puis oyr plus gracieuse et plus désirée que le très-noble et très-redoubté prinche duc de Bourgogne disposast et esmeut véritablement sa puissance redoubtée à la recouvrance de la Terre-Sainte, et si je regarde l'accroissement de la sainte foy cres- tyenne, quelle chose me pourroit estre plus agréable, plus souefve et plus plaisant que ung ost et une belle armée pour recouvrer le s^aint sépulcre de Nostre-Seigneur, roi éternel et pardurable, et si on me veult interroguer sur ce, je respons : Que me pourroit-on dire chose plus douce que icelluy mon prinche, le prince auquel je me suis du tout voué, le prince, dis-je, très-redoubté par toutes terres, tout chré- tien, tout très-noble en toutes vertus, laissant mémore ainsi grande à ceulx qui vendront apprès luy, et à sa très-noble maison, tant grande lumière pour reluire et resplendir par tout le monde, ainsy et par tel manière que presque par touttes partyes la noble renommée voleroit d'avoir restitué et rappareilliet et par effect et à toute diligence disposé l'éritaige des chrétiens, le lieu du Souverain Empereur, et le prys de la raençon humaine a esté respandue, c'est assavoir le sanc de Nostre-Seigneur Jhésu-Crist, lequel lieu est montaigne en laquelle il a plu à Dieu habitter, et luy pendant en la croix, les bras estendus, pryer pour ceux qui le crucefyoyent. Certainement, oncques au temps de mon ancyen eage, ne fust oye chose plus joyeuse ; mais, las moy ! que est-il survenu ? Le malvais homme, l'ennemy de l'u- main lignage, ainsy que j'entengs en grant douleur de coer et que je le dis en pleurant, maintenant par envye a semé une malvaise erbe qui est division et dissension, car il a esmeu et eslevé le serf et sub- get à rencontre du seigneur, et le prince enaj^gry de couroux à ren- contre du poeple, adfin que par le moyen de sa grant malice inter- posée, il este à mon prince la couronne de sy grant glore, comme dit est, et qu'il prive du tout le poeple crestyen du loyer de si grant méritte. Élas! dis-je, très-glorieux prince, comme estrange adven-

DE CHASTELLAIN. 543

sons aux champs , et firent de moult grands dommages , es pays de Flandre et de Hainaut, sur les sujets et obéis-

ture et diverse relation et rapport se peut de ce ensievir ! Comme ceste chose est très-dure aux oreilles de tes subgets que, comme le jour approche de povoir acquérir sy grant triomphe , tu es dit es- prouver ta force et ton glaive contre les tiens proppres! Tu es dit obscurcir et mucyer la gloire de toy-meismcs! Tu es dit destruire ta propre seignourye ; tu es dit finabloment opprimer et abaissier la haulte puissance de toy-meismes. Hélas ! très-sage prince, pourcoy es-tu tant esmeu et couroucyé en toy-meismcs? Ne scès-tu pas que ch'est la glore de tes anemis, s aucuns en as, lesquels sont tous resjoys , voyans que tu seulement dissipes et gastes ce que tout le monde doubteroit et crainderoit envahir, pour ce que plus légièrement ils pourront entreprendre sur ce que tu laisseras et demeura entier. Et très-noble lignée et très-excellens enffans, en quele seurté et espé- rance, demourrés-vous si le père exerce le premier son glaive à ren- contre de vous, et s'il vous deshérite le premier? Et très-noble prince et moult très-excellent seigneur, je te prye, voclles oyr et escou- ter ton petit serviteur qui, par très-grant amour et charité qu'il a en- vers toy, est tellement hurtés et débouttés que pour toy il descend du tout aux pies de Jhésu-Christ. Ayes pityé et compassion des tiens au moins, si tu ne regardes à toy. Regarde h ceulx à venir et aux cas qui surviennent. En espécial, je prye afin que tu convertisses à ta très- haulte lignée la lumière qu'elle a reçue des plus grans, en plus ample clarté et lumière. Preing et embrasse paix, posé ores que déprime face il te semble que tu ayes aulcun damage ; car le Prince qui en nul temps n'est deuement aourés et servis sans paix, est de si grand vertu et puissance que ton dommage il te rendera en tout double. Pour certain, la justice du prince est la paix des poeples; tuition de paix, francise de peuple, deffcnsc de gcnt, garison de malades ou languis- sans, joye des hommes, attemprance de aer, temps serain de mer facundité de terre, héritage des enffans et espérance de la béati- tude éternelle, de laquelle nul ne joyra sans la paix de Celuy qui est vraye paix. Le roy de glore venans apporta paix au monde ; les angles chantent paix en terre aux hommes de bonne voulempté ; le Roy pai- sible prêche paix et bénit les paisibles ; il enseigne paix à ses disciples; il dénonce paix à tous ; il semont et appelle ses ennemis à paix, quant pour eulx il fait pryères au Père pardurable, et finablementle lieu de celui est fait en paix qui sur toute chose bonne appert avoir congnois- sance de tous biens, et pour ung très-singulier et très-espécial héri- tage et très-riche royaulme a laissiet paix à ses cnfans et disciples, en disant : « Je vous donne ma paix, ma paix je vous laisse. » O paix, qui est de très-grant douceur et suavité que tu ne poes estre pro ferrée sans

3i4 CHRONIQUE

sans du duc. Et aussi pareillement les seigneurs dessus dits estans es frontières contre eux, leur firent grant

le baisyer et conjonction desleffres ! 0 très-noble prince, recoeuvre-la; embrasse-la et n'ayes point paour de perdre avoecques elle, comme ainsy soit quelle seulle est deffense et garde des prinches, conserva- tion de couronne, clarté et noblesse de pensée et de coraige, lyen d'amour, coupple de humaine alliance, unité des coers, connexion de choses diverses et maison et arche de toutes vertus. Elle seule vainct; elle règne, elle commande et oste faintises ; elle comprime les fraudes et baras ; elle réprime les inimités ; elle extirpe les dissensions ; elle acquiert amis ; elle surmonte les anemis ; elle comprime les yres et cou- roux; elle apaise les batailles; elle surmarche les orgueilleux. 0 très- noble prinche, paix gardée en la maison, c'est-à-dire en seignourye, estably homme rengnant sur tous les climas du monde. Sédition amène seigneurie à néant, ainsy que souventesfois elle a tolu et éverty les couronnes d'aultres royaulmes. Preing la paix de ta très-noble âme, adfin que tu ne soyes oublieux de ta vertu ainsy grande. Quele chose, très-noble prince, quelle chose t'a prouflté de chacyer tous- jours tes ennemis loing de tes pays et seignouryes , si maintenant tu exerces mortelle vengeance contre ceulx qui sont tes enffants en gou- vernement, posé ores qu'ils soyeut contumas et rebelles envers tÔ3'? Quelle loenge et honneur, quelle glore et triumphe , quelle utilité et loyer pues-tu avoir et attendre si tu opprimes les tiens, destruis ta seignourye, dégastes l'éritagede tes enffans? Véritablement à toy de- meurent seulement les périls, comme ajnsi soit que la fin des guerres et batailles soit incertaine ; et souventesfoys, celui qui cuide vain- cre, est vaincu, et finablement quelque chose qui demeure Je mal ou de damage, sera converty (que Dieu ne voelle) au grant préjudice de toy et de tes enffans ou subgets. Et je prye ta très-noble seignourye que si damage temporel ne te moet ad ce que dit est, que au moins tu quy es des princes catholicques très-chrétiens, ayes pité des povres âmes rachettées du glorieux sanc de Jhésu-Crist et ne les voelles souffrir périr, comme ainsy soit que une seule âme soit plus précieuse que tout le monde, ne la mort des inffinis et innumérables corps, adfin que je parle avoec saint Augustin , si ils trespassent en grâce, ne peut estre comparée au damage d'une âme de quelque povre créature humaine, tant soit de basse condition, qui meurt en péchiet; lesquels périls, selon ce que tu as commencyé ta guerre, non-seulement moy, petit serviteur de ta très-noble seignourye, mais tous les loyaulx chrétiens, ont souffert plus griefment et soufferont si tu ne te dé- sistes. Et pour ce, très-redoubté prinche, voelles toy désister et vaincre toy-meismes, qui vaincs les autres; car tu en porteras le triumphe de plaine victore si toy-meismes te vaincs vertueusement. Tu as exemple des tyens propres et des plus grans empereurs, roys et prinches qui

DE CHASTELLAIN. 345

guerre et dommage , maints Gantois y furent pris , morts et rués jus, dont des noms ne fais ci nulle mention,

te exortent et admonestent de recliepvoir cheste couronne. Prime face ensiewir les hommes, as le roy des roys et seig-neur de ceux qui ont seignourye, Jliésu-Christ , nostre souverain empereur, en ensievant lequel tu ne poes esrer. Tu ne dois doubtor perdre ta dignité, car ceulx qui siewent Cheluy qui est vraye voye, vérité et vye, ne poent esrer, ne doivent avoir honte, ne n'est besoings qu'ils ayent aulcune doubte. Regarde doncques, regarde ton Crist, nostre Dieu, pour honneur du- quel tu as acquis en terre tant grant et louable nom, et quant tu re- gardes le Seigneur de ses subgets tant durement offendu que bonne- ment il ne poet estre apaisié, synon par leur mort, considère combien grande est la pityé et l'amour de la très-douce paix du roy éternel envers ces subgets, quant non-seulement il leur pardonne selonc leurs mé- rittes, mais se expose à mort pour leur salut. Ne demandons-nous pas chascun jour qu'il nous pardonne? « Pardonnez doncques et on vous « pardonra, » dit Notre-Seigneur Jhésu-Crist, et derechief : « Si vous « pardonnes aux hommes leurs péchyés , vo.stre père céleste vous « pardonra vos péchyés, et si vous ne pardonnes aux hommes, aussy « vostre père ne vous pardonra pas vos péchyés. » Et pour ce, très- noble prinche, pardonne, ptirdonne et espargne à ton poeple, et ne voelles donner ton héritage en reproucbe, appelle toy-meismes cheulx qui esrent, rechoy ceulx qui venront à toy. Et par ta digne clémence, surmonte-les tous et leur bailles touttes choses que ils te demanderont, adfin que tu deffendes les âmes de la mort de sy griesve bataille, posé ores qu'il y ayt aulcun dommage temporel. Ayes confyance en Notre- Seigneur, car si tu le ensuis, tu auras plus de louenge et de glore et acquéras plus de proufit et de loyer et auras plus d'eulx, si ils sont fais tes amys, que tu n'auroyes si sans aulcune despense tu les faisoyes tous morir et que par engins et machines de guerre ils fuissent par toi destruis. 0 très-glorieux prince ! soit du tout arrière de tes yeux le jugement humain, lequel juge avoir vaincu, estre triumphe, et avoir pardonné, estre injuryé ; ettouttevoyes, le souverain honneur est par- donner ; aussi souveraine gloiro est, quant tu poes vaincre, de povoir pardonner. J'ay fyance que ta très-noble seignourye, douée de sapience, s'employera en toute briefté aux très-doulx lieux de paix, adfin que le saint sépulcre de Notre-Seigneur soit rendu à la chrétienté, laquelle chose voelle concéder la clémence de Notre-Sauveur Jhésu-Crist, aux pies duquel jo prye sans cesse pour toy et ta noble maison.

« De votre très-noble et très-redoubtée seignourye, le petit serviteur inutile et loyal orateur, frère Jehan de Capistrauo, de l'ordre dos frères mineurs le plus petit et indigne.

'< Escript à Wratislavia, le xix*: jour de mars, l'an mil IIIP LUI. »

Zm CHRONIQUE

sinon du bastard de Blanc-Estrain , qui estoit meneur de plusieurs Gantois de mauvaise vie, tenant une compagnie qui s'appelloit la Verte-Tente ' , comme de bannis , bri- gands et bouteurs de feu , qui aucunes fois se trouvoient ensemble deux ou trois mille hommes , l'une fois plus , l'autre fois moins.

Sy advint que le neuvième jour de juin mil iiii" lui , le bastard de Blanc-Estrain avoit assemblé et mis ensemble jusques au nombre de seize à dix-huit cents combattans pour porter dommage au pays de Hainaut, et de fait entra audit pays, et fît bouter le feu en un village nommé Helle- selle^ Les nouvelles en vinrent au seigneur de Chimay, qui lors estoit en la ville d'Ath , au pays de Hainaut , accom- pagné de plusieurs chevaliers et escuyers , tant des sei- gneurs de la Hamède, de Bossu, de Harchies, comme d'autres; car avec ce que le duc avoit ordonné cent payes, ledit pays de Hainaut payoit cent lances et les archers , desquels messire Jehan de Croy, seigneur de Chimay, es- toit le chef et capitaine. Or est vérité que tantost qu'icelui seigneur de Chimay ouït les nouvelles de ce feu qui estoit bouté audit lieu de Helleselle , il fit sonner sa trompette, afin que ses gens montassent à cheval , lesquels furent tantost et incontinent armés et montés. Le seigneur de Chimay, voyant ses gens prests, issit hors de la ville d'Ath; lui et ses gens tirèrent tout droit ils virent que le feu et la fumée estoient, et chevauchèrent tant qu'ils se

' Ils se donnèrent nom la Verte Tente pour ce qu'ils se tenoient par les champs, bois et hayes. [Chron. an. cor]), clir. Flandr., t. III, p. 448.) Lesquels tenoient les bocages et les champs sans converser, ne re- pairer en icelle ville de Gand. (M. de Coucy, 67.) Eu Normandie, il y avait des compagnons de la Verte Feuillée.

^ Helleselles, près de Renaix. Le MS. 16881 porte par erreur : Her- selles.

DE CIIASTELLAIN. 347

trouvèrent au village de Helleselle, les Gantois avoient bouté le feu comme dessus est dit. Et trouvèrent femmes, lesquelles leur dirent que les Gantois s'en retour- noient vers leurs marches, et qu'ils menoient charroi avec eux. Lors le seigneur de Chimay fit avanchier.ses cou- reurs, lesquels se mirent sur le trac des Gantois, qui s'es- toient retraits en un bois et furent trouvés en ordonnance de combattre. Le bois iceux Gantois estoient boutés, estoit fort et les entrées estroites , tellement que le seigneur de Chimay et ses gens ne savoi^nt comment les assaillir, car iceux Gantois estoient grans gens et sy avoient en leur bois couleuvrines à garder les entrées, lesquelles es- toient moult étroites , comme dessus est dit. Toutesfois, ainsi que Dieu le voulut, le seigneur de Chimay fit des- cendre de ses archers , lesquels se mirent en une estroite voye, et commencèrent à tirer sur lesdits Gantois, et iceux Gantois à tirer de leurs couleuvrines sur lesdits archers; et au commencement fut navré le bastard de Blanc-Es- train d'une flesche en la jambe, et tantost qu'il se sentit navré, il demanda un cheval, qu'on amena et monta dessus pour soi sauver, comme il fit. Le seigneur de Chimay, quand il vit partir le bastard de Blanc-Estrain, fit marcher son estendard , que portoit un gentil chevalier nommé Josse de Hamme '. Alors quand les Gantois virent leur ca- pitaine s'enfuir et l'estendard de monseigneur de Chimay marcher contre eux, et qu'ils sentirent le trait des archers, ils se mirent tous en desroi et prirent la fuite , et y eut grant Décision de Gantois ; car sur la place ils furent, es bois et dedans les bleds ils se muchoyent, furent trouvés de morts trois h quatre cents hommes.

' Ce nom miinque dans tous les manuscrits, sauf dans le n" 16881 il a été ajouté d'une autre main.

348 CHRONIQUE

Maintes belles besognes furent en cette saison faites sur les Gantois, tant des seigneurs et capitaines estans es villes et chasteaux es frontières dessus écrites, comme des nobles de Flandre, avant ce que le duc se mist sus à puis- sance pour subjuguer ses ennemis les Gantois, comme il fit. Et plus bref eust mis le duc son armée sus pour aller à rencontre d'eux, si ce n'eust esté que les nations et mar- chands estrangers lui firent requeste de reclief , que son plaisir fust de leur accorder qu'ils s'entremeslassent de faire l'apaisement et accord d'iceux Gantois envers le duc, et qu'il leur donnast congé d'aller à Gand, pour essayer si audit apaisement et accord ils pourroient rien besogner, laquelle cbose le duc leur accorda volontiers et de bon cœur, car il ne désiroit autre cbose avoir des Gantois, fors qu'ils fissent envers lui, ainsi que bons sujets doivent faire envers leur bon et naturel seigneur et prince. Icelles nations, qui moult desplaisantes estoient de la rébellion des Gantois, s'acquittèrent grandement d'aller et de venir devers le duc et devers ceux de Gand, et allèrent tant d'un costé et d'autre, que les Gantois députèrent leurs gens no- tables pour aller devers le duc; et enfin fut traité l'apaise- ment et accord qui s'ensieut :

CHAPITRE XXVII.

Cy devise comment les nations des marchans de rechief estans en Bruges firent tant devers le duc de Bourgongne qu'à leur prière et requeste il leur ottroya d'aller à Gand pour savoir s'ils pourroient faire l'accord de ceux de Gand devers leur seigneur le duc de Bour- gongne.

Premièrement, touchant la correction et renouvellement de la loy de Gand, iceux Gantois offrent et sont contens

DE CHASTELLAIN. 349

que audit renouvellement de la loy soit procédé doresna- vant selon la forme et teneur du privilège du roy Philippe de l'an 1301, et sans ce que les doyens des mestiers et les doyens des tisserans se puissent, ne doivent entremettre de la recréation et renouvellement de la loy, ne de l'élection des esliseurs dénommés audit privilège, ne qu'ils puissent ou doivent nommer ou faire nommer aux esliseurs aucuns pour les eslire en nouveaux eschevins ou conseillers ; et aussy ne se entremettront aucunement de l'exercice et ju- ridiction d'icelle loy, ne des jugemens qui se doivent faire par iceux eschevins et conseillers, ne estre plus en la chambre d'iceux eschevins, quant ils conseilleront ou ju- geront les procès pendans devant eux, et aussy ne seront point présents quand ceux de la loy esliront les quatre esli- seurs, et s'entremettront seulement de ce qui touche et peut toucher la tâche de leurs offices ; et si par suborna- tions et par prendre promesses, ils s'efforcent de faire pro- céder à ladite création de loy ou qu'ils s'entremettent à juger et appointer causes avec iceux eschevins, ou qu'ils voudroient estre présens à nommer lesdits quatre esliseurs de la ville ou empeschier lesdits de la loy en leurs offices, en ce cas iceux doyens seront privés de leurs offices de doyens et réputés inhabiles pour estre en loy, ou autrement punis selon l'exigence des cas, et sera doresnavant pro- cédé au renouvellement de la loy selon leur privilège en prenant et eslisant vingt-six personnes notables et souffi- sans de la ville, sans avoir regard aux tisserans, ne aux autres mestiers, et sans ce que lesdits huit esliseurs puis- sent eslire ledit nombre de vingt-six hors des trois mem- bres de la ville, mais sera en la faculté d'iceux esliseurs de prendre et choisir à leur advis le nombre de vingt-six personnes des plus notables et souffisans de ladite ville;

350 CUROî^iyUE

et aassy demourra eu la faculté des viels esclievius d'eslire les quatre prud'hommes de la part de la ville, tels qu'ils verront en leurs consciences pour faire l'élection des nou- veaux esclievins et conseillers, sans ce que iceux doyens, ne autres ne s'en entremettent, nonobstant toutes coustu- mes et usages au contraire, et dès maintenant sont con- tens lesdits de Gand que sans attendre la mi-aoust la loy soit créée selon la forme du privilège, ainsi que dit est, et que la loy ainsi créée demeure jusques à la mi-aoust pro- cliain venant et qu'elle dure jusques à la mi-aoust l'an mil quatre cent cinquante-quatre.

Itmi. Touchant la bourgeoisie de ceux de Gand, tant au regard de l'acquisition, de la continuation et entretene- ment de leurs bourgeois et bourgeoises, en joyront et use- ront doresnavant selon le contenu de leurs privilèges et non autrement, et nonobstant toutesvoies coustumea et usages au contraire.

Item. Au regard des bannissemens qui se feront à Gand, eschevins de Gand ne pourront et ne devront doresnavant faire iceux bannissemens sans l'octroy ou consentement du duc ou de son bailly de Gand, et si le bailly ne vou- loit estre présent avec iceux eschevins à faire lesdits ban- nissemens, quand requis en sera, les eschevins de Gand en pourront faire complainte et dolèance au duc estant au pays, ou en son absence aux gens de son conseil, pour y pourveoir, ainsy qu'il appartiendra par raison, et s'il est trouvé, parties oyes, que iceluy bailly ait esté en def- faute, il sera privé de son office et autre mis en son lieu, et avec ce punis selon l'exigence du cas.

Item. Des édits et statuts, les échevins de Gand ne pour- ront, ne devront faire doresnavant aucuns édits, ordonnan- ces ou statuts, sans congié, licence et octroy du duc ou de

DE CHASTELLAIN. 3S4

son bailly de Gand, en déclarant nuls et de nulle valeur les statuts, ordonnances et édits, qui auroient esté faits par les eschevins de Gand sans le congié , licence, octroy ou consentement du duc et de son dit bailly,

lUm. Au regard de la coo-noissance des officiers, laquelle CQgnoissance le duc dit à luy appartenir, ceux de Gand ont accordé que ladite cognoissance en tous cas criminels et civils, concernans et regardans lesdits officiers à cause de leurs offices et de tout ce qui en appartient et pourra dé- pendre, sera et appartiendra au duc seul et pour le tout, et s'il advient que iceux officiers, soubs couleurs de leurs offices, prennent ou arrestent ou entreprennent cognois- sance sur vrais bourgeois de Gand, autrement et en autres cas qui sont déclarés au privilège de contenu, le bailly de Gand sera commis et aura cognoissance de par le duc de sur ce à la complainte de ceux de Gand appointier et ordonner et de contraindre les officiers à remettre et dé- laisser ladite cognoissance à eschevins de Gand selon leur dit privilège et qu'il trouvera, parties oyes, estre à faire par raison ; et si le bailly est trouvé en deifaute, les escbevins en pourront faire complainte au duc, s'il est au pays, ou en son absence aux gens de son conseil, et le duc ou les gens de son conseil y pourront remédier ainsy qu'il appartiendra par raison. Et s'il est trouvé que iceux offi- ciers aient esté en deffaute, ils seront punis et privés de leurs offices, et autres mis en leurs lieux, et en seront pu- nis et corrigés selon l'exigence du cas.

Item. Au regard de la cognoissance des délits et malé- fices commis et perpétrés par bourgeois de Gand, iceux do Gand accordent que si aucun qui soit vrai bourgeois de ladite ville de Gand aura commis et perpétré aucun délit ou maléfices, hors mises les franches villes de loy, les

352 CHRONIQUE

déliuquans qui seront vrais bourgeois ou vraies bourgeoises pourront choisir à estre traités, à cause des délits ou malé- fices, par-devant lesdits esche vins de Gand ou en la juri- diction où le cas sera advenu, sans ce toutesvoies que les eschevins de Gand puissent attraire à eux la cognoissance des excès ou maléfices commis, ne des malfaiteurs avec les- quels les aucuns de leurs vrais bourgeois auront esté, sup- posé que le principal malfaiteur fust leur bourgeois, et n'auront cognoissance fors seulement desdits bourgeois qui auront commis et perpétré lesdits excès et maléfices hors mises icelles franches villes de loy, comme dit est.

Item. Touchant les placcards et lettres closes que ceux de Gand escrivent aux officiers du duc et autres, doresna- vant ils se escripveront et soubs-escripveront dessoubs , sans eux mettre en marge, ne au-dessus en teste, et se y conduiront et régleront ainsy que font les trois autres membres de Flandres, et non autrement.

Item. Offrent que par leurs hoefmans, eschevins et doyens, avec ceux qui venront au-devant du duc ou du conte de Charolois son fils pour crier mercy, ils feront porter leurs bannières, les présenteront au duc et les lui rendront pour en faire sa voulenté, et pour partie de la réparation de l'offense que ceux de Gand ont commise en eslevant et portant contre lui icelles bannières.

Item. Des blancs chapperons. Ceux de Gand ne useront plus de avoir lesdits blancs chapperons, ne d'autres gens de telle condition, soubs quelque nom qu'ils puissent estre nommés et dont par cy-devant, par mauvaise coustume mise sus contre raison, ils ont usé soubs couleur de exécuter leurs sentences et commandemens, laquelle coustume est et sera abolie et mise jus; mais pour exécution d'icelles sen- tences et autres exploits de justice qui seront et se pour-

DE CHASTELLAIN. 353

ront faire es cas et par la manière qu'il appartiendra, le duc, pour ce faire, commettra et ordonnera son bailli de Gand.

Item. Des évocations des causes et procès introduits et pendans par-devant les lois et autres officiers des villes et chastellenies d'Audenarde et de Courtray , de la conté d'Alost, des pays de Was et Quatre-Mestiers , de Bier- vliet, de Tenremonde et d'ailleurs au pays de Flandres, iceux de Gand n'en useront plus.

Item. Touchant lesdites villes et chastellenies de Cour- tray, d'Audenarde, deBiervliet, de Tenremonde, d'Alost et d'iceux pays et terroirs de Was et des Quatre-Mestiers, les- quelles villes et chastellenies, pays et terroirs, le duc veut estre et demourer à tousjours et en tout cas francs et exempts du pouvoir, autorité et chastellenie de Gand, pour les rai- sons alléguées de la part du duc, iceux de Gand sont con- tens que icelles villes et chastellenies et terroirs demeurent en tel estât que sont de présent, sans y estre rien fait, ne innové d'une part et d'autre, durant le terme et temps de demy-an à compter du jour que ceux de Gand auront fait ce qu'ils seront tenus de faire devers le duc pour l'amende honnorable, pendant lequel temps et le plus tost que faire se pourra, sera en ceste matière appointé et ordonné par voie amiable ou de justice, ainsy que cy-après sera devisé du duc et que ceux de Gand seront contens, sans ce tou- tesvoies que en ceste partie ceux de Gand se puissent ai- dier de la grâce, abolition et pardon que le duc leur fera de leurs oifenses et mesprentures, que icelle grâce leur puisse proufiter, ne préjudicierauduc, touchant le fait des villes et chastellenies de Courtray, d'Audenarde, de Ten- remonde, dAlost, de Biervliet et des pays et terroirs de Was et des Quatre-Mestiers, dont dessus est faite mention;

354 CHRONIQUE

et demourront au surplus iceux de Gand au regard de ce en tel droit qu'ils y doivent et peuvent avoir de pré- sent.

Item. Touchant l'amende honnorable, ils offrent que leurs hoefmans et conseillers d'iceux hoéfmans, aussi les eschevins de la loy vielle et nouvelle, et avec eux, tous les doyens et autres des bourgeois et liabitans d'icelle ville de Gand, jusques au nombre de deux mille hommes du moins, viendront au-devant du duc ou du conte de Charolois son fils à demie lieue liors d'icelle ville à tel jour qu'il plaira au duc ordonner : c'est assavoir lesditslioefmans et conseillers, tous nus en leurs chemises et petits draps, et tous deschaus et nues testes, et tous se mettront à genoux devant le duc et le conte de Charolois, et eux estans en Testât dessusdit, diront ou feront dire par la bouche de l'un d'eux en lan- gage françois que faussement et mauvaisement et comme rebelles et désobéissans et entreprenans grandement à ren- contre du duc et de son autorité et seignourie, ils se sont mis sus en armes, ont créé hoéfmans et couru sus au duc et à ses gens et luy ont fait et commis plusieurs invasions et voies de fait, qu'ils s'en repentent et en requièrent en toute humilité merchy et pardon au duc : ce fait, tous en- samble à une voix criront merchy au duc.

Item. Touchant les trois portes, c'est assavoir les deux portes de ladite ville de Gand, l'une nommée Peterselle- porte et l'autre Euvre-porte, par lesquelles deux portes ceux de Gand yssirent et partirent hors d'icelle ville de Gand, de chà et delà la rivière de l'Escaut, pour assiéger Audenarde,et l'autre porte nommé l'Hospital-porte, qui est du costé du pays de Was, par laquelle ceux de Gand yssirent pour aller à Eupplemonde et courir sus au duc et .son armée, ceux de Gand offrent et sont contens que icel-

DE CHASTELLAIN. 355

les deux portes par lesquelles ceux de Gand yssirent pour aller assiéger la ville d'Audenarde, qui fut un jour de jeudy après Pasques, l'an mil quatre cent cinquante-deux, seront et demourront closes et fermées perpétuellement et à tousjours chacun jour de jeudi de chacune sepmaine de l'an, en telle manière que par icelles deux portes, les- quelles seront fermées et closes, comme dit est, l'on ne pourra ce dit jour de jeudy de chacune sepmaine de l'an aucuns entrer, ne yssir de ladite ville. Et sont aussy con- tens que l'autre porte, nommée l'Hospital-porte, soit fer- mée en perpétuelle mémoire et murée à tousjours et condempnée, sans la pouvoir jamais ouvrir, ne par icelle faire entrée, ne issue en ladite ville, si ce n'est le bon plaisir du duc ou de ses successeurs, contes et contesses de Flandres.

Item. Touchant la restitution des dommages et intérêts advenus au duc pour la diminution de son domaine en ses pays de Flandres et de Hainaut, à l'occasion de la guerre, ceux de Gand avec les autres membres se assambleront pour ceste cause et communiqueront ensamble, pour ad- viser aucune voie et consentir à accorder chose qui soit souffisante et dont le duc se doj^e contenter.

Item. Pour l'amende proufita])le offrent iceux de Gand, que au cas que iceux membres aviseront et accorderont avec iceux de Gand aucune chose raisonnable, de laquelle le duc se contentera pour récompensation desdits domma- ges et intérêts dont en l'article précédent est faite mention, ladite amende proufitable sera de deux cent mille ridders d'or, et si iceux membres ne accordent et appointent sur ladite restitution' d'iceux dommages par la manière que mon dit seigneur le duc soit content, en ce cas ladite amende sera de trois cent mille ridders d'or.

356 CHRONIQUE

Item. Pour la réparation plus ample et la réédéfîcation (le plusieurs églises destruites en Flandres, et mesmement de l'église de Rupplemonde, pour faire croix et levées ' et épitafes, fondations de messes audit Rupplemonde et ail- leurs où il plaira au duc, iceux de Gand offrent au duc cinquante mille ridderâ d'or.

Item. Et au regard des points et articles qui furent passés à Gand par les députés d'icelle ville de Gand avec l'évesquede Tournay et autres conseillers du duc, touchant plusieurs doléances lors faites de la part du duc, lesquels articles sont signés des seings manuels de maistre Jehan Rim, maistre Gille Papal et maistre Pierre Goetghebuer, iceux de Gand sont contens que ceux desdits articles qui ne sont compris, ne appointés cy-dessus, lesquels le duc voira accepter, seront par iceux de Gand agréés et consen- tis, ainsy qu'ils ont esté passés et signés par les dessusdits nommés clercs de ladite ville.

Après iceluy traité fait, les députés de Gand se rallè- rent en leur ville et montrèrent aux hoefmans, éche- vins et communauté de la ville de Gand , le traité fait à Lille avec le duc leur seigneur et prince ; mais iceux Gantois n'en voulurent rien tenir. Ainsi se remirent à la guerre, et allèrent bouter le feu à l'un des beaux villages de Flandre nommé Hulst, par quoi il convint que le duc se mist sus et qu'il rassemblast son armée.

Le duc de Bourgongne se partit de la ville de Lille le dix-huitième jour de juin l'an LUI, et vint au giste à Courtray, il séjourna cinq jours en attendant que son armée et son artillerie fussent prestes, et quand le duc eust son armée assemblée , c'est à savoir hommes d'armes,

' Levées, tombeaux.

DE CHASTELLAIN. 357

archers et arbalétriers , et artillerie grosse et menue, fut ordonnance faite pour la garde de son corps et de sa ban- nière , par la manière que l'année devant estoit, excepté que le seigneur de Ternant, qui avoit la charge de la ban- nière du duc, estoit pour lors en Bourgongne, et fut com- mis en son lieu messire Jehan bastard de Saint-Pol ; et au regard de l'avant-garde , au lieu du comte de Saint-Pol, qui pour lors estoit allé par devers le roi de France, le maréchal de Bourgongne y fut ordonné, et messire Jehan de Croy , lequel durant les guerres en fut toujours l'un des chefs ; et avec eux messire Simon de Lalaing et mes- sire Jacques son neveu. Et le comte d'Estampes menoit et conduisoit l'arrière-garde ; et quant au seigneur de Croy, comte de Porcien et gouverneur de Luxembourg, lui fut ordonné et expressément commandé de par le duc de Bourgongne à aller au pays de Luxembourg, pour cause de ce que plusieurs chevaliers, escuyers , villes et forte- resses s'estoient rebellés à l'encontre du duc, comme cy- après sera déclaré plus à plein '.

CHAPITRE XXVIIL

Comment le duc de Bourgongne se party de la ville Courtray et se mist aux champs à grant puissance pour subjuguer les Gantois.

Or est vérité que le duc de Bourgongne se partit de la ville de Courtray le vingt-quatrième jour ensuivant dudit mois, et alla au giste à Audenarde; puis se partit d'Aude- narde, et s'en alla mettre le siège devant Scenderbecque %

' Cette phrase, qui renvoie à un autre passage de la Chronique gé- n^'rale, a été effacée dans la Chronique de Jacques de Lalaing. =* Schendelbeke.

Tn\f II ^2."»

338 CHRONIQUE

une forteresse ainsi nommée , que les Gantois occupoient et tenoient, il y avoit gens qui moult de maux faisoient au pays de Hainaut et ailleurs es marches et pays du duc. L'artillerie fut assise et afustée et la place tant battue de canons et de bombardes , que iceux Gantois eurent les cœurs faillis, tellement qu'ils se rendirent à la volonté du duc, qui fut telle qu'ils furent tous pendus et estranglés. Et fut icelle reddition faite le xxvii^ jour de juin. Le duc demeura trois jours en son logis depuis la place rendue, et le troisième jour après, qui fut le dernier jour du mois de juin, se délogea le duc de devant la place de Scender- becque, et se tira à Audenarde, il ne demeura qu'une nuit ; et le lendemain, qui fut le premier jour de juillet audit an LUI, le duc alla au giste à Courtray, jusques au troisième jour après qu'il se délogea et s'en alla mettre le siège devant la forteresse de Poucques, les Gantois avoient mis de leurs gens de guerre, qui moult de maux faisoient par le pays d'environ, et couroient tout jusques à Bruges et à Roulers et en plusieurs autres lieux du pays. Au partement que fit le duc de devant la place de Scen- derbecque, il ordonna à messire Jacques de Lalaing qu'il allast devant la forteresse de Audenove' que les Gantois tenoient, et aussi tenoient un fort moustier au lieu nommé Vellesicq\ Cette place de Audenove estoit enclose d'eau, de fossés, de muraille et de ponts-levis et barrières, mais des plus fortes n'estoit pas. Toutesfois les Gantois la te- noient et faisoient des maux assez au pays d'environ. Sy fut avisé que le vaillant chevalier messire Jacques de La- laing, atout sa charge de cent lances et ses archers, iroit devant icelle place pour y enclore lesdits Gantois, et

' Audenlio-ve, au sud de Velsicque. * Velsicque.

DE CHASTELIAIN. 359

garder qu'ils n'ississent de la forteresse, tant que plus grant puissance de gens du duc y fipst arrivée pour les prendre d'assaut ou autrement. Messire Jacques de La- laing emprit la charge que le duc lui avoit ordonné à faire, et pour la mettre à exécution, se mit en chemin, lui et ses gens , et y alla de nuit. Et assez loin de la place, messire Jacques fit descendre de ses gens à pied , et illec laisser leurs chevaux, afin que ceux de la place n'ouïssent le bruit des chevaux. Et environ le point du jour il se trouva droit devant la place ; et lui , voyant qu'il estoit jour, fit par l'un de ses gens crier le guet; mais nul ne respondit, dont messire Jacques et ses gens s'esbahirent assez, et cuidoient que les Gantois le fissent par malice, et qu'ils eussent sçu leur venue, par quoi ils eussent pré- paré leur artillerie pour les grever; mais autrement estoit, car les Gantois s'en estoient fuis et avoient fermé portes et barrières et levé le pont, et à le voir, il sembloit qu'il y eust gens dedans la place. Lors messire Jacques de La- laing fit dépouiller de ses gens , qui passèrent l'eau des fossés et allèrent avaler le pont et ouvrir la porte et bar- rières, et sy entra messire Jacques de Lalaing et ses gens dedans icelle place ils trouvèrent la plupart des meubles des Gantois, lesquels, de haste qu'ils eurent de fuir, lais- sèrent. Quand messire Jacques de Lalaing eut la place par la manière que vous avez ouï, il envoya devers le duc pour savoir quelle chose il lui plairoit qu'il en fist. Vray est que le duc fut conseillé de la faire démolir et ardoir, et ainsi le manda à messire Jacques , qui très-envis et à grand regret accomplit le commandement du duc, car jamais de feu bouter ne vouloit-il estre consentant.

Après ce qu'icelle place fut arse et démolie, messire Jacques de Lalaing s'en retourna devers le duc son souve-

5G0 CHRONIQUE

rain rfeig'neur, qui tenoit le siège devant la forteresse de Poucques; et fut te iir jour de juillet au soir que le bon clievalier arriva au siège de Poucques , et le lendemain matin il alla ouïr trois messes sans bouger, en la tente du duc, et parla à un notable docteur de l'ordre des frères- prêcheurs, nommé maître Guy de Donzy ', en confession; car il faisoit conscience du feu qu'il avoit par l'ordonnance du duc fait bouter en la forteresse de Audenove.

Après icelles messes dites et célébrées, messire Jacques monta à cheval, pour ce qu'il estoit un peu blessé en une jambe, et alla voir une bombarde que le duc faisoit jeter pour abattre et démolir la muraille d'icelui chastel de Poucques, c'est à savoir entre la porte et une tour, qui es- toit très-forte, et aussi d'autres engins à poudre, tant mortiers et autres veuglaires comme de petite canons. Le seigneur de Saveuses et autres avoient fait faire des tran- chées et approches en plusieurs lieux, et estoit la place fort approchée et battue. Messire Jacques de Lalaing re- gardoit ces besognes. Et trouva Toison-d'Or, de qui il estoit moult accointé , et bien avoit raison , car messire Jacques de Lalaing avoit fait armes douze fois en champ clos devant iceluy Toison, son juge commis de par le duc ; et dit tout en souriant à Toison-d'Or, ainsi comme par farce et esbattement , la manière et comment il avoit pris la forteresse de Audenove; et puis quand messire Jacques eut vu les approches, et benne espace soi devisé à Toison-d'Or, icelui Toison lui dit : « Messire Jacques, il « est temps d'aller reposer votre jambe, car maistre Jehan « Caudet, le chirurgien de monseigneur le duc, dit

' En 1460 le duc de Bourgogne payait une pension à Gui de Donzy, docteur en théologie, « pour soy aidier à entretenir aux estudes à Paris.»

DE CHASTELLAIN. 361

« qu'elle veut le repos. » Lors messire Jacques resjDondit qu'il s'en alloit disner , et à l'après-disher ne se bougeroit de son logis pour le repos de sa jambe, en laquelle, comme dessus est dit, avoit esté un peu blessé. Mais la perverse et maudite fortune ne le voulut souffrir, car quand ce vint environ quatre heures après midi, ledit messire Jacques monta à cheval et s'en retourna voir les approches , il trouva de rechef Toison-d'Or au lieu et place le matin il l'avoit trouvé. Et s'estoit mis icelui messire Jacques tout à cheval à couvert d'un gros arbre, et regardoit l'abat- ture qu'avoit fait la bombarde dedans la muraille de ladite forteresse de Poucques. Lors Toison-d'Or s'approcha d'ice- lui messire Jacques, et se prit à deviser à lui, et lui dit : « Monseigneur , comment ! vous deviez reposer votre « jambe, et ne deviez point partir de votre logis cet « après-disner ! » Le bon chevalier regarda Toison-d'Or en souriant, et lui dit qu'il lui commençoit à ennuyer d'avoir esté si grand espace en son logis.

Or advint, ainsi comme messire Jacques de Lalaing faisoit ces devises à Toison-d'Or ', alla venir messire Adol- phe de Clèves, seigneur de Ravestain, lequel tout droit s'en alla grant allure soy bouter tout droit dessous le man- teau d'une bombarde, pour le doute du trait de ceux de la forteresse; après lui venoit le bastarddeBourgongne, vestu d'un paletot d'un très-riche drap d'or cramoisi , et portoit sous son bras un crennequin, et avoit ceint un carquois garni de traits. Lors, quand messire Jacques de Lalaing vit les deux seigneurs dessus nommés, lesquels s'estoient mis dessous le manteau de la bombarde, descendit de son cheval et s'en alla deviser avec lesdits seigneurs de Ra-

' Lcfcbvre Saint-Rcmv.

362 CHRONIQUE

vestain et le bastard de Boiirgongne ; et estoit Toison-d'Or assez près.

Or est vray que communément on fait aux deux costés d'une Lombarde et du manteau tranchées et fossés pour estre à couvert, tant pour aviser l'abatture que la bom- barde fait, comme aussi pour le canonnier prendre sa visée; mais à icelle bombarde n'estoient encore faits les tranchées et fossés, et y a voit à deux costés du manteau quatre pavais ', c'est-à-savoir à chacun costé deux.

Le seigneur de Eavestain, le bastard de Bourgongne et messire Jacques de Lalaing- se prirent à regarder l'abat- ture que faisoit la bombarde contre ladite muraille de la forteresse de Poucques et tous trois cuidoient bien estre tandés" contre le trait de la place; mais messire Jacques de Lalaing estoit dehors le manteau de la bombarde, au couvert d'un pavais regardant la place. Sy advint à celte heure qu'un canonnier estant dedans l'une des tours de ladite forteresse avoit affusté un veuglaire pour battre le manteau de la bombarde, qui d'aventure à celle maie heure avoit son veuglaire chargé ; sy y bouta le feu, et férit la pierre dudit veuglaire le pavais derrière lequel estoit messire Jacques de Lalaing ; et fut féru en la teste de l'éclat d'une pièce de bois, qui estoit au-devant du pa- vais au dextre costé, et au-dessus de l'oreille, tellement qu'il eut le coin de la teste emporté et partie de la cervelle, et chut à la renverse tout estendu par terre, sans que oncques il remuast pied, ni jambe. Alors un frère carme alla à lui, et moult dévotement lui ramenoit et mettoit en mémoire Dieu et la glorieuse Vierge Marie. Et quand

' Le pavais était un grand bouclier qui protégeait les canonniers. Voyez Ducange, au mot : pavesium. 2 Tandés, ù couvert.

DE CHASTELLAIN. 363

messire Jacques de Lalaing ouït jDarler de Dieu et de la Vierge Marie , que tant avoit aimée que pour l'amour d'elle il avoit pris le mot et devise de la nonpareille, il tourna son entendement devers ledit carme, cuidant par- ler; mais il estoit si oppressé de la mort qu'il ne pouvoit former parole par manière qu'on le pust entendre. Toutes- fois il joindoit les mains, et mettoit peine à parler et avoit entendement, comme disoit le dit carme, et ne demeura guère que le bon clievalier fîna ses jours : qui fut grant dommage, car plus vaillant que luy n' avoit en toute l'ar- mée et n'avoit d'eage que environ trente-deux ans.

Devant que l'âme partit du corps dudit messire Jacques de Lalaing, lequel portoit l'ordre de la Toison d'or à son col pendue à un las de soie noir, Toison-d'Or luy leva ladite ordre du col, en couvrant sa face de grosses lar- mes, en faisant si grant deuil que homme du monde pouvoit faire, car tant le aimoit et plus que son propre frère. Tantost le bruit et la voix alla courant parmy l'ost du vaillant chevalier, et tant que son bon prince le duc le sceut, qui moult grand deuil en fist, et si grant deuil que de ses yeux en yssoient les grosses larmes, et avoit le cœur si estraint que un seul mot de sa bouche ne pouvoit yssir.

Le deuil fut si grant par tout l'ost, qu'il sambloit que un chacun eust perdu l'un de ses meilleurs amis ; et qu'il soit vray, quant un grant host est assamblé, on ot le bruit et le son de ceux de l'ost d'une lieue et plus , c'est as- savoir chevaux hennir, bruits d'hommes et de femmes, trompettes, tamburins et fleutes sonner, dont le bruit est grant , mais pour l'amour du bon chevalier, il fut plus d'une heure que tous ceux de l'ost furent sy acoisiés ' , que

' Acoisiés, silencieux, en repos.

364 CHRONIQUE

de un tret d'arc arrière on n'eust homme, ne femme oy, pour le deuil que un chacun en faisoit.

Hélas ! et que dira-on du deuil que le père et la mère, les frères et sœurs et les deux vaillants chevaliers , le sei- gneur de Créquy et le seigneur de Montigny, ses oncles, firent d'avoir perdu une telle fleur de chevalerie, et si grant perte qu'ils ont faite ! Un resconfort y a pour eux, c'est que tant que les livres dureront, sa bonne renommée ne faulra.

Le bon chevalier messire Jacques de Lalaing, après sa mort, fut emporté à Lalaing son corps gist. Dieu en ait l'âme !

CHAPITRE XXIX.

C'y fait mention comment le due de Bourgongne prit le chastel d^ Poucques et fit pendre tous ceux qui dedens estoient, puis y fist bouter le feu.

Or faut revenir à parler du duc, qui tenoit le siège de- vant la forteresse de Poucques, comme dessus est dit. Vray est que ceux qui tenoient la place se rendirent, le V jour du mois de juillet, à la volonté du duc, qui fut telle que tous les hommes furent pendus et estranglés, mais les femmes furent honnestement gardées et renvoyées elles volrent aller. Et le septième jour d'iceluy mois ensuy- vant, le duc se deslogea de devant icelle place de Pouc- ques, après ce qu'il l'eut fait démolir, et à toute son armée s'en retourna à Courtray, il ne séjourna guères et s'en alla à Audenarde, et d'illec alla mettre le siège devant Gavres, après ce qu'ils furent sommés par le roy d'armes de Flandres, ainsy que [pour] toutes les autres places il avoit

DE CHASTELLAIN. 36S

fait ; et y eut un beau logis de toutes choses, et mer- veilles estoit de voir le grant nombre de tentes et de pa- villons qui estoient.

La forteresse fut aprocliiée et battue de canons. Ad- vint que le capitaine de la place de Gavres pour les Gantois, lequel estoit un doyen des maçons de la ville de Gand, vit la place fort battue et aprochiée, pour quoy il trouva manière de yssir de nuit, et s'en alla tout droit en la ville de Gand, il fit assembler toute la loy, hoefmans et communauté de ladite ville, et leur compta et dit que le duc de Bourgongne n'estoit point au siège de Gavres, et qu'il n'y avoit que un peu de gens tous désarmés et loings logiés l'un de l'autre, et qu'ils estoient bons à deslogier et à lever le siège de devant Gavres'. Après ce que iceluy doyen des maçons et capitaine de Gavres eut ainsy parlé et donné sa teste à copper s'il n'estoit vrai, il fut ordonné et appointé par les Gantois qu'il seroit cryé par tous les lieux acoustumés à faire cris en la ville de Gand, que tous hommes aydables au dessoubs de l'eage de soixante ans et au-dessus de vingt ans fussent armés et embastonnés pour aller avec les hoefmans et capitaines de la ville de Gand lever le siège de Gavres, laquelle chose fut ainsy faite", et

' Plusieurs chroniqueurs accusent de trahison non -seulement le capitaine de Gavre, mais aussi les Ang-lais qui étaient au service des Gantois :

« Dedens Gand estoient pluisieurs Eng-lès, auxquels ceux de Gand s'estoient allés dès le commencement de la guerre en eux remem- brant du temps du siège d'Ypre. Ces Englès vindrent ung jour à sauves trêves à Tenremonde devers aucuns autres Englès de lor congnois- sance, lesquels estoient lors à saudées du duc Philippe et de la compa- gnie de messirc Anthoinc, bastard de Bourgogne, lesquels firent avec lesdits Englès de Gand un marchiet que ils feroient vuidier ceux de Gand à la bataille aux champs pour venir lever le siège de Gavre. » [Chron. ms. de lallaye.)

2 Gandavi mandatum est per capitaneos ut unusquisque se dispo-

306 CHRONIQUE

se trouvèrent les Gantois, tant de ceux de la ville de Gand que des villages d'entour, de vingt à trente mille hommes, et svavoient environ de trente à quarante Anglois achevai.

CHAPITRE XXX.

Comment ceux qui estoient dedens la forteresse de Gavres se rendirent à la volenté du duc, lesquels furent tous pendus et estranglés.

Or faut parler comment, la journée de la bataille, la forteresse se rendit. Il est vray, comme devant est dit, que la nuit de la bataille le capitaine de Gavres estoit yssu de nuit et s'en estoit allé à Gand. Et quant vint le matin, ceux de la forteresse requirent de parlementer, disans qu'ils se vouloient rendre, laquelle chose fut rapportée au duc; mais il ordonna que s'ils ne se vouloient rendre à volonté, que on ne parlast pas à eux. Dedens la place avoit des Anglois, qui pour riens ne s'y vouloient accorder, mais riens ne leur valut, car ceux qui dedens estoient avec eux, estoient les plus forts, et en la fin se rendirent, au jour de lundi xxiii" de juillet l'an dessusdit, environ huit heures du matin, tous à la volonté du duc.

Le prévost des maréchaux fut ordonné à prendre et recevoir les prisonniers, et par le commandement du duc furent tous condempnés à estre pendus, excepté le prestre; et quant les Anglois sceurent qu'il leur falloit morir, ils envoyèrent au remède devers aucuns grans seigneurs de l'host, lesquels les poursievirent, mais riens ne leur prou-

ncnt ad defendendum tam uxores quam libères, et factus fuit terri- bilis concursus omnium auditis fragoribus machinarum quibus cas- trum deGavere obpugnabatur. (But, Chron. manusc.)

DE CHASTELLAIN. 367

fita, et respondit le duc qu'il vouloit que on leur fist hon- neur, c'est assavoir, qu'ils fussent les premiers pendus et mis au plus haut.

Le confesseur et l'exécuteur de la justice furent mandés, lesquels ne firent, depuis la rendition, que confesser et pendre jusques environ une heure après midy, que on crya que chacun s'apprestast pour la bataille, pour laquelle cause le bourreau cessa à pendre, et en y eut j^lusieurs qui leur vie eurent respitée jusques après la bataille. Mais après la bataille achevée, ils furent tous pendus comme leurs compagnons.

CHAPITRE XXXI.

Comment les Gantois à grant puissance saillirent de la ville de Gand pour venir combattre le duc de Bourgongne leur seigneur, et com- ment il leur en vint.

Or faut revenir à parler des Gantois et comment ils se mirent aux champs en g-rant ordonnance de bannières et enseignes à merveilles grant nombre. Et faisoient mener après eux charroy chargé d'artillerie de ribaudequins et petits canons, les autres de vivres et beuvrages. Et ainsi cheminèrent et marchèrent plus de deux grandes lieues et demye de Flandres, en approchant le siège du duc qui tantost fut advertis de la venue des Gantois et comment ils venoient pour le combattre. Sy fut par tout l'ost cryé: alarme ! et tantost un chacun fut prest. L'avant-garde se mit devant en assez belle place, selon le pays, et avoient devant eux environ quatre-vingts lances de bien vaillans hommes, c'est assavoir le seigneur d'Espiry et le seigneur de Beaucamp, qui gardoient que les Gantois ne vissent Testât de l'avant-garde, laquelle estoit en belle et bonne

368 CHRONIQUE

ordonnance, c'est assavoir le plus de lances à cheval et les gens de trait à piet et conduits par vaillans hommes. Et sur une esle de l'avant-garde, au costé senestre, estoit messire Jacques de Luxembourg atout sa compagnie qui estoit de cent lances et les archiers, et sy avoit encore avec lui les gens de feu messire Jacques de Lalaing.

Or advint que le mareschal de Bourgongne qui estoit l'un des chiefs de l' avant-garde, cuida que messire Jacques de Luxembourg fust allé en la place oii il estoit, sans ordon- nance, par quoy il le reprit et luy dit plusieurs paroles dont messire Jacques ne fut pas content, mais estoient si près de leurs ennemis qu'il n'estoit pas heure de respondre. Et toutefois messire Jacques de Luxembourg n'y estoit pas allé sans ordonnance, car il en avoit demandé congié au duc, et la cause sy estoit pour ce que entre l'avant- garde et l'arrière-garde avoit un petit bois, par lequel les Gantois pou voient aller sur le logis du duc, sans ce que on les eust pu appercevoir, ils eussent pu faire grand dom- mage et déshonneur au duc, c'est assavoir sur sa grosse et menue artillerie et sur tentes et pavillons et autres choses du logis.

Et quant au duc, il estoit en très-belle et large place. Sy le faisoit beau voir de sa personne, et certes en toute sa compagnie n'avoit point si bel homme armé qu'il estoit. Et pour parler un peu comment il estoit monté et armé, vray est qu'il estoit si bien armé de son corps que jamais homme ne pouvoit mieux estre ; et pareillement de sa teste, et de dessus son harnas de teste avoit une très-belle houppe à fachon de fleur de lys faite et ouvrée de plumes et d'orphèvrie, tant richement que belle chose estoit à voir. Or faut parler de son cheval. Le cheval estoit un gros double ronchin d'Allemagne et à merveilles puissant, et

DE CHASTELLAIN. 369

bien le monstra ce jour. Armé estoit de beau cbamfraiu et d'une barde pour le cheval très-bien faite. Et à voirie mestre et le cheval aiusy armé, on pou voit bien juger qu'il estoit le prince et maistre de toute l'armée, et aussy à la vérité, ce fut celuy, pour le jour, qui mieux se monstra chevalereux et vaillant ' .

En sa bataille avoit grant noblesse et grant nombre de bannières, entre lesquelles estoient le comte de Charolois, le comte d'Estampes, messire Adolphe de Clèves, Jehan monsieur de Coimbres, le bastard de Bourgongne et plu- sieurs autres seigneurs, qui cy-après sont escrits et aussy le nom des nouveaux chevaliers et nouveaux bannerets. Et ainsy que le duc estoit en très-belle ordonnance et en icelle belle place, vint Toison-d'Or et dit au duc comment le mareschal de Bourgongne, les seigneurs de Chimay et de Montagu et messire Simon de Lalaing l'envoyoient de- vers luy, pour luy dire qu'il ne se bougeast de la place il estoit, car entre luy et son avant-garde avoit un bien estroit passage, et que s'il se faisoit que l'avant-garde re- culast pour la puissance des Gantois, que phis tost seroit passée son avant-garde devers lui, qu'il ne seroit vers sa bataille, vu qu'il avoit en sa compagnie beaucoup plus de gens qu'il n'y avoit en sa dite avant-garde.

Lors le duc lui demanda [ce] qu'il luy en sembloit, et lors Thoison luy respondit que, à son ad vis, il valoit mieux que luy et sa bataille marchassent avant contre ses enne- mis, en baillant courage, aide et confort à son avant- garde, que ce que il faulsist que avant-garde reculast

» Et alloit le duc en cliascune bataille donner cœur et hardyment, en leur disant qu'ils se combatissent tiardyment contre les Gantois et qu';i l'ayde de Dieu, ains que le soleil se couchast, ils seroient tous riches. (J. Duclcrcq, II, 53.)

370 CHRONIQUE

en retournant devers lui ; car de reculer, ne prendre nou- velle place ne pouvoit nul bien venir.

Lors le duc sachant qu'il disoit vérité, très-désirant de ce faire, sans autre délibération de conseil et sans plus attendre, fit appeler messire Jehan le bastard de Rentj^ lors capitaine des archers , et luy commanda que tost et diligemment il fîst passer tous ses archers l'estroit pas- sage, tirant vers l'avant-garde, qui fut ainsy fait.

Le duc, avant que tous ses archers fussent passés, il passa iceluy passage, qui ne sambloit pas estre mau- vais. Et à la vérité il n'est à croire que oncques si grant nombre de gens fussent passés un tel passage et destroit; en si peu d'heures que le duc et sa bataille passèrent.

Le duc avoit fait bailler aux archers de son host arcs et flesches à ceux qui en avoient mestier, et que plus est, furent arcs et flesches de l'artillerie du duc abandonnés à tous ceux qui prendre en vouloient.

Le duc avoit fait tirer envers ses ennemys plusieurs ribaudequins qui peu servirent. Prestement que le duc et sa bataille furent passés l'estroit passage, les Gantois cuidè- rent prendre nouvelle place et plus forte qu'ils ne avoient, mais ils furent si près hastés, tant des quatre-vingts lances qui devant eux estoient de messire Jacques de Luxem- bourg et de ses gens, et aussy s'y gouvernèrent grande- ment le seigneur d'Espiry et messire Guillaume Rolin, seigneur de Beau camp, et tellement que Gantois se mi- rent en désaroy et fuite ; et furent maints Gantois morts et desconfits, car peu ou riens se deffendirent Gantois à celle heure et ne contpndoient que à eux sauver. Mais voyant que ne pou voient fuir, ne eschapper, pour ce que le duc et ceux de sa bataille (quant aux hommes d'armes), estoient à cheval, avisèrent un grant clos fermé de trois

DE CHASTELLAIN. 371

parts ou plus de la rivière de l'Escaut , car icelle rivière couroit autour à façon de fer de cheval, et l'autre fer- meté estoit de fossés, de hauts arhres et de hayes, et n'y avoit que une entrée hien estroite.

Dedens ledit clos estoient tous la plupart des riches et notables hommes de Gand, hien armés et embastonnés, et sy y avoit culevriniers et gens de trait ; et à la vérité dire, ils estoient bien gens à redoubter au lieu ils estoient.

Plusieurs nobles hommes et vaillans sieuvoient et chas- soient y ceux Gantois, accompagnés de maintes bannières, que vaillans chevaliers et escuyers eslus à ce portoient; mais quant ce vint qu'ils furent arrivés devant ledit clos les Gantois estoient, voyans l'ordre qu'ils tenoient pour combattre et le fort lieu ils estoient, furent conseilliés d'attendre la venue du duc et pour cause. Et quand le duc fut venus, sans espargner son corps, ne son cheval, se frappa dedans les Gantois il reçut sur son corps maints coups de picques et d'autres bastons, et son cheval qui tant bien armé estoit, fut navré en neuf ou dix lieux '.

» En laquelle chasse, fortune le mist en plus grant dangier qu'il ne fut à Bruges, car lui, accompaignéd'ung homme seullement, qui estoit Bertrandon, son premier escuyer trenchant, et qui portoit son pen- non, se vint bouter contre huyt cens ou mille combatans de ses enne- mys, qui se estoient retrais en ung pré fermé de trois parts de bonnes haies vives et du quart lez de la rivière de l'Escault, auquel pré n'avoit que une entrée, il se fourra dedans par l'ardeur de son hault couraige, luy deuxième, comme dit est. Ses enncmys luy tollurent l'entrée, affin qu'il ne peust retourner, et moult vigoureusement le assaillirent de toutes pars, combien qu'ils ne sçavoient adonc qu'il estoit, et tellement fut enclos de tous lez, frappant sur ses ennemis et euls sur luy, que Bertrandon, doubtant le péril que il veoit devant luy, coucha sa lance à laquelle pendoit le pennon, et, contraignant le cheval des espérons, frappa ses ennemys, criant à haultc voix : « Traistres, traistres! tuc- « rez-vous vostre prince? » A cette voix, fut en plus grand danger, car ceulx qui cuy doyen tbesongner à ung simple chevalier, oyant que ce estoit leur prince, dirent : « C'est ce que nous quérons. « Et à ceste

on CHRONIQUE

Et toutefois ne furent les Gantois rompus de la première entrée que le duc fist sur eux, mais il avoit si grand désir de les mettre à desconfîture que de rechief par deux ou trois il frappa dedans. Et fut le duc sieuvy de maints vaillans chevaliers et escuyers qui Ijien et vaillamment se gouvernèrent. Ce jour, messire Jelian, le Lastardde Saint- Pol, seigneur de Haubourdin, porta la bannière du duc, Bertrandon de la Broquière ' portoit le pennon, et Hervé de Mériadec l'estendart, lequel.il mit hors de la lance et le mit autour de son col et combattit ce jour vaillamment avec les autres. Et quant Gantois virent la grant vail- lance du duc, je crois qu'ils le recognurent et se mirent à genoux en luy cryant mercy à haute voix, disant tous : « Helas ! nous nous rendons. » Mais la chose estoit si avant allée que à grant peine les eust pu le duc sauver, et en peu d'espace y eut piteuse boucherie, car tous furent mis à mort et par glaive ou par eau ; car quand ils virent la desconfîture et que nuls n'estoient pris à rançon, ils se mirent à saillir en la rivière qui tant estoit parfonde que ceux qui y saillirent, furent tous noyés. y eut grant nombre à merveilles de tués et noyés \

lieure se doubla leur couraige, car ils àvoient en main et à leur advan- tage celluy par qui pouvoit finer la guerre à leur désir ; mais le ma- gnanime prince, pour chose qu'il voie, ne se mue et se tient ferme et se combat si longuement comme près d'une heure. Finablement fut ouy le cry des ennemys , fut veu le pennon par aucun de ses gens qui tirèrent cette part et amenèrent archiers qui par leur traict contrai- gnirent les ennemys à saillir en la rivière (Guillaume Pilastre, EisL de la Toison d'or).

» Bertrandon de la Broquière s'est illustré à un autre titre par son voyage en Orient. [Mss. 10264, bibl. impér. de Paris ; bibl. de Bour- gogne, 7250, 7251.) En 1445, il était capitaine de Rupelmonde ; en 1453 le duc de Bourgogne lui donna les oost-dunes de Flandre.

2 Terra Flandrise suorum et hostium sanguine velut ad vomitum satiata. (But, Chr.man.)

DE CHASTELLAIN. 375

Or n'est nul mal dont bien ne viengne, car par la deffense qui fut en iceluy clos fut la desconfîture, fut la ville de Gand sauvée d'estre destruite; car à la vérité, qui tout droit fust allé, chassant et tuant les Gantois qui jusquesen leur ville, sans deffense nulle, se laissoient tuer, par ainsy nulle fermeté ne s'y fust trouvée ; car ils fu- rent tant épouvantés en la ville de Gand de icelle bataille et de la perte de leurs gens , que courag-e, ne hardement n'eussent eu de savoir fermer leurs portes, ains eussent abandonné la ville et leurs biens pour eux enfuir à l'oppo- site de la porte le duc et ses gens fussent entrés, ainsy que depuis ceux de Gand le confessèrent après la paix faite; mais Dieu ne le voulut pas, car en une telle ville qu'est Gand, nepouvoit qu'il n'y eust des bonnes gens qu'il voùlust garder. Et qu'il soit vray, après la grande desconfî- ture qui fut dedens le clos, le duc demanda guide pour le mener devant la ville de Gand tout droit, car bien luy sembloit que pesle-mesle avec les fuyans, ils entreroient dedens la ville que tant avoit prise en hayne pour l'heure , qui est à penser que, si par force il y fust entré, ainsi que de légier ilpouvoit faire, il l'eust fait de tous points destruire; mais le guide qui le menoit et qui devant la bataille et les bannières chevauchoit, le mena tout le contraire et le ra- mena vers son logis de Gavres. Et quand le duc vit son logis, il s'arresta et dit : « Et comment je entendois que « on me menast droit à Gand, et on m'amène en mon « logis ! » Et lors demanda le guide, mais on ne le scut trouver. Et puis demanda s'il y avoit nuls qui chassassent les Gantois, et on lui dit que la pluspart de ceux de l'a- vant-garde chassoient ; de laquelle chose le duc fut moult joyeux. Vray est que plusieurs des gens du duc chassoient les Gantois, maints en y eut de tués, mais la chasse ne

Ton. II. 24

374 CHRONIQUE

se fit pas jusques à la ville de Gand, pour laquelle cause plusieurs Gantois furent sauvés, tant es bois, buissons que autrement.

Quant le duc fut arresté, comme dessus est dit, en une assez belle place, attendit nouvelles de ses gens qui les Gantois cliassoient, et pour les aider et conforter, si be- soing eust esté, mais nul besoing n'en estoit, car les Gan- tois estoient si espouventés que dix en eussent tué mille en y celle place. Et devant y eut plusieurs chevaliers ba- chelers qui furent par le duc coupés la queue de leurs pennons (ils furent par le duc faits banerets), c'est assa- voir, le seigneur d'Estembourg, le seigneur de Cobem, le seigneur de Condé, le seigneur de Ville , le seigneur de Miraumont et messire Jacques de Harchies, Chevaliers faits à ycelle bataille : premiers, messire Jacques de Luxembourg, messire Tbiebault de Neufcbastel, maré- chal de Bourgongne , le comte de Petite-Pierre , le sei- gneur de Ligne, le seigneur de Ribaupierre, le seigneur de Rougemont, le seigneur de Brienne, le seigneur de Gru- thuse, le seigneur de Prit, messire Jehan de Befroimont, messire Guillaume de Chandeniers , messire Philippe de Maldeghem, messire Jehan de Drinquan, le seigneur de Thaleme, messire Jehan de Hames, messire Charles de Flandres, messire Tristan de Toulongeon, messire Jehan de Viefville, messire Liénart Mouchet, messire Colart de Neufville, le seigneur de Chasteler, messire Anthoine de Rey, messire Guillaume de Rey, messire Josse Trist, messire François de Menchon , messire Jaques de Mont- martin, messire Jehan Ermenier, messire Jacques de Norquermes , messire Jehan de Norquermes , messire Jehan de Valine, messire Adrien de Chierhoult, messire Hiemont de Grisperre, messire Guillaume de Breule,

DE CHASTELLAIN. 375

messire Jehan de Strome, messire Gallehault de Ville- queval, messire Mathieu de Eobecque, messire Sohier de Gavre, messire Philippe Vilain, messire Jehan d'On- gny, messire Ferry de Crusance, messire Porins de Leaue, messire Philippe de Cohem , messire Lyon de la Hovar- drie, messire Christophle de Hardenthun, messire Charles de Noyelle, messire Aubert de Beaumont, le seigneur de Thoulou, messire Jehan de Vasiers, le Besgue de Eause- court, messire Jacques de Montigny, messire Eohert de Gouy, messire Bauduin de Cuvilliers, messire Simon d'Escormont, messire Glande de la Guiche, messire Colart Ango, messire Henry d'Estienbecque , messire Thirem d'Eptingnie, messire Quieret de Eumelon, messire Piètre Zulle, messire Loys de Hellemestre, messire Tirot de Wettedich, messire Henri Bussenet , messire de Hérines, messire Bernard de Malero, le seigneur de Bellain, le sei- gneur de Goux, messire Guy de Grantmont, messire Guillaume de Wallengin, messire Gilles de Proisy, mes- sire Eegnault d'Esplattelles, messire Jehan Peron, messire Hoste de Fosseux et messire Adrien de Havesquerque ' .

En celle bataille avoit de grans seigneurs, tant de l'or- dre de la Toison d'or que d'autres, qui tous se conduisirent bien ce jour. Et y eut maintes bannières et plusieurs princes et grans seigneurs.

En icelle bataille y eut bien, que morts, que noyés, de la partie des Gantois de xx à xxx"", et de la partie du duc en furent morts de nobles hommes que cinq, et dont l'un fut

» Le copiste auquel nous devons le ms. 16881 étant très-inexact dans sa transcription, il en résulte que pour l'orthographe des noms propres, il y a beaucoup d'erreurs à redresser. En ce qui touche ceux qui appar- tiennent ù la Flandre, lisez au lieu de Trist, Chierhoult, Drinquan ; Triest, Claerhout, Drinckham.

37G CHRONIQUE

mort devant la place dès le matin, et les quatre autres moururent à la bataille ; et estoient iceux cinq gentils- hommes, les trois de Bourgongne et les deux autres de Hainau : c'est assavoir de Bourgongne, Jehan de Poligny, Jehan de Belleverue et Pierre de Bieaufort, et les deux hennuyers Olivier de Launais et Jehan de la Gilesoulle. Aucuns parlent de sorts, quant on voit devant luy traverser bestes et oiseaux. Toutefois s'il estoit vray ce que on dit des Gantois, par luy en eut par aventure de ceux de la ville de Gand qui en furent heureux ; car on dit que, devant la bataille des Gantois, par deux fois deux lièvres traver- sèrent , dont aucuns Gantois s'en effréèrent tellement que aucuns d'eux s'en retournèrent en la ville de Gand, dont ils furent bien conseilliés ' . Et les autres dirent que devant l'avant-garde du duc, sailly aussy un lièvre qui tout droit se frappa dedens la bataille des Gantois et passa oultre sans estre mort, atteint, ne pris. Or est sage qui le sc^t, et fol qui s'y fie : toutefois ceux qui par celle cause s'en retournèrent à Gand, en furent heureux , comme devant est dit.

Le duc. fut longuement attendant que ses gens fussent retournés de la chasse qu'ils avoient faite après les Gantois ils avoient esté lassés de tuer et peu de prisonniers prendre. Et après ce que les enseignes furent revenues et tous retournés, le duc se retray en son logis et n'avoit bu, ne mengié de tout le jour. Quant il fut descendu de son cheval, il se fit désarmer par Mériadec et un sien pre- mier valletde chambre, nommé Jehan Coustain, et Toison- d'Or qui lui dit, après ce qu'il fut désarmé, que le sei- gneur de Créquy , qui avoit eu le pied percé à ladite

' Cf. livre II, chap. XXXYII, p. 127.

DE CHASTELLAIN. 377

bataille , l'envoyoit devers lui pour lui ramener à mé- moire comme il estoit bien tenu de remercyer nostre benoît Créateur de la journée que de sa bonté et grâce luy avoit envoyée à l'encontre des Gantois, en luy exhor- tant, que de tant plus luy faisoit Dieu de grâce , et de tant plus de voit-il avoir le cœur piteux et plein de misé- ricorde, et sembloit audit seigneur de Créquy que le duc devoit faire sommer et remonstrer aux Gantois que non obstant que Dieu luy avoit donné la victoire sur eux et que bien estoit en luy de les corriger et punir moyen- nant sa grâce s'il luy plaisoit, toutesfois pour soy tousjours mettre en son devoir , encore de rechief il leur faisoit sa- voir que s'ils se vouloient eux retourner envers luy, il estoit prest de les recevoir et pardonner leurs fautes. Le duc ouy voulentiers les remonstrances que lui fist faire le seigneur de Créquy par Toison-d'Or, j)uis alla disner; car comme devant il est dit, il ne avoit bu, ne mengié de tout le jour. Et quand le duc eut disné, il manda son grant conseil, il y eut princes et seigneurs en grant nombre, et quant le conseil fut assemblé, le duc parla luy-mesme des Gantois en remonstrant les grans grâces que Dieu lui avoit faites durant la guerre, et mesmement ce propre jour l'avoit fait victorieux à l'encontre d'eux, dont il ren- doit grâces et louenges à nostre benoît Créateur. Et pour soy mettre en son devoir et pour éviter l'effusion de sang et avoir Dieu de sa part, les avoit mandés pour cause de ce que il lui sembloit bon de envoyer devers les Gantois pour les sommer de venir à paix, en leur offrant grâce , et mesmement le traitié qu'il leur fit offrir en la ville de Lille ; et s'il sembloit bon, estoit prest de ce faire, en cas que ce scroit leur advys et conseil. Sy furent tous ceux qui estoient, moult joyeux de la grâce et bouté de leur

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prince, qui le virent ainsy piteux et plein de miséricorde, entendu qu'il estoit bien en luy de mettre les Gantois à destruction et vu la grant hayne qu'il avoit sur eux. Et lorsqu'il les veoit du tout desconfis et en désespoir, il en avoit pitié, et fut la première fois qu'il en avoit eu pitié'.

Tous ceux du conseil furent de l'opinion du duc et moult louèrent sa grant bonté et clémence, en disant que son opinion estoit bonne et sainte, et que bien seroit d'envoyer devers eux unes belles lettres de remonstrances et sommation, laquelle chose fut ainsy conclue, et furent ordonnées les lettres telles qui s'ensieuvent :

« A tous nos subjets inbabitans en nostre ville de « Gand, qui vous estes constitués voulontairement nos « ennemis rebelles et désobéissans en faisant guerre « ouverte avec nos subjets et pays, sans avoir cause, ne « action de ce faire, attendu et considéré que, dès. le « commencement que sommes venus à la seigneurie de « Flandres, nous avons eu nostre ville de Gand en espé- « ciale et singulière recommandation avant toutes autres « nos villes, de quelque pays et seignourie que ayons, en « donnant et eslargissant à icelle nostre ville de Gand « plusieurs libertés, droits et franchises, et en vous en- ce tretenant au surplus en vos privilèges à vous octroyés « tant par nous que par nos prédécesseurs comtes de Flan- « dres, et en vous administrant bonne raison et justice; « vous signifions que jà-soit-ce que à l'aide de nostre

Après ceste victoire par laquelle il pouvoit entrer à Gand par puis- sance et le destruire et démolir, comment aucuns luy conseilloient, il leur respondit : « Ceux ae Gand sont mon peuj^e. La ville est mienne : laquelle destruite, je ne sçay vivant qui en feist une pa- reille. » (Guillaume Pilastre, Hist. de la Toison d'or.)

DE CHASTELLAIN. 379

« benoît Créateur, qui par sa grâce nous a fait victorieux « contre voue en toutes batailles et journées entreprises '< de vostre part, et mesmement à la journée d'hier devant « Gavres, ainsy que chacun scet, dont rendons à iceluy « nostre Créateur loenge, grâce et merchy, néantmoins « nous qui voulons éviter l'effusion du sang humain et « qui désirons vous nos subjets qui estes desvoiés et mau- « vaisement conduits et séduits, réduire à bonne voye, à « l'obéissance de nous que sommes vostre prince et natu- « rel seigneur, affin que puissions venir à bonne paix, « union et transquillité, ainsy que avez fait du temps que « sommes venus à la seigneurie de Flandres; et sans « avoir regard à vostre obstination et à ce que avez dé- « servi punition de corps et de biens, nous sommes tousj ours « rendus enclins à toutes les journées qui ont esté tenues « pour le traité de paix, et encore sommes voulentaires « à vous faire grâce, en préférant miséricorde à rigueur « de justice, pour parvenir à la pacification de ceste pré- « sente guerre par vous mise sus , et mesmement à la « darraine journée nagaires en nostre ville de Lille en la « présence de nostre très-chière et très-aymée compagne « la ducesse, de nostre très-chier et très-aymé fils le comte « de Charolois et de nostre très-chier et très-aymé le comte « d'Estampes et autres de nostre conseil, à laquelle journée « ont esté avecques vos députés, avisés certains articles « pour éviter à la persévération de ceste présente guerre, « par lesquelles partyes vous imparty de nostre grâce, sans « en riens toucher aux privilèges à vous octroyés, comme « dit est , ainchois avoit esté ad visé que la loy de nostre « ville de Gand seroit renouvellée au lieu d'icelle nostre « ville selon la teneur de vos privilèges, affin que justice « pust estre administrée aux povres tout ainsy que aux

380 CHRONIQUE

« riches, et sans avoir regard , ne séparation des personnes, « et ainsy avoit esté advisé que les édits, statuts et ban- « nissemens seroient faits, présens nostre baillif et con- « sentans, selon la forme desdits privilèges ; et touchant « la cognoissance de vos bourgeois et de ceux qui meiïe- « ront à rencontre d'eux, en sera fait ainsy qu'il est dé- « claré en iceux articles et en ensieuvant la teneur de « iceux privilèges , et seulement que au regard de la « bourgeoisie foraine tant pour l'acquérir que pour la « garder, ainsy qu'il est contenu en certains privilèges de « feu le comte Guy jadis comte de Flandres ; et en outre « jà-soit-ce ainsy que par iceux articles , en tant que « les villes que prétendez estre de vostre chastellenie , « lesquelles selon raison doivent demourer exemptées à « tousjours d'icelle vostre chastellenie, ait esté dit que « sans y autrement ordonner, la question demourroit en « Testât et surséance jusques à demy-an, et que en la « fin dudit terme il en seroit appointé amiablement ou « par voye de justice, du consentement de vous et de « nous ; et combien aussy que au surplus par iceux arti- « clés n'ait esté advisé fors que aux points servans au « bien de vous et de la police de nostre dite ville de Gand, « et aussy pour partie de la réparation et amende hon- « nourable et prouffitable par la grâce et rémission de la « confiscation de vos corps et biens qui vous seroit re- « mise ; néantmoins ainsy que entendu avons et dessoubs « ombre de ce que au départir de nostre ville de Lille l'on « vous a donné à entendre que par iceux articles nous ne « contendons que à vous oster et abolyr vos privilèges, « ce que nous ne pensâmes oncques faire, vous avez à « ceste occasion refusé nostre grâce, dont nous nous don- « nons merveilles: ce > non obstant, désirant pour l'hon-

DE CHASTELLAIN. 581

« neur de nostre benoît Créateur, acteur de paix, traiter « vous et tous nos subjets, envoyons par devers. vous ce « présent nostre officier d'armes, porteur de ces présen- « tes lettres, par lesquelles nous vous sommons que pré- ce sentement vous veuilliez venir et vous réduire à nostre « obéissance et nous faire ainsy que bons léaux subjets « doivent faire à leur prince et naturel seigneur. Nous « sommes et serons prests à vous y recevoir et de vous « pardonner vos fautes, offenses et grandes mesprentures « envers nous et contre nostre hauteur et seignourie « commises, moyennant et parmy ce que de vostre part « vous veuilliez accomplir lesdits articles et ce qui est en « iceux contenu, consenti et advisé à la journée tenue à « Lille, la nostre dite ville, desquels articles la copie a « esté bailliée à vos députés. Et encore vous offrons que « si d'iceux voulez avoir avision et sur ce avoir langage « et communication avec nous ou nos gens, donrons bon « et léal sauf-conduit à aucuns de vous que voudrez pré- ce sentement envoyer devers nous, pour vous monstrer le « contenu d'iceux articles, et [sur] le contenu d'iceux arti- « clés et autres choses que voudrez dire à la fin de paix, a vous oyr et y faire tellement que à nous n'aura tenu que c< bonne conclusion ne soit mise au fait de ceste présente « guerre, laquelle nous desplaist pour les causes et consi- « dérations dessusdites.

« En tesmoing de ce , nous avons fait j^laquer nostre « scel de secret à ces présentes ou aux semblables.

m Donné aux champs en nostre host le mardi xxiv jour c( de juillet l'an mil IIIPLIII. »

Lesquelles lettres furent portées par le roy d'armes de Flandres, et le lendemain qui fut le xxv' jour du mois dessusdit, celuy jour, le duc fist ordonner ses gens pour

382 CHRONIQUE

aller devant icelle ville de Gand , et furent les ordon- nances faites des courrenrs pour l'avant-garde, la bataille et l'arrière-garde'.

» Avant de quitter Gavre, le duc de Bourgogne adressa la lettre sui- vante au roi de France :

« A mon très-redoubté seigneur, monseigneur le roi. Mon très-re- doubté seigneur, tant et si très-humblement comme je puis, je me recommande à vous, et vous plaise sçavoir, mon très-redoubté sei- gneur, que pour prendre et avoir en mon obéissance trois places et forteresses, l'une appelée Pouques, assise à quatre lieues de mes villes de Gand, de Bruges et de Courtray, entre la mer et le Lis, et les autres deux nommées Gavre et Scbendelbeque, assises deçà l'Escault, en mon conté d'Alost, lesquelles trois places, qui estoient fortes, mes ennemis rebelles et désobéissans de madite ville de Gand tenoient et occu- poient, et par icelles avoient fait et faisoient plusieurs grans dommai- ges en mes pays, et aussi en entention de réduire mes dits ennemis en mon obéissance, je, dès le su' jour de juing dernier passé, me suis mis sur les champs atout mon armée et ay mis siège devant lesdites trois places : c'est à sçavoir premièrement devant ladite place de Scbendel- beque, prouchaine à mes pays de Brabant et de Haynnau et à quatre lieues de ma dite ville de Gand, laquelle j'ay fait battre d'engins et tellement y ai besongnié qu'elle a esté réduite à mon obéissance et ceulx de dedens exécutés criminelement, ainsi que bien desservy Tavoient, et ladite place rasée et abatue avec certaines aultres places qu'occupoient mes dits ennemis près dudit Scbendelbeque ; et de , pour ce qu'il cstoit nouvelles que mes ennemis dévoient partir de ma dite ville de Gand à grand puissance pour garder ladite place de Pouques, je repassay lesdites rivières de l'Escault et du Lis, et atout madite armée vins mettre le siège devant ladite place de Pouques, la- quelle, après qu'elle a esté battue d'engins, a semblablement esté ré- duite à mon obéissance et rasée, et autres places voisines démolies comme dessus, et ceulx qui les tenoient exécutés ; et ce fait, pour ce que semblablement lesdits de Gand firent courir voix et renommée partout qu'ils me viendroient combattre si je venois devant ladite place de Gavre, je disposay de venir mettre siège devant icelle place de Ga- vre, combien toutevoies que je fusse averti que par autre manière je povois plus adomaiger mesdits ennemis du costé dudit Pouques que de assiéger ladite place, laquelle est celle desdites trois places par quoy l'on a fait en mes dits pays le moins de dommaiges, pour ce qu'elle est assez loingtaine de mes dits pays de Brabant et de Haynnau et à deux lieues et demie près dudit Gand ; et après que ce dit siège a par moi esté mis devant ladite place de Gavre, elle a tenu par aucuns jours pour ce qu'elle est très-forte de murailles et aussi qu'elle estoit

DE CHASTELLAIN. 383

CHAPITRE XXXII.

Comment le seigneui* de Wavrin et le seigneur de Bocqueaux et autres allèrent courre devant Gand, et comment les Gantois requirent au seigneur de Wavrin qu'il voulsist retourner devers le duc de Bour- gongne, pour luy prier qu'il eust mercy d'eux, laquelle chose il fist, comme vous orez.

Or est vray que avecques les courreurs, le seigneur de Wavrin fut ordonné, et le seigneur de Bocqueaux et au- tres, et quant ils furent près des barrières, l'un des Gantois requist de parler au seigneur de Wavrin à seureté, la-

bien assise sur ladite rivière de l'Escault par laquelle lesdits de Gand se povoient traveiller de secourir ceulx de dedens et les avitailler. Néantmoins, par le bon plaisir de Nostre-Seigneur, elle fut, lundy passé avant midy, réduite en mon obéissance et ceulx de dedens exé- cutés comme les aultres, et ledit jour, environ une heure après midy, les chevaucheurs de mon ost qui estoient sur les champs, me rappor- tèrent que lesdits de ma ville de Gand estoient partis hors de ladite ville en très-grand nombre, comme de xxxvi à xl mil hommes, et qu'ils s'en venoient contre moy en bataille et en grant ordonnance pour combattre moy et mes gens ; lesquelles nouvelles, que trouvay véritables, par moy oyes, je prins place pour attendre ladite bataille et combattre mesdits ennemis, lesquels assez tost vindrent, c'est à sçavoir ceulx de leur avant-garde, en grand nombre tant de cheval comme de pié, et auprès d'eulx ceulx de leur bataille avec grant foison d'artillerie, contre lesquels fut telement fait et besongné que, à l'ayde et par la grâce de Dieu, mes dits ennemis furent vaincus et desconfls sans gaires de perte de mon costé , et en la place y a eu des dits de Gand très-grand nombi'e tués et après ont esté mis en chasse, laquelle chasse a duré jusques au plus près de ladite ville de Gand, et dudit nombre ne sont rentrés en ladite ville que environ de m à un mille, et l'on n'a peu au vray savoir le nombre des mors pour ce qu'ils ont esté chassies en païs de boscaiges et grand nombre noies en ladite rivière de l'Escault, selon laquelle les pluseurs s'enfuirent. Lesquelles choses, mon très-redoubté seigneur, vous signifie pour ce que je sçay de cer- tain que serez bien joieux desdites nouvelles et de la grâce que Dieu m'a fait présentement. « Mon très-redoubté seigneur, je vous supplie qu'il vous playse moy

384 CHRONIQUE

quelle chose le seigneur de Wavrin lui accorda. Iceluy Gantois dit au seigneur de Wavrin que pour Dieu, le duc les voulsist recevoir à merci , et qu'ils ne deman- doient que paix, et qu'il soit vray, ils dirent de recliief que tous ceux de la ville de Gand estoient prests de faire tout ce qu'il plairoit au duc, en luy suppliant qu'il lui plust à retourner en son logis et donner sauf-conduit à ceux de la ville en tel nombre qu'il lui plairoit, pour aller vers lui requérir paix que sur toutes choses ils désiroient. Ledit seigneur de Wavrin accorda aux Gantois d'aller devers le duc, laquelle chose il fit. Les seigneurs de Wavrin et de Bocqueaux allèrent devers le duc et le trou- vèrent en sa bataille, et luy comptèrent comment les Gantois requéroient paix, comme dessus est dit. Le duc fut content d'accorder aux Gantois sauf-conduit pour venir vers lui et pour plus au long parler de la matière de paix. Le duc renvoya les seigneurs de Wavrin et de Bocqueaux* et Toison-d'Or devers les Gantois. Or advint le temps, pendant que le seigneur de Wavrin et autres s'en retour- noient devers les Gantois, le roy d'armes arriva devant la porte de Gand et requist de par le duc à parler à ceux de la ville. Tantost que ceux qui à la porte estoient, virent le roy d'armes de Flandres et sçurent qu'il parloit du duc, en toute diligence ils envoyèrent quérir en la ville hoef-

mander et commander vos bons plaisirs et commandemens, pour iceulx accomplir en mon povoir de très-bon cuer et voulentiers, comme raison est et bien tenu y suy, prians le Saint-Esprit qu'il vous ait en sa digne et benoiste garde. « Escript en mon ost à Gavre, le xxv'^ jour de juillet.

« Vostre très-humble et très-obéissant,

« PHILIPPE,

« Duc de Bourgogne et de Brabant. »

{Mss. Baluze, à Paris.)

DE CHASTELLAIN. 385

mans et eschevins, lesquels vinrent à la porte et parlèrent moult doucement à iceluy roy d'armes, en demandant com- ment le duc faisoit ', leur très-redoubté seigneur et prince. Le roy d'armes respondit qu'il faisoit très- bien et qu'il leur rescrivoit. Des nouvelles furent moult joyeux, et lors le roy d'armes leur présenta les lettres que le duc leur envoyoit, lesquelles ils reçurent en grant révérence, en remercyant le duc de sa grant bonté et humilité, disant qu'ils porteroient les lettres en la ville et assembleroient tout le commun, et que le lendemain en dedens le disner' ils feroient la response au duc , en luy suppliant qu'il lui plust de sa bénigne grâce soy retraire en son logis et leur donner trêves pour iceluy jour et le lendemain, la- quelle chose le duc leur accorda. Et pour revenir à parler des seigneurs de Wavrin et de Bocqueaux et Toison-d'Or, le duc les renvoya à la porte, et trouvèrent des plus notables de la ville, lesquels s'estoient assemblés pour les dessusdites lettres, et avec eux estoient l'un de leurs con- seillers nommé maistre Jehan Duchesne, qui de par iceux de Gand dit au seigneur de Wavrin, de Bocqueaux et Toison-d'Or, en la plus grant humilité que jamais hommes pou voient parler, les semblables paroles qui avoient esté dites au roy d'armes de Flandres, en suppliant au duc qu'il lui plust à retourner en son logis, et pour vray dire ils es- toient sy espo ventés qu'ils ne savoient [ce] qu'ils dévoient dire, tant avoient de peur que le duc n'approchast leur ville. Après icelles requestes faites par les Gantois, les sei- gneurs de Wavrin et de Bocqueaux et Toison-d'Or retour- nèrent devers le duc , qui encore estoit en sa bataille,

C'est-à-dire : comment le duc se portait. 2 Avant le dîner, c'est-à-dire le matin.

386 CHRONIQUE

mais les rapports faits des seigneurs de Wavrin, Boc- queaux, Toison-d'Or et roy d'armes de Flandres, le duc s'en retourna en son logis de Gavres.

Le lendemain que les Gantois avoient promis de faire response au duc, ils renvoyèrent devers luy le roy d'armes de Flandres, en luy suppliant et requérant de par ceux de Gand sauf-conduit durant huit jours pour dix, vingt, trente ou quarante personnes de la ville , et que durant le temps du sauf-conduit ils eussent trêves. En oultre requéroient au duc qu'il luy plust de sa grâce donner congié d'enfouir les morts de la bataille. Encore requi- rent au duc qu'il lui plust de sa grâce donner la vie aux prisonniers qui avoient esté pris en la bataille , et souffrir qu'ils fussent mis à finance raisonnable. Aux- quelles trois cboses le duc fîst faire response : c'est as- savoir que quant au sauf-conduit il estoit content , mais ce seroit sans trêves, et quant aux morts il avoit ordonné" de les enfouir, et déjà l'estoient la plus grande partie ; et quant aux prisonniers, le duc n'y fist point faire response, pour ce qu'il en vouloit faire sa voulenté. Toutesfois il les donna à ceux qui les avoient pris, et n'estoient gaires plus de deux cens prisonniers. Le roy d'armes de Flandres que les Gantois avoient retenu toute la nuit, tant qu'ils eus- sent conclu d'envoyer devers le duc comme ils firent, vint devers le duc, requérant le sauf-conduit pour ceux qui s'ensuivent : premiers, [pour les] eschevins de la cuere, maistre Jehan Rim, Clais Wervins, Guillaume le Potier, Guillaume de la Chambre, Liévin Toebast, Jehan le Best, Hostulle Grute, Jehan de Zeune, Liévin Utendale, Phe- lippe Wieric, Reliant de le Cethonne, Jehan de l'Estoc et Jehan Glostermant; [pour les] eschevins des parchons, Jehan de la Moere, Robert de Meerendré, Simon Boelst,

DE CHASTELLAIN. , 587

Simon Clocman, Lié vin Bels, Jorge de le Melle, Jacques de Leins, Jehan de le Haiie, Liévin Carpentier, Gliérard Goetghebuer, Henry Karet, Pierre Dubois et Pierre de le Heuzette ' : lequel sauf-conduit fut baillié audit roy d'ar- mes pour le porter aux Gantois. Laquelle chose il fist en toute diligence, et les ramena au logis du comte d'Estam- pes , auquel ils avoient grant fiance , qui fut leur bon moyen envers le duc, comme il fit. Et après ce qu'ils eu- rent parlé au comte d'Estampes, fut ordonné que iceux Gantois iroient devers le comte de Charolois et en son logis. Sy vint le conseil, et firent leur requeste pour par- venir à paix et requirent que il plust au duc de leur faire grâce et diminution des condempnations, en quoy ils avoient esté condempnés par le traité de Lille.

Après plusieurs choses dites, leur fut respondu que bien dévoient loer Dieu de ce que le duc s'estoit pour la révé- rence de Dieu humilié à les recevoir au traité que autre- fois leur avoit offert, et bien en dévoient rendre grâces à Dieu et au duc, vu la grant perte et Testât en quoy ils es- toient. Et bien pouvoient percevoir que le duc avoit eu pitié d'eux et qu'ils ne s'attendissent point à avoir plus grant grâce que autrefois leur avoit esté offerte et que seure- ment on ne leur changeroit un a pour un l.

Celuy jour, les Gantois retournèrent en la ville de Gand, pour rapporter aux Gantois ce qu'ils avoient trouvé devers le duc, et firent assambler le commun de la ville, et fina-

' Jean Rym, Guillaume de Potter, Guillaume Vander Camercn, Liévin Toebast, Jean de Bels, Oste de Grutere, Liévin Utendale, Phi- lippe Wiericx, Jean vander Stock, Jean Cloosterman, Jean vander Moere, Robert van Meerendré, Simon Boele, Simon Clocman, Liévin de Bels, Georges van Melle, Jacques van Leyns, Jean vander Hauwe, Liévin Carpentier, Gérard Goetghebuer, Henri Kerrest, Pierre van Bost. Je ne reconnais pas les noms de Nicolas Wervins, de Jean do Zeune, de Roland de le Cethone et de Pierre de le Heuzette.

388 CHRONIQUE

blement conclurent qu'ils vouloient avoir paix, quoy qu'il leur coustast; car de guerre ne vouloient-ils plus oyr parler. Toutesfois icelle nuit en la ville de Gand, aucuns mauvais garnemens, c'est assavoir larrons, murdriers, bannys, ceux de la Verde-Tente, le bastard de Blanc-Es- train et autres gens de mauvaise vie, firent une grande esmeute, crièrent alarme et puis dirent que les Picars ar- doient' soubs ombre de paix tout le pays de Flandres, et de fait furent devant le logis du roy d'armes de Flandres, qui alloit et venoit avec les ambassadeurs gantois, et le vou- loient tuer et jeter des fenestres de sa cbambre en bas. Ce non obstant, les mauvais ne furent point les maistres et fut la chose rappaisiée. Et le lendemain, retournèrent les Gan- tois et amenèrent avec eux l'abbé de Drone \ le pryeur des Cbartreux, damp Bauduin de Fosseux, Anthoine Sersan- ders, maistre Jelian Ducbesne, maistre Jehan Morant, avant-parliers de Gand, Jehan de le Mourre, Guillaume Potier, Jehan de le Poulie ^ qui lors furent chiefs de l'am- bassade. Et eux venus, se tint de rechief le conseil chez le comte de Charolois, et firent les Gantois plusieurs re- questes ; mais riens n'y valut, pour laquelle cause traité fut de tous points conclu et accordé par les Gantois, et jour pris de faire au duc l'amende honnorable, qui fut le dar- rain jour du mois de juillet, l'an dessusdit.

' Ardoient, brûlaient. * L'abbé de Tronchiennes (Dronghen).

^ Jean van der Eecken, Jean Moreel, Jean vander Moere, Guillaume de Potter, Jean vande Poêle.

DE CHASTELLAIN. 389

CHAPITRE XXXIII.

Cy devise la manière comment les Gantois vinrent au duc de Bour- gongne, comte de Flandres, leur seigneur, en toute obéissance luy prier mercy.

Iceliiy jour îe duc fut devant la ville de Gand pour re- cevoir l'amende lionnorable des Gantois, ainsi que de mot en mot est déclaré au traité de paix; et sans faute, le jour qu'ils yssirent hors de la ville, il faisoit un merveilleux temps, car il plouvoit tellement que les ruisseaux grans et gros couroient dessoubs les Gantois qui tous estoient à ge- noux, les uns tous nus en leurs chemises et petits draps, et les autres nues testes et deschains, comme dit est, disans paroles ordonnées en la sentence et durant la pluye. Et présentèrent au duc leurs bannières, ainsi que faire dé- voient , lesquelles bannières furent reçues , que le duc fit incontinent délivrer à Thoison-d'Or, jusques à ce qu'il en fust ordonné à sa voulenté.

En icelle place le duc reçut l'amende lionnorable, comme dit est , qui pouvoit estre moins de demye lieue loings de la ville de Gand, fist le duc les chevaliers dont les noms s'ensuivent : premiers , messire Daniel de Bou- coude, messire Jehan Sequeinque, messire Adolf de la Marque, messire Bernard de Eavestain, bastard, messire Louys Moreau, messire Regnault de le Gauchie, messire Simon d'Estrume, messire Pierre de Perpire, messire Je- han de le Merie, messire Henry Mennel, messire Jehan Bernage, messire Evrard Serard , messire Claude Pitois, messire Jehan de la Venenne, messire Guérard de Cyven- chien, messire Jacques Taye, messire Jacques de Matois et messire Jehan de Lyon.

Ton. II. 25

390 CHRONIQUE DE CHASTELLAIN:.

Après que le duc eut reçu l'amende honnorable , ainsi que dessus est dit, fait les chevaliers et toutes cérémo- nies qui y appartenoient, s'en retourna en son logis de Gavres, et les Gantois retournèrent en la ville de Gand, ainsi nus, mouUiés et crottés qu'ils estoient.

Le lendemain qui fut le darrain jour du mois de juillet, le duc se party de son logis de Gavres , fist lever son ar- tillerie, grosse et menue, tentes et pavillons et toutes au- tres choses appartenans au siège, et s'en ala au giste à Audenarde, et devant luy soixante des archers de son corps qui portoient les bannières des Gantois, toutes des- ployées et mises en fusts de lances ou d'autres hastons, qui fut un très-grant crève-cœur pour ceux de la ville de Gand. Après ce que le duc fut logé en la ville d' Aude- narde, il fist porter les bannières au logis de Toison-d'Or, et lui ordonna qu'il les fesist porter, la moitié à Nostre- Dame de Haulx, et l'autre moitié à Nostre-Dame de Bou- logne, auxquels lieux on les a pu voir en la nef d'icelles églises, devant les crucefîs, bien enfustées de lances, ar- rangées et ordonnées par très-bonne mode, ainsy que le duc avoit ordonné de faire *.

* La fin du livre III manque. Cette lacune n'est pas très-considéra- ble, car elle ne s'étend que du mois de juillet 1453 au mois d'août 1454. se trouvaient racontées l'expédition du sire de Croy dans le Luxembourg, la bataille de Castillon et la mort de Talbot, la conquête de la Guyenne, la prise de Constantinople par Mahomet II, la condam- nation de Jacques Cœur, la fête de Lille furent prononcés les vœux du Faisan. Le livre III se terminait par le voyage du duc de Bour- gogne en Allemagne.

FIN DU TOME DEUXIEME.

APPENDICE

TRADUCTION DU CHAPITRE XLIII DU LIVRE II,

PONTUS HEUTERUS».

Castellanl historia, nonduin prselo commissa, in manus nieas venit, qui diversis locis, his ferme verbis, gallice de Bono scribit :

« Princeps nuUus nieo tcmpore extitit, qui tam sinccro amoris afTectu a subditis dlligeretur, ac tanta cuni reverentia coleretur, quam Phllippus Bonus, idque ob raras divinasquc ejus virtules, quibus etiamsi non fuisset ornatus, maie tamen ei cedere nil poterat, propter ardentes subdltorum omnium ac continuas ad Deum pro eo preccs, vota atque obsccrationcs. Contra bostes profecto victoriam Deus daret, nullus non rogabat, multo vero magis, ut principcm conservaret, tam privatis interpellationibus, quam publlcis supplicationibus, omnes omnium ordinum bomincs lacry- mas fundcntes obsecrabant. E bcllo domum reverso, gratiarum actiones, non minori animoruni afTectu, caeremoniarumquc pompa ad Deum fic- hant. Et quamquam plus auri a subditis acccpisset, quam quadrigcnto- rum annorum exactiones, majoribus collatai, reprœsentarc posscnt, nibili tamen acstimabant, cum non cogcrct, ncc verbis uteretur, sic volo, sic juheo , sed modesta et astuta quadam bumanitate quidvis impetraret. Accedebat quod bclli temporc bosti terribilis, subditis vero certissimum foret propugnaculum. Quam immensam pccuniarum vim, clausis ci

1 te chapitre XLIII est incomplet dan» les manuscrits d'Arras et de Florence. C'est ce qui nuus engage à publier ici la traduction, asseï abrégée d'ailleurs, que Pontut Heuterus en a faite d'après un manuscrit aujourd'hui perdu.

392 APPENDICE.

oculls lœte oblatam , calamitosissima bclla consumpsere, quae coacttis necessitate, aut ita exigente causa? suœ ajquitate, aut existimalionis salule gessit. Nec ob hœc minus Belga3 ac Burgundi florebant : nemo conqueie- batur, nullus alla tempora, nec alium principem expetebat, summam enim ab eo agi omnium curam, ac supra vicinos omnes prosperitate sese excellere conspicientes. Proinde, cum a Deo rationem accepisset protegen- dorum subditorum, gratum etiam illi ac benevolum nacti animum, bona sanguinemque, si nécessitas exegisset, pro eo fudissent.

« Et certe tanta fuit erga Philippum fortunœ benevolentia, ut non contenta grato eum semper aspectu intueri, eadem etiam vultus sereni- tate amicos confœderatosque ejus proscqueretur, quod Carolus SeptimuSj Francorum rex, pace ab eo impetrata, egregie est expertus. Tum enini primum suos milites, qui spreto militari sacramento ac proculcata omni disciplina, ad i-apinas ac scelera erant conversi, in ordinem redegit, pau- loque post Anglos, tribus prœliis superatos, universa Francia, excepta Caleto, pellit. Prima pugna Pattaii fuit: altéra Guermignii : tertia liaud procul urbe Burdcgalensi, qua Tallebotus, et cum eo Anglicae militia; decus, disciplina ac fortuna, occubuit. Dcbinc rex Carolus, Burgundica confisus fortuna, filium Ludovicum justocum exercitu duci Austriœ cum Helvetiis bellum gerenti in auxilium niisit : Metenses in ordinem redegit : bello comitatum Armigniacum obtinuit : duci Sabaudiœ sua respiceré persuasit : Brilonum ducem clientelare jusjurandum facere coegit, om- nesque tandem Galliarum reguli, metu aut spe coacti, fractaferocia, régi caput, genuaque, excepto Philippo Bono, flexerant, ac quod is codem redigi non posset, œgerrime ferebant ; ne tamen vim facerent, potentia eos ac fortuna Boni, qua suam fulciri animadvertebant, absterrebat, in- credibili intérim dolore torti, quod eodcm tenipore, eadem in Gallia duos soles, magnltudine, claritate, potentia, scd non fortuna pares, pati cogc- rentur. Sedcum potentiam Plillippi frangere, multoque minus extinguere possent (nullo non officii génère eo regem demerente), tam venenatum animis odium contra eum cumulabant, ut, cum fraterno aflectu, vero amoris vinculo colligati, unum sentire atque in mutuam opem parati semper esse debuissent , promovere quoque hinc inde decus existima- tionemque , excaecati ira atque odio, calumniatoribus delatoribusque crederent, et bostiles semper cogitationes animis circumferrent. Bonus vero pro innata magnanimitate, Francicos affectus contemnere solitus, omnibus notum cupiebat, unde cum majoribus ad eam pervenisset poten- tiam, ac proinde Francorum regem, salva existimatione, adeo sincère co- lebat, ut de ingratitudine, etiam tum cum de existimatione conservanda

Af»PENDICE. 595

periculuin cssel, nullus eum mcrito accusare possel. Nain irrilalus doce bat se principem esse, qui irrideri nolet, multo auteni minus cogi; adeo ut admirando modo diversac in animo ejus virtutes, magna liominum cum admiratione, simul concurrerent animus nimirum altus, rursumque de- missus. Demissus tcmpore pacis, ac cum pro dignitate tractaretur : altus belli tcmpore, aut secus quam dccebat cultus.

« Qua; cum in mentem milii veniant, fateri cogor, Deum, cœleslia corpora, universamque adeo rerum naturam, vim viresquc omnes conci- tasse excolendo ac felicitando Bono, Toluisseque fortunam ejus sub manu in familiam burgundicam, omnesque ejus subditos atque amicos, cornu- copiae sua; divitias omnes effundere. Nam cura caeterorum principum felicitatis rotam sisteret aut premeret, banc solam in altum evebebat, prodlbantque e Boni comitatu tamquam ex equo Trojano viri principes omnibus in rébus docti experlique ; adeo ut bine Francorum rex minis- tros emere atque oumibus artibus ad se pellicere non dubitaret. Denique ut bisce meis sœpius vidi oculis, Pbilippi domus certum erat asylum miserorum ac calamitosorum bominum, sive bi nobiles sivc ignobiles forent. Quare non solum a vicinis omnibus diligebatur, sed a longinquis etiam nationibus ac principibus colebatur, ipseque Turcarum immanis tyrannus et Afrorum reguli loquebantur de magno Occidentalium duce. Et merito ita eum appellabant, quod supremum cbristiani orbis scep- trum ter oblatum, sempcr repudiasset, non ex pusillanimitate, quod se suosque eo gubcrnando inidoneos existimaret, sed ne feris belluis odio et invidiîe excitando inter cbristianos bello occasionem daret, cum eum proprio ore mortem praîoptasse audierim, quam quod juste accusari posset, bonori existimâtionique non consuluisse. »

Hue usque Georgius Castellanus.

TABLE DES MATIERES.

LIVRE II.

Pages.

CHAPITRE PREMIER.

Comment le duc de Bourgongne mist sus l'ordre de la Toyson d'or 5

CHAPITRE II.

Comment le duc de Bethfort voulut avoir trop haute main sur le duc de Bourgongne et lui proposa que il voulsist prendre et porter l'ordre de la Jarretière 9

CHAPITRE III.

Comment le duc bourgongnon mena sa nouvelle espouse, la duchesse, en la ville de Gand, comme en la ville souveraine du pays 15

CHAPITRE IV.

Comment armes furent faites à Arras entre François et Bour- gongnons 17

CHAPITRE V.

Comment les ambassadeurs françois ne purent venir à fin de paix ; et comment le duc mist sus son armée 26

396 TABLE

Pages.

CHAPITRE VI.

Comment ceux de Melun boutèrent hors les Bourgongnons . . 28

CHAPITRE VII.

Comment le duc mist sept cents combattans sous la conduite du seigneur de Ternant pour la protection des Parisiens. ... 30

CHAPITRE Vin.

Comment le duc vint à main-forte jusques à Montdidier et mist le siège devant Gournay 31

CHAPITRE IX.

Comment le damoiseau de Commercy mit le siège devant Mon- tagu ; comment le duc s'avança pour le combattre, et des chevaucliies du comte de Ligny 33

CHAPITRE X.

Comment le duc, approchant Compiègne, rebouta les François et s'empara de Pont-à-Cboisy 36

CHAPITRE XI. Comment le duc se logea devant Compiègne à grant puissance. 38

CHAPITRE Xn. Comment la Pucelle combattit et déconfit Franquet d'Arras . . 40

CHAPITRE XIII.

Comment le due Renier d'Anjou, renforçant la querelle des François, mist le siège devant Chappes 43

CHAPITRE XIV.

Comment la Pucelle issist dehors Compiègne à rencontre des Bourgongnons ; et comment elle fut prise en ceste envahye. . 46

CHAPITRE XV.

Comment le jeusne roy Henry vint en France et fut mené triomphalement à Rouen 50

DES MATIERES. 397

Pages.

CHAPITRE XVI.

Comment le duc fit de nouvelles approches pour venir à la can- clusion du siège de Compiègne 51

CHAPITRE XVII.

Comment y avoit tous les jours des escarmouches entre les as- siégeans et les assiégés 54

CHAPITRE XVIII.

Comment les Liégeois se mirent sus et envahirent le comté de Namur 56

CHAPITRE XIX.

Comment fortune envoyoit au duc diverses contrariétés ... 60

CHAPITRE XX.

t

Comment le duc députa le seigneur de Croy pour résister aux Liégeois 62

CHAPITRE XXI.

Comment le conte de Hontiton vint devant Compiègne pour renforcer le duc 64

CHAPITRE XXII.

Comment les François mirent le siège devant Vitry en Pertois, et comment les villes de Crespy et de Soissons furent ouvertes au comte de Ligny 67

CHAPITRE XXIII.

Comment ceux de Gournay rendirent la place au duc de Bour- gongne 68

CHAPITRE XXIV.

Comment, le duc s étant remis arrière au siège de Compiègne, le seigneur de Charny lui amena grand nombre do gens d'armes du pays de Bourgongne; et comment les François assiégèrent Champigneux '. . 00

398 TABLE

Page..

CHAPITRE XXV.

Comment le duché de Brabant échut en succession au duc de Bourgongne 72

CHAPITRE XXVI.

Comment on imputoit à aucuns des privés du duc de Brabant la charge d'avoir avancé sa mort 75

CHAPITRE XXVII.

Comment le duc Philippe se party de son siège de Compiègne pour prétendre à la possession de Brabant 77

CHAPITRE XXVIII.

Comment le duc fut partout reçu à grande joye et solempnité ; et comment la duchesse douagière se tint à moult grevée . . 83

CHAPITRE XXIX.

Comment le conte de Ligny reçutla charge du siège de Com- piègne 86

CHAPITRE XXX.

Comment les Françoys orent en consel de rompre le siège de Compiègne 92

CHAPITRE XXXI.

Comment les François assaillirent les bastides des assiégeans. 96

CHAPITRE XXXII. Comment les Bourgongnons et les Englois se deslogièrent . . 105

CHAPITRE XXXIII. Suite de la mesme matière 109

CHAPITRE XXXIV.

Comment les Liégeois firent une furieuse envahie dans la conté de Namur, et comment ils furent reboutés par le seigneur de Croy 116

CHAPITRE XXXV.

Comment les Françoys assiégèrent le chastel de Clermont . . 117

DES MATIERES. 399

Page».

CHAPITRE XXXVI.

Comment le duc Philippe de Bourgongne fit un grant mande- ment de gens d'armes 122

CHAPITRE XXXVII.

Comment les Bourgongnons et les Françoys se combattirent à Garmegny 126

CHAPITRE XXXVIII.

Comment le duc Philippe de Bourgongne assembla sa puissance pour arrêter les Françoys 130

CHAPITRE XXXIX.

Comment les Françoys présentèrent la bataille aux Bourgon- gnons 134

CHAPITRE XL.

Comment le duc de Bourgongne prist son retour vers ses pays il estoit durement amé Hl

CHAPITRE XLI.

Comment à partir de celle année les faits du duc Philippe de Bourgongne montèrent en gloire , comme d'un véritable Auguste 148

e

CHAPITRE XLII.

Comment George escrit et mentionne les louenges vertueuses des princes de son temps, pour attaindre ceux qui ont clère- mentvescu 151

CHAPITRE XLIII.

Comment George descrit icy les caractères des deux princes principaux de ce temps, le roy de France et le duc de Bour- gongne 177

CHAPITRE XLIV.

Comment les gens de messire Jehan de Luxembourg furent desconfits en Laonnois 189

400 . TABLE

Page..

CHAPITRE XLV.

Comment Maillotin de Bours et messire Hector de Flavy se com- battirent en champ-clos à Arras 193

CHAPITRE XLYI. Comment les François firent une emprise sur Corbie .... 200

CHAPITRE XLVII. Comment Jeliane la Pucelle fut jugiée et arse à Rouen. . . . 202

CHAPITRE XLVIII.

Comme il advint, en la cité de Pragues, une merveilleuse con- fusion entre religieux et demoiselles d'icelle cité 210

CHAPITRE XLIX.

Comment le pape Martin tint un concile général à Basle . . . 218

LIVRE III.

SECONDE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Cy fait mention comment les Gantois se rebellèrent à rencontre de leur seigneur le duc de Bourgongne, dont en la fin le com- parèrent cbièrement 221

CHAPITRE II.

Comment le duc de Bourgongne mist garnisons par tout son pays de Flandres autour de Gand 227

CHAPITRE ni.

Comment nouvelles vinrent au duc de Bourgongne que les Gan- tois à grande puissance avoient mis le siège devant Aude- narde 233

DES MATIERES. 401

Pages.

CHAPITRE IV.

Comment Jehan de Bourgongne, comte d'Estampes, conquit le pont d'Espierres sur les Gantois, et de alla à Audenarde ; et des grandes vaillances que fit messire Jacques de Lalaing . . 235

CHAPITRE V.

Comment le siège d' Audenarde fut levé par le comte d'Estampes, et des belles apertises d'armes que y fit messire Jacques de Lalaing 246

CHAPITRE YI.

Comment le duc de Bourgongne se partit de Grantmont en très- grant haste, pour aller après les Gantois, lesquels s'estoient levés de leur siège pour retourner à Gaud à seureté .... 249

CHAPITRE YII.

Comment le seigneur de Lannoy, le seigneur de Humières et messire Jacques de Lalaing allèrent courre devant Locre; et du grand danger et péril en quoi fut icelui messire Jacques de Lalaing, duquel il échappa par sa grand' prouesse; et des telles apertises d'armes qu'il y fit 251

CHAPITRE VIII.

Des grands vantises que firent les Gantois quand ils furent rentrés dedans la ville de Gand, et de la course qui fut faite dedans Overmaire, messire Jacques de Lalaing fit moult de vaillances 260

CHAPITRE IX.

Encore de celle môme course, grant foison de Gantois furent morts et mis en fuite 2GS

CHAPITRE X.

Comment le comte d'Estampes prit par force d'armes la ville de Nivelle par deux fois sur les Gantois, lesquels y furent morts et occis et mis en fuite 269

CHAPITRE XI.

Comment le comte d'Estampes reconquit la ville de Nivelle sur lesGantoi.s 274

402 TABLE

CHAPITRE XII.

Pages

Comment le comte de Cliarolois ala à Brouxelles voir la du- chesse de Bourgongne, et de la belle introduction que elle lui bailla 276

CHAPITRE XIII.

Comment les nations estranges estans à Bruges, c'est assavoir les marchans, alèrent à Gand pour trouver moyen de appaiser le discord d'entre ceuls de Gand et le duc de Bourgongne, conte de Flandres, leur prince, et comment les Gantois furent devant Bruges et des lettres qu'ils rescripvirent 280

CHAPITRE XIV.

Cy-après s'ensuit la copie des lettres que ceux de Bruges rescripvirent au duc de Bourgongne leur seigneur 283

CHAPITRE XV.

Comment ceux de Gand envoyèrent une ambassade devers le duc de Bourgongne en la ville de Tenremonde pour impétrer unes trêves de demy an durant, laquelle le\ir fut accordée, . 287

CHAPITRE XVI.

Cy-après s'ensieut la copie de la response faite sur la cédule que baillèrent les nations des marchans estans à Bruges au duc de Bourgongne 294

CHAPITRE XVII.

De la bataille qui fut auprès de Rupplemonde, qu'on nomma la bataille de Barselle, il y eut grant occision de Gantois, et du danger fut messire Jacques de Saint-Pol 301

CHAPITRE XVIII.

Comment le duc se party de Rupplemonde et ala logier à Was- munstre, les ambassadeurs du roy luy requirent d'aler à Gand pour trouver manière de faire la paix 307

CHAPITRE XIX.

Comment le comte de Charolois se partit de Tenremonde à puis- sance, pour aller courre devant le village de Mourbecque . . 312

DES MATIERES. 403

Pages.

CHAPITRE XX.

De la rompture qui fut faite afin que le duc n'allast à l'emprise qu'il avoit faite, c'est-ù-savoir sur le village de Mourbecque, dont il fut moult courroucé 313

CHAPITRE XXI.

Comment les Gantois qui estoient dedans Aselle, issirent dehors pour aller mettre le siège devant Hulst ; et des grants vail- lances et grant conduite de messire Jacques de Lalaing. . . 317

CHAPITRE XXII.

Comment le duc de Bourgongnefit bouter les feux dedans Mour- becque et autres plusieurs villages 324

CHAPITRE XXIII.

De la course qui se fit devant la ville de Gand, de laquelle course estoit chef le duc de Clèves, et de ce qui s'y fit 327

CHAPITRE XXIV.

Du parlement qui se fit à Lille, estoit l'ambassade du roi de France, pour traiter de la paix au duc de Bourgongne pour ses sujets les Gantois 332

CHAPITRE XXV.

Cy s'ensieut l'abrégié de la sentence prononcbiée parles ambas- sadeurs du roy au prouffit du duc de Bourgongne, conte de Flandres, et à rencontre de ceux de Gand 334

CHAPITRE XXVI.

Comment ceux de Gand ne volrent riens tenir de ce qui estoit ordonné et conclu par les ambassadeurs 311

CHAPITRE XXVII.

Cy devise comment les nations des marchans de rechief estans en Bruges firent tant devers le duc de Bourgongne qu'à leur prière et requeste il leur ottroya d'aller à Gand pour savoir s'ils pourroicnt faire l'accord do ceux de Gand devers leur seigneur le duc de Bourgongne 348

404 TABLE DES MATIERES.

CHAPITRE XXVIII.

Pages

Comment le duc de Bourgongne se party de la ville de Courtray et se mist aux champs à grant puissance pour subjuguer les Gantois 357

CHAPITRE XXIX.

Cy fait mention comment le duc de Bourgongne prit le cliastel de Poucques et fit pendre tous ceux qui dedens estoient, puis y flst bouter le feu 364

CHAPITRE XXX.

Comment ceux qui estoient dedens la forteresse de Gavres se rendirent à la volenté du duc, lesquels furent tous pendus et estranglés 3G6

CHAPITRE XXXI.

Comment les Gantois à grant puissance saillirent de la ville de Gand pour venir combattre le duc de Bourgongne leur sei- gneur, et comment il leur en vint 367

CHAPITRE XXXII.

Comment le seigneur de Wavrin et le seigneur de Bocqueaux et autres allèrent courre devant Gand, et comment les Gantois requirent au seigneur de Wavrin qu'il voulsist retourner de- vers le duc de Bourgongne, pour luy prier qu'il eust mercy d'eux, laquelle chose il fist, comme vous orez 283

CHAPITRE XXXIII.

Cy devise la manière comment les Gantois vinrent au due de Bourgongne, comte de Flandres, leur seigneur, en toute obéissance lui prier mercy 389

APPENDICE : Traduction du chapitre XLIII du livre II, par Pon- tus Heuterus 393

FIN DE LA TABLE DES MATIERES.

DC Chastellain, Georges 611 Oeuvre s

B78C5 t. 2

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