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PROFESSOR J. S.WILL
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C:-A^SAINTE-BEUVE
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TABLEAU DE LA POESIE FRANÇAISE
AU XVl*^ SIÈCLE
Làtlioii dtfmUive prccédée de la vie de Sainie-Beuve
PAR
JULES TTlOU'BQAr
TOME SECOND
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-51, PASSAGE CIIOISEUI,, 27-31
MDCCC LXXVI
OEUVRES
DE
C.-A. SAINTE-BEUVE
OEUVRES
DE
C.-Af^SAINTE-BEUVE
TABLEAU DE LA POÉSIE FRANÇAISE
AU XVl" SIÈCLE
Édition définitive précédée de la vie de Sainte-Beuve
PAR
JULES TTiOUTScAl
TOME SECOND
PARIS
ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-3I
MDCCC LXXVI
5591
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DU ROMAN
AU XVl'' SIECLE
ET DE RABELAIS
ous n'aurions donné qu'une idée in- complète de la poésie au xvi* siècle si nous ne disions un mot des ro- mans, qui en sont une branclae im- portante i, et surtout si nous n'insis- tions un peu, avant, de finir, sur le plus grand des romanciers et des poètes du temps, le bouffon et sublime Rabelais. Le genre oîi il excella est tout à fait propre à son époque, et répond admirable- ment à tout ce qu'il y avait alors de plus original et de plus indigène dans les mœurs. On n'en était déjà plus en effet au règne des fabliaux naïfs et de la chevalerie errante. Cette ignorance de demi-
I. « Tout écrivain capable d'écrire un bon roman est plus ou moins poëte, même quand il n'aurait jamais écrit un vers de sa vie. » (Walter Scott.)
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savant, crédule, aimable et conteuse, qui faisait son bréviaire du livre Gesta Romanorum ^, et qui mêlait ensemble, dans ses rêves d'âge d'or, Char- lemagne, Alexandre et le saint ciboire, se dissipait par degrés, depuis l'invention de l'imprimerie, de- vant les lumières de la Renaissance. Sans doute on lisait encore, on traduisait toujours les romans de chevalerie; maison n'en composait plus de nou- veaux, ou du moins ces nouveautés prétendues n'étaient que de plates copies 2. Lorsque Fran- çois I**" voulut rendre un lustre aux vieux souve- nirs et régner en roi chevalier, les lectures favo- rites des dames et des seigneurs de la cour furent la traduction du Pliilocope de Boccace par Adrien Sevin, et surtout celle de ri4wz<3ii5 espagnol par Her- beray des Essarts; mais on ne voit pas que cette mode ait donné naissance à d'autres productions
1. Ce livre singulier, recueil de légendes fabuleuses et de traits d'histoire altérés, parut dès l'origine de Tini- primerie. Les romanciers et les •auteurs de mystères y puisèrent largement. Voy. la troisième dissertation pla- cée en tête de V Histoire de la poésie anglaise, par Warton.
2. La quantité des romans proprement dits, publiés au xvi* siècle, est, en quelque sorte, innombrable, puisqu'on y imprima presque tous ceux qui circulaient manuscrits dans les siècles précédents, en les rajeunissant de style et en les remaniant en prose, et puisque en outre on traduisit tout ce qu'on put des littératures anciennes et modernes, depuis Apulée jusqu'à Montemayor. Les extraits de ces romans remplissent neuf volumes entiers des Me- langes tirés d'une grande Bibliothèque. Je ne m'attache ici qu'à saisir ce qui a eu influence et originalité, ce qui a formé la vraie veine du siècle.
ET DE RABELAIS
célèbres du même genre, et, s'il est permis de rapporter la Franciade de Ronsard, il faut con- venir que ia tentative ne fut pas heureuse. Nul exemple ne peut démontrer plus clairement com- bien l'érudition sérieuse et profonde jette de froi- deur et d'ennui sur les traditions fabuleuses. Ron- sard le premier rendit tacitement justice à son œuvre en ne l'achevant pas. Si le xvi^ siècle avait pu pro- duire quelque roman original de chevalerie, c'eût été probablement sur un ton moins solennel, et avec une pointe de gaieté, une saillie de liberti- nage, qu'il est aisé de concevoir en lisant les Vies de Brantôme ou les Mémoires de la reine Margue- rite. On se figure volontiers à la cour de Cathe- rine de Médicis quelque chose de pareil à cette •gaillarde histoire du Petit Jehan de Saintré, dont la scène se place du temps de Charles VI, et peut- être parmi les dames d'honneur d'Isabeau de Ba- vière*. Le Décaméron de Boccace, ce répertoire de contes moult plaisants, avait fait fortune en France presque autant que le Philocope, et bien avant lui. Les Cent Nouvelles nouvelles, composées et ra- contées par les plus illustres seigneurs de la cour de Bourgogne, dans la seconde moitié du xv* siècle (i45(î-i4.()i), en étaient des imitations fort gaies et fort naïves; la licence y allait au delà de ce qu'avait osé Boccace lui-même. Marguerite de Na- varre, pour se désennuyer peut-être de ses poésies chrétiennes, écrivit le piquant Heptameron, et son
1, Le roman d'ailleurs ne fut composé que plus tard : l'auteur, Antoine de La Salle, l'écrivait en 1459.
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valet de chambre Bonaventure Des Periers suivit un si auguste exemple dans ses Contes et Joyeux Devis. Celui-ci d'ailleurs, par son Cymbalum Mundi^, débuta l'un des premiers en un genre de dialogue ou roman satirique imité de Lucien, et dont nous allons retrouver plus d'un exemple. Les deux grands faits de la réformation et de la
I. Ce livre imprimé pour la première fois à la date de jnars 1537 (c'est-à-dire 1538), par Jean Morin, et donné ■comme une traduction du latin faite par Thomas du Cle- vier, était réellement écrit en français par Bonaventure Des Periers, et fit mettre en prison l'imprimeur et l'au- teur. Il paraît même, d'après un passage de V Apologie pour Hérodote, que Des Periers , poussé à bout par les persécutions du parlement et du président Liset, s'en- ferra de son épée dans le cachot. On s'étonne d'abord de cette persécution à la lecture du livre, qui, bien que rempli de' traits satiriques, ne semble pas sortir des bornes d'une honnête et légitime plaisanterie. 11 contient quatre dialogues. On voit, dans le premier, Mercure qui descend du ciel en terre, chargé de toutes les commis- sions des dieux et déesses. Entre autres commissions, Jupiter lui a dit de porter au relieur son L'ivre des Des- tinées, qui est tout délabré de vieillesse. Deux bons compagnons, qui ont reconnu Mercure, l'emmènent au cabaret, l'enivrent devin de Beaune, et finissent par lui faire une querelle d'Allemand après lui avoir dérobé son livre,, dont ils comptent bien tirer profit. Les dialogues suivants sont sur le même ton. On crut y découvrir une satire détournée du christianisme et de la révélation. M. Charles Nodier, qui en donne une clef, a fait voir qu'on ne s'était pas tant mépris {^Revtie des Deux Mondes, novembre 1839); seulement n'admire-t-il pas un peu trop le talent et l'œuvre ?
ET DE RABELAIS.
Kenaissance avaient introduit parmi ]es hommes érudits et spirituels une satire à la fois philoso- phique par le fond et pédantesque par la forme, une sorte de lucianisme collégial, qui dictait à Érasme ses mordants dialogues et son MorijeEn- comium : à Reuchlin ses Litterje obscurorum Viro- rum : à Corneille Agrippa sa déclamation De Vani- tate scienîiarum, où il célèbre en précurseur de Jean-Jacques Je bonheur d'ignorer et la suprême félicité des ânes; à Théodore de Bèze, enfin, cette épître, presque macaronique, adressée à Fex-pré- sident Liset sous le nom de Passavantius. Le style macaronique, qui passait pour avoir été sé- rieusement emplo3é en chaire par les prédicateurs du XV* siècle, par Olivier Maillard, Michel Menot, Robert Messier ', que Gabriel Barlette avait illus- tré en Italie, et que le moine vagabond Teqfilo Folengo a.y ait élevé jusqu'à l'art dans sa burlesque
I. Du moins Henri Estienne, par les citations dont il égaie son Apologie pour Hérodote, semblait autoriser cette idée. Maintenant qu'on sait de certaines choses du XV» siècle m.ieux que ne les savaient les érudits du xvie, on s'accorde à reconnaître que ces burlesques ser- mons dont on a les traductions latines entrelardées de mots gaulois, ont été réellement débités, non pas en latin, mais dans le français du temps ; ils n'en étaient qu'un peu moins ridicules. Pour être juste, il faut toute- fois lire là-dessus deux leçons de M. Gérusez [Histoire de l'Eloquence politique et religieuse en France, 1857). — Voir encore, et contradictoirement, le Predicaioriana (page 44) de M. Gabriel Peignot, lequel tient bon pour la vieille opinion d'Henri Estienne.
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épopée de Baldiis , était devenu un véritable instru- ment d'opposition religieuse ; c'était déjà porter coup aux moines et à tout le bas clergé catholique que de parodier leur latin barbare. Sans faire di- rectement usage de cet élément de bouffonnerie érudite, Rabelais ne le perdit jamais de vue, et le transporta, pour ainsi dire, dans la langue vulgaire. Il y joignit la manière non moins franche et plus légère d'un causeur facétieux, d'un diseurde contes et nouvelles. Ce fut tout à la fois Érasme et Boc- cace, Reuchlin et Marguerite de Navarre; ou plu- tôt, de tous ces souvenirs, confondus, digérés et vivifiés au sein d'un génie original, sortit une œuvre inouïe, mêlée de science, d'obscénité, de comique, d'éloquence et de fantaisie, qui rappelle tout sans être comparable à rien , qui vous saisit et vous déconcerte, vous enivre et vous dégoûte, et dont on peut, après s'y être beaucoup plu et l'avoir beaucoup admirée, se demander sérieuse- ment si on l'a comprise.
La vie et le caractère de celui qui la composa ne sont pas une moindre énigme que l'oeuvre elle- même. Né à Chinon en Touraine, vers 1483 ou I487, d'un père cabaretier ou apothicaire i, il s'in- struit de bonne heure aux lettres latines, grecques, hébraïques; apprend l'italien, l'espagnol, l'allemand, même l'arabe; compose successivement des alma- nachs, des commentaires sur Hippocrate, des ro-
I. Du moins, la maison où il naquît devint depuis une auberge ou cabaret, et Huet, qui y logea, admire l'à- propos (^Mémoires de Huet).
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mans; et court sans cesse le monde, d'abord cor- delier, puis bénédictin, grâce à une bulle de Clé- ment VII, puis défroqué et médecin de Montpel- lier; puis une seconde fois bénédictin, grâce à une bulle de Paul III; puis enfin chanoine séculier et curé de Meudon. Dans un voj'age à Paris, en 1 553, il meurt saintement selon les uns, la moquerie et l'impiété à la bouche selon d'autres; et ces juge- ments contradictoires, qu'on retrouve jusque chez les contemporains, embarrassent encore la postérité. Au premier coup d'œil, sa vie vagabonde et la na- ture de son roman semblent d'accord pour nous faire voir en Rabelais, malgré sa double robe, un homme de principes relâchés, d'humeur aventu- rière, de mœurs libres, aussi jovial que savant, au propos cynique et satirique; et la tradition com- mune se représente assez volontiers l'Anacréon tourangeau sous la treille, le verre en main, gour- mand, ivrogne et joufflu. Les poètes d'alors, Ron- sard, Baïf, Jod^ile, célébrèrent sur ce ton l'illustre rieur, et donnèrent crédit à l'opinion populaire. L'excellent Du Verdier, comme bien d'autres, prit tout cela au sérieux, et, poussé par un accès de ferveur chrétienne, lança contre Rabelais, dans sa Bibliothèque française, de furieux anathèmes, qu'il s'empressa de rétracter plus tard dans sa Prosopographie. Il faut bien y faire attention en effet; ce Rabelais grotesqucment idéal et poétique pourrait bien n'être pas plus le vrai Rabelais que nos Homère et nos Ésope de convention ne sont véritablement Ésope et Homère. La plupart des traits et des mots qu'on raconte de lui n'offrent
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aucun caractère d'authenticité, et doivent être mis sur le compte de Frùrc Jean ou de Panurge, dont ils sont de gaillardes réminiscences. Sans fafre précisément de Rabelais un personnage grave et austère, comme Ta tenté son apologiste le révérend Père Niceron, il est permis au moins de douter des inclinations et des habitudes bachiques qu'on lui prêle, et de voir dans les gaietés de son livre une débauche de cabinet encore plus que de caba- ret. Autrement, si l'auteur avait vécu comme ces héros, il serait difficile de s'expliquer, même eu égard aux mœurs du temps, son crédit puissant auprès des cardinaux et des papes, qui le sau- vèrent des tracasseries monacales; auprès des rois François P"" et Henri II, qui le soutinrent contre le parlement et la Sorbonne*.
Mais, quel qu'ait été Rabelais dans sa vie, nous ne devons l'envisager ici que dans son œuvre, et dès lors le curé de Meudon reparaît à nos yeux sous ce masque enluminé qui lui donne tant de ressemblance avec le petit roi d'Ivetot. Si l'on veut le bien connaître, il faut l'aller surprendre un soir de dimanche, à table, entre les pots, comme on surprendrait Voltaire après le café, et là, l'écouter pantagruélisant à tue-tête, buvant et riant à plein ventre. Le livre de Rabelais est un grand festin; non pas de ces nobles et délicats festins de l'anti- quité, oii circulaient au son d'une lyre les coupes
I. M. Delécluze, dans un écrit récent sur Rabelais, a fait valoir les parties sérieuses et studieuses de ce carac- tère (François Rabelais, 1841).
ET DE RABELAIS.
d'or couronnées de fleurs, les ingénieuses railleries et les propos philosophiques ; non pas de ces dé- licieux banquets de Xénophon ou de Platon, célé- brés sous des portiques de marbre dans les jardins de Scillonte ou d'Athènes : c'est une orgie enfumée, une ripaille bourgeoîse, un réveillon de Noël ; c'est encore, si l'on veut, une longue chanson à boire, dont les couplets piquants sont fréquemment entrecoupés dtfaridondaines el dajlonjloiis. En ces sortes de refrains, la verve supplée au sens ; essayer de comprendre, c'est déjà n'avoir pas compris. Cette manière générale d'envisager le roman de Rabelais, diit-elle paraître aux érudits bien super- ficielle et bien futile, peut seule, à notre gré, en donner une facile intelligence et amener le lecteur à s'y plaire. Les Le Duchat el autres commenta- teurs, dont personne d'ailleurs ne respecte plus que nous le savoir et les travaux, sont parvenus, à force de subtilités et d'inventions, à dégoilter par ennui beaucoup d'honnêtes gens de la lecture d'un ou- vrage que Montaigne, avec son goiit exquis, rangeait parmi les livres simplement plaisants. Sans doute, et Rabelais lui-même nous en avertit, on aurait tort de s'en tenir aux apparences grotesques, et, selon ses propres expressions, de ne pas otivrir la boîte pour en tirer la drogue, de ne pas briser l'os pour en sucer la moelle. Mais d'autre part, et c'est encore lui qui nous le dit, on court risque d'extravaguer en raffinant sur le sens. Là-dessus il va jusqu'à tourner en ridicule les commentateurs de VIliade et de VOdyssée^ et je ne sais quel moine visionnaire qui s'était avisé de reconnaître
II. 2
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dans les Métamorphoses d'Ovide les sacrements de l'Evangile. Lui-même pourtant n'a pas échappé à cette torture des interprétations forcées. On a voulu voir dans Gargantua et Pantagruel^ comme plus tard dans le Télémaque et le Gil Blas, comme autrefois chez Pétrone, non pas seulement l'esprit philosophique qui anime l'ensemble et ks innombrables personnalités de détail qui dispa- raissant la plupart à cette distance, mais de plus un système complet, régulier et conséquent, de sa- tire morale, religieuse et politique; une représen- tation exacte et fidèle, sous des noms supposés, des hommes et des choses d'alors ; en un mot, une chronique scandaleuse du temps écrite avec un chiffre particulier qu'il s'agissait de découvrir. Or, ce chiffre une fois découvert, il en est résulté que Grandgousier, Gargantua, Pantagruel, frère Jean, Panurge, Bringuenarilles, le grand dompteur des Cimbres, Gargamelle, Badebec, etc., etc., sont évidemment Louis XII, François I*"", Henri II, le cardinal Du Bellay, le cardinal de Lorraine, Charies-Quint , Jules II, Anne de Bretagne, Claude de France, que sais-je encore? Comme si en vérité, selon la judicieuse remarque de Niceron, il fallait chercher en Rabelais rien de suivi ; comme s'il ne fallait pas, dans cette œuvre d'imagination, faire une large part au caprice et à la fantaisie du poëte, le suivre docilement et sans arrière-pensée dans les divagations et les inconséquences aux- quelles il s'abandonne ; grandir et rapetisser, en quelque sorte, avec ses élastiques géants, qui tour à tour s'assoient sur les tours de Notre-Dame,
ET DE RAB EL Aïs. II
grimpent au faîte des maisons ou s'embarquent à bord d'un frêle navire. Swift, dans ses Voyages à Brobdingnag et à Lilliput, n'a négligé aucune des proportions géométriques de son sujet et a soi- gneusement réduit tout son monde sur la même échelle. Jamais non plus il ne s'est départi de son système général d'allusions; là chaque mot a une portée, chaque trait a un but. C'est qu'avant tout Swift était philosophe et pamphlétaire, tandis que Rabelais, avant tout, est artiste, poëte, et qu'il songe d'abord à s'amuser. Souvent même, aux instants où VHomère bouffon * sommeille, il lui arrive de prolonger machinalement et comme en rêve cette hilarité sans motif, et de la pousser jusqu'à la satiété et au dégoût; c'est comme un chantre aviné qui continue de ronfler sur un seul ton, sur une seule rime, ses litanies jubilatoires. Si l'on n'est pas très-en verve ce jour-là, on se lasse bientôt devant son rire inextinguible, et l'on sort, pour ainsi dire, tout repu de sa lecture ^
Prétendre analyser Rabelais serait un travail aussi fastidieux que chimérique. En nous bornant toutefois au premier livre, qui a pour titre Gar'
1. Expression de M. Charles Nodier.
2. « Le genre original de Rabelais, ai-je eu l'occasion d'écrire ailleurs, c'est un mélange et une sorte de com- posé effervescent entre le genre de nos conteurs, élevé à des dimensions presque épiques, et le genre des romans de chevalerie ramené à la plaisanterie et au bouffon ; le tout entrelardé d'un certain lyrique copieux, bachique et macaronique. » — La pensée n'a pas trop de toutes ses variantes pour définir le Protée.
la DU ROMAN AU XV V SIECLE
gantua , et qu'on sjpare aiscment des quatre autres, connus sous ]e nom de Pantagruel, nous essayerons d'indiquer rapidement la manière dont nous entendons et dont nous admirons cet éton- nant gcnie. En ce livre, le plus complet en lui- même et peut-être le plus satisfaisant du roman, on trouve à la fois de la farce épaisse, du haut comique et de l'éloquence attendrissante. Au royaume d'Utopie, situé devers Chinon, régnait, durant la première moitié du xv'^ siècle, le bon- iiomme Grandgousier, prince de dynastie antique, bon gaillard en son temps, aimant à boire sec et à manger salé. 11 avait épousé, en son âge viril, Gargamellc, fille du roi des Parpaillots, belle gouge et de bonne trogne, et en avait eu un fils, Gargan- tua, dont sa mère était accouchée par l'oreille, après onze mois de gestation. Comment s'opéra l'accouchement miraculeux, pourquoi l'enfant eut nom Gargantua, de quoi se composait sa layette, quels furent ses premiers tours et ses espiègle- ries d'enfance, c'est ceaue nous ne déduirons pas ici, et pour plusieurs raisons. Arrivé à l'âge des études on le mit aux mains des sophistes, qui le retinrent de longues années sans rien lui apprendre. Mais un beau jour, en entendant interroger un jeune page, Eudémon, qui n'avait que deux ans d'études et qu'on avait voulu confronter avec lui, Gargantua fut si confus de le voir grandement éloquent qu'il se mit à plorer comme une vache et à se cacher le visage de son bonnet. Son digne père, profitant de si heureuses dispositions, le confia au précepteur d'Eu- démon, et l'envoya à Paris achever son éducation
ET DE RAB ELA IS. I3
de prince. Les premiers jours de son arrivée, Gar- gantua paya sa bienvenue au peuple badaud en le
comp du haut des tours de Notre-Dame et
en prenant les grosses cloches pour en faire des son- nettes à sa jument : de là, sédition parmi le peuple^ retraite au pays de Nesle, députation et discours de maître Janotus de Bragmardo, qui redemande les cloches en baroco et baralipton. Cette petite affaire terminée, Gargantua se remit sérieusement aux études sous la discipline du sage Ponocrates; et il était en beau train de profiter en toutes sortes de doctrines (comme un véritable Emile), lorsqu'une lettre de Grandgousier le rappela au secours de son royaume. Un soir, en effet, que le vieux bon- homme Grandgousier se chauffait après souper à un clair et grand feu, et qu'il écrivait au foyer avec un bâton brîilé d'un bout, faisant griller des châ- taignes et contant à sa famille de beaux contes du temps jadis, on vint lui dire que ses bergers s'étaient pris de querelle avec les fouaciers de Lerné et leur avaient enlevé leurs fouaces ; sur quoi le roi Picrochole avait mis soudain une armée en campagne et allait par le pays brûlant et rui- nant bourgs et monastères. A cette nouvelle, le bon et sage roi, économe du sang de ses sujets, avait convoqué son conseil, envoyé un député à Picrochole, une missive à Gargantua, et il cher- chait à maintenir la paix, tout en se préparant à la guerre. Mais Picrochole n'était pas homme à entendre raison. Le discours plein de sens et de modération que lui adressa l'ambassadeur ne fit qu'exciter son insolence, et elle passa toutes les
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bornes, quand, pour tâcher de le satisfaire, Grand- gousier lui eut renvoyé les fouaces.
C'est alors que se tient, entre Picrochole et ses trois lieutenants, le conseil dans lequel ceux-ci lui proposent la conquête du monde. On croit assister à une scène de Molière. « Sire, lui disent-ils, nous vous rendons aujourd'hui le plus heureux, le plus chevaleureux prince qui fut oncques depuis la mort d'Alexandre. » Et Picrochole, à ces flatteuses pa- roles, de s'écrier : « Couvrez-vous, couvrez-vous ! » — « Grand merci, répondent - ils ; Sire, nous sommes à notre devoir. » Et ils se mettent à lui exposer leur plan de campagne. Il laissera une petite troupe en garnison dans sa capitale, et par- tagera son armée en deux bandes. La première bande ira tomber sur Grandgousier et ses gens; et là on trouvera de l'argent à tas, <( car le vilain en a du comptant. Vilain, disons-nous, parce qu'un noble prince n'a jamais un sou. Thésauriser est fait de vilain. » L'autre bande traversera la Sain- tonge et la Gascogne, s'emparera des navires de Bayonne et de Fontarabie, et, pillant toute la côte jusqu'à Lisbonne, s'y ravitaillera, pour entrer ensuite dans la Méditerranée par les Colonnes d'Hercule, qui porteront désormais le nom de Picrochole. « Passée la mer picrocholine, voici Barberousse qui se rend votre esclave. » — « Je, dit Picrochole, le prendrai à merci. » — « Voire, disent-ils, pourvu qu'il se fasse baptiser. » Et ils soumettent, chemin faisant, Tunis, Hippone, Alger, la Corse, la Sardaigne, Gênes, Florence, Lucques. « Le pauvre monsieur du pape meurt déjà de
ET DE RABELAIS. 15
peur, » — « Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai jà sa pantoufle. » L'Italie est prise, la Sicile est domptée. « J^'irois volontiers à Lorette, dit Picrochole » — « Rien, rien, répondent-ils, ce sera au retour. » Et les voilà qui emportent Malte, Candie, Chypre, Rhodes, et qui touchent aux murs de Jérusalem. « Je ferai doncques bâtir le temple de Salomon ? » dit Picrochole. — « Non, disent-ils encore ; attendez un peu. Ne soyez ja- mais tant soudain à vos entreprises. Savez-vous que disoit Octavian Auguste? Festina lente. Il vous convient, premièrement, avoir l'Asie Mineure, la Carie, la. Lycie, etc., etc. » Le dialogue se pro- longe sur ce ton. Il y a même un moment où, dans la chaleur croissante de l'illusio;!, Picrochole se plaintive n'avoir pas bu frais en traversant les sables de Lybie^. On a peine à lui faire com- prendre qu'un conquérant ne saurait avoir toutes ses aises. Un vieux gentilhomme, vrai routier de guerre, qui se trouvait présent à ces propos, se hasarda à rappeler la farce du Pot au lait, mais on ne l'écouta point.
Cependant arrive bientôt, sur sa grande jument, Gargantua, suivi de ses compagnons. Il déconfit en plus d'une rencontre les gens de Picrochole, et
I. C'est le même temps grammatical que dans la fable de la Laitière et le Pot au lait : Il étoil, quand je l'eus, de grosseur raisonnable. — La Fontaine a emprunté à Rabe- lais plus d'un sujet de fable et plus d'une expression pittoresque. Rodilardus, Raminagrohis, Grtppeminaud, sont des personnages de Rabelais. ■ •
l6 DU ROMAN AU XV I*^ SIÈCLE
trouve un excellent auxiliaire dans le joyeux frère Jean des Entom meures. Ce moine, jeune, galant, aventureux, « bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles, » avait com- mencé par défendre seul son couvent contre l'at- taque des ennemis, et durant le reste de la guerre il s'illustra par maint haut fait. Gargantua se lia avec lui d'une étroite et tendre amitié, et bien souvent, à table, à la veillée, ils devisaient lon- guement ensemble de la gent monacale et de ses ignobles vices, pourquoi les moines sont refuys du monde, pourquoi les uns ont le nez plus long que les autres; et toujours, et partout, soit qu'il fallût parler, soit qu'il fallût agir, Frère Jean s'en tirait en bon compagnon.
Un jour, étant sorti à la découverte, il rencontre sur sa route cinq pèlerins (les mêmes qui avaient failli être mangés en salade par Gargantua), et il les amène tout pâles et tremblants devant le roi Grandgousier. On les rassure, on les fait boire, et Grandgousier leur demande d'où ils sont, d'où ils viennent, où ils vont. L'un d'eux alors explique au bon roi comment ils reviennent d'un pèlerinage. à Saint-Sébastien de Nantes, qu'ils ont entrepris pour se préserver de la peste : « O , dit Grandgousier, pauvres gens! estimez-vous que la peste vienne de Saint-Sébastien? » — « Oui vraiment, répond le pèlerin, nos prêcheurs nous l'affirment. » — <' Oui, dit Grandgousier, les faux prophètes, vous annoncent-ils tels abus? blasphèment-ils en cette façon les justes et saints de Dieu, qu'ils les font
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semblables aux diables qui ne font que mal entre les humains?. . Ainsi prèchoit à Sinays un cafard que saint Antoine mettoit le feu es jambes, saint Eu- trope faisoit les hydropiques, saint Gildas les fols, saint Genou les goutteux. Mais je le punis en tel exemple, quoiqu'il m'appelât hérétique, que depuis ce temps cafard quiconque n'est osé entrer en mes terres. Et m'ébahis si votre roi les laisse prêcher par son royaume tels scandales. Car plus sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin, au- roient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, maistels imposteurs empoisonnent lésâmes.» En les congédiant, le bon prince leur adresse cette allocution touchante : «Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chacun en sa vacation, instruez vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisant vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n'y aura peste ni mal qui vous porte nuisance. » Puis les mena Gargantua prendre leur réfection en la salle. Mais les pèlerins ne faisoient que soupirer, et dirent à Gargantua : « O qu'heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme! Nous sommes plus édifiés et instruits en ces propos qu'il nous a tenus qu'en tous les sermons qui jamais nous furent prêches en notre ville. » — n C'est, dit Gargantua, ce que dit Platon, liv. V, de Republ., que lors les républiques seroient heureuses quand les rois philosopheroient, ou les philosophes rè- II. 3
I» DU ROMAN AU XVl* SIECLE
gneroient. » Puis leur fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre. »
Une bataille décisive eut lieu enfin entre l'armée de Grandgousier et celle de Picrochole. Celui-ci prit la fuite après ses trois conseillers, sans qu'on siit jamais depuis ce qu'il était devenu. Grand- gousier exigea des vaincus pour tout châtiment qu'ils livrassent quelques séditieux, et Gargantua ne leur fit d'autre mal que de les occuper aux presses de l'imprimerie qu'il avait nouvellement in- stituée. Les plus braves des Gargantuistes furent royalement récompensés, et le prince fonda pour son ami le Frère Jean la riche abbaye de Thélème, vrai paradis terrestre, d'où les cafards et bigots furent bannis, où l'on n'enseignait que le pur Évangile, et dont la règle n'avait qu'une clause : Fais ce que voudras.
Tel est en substance cet amusant premier livre, dont il se vendit (Rabelais nous l'assure) plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne sera acheté de Bibles en neuf ans 1. Dans les quatre autres livres, le
I. Il résulterait d'une Notice très-essentielle de M. Bru- net sur deux anciens Romans intitulés les Chroniques de Gargantua (1854), qu'en s'exprimant ainsi dans son pro- logue du Pantagruel, Rabelais n'entendait point parler de son propre Gargantua, mais d'une certaine Chronique Garganluine imprimée à Lyon en 1532. Il est vrai qu'on veut maintenant que cette Chronique, prototype du Gargantua, soit de lui. Je ne puis qu'indiquer ces points
ET D E R AB ELA I s. IÇ
vieux Grandgousier a disparu du monde. C'est Gargantua qui règne, et Pantagruel son fils qui remplit le rôle de héros ; ou plutôt, dès l'instant que Panurge entre en scène, c'est bien lui réel- lement qui occupe toute l'attention, comme frère Jean faisait sous Gargantua. Panurge se mariera- t-il, ne se niariera-t-il pas? voilà le nœud du roman, si tant est qu'il faille y chercher un nœud, car ici l'accessoire est le principal et les épisodes l'emportent sur le fond. Nous nous garderons bien d'esquisser de profil cette vive et mobile figure de Panurge, type original des Ragotîn et des Pan- gloss du moins pour les mésaventures, mais surtout image bien complète delà nature humaine non hé- roïque en toutes ses vicissitudes. Rien ne pourrait donner idée du personnage à qui ne l'a pas vu face à face et sous toutes ses formes sémillantes ou piteuses chez Rabelais. Déjà d'ailleurs nous avons rangé Panurge dans une sorte de galerie fla- mande 1, à côté de Patelin, de Lazarille, de Fals- taff, de Sancho Pança, de Perrin Dandin, de Bri- doison, de Sganarelle, et, pourquoi ne pas le ré- péter ? non loin de Tartufe, auquel il fait, par sa naïveté de vice, plus d'un contraste; non loin surtout de Gil Blas et de Figaro, qui ne viennent qu'à sa suite en savoir-faire. Mais les amateurs
chers aux curieux, mais dont Rabelais se gausse parmi les ombres.
I. Voir notre précédent chapitre sur le théâtre, à l'ar- ticle des farces.
20 DU ROMAN AU XVl*^ SIÈCLE
de vieille peinture sauront bien l'aller reconnaître et admirer sans nous.
Il y aurait trop à dire sur Rabelais. Il est notre Shakspeare dans le comique. De son temps il 3. été un l'Arioste à la portée des races prosaïques de Brie, de Champagne, de Picardie, de Beauce, de Touraine et de Poitou. Nos noms de provinces, de bourgs, de monastères, nos habitudes de cou- vent, de paroisse, d'université, nos mœurs d'éco- liers, de juges, de marguilliers, de marchands, il a reproduit tout cela, le plus souvent pour en rire. Il a compris et satisfait à la fois les penchants communs, le bon sens droit et les inclinations matoises du tiers état au xvi^ siècle Savant qu'il était par goiît et par profession, il s'est fait hom- me du peuple, et a trouvé moyen de charmer peuple et savants, ou du moins de se recruter des com- pères de tout bord. Qu'eût-ce été s'il fiit venu en plein Louis XII, à une époque de liberté dramati- que, et si la pensée lui eijt pris de dérouler sur un théâtre national les scènes de son roman?
Son style mériterait une étude profonde. Bien des connaisseurs le préfèrent à aucun autre du temps, et lui attribuent, pour l'ampleur du tour et l'exquis de l'élocution, certaines qualités d'atli- cisme primitif qui feraient de lui, en vérité, le plus étrange des Xénophon. Ce qui est certain, c'est qu'il abonde en comparaisons uniques et char- mantes. Il a précédé d'environ quinze années l'ex- cellent Amyot^ bien plus cité, bien plus autorisé à
I. Amyot débuta dans ses publications en 1549 au
ET DE RAB EL Aïs. 21
titre de prosateur, et incomparablement moins ori- ginal. Mais il faut tout dire ; le choix des sujets auxquels le talent s'applique est bien quelque chose dansla nature du succès. Rabelais a nui à sa fortune comme écrivain et comme c/a^s/^ue par les autres genres d'attraits dont il a environné son œuvre, et par ces imaginations même si récréatives, mais qui ont paru à plus d'un des énormités rebutantes : il n'a pas prétendu enduire les bords du vase avec du miel précisément. On ne s'est pas accoutumé à l'idée d'aller puiser chez lui par aucun côté comme à une source pure i.
plus tard, par sa traduction du roman d'Héliodore; Rabe- lais était censé jusqu'à ces derniers temps avoir débuté comme romancier, en i$3$, par son Gargantua; on paraît croire, depuis les intéressantes recherches de M. Brunet, qu'il débuta par son Pantagruel en 1533, et même dès 1532. Dans tous les cas son roman n'a pas été un ouvrage de jeunesse, et l'auteur dut l'entreprendre très-mûr, entre quarante-cinq et cinquante ans.
I. « En étudiant les compositions de Rabelais, écrit M. Delécluze, on devient chagrin comme lorsque l'on voit une belle personne dont le visage commence à être envahi par une dartre vive. » Pour moi, la dartre ne me frappe pas; j'y verrais plutôt une belle femme très-bien portante, trop bien portante, qui s'enivre et qui, dans l'ivresse, dit et fait toutes choses. Le caractère naturel et trop naturel domine par tout le livre, même dans les parties cyniques. « X.e tonneau de Rabelais, a dit je ne sais qui (Lemontey peut-être), est comme celui de Dio- gène, hormis qu'il n'est jamais à sec. » C'est plus spiri- tuel que juste. Rabelais, en ses pires moments, ne vise pas au Diogène. Galiani l'a osé exprimer en stjle assorti:
22 DU ROMAN AU XVl'^ SIECLE
A d'autres égards, l'influence d'un livre comme celui de Rabelais fut immense; elle remplit tout le reste du xvi* siècle. Les imitateurs pullulèrent, et, quoique en général ils ne soient attachés qu'aux parties basses et grossières du modèle, plusieurs réussirent assez dans ce genre facile pour mériter quelque mention. L'un des premiers fut Guillaume Des Autels, grammairien et poète alors célèbre, le même qui intervint en conciliateur dans la que- relle de Ronsard et de Saint-Gelais. Il composa la Mitistoire baragouine de Fanfreluche et Gaudi- clion, dont nous n'avons pu retrouver un seul exem- plaire. Les Baliverneries ou Contes d'Etitrapel, avec les Ruses et Finesses de Ragot, Capitaine des Gueux, par Noël du Fail, seigneur de La Hé- rissaye, sont des opuscules en prose, de la force de Villon, de Faifeu ou des Cent Nouvelles, et dont la lecture peut procurer plaisir, sinon profit, aux amateurs de littérature facétieuse qui pèchent volontiers en eau trouble. Le Moyen de parvenir, le seul des nombreux ouvrages de Béroalde de Verville dont on se souvienne aujourd'hui, est un
« L'obscénité de Rabelais est naïve, elle ressemble au c. d'un pauvre homme. » Après cela est-il besoin d'in- diquer encore une des grandes causes qui ont limité son succès d'écrivain? Aucune femme, pas même Ninon, ne peut le lire. Sterne du moins, en réponse à une dame qui s'effrayait des nudités de son Tristram, a. pu dire : » Rassurez-vous, voyez, c'est cet enfant de trois ans qui se roule sur le tapis. » — Chez Rabelais il n'y a plus d'enfant, et aucun moyen de dire : Voyez.
KT DE RABELAIS. 2J
salmigondis^ véritable, un sale lendemain de mardi - gras, où les convives lâchent de temps en temps quelques mots heureux à travers des bouffées d'ivresse. Comme l'a fort bien remarqué Sorel^, l'auteur a pris plaisir à tout brouiller; on dirait un coq-à-l'âne perpétuel ; et si, à force de prêter attention, l'on y entend quelque chose, ce sont des contes croustillants qui roulent la plupart sur des chambrières de chanoine 3. Du Moyen de par- venir on a extrait la substance de presque tous les livrets qui portent le nom de Tabarin et de Bruscambille; l'on pourrait dire que ces deux va-
1. Quelques éditions du livre de Béroalde portaient ce titre de Salmigondis, qui lui convenait si bien,
2. Remarques sur ie XIV^ livre du Berger extravagant. — Il est d'ailleurs fâcheux pour le goût de Sorel qu'il trouve, dans le Moyen de parvenir, plus de contes agréa- bles que dans tout Rabelais.
3. Voici une anecdote qui vaut mieux. Saumaise étant à Stockholm, et au lit, malade de la goutte, lisait pour se désennuyer le Moyen de parvenir ; la reine Christine entre brusquement chez lui sans se faire annoncer : il n'a que le temps de cacher sous sa couverture le petit livre honteux (^perfacetum qiiidem, at suhlurpiciihcm lihel- lum). Mais Christine qui voit tout l'a vu ; elle va prendre hardiment le livre jusque sous le drap, et, l'ouvrant, se met à le parcourir de l'œil avec sourire; puis, appelant la belle De Sparre, sa fille d'honneur favorite, elle la force de lui lire tout haut certains endroits qu'elle lui indique, et qui couvrent ce noble et jeune front d'embarras et de rougeur, aux grands éclats de rire de tous les assistants. Huet tenait l'histoire de la bouche de Saumaise, et il la raconte en ses Mémoires.
24 DU ROMAN AU XVl^ SIECLE
lets ont vécu de la desserte du maUve. Les Apoph- thegmes du Sieur Gaulard , et les Escraignes dijonnoises, par Tabourot, sieur des Accords, ap- partiennent au même genre. On prendra une idée suffisante de ces vieilleries ordurières dans les Ècosseuses à\icom\Q. de Caylus, qui ont le propos, sinon plus décent , du moins plus spirituel. Si les Serées de Guillaume Bouchet ne valent guère mieux littérairement que les précédents ouvrages , on trouve chez ce Macrobe ou cet Athénée duxvi* siècle une foule de détails de mœur« et d'usages, qui le rendent utile et précieux à d'autres titres*.
Heureusement pour Rabelais et pour son siècle, il eut des admirateurs, des imitateurs plus dignes de lui, qui, sans singer ses vilains côtés, se péné- trèrent de son esprit, et furent originaux à son exemple. De ce nombre il faut compter Henri Estienne, qui, dans son Apologie pour Hérodote, sous prétexte de défendre l'historien contre l'accu- sation d'invraisemblance et de mensonge, attaque, chemin faisant, les ridicules, les préjugés et les horreurs du temps 2 ; Théodore - Agrippa d'Aubi-
1. Cette série de petits livres plus ou moins panta- gruéliques est fort recherchée des bibliophiles, et se trouve sur un rayon particulier de chaque bibliothèque un peu précieuse, où elle brille dans le maroquin et l'or. Cela me fait l'effet d'une collection de tabatières rares et bizarres; mais la drogue première de maître François n'y est plus,
2. Henri Estienne eut encore cela de commun avec Rabelais, qu'étant prodigieusement versé dans les lan- gues anciennes et modernes, il n'en fut pas moins parti-
ET DE RABELAIS. 25
gné, auteur de la Confession de Sancy, et de ce plaisant dialogue entre Enay et Fœneste, où. il met si finement aux prises les gasconnades et le bon sens, Vestre et ]e paf-estre. N'oublions pas les éloquents et loyaux auteurs de \a. Satyre Ménippée, surtout cet excellent Passerat, qui avait commenté chapitre par chapitre Gargantua et Pantagruel^ L'illustre satirique Mathurin Régnier ne fit bien sou- vent qu'enclore dans la forme stricte de son vers la
san de notre bonne vieille langue, admirateur de Pate- lin, défenseur de Mnrot, et, comme il le dit en ses Dia- logues du Nouveau langage françois iialianizé, Celtophile au milieu des écoliers limousins et des courtesans philau- soties.
I. J'en ai parlé ailleurs. Voici ce qu'en dit Grosley, d'après Antoine Le Roy, digne prêtre, le plus dévot des dévots à Rabelais et son premier biographe : « Passerat avait puisé à la source où se sont depuis abreuvés Mo- lière, La Fontaine, Chapelle, Dufresny, Rousseau, Piron : cette source était le Pantagruel, dont il avait fait une étude particulière ; étude qui avait produit un Commen- taire suivi, in quo Rabelasi mentent, quam probe noverat, et res sérias in jocosis sermonihus inclusas, tanquam in vagina recondilas, aperiehat. Sur des scrupules qu'on lui fit naître à l'article de la mort, il permit que le manus- crit fût jeté au feu. » (^Ménioires sur les Troyens célèbres.') J'ai saisi en passant cette occasion de mentionner ici Grosley, qui s'est montré à son tour l'un des francs dis- ciples de Pantagruel en plus d'une gaieté, et notamment dans ses facétieux Mémoires de l'Académie de Troyes. Ces Pantagruélistes sont toute une lignée. Rabelais est le grand fondateur chez nous d'une philosophie entre la poire et le fromage.
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2(5 DU ROMAN AU XVI* SIÈCLE
poésie surabondante de maître François, et, si l'on peut ainsi dire avec une justesse triviale, il mit en bouteille le vin du tonneau pantagruélique. Le car- dinal Du Perron lui-même, ce grand distributeur des renommées littéraires, avait coutume, toutes les fois qu'on lui présentait un jeune poëte, de lui demander : Avez-vous lu l'auteur? et cet auteur était Rabelais.
Malgré ces autorités imposantes, le genre de Rabelais ne pouvait subsister dans le roman. En attendant qu'une œuvre nouvelle, plus d'accord avec le progrés des mœurs, fît époque, on vivait sur les traductions italiennes et espagnoles. L'in- fluence espagnole à laquelle François l**" avait prêté un moment de faveur au retour de Madrid, et qui s'était essayée avec éclat parles traductions d'Her- beray des Essarts, ne prévalut pas contre l'influence italienne tant que dura ce siècle, et elle ne prit le dessus qu'avec le suivant. On puisait d'ailleurs pêle-mêle dans l'une et dans l'autre littérature. Jean-Louveau d'Orléans et Pierre Larivey le co- mique traduisaient les Nuits de Straparole. L'in- fatigable Belleforest faisait passer en notre langue les Histoires du Bandello, en les enrichissant de sa propre invention; et Gabriel Chapuis, son suc- cesseur, rendait le mêmeserviceàl'Arioste, àMon- temayor et à vingt autres. La Diane de Monte- mayor enfin inspira VAstrée d'Honoré dUrfé (1610), et dès lors le genre du roman pastoral fut créé en France. Les Bergeries de Juliette i et
I. Par ce même Nicolas de Montreux {OUcuix du
ETDERABELAIS. 2/
autres insipides productions qui couraient depuis la fin du siècle rentrèrent dans l'ombre; VAstrée seule fit loi et imprima le goiit nouveau. On sait quelle vogue prolongée s'ensuivit, et quelle innom- brable quantité de volumes en découlèrent, du- rant plus de trente ans, sous la plume des Gom- berville, des La Calprenède, des Puget de la Serre, des Scudéri. 11 semblerait que tous les chevaliers errants des Espagnes, battus et pourchassés par le Don Quichotte de Cervantes, eussent cherché re- fuge en France et y fussent devenus bergers. A cette époque passa de mode le genre rabelaisien , si cher au xvi* siècle i. En vain Sorel essaya de
M oui-Sacré'), gentilhomme du Maine, dont nous avons précédemment indiqué quelques pièces de théâtre.
I, Le Rabelais et le D'Urfc, ce sont les deux antipa- thiques, et dont l'un aussitôt exclut l'autre. Un moderne a rendu assez bien cela dans une petite épigramme que j'appellerais de la bonne époque, tant elle est exactement fabriquée :
La lune règne, et sa clarté divine D'un flot paisible emplit le firmament ; L'heure est propice, et je sors doucement : Four mieux rêver j'emporte un Lamartine, C'est le D'Urfé de tout poéte-amant. Et vers le ciel je roulais la prunelle, Et j'essayais de ma veine rebelle ; Même j'avais sous mes doigts tout froissé Le beau vélin du Ladvocal glacé : Rien ne venait. Or savez-vous la cause ? Tout au réveil, j'avais pris sans dessein.
20 DU ROMAN AU XVl'' SIECLE
protester, à la manière de Cervantes, contre VAslrée et les autres romans de bergerie. Son Berger extravagant, Lysis, est le fils d'un marchand de soie de la rue Saint-Denis, qui a perdu la tête à force de lire ces sortes de livres et d'entendre les tragi-comédies de l'Kôtel de Bourgogne. Sa famille et le bonhomme Adrien, son curateur, ont beau lui conseiller d'apprendre plutôt par cœur les Quatrains de Pibrac ou les Tablettes de Mathieu, pour les venir dire quelquefois au bout de la table, quand il y auroit compagnie^, il n''en tient nul compte, s'échappe un beau Jour et va courir les champs, déguisé en berger. Après un bon nombre d'aventures plus ou moins divertissantes,
Le matin vtcine, nue petite dose
De Rabelais, le curc-mé.iecin. '
Et, en effet, il suffit d'une seule pilule rabelaisienne pour paralyser longtemps le D'Urfé et le Lamartine. Vous savez cette poudre de Panurge, elle guérit du Werther et du Grandisson.
I. Molière, qui reprenait son bien partout où il le trouvait, se souvenait de ce passage de Sorel lorsqu'il a fait dire au bourgeois Gorgibus, parlant à sa fille Célie :
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits; Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes, Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes " Du conseiller Mathieu : l'ouvrage est de valeur. Et plein de Veaux dictons à réciter par cœur.
Sganarelle, ac/e I, scène t.
ETDE RABELAIS. 29
il tombe aux mains de gens pieux et sensés qui le guérissent et le marient. Par malheur, au lieu de prendre en main la cause de la vieille et franche gaieté, Sorel met en avant la morale chrétienne, et dans son livre, Homère, l'Arioste et Rabelais ne sont pas mieux traités que Montcmayor, D'Urfé, Barclay, auteur de VAr^cnis, Sidney, auteur de VArcadie. Son roman de Francion,a.ssQz semblable par le ton au Roman comique, malgré les heureux traits dont il est semé, n'était guère plus propre à réhabiliter l'ancien genre que le Berger extrava- gant à ruiner le nou\t3.Vi. Zay de, \'é]égan\.eZayde essaya d'une réforme plus réelle dans la région du tendre; surtout la Princesse de Clèves brilla comme le plus délicat des joyaux. Mais il faut désormais attendre jusqu'à Gil Blas pour retrou- ver la grande et large manière du roman.
Quanta Rabelais lui-même,sa gloire personnelle résista à ces variations de goîit, et, si elle fut con- testée quelquefois, ce fut pour reparaître bientôt triomphante. Il partagea avec Montaigne l'honneur de plaire au petit comité philosophique de La Mothe-Le-Vayer, Gassendi, Gabriel Naudé, Gui Patin et Bernier. Il est vrai que, tandis que Tu- renne savait et récitait Marot, le grand Condé ne put soutenir Rabelais, que lui lisait Saint-Evre- mond. Mais Molière, Racine et La Fontaine, qui le lisaient de leurs yeux, en firent leurs délices et souvent leur profit. C'était le bréviaire du Temple et du Caveau; et quoique le xyiii" siècle ne l'ait pas apprécié à sa valeur, quoiqu'en particulier l'auteur de Pangloss se soit montré aussi injuste
30 DU ROMAN AU XVI* SIÈCLE.
qu'ingrat envers l'auteur de Panurge *, le joyeux curé ne cessa pas d'avoir sa place au club indévot et cynique de Duclos , Diderot, Morellet et Ga- liani. Dès l'aurore de notre Révolution, Ginguené le vengea hautement dans une spirituelle brochure, tandis que Beaumarchais ressuscitait sur l-a scène plusieurs de ses personnages; et, depuis lors, Rabe- lais n'a pu que gagner en estime auprès d'une gé- nération impartiale et studieuse, qui s'efforce de tout comprepdre dans le passé, et qui ose admi- rer le génie sous toutes ses formes.
I. Il lui a fait réparation plus tard en vieillissant (voir ses lettres à M™'' du Deffand, du ij octobre 1759, et du 12 avril 1760) : « J'ai relu, après Clarisse, quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de Frère Jean des Entommeures et la tenue du Conseil de Picrochole; je les sais pourtant presque par cœur, mais je les ai relus avec un très-grand plaisir, parce que c'est la peinture du monde la plus vive... Je me repens d'avoir dit autrefois trop de mal de lui. »
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CONCLUSION
N coup d'oeil jeté en arrière suffira pour résumer dans l'esprit du lecteur les principaux traits du tableau que nous avons essayé de tracer. Sous le point de vue littéraire, le xvi^ siècle en France est tout à fait une époque de transition. Une grande et profonde rénovation s'y agite et s'y essaye, mais rien ne s'y achève. Dans ses pre- mières années, il nous oftVe l'antique littérature gauloise en décadence ; dans ses dernières, la lit- térature française monarchique qui commence avec Malherbe. Durant l'intervalle, et sous les quatre derniers Valois, on voit naître, régner et dépérir l'école précoce et avortée de Ronsard . Cinq grandes générations poétiques remplissent cette période de cent années : i" la vieille génération de Crétin, Coquillart, Le Maire, Blanchet, Octavien de Saint- Gciais, Jean Marot : reste du xv*^ siècle, elle se prolonge assez avant dans le nouveau parBourdi- gné, Jean Bouchet, etc., etc. ; 2° la génération fille de la précédente, et qui, née avec le siècle, règne jusqu'à la mort de François 1**" : elle com- prend Clément Marot, Mellin de Saint - Gelais,
32 LITTÉRATURE AU X V l'^ SIÈCLE.
Brodeau, Héroët; elle a pour vétéran retardataire le plus opiniâtre Charles Fontaine. 3° La généra- tion enthousiaste, qui rompt en visière à ses deux aînées : ce sont les poëtes de la Pléiade, les pre- miers disciples et compagnons de RonsarJ ; d'Au- bignéen garde la manière jusques après Henri IV i" La génération respectueuse et soumise de Des Portes, Bertaut, Du Perron; elle se continue, sous Louis XIII, par Des Yveteaux , Colletet, made- moiselle de Gournay. 5" Enfin la génération réfor- matrice de Malherbe, qui fonde la poésie française du grand siècle, et qui, avant d'en voir commen- cer les beaux jours, devient elle-même invalide et surannée en la personne de Maynard. Sur le théâtre se sont succédé des variations à peu près corres- pondantes. On a pu y saisir quatre périodes : 1" la période gauloise des mystères, des moralités^ des farces et sotties; elle brille de son plus vif éclat sous Louis XII avec Pierre Gringoire, et finit vers 1552, à la venue de Jodelle. 2" La période grecque-latine, c'est-à-dire celle des imitations sjrviles d'Eurioide et de Sénèque; Jodelle en est le fondateur, Garnier le héros; elle ne va guère au delà de 1588, et se perd dans l'interruption des études, causée par les troubles civils, 3° La période grecque-espagnole, durant laquelle la manière de Garnier et des anciens se mêle et se combine avec celle de Lope de Véga et de Cervantes : c'est le règne de Hardy, Claveret, Scudéri, etc., etc. 4° Enfin, la période française proprement dite, française au moins d'abord par la coupe et le style, celle dont l'ère date de la Sophonisbe et
CONCLUSION. jj
du Cid, et dans laquelle prendront place un jour Racine et Voltaire. Quant au genre du roman, le résume en est court : il n'y eut de marquant que Rabelais et D'Urfé. Sur ces classifications un peu arides, mais exactes autant que des formules peu- vent l'être, si le lecteur, maintenant riche en sou- venirs, consent à répandre cet intérêt qui s'attaciie aux hommes et aux œuvres, ce mouvement qui anime la naissance, la lutte et la décadence des écoles, en un mot, cette couleur et cette vie sans lesquelles il n'est pas d'intelligence du passé, il concevra de la poésie du xv!*" siècle une idée assez complète et fidèle. Peut-être alors, reportant ses regards sur des époques déjà connues, il décou- vrira des aperçus nouveau.K dans des parties jus- que-là obscures; peut-être l'âge littéraire de Louis XIV gagnera à être de la sorte éclairé par derrière, et toute cette scène variée, toute cette représentation pompeuse, se dessinera 'plus nette- ment sur un fond plus lumineux. Peut-être aussi pourra-t-il de là jaillir quelque clarté inattendue sur notre âge poétique actuel et sur l'avenir pro- bable qui lui est réservé. Nous - même, en termi- nant, nous hasarderons, à ce sujet, quelques façons de voir, quelques conjectures générales, avec la défiance qui sied lorsqu'on s'aventure si loin.
A envisager les choses de haut, il est aisé de dis- cerner dans l'histoire d'Europe, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, deux grands ordres so- ciaux, savoir : l'antiquité grecque et romaine, d'une part, et le moyen âge, de l'autre. Entre ces deux mondes il y a un prodigieux abîme, creusé et com-
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34 XITTERATURE AU XVI* SIÈCLE.
blé par le christianisme et par les barbares. Le second état de la société, le moyen âge, peut être considéré comme fini. Voici trois siècles environ que l'humanité est en voie de recommencer une troisième ère. Jusqu'ici, pourtant, elle a été plus occupée à détruire qu'à fonder, et les ruines du croulant édifice n'ont point encore cessé partout de peser sur elle. Selon qu'on la prend sur l'une ou l'autre de ces deux cimes sociales, la poésie présente, comme on peut croire, des aspects bien différents et bien contraires. Dans l'antiquité grecque, qui fut la mère de toute l'antiquité poé- tique, dans cette terre de splendeur et de liberté, rien ne manqua à l'embellissement et au triomphe de sa jeunesse ; elle fut douée, dès sa naissance, comme par l'Olympe assemblé, de tous les dons les plus charmants relie eut un idiome retentissant et sonore, une musique mélodieuse, la magie du pinceau, les miracles de la statuaire, Homère et Pindare, Timothée et Phidias. Il y avait dans ce premier souffle si pur tant de séduction et de puis- sance, que, plus tard, Alexandrie et Rome ne firent que s'en inspirer et le répéter; qu'une fois entendu par une oreille humaine, il ne peut jamais en être oublié, et qu'il s'est mêlé depuis, comme un écho lointain, à tout ce qui s'est fait d'harmonieux sur la terre. Mais si de là, si du théâtre d'Athènes et des solennités olympiques, nous nous transportons brusquement au sein de l'autre monde, parmi les barons, les moines et les serfs, sur ce sol agreste, tout hérissé de clochers et de créneaux, la poésie nous y apparaît encore , quoique sous un aspect
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bien autrement sérieux et sévère. Ici point de liberté, partout l'oppression et la force, des jar- gons disgracieux et rebelles, nulle science du pin- ceau ou de la lyre : ce qui manque alors , ce sont des moyens d'expression et des organes. Les âmes ont peine à se f^ire jour à travers les cilices et les ar- mures. Non pas qu'il n'en sorte encore par instants des accents généreux ou tendres , héroïques ou plaintifs. La littérature provençale en abonde; elle est teinte de fines et fraîches nuances, fleur bril- lante et passagère qui naquit au soleil, sur un champ de bataille, dans l'intervalle de deux com- bats. Mais, en somme, toutes ces productions lit- téraires sont de beaucoup inférieures à la poésie intime d'un âge si énergique, et ne la représentent qu'imparfaitement. Cette poésie éclate ailleurs et déborde par d'autres voies. Elle est dans les tour- nois galants, dans les lances brisées, dans les luttes corps à corps; elle est dans les saintes croi- sades et dans les pèlerinages au Calvaire; elle est surtout, avec sa foi religieuse et son génie catho- lique, dans ces innombrables et magnifiques églises^ dans ces sublimes cathédrales, devant lesquelles se confond et s'abîme notre misérable petitesse. Quand il se mettait une fois en frais de poésie, le colosse au gantelet d'acier écrivait ses épopées sur la pierre.
Cependant le moyen âge ne tarda pas à décli- ner. Les langues se polirent; l'étude de l'antiquité donna à certains esprits la pensée et les moyens d'en égaler les chefs-d'œuvre. Il y eut alors pour les nations modernes un instant décisif. Les tra-
^6 LITTÉRATURE AU XVI*^ SIÈCLE.
ditions religieuses , féeriques et chevaleresques, subsistaient encore dans toute leur force et leur éclat ; et de plus la parole, travaillée et assouplie par le temps, l'usage et Tétude, se prêtait à consa- crer ces souvenirs récents et chers. Dante, le grand devancier, l'Arioste et le Tasse ; Spenser, Shak- speare et Milton, appartiennent plus ou moins à cette époque opportune de la Renaissance. Dante, de son haut sommet, n'y louche guère que par son guide Virgile ; les autres s'y rapportent tout en- tiers. Leurs admirables poëmes, placés au con- fluent de l'antiquité et du moyen âge, s'élèvent comme des palais magiques sur des îles enchan- tées, et semblent avoir été doués à l"envi de toutes leurs merveilles par les fées, les génies et les Muses. En France malheureusement rien de pa- reil n'arriva. Ce confluent , ailleurs si pittoresque et si majestueux, ne présente chez nous qu'écume à la surface , eaux bourbeuses et fracas bientôt apaisé.
En vérité plus j'y réfléchis, et moins je puis croire qu'un homme de génie apparaissant du temps de Ronsard n'eiit pas tout changé. Mais, puisqu'il n'est pas venu, sans doute il ne devait pas venir. Les circonstances d'ailleurs n'avaient rien de fort pro- pice. Comme je l'ai dit précédemment, et comme l'a dit bien mieux que moi un éminent écrivain de nos jours i,nous nous étions nous-mêmes dépouillés par degrés de notre propre héritage ; nous avions
I. M. Ballanche (Essai sur les histitiitions sociales, cliap. XI, seconde partie).
CONCLUSION. 37
déjà, perdu le souvenir de nos âges fabuleux, et les tombeaux de nos ancêtres ne nous avaient rien appris. Quand arriva l'antiquité à flots tumul- tueux, charriant dans son cours quelques trésors à demi gâtés de la moderne Italie, elle ne trouva rien qui la contînt et brisât son choc; elle fit irruption et nous inonda. Jusqu'à Malherbe, ce ne fut que débordement et ravage. Le premier il posa des digues et fit rentrer le fleuve en son lit. Cette révolution littéraire reçut un grand appui et un développement prodigieux des conjonctures poli' tiques qui survinrent et dominèrent au xvii® siècle. Quelques mots suffiront à notre pensée.
Dès l'instant que les ressorts du régime théocra- tique et féodal en vigueur au moyen âge s'étaient détendus, la société avait aspiré sourdement à une organisation nouvelle. Mais, avant d'en venir à se reconstituer sur d'autres bases, elle avait à fran- chir bien des siècles, et à redescendre de ce haut donjon où elle était assise, par autant de degrés qu'elle y était montée. Or il y avait plus d'une voie pour en redescendre, et la marche n'a pas été la même dans les différents pays. On conçoit une monarchie forte ^ tutélaire, munie d'obstacles et de garanties, à demi féodale et déjà représentative^ qui donne refuge à la société en péril sur une pente trop rapide, lui sauve les secousses, les écarts, les chutes, et lui permette de croître sous son abri pour les destinées de l'avenir. C'est ce qui s'est réalisé en Angleterre; en France, il en a été autre- ment. Malgré plusieurs tentatives infructueuses, une semblable monarchie n'a pu être fondée. Après
LITTERATURE AU XVl*' SIECLE.
les bouleversements de la Ligue, Henri IV et Sully parurent en comprendre le besoin et en nourrir le projet. Mais Richelieu, trop confiant en son génie, se dirigea sur d'autres principes, et Louis XIV reçut de ses mains un sceptre absolu, une monarchie brillante, éphémère, artificielle et superficielle, sans liaison profonde avec le passé et l'avenir de la France, ni même avec les mœurs du temps. Cette fête monarchique de Louis XIV, célébrée àVersailles entre la Ligue et la révolution de 89 , nous fait l'effet de ces courts et capricieux intermèdes qui ne se rattachent point à l'action du drame; ou, si l'on veut encore, c'est un pont élégant et fragile jeté sur l'abîme. Sur ce pont tapissé d'or et de soie s'élèvent d'admirables statues : voilà l'image des beaux génies du grand siècle. Ils sont là tous, debout, autour d'un trône de parade, comme un accident immortel.
Mais tout se tient : le sublime accident devint un fait grave et eut d'immenses résultats. L'Eu- rope alors avait jeté son premier feu poétique, et n'enfantait plus rien de vraiment grand. Épuisée par de longues querelles religieuses et guerrières, elle se recueillait en silence pour des luttes pro- chaines, et sommeillait, comme Alexandre, à la veille d'un combat. Pendant ce travail lent et sourd qui s'accomplissait au cœur même de la société, et au milieu des débats philosophiques qui en agi- taient la surface, quelques esprits d'élite, quelques oisifs de distinction , cultivaient la poésie. Dans leurs habitudes raffinées d'éducation et de vie, ils durent adopter le ton et le langage de notre belle
CONCLUSION. 39
littérature. Elle était en quelque sorte le dernier mot de la civilisation monarchique. L'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, c'est- à-dire les beaux esprits et les grands seigneurs de ces contrées, s'y conformèrent à l'envi.
Notre révolution éclata : elle conquit l'Europe par les armes comme la vieille monarchie avait fait par les lettres. Mais l'Europe était lasse , et une double réaction commença et contre nos lettres et contre nos armes. On en sait l'issue. Les Jeunes écoles poétiques insurgées renièrent le xviii^ siè- cle, et, remontant plus haut dans leurs fastes, tendirent la main aux vrais pères de l'art : Byron, Scott, se rallièrent à Spenser et à Shakspeare, les Italiens à Dante; et si, en d'autre pays, le même mouvement ne s'est pas décidé encore , c'est que des causes funestes l'arrêtent et l'en- chaînent. Mais nulle part plus vite ni plus vive- ment qu'en France la réaction poétique ne s'est fait sentir : elle y présente certains traits qui la distinguent et lui donnent un caractère propre. En secouant le joug des deux derniers siècles, la nouvelle école française a dû s'inquiéter de ce qui s'était fait auparavant et chercher dans nos origines quelque chose de national à quoi se rattacher. A défaut de vieux monuments et d'oeuvres impo- santes, il lui a fallu se contenter d'essais incom- plets, rares, tombés dans le mépris; elle n'a pas rougi de cette misère domestique et a tiré de son chétif patrimoine tout le parti possible avec un tact et un goût qu'on ne saurait trop louer. André Chénier, de qui date la réforme, paraît avoir lu
^O LITTERATURE AU XV r SIECLE.
quelques-uns de nos anciens poètes *, et avoir compris du premier coup que ce qu'il y avait d'original en eux, c'était l'instrument. En le re- prenant, sans façon, par droit d'héritage, il l'a dérouillé, retrempé et assoupli. Dès lors une nou- velle forme de vers a été créée, et ses successeurs ont été affranchis du moule étroit et symétrique de Malherbe et de Boileau. Depuis André Chénier, un autre perfectionnement a eu lieu. Toute sa ré- forme avait porté sur les vers pris isolément; il restait encore à en essayer les diverses combinai- sons possibles, et, sur les débris de la vielle 5faMce, à reconstruire la strophe d'après un plus large plan. Déjà Ronsard et ses amis avaient tenté beaucoup en ce point; mais leurs efforts n'avaient pas toujours réussi, ou bien Malherbe n'en avait pas assez tenu compte. L'honneur de recom- mencer et de poursuivre ce savant travail de mé- canisme était réservé à Victor Hugo. Ce qu'André Chénier avait rénové et innové dans le vers, notre jeune contemporain l'a rénové et innové dans la strophe; il a été et il est harmoniste t\. architecte en poésie. Grâce à lui, il semble, en quelque sorte, que l'orchestre de Mozart et de Rossini remplace celui de Grétry dans l'ode; ou encore l'ode, ainsi construite, avec ses voiites et ses piliers, ses fes- tons et ses découpures sansnom.bre, ressuscite aux yeux le style des cathédrales gothiques ou de l'Aihambra. Sans insister plus longuement ici sur
I. Je me suis arrêté depuis à l'opinion qu'il les a peu connus ; mais il a fait mieux, il les a retrouvés.
CONCLUSION. 4.1
un résultat qu'il nous suflBt de proclamer, l'on peut donc dire que, partie instinct, partie étude, l'école notivelleen France a continué l'école du xvi® siècle sous le rapport de la facture et du rhythme. Quant aux formes du discours et du langage, il y a.vait bien moins à profiter chez nos vieux poëtes. Les Anglais et les Italiens, pour rajeunir leur langue, n'ont eu qu'à la replonger aux sources pri- mitives de Shakspeare et de Dante; mais nous manquions, nous autres, de ces immenses lacs sacrés en réserve pour les jours de régénération i, et nous avons diî surtout puiser dans le présent et en nous-mêmes. Si l'on se rappelle pourtant quelques pages de V Illustration par Joachim Du Bellay, certains passages saillants de mademoi- selle de Gournay, de D'Aubigné ou de Régnier : si l'on se figure cette audacieuse et insouciante façon de style, sans règles et sans scrupules, qui marche à l'aventure comme la pousse la pensée, on lui trouvera quelques points généraux de res- semblance avec la manière qui tend à s'introduire et à prévaloir de nos jours. Un homme de beau-
I. On me cite des prosateurs, Villehardouin, Join- ville, Froissart, Amyot, etc., etc. Mais Amyot, si char- mant qu'il soit, n'a pas d'originalité propre ni rien où l'on puisse vraiment se tremper; Froissart lui-même, comme Joinville, est surtout naïf; Villehardouin, plus grand, nous fuit à l'horizon et appartient à une langue trop lointaine et tout à fait discontinuée. De tous, ce serait encore le seul Rabelais qui aurait pu nous être un de ces réservoirs dont nous parlons, un de ces lacs sacrés, — oui, s'il n'était pas avant tout une mare, n. 6
42 LITTERATURE AU X V I*^ SIECLE.
coup d'esprit et d'érudition i s'est plaint malicieu- sement que depuis quelques années on avait dis- tendu notre pauvre langue jusqu'à la faire craquer. Le mot est d'une parfaite justesse. Le moule de style en usage depuis Balzac jusqu'à Jean-Jacques a sauté en éclats, aussi bien que le moule du vers. Le dernier, le plus habile et le plus séduisant soutien du pur et classique lan- gage, M. Villemain, a beau lui prêter l'autorité de sa parole, en dissimuler les entraves, en rajeunir les beautés, et vouloir le réconcilier avec les franchises nouvelles : sans doute il y réussit à force de talent ; mais ce triomphe est tout indivi- duel. A tort ou à raison, ceux même qui admirent le plus ce bel art ne s'y conformeront guère. La manière de notre siècle, on peut l'affirmer à coup sûr, sera moins correcte et moins savante, plus libre et plus hasardée, et sans revenir aux licences du xvi* siècle, il en reprendra et il en a déjà repris ce quelque chose d'insouciant et d'im- prévu qui s'était trop effacé dans l'étiquette monar- chique de l'âge suivant. Mais là doit finir toute la ressemblance. A part une certaine allure commune de style et la forme du vers, on ne voit pas en quoi notre époque littéraire pourrait se rapprocher de celle dont on vient de parcourir le tableau. Je ne sais même s'il faut regretter que ces liens ne soient pas plus nombreux ni plus intimes, et qu'à l'ouverture d'une ère nouvelle, en nous lan-
I. M. Delécluze (^Préface de Roméo et Jidietle, nouvelle traduite de Luigi da Porto).
CONCLUSION. 43
çant sur une mer sans rivages, nous n'ayons pas de point fixe oîi tourner la boussole et nous orien- ter dans le passé. Si aucun fanal ne nous éclaire au départ, du moins aucun monument ne nous domine à l'horizon et ne projette son ombre sur notre avenir. En poésie comme en politique, peuple jeune, émancipé d'hier, qui sait où n'ira pas notre essor? A voir les premiers pas, qui oserait assigner le terme? La nation qui a donné le der- nier mot d'ordre littéraire à la vieille société pourrait bien donner le premier à la nouvelle. Déjà, dans nos rêves magnifiques, nous avons plus que des présages. La lyre perdue a été re- trouvée, et des préludes encore inouïs ont été tendus. L'un, prêtant à l'âme humaine une voix pleine d'amour, a chanté, en cet instant de crise et de passage, l'élégie du Doute et de l'Anxiété, l'hymne de l'Espérance et de la Foi i. L'autre, plus humble et parlant plus bas à la foule d'où il est sorti, a ému les fils en leur disant les exploits et les malheurs des pères; Anacréon-Tyrtée, Ho- race d'un siècle libre, il a célébré la France, et Néris, et la gloire 2. Un autre, jeune et fort, a remonté les âges ; il a revêtu l'armure des barons, CL soulevant sans effort les grandes lances et les longues épées, il a jeté, comme par défi, dans l'arène lyrique, un gant de fer dont l'écho reten- tira longtemps 3. Blanche, pudique, à demi voilée,
1. Lamartine.
2. Béranger.
3. Victor Hugo.
^^ LITTERATURE AU XV l'^ SIECLE
une muse plus timide interroge aussi les fastes antiques de notre histoire; elle aussi palpite no- blement au bruit des armes et au nom de France; mais, alors même qu'elle est sous le casque, un seul de ses gestes, de ses regards, de ses accents, nous révèle le tendre coeur d'une femme, comme chez Clorinde ou Herminie i. Rappellerai-je au siècle ingrat ce poëme trop peu compris, ce mys- tère d'une élévation si pure, dans lequel notre langue a pour la première fois appris à redire, sans les profaner, les secrets des chérubins? 2 Mais c'est assez et trop parler de l'époque pr'Ssente, de ses richesses et de nos espérances. L'enthou- siasme qui a pour objet les contemporains impor- tune ou fait sourire, et ressemble toujours à une illusion ou à une flatterie. D'ailleurs, faible et peu clairvoyant que nous sommes, il nous sied moins qu'à tout autre d'oser prédire. Notre foi en l'avenir a trop souvent ses éclipses et ses dé- faillances : l'exemple de Joachim Du Bellay semble fait exprès pour nous guérir des beaux songes. Qu'on nous pardonne toatefois d'y avoir cédé un instant. Au bout de la carrière, nous avons cru entrevoir un grand, un glorieux siècle, et nous n'avons pu résister au bonheur d'en sa- luer l'aurore.
Avril 1828,
I. Madame Tastu.
2 Le poëme (TEloa par M. de Vigny,
«-^1
APPENDICE
Dans l'édition in-S" de 1828, le premier volume, qui contenait le Tableau de la. Poésie française et du. Théâtre français au xvie siècle à\.a\l suivi et complété d'un second qui renfermait les Œuvres choisies de Ronsard avec notes et commentaires. Je reproduis ici de ce second volume la notice biographique qui était en tète, et qui peut ser- vir d'appendice à ce qui a été dit précédemment sur le poète.
VIE DE RONSARD
'est Ronsard lui-même qui va nous donner, sur sa famille, sa naissance, son éducation et ses premières aven- tures, des notions détaillées et incon- testables, grâce à l'épitre suivante
qu'il adresse à Belleau
A PPENDICE.
A REMI BELLEAU
EXCELLENT POETE FRANÇOIS.
Je veux, mon cher Belleau, que tu n'ignores point D'où, ne qui est celuy que les Muses ont joint D'uji nœud si ferme à ioy, afin que des années A nos neveux futurs les courses retournées Ne cèlent que B elleau et Ronsard n'estaient qu'un, Et que tous deux avaient un mesme cœur commun.
Or quant à mon ancestre, il a tiré sa race D'où le glacé Danube est voisin de la Thrace : Plus bas que la Hongrie, en une froide part, Est U7i Seigneur nommé le Marquis de Ronsart, Riche d'or et de gens, de villes et de terre. Un de ses fils puisne^, ardant de voir la guerre,
Un camp d'austres puisne\ assembla ha\ardeux, Et quittant son pays, fait Capitaine d'eux. Traversa la Hongrie et la basse Allemaigne, Traversa la Bourgongneet la grasse Champaigne, Et hardy vint servir Philippes de Valois, Qui pour lors avoit guerre encontre les Anglois.
Il s'employa si bien au service de France, Que le Roy lui donna des biens à suffisance Sur les rives du Loir : puis du tout oubliant Frères, père et pays, François se mariant^ Engendra les ayeux dont est sorty le père Par qui premier je vy ceste belle lumière.
I
VIEDERONSARD. 47
Mon père de Henry gouverna la Maison,
Fils du grand Roy François, lorsqu'il fut en prison
Servant de seur hostage à son père en Espagne :
Faut-ilpas qu'un servant son Seigneur accompagne
Fidèle à sa fortune, et qu'en adversité
Luy soit autant loyal qu'en la félicité?^
Du costé maternel fay tiré mon ligjiage De ceux de la Trimouille et de ceux du Bouchage, Et de ceux de Rouaux, et de ceux de Chaudriers Qui furent en leur temps si vertueux guerriers, Que leur noble vertu, que Mars rend éternelle, Reprint sur- les Anglais les murs de la Rochelle, Oii l'un de mes ayeux fut si preux, qu'aujourd'huy Une rue à son las porte le nom de luy.
Mais, s'il te plaist avoir autant de cognoissance {Comme de mes ayeux) du jour de ma naissance. Mon Belleau, sans mentir je diray vérité Et de Van et du jour de ma nativité.
L'an que le Roy François fut pris devant Pavie, Le jour d'un Samedy Dieu me presta la vie L'on\iesme de Septembre, et presque je me vy Tout aussi tost que né de la Parque ravy. Je ne fus le premier des enfans de mon père ; Cinq devant ma naissance en enfajita ma mère :
I. On lit dans l'édition des Lettres de Marguerite de Navarre publiées par M. Génin (page 465), une lettre du père de Ronsard qui annonce l'arrivée à Pédraze des princes François et Henri, dont il est maître d'hôtel.
48 APPENDICE.
Deuxsont morts au berceau, aux trois vivans en rien Semblable je ne suis ny de mœurs ny de bien.
Si tost que feu neuf ans, au collège on me meine : Je mis tant seulement un demy-an de peine D'apprendre les leçons du régent de Vailly, Puis sans rien prof ter du collège sailly, Je vins en Avignon, oii la puissante armée Du Roy François estait fièrement animée Contre Charles d'Austriche, et là je fus donné Page au Duc d'Orléans : après je fus mené Suivant le Roy d'Escosse en Escossoise terre, Oii trente mois je fus et six en Angleterre.
A mon retour ce Dvc poîir page me reprint ; Long temps à l'Escurie en repos ne me tint Qu'il ne me renvoyast en Flandres et Zèlande, Et depuis en Escosse, oii la tempeste grande Avecques Lassigni cuida faire toucher. Poussée aux bords Anglois,ma nef contre un rocher.
Plus de trois jours entiers dura ceste tempeste, D'eau, de gresle et d' esclairs nous 7nenaçant la teste: A la fin arrive^ sans nul danger au port, La nef en cent morceaux se rompt contre le bord. Nous laissant sur la rade, et point n'y eut de perte Sinon elle qui fut des flots salei couverte. Et le bagage espars que le vent secouoit. Et qui servoit flottant aux ondes de jouet. D'Escosse retourné je fus mis hors de page, Et à peine- sei'{e ans avaient borné mon âge. Que l'an cinq cens quarante avec Baïf je vins
VIEDERONSARD. 49
En la haute Allemaigiie, où dessous luy j'apprins Combien peut la Vertu : après la maladie Par ne sçay quel Destin me vint boucher l'ouïej Et dure m'accabla d'assommement si lourd, Qii'encores aujourdUiuy j'en reste demy-sourd. L'an d'après, en Avril, Amour me fit surprendre., Suivant la CouràBlois, des beaux yeux de Cassandre ; Soit le nom/aux ou vray, jamais le Temps vainqueur N'effacera ce nom du marbre de mon cœur.
Convoiteux de savoir disciple je vins estre De DAURAxà Paris qui sept ans fut mon Maistre En Grec et en Latin : che^ luy premièrement Nostre ferme amitié print son commencement. Laquelle dans mon ame à tout jamais et celle De nostre amy Baïf sera perpétuelle i.
Si tous les biographes de Ronsard avaient lu attentivement cette pièce, ils auraient été plus d'accord sur quelques faits vivement débattus. Pierre de Ronsard naquit donc le ii septem- bre 15 24 2 (au château de la Poissonnière), dans le
1. Œuvres de Ronsard, élégie xx.
2. Non pas, comme on l'a avancé, le jour vtême de la bataille de Pavie, mais durant l'année. La bataille de Pavie eut lieu le 24 février 1525; comme l'année alors ne commençait qu'à Pâques, on rapportait cette bataille à la date de 1524, et j'y rapporte aussi la naissance de Ronsard. Goujet pourtant le fait naître en 1525, Il s'agi- rait de savoir si, dans son épître à Belleau, Ronsard compte l'année à la nouvelle ou à l'ancienne manière. Il était né sous l'ancienne chronologie, mais peut-être
II. 7
So
APPENDICE.
Vendômois, d'une famille noble, originaire de Hon- grie. Mis à neuf ans au collège de Navarre, sous un régent nommé de Vailly, il se dégoûta des études, et entra au service du duc d'Orléans, fils de François I**", puis à celui de Jacques d'Ecosse; de là un séjour de trois années en Grande-Bre- tagne. Il revint de nouveau au duc d'Orléans, qui l'envoya en divers lieux et l'adjoignit à diverses am- bassades. C'est dans un second voyage en Ecosse, entrepris vers cette époque, qu'il fit naufrage avec le sieur de Lassigiiy, et qu'il dut son salut à un coup de la fortune. Il avait seize ans alors (iS+o); il suivit Lazare de Baïf en Allemagne, à la diète de Spire, et aussitôt après, quoiqu'il n'en dise rien dansl'épître, le célèbre capitaine Langey Du Bellay en Piémont. Mais il venait d"être atteint d'une sur- dité, qui le dégoûta de la cour et du monde ; l'amour, qui s'empara de son cœur à Blois, en avril 1 54.1, ajouta peut-être encore à ce dégoût des plai- sirs, à cette passion soudaine pour la retraite et l'étude. Il se mit donc, vers 1541 ou 1542 au plus tard, au collège de Coqueret, sous les soins de Jean Dorât ou Daurat, qu'il avait connu chez Lazare de Baïf. Jean- Antoine de Baïf, fils naturel de Lazare, et Remy Belleau, devinrent ses condisciples les plus
qu'au moment où il fit l'épître, il suivait la nouvelle (voir au Dictionnaire de Bayle l'article Ronsard sur ces incertitudes). Ce qui fixerait tout, ce serait de vérifier si c'était en 1524 ou en 1525 que le 11 septembre tombait un samedi, puisqu'il dit être né un tel jour de la semaine. J'en laisse le soin à quelque bénédictin futur.
VIE DE RONSARD. 5l
intimes; il faut leur joindre Lancelot de Caries et Marc-Antoine Muret, qui depuis s'illustrèrent dans la poésie et l'éloquence latines. Là, durant sept années d'études, au milieu des veilles laborieuses et des discussions familières, au sein de cette Ecole normale du temps, si l'on peut ainsi dire, Ronsard jeta les fondements de la révolution litté- raire qui changea l'avenir de notre langue et de notre poésie. Nous en avons assez parlé ailleurs pour n'avoir pas à y revenir ici. Cette retraite de sept années nous mène jusqu'en 154.8 ou iS49j époque où les essais de Ronsard et de ses amis commencèrent à franchir les murailles du collège, et à se répandre dans le public des érudits et des courtisans. C'est vers la fin de ces sept années, peut-être dans la dernière, comme on pourrait le croire d'après Claude Bineti, que Ronsard, reve- nant de Poitiers à Paris, fit la rencontre de Joa- chim Du Bellay, jeune gentilhomme angevin; ils se convinrent aussitôt, et se prirent d'une vive ami- tié l'un pour l'autre. Ronsard emmena Du Bellay à Paris, et l'associa aux études communes sous Dorât. Peu après (iS49-iSS°)> ^^ Bellay publia
I. Claude Binet, quoique ami et disciple de Ronsard, paraît assez inexactement informé des premières années de ce poëte, et les dates qu'il donne me semblent sou- vent suspectes. Dans la préface mise en tête de la pre- mière édition de ses odes C^ÎSO)» Ronsard loue Du Bel- lay et parle de la longue fréquentation qu'ils ont eue ensemble, ce qui suppose au moins deux ou trois ans de familiarité, et reporterait le début de leur liaison vers 1547 ou 1548 au plus tard.
52 APPENDICE.
son Illustration de la Langue française, où il dé- veloppa si éloquemment ses idées et celles de ses amis. Il ne paraît pas que Ronsard eût rien publié encore de considérable quand Du Bellay porta ce premier coup à la vieille école; on ne saurait dou- ter pourtant que ce coup ne partît de lui au moins autant que de Du Bellay, et ce serait à la fois une erreur et une injustice d'attribuer à celui-ci une priorité qui appartient évidemment à l'autre. Sans Ronsard, il est douteux que Du Bellay se fût ja- mais livré à la poésie, surtout au genre alors mo- derne de haute et brillante poésie; sans Du Bellay, Ronsard n'eût rien perdu de ses idées, et la ré- forme se serait accomplie également. Dans une pièce où il évoque l'ombre de Du Bellay, Ronsard met à la bouche de son ami les paroles suivantes, que tant de contemporains auraient pu démentir, s'il y avait eu lieu :
Amy, que sans tache d'envie
J'aimay quand je vivais comme ma propre vie, Qui premier me poussas et ine formas la vois A célébrer l'honneur du langage français^ Et compagnon d'un art tu me montras l'adresse De me laver la bouche es ondes de Permesse^, etc.
Vlllustration de Du Bellay irrita bien des amours-propres et souleva bien des inimitiés. Les quatre premiers livres d'Odes de Ronsard, impri- més en iSSOj peu de mois après, furent violem-
I. Discours à Loys Des Masures.
VIE DE RONSARD. 53
ment attaqués à la cour par Mellin de Saint-Gelais et sa coterie 1. Du Bellay, dans la satire du Poëte courtisan, Ronsard en plusieurs endroits Je ses odes j ripostèrent avec amertume; on a beaucoup cité cette strophe du dernier (il s'adresse à l'Ombre de Marguerite de Navarre, la sœur de François I*', etj comme il l'appelle, au savit Astre navarrois) :
Escarte loin de mon chef Tout malheur et tout meschef; Préserve-moy d'infamie, De toute langue ennemie Et de tout acte malin, Et fay que devant mon Prince Désormais plus ne me pince La tenaille de Mellin 2 /
Le docte L'Hospital, qui était alors chancelier de madame Marguerite, sœur de Henri II , prit en
1. Mellin de Saint-Gelais était pourtant excepté dans la préface (ainsi qu'Hëroet et Scève) du jugement sévère porté sur les devanciers ; il paraît qu'il ne se tint pas satisfait de l'exception. Le dernier biographe de Ronsard (^Biographie universelle) a commis une erreur en disant que Mellin de Saint-Gelais se déchaîna souvent contre Ronsard devant François /««", et en ajoutant : « La cour était partagée entre Ronsard et Saint-Gelais; Joachim Du Bellay avait aussi ses partisans. » François I" était mort depuis plusieurs années, et Joachim Du Bellay n'avait d'autres partisans que ceux de Ronsard.
2. Cette strophe s'est adoucie et le nom de Mellin a disparu dans les réimpressions (voir, au livre V des Odes, l'Hymne triomphal qui fait l'ode \^).
54 APPENDICE.
main la cause des novateurs, et alla même jusqu'à composerj sous le nom de Ronsard, une satire la- tine dont nous donnerons quelques passages :
Magnificis aulœ cultoribus atque poetis
Hœc Loria scribit valle poeta novus, Excusare volens vestras quod lœserit aures,
Obsessos adifus jam nhi livor habet; Excusare volens quod sit novitatis amator,
Verborum cum vos omnia prisca juvent. Atque utinani antiqui vestris iia cordibus alte
Insitus officii cultus amorque foret ! Non ego, conscissus furiali dente, laborem
Spicula de ter go vellere sœva meo ; No7i ego, qui tanti mihi causa fuere doloris,
Auxilium a nostris versibus ipse petam; Non ego nunc Musas supplex orare latinas,
Rébus et affiictis poscere cogar opem...
Il s'attaque évidemment à Saint- Gelais sans le nommer :
JEtas est œtate regeiida, senisque maligni est
Consilio juvenem nolle juvare suo. Extremœ sed nequitice maledicere surdo,
Crescere et alterius posse putare malis, Diceris ut nostris excerpere carmina libris,
Verbaque judicio pessima quceque tuo Trunca palam Régi recitare et Régis amicis;
Quo niliil improbius gignere terra potest.
Après avoir excité les nouveaux poètes à secouer cette tyrannie insolente de quelques vieillards ja-
VIEDERONSARD. 55
loux, Ronsard , par la bouche de L'Hospital , se justifie victorieusement des innovations auxquelles l'oblige l'indigence de la langue maternelle, et il revient encore une fois en finissant contre les pro- cédés perfides de Saint-Gelais :
Qui mos, quam sacro Christi sit prœsule dignus,
Videris id tute, Gallia tota videt. At tibi cum fuerit factuni satis, ipse vicissim
Oris pone tui spicida, ponefacea. Non mihi semper erit circum patientia pectiis,
Non tua perpetuo dicta salesque feram. Invitus, juro, tristes accingar ïambos,
Lœsus et expédiant carmina mille tibi, Quce miserum subigant laqueiun vel nectere collo^
Francica vel turpi linquere régna fuga; Ut discant homines, linguœ sors ultima et oris
Exitus effreni quam miser esse solet.
Quelques hommes modérés essayèrent de finir une querelle qui séparait des poètes faits pour s'esti- mer. Guillaume Des Autels surtout, ami des deux rivaux, se distingua dans ce rôle honorable de con- ciliateur; il les exhorte en l'une de ses pièces à faire leur paix, comme autrefois Apollon et Mer- cure; voici sa dernière strophe :
Comment pourroit ce mortel fiel Abreuver ta gracieuse ame, O Mellin, Mellin tout de miel, Mellin tousjours loin de tel blasme? Et toi, divin Ronsard, comment
56 APPENDICE.
Pourrait ton haut entendement S'abaisser à ce vil courage ? Le champ des Muses est bien grand; Autre que vous encore prend Son droit en si bel héritage; Mais vous ave-{ la meilleur'part ; Si maintenaiit je l'avois telle, Je ferais la paix immortelle De Saint-Gelais et de Ronsard.
Grâce à cette entremise officieuse et au bon esprit des deux adversaires, la paix ne tarda pas à se conclure. Mellin adressa à Ronsard un sonnet flat- teur, qui fut inséré par le jeune poëte en tête de la seconde édition de ses Amours, en iSS3 S
I. Je disais dans l'édition de 1843 : « Je ne donne ces dates... nouvelles. » Il m'a été donné depuis de me fixer, au moins sur les premières éditions de Ronsard; je vais citer ce qui m'a passé sous les yeux :
L'Hymne de France, 1 549 ; Ode de la Paix, 1550; Les quatre premiers livres des Odes, 1550; Les Amours, avec le cinquième livre des Odes, 1552; Les Amours, avec le commentaire de Muret (2* édi- tion), 1553.
je ne donne ces dates qu'avec méfiance. Un travail bibliographique sur les premières publications et les éditions originales successives des diverses poésies de Ronsard est à faire, et je n'en ai pas recueilli les élé- ments, mon objet ayant été purement l'appréciation et la critique littéraire. Je sais que des amateurs éclairés se
VIE DE RONSARD. 57
comme un gage public de réconciliation ; il adressa à son tour au vieux Mellin une ode d'amnistie, qui commence par ces vers :
Toujours ne tempeste enragée
Contre ses bords la mer Egée, etc., etc. ^
A l'exemple de Ronsard , Du Bellay ne perdit pas
sont plu à rassembler ces premières éditions fort rares; il est à souhaiter que l'un d'eux supplée à cette lacune, qui ne peut se combler qu'avec toutes les pièces en main. Ronsard avait beaucoup changé, corrigé, quelquefois gâté dans les éditions dernières faites sous ses yeux. Il pour- rait ressortir de cet examen des vues nouvelles.
I. Toujours ne tempeste enragée
Contre ses lords la mer Egée,
Et toujours l'orage cruel Des vents comme un foudre ne gronde
Electrani* la foudre du monde D'un souplement continuel. Toujours l'hiver de 7teiges blanches Des pins n'enfarine les branches Et du haut Apennin toujours La grêle le dos ne martelle. Et toujours la glace éternelle Des fleuves ne bride le cours, etc.
C'est imité d'Horace, liv. II, ode ix.
Non semper imbres nubibus hispidos Manant in agros aut mare Caspium,
Vexant inœquales procella
Usque, etc.
* Mellin aurait pu se moquer de cet Electrani. II. 8
jS APPENDICE.
désormais une occasion de mentionner honorable- ment dans ses vers le nom de Mellin.
L'année 1552 fut célèbre par le triomphe tra- gique de Jodelle, l'un des plus chers et fervents disciples de Ronsard 1. Celui-ci nous a transmis le détail de la fête d'Arcueil, où l'on accusa les con- vives d'avoir immolé en païens un bouc à Bac- chus. Ce furent d'abord les ennemis du théâtre classique et les partisans des mystères qui firent courir ce bruit; plus tard, les calvinistes le rele- vèrent, quand Ronsard les eut offensés par ses satires catholiques. Voici le récit d u poëte :
Jodelle ayant gaigné par une voix hardie L'honneur que l'homme Grec donne à la Tragédie, Pour avoir, en haussant le bas style François, Contenté doctement les oreilles des Rois, La brigade qui lors au Ciel levoit la teste {Quand le temps permettait une licence honnesté), Honorant son esprit gaillard et bien appris, Luy fit présent d'un Bouc, des Tragiques le prix.
Jà la nappe estait mise, et la table garnie Se bordait d'une saincte et docte compagnie. Quand deux ou trois ensemble en riant ont poussé Le père du troupeau à long poil hérissé : Il venoit à grands pas ayant la barbe peinte. D'un chapelet de fleurs la teste il avoit ceinte,
I. Baïf, au livre IV de ses Poèmes, assign© la date de 1553. Il y a toujours quelque difHculté à la précision de ces dates, à cause de la manière alors ambiguë de com- mencer l'année.
VIE DE RONSARD. 59
Le bouquet sur V oreille, et bien fier se sentait Dequoy telle jeunesse ainsi le présentait : Puis il fut rejeté pour chose méprisée Après qu'il eut servy d'une langue risée^ Et non sacrifié, comme tu dis, menteur, De telle faulse bourde impudent inventeur^.
La nouvelle école une fois maîtresse sur la scène et dans tous les genres de poésie, la gloire du chef fut immense et ne souffrit plus de con- testation. Ce ne fut qu'à l'occasion du Discours sur les Misères du Temps que quelques voix amères et discordantes vinrent se mêler au concert una- nime de louanges qui environnait Ronsard. On peut rapporter cette querelle à Tannée 1563 envi- ron. Les calvinistes, adversaires de Ronsard, n'o- sant nier son génie, lui reprochèrent d'être prêtre, d'être athée et de mener une vie licencieuse 2. En
1. Réponse à quelque Ministre.
2. La conduite de Ronsard à l'égard des huguenots lui fit bien des ennemis, et il eut à ce propos toute une émeute littéraire à réprimer : ce fut la seule durant son long règne. Dans l'opuscule intitulé de l'Etat réel de la Presse et des Pamphlets depuis François /«' jusqu'à Louis XIV, par M. Leber (Tecbner, 1834), on lit (page 89) une pièce virulente en style de prose d'église contre notre poète : Prosa Magistri nostri Nicolai Malla- rii gomorrhcei sorhonici, ad M. Petrum Ronsardum Poetam papalem sorhonicum, 1563. Ce sont des strophes rimées d'un latin macaronique; en voici une ou deux;
Valde sum admiratus Quoi cita esses facius
6o APPENDICE.
répondant à leurs attaques, le poète a donné de curieux renseignements sur lui-même.
Ronsard a-t-il été prêtre? De Thou paraît tran- cher la question ; il donne à son ami je ne sais quelle cure d'Evailles, et l'autorité de De Thou serait décisive si celle de Ronsard ne l'était davantage encore. On lit au deuxième livre des
De poêla prcshyter. O preshytcr nohilis, Poeta rasibilis, Vivas inunortaliter !
Hugttenotti amplius Dictint qtiod tu melius Tractares ludihria, Sptirca, sales et jocos. Oscilla, vel ehgos, Quam sacra vel séria.
Plus dicunt quod Ronsaràus Certo sitfaclus sur dus A lue hispanica. Et, quamvis sudaverit, Non tamen receperit Auditum et reliqua.
Ce reliqua est assez joli, le genre admis. Sur le lue hispanica Ronsard a répliqué énergiquement en nommant en français la chose :
Tu m'' accuses, Cafard ,
Un chaste prédicant de fait et de parole
VIE DE RONSARD. 6l
Poëmes, dans une épître au cardinal de Châtillon, les vers suivants, qui sembleraient d'abord confirmer le témoignage de De Thou :
Dès le commencement que je fus donné Page. Pour user la pluspart de la Jleur de mon âge
Ne devrait jamais dire un propos si vilain : Mais que sort-il du sac? cela dont il est plein.
(Réponse à quelque Ministre.)
(Consulter le volume de pièces que j'ai sur cette que- relle.) [Nous ne pouvons encore une fois ici que renvoyer au Catalogue de la bibliothèque de M. Sainte-Beuve, vendue en 1870. Les nos 326 et 327 contiennent diffé- rentes pièces à ce sujet : Response de P. de Ronsard aux injures et calomnies de je ne sais quels prêdicans de Genève sur son discours des misères de ce temps, Paris, G. Buon, 1563, iii-4»; — Resplique sur la response faite par messire Pierre Ronsard, jadis poète et maintenant prestre, à ce qui lui avait été respondu sur les calomnies de ses discours tou- chant les misères de ce temps, par D. M. Lescladin, 1363, in-4 de 5 5 pages ; — Response (trois) aux calomnies con- tenues, au discours elsuyte du discours sur les misères de ce temps, faits par messire Pierre Ronsard, jadis poète mainte- nante prehstre, la première par, etc... ouest aussi contenue la Métamorphose dudici Ronsard en prehstre ; 1563, in-4". — Pièces rares. Au verso du titre du volume, formant le n» 327 du Catalogue, se trouve une lettre adressée par L. D. N. à P. Ronsard en lui envoyant trois pilules pour le guérir, avec ces vers :
Ta poésie, Ronsard, ta v... et ta messe
Par raige, surdité et par des bénéfices
Font rymant, paillardant et faisant sacrifice
Ton cœur fol, ton corps vain, et tamuse prebstresse.]
62 APPENDICE.
Au Royaume Escossois de vagîtes emmuré; Qui m'eust, eii m'embarquant sur la poupe, juré Que, changeant mon espée aux armes bien apprise, J'eusse pris le bonnet des Pasteurs de l'Eglise, Je ne l'eusse pas creu : et me l'eust dit Phœius, J'eusse dit son Trépied et luy n'estre qu'abus : Car j'avois tout le cœur enflé d'aimer les armes, Je voulois me braver au nombre des gendarmes ; Et de mon naturel je cherchois les débals. Moins désireux de paix, qu'amoureux de combats.
Mais ce passage prouve seulement que Ronsard portait le bonnet des pasteurs de l'Eglise; et en effet, quand les ministres genevois l'accusèrent d'être prêtre, il leur répondit :
Or sus, mon frère en Christ, tu dis que je suis Prestre ;
J^atteste l'Eternel que je le voudrois estre,
Et avoir tout le chef et le dos empesché
Dessous la pesanteur d'une bonne Evesché :
Lors fauroy la couronne à bon droict sur la teste,
Qu'un rasoir blanchiroit le soir d'une grand'feste,
Ouverte, large, longue, allant jusques au front,
En forme d'un Croissant qui tout se courbe en rond.
Et comme pour démontrer qu'il n'y a point con- tradiction entre ce second passage et le premier, Ronsard plus loin ajoute :
Mais quand je suisaux lieux où il faut faire voir D'un cœur dévotieux l'office et le devoir, Lors je suis de l'Eglise une colonne ferme :
VIE DE RONSARD. 63
D'un surpelis onde les espaulesje vi'arme, D'une haumusse le bras, d'une chappe le dos, Et non comme tu dis faite de Croix et d'os : C'est pour un Capelan i; la mienne est honorée De. grandes boucles d'or et de frange dorée : Et sans toy, sacrilège, encore je l'aurois Couverte des présents qui viennent des Indois : Mais ta main de Harpye et tes griffes trop hâves Nous gardent bien d'avoir les espaules si braves, Riblant-, comme larrons, des bons Saincts immortels Chasses et corporaulx, calices et autels.
1. Capelan, qui vit du revenu d'une chapelle. Il est à croire pourtant que Ronsard, sans être prêtre ni curé, vécut des revenus d'une cure, ce qui concilierait le récit de De Thou avec les assertions du poète. De Thou, en effet, ne peut guère s'être mépris à ce point sur les circonstances d'une vie qui lui était si chère; il va même jusqu'à raconter qu'un jour que les huguenots couraient la campagne, Ronsard, tout curé qu'il était, se mit à la tête des gentilshommes du pays, et chassa les pillards (livre XXX des Histoires, année 1562) ; voici les termes mêmes : <r Qua ex re commota nobilitas arma sumit, duce sibi delecto Petro Ronsardo, qui curionatum Eval- lise tenebat : ueque enim is erat qni libertatem poeticam sacerdotalis muneris necessitate tanquam compede ad gravitatem ea functione dignam vellet astringere; sed homo generosus et a teneris annis, etc., etc.. » Il n'est pas dit nettement que Ronsard fût prêtre comme nous l'entendons, mais seulement qu'il était plus ou moins engagé daus les devoirs et les fonctions sacerdotales. A l'occasion de sa mort (année 1585), De Thou revient sur lui en détail sans plus reparler de cette prêtrise.
2. Riblant, brigandant, pillant.
6^ APPENDICE.
Je ne perds un moment des prières divines : Dès la poincte du jour je m'en vais à Matines, J'ay mon bréviaire au poing; je chante quelquefois^ Mais c'est bien rarement^ car j'ay mauvaise vois : Le devoir du service en rien je n'abandojine, Je suis à Prime, à Sexte, et à Tierce, et à Nonne : J'oy dire la grand' Messe, et avecques l'encent CQiii par l'Eglise espars comme parfum se sentj J'honore mon Prélat des autres l'outrepasse. Qui a pris d'Agénor i son surnom et sa race. Après le tour finy je viens pour me r'assoir: Bref, depuis le matin jusqu'au retour du soir Nous chantons au Seigneur louanges et cantiques, Et prions Dieu pour vous qui estes hérétiques.
Il est donc bien prouvé que Ronsard ne fut pas prêtre, bien qu'il portât chappe, qu'il chantât vêpres et qu'il touchât les revenus de mainte abbaye. Il aurait pu dire, comme son ami J.-A. de Baïf, en parlant de lui-même :
7zf veuf, ni marié.
Ni prêtre, seulement clerc à simple tonsure.
Quant à son genre de vie, il a pris soin de le décrire en détail :
M'éveillant au matin, devant que faire rien J'invoque l'Eternel le Père de tout bien.
I. D'Agénor. L'évêque du Mans était de la Maison d'Angennes, que Ronsard fait desceçder d'Ageuor.
VIEDERONSARD. ($5
Le priant humblement de me donner sa grâce, Et que le jour naissant sans l'offenser se passe : Qu'il chasse toute secte et toute erreur de moy, Qu'il me veuille garder en ma première foy, Sans entreprendre rien qui blesse ma province, Très-humble observateur des loix et de mon Prince.
Après je sors du lict, et quand je suis vestu Je me range à l'estude et apprens la vertu. Composant et lisant, suivant ma destinée. Qui s'est dès mon enfance aux Muscs enclinée : Quatre ou cinq heures seul je m'arreste enfermé : Puis sentant mon esprit de trop lire assommé, J'abandonne le livre et m'en vais à l'Eglise : Au retour pour plaisir une heure je devise : De là je viens di'sner faisant sobre repas, Je rends grâces à Dieu : aie reste je m^esbas.
Car si l'après-disnée est plaisante et sereine, Je m'en vais pourmener tantost parmy la plaine, Tantost en tut village, et tantost en un bois, Et tantost par les lieux solitaires et cois. J'aime fort les jardins qui sentent le sauvage. J'aime le flot de l'eau qui gazouille au rivage.
Là, devisant sur l'herbe avec un mien amy. Je vie suis par les fleurs bien souvent endormy A l'ombrage d'un Saule, ou lisant dans un livre, J'ay cherché le moyen de me faire revivre, Tout pur d'ambition et des soucis cuisans. Misérables bourreaux d'un tas de viesdisans, Qiii font (comme ravis) les Prophètes en France, Pippans les grands Seigneurs d'une belle apparence. n 9
66 APPENDICE
Mais quand le Ciel est triste et tout noir d'espesseur. Et qu'il ne fait aux champs ny plaisan ny bien seur, Je cherche compagnie, ou je joue à la Prime; Je voltige, ou je saute, ou je lutte, ou j'escrime, Je dy le mot pour rire, et à la vérité Je ne loge che:{ moy trop de sévérité.
Puis, quand la nuict brunette a rangé les estoilles, Encourtinant le Ciel et la Terre de voiles, Sans soucy je me couche, et là devant les yeux Et la bouche et le cœur vers la voûte des deux. Je fais mon oraison, priant la bonté haute De vouloir pardonner doucement à ma faute : Au reste je ne suis ny mutin ny meschant, Qui fay croire ma loy par le glaive trenchant : Voilà comme je vy ; si ta vie est meilleure, Je n'en suis envieux, et soit à la bonne heure ^
Sous Charles IX, Ronsard quittait peu la cour, parce que le prince ne pouvait se passer de sa compagnie; mais, après la mort de Charles, le poëte déjà vieux, Irès-afRigé de goutte et un peu négligé par Henri III, se retira en son abbaye de Croix-Val en Vendômois, sous l'ombrage de la forêt de Gastine et aux bords de la fontaine Bellerie, qu'il a tant célébrées. Il venait en- core de temps en temps à Paris visiter Galland, Baïf et ses autres bons amis du faubourg Saint- Marcel ; leur plaisir était d'aller ensemble s'ébattre dans les bois de Meudon. Cependant les voyages
Réponse à quelque Ministre.
viederonsard. 67
de Ronsard devinrent de moins en moins fréquents. Le 22 octobre iS^Sj i' écrivait à Galland ses pres- sentiments d'une fin prochaine, et n'espérant déjà plus survivre aux feuilles d'automne. La maladie en effet se joignit à ses infirmités habituelles, et il expira dans des sentiments de grande piété, le vendredi 27 décembre 158$, en son prieuré de Saint-Cosme, près de Tours, où il s'était fait transporter. Il fut enterré dans le chœur de l'église du prieuré sans aucune pompe; mais vingt-quatre ans après sa mort, Joachim de La Chétardie, conseiller-clerc au parlement de Paris et prieur- commendataire de Saint-Cosme, lui fit dresser un tombeau de marbre surmonté d'une statue. Gal- land, entre les bras duquel Ronsard avait expiré, attendit moins longtemps pour rendre à son ami les hommages solennels qui lui étaient dus, et le 24 février 158(5, en la chapelle du collège de Boncour, fut célébrée une messe en musique où assistèrent des princes du sang, des cardinaux, le parlement de Paris et l'Université. L'oraison fu- nèbre, prononcée par Du Perron, depuis évêque d'Evreux et cardinal, arracha des larmes à tous les assistants. On ferait un volume des pièces de vers, églogues, élégies, épitaphes, qui furent com- posées sur le trépas de l'illustre poëte. Nous n'en citerons rien ; seulement nous donnerons, comme plus curieux, deux ou trois jugements sur Ronsard portés à une époque où sa gloire était déjà fort ébranlée.
Balzac a dit en son 31" entretien : « Dans notre dernière conférence, il fut parlé de celui que M. le
68 APPENDICE.
président De Thou et Scévole de Sainte-Marthe ont mis à côté d'Homère, vis-à-vis de Virgile, et je ne sais combien de toises au-dessus de tous les autres poètes grecs, latins et italiens. Encore aujourd'hui il est admiré par les trois quarts du Parlement de Paris, et généralement par les autres parlements de France. L'Université et les Jésuites tiennent encore son parti contre la cour et contre l'Aca- démie. Pourquoi voulez -vous donc que je me déclare contre un homme si "bien appuyé, et que ce que nousen avons dit en notre particulier devienne public? II le faut pourtant, Monseigneur {M. de Péricard , évêque d' Angoulême) , puisque vous m'en priez et que les prières des supérieurs sont des commandements ; mais je me garderai bien de le nommer, de peur de me faire lapider par les communes mêmes de notre province. Je me brouil- lerois avec mes parents et avec mes amis, si je leur disois qu'ils sont en erreur de ce côté-là, et que le Dieu qu'ils adorent est un faux Dieu. Abstenons-nous donc, pour la sûreté de notre per- sonne, de ce nom si cher au peuple, et qui révol- teroit tout le monde contre nous.
« Ce poëte si célèbre et si admiré a ses défauts et ceux de son temps, comme j'ai dit autrefois d'un grand personnage (probablement de Montaigne). Ce n'est pas un poëte bien entier, c'est le commence- ment et la matière d'un poëte. On voit dans ses œuvres des parties naissantes et à demi animées d'un corps qui se forme et qui se fait, mais qui n'a garde d'être achevé. C'est une grande source, il le faut avouer, mais c'est une source trouble et
VIEDERONSARD. 6ç
boueuse; une source où non-seulement il y a moins d'eau que de limon, mais oîi l'ordure empêche de couler l'eau... »
Ailleurs, dans une des Lettres familières à Chapelain, qui est la 17* du livre VI, on lit ces mots de Balzac: «Est-ce tout de bon que vous par- lez de Ronsard, et que vous le traitez de grand ; ou si c'est seulement par modestie et pour opposer sa grandeur à notre ténuité? Pour moi, je ne l'es- time grand que dans le sens de ce vieux pro- verbe : Magnus liber, magnum malum... Il fau- droit que M. de Malherbe, M. de Grasse [Godeau, évêque de Grasse) et vous, fussiez de petits poètes, si celui-là peut passer pour grand. »
Chapelain, né en iJpSj était fils de Jeanne Cor- bière, fille elle-même d'un Michel Corbière, ami particulier de Ronsard, et avait été nourri par sa mère dans l'admiration du vieux poëte^.
I. Chapelain écrivait à Balzac le 27 mai 1640: « Vous me demandiez, par l'une de vos précédentes, si l'épithète de grand, que j'avois donnée à Ronsard, étoit sérieuse ou ironique, et vouliez mon sentiment exprès là-dessus. J'avois alors beaucoup d'autres choses à vous dire plus nécessaires que celles-là, et à peine avois-je assez de temps pour vous le dire. Maintenant que je suis sans matière et sans occupation, je puis bien prendre celle-ci pour remplir ma page et satisfaire à votre désir, plutôt tard que jamais. Ronsard sans doute étoit né poète, autant ou plus que pas un des modernes, je ne dis pas seulement François, mais encore Espagnols et Italiens. C'a été l'opinion de deux grands savants de delà les monts, Sperone et Castelvetro, dont le dernier, comme
70 APPENDICE.
m"" de Scudéri , au tome VIII de sa Clé- lie, parle en ces termes de Ronsard (c'est Cal- liope qui le montre dans l'avenir à Hésiode en- dormi) :
« Regarde le Prince des poètes françois : il sera beau, bien fait et de bonne mine; il s'appellera Ronsard ; sa naissance sera noble ; il sera extraor-
vous avez pu voir dans les livres que je vous ai envoj'és, le compare et le préfère à son adversaire Caro dans la plus belle chose et de plus de réputation qu'il ait jamais faite, et le premier le loue ex professa dans une élégie latine qu'il fit incontinent après la publication de ses Odes pindariques. Mais ce n'est pas plus leur sentiment que le mien propre qui m'oblige à rendre ce témoignage de son mérite. Il n'a pas, p la vérité, les traits aigus de Lucain et de Stace, mais il a quelque chose que j'estime plus, qui est une certaine égalité nette et majestueuse qui fait le vrai corps des ouvrages poétiques, ces autres petits ornements étant plus du sophiste et du déclaraa- teur que d'un esprit véritablement inspiré par les Muses. Dans le détail je le trouve plus approchant de Virgile, ou, pour mieux dire, d'Homère, que pas un des poètes que nous connoissons; et je ne doute point que, s'il fût né dans un temps où la langue eût été plus achevée et plus réglée, il n'eût pour ce détail emporté l'avantage sur tous ceux qui font ou feront jamais des vers en notre langue. Voilà ce qui me semble candidement de lui pour ce qui regarde son mérite dans la poésie françoise. Ce n'est pas, à cette heure, que je ne lui trouve bien des défauts hors de ce feu et de cet air poétique qu'il possédoit naturellement, car on peut dire qu'il étoit sans art et qu'il n'en connaissoit point d'autre que celui qu'il s'étoit formé lui-même dans la lecture des poètes grecs
VIE DE RONSARD. 7I
dinairement estimé, et méritera de l'être en son temps. Il sera même assez savant : mais, comme il sera le premier en France qui entreprendra de vouloir faire de beaux vers, il ne pourra donner à ses ouvrages la perfection nécessaire pour être loués long-temps. On connoîtra pourtant bien tou- jours par quelques-unes de ses hymnes que la
et latins, comme on le peut voir dans le traité qu'il en a fait à la tête de sa Franciade. D'où vient cette servile et désagréable imitation des Anciens que chacun remarque dans ses ouvrages, jusques à vouloir intro- duire dans tout ce qu'il faisoit en notre langue tous ces noms des déités grecques, qui passent au peuple, pour qui est faite la poésie, pour autant de galimatias, de barbarismes et de paroles de grimoire, avec d'autant plus de blâme pour lui, qu'en plusieurs endroits il déclame contre ceux qui font des vers en langue étrangère, comme si les siens, en ce particulier, n'étoient pas étrangers et inintelligibles. C'est là un défaut de jugement insuppor- table de n'avoir pas songé au temps où il écrivoit, ou une présomption très-condamnable de s'être imaginé que, pour entendre ce qu'il faisoit, le peuple se feroit instruire des mystères de la religion païenne. Le même défaut de jugement paraît dans son grand ouvrage, non- seulement dans ce menu de termes et matières inconnues à ce siècle, mais encore dans le dessein, lequel, par ce que l'on en voit, se fait connoître assez avoir été conçu sans dessein, je veux dire sans un plan certain et une économie vraiment poétique, et marchant simplement sur les pas d'Homère et de Virgile, dont il faisoit ses guides, sans s'enquérir où ils le menoient. Ce n'est qu'un maçon de poésie, et il n'en fut jamais architecte, n'en ayant jamais connu les vrais principes ni les solides fonde-
72 APPENDICE.
nature lui aura beaucoup donné, et qu'il aura mérité sa réputation. Sa fortune ne sera pas mau- vaise, et il mourra sans être pauvre. »
Nous renvoyons le lecteur aux nombreuses cita- tions empruntées des ouvrages de M^^^ de Gour- nay, et consignées dans notre précédent Tableau^. Guillaume Colletet en son temps adressa aux mânes de Ronsard le sonnet que voici :
Afin de témoigner à la Postérité Que je fus en mon temps partisan de ta gloire, Malgré ces ignorans de qui la bouche noire Blasphème impudemment contre ta Déité,
Je viens rendre à ton nom ce qu'il a mérité, Belle Ame de Ronsard, dont la sainte mémoire
raents sur lesquels on bâtit en sûreté. Avec tout cela, je ne le tiens nullement méprisable, et je trouve chez lui, parmi cette affectation de paroître savant, toute une ■autre noblesse que dans les afféteries ignorantes de ceux qui l'ont suivi; et jusqu'ici, comme je donne à ces der- niers l'avantage dans les ruelles de nos dames, je crois qu'on le doit donner à Ronsard dans les bibliothèques de ceux qui ont le bon goût de l'Antiquité... »
( Cette lettre est extraite du tome II de la Correspon- dance manuscrite de Chapelain, donnée en 1870, après la mort de M. Sainte-Beuve, et par son légataire univer- sel, à la Bibliothèque nationale (voir, au sujet de ce don et de son importance, une note du Journal officiel, n<» du ler avril 1870).]
I. Ronsard est nommé dans les DiverlissemenLs de Sceaux, dans un Récit de Chaulieu, l, 127.
VI E D E RO N s ARD. 7J
Obtenant sur le temps une heureuse victoire Ne bornera son cours que de l'Éternité.
Attendant que le Ciel mes desseins favorise, Que je te puisse voir dans les plaines d'Élyse, Ne l'ayant jamais vie qtc'en tes doctes écrits :
Belle Ame, qu'Apollon ses faveurs me refuse, Si, marchant sur les pas des plus rares Esprits, Je n'adore toujours les fureurs delà Muse!
La réputation de Ronsard paraît s'être soutenue plus longtemps chez les étrangers qu'en France. Le savant Scipion Maffei a loué ce poëte à une époque où l'on avait cessé de le lire chez nous i ; et l'on assure que, de nos jours encore, l'illustre Gœthe ne parle de lui qu'avec estime. Nous avons à ce propos entendu des gens d'esprit et de goût soutenir, avec quelque apparence de raison, que ce qui nuit le plus à Ronsard en France, c'est d'avoir écrit en français, et que, s'il avait composé en italien, nous ne le distinguerions guère de Pétrarque, du Bembe, de Laurent de Médicis et de tant d'autres
I. Ménage disait, au sujet des œuvres de Ronsard : « Je crois qu'il seroit très-difficile de rencontrer une personne qui osât se vanter de les avoir et de les lire. » (^Menagiana,') — On lit dans les Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture, par l'abbé Dubos (seconde partie, sect. xxni), d'assez ingénieuses considérations sur les jugements qu'avaient portés de Ronsard ses con- temporains, en quoi ils se trompaient et en quoi ils avaient raison.
II. lO
74 APPENDICE.
poètes estimés!. Sans doute, les mots surannés dont Ronsard abonde viennent trop souvent gâter l'impression de ses pièces. Disons toutefois que, l'invention chez lui étant à peu près nulle, c'est par le style encore qu'il se rachète le plus à notre jugement, et qu'il est véritablement créateur, c'est-
I. Si l'on est sincère, on conviendra que ces difficultés de distinguer sont fréquentes lorsqu'on juge des poètes dans une autre langue. Le cardinal Passionei, s'entrete- nant avec Grosley de nos auteurs, lui avoua qu'il ne distinguait pas la poésie de Des Portes d'avec celle de Voltaire; et Coupé, au tome Ille de ses Soirées littéraires où il donne une Notice sur Ronsard, nous dit : « J'ai connu un savant d'Italie qui croyait voir une ressemblance parfaite entre Ronsard et Voltaire... » Suit un parallèle détaillé et assez piquant, que Coupé rapporte d'après ce savant italien : il en reste un seul point très- vrai, c'est que la Henriade ne vivra pas plus que la Franciade. — [Nous citons ici, d'après l'indication ma- nuscrite laissée en note par M. Sainte-Beuve, le passage suivant d'un article de M. Etienne sur Ronsard considéré comme imitateur d'Homère et de Pindare, et dans lequel, naturellement, il est beaucoup question du Tableau de la Poésie française au xvi* siècle. Voici ce passage, extrait du Journal général de l'instruction publique, no du é janvier 1855] :
a Redi, l'un des meilleurs poètes toscans du xvii^ siècle, admirait Ronsard et citait de lui les vers suivants, que le bon poëte vendômois adressait à son verre :
Par épreuve je croy Que Bacchus fut jadis lavé dans toy, Lorsque sa mère atteinte de la foudre En avorta plein de sang et de poudre,
VIEDERONSARD. 7$
à-dire poëte. Et, par exemple, qu'en nous pei- gnant sa maîtresse, il nous retrace le doux languir de ses yeux ; que, dans un naufrage, lorsque le vaisseau s'est englouti, il nous montre
Les viariniers pendus aux vagues de Neptune;
Et que dès lors quelque reste du feu Te demeura; car quiconques a beu Un coup dans toy, tout le temps de ca vie Plus il rchoily plus a de boire envie.
Sans doute pour des vers bachiques ceux-ci ne sont pas méprisables , mais ils ne méritent pas la peine de les discuter sérieusement... Muratori leur a pourtant fait cet honneur dans sa Perfeila poesia italiana. Parmi les mo- dernes admirateurs de Ronsard à l'étranger, il faut compter Robert Southey, poëte lauréat, l'un des chefs de la célèbre école des Lacs en Angleterre, et l'un des meilleurs écrivains de l'Angleterre contemporaine. Il écrivait à son ami, M. Walter Savage Landor, poëte éga- lement distingué, qui vit encore aujourd'hui et qui habi- tait alors notre ville de Tours. Parmi les objets les plus intéressants qu'il recommandait à son ami, il met- tait une visite au tombeau de Ronsard, et se promettait lui-même, dès qu'il pourrait voyager en France, de faire ce pieux pèlerinage. 11 regardait Ronsard comme le seul poëte épique de la France, comme le seul qui avait approché de cette œuvre rare et merveilleuse qu'on appelle l'épopée, et dont il tenait les Français aussi inca- pables que les Chinois. Il est piquant de voir dans cette lettre comment le poëte anglais nous prend en pitié de ne pas comprendre notre Ronsard, et comment en écri- vant ces lignes, il croit réparer une grande injustice... »
jG APPENDICE.
qu'en un transport d'amour platonique et séra- phique, il s'écrie :
3e veux hrîder, pour m' élever aux deux, Tout l'imparfait de mon écorce humaine, M'éternisant comme le fils d'Alcmène Qui tout en feu s'assit entre les Dieux;
dans tous ces cas et dans la plupart des autres, les beautés appartiennent au style, et nous avons à nous féliciter que Ronsard ait écrit en français. C'est cette considération particulière qui a surtout déterminé le présent éditeur et commentateur de Ronsard à en appeler en dernier ressort auprès du public d'un procès qui semblait jugé à fond, et à venir se placer, en toute humilité, comme défen- seur et partisan du vieux poète, immédiatement au-dessous de M'^*^^ de Gournay et Scudéri, de Chapelain et de Colletet :
A toi, Ronsard, à toi, qu'un sort injurieux Depuis deux siècles livre aux mépris de l'histoire, J'élève de mes mains l'autel expiatoire Qui te purifiera d'un arrêt odieux.
Non que f espère encore, au trône radieux D'où, jadis tu régnais, replacer ta mémoire. Tu ne peux de si bas remonter à la gloire : Vulcain impunément ne tomba point des deux.
Mais qu'un peu de pitié console enfin tes mânes;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom,d' abord fameux, recouvre un peu d'honneur;
VIE DE RONSARD. 77
Qu'on dise : Il osa trop, mais l'audace était belle ;
Il lassa sans la vaincre une langue rebelle,
Et de moins grands depuis eurent plus de bonheur^ .
Juillet 1828.
I. Ma conclusion, après tout, n'est pas tellement diffé- rente du jugement qu'a porté Fénelon sur Ronsard dans sa Lettre à l'Académie française (Projet de poétique') : t Ronsard avait trop entrepris tout à coup. Il avait forcé notre langue par des inversions trop hardies et obscures: c'était un langage cru et informe. Il y ajoutait trop de mots composés, qui n'étaient point encore introduits dans le commerce de la nation : il parlait français en grec malgré les Français mêmes. Il n'avait pas tort, ce me semble, de tenter quelque nouvelle route pour enri- chir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour dénouer notre versification naissante. Mais, en. fait de langue, on ne vient à bout de rien sans l'aveu des hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois ; et il faut s'arrêter dès qu'on ne se voit pas suivi de la multitude. La singularité est dange- reuse en tout : elle ne peut être excusée dans les choses qui ne dépendent que de l'usage. L'excès choquant de Ronsard nous a un peu jetés dans l'extrémité opposée : on a appauvri , desséché et gêné notre langue... »
Mot de M. Guizot sur Ronsard dans un morceau sur VEtat de la Poéiie en France avant Corneille : « Les hommes qui font les révolutions sont toujours méprisés par ceux qui en profitent. »
'3>>
PIECES ET NOTES
ANS tout ce qui précède, on l'aura pu remarquer, je me suis attaché par- ticulièrement aux choses précises et au point de vue français. Il ne m'est pas échappé pourtant que le rôle de Ronsard en France, comme importateur de rhythme et de formes poétiques nouvelles, était à beaucoup d'égards le même que celui de Garcilasso de la Vega et de Boscan pour l'Espagne, de Sa de Mi- randa pour le Portugal, de Spencer en Angleterre; il règne un ton plus ou moins analogue entre tous ces poètes de la Renaissance, l'initiative venant tou- jours de l'Italie. Ces diverses destinées si peu en rapport de près, envisagées de loin, prennent alors comme un caractère de fatalité et de connexion entre elles; elles se rangent bon gré mal gré dans une même zone littéraire et ne paraissent plus dif- férer que par des nuances. Mais j'ai toujours laissé ces vastes comparaisons à qui de droit; c'est assez de parler de ce que j'ai vu de près.
On serait tenté encore (et le goût du jour y porte) de comparer nos poètes de la Renaissance venus du temps de Henri II aux architectes et
PIECES ET NOTES. y<)
sculpteurs contemporains, qui construisirent et cise- lèrent la pierre comme les autres firent la strophe et l'ode. Mais, même en cela, il faudrait prendre garde de trop pousser l'aperçu. Il y aurait danger d'ailleurs de courroucer Ronsard et ses mânes. Il n'acceptait pas cet ordre de comparaison. Il eut de grands démêlés avec Philibert Delorme, l'ar- chitecte célèbre de Fontainebleau, des Tuileries, du château d'Anet, et qui avait, comme lui, et plus que lui, abbayes et bénéfices. Le poëte fit une sa- tire à ce sujet, la Truelle crossée, et l'on en ra- conte toutes sortes d'anecdotes.
Nous bornant donc aux détails positifs que nous avons à peu près épuisés, nous ne demandons plus qu'une grâce. Comme il ne nous est pas donné dans cette réimpression de dérouler de nouveau toutes nos preuves, c'est-à dire les propres pièces du poëte, on nous accordera d'en choisir deux ou trois encore avec échantillon de notre commentaire.
Une des plus gracieuses est assurément ce son- net, dans lequel une idée mélancolique, souvent exprimée par les anciens et par Ronsard lui-même, se trouve si heureusement renouvelée :
Je vous envoie un bouquet que ma main Vient de trier de ces Jleurs épanies : Qui ne les eust à ce vespre cueillies, Cheutes à terre elles fussent demain.
Cela vous soit un exemple certain
Que vos beauté^, bien qu'elles soient fleuries,
8o APPENDICE.
En peu de temps cherront toutes flaitries, Et comme fleurs périront tout soudain.
Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame, Las! le temps non, mais nous nous en allons, Et tost serons estendus sous la lame :
Et des amours desquelles nous parlons, Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle : Pour ce aymei-moy, ce pendant qu'estes belle,
Marulle avait dit :
Has violas atque hœc tibi candida lilia mitto ;
Legi hodie violas, candida lilia heri : Lilia, ut instantis monearis, virgo, senectœ,
Tam cito quce lapsis marcida sunt foliis; Illce, ut vere suo doceant ver carpere vitce.
Invida quod miseris tam brève Parca dédit.
Qu'on lise surtout dans Brunck (Analecta) la xv^ Epigramme de Rufinus : « Je t'envoie, ô Rodoclée, cette couronne, etc., etc.. »
Souvent aussi, au lieu d'un bouquet, les Anciens •envoyaient à leur maîtresse une pomme (malum) comme gage et symbole d'amour. On sait l'épi- gramme de Platon à Xantippe : « Je suis une Pomme : quelqu'un qui t'aime me jette à toi. Consens , Xantippe : et moi et toi aussi nous nous flétrirons. »
Ronsard, de bonne heure, avait beaucoup pensé à la mort, et aussi aux diverses chances hasar- deuses de sa tentative littéraire : tous ceux qui
PIÈCE» El' NOTES. 8l
aiment la gloire sont ainsi. Dès ses poésies pre- mières, on voit qu'il avait conçu un pressentiment grandiose et sombre de son avenir. Voici un ad- mirable sonnet dans lequel il identifie sa maîtresse Cassandre avec l'antique prophétesse de ce nom ; il se fait prédire par elle ses destinées qui se sont accomplies presqu'à la lettre :
(( Avant le temps tes tempes fleuriront, De peu de jours ta fin sera bornée, Avant le soir se clorra ta journée. Trahis d'espoir tes penser s périront :
« Sans me fleschir tes escrits flétriront, En ton désastre ira ma destinée, Pour abuser les Poètes je suis née. De tes soupirs nos neveux se riront :
u Tu seras fait du vulgaire la fable ,
Tu bastiras sur l'incertain du sable,
Et vainement tu peindras dans les deux, »
— Ainsi disait la Nymphe qui m'affolle, Lorsque le Ciel, tesmoin de sa parolle, D'un dextre éclair fut présage à mes yeux.
On pensait chez les anciens Latins que les foudres et les éclairs du côté gauche étaient signes et pré- sages de bonheur; et ceux du côté droit, de mal- heur. — Avant le soir..., ce vers tout moderne a l'air d'être d'André Chénier. — Et vainement tu peindras dans les deux. Peindre dans les deux
82 APPENDICE.
est une expression pleine de splendeur et de ma- gnificence 1. — Et puis tout ne s'est-il pas vérifié? Le poëte n'a-t-ii pas été fait la fable du vulgaire, et ses neveux n'ont-ils pas ri de ses soupirs?
Enfin cette même idée de la mort entrevue en un jour de meilleure espérance lui a inspiré une ode aussi élevée que touchante, et qui a su trouver grâce auprès de ses plus moroses censeurs 2 ;
DE L'ÉLECTION DE SON SÉPULCRE
Antres, et vous fontaines, De ces roches hautaines Qui tombei contre-bas D'un glissant pas ;
1. Du moins elle nous semble telle, bien que dans le temps peut-être elle ait eu moins d'emphase et n'ait voulu que dire peindre sur les nuages, sur les brouillards.
2. Je demande bien pardon à M. Vaultier de le dési- gner ainsi pour son travail sur Ronsard inséré dans les Mémoires de l'Académie de Caen (1836). J'ai souvent eu l'occasion de consulter avec profit et de mentionner d'estimables recherches de lui sur les époques anté- rieures de notre poésie lyrique. Mais, en abordant Ron- sard, il me semble ne s'être pas assez préservé d'une sorte de mauvaise humeur et presque d'aigreur, ce qui est une disposition toujours peu favorable pour extraire la fleur des Muses. Nous persistons à croire, malgré son édit, que le nombre des pièces et morceaux remarquables de Ronsard n'est pas si borné qu'il le fait, et qu'il y a lieu d'en composer avec choix tout un volume agréable à lire.
PIÈCES ET NOTES 83
Et VOUS, fores t s et ondes Par ces pre\ vagabondes, Et vous, rives et bois, Oye\ ma vois.
Quand le Ciel et mon heure Jugeront qtie je mettre. Ravi du beau séjour Du commun jour;
Je défens qu'on me rompe Le marbre, pour la pompe De vouloir mon tombeau Bastir plus beau.
Mais bien je veux qu'un arbre M'ombrage en lieu d'im marbre, Arbre qui soit couvert Tous four s de verd.
De moy puisse la Terre Engendrer un lierre M'embrassant en maint tour Tout à l'en tour :
Et la vigne tortisse ^ Mon sépulchre embellisse. Faisant de toutes parts Un ombre espars !
Là viendront chaque année A ma /este ordonnée
I. Tortisse, flexueuse.
84. APPENDICE.
Avecques leurs taureaux Les pastoureaux :
Puis ayant fait l'office Du dévot sacrifice, Parlans à l'Islc ainsi, Diront ceci 1 :
« Que tu es renommée
D'estre, tombe nommée
D'un de gui l'Univers
Chante les vers!
« Qui oncques en sa vie Ne fut brûlé d'envie D'acquérir les honneurs Des grands Seigneurs;
« Ny n'enseigna l'usage De l'amoureux breuvage^ Ny l'art des anciens Magiciens ;
« Mais bien à nos campagnes Fit voir les Sœurs compagnes
I. Il songeait sans doute, en faisant choix de ce lieu, à son prieuré de Saint-Cosme-e«-/'ij/« duquel Du Perron en son Oraison funèbre du poëte a dit : a Ce prieuré est situé en un lieu fort plaisant, assis sur la rivière de Loire, accompagné de bocages, de ruisseaux, et de tous les ornements naturels qui embellissent la Touraine, de laquelle il est comme l'œil et les délices,.. » Ronsard, en effet, y revint mourir.
PIÈCES ET NOTES. 85
Foulantes V herbe aux sojis De ses chansons.
« Car il fit à sa Lyre Si bons accords eslire, Qu'il orna de ses chants Nous et nos champs.
« La douce Manne tombe A jamais sur sa tombe, Et l'humeur que produit En May la nuit.
« Tout à l'entour l'emmure L'herbe et l'eau qui murmure, L'un tousjours verdoyant, L'autre ondoyant.
« Et nous, ayans mémoire De sa fameuse gloire j Luy ferons comme à Pan Honneur chaque an. »
Ainsi dira la trotipe, Versant de mainte coupe Le sang d'un agnelet Avec du lait.
Dessur moy, qui à l'heure Seray par la demeure Oîi les heureux Esprits Ont leur pourpris.
8(5 APPENDICE.
La gresle ne la nége N'ont tels lieux pour leur siège, Ne la foudre oncques là Ne dévala.
Mais bien constante y dure L'immortelle verdure, Et constant en tout temps Le beau Printemps.
Le soin, qui sollicite Les Rois, ne les incite Leurs voisins ruiner Pour dominer;
Ains comme frères vivent 'Et morts encore suivent Les mestiers qu'ils avaient Quand ils vivaient.
Là, là, j'oirray d'Alcée La Lyre courroucée, Et Sapphon qui sur tous Sonne plus dous.
Combien ceux qui entendent Les chansons qu'ils respandent Se doivent resjoiiir De les oûir;
Quand la peine receuë Du rocher est deceuë.
PIÈCES ET NOTES. 87
Et quand le vîel TantaV N'endure mal 1/
La seule Lyre douce L'ennuy des cœurs repousse, Et va l'esprit jlatant De l'escoutant.
Cette pièce délicieuse, disais-Je dans le commen- taire, réunit tous les mérites. Les idées en sont simples, douces et tristes; la couleur pastorale n'y a rien de fade; l'exécution surtout y est parfaite. Ce petit vers masculin de quatre syllabes qui tombe à la fin de chaque stance produit à la longue une impression mélancolique : c'est comme un son de cloche funèbre^. On sait avec quel bon- heur M"''^ Tastu a employé ce même vers de quatre syllabes dans sa touchante pièce des Feuilles du saule :
L'air était pur ; un dernier jour d'automne En nous quittant arrachait la couronne
Au front des bois; Et je voyais, d'une marche suivie, Fuir le soleil, la saiso7i et ma vie
Tout à la fois.
1. Puisque Sysiphe lui-même en oublie son rocher et Tantale sa soif.
2. Les odes de Ronsard se chantaient : un nommé Mabile de Rennes chantait sur la viole les odes à Cassandre et y mettait une expression qui produisait beaucoup d'effet. (Voir les Contes d'Eutrapel, chap. xix, intitulé Musique d'Eutrapel.)
88 APPENDICE.
En rapprochant le petit vers de celui de six syl- labes avec lequel il rime, Ronsard a été plus simple encore. Au reste, il a très-bien compris qu'à une si courte distance une grande richesse de rime était indispensable, et il s'est montré ici plus rigoureux sur ce point qu'à son ordinaire. C'est en effet une loi de notre versification que, plus les rimes correspondantes se rapprochent, plus elles doivent être riches et complètes.
Mais il faut se borner. Une seule bagatelle en- core, ineptiola ; on les passe aux commentateurs Et puis, c'est mon post-scriptum, et j'y tiens. Quand un navigateur antique avait fini sa course, il tirait le vaisseau sur le rivage et le dédiait à la divinité du lieu, à Neptune sauveur ; et chez Théocrite, nous voyons Daphnis dédier à Pan ses chalumeaux, sa houlette et la besace où il avait coutume de porter ses pommes. C'est ainsi qu'en i8a8, mon choix de Ronsard terminé, j'avais dit adieu au vieux poëte, et le bel exemplaire in-folio sur lequel avaient été pris les extraits était resté dé- posé aux mains de Victor Hugo, à qui je le dédiai par cette épigraphe : Au plus grand Inventeur de rhythmes lyriques qu'ait eu la Poésie fran- çaise depuis Ronsard^. Or cet exemplaire à grandes
I. Je retrouve le titre plus exact dans un spirituel article de M. Edouard Laboulaye, concernant le Cata- logue de la bibliothèque de M. Charles Giraud (^Journal des Débats au. ii mars 1855); le bel exemplaire en effet a eu, lui aussi, ses fortunes diverses et a plus d'une fois changé de maître. Voici l'inscription textuelle qui se lit
PIÈCES ET NOTES. 89
marges était bientôt devenu une sorte d'Album où chaque poiite de 1828 et des années qui sui- virent laissait en passant quelque strophe', quelque marque de souvenir. Mais voilà qu'un écrivain de nos amis et qui dit être de nos confidents, publiant deux gros volumes sur le Travail intellectuel en France au xix* siècle, a Jugé ce fait capital digne de mention. Jusque-là tout est bien, et de telles mentions chatouillent; mais l'honorable écrivain, en général très-préoccupé de trouver partout le christianisme, s'est avisé par inadvertance de trans- former le Ronsard en une Bible dont les poètes de la moderne Pléiade auraient fait leur Album. Oh ! pour le coup ceci est trop fort, et il importe de se mettre à tout hasard en garde contre ceux qui se- raient tentés de crier à l'impiété, bien à meilleur droit qu'on ne fit contre le fameux bouc de Jodelle. Que la postérité le sache donc et ne l'oublie pas, cette prétendue Bible in-folio, enregistrée par M. Amédée Duquesnel, était tout simplement le Ronsard émérite. Il renferme, il enserre, hélas ! bien des noms qui ne sont plus que là rapprochés et réunis : hic jacent.
en tête : « Au plus grand inventeur lyrique que la Poésie française ait eu depuis Ronsard,
« Le très-humble commentateur de Ronsard, « S.-B. »
FIN DE L APPENDICE,
Ici commence à proprement parler une seconde partie de cette publication, et comme la seconde moitié qui ne se rattache que librement à la pre- mière. Elle se compose de divers portraits et ap- préciations littéraires qui n'ont paru que plus ou moins longtemps après notre premier travail, et qui sont nés de l'occasion ou du désir de complé- ter et de réparer. A un certain moment, en effet, m'étant aperçu que cet ancien travail, faute de se réimprimer, restait à découvert avec toutes sortes de petites brèches comme une place mal entrete- nue, j'ai eu l'idée de jeter en avant un ensemble de morceaux supplémentaires comme des espèces de petits forts détachés qui seraient ma garantie contre la critique, au cas qu'elle se mît en cam- pagne. Pourtant, des huit morceaux qui suivent, le premier, qui établit un rapprochement entre Régnier et Chénier et qui parut dès 1829, ne rentre pas dans ce plan subsidiaire. Quant au dernier portrait, qui a pour objet Clotilde de Surville, j'ai cru devoir le joindre aux autres, quoiqu'il n'y ait pas là de poëte du xvi*^ siècle, ni même du xv^ ; mais j'y ai touché bien des points qui tiennent à ces mêmes études.
MATHURIN REGNIER
ET
ANDRÉ CHÉNIER
AXONS -NOUS de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement à antithèses, un parallèle académique que nous pré- tendons faire. En accouplant deux hommes si éloignés par le temps oîi ils ont vècUj si différents par le genre et la na- ture de leurs œuvres, nous ne nous soucions pas de tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à l'œil quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue essen- tiellement logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que, des deux idées poétiques dont ils sont les types admirables, l'une, sitôt qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complé- ment. Une voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie rayonnant de jeu- nesse, et, parfois, l'œil voilé de pleurs; la volupté dans toute sa fraîcheur et sa décence; la nature
92 MATHURIN REGNIER
dans ses fontaines et ses ombrages; une flûte de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le beau pur, en un mot, voilà André Chcnier. Une conver- sation brusque, franche et à saillies; nulle préoc- cupation d'art, nul quant à soi; une bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre; de la rondeur, du bon sens; une malice exquise, par instant une amère éloquence ; des récits enfumés de cuisine, de taverne et de mauvais lieux ; aux mains, en guise de lyre, quelque instrument bouf- fon, mais non criard; en un mol, du laid et du grotesque à foison, c'est ainsi qu'on peut se figu- rer en gros Mathurin Régnier. Placé à l'entrée de nos deux principaux siùcles littéraires, il leur tourne le dos et regarde le xvi*; il y tend la m.ain aux aïeux gaulois , à Montaigne , à Ronsard , à Rabelais, de même qu'André Chénier, jeté à l'issue de ces deux mêmes siècles classiques , tend déjà les bras au nôtre, et semble le frère aîné des poêles nouveaux. Depuis 1613, année où Régnier mou- rut, jusqu'en 1782, année où commencèrent les premiers chants d'André Chénier, je ne vois, en exceptant les dramatiques, de poëte parent de ces deux grands hommes que La Fontaine, qui en est comme un mélange agréablement tempéré. Rien donc de plus piquant et de plus instructif que d'étu- dier dans leurs rapports ces deux, figures origi- nales, à physionomie presque contraire , qui se tiennent debout en sens inverse, chacune à un isthme de notre littérature centrale, et, comblant l'espace et la durée qui les séparent, de les ados- ser l'une à l'autre, de les joindre ensemble par la
ET ANDRE C H E N I E R. 9j
pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce n'est pas d'ailleurs en différences et en contrastes que se passera toute cette comparaison : Régnier et Chénier ont cela de commun, qu'ils sont un peu en dehors de leurs époques chronologiques, le pre- mier plus en arrière, le second plus en avant, et qu'ils échappent par indépendance aux règles arti- ficielles qu'on subit autour d'eux. Le caractère de leur style et l'allure de leurs vers sont les mêmes, et abondent en qualités pareilles; Chénier a re- trouvé par instinct et étude ce que Régnier faisait de tradition et sans dessein; ils sont uniques en ce mérite, et notre jeune école chercherait vaine- ment deux maîtres plus consommés dans l'art d'écrire en vers.
Mathurin était né à Chartres, en Beauce; André, à Byzance, en Grèce; tous deux se montrèrent poètes dès l'enfance. Tonsuré de bonne heure, élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père, qui aimait la table et le plaisir, Régnier dut au célèbre abbé de Tiron, son oncle, les premiers préceptes dé versification, et, dès qu'il fut en âge, quelques bénéfices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attaché en qualité de chapelain à l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que médiocrement; mais, comme Rabelais avait fait, il y attaqua de préférence les choses par le côté de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son train de vie qu'il n'avait guère interrompu en terre papale, et mou- rut de débauche avant quarante ans. Né d'un sa- vant ingénieux et d'une Grecque brillante, André quitta très-jeune Byzance, sa patrie; mais il y rêva
9+ MATHURIN REGNIF, R
souvent dans les délicieuses vallées du Languedoc, où il fut élevé; et lorsque plus tard, entré au col- lège de Navarre, il apprit la plus belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Sous-lieutenant dans Angoumois, puis attaché à l'ambassade de Londres, il regretta amèrement sa chère indépendance, et n'eut pas de repos qu'il ne l'eût reconquise. Après plusieurs voyages, retiré aux environs de Paris, il commençait une vie heu- reuse dans laquelle l'étude et l'amitié empiétaient de plus en plus sur les plaisirs, quand la Révolu- tion éclata. Il s'y lança avec candeur, s'y arrêta à propos, y fit la part équitable au peuple et au prince, et mourut sur l'échafaud en citoyen, se frappant le front en poëte. L'excellent Régnier, né et grandi pendant les guerres civiles, s'était en- dormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de l'ordre rétabli par Henri IV.
Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idées auxquelles d'ordinaire puisent les poètes, Dieu, la nature, le génie, l'art, l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont révélées aux deux hommes que nous étu- dions en ce moment, et sous quelle face ils ont tenté de les reproduire. Et d'abord, à commencer par Dieu , ab Jove principium, nous trouvons, et avec regret, que cette magnifique et féconde idée est trop absente de leur poésie, et qu'elle la laisse déserte du côté du ciel. Chez eux, elle n'apparaît même pas pour être contestée ; ils n'y pensent ja- mais, et s'en passent, voilà tout. Ils n'ont assez
ET ANDRE CHENIER.
9S
longtemps vécu, ni l'un ni l'autre, pour arriver, au sortir des plaisirs, à cette philosophie supérieure qui relève et console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Épicuriens et sensuels, ils me font l'efifet, Régnier, d'un abbé romain ; Chénier, d'un Grec d'autrefois. Chénier était un païen ai- mable, croyant à Paies, à Vénus, aux Muses i; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poésie, d'amitié et d'amour. Sa sensibilité est vive et ten- dre; mais, tout en s'attristant à l'aspect de la mort, il ne s'élève pas au-dessus des croyances de Tibulle et d'Horace :
Aujourd'hui qu'ail tombeau je suis prêt à descendre, Mes amis, dans vos mains Je dépose ma cendre. Je ne veux point, couvert d'un funèbre linceuil, Que les pontifes saints autour de mon cercueil, Appelés aux accents de l'airain lent et sombre^ De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
I. Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie : « Vers le même temps où se retrouvaient à Pompéi toute une ville antique et tout l'art grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coïncidence ! André Chénier, un poète grec vivant, se retrouvait aussi. En. parcourant cet admirable musée de statuaire antique à Naples, je songeais à lui ; la place de sa poésie est entre toutes ces Vénus, ces Ganymèdes et ces Bacchus; c'est là son monde. Sa jeune Tarentine y appartient exactement^ et je ne cessais de l'y voir en figure. — La poésie d'André Chénier est l'accompagnement sur la flûte et sur la lyre de tout cet art de marbre retrouvé. »
Ç6 MATHURIN REGNIER
Et SOUS des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses variétés riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majesté éternelle et sublime, aux Alpes, au Rhône, aux grèves de l'Océan. Pourtant l'émotion religieuse que ces grands spectacles excitent dans son âme ne la fait jamais se fondre en prière sous le poids de l'infini. C'est une émo- tion religieuse et philosophique à la fois, comme Lucrèce et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun était capable d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel , c'est tout ce qu'une phy- sique savante lui en a dévoilé; ce sont les mondes roulayit dans les fieuves d'éther, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances :
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses; Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux, Dans l'éternel concert je me place avec eux; En moi leurs doubles lois agissent et respirent; Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent : Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.
On dirait, chose singulière ! que l'esprit du poëte se condense et se matérialise à mesure qu'il s'agran- dit et s'élève. II ne lui arrive jamais, aux heures de rêverie, de voir, dans les étoiles, desfleurs di- vines qui jonchent les parvis du saint lieu, des âmes heureuses qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un mystérieux langage aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un
ET ANDRE CHENIER. 97
ouvrage inédit, le passage suivant, qui revient à ma pensée et la complète :
« Lamartine, assare-t-on, aime peu et n'estime guère André Chénier : cela se conçoit. André Ché- nier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poésie d'André Chénier n'a point de religion ni de mys- ticisme ; c'est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel , paysage d'une infinie va- riété et d'une immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change à chaque heure du jour, avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et du soir, et la nuit, avec ses Heurs d'or, dont le lis est jaloux. Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s'y promenant ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l'œil iiumain, du haut des nuages, l'œil d'Elie sur son char, ne ver- rait en bas la terre que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage réfléchit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dôme du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel, et rien n'en peut abaisser la hauteur. » Ajoutez, pour être juste, que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'André Chénier, ou qui s'y réfléchit, est un ciel pur, serein, étoile, mais physique; et que la terre aperçue par le poëte sacré, de dessus son char de feu, toute confuse qu'elle paraît, est
çS MATHURIN REGNIER
déjà une terre plus que terrestre pour ainsi dire, harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs et idéalisée par la distance.
Au premier abord, Régnier semble encore moins religieux que Chénier. Sa profession ecclésiastique donne aux écarts de sa conduite un caractère plus sérieux et en apparence plus significatif. On peut se demander si son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiété systématique, et s'il n'avait pas appris de quelque abbé romain l'athéisme, assez en vogue en Italie vers ce temps-là. De plus , Régnier, qui avait vu dans ses voyages de grands spectacles naturels, ne paraît guère s'en être ému. La cam- pagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène plus aisément l'âme à elle-même et à Dieu , font place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, à l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allées in- fectes des plus misérables taudis. Pourtant Régnier, tout épicurien et débauché qu'on le connaît , est revenu , vers la fin et par accès, à des sentiments pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment de poëme sacré et des stances en font témoignage. Il est vrai que c'est par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il semble surtout amené à la contrition morale. Régnier, dans le cours de sa vie , n'eut qu'une grande et seule affaire : ce fut d'aimer les femmes, toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus ne laissent rien à désirer:
Or moy gui suis tout Jlame et de nuict et de jour, Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour,
ET ANDRE CHENIER. ÇQ
Je me laisse emporter à mes fiâmes communes, Et cours sou\ divers vents de diverses fortunes. Ravy de tous objects, fayme si vivement Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement. De toute eslection mon ame est despourveue, Et nul object certain ne limite ma veue. Toute femme m'agrée
Ennemi déclaré de ce qu'il appelle l'honneur, c'est-à-dire de la délicatesse, préférant comme d'Aubigné Vestre au parestre, il se contente d'un amour facile et de peu de défense:
Aymer en trop haut lieu une dame hautaine. C'est aymer en souci le travail et la peine, C'est nourrir son amoiir de respect et de soin.
La Fontaine était du même avis quand il préfé- rait ingénument les Jeannetons aux Climènes. Ré- gnier pense que le même feu qui anime le grand poëte échauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne serait nullement fâché que, chez lui, la poésie lais- sât tout à l'amour. On dirait qu'il ne fait des vers qu'à son corps défendant ; saverve l'importune, et il ne cède au génie qu'à la dernière extrémité. Si c'était en hiver du moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le lutiner! On n'a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience :
Mais atix jours les plus beaux de la saison nouvelle Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle,
lOO MATHURIN REGNIER
Qiie dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer, Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer, Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne, Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone, Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs, Dore le Scorpion de ses belles couleurs; C'est alors que la verve insolemment m'outrage. Que la raison forcée obéit à la rage, Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu. Il faut que f obéisse aux fureurs de ce Dieu.
Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnête com- pagnon qu'il est,
S'égayer au repos que la cajnpagne donne, Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne, D'un bon mot faire rire, en si belle saison. Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!
On le voit, l'art, à le prendre isolément, tenait peu de place dans les idées de Régnier; il le pra- tiquait pourtant, et, si quelque grammarien chi- caneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y dé- fendre en maître : témoin sa belle satire neuvième contre Malherbe et les puristes. Il y flétrit avec une colère étincelante de poésie ces réformateurs mesquins, ces regratteurs de mots, qui prisent un style pluiôt pour ce qui lui manque que pour ce qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un génie véritable qui ne doit ses grâces qu'à la nature, il se peint tout entier dans ce vers d'inspiration :
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.
ET ANDRE CHENIER.
Déjà il avait dit :
La verve quelquefois s'égaye en la licence.
Mais là où Régnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la vie, dans l'expression des mœurs et des personna^^es, dans la peinture des intérieurs ; ses satires sont une galerie d'admirables portraits flamands. Son poëte, son pédant, son fat, son docteur, ont trop de saillie pour s'oublier ja- mais, une fois coimus. Sa fameuse Macette, qui est la petite-fille de Patelin et l'aïeule de Tartufe^ montre jusqu'où le génie de Régnier eût pu at- teindre sans sa fin prématurée. Dans ce chef- d'œuvre, une ironie amère, une vertueuse indigna- tion, les plus hautes qualités de poésie, ressortent du cadre étroit et des circonstances les plus mi- nutieusement décrites de la vie réelle. Et comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Régnier à de plus chastes délicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de Chénier, de
la belle en qui j'ai la pensée
D'un doux imaginer si doiicement blessée, Qu'aymants et bien aymés , en nos doux passe-temps, Nous rendons en amour jaloux les plus contents.
Régnier avait le cœur honnête et bien placé ; à part ce que Chénier appelle les douces faiblesses, i! ne coinposait pas avec les vices. Indépendant de caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec les grands seigneurs sans ramper ni flatter. André Chénier aima les femmes non moins vi-
102 MATHURIN REGNIER
vement que Régnier, et d'un amour non moins sen- suel, mais avec des différences qui tiennent à son siè- cle et à sa nature. Ce sont des Phrynés, sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des Alitons ou des Je<3?2«es vulgaires en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir de Glycère ; et la belle Amélie, et Rose à la danse nonchalante, et Julie au rire étincelant, arrivent à la fête; l'orgie est complète et durera jusqu'au matin, O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette Camille si sévère? Mais, dans l'une des nuits précédentes, son amant ne l'a-t-il pas surprise elle-même aux bras d'un rival? Telles sont les femmes d'André Chénier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d'ardeur à l'étude, à la poésie, à l'amitié. « Cho- qué, dit-il quelque part dans une prose énergique, trop peu connue 1, choqué de voir les lettres si pros- ternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tète, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse; mais toujours dominé par l'amour de la poésie, des lettres et de l'étude, souvent chagrin et décou- ragé par la fortune ou par moi-mêm€, toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang
I. Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres. (^Edit. de M. Robert.)
ET ANDRE C H E N I E R. IO3
du petit nombre d'ouvrages qu'aucune bassesse n'a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'âge et des passions, et même dans les instants où la dure nécessité a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et chez moi, en voyage, le long des rues, dans les promenades, méditant toujours sur l'espoir, peut-être insensé, devoir renaître les bonnes disciplines, et cherchant à la fois dans les histoires et dans Ja nature des choses les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres, j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d'années m'ont fait mîirir de réflexions sur ces matières. » André Chénier nous a dit le secret de son âme : sa vie ne fut pas une vie de plaisir, mais d'art, et tendait à se purifier de plus en plus. Il avait bien pu, dans un moment d'a- moureuse ivresse et de découragement moral, écrire à De Pange :
Sans les dons de Vénus quelle serait la vie?
Dès l'instant oie Vénus me doit être ravie,
Que je meure! sans elle ici-bas rien n'est doux ^.
Mais bientôt il pensait sérieusement au temps pro- chain où fuiraient loin de lui les jours couronnés de rose; il rêvait, aux bords de la Marne, quelque
I. Ces vers et toute la fin de l'élégie XXXIII sont une imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de l'élégiaque Mimnerme : Chénier les a enchâssés dans une sorte de trame.
10+ MATHURIN REGNIER
retraite indépendante et pure, quelque saint loisir, où les beaux-arts, la poésie, la peinture (car il peignait voloniiers), le consoleraient des voluptés perdues, et où l'entoureraient un petit nombre d'amis de son choix. André Chénier avait beau- coup réfléchi sur l'amitié, et y portait des idées sages, des principes sûrs, applicables en tous les temps de dissidences littéraires : « J'ai évité, dit-il, de me lier avec quaniiié de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d'être l'ami et utile d'être l'auditeur, mais que d'autres circonstances ou d'autres idées ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitié et la conversation familière exigent au moins une conformité de principes : sans cela, les disputes interminables dégénèrent en que- relles, et produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec dé- plaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire m'eût été amer... »
Suivant André Chénier, l'art ne fait que des vers, le cœur seul est poëte ; mais cette pensée si vraie ne le détournait pas, aux heures de calme et de paresse, d'amasser par des études exquises l'or et la soie qui devaient passer en ses vers. Lui- même nous a dévoilé tous les ii/génieux secrets de sa manière dans son poëme d^ V Invention, et dans la seconde de ses épîtres, qui est, à la bien prendre , une admirable satire. L'analyse la plus fine, les préceptes de composition les plus intimes, s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent de grâce, y reluisent d'images et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain critique et didac-
ET ANDRE CHENIER. 10$
tique, il laisse bien loin derrière lui Boileau et le pro- saïsme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur un point. Chénier se rattacha da préfé- rence aux Grecs, de même que Regni.'r aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or, chez les Grecs, on le sait, la division des genres existait, bien qu'avec moins de rigueur qu'on ne l'a voulu établir depuis :
La nature dicta vingt genres opposés, D'un fil léger entre eux, c/ie^ les Grecs, divisés. Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites, N'aurait osé d'un autre envahir les limites: Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon, N'aurait point de Marot associé le ton.
Chénier tenait donc pour la division des genres et pour l'intégrité de leurs limites : il trouvait dans Shakspeare de be les scènes, non pas une belle pièce. Il ne croyait point, par exemple, qu'on piît, dans une même élégie, débuter dans le ton de Régnier, monter par degrés, passer par nuances à l'accent de la douleur plaintive ou de la médita- tion amère, pour se reprendre ensuite à la vie réelle et aux choses d'alentour. Son talent, il est vrai, ne réclamait pas d'ordinaire, dans la durée d'une même rêverie, plus d'une corde et plus d'un ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour à tour la surface de son âme, mais sans la boule- verser, sans lancer les vagues au ciel et montrer à nu le sable du fond. Il compare sa muse jeuue et
II. 14.
IO(5 MATHURIN REGNIER
légère à riiarmonieuse cigale, amante des buis- sons, qui,
De rameaux en rameaux tour à tour reposée. D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosée, S'égaie
et, s'il est triste, 5f 5a maiyi imprudente a tari son trésor, si sa maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le seuil inexorable, une visite d'ami, un sourire de blanche voisine , un livre entr'ouvert , un rien le distrait, l'arrache à sa peine, et, comme il l'a dit avec une légèreté négligente,
On pleure : mais bientôt la tristesse s'envole.
Oh ! quand viendront les jours de massacre, d'in- gratitude et de délaissement, qu'il n'en sera plus ainsi ! Comme la douleur alors percera avant dans son âme et en armera toutes les puissances! comme son ïambe vengeur nous montrera d'un vers à l'autre les enfants, les vierges aux belles couleurs qui ve- naient de parer et de baiser l'agneau, le mangeant s'il est tendre, et passera des fleurs et des rubans de la fête aux crocs sanglants du charnier popu- laire! Comme alors surtout il aurait besoin de lie et de fange pour y pétrir tous ces bourreaux barbouilleurs de lois! Mais avant cette formidable époque 1, Chénier ne sentit guère tout le parti
I. Pour juger André Chénier comme homme poli- tique, il faut parcourir le Journal de Paris de 90 et 91 ;
ET ANDRE CHENIER. lOJ
qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du moins il répugnait à s'en salir. Nous citerons un remar- quable exemple oîi évidemment ce scrupule nuisit à son génie, et où la touche de Régnier lai fit faute. Notre poëte, cédant à des considérations de fortune et de famille, s'était laissé attacher à l'am- bassade de Londres, et il passa dans cette viile l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille dégoûts l'y assaillirent; seul, à vingt ans, sans amis, perdu au milieu d'une société aristocratique, il regrettait la France, et les cœurs qu'il y avait laissés, et sa pauvreté honnête et indépendante * . C'est alors qu'un soir, après avoir assez mal dîné à Covent-Garden, dans Hood's Tavern, comme il était de trop bonne heure pour se présenter en aucune société, il se mit, au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son âme : qu'il s'en- nuyait, qu'il souffrait et d'une souffrance pleine d'a- mertume et d'humiliation ; que la solitude, si chère aux malheureux, est pour eux un grand mal en-
sa signature s'y retrouve fréquemment, et d'ailleurs sa marque est assez sensible. — Relire aussi comme témoi- gnage de ses pensées intimes et combattues, vers le même temps, l'admirable ode : O Versaille, ô bois, ô portiques, etc., etc.
I . La fierté délicate d'André Chénier était telle que, durant ce séjour à Londres, comme les fonctions d'atta- ché n'avaient rien de bien actif et que le premier secré- taire faisait tout, il s'abstint d'abord de toucher ses appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de La Luzerne trouvât cela mauvais et le dit un peu haut pour l'y décider.
I08 MATHURIN REGNIER
core plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exaspèrent, ils y ruminent leur fiel, ou, s'iis finissent par se résigner, c'est dJcouragement et faiblesse, c'est impuissance d'en appeler des injustes institutions humaines à la sainte nature primitive; c'est, en un mot, à la façon des morts qui s'accoutument à porter la pierre.de leur tombe, parce qu'ils ne peuvent la soulever; — que cette fatale résigna- tion rend dur, farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en préserver. Puis il en vient aux ridicules et a.ux politesses hau- taines delà noble société qui daigne l'admettre, à la dureté de ces grands pour leurs inférieurs, à leur excessif attendrissement pour leurs pareils ; il raille en eux cette sensibilité distinctive que Gilbert avait déjà flétrie, et il termine en ces mots cette confidence de lui-même à lui-même : « Allons, voilà une heure et demie de tuée ; je m'en vais. Je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je ne l'ai écrit que pour moi. Il n'y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi, et je suis siir que j'aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma triste et pensive jeu- nesse. » Oui, certes, Chénier relut plus d'une fois ces pages touchantes, et, lui qui refeuilletait sans cesse et son âme et sa vie, il dut, à des heures plus heureuses , se reporter avec larmes aux ennuis passés de son exil. Or, j'ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces pre- mières et profondes souffrances; je n'y ai trouvé d'abord que dix vers, datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose; puis
I
ET ANDRE CHENIER. lOp
en regardant de plus près, l'idylle intitulée Li- berté m'est revenue à la pensée, et j'ai compris que ce berger aux noirs cheveux épars, à l'œil farouche sous d'épais sourcils, qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées, qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sa- crifices; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave; j'ai compris que ce berger-là n'était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de Londres et de l'espèce de servitude qu'y avait subie André ; et je me suis demandé alors, tout en ad- mirant du profond de mon cœur cette idylle éner- gique et sublime, s'il n'eût pas encore mieux valu que le poëte se fût mis franchement en scène ; qu'il eût osé en vers ce qui ne l'avait pas effrayé dans sa prose naïve; qu'il se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et d'indif- férents, accoudé sur sa table et rêvant, — rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu'il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains; rêvant aux maux de la solitude, à l'aigreur qu'elle engendre, à l'abatte- ment où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance; — pourquoi non? — puis, revenu à terre et rentré dans lu vie réelle, qu'il eût buriné en traits d'une empreinte ineffa- çable ces grands qui l'écrasa'ent et croyaient l'honorer de leurs insolentes faveurs ; et, cela fait, l'heure de sortir arrivée, qu'il eût fini par son coup d'œil d'espoir vers l'avenir, et son forsan
MATHURIN REGNIER
el hcec olim? Ou, s'il lui déplaisait de remanier en vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à celle-là, dix autres scènes du même genre qu'il pouvait choisir et retracer i.
Les styles d'André Chénier et de Régnier, avons-nous déjà dit, sont un parfait modèle de ce que notre langue permet au génie s'exprimant en vers, et ici nous n'avgns plus besoin de séparer nos éloges. Chez l'un comme chez l'autre, même procédé chaud, vigoureux et libre; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine végétation, avec tous ses embranche- ments de relatifs et d'incidences entre-croisées ou pendantes ; mêm.e profusion d'irrégularités heu- reuses et familières, d'idiotismes qui sentent leur
I. Dans tout ce qui précède, j'avais supposé, d'après la notice et l'édition de M. de Latouche, qu'André Chénier devait être à Londres en décembre 1782, et que les vers et la prose où il en maudissait le séjour étaient du même temps et de sa première jeunesse. J'avais sup- posé aussi qu'il n'était plus attaché à l'ambassade d'An- gleterre aux approches de la Révolution et dès 1788. Mais les' indications données par M. de Latouche, à cet égard, paraissent peu exactes : une Biographie d'André Chénier reste à faire (1852). — M. Sainte-Beuve a vu, depuis, son vœu exaucé par l'édition de M. Becq de Fou- quières, dont il a rendu compte dans les Nouveaux Lun- dis, tome III, (1862). Combien il est à regretter qu'il n'ait pas vécu assez longtemps pour voir la belle et définitive édition de M. Gabriel de Chénier, publiée en 1874! Elle eût été, à coup sûr, pour lui, l'occasion d'une nouvelle étude sur le poëte}.
ET ANDRE CHENIER.
fruit, grâces et ornements inexplicables qu'ont sotte- ment émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystes; même promptitude et sagacité du coup d'œil à suivre l'idée courante sous la trans- parence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu'elle contient; à la prendre à Tétat de filet d'eau, à l'épandre, à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences d'alentour, jusqu'à ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve. Quant à la forme, à l'allure du vers dans Régnier et dans Chénier, elle nous semble, à peu de chose près, la meilleure possible, à savoir, curieuse sans recherche et facile sans relâchement, tour à tour oublieuse et attentive, et tempérant les agréments sévères par les gï"âces négligentes. Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien supérieurs à La Fon- taine chez qui la forme rhythmique manque presque entièrement, et qui n'a pour charme, de ce côté-là, que sa négligence.
Que si l'on nous demande maintenant ce que nous prétendons conclure de ce long parallèle que nous aurions pu prolonger encore : lequel d'André Chénier ou de Régnier nous préférons; lequel mé- rite la palme, à notre gré; nous laisserons au lec- teur le soin de décider ces questions et autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une réflexion pratique qui découle naturellement de ce qui précède, et que nous lui soumettons : Régnier
112 MATHURIN REGNIER
clôt une époque; Chénier en ouvre une autre. Rcgnier résume en lui bon nombie de nos trou- vères, Villon, Marot, Rabelais; il y a dans son génie tonte une partie d'épaisse gaieté et de bouffon- nerie joviale, qui lient aux mœurs de ces temps, et qui ne saurait être reproduite de nos jours. Chénier est le révélateur d'une poésie d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a chez lui des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutées ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-mêmes et en leur lieu, nous laissent aujourdhui quelque chose à désirer Or il arrive que chacun d'eux possède précisé- ment une des principales qualités qu'on regrette chez l'autre : celui-ci, la tournure d'esprit rêveuse et les extases choisies; celui-là, le sentiment pro- fond et l'expression vivante de la réalité; com- parés avec intelligence, rapprochés avec art, ils tendent ainsi à se compléter réciproquement. Sans doute, s'il fallait se décider entre leurs deux points de vue pris à part, et opter pour l'un à l'exclusion de l'autre, le type d'André Chénier pur se concevrait encore mieux maintenant que le type pur de Ré- gnier; il est même tel esprit noble et délicat au- quel tout accommodement, fiit-il le mieux ménagé, entre les deux genres, répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger notre opinion en précepte, il nous semble que, comme en ce bas monde, même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus dorées, tou- jours le point de départ est sur terre, comme, quoi
ET ANDRE CHENIER.
IIJ
qu'on fasse et où qu'on aille, la vie réelle est toujours là, avec ses entraves et ses misères, qu^ nous enveloppe, nous importune, nous excite à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne pas l'omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos œuvres comme elle a trace en nos âmes. Il nous semble, en un mot, et pour revenir à l'objet de cet ar- ticle, que la touche de Régnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer et faire saillir certaines analyses de cœurs ou certains poèmes de sentiment, à la manière d'André Chénier.
Août 1829.
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JOACHIM DU BELLAY.
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X y a bien des annies déjà qu'à mon début littéraire je me suis occupé des poètes du xvi* siècle, et que je me suis aventuré avec Ronsard. J'ai souvent regretté depuis qu'il ne m'ait pas été donné de perfectionner, dans des éditions succes- sives, ce premier travail, et d'y joindre ce qu'en pareille matière de nouvelles révisions apportent toujours. Pourtant, aujourd'hui, une circonstance favorable m'y ramène assez directement. Un de nos amis, imprimeur à Angers, M. Victor Pavie, frère de l'orientaliste voyageur, prépare à ses frais et avec un culte singulier une édition des vers choisis du poëte Du Bellay, son compatriote. Déjà, il y a un an environ, on avait reproduit ici la Défense et l'Illustration de la Langue française ^. Ce retour d'attention accordée au vieux poëte angevin m'encourage moi-même à y revenir et à compléter sur lui d'anciennes études beaucoup trop abré- gées. Puis aussi, le dirai-je? les loisirs, pour
I. Publiée par M. Ackermann, ckez Crozet (1839).
JOACHIM DU BELLAY. IIJ
moi tout nouveaux, d'une docte bibliothèque oiî une bienveillance honorable i m'a placé, viennent en aide à ce retour, et me remettent en goût ai- sément de l'érudition du xvi^ siècle. Ces poètes italiens latins que Gabriel Naudé a rapportés de son voyage d'Italie, et que Du Bellay a si bien connus et imités, sont sous ma main : c'est un attrait de plus dans ce sujet, plus neuf encore que vieilli, où ils vont me servir.
Il est bon, je le crois, de revenir ainsi à une certaine distance sur les premiers ouvrages qui nous occupèrent, et de revoir les mêmes objets sous deux inclinaisons de soleil. On ne l'a plus dans les yeux, ce soleil, comme au brillant matin; on l'a derrière soi, et il éclaire plus lucidement l'après-midi de nos pensées. Mon opinion au fond, sur nos vieux poètes, ne sera guère différente de celle d'autrefois; mais je l'exprimerai un peu dif- féremment peut-être. Le premier coup d'œil que la jeunesse lance en entrant sur les choses est dé- cisif d'ordinaire, et le peu d'originalité qu'on est destiné à avoir dans sa vie intellectuelle s'y trouve d'emblée tout empreint. Mais ce coup d'œil rapide a aussi du tranchant. En se jetant d'un bond sur ses armes, comme Achille, on s'y blesse quelque- fois. Il y a à revenir ensuite sur les limites et la saillie exagérée des aperçus. Ainsi, dans ce sujet du xvi* siècle, si j'ai paru sonner d'abord de la trompette héroïque, je n'aurai pas maintenant de
I. Celle de .M, Cousin, alors ministre de l'instruction publique.
Il6 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
peine à passer au ton plus rapaisé du sermo pe- destris. J'ai traité Ronsard plus au grave. Je prendrai plus familièrement le doux-coulant Du Bellay.
Cela nous sera d'autant plus facile avec lui que son genre de talent et son caractère y prêtent. Son rôle, qui le fait venir le premier après Ron- sard, fut beaucoup moins tendu et moins ambi- tieux. Au second rang dans une entreprise hasardée, il se trouva par là même moins compromis dans la déroute. Le Mélanchthon, le Nicole, le Gerbet, dans cet essai de réforme et cette controverse poétique de la pléiade, ce fut Joachim Du Bellay. Le bon Guillaume Colletet, dans sa Vie manu- scrite de Du Bellay, a très-bien senii cette situa- tion particulière du poëte angevin, qui lui faisait trouver grâce auprès d'une postérité déjà sévère. Il le compare en commençant à Janus, dont un visage regardait le siècle passé et l'autre le siècle à venir, « c'est-à-dire, ajoute-t-il, qu'après avoir fait l'un des plus grands ornements de son siècle, il fait encore les délices du nôtre. Et c'est une chose étrange que de toute celte fameuse pléiade d'ex- cellents esprits qui parurent sous le règne du roi Henri second, je ne vois que celui-ci qui ait con- servé sa réputation toute pure et tout entière : car ceux-là même qui, par un certain dégoût des bonnes choses et par un excès de délicatesse, ne sauroient souffrir les nobles hardiesses de Ronsard, témoignent que celles de Du Bellay leur sont beaucoup plus supportables, et qu'il revient mieux à leur façon d'écrire et à celle de notre temps. »
JOACHIM DU BELLAY. 117
Sans aller si loin, notre impression est la même, et non-seulement par ses œuvres, mais aussi par sa destinée, Du Bellay nous semble offrir et résu- mer dans sa modération l'image parfaite et en quelque sorte douloureuse d'une école qui a si peu vécu.
Il naquit au bourg de Lire, dans les Mauges, à douze lieues d'Angers, vers 1525. Cette date a été discutée. Ronsard était né le 11 septembre iS^i, et Du Bellay a dit dans un sonnet des Regrets :
Tu me croiras, Ronsard, bien que tu sois plus sage^ Et quelque peu encor, ce crois-je, plus âgé.
En supposant donc Joachim né après sep- tembre 1524, comme d'ailleurs on sait positive- ment qu'il mourut le i^*" janvier 1560, il n'a vécu que trente-cinq ans 1. La famille de Du Bellay était ancienne, et surtout d'une grande illustration historique récente, grâce à la branche d'où sor-
I. Pourtant, au recueil latin intitulé : Joachimi BeJla'n audini Poematum Libri quatuor (Parisiis), 1558, dans une épigranime à son ami Gordes (f. 24), Du Bellay, déplo- rant ses cheveux déjà blancs et sa vieillesse anticipée, a dit :
Et faciunt septem lustra peracta sencm.
Il aurait donc eu trente-cinq ans accomplis en 1558. Mais la nécessité du vers l'aura ici emporté sur l'exacte chronologie, et Du Bellay aura fait comme Béranger, qui, dans sa chanson du Tailleur et de la Fée, s'est vieilli d'un an ou deux pour la rime.
Il8 POKSIE AU XVI^ SIÈCLE.
taient ses deux frères, M. de Langey et le cardinal Du Bellay, si célèbres par les armes, les négocia- tions et les lettres sous François I'*"!. M. de Lan- gey mourut en 1543, avant que Joachim entrât dans le monde, et le cardinal, qui était souvent à Rome et qui y séjourna même habituellement de- puis la mort de François P"", ne paraît avoir connu que plus tard son jeune cousin. Celui-ci passa une enfance et une jeunesse pénibles ; mal- gré son illustre parenlage, il eut à souffrir avant de se faire jour. Né simple gentilhomme, on se tromperait en le faisant quelque chose de plus :
Si ne suis-je seigneur, prince, marquis ou comte,
a-t-il pu dire dans un sonnet à un ami. Lui-même dans une belle élégie latine adressée à Jean de Morel d'Embrun, son Pylade, et écrite dans les derniers temps de sa vie (issp)? il nous récapitule toutes ses vicissitudes de fortune et ses malheurs : cette élégie, d'un ton élevé et intime, représente comme son testament 2. On l'y voit dès l'enfance
1. Martin Du Bellay, frère de M. de Langey et du car- dinal, personnage distingué aussi, mais alors moins considérable qu'eux, est aujourd'hui leur égal en nom pour avoir continué et suppléé les Mémoires de M. de Langey.
2. On la trouve dans le recueil qui a pour titre : Joachimi Bellaii andini Poêla clarissimi Xenia seu illus- trium quorumdam Noininum Allus'iones (Parisiis), 1569, in-40. Je ne sais pourquoi elle a été omise dans le recueil, d'ailleurs complet, des vers latins de Du Bellay qui fait
JOACHIM DU BELtAY. Iip
animé d'une noble émulation par ces grands exemples domestiques, mais un peu lointains, la gloire de M. de Langey et le lustre poétique et politique du cardinal ; c'étaient là pour lui des trophées de Miltiade et qui l'empêchaient de dor- mir. Mais si jeune, orphelin de père et de mère, tombé sous la tutelle assez ingrate d'un frère aîné, il fut longtemps à manquer de cette culture, de cette rosée fécondante que son génie implorait. Son frère mourut; lui-même atteignit l'âge d'homme; mais de nouveaux soins l'assaillirent. De pupille, le voilà à son tour devenu tuteur de son neveu, du fils de son frère; le fardeau de la maison, la gestion d'affaires embrouillées, des procès à sou- tenir, l'enchaînèrent encore et achevèrent de l'éprouver :
Hoc hido, his studiis primos trajisegirmis annos : Hœc sunt vîilitiœpulchra elementa, mece.
A ce propos de procès et de tutelle, de tout ce souci positif si malséant à un poëte, le bon Col- letet ne peut s'empêcher d'observer combien le grand cardinal de Richelieu fut sage d'avoir, en 'établissant l'Académie française, obtenu du roi Louis XIII des lettres d'exemption de tutelle et de curatelle pour tant de beaux esprits présents et futurs, afin qu'ils ne courussent risque, par des soins si bas, d'être détournés de la vie contem-
partie du Delici<£ Poetarum Gallorum (1609), publié par Gruter sous le pseudonyme de Ranutius Gherus.
120 POESIE AU XVI' SIECLE.
plative du Dictionnaire et de leur fauteuil au Par- nasse. Le fait est que le pauvre Du Bellay faillit y succomber. Sa santé s'y altcra pour ne jamais s'en relever complètement ; deux années entières la maladie le retint dans la ciiambre : c'est alors que l'étude le consola. Il lut pour la première fois, il déchiffra comme il put les poètes latins et grecs; il comprit qu'il les pouvait imiter. Mais les imiter dans leur idiome même, comme tâchaient de faire les érudits, lui parut chose impossible; la partie de son âge la plus propre à l'étude était déjà écoulée. Pourquoi ne pas les imiter en fran- çais? se dit-il. La nécessité et l'instinct naturel s'accordèrent à l'y pousser.
C'est ici que se place sa première relation avec Ronsard : ils étaient un peu parents ou alliés ; Ronsard avait même été, un moment, attaché à M. de Langey dans le Piémont. Du Bellay, à ce qu'on raconte, était allé, sur le conseil de ses amis, étudier le droit à Poitiers « pour parvenir dans les endroits publics, à l'exemple de ses ancêtres, qui s'étoi^nt avancés à la cour par les armes ou les saints canons. » Il est à croire que le cardinal, qui venait de se retirer à Rome depuis la mort de François I*"*" (15^7), était pour quelque- chose dans cette détermination de son jeune parent, et qu'il lui avait fait dire de se mettre en état de le rejoindre. Du Bellay avait alors l'épée, mais n'y tenait guère, et le droit menait à l'Eglise Quoi qu'il en soit, Du Bellay était en train, assure-t-on, de devenir un grand jurisconsulte, lorsqu'un jour, vers 1548, s'en revenant de Poi-
JOACHIM DU BELLAY. 121
tiers, il rencontra dans une hôtellerie Ronsard, qui retournait de son côté à Paris. Ils se connu- rent et se lièrent à l'instant. Ronsard n'était pas encore célJbre ; il achevait alors ce rude et docte noviciat de sept années auquel il s'était soumis sous la coiidu te de Jean Dorât, de concert avec Jean-Antoine de Baïf, Remy Belleau et quelques autres. Du Bellay, arrivé un peu plus tard, vou- lut en être; les idées de poésie, qu'il nourrissait en solitaire depuis deux ou trois années, miirirent vite, grâce à cette rencontre. Il était ardent, il était retardé et pressé, il devança même Ronsard. Le premier recueil des poésies de Du Bellay, dédié à la princesse Marguerite, sœur de Henri II, est daté d'octobre 154.9I. Sa Défense et Illustration de la Langue française, dédiée au cardinal Du Bellay, est datée de février 15+9; mais, comme l'année ne commençait alors qu'à Pâques, il faut lire février 1550. Enfin son Olive^ parut vers la fin de cette mène année iSS^ ^^ ^^ commence- ment de la suivante, à peu près en même temps que les premières poésies de Ronsard, lequel pourtant demeura le promoteur et le chef reconnu
1. Ce Recueil avait été précédé, comme Du Bellay l'indique dans les premières lignes de la Dédicace, d'un petit livret de Sonnets et de Poésies, publié en 1549 sous les simples initiales de l'auteur.
2. Il y avait déjà cinquante sonnets à la louange d'Olive dans un premier Recueil de 1549 où le nom de l'auteur n'est pas et où il n'y a que des initiales : par J. D. B. A.
II. 16
122 POESIE AU XV!*^ SIECLE.
de l'entreprise : Du Bellay n'en fut que le pre- mier lieutenant.
Le premier recueil de Du Bellay, si précipi- tamment publié en 1549, faillit ruiner son amitié avec Ronsard, et l'a fait accuser d'avoir dérobé son ami. Le détail de cette petite querelle intes- tine est resté assez obscur. Bayle, d'après Claude Binet, nous dit dans son article Ronsard du Dic- tionnaire : « Il plaida contre Joachim Du Bellay pour recouvrer quelques odes qu'on lui détenoit et qu'on lui avoit dérobées adroitement. » Et le mo- queur ajoute en note, se donnant plus libre car- rière : ({ Voilà un procès fort singulier; je ne doute pas que Ronsard ne s'y échauffât autant que d'autres feroient pour recouvrer l'héritage de leur père. Son historien manie cela doucement, il craint de blesser le demandeur et le défendeur : ce dernier soutenoit devant les juges le person- nage le plus odieux, mais l'autre ne laissoit pas de leur apprêter un peu à rire. » Colletet nous raconte la même historiette plus au sérieux, en reproduisant à peu près les termes de Claude Binet et en homme qui marche sur des charbons ardents : « Comme le bruit s'épandoit déjà par- tout de quatre livres d'odes que Ronsard prom.et- toit à la façon de Pindare et d'Horace... Du Bellay, mu d'émulation jalouse, voulut s'essa3'er à en composer quelques-unes sur le modèle de celles-là, et, trouvant moyen de les tirer du cabi- net de l'auteur à son insu et de les voir, il en composa de pareilles et les iàt courir pour préve- nir la réputation de Ronsard ; et, y ajoutant quel-
JOACHIM DU BELLAY. 12}
qiies sonnets, il les mit en lumière l'an 1S4.9, sous le titre de Recueil de poésies : ce qui fit naître dans l'esprit de notre Ronsard, sinon une envie noire, à tout le moins une Jalousie raisonnable contre Du ^^Wdiy^jusquesà intenter une actionpour le recouvrement de ses papiers ; et, les ayant ainsi retirés par la voie de la justice, comme il étoit gé- néreux au possible et comme il avoit de tendres sen- timents d'amitié pour Du Bellay.,, il oublia toutes les choses passées, et ils vécurent toujours depuis en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à exhorter Du Bellay à continuer dans l'Ode. »
Pourtant cette action en justice est un peu forte : qu'en faut-il croire? Voisenon se trouvait un jour avec Racine fils chez Voltaire, qui lisait sa tragédie d'/l/^/re. Racine, qui était peu gra- cieux, crut reconnaître au passage un de ses vers, et il répétait toujours entre ses dents et d'un air de grimace : « Ce vers-là est à moi. » Cela impatienta Voisenon, qui s'approcha de M. de Voltaire en lui disant : « Rendez-lui son vers et qu'il s'en aille. » Mais ici ce n'était pas d'un vers qu'il s'agissait, c'était d'une ode, de plusieurs odes tout entières : quelle énormité ! Comment toutefois s'expliquer que Du Bellay les ait prises, ou qu'il ne les ait rendues que contraint.''
Cette anecdote m'a toujours paru suspecte : ce S2rait un vilain trait au début de la carrière de Du Bellay, qui n'en eut jamais parla suite à se repro- cher; ce serait la seule tache de sa vie. Je sens le besoin de m'en rendre compte, et voici comment je m'imagine simplement l'affaire. Du Bellay et
124 POESIE AU XVI^ SIECLE.
Ronsard venaient de se rencontrer, ils s'étaient pris d'amitié vive; Du Bellay surtout, dans sa première ferveur, voulait réparer les années per- dues; il brillait d'ennoblir la langue, la poésie française, et d'y marquer son nom. Ronsard, plus grave, mieux préparé et au t^irme de sa longue étude, se montrait aussi moins pressé, A ce col- lège de Coqaeret, où Du Bellay n'était peut-être pas tout à fait d'abord sur le même pied d'inti- mité que les autres, on parlait des projets futurs, des prochaines audaces; Du Bellay lisait ses pre- miers sonnets ; mais, dès qu'il s'agissait de l'ode, Ronsard, dont c'était le domaine propre, ne s'ex- pliquait qu'avec mystère et ne se déboutonnait pas; il avait ses plans d'ode pindarique, ses secrets à lui, il élaborait l'œuvre, il disait à ses amis avides : Attende:^ et vous verre:{. Or, comme je le suppose, Du Bellay, impatienté de cetta réserve d'oracle, et voulant rompre au plus vite la glace près du public, n'y put tenir, et il déroba un jour du tiroir le précieux cahier sibyllin, non pas pour copier et s'approprier aucune ode (rien de pareil), mais pour en surprendre la forme, le patron; et, une fois informé, il alla de l'avant. Pure espièglerie, on le voit, d'écolier et de cama- rade. Ronsard s'en fâcha d'abord: il prit la chose au solennel, dans le style du genre, et voulut plai- der; puis il en rit. Ils restèrent tous deux trop étroitement, trop tendrement unis depuis, la mort de l'un inspira à l'autre de trop vrais accents, et cette mémoire pleurée lui imprima avec les années une vénération trop chère, pour qu'on puisse sup-
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JOACHIM DU BELLAY, 12$
poser qu'il y ait Jamais eu une mauvaise action entre eux i.
Ceci bien expliqué, il y a pour nous à appré- cier ces premières œuvres de Du Bellay publiées en si peu de temps, presque dans ie seul espace d'une année et qui nnarquèrent avec éclat son entrée dans la carrière. Un assez long intervalle de silence suivit, durant lequel sa seconde manière se prépara; car, dès l'année 1550, ou 1551 au plus tard, et probablement pendant que s.s amis de Paris vaquaient à l'impression de son Olive, il partait pour Rome et s'y atachiit au cardinal son parent, pour n'en plus revenir que quatre ans après, en iSSS"- Sa carrière littéraire fut comme coupée en deux par ce voyage et par cette longue absence; sa santé s'y usa; mais nous verrons peut-être, malgré les plaintes qu'il exhale, et dans
1. La première édition des Quatre premiers livres des Odes de Ronsard (1550) contient une préface où il célèbre Du Bellay comme un autre lui-même; il ne res- tait donc plus trace en 1550 de cette espièglerie de IS49. Et s'il y avait eu autre chose de plus grave, Du Bellay aurait-il pu, dans V Hymne de la Surdité, adressée à Ronsard, s'écrier en parlant au cœur de son ami :
Tout ce que j'ai de bon, tout ce qu'en moi je prise, C'est d'être, comme toi, sans fraude et sans feintise, D'être bon compagnon, d'être à la bonne foi, Et d'être, mon Ronsard, demi-sourd comme toi ?
Nous reviendrons ailleurs sur cette surdité-là.
2. Les biographes de Du Bellay ont en général fait son
12<î POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
la douceur de ces plaintes mêmes, que son talent et son esprit y gagnèrent.
Le premier recueil, de 1549, se ressent de la rudesse du premier effort, et me semble, en quelque sorte, encore tout récent de l'enclume. Jean Proust, Angevin, crut devoir y joindre une explication des passages poétiques les plus diffi- ciles, et ce n'était pas superflu. La première pièce y a pour titre : Prosphonématique au roi très- chrétien Henri II. Du Bellay, d'ailleurs, s'est sage- ment gardé du pindarique à proprement parler, et, malgré le patron dérobé à son ami, la forme lyrique qu'il affecte n'est que l'horatienne. Dans un Chant triomphal sur le voyage du roi à Bou- logne en aoiàt 1549, il trouvait moyen d'intro- duire et de préconiser le nom de Ronsard ; preuve qu'il ne voulait en rien le déprimer. Une ode flatteuse au vieux poëte Mellin de Saint- Gelais témoignait d'avance de la modération de Du Bellay et tendait à fléchir le chef de l'ancienne école en faveur des survenants. Je ne remarque dans ce premier recueil que deux odes véritablement belles. L'une à Madame Marguerite sur ce qu'il faut écrire en sa langue exprime déjà les idées que Du Bellay reprendra et développera dans son Illus- tration; il y dénombre les quatre grands poètes anciens, Homère et Pindare, Virgile et Horace, et désespère d'imiter les vieux en leur langue.
séjour en Italie un peu plus court qu'il ne le fut réelle- ment : on lit dans le CLXVI* sonnet de ses Regrets, que son absence, son enfer, a duré quatre ans et davantage.
JOACHIM DU BELLAY. 127
Princesse, je ne veux point suivre D'une telle mer les dangers, Aimant mieux entre les miens vivre Que mourir che^ les étrangers.
Mieux vaut que les siens on précède, Le nom d'Achille poursuivant, Que d'être ailleurs un Diomède, Voire un Thersite bien souvent.
Quel siècle éteindra ta mémoire, O Boccace? et quels durs hivers Pourront jamais sécher la gloire, Pétrarque, de tes lauriers verts?...
Voilà, ce me semble, des accents qui montent et auxquels on n'était pas jusqu'alors accoutumé. L'autre ode, également belle pour le temps, est adressée au seigneur Bouju et s'inspire du Quem tu, Melpomene, semel d'Horace : ce sont les con- dition^ et les goûts du vrai poëte, qui ne suit ni l'ambitieuse faveur des cours ni la tourbe insen- sée des villes, qui ne recherche ni les riches contrées d'outre-mer ni les colisées superbes,
Mais bien les fontaines vives Mères des petits ruisseaux Autour de leurs vertes rives Encourtinés d'arbrisseaîix...
Et encore, toujours parlant du pocte :
Il tarde le cours des ondes, Il donne oreilles aux bois,
POESIE AU XVI*^ SIÈCLE.
Et les cavernes profondes Fait rechanter sous sa voix.
Du Bellay, on le sent, sa ressaisit de ces antiques douceurs en esprit pénétré, et, revenant vers la fin à Madame Marguerite, i^^ dit volontiers de cette princesse ce qu'Horace appliquait à la muse :
Quod spiro et placeo (si placeo), tuum est.
Cette vénération, ce culte de Du Bellay pour Madame Marguerite sort des termes de conven- tion et prit avec les années un touchant carac- tère. Dans les derniers sonnets de ses Regrets, publiés à la fin de sa vie (iSSP)? il dédie à cette princesse, avec une émotion sincère, le plus pur de ses pensées et de ses affections. Il convient que d'abord il n'avait fait que l'admirer sans assez l'apprécier et la connaître, mais que depuis qu'il a vu de près l'Italie, le Tibre et tous ces grands dieux que l'ignorance adore, et qu'il les a vus
Ignorajis, vicieux et médians à l'envi,
sa princesse lui est apparue, au retour, dans tout son prix et dans sa vertu :
Alors je m'aperçus qu'ignorant son mérite, J'avois, sans la connoître, admiré Marguerite, Comme, sans les co7tnohre, on admire les deux.
Et ce sentiment, il l'a mieux exprimé que dans des rimes. En une lettre datée de trois mois avant sa mort (s octobre iSSP)? déplorant le trépas de Henri II, il ne déplore pas moins le prochain département de sa Dame qui, devenue duchesse
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I
JOACHIM DU BELLAY. I29
de Savoie, s'en allait dans les États de son mari: «( Je ne puis, écrit-il, continuer plus loni^uement ce propos sans larmes, je dis les plus vraies larmes que je pleurai jamais... » En cela encore, Du Bellay me semble accomplir l'ima;'e parfaite, le juste emblème d'une école qui a si peu vécu et qui n'eut qu'un instant. Il briile avec Henri II, le voit mourir et meurt. Il chante sous un regard de Madame Marguerite, et, quand elle part pour la Savoie, il meurt. A cette heure-là, en effet, l'astre avait rempli son éclat ; l'école véritable, en ce qu'elle avait d'original et de vif, était finie.
La Défense et Illustration de la Langue fran- çaise, qui suivit de peu de mois son premier recueil, peut se dire encore la plus sûre gloire de Du Bellay et son titre le plus durable aujourd'hui. Ce ne devait être d'abord qu'une épitre ou aver- tissement au lecteur, en têie de poésies; mais la pensée prit du développement, et l'essor s'en mêla : l'avertissement devint un petit volume. J'ai parlé trop longuement autrefois de cette harangue chaleureuse, pour avoir à y revenir ici : elle est d'ailleurs à relire tout entière. La prose (chose remarquable et à l'inverse des autres langues) a toujours eu le pas, chez nous, sur notre poésie. A côté de Viliehardouin et de ses pages déjà épiques, nos poèmes chevaleresques rimes font mince figure; Philippe de Comines est d'un autre ordre que Villon. De nos jours même, quand le souffle poétique moderne s'est réveillé, Chateaubriand, dans sa prose nombreuse, a pu précéder de vingt ans les premiers essais en vers de l'école qui se II. 17
IjO POESIE AU XVl*^ SIECLE.
rattache à lui. Au xvi* siècle, le même signe s'est rencontré. Du Bellay, le plus empressé, le plus vaillant des jeunes poëtes et le porte-enseigne de la bande, veut planter sur la tour gauloise de Francus la bannière de l'ode, les flammes et ban- deroles du sonnet; que fait-il? il essaye aupara- vant deux simples mots d'explication pour préve- nir de son dessein et de celui de ses jeunes amis; et ces deux mots deviennent une harangue, et cette harangue devient le plus beau et le plus clair de l'œuvre. Comme dans bien des entreprises qu'on a vues depuis, ou, pour mieux dire, comme dans presque toutes les entreprises humaines , c'est l'accident, c'est la préface qui vaut le mieux.
Honneur à lui pourtant d'avoir le premier, chez nous, compris et proclamé que le naturel facile n'est pas suffisant en poésie, qu'il y a le labeur et l'art, qu'il y a l'agonie sacrée ! Le pre- mier il donna l'exemple, si rarement suivi, de l'élévation et de l'éloquence dans la critique. Son manifeste fit grand éclat et scandale : un poëîe de l'ancienne école, Charles Fontaine, y répondit par le Quintil horatian, dans lequel il prit à partie Du Bellay sur ses vers, et souligna des négli- gences, des répétitions, des métaphores : tout cela terre à terre, mais non sans justesse. Lacritique qui échauffe et la critique qui souligne étaient dès lors en présence et en armes autant qu'elles le furent depuis à aucun moment.
Du Bellay, dans une Epîire^w lecteur ^]3iCÎQ. en tête de l'Olive, revient sur ses desseins en poésie; en répondant à quelques-unes des objections qu'on
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JOACHIM DU BELLAY. 131
lui faisait, il les constate et nous en informe. Il n'espérait pas trouver grâce auprès des rhétori- queurs français ; il ne se dissimulait nullement que « telle nouveauté de poésie, pour le commen- cement, seroit trouvée fort étrange et rude. » On lui reprochait de réserver la lecture de ses écrits à une affectée demi-douzaine des plus renommés poètes qu'il avait cités dans son Illustration; mais il n'avait pas prétendu faire, répondait-il, le catalogue de tous les autres. Il disait de fort bonnes choses sur l'imitation des anciens, et qui rappellent notablement les idées du poëme de l'Invention par André Chénier, Ce qu'il voulait, c'était enrichir notre vulgaire d'une nouvelle ou plutôt ancienne renouvelée poésie :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Et nous-même ajoutons ici sur ces analogies d'André Chénier et de Du Bellay, et sur celles de ce dernier et d'Horace, que c'est en vain qu'on a dit des deux écoles poétiques françaises du xvi^ siècle et du nôtre, qu'elles étaient des écoles de la forme, et que les poètes n'y visaient qu'à l'art. Ceux qui font ces grandes critiques philoso- phiques aux poètes n'y entendent rien et sont des homm.es d'un autre métier, d'une vocation supé- rieure probablement, mais là-dessus incompétente. C'est presque toujours par la forme, en effet, que se détermine le poète. On voit dans une ancienne Vie d'Horace, publiée pour la première fois par Vanderbourg, que Mécènes pria le poète son ami de transporter dans la langue latine les différentes
132 POÉSIE AU XVI" SIÈCLE.
variétés de mèlres inventées chez les Grecs, en par- tie par Archiloque, en partie par Alcée et Sapho, et que personne n'avait encore fait connaître aux Romains. Ainsi sont nées les odes d'Horace'. C'est en voulant reproduire une forme qu'il a saisi et fixé ses propres sentiments; c'est, à la lettre, pour avoir serré les mailles du filet qu'il a pris le poisson. Ainsi à leur tour l'ont tenté avec plus ou moins de bonheur Du Bellay, Ronsard et ensuite André Chénier. Ce n'est pas la méthode qu'il faut inculper; il n'y a en cause que l'exé- cution et le d.gré de réussite de l'œuvre.
Quelques mots encore de cette préface d^ VOlive sont à relever, en ce qu'ils dénotent chez Du Bel- lay une dignité peu commune aux gens de lettres et aux poètes de son temps et de tous les temps. Aux moqueurs et mauvais plaisants qui espé- raient engager la partie avec lui, il répond qu'ils doivent chercher autre badin pour jouer ce rolle avecq'eux : il se garde bien de leur prêter collet. Quant à ceux qui le détournent charitablement de la poésie comme futile, il les remercie, et d'un ton de gentilhomme qui ne sent en rien son rimeur entiché, je vous assure. Il ne s'exagère pas son rôle de poète; il aime la muse par passe-temps, pour elle seule et pour les fruits secrets qu'elle lui procure; sa petite muse, comme il dit, n'est
1. Dans VExegi monumeulum (ode XXX, liv. III), il dit lui-même :
Princeps AioUum cariuen ad Italos Deduxisse modos
JOACHIM DU BELLAY. I33
aux gages de personne : elle est serve tant seule- ment de mon plaisir. Il fait donc des vers parce qu'il a la veine, et que cela lui plaît et le console; mais il sait mettre chaque chose à sa place; dans son éiégie latine à Jean de Morel il le redira : la médecine, l'art de gouverner les hommes, la guerre, il sait au besoin céder le pas à ces grands emplois ; si la fortune les ouvrait devant lui, il y réussirait peut-être; il est pocta faute de mieux; il est vrai que ce pis-aller le charme, et que, si l'on vient impertinemment l'y relancer, il ne se laissera pas faire. A messieurs les courtisans qui disent que les poëtes sont fous, il avoue de bonne grâce que c'est vérité :
Nous sommes fous en rime , et votis l'êtes en prose ; C'est le seul différent qu'est entre vous et nous^.
Les cent quinze sonnets qui composent VOlive laissent beaucoup à désirer tout en épuisant à satiété les mêmes images. Olive est une beauté que Du Bellay célèbre comme Pétrarque célébra Laure ; après le laurier d'Apollon, c'est le tour de V olivier de Pal las :
Phœbus amat laurum, glaucam sua Pallas olivam : nie suum vatem, nec minus ista suum,
I. Regrets, sonnet CXLI. — Cette réponse de Du Bel- lay aux courtisans devint une espèce ce proverbe ; Jean de La Taille, d.-ins une préface en tête de son Saiil le furieux, la leur jette au nez en passant, comme, un siècle plus tard, on eût fait d'un vers de Boileau.
Ij^. POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
lui disait Dorât. Ce Jeu de mots sur l'olive et l'olivier se reproduit perpétuellement dans cette suite de sonnets; à côté de Pallas, l'arche même et Noé ne sont oubliés :
Sacré rameau de céleste présage, Rameau par qui la colombe envoyée Au demeurant de la terre noyée Porta jadis un si joyeux message...
Colletet nous apprend le vrai nom de la demoi- selle ainsi célébrée ; il le tient de bonne tradition, assure-t-il : elle était Parisienne (et non d'Angers, comme Goujet l'a dit), et de la noble famille des Violes: d'où par anagramme Olive. Mais cet amour n'était, on le pense bien, qu'un prétexte, un argu- ment à sonnets. Du Bellay ne paraît avoir aimé sérieusement qu'une fois à Rome; et il a célébré l'objet en vers latins bien autrement ardents, sous le nom de Faustine.
Avant votive, on n'avait guère fait en France qu'une douzaine de sonnets ; je ne parle pas de la langue romane et des troubadours; mais en fran- çais on en citait à peine cinq ou six de Marot, les autres de Mellin de Saint-Gelais. Du Bellay est incontestablement le premier qui fit fleurir le genre et qui greffa la bouture florentine sur le chêne gaulois 1.
I , Vauqelin de La Fresnale a dit dans un sonnet à Du Bellay lui-même :
Ce fut toi, Du Bellay, qui des premiers en France D'Italie attiras les sonnets amoureux :
JOACHIM DU BELLAY. I}5
Dans VOlive^ l'entrelacement des rimes mascu- lines et féminines n'est pas encore régulièrement observé comme il va l'être quelques années plus tard dans les sonnets des Regrets. Les vers mâles et vigoureux véritablement, au dire de Colletet, n'ont pas encore, il en convient, toute la douceur et toute la politesse de ceux que le poëte composa depuis. On ne parlait pourtant alors parmi les doctes et les curieux que des amours de Du Bellay pour Olive et de ceux de Ronsard pour Cassandre; on les récitait, on les commentait; on a la glose imprimée d'Antoine Muret sur les amours de Ron- sard ; celle que le savant jurisconsulte lyonnais, André de Rossant, avait composée sur VOlive de Du Bellay s'est perdue. U semblait, disait-on, que l'amour eiît quitté l'Italie pour venir habiter la France.
Du Bellay, au milieu de ce premier triomphe, part pour l'Italie, ce berceau de son désir, pour Rome, où il va s'attacher au cardinal son parent. Il lui avait dédié Vlllustration et adressé une ode de son premier recueil : il résulte même de celle- ci que le cardinal aurait dii faire un voyage en France vers l'i'io, auquel cas il aurait naturelle- ment connu et emmené avec lui son jeune cousin. Que Du Bellay n'ait fait que le suivre au retour, ou qu'il soit allé le rejoindre i, une nouvelle vie
Depuis y séjournant, d'un goût plus savoureux, Le premier tu les as mis hors de leur enfance.
I. Il paraît bien qu'en effet il l'accompagna; dans l'élégie à Morel, on lit :
13<î POÉSIE AU XVl"" SIÈCLE.
pour lui commence. Il accomplissait ses vingt- cinq ans et était à ce point où un seul rayon de plus achève de nous miîrir.
Le cardinal auquel Du Bellay s'attachait était un personnage éminent par l'esprit, par les lumières, le doyen du Parnasse comme du sacré Collège. Il avait été autrefois le patron de Rabelais, qu'il avait eu pour médecin dans ses anciens voyages de Rome, pour moine ou chanoine séculier à sa très-commode abbaye de Saini-Maur, et à qui il avait procuré finalement la cure de Meudon. On peut s'étonner, libéral et généreux comme il était, qu'il n'ait pas plus fait pour notre poëte dont il put apprécier de ses yeux le dévouement et les services durant des années. Le cardinal avait à Rome le plus grand état de maison; il s'était fait bâtir un magnifique calais près des Thermes de Dioclétien. Joachim devint son intendant, son homme d'affaires et de confiance :
Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps? Je songe au lendemain, J'ai soin de la dépense Qui se fait chaque jour, et si faut que je pense A rendre sans argent cent créditeurs contens...
J'ai le corps maladif et me faut voyager;
Je suis né pour la muse, on méfait ménager...
Jamais d'ailleurs, dans les plaintes qu'il nous a laissées, jamais un mot ne lui écliappe contre son
Mittitur înierea Routant Bellaitis ille... Alpilus ei duris ille sequendus erat.
Il
JOACHIM DU BELtAY. Ij/
patron. Ce n'est ni l'ambition ni l'avarice qui l'ont poussé près de lui et qui l'y enchaînent; un sen- timent plus noble le soutient :
L'honnête servitude où mon devoir me lie M'a fait passer les monts de France en Italie.
Toute la série des souffrances et des affections de Du Bellay durant ce séjour à Rome nous est ex- primée fidèlement dans deux recueils intimes, dails ses vers latins d'abord, puis dans ses Regrets ou Tristes à la manière d'Ovidj.
Il y eut évidemment interruption du premier coup et comme solution de continuiié dans son exist nce morale et poétiquj. Il arr.vait avec de l'enthousiasme, avec des espérances; il se heu'ta coitre la vie positive, contre le spectacle de l'am- bition et des vices sjr la plus libre scène qui fut jamais. La Rome des Borgia, des MéJicis et des Farnèse avait accumulé toutes sortes d'i. grédi.nts qui ne faisaient que continuer Lur jeu avec moins de grandeur Du Bellay arr va sous le pontificat égoïste et inactif de Jules III ; il dut assister, et en plus d'un sonnet il fait allusion aux circonstances du double conclave qui eut lieu à la mort de ce pape, puis à la mort de Marcel II, leiuel ne ré- gna que vingt-deux jours. Il put voir le début du pontificat belliqueux et violent de Paul IV. Son moment eût été bien mieux trouvé quelques an- nées plus tôt, sous Paul III, ce spirituel Farnèse, qui décorait de la pourpre les muses latines dans la personne des Bembe et des Sadolet. Mais cet âge II. i8
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130 POESIE AU XVI® SIECLE.
d'or finissait pour l'Italie lorsque Du Bellay y ar- riva; il n'en put recueillir que le souffle tiède encore, et il le respira avec délices ; son goiit bientôt l'ex- halera. Il lut ces vers latins modernes, et souvent si antiques, qu'il avait dédaignés ; il fut gagné à leur charme, et lui, le champion de sa langue nationale, il ne put résister à prendre rang parmi les étrangers. Dans sa touchante pièce intitulée Patrice Desidériiim, il sent le besoin de s'excuser :
Hoc Latium poscit, romance liœc débita linguce Est opéra; hue genius compulit ipse loci.
C'est donc un hommage, un tribut payé à la grande cité latine, il faut bien parler latin à Rome. Ainsi Ovide, à qui il se compare, dut parler gète parmi les Sarmates, ainsi Horace fit des vers grecs à Athènes. Et puis des vers français n'a- vaient pas là leur public, et les vers, si intimes qu'ils soient et si détachés du monde, ont toujours besoin d'un peu d'air et de soleil, d'un auditeur enfin :
Carmina principibus gaudent plausuque theatri, Quique placet paucis displicet ipse sibi.
J'aime assez, je l'avouerai, cette sorte de contra- diction à laquelle Du Bellay se laisse naturelle- ment aller et dont il nous ofiFre encore quelques exemples. Ainsi, dans ses Regrets, il se contente d'être familier et naturel, après avoir ailleurs prê- ché l'art. Ainsi, lui qui avait parlé contre les tra-
JOACHIM DU BELLAY. IJP
ductions des poètes, un jour qu'il se sent en moindre veine et à court d'invention, il traduit en vers deux chants de VÉnéide, et, si on le lui reproche, il répondra : « Je n'ai pas oublié ce que autrefois j'ai dit des translations poétiques ; mais je ne suis si jalousement amoureux de mes pre- mières appréhensions que j'aie honte de les chan- ger quelquefois, à l'exemple de tant d'excellents auteurs dont l'autorité nous doit ôter cette opi- niâtre opinion de vouloir toujours persister en ses avis, principalement en matières de lettres. Quant à moi, je ne suis pas stoïque jusque-là. » En gé- néral, on sent chez lui, en avançant, un homme qui a profité de la vie et qui, s'il a payé cher l'expérience, ne la rebute pas. Il a dit quelque part de ses dernières œuvres, de ses derniers fruits, en les offrant au lecteur, qu'ils ne sont du tout 5/ savoureux que les premiers, mais qu'ils sont peut-être de meilleure garde. Du Perron goiîtait beaucoup ce mot-là.
Il conviendrait peu d'insister en détail sur la suite des poésies latines de Du Bellay ; il en a lui-même reproduit plusieurs en vers français. De Thou, en louant ses Regrets, ajoute que Joachim avait moins réussi aux vers latins composés à Rome dans le même temps. Colletet est d'un autre avis et estime qu'au gré des connaisseurs, ces vers latins se ressentent du doux air du Tibre que l'auteur alors respirait 1. S'il m'était permis d'avoir
I. On lit dans le Vahsiana ou Pensées de M. de Valois : « Joachim Du Bellay faisoit fort bien les vers
I4O POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
un avis moi-même en une telle question, j'avouerai que, s'ils ne peuvent sans doute se comparer à ceux d'un Bembe, d'un Naugirius, ou de ce divin Politien, Us ne me paraissent aucunement inférieurs à ceux de Dorât, de L'Hôpital ou de tout autre Français de ce temps-là. La seule partie qui reste pour nous véritablement piquante dans les vers latins de Du Bellay, ce sont ses amours de Faus- tine. Le ton y prend une vivacité qui ne permet pas de croire cette fois que la flamme se soit contenue dans la splière pétrarquesque. Il ne vit et n'aiina ceite Faustine que le quatrième été de son séjour à Roma ; il avait bravé fièrement jusque- là le coup d'œil des beautés romaines :
Et jam quarto, Ceres capiti nova serta parabat, Nec dederam sœvo colla superba jugo.
latins. Dans le petit recueil d'Epigrammes qu'il nous a laissées, il y en a une entre autres que j'aime pour sa naïveté : c'est contre un mauvais poëte qui avoit inti- tulé ses poésies latines Niigœ :
Paule, tuum inscribis Nugarum nomine librum : In tolo l'tbro nil melius litiilo.
Et Dreux du Radier, après Ménage, cite cet autre joli distique sur un chien :
Latratu fures excepi, mutus amantes : Sic placui domino, sic placui domina.
C'est déjà le couplet de Figaro :
Le chien court, tout es! mordu. Hors l'amant qui l'a vendu.
Il
JOACHIM DU BELLAY. I4I
Il n'est nullement question de cet amour dans ses Regrets, dont presque tous les sonnets ont été composés vers la troisième année de son séjour : à peine, vers la fin, pourrait-on entrevoir une vague allusion 1. Si Du Bellay avait aimé Faus- tine durant ces trois premières années, il n'aurait pas tant parié de ses ennuis ; ou du moins c'eût été pour lui de beaux ennuis, et non pas si insi- pides. A peine commençait-il à connaître et peut- être à posséder 2 cette Faustine, que le mari, vieux et jaloux (comme ils sont toujours dans les élé- gies), et qui d'abord apparemment était absent, la retira de chez sa mère où elle vivait libre, pour la loger dans un cloître. Le belliqueux Pai.l IV venait de monter sur le sié^e pontifical : il passait des revues du haut de ses balcons; il appelait les soldats français à son secours pour marcher contre les Espagnols de Napies et prendre Ijur revanche des vieilLs vêpres siciliennes. Mais Du Belay, lui, soldat de Vénus, ne pense alors qu'à une autre conquête et à d'autres reprcsail es ; il veut déli- vrer sa maîtresse captive sous la grille; c'est là pour lui sa Napies et sa sirène :
Hcec repetenda mîhi tellus est vindice dextra, Hoc bellum, hcec virtus, hcec mea Parthenope.
1. Peut-être dans le sonnet LXXXVII, où il se montre enchaîné et comme enraciné par quelque amour caché.
2. Hauiî prius illa tamen nobis erepta fuit, quant
Venit in amplexus terque quaterque meos.
14-2 POESIE AU XV 1*^ SIECLE.
Il est curieux de voir comme le secrétaire du doyen du sacré Collège, le prochain chanoine de Paris i, celui qui, quatre ans plus tard, mourra désigné à l'archevêché de Bordeaux, parle ouver- tement du cloître, des Vestales, où l'on a logé sa bien-aimée. Toutes les vestales brûlent, dit-il; c'est un reste de l'ancien feu perpétuel de Vesta : puisse sa Faustine y redoubler d'étincelles ! En pur païen anacréontique, il désire être renfermé avec elle; de jour, il serait comme Jupiter qui se métamorphosa une fois en chaste Diane; nulle vestale ne paraîtrait plus voilée et plus sévère, n'offrirait plus religieusement aux dieux les sacri- fices et ne chanterait d'un cœur mieux pénétré les prières qui se répondent. Mais de nuit, oh! de nuit, il redeviendrait Jupiter :
Sic gratis vicibus, Vestœ Venerisque sacerdos, Nocte parum castus, luce pudica forem.
Notez que ces poésies latines furent publiées à Paris deux ou trois ans après, en 1558, par Du Bellay lui-même, sans doute alors engagé dans les ordres. Elles sont dédiées à Madame Margue- rite, et portent en tête un extrait de lettre du chan- celier Olivier qui recommande l'auteur à la France. Etienne Pasquier, en une de ses épi- grammes latines 2^ ne craignait pas de rapprocher
1. Il le fut dès cette année naême de ses amours (i)))), par la faveur d'un autre de ses parents du même nom, Eustache Du Bellay, alors évêque de Paris.
2. La 47e du liv. VI.
JOACHIM DU BELLAY. I4.J
sa maîtresse poétique Sabine de cette Faustine romaine qui était si peu une Iris en l'air.
Il paraît bien, au reste, sans que Du Bellay explique comment, que sa Faustine en personne sortit du cloître et lui fut rendue : les délires poétiques qui terminent l'annoncent assez; il la célèbre plus volontiers dans cette' lune heureuse sous le nom expressif de Coluniba :
Sus, ma petite Colombelle, Ma petite belle rebelle,
ainsi qu'il l'a traduit en vers français depuis. On s'étonne de voir, au milieu de tels transports, qu'il ne semble pas avoir encore obtenu d'elle le der- nier don, mais seulement, dit-il, summis bona proxiina. Est-ce bien elle-même, en effet, qu'il alla voir une nuit chez elle en rendez-vous, et qui demeurait tout près de l'église Saint-Louis^? Il dut quitter Rome peu après, et peut-être aussi cette aventure contribua-t-elle au départ.
Mais, avant de faire partir Du •Bellay de Rome, nous avons à le suivre dans toute sa poésie mé- lancolique des Regrets. Et voici comment je me figure la succession des poésies et des pensées de
I. Nox erat, el pacta properaham ad tecta puellie, Jungiintur fano qu^e, Lodoice, tuo.
L'église, dite Saint-Louis-des-Français, est d'une date postérieure. Quelle était cette église Saint-Louis de ïSSS'' Je laisse ce point de topographie à M. Nibby et aux antiquaires.
14-t POÉSIE AU XVI* SlÈCLl
Du Bellay durant son séjour de Rome. Arrivé dans le premier enthowsiasme, il tint bon quelque temps; il paya sa bienvenue à la ville éternelle par des chants graves, par des vers latins (Romœ Descriplio); il admira et tenta de célébrer les antiques ruines, les colisées superbes,
Les théâtres en rond ouverts de tous côtés;
il évoqua dans ce premier livre à' Antiquités le génie héroïque des ]ii;ux, et lui dut quelques vrais accents :
Pâles Esprits, et vous, Ombres poudreuses !...
puis le tous les jours des affaires, les soins posi- tifs de sa char.i^e, le spectacle diminuant des intrigues, le gagnèrent bientôt et le plongèrent dans le dégoût. Quelqu'un a dit que la rêverie des poêles, c'est proprement l'ennui enchanté; mais Du Belay à Rome eut surtout l'ennui tra- cassa, ce qui est tout différent^. Il regretta donc
I. Un élégiaque moderne, imitateur de Du Bellay dans le sonnet, a curieusement marqué la différence de ces deux ennuis, mais dans un temps où il avait lui- même une Faustine pour se consoler :
Moi qui rêvais la vie en une verte enceinte.
Des loisirs de pasteur, et sous les bois sacrés
Des vers heureux de naître et longtemps murmures ;
Moi dont les chastes nuits, avant la lampe éteinte.
Ourdiraient des tissus où l'âme serait peinte. Ou dont les jeux errants, par la lune éclairés.
JOACHIM DU BELLAY. 1^5
sa Loire, ses amis de Paris, son humble vie d'études, sa gloire interceptée au départ, et il eut, en ne croyant écrire que pour lui, des soupirs qui nous touchent encore. Depuis trois ans cloué comme un Promcthée sur l'Aventin, il ne prévoit pas de terme à son exil : que faire ? que chanter? Il ne vise plus à la grande faveur publique et n'aspire, comme devant, au ternple de l'art ; il fait de ses vers français ses papiers journaux et ses plus humbles secrétaires ; il se plaint à eux et leur demande seulement de gémir avec lui et de se consoler ensemble :
Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis, Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chantes Si bien qu'en les chantant souvent je les enchantes
Et encore :
5/ les vers ont été l'abus de ma jeunesse, Les vers seront aussi l'appui de ma vieillesse ; S'ils furent ma folie, ils seront ma raison.
S'en iraient faire un charrue avec les fetirs des prés ; Moi dont le cœur surtout garde une image sainte!
Au tracas des journaux perdu matin et soir.
Je suis à ce métier comme un Juif au comptoir,
Mais comme un Juif du moins qui garde en la demeure,
Dans V arrière-boutique où ne vient nul chalant,
Sa Rebecca divine, un ange consolant.
Dont il rentre baiser le front dix fois par heure.
II. 19
14<î POÉSIE AU XV l'' SIÈCLE.
Dans ses belles stances de dédicace à M, d'A van- son, ambassadeur de France à Rome, il exprime admirablement, par toutes sortes de gracieuses images, cette disposition plaintive et découragée di son âme : il chante, comme le laboureur, au hasard, pour s'évertuer au sillon; il chante, comme le rameur, en cadence, afin de se rendre, s'il se peut; la rame plus légire. Il avertit toutefois que, pour ne fâcher le monde de ses pleurs (car, poëte, on pense toujours un peu à ce monde pour qui l'on u'écrit pas), il entremêlera une douce satire à ses tableaux, et il a tenu parole : la Rome des satires de l'Arioste revit chez Du Bellay à travers des accents élégiaques pénétrés.
Littérairement, ces Regrets de Du Bellay ont encore du charme, à les lire d'une manière conti- nue. A partir du sonnet xxxii^, il est vrai, ils lan- guissent beaucoup ; mais ils se relèvent, vers la fin, par de piquants portraits de la vie romaine. Le style en est pur et coulant :
Toujours le style te démange,
a-t-il dit très-spirituellement du poete-écrivain, dans une boutade plaisante imitée de Buchanan ; ici, dans les Regrets, évidemment le style le démange moins; sa plume va au sentiment, au naturel, même au risque d'un peu de prose. Dans un des sonnets à Ronsard, il lui dit d'un air d'a- bandon :
. Je suivrai, si je puis,
Les plus humbles chansons de ta muse lassée.
JOACHIM DO BELLAY. I47
Bien lui en a pris ; cette lyre un peu détendue n'a jamais mieux sonné; les habitudes de l'art s'y retrouvent d'ailleurs à propos, au milieu des len- teurs et des négligences. Ainsi quelle plus poétique conclusion que celle qui couronne le sonnet xvi^, dans lequel il nous représente à Rome trois poètes, trois amis tristes et exilés, lui-même, Magny atta- ché à M d'Avansoni, et Panjas qui suit quelque cardinal français (celui de Châtillon ou de Lor- raine)! Heureux, dit-il à Ronsard, tu courtises là-bas notre Henri, et ta docte chanson, en le célébrant, t'honore :
Las! et nous cependant nous consumons notre âge
Sur le bord inconnu d'un étrange rivage,
Oii le malheur nous fait ces tristes vers chanter :
Comme on voit quelquefois, quand lamort les appelle, Arrangés Jlanc à Jlanc parmi l'herbe nouvelle. Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter"^.
r. Les Soupirs d'Olivier de Magny, en grande partie composés pendant le séjour de Rome et publiés en 1557, sont comme le pendant des Regrets de Du Bellay, dont le nom revient presque à chaque page ; on y trouverait trois ou quatre très-jolis et naïfs sonnets, mais en géné- ral c'est moins bien que Du Bellay, c'est à la fois moins poétique et d'une langue beaucoup moins facile.
2. Chateaubriand, Génie du Christianisme, i, 223, les deux Cygnes; — et Lamartine, le Poêle mourant. [M. Sainte-Beuve s'est contenté d'indiquer en note au cr.iyon ces deux rapprochements sur l'un des deux exemplaires préparés pour la réimpression].
HS POÉSIE AU XVI*^ SIÈCLE.
Quand Du Bellay fit ce sonnet-là, il avait respiré cet air subtil dont il parle en un endroit, et que la Gaule n'aurait pu lui donner, cette divine flamme attique et romaine tout ensemble.
Je suivrais plus longuement Du Bellay à Rome, si, en quelques pages d'un érudit et ingénieux travail!, M. Ampère ne m'en avait dispensé. Je ne me permettrai d'ajouter qu'une seule remarque aux siennes, et qui rentre tout à fait dans ses vues : c'est que Du Bellay, tout en maudissant Rome et en ayant l'air de l'avoir prise en grippe, s'y attachait, s'y enracinait insensiblement, selon l'habitude de ceux qui n'y veulent que passer et qui s'y trouvent retenus . Le charme opérait aussi, et, ce qui est plus piquant, malgré lui. Il faut l'entendre :
D'où vient cela, Mauny, que tant plus ons^efforce D'échapper hors d'ici, plus le Démon du lieu {Et que seroit-ce donc, si ce n''est quelque dieu?) Nous y tient attachés par une douce force?
Seroit-ce point d'amour cette alléchante amorce, Ou quelque autre venin, dont après avoir beu Nous sentojis nos esprits nous laisser peu à peu. Comme un corps qui se perd sous une neuve écorce?
J'ai voulu viille fois de ce lieu m'étranger, Mais je sens vies cheveux en feuilles se changer, Mes bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.
I. Portraits de Rome à différents âges, Revue des Deux^ Mondes de juin 1835.
JOACHIM DU BELLAY. I4.9
Bref j je ne suis plus rien qu'tin vieil tronc animé, Qui se plaint de se voir à ce bord transformé, Comme le myrte anglais au rivage d'Alcine.
Voilà bien, ce nie S2mble, ce magique enchante- ment de Rome qui fait oublier la patrie ; à moins qu'on ne veuille croire que ce charme secret pour Du Bellay, c'était déjà Faustine.
Un bon nombre des sonnets de la dernière moitié des Regrets ont la pointe spirituelle, dans le sens français et malin du mot; aussi Fontenelle ne les a-t-il manques dans son joli recueil choisi de nos poètes i. Comme, par les places et les rues de Rome, la dame romaine à démarche grave ne se promène point, remarque Du Bellay, et qu'on n'y voit vaguer de femmes (c'était vrai alors) que celles qui se sont donné l'honnête nom de la cour, il craint fort à son retour en France
Qu'autant que j'en voirai ne me ressemblent telles-
Il se moque en passant de ces magnifiques doges de Venise, de ces vieux Sganarelles (le mot est approchant), surtout quand ils vont en cérémonie épouser la mer.
Dont ils sont les maris et le Turc l'adultère.
I. Vauquelin de La Fresnaie, en son Art poétique, a très-bien aperçu ce qu'il y avait de nouveau à cette façon :
El Du Bellay, quittant cette amoureuse jlamme, Premier fit h sonnet sentir son épigramme.
POESIE AU XV!*^ SIECLE.
Marot en gaieté n'eût pas mieux trouvé, ni le bon Rabelais, que Du Bellay cite aussi. Il y a de ces sonnets qui, sous un air purement spirituel, sont poignants de satire, comme celui dans lequel on voit ces puissants prélats et seigneurs romains qui tout à l'heure se prélassaient pareils à des dieux, se troubler, pâlir tout d'un corp, si Sa Sainteté, de qui ils tiennent tout, a craché dans le bassin un petit filet de sang,
Puis d'un petit souris feindre la sûreté!
Parmi le butin que Du Bellay rapporta de Rome, il m'est impossible de ne pas compter les plus agréables vers qu'on cite de lui, bien qu'ils ne fassent point partie des Regrets ; mais ils ont été publiés vers le même temps, peu avant sa mort ; je veux parler de ses Jeux rustiques. C'est natu- rellement le voyage d'Italie qui mit Du Bellay à la source de tous ces poètes latins de la renais- sance italienne, et de Naugerius en particulier, l'un des plus charmants, qu'il a reproduit avec prédilection et , en l'imitant, surpassé. Naugerius, ou Navagero, était ce noble Vénitien qui offrit à Vulcain, c'est-à-dire qui brûla ses premières Sylves imitées de Stace, quand il se convertit à Virgile, et qui sacrifiait tous les ans un exemplaire de Martial en l'honneur de Catulle. Il ne vivait plus depuis déjà longtemps quand Du Bellay fit le voyage d'Italie ; mais ses Lusus couraient dans toutes les mains. Or, on sait la jolie chanson de Du Bellav :
JOACHIM DU BELLAY. I5I
U^ VANNEUR DE BLE AUX VENTS.
A vous, troupe légère ,
Qui d'aile passagère
Par le monde vole^.
Et d'un sifflant murmure
V ombrageuse verdure
Doucement cbranle\^ . etc., etc.
L'original est de Naugerius ; ii faut le citer pour faire comprendre de quelle manière Du Bellay a pu être inventeur en traduisant :
VOTA AD AURAS.
Aurœ qux levibus percurritis aéra pennis, Et strepitis blando per nemora alla sono,
Serta dat hœc vobis, vobis hœc rusticus Idmon Spargit odorato plena canistra croco.
Vos lenite œsttun, et paleas sejungite inanes, Dum medio fruges ventilât illedie^.
1. Voir tome I, page 103; je prie qu'on veuille bien avoir réellement la pièce sous les j^eux , car, pour la comparaison, cette vue est nécessaire.
2. [La traduction est ici en note au cra3'on, sur l'un des deux exemplaires préparés pour la réimpression].
VŒU AUX ZÉPHIRS.
Vents qui parcourez l'air d'une aile légère et murmu- rez doucement à travers les hautes cimes des bois, le rustique Idmon vous offre ces guirlandes, ces corbeilles
15 '-i POESIE AU XV I*^ slEGI/E.
L'invention seule du rhythme a conduit Du Bellay à sortir de la monotonie du distique latin, si par- fait qu'il fût, et à faire une villanelle toute chan- tante et ailes déployées, qui sent la gaieté natu- relle des campagnes au lendemain de la moisson, et qui nous arrive dans l'écho.
A simple vue, je ne saurais mieux comparer les deux pièces qu'à un escadron d'abeilles qui, chez Naugerius, est un peu ramassé, mais qui soudai- nement s'allonge et défile à travers l'air à la voix de Du Bellay. L'impression est tout autre, l'ordre seul de bataille a changé i.
Mais voici qui est peut-être mieux. Le même Naugerius avait fait cette autre épigramme :
remplies d'odorant safran. Adoucissez la chaleur, et sépa- rez les pailles inutiles, tandis qu'il vanne son blé sous le coup de midi.
I. Cette image des vanneurs me rappelle la belle com- paraison d'Homère, le père et comme l'océan de toute grâce; c'est dans l'Iliade (chant V), au moment où les Troyens qui fuyaient s'arrêtent, se retournent à la voix d'Hector, et où les Grecs et eux s'entre-clioquent dans la poussière : « Comme quand les vents emportent çà et là les pailles à travers les aires sacrées où vannent les vanneurs, tandis que la blonde Cérès sépare, à leur souffle empressé, le grain d'avec sa dépouille légère, on voit tout alentour les paillers blanchir : de même en ce moment les Grecs deviennent tout blancs de la pous- sière que soulèvent du sol les pieds des chevaux et qui monte au dôme d'airain du ciel immense. » Telle est la grandeur première ; combien au-dessus des jeux de la srâce!
JOACHIM DU H ELLAY. ISJ
THYRSIDIS VOTA VENERI.
Quod iulit optata tandem de Leucide Thyrsis
Fnictum aliqiiem, lias violas dat tibi, sancta Venus. Post sepem liane sensim obrepens, tria basia sumpsi :
Nil ultra potui : nam prope mater erat. Nunc violas., sed, plena ferain si vota, dicabo
Inscriptam hoc inyrtum carminé, Diva, tibi : (( Hanc Veneri myrtum Thyrsis, quod amore potitus
Dedicat, atque una seque suosque grèges^. »
Ce que Du Bellay a reproduit et déployé encore de la sorte, dans une des plus gracieuses pièces de notre langue :
A VÉNUS.
Ayant, après long désir. Pris de ma douce ennemie
I. [Voici la traduction crayonnée en note par M. Sainte- Beuve :]
VŒU DE THYRSIS A VÉNUS.
Pour avoir enfin obtenu de Leucis quelque fruit de son amour, Thyrsis t'offre ces violettes, ô Vénus sacrée! Derrière une haie, à son insu, me glissant, j'ai pris trois baisers et n'ai pu davantage, car sa mère était proche. Pour aujourd'hui ces violettes, mais si j'atteins au comble de mes vœux, je te dédierai un myrte, ô déesse, avec cette inscription : « Ce myrte est dédié à Vénus par Thyrsis pour avoir conquis l'objet de son amour, et il se voue en même temps à elle et lui et son trou- peau.' »
20
)$4- POESIE AU XVI^ SIECLE.
Quelques arrhes du plaisir
Que sa rigueur me dcnie^, etc., etc.
N'a-t-on pas remarqué, en lisant, à cet endroit
Imitant les lèvres closes Que j'ai baisé par trois fois,
comme le sens enjambe sur la strophe, comme la phrase sa continue à travers, s'allonge {sensint obrepit), et semble imiter l'amant lui-même glis- sant tout beau dessous l'ombre ?
De peur encore J'en tremble,
ce vers-là, après le lon^î et sinueux chemin oii le poëte furtif semble n'avoir osé respirer, repose à propos, fait arrêt et image. Tout dans cette petite action s'encliaîne, s'anime, se fleurit à chaque pas. Du Bellay, en imitant ainsi, crée dans le détail et dans la diction, tout à fait comme La Fontaine 2.
1. Voir tome I, page 104; je prie, comme précédem- ment, qu'on veuille bien relire en effet.
2. Il était si plein de son Naugerius, qu'il s'est encore souvenu de lui dans un passage de ses stances à M. d'Avan- son, en tête des Regrets :
Quelqu'un dira : De quoi servent ces plaintes}...
C'est inspiré d'un fragment délicieux de Philémon sur les larmes que Naugerius avait traduit, et Du Bellay sans doute l'avait pris ià.
JOACHIM DU BELLAY. 155
Que si maintenant on joint à ces deux pièces exquises de Du Bjllay son admirable sonnet du petit Lire, on aura, à côté des pages de l'Illus- tration et comme autour d'elles, une simple cou- ronne poétique tressée de trois fleurs, mais de ces fleurs qui suffisent, tant que vit une littérature, à sauver et à honorer un nom. Le sonnet du petit Lire est également imité du latin, mais du latin de Du Bellay lui-même, et le poëte a fait ici pour lui comme pour les autres, il s'est embelli en se traduisant. Dans son élégie intitulée Patrice Desi- deriiim, il s'était écrié, par allusion à Ulysse :
Félix qui mores multorum vidil et urbes, Sedibus et potuit consenuisse suis;
et il continuait sur ce ton. Mais voici, sous sa plume redevenue française, ce que cette pensée, d'abord un peu générale, et qui gardait, malgré tout, quelque chose d'un écho et d'un centon des Anciens, a produit de tout à fait indigène et de natal :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cettui-là qui conquit la toison, Et puis est retourné, plein d'usage et raison. Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand rêver rai-je, hélas! de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province, et beaucoup davantage!
I$6 POÉSIE AU XV!*^ SIÈCLE.
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti vies aïeux Que des palais romains le front audacieux ; Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine^ ;
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Lire que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine^.
Cette douceur angevine, qu'on y veuille penser, est mêlée ici de la romaine, de la vénitienne, de toute celle que Du Bellay a respirée là-bas. Seule et primitive, avant de passer par l'exil
1. Dans les vers latins que nous venons de lire, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir l'ardoise fine. On n'est tout à fait soi, tout à fait original que dans sa langue.
2. Lire, redisons-le avec plus de détail, est un petit bourg au bord de la Loire, au-dessous de Saint-Florent- le-Vieil; il fait partie de l'arrondissement de Beaupréau. On s'y souvient d'un grand homme qui y vécut jadis; voilà tout. 11 n'y a point de restes authentiques du ma- noir qu'il habita. — La locution de douceur angevine, qui termine le mémorable sonnet, peut paraître réclamer un petit commentaire quant à l'acception précise. J'inter- roge dans le pays, et on me répond : Ce n'est point une locution proverbiale, ou du moins ce n'en est plus une ; mais, indépendamment de l'idée naturelle et générale (dulces Argos) qu'un lecteur pur et simple pourrait se contenter d'y trouver, cette expression n'est pas tout à fait dénuée d'une valeur relative et locale. Il existe en effet, sur le compte des Angevins, une tradition de faci- lité puisée dans l'abondance de tous les biens de cette vie, dans la suavité de l'air et du sol. Le caractère du bon roi René en donne l'idée. Andegavi molles , disait le Romain.
JOACHIM DU BELLAY. I57
romain, elle n'eût jamais eu cette finesse, cette saveur poétique consommée. C'est bien toujours le vin du pays, mais qui a voyagé, et qui revient avec l'arôme. Combien n'entre-t-il pas d'éléments divers, ainsi combinés et pétris, dans le goût mûri qui a l'air simple! Combien de Heurs dans le miel parfait! Combien de sortes de nectars dans le baiser de Vénus !
Il est dans VAnthologie deux vers de Julien que le sonnet de Dli Bellay rappelle ; les avait-il lus? Ils expriment le même sentiment dans une larme intraduisible : « La maison et la patrie sont la grâce de la vie : tous autres soins pour les mortels, ce n'est pas vivre, c'est souffrir i. »
Enfin Du Bellay quitte Rome et l'Italie; le car- dinal a besoin de lui en France et l'y renvoie pour y soigner des affaires importantes. II repasse les monts, mais non plus comme il les avait passés la première fois, en conquérant et en vainqueur. Quatre années accomplies ont changé pour lui bien des perspectives. Usé par les ennuis, par les chagrins où sa sensibilité se consume, tout récem- ment encore vieilli par les tourments de l'amour et par ses trop vives consolations peut-être, il est presque blanc de cheveux 2. Au seuil de ce foyer
1. C'est peiner, oj §105, â/.7.à zôvo;.
2. Jam mea cycneis sparguiitur tempora plumis,
dit-il à l'imitatioa d'Ovids ; c'est d'avance comme
Lamartine :
Ces cheveux dont la neige, hélas ! argenté à peine Un front où la douleur a gravé le passé.
I5B POÉSIE AU XV l" SIÈCLE.
tant désire, d'autres tracas l'attendent ; les ronces ont poussé; les procès foisonnent. II lui faudrait, pour chasser je ne sais quels ennemis qu'il y retrouve l'arc d'Ulysse ou celui d'Apollon.
Adieu donques, Dorât, je suis encor Romain,
s'écrie-t-il. Ainsi Horace regrette Tibur à Rome et RomeàTibur; ainsi Martial, à peine retourné dans sa Bilbilis, qui faisait depuis des années l'ob- jet de ses vœux, s'en dégoûte et redemande les Esquilles. Quand Tibulle a décrit si amoureuse- ment la vie champêtre, il était à la guerre près de Messala.
Pour Du Bellay, quelques consolations se mê- lèrent sans doute aux nouvelles amertumes, et tous ses espoirs ne furent pas trompés. Ses amis célé- brèrent avec transport son retour ; Dorât fit une pièce latine; ce fut une fête cordiale des muses chez Ronsard , Baïf et Belleau. Au bout d'un ou de deux ans, et sa santé n'y suffisant plus, Du Bellay se déchargea de la gestion des affaires du car- dinal; il sortit pauvre et pur de ce long et consi- dérable service. Il revint à la muse, et fit ses Jeux rustiques; il mit ordre à ses vers de Rome et les compléta; il publia ses poésies latines (Epi- grammes, Amours, Elégies) en 1558, et l'année suivante ses sonnets des Regrets. Mais une ca- lomnie à ce propos vint l'affliger : on le desservit près du cardinal à Rome. Ses vers étaient le pré- texte ; Du Bellay ne s'en explique pas davantage , et cette accusation est demeurée obscure comme
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JOACHIM DU BELLAY. I59
celle qui pesa sur Ovide i. Que put-on dire? La licence de quelques pièces à Faustine lui fut-elle reprochée? Supposa-t-on malignement que quel- ques sonnets des Regrets^ qui couraient avant la publication, atteignaient le cardinal lui-même? Dans ce cas Du Bellay, en les publiant, détruisait l'objection. Toujours est-il qu'il devenait criant qu'un homme de ce mérite et de ce parentage de- meurât aussi maltraité de la fortune. Le chancelier François Olivier, Michel de L'Hôpital, tous ses amis s'en plaignaient hautement pour lui. On as- sure que, lorsqu'il mourut, il était rentré dans les bonnes grâces du cardinal, qui allait se démettre en sa faveur de l'archevêché de Bordeaux. Et certes, qui avait fait de Rabelais un curé de Meu- don pouvait bien, sans scrupule, faire Du Bellay archevêque. Quelques sonnets de celui-ci à Ma- dame Marguerite, et quelques autres de l'Honnête Amour, qui sentent leur fin, les stances étrange- ment douloureuses et poignantes intitulées la Com- plainte du Désespéré, semblent dénoter vraiment qu'il s'occupait à corriger les impressions trop vives de ses premières ardeurs, et à méditer de plus graves affections, sacrato homine digniora, dit Sainte-Marthe ~.
1. Dans l'élégie à Morel on lit :
Iratum insonti nostra fecerc Caiiiente, Iratum malim qui vcl hahere Jovem,
Hei mihi Peligni cru délia fala poeta Hic efiain fatis stint renovata ir.eis...
2. Du Bellay fut clevc, mais fut-il prêtre? ou seule-
l6o rOEîIE AU XV l'' SIÈCLE.
Au milieu de son .dépérissement de santé, il était devenu demi-sourd, et pendant les derniers mois de sa vie cette surdité augmenta considé- rablement, jusqu'à le condamner à garder tout à fait la chambre. Dans son Hymne de la Surdité à Ronsard, dans son élégie à Moral, il parle agréablement de cet accident. Jacques Veilliard de Chartres, en son oraison funèbre de Ronsard, dit que Du Bellay chérissait tellement ce grand poëte, qu'il tâchait de l'imiter en tout, jusques à vouloir passer pour sourdaud aussi bien que lui, quoiqu'il ne le fût pas en effet. « Ainsi les meil- leurs disciples de Platon prenoient plaisir à marcher voûtés et courbés comme lui, et ceux d'Aristote tâchoient, en parlant, de hésiter et bégayer à son exemple. » Mais cette explication est plus ingé- nieuse que vraie. La f.urdité de Du Bellay, trop réelle, précéda seulement l'apoplexie qui l'emporta, et dont elle était un symptôme. Si l'on voulait pourtant plaisanter à- son exemple là-dessus, on pourrait dire que Ronsard et lui étaient demi- sourds en effet, et qu'on le voit bien dans leurs vers : ils en ont fait une bonne moitié du côté
ment était-il en voie de le devenir? il dut quitter l'épée et prendre l'habit de clerc durant son séjour de Rome; car, dans la ville pontificale, on prend cet habit pour plus de commodité, comme ailleurs celui de cavalier. Vers le temps de son retour à Paris, il fut un instant chanoine de Notre-Dame, mais non pas archidiacre, comme on l'a dit. Rien ne m'assure que Du Bellay ail jamais dit la messe.
JOACHIM DU BELLAY. I(5l
de leur mauvaise oreille. Et puis, comme cer- tains sourds qui entendent plus juste lorsqu'on parle à demi-voix, ils se sont mieux entendus dans les chants de ton moyen que lorsqu'ils ont embouché la trompette épique ou pindarique.
Du Bellay fut enlevé le i^*" janvier is<jOj à Paris, six semaines seulement avant que son pa- rent le cardinal mouriît à Rome, et moins d'un an après que Martin Du Bellay, frère de ce der- nier, était mort à sa maison de Glatigny dans le Maine ; inégaux de fortune, mais tous les trois d'une race et d'un nom qu'ils honorent, De Thou les a pu joindre avec éloge dans son histoire. J'ai dit que Joachim mourut à temps : Scévole de Sainte -Marthe a déjà remarqué que ce fut l'année même de la conjuration d'Amboise, et quand les dissensions civiles allaient mettre le feu à la patrie. Ronsard a trop vécu d'avoir vu Charles IX et la Saint-Barthélémy, et d'avoir dû chanter alentour. Du Bellay, d'ailleurs, mourut sans illusion ; au moral aussi, il avait blanchi vite. Il avait eu le temps de voir les méchants imita- teurs poétiques foisonner et corrompre, comme toujours, les premières traces. Il ne pense pas là- dessus autrement que Pasquier et De Thou ; une sanglante epigramme latine de lui en fait foi, et en français même il n'hésite pas à dire :
Hélicon est tari^, Parnasse est une plaine, Les lauriers sont séchés...
I. Hélicon est tari! On pourrait voir là une inadver-
I(Î2 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
Qaand on en est là, il vaut mieux sortir. Lui donc, le plus pressé des novateurs et en tête de la gé- nération poétique par son appel de l'Illustration^ il tomba aussi le premier. Quelques autres peut- être, dans les secondaires, avaient disparu déjà. Un intéressant poëte, Jacques Tahureau, était mort dès iSSSj ainsi que Jean de La Péruse, auteur d'une Médée. Olivier de Magny, ami de Du Bellay et que nous avons vu son compagnon à Rome, mou- rait au retour vers le même temps que lui {1560). Mais Du Bellay, parmi les importants, fit le pre- mier vide; ce fut, des sept chefs de la Pléiade, le premier qui quitta la bande et sonna le départ. A l'autre extrémité du groupe, au contraire, Etienne Pasquier, avec Pontus de Thiard et Louis Le Caron, survécut plus de quarante ans encore, et il rassemblait, après 1600, les souvenirs par- faitement lointains de cette époque, quand déjà Malherbe était venu et régnait, Malherbe qu'il ne nommait m.ême pas.
Les œuvres françaises de Du Bellay ont été réu- nies au complet par les soins de ses amis dans l'édition de 15 69, mainte fois reproduite. Ses re- liques mortelles avaient été déposées dans l'église de Notre-Dame, au côté droit du chœur, à la chapelle de Saint-Crépin et Saint-Crépinien. Il y avait eu à Notre-Dame assez d'évêques et de chanoines du
tance, mais elle serait trop invraisemblable chez Du Bellay; je n'y puis voir qu'une hardiesse : il aura mis l'Hélicon montagne pour le Permesse qui y prend sa source.
JOACHIM DU BELLAY. I63
nom de Du Bellay pour que ce lui fût comme une sépulture domestique.
Tous les poctes du temps le pleurèrent à l'envi. Ronsard, en maint endroit solennel ou. affectueux, évoqua son ombre; Rémi Belleau lui consacra un Chant pastoral. Colletet, dans sa Vie (manuscrite) de notre pocte, épuise tous ces témoignages funé- raires; mais il va un peu loin lorsque, entraîné par la chaleur de l'énumération, il y met une pièce latine du Bembe, lequel était mort avant que Du Bellay visitât Rome. Le livre des Antiquités eut l'honneur d'être traduit en anglais par Spenser. Au xvii^ siècle, le nom de Du Bellay s'est encore soutenu et a surnagé sans trop d'injure dans le naufrage du passé. Ménage, son compatriote d'An- jou, parle, en une églogue, de
Bellay , ce pasteur d'éternelle mémoire.
Colletet, dans son Art poétique imprimé, remarque que, de cette multitude d'anciens sonnets, il n'y a guère que ceux de Du Bellay qui aient forcé les temps. Sorel, Godeau, tiennent compte de sa gra- vité et de sa douceur. Boileau ne le lisait pas, mais Fontenelle l'a connu et extrait avec goût. Au xviii^ siècle, Marmontel l'a cité et loué; les auteurs des Annales poétiques, Sa.u.tVQa.\i de Marsy et Imbert, l'ont présenté au public avec faveur i.
I. Du Bellay a trouvé place, comme poète latin ero- tique, en compagnie de Théodore de Bèze, d'Antoine Muret, de Jean Second et de Eonnefons, dans le joli
164 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
En un mot, cette sorte de modestie qu'il a su garder dans les espérances et dans le talent, a été comprise et a obtenu grâce. Lorsque nous-même nous eûmes, il y a quelques années, à nous occuper de lui, il nous a suffi à son égard de développer et de préciser les vestiges de bon renom qu'il avait laissés; nous n'avons pas eu à le réhabiliter comme Ronsard. Mais ce nous a été aujourd'hui une tâche très-douce pourtant que de revenir en détail sur lui, et d'en parler plus longuement, plus complaisamment que personne n'avait fait encore. Bien des réflexions à demi philosophiques nous ont été, chemin faisant, suggérées. Les écoles poé- tiques passent vite ; les grands poètes seuls de- meurent; les poètes qui n'ont été qu'agréables s'en vont. Il en est un peu de ce que nous appe- lons les beaux vers comme des beaux visages que nous avons vus dans notre jeunesse. D'autres vien- dront qui, à leur tour, en aimeront d'autres ; — et ils sont déjà venus.
Octobre 1840.
volume de la collection Barbou intitulé : Amcenitates poetica, édit. de 1779.
JEAN BERTAUT.
DE Saci, le traducteur de la Bible et le saint confesseur, avait coutume de dire que les anges, quand ils sont une fois entrés dans un sentiment et qu'ils ont proféré une parole, la ré- pètent durant l'éternité; elle devient à l'instant leur fonction, leur œuvre et leur pensée immuable. Les saints ici-bas sont un peu de même. Chez la plupart des hommes, au contraire, les paroles passent et les mouvements varient. Entendons-nous bien pourtant; c'est au moral qu'il est difficile et rare de rester fixe et de se répéter; dans l'ordre des idées, c'est trop commun. Le monde se trouve tout rempli, à défaut d'anges, d'honnêtes gens qui se répètent ; une fois arrivé à un certain point, on tourne dans son cercle, on vit sur son fonds, pour ne. pas dire sur son fumier.
Ainsi ai -je tout Tair de faire à propos du XVI* siècle; je n'en sortirai pas. J'en prends donc mon parti, c'est le mieux, et j'enfonce, heureux si je retrouve quelque nouveauté en creusant.
l66 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Plus d'une circonstance incidemment, et presque involontairement, m'y ramène. Ayant reparle par occasion de Du Bellay, il est naturel de suivre. Or, Bertaut a été le second de Des Portes, comme Du Bellay l'avait été de Ronsard : voilà un pen- dant tout trouvé. Du Bartas aura son tour. Dans le Tableau de la Poésie française au xvi« siècle, je les avais laissés au second plan, le tout étant subordonné à Ronsard; je tiens à compléter sur eux ma pensée et à faire sortir mes raisons à l'ap- pui, avant que M. Ampère, qui s'avance avec toutes ses forces, soit venu régler définitivement ces points de débat, et qu'il y ait clôture. On aurait tort d'ailleurs de croire que ces sujets ne sont pas aussi actuels aujourd'hui que jamais. J'ai dit combien Du Bellay, et dans sa patrie d'Anjou, et à Paris même, avait occupé de stu- dieux amateurs en ces derniers temps. Il y a quelques mois, M. Philarète Chaslés écrivait de bien judicieuses et spirituelles pages sur Des Portes!. L'autre jour, je tombai au travers d'une discussion très-intéressante sur Bertaut entre deux interlocuteurs érudits, dont l'un, M. Ampère lui- même, avait abordé ce vieux poëte à son cours du Collège de France, et dont l'autre, M. Henri Martin, en avait traité non moins ex professa dans un mémoire inséré parmi ceux de l'Académie de Caen-. Je survins in médias res , en plein
1. Revue de Paris, numéro du 20 décembre 1840.
2. Année 1840. — M. H. Martin est le savant com- mentateur du Tiiiicc.
1
JEAN BERTAUr. 167
Bertaut ; j'étais tout préparc, ayant justen.ent, et par une singulière conjonction d'étoiles, passé ma matinée à le lire, 11 m'a semblé, en écoutant, qu'il y avait à dire sur Bertaut, à me défendre même à son sujet, et que c'était une question fla- grante.
Bertaut, qui n'avait que quatre ou cinq ans de plus que son compatriote Malherbe, mais qui appartient au mouvement poétique antérieur , a-t-il été, en effet, une espèce de Malherbe anti- cipé, un réformateur pacifique et doux ? A-t-il eu en douceur, en harmonie, en sensibilité, de quoi présagera l'avance le ton de Racine lui-même? Bertaut était-il un commencement ou une fin? Eut-il une postérité littéraire, et laquelle? Doit-il nous paraître supérieur, comme poëte, à Des Portes, son aîné, et qu'on est habitué à lui préférer? A-t-il fait preuve d'une telle valeur propre, d'une telle qualité originale et active entre ses contempo- rains les plus distingués? Ce sont là des points sur quelques-uns desquels je regretterais de voir l'historien littéraire plier. J'ai été autrefois un peu sévère sur Bertaut; je voudrais, s'il se peut, maintenir et modifier tout ensemble ce premier jugement, le maintenir en y introduisant de bon gré des circonstances atténuantes. Ce à quoi je tiens sur ces vieux poètes, ce n'est pas à justifier tel ou tel détail de jugement particulier trop court, trop absolu, mais la ligne même, la courbe générale de mon ancienne opinion, les propor- tions relatives des talents. Dans la marche et le départ des écoles littéraires, l'essentiel pour la
l68 POÉSIE AU Xvl* SIÈCLE.
critique qui observe, ou qui retrouve, est de battre la mesure à temps.
Ronsard, au milieu du xvie siècle, avait eu beau hausser le ton, viser au grand et écrire pour les doctes, la poésie française était vite revenue avec Des Portes à n'être qu'une poésie de dames, comme disait assez dédaigneusement Antoine Muret de celle d'avant Ronsard^. Des Portes passade l'imitation grecque à l'italienne pure; il sema les tendresses brillantes et jolies. Je me le représente comme VOvide, VEuripide, la déca- dence fleurie et harmonieuse du mouvement de Ronsard. Bertaut en est l'extrême queue traînante, et non sans grâce.
Que de petits touts ainsi, que de décadences après une courte floraison, depuis les commen- cements de notre langue! Sous Philippe-Auguste, je suppose, un je ne sais quoi de rude et d'éner- gique s'ébauche, qui se décore plus vivement sous saint Louis, pour s'alourdir et se délayer sous Philippe le Bel et les Valois. On recommence à grand effort sous Charles V le sage, le savant ; on retombe avec Charles VI ; on est détruit, ou peu s'en faut, sous Charles VII. Sous Louis XII, on se ressaie; on fleurit sous François I*^*"; Henri II coupe court et perce d'un autre. Et ce
I, « Q_ui se vernaculo nostro sermone poetas perhi- beri volebant, perdiu ea scripsere, quœ delectare modo oliosas mulierculas, non etiam eruditorum hominum stu- dia tenere possent. Primus, ut arbitrer, Petrus Ronsar- dus.... » Préface en tête des Juvenilia de Muret (1552).
J E A N B E R r A U T. 1 69
qui s'entame sous Henri II, ce qui se prolonge et s'assoit sur le trône avec Charles IX, va s'affadir et se mignonjier sous Henri III. Ainsi d'essais en chutes, de montées en déclins, avant d'arriver à la vraie hauteur principale et dominante, au sommet naturel du pays, au plateau. Traversant un jour les Ardennes en automne, parti de Fumay, j'allais de montées en descentes et de ravins eu montées encore, par des ondulations sans fin et que cou- vraient au regard les bois à demi dépouillés; et pourtant, somme toute, on montait toujours, jusqu'à ce qu'on eîit atteint le plateau de Rocroy, le point le plus élevé. Ce Rocroy (le nom y prête), c'est notre époque de Louis XIV.
A travers cette succession et ces plis de terrain dont M. Ampère aura le premier donné la loi, on peut suivre la langue française actuelle se déga- geant, montant, se formant. On n'a longtemps connu d'elle, en poésie, qu'un bout de lisière et un lointain le plus en vue, par Marot, Villon, le Roman de la Rose. Il ne faudrait pas trop mé- priser cet ancien chemin battu, maintenant qu'on en a reconnu une foule d'autres plus couverts. Il suffit qu'on l'ait longtemps cru l'unique, pour qu'il reste le principal. Quoi qu'il en soit, la langue française ressemble assez bien, en effet, à ce vénérable noyer auquel la comparait récem- ment M. Delécluzei. Elle a eu quatre siècles de racines; elle n'a guère que trois siècles encore de tronc et d'ombrage.
1. Fiançois Rabelais, imprimerie de Fournier, 1841. II. 22
I/o POESIE AU XV!*" SIECLF.
Ici, pour me tenir aux alentours de Malherbe et à Bertaut, je voudrais simplement deux choses:
1° Montrer que Bertaut n'a rien innové d'es- sentiel, rien réparé ni réformé, et qu"il n'a fait que suivre ;
2° Laisser voir qu'à part cette question d'ori- ginalité et d'invention dans le rôle, il est effecti- vement en plus d'un endroit un agréable et très- doux poëte.
Jean Bertaut était de Caen; il y naissait vers 1552, comme Malherbe vers 1$$^, de sorte que dans le conflit qu'on voudrait élever entre eux deux, la Normandie ne saurait être en cause, pas même la basse Normandie ; ce n'est qu'un débat de préséance entre deux natifs, une querelle de ménage et d'intérieur. Son article latin dans le Gallia christiana^ le fait condisciple de Du Perron, qui fut un poëte de la même nuance. Il n'avait que seize ans (lui-même nous le raconte dans sa pièce sur le trépas de Ronsard) lorsqu'il commença de rêver et de rimer. Les vers de Des Portes, qui ne parurent en recueil pour la pre- mière fois qu'en 1573, n'étaient pas publiés encore. Dès que le jeune homme les vit, déçu, nous dit-il, par cette apparente facilité qui en fait le charme, il essaya de les imiter. Des Portes n'avait que six ans plus que lui ; jeune homme lui-même, il servit de patron à son nouveau rival et disciple en poésie ; il fut son introducteur près de Ron-
I. Tome XI, Ecclcsla Sagiensls, Johanues VI, parmi les évéques de Séez.
J E A.V B E KT AUX. I7I
sard. Mathurin Régnier, neveu de Des Portes, dans cette admirable satire V, sur les humeurs diverses d'un chacun, qu'il adresse à Bertaut, a dit :
Mon oncle ni'a conté que, montrant à Ronsard Tes vers étincelants et de lumière et d'art, Il ne sut que reprendre en ton apprentissage, Sinon qu'il te jugeoit pour un poète trop sage^.
Et dans le courant de la satire qui a un air d'apo- logie personnelle, il oppose plus d'une fois son tempérament de feu, et tout ce qui s'ensuit de risqué, à l'esprit rassis de l'honnête Bertaut. Celui-ci, dans une élégie de sa première jeunesse, a pris soin de nous exprimer ses impressions sur les œuvres de Des Portes lorsqu'il les lut d'abord ; c'est un sentiment doux et triste, humble et décou- ragé, une admiration soumise qui ne laisse place à aucune révolte de novateur. Ainsi, pensait-il de Des Portes,
Ainsi soupirerait au fort de son martyre Le dieu même Apollon se plaignant à sa lyre. Si la flèche d'Amour, avec sa pointe d'or. Pour une autre Daphné le reblessoit encor.
La pièce est pour dire qu'une fois le poète avait promis à celle qu'il adore d'immortaliser par l'univers sa beauté : mais, depuis qu'il a lu Des
I. Poïle ne faisait alors que deux syllabes.
172 POESIE AU XVl" SIECLE.
Portes, la lyre lui tombe des mains, et il déses- père :
Quant à moi, dépouillé d'espérance et d'envie. Je prends ici mon liithj et, jurant, je promets, Par celui d'Apollon, de n'en jouer jamais.
Puis il trouve que ce désespoir lui-même renferme trop d'orgueil, que c'est vouloir tout ou rien, et il se résigne à chanter à son rang, bien loin, après tant de divins esprits :
Donc adore leurs pas, et, content de les suivre, Fais que ce vin d'orgueil jamais plus ne t'enivre. Connois-toi désormais, 6 mon Entendement, Et, comme étant humain, espère humainement^.,.
Cependant la beauté de son esprit et l'aide de ses bons patrons attirèrent et fixèrent le jeune poëte à la cour. Il suivit Des Portes dans la chan- son et dans l'élégie plutôt que dans le sonnet; il se fit uiie manière assez à part, et, à côté des ten- dresses de l'autre, il eut une poésie polie qu'il sut rendre surprenante par ses pointes'^. On le goûta fort sous le règne de Henri III ; il dassinait très-agréablement, dit-on ; on peut croire qu'il s'accompagnait du luth en chantant lui-même ses
r. Voir cette élégie au tome I^'' des Délices de la Poé- sie fratiçoise, par F. de Rosset, î6i8.
2. Chap. X de la Bibliothèque française, par Sorel, qui touche assez bien d'un mot rapide le caractère de chacun des poètes d'alors.
JEAN BERTAUr. I/j
chansons. Il fut pendant treize ans secrétaire du cabinet ; on la trouve qualifié, dans quelques actes de l'année 1583, secrétaire et lecteur ordinaire du roi. A la mort de ce prince, il tenait de la cour une charge de conseiller au parlement de Grenoble, dont il se défit. Il passa le mauvais temps de la Ligue, plus sage que Des Portes et plus fidèle, abrité chez le cardinal de Bourbon, à l'abbaye de Bour- gueil, en Anjou. Ce lieu resta exempt des horreurs de la guerre. Faisant parler en un sonnet la reconnaissance des habitants, qui offraient au car- dinal un présent de fruits, Bertaut disait que c'était rendre bien peu à qui l'on devait tout, que c'était payer d'une humble offrande une dette infinie :
Vous qui save^ qu'ainsi l'on sert les Immortels, Pense\ que c'est encor au pied de leurs autels Présenter une biche au lieu d'Iphiffénie.
Les paysans de Bourgueil s'en tiraient, comme on voit, très-élégamment.
Bertaut sortit de ces tristes déchirements civils avec une considération intacte. Il échappa aux dé- nigrements des pamphlets calvinistes ou royalistes, et on ne lui lança point, comme à Des Portes, comme à Du Perron, comme à Ronsard en son temps, toutes sortes d'imputations odieuses qui se résumaient vite en une seule très- grossière, très- connue de Pangloss, l'injure à la mode pour le siècle. Ses poésies même amoureuses avaient été décentes : il avait passé de bonne heure à la com- plainte religieuse et à la paraphrase des Psaumes.
17+ POÉSIE AU XVI*' SIÈCLE.
Il contribua à la conversion de Henri IV, qui lui donna l'abbaye d'AuInay en 1594, et plus tard l'évêché de Séez en 1606. Il fut de plus premier aumônier de la reine Marie de Médicis. On doit la plupart de ces renseignements à Hueti, qui, né à Caen aussi, fut abbé d'AuInay comme Bertaut, et, comme lui encore, évcque, après avoir sinon fait des poésies galantes, du moins aimé et loué les romans. L'évêque de Séez assista, en 1607, au baptême du dauphin (Louis XIII) à Fontainebleau, et, en 1610, il mena le corps de Henri IV à Saint- Denis. On a l'oraison funèbre qu'il prononça en prose oratoire, moins polie pourtant que ses vers 2. Il survécut de peu à son bienfaiteur, et mourut dans sa ville épiscopale, le 8 juin 161 1, après cinq ans à peine de prélature ; il n'avait que cinquante-sept ans, suivant le Gallia christianaj et au plus cinquante-neuf.
Ses poésies, qui circulaient çàetlà, n'avaient pas été recueillies avant i6oi ; cette édition, qui porte en tête le nom de Bertaut, ne contenait que des Can- tiques, des Complaintes, dç.% Hymnes, des Discours funèbres, enfin des pièces graves, très-peu de son- nets, point d'élégies ni de stances amoureuses. Ces dernières productions, les vraies œuvres de
1. Origines de Caen, page 358,
2. « Donc la misérable poincte d'un vil et meschant couteau remué par la main d'une charongne enragée et plustot animée d'un démon que d'une âme raison- nable, etc.... » C'est le début : il est vrai que le reste va mieux.
JEAN BERTAUT, I75
jeunesse, ne parurent que l'année suivante, 1602, sous le titre de Recueil de quelques vers amoureux, sans nom aucun, et avec un simple avertisse- ment dn frère de l'auteur; il y est parlé de la violence que les amis ont dû faire au poëte pour le dccider à laisser imprimer par les siens ce qui aussi bien s'imprimait d'autre part sans lui : Marie tajille ou elle se mariera, dit le proverbe. Ce sont ces deux recueils accrus de quelques autres pièces, qui ont finalement composé les Œuvres poétiques de Bertaut, dont la dernière édition est de 1623, de l'année même de la grande et suprême édition de Ronsard. Il vient une heure oîi les livres meurent comme les hommes, même les livres qui ont l'air de vivre le mieux. Le mouvement d'édition et de réimpression des œuvres qui constituent l'école et la postérité de Ronsard est curieux à suivre; cette statistique exprime une pensée. Joachim Du Bellay, le plus précoce, ne franchit pas le xvi^ siècle, et ne se réimprime plus au complet à partir de 1597; les œuvres de Des Portes, de Du Bartas, expirent ou du moins épuisent leur feu en 1611; Bertaut, le dernier venu, va Jusqu'en 1623, c'est-à-dire presque aussi loin que Ronsard, le plus fort et le plus vivace de la bande; le dernier fils meurt en même temps que le père ; c'est tout ce qu'il peut faire de plus vaillant. N'admirez-vous pas comme tout cela s'échelonne par une secrète loi, comme les générations naturelles se séparent? A suivre les dates de ces éditions complètes finales, on dirait voir des coureurs essoufflés qui perdent haleine,
lyô POÉSIE AU XVl*^ isiÈCLE.
l'un un peu plus tôt, l'autre un peu plus tard, mais tous dans des limites posées. A ceux qui nieraient que Bertaut soit du mouvement de Ron- sard et en ferme la marche^ voilà une preuve déjà 1.
Bertaut n'a rien innové, ai-je dit; jusqu'à pré- sent, dans tous les détails de sa vie. dans les traits de son caractère qui en ressortent, on n'a pas vu germe de novateur en effet. Et d'abord, quand on innove, quand on réforme, on sait ce qu'on fait, quelquefois on se l'exagère. Bertaut ne paraît pas se douter qu'il fasse autre chose que suivre ses devanciers. Dans un réformateur qui réussit, il y a toujours plus qu'on n'est tenté de voir à distance, même dans un réformateur littéraire; les réformes les plus simples coittent énormément à obtenir. Souvent l'esprit y sert encore moins que le carac- tère. Malherbe, Boileau, avaient du caractère; Racine, qui avait plus de talent à proprement par- ler, plus de génie que Boileau, n'aurait peut-être rien réformé. Nous avons sous les yeux un bel exemple de cette dose de qualités sobres et fortes dans M. Royer-Collard, qui restaura le spiritua- lisme dans la philosophie. Eh bien, Malherbe, en poésie, avait de ces qualités de fermeté, d'autorité,
I. Tout ceci est très-vrai, je le crois ; les bibliographes pourraient pourtant épiloguer sur quelques points. Je possède une édition de Des Portes à la date de 1613, mais elle n'est autre que celle de 161 1. J'ai vu une édi- tion de Du Bartas à la date de 1623, mais détestable et de pacotille, sans les commentaires. De plus, les Psaumes
JEAN BERTAUT. I77
d'exclusion; Bertaut , aucune i. Quatre ou cinq doux vers noyés dans des centaines ne suffisent pas pour tirer une langue de la décadence! il ne faut que peu de bons vers peut-être pour remettre en voie, mais il les faut appuyés d'un perpétuel commentaire oral; tels, encore un coup, Malherbe et Boileau.
Un autre signe que Bertaut n'aurait pas du tout suppléé Malherbe et ne saurait dans l'essen- tiel lui être comparé, c'est qu'il s'est trouvé sur- tout apprécié des ScudéryS et de ceux qui se sont
de Des Portes, nés plus tard, survécurent par exception à ses premières Poésies et eurent encore une édition de luxe, avec musique, en 162^.
1. Faire de Bertaut un Malherbe en poésie, c'est un peu comme si en philosophie l'on faisait de M. de Gérando un Royer-CoUard. Je cherche à éclaircir, à ennoblir mon sujet par d'illustres comparaisons.
2. Dans V Histoire du comte d'Albe qui se trouve à la fin des Conversations nouvelles de M^'e de Scudéry (1685), on lit toute une petite histoire de la poésie française que l'auteur a mise sous forme d'entretien. Cette histoire, qui est écrite pour le plus grand honneur des poètes de la Pléiade, aboutit à une louange suprême de Bertaut. L'n personnage du roman, Saint-Gelais, qu'on suppose parent des poètes de ce nom , et qui fait ce récit litté- raire, étant venu à nommer Du Perron et Bertaut : « Vous nous les ferez donc connoitre tous deux ainsi que Des Portes, dit la duchesse de Villanuova, car les ouvrages de Bertaut sont ma plus forte passion pour les vers. » — « C'est pour cela. Madame, dit Saint- Gelais, que j'en parlerai le dernier, car il me paroît, s'il m'est permis de parler ainsi, que Bertaut est comme les
n. 23
1/8 POÉSir. AU XV l" SIÈCLE
comportés en bel esprit comme si Malherbe était très- peu venu. L'oncle de madame de Motteville eîit été avec Godeau, et mieux que Godeau, un fort aimable poëte de l'hôlel de Rambouillet, oiî se chantaient ses chansons encore sur luth et théorbe. Et n'eût-il pas très-justement fait pâmer d'aise l'hôtel de Rambouillet, le jour où étant malade, et recevant d'une dame une lettre où elle lui disait de ne pas trop lire et que son mal venait de l'étude, il lui répondait :
Incrédule beauté, votre seule ignorance,
Non une si louable et noble intempérance,
Par faute de secours me conduit au trépas;
Ou bien si la douleur qui m'abat sans remède
Procède de trop lire, hélas! elle procède
De lire en vos beaux yeux que vous ne m'aimeipas.
Colonnes d'Hercule pour la poésie française, et qu'on ne peut aller plus loin. » Et ailleurs : « Il écrit mieux qu'homme du monde, et, se faisant un chemin particu- lier entre Ronsard et Des Portes, il a plus de clarté que le premier, plus de force que le second (^c'esl faux), et plus d'esprit et de politesse que tous les deux ensemble; aussi a-t-il réuni tous les suffrages de la Cour en sa fa- veur, hommes et dames, depuis le roi jusqu'aux moindres courtisans, et, comme je l'ai déjà dit, je ne crois que la Poésie française puisse aller plus loin, ni qu'on puisse trouver un plus honnête homme. » M'I* de Scudéry prête ses propres Jugements aux contemporains de Ber- taut, lesquels ne lui décernaient pas une telle supério- rité. En critique il est une petite règle qui trompe rare- ment : « dis-moi qui t'admire et je te dirai qui tu es. »
3EANBERTAUT. 179
L'opinion des contemporains, bien prise, guide plus que tout pour avoir la vraie clef d'un homme, d'un talent, pour ne pas la forger après coup. Or, sous forme de critique ou d'éloge, ils semblent unanimes sur Bertaut, sens rassis, bel esprit sag^e, honnête homme et retenu : « M. Bertaut, évêque de Séez, et moi, dit Du Perron, fîmes des vers sur la prise de Laon ; les siens furent trouvés in- génieux ; les miens avoient un peu plus de nerfs, un peiL plus de vigueur. Il étoit fort j;o/z'. »
Mais l'opinion de Malherbe doit nous être plus piquante; on lit dans sa Vie par Racan : « Il n'estimoit aucun des anciens poètes françois qu'un peu Bertaut : encore disoit-il que ses stances étoient nichil-au-dos , et que, pour mettre une pointe à la fin, il faisoit les trois premiers vers insupportables. » Ce nichil-au-dos s'explique par un passage de V Apologie pour Hérodote d'Henri Estienne : on appelait de la sorte un pourpoint dont le devant avait environ deux doigts de velours et rien sur le dos, nihil ou nichil-au-dos ; et ce mot s'appliquait de là à toutes les choses qui ont plus de montre que d'intérieur. Le caustique Malherbe trouvait ainsi à la journée de ces bons
I. Et dans les Mémoires de L'Estoile, à la date de mars 1607 : « Le vendredi 2, L'Angelier m'a vendu six sols le Panarète de Bertaut sur le baptême de M. le Dauphin , imprimé nouvellement par lui in-S" , qui est un poëme de quinze cens vers et plus, dont on fait cas, et non sans cause, mais toutefois trop triste et mélanco- lique pour le sujet. » On le voit, les nuances seules d'expression diffèrent.
l8o POÉSIE AU XV!*^ SIÈCLE.
mots redoutables, et qui emportaient la pièce : c'est un rude accroc qu'il a fait en passant aux deux doigts de velours du bon Bertaut*.
Ce qu'en retour Bertaut pensait de Malherbe, je l'ignore; mais il a dû éprouver à son endroit quelque chose de pareil à ce que Segrais éprou- vait pour Boileau, tout ménagé par lui qu'il était. Il devait sentir, même sous la caresse, que l'ac- croc n'était pas loin.
Malherbe n'a lâché qu'un mot sur Bertaut, et à demi indulgent si l'on veut, tandis qu'il a biffé de sa main tout Ronsard, et qu'il a commenté injurieusement en marge tout Des Portes. Tout
I. Si Malherbe, en causant, aimait ces sortes de mots crus et de souche vulgaire, je trouve en revanche, dans une lettre de Mosant de Brieux, son compatriote, lequel (par parenthèse) jugeait aussi Bertaut assez sévèrement, la petite particularité suivante, que le prochain Diction- naire de l'Académie ne devra pas oublier, et qui peut servir de correctif agréable : tc Entr'autres mots, Malherbe en avoit fait un, qui étoit ses plus chères amours, qu'il avoit perpétuellement en !a bouche, ainsi que M. de Grentemesnil me l'a dit, et 'qui, en effet, est doux à l'oreille et ne se présente pas mal ; ce fils de sa dilection, ce favori, c'est le mot de jieiiraison, par lequel il vouloit qu'on désignât le temps qu'on voit fleurir' les arbres, de même que, par celui de moisson, l'on désigne le temps qu"on voit mûrir les blés. « (A la suite des poésies latines de Mosant de Brieux, édition de 1669.) On ne s'attendait guère sans doute à trouver Malherbe si printanier, si habituellement en Jleuraùon; mais le mot gracieux n'a-t-il pas eu pour champion le plus dé- claré Ménage?
JEAN B E RT AUX. l8l
cela est proportionné au rôle et à l'importance. Plus on se sent sévère contre Ronsard, plus on doit S3 trouver indulgent pour Bertaut, qui est un affaiblissement, et qui, à ce titre, peut sembler faire une sorte de fausse transition à une autre école.
Je dis fausse transition , et d'école à école, même en littérature, je n'en sais guère de vraie. Le moment venu, on ne succède avec efficacité qu'en brisant. Bertaut ne faisait que tirer et pro- longer l'étoffe de Des Portes"; il n'en pouvait rien sortir. Mallierbe commença par découdre^ et trop rudement : c'était pourtant le seul moyen.
Que si de ces preuves, pour ainsi dire exté- rieures et environnantes, nous allions au fond et prenions corps à corps le style de Bertaut, il nous serait trop aisé, et trop insipide aussi, d'y démon- trer l'absence continue de fermeté, d'imagination naturelle, de forme, le prosaïsme fondamental, aiguisé pourtant çà et là de pointes ou traversé de sensibilité, et liabituellement voilé d'une cer- taine molle et lente harmonie. Mais, mon rôle et mon jeu n'étant pas le moins du monde de dépré- cier Bertaut, et tout au contraire tenant à le faire valoir comme aimable dans les limites du vrai, je ne le combattrai qu'en choisissant chez ses autres devanciers des preuves de l'énergie, de la touche vraiment poétique ou de la forme de composition qu'il n'avait pas, qu'il n'avait plus, et j'en vien- drai ensuite à ses propres qualités et nuances.
Ronsard, le maître, avait le premier en France retrouvé les muses égarées; il a dans son Bocage
l82 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
royal de bien beaux vers enfouis et qui n'ont jamais été cités : ils expriment ce sentiment de grandeur et de haute visée qui fait son caractère. Le pocte feint qu'il rencontre une troupe errante , sans foyer, avec des marques pourtant de race royale et généreuse : c'est la neuvaine des doctes pu- celles. Il leur demande quel est leur pays, leur nom ; la plus habile de la troupe répond au nom de toutes :
Si tu as jamais veu
Ce Dieu qui de son char tout rayonnant de feu Brise l'air en grondant, tu as veu nostre père : Grèce est nostre pays, Mérnoire est nostre mère.
Au temps que les mortels craignoient les Déités. Ils bastirent pour nous et temples et cités; Montagnes et rochers et fontaines et prées Et grottes et forests nous furent consacrées. Nostre mestier estait d'honorer les grands rois. De rendre vénérable et le peuple et les lois, ' Faire que la vertu du tiionde fust aimée, Et forcer le trespas par longue renommée: D'une Jlamme divine allumer les esprits, Avoir d'un cœur hautain le vulgaire à mespris. Ne priser que l'honneur et la gloire cherchée, Et tousjours dans le Ciel avoir l'ame attachée^.
I. Dialogue entre les Muses deslogées et Ronsard.
J i: AN B E RT A u r. l8j
Quelle plus haute idée des Muses! Ce sont bien celles-là qu'a courtisées Ronsard. Marot et les Gaulois d'auparavant s'en seraient gaussés, comme on dit.
Bertaut, esprit noble et sérieux, sentait cette poésie , mais il n'y atteignait pas. Dans des stances de jeunesse, à son moment le plus vif, s'enhardissant à aimer, il s'écrie :
Arrière ces désirs rampans dessus la terre! J'aime mieux en soucis et pensers élevés Etre un aigle abattu d'un grand coup de tonnerre, Qu'un cygne vieillissant es jardins cultivés.
Cet aigle abattu d'un grand coup de tonnerre, ce fut Ronsard. Lui, il ne fut que le cygne vieil- lissant dans le jardin aligné, près du bassin pai- sible.
Des Portes lui-même, dans le gracieux et dans le tendre, a bien autrement de vivacité, de saillie, de prestesse : Bertaut, je le maintiens, n'est que son second. La vie seule de Des Portes, ses courses d'Italie et de Pologne, ses dissipations de jeunesse, ses erreurs de la Ligue, ses bons mots nombreux et transmis, ses bonnes fortunes voi- sines des roisi, accuseraient une nature de poëte plus forte, plus active. Mais, en m'en tenant aux œuvres de l'abbé de Tiron, le brillant et le nerf m'y frappent. Par exemple, il décoche à ravir le
I. Tallemani des Rcaux, tome P'' ; et aussi Teissier dans ses Eloges tirés de M. de Thon, tome IV.
184. POÉSIE AU XVI*" SIÈCLE.
sonnet, cette flèche d'or, que Bertaut ne manie plus qu'à peine, rarement, et dont l'arc toujours S3 détend so'js sa main. Bertaut, jeune, amoureux, ne s'élève guère au-dessus de la stance de quatre vers alexandrins, laquelle plus tard, lorsqu'il devient abbé et prélat, s'allonge jusqu'à six longs vers cérémoniellement. On a dit que Des Portes est moins bon que Bertaut dans ses psaumes. Mais on me permettra de compter pour peu dans l'ap- préciation directe des talents ces éternelles traduc- tions de psaumes, œuvres de poètes vieillissants et repentants. Une fois arrivés sur le retour, de- venus abbés ou évéques, très-considérés, ces ten- dres poètes amoureux ne savaient véritablement que faire : Plus d'amour, partant plus de joie, se seraient-ils écriés, s'ils avaient osé, avec La Fontaine 1; et encore ils auraient dit volontiers comme dans la ballade :
A qui meitoit tout dans l'amour, Quand l'amour lui-même décline- Il est une lente ruine, Un deuil amer est sans retour. L'automne traînant s'achemine:
I. Ou avec l'antique Mimneane en cette mélancolique élégie : « Le fruit de la jeunesse ne dure qu'un moment, le temps qu'un soleil se disperse sur la terre ; et, sitôt qu'est passée cette fin de saison, mieux vaut à Tinstant mourir que survivre. »
Sans les dons de Venus quelle serait la vie ? a dit Chénier également, d'après Mimnerme et Simo- nide.
JEAN BERTAUT. 185
Chaque hiver s'allonge d'un tour; En vain le printemps s'illumine : Sa lumière n'est plus divine A qui mettoit tout dans l'amour! En vain la beauté sur sa tour, Oîi fleurit en bas l'aubépine, Monte dans l'aurore et fascine Le regard qui rôde à l'entour. En vain sur l'écume marine De jour encor sourit Cyprine : Ah! quand ce n'est plus que de jour, Sa grâce elle-même est chagrine A qui mettoit tout dans V amour !
Et puis Bertaut, dans ce genre non original des paraphrases, a tout simplement sur Des Portes cet avantage d'être plus jeune en style et d'écrire une langue qui est déjà plus la nôtre. L'onction réelle qu'il y développe paraît mieux i.
Dans ses poésies du bon temps, Des Portes a plusieurs petits chefs-d'œuvre complets (ce qui est essentiel chez tout poëte), de ces petites pièces, chansons ou épigrammes, à l'italienne et à la grecque, comme Malherbe les méprisait, et comme
I. Je dis l'onction réelle, il faut la reconnaître en effet dans plusieurs strophes, notamment dans celles de sa paraphrase du Psaume premier :
Cet homme-là ressemble à ces belles olives, Qui du fameux Jourdain bordent les vertes rives, etc., etc. II. 24
lB6 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
nous les aimons^. Je ne sais pas une seule pièce complète et composée à citer chez Bertaut, seule- ment çà et là des couplets. La plus célèbre chanson de Des Portes est, avec Rosette, sa jolie boutade contre une nuit trop claire; tout le monde durant près d'un siècle la chantait. Ce n'est qu'une imi- tation de l'Arioste, dit Tallemant, mais en tout cas bien prise, bien coupée, et mariée à point aux malices gauloises. L'amant en veut à la lune qui l'empêche d'entrer chez sa maîtresse, comme Bérangcr en veut au printemps qui ramène le voile de feuillage devant la fenêtre d'en face , comme Roméo sur le balcon en veut à l'alouette qui ramène l'aurore. Il y a là un motif plein de gentillesse et de contraste : O nuict, jalouse nuict contre moy conjurée. Qui renjlammes le ciel de nouvelle clairté, T'ay-je donc aujourd'huy tant de fois désirée, Pour estre si contraire à ina félicité?
Pauvre vioy, je petîsoy qu'à ta brune rencontre Les deux d'un noir bandeau deussent estre voile^; Mais, comme un jour d'esté, claire, tu fais ta monstre, Semant parmy le ciel mille feux estoile^.
Et toy, sœur d'Apollon, vagabonde courrière, Qui, pour me descouvrir, Jlammes si clairement, Allumes-tu la nuict d'aussi grande lumière. Quand sans bruit tu descens pour baiser ton amant ?
I. Il en a même à la gauloise, à la Mellin de Saint- Gelais : témoin l'épigramme sur une Philis trop chère (De- lices de la poésie française, de Rosset, tome I). Elle pour- rait être du neveu Régnier aussi bien que de l'onde.
JEANBERTAUT. I87
Hélas! s'il te souvient, amoureuse Déesse, Et si quelque douceur se cueille en le baisant. Maintenant que je sors pour baiser ma maîtresse, Que l'argent de ton front ne soit pas si luisant!
Ah! la fable a vienty, les amoureuses flammes N'esc/iaujfèrent jamais ta froide humidilé : Mais Pan, qui te conneut du naturel des femmes, l'Offrant une toison, vainquit ta. chasteté^.
Si tu avois aimé, comme on nous fait entendre, Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touche^, Durant tes chauds désirs tu aurois peu apprendre Que les larcins d'Amour veulent être cache^.
Mais flambloye à ton gré; que ta corne argentée Fasse de plus en plus ses rais est inceler : Tic as beau descouvrir ta lumière empruntée, Mes amoureux secrets ne pourras déceler.
Quedefascheusesgens! mon Dieu! quelle coustume De demeurer si tard en la rue à causer! Ostei-vous du serein; craignei-vous point la reume? La nuict s'en va passée, alle\ vous reposer.
Je vay, je vien, je fuy, j'écoute et me promeine. Tournant toujours mes yeux vers le lieu désiré. Mais je n'avance rien; toute la rue est pleine De jaloux importuns dont je suis esclairé.
I. Muncre sic niveo lams (^si creJere dignum est') Pan, Jcus Arcadice, captam le, Luna, fefellit, In neinora alta vocans : nec iu aspernata vocanlem. (Virgile, Gcorgiq., III.)
l88 POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE,
Je voudrais estre Roy , pour faire une ordonnance Que chacun deust la yiuict au logrs se tenir ; Sans plus les amoureux aur oient toute licence : Si quelque autre failloit, je le feroy punir.
Je ne crains pas pour vtoy : j'ouvrirois une armée, Pour entrer au séjour qui recelle mon bien; Mais je crains que ma Dame en peust estre blasmée ; Son repos mille fois m'est plus cher que le mien...
Et le va-et-vient continue; le poëte pousse le gui- gnon Jusqu'au bout; j'abrège. Je ne relèverai de cette jolie pièce que ce vers, selon moi délicieux,
Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touchei
Comment mieux peindre d'une seule touche cou- rante la beauté, la mollesse et la fleur amoureuse d'un Endymion couche? Voilà un vers essentielle- ment poétique; le tissu du style poétique se com- pose à chaque instant de traits pareils. Ce qui constitue le vraiment beau vers, c'est un mélange, un assemblage facile et comme sacré de sons et de mots qui peignent harmonieusement leur objet, une tempête, un ombrage flottant, la douceur du sommeil, le vent qui enfle la voile, un cri de na- ture. Homère en est plein, de ces vers tout d'une venue, et qui rendent directement la nature : il les verse à flots, comme d'une source perpétuelle. En français, hélas ! qu'il y en a peu ! On les compte. Ronsard les introduisit; André Chénier et les modernes avec honneur les ont ravivés. Hors de
JEAN BERTAUT.
là, j'ose le dire, et dans l'intervalle, si l'on ex- cepte La Fontaine et Molière, il y en a bien peu, comme je l'entends; le bel-esprit et la prose re- viennent partout,
Bertaut n'en a déjà plus de ces vers tout de poétique trame et de vraie peinture; il n'a que bel-esprit, raisonnement, déduction subtile : heureux quand il se rachète par du sentiment!
Tout cela dit, et ayant indiqué préfcrablement par d'autres ce qu'il ne possède pas lui-même, venons-en à ses beautés et mérites propres. Il a de la tendresse dans le bel esprit i. L'espèce de petit roman qu'il déroule en ses stances , élégies et chansons, ne parle pas aux yeux, il est vrai, et n'offre ni cadre, ni tableau qui se fixe; mais on en garde dans l'oreille plus d'un écho mélo- dieux :
Devant que de te voir, j'aimois le changement. Courant les mers d'Amour de rivage en rivage, Désireux de me perdre, et cherchant seulement Un roc qui me semblât digne de mo-n naufrage.
On en détacherait des vers assez fréquents qui ser- viraient de galantes devises :
Esclave de ces mains dont la beauté me prit... Le sort n'a point d'empire à l'endroit de ma foi...
I. Huet, dans sa pièce de vers sur Us poêles de Caéii, parle de Bertaut comme d'un pur élégiaque :
Bertaldum myrto tenerum tepere palumhes, Ubera lactenti cum daret tpsa Venus.
ipO POÉSIE AU XV 1*^ SIÈCLE.
Si c'est péché qu'aimer, c'est malheur qu'être belle. . J'ai beaucoup de douleur, mais j'ai bienplus d'amour. Ou si je suis forcé, je le suis comme Hélène, Mon destin est suivi de mon consentement...
Et ceux-ci encore, sur un embrassement de sa dame à un départ :
5/ le premier baiser fut donné par coutume. Le second, pour le moins, fut donné par amour.
Cette espèce de douceur et de sensibilité dans le bel-esprit n'est pas rare. Racine l'eut d'abord ; ses stances à Parthénisse (qu'on les relise) semblent dériver de l'école directe de Bertaut. L'un finis- sait presque du ton dont l'autre recommence i.
I. Voiture lui-même a des éclairs de sensibilité dans le brillant. Un très-bon juge en si délicate matière, M. Guttinguer, a fait ce sonnet, qui vaut mieux qu'un commentaire critique, et qui complète en un point le nôtre :
A UNE DAME
EN RENVOYANT LES ŒUVRES DE VOITUREa
Voici voire Voiture et sou galant Permesse: Quoique guindé parfois, il est noble toujours. On voit tant de mauvais naturel de nos jours, Que ce brillatit monté m'a plu, je h confesse.
On voit [c'est un beau tort) que le commun le blesse Et qu'il veut une langue à part pour ses amours ;
JEANBERTAUT. Ipl
Mais une qualité que je crois surtout propre à notre auteur, c'est une certaine note plaintive dans laquelle l'amour et la religion se rejoignent et peuvent trouver tour à tour leur vague expression louchante. Je cite, en les abrégeant, comme il convient, les quelques couplets, dont le dernier fait sa gloire :
Les deux inexorables Me sont si rigoureux, Que les plus misérables, Se comparans à moy, se trouveroient heureux.
Mon lict est de mes larmes Trempé toutes les nuicts ; Et ne peuvent ses charmes, Lors mesme que je dors, endormir mes enmiys.
Si je fay quelque songe, J'en suis espouvanté ; Car mesme son mensonge Exprime de mes maux la triste vérité.
La pitié, la justice, La constance et lafoy.
Qu'il croit les honorer par d'étranges discours ; C'est là de ces défauts où le cœur s^intc'resse.
C'était le vrai pour lui que ce faux tant blâmé; Je sens que volontiers, femme, je l'eusse aimé. Il a d'ailleurs des vers pleins d'un tendre génie; Tel celui-ci, charmant, qui jaillit de son cœur : « Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie. » Saurez-vous comme moi comprendre sa douceur ?
1
192 POESIE AU XVI^ SIECLE.
Cédant à l'artifice, Dedans les cœurs humains sont esteintes pour moy.
En un cruel orage On me laisse périr, Et courant au naufrage, Je voy chacun me plaindre et nul me secourir!
Félicité passée Qui ne peux revenir, Tourment de ma pensée, Que n'ay-je, en te perdant, perdu le souvenir!
De ces couplets, le dernier surtout (fortune singu- lière!) a survécu durant deux siècles; nos mères le savent encore et l'ont chanté. Léonard et La Harpe à l'envi l'avaient rajeuni en romance. M. de Guibert, en 1773, le trouvait écrit au crayon sur la muraille d'une auberge, au fond de la Hon- grie 1. Fontenelle a remarqué que les solitaires de Port-Royal le trouvèrent si beau qu'ils le voulu- rent consacrer en le citant. Dans le commentaire de Job en effet (chap. xvii), à ce verset : Dies viei transierunl , cogitationes mex dissipatœ sunt torquentes cor meum, « on pourroit, peut-être pour expliquer cet endroit, dit M. de Saci, qui aimait les vers bien qu'il eût rimé les Racines grecques, on pourroit se servir ici de ces petits vers qui en renferment le sens : Félicité passée... » Madame Guyon, dans ses Lettres spirituelles (la XXX*),
I. Journal d'un voyage en Allemagne fait en 177 }, tome II, page 20.
JEANBERTAUT. I9{
s'est plu également à appliquer ce même couplet à l'amour de Dieu, dont elle croit voir qu'il n'y a plus trace autour d'elle. Les dévots tant soit peu tendres ont de la sorte adopté et répété, sans en trop presser le sens, ce refrain mélancolique, que les cœurs sensibles pourraient passer la moitié de leur vie à redire, après avoir passé la première moitié à goûter ces autres vers non moins délec- tables du même Bertaut :
Et constamment aimer ujie rare beauté
C'est la plus douce erreur des vanités du monde.
Le bon évêque a ainsi rencontré la double expres- sion charmante de l'amour durable et de l'éternel regret. Il a dit quelque part encore en une com- plainte :
Mes plaisirs s'en sont envolei, Cédans au malheur qui m'outrage, Mes beaux jours se sont escoulei Comme l'eau qu'enfante un orage, Et s'escoulans ne m'ont laisse Rien que le regret du passé.
Bertaut, tout nous le prouve, était de ces na- tures dont la vivacité dure très-peu et n'atteint pas, et qui commencent de très-bonne heure à regretter. Mais dans ces langueurs continuelles, sous cette mélancolie monotone, il est impossible de méconnaître un certain progrès d'élégance, un certain accent racinien, lamartinien, comme on ir. 2î
JQ^ POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
voudra. VsippQ^er. Félicité passée semble d'avance une note d'EstherK
On a fort loué la pièce de vers sur la mort de Caleryme ; sous ce nom, le poëte évoque et fait parler Gabrielle d'Estrées;. il suppose que, six jours après sa mort, cette Caleryme apparaît en songe à son amant, le royal Anaxandre, et qu'elle lui donne d'excellents, de chastes conseils, entre autres celui de ne plus s'engager à aucune maî- tresse, et d'être fidèle à l'épouse que les dieux lui ont destinée. L'idée, on le voit, est pure et le conseil délicat. Dans cet ingénieux plaidoyer, Ga- brielle devient une espèce de La Vallière; le pro-
I. Ce qui ne veut pas dire le moins du monde (ceci une dernière fois pour réserve) que Racine soit de la postérité littéraire de Bertaut, que Bertaut ait trouvé, ait deviné d'avance la manière, \e faire du maître. Je ne parle plus du Racine des stances à Parthénisse, mais du Racine véritable, de celui d'après Boileau. Ils eurent cer- tains traits en commun dans leur sensibilité, voilà tout. Si Bertaut fit un reste d'école, c'est du côté direct de l'hôtel Rambouillet. Racine, en un ou deux hasards, lui ressemble un peu ; mais madame de La Suze, dans le tous les jours de ses élégies, lui ressemble encore plus. — Voltaire, à l'article Esprit du Dictionnaire philosophique, cite ce madrigal de Bertaut, qui « réunit lesprit et le sentiment » :
Quand je revis ce que j^ai tant aime. Peu s'en fallut que mon feu rallumé N'en fit le charme e^i mon âme renaître; Et que mon cœur autrefois son captif. Ne ressemblât l'esclave fugitif, A qui le sort fit rencontrer son maitre.
JEANBERTAUT. I95
chain aumônier de Marie de Médicis, et qui l'était probablement déjà lorsqu'il recourait à cette évo- cation, se sert, à bon droit ici, de son talent élé- giaque comme d'un pieux moyen. Mais le premier Bourbon se laissa moins persuader aux mânes après coup sanctifiés de sa chère maîtresse que son dernier successeur, qu'on a vu jusqu'au bout de- meurer fidèle au souvenir de mort de madame de Polastron. Quant à la pièce même de Bertaut, elle eut sans doute de l'élégance pour son temps; je ne saurais toutefois, dans l'exécution, la distin- guer expressément des styles poétiques contempo- rains de D'Urfé et de Du Perron. J'aime bien mieux, pour faire entier honneur au poëte, rap- porter les vers les plus soutenus qu'il ait certai- nement composés, une image naturelle et rare, développée dans une heureuse plénitude. C'est tiré d'une élégie où il exprime ses ennuis quand il perd de vue sa dame, et où il se plaint de leurs tourments inégaux dans l'absence :
Mais las! pourquoy faut-il que les arbres sauvages Qui vestent les costeaux ou bordent les rivages, Qui n'ont veines ni sang qu'Amour puisse allumer, Observent mieux que nous les loix de bien aimer ?
On dit qu'en Idumée, es confins de Syrie, Où. bien souvent la palme au palmier se marie. Il semble, à regarder ces arbres bienheureux, Qu'ils vivent anime\ d'un esprit amoureux; Car le masle, courbé vers sa chère femelle, Monstre de ressentir le bien d'estre auprès d'elle : Elle fait le semblable, et pour s' entr' embrasser
iç6 POÉSIE AU XV!*" SIÈCLE.
On les voit leurs rameaux l'un vers l'autre avancer. De ces embrassements leurs branches reverdissent, Le ciel y prend plaisir, les astres les bénissent, Et l'haleine des vents souspirans à l'entour Loue en son doux murmure une si sainte amour. Que si l'impiété de quelque main barbare Par le tranchant du fer ce beau couple sépare, Ou transplante autre part leurs tiges désole^, Les rendant pour jamais l'un de l'autre exilei; Jaunissans de l'ennuy que chacun d'eux endure, Ils font mourir le teint de leur belle verdure, Ont en haine la vie, et pour leur aliment 'N'attirent plus l'humeur du terrestre élément.
Si vous m'aiinie:{, hélas! autant que je vous aime, Quand nous serions absens , nous en ferions de mesme ; Et chacun de nous deux regrettaiit sa moitié, Nous serions surnommei les palmes d'amitié^.
Nous tenons la plus belle page, et même la seule vraiment belle page de Bertaut. Ailleurs il
I. « Cette comparaison, dit M. H, Martin en son mé- moire, avait déjà été exprimée avec une heureuse sim- plicité dans le Lai du ChevrefoU , par Marie de France, poëte français du xiii* siècle. Elle a été développée avec une admirable poésie dans l'élégie de Gœthe intitulée Amyntas. » Je la retrouve toute pareille dans l'idylle 76* (livre I) de Vauquelin de La Fresnaie, contemporain de Bertaut. Pontanus, au livre I*"^ des ses Eridaniennesy a fait aussi une jolie élégie latine sur l'amour de deux palmiers. La source première de tout cela est dans Pline et dans Théophraste. Ces divers passages des Anciens sur les amours des palmiers ont été ramassés par Nidas dans
JEANUKRTAUT. I97
n'a que des notes éparses ; ici il prend de l'iia- leiiie; la force de la sensibilité a fait miracle et l'a ramené à la poésie continue de l'expression :
Loue en son doux viurmure une si sainte amour.
On croit entendre 1k bruit des palmiers. Théo- crite, en son charmant dialogue entre Daphnis et une bergère, a un vers où se joue, un peu moins saintement, une image semblable. — J'entends du bruit; où fuir? s'écrie la bergère. — Et Daphnis répond :
C'est le bruit des cyprès qui parlent d'liyménée\
Ayant atteint ce sommet des deux palmiers, cette couronne subsistante de Bertaut, je ne sau-
son édition des Gèoponiques, livre X, chapitre 4 (Leip- sick, 17S1).
I. Ainsi l'a traduit Le Brun. André Chénier a dit :
C^est ce lois qui de joie et s'agite et murmure.
Le vers grec a bien plus de légèreté, de liquides, et celui de Bertaut en douceur le rendrait mieux. Je trouve encore, dans des vers de notre ami Fontane}', une image toute pareille sur les arbres aux murmures parlans. C'est au milieu d'une pièce que, comme souvenir, je prendrai la liberté de citer au long. Elle s'adresse à un objet qui n'était pas celui de la passion finale dans laquelle nous l'avons vu mourir.
Quand votre père octogénaire Apprend que vous viendrez visiter le manoir,
Ce front tout blanchi qu'on vénère De plaisir a rougi, comme d'un jeune espoir.
IpS POÉSIE AU XV!*" SIÈCLE.
rais qu'affaiblir en continuant. Je crois n'avoir rien omis de lui qui puisse donner du regret. Il n'y aurait pas, après le naufrage des temps, de quoi former de ses débris un volume, si mince qu'il fût; c'est assez du moins qu'on y trouve de quoi orner un éloge et rattacher avec honneur son nom dans la mémoire des hommes. A cette
Ses yeux, où pâlit Li lumière. Ont ressaisi le Jour dans un éclair vermeil,
Et d'une larme à sa paupière L'étincelle allumée a doublé le soleil.
Il vous attend : triomphe et joie ! Des rameaux sous vos pas! chaque marbre a sa Jleur.
Le parvis luit, le toit flamboie, Et rien ne dit assez la fête de son cœur.
Moi qui stiis sans flambeaux de fête; Moi qui n'ai point de fleurs, qui n'ai point de manoir,
Et qui du seuil jus que s au faite N'ornerai jamais rien pour vous y recevoir ;
Qui n'ai point d'arbres pour leur dire Ce qu'il faut agiter dans leurs tremblants sommets,
Ce qu'il faut taire ou qu'il faut bruire; . Chez qui, même en passant, vous ne viendrez jaif^ais ;
Dans mon néant, ô ma Princesse, Oh! du moins j'ai mon coeur, la plus haute des tours;
Voire idée y hante sans cesse ; Vous entrez, vous restez, vous y montez toujours.
Là, dans l'étroit et sûr espace. Vous monterez sans fin par l'infini degré ;
Amie, et si vous êtes lasse. Plus haut, montant toujours, je vous y porterai!
JEANBKKTAUT, I99
fin, deux ou trois clous d'or suffisent i. J'ai quel- quefois admiré, et peut-être en me l'exagérant, la différence de destin entre les critiques et les poètes,
I. [En 1865, M. Sainte-Beuve^ ayant à remercier l'éditeur M. Poulet-Malassis d'un envoi d'œuvres poé- tiques et satiriques du xvi* siècle , réimprimées à Bruxelles, lui écrivait la lettre suivante, dans laquelle il se compare, en plaisantant, à Bertaut, pour la sagesse : c'est donc un dernier clott- d'or, qui arrive à propos pour y rattacher encore une fois le nom et la mémoire du poëte, et que nous prenons la liberté d'emprunter non à l'œuvre de ce dernier, mais à la Correspondance même de l'auteur du Tableau de la Poésie française au xvi* siècle] :
« Mon cher ami, écrivait M. Sainte-Beuve à M. Pou- let-Malassis le i*»" octobre 1865, je vous remercie bien; j'ai tout reçu... Je me suis régalé des quatre volumes réimprimés*; je n'avais à moi, d'une ancienne édition, que le Cabinet. J'ai retrouvé là tout ce monde de Ron- sard et de Régnier et de Théophile, tout un monde de poésie et de vie salée entre bons compagnons. Avec tous les vices de ce vieux temps, il y avait alors des libertés, des licences, des plaisirs qui sont interdits au nôtre. Je ne sais si la poésie, l'esprit poétique et aussi le métier ont fait des progrès depuis. Vous avez, mon cher ami, le lannissemetit de Théophile, Baudelaire a eu aussi son éclaboussure. Vous ressemblez aux vieux maîtres par d'autres côtés encore et par le culte de ce qui vous
* [Les quatre volumes en question étaient (nommons- les sans fausse pudeur) l'ancien Cabinet satyrique, récem- ment réimprimé à Bruxelles (2 vol. in-i8, 1864), et le Parnasse satyrique du sieur Théophile, suivi du nouveau Parnasse satyrique (1864, 2 vol. in-i8, Bruxelles)^
POliSIK AU XVl'^ SIECLE.
j'entends ceux qui ont été vraiment poètes et rien que cela. Des critiques, me disais-je, on ne se rappelle guère après leur mort que les fautes; elles se rattachent plus fixement à leur nom, tandis que la partie vraie, c'est-à-dire qui a triomphé, se perd dans son succès même. Qui donc parle au- jourd'hui de La Harpe, de Marmoutel, que pour les tancer d'abord, pour les prendre en faute, ces hommes qui avaient pourtant un sentiment litté- raire si vif, et qui savaient tout ce qu'on exigeait de leur temps? Ainsi avons-nous fait nous-niême en commençant, ainsi à notre tour on nous fera. Des simples poètes^ au contraire, quand tout est refroidi, on se rappelle à distance et l'on retient plutôt les beautés.
L'histoire littéraire, quand on l'a prise surtout en vue du goijt, en vue de la critique active du moment, est vite renouvelée. Il en est d'elle comme d'un fonds commun, elle appartient à tous et n'est à personne; ou du moins les héritiers s'y pressent. Le procès à peine vidé recommence. Aussi, les jours de printemps et de rêve, on paierait plus cher un buisson, un coin de poésie, une stance à la Bertaut, oîi l'on se croirait roi (roi d'Yvetot), que ces étendues littéraires contestées, d'où le dernier venu vous chasse.
Mai 1841.
semble les bons mystères. Troubat a rencontré Glatigny qui lui a récité quelques vers de la bonne sorte. Je suis un Bertaut pour la sagesse auprès de vous tous ; je ne suis pas du moins un Caton... »
DU BARTAS.
A fin du xvi'^ siècle est en littérature, comme en plusieurs autres clioses, un moment décisif et curieux à étu- dier de près. En poésie, c'est comme un défilé et un détroit que plus d'un nom et d'une gloire ont peine à franchir. Une flottille de poètes arrivait et se pressait à pleines voiles du côté de l'entrée ; mais, à la sortie, le seul Malherbe tient haut son pavillon et a sauvé sa nef toute neuve. Des autres, il ne reste guère que des corps désemparés ou des débris.
A quel endroit du détroit, sur quel rocher, chacun a-t-il eu son temps d'arrêt ou son nau- frage? Quelle est la position respective et précise des divers points que signalent ces noms de Ber- taut. Des Portes, Régnier, D'Aubigné, Du Bartas? C'est une sorte de géographie assez délicate à relever; à moins d'extrême attention, on court risque de confondre. Le détroit est en effet pro- longé, fort sinueux et tournant; il y a de faux aspects de perspective» Bertaut peut sembler plus II. 26
POESIE AU XVl' SIECLE.
voisin de Malherbe qu'il ne l'est réellement. Du Bartas se peut rapprocher de la suite de Ronsard plus qu'il ne conviendrait.
Je parlerai aujourd'hui de Du Bartas. Il ne m'a jamais paru un bon poëte, et je ne viens pas lui faire réparation à ce titre. Il ne faudrait pas croire, en vertu de l'impartialité et de l'intelli- gence historique appliquées à la littérature, que la poésie est quelque chose de relatif, que ce qui a été véritablement bien et beau dans un temps cesse de l'être, et que, dans les réhabilitations à faire des poètes, il n'y ait pas quelques règles fixes et toujours présentes à observer. Un poëte qui n'a atteint au beau ou au gracieux que par moments a pu s'égarer et céder au mauvais goiit de son temps dans le gros de ses œuvres; on retrouve du moins en lui des traces brillantes de ce que son talent, mieux entouré, aurait su pro- duire. Mais s'il ne se découvre pas de telles traces bien nettes, bien détachées et bien dis- tinctes chez le poëte, je commence à craindre qu'il n'eût jamais été véritablement fin et distingué. Or, Du Bartas, le Père Le Moyne et Thomas me paraissent tous trois dans ce cas. L'élévation et d'assez hautes qualités ne manquent certes pas à leur veine; mais ils sont pesants et auraient de tout temps mérité de commander dans la grosse cavalerie des pégases.
Nul poëte pourtant n'a peut-être eu, de son vivant et .iprès sa mort, plus de renom, en son pays et à l'étranger, que Du Bartas. Il a été le chantre et le représentant d'un grand mouvement
DU BARTAS. 2O3
des esprits à la date où il est venu. 11 s'agit de bien établir et d'expliquer son importance.
Guillaume de Saiuste, seigneur Du Bartas, d'une famille noble, fils d'un trésorier de France, naquit vers IS4+, non pas tout à fait au Bartas i, mais, comme Goujet l'a montré, à quelques lieues de là, en la petite ville de Montfort, non loin d'Auch, au coeur de la Gascogne. Rien d'étonnant si ses phrases sentirent toujours un peu ce que lui-même appelle son naturel ramage. Ses premières années se passèrent dans les lieux de sa naissance, et furent employées à l'étude, aux lettres, à la poé- sie. Il composa des vers presque au sortir de l'enfance. Son premier recueil, intitulé la Muse chrétienne, parut à Bordeaux en 1574; dans une édition de 1^79, que j'ai sous les yeux 2, on lit en tête une dédicace à Madame Marguerite, reine de Navarre, qu'il s'est donnée, dit-il, pour marraine : choix très-naturel de la part d'un sujet, mais qui ne laisse pas d'être piquant chez un poëte si reli- gieux : on croirait, s'il était malin, qu'il fait une épigramme. Le poëme de Judith, ajoute-t-il, lui fut commandé, il y a environ quatorze ans, par la feue reine Jeanne, et il prend à témoin plu- sieurs gens d'honneur qui lui ont entendu réciter de ces vers il y a plus de douze ans. Tout ceci
1. Le Bartas, de vepretuin, 1er tant (voir le Dictionnaire étymologique de Ménage) ; comme qui dirait le Buiison. [ C'est exactement la signification du mot bartas en patois languedocien).
2. Paris, cliez Gabriel Buon, in-4'».
204. POKSIE AU XVr- SIÈCLE.
tend à nous le représenter en pleine verve dès 1565, et il déclare d'ailleurs, dans sa pièce d'Uranie, que l'amour du docte lauriern'attendit pas en lui l'avril de son dge.
Le caractère propre de sa vocation ne fut pas douteux un instant : Du Bartas, du premier jour, se posa comme un poëte religieux. Ronsard et son école toute païenne régnaient alors. Notre nouveau venu, au moins par le fond de l'inspira- tion, s'en détache : il évoque Uranie, la muse des célestes et graves accords; elle lui apparaît et Pendoctrine. Au moment où Des Portes (1573) efféminé la lyre et où toutes les jeunes voix ré- pètent ses chansons, Du Bartas renfle l'accent et proteste contre les mignardises. C'est à la Bible qu'il se prend, c'est aux sujets sacrés qu'il demande une moralité élevée et salutaire. Il mérita en effet cet éloge qu'on lui décerna depuis dans une épitaphe latine : « Qiù Musas ereptas pro- fana; lasciviœ sacris montibus reddidii ; sacris fontibus aspersit ; sacris cantibus intonuit. Il fut le premier qui, délivrant les Muses de ces pro- fanes folâtreries dont elles étaient comme perdues, les rendit à leurs saintes montagnes, les replongea en leurs saintes fontaines, et ne leur fît ouïr que de pures et divines chansons. »
Par malheur, les vers ne répondent pas tout à fait à l'intention. Les stances de son Uranie man- quent tout d'abord à la loi de l'entrelacement des rimes féminines et masculines. On y sent je né sais quoi d'incorrect et d'arriéré en rudesse, si on la compare aux jolis couplets de la même date
DU BARTAS. 205
qui se modulaient à la cour des Valois. Nous sommes à Nérac, à Montfort en Armagnac. La Judith est une narration assez soutenue, en six chants, et où se remue par accès un certain souffle héroïque, sans aucun idéal pourtant. Du Bartas gagna beaucoup avec les années; mais, en obtenant le mérite, il n'aura jamais la grâce, — la grâce, ce don qui est comme l'amour, qui vient on ne sait pourquoi, qui se pose où il lui plaît, qui va combler le libertin ou le volage, et qui fuit l'hon- nête et le laborieux dont l'effort constant le pour- chasse. C'est une capricieuse et une femme que la Muse.
La Semaine oit Création du Monde, qui ré- pandit avec éclat la renommée de Du Bartas, pa- rut en JS79^ ^^ plutôt en 1578, Les guerres de religion s'étaient ranimées, mais avec intermit- tences, de i$76 à 1580. Henri de Navarre, se dérobant de la cour de France où on le gardait presque à vue, avait regagné sa Gascogne et convié aux armes ses fidèles serviteurs. Du Barta» fut un de ceux-là. Lui qui, plus jeune, en iSJ-^, se van- tait par un sonnet de ne suivre le barreau ni le
I. A Paris, chez Jean Février, in-40. Le privilège du roi est de février 1578, ce qui semble indiquer que c'est bien réellement dans le courant de l'année que le livre parut. Colletât, dans sa Vie manuscrite de Du Bartas (Bibliothèque du Louvre), donne cette date inexacte- ment, et Goujet l'élude. Je ne le fais remarquer que pour demander grâce moi-même de tant de petites inadvertances en pareille matière, où il a pu m'arriver de tomber.
206 POÉSIE AU XVI® SIÈCLE.
train guerrier, et de passer oisivement sa vie en son manoir de Bartas, il avait dii à son tour en- dosser la cuirasse et ceindre le baudrier. On le voit, dans une préface de 1579, se plaindre de sa destinée et de la calamité de son siècle, qui l'ont appelé à une autre profession que celle des lettres. Calviniste comme D'Aubigné, mais moins satiri- que et moins amer, il se contenta, sans se prendre aux personnes, de travailler et de faire valoir un fonds sérieux. Tandis que des abbés, bons catho- liques, ne chantaient qu'amourettes et agréables lascivetés, tandis que la cour et les mignons fre- donnaient sur tous les tons : O Nuit, jalouse Nuit! ou bien : Rosette, pour un peu d'absence, voilà un séculier et un soudard qui entonne là-bas le los divin, et qui se fait, en vers sonores, prédicateur des choses saintes. De nos jours, nous avons vu M. de Lamartine se trouver au début le poëte de ce qu'on appelait la réaction catholique et reli- gieuse, comme Béranger était celui de l'opinion frondeuse et libérale. Eh bien, talent à part, le succès de la Semaine de Du Bartas s'explique de même : il se trouva par là en un instant le poëte, non pas seulement de l'opinion calviniste (il n'a rien qui sente particulièrement le sectaire), mais de l'opinion religieuse grave, de la croyance chré- tienne, si fervente alors dans toute une classe de la société. Son œuvre, à peine lancée, fut portée dans le grand courant. Les quatre ou cinq années de trêve dont on jouit depuis ce qu'on appelait la conférence de Fleix jusqu'à la grande guerre de la Ligue (i 580-1 585) firent suffisamment d'espace
DU BARTAS. 207
pour une publicité immense. On peut dire qu'in- dépendamment presque du mérite poétique plus ou moins distingué, la Semaine, venue à point, réussit par son sujet comme l'eût fait la Bible tra- duite en français, comme plus tard on vit réussir, même parmi les dames, le Nouveau Testament de Mons.
C'est à peu près le moment où D'Aubigné, forcé de garder le lit pour quelque blessure (1577), dic- tait les premières stances de ses Tragiques. Si elles avaient paru alors. Du Bartas en partie était devancé, ou du moins il y avait balance dans le même camp: mais la publication n'en eut lieu que bien plus tard. C'était le moment encore où pa- raissait (coïncidence singulière!) la première édi- tion des Essais de Montaigne, ce compatriote et voisin bien différent. La Semaine de l'un, les Essais de l'autre, ne pouvaient se faire concur- rence; ces deux produits de Gascogne se suivirent à un an d'intervalle (1579-1580), et obtinrent, chacun à leur manière, un succès de vogue. Il y a eu de tout temps des mets à la fois pour tous les goûts.
On ne peut nier que la Semaine ne Justifiât ce premier enthousiasme par un certain air de gran- deur, par des tirades éloquentes, et aussi par la nouveauté bien réelle du genre. La poésie dévote du moyen âge était dès longtemps oubliée; la Renaissance avait tout envahi; les seuls protes- tants en étaient encore aux maigres Psaumes de Marot. Voici venir un poëte ardent et docte, qui célèbre l'œuvre de Dieu, qui raconte la sagesse de
208 POÉSIE AU XVl" SIÈCLE.
l'Éternel, et qui déroule d'aprcs Moïse la suite et les beautés de la cosmogonie hébraïque et chré- tienne. Ce que Parménide, Empédocle, Lucrèce et Ovide lui-même ont tenté chez les Anciens, il l'ose à son tour, et en des détails scientifiques non moindres; mais toute cette physique se relève d'un sentiment moral animé, d'une teinte biblique et parfois prophétique qui passe comme l'éclair à travers les éléments, j'en pourrais citer plus d'un exemple, la menace de la fin du monde dans la première journée, ou, à la fin de la quatrième, cette image vraiment belle et artistement exprimée de Josué arrêtant le soleil. Le malheur de Du Bartas est qu'il gâte cette élévation naturelle de ses pensées, cette noblesse de ses descriptions, par des traits burlesques, par des expressions dépla- cées et de mauvais goijt (même pour son temps), dont il ne sentait pas le léger ridicule; nous ver- rons des railleurs le relever. II nous parle tout d'un coup, à propos de sa Gascogne, des monts ENFARINÉS d^une neige éternelle. Dans sa physi- que des éléments, au second jour, il met en jeu VAntipéristase pour expliquer le duel du chaud et du froid 1. Sa noblesse en un mot pèche tour à tour et déroge soit par le trivial, soit par le pé- dantesque. Au moment de la création de l'homme, quand, le monde étant formé et d'ailleurs peuplé, il ne s'agit plus que d'introduire l'hôte principal, il dit assez agréablement :
I. jint'ipéristase, en bon français, ne veut dire autre chose que concentration.
DU BARTAS. SOJ»
Le sage ne conduit la personne invitée Dans le lieu du festin, que la salle apprêtée Ne brille de flambeaux, et que les plats chargés Sur le linge flamand ne soient presque rangée: Ainsi notre grand Dieu, ce grand Dieu qui sans cesse
Tient ici cour ouverte,
Ne voulut convier notre aïeul à sa table Satts tapisser plus tôt sa maison délectable, Et ranger, libéral, sous les pôles astres La friande douceur de mille mets sucrés.
Eh bien, ce linge Jlamajtd dont il parle en ce premier Éden, on le retrouve chez lui en plus d'un endroit, et moins joliment. Mais je me repro- cherais, avant d'en venir plus en détail à l'examen de Du Bartas, de ne pas laisser parler sur lui tout au long un juge, un avocat bienveillant et le plus inattendu; on ne le devinerait jamais, si je ne disais que c'est Gœthe lui-même.
« La juste appréciation de ce qui doit plaire en tel pays ou à telle époque, d'après l'état moral des esprits, voilà, écrit Gœthe, ce qui constitue le goiît, Cet état moral varie tellement d'un siècle et d'un pays à un autre, qu'il en résulte les vicissi- tudes les plus étonnantes dans le sort des pro- ductions du génie. J'en vais citer un exemple remar- quable.
« Les Français ont eu, au xvi*^ siècle, un poëte nommé Du Bartas, qui fut alors l'objet de leur admiration. Sa gloire se répandit même en Europe, et on le traduisit en plusieurs langues. Il a com- posé beaucoup d'ouvrages en vers héroïques, it. 27
aïO POESIE AU XVl"- SIECLE.
C'était un homme d'une naissance illustre, de bonne société, distingué par son courage, plus instruit qu'il n'appartenait alors à un guerrier. Toutes ces qualités n'ont pu le garantir de l'insta- bilité du goiit et des outrages du temps. Il y a bien des années qu'on ne le lit plus en France, et, si quelquefois on prononce encore son nom, ce n'est guère que pour s'en moquer. Eh bien, ce même auteur maintenant proscrit et dédaigné parmi les siens, et tombé du mépris dans l'oubli, conserve en Allemagne son antique renommée; nous lui continuons notre estime, nous lui gar- dons une admiration fidèle, et plusieurs de nos critiques lui ont décerné le titre de roi des poêles français. Nous trouvons ses sujets vastes, ses descriptions riches, ses pensées majestueuses. Son principal ouvrage est un poëme en sept chants sur les sept jours de la Création. Il y étale suc- cessivement les merveilles de la nature; il décrit tous les êtres et tous les objets de l'univers, à mesure qu'ils sortent des mains de leur céleste Auteur. Nous sommes frappés de la grandeur et de la variété des images que ses vers font passer sous nos yeux ; nous rendons justice à la force et à la vivacité de ses peintures, à l'étendue de ses connaissances en physique, en histoire naturelle. En un mot, notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite, et qu'à l'exemple de cet électeur de Mayence, qui fit graver autour de la roue de ses armes sept des- sins représentant les œuvres de Dieu pendant les sept jours de la Création, les poètes français de-
D V B ART AS.
vraient aussi rendre des hommages à leur ancien et illustre prédécesseur, attacher à leur cou son portrait, et graver le chiffre de son nom dans leurs armes. Pour prouver à mes lecteurs que je ne me joue point avec des idées paradoxales, pour les mettre à même d'apprécier mon opinion et celle de nos littérateurs les plus recommandables sur ce poëte, je les invite à relire, entre autres passages, le commencement du septième chant de sa Semaine. Je leur demande s'ils ne trouvent pas ces vers dignes de figurer dans les bibliothèques à côté de ceux qui font le plus d'honneur aux muses françaises, et supérieurs à des productions plus récentes et bien autrement vantées. Je suis persuadé qu'ils joindront leurs éloges à ceux que je me plais ici à donner à cet auteur, l'un des premiers qui aient fait de beaux vers dans sa lan- gue, et je suis également convaincu que les lec- teurs français persisteront dans leur dédain pour ces poésies si chères à leurs ancêtres, tant le goût est local et instantané! tant il est vrai que ce qu'on admire en deçà du Rhin, souvent on le mé- prise au delà, et que les chefs-d'œuvre d'un siècle sont les rapsodies d'un autre i ! »
Gœthe n'a pas fini; il continue et explique en général ce changement par le progrès exclusive- ment classique qui s'est accompli sous Louis XIV, qui s'est même poursuivi au delà, et dont l'effet a
I. Des Hommes célèbres de France au xviiie siècle, tra- duit de Gœthe par MM. de Saur et de Saint-Géiiiès (Paris, Renouar , 1823), page 102.
<ÎI2 POESIE AU XV!*^ SIECLE.
été d'épurer de plus en plus, de tamiser la lan- gue. Mais c'est assez pour notre objet. Il faut citer ces vers qu'il trouve si beaux, et qui sont en effet remarquables Une réserve pourtant avant tout : en fait de poètes et d'écrivains, chaque na- tion est, ce semble, le premier juge des siens; si grand que soit Goethe, cela ne le rend pas un ar- bitre plus sûr des vers français. On m'en a montré de singuliers de lui qu'il écrivait à son aini Millier dans sa jeunesse. Je le dirai en tout respect, la vendeuse d'herbes d'Athènes, ou, pour parler comme Paul-Louis Courier, la moindre femme- lette de la rue Chauchat en sait plus long sur de certaines fautes indigènes que l'homme de génie étranger. Faites tous vos vers à Paris, dit l'adage ; or Du Bartas n'en fit aucun à Paris. Ce que je crois entrevoir, ce que j'espère prouver, c'est que, même de son temps, malgré toute sa vogue et sa gloire, il fut toujours un peu le poète des pro- vinces et celui des réfugiés; qu'il n'agréa jamais complètement à la cour; qu'il choqua ce goiît fin des derniers Valois, et que, n'en déplaise à l'élec- teur de Mayence ou au roi Jacques d'Ecosse, le spirituel Du Perron lui refusa toujours son brevet.
Et même à lire le morcea cité par Gœthe, nous allons avoir la preuve que tout n'est pas caprice dans ce goiàt. Il s'agit de Dieu qui, ayant fini son oeuvre, s'y complaît et la contemple' : j
I. Entre le texte primitif de l'édition de 1579 et celui 5^
des éditions suivantes, je remarque dans ce morceau it
î
DU B ART AS. 213
Le peintre qui, tirant un divers paysage, A mis en œuvre l'art, la nature et l'usage, Et qui , d'un las pinceau , sur son docte pourtrait , A, pour s'éterniser, donné le dernier trait, Oublie ses travaux, rit d'aise en son courage. Et tient toujours les yeux collés sur son ouvrage.
Il regarde tantôt par un pré sauteler Un agneau qui toujours, muet, semble bêler ; Il contemple tantôt les arbres d'un bocage, Ore le ventre creux d'une roche sauvage, Ore un petit sentier, ore un chemin battu, Ore un pin baise-nue, ore un chêne abattu.
Ici par le pendant d'une roche couverte D'un tapis damassé moitié de mousse verte, Moitié de verd lierre, un argenté ruisseau A flots entrecoupés précipite son eau; Et qui, courant après, or' sus, or' sous la terre. Humecte j divisé, les carreaux d'un parterre.
Ici l'arquebusier, de derrière un buis vert, Affûté, vise droit contre un chêne couvert De bisets passagers. Le rouet se débande; L'amorce vole en haut : d'une vitesse grande. Un plomb environné de fumée et de feu, Comme un foudre éclatant, court par le bois touffu '.
d'assez notables différences. L'auteur y a fait des correc- tions, et en général heureuses. Sur un ou deux points, je me tiens pourtant au premier texte.
I. On se rappelle les vers de Delille dans l'Homme des Champs :
2J^ POESIE AU XVI* SIECXE.
Ici deux bergerots sur l'émaillé rivage Font à qui mieux courir^ pour le prix d'une cage. Un nuage poudreux s'émeut dessous leurs pas; Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras; Ils fondent tout en eau : une suivante presse Semble rendre, en criant, plus vite leur vitesse.
Ici deux bœufs suans, de leurs cols harassés, Le contre fend-guêret traînent à pas forcés.
Ici la pastourelle, à travers une plaine,
A l'ombre, d'un pas lent, son gras troupeau ramène-;
Cheminant elle file, et, à voir sa façon.
On dirait qu'elle entonne une douce chanson.
Un fieuve coule ici, là naît une fontaine. Ici s'élève un mont, là s'abaisse une plaine. Ici fume un château, là fume une cité. Et là Jlotte une nef sur Neptune irrité.
Bref y l'art si vivement exprime la nature. Que le peintre se perd en sa propre peinture,
Aux hahltanls de l'air faut-il livrer la guerre ? Le chasseur prend son tube, image du tonnerre ; Il l'élève au niveau de l'œil qui le conduit : Le coup part, l'éclair brille, et la foudre le suit.
Au temps de Du Bartas, le coup partait un peu moins vite, à cause du rouet; mais son descriptif ne le cède en rien.
1. Fout à qui mieux courra, dans les dernières éditions.
2. Dans l'édition de 1579, il y avait :
Chez soi, d'un pié gaillard, son gras troupeau ramène. C'était plus rustique : la correction est plus jolie.
DU B A RTAS. 21$
N'en pouvant tirer l'œil, d'autant qicc, plus avant Il contemple son œuvre, il se voit plus savant.
On trouvera pourtant que Goethe n'avait pas si mal choisi, et qu'il n'avait pas eu d'abord la main trop malheureuse. Cette première partie est assurément riche, gracieuse même, riante; mais, si l'on arrive à l'autre terme de la comparaison, au grand Ouvrier qui, au jour du repos, s'admire dans le grand Tout, outre que c'est le rapetisser sans doute que d'en faire un paysagiste si flamand, la noblesse d'expression qui pouvait dissimuler fait défaut à chaque pas; l'élévation du ton a de singulières chutes. Croirait-on bien que dans les vers suivants il s'agisse de l'Eternel?
// œillade tantôt les champs passementés Du cours entortillé des fleuves argentés.
Or' son nez à longs traits odore une grand' plaine Oii co7nmence à flairer l'encens, la marjolaine.
Son oreille or' se paît de la viignarde noise Que le peuple volant par les forêts dégoise...
Et bref l'oreille, l'œil, le nez du Tout-Puissant, En son œuvre n'oit rien, rien ne voit, rien ne sent. Qui ne prêche son los
L'oreille, le ne^ du Tout-Puissant n'ont paru bons en aucun temps, qu'on le sache bien. L'œil suffi- sait à tout rendre, mais l'œillade gâte tout. On
2l6 rOÉSIE AU XV!*^ SIÈCLE.
lit dans le Perroniana ces paroles , d'ailleurs beaucoup trop sévères : « Du Bartas est un fort méchant poëte, et a toutes les conditions qu'un très-mauvais poëte doit avoir en l'invention, la disposition et Vèlocution. Pour V invention ^ cha- cun sait qu'il ne l'a pas et qu'il n'a rien à lui, et qu'il ne fait que raconter une histoire : ce qui est contre la poésie, qui doit envelopper les his- toires de fables, et dire toutes choses que l'on n'attend et n'espère point. Pour la disposition, il ne l'a pas non plus, car il va son grand chemin et ne suit aucune règle établie par ceux des An- ciens qui en ont écrit. Pour Vèlocution elle est très-mauvaise, impropre en ses façons de parler, impertinente en ses métaphores qui, pour la plupart, ne se doivent prendre que des choses universelles, ou si communes qu'elles aient passé comme de l'espèce au genre; mais lui, pour le soleil par exemple, au lieu de dire le Roi des lu- mières, il dira le Duc des Chandelles ; pour les vents, au lieu de dire les Courriers d'Éole, il dira ses Postillons^ et se servira de la plus sale et vilaine métaphore que l'on se puisse imaginer, et descend toujours du genre à l'espèce, qui est une chose fort vicieuse... »
Nous avons déjà de ce défaut assez de preuves dans le peu que j'ai cité. En rabattant ce qu'on voudra de la sévérité de Du Perron qui, en sa double qualité de catholique et de poëte galant, pouvait être un peu piqué au jeu dans le succès de Du Bartas^ on ne saurait refuser à l'élégant et à l'éloquent cardinal, au disciple le plus poli de
DU BARTAS. 217
Ronsard et à l'introducteur de Malherbe, d'être un juge très-compétent de la bonne élocution en usage alors. J'ouvre le premier chant, le premier jour de la Semaine : qu'y vois-je, dès le début, et un peu après les Postillons d'Éole? Il s'agit de répondre aux profanes qui demandent ce que faisait Dieu en son éternité avant d'avoir créé le monde :
Quoi? le preux Scipion pourra dire à bon droit Qu'il n'est jamais moins seul que quand seul il se voit ; Et Dieu ne pourra point fô ciel, quelle manie! J Vivre qu'en loup-garou, s'il vit sans compagnie !
Un peu plus loin, Moïse est un grand Duc. A propos du désordre et du chaos des quatre élé- ments, l'Archer du tonnerre, grand maréchal de camp, c'est-à-dire Dieu, ne leur avait pas encore donné quartier à chacun; le monde serait resté à jamais confus, si la parole souveraine
N'eût comme siringué dedans ces membres morts Je ne sais quel esprit qui meut tout ce grand corps.
Voilà, ce me semble. Du Perron justifié quand il parle àtct% vilaines et sales métaphores qu'affec- tionne Du Bartas. Celui-ci n'eut jamais ce tact, ce sentiment du ridicule qu'il faut avoir en français, même quand on écrit dans le genre sérieux; il ne l'avait pas plus que ce j'appelle le léger de la Muse.
On a raconté qu'un essaim d'abeilles, s'étant II. 28
POESIE AU XVI*^ SIECLE.
venu loger dans un endroit de la muraille à son château du Bartas, n'en sortit jamais, et ne cessa point tous les ans de produire du miel. On y vit un présage, et on ne manqua pas d'en faire des vers français et latins sur tous les tons :
No7i etenim sine mente deum, sine numine quodain Hue vestrum, aligerœ, casus adegit iter...
Rien pourtant de plus mal placé que ces abeilles; Du Bartas, en ses vers, n'en a pas une, tandis que bien d'autres de son temps, et même des secon- daires, en pourraient offrir; Gilles Durant, Pas- seratj Vauquelin de la Fresnaie, que sais-je en- core? mais non pas lui. Il a du souffle, de l'ha- leine, des poussées de grandeur, une certaine fertilité grasse, tout ce qui se peut à toute force rencontrer en Béotie, jamais l'abeille.
D'autres encore que Du Perron le savaient bien, A la suite de la Vie de Du Bartas, par Guil- laume Colleteti, on lit une note très-curieuse de Colletet fils, le poëte crotté : « Jean Baudouin, écrit-il, dont le nom a été si connu dans l'em- pire des lettres, et duquel nous avons de si fidèles traductions, m'a dit autrefois que Ronsard, qui étoit fort adroit à jouer à la paume, et qui ne passoit guère de semaine sans gagner partie aux plus grands de la cour, étant un jour au jeu de l'Aigle dans notre faubourg Saint-Marcel , quel-
I. Déjà citée (Bibliothèque du Louvre). J'en use per. pétuellement.
DO BARTAS. 219
qu'un apporta la Semaine de Du Bartas, et qu'oyant dire que c'étoit un livre nouveau, il fut curieuxjbien qu'engagé dans un jeu d'importance, de le voir et de l'ouvrir, et q«'aussitôt qu'il eut lu les vingt ou trente premiers vers, ravi de ce début si noble et si pompeux, il laissa tomber sa raquette, et oubliant sa partie, il s'écria : « Oh! « que n'ai-je fait ce poëme ! Il est temps que Ron- « sard descende du Parnasse et cède la place à Du « Bartas, que le Ciel a fait naître un si grand poëte. » Guillaume Colletet, mon père, m'a souvent assuré de la même chose ; cependant je m'étonne qu'il ait omis cette particularité dans la vie qu'il a écrite.... » Guillaume Colletet raconte en effet deux ou trois autres particularités plutôt contraires. Mais rien de plus naturel à concilier. Au moment où la Semaine parut, Ronsard, âgé de cinquante-cinq ans, et généreux comme un monarque établi, put tenir, dans le jeu de paume de l'Aigle, le propos mémorable que les témoins n'oublièrent pas. J'ai- merais même à croire que les vers qu'il lut ainsi à livre ouvert et qu'il admira ne furent point ceux du début, du premier chant, assez peu nobles en effet, mais bien plutôt ce commencement du septième jour, les mêmes que Gœthe admira de- puis. Quoi qu'il en soit, son second mouvement ne tarda pas à corriger, à rétracter le premier; quand il vit que cette gloire de Du Bartas deve- nait sérieuse, il y regarda à deux fois et proclama ses réserves. Comme son propos courait, qu'on lui prêtait même encore d'avoir envoyé à son rival une plume d'or en s'avouant vaincu, et
220 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
d'avoir dit que Du Bartas avait plus fait en une semaine que Ronsard en toute sa vie, il lança un sonnet plein de fierté pour y répondre :
Ils ont menti, Dorât, ceux qui le veulent dire, Que Ronsard, dont la Muse a contenté les Rois, Soit moins que Le Bartas, et qu'il ait, par sa voix, Rendu ce tèmoigyiage ennemi de sa Lyre.
Ils ont menti, Dorât: c'est une invention Qui part, à mon avis, de trop d'ambition; J'aurois menti moi-même en le faisant paraître .
Francus en rougiroit; et les neuf belles Sœurs, Qui trempèrent nies vers dans leurs graves douceurs, Pour un de leurs enfants ne me voudroient connoitre.
Et à la suite de ce sonnet, dont Guillaume Colletet possédait le manuscrit original , Ronsard avait ajouté de sa main ces six vers, qui exprimaient visiblement son opinion littéraire, assez conforme à celle de Du Perron :
Je n'aime point ces vers qui rampent sur la terre, Ni ces vers ampoulés dont le rude tonnerre S'envole outre les airs : les uns font mal au cœur Des liseurs dégoûtés, les autres leur font peur : Ni trop haut, ni trop bas, c'est le souverain style; Tel fut celui d'Homère et celui de Virgile.
Que vous en semble? voilà du bon goût exem- plaire. Rien n'est capable d'en donner aux poètes
DU B A RT AS.
novateurs déjà sur le retour, comme de voir des rivaux survenants outrer leurs défauts et réussir. Ce n'est qu'en littérature qu'on ne dit pas : Mes petits sont viignons.
Mais ceci répond toutefois à ceux qui n'ont jamais daigné distinguer Du Bartas de Ronsard, et qui continuent de les accoler. Du Bartas, venu le dernier, et le plus en vue à certains égards, a fait payer à toute l'école de son devancier les frais de sa pesanteur et de ses mots forgés; on a im- puté à tous ce qui revenait principalement à lui. Je lui en veux de cette disgrâce. Il a obstrué longtemps le retour de la critique à cette jolie poésie des règnes de Henri II et de Henri III, à cette poésie qui naquit et fleurit sous l'invocation des deux gracieuses princesses, Marguerite de Savoie, l'idéal platonique de Du Bellay, et Mar- guerite de Navarre, aimée plus au sérieux de Des Portes; car c'était bien de celui-ci, et non du pu- ritain, qu'elle était la vraie marraine^.
Quoique la Semaine de Du Bartas n'eût rien de particulièrement calviniste, et que les docteurs de la Faculté de théologie de Paris l'eussent vi- sitée avant l'impression, le parti calviniste s'en empara, la commenta, la traduisit, la répandit et la fit réimprimer à foison par toutes les villes de France et d'Allemagne où la Réforme était maî-
I. Les trois Marguerites du xvi* siècle se pourraient ainsi désigner et distinguer littérairement par les noiDS de leurs poètes, la Marguerite de Marot, la Marguerite de Du Bellay, et la Marguerite de Des Portes.
POESIE AU XVl*^ SIECLE.
tresse; ce poëme en parut comme le trophée. Du Bartas, grâce à cette circonstance, devint peut- être l'exemple, le type le plus curieux, en aucun temps, de la gloire poétique immense en province et à l'étranger.
En moins de quatre ou cinq années, cette Se- maine fat imprimée plus de vingt fois, dit Col- letet, en toutes sortes de marges et de caractères. Le fameux ministre de Genève, Simon Goulart, de Senlis, s'en fit aussitôt le commentateur, comme pour un Lycophron : c'est son travail qui est de- meuré attaché aux éditions ordinaires. Pantaléon Thévenin, de Lorraine, renchérissant sur Goulart, composa d'autres commentaires très-scientifiques publiés en 1584; la Création servait aisément de prétexte à encyclopédie. Dès iS/P? Jean Edouard Du Monin, poëte philosophe, espèce de savant allégorique et burlesque, avait traduit le poëme en vers latins 1. Gabriel de Lerm, en 1583, en donnait une autre traduction latine, et, dans la dédicace adressée à la reine d'Angleterre, il disait de l'auteur original, au milieu d'éloges fabuleux : « Les pilastres et frontispices des boutiques alle- mandes, polaques, espagnoles, se sont enorgueillis
I. Sous ce titre : Joannis Edoardi Du Monin Burgun- dionis Gyani (de Gy en Franche-Comté) Beresiihias (c'est le mot hébreu) sive Mundi Creatio... Ce bizarre Du Monin a dû faire cette traduction en quelques mois, on dit même en cinquante Jours. Henri IV l'appelait, par plaisanterie, le poète des chevau-légers ; on ne pouvait dire la même chose de Du Bartas.
DU BARTAS. 223
de son nom joint avec ces divins héros, Platon, Homère, Virgile... » Le succès de la Semaine re- mettait en mémoire aux savants l'Œuvre des six Jours, poëme grec sur le même sujet , par George Pisides, diacre byzantin du vii^ siècle : Frédéric Morel le traduisit en vers latins ïambi- ques, et le publia à la fin de 1584.. Comme lec- ture analogue, je me permettrai d'indiquer encore une manière de commentaire indirect, qui serait assurément le plus cher aux gens de goiit, l'Ex- plication de l'Ouvrage des six Jours de Duguet : ce sont là-dessus nos Homélies de saint Basile 1.
Cependant, au lieu de prolonger son septième jour et de s'endormir dans sa gloire. Du Bartas profitait du loisir de ces années un peu moins
I. Il semble que le succès chrétien de Du Bartas ait piqué d'honneur les catholiques, et qu'ils aient voulu prouver qu'eux aussi ils avaient nombre de pièces de vers religieuses et morales. J'ai sous les yeux un volume intitulé la Muse chrétienne, ou recueil des poésies chré- tiennes tirées des principaux poètes français, publié à Paris en 1582. L'éditeur dit en son avant-propos qu'il n'a tiré son choix que des œuvres des six premiers et plus excellents pactes que la France ait encore pertes, trois des- quels, ajoute-t-il, sont encore vivants (Ronsard, Baïf et Des Portes), et trois morts (Du Bella}*, Jodelle et Bel- leau); il n'est pas question de Du Bartas, dont la Semaine était pourtant alors en pleine vogue. Preuve encore que le rôle en première ligne ne lui était pas in- contestablement accordé. — En 1588, dans le Diction- naire des rimes de Tabourot, il est cité de pair à la suite des autres : il a pris son rang.
224- POESIE AU XVl'^ SIECLE.
troublées pour aborder sa seconde Semaine, c'est- à-dire VEden et la suite. S'il y avait réussi autant qu'il y visa, ce serait notre Milton, comme Du Bellay, pour une certaine grâce et fraîcheur sa- vante, est un peu notre Spencer, Mais ces com- paraisons pèchent trop et nous font tort.
On lit dans les Mémoires de Du Plessis-Mornay la lettre suivante, qu'il écrivait à Du Bartas, à la veille de celte publication. On y voit bien l'at- tente du parti, l'estime qu'on faisait du poëte à l'égal d'un théologien, et les relations mutuelles de ces dignes hommes. Du Plessis-Mornay avait environ trente-cinq ans à cette date, et Du Bartas quarante.
Du 13 janvier 1584. « Monsieur, Je loue Dieu que vous soyez arrivé à la fin de votre seconde Semaine. C'est un œuvre aussi avidement attendu que l'autre a été joyeusement reçu. De moi je ne fais rien que plaindre ma vie détournée des choses hautes aux basses ; et crains que mon esprit enfiii n'en dégénère, encore qu'en cette espérance je lutte toujours vivement de ma nature contre la nature des affaires dont il faut me mêler 1. Vous verrez ma traduction latine de mon livre De la Vérité, et en jugerez, s'il vous plaît : j'ai des con- ceptions et presque m'en déplais, parce que je ne me vois ni le loisir ni la saison de les éclore.
I. Éternelle plainte de tous les gens de lettres mêlés aux affaires politiques, ce qui ne les empêche pas de faire tout au monde pour y arriver ; et une fois entré, on n'en sort plus.
DU BARTAS. 22$
Faisons état que je suis à tirer une galère pour quelques ans; au sortir de là peut-être aurai-je durci mes nerfs et mes muscles pour quelque exercice plus agréable. Je me sens honoré d'avoir eu quelque place en votre livrée. La perle que j'ai mis en oeuvre m'a acquis ce bien, et non l'œuvre même. C'est le contentement que doivent attendre même les mauvais ouvriers, en maniant une bonne étoffe. Un faux monnoyeur y apporte plus d'art et d'industrie, et toutefois sa monnoie n'a point grand'mise. Je vous prie que je voie des premiers votre Semaine ; car, entre ci et là, les semaines me seront ans, et les jours semaines. Dès que j'aurai reçu quelques exemplaires de ma version, vous les verrez aussi, Monsieur... (Du Mont-de-Marsan.) »
I. Du Bartas le lui avait dit à l'avance : en effet, au second jour de cette seconde Semaine, dans le livre inti- tulé Bahylone, le poëte voit en songe, après Clément Marot, qu'il compare un peu démesurément à un colisée, après Vigenère, qu'il place beaucoup trop près d'Amyot, et enfin après Ronsard l'inévitable, qu'il n'a garde cer- tainement d'omettre, — il voit parmi les gloires de la France le controversiste Mornay :
Cet autre est De Mornay, qui combat l'Athéisme, Le Paganisme vain, l'obstiné Judaïsme, Avec leur propre glaive j et pressé, grave-saint, Ro'idit si bien son style ensemble simple et peint. Que ses vives raisons, de beaux mots empennées. S'enfoncent comme traits dans les âmes bien nées. II. 29
226 POÉSIE AU XV l*" SIÈCLE.
Ainsi le livre De la Vérité chrétienne de Mornay et l'œuvre de Du Bartas allaient de pair dans l'attente et dans l'estime; c'étaient des livres de même ordre, servant la même cause sainte. Et à ce propos, dans les Aventures du Baron de Fœneste, vers la fin, quand D'Auhigné imagine ces burlesques triomphes allégoriques dUmpiélê, d'I- gnorance, de Poltronnerie et de Gueuserie, il figure le chariot d'Ignorance, ayant pour pavé force livres polémiques, à commencer par l'Insti- tution de Calvin, et il ajoute : « De ce rang sont la Semaine de Du Bartas, les livres de Du Moulin et l'histoire de D'Aubigné. »
La seconde Semaine dut paraître dans les pre- miers mois de ï<,^.^. Les critiques autant que les admirateurs étaient à l'affût, et il ne semble pas que le succès fut aussi incontesté cette fois que la première. Rien de plus bizarre en effet et de plus compliqué que l'ordonnance du poëme, s'il mérite ce nom. L'auteur ne publie que deux jours de cette seconde Semaine, division toute symbolique qui commence par Adam (premier jour), qui con- tinue par Noé (second jour), et va ainsi par épo- ques jusqu'à la fin du monde; à quoi il devait ajouter pour couronnement et pour septième jour celui du Sabbat éternel. Les deux premiers jours, les seuls que donne d'abord l'auteur, se subdivi- sent eux-mêmes en quatre parties chacun : je fais grâce des titres ; on se perd dans ces comparti- ments. C'eiit été la Bible tout entière paraphra- sée; il aurait fini par l'Apocalypse. On retrouva après sa mort des portions inédites, et on publia-
DU BARTAS. 227
successivement ces suites de Du Bartas, qu'il est même assez difficile de se procurer complètes. Rien n'est moins à regretter. Le dernier morceau, et qui a pour titre la Décadence, va jusqu'à la prise de Jérusalem sous Sédccias , et forme la quatrième Partie du quatrième Jour de la se- conde Semaine: tirez-vous de la supputation, si vous pouvez.
Du Bartas, en se fourvoyant de la sorte, don- nait sa mesure et sa limite comme poëte. Il se flattait de faire une grande composition non-seu- lement épique ou héroïque, mais, comme il disait, en partie panégyrique , en partie prophétique, en partie didascalique : il ne faisait qu'une grosse compilation rimée. Ronsard , qui ne mourut qu'en 1585, et qui vécut assez pour en avoir connaissance, dut se sentir rassuré. Sans doute il était facile, et il le serait encore, de détacher d'assez beaux fragments de cette Babel dispropor- tionnée. La fameuse description du cheval semble faire assaut à celle de Job, et faire appel à celle de M. de Buffon. Pourtant, le plus sûr avec Du Bartas est de se rabattre à des rapprochements moins ambitieux, et de ne lui opposer par mo- ments que Racine fils dans le poëme de la Reli- gion, ou Delille dans les Trois Règnes. Comme ce dernier, mais avec plus de chaleur de cœur, il a été le poëte d'un parti ; comme lui aussi, mais avec plus de sérieux, il a visé à rimer tous les arts et toutes les sciences. Au xv!*-' siècle comme au xvjii% l'Encyclopédie était la marotte ; on retrouve le mot et la chose en Du Bartas. Regret-
rOKSIE AU XV l" 5IKCLE.
tant le concert heureux qui précédait la confusion des langues, il dit :
Et, montant d'art en art,
Nous parvenions bientôt au sommet du rempart, Où l'Encyclopédie en signe de victoire Couronne ses mignoyis d'une éternelle gloire^.
Les critiques qui accueillirent la seconde Se- maine furent assez vives d'abord pour que Du Bartas jugeât à propos d'y répondre. On a de lui un Brief Advertissement imprimé à Paris dans l'an- née même (décembre 1584) : le libraire L'Huillier prend sur lui de le publier, dit-il, bien que Fauteur n'ait songé qu'à écrire à un ami. Du Bartas cher- che à se justifier en premier lieu sur le titre et l'ar- gument de son œuvre; il s'appuie et renvoie pour autorité au dernier chapitre de la Cité de Dieu de saint Augustin, d'où il a pris cette idée de jour- nées mystiques et de semaines prophétiques.
I. Dans le livre intitulé Bahyhne. — Cette idée à^En- cyclopédie se rattachait si naturellement à l'œuvre de Du Bartas et aux commentaires qu'on en avait faits, qu'au nombre des traductions assez nombreuses publiées à son sujet en Angleterre et dont je parlerai, je note celle-ci : A learned Suinmary npon the famous Poem of William of Salust lord of Bartas, ivherein are discovered ail the excel- lent secrets in metaphistcal, phis'ical, moral and historical hiouiledge (Londres, 1621); le tout pour rafraîchir, est- il dit, la mémoire des savants, et pour aider à abréger les études des jeunes gentilshommes : un vrai manuel pour le baccalauréat du temps.
DU BARTAS. 229
Quant à la disproportion des parties et à l'énor- mité des dimensions oîi cela l'entraîne, il oppose qu'on ne voit encore que le frontispice du palais, et qu'on ne peut juger de l'ensemble : « Qui vous eiît montré la tête du grand Colosse de Rhodes séparée du corps, n'eussiez-vous pas dit qu'elle étoit épouvantable, monstrueuse et démesurée? » — (( Mais quoi! eiit pu lui répliquer un plaisant, son voisin Montaigne ou tout autre, quoi ! ce n'est là que la tête que nous voyons; que sera-ce donc quand viendront les épaules, la poitrine de cet Hercule et tous ses membres? » — Mais c'est surtout en ce qu'il allègue pour la défense de son élocution que l'honnête poëte nous intéresse : « La grandeur de mon sujet, dit-il, désire une diction magnifique, une phrase haut levée, un vers qui marche d'un pas grave et plein de majesté; non errené {éremté), lâche, efféminé, et qui coule las- civement, ainsi qu'un vaudeville ou une chanson- nette amoureuse. » Ne sent-on pas le petit coup donné en passant à l'école de Des Portes? Et arri- vant aux critiques de détail qu'on lui avait faites, il indique ces vers tirés de la description du che- val; il s'agit d'exprimer le galop :
Le champ plat bat, abat, détrappe, grappe, attrappe Le vent qui va devant
On avait trouvé cela ridiculei. « Mais, ô bon Dieu! s'écrie le poëte, ne voient-ils pas que je les
I. J'ai cité ailleurs tout en entier ce morceau du che- val, et ce qu'en raconte Gabriel Naudé, que Du Bartas
SjÔ POESIE AU XVl^ SIÈCLE.
ai faits ainsi de propos délibéré, et que ce sont des hypotyposes ? » Et il continue de se défendre, comme il peut, sur l'affectation des mots nouveaux, sur l'abus des épithètes composées : « Je ne suis point de l'opinion de ceux qui estiment que notre langue soit, il y a déjà vingt ans, parvenue au comble de sa perfection; ains, au contraire, je
s'enfermait quelquefois dans une chambre, se mettait, dit-on, à quatre pattes, et soufflait, gambadait, galopait, pour être plus plein de son sujet ; en un mot, il ne réci- tait pas sa description, il la jouait. Si l'anecdote n'est pas vraie, elle mérite de l'être. Tout ce procédé ou ce manège part d'une fausse vue de l'imitation poétique, qui ne doit être ni une singerie, ni un langage de per- roquet. C'est encore ce malheureux travers de poésie imitative qui a fait dire à Du Bartas, en parlant de l'alouette et de son gazouillement :
La gentille Alouette avec son tire-lire Tire l'ire aux fâchés ; et d'une tire tire Vers le pôle brillant
Ou rougit de ces billevesées du talent. Au reste, pour revenir au galop du cheval, le vers de Virgile : Quadrii-
pedanie putrem , a porté malheur à ceux qui s'en sont
souvenus. Le singulier personnage. Des Marets de Saint- Sorlin, qui a voulu, en son temps, restaurer aussi la poésie chrétienne, et qui, avec son poëme héroïque de Clovis, est, plus qu'il ne s'en doute, de la postérité de Du Bartas, a cru faire merveille d'exprimer en ces termes le galop de la princesse Yoland et de ses deux compagnes :
Elle part aussitôt, le cheval talonnant,
Qui du fer, pas à pas, lai h champ resonnant :
DU BARTAS 2JI
crois qu'elle ne fait que sortir presque de son en- fance. » Il a donc tâché de parer, par voie d'em- prunt ou de fabrication, à la disette*; il paraît s'applaudir beaucoup d'avoir aiguise la significa- tion de certains mots et représenté la chose plus au vif, en répétant la première syllabe, par exem- ple : pé-pétiller, ba-battre, au lieu de pétiller
Les deux autres sutvans en ardeur le secondent : Les échos des vallons en cadence répondent.
Des Marests (dans sa Comparaison de la Langue et de la Poésie françoîse avec la grecque et la lal'ne') préfère de beaucoup ces quatre vers de lui au vers unique de Vir- gile ; il blâme les mots quadrupedante putrem comme for- cés et faux ; il traduit putrem par pourri, au lieu de pou- dreux ; dans sa propre version au contraire, il trouve, dit-il, tout ensemble et le ion son et le Ion sens. Il est joli, le bon son !
I. Ceci va directement contre la prétention de l'école de Ronsard; l'un des jeunes adeptes, Jacques Tahureau, dans le premier feu de l'enthousiasme , s'était écrié :
« Jamais langue n'exprima mieux les conceptions
de l'esprit que fait la nôtre; jamais langue n'eut les termes plus propres que nous en avons en françois, et dirai davantage que jamais la langtie grecque ni latine ne furent si riches ni si abondantes en mots qu'est la nôtre, ce qui se pourroit prouver par dix mille choses inventées... » (Oraison de Jacques Tahureau au Roi (Henri II) sur la grandeur de son Règne et l'excellence de la Langue française, Paris, 1555). Sans s'exprimer si merveilleusement que leur jeune ami, qui ne voyait au début par toute la France qu'îote infinité d'Honiéres, de Virgiles et de Ménandres, les poètes de la Pléiade étaient intéressés à être d'un avis si flatteur.
2]2 POESIE AtJ XV l" SIÈCLE.
tout simplement, et de battre. Ce sont des mots à entrechats. Ainsi encore le Jlo-Jlottant Nérée, au lieu de flottant ; et dans son épisode très-admiré d'Arion , au moment où celui-ci tombe à la mer :
// gagne du dauphin la ba-branlante échine^ \
Quant à la composition des épithètes, l'auteur in- voque l'exemple de la langue grecque et de l'alle- mande : «Ah! s'écrie-t-il, que les Italiens, qui plaident avec nous le prix de l'éloquence, vou- droient que notre langue se passât de ce riche parement duquel la leur ne se peut accommoder avec grâce. Quoi! voulons-nous céder aux AUe- mands^r... Mais, il les faut, diras-tu, semer (ces
1, Toujours une fausse induction tirée de la langue grecque, où ce genre de redoublement de la première syllabe est fréquent en poésie et donne à certains mots plus de force. On peut citer au XXIIe chant de VIliade (vers 221) le Tio— rfoxu7,iv^o';j.evo;. — Opposons ici, comme antidote, le conseil de Montaigne : « Le manie- ment et employte des beaux esprits donne pri-x. à la langue, non pas l'innovant tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l'estirant et ployant : ils n'y apportent point de mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy apprennent des mouvements inaccoustu- més, mais prudemment et ingénieusement, (Livre III, chap. V), » — Ce conseil de l'aimable Gascon renferme la critique la plus précise de son moins prudent voisin et compatriote.
2. Cette tendance de Du Bartas vers l'Allemagne par opposition à l'Italie est curieuse ; l'Allemagne le lui a payé en admiration et en long souvenir.
DU BARTAS. 233
mots) avec la main, non avec le sac ou la cor- beille. Je confessa qu'en ma première Semaine ils sont fort épais, et que bien souvent on en lit sept ou huit à la fiie.,. » Après ces aveux candides, Je n'ai guère rien à ajouter. Ainsi, de son temps, on doit en être maintenant convaincu, toutes les criti- ques à peu près lui furent faites. Du Perron et bien d'autres avaient dit de lui ce que nous di- rions. Ceci montre qu'il faut être très-circonspect avant d'accuser tous les contemporains de duperie à propos de quelque renommée usurpée ou sur- faite. Seulement il arrive qu'il se rédige par écrit une sorte d'histoire littéraire fardée, qu'il se trans- met des apparences de réputations officielles et factices. On croit de loin que tous les contempo- rains y étaient pris, et ce n'est pas. Je commence à le craindre, les vivants (je parle de ceux qui comptent) n'ont guère jamais été complètement dupes les uns des autres. Ceux même qui contri- bueront peut-être, forcés par les égards, par les convenances, à accréditer le plus une gloire écrite, faisaient, en causant, bien des fines critiques. C'est pour nous un léger travail de palimp- sestes de retrouver sous ce qu'ils ont dit ce qu'ils pensaient 1.
T. Ainsi encore pour Amyot, dont on a reparlé récem- ment. M. Ampère, bon juge, a cru pouvoir lui contester plusieurs points de sa renommée par des raisons sérieu- ses et qui seraient souveraines si Amyot n'était pas avant tout aimable, et si cette amabilité de l'écrivain ne devait pas prévaloir finalement. Eh bien, dans le temps même, tout cela s'est dit à peu près pour et contre n. 30
2J4. POESIE AU XVI® SIECLE.
La renommée de Du Bartas, à la prendre en gros, ne cessa point pourtant de croître. Il y eut également émulation de commentateurs pour son second ouvrage. Simon Goulart continua. Je trouve de plus que l'Eden, c'est-à-dire le premier livre seulement du second jour, parut avec com- mentaires et annotations contenant plusieurs descriptions et déductions d'arbres, arbustes, plantes et herbes (Lyon, 1594); l'auteur, Claude Duret, Bourbonnois, n'est probablement pas autre que l'anonyme mentionné par Colletet. Il y eut aussi des traductions latines^; enfin, tout le train prolongé d'une gloire de poète et de rabbin.
La guerre de la Ligue éclata; Du Bartas fut arraché aux lettres, à la paix qu'il aimait vérita- blement, et à ce manoir champêtre qu'il avait sin- cèrement cha::té :
Amyot. On lui a contesté l'exactitude du sens, on lui a reproché la mollesse des tours. Brantôme rapporte divers bruits que faisaient courir les envieux (voir Mélanges de Vigneul-Marville, tome II). Montaigne, dans son /oKrwa/ de Voyage en Italie, raconte une intéressante conversation qui eut lieu à Rome à la table de l'ambassadeur de France, et où il essaya de tenir tête pour Am3'ot à Muret et autres savants qui n'étaient pas de son avis à beaucoup près sur la traduction de Plutarque. Mais Amyot s'est tiré de ces chicanes comme il se tirera des nôtres : il a la grâce.
I. En voici une : Domini Guillelmi Sallustii Bartasîi Hehdomas secunda, a Samuele Beiiedido (Samuel Benoît) lalinilale donata (Lyon, 1609, et non p.is 1619, comme on le lit fautivement au titre ; le privilège du roi est de 1609).
DO BARTAS. 23$
Puîssé-je, ô Tout-Puissant! inconnu des grands Rois, Mes solitaires ans achever par les bois! Mon étang soit ma mer, mon bosquet mon Ardène, La Gimone mon Nil, le Sarrampin ma Seine, Mes chantres et mes luths les mignards oiselets. Mon cher Bar tas mon Louvre, et ma Cour mes valets! ^
Il dut servir les rois et les approcher. Il paraît qu'il fut fort employé par Henri IV en diverses ambassades; sa grande illustration littéraire à l'étranger devenait une heureuse condition pour ces rôles de diplomatie. Il fut peut-être au nom- bre des envoyés que le roi de Navarre dépêcha en Allemagne, en is8(î, pour hâter la marche des secours qui lui étaient promis, et pour dissi- per les bruits de trêve qu'on avait fait courir. Goujet dit qu'il alla jusqu'en Danemark. Ce qui est certain, c'est qu'il figura en Ecosse à la cour de Jacques VI ; ce prince théologien et poëîe reçut le chantre biblique avec toute sorte de distinction, et le voulut même retenir. Il paraît qu'il poussa la galanterie envers son hôte jusqu'à traduire en anglais quelque chose de la seconde Semaine, et Du Bartas le lui rendit en traduisant à son tour en français le cantique du roi sur la bataille de Lépante. Ronsard, docte et galant, avait été le poète de Marie Stuart; Du Bartas se trouva tout naturellement celui de Jacques, comme il l'était du Navarrais; un poëte loyal, généreux et assez pé- dante
1. Première Semaine, fin du troisième jour.
2. Au nombre des traductions en vers latins de la pre^
23^ POÉSIE AU XVI^ 8IÈCI-E.
Il n'y avait pas longtemps qu'il était de retour de sa mission d'Ecosse lorsque De Thou, voya- geant dans le Midi, le visita (1589). C'est en quittant Montaigne, qu'il était allé chercher en son château de Montaigne en Périgord, que l'illustre historien, avec ceux de ses amis qui l'accompa- gnaient, s'en vint par Bergerac à Monfort, dans l'Armagnac, où séjournait notre auteur. Ecoutons ce qu'il en dit en ses Mémoires : « Guillaume Du Barîas , encore fort jeune {il avait quarante- cinq ans), et auteur des deux Semaines, les y vint trouver en armes avec ses vassaux, et leur offrit ses services. Il étoit surprenant qu'à son âge {il seinble vraiment qu'il sortit de Venfaiice) et dans son pays, sans autre secours que celui de la nature..., il eût composé un si bel ouvrage. Aussi il souhaitoit avec passion de voir la fin de nos guerres civiles pour le corriger, et pour venir à Paris le faire réimprimer, principalement sa pre- viière Semaine, qui avoit été reçue avec tant d'applaudissement!. Ce fut ce qu'il confirma plu- sieurs fois à De Thou pendant les trois jours qu'il les accompagna; ce qu'on remarque exprès, afin que les critiques, comme il s'en trouve toujours, sachent qu'il n'ignoroit pas qu'il y eût des fautes
ndcre Semaine, je relève celle-ci, publiée à Edimbourg en 1600, par un Flamand, et dédiée au roi d'Ecosse, à qui en cela on savait bien complaire : Hadriani Dammanis a Byslervelil de Fair-Hill Bartasias. Ce Bysterveldt, d'abord député belge, était devenu professeur en Ecosse.
I. Ceci dénote incidemment (\\XQ\a. seconde avait moins réussi.
il
DU BARTAS. 237
dans son poëme, mais qu'il étoit dans le dessein de les corriger par l'avis de ses amis. Sa mort ne lui permit ni de voir la fin de nos malheureuses guerres, ni de mettre la dernière main à ce mer- veilleux ouvrage. »
Je tire de ces paroles de De Thou la confirma- tion de plusieurs de nos inductions précédentes. On voit combien ce judicieux ami tient à l'excuser, mais il en sent le besoin à quelques égards; il est sur la défensive. Du Bartas lui-même, qui lui ex- prima plusieurs fois son regret durant ces trois jours, savait où était le côté faible, le côté pro- vincial et le plus attaqué de son œuvre ; dans sa candeur, il ne craignait pas de le laisser voir; ce qui lui avait manqué, même de son temps, c'était Paris.
De Thou, au livre XCIX de son Histoire, à l'année 1590, époque de la mort de Du Bartas, revient avec détail sur lui, et complète son éloge, en réitérant toutefois les mêmes excuses : u ... Il mérita, dit-il, d'être regardé par bien des gens com.me tenant en ce genre la première place après Ronsard. Je sais que quelques critiques trouvent son style trop figuré, ampoulé et rempli de gascon- nades (Stylum ejus tanquam nimis crebro Jigu- ratum, tuniidum et vasconice ampullatum, critici quidam reprehendunt). Pour moi qui ai connu sa candeur, et qui l'ai souvent entretenu familiè- rement, tandis que, du temps des guerres civiles, je voyageois en Guyenne avec lui, je puis affirmer que je n'ai jamais rien remarqué de semblable dans ses manières. » Ainsi, par une sorte de con-
ajo rOESiEAu xvr
tradiction qui n'est pas rare, ce poète, peu simple dans ses vers, redevenait très-naturel dans la vie. Il avait des goûts purs, honnêtes, débonnaires ; je l'ai comparé ailleurs à l'auteur de la Pétréide, à Thomas. Bon père de famille, resté veuf avec deux garçons, il trouve moyen de nous informer de ses affaires et de ses embarras de ménage en quelque prologue de sa seconde Semaitie, entre son Adam et son Noé. Ce fameux capitaine Du Bartas, avec sa sainte muse en bottes à l'écuyère, était de près bonhomme, sans éperons, sans pa- nache, et tout à fait modeste.
Il mourut un an après la visite de De Thou : (( Comme il servoit actuellement, continue celui-ci, à la tête d'une cornette de cavalerie, sous le ma- réchal de Matignon, gouverneur de la province, les chaleurs, les fatigues de la guerre, et outre cela quelques blessures qui n'avoient pas été bien pansées, l'enlevèrent à la fleur de son âge, au mois de juillet (1590), âgé de quarante-six ans. » C'était mourir plus jeune que Thomas, et envi- ron à l'âge de Schiller. Il avait eu le temps du moins, homme de cœur, de voir les premiers succès d'Henri IV, roi de France, et de célébrer la victoire d'Ivry, remportée en mars; il en a laissé un Cantique qui est son chant de cygne. La description qu'il donne de la bataille offre assez de détails précis pour compter et faire foi parmi les récits historiques. Un des continuateurs de Jean de Millier, M. Vulliemin, en son Histoire de la Confédération suisse , s'appuie de l'autorité de Du Bartas pour établir la belle conduite des
DO BARTAS. 239
régiments helvétiques dans le combat. Palma Cayet le cite également pour assigner à Henri IV et à son armée leur vraie couleur :
Bravache, il ne se pare
D'un clinquant enrichi de inainte perle rare; Il s'arme tout à cru, et le fer seulement De sa forte valeur est le riche ornement. Son berceau fut de fer; sous le fer il colonne Son menton généreux; sous le fer il grisonne, Et par le fer tranchant il reconqueste encor Les sceptres, les bandeaux, et les perles et l'or^.
Du Bartas n'a garde non plus d'oublier le pana- che blanc qui ombrage la salade du roi ; mais
I. Petitot, dans son édition de Palma Cayet, rappelle à ce sujet les beaux vers où Voltaire, décrivant la bataille de Coutras, semble s'être inspiré de ces souve- nirs du chantre d'Ivry :
Accoutumés au sang et couverts de blessures. Leur fer et leurs mousquets composaient leurs parures. Comme eux vêtu sans pompe, armé de fer comme eux. Je conduisais aux coups leurs escadrons poudreux...
Mais l'usage redoublé que Du Bartas fait du mot fer oblige surtout de se souvenir de ce passage de la Chro- nique de Saint-Gall, qu'il n'avait certainement pas lue. C'est au moment où Charlemagne et son armée dé- bouchent sous les murs de Pavie : « .... L'empereur s'approchant un peu davantage, le jour devint plus noir que la nuit. Alors parut Charlemagne lui-même, tout de fer, avec un casque de fer et des bracelets de fer. Une cuirasse de fer protégeait sa poitrine de fer et ses
2^0 POESIE AU XVl^ SIECLE.
cette salade manque, par malheur, son effet, et l'accent détonne. Asse2 de détails. Qu'il nous suflBse, en tout ceci, d'achever de bien définir le rôle et la destinée du poëte : Du Bartas est le re- présentant du mouvement religieux calviniste et monarchique, comme Ronsard avait été celui de la renaissance païenne, comme Malherbe fut celui du régime d'ordre et de restauration. Ronsard représentait la poésie en cour sous les Valois; Du Bartas la représenta en province, sous Henri de Navarre aspirant au trône et guerroyant, en ces années où le Béarnais arpentait son royaume et lisait, disait-on, plus de bottes que de souliers, Malherbe arrive après la paix faite et après la messe entendue : c'est le poëte d'Henri IV installé en sa bonne ville de Paris et sur son pont Neuf.
Entre Malherbe et Du Bartas, il y a le succès de la Satyre Ménippée, c'est-à-dire l'oeuvre de ces bons citoyens, bourgeois de Paris, royalistes et assez peu dévots. Si Du Bartas avait vécu, il se serait trouvé comme un poëte de l'émigration, c'est-à-dire dépassé et primé par les derniers venus et par ceux du dedans.
Ce fut le cas de D'Aubigné qui, longtemps
épaules; sa main gauche tenoit une lance de fer... Son visage intrépide jetait l'éclat du fer... » CVoir tout le passage traduit dans VHisioire littéraire de M. Ampère, tome III, livre m, chap. 8.) Les mêmes situations ont produit les mêmes images : rien ne se ressemble comme les batailles.
DU BARTAS. 241
grondeur en son Poitou, finit par aller porter à Genève ses haines et ses rancunes, et dont les œuvres poétiques et autres éclatèrent tardivement au lendemain de la mort d'Henri IV, comme des représailles plus ou moins piquantes, mais déjà surannées.
Des Portes était trop vieux, et il avait été trop récemment compromis dans la Ligue, pour re- trouver à la nouvelle cour le crédit dont il avait Joui sous Henri III; mais Bertaut, plus jeune, surtout plus prudent, se trouva précisément en mesure pour profiter avec honneur des dernières années de répit que Malherbe accordait à l'an- cienne école. Bertaut, sage, tiède, élégant, me semble le modèle des poètes ralliés; et il a une certaine teinte monarchique et relirieuse qui en fait un parfait ornement de restauration. Il sem- ble qu'à voir de loin la plume calviniste de Du Bartas se consacrer aux choses morales et saintes, Bertaut se snit dit de bonne heure qu'il était peu séant à des abbés catholiques de rester si profanes, et qu'il ait travaillé dès lors à ranger doucement sa muse au pas de la conversion nouvelle. Du Bartas a bien pu avoir cette action indirecte sur lui.
Mais, chose remarquable! on ne voit pas que, durant les dernières années du règne d'Henri IV, l'influence et l'autorité de Du Bartas soient le moins du monde présentes au centre. Cette espèce de démembremert, ou d'embranchement imprévu qu'il avait fait à l'école de Ronsard, n'a guère de suite; il peut encore partager les provinces, mais lî. ^i
24^2 POESIE AU XVI*^ SIECLE.
la cour et le Louvre continuent de lui échapper. Malherbe , qui rudoie Des Portes , qui bifte Ronsard et se chamaille avec Régnier, peut né- gliger Du Bartas; il ne le trouve pas sur son chemin.
Si, à l'intérieur et à y regarder de près, la gloire de Du Bartas véritablement diminue et ne s'enregistre pas définitivement, une certaine somme bruyante et imposante de renom continue toujours. Je crois pouvoir noter sur une triple ligne l'espèce de postérité qui se rattache à lui. i" Poëte scien- tifique et théologique, il trouve des sectateurs ou des contradicteurs; un écrivain bizarre, Christophe de Gamon, publie, en 1609, sa Semaine ou Créa- tion du monde contre celle du sieur Du Bartas; au milieu de beaucoup de marques d'estime, il relève son prédécesseur sur divers points de cos- mogonie ou de théologie. Il se pique même d'être plus exact que lui en physique, en histoire na- turelle. En vient-il, par exemple, à cette célèbre description du Phénix, dont la mort et la résur- rection, selon Du Bartas,
Nous montrent qu'il nous faut et de corps et d'esprit Mourir tous en Adam, pour puis renaître en Christ ;
Gamon la reprend en sous-œuvre et en réfute en trois points toutes les bourdes, comme il dit très- élégamment ï. Mais un ami de Guillaum.e Colletet,
I. Ce Gamon a fait peut-être les vers les plus ridicules qu'on ait écrits en franfais; j'en cite (d'après Collçtet)
DU BARTAS. 24^
Alexandre de Rivière, conseiller au parlement de Rennes, examine à son tour quelques opinions de Gamon, et les réfute en vers également, dans son Zodiaque poétique et philosophique de la Vie humaine (1619). C'est une triste et bien lourde postérité pour un poëte que cette suite pédantes- que et presque cabalistique qu'il traîne après lui. 2" Chantre moral et chrétien, Du Bartas contribue à provoquer, à mettre en honneur le genre des paraphrases bibliques et des poèmes sacrés : ainsi on rencontre Chassignet de Besançon, qui para- phrase les dou^e petits Prophètes en vers fran- çais (i6oi)i; plus tard onaCodeau, D'Andilly, et
cet échantillon, tiré de son Prinlenips qui parut eu 1600, dans ses premiers Essais poétiques :
La nymphèle Prinlièue, en ce temps penuquel,
Muguelle par les fleurs Priape aiim-boiiquel.
Qui, pour multiplier, libéral, recommence
Aux jardins ménagers d'impartir sa clémence;
Aussi, qui çà, qui là, les courbes jardiniers
Vont semant les choux blancs, les humides pourpiers...
C'est de l'argot. Il n'y a plus, après cela, que les Petites- Maisons.
I. Balthasar Grangier, le traducteur de Dante, avec annotations et commentaires (1596), se pourrait égale- ment ranger ici sous Du Bartas : son travail appartient à cette poésie pleine de gravité, religieuse et docte, dif- ficile et abstruse, encyclopédique enfin, qui n'est pas (c'est Grangier lui-même qui le dit) de celles que Platon comparait aux parterres et jardins mignards du bel Adonis. Cette traduction de Dante, à ne voir que sa physiono-
244 POÉSIE AU XVl'^ SIÈCLE.
les poëmes épiques sacrés à la Des Marets. Je louerais très-volontiers Du Bartas de cette influence morale, si cela faisait quelque chose à la poésie. On a dit que l'enfer est pavé de bonnes inten- tions; je ne sais trop ce qui en est pour l'enfer, et le mot me parait dur; car, moralement, les bonnes intentions méritent peut-être d'être comptées; ce qui est plus sûr du moins, l'enfer des mauvais poètes, le temple du mauvais goût reste ainsi pavé. 3° C'est surtout à titre littéraire et pour le goût que je crois saisir une famille très-réelle de Du Bartas, et qui, bien qu'elle ne Pavoue pas toujours, relève de lui plus que d'aucun parmi les précé- dents. Si à Bertaut se rapportent plutôt les affa- dis, à Du Bartas reviennent de droit les ampoulés. Il est bien le père ou le grand-père de cette mau- vaise liguée de poètes plus ou moins gascons et pesants, tant moqués par Boileau, Des .Marets déjà cité et son Clovis, Saint-Amant et son Moyse, Scudery et son Alaric, Cliapelain et sa Pticelle, Brebeuf et sa Pharsale aux provinces si chère; le plus tolérablement estimable serait encore le Père Le Moyne avec son Saint Louis. Boileau a fait justice de tous sans aller jusqu'à Du Bartas, qu'il n'apercevait plus directement et qui était dès longtemps de côté. Sorel, Colletet, eux-mêmes, ces critiques retardataires, louent surtout l'auteur de la Semaine pour la gravité de son sujet; et ce
mie et la forme du commentaire, parait taillée sur le patron de la 'Simaine. Elle est en style dur et presque ferré, dit Colletet.
DU BARTAS. 24.5
n'est qu'avec une certaine réserve qu'ils parlent de la vigueur de ses vers. La grande édition in-folio de Du Bartas , en 161 1 , peut être considérée comme son vrai tombeau 1.
Au dehors il n'en fut pas ainsi; sa renommée faisait son chemin ou même continuait de grandir. Les plus honorables fortunes lui arrivaient. Tra- duit en vers italiens {versi sciolti) par Ferrante Guisone en 1592, il suggérait cette année même au Tasse l'idée du poëme des Sept Journées que le noble infortuné commençait à Naples et tra- vaillait encore à Rome dans les derniers temps de sa vie. Les œuvres complètes de Du Bartas pa- raissaient à Londres, en 1621, traduites en vers anglais par Josué Sylvester. Quelques années plus tard, William L'Isle publiait, traduits de nouveau eu vers, quatre livres de la seconde Semaine ; il avait choisi ceux qui célèbrent, par anticipation, l'Angleterre et le règne d'Elisabeth, Bacon, Morus, Sydney, et aussi les grandeurs de la France. C'était, de la part du traducteur, une manière de galanterie de circonstance pour l'union de Ma- dame Henriette et de Charles l'^'" et pour l'al- liance des deux nations. On peut donc à peu près affirmer, d'après ces antécédents, que Du Bartas fut lu de Milton, comme il l'avait été du Tasse. M. Marmicr l'a trouvé traduit ou imité en da-
I. On eu découvrirait bien encore des éditions posté- rieures ; il m'en passe laiie entre les mains, de Rouen, 1623, mais mauvaise et sans les commentaires. — On m'en montre une, toute petite, de Genève, 1632.
2^6 POÉSIE AU XVl" SIÈCLE.
nois par Arreboe, qui florissait au commence- ment du XVII* siècle, et en suédois par Spegel, vers le même temps où Rosenhane imitait Ron- sard. La gloire à l'étranger est un écho qui sou- vent retarde. Du Bartas, déjà oublié et éliminé en France, faisait ainsi !e tour de l'Europe, et pour- suivait, renouvelait en quelque sorte ses succès de province. On retrous'e encore aujourd'hui sa réputation assez fraîchement conservée là-bas, comme ces éléphants du Midi échoués on ne sait comment et conserves dans les neiges du Nord. Mais la parole proférée par Goethe sur lui et sur ses mérites, si inexacte même qu'elle puisse sem- bler, est bien certainement son dernier coup de fortune, le dernier reflet inattendu après que le soleil est couché, et comme sa suprême gloire. N'y a-t-il pas, dites-moi, dans toute cette desti- née d'un poëte qui fut si célèbre, un utile ensei- gnement de goût et une profonde leçon d'humi- lité?
Février 1842.
1%"
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PHILIPPE DES PORTES.
E n'ai pas fini avec ces poètes du xvi" siècle ; plus on considère un sujet, pour peu qu'il ait quelque valeur, et plus on y découvre une diversité de points de vue et de res- sources; bie:i loin de s'épuiser, il se féconde. J'ai montré en Du Bartas le plus grand exemple peut- être de la célébrité viagère ou même posthume, hors du centre et à l'étranger; je montrerai au- jourd'hui en Des Portes le plus grand exemple de la fortune et de la condition, même politique, d'un poëte à la cour.
On a bsaucoup écrit de Des Portes, et j'en ai souvent parlé moi-même : je tâcherai ici de ne pas me répéter et de ne pas trop copier les autres, du moins les récents. Mais il m'a semblé curieux de le traiter à part, sous un certain aspect. On a bientôt dit qu'il avait dix mille écus de bénéfices et que c'était le mieux rente des beaux esprits de son temps; mais rien ne saurait rendre l'idée exacte de cette grande existence, si on n'en ras-
24.8 POESIE AU XV!*^ SIECLE.
semble tous les détails et si on ne la déroule dans son entier.
Philippe Des Portes naquit à Chartres, en 1546, de Philippe Des Portes, bourgeois de cette ville, et de Marie Edeline. Dreux du Radier, dans un intéressant article que je citerai souvent *, s'attache fort à prouver que Des Portes ne fut pas enfant naturel comme les savants auteurs du Gallia christiana l'avaient dit en un endroit par mégarde (tome VIII, p. 1268), et comme le furent très-honorablement d'ailleurs, en leur temps, Baïf et Mellin de Saint-Gelais. Il démontre la légitimité de naissance du poëte avec un grand surcroît de preuves et en lui rendant tout le cor- tège nombreux de sa parenté authentique. Thibaut Des Portes, sieur de Bevilliers, grand audiencier de France, était son frère et devint son héritier. Mathurin Régnier était son neveu avéré du côté maternel, et il ressemblait à son oncle, dit-on, non-seulement d'esprit, mais aussi de visage. Dans une aissez belle élégie latine de Nicolas Rapin, ovi celui-ci contemple en songe et nous représente les funérailles idéales de Des Portes, on voit ce frère et ce neveu menant le deuil et fondant en larmes à la tête des proches qui suivent à pas lents :
I. Il faut l'aller chercher dans h Conservateur, ou Collection de morceaux rares... (septembre 1757). Il vient un moment où ces morceaux enterrés ainsi en d'anciens recueils sont presque introuvables.
PHILIPPE DES PORTES. 24.9
Tiim procedebant agJiati et sanguine juncti.
Il n'y a rien en tout cela qui sente le bâtard. Des Portes en eut, mais il ne l'était pas^.
Tallemant des Réaux, dans un autre curieux article [Historiettes, tome i), et qu'il faut croiser avec celui de Du Radier, donne quelques détails, trop peu certains, sur les premières années et les aventures du jeune Philippe. D'abord clerc de procureur, puis secrétaire d'évêque, il va de Paris en Avignon, il voyage en Italie : il rapporta de ce pays, à coup siàr, toute sorte de butin poétique et de matière à imitations gracieuses . On l'aper- çoit en pied à la cour de France vers 1570; il débute, il est amoureux et célèbre ses martyres avec une douceur qui paraît nouvelle, même après tant d'amours de Du Bellay, de Ronsard et de Baïf. Ces deux derniers, vivants et régnants, l'ac- cueillent et le célèbrent à leur tour dans des pièces de vers pleines de louanges. Des Portes n'a
I. Drevix du Radier, au moment où il redresse l'inad- vertance des atiteurs du Gallia christiava, en a commis lui-même une assez piquante et singulière. Dans l'élégie latine de Rapin, le frère de Des' Portes est ainsi désigné :
Frimas Un f rater letjfe Beuterius ihat...
Du Radier découvre là un second frère de Des Porte;, qu'il appelle M. de Beutière, Mais Niceron et Goujet disent positivement que Des Portes n'eut qu'un frère unique, M, de Bevilliers; et si en effet, au lieu de Beute- rius, on lit Beulerîus, on trouve ce Bevilliers en per- sonne. Une faute d'impression avait déguisé l'identité.
32
a50 roÉsiK au xvi'' siècle.
que vingt-cinq ans, et déjà son heureuse étoile a chassi tous les nuages. Sa fortune marche devant, il n'a plus qu'à la suivre.
La situation n'avait Jamais été meilleure en haut lieu pour les poètes ; Charles IX régnait, et il portait dans la protection des arts, dans le goût des vers en particulier, cette mcMne impétuosité qu'il mettait à tout. L'habitude des poètes est de se plaindre des choses, et il n'est que trop vrai que de tout temps plusieurs, et des plus dignes, ont encouru d'amcres rigueurs de la destinée. Pourtant l'âge des Mécènes ou de ceux qui y visent ne se trouve pas non plus si rare qu'on voudrait bien le dire, et, à prendre le.s diverses époques de notre histoire, les règnes favorables aux lettres et aux rimeurs n'ont pas manqué. Sans remonter beaucoup plus haut que le moment où nous sommes, il y avait eu de belles fortunes lit- téraires à la cour : le renom d'Alain Chartier ré- sonnait encore; les abbayes et les prélatures de Mellin de Saint-Gelais et de Hugues Salel étaient d'hier, et le bon Amyot cumulait toutes sortes d'honneurs à son corps défendant. Je crois pour- tant qu'il faut distinguer entre la première faveur dont François I*^*" environna les poètes et savants, et celle dont ses successeurs continuèrent de les couvrir : celle-ci fut, à certains égards, beaucoup moins importante pour l'objet, mais, pour l'effet, beaucoup plus réelle et plus libérale que l'autre. François F*" avait bien commencé, mais la fin se soutint mal, et la dernière moitié de son règne coupa court au g'^acieux et libre essor du début.
I
PHILIPPE DES PORTES. 2$ I
Ceux qu'il avait tant excites et favorisés d'abord, il se crut oblige de les réprimer ou du moins de. les laisser poursuivre. Une assez grande obscurité entoure la plupart de ces vies de Marot, de Des Periers, de Doletl; mais il paraît trop bien que sur la fin de François l'^' tout se gâta. C'est qu'aussi, dans ce premier mouvement de nou- veauté qu'avait si fort aidé l'enthousiasme du roi chevaleresque et qui fut toute une révolution, de grandes questions étaient en jeu, et que les idées, une fois lancées, ne s'arrêtèrent pas sur la pente; ces gracieux et plaisants esprits de Marot, de Marguerite de Navarre, de Rabelais, étaient aisé- ment suspects d'hérésie ou de pis encore. Plus tard on se le tint pour dit et on prit ses précautions : le bel esprit et le sérieux se séparèrent.
L'école de Ronsard n'eut pas même grand effort ni calcul à faire pour ne pas se compromettre dans les graves questions du jour, dans ces dis- putes de politique, de théologie et de libre exa- men. Naturellement païens de forme et d'images, les poètes de cette génération restèrent bons ca- tholiques en pratique et purement courtisans. On n'en trouverait que deux ou trois au plus qui firent exception, comme Théodore de Bèze ou Flo- rent Chrestien. Quant à D'Aubigné et à Du Bar- tas, ils appartiennent déjà à une troisième géné-
I. La biographie de nos poètes français ne devient guère possible au complet et avec une entière précision qu'à dater du milieu du xvi* siècle, et à partir de l'école de Ronsard.
252 POESIE AU XVl** SIECLE.
ration, et ils essayèrent précisément à leur manière de se lever en opposants contre ce genre de poésie mythologique, artificielle et courtisanesque, qui les offensait.
Elle atteignit à son plus grand éclat et à sa perfection la plus polie avec Des Portes, et c'est vers 1572 qu'elle se produisit dans cette seconde fleur. Je suis bien fâché de le dire, mais cette an- née 1572, celle même de la Saiat-Barthélemy, fut une assez belle année poétique et littéraire. En 1572, dans un recueil intitulé : Imitations de quelques Chants de VArioste par divers Poètes françois, le libraire Lucas Breyer offrait au pu- blic la primeur des poésies inédites de Des Portes, qui paraissaient plus au complet l'année suivante*. Dans le même temps, les œuvres revues de Ron- sard étaient recueillies chez Gabriel Buon. Frédé- ric Morel mettait en vente celles de Jacques et Jean de La Taille (1572-1574). Abel L'Angelier préparait une réimpression de Jacques Tahureau; et enfin le même Lucas Breyer donnait une édi- tion entière d'Antoine de Baïf, Amours, Jeux, Passetems et Poèmes (i 572-1 574.). Or, dans le volume des Passetems , on lisait cet exécrable sonnet stcr le corps de Gaspard de Coligny gisant sur le pavé :
Gaspar, tu dors ici, qui soulois en ta vie Veiller pour endormir de tes ruses mon Roy;
I. Les prennères Œuvres de Philippe Des Por/^/, dédiées au roi de Pologne, Paris, Robert le Mangnier, 157; , in-40.
PHILIPPE DES PORTES. 253
Mais lui, non endormi, Va pris en désarroy, Prévenant ton dessein et ta maudite envie. Ton ame misérable au dépourvu ravie...
Je fais grâce du reste de cette horreur. Et voiià ce qu'un honnête poëte écrivait en manière de passetems, tout à côté d'agréables idylles traduites de Bion ou de Moschus^. Ce Baïf, l'aîné de Des Portes, était devenu son intime ami et, avec bien moins d'esprit, mais un goiit passionné pour les lettres, il s'était fait une grande et singulière exis-
I. Il convient, en jugeant à froid, de modérer sa propre rigueur et de faire la part de la fièvre du temps. Le Tasse, jeune, qui était à Paris en :57i, à la veille de la Saint-Barthélémy, ne parait pas avoir pensé autre- ment que Baïf; l'excès de son zèle catholique dépassait celui du cardinal d'Esté; et un mémoire de lui sur les troubles de France, retrouvé en 18:7, le doit faire regarder, on rougit de le dire, comme un approbateur et un apologiste de la Saint-Barthélémy. On peut lire Ij-dessus l'intéressant chapitre intitulé Le Tasse en France, que M. Valéry vient de donner dans ses Curio- iilès et Anecdotes italiennes ; on y trouvera rassemblées de piquantes particularités sur les moeurs et le ton de cette cour. — Ces ferveurs fanatiques ont valu aux poètes de la Pléiade le fâcheux honneur d'être loués par le Père Garasse. On lit, dans sa Doctrine curieuse des Beaux- Esprits de ce temps (p. 124 et suiv.), une triste anecdote, malheureusement trop circonstanciée. Le poëte Rapin, mourant à Poitiers (décembre 1608) entre les mains de quatre Pérès jésuites, avec le regret, assure Garasse, d'avoir méconnu et persécuté leur compagnie, adressa aux assistants sa confession générale, et leur raconta
254 POESIE AU XVl*^ SIÈCLE.
tence : il nous la faut bien connaître pour mieux apprécier ensuite celle de Des Portes, la plus con- sidérable de toutes.
Nulparmi les condisciples et les émules de Ron- sard n'avait poussé si loin l'ardeur de l'étude et de l'imitation antique que Jean-Antoine de Baïf. Né en Italie, à Venise, vers 1532 ou même iSiO, fils naturel de l'ambassadeur français Lazare de Baïf, et d'une jeune demoiselle du pays, il sem- blait avoir apporté de cette patrie de la Renais- sance la superstition et l'idolâtrie d'un néophytei.
comment il n'avait fait qu'une seule bonne action dans sa jeunesse : c'était lorsqu'un certain warfl/ti, venant à se glisser dans la familiarité des poètes de la Pléiade et dans la sienne, s'était mis à y insinuer des maximes alhêisies; mais Ronsard fut le premier qui, suivant l'ar- deur de son courage, cria au loup, et fit ce beau poëme contre les athées, qui commence :
O ciel, ô terre, â mer, ô Dieu, père commun, etc., etc.
Turnèbe et Sainte-Marthe vinrent ensuite et poussèrent en vers et en prose contre ce Mézence (in Mezenlium); « et nous ne nous désistâmes point, ajouta Rapin, jusques à ce que nous eûmes fait condamner cet infâme par arrêt de la Cour à perdre la vie, comme il fit étant pendu et puis hrûlê publiquement en la place de Grève... » Telles furent les dernières paroles de Rapin, selon le témoi- gnage de Garasse, qui se trouvait pour lors à Poitiers. On peut sans doute récuser un témoin si folâtre ; mais ici il croit louer, et le sonnet de Baïf est là pour mon- trer que tout est possible.
I. Lazare de Baïf, père de Jean-Antoine, avait essayé lui-même d'être auteur en français; mais il se montra
PHILIPPE DES -PORTES. 2$$
Après avoir chantii ses amours comme tous les poètes du temps, il s'était mis sans trêve à tra- duire les petites et moyennes pièces des Anciens, et, au milieu du fatras laborieux qu'il entassait, il rencontrait parfois de charmants hasards et dignes d'une muse plus choisie. On en aura bientôt la preuve. Mais, riche et prodigue, c'était avant tout un patron littéraire et un centre. Ecoutons le bon Colletet en parler avec abondance de cœur et comme si, à remémorer cet âge d'or des rimes, l'eau vraiment lui en venait à la bouche : « Le roi Charles IX, dit-il, qui aimoit Baïf comme un excellent homme de lettres, parmi d'autres grati- fications qu'il lui fît, l'honora de la qualité de secrétaire ordinaire de sa chambre . Le roi Henri III voulut qu'à son exemple toute sa cour l'eût en vénération, et souvent même Sa Majesté ne dédaignoit pas de l'honorer de ses visites Jusques en sa maison du faubourg Saint-Marcel, où il le trouvoit toujours en la compagnie des Muses, et parmi les doux concerts des enfants de la musique qu'il aimoit et qu'il entendoit à mer- veille*. Et comme ce prince libéral et magnifique
aussi rude en sa langue qu'il paraissait élégant dans la latine. Il avait traduit en vers français et publié VEJectre de Sophocle dès 1537. Son Héciibe, traduite d'Euripide, ne vint qu'après, Joachim Du Bellay lui attribue d'avoir le premier introduit quelques mots qui sont restés, par exemple, celui à'' Ep'i gramme et d'Elégie, et d'avoir trouvé aussi ff ce beau mot composé, aigre-doux. »
I. On cite, en effet, de fameux musiciens de ce siècle
Z$6 POÉSIE AU XVI»= SIÈCLE.
lui donnoit de bons pages, il lui octroya encore de temps en temps quelques offices de nouvelle création et de certaines confiscations qui procu- roient à Baïf le moyen d'entretenir aux études quelques îrens de lettres, de rétraler chez lui tous les savants de son siècle et de tenir bonne table. Dans cette faveur insigne, celui-ci s'avisa d'éta- blir en sa maison une Académie des bons poètes et des meilleurs esprits d'alors, avec lesquels il en dressa les loix, qui furent approuvées du roi jusques au point qu'il en voulut être et obliger ses principaux favoris d'en augmenter le nombre. J'en ai vu autrefois l'Institution écrite sur un beau vélin signé de la main propre du roi Henri III, de Catherine de Médicis sa mer», du duc de Joyeuse et de quelques autres, qui tous s'obligeoient par le même acte de donner une certaiiie pension an- nuel'e pour l'entretien de cette fameuse Académie. Mais hélas ! i... »
Et Colletet arrive aux circonstances funestes
qui mettaient des airs aux paroles des poètes : Orlando et Le'ieune avaient noté en musique un certain sonnet d'Olivier de Magn)', un petit dialogue entre un amant et le nocher Caron, qui avait tenu longtemps en- émoi toute la cour. Thibault de Courville et Jacques Mauduit conduisaient les concerts de Baïf; Guedron et Du Cau- roy faisaient les airs des chansons de Du Perron. — L'école de Marot et de Saint-Gelais avait eu aussi ses musiciens, dont on sait les noms. J'ai sous les yeux (Bibliothèque Mazarine) un recueil imprimé de Chansons avec musique, de 1553.
I. Vie de Baïf, manuscrit de Colletet.
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qui la ruinèrenc. J'ai moi-même parlé ailleurs avec quelque détail de ce projet d'Académie, et j'en ai indiqué les analogies anticipées avec l'Académie française. Lorsque la reine Christine lit visite à celle-ci, en 16$^, l'illustre compagnie, surprise à l'improvisle, n'avait pas résolu la question de sa- voir si on resterait assis ou debout devant la reine- Un académicien présent, M. de La Mesnardicre, rappela à ce sujet que, u du temps de Ronsard, il se tint une assemblée de gens de lettres et de beaux-esprits à Saint-Victor, oîi Charles IX alla plusieurs fois, et que tout le monde éioit assis de- vant lui. » Ce précédent fit loii.
Sur ce chapitre des libéralités des Valois, nous apprenons encore qu'en 1581 le roi donna à
I. L'Académie des Valois ne tenait pas toujours ses séances à Saint-Victor. D'Aubigné, qui dut à son talent de bel-esprit agréable d'y être admis par le roi, dans le temps où il était attaché au Béarnais captif et à la veille de l'évasion de 1576, D'Aubigné nous apprend (^Histoire universelle, livre II, chap. xx) qu'alors cette Académie s'assemblait dans le cabinet même du roi, deux fois par semaine, et qu'on y entendait toutes sortes d'hommes doutes, et même des dames qui avaient étudié; on y posait des problèmes de bel-esprit et de métaphysique. Le problème était chaque fois proposé par celui qui avait le mieux fait à la dernière dispute. — Enfin la musique jouait un assez grand rôle dans ces réunions de Saint- Victor pour que le Père Ménestrier y ait vu un commen- cement d'opéra (^des Représentations en Musique anciennes et modernes, page 166); et, en ce sens, la fondation de Baïf était en effet une tentative anticipée, sinon à^ Aca- démie royale de Musique, du moins de Conservatoire, II. 33
258 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Ronsard et à Baïf la somme de Joiiic mille livres coniftdttt^ pour les vers (mascarades, combats et touruois) qu'ils avaient composés aux noces du duc de Joyeuse, outre les livrées et l;;s étoffes de soie dont cet illustre seigneur leur avait fait pré- sent à chacun. Cet argent comptant avait alors un très-grand prix; car trop souvent, à ces époques de comptabilité irrégulière, les autres libéralités octroyées deiiieuraieiit un peu sur le papier. On cite l'exemple d'Henri Estieune à qui le roi {i$S$) avait donné mille écus pour son traité de la Pré- celletice Ju Lanfa^e/mucois; mais le trésorier ne lui voulut délivrer sur son brevet que six cents écus comptant. Et comme Henri refusait, le tré- sorier lui dit en se moquant : « Je vois bien que vous ne savez ce que c'est que finances ; vous re- viendrez à l'offre et ne la retrouverez pas. » Ce qui se vérifia en etfet; aucun autre trésorier n'of- frit mieux ; un édit contre les protestants survint à la traverse, et Henri Estienne dut s'en retourner à Genève en toute hâte, le brevet en poche et les mains vides.
Sous Louis XIV même, sous Colbert, on sait l'éclat que firent à un certain moment ces fas- tueuses pensions accordées à tous les hommes de lettres et savants illustres en France et à l'étran- ger. 11 alla de ces pensions, dit Perrault (Mé- moires), en Italie, en Allemagne, en Danemark et jusqu'en Suède ; elles y arrivaient par lettres de cliange. Quant à celles de Paris, on les distribua
I. Deus mille écus à chacun.
l'H ( r, I I' !• K D K s l'ORry.i, 259
la première année à domicile, dans des bour^eit de «oie d'or; la «ccoiidc année, dans de» bourse» de cuir. Pu!» il fallut le» aller toucher «oi-môrne; pui» le» année» eurent quinze et seize moi», et, quand vint la guerre avec l'Espagne, on ne le» toucha plu» du tout. Aujourd'hui, il faut tout dire, si on est par trop rogné au budget, on e«t très- sûrement payé au trésor.
Les poëtcs favori» et bon» catholique» «avaient san» doute profiter de» création» d'office» et de» petite» confiscations en leur faveur, mieux que le calviniste Henri Esticnne ne faisait de son brevet. On voit pourtant, à de certaine» plaintes de Baïf, que lui aussi il eut un jour bien de la peine à sj défaire de deux office» de nouvelle création dont Charles IX l'avait gratifié, et l'honnête donataire s'en prend tout haut à la prodigieuse malice d'ua petit secrétaire fripon. Quoi qu'il en soit, dan» sa retraite de Saint-Victor, où tous les illustre» du temps vinrent s'assioir, et où nous verrons Des Forte» en un moment de douleur se retirer, Baïf continua de vivre heureux et fredonnant, menant musiques et aubade», même au bruit de» arque- busades du Louvre, et chamarrant sa façade de toutes sortes d'inscriptions grecques bucolique» et pindariqucs, jusqu'à l'heure où le» guerres civiles prirent décidément le dessus et où tout s'y abîma. Ses dernières années furent gênées et cha- grines; il mourut du moins assez à propos (158;;)
pour ne pas voir sa maison chérie mise au pillage 1 .
•
I. Moréri et Goujct retardent cette mort jusqu'en
200 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Mais revenons; nous ne sommes guère q'u'au début de Des Portes, à ce lendemain de la Saint- Barthéiemy où Bèze et L's autres po«ites huguenots comparent Charles IX à Hérode , et où notre nouveau venu lui dédie son Roland furieux imité de l'Arioste. Son Rodomont, autre imitation, qui n'a guère que sept cents vers, lui était payé huit cents écus d'or, de ces écus dits à la couronne; plus d'un écu par vers. Demandez à D'Aubigné et même à Malherbe : le B Jamais, avant ou après la messe, et ne fût-ce que d'intention, fit-il mine jamais d'être si généreux?
Dreux du Radier a très-bien remarqué le tact de Des Portes au début dans les moindres choses : à Charles IX, prince bouillant et impétueux, il s'adresse avec les fureurs de Roland en main et avec les fiertés de Rodomont ; au duc d'Anjou,
i$9i. — Ce badin de Moncrif, dans son Choix d'anciennes Chansons, après en avoir cité une de l'honnête Baïf, a eu le front d'écrire : « Peut-être est-ce le premier poëte qui a imaginé d'avoir une petite viaison dans un faubourg de Paris. Une Académie, qu'il y établit dans de certains j ours, n'étoit peut-être qu'un prétexte. » Il faut bien' être de sou xvme siècle pour avoir de ces idées-là. Col- letet fils, qui ne badinait pas, a ajouté la note sui- vante au manuscrit de son père : « 11 me souvient, étant jeune enfant, d'avoir vu la maison de cet excellent homme que l'on montroit comme une marque précieuse de l'antiquité ; elle étoit située (sur la paroisse de Saint- Nicolas-du-Chardonnet) à l'endroit même où l'on a depuis bâti la maison des religieuses angloises de l'ordre de saint Augustin, et sous chaque fenêtre de chambre on
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plutôt galant et tendre, il dédie dans le même temps les beautés d'Angélique et les douleurs de ses amants. Courtisan délicat, il savait avant tout consulter les goûts de ses patrons et assortir ses offrandes.
Mais je ne suivrai pas Du Radier dans sa dis- cussion des amours et des maîtresses de Des Portes. Celui-ci a successivement célébré trois dames, sans préjudice des amours diverses. La première, Diane, était-elle en effet cette Diane de Cossé-Brissac qui devint comtesse de Mansfeld et eut une fin tragique, surprise et tuée par son mari dans un adultère? La seconde maîtresse, Hip- polyte, et la troisième, Cléonice, étaient-elles d'autres dames que nous puissions nommer de cette cour? Du Radier s'y perd, et Tailemant le contredit. Ce qui paraît certain, c'est que Des Portes aimait en effjt très-haut, et que son noble
lisoit de belles inscriptions grecques en gros caractères, tirées du poète Anacréon, de Pindare, d'Homère et de plusieurs autres, qui attiroient agréablement les yeux des doctes passants. » Une de ces inscriptions, j'imagine, et non certes la moins appropriée, aurait été celle-ci, tirée de Théocrite : « La cigale est chère à la cigale, la fourmi à la fourmi, et l'épervier aux éperviers ; mais à moi la Muse et le chant. Que ma maison tout entière en soit pleine! car ni le sommeil, ni l'éclat premier du renouveau n'est aussi doux, ni les fleurs ne plaisent aux abeilles autant qu'à moi les Muses me sont chères... »
— C'est dans ce même couvent des Anglaises, bâti en 1634 sur l'emplacement de la maison de Baïf, que par la suite (voîventibus annis) a été élevée madame Sand.
262 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
courage, comme on disait, aspirait aux plus belles fortunes; si ses sonnets furent très-platoniques, sa pratique passait outre et allait plus effectivement au réel. Un jour qu'il était vieux, Henri IV lui dit en riant, devant la princesse de Conti : « Mon- sieur de Tiron, il faut que vous aimiez ma nièce; cela vous réchauffera et vous fera faire encore de belles choses. » La princesse répondit assez vive- ment : « Je n'en serois pas fâchée, il en a aimé de meilleure maison que moi. » Elle faisait allu- sion à la reine Marguerite, femme d'Henri IV; on avait jasé d'elle autrefois et du poète.
Des Portes m célébrait pas moins les amours de ses patrons que les siens, et on peut deviner que cela l'avançait encore mieux. On a des stances de lui pour le roi Charles IX à Callirée : était- ce la belle Marie Touchet d'Orléans, la seule maî- tresse connue de Charles IX? Il y a dans la pièce un assez beau portrait de ce jeune et sau- vage chasseur, qui eut le malheur de tourner au féroce :
fai mille jours entiers, au chaud, à la gelée, Erré, la trompe au col , par mont et par vallée , Ardent, impatient
Dans d'autres stances pour le duc d'Anjou allant assiéger La Rochelle(i572), on entend des accents plus doux ; le guerrier élégiaque se lamente pour la demoiselle de Châteauneuf, la plus belle blonde de la cour, qu'il laissa bientôt pour la princesse de Condé, et à laquelle il revint après la mort de
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celle-ci. Le ton est tout différent pour les deux frères : Charles IX résistait et se cabrait contre l'amour; le duc d'Anjou y cJde et s'y abandonne languissamment.
La pièce qui suit, ou Complainte pour M. le duc d'Anjou élu roi de Pologne (1573), et l'autre Complainte pour le même étant en Pologne (iS7-f)j regardent la princesse de Condéi, à ce que Du Radier assure. Nous assistons aux moyens et aux progrès de la faveur de Des Portes. Il accompa- gna le prince dans son royaume lointain,. et, après neuf mois de séjour maudit, il quitta cette con- trée pour lui trop barbare avec un Adieu de co- lère. Dans le siècle suivant, Marie de Gonzague appelait à elle en Pologne le poëte Saint-Amant, qui ne s'y tint pas davantage. Bernardin de Saint- Pierre, plus tard, a réparé ces injures, et, tout comblé d'une faveur charmante, il a laissé à ces forêts du Nord des adieux attendris.
Mais rien n'explique mieux le degré de fami- liarité et l'insinuation intime de Des Portes que. deux élégies sur lesquelles Du Radier a fixé son attention, et dont nous lui devons la clef. L'Aven- ture première a pour sujet le premier rendez-vous heureux à'Eurylas (Henri III, encore duc d'An- jou) avec la belle Olympe (la princesse de Condé). Olympe était d'abord toute cruelle et rigoureuse, ignorant les effets de l'amour, et son amie la jeune
I. Marie de Clèves, fille du duc de Nevers, morte en couches le 30 octobre 1574.
264. POÉSIE AU XV 1*^ SIÈCLE.
Fleur-de-Lys (Marguerite de Valois) l'en repre- nait et lui disait d'une voix flatteuse :
Que faites-vous, mon cœur? quelle erreur vous transporte
De fermer aux Amours de vos pensers la porte?
Quel plaisir aure^-vous vivant toujours ainsi?
Amour rend de 710s jours le malheur adouci^
Il nous élève au ciel, il chasse nos tristesses,
Et, au lieu de servir, nous fait être maîtresses.
L'air, la terre et les eaux révèrent son pouvoir ^
Il sait, comme il lui plaît, les étoiles mouvoir;
Tout le reconnaît Dieu. Que pensez-vous donc faire
D'irriter contre vous un si fort adversaire?
Par lui votre jeunesse en honneur Jleur ira;
Sans lui cette beauté rien ne vous servira,
Noti plus que le trésor qu'un usurier enserre,
Ou qu'un beau diamant caché dessous la terre.
On ne doit sans Amour une Dame estimer;
Car nous naissons ici seulement pour aimer ^!
A ces doux propos, pareils à ceux d'Anna à sa sœur Didon. la sévère Olympe résiste encore ; mais son heure a sonné; elle a vu le bel et in- différent Eurylas; leurs yeux se rencontrent,
Et, sans savoir comment,
Leurs deux cœurs sont navrés par un trait seulement
Le mari jaloux s'en mêle et enferme Olympe : l'imprudent! rien ne mûrit une ardeur amoureuse
I. Des Portes a du Quinault. Et encore ce vers : Douce est la mort qui vient en bien aimant.
PHILIPPE DES PORTES. 26$
comme de se sentir sous les verrous. Olympe ne pense plus à autre chose qu'à en sortir et qu^à oser. Le sommeil et Vénus en songe lui viennent en aide. Au fond du vieux palais (de Fontaine- bleau peut-être) est un lieu propice, un sanctuaire réservé aux amants fortunés : Venus le lui indi- que dans le songe, en y joignant l'heure de midi et tous les renseignements désirables :
Vénus, ce lui semblait, à ces mots l'a baisée,
Laissant d'un chaud désir sa poitrine embrasée,
Puis disparut légère. Ainsi qu'elle partoit,
Le Ciel tout réjoui ses louanges chantoit ;
Les Vents à son regard tenaient leurs bouches closes,
Et les petits Amours faisoient pleiivoir des roses.
Olympe s'éveille et n'a plus qu'à obéir. Vénus lui a également permis de conduire avec elle Camille, sa compagne, qui doit combler les vœux d'un . certain Floridant; mais Olympe va plus loin, elle songe, de son propre conseil, à mettre la jeune Fleur-de-Lys de la partie, et sans le lui dire; car Fleur-de-Lys est éprise du gracieux Nirée , et Olympe, en ce jour de fête, veut faire le bonheur de son amie comme Je sien,
Tout se passe à ravir, et au gré de la déesse; les couples heureux se rencontrent; mais seule la jeune Fleur-de-Lys s'étonne et résiste; elle blâme la téméraire Olympe, laquelle sait bien alors lui rappeler les anciens conseils, et lui rendre mali- cieusement la leçon à son tour :
"• 34
266 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Hc quoi, lui disoit-elle, où est votre assurance? Où sont tous ces propos si pleins de véhémence Que vous me soulier dire ajîn de m'cnjlammer, Avant que deux beaux yeux m'eussent forcé d'aimer?
Comme un soldat craintif, qui, bien loin du danger, Ne bruit que de combats, de forcer, d'assiéger, Parle haut des couards, leur lâcheté reproche, Puis fuit honteusement quand V ennemi s'approche: Vousfuyei tout ainsi, d'un cœur lâche et peureux, Bien que votre ennemi ne soit pas rigoureux.
Si l'on n'était en matière si profane, j'allais dire que c'est en petit la situation de Polyeucte et de Ncar- que , quand celui-ci, après avoir poussi son ami, recule. Mais la sage Fleur-de-Lys tient bon jus- qu'à la fin. On se demande, à voir cette discré- tion extrême et ce demi-voile jeté sur un coin du tableau, quel peut être ce gracieux et timide Ni- rée , compagnon d'Eurylas. Est-ce le duc de Guise? se dit Du Radier; est-ce Du Guast? est-ce Chanvallon? Et moi je demande bien bas : Ne serait-ce pas Des Portes lui-même, le discret poëte, qui fait ici le modeste et n'a garde de trahir l'honneur de sa dame?
Cette élégie finit par quelques traits charmants pour peindre les délices mutuelles dans cette ren- contre :
O jeune enfant, Amour, le seul dieu des liesses. Toi seul pourrais conter leurs mignardes caresses..,;
PHILIPPE DES PORTES. 1î(j7
et après une énumcration assez vive :
Tu les peux bien conter, car tu y fus toujours!
Il me semble que l'on comprend mieux maintenant le talent, le rôle amolli et la grâce chatouilleuse de Des Portes i.
La seconde élégie ou Aventure, intitulée Cléo- phon, nous fait pénétrer encore plus curieusement dans ces mœurs d'alors et dans cette fonction aussi séduisante que peu grandiose du poëte. Il s'agit en cette pièce de déplorer l'issue funeste du duel qui eut lieu le 27 avril 157^, près de la Bas- tille (là où est aujourd'hui la place Royale), entre Quelus, Maugiron et Livarot d'une part, d'An- tragues, Riberac et Schomberg de l'autre. Des six combattants quatre finalement périrent, dont sur- tout les deux mignons d'Henri III, Quelus et Maugiron. Celui-ci fut tué sur la place; Quelus,
I. Il y a une sotte histoire sur son compte, et qui le ferait poëte beaucoup plus naïf vraiment qu'il n'était; nous en savons déjà assez pour la démentir. On raconte qu'il parut un jour en habit négligé devant Henri III, tant, ajoute-t-on, il était homme d'étude ci adonné à sa poésie! et Henri III lui aurait dit : «J'augmente votre pension de tant, pour que vous vous présentiez désormais devant moi avec un habit plus propre. » De telles distrac- tions seraient bonnes chez La Fontaine ; mais Des Portes avait à la cour l'esprit un peu plus présent. S'il parut un jour en tel négligé, après quelque élégie, ce ne fut de la part du galant rimeur qu'une manière adroite et muette de postuler un bénéfice de plus.
268 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE-
auteur de la querelle, ne mourut de ses blessures que trente-trois jours après. Le poëte raconte donc le malheur, le dévouement des deux amis, Damon (Quelus) et Lycidas (Maugiron), et l'in- consolable douleur de l'autre ami Cléophon, c'est- à-dire d'Henri III, qui ne quitte pas le chevet du survivant tant qu'il respire,
Et de sa blanche main le fait boire et manger.
Les souvenirs de Nisus et d'Euryale animent et épurent assez heureusement cette complainte. On y retrouve un éclio de ces accents étrangement sensibles que Théocrite a presque consacrés dans l'idylle intitulée Ait es ; et le poëte français ne fait guère que retourner et paraphraser en tous sens ces vers de Bion : « Heureux ceux qui aiment, quand ils sont payés d'un égal amour! Heureux était Thésée dans la présence de Pirithoùs, même quand il fut descendu dans l'affreux Ténarc ! Heureux était Oreste parmi les durs Axéniens, puisque Pylade avait entrepris le voyage de moi- tié avec lui! Bienheureux était l'Eacide Achille tant que son compagnon Patrocle vivait! heureux il était en mourant, parce qu'il avait vengé sa mort 1 ! »
I. Il faudrait ici, en contraste immédiat et pour repré- sailles sanglantes, opposer des passages de D'Aubigné en ses Tragiques : style sauvage, inculte, hérissé, indigna- tion morale qui ne se contient plus, injure ardente, con- tinuelle, forcenée, rien n'y manque comme châtiment de l'élégie; mais, la plupart du temps aussi, cette trop
PHILIPPE DES PORTES. 269
Nous sommes tout préparés maintenant à bien admettre la faveur de Des Portes, le crédit im- mense dont il disposa, et sa part active dans les affaires. Prcnons-Ic donc de ce côté et voyons-le à l'œuvre.
Il ne faut plus que savoir encore que notre abbé, si chargé de bénéfices et de titres eccLsias- tiques, n'en omettait pourtant pas tout à fait les fonctions. On lit dans le Journal d'Henri III, à
grossière éloquence ne se saurait citer, et, des deux poètes, le moins moral est encore le plus facile à trans- crire. Dans la satire intitulée les Frimes, on sent à tout moment l'allusion à Des Portes :
Des ordures des grands le poète se rend sale, Quand il peint en César un ord Sardanapale...
Leurs poêles volages
Nous chantent ces douceurs comme amoureuses rages... Quils recherchent le los des affétés poètes..., etc.
— On jugera que les invectives de D'Aubigné n'ont rien d'exagéré, si le hasard fait rencontrer dans l'un des nombreux volumes de la collection Dupuy, aux manus- crits de la Bibliothèque du Roi, quelques pages qui semblent le résultat de conversations de Peiresc avec Du Vair. Celui-ci dévoilait en causant les horreurs secrètes de cette cour finissante des Valois, des choses sans nom, dont on n'a qu'un aperçu dans L'Estoile; et, après les plus grosses de ces énormités, on lit : « Monsieur Des Portes, qui en avoit été l'instrument d'une bonne partie, en avoit écrit la vie en chiffre, mais la brûla aux Barricades. »
27° POESIE AU XVl'' SIECLE.
la date de 158$, et parmi les anecdotes burles- ques de ces années de puérilité et de scandale : « Le dernier jour du mois (octobre), le Roi s'en alla à Vincennes pour passer les fêtes de la Tous- saint et faire les pénitences et prières accoutumées avec ses confrères les Hiéronimites, auxquels, ledit jour du mois de septembre précédent, il avoit fait lui-même, et de sa bouche, le prêche ou exhortation ; et, quelques jours auparavant, il leur avoit fait faire pareille exhortation par Phi- lippe Des Portes, abbé de Tiron, de Josaphat et d'Aurillaci, son bien-aimé et favori poëte. » Ainsi tour à tour, ce roi à bilboquets et à chapelets em- ployait le bel-esprit accommodant à prêcher ses confrères, comme à pleurer ses mignons 2.
1. Des Portes eut bien encore d'autres titres et qua- lités : il fut chanoine de la Sainte-Chapelle, abbé de Eonport, de Vaux-de-Cernai; cette dernière abbaye ne lui vint pourtant qu'en échange de celle d'Aurillac, qu'il permuta. Le Gaïlia christiana est tout marqué, à chaque volume, de son nom et de ses louanges. Nous lui découvrirons en avançant d'autres abbayes encore ; c'a été sa vocation d'être le mieux crosse des élégiaques.
2. D'Aubigné y pensait évidemment quand il s'écriait :
Si, depuis quelque temps, vos rimeurs hypocrites, Déguisés, ont changé tant de phrases écrites Aux profanes amours, et de mêmes couleurs Dont ils seri'oient Satan, infâmes bateleurs, S'ils colorent encor leurs pompeuses prières De fleurs des vieux païens et fables mensongères. Ces écoliers d'erreur n'ont pas le style appris.
PHILIPPIi DES PORTES. ' 2/1
Si bien qu'il se sentît de longue main aupris d'Henri III, Des Portes avait cru devoir s'atMcher très-immédiatement au duc de Joyeuse, le plus bi il- lant et le plus actif des favoris d'alors; il était son conseil en tout et comme son premier ministre. On en a un piquant exemple raconte par De Thou en ses Mémoires. Celui-ci, âgé de trente-trois ans, n'était encore que maître des requêtes ; il avait passé sa jeunesse aux voyages. Le président de Thou, son oncle, le voulait pourvoir de sa survivance, et il se plaignait de la négligence de son neveu à s'y pousser. Il en parlait un jour sur ce ton à Fran- çois Choesne, lieutenant général de Chartres, qui courut raconter à l'autre De Thou les regrets du vieil oncle, et le presser de se mettre en mesure. Mais le futur historien allégua que le moment n'était pas venu, que les sollicitations n'allaient pas à son humeur, qu'il en faudrait d'infinies dans l'affaire en question; enfin toutes sortes de défaites et d'excuses comme en sait trouver le mérite indépendant et peu ambitieux. Mais Choesne l'ar- rêta court : « Rien de plus simple, lui dit-il; si vous croyez votre dignité intéressée, abstenez- vous : laissez-moi faire; je me charge de tout. Vous connaissez Philippe Des Portes, et vous n'ignorez pas qu'il est de mes parents et de mes amis. Il peut tout près du duc de Joyeuse, lequel
Que l'Esprit de lumière apprend à nos esprits. De quelle oreille Dieu prend les phrases fatresses Desquelles ces pipeurs fléchissoient leurs maîtresses'?
(^Satire des Princes.)
2/2 • POESIE AU XVI^ SIECLE.
fait tout près du roi. Ce sera, j'en réponds, leur faire plaisir, à Des Portes et au duc, que de les employer pour vous. »
Et tout d'un trait, Choesne court chez Des Portes, qu'il trouve près de sortir et le porte- feuille sous le bras, un portefeuille rouge de mi- nistre ; oui, en vérité, notre gracieux poëte en était là. Des Portes allait chez le duc de Joyeuse travailler, comme on dit. En deux mots Choesne le met au fait ; c'était le matin : « Revenez dîner aujourd'hui, lui dit Des Portes, et je vous rendrai bon compte!. » a Theure du dîner, Choesne trouve l'affaire faite et De Thou président à mor- tier en survivance; il court l'annoncer à celui-ci qui, tout surpris d'une telle facilité et d'une telle diligence, est confondu de se voir si en retard de civilité, et qui se rend lui-même au plus vite chez Des Portes, entamant dis l'entrée toutes sortes d'excuses. Mais Des Portes ne souffrit pas qu'il lui en dît davantage, et lui répondit noblement : « Je sais que vous êtes de ceux à qui il convient mieux de timoigner leur reconnaissance des bons offices, que de prendre la peine de les solliciter. Quand vous m'avez employé pour vous auprès du duc de Joyeuse, comptez que vous nous avez obli-
I. A propos de dîner, ceux de Des Portes étaient cé- lèbres et lui faisaient grand honneur : « Nullus etiim cum vel hospitaJiî tncisa liheralibtis epulis,... vel omni denique civilis vit.v splendore superavil », a dit Scévole de Sainte- Marthe.
PHILIPPE DES PORTES. 27 3
gés l'un et l'a-itre ; c'est en pareille occasion qu'on peut dire qu'on se fait honneur quand on rend service à un homme de mérite, »
Certes Des Portes, on le sait trop, n'avait pas un sentiment moral très-profond ni trcs-rigide ; ce qu'on appelle dicjnité de conscience et principes ne doit guère se chercher en lui; mais, tout l'at- teste, il avait une certaine libéralité et générosité de cœur, un charme et une séduction sociale qui font 'beaucoup pardonner', un tour, une repré- sentation aisée, pleine de magnificence et d'hon- neur, enfin ce qu'on peut appeler du moins des parties de l'honnête homme.
De Thou re'connaissant le priait de l'introduire sur-le-champ chez le duc de Joyeuse pour offrir ses remercîments confus. Mais Des Portes, qui savait combien les grands sont légers et peu sou- cieux, même de la reconnaissance pour le bien qu'ils ont fait sans y songer autrement, éluda cette louable effusion, et lui' dit qu'ils ne trouve- raient pas le duc à cette heure ; qu'un remercî- ment si précipité le pourrait même importuner dans l'embarras d'affaires oîi l'on était, et qu'il se chargeait du compliment et des excuses. Cepen- dant Joyeuse partit pour son commandement de Normandie; la visite fut remise au retour. Quel- que temps après (1587), survint la défaite de Cou- tras, où périt ce jeune seigneur, et le long en- chaînement des calamités civiles recommença.
I. Iiigenii morumque suavUas, répète-t-on de lui à l'envi dans tous les éloges du temps.
II. 35
27.f POESIE AU XVl^ SIÈCLE.
Ce fut un coup affreux pour Des Porte?, et qui semblait briser sa fortune au moment où elle tou- chait aa faîte. L'affection pourtant, on aime à le penser, eut une grande part en ses regrets. Dans l'accablement où il tomba à la première nouvelle de cette mort, fuyant la société des hommes, il se retira chez Baïf, à Saint-Victor, en ce monastère même des muses que nous avons décrit précédem- ment. C'est de Thou encore qui nous apprend cela, et qui alla l'y voir pour le consoler.
La poésie dut alors lui revenir en aide; tout en suivant l'ambition, il en avait maudit souvent les conditions et les gênes. Il aimait la nature, il la sentait avec une sorte de vivacité tendre; il put, durant ces quelques mois de retraite, se reprendre avec regret aux beaux jours envolés, et se redire ce sonnet de lui, déjà ancien, qu'il adressait au vieux Dorât :
Quel destin favorable, ennuyé de mes peines," Rompra les forts liens dont mon col est pressé? Par quel vent reviendrai-je au port que j'ai laissé. Suivant trop follement des espérances vaines?
Verrai-je plus le temps qu'au doux bruit des fontaines, Dans un bocage épais mollement tapissé, Nous récitions nos vers, moi d'amour offensé. Toi bruyant de nos Rois les victoires hautaines?
Si j'échappe d'ici, Dorât, je te promets Qu'Apollon et Cypris je suivrai désormais, Sans que Vambition mon repos importune.
PHILIPPE DES PORTES. 2/$
Les venteuses faveurs ne me pourront tenter, Et de peu je saurai mes désirs contenter, Prenant congé de vous, Espérance et Fortune'^.
C'était également, si l'on s'en souvient, le vœu final de Gil Blas, mais qui, plus sage, paraît s'y être réellement tenu.
Convient-il de placer déjà à ce moment plu- sieurs des retours chrétiens de Des Portes, de ces sonnets spirituels et de ces prières qui, dans une âme mobile-, ne semblent pas avoir été sans émotion et sans sincérité? ht?, Psaumes ne vinrent que plus tard, et furent l'œuvre de sa vieillesse. Mais, dès l'époque où nous sommes, il avait com- posé des pièces contrites, dont plusieurs datent certainement d'une grande maladie qu'il avait faite en 1570. On a souvent cité ce sonnet, assez pathétique, qui paraît bien avoir été l'original dont s'est inspiré Des Barreaux pour le sien de- venu fameux :
Hélas! si tu prends garde aux erreurs que f ai faites. Je l'avoue, 6 Seigneur! mon martyre est bien doux; Mais, si le sang de Christ a satisfait pour nous, Tu décoches sur moi trop d'ardentes sagettes.
Que me demandes-tu? mes œuvres imparfaites. Au lieu de V adoucir , aigriront ton courroux; Sois-7noi donc pitoyable, 6 Dieu! père de tous; Car où pourrai-je aller, si plus tu me rejettes?
I. Imité d'une épigrarr.me d'Owen.
27<5 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
D'esprit triste et confus, de misère accablé, En horreur à moi-même, angoisseux et troublé. Je me jette à tes pieds, sois-moi doux et propice !
Xe tourne point les yeux sur mes actes pervers, Ou, si tu les veux voir, vois-les teints et couverts Du beau sang de ton Fils, ma grâce et majusl ice * .
Il est probable que, durant les semaines d'af- fliction, ces pensées graves lui repassèrent au moins par l'esprit, de même que plus taid, après la Ligue, et vieillissant, il fut peut-être plus sin- cèrement repentant p.ir accès qu'on ne l'a cru. Ces natures sensibles, même raffinées, sont ainsi.
Dans tous les cas, cette variation, pour le mo- ment, dura peu, et Tambition le reprit de plus belle. Henri III mort (ce qu'il faut noter pour sa décharge), on retrouve Des Pones ligueur, bien que sentant un peu le fagot, et atiaché à l'amiral de Villars, cousin de Joyeuse : il l'avait proba-
I. C'est vraisemblablement de ce sonnet que le grand Arnauld voulait parler dans une lettre du lo mars 1657 ; (( Je vous prie de dire à l'abbé que le sonnet de Des Portes me semble fort beau, et qu'il ne seroit pas mau- vais de le faire imprimer. » — Le dernier tercet a été ainsi reproduit et agrandi par Des Barreaux :
J'adore en périssant la raison qui l'aigrit : Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre, Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ?
Dans les dernières éditions de Des Portes, au lieu du beau sang de ton Fils, on lit du clair sang, que j'aime moins. Ce qui dénote, à coup sûr , que Des Barreaux
PHII-IPPIÎ DES PORTES. 277
blemeiit connu dans cette maison. Du Havre-de- Gràce, où l'avait placé Joyeuse, Villars s'était jeté dans Rouen et y concentrait en lui tous les pou- voirs. C'était un caractère violent et fougueux, un capitaine plein d'ambition et d'ailleurs capable. Des Portes s'est insinué près de lui ; il le conduit et le domine ; il se fait l'âme de son conseil et le bras droit de ses négociations ; il devient le véri- table premier ministre, enfin, de ce roi d'Yvetot : la Satyre Ménippée appelle ainsi Villars, qui était mieux que cela, et une espèce de roi en effet dans cette anarchie de la France. Quant à Des Portes, le poëte iyigrat de l'Amirauté^ comme la Ménip- pée dit encore, sa fortune en ces années désas- treuses (iSP^'^SPi) se trouve autant réparée qu'elle peut l'êire ; ses bénéfices sont saisis, il est vrai ; mais il a en rr.ain de quoi se les faire rendre, et avec usure. Dans toutes les négocia- tions où il figure, il ne s'oublie pas.
connaissait le sonnet de Des Portes, c'est moins la res- semblance du sentiment, et même du dernier trait, que quelques mots insignifiants, comme propice, aigrir, qui se trouvent avoir passé dans son sonnet. Du Radier fut le premier, dans l'article du Conservateur, à dénoncer cette imitation, et il en revendique la découverte avec une certaine vivacité, au tome le' de ses Récréations historiques et critiques. Dans l'intervalle, en effet, un M. de La Bla- quière avait écrit de Verdun une lettre à Fréron (^Année littéraire, mars 1758), pour annoncer la même trouvaille. On pourrait soutenir également que Des Portes a ins- piré à Racaa sa belle pièce de la Retraite; il l'y a du moins aidé.
27^ POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
Palma Cayet raconte que, dans le temps même où Villars se cantonnait à Rouen et préparait son indépendance, ce capitaine, très-prudent et avisé à travers ses fougues, négociait secrètement avec le cardinal de Bourbon, qui présidait alors le Con- seil du roi, tantôt à Chartres, tantôt à Mantes, « et ce par le moyen de Des Portes, et qu'en furent les paroles si avant qu'il fut parlé audit Conseil de donner main levée des abbayes et bénéfices dudit sieur Des Portes occupés par les royaux ». L'affaire rompit par le refus des détenteurs, et le poëte-diplomate se vengea , montrant bientôt ce que peut un homme de conseil quand il rencontre un homme d'exécution^.
Mais Sully, en ses Economies royales, est celui qui nous en apprend le plus sur la situation et l'importance du conseiller de Villars. Après des pourparlers préliminaires et des tentatives avor- tées qui avaient eu lieu durant le siège même de Rouen, le principal serviteur d'Henri IV y re- vient en titre, muni de pleins pouvoirs pour trai- ter (1594). Les affaires de la Ligue allaient fort mal; Paris était à la veille de se rendre à son roi; mais Rouen tenait bon, et c'était un embarras considérable. Sully, à peine arrivé dans la ville rebelle, y trouve La Font, son ancien maître
I. Et notez comme Des Portes sait bien choisir ceux à qui il s'attache : d'abord, c'était Joyeuse, le plus poli- tique des favoris, et qui tendait même à se substituer à Guise en tête de la Ligue; aujourd'hui, c'est Villars, le plus valeureux et le plus capable du parti.
PHUIPPE DES PORTES. 279
d'hôtel, et qui l'était de M. de Villars; ce La Font servait d'entremetteur secondaire. Dès le premier moment, Sully envoie Du Perat, un de ses officiers, visiter de sa part M. de Villars, M"^" de Simiers et M. de Tiron, les trois grands personnages. Qu'était-ce que M'""^ de Simiers? De- mandez à Tallemant : M"'« de Simiers (M^'<= de Vitry), ancienne fille d'honneur de Catherine de Médicis, avait passé comme maîtresse de Des Portes à Villars, et dans ce moment elle s'arran- geait comme elle l'entendait entre tous deuxl. M. de Tiron et elle font aussitôt répondre à Sully, qui leur demandait comment il avait à se conduire, de se reposer ce jour-là, et que le len- demain matin ils lui feraient savoir de leurs nou- velles. Mais M. de Tiron ne s'en tient pas à ce message, et, dès que la nuit est venue, il arrive en personne; c'est ici que toute sa diplomatie se dé- ploie.
Après les compliments ordinaires et extraordi- naires, il commence par regretter le retari de l'arrivée de M. de Rosny; il explique au long, en les exagérant peut-être, quelques incidents qui ont
I. « Madame de Simiers prioit souvent Des Portes de lui rimer des élégies qu'elle avoit faites en prose : elle appeloit cela envoyer ses pensées au rimeur. » (Costar, suite de la Défense de M. de Voiture). — Le poëte La Roque, en ses Mélanges, adresse un sonnet à madame de Simiers, non loin d'un autre sonnet à Des Portes ; il parle du bel-esprit de cette dame : Voire heauté des Muses le céjour. Elle avait dià être de l'Académie d'Henri III.
28o POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
passé à la traverse, et les changements d'humeur de V homme (M. de Villars). Deux envoyés en effet, l'un, don Simon Antoine, de la part du roi d'Espagne, l'autre, La Chapelle-Marteau, de la part de la Ligue, venaient d'apporter des propo- sitions au gouverneur. Des Portes développe tout cela ; il étale les difficultés : il n'est pas fâché de se rendre nécessaire. Plusieurs catholiques des principaux de la cour du roi avaient, de plus, écrit à M. de Villars de se méfier, de ne pas trop accorder sa confiance à un négociateur hérétique comme M. de Rosny. Des Portes a eu soin de se munir de ces lettres, mais il ne les montre qu'a- vec discrétion. Puis il montre sans aucune réserve trois autres lettres d'un ton différent : Tune du cardinal de Bourbon à M d; Villars pour l'en- hardir à traiter; l'autre ài M. de Vitry à M"''* de Simiers, sa soeur, dans le même sens; et la troi- sième enfin de l'évêque d'Évreux, Du Perron, à Des Portes lui-même. Celle-ci nous est très-cu- rieuse en ce qu'elle témoigne du singulier respect et de la déférence avec laquelle ce prélat éminent s'adresse à son ancien patron, se dit son obligé, et confesse ne devoir qu'à lui d'avoir pu connaître la cour. Après avoir communiqué ces. pièces, Des portes donna son avis sur la marche à suivre, sir les écueils à tourner ; il promet son assistance : fl Mais qu'on laisse seulement passer à M. de Villars toutes ses fougues... Et peu à peu nous le rangerons, dit-il, à ce qui sera juste et raison- nable. » Sully, bien qu'il jugeât qu'// pouvait bien y avoir de Vartijice en tout ce langage, ne laissa
PHILIPPE DES PORTES.
pas d'en demeurer d'accord, et, sur cette première conversation, on se donna le bonsoir.
Je ne dirai pas la suite avec détail ; on peut re- courir à Sully lui-même; il suffit qu'on ait le ton. Dans les conditions sine qua non que posait Villars, et à côté de l'amirauté exigée pour lui. il se trouvait les abbayes de Jumiéges, Tiron, Bonport, Valiasse et Saint-Taurin , stipulées comme appartenant à de ses serviteurs. Nous savons quel serviteur, du moins le principal : il ne se perd pas de vue^. L'abbé de Tiron d'ail- leurs aida bien réellement et efficacement à la so- lution; il s'employa avec toute sa finesse à adou- cir Villars et à le déterminer. Il faisait son pont à lui-même près d'Henri IV, et ce prince pouvait répondre à ceux des fidèles et ultra qui auraient trouvé à redire ensuite sur l'abbé ligueur : a M. de Tiron a rendu des services ^. »
1. Toutes ces abbayes furent-elles stipulées pour lui seul? Ce serait plus qu'on ne lui en connaît. Quand on regarde le ciel par une belle nuit, on y découvre étoiles sur étoiles; plus on regarde dans la vie de Des Portes, et plus on y découvre d'abbayes.
2. A propos de cette reddition de Rouen, D'Aubigné (Histoire universelle, livre IV, cliap. iv) dit de Villars : « 11 fut récompensé de l'État d'Amiral de France; et encore, par la menée de Philippe Des Portes, on lui remit entre les mains Fécamp, que Bois-Croizé (ou Bois-Rozé) qui l'avoit pris, comme nous l'avons dit, quitta à son grand regret avec d"étranges remontrances et méconten- tements. » Ainsi Des Portes obtient à son maitre les
II. 36
282
rOESIE AU XVI'' SIECLE.
Ceci obtenu, Des Portes n'eut plus qu'à vieillir riche et honoré. Il traduisit les Psaumes, sans doute pour réparer un peu et satisfaire enfin aux convenances de sa situation ecclésiastique. Le succès, à le bien voir, fut contesté (1603); Mal- herbe lui en dit grossièrement en face ce que Du Perron pensait et disait plus bas. Mais ces sortes de vérités se voilent toujours d'assez d'éloges aux oreilles des vivants puissants, et Des Portes put se faire illusion sur sa décadence 1. Il se continuait avec harmonie par Bertaut; il rajeunissait sartouc avec éciat et bonheur dans son neveu, l'illustre Mathurin Régnier. Tout comblé de biens d'église qu'il était, ayant refusé vers la fin l'archevêché de Bordeaux, il sut encore passer pour modeste, et son épitaphe en l'abbaye de Bonport célébra son désintéressement. C'est dans cette dernière abbaye qu'il coula le plus volontiers ses dernières années, au sein d'une magnifique bibliothèque dont il faisait les honneurs aux curieux avec une obli- geance infinie, et qu'après lui son fiis naturel
meilleures conditions en même temps que de très- bonnes pour lui, et du même train aussi quïl a l'air de rendre service au roi : rien n'y manque.
I. Ses Psaumes survécurent même, dans la circulation, à ses Premières Œuvres, lesquelles ne passent guère en réimpression l'année 1611. Dom Liron (^Bibliothèque char- traiiie) nous apprend que Thibaut Des Portes, sieur de Bevilliers, frère du nôtre, fit faire, en 1624, une très- belle édition de ces Psaumes avec des chants de musique.
PHILIPPE DES PORTES. 283
laissa presque dilapider i. On parle aussi d'une belle maison de lui à Vanves, où il allait recueil- lir ses rêves, et dont le pocte La Roque a célébré la fontaine. Il mourut à Bonport en octobre 1606, âgé d'environ soixante et un ans. L'Estoile lui a prêté d'être mort assez impénitent et de n'avoir cru au purgatoire non plus que M. de Bourges (Renaud de Beaune) ; on allègue comme preuve qu'il aurait enjoint expressément, à sa fin, de chanter seulement les deux Psaumes : O quant di- lecta tabcrnacula, et Lœtatus sum. Peu avant de mourir, il aurait dit en soupirant : u J'ai trente mille livres de rente, et je meurs! »
Mais tout cela m'a l'air de propos sans consé- quence, et tels qu'il en dut circuler : on a prêté à Rabelais le rieur d'être mort en riant; on a supposé que le riche abbé de Tiron ne pouvait faire autrement que de regretter ses richesses-.
Ce qu'il faut redire, après les contemporains, à la louange de Des Portes, c'est qu'il n'eut pas d'ennemis, et que, dans sa haute fortune, il fit constamment le plus de bien qu'il put aux per-
1. Une portion fut sauvée pourtant, et passa, on ne dit pas comment, aux Jésuites de la rue Saint- Jacques (voir le Père Jacob, Traité des plus belles BibUoihèijues, page 524).
2. On cite encore de lui ce mot assez vif et plus vrai- semblable, quand il refusa l'archevêché de Bordeaux, ne voulant pas, disait-il, avoir charge d'âmes ; « Mais vos moines? lui répondit-on. — Oh! bien, eux, ils n'en ont pas. »
284 POÉSIE AU XVl** SIÈCLE.
sonnes*. D'Aubigné seul paraît l'avoir détesté dans ses écrits, et la Confession de Sancy est enve- nimée d'injures à ce nom de Tiron. Mais les au- teurs de la Ménippée eux-mêmes ne gardèrent pas rancune à Des Portes, ni lui à eux; Passerat, Gillot, Rapin, on les retrouve tout à fait récon- ciliés, et ce dernier a célébré la mort de son ami dans une pompeuse et affectueuse élégie latine.
Malherbe, à sa manière, fut cruel; on sait l'exemplaire de Des Portes annoté par lui. M. Chasles en a rendu un compte judicieux et piquant 2; moi-même j'y ai appelé l'attention au- trefois, et j'en ai signalé les chicanes. Il y a de ces hommes prépondérants qui ont de singuliers privilèges : ils prennent le droit de se faire in- justes ou du moins justes à l'excès envers les autres, et ils imposent leurs rigueurs, tandis qu'avec eux, quoi qu'ils fassent, on reste juste et déférent : ainsi de Malherbe. Censeur impitoyable et brutal pour Ronsard, pour Des Portes, il se maintient lui-même respecté : dans quelques jours, il paraîtra une édition de lui annotée par André Chénier et qui est tout à sa gloire 3.
1. A chaque pas qu'on fait dans la lecture des livres du temps, on découvre de nouveaux bons offices de Des Portes : c'est à lui encore que Vauquelin de La Fresnaie avait dû la bienveillance de Joyeuse, et par suite la lieu- tenance générale de Caen (voir la dernière satire, livre I, de Vauquelin).
2. Revue de Paris, 20 décembre 184O.
3. Dans la Bibliothèque-Charpentier, et par les bons
I
PHILIPPE DES PORTES. 285
Je ne voulais ici que développer rexistence so- ciale de Des Portes, son influence prolongée et cette singularité de fortune qui en a fait alors le plus grand seigneur et comme le d'Epernon des poëtes. Il serait fastidieux d'en venir, après tant de pages, à apprécier des œuvres et un talent suf- fisamment jugés. Un mot seulement, avant de clore, sur sa célèbre chanson : O nuit! jalouse nuit! qui se chantait encore sous la minorité de Louis XIV. Elle est imitée de l'Arioste, du Capi- tolo V//des poésies diverses : O ne' miel danni... Dans le Capitolo précédent, l'aimable poète adres- sait un hymne de félicitation à la nuit et à tout ce qu'elle lui avait amené de furtif et d'enivré i ; ici, au contraire, il lui lance l'invective pour sa malencontreuse lumière. Il faut dire à l'honneur de Des Portes que plusieurs des traits les plus heureux de sa chanson ne se rencontrent pas dans l'italien, et que, s'il n'est pas original, il est peut- être plus délicat :
Je ne crains pas pour moi, j'ouvrirois une armée Pour entrer au séjour qui recèle mon bien,
soins de M. Antoine de La Tour, dont le père possède l'exemplaire original. — André Chénier naturellement, ce semble, aurait dû s'appliquer de préférence à Régnier, ou même à Ronsard, non pas à Malherbe : c'est ainsi que les prévisions et les analogies sont en défaut.
I. C'est d'après ce Capitolo VI qu'Olivier de Magny, en ses Odes (i>S9)> a fait sa. Description d'une nuit amou- reuse; et Gilles Durant, ses stances : O nuit, heureuse nuit .'...
28(5 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
n'appartient qu'à lui, aussi bien que ce délicieux vers :
Les beaux yeux d'un berger de long- sommeil touchés.
Cette jolie chanson de Des Portes rappelle aussi une invocation antique attribuée à Bion, et qu'un amoureux adresse à l'étoile du soir, à Vesper, Je m'étais donné le plaisir de la traduire, lorsque je me suis aperçu qu'elle était traduite déjà ou imi- tée par nos vieux poètes, par Ronsard , au IV^ livre de ses Odes, et surtout par le bon Baïf en ses Amours. Voici la charmante version de celui-ci, je n'y ai changé qu'un petit mot :
De l'aimable Cypris 6 lumière dorée! Hesper, de la nuit noire ô la gloire sacrée, Qui excelles d'autayit sur les astres des deux Que moi7tdre que la lune est ton feu radieux, Je te salue, Ami. Conduis-moi par la brune Droit ail sont mes amours, au défaut de la lune Qui cache sa clarté. Je ne vas dérober. Ni pour d'un pèlerin le voyage troubler; Mais je suis amoureux ! Vraiment c'est chose belle Aider au doux désir d'un amoureux fidèle,
Oserai-je ajouter à côté ma propre imitation comme variante?
Chère Etoile du soir, belle lumière d'or
De l'aimable Aphrodite, ornement et trésor
Du noir manteau des nuits, et qui, dans ses longs voiles
Luis moins que le croissant et plus que les étoiles,
PHILIPPE DES PORTES. 287
O cher Astre, salut! Et comme, de ce pas, *
Je vais chanter ma plainte au balcon de là-bas. Prête-moi ton rayon; car la lune nouvelle S'est trop vite couchée. Ah! lorsque je t'appelle, Ce n'est pas en larron, pour guetter méchamment ; Maisj'aime, et c' est honneur d' être en aide à l'amant!
Et dans des vers à cette même étoile, un poëte moderne, M. Alfred de Musset, a dit, comme s'il eîit mêlé au pur ressouvenir de Bioa un senti- ment ému de Byron :
Pale Etoile du soir, messagère lointaine, Dont lefront sort brillant des voiles du couchant. De ton palais d'a\ur, au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine? La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés...
et, dans tout ce qui suit, une teinte d'Ossian con- tinue de voiler légèrement la sérénité antique :
Tu fuis en souriant, mélancolique amie... Triste larme d'argent du îuanteau de la nuit...
Ce n'est plus simplement l'astre d'or; et le der- nier trait enfin, le dernier cri s'élance et se pro- longe dans l'infini comme une plainte du cœur :
Etoile de l'amour, ne descends pas des deux!
Je renvoie au volume, que chacun a lu ; mais j'avais besoin, en terminant, de ramener un par- fum de vraie poésie après ces anecdotes des Valois et cette vie diplomatique du plus courtisan et du plus abbé des poètes.
Mars 1842.
288 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
' — La réputation de Des Portes s'est conservée très- lard, surtout à l'étranger. £n plein xviiie siècle, le car- dinal Passionei, s'entretenant avec Grosley sur le mérite de nos poètes français, avouait qu'il ne distinguait pas la poésie de Voltaire d'avec celle de Des Portes (Œuvres inédites de Grosley, :8i8, tome II, page 393) ; il voulait dire par là qu'il trouvait la poésie de ce dernier aussi polie et aussi élégante. Dans VHisioire d'un Voyage litté- raire fait en 17^3, Jordan de Berlin, à propos de la belle édition de Des Portes (Pâtisson, 1600) qu'il vient à ren- contrer, ajoute : « Je ne parlerai point de ce charmant poète, il est trop connu. » Enfin, dans le Nouveau Mer- cure de mai 172 1, un anonjme a inséré, sous le titre de Sentiment sur Villon et sur Des Portes, un article où celui- ci est nettement qualifié de grand poète : « Je vous dirois bien à l'oreille l'inclination que j'ai pour ce poète, et je vous apprendrois qu'il a frayé le chemin que Malherbe a tenu, qu'il a trouvé le premier le moule des beaux vers, Villon, ^larct et Saint-Gelais qui l'avoient précédé n'en ayant fait que de jolis, et que la langue lui a plus d'obli- gation qu'on ne pense...; mais vous en parleriez dans le monde, et cela me brouilleroit avec les partisans de Malherbe : j'ajouterai pourtant, quoiqu'il en puisse arri- ver, que Des Portes est presque aussi français que lui dans bien de ses ouvrages, et qu'il est partout plus ingénieux, et souvent plus raisonnable; qu'il est non-seu'ement versi- ficateur, mais qu'il mérite encore le nom de poète; qu'il est varié, délicat, doux, facile et tendre, quoiqu'il dise un peu de mal des femmes, et qu'il a beaucoup de sentiment et d'élévation; mais ce que j'en aime le mieux, il ne se loue jamais, et tous ses écrits sont m.arqués au coin de l'honnête homme. Aussi l'étoit-il... » L'éloge, on le voit, est complet, et il reste juste pour nous sur bien des points.
ANACREON
AU XVI'' SIECLE
A première édition d'Anacréon, donnée à Paris par Henri Estienne,estdeisS4:. Le grand mouvement d'innovation poé- tique de l'école de la Pléiade datait de 1 5 sa, c'est-à-dire était en plein déve- loppement, quand ce recueil de jolies odes parut Henri Estienne, très-jeune, appartenait, par le zèle, par les études, par tous les genres de fraternité, à la génération qui se levait et qui se proclamait elle-même gallo-grecque : il s'en distingua avec quelque originalité en avançant et sut être plus particulièrement gréco - gaulois. Il n'était pas poëte français; mais on peut dire qu'en publiant les chansons de Téos, il contribua, pour sa part, autant que personne, au trésor que les nouveaux venus trouvèrent sous leur main et qu'ils ne réus- sirent qu'incomplètement à ravir. Il leur en fournit u. 37
apo POESIE AU XV X" SIECLE.
même la portion la plus transportable, pour ainsi parler, et comme la monnaie la mieux courante. Presque tout ce qu'ils prirent de ce côté, ils l'em- portèrent plus aisément et le gardèrent.
Les premiers essais de 1$$° 2. 15 sS ^o"^ extrê- mement incultes, incorrects, et sentent l'effort à travers leur fierté. L'Anacréon est venu à point comme pour amollir et adoucir la verve féroce- ment pindarique de Ronsard et consorts, pour les ramener au ton de la grâce. Dans le dithyrambe pour la fête du ouc, célébrée en l'honneur de Jodelle, après le succès de sa Cléopdtre (iS33)> Baïf et tous les autres à tue-tcte répétaient en chœur ce refrain de chanson à Bacchus ; je copie textuellement ;
lac h iacli ia ha Evoe iach ia ha!
L'Anacréon d'Henri Estienne rompit un peu ce chorus bizarre, et, comme un doux chant dans un festin, tempéra l'ivresse.
Je n'ai pas à discuter ici la question de l'authen- ticité des poésies de l'Anacréon grec, et j'y se- rais parfaitement insuffisant. On était allé d'abord jusqu'à soupçonner Henri Estienne de les avoir fabriquées. Depuis qu'on a retrouve d'autres ma- nuscrits que ceux auxquels il avait eu recours et qu'il n'avait jamais produits, cette supposition excessive est tombée. Il restait à examiner tou- jours si ces poésies remontent bien réellement au lyrique de Téos, au contemporain de Cambyse
I
ANACREON. 29I
et de Polycrate, à l'antique Ionien qui, sous sa couronne flottante, prêta les plus aimables accents à l'orgie sacrée. L'opinion de la critique paraît être aujourd'hui fixée sur ce point, et les érudits, m'assure-t-on, s'accordent en général à ne consi- dérer les pijces du recueil publié par Henri Estienne (à deux ou trois exceptions près) que comme étant très-postérieures au père du genre, comme de simples imitations, et seulement ana- créontiqiies au même sens que tant d'autres jolies pièces légères de nos littératures modernes. Qui donc les a pu faire, ces charmantes odes pleines d'élégance et de délicatesse, et auxquelles tant de gens de goût ont cru avant que la critique et la grammaire y eussent appliqué leur loupe sévère? y a-t-il eu là aussi, à l'endroit d'Anacréon, des Macpherson et des Surville de l'Antiquité? Je me figure très-bien que, même sans fraude, et d'imi- tation en imitation, les choses se soient ainsi transformées et transmises, que des contemporains de Bion et de Moschus aient commencé à raffiner le genre, que tant d'auteurs agréables de V Antho- logie, tels qu'un Méléagre, y aient contribué, et que, sous les empereurs et même auparavant, les riches voluptueux, à la fin des banquets, aient dit aux Grecs chanteurs : Faites-nous de l'Ana- créon! Cicéron nous parie de ce Grec d'Asie, épi- curien et poëte, ami de Pison, et qui tournait si élégamment l'épigramme, qui célébrait si délicate- ment les orgies et les festins de son disciple dé- bauché. On a une invitation à dîner qu'il lui adresse. Certes, si ce Philodème (c'était son nom)
292 POÉSIE AU XVI^ SIÈCLE.
a voulu faire de l'anacréontique, il n'a tenu qu'à lui d'y réussir!.
Le goût pourtant, une fois averti par la science, se rend compte à son tour de la différence de ton entre les imitations et l'original, même quand ce dernier terme de comparaison manque; et il arrive ici précisément ce qui s'est vu pour plu- sieurs morceaux très-admirés de la statuaire an- tique : on les avait pris au premier coup d'œil, et sous la séduction de la découverte, pour les chefs- d'œuvre de l'art, dont ils n'étaient que la perfec- tion déjà déclinante et amollie. Quelques bas-reliefs augustes, quelques magnifiques torses retrouvés, sont venus replacer le grand art sur s:s bases di- vines.
Ainsi on se représente que, même dans sa grâce, le premier et véritable Anacréon devait avoir une largeur et un grandiose de ton, un di- sordre sublime et hardi, quelque chose, si j'ose le dire, de ce qu'a notre Rabelais dans sa grossièreté, mais que revêtait amplement en cette lonie la pourpre et la rose, un hbrc faire en un mot, que le dix-huitième siècle de la Grèce, si élégant et si prolongé qu'il fiât, n'a plus été capable d'atteindre et qu'il n'a su que polir. L'Anacréon primitif avait V enthousiasme proprement dit. Bien des pièces au contraire de l'Anacréon qu'on lit, de cet Ana- créon qui semble refait souvent à l'instar de
I. Voir la dissertation à son sujet, tome I, page 19', des Mélanges de Cril'que et de Philologie, par Chardon de La Rochette.
Il
ANACREON. 293
l'épigramme de Platon sur l'Amour endormi, ne sont guère que le pendant de ces petites figurines d'ivoire, de ces petits joyaux précieux qu'au temps de l'empire les belles dames romaines ou les patriciens à la mode avaient sur leurs tables : l'Amour prisonnier, l'Amour mouillé, l'Amour noyé, l'Amour oiseau, l'Amour laboureur, l'A- mour voleur de miel, toute la race enfin des Amours roses ef des Cupidons de l'Antiquité. Henri Estienne, en sa préface d'éditeur, ne sor- tait pas de cet ordre de comparaisons, quand il rappelait par rapport à son sujet ce joujou délicat de la sculpture antique, ce petit navire d'ivoire que recouvraient tout entier les ailes d'une abeille.
Mais cette circonstance même d'être d'une date postérieure et de l'époque du joli plutôt que du beau ne faisait que rendre ces légers poëmes plus propres à l'imitation et mieux assortis au goût du moment. L'agréable et le fin se gagnent encore plus aisément que le grand; on commence surtout très-volontiers par le mignard et le subtil. Le Sanglier pénitent de Théocrite (si une telle pièce est de Théocriie) agréera bien mieux tout d'emblée que ces admirables pièces des Thalysies ou de la Pharmaceutrie. On s'en prendra d'abord à Bembe, et non à Dante. Les littératures étrangères s'ino- culent plutôt par ces pointes.
L'Anacréon d'Estienne, s'il ne rentrait pas tout à fait dans la classe des grands et premiers mo- dèles, était du moins le plus pur et le plus achevé des moindres {minores), et il arrivait à propos
294. POESIE AU XVI* SIECLE.
pour les corriger : intervenant entre Jean Second et Marulle , il remettait en idée l'exquis et le simple. Dans cette ferveur, dans cette avidité dévo- rante de l'érudition et de l'imitation, il n'y avait guère place au choix ; on en était à la glouton- nerie première ; Anacréon commença à rappren- dre la friandise. Il eut à la fois pour effet de tempérer, Je l'ai dit, le pindarique, et de clarifier le Rabelais. Au milieu de la jeune bande en plein départ, et par la plus belle matinée d'avril, que fit Henri Estienne? Il jeta brusquement un essaim et comme une poignée d'abeilles, d'abeilles blon- des et dorées dans le rayon, et plus d'un en fut heureusement piqué; il s'en attacha presque à chacun du moins une ou deux, qu'ils emportèrent dans leurs habits et qui se retrouvent dans leurs vers.
Ce que Je dis là d'Anacréon se doit un peu appliquer aussi, je le sais, à VAnthologie tout entière, publiée à Paris en 153 1, et dont Henri Estienne donna une édition à son tour; mais Anacréon, qui forme comme la partie la plus dé- veloppée et le bouquet le mieux assemblé de VAnthologie, qui en est en quelque sorte le grand poëte et l'Homère (un Homère aviné), Anacréon, par la justesse de son entrée et la fraîcheur de son chant, eut le principal effet et mérita l'hon- neur.
Quand les Analecta de Brunck parurent en 1776, ils vinrent précisément offrir à l'adoles- cence d'André Chénier sa nourriture la plus ap- propriée et la plus maternelle : ainsi, pour nos
ANACKEON. 29s
vieux poètes, l'ancienne Anthologie de Planudes, et surtout l'Anacréon d'Estienne : il fut un con- temporain exact de leur jeunesse.
Du jour où il se verse dans la poésie du sei- zième siècle, on y peut suivre à la trace sa veine d'argent. A partir du second livre, les Odes de Ronsard en sont toutes traversées et embellies ; et chez la plupart des autres, on marquerait éga- lement l'influence. L'esprit français se trouvait assez naturellement prédisposé à cette grâce in- souciante et légère; l'Anacréon, chez nous, était comme préexistant; Villon dans sa ballade des Neiges d'antan, Mellin de Saint-Gelais dans une quantité de madrigaux raffinés, avaient prévenu le genre : Voltaire, au défaut d'Anacréon lui-même, l'aurait retrouvé 1.
La veine anacréontique, directement introduite en iS54j ^^ qui se prononce dès les seconds essais lyriques de Ronsard, de Du Bellay et des autres, lit véritablement transition entre la vigueur assez rude des débuts et la douceur un peu mignarde et
I. [Nous rapportons à cet endroit un projet de note manuscrite et interfoliée de l'un des deux exemplaires préparés pour la réimpression.]
Le Midi a encore des vers, dignes d'une Anthologie anacréontique ; voici une épigramme-épitaphe d'un ivrogne de Montpellier par un de ses compatriotes (c'est en vers patois) :
« Passant, ne t'étonne pas si ça sent le marc de vin ; car le corps de B... est ici qui repose. »
29(5
POESIE AU XVl^ SIECLE.
polie des seconds disciples, Des Portes et Bertaut ; cette veine servit comme de canal entre les deux. Mais ce n'est pas ici de l'anatomie que je prétends faire, et, une fois la ligne principale indiquée, je courrai plus librement.
Rémi Belleau, épris de cette naïveté toute neuve et de cette mignardise (c'était alors un éloge), s'empressa de traduire le charmant modèle en vers français. Sa traduction, qui parut en iSS<5j ne sembla peut-être pas aux contemporains eux- mêmes .tout à fait suffisante :
Tu es un trop sec biberon Pour un tourneur d' Anacréon, Belleau,
lui disait Ronsard. Belleau^ comme qui dirait Boileau, par opposition au chantre du vin, ce n'est qu'un jeu de mots; mais, à la manière dont Ronsard refit plus d'une de ces petites traduc- tions, on peut croire qu'il ne jugeait pas celles de son ami définitives i. Deux ou trois morceaux pourtant ont bien réussi au bon Belleau, et Saint-
r. Au contraire Scevole de Sainte-Marthe, dans une épigramme latine, disait à Belleau : « Puisque tu tra- duis si bien Anacréon étant sobre, que serait-ce donc si tu te mettais à boire comme lui? »
Quoi si dcsoUlo qiiid forte piulorc reniiltas
Mnslsque jungas liheruin. Quant bene vinosus superares vinct caucnicm,
Qui sicans illum sic refers!
ANACR.EON. 297
Victor, dans sa traduction en vers d'Anacréon, a désigné avec goût deux agréables passages : l'un est dans le dialogue entre la Colombe et le Pas- sant ; la colombe dit qu'elle ne voudrait plus de sa liberté :
Que me vaudrait désonnais De voler par les montagnes, Par les bois, par les campagnes. Et sans cesse me brancher Sur les arbres, pour chercher Je ne sais quoi de champêtre Pour sauvagem'^nt me paître, Vu, que je mange du pain Becqueté dedans la main D'Anacréon, qui me donne Du même vin qu'il ordonne Pour sa bouche; et, quand j'ai bu Et mignonnement repu, Sur sa tête je sautelle ; Puis de l'une et de l'autre aile Je le couvre, et sur les bords De sa lyre je m'endors!
L'autre endroit est tiré de cette ode : Qii'il se voudrait voir transformé en tout ce qui touche sa maîtresse :
Ha! que plût aux Dieux que je fusse Ton miroir, afin que je pusse. Te mirant dedans moi, te voir; Ou robe, afin que me portasses ; II. 38
i
298 POÉSIE AU XV1*= SIÈCLE.
Ou l'onde en qui tu te lavasses, Pour mieux tes beautés concevoir!
Ou le parfum et la civette
Pour emmusquer ta peau douillette,
Ou le voile de ton tetin.
Ou de ton col la perle Jine
Qui pend sicr ta blanche poitrine,
Ou bien, Maîtresse, ton patin^\
I. Rapprocher de cette pièce les vers suivants de Tea- nyson :
// is ihe millers daughter.
And she is grown so dear, so dcar,
That I uiould be the jewel
That trembles al her ear:
For hid in singlets day and night
J'd touch her neck so warm and vjhile
And I vjould be the girdle About her da'inly, dainty ivaist. And her heart would beat against me
Jn sorrow and in rest : And I should knovj if it beat right l'd clasp it round so close and tight !
And I would be her necklace, And ail day long to fall and rise
Upon her balmy bosoin
With her laughter or her sighs.
I
ANACREON. 299
Ce dernier vers, dans sa chaussure bourgeoise, a je ne sais quoi de court et d'imprévu, de tout à fait bien monté.
Mais il était plus facile, en général, aux vrais poètes d'imiter Anacréon que de le traduire. Belleau gagna surtout, on peut le croire, à ce commerce avec le plus délicat des Anciens d'emporter quelque chose de ce léger esprit de la muse grecque qui se re- trouva ensuite dans l'une au moins de ses propres poésies. Il est douteux pour moi qu'il eiàt jamais fait son adorable pièce d'Avril tant de fois citée, sans cette gracieuse familiarité avec son premier modèle; car, si quelque chose ressemble en fran- çais pour le pur souffle, pour le léger poétique désintéressé, à la Cigale d'Anacréon^, c'est
Atid I would. lie so l'gJ't, so Ugl^t I scarce shoiild be undasped at 7iighl.
C'est gai, vif, tendre, caressant, sautillant, et en même temps d'une inspiration légère et pxire :
C'est la fille du meunier.
Et elle m'est devenue si chère, sî chère.
Que je voudrais être la boucle
Qui tremble à son oreille.,, etc., etc.
N'est-ce pas joli ? Le rhythme s'accorde si bien avec l'idée gracieuse et simple.
r. Le fond du plaisir qu'on éprouve à la lecture de la Cigale d'Anacréou (si on le cherche à la manière d'Aris- tote, de Longin ou d'Eustathe), c'est de voir exprimé dans le style le plus léger et le plus vif ce bonheur qui consiste à se passer des choses communes, à ne sentir que les plus nobles instincts, les jouissances les plus dé-
JOO POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
VAvril de Belleau. Il arriva ici à nos poëtes ce qu'un anonyme ancien a si bien exprimé dans une ode que nous a conservée l'un des manuscrits de VAnthologie; je n'en puis offrir qu'une imi- tation :
Je dormais : voilà qu'en songe {Et ce n'était point mensonge), Un vieillard me vit passer, Beau vieillard sortant de table; Il m'appelle, 6 voix aimable! Et moi je cours l'embrasser.
Anacrèon, c'est lui-même.
Front brillant, sans rien de blême :
Sa lèvre sentait le vin;
Et dans sa marche sacrée,
Légèrement égarée.
Amour lui tenait la main.
Faisant glisser de sa tête Lis et roses de la fête, Sa couronne de renom. Il se Vote et me la donne : Je la prends, et la couronne Sentait son Anacrèon.
licates et les plus éthérées, la poésie, le chant; à en avoir sans cesse à sa disposition et en soi-même la source courante : ce qui caractérise proprement la félicité des Dieux.
ANACREON. 301
Le cadeau riant m'invite, Et sans songer à la suite. Joyeux de m'en parfumer, Dans mes cheveux je l'enlace : Deptiis lors, quoi que je fasse, Je n'ai plus cessé d'aimer.
Eh bien ! es que le poëte grec dit là pour les amours était un peu vrai pour la poésie; nos amis de la Pléiade, après avoir embrassé le vieillard et avoir essayé un moment sur leur tête cette cou- ronne qui sentait son Anacréon, en gardèrent quelque bon parfum, et depuis ce temps il leur arriva quelquefois à^anacrèontiser sans trop y songer.
Belleau, pour son compte' n'a guère eu ce hasard heureux que dans son Avril ; d'autres petites inventions qui semblaient prêter à pareille grâce , telles que le Papillon , lui ont moins roussi*.
I. Au défaut du Papillon de Belleau, j'en citerai ici un autre, une des plus jolies chansons de ce gai patois du Midi, et qui montre combien vraiment l'esprit poétique et anacréontique court le monde et sait éclore sous le soleil partout où il y a des abeilles, des cigales et des papillons. Le refrain est celui-ci :
Picho coiiqiiin de parpayoun, Voulo, voulo, te prendrai proun!...
« Petit coquin de papillon, vole, vole, je te prendrai bien ! — De poudre d'or sur ses ailettes, de mille cou- leurs bigarré, un papillon sur la violette, et puis sur la
302 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Celui de tous assurément qui se ressentit et profila le mieux de la couronne odorante est Ron- sard. Ce que j'ai pu conjecturer de VAvril, ne peut-on pas aussi le penser sans trop d'invrai- semblance de ces délicieux couplets : Mignonne, allotis voir si la rose..,, où une fraîcheur mati- nale respire? Après deux ou trois journces d'Ana- créon, cela doit venir tout naturellement, ce semble, au réveil. On composerait le plus irré- prochable bouquet avec ces imitations anacréon- tiques (et je n'en sépare pas ici Bion niMoschus), avec un choix de ces pièces qui ont occupé tour à tour nos vieux rimeurs et notre jeune Chénier. Ne pouvant tout citer, et l'ayant fait très-fré- quemment ailleurs, j'en présenterai du moins un petit tableau pour les curieux qui se plaisent à ces collections; eux-mêmes compléteront le cadre:
marguerite, voltigeait dans un pré. Un enfant joli comme un ange, joue ronde comme une orange, demi-nu, vo- lait après lui. Et pan! il le manquait, et puis la bise qui soufflait dans sa chemise faisait voir son petit dos (soun picho cuteou). — Petit coquin de 'papillon, vole, vole, je te prendrai bien! — Enfin le papillon s'arrête sur un bouton d'or printanier, et le bel enfant, par der- rière, vient doucement, bien doucement, et puis, leste ! dans sa main, il le fait prisonnier. Vite alors, vite à sa cabanette il le porte avec mille baisers; mais las! quand il rouvre la prison, ne trouve plus dans sa menotte que la poudre d'or de ses ailes..., petit coquin de papillon! » — On me dit que cette jolie pièce est de M. Dupuy de Carpentras, maitre de pension à Nyons, — et député de la Drôme à l'Assemblée nationale de 1871.
ANACKEON. 303
L'Amour endormi, de Platon, a été traduit par André ;
L'Amour oiseau, de Bion, l'a clé par Baïf {Tasse-tems, liv. u) ;
L'Amour mouillé, d'Anacréonj par La Fon- taine, qui ne fait pas tout à fait oublier Ronsard {Odes, liv. II, 19) ;
L'Amour laboureur , de Moschus, par André encore ;
L'Amour prisonnier des Muses, d'Anacréon, et l'Amour écolier, de Bion, par Ronsard {Odes, liv. IV, 23, et liv, V, ai);
L'Amour voleur de miel, d'Anacréon à la fois et de Théocrite, après avoir été traduit assez sè- chement par Baïf [Passe-tems, liv. i), et prolixe- ment imité par Olivier de Magny [Odes, liv: iv), a été ensuite reproduit avec tant de supériorité par Ronsard (toujours lui, ne vous en déplaise), que je mettrai ici le morceau, ne fût-ce que pour cou- per la nomenclature ;
Le petit enfant Amour Cueilloit des Jleurs à l'entour D'une ruche, oie les avettes Font leurs petites logettes.
Comme il les allait cueillant, Une avette sommeillant Dans le fond d'une fleurette Lui piqua la main douillette.
Si tôt que piqué se vit, Ah! je suis perdu (ce dit);
30^ POESIE AU XVI* SIÈCLE.
Et s'en-courant vers sa mère Lui montra saplaye amère :
Ma mère, voye^ ma main^ Ce disait Amour tout plein De pleurs, voye^ quelle enjlure M'a fait une égratignure!
Alors Vénus se sourit, Et en le baisant le prit. Puis sa main lui a soufflée Pour guarir sa playe enjlée :
Qui t'a, dis-moy, faux garçon, Blessé de telle façon? Sont-ce mes Grâces riantes De leurs aiguilles poignantes?
— Nenni, c'est un serpenteau. Qui vole au printemps nouveau Avecque deux ailerettes
Çà et là sur les Jleurettes.
— Ah! vraiment je le cognois ( Dit Vénus) ; les villageois De la montagne d'Hymette
Le surnomment Melissette.
Si donques un animal Si petit fait tant de mal, Quand son alêne époinçonne La main de quelque personne,
Combien fais-tu de douleur Alt prix de lui) dans le cœur
ANACREON. . 30$
De celui en qui tu jettes Tes venimeuses sagettes?
Ce sont là de ces imitations à la manière de La Fontaine ; une sorte de naïveté gauloise y rachète ce qu'on perd d'ailleurs en précision et en simpli- cité de contour. Vénus, comme une bonne mère, souffle sur la main de son méchant garçon pour le guérir; elle lui demande qui l'a ainsi blessé, et si ce ne sont pas ses Grâces riantes avec leurs aiguilles. Arrêtée à temps, cette façon familière est un agrément de plus'. Bien souvent, toutefois, ce côté bourgeois se prolonge, et tranche avec l'élégance, avec la sensibilité épicurienne. On se retrouve accoudé parmi les pots; on fourre les marrons sous la cendre ; Bacchus, l'été, boit en chemise sous les treilles : heureux le lecteur quand
I. En cette imitation, Ronsard a combiné ingénieuse- ment quelques traits de la scène de Vénus blessée par Diomède C//(W^, chant V), Vénus, piquée d'un coup de lance à l'extrémité de la paume, vers la naissance du poignet, s'enfuit, remonte au ciel, et se jette en criant aux pieds de Dionée sa mère, qui la caresse de la main pour l'apaiser. Et Minerve dit malicieusement à Jupiter que c'est en voulant sans doute engager quelque femme grecque à suivre les Troyens qu'elle aime tant, et en la flattant à dessein, que Vénus s'est déchiré sa main douil- lette à l'agrafe d'or de la tunique. Ronsard a mis quelque chose de cette plaisanterie dans la bouche de la mère :
Sonl-cc mes Grâces riantes De leurs nigtiiUes poignantes ? n. 39
I
306 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
d'autres mots plus crus et des images désobli- geantes n'arrivent pas. La nappe enfin, quand nappe il y a, est fréquemment salie, par places, de grosses gouttes de cette vieille lie rabelai- sienne.
Mieux vaudrait, mieux vaut alors que tout dé- borde, que le jus fermente : l'image bachique a aussi sa grandeur. Ronsard, en je ne sais plus quel endroit, s'écrie :
Comme on voit en septembre^ aux tonneaux angevins, Bouillir en écumant la jeunesse des vins...
Cela est chaud, cela est poétique, et nous rend Anacréon encore, lequel, en sa Vendange, a parlé du jeune Bacchus bouillonnant et cher aux ton- neaux.
Mais, d'ordinaire, on reconnaît bien plutôt le coin d'Anacréon en eux à quelque chose de léger, à je ne sais quel petit signe, comme celui auquel il dit qu'on reconnaît les amants ^
Baïf, l'un des plus inégaux parmi les imitateurs des Anciens, et qui a outrageusement gâté l'Oa-
I. Voici l'endroit et la pièce entière; mais comment réussir à calquer des lignes si fines, une touche si simple?
Le fier coursier porte à sa croupe Du fer brûlant le noir affront; Le Parihe orgueilleux, dans un groupe. Se détache, ihiare au front ^ *
Et moi, je sais d'abord celui qu'Amour enflamme : Il porte un petit signe au dedans de son ame.
ANACREON. 307
rîstys et la Pharmaceutrie^^ a eu de singuliers éclairs de talent, et, si l'on ne peut dire précisé- ment que c'est à Anacréon qu'il les doit, puisque c'est plutôt avec Théocrite et Bion qu'il les ren- contre, il se ressent du moins alors du voisinage et ne sort pas de l'anacréontique. On sait les gra- cieux vers de son Amour vangeur; l'amant mal- heureux, près de se tuer, y parle à l'inhumaine :
Je vas mourir : par la mort désirée^
Ma bouche ira bientôt être serrée ;
Mais ce pendatit qu'encor je puis parler,
Je te dirai devant que m'en aller :
La rose est belle, et soudain elle passe;
Le lis est blanc et dure peu d'espace;
La violette est bien belle au printemps,
FA se vieillit en U7i petit de temps;
La neige est blanche, et d'une douce pluie
En un moment s'écoule évanouie^
Et ta beauté, belle parfaitement,
Ne pourra pas te durer longuement ,
Des Portes, qui n'allait plus emprunter si loin ses modèles et s'en tenait habituellement aux Ita- liens, a ressaisi et continué le plus fin du genre au sonnet suivant :
Vénus cherche son fils, Vénus tout en colère Cherche l'aveugle Amour par le monde égaré ; Mais ta recherche est vaine, 6 dolente Cythère! Il s'est couvertement dans mon cœur retiré,
I, Dans les Jeux de Baïf, les églogues XVI et XVIII,
308 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
Que sera-ce de moi? que vie faudra-t-il faire? Je me vois d'un des deux le courroux préparé ; Egale obéissance à tous deux j'ai juré : Lejîls est dangereux, dangereuse est la mère.
Si je recèle Amour, son feu brûle mon cœur; Si je décèle Amour, il est plein de rigueur, Et trouvera pour moi quelque peine nouvelle.
Amour, demeure donc en mon cœur sûrement; Mais fais que ton ardeur ne soit pas si cruelle, Et je te cacherai beaucoup plus aisément i.
Oa ne peut faire un pas dans ces poètes .sans retrouver la trace et comme l'infusion d'Ana- créon. Jacques Tahureau^ qui en était digne, n'a pas assez vécu pour en profiter. Olivier de Ma- gny, en ses derniers recueils, y a puisé plusieurs de S2S meilleures inspirations. En voici une qui n'est qu'une imitation lointaine, mais qui me pa- raît d'un tour franc, et non sans une certaine saveur de terroir qui en fait l'originalité. Le poëte s'adresse à un de sas amis appelé Jean Cas- tin, et déplore la condition précaire des hommes:
Mo)i Castin, quand j'aperçois Ces grands arbres dans ces bois,
I. Voir, pour le début, celui de l'Amour fugitif de Mosclius, puis l'ode d'Anacréon, dans laquelle l'amour, après avoir épuisé contre lui tous ses traits, se lance lui- même en guise de flèche dans son cœur, et, une fois logé là, n'en sort plus.
A N A C R K O N . 3 Op
Dépouillés de leur parure, Je ravasse à la verdure Qui ne dure que six mois.
Ptiis je pense à notre vie Si malernent asservie, Qu'el' n'a presque le loisir De choisir qrcelque plaisir, Qu'elle ne nous soit ravie.
Nous semblons à l'arbre verd Qui demeure un temps couvert De mainte feuille naïve. Puis, dès que l'hiver arrive, Toutes ses feuilles il perd.
Ce pendant que la jeunesse Noîis répand de sa richesse. Toujours gais nous Jlorissons ; Mais soudain nous flétrissons Assaillis de la vieillesse.
Car ce vieil faucheur^ ce Tems, Qui dévore ses enfans. Ayant ailé nos années. Les fait voler empennées Plus tôt que les mêmes vents ^.
Doncques tandis que nous sommes, Mon Castin, entre les hommes, N'ayons que notre aise cher,
I. Plus vite que les vents mêmes.
}IO POESIE AU XVl'' Slf:CLE.
Sans aller là-haut chercher Tant de feux et tant d'atomes.
Qiielque fois il faut mourir , Et, si quelqu'un peut guérir Quelquefois de quelque peine, Enfin son attente vaine Ne sait plus oii recourir.
Vespérance est trop mauvaise. Allons doncques sous la braise Cacher ces marrons si beaux, Et de ces bons vins nouveaux Appaisons notre mésaise.
Visant ainsi notre cœur, Le petit Archer vainqueur Nous viendra dans la mémoire; Car, sans le manger et boire j Son trait n'a point de vigueur.
Puis avecq' nos nymphes gayes Nous irons guérir les playes Qu'il nous fit dedans le flanc. Lorsqu'au bord de cet étang Nous dansions en ces saulayes^.
Je n'aurais qu'à ouvrir les recueils poétiques de Jean Passerai et de Nicolas Rapin pour y ramas- ser à plaisir de nouveaux exemples. Gilles Durant,
I. Au troisième ivre des Odes d'Olivier de Magny ("1)59).
ANACREON. Jll
surtout, foisonne en cas raffinés : Amour pris au las, Amour jouant aux échecs; Jean Dorât, dans ses imitations grecques, avait déjà fait, d'un goût tout pareil. Amour se soleillant^. Mais j'aime mieux citer de Durant quelques stances, oii un ton de sentiment rachète la manière :
Serein je voudrais être, et sous un vert plumage,
Çà et là voletant, Solitaire, passer mes ans dans ce bocage,
Ma sereine chantant.
Oiseau, je volerois à toute heure autour d''elle ;
Puis sur ses beaux cheveux f arrêterais mon vol, et brûlerois mon aile
Aux rayons de ses yeux.
Et après avoir continué quelque temps, et avec vivacité, sur ce genre d'ébats :
Parfois époinçonné d'une plus belle envie,
Je voudrois becqueter Sur ses lèvres le miel et la douce ambroisie
Dont se paît Jupiter.
Sotis mon plumage vert, à ces beaux exercices Je passerais le jour.
I. Aux Grands-Jours de Poitiers de l'an 1579, à pro- pos de cette puce célèbre qu'Etienne Pasquier aperçut et dénonça sur le sein de mademoiselle Des Roches, on ne manqua pas de chanter l'Amour puce, et l'avocat Claude Binet, parodiant l'Amour piqué par une abeille, imagina de le faire piquer par cette puce.
312 POESIE AU XVI^ SIÈCLE.
Tout confit en douceurs, tout confit en délices, Tout confit en amour.
Puis, le soir arrivé, je ferais ma retraite
Dans ce bois entassé, Racontant à la Nuit, mère d'amour secrète,
Tout le plaisir passé.
Toujours le mCMne sujet, on le voit, ce même fond renaissant qui présente, a dit Moncrif, cer- taines délicatesses, certaines simplicités, cer- taines contradictions, dont le cœur humain abonde. Le détail seul, à y regarder de très-près, diffère, et l'ingénieux s'y retrouve pour qui s'y complaît'.
I. Olivier de Magii}-, que nous citions tout à l'heure, avait dit déjà assez gentiment, dans une ode à s'amie, selon une idée analogue de métamorphose amoureuse :
Quand je te vois au malin Amasser en ce jardin Les fleurs que l'auhe nous donne. Pour t'en faire une couronne. Je désire aussi soudain Etre, en forme d'une abeille. Dans quelque rose vermeille Qui doit choir dedans ta main.
Car tout coi je me ticndrois (^Alors qne tu t'en viendrais La cueillir sur les épines) Entre ses feuilles pourprines, Sans murmurer nullement, Ne battre l'uneou l'autre l'aile,
ANACREON. 3IJ
Vauquelin de La Fresnaie, en plus d'une épi- gramme ou d'une idylle, contribuerait aussi pour sa part au léger butin, si on le voulait complet'. C'est lui qui donne cette exacte et jolie définition de l'idylle, telle que les Anciens l'entendaient : « Ce nom d'idillie m'a semblé se rapporter mieux à mes desseins, d'autant qu'il ne signifie et ne re- présente que diverses petites images et gravures en la semblance de celles qu'on grave aux lapis,
De peur qu'une emprise telle Finit au- commencement.
Puis, quand je me sentirais En ta main, je sortirais. Et m'en irais prendre place. Sans te poindre, sur ta. face ; Et l.\, baisant mille fleurs Qui sont autour de ta bouche. Imiterais celte mouche Y suçant mille senteurs.
Et si lors tu te fâchais, Me chassant de tes beaux doigts. Je m'en irais aussi vite Four ne te voir plus dépile; Mais premier, autour de toi, Je dirais, d'un doux murmure. Ce que pour t'aimer j'endure El de peines et d'émoi,
I. Les Mémoires de la Société académique de Falaise (1841) contiennent une bonne notice sur Vauquelin, par M. Victor Choisy : recommandable exemple pour chaque ville ou chaque province d'étudier ainsi son vieux poëte.
II. 40
31^ POESIE AU XVI* SIÈCLE.
aux gemmes et calcédoines, pour servir quelque- fois de cachet. Les miennes en la sorte, pleines d'amour enfantine, ne sont qu'imagettes et petites tablettes de fantaisies d'Amour. » Une idylle, une odelette anacréontique ou une pierre gra- vée, c'est bien cela ; et, à la grâce précise de sa définition, le bon Vauquelin montre assez qu'il a dii souvent atteindre dans le détail à la justi- fier. Son volume de poésies est peut-être celui d'où l'on tirerait le plus de traits dans le goiit de ceux que nous cherchons :
Amour j tais-toi! mais prends ton arc, Car ma biche belle et sativage, Soir et matin sortant du parc, Passe toujours par ce passage.
Voici sa piste : oh! la voilà! Droit à son cœur dresse ta vire^, Et ne faux point ce beau coup-là. Afin qu'elle n'en puisse rire.
Hélas! qu'aveugle tu es bien! Cruel, tu m'as frappé pour elle : Libre, elle fuit, elle n'a rien ; Mais las! ma blessure est viortelle.
Mais il faut craindre pourtant d'entasser par trop ces riens agréables et d'affadir à force de sucreries. Je n'ai voulu ici que dégager un der- nier point de vue en cette poésie du xvi® siècle et
I. Vire, espèce de trait d'arbalète, lequel, lorsqu'on le tire, vole comme en tournant (Ménage).
AN'ACRtON. 315
diriger un aperçu dont l'idée est plus souriante que le détail prolongé n'en serait piquant. L'Ana- créon, chez nous, ne cessa de vivre et de courir sous toutes les formes durant le siècle suivant et depuis jusqu'à nos jours. L'abbé de Rancé, âgé de douze ans, en donnait une très-bonne édition grecque; La Fontaine le pratiquait à la gauloise toute sa vie. Chaulieu, plus qu'aucun, se peut -dire notre Anacrépn véritable, et c'est dommage que sa poésie, trop négligemment jetée, ne nous rende pas tout son feu naturel et son génie. Mon- crif, avec bien moins de largeur, et plusieurs du xviii^ siècle après lui, ont eu des parties, des traits aiguisés du genre. Voltaire, en quelques pièces légères, l'a saisi et comme fixé à ce point parfait de bel-esprit, de sensibilité et de goût, qui sied à notre nation. André Chénier n'a eu que peu d'anacréontique, à proprement parler, dans le sens final; il est remonté plus haut, et si j'écris quelque jour sur Théocrite, comme j'en ai le désir, je marquerai avec soin ces différences. Le plus vraiment anacréontique des modernes a peut- être été le Sicilien Meli. Béranger pourrait sembler tel encore, mais par quelques imitations habiles et de savantes gaietés, plutôt que par l'humeur et le fond : lui aussi, je le qualifierai un poëte de l'art. Quoi qu'il en soit, c'est bien certainement au XVI* siècle et au début que l'imitation immédiate et naïve d'Anacréon se fait le mieux sentir. Le second temps, le second pas des essais de la Pléiade en demeure tout marqué. Ayant insisté précédemment sur l'issue et les phases dernières
3l6 POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
de cette école, sur ce que j'ai appelé son détroit de sortie, j'ai tenu à bien fixer aussi les divers points du détroit d'entrée; c'est entre les deux qu'elle a eu comme son lac fermé et sa mer inté- rieure. En 1550, irruption brusque, rivage inégal ; en iSS+7 continuation plus ornée, plus polie, jus- qu'à ce qu'en 1572 on arrive tout en plein au golfe de mollesse, A partir de 1SS4, la colline, la tour d'Anacrcon est signalée : la flottille des poètes prend le vieillard à bord, et il devient comme l'un des leurs.
Et maintenant, de ma part, c'est pour long- temps: c'en est fait, une bonne fois, de venir par- ler de ces poètes du xvi® siècle et de leurs fleu- rettes : j'ai donné le fond du panier.
Avril 1842.
DE
L'ESPRIT DE MALICE
AU BON VIEUX TEMPS
LA MONNOIE. — GROSLEY
I
■^cryifc^ ouRCLuoi pas aujourd'hui une de ces petites dissertations comme on n'en fait plus, comme Addison les esquissa en morale, comme d'Israéli les crayonna en littérature, qui ne soient ni des traités ni des odes, et ne prétendent qu'à être de simples essais? Essayons.
On se demande souvent, lorsqu'on lit des livres du vieux temps et qu'on les trouve à la fois as- saisonnés d'une certaine malice et de beaucoup de naïveté, ce qu'il faut croire de leurs auteurs et de l'esprit qui les a inspirés. C'est surtout lorsqu'on les voit se jouer autour des objets de leur vénéra-
3)B POÉSIE AU XVI^ SIÈCLE.
tion et de leur culte, y porter toutes sortes de familiarités et même des hardiesses, puis repren- dre tout aussitôt ou paraître n'avoir pas quitté le ton révérencieux, c'est alors qu'on s'étonne et qu'on cherche à faire la double part dans ce mé- lange, la part d'une bonhomie qui serait pourtant bien excessive, et celle d'une ruse qu'on ne peut admettre non plus si raffinée.
Nos anciens Mystères ou représentations dra- matiques de choses saintes sont le genre qui pro- voque le plus naturellement ces questions. Nos bons aïeux n'y éludaient aucun des côtés scabreux du sujet; bien loin de là, ils étalaient au long ces endroits en les paraphrasant avec complaisance'. Qu'il s'agisse, par exemple, de Conception imma- culée et d'Incarnation, ils vont tout déduire par le menu, mettre tout en scène, les tenants et abou-
I. La première partie de ce volume étant déjà impri- mée, je profite d'une dernière occasion pour mentionner une publication très-importante sur les anciens -mystères que donne en ce moment (1843) M. Louis Paris, biblio- thécaire de Reims. Il y traite plus particulièrement du mystère de la Passion, et cela en vue des Toiles peintes de l'Hôtel-Dieu de Reims, qui en sont comme une mise en scène illustrée et une commémoration. M. L. Paris, en voulant bien citer et contredire avec toute sorte de cour- toisie gracieuse notre opinion peu favorable à ce vieux théâtre, fait appel à notre goût mieux informé. Il nous signale et nous recommande, entre autres, une scène de quelque intérêt, lorsque Judas découvre, comme Œdipe, qu'il a tué son père et épousé sa mère (tome I, page 58); on trouve là en effet la matière, sinon la forme, de l'hor-
LA MONNOIE. GROSLEY. JJ(J
tissants. Joachim et Anne, les parents de la Vierge, et qui ne l'eurent qu'après vingt ans de ménage, commencent par se plaindre longuement de leur stérilité. Joachim surtout, dont l'offrande a été refusée au temple, ne peut digérer son af- front :
Quand j'ay bien en mon cas regard, Je suis réputé pour infâme; Tient-il à moy ou à via femme Que ne pouvons enfans avoir, Ou se le divin présçavoir De Dieu l" a ordonné ainsi? J'en suis en si très grant soucy Que je ne sçay quel part aller.
Et il s'en va aux champs parmi ses bergers qui ne peuvent lui arracher que des demi-mots et ne parviennent pas à le distraire :
reur tragique. Nous distinguerions plus volontiers, et comme s'acheminant vers le pathétique, le dialogue entre Jésus et sa sainte mère (tome I, page 317), lorsque celle-ci, à la veille de la Passion, le supplie en vain d'être un peu clément envers lui-même. Ces situa- tions naturelles avaient encore de quoi émouvoir indé- pendamment de ce qu'on appelle talent, et il semblerait en vérité qu'ici vers la fin de cette dernière scène il y ait eu un éclair de talent. Mais ce que nous pouvons dire en toute assurance, c'est que des publications comme celle de M. L. Paris, en déroulant les pièces avec ampleur et fidélité, aident beaucoup au règlement définitif de la question.
Citer aussi le Drames d'Adam du xii^ siècle publié par M. Victor Luzarche (Tours, 1854).
3 20 POKSIE AU XV l"^ SIÈCLE.
ACHiNj l'un des bergers, Passe\ le temps avecqucs nous Pour vous oster de ceste peine,
JOACHIM.
Je vu:il aller sur ceste plaine Contempler ung petit mon cas.
Enfin Dieu prend pitié d'eux, et un Ange est en- voyé à sainte Anne pour lui annoncer qu'elle sera mère. Marie, aussitôt née, croît chaque jour en piété et en sagesse; dès lors nul détail n'est épar- gné : son vœu de virginité, celui de Joseph, leur embarras à tous deux quand on les marie, et l'aveu mutuel qu'ils se font, ks doutes de Joseph ensuite, quand il voit ce qu'il ne peut croire, et la façon dont il les exprime, tout cela est exposé, développé bout à bout avec une naïveté incontes- table, avec une naïveté telle qu'il est presque im- possible aujourd'hui d'extraire seulement les pas- sages et de les isoler de leur lieu sans avoir l'air déjà de narguer et de profaner. Or, un tel effet ne se peut admettre à la date oxi ces représenta- lions eurent plein crédit. Force est donc de si re- jeter sur la naïveté profonde des auteurs et des spectateurs. Et pourtant je me pose tout à côté la question que voici : Quelques-unes de cessocncs singulièrement familières n'ont-elles pas excité as- sez vite, chez un bon nombre des acteurs et spec- tateurs, quelque chose de ce sourire et de ces plaisanteries sans conséquence qui circulent ou qui, du moins, naguère circulaient volontiers
LA MONNOIK. GROS LE Y. j U I
parmi les bons chrétiens de campajjne, les soirs où l'on chantait certains gais noLMs?
Les Noëls bourguignons de La Monnoie peuvent nous être comme une limite extrême à cet égard. On ne saurait ni;;r qu'il ne s'y soit glissé, avec intention de l'auteur, une assez sensible dose de raillerie et de malice; pourtant la gaieté surtout domine et fait les frais. Je ne dis pas qu'on soit très-édifié en les chantant, mais je ne crois pas non plus qu'on en ait été très-scandalisé là oîi d'em- blée ils circulèrent, chez les bourgeois et les vignero;is. La Monnoie semble avoir voulu faire après coup comme les chœurs lyriques de ces vieux mystères de la Nativité et de la Conception qui étaient fort de sa connaissance, et il les a faits avec un talent et un sel dont il n'y a pas vestige dans les anciennes pièces i. Pourtant je n'aperçois pas de solution de continuité ni de rup- ture entre l'esprit premier qui se réjouissait aux scènes naïves et celui qui accueillit ses fins cou- plets. On est avec lui à l'extrême limite, j'en con- viens; mais en deçà on trouve place pour bien des degrés de cette plaisanterie indécise et de cette malice peu définie qui me paraît précisément un ingrédient essentiel dans la naïveté de nos bons aïeux, et que je voudrais caractériser. Cet esprit du vieux temps, tel que je le conçois et tel qu'on
I. Voir, si l'ou veut, l'exemple cité à la suite du Pre- dicaloriana (page 338) de M. Gabriel Peignot, lequel est lui-même le dernier de cette vieille race dijonnaise. J'aime à rapprocher ces noms de famille.
II. 41
322 POESIE AU XVI*' SIÈCLE.
l'aime, avant toutes les philosophies et les ré- formes, était quelque chose de très-franc, de très- naturel et aussi d'assez compliqué. On se trompe- rait fort si on le croyait toujours aussi gimple qu'il le paraît, et de même si on l'estimait tou- jours aussi malin qu'à la rigueur il pourrait être. L'esprit du bon vieux temps, avant qu'on l'eût éveillé et gâté, avant qu'on lui eiit appris tout ce qu'il recelait, et qu'on lui eût donné, suivant le langage des philosophes, conscience et clef de lui- même, cet esprit allait son train sans tant de fa- çons, se conduisant comme un brave manant chez lui : il doute, il gausse, il croit, tout cela se mêle'. Mais c'est parce que la foi, ce qu'on ap- pelle la foi du charbonnier, s'y trouve avant et après tout, c'est pour cela que le reste a si bien ses coudées franches. Le xyiii** siècle, ne l'ou- blions pas, et déjà la Réforme en son temps, sont venus tout changer; ils sont venus donner un sens grave et presque rétroactif à bien des choses qui se passaient en famille à l'amiable : pures es- piègleries et gaietés que se permettaient les aînés de la maison entre soi. Ces peccadilles, une fois dénoncées, et quand on a su ce qu'on faisait, ont pris une importance énorme. Pour se les expliquer chez nos dignes aïeux, et pour en absoudre leur religion, on a pris le parti de les faire en masse plus naïfs encore qu'ils n'étaient, c'est-à-dire trop
I. M. Saint-Marc Girardin a parlé quelque part du (( moyen âge vivant, animé, moqueur, croyant de bonne- foi, et médisant de bon cœur. «
LA MONNOIE, GROSLEY. 323
bêtes. Non pas. Notre indulgence plénière à leur égard n'est qu'une vanité de plus. Nos aïeux soup- çonnaient plus d'une chose, ils en riaient, ils s'en tenaient là. Les filles avaient la beauté du diable; chacun avait, je l'ai dit, la foi du charbonnier; et plus d'un laissait percer le bon sens du maraud: Je gros du monde roulait ainsi, sans aller plus mal. L'esprit du bon vieux temps en soi n'eût jamais fait de révolution, n'eût jamais passé à l'état de xviii^ siècle : il a fallu à certains mo- ments deux ou trois hommes ou démons, les Lu- ther et les Voltaire, pour le tirer chacun en leur sens et pour jeter le pont. Mais le propre du vieil esprit, même gaillard et narquois, était de ne pas franchir un certain cercle, de ne point passer le pont : il joue devant la maison et y rentre à peu près à l'heure ; il tape aux vitres, mais sans les casser. Il a le dos rond i. L'esprit que j'appelle de xviii* siècle au contraire a pour caractère le prosélytisme, le dogmatisme, beaucoup de mor- gue ; il pousse au Naigeon et au Dulaure. Il n'y en a pas l'ombre chez nos bons aïeux, en leurs plus libres moments; rien de cet esprit prédicant, agressif, qui tire parti de tout ; ils n'en tiraient que plaisir.
On a remarqué dès longtemps cette gaieté par- ticulière aux pays catholiques; ce sont des enfants qui sur le giron de leur mère lui font toutes sortes de niches et prennent leurs aises. Le catholicisme chez lui permet bien des choses, quand on ne
I. C'est la différence de Piron à Voltaire.
3.1-1. POESIE AU XVl"^ SIECLE.
l'attaque pas de front. N'avez- vous jamais remar- qué dans !a foule, un jour de fête, ces bons grands chevaux de gardes municipaux entre les jambes desquels se pressent les passants, filles et garçons, et qui ne mettent le sabot sur personne? Tels sont les bons chevaux des gardes du pape en pays ca- tholiques'. Chez nous, le gallicanisme compliqua un peu : il permit d'être plus logique, il empêcha aussi de l'être trop. La gaieté se trempa davan- tage d'un certain bon sens pratique, sans tou- tefois passer outre. 1! y eut toujours la paroisse et le curé. Entre deux Pâques pourtant, l'espace était long, la marge était large, et le malin, sans avoir l'air d'y songer, s'accordait bien des choses. La race de ces esprits du vieux temps, très- secouée et un peu modifiée par le xvi^ siècle, mais encore fidèle, a survécu jusque dans le xviii^, et il est curieux de la retrouver là plus distincte
I. On lit dans les Œuvres choisies de La Monnoie (tome II, page 221) : t Le Pogge vivoit dans un siècle de bonne foi et d'ingénuité où il étoit permis à la bouche d'exprimer ce que le cœur pensoit. Lui, avec quelques- uns de ses confrères et autres gala'ns hommes de ce temps-là, s'assembloient à certains jours en une chambre secrète du palais du Pape, et là se divertissoient à faire ces jolis Contes, dont nous avons encore le recueil, tra- duit en toutes sortes de langues... C'est ainsi qu'on en usoit alors en Italie, et ce ne fut guère qu'après le con- cile de Trente qu'on devint plus réservé. Avec quelle liberté n'ont pas écrit les Bernin, les Maure, les Molza, sans qu'on leur ait fait d'affaire? » Voir le petit Pogge de l'abbé Noël (1798), qui est dédié aux martes de La Monnoie.
LA M ON' NOIE. — GROSLEY. 325
dans quelques individus à part, dans quelques échantillons IranchJs. Nous verrons tout à l'heure jusqu'à quel point La Monnoie en était. Quel- qu'un aussi qui certainement en tenait fort, l'un de ces derniers Gaulois, c'était Grosley, Fillustre Troyen. Il raconte en sa Vie (écrite par lui-même) une historiette qui revient droit à mon propos. Tout enfant, les soirs, il lisait beaucoup; il lisait les figures de la Bible, les vies des saints, et adres- sait, chemin faisant, toutes sortes de questions auxquelles le plus souvent répondait d'autorité la bonne vieille servante installée dans la famille depuis trois générations, et qu'on appelait sim-ple- ment Marie Grosley : « Là, là, disait celle-ci, il n'y a que les prêtres qui sachent cela, et encore les prêtres eux-mêmes doivent y croire sans y aller voir; ça ne regarde que les médecins. » Telles étaient les réponses que l'enfant obtenait d'ordinaire sur les questions relatives à la reli- gion, à la physique; et à ces solutions de la ser- vante-gouvernante, sa bonne et vénérable aïeule, d'une voix plus douce, ajoutait quelquefois : « Va, va, mon enfant, quand tu seras grand, tu verras qu'il y a bien des choses dans un chosier. » Et Grosley nous dit qu'en avançant dans la vie il eut maintes fois occasion de renvoyer bien des choses et des pensées au chosier de sa grand'- mère.
Et bien ! même en ces vieux âges d'auparavant, à maint spectacle, à maint prône, en mainte oc- casion profane ou sacrée, il y avait (en doutez- vous?) plus d'une servante Marie, plus d'une aïeule
32(3 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
de Grosley, plus d'un Grosley enfant qui faisait des questions; il naissait plus d'une pensée, et cette pensée trouvait son mot, et les honnêtes pa- roissiens souriaient en se signant; puis on ren- voyait , ou mieux on laisait finalement retomber le tout au grand chosier d'à côté ; c'était question close; au moindre rappel, au premier coup de cloche, tout au plus tard au second, on baissait la tête, on pliait les deux genoux devant la croyance subsistante et vénérée ; on faisait acte sincère de cette humilité et de cette reconnaissance du néant humain, qui n'est pas la moindre fin de toute sagesse.
Entre Tesprit du pur bon vieux temps, lel que j'essaie ici de le saisir, non pas à telle ou telle époque déterminée (car il nous fuirait peut-être), mais dans son ensemble et comme dans son éma- nation même, entre cet esprit et celui du xyiii^^siè- cle que nous connaissons de pr^s, il y eut pour- tant un intermédiaire, un conducteur un peu ambigu et couvert, que j'appellerai tout de suite par son nom, l'Érasme, le Bayle, le Montaigne, le Fontenelle. Ici l'auteur sait ce qu'il fait, mais il le dissimule autant qu'il le veut. Le lecteur est partout chatouillé d'une pointe discrète qui vient on ne sait d'où, et s'arrête à fleur de peau ; il ne tient guère qu'à lui de se l'enfoncer davantage ou de se l'épargner. Mais ces ménagements et ces calculs n'ont qu'un temps. Au xvi* siècle, l'es- prit protestant fit à sa manière ce qu'a fait plus tard l'esprit philosophique au xviii* siècle. Il attaqua brutalement les choses dans une fin chré-
tA MONNOIE. GROSLEY. yj.J
tienne, et démasqua les habiles. Le xvm*^ siècle les tira à lui et les salua ses complices. En eux dès lors la pointe parut à nu et devint aiguillon.
Malgré tout, même depuis Érasme, môme du- rant Montaigne, même à travers Bayle, quelque chosa de cet esprit d'autrefois^ mi-parti de ma- lice et de soumission sincère, s'est conservé chez quelques individus de marque, la malice dominant, il est vrai, mais la soumission aussi retrouvant son jour. Parmi nos poètes, jusque parmi les plus émancipés, la race se suit très-disiincle. Je laisse bien vite Rabelais de côté; c'est un trop gros mor- ceau pour que je m'en incommode. Mais Passe- rat, mais Régnier, qui pourtant ont passé par lui, retrouvent des conversions sincères (j'insiste sur U mot), de vraies larmes. Le bon Gringoirc, au- teur de railleuses soties et le type de ce vieux genre, finit pieusement et mérite d'être enterré à Notre-Dame. La Fontaine, Piron lui-même, sont de grands exemples. Chez tous ces hommes, qu'y avait-il eu à leurs plus vifs moments et à leurs heures les plus buissonnières? Écoutons Grosley encore nous parlant d'un de ses amis, le joyeux abbé Courtois : « Il m'admettoit, dit-il, à parta- ger ses plaisirs, dont la gaieté, qui lui était com- vîune avec toutes les belles dmes, faisoit le fonds et forraoit l'assaisonnement. » Voilà bien le vrai fonds antique de nos pères, fonds de gaieté sans malignité et sans fiel, ou bien gaieté aiguisée de malice, mais sans rien d'ambitieux, d'orgueilleux et de subversif. Ces derniers points nous revien- nent eu propre et à tous les vrais modernes.
j :B roÉsiE AU xvi^ siècle.
II
Ceci posé, et par manière de libre éclaircisse- ment, je m'étendrai un peu sur deux échantillons du vieux genre, et d'abord sur La Monnoie, qu'une nouvelle édition d^ ses Noëls a remis récemment sur le tapis'. Un écrivain estimable, M. Viardot, en a parlé à son tour assez au long et avec con- naissance de cause, étant, je crois, du pays; pour- tant, comme il lui est arrivé d'en, parler dans un Recueil qui, e;i se proclamant indévendant, es plus qu'aucun assujetti à de certains systèmes, le critique trop docile a mêlé à son analyse d'étranges préoccupations, et dans le choix que le bon La Monnoie avait fait, c-ttc fois, du patois natal, il a plu à son admirateur de découvrir je ne sais quelles perspectives toutes merveilleuses : « On peut dire, écrit-il de La Monnoie, qu'il sentait le besoin de tourner le dos au passé au lieu de le regarder toujours en face, de se laisser aller au courant des siècles, au lieu d'en remonter la pente, et d'avancer sur le Jlot du présent vers les mers inconnues de l'avenir. Il avait entrevu, comme Charles Perrault, la loi du progrès, ou, si l'on veut, de la progression qui régit la vie de l' hu- manité; il était du parti de Perrault- .'... » Assez
1 Les Noëls Bjurguignoiis de Bernard de La Monnoie (Gui-Barozai), publiés, avec une traduction littérale en regard, par M. Fertiault. (Paris, Ch. Gosselin.)
2, Kevite indépendante, juillet 1842.
LA MON NOIE. GROSLEY. J'jp
d'apocalyps: ; je m'arrête. On se demande com- ment des esprits honnêtes et dont, en d'autres moments et en d'autres matières, le caractère se- rait plutôt le bon sens, se peuvent laisser aller à de tels dadas, que le philosophe du logis ^ leur fournit tout bridés. Je suis fcâché pour ce philo- sophe s'il ne lui arrive jamais de rire, à part lui, de ce qu'il inspire; je commence vraiment -à craindre qu'il ne garde tout son sérieux. Notre point de vue sur le bon vieux temps ne serait pas assez complet si nous n'avions à lui opposer de tels vis-à-vis. Il y a d'ailleurs dans le travail de M. Viardol des parties mieux vues et dont il faut savoir gré à l'auteur : il lui eût suffi peut-être de les indiquer du doigt; cédant à l'esprit de sys- tème, il y a mis le pouce. Mais d'autres tout à côté y auraient employé le poing.
Revenons à nos moutons et à La Monnoie qui en tient fort. Il était de la race directe du vieux temps ; mais le xvi* siècle y avait passé, c'est-à-dire Rabelais et Montaigne, c'est-à-dire encore tous les Grecs et les Latins. Né à Dijon en 164.1, élevé au collège des jé- suites de cette ville, il marqua de bonne heure sa vocation pour le bon mot, pour l'épigramme, pour l'agréable rien; Martial surtout était son fait. Après des études de droit à Orléans, il s'en retourna vivre dans son pays, au sein de la société fort agréable et lettrée qu'offrait cet illustre parlement de Bour- gogne. Remarquez pourtant que ce séjour prolongé loin de Paris où il ne vint habiter qu'en 1707,
I. Pierre Leroux.
u. 42
3JO POESIE AU XV I*" SIECLE
âgé de plus de soixante ans, le fit toujours un peu moins contemporain de son siècle qu'il ne devrait l'être, au moins pour la littérature française i. Il a du rapport avec Bayla sur ce point comme sur plusieurs autres. Malgré ses prix coup sur coup à l'Académie français2, La Monnoie est très-peu un poëte du siècle de Louis XIV. Boileau devait jug3r de tels vers détestables et comme non ave- nus; mais la moyenne des académiciens du temps y trouvait une expression prosaïque châtiée et suffisamment élégante, qui lui rappelait la manière des bons vers Louis XIII ou Mazarin ; la moyenne de l'Académie était sujette alors à retarder un peu. La Monnoie, avant 1671, année de son pre- mier prix, avait bien plus cultivé la poésie latine que la française. Le madrigal, il nous l'a dit, était à sa portée ordinaire, et le sonnet son nec ■plus ultra. Il se dépensait en quatrains, en menus -distiques, en hendécasyllabes latins, même en tra- rductions du latin en grec 2 ; il retournait et remâ- rchait, en s'amusant, son plat de dessert et de
1, Lorsqu'il fut reçu à l'Académie en place de l'abbé Régnier des Marais en décembre 1713, La Monnoie cita -dans son discours de réception, tout d'un trait et comme .ex aquo, les Voiture, les Du Ryer, les Godeau, les Pellis- son, les Racine, les Segrais, les Charpenlier , les Fléchier, les Despréaux, pour avoir également réussi dans la prose et les vers! (Voir l'Éloge de La Monnoie par d'Alem- bert.)
2. Selon Va\>kè d'Olivet, La Monnoie n'avait guère moins de quarante ans lorsqu'il se mit au grec, où cependant il fit d'étonnants progrès.
LA MONNOIE. GROSLEY. 3JI
qiiatre-mendiants du xvi* siècle. Plus d'une fois il lui arriva de pousser la gaudriole jusqu'à la priapéei. Ses soi-disant poëmes couronnés n'in- terrompent qu'à peine ce train d'habitude; le A/e- vagiana nous donne tout à fait sa mesure. Lorsque La Monnoie mourut très-âgé, à quatre- vingt-sept ans (1728), au milieu du concert d'é- loges qui s'éleva de toutes parts, il échappa, à un journaliste de dire que M. de La Monnoie n'était que médiocrement versé dans la moderne littéra- ture française. Plus d'un biographe s'est récrié sur ce jugement, et l'abbé Papillon 2 déclare avoir peine à le comprendre. Rien de plus facile toute- fois, si l'on entend par littérature moderne Racine dans Athalie, par exemple, Fénelon, La Bruyère, déjà Montesquieu naissant^. Le siècle de Louis XIV a modifié pour nous et entièrement renouvelé le fonds classique moderne. En quoi consistait ce fonds auparavant? On avait les Italiens, quel- ques Espagnols, toute la littérature latine, et si délaissée aujourd'hui, du xvi^ et même du xvii^ siècle. C'est là ou vivait d'habitude et où
1. Voir, en cas de doute, le recueil de l'abbé Noël
(1798).
2. Bibliothèque des Auteurs de Bourgogne.
3. M. Viardot a cru voir une preuve très-irrécusable du caractère tout moderne de La Monnoie dans un éloge qu'il fit de VŒdipe de Voltaire, lequel éloge est en dis- tiques latins; belle manière de se montrer moderne! Ce qu'il serait vrai de dire, c'est que, tout en possédant et admirant les Anciens, La Monnoie les jugeait avec liberté d'esprit.
332 POESIE AU XVl'^ SIECLE.
correspondait La Monnoie. A travers la gloire de son époque, gloire qui se ramasse à nos yeux dans une sorte de nuage éblouissant, il savait distinguer et même préférer, pour son usage propre, une foule d'illustres antérieurs ou contemporains à la veille d'être ignorés, et auxquels il trouvait je ne sais quel sel qui le ragoûtait dans quelque recoin du cornet. Mais surtout il puisait sans cesse à nos vieilles sources gauloises ; il savait nos francs aïeux à dater de la fin du xv'^ siècle, et tirait de leurs écrits un suc qui commençait à devenir chose rare autour de lui. La dose de malice et de finesse salée qu'il leur demandait était sans doute pour le moins égale à celle qu'ils y avaient mise. En sec- tateur de Martial, il sentait fort son Mellin de Saint-Gelais. Pourtant une modestie naturelle*, cette espèce de candeur si compatible, nous l'a- vons vu, avec une gaieté native, et l'absence de
I. Brossette, qui le visita à Paris dans l'été de 171 3, raconte ceci (manuscrit de la collection de M. Feuillet): « Il m'a dit avec modestie qu'il n'était point savant et qu'il ne pouvoit se piquer que d'une grande envie de savoir : à propos de quoi il a récité cette épigramme délicate et jolie de Joannes Secundus dans son livre intitulé Basia :
Non hoc suaviolum dare. Lux mea, sed dare iantum Est desiderium flehile suavioli,
(Joann. Secundus, basium 3). »
On peut dire de La Monnoie en efifet qu'il avait de l'érudition ce qui afFriande.
LA MONNOIF. GROSLEY. 333
toute arrière-pensée, le remettait aisément au niveau des Brodeau, des Marot et autres fins naïfs qu'il savourait sans cesse, qu'il commentait avec délices, et qu'il allait à sa manière reproduire et égaler. C'est du mélange, en eflet, et comme du croisement exact de son érudition gauloise et de son art classique que naquirent un Jour ses Noëls bourguignons.
Les noëls n'avaient jamais cessé en Bourgogne; c'était un débris de mystère, une ou deux scènes de la Nativité qui avaient continué de se jouer et de se chanter au réveillon, mais en devenant de plus en plus profanes en même temps que popu- laires. Souvent même le refrain de Noël n'était plus qu'un prétexte et un cadre où s'interposaient les événements du jour; le chanteur courait et s'ébattait à sa guise, sauf à revenir toucher barre au divin berceau. Les gens d'esprit du cru se mê- laient volontiers à ces jeux en patois, et payaient leur écot à ce qu'on peut appeler les atellanes de la Crèche. Le bonhomme Aimé Piron^ père du célèbre Alexis, et apothicaire de son état, avait fait nombre de ces petites pièces qui couraient la province. Un jour qu'il en récitait une à La Mon- noie, celui-ci lui dit : « C'est plein d'esprit, mais c'est négligé; vous faites cela trop vite. — V'rà, lui répond l'apothicaire en le regardant ironique- ment du coin de l'oeil. — Vrà, lui réplique La Monnoie en appuyant plus fort sur son mot. — E bé! répond l'autre en continuant de parler pa- tois, i vorô bé fi voi. — Parguienne, reprend aussitôt le poëte dijonnais, tu mi voirai. » Et peu
334- POESIE AU XVI^ SIECLE.
de temps après il tenait sa gageure et donnait ses premiers Noëi^.
Les Noël circulèrent plusieurs anndcs, chantes çà et là et non imprimes; ils ne sa publièrent dé- cidiment qu'en 1700. Leur succès fut grand, et trop grand; ils allèrent, dit-on, jusqu'à la cour. Une telle lumière mettait leurs plaisanteries trop à nu ; c'étaient des badineries de famille; la rue du Tiliot ou de la Roulotte leur convenait mieux. L'éveil une fois donné, un vicaire de Dijon prêcha contre, et l'affaire se grossit : la Sorbonne eut à juger de la culpabilité, et peu s'en fallut qu'elle ne condamnât. Les modernes biographes ont com- paré cette quasi-condamnation aux procès de Bé- ranger. On doit rappeler aussi que les anciens mystères avaient été, sous François P*", déférés au parlement et interdits comme prêtant au scandale. On ne trouverait rien, en effet, dans les malins couplets de Gtii-Baro^ai, de plus chatouilleux au dogme que ce qu'on lit dans ces vieux mystères de la Conception, écrits, je le crois, en toute sim- plesse, mais bientôt récités et entendus avec un demi-sourire2.
Ainsi, une différence piquante entre ces mys- tères et les Noël, c'est que pour les premiers l'au-
j. Notice de M. Fertiault.
2. Si l'on me pressait, j'en saurais donner trop de preuves. Mais ces citations ainsi détachées acquièrent une gravité que les passages n'ont pas sur place, j'y ren- voie ceux qui savent. (Voir pourtant, au précédent Ta- bkau, chapitre du Théâtre français,)
LA MON NOIE. GROS LE Y. 33$
teur était plus simple, plus contrit, plus humble- ment dcvot, que ne le furent bientôt acteurs et au- diteurs, et qu'au contraire ici, pour les cantiques bourguignons, Baro'{ai avait certes le nez plus fin que le joyeux public qui en fit tout d'abord son régal sans songer au péché.
Mais bien d'autres différences s'y marquent, dont la principale, à mon gré, consiste dans la façon et dans le talent. La Monnoie s'y prit avec ce patois comme avec une langue encore flottante, qiii n'avait pas eu jusque-là ses auteurs classiques, et dont il s'agissait, en quelque sorte, de trouver la distinc- tion et de déterminer l'atticisme. Cet atticisme existait plus ou moins sensible pour les francs Bourguignons, et au xvi* siècle déjà Tabourot avait dit du jargon dijonnais que c'était le Tuscan de Bourgogne, donnant à entendre par là que le bourguignon le plus fin se parlait à Dijon, de même que l'italien réputé le plus fin était celui de Toscane. Pour nous qui, par rapport à cet alti- que bourguignon, ne sommes pas même des Béo- tiens, mais des Scythes, nous nous hasarderons toutefois à le deviner, à le déguster chez La Mon- noie, comme précédemment nous avons fait ailleurs pour les vers du poëte Jasmin : les procédés, de part et d'autre, ne sont pas très-différents et de- meurent classiques. Ceux qui parlent tant de poésie populaire devraient bien s'apercevoir un peu de cela, dans les admirations confuses qu'ils pro- diguent et dans les mauvais vers qu'ils vont pro- voquer. La Monnoie appliqua là en petit la mé- thode d'Horace, lorsque celui-ci voulut créer le
j}(J rOKSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
genre et la langue lyrique chez les Latins; ou bien, pour prendre un exemple plus proportionné, il fit ce que plus tard M. de Surville essaya de réaliser pour la langue du xv^ siècle. Mais ce que M. de Surville recherchait après coup et artifi- ciellement, La Monnoie l'appliqua cà quelque chose de vivant et de réeli. D'ailleurs, son soin dut être le même; il n'avait pas reproché pour rien à Aimé Piron d'aller trop vite et d'être négligé; lui, il su4, sans le paraître, se rendre châtié, scru-» puleux, concis; il fut le Malherbe pratique du genre,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir '
de sorte que, par une singularité très-curieuse, il se trouve être du siècle de Louis XIV en patois, et en patois seulement; car là, vrai disciple de Boileau, il corrige, il resserre, il choisit, tandis que, dans ses vers français, il n'a que prosaïsme et langueur. Le Glossaire qu'il a joint à ses Noëls constitue, à bâtons rompus, toute une poétique raffinée et charmante, où chaque mot a son his- toire et ses autorités. Dans un joli apologue latin, il se compare à Ennius, lequel, un jour, se serait amusé à exprimer en langage osque l'enfance de Jupiter et le berceau de Crète; les flamines se
I. Il dut bien aussi songer, érudit comme il était, aux gracieuses poésies que lui offrait la littérature italienne dans la littgua coniadinesca, et dont Laurent de Médicis donna le premier des modèles exquis.
lA MONNOIE. GROSLEY. 337
fâchèrent et firent tapage; mais Jupiter, qui voulut en juger par lui-même, se mit à pouffer de rire dès le second couplet. Ennius ici est de la mo- destie; pour que la corrélation littéraire fût exacte, il faudrait Varron, ou même quelque docte Italiote, contemporain d'Horace et de Vir- gile. On épuiserait ces comparaisons qui éclair- cissent la pensée, en disant encore que pour cette habileté à introduire , à insinuer l'art dans le dicton populaire, La Monnoie fut le Béranger du genre, ou un Paul-Louis Courier, mais qui ne laissa point du tout percer le bout de l'oreille. Baroyai était bien, des deux, le vrai vigneron.
Heureuse rencontre! sans cette idée d'écrire en son patois, La Monnoie ne léguait aucune preuve de son très-franc talent de poëte. En français, c'était un versificateur académique, dénué d'ima- gination et de vigueur; dans les petites pièces, il se montrait un pur bel-esprit ; en latin, il ne fai- sait que retourner les anciens, le Catulle et le Martial , et sans chance d'avenir , il le savait bieni. Mais voilà que le patois lui sourit, et, du coup, son étincelle poétique, qui allait se perdre sans emploi, trouve où se loger ; elle prend forme et figure; elle anime un petit corps d'insecte ailé
I. Voir au tome II, page 27e, des Œuvres choisies de La Monnoie (édit. in-40), ce qu'il dit de la poésie latine moderne et de Santeuil. Ces fragments de critique, qui paraissent tirés le plus souvent des lettres de La Mon- noie, sont en général pleins de vivacité et de sens : on y retrouve l'homme familier et causant.
n. 43
33^ POÉSIE AU XVl"^ SIÈCLE.
et bourdonnant, qu'elle a comme saisi au pas- sage. Là trouvent place, tout à point, son esprit naïf et son trait; il y décèle aussi son imagina- tion, ou plutôt le patois de lui-même la fournit à son goîit, et, en quelque sorte, la défraie : deux ou trois de ces jolis mots, sveltes, chantants, in- traduisibles, dans une petite pièce, cela fait les ailes de l'abeille.
La Monnoie avait un grain de sel, ou, pour parler le langage du crû, un grain de moutarde. Ce grain n'était pas assez, quand il le dépaysait, pour assaisonner ou mieux (que la chimie me le permette) pour faire lever cette pâte toujours un peu froide et blanche de la noble langue française, surtout allongée et alignée en alexandrins. En opérant de près, au contraire, sur des mets du pays, et dans toutes les conditions d'affinité, le grain fit merveille.
L'humeur qui domine dans les N^oëi est libre et sent légèrement la parodie. Mais il est une pa- rodie naturelle et presque inévitable qui naît du travestissement même de la Nativité en bourgui- gnon et de ce rapprochement de Lubine, Robine et Bénigne avec les Rois-Mages. C'est comme dans un tableau de la Nativité , de l'ancienne école flamande, où la Vierge se trouve, de toute nécessité, coiffée à l'anversoise. Nous en sourions, mais les Flamands plutôt s'en édifiaient. La Mon- noie s'est très-bieu rendu compte de cet effet; à propos des traductions ou imitations que Marot faisait de Martial, on lit : « Il y a encore une re- marque à faire sur la manière de traduire de
LA MONNOIE. GROSLEY. jjp
Ma rot, c'est qu'il ajuste à la mode de son temps la plupart des sujets de son auteur; M. de Bussy en use à peu près de même, ce qui donne à la traduction un air d'original qui ne déplaît point. C'est une espèce de parodie d'une langue à une au- tre... ^ » Ainsi fit-il en ses Noëls, et ses figures y prennent un air de connaissance et de voisinage qui récrée la scène. Le bonhomme Joseph a la mine ébahie durant l'accouchement et regarde sans parler sa compagne transie ; l'archange Gabriel, en robe cramoisie, descend au secours; les bœufs et les ânes de la crèche sont en joie et font leur partie sur toutes sortes de tons, en personnes bien apprises. A entendre cette mélodie étrange, à laquelle ils sont peu faits, les Mages, effrayés, ont pensé gâter la cérémonie ; ces Rois-Mages , surtout le noir, étaient un continuel sujet de gaieté :
Joseph, plein de respect, Dit : Messieurs, je vous prie, Excuse^, s'il votes plaît, C'est un âne qui crie.
On a là comme le premier fond de plaisanterie obligée. L'ingénieux auteur n'a pas manqué d'y ajouter sa dose, et ne s'est pas épargné les licences du gai bon sens. On est sous une minorité, avec
I. Œuvres choisies, tome II, page 374. En matière sa- crée, l'exemple de Menot et de Maillard, ces parodistes naïfs, et qu'il savait sur le bout de ses doigts, dut lui revenir aussi et lui fournir plus d'un trait.
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le divin Enfant et la Vierge-mère toute clémente; on se permet le mot pour rire, sans prétendre le moins du monde secouer le joug; trop heureux d'adorer, on payera, on paye à l'avance son tri- but en alléluias et en chansons. Que si le sens humain trouve par moments que ce mystère, cette rédemption tant attendue, est le chemin le plus long, le chemin de l'école, et que le maître a pris le grand tour pour nous sauver, n'est-ce pas aussi qu'il nous montre mieilx par là tout son amour? Et puis le plus sûr est de baisser la tête, car, en définitive, on a affaire, tout francs vignerons qu'on est, au Maître du pressoir. Les libertés de ce genre sont fréquentes chez La Mon- noie. Le Franklin, c'est-à-dire le bon sens ma- lin, a eu sa réclame de tout temps. Ici on assiste tant soit peu, je l'ai déjà dit, aux atellanes, ou, si l'on veut, aux saturnales de la Crèche. Quand les soldats romains accompagnaient, un jour de triomphe, le char de leur Imperator, ils chantaient des vers fescennins; et nous-même nous avons pu entendre les grognements des fidèles sur le petit Caporal, qui certes était bien leur Dieu. L'essentiel est de savoir s'il y a esprit de révolte ou non ; et cet esprit ne paraît pas dans les Noëi. Nous y voyons le grain de plaisanterie s'appli- quer même à de plus chatouilleux que le divin Enfant, je veux dire à un petit-fils de Louis XIV. Dans une chanson en dialogue sur le passage du duc de Bourgogne à Dijon, après toutes sortes de descriptions de la fêle et du festin, il est dit (j'use de la traduction de M. Fertiault) :
LA MON NOIE. GROSLEY. 34.I
Au reste, une chose étrange,
Le Prince Bourbon, Tout comme nous, quand il mange,
Branle le menton, Branle le menton, Brunette,
Braille le menton.
Il but non pas des rasades,
Mais des jolis coups, Et tant qu'il but je pris garde
Qu'il ne disait mot, Qu'il ne disait mot, Brunette,
Qu'il ne disait mot.
Esl-ce là une bêtise de paysan à la La Palisse^? Est-ce un rappel indirect que le héros, l'enfant des Dieux est pourtant un homme? Prenez-le comme vous voudrez.
La plus jolie pièce à choisir, si l'on voulait citer, serait sans doute le XIV® des Noëls de la Roulotte, sur la conversion de Blai^otte et de Gui, son ami, c'est-à-dire de M"'® de La Monnoie et de l'auteur lui-même. On retrouve ici encore une de ces modes du vieux temps. La femme res- tait plus dévote que le mari, qui faisait le brave et le rieur durant deux ou trois saisons, mais elle finissait doucement par le ramener. Vers un cer- tain noël donc, Blaizotte, jadis si jolie, se sent prise, un peu tard, d'un saint désir de rejeter
I. La Monnoie se trouve être l'auteur de cette fameuse chanson de La Palisse, qui a eu une si singulière fortune.
3+2
POESIE AU XVI*^ SIECLE.
toute amotir en arrière, et de renoncer à la ba- gatelle. Elle en fait part à son ami Gui, au cœur tendre et encore attaché. Le bon Gui d'abord se laisse un bout de temps tirer l'oreille; mais, voyant qu'il le faut et que l'heure a sonné, il finit à son tour par faire de nécessité vertu et par suivre son modèle chéri. Il règne dans celte chan- son, à demi railleuse et à demi émue, un reste de parfum de l'âge d'or, un accent de Philémon et Baucis, du bon Damète et de la belle Ama- rante :
Us s'aiment jusqu'au bout, malgré Veffort des ans.
On lit à ce propos, dans les Œuvres choisies^, une agréable anecdote qui fait comme le com- mentaire de la chanson : « Mardi dernier, jour de sainte Geneviève, patrone de Paris, ma femme, dit La Monnoie, s'étant levée plus matin qu'à l'ordinaire, mit son bel habit de satin à fleurs, et me vint dire en confidence qu'elle s'al- loit mettre sous la protection de la sainte... » Et il raconte alors comment, dans la chapelle souterraine où elle s'agenouille en toute ferveur, quelqu'un ou quelqu'une trouve moyen de lui couper, sans qu'elle le sente, la queue de son manteau. De là une plaisante aventure qui émous- tille le ménage, et il fait à la dame un petit dizain de consolation, dans cette idée que, loin que ce soit fripon ou friponne, qui ait donné ce coup de
I. Tome II, page 278.
LA MON NOIE. GROSLKY. 34.3
ciseau, ce doit être assurément quelque honnête personne qui, à voir tant de ferveur, se sera dit tout bas :
Vraiment c'est une sainte, Je veux avoir un bout de son manteau.
Je ne donnerai pas ici de plus ample échan- tillon des Noëi- j'aime mieux, pour toutes sortes de raisons, renvoyer les curieux à l'édition très-acces- sible de M. Fertiaulti. M. Viardot, qui a d'ail-
I. Amateur des Anciens comme il était, La Monnoie me pardonnera de préférer à une citation de lui, tou- jours scabreuse en présence des grandes dames et des beaux messieurs, la traduction suivante d'une des plus jo- lies pièces des Anciens, qui avaient aussi leur manière de no'cls. A une certaine époque de l'année, chez les Rho- diens surtout, les enfants allaient faire la quête de l'hi- rondelle ; ils chantaient aux portes : » Elle est venue, elle est venue, l'hirondelle, amenant les belles saisons et la belle année ; blanche sur le ventre, et sur le dos noire. Ne tireras-tu pas hors de ta grasse maison un panier de figues, et un gobelet de vin, et une éclisse de fromage, et du froment? L'hirondelle ne refuse pas même un petit gâteau. Est-ce que ndus nous en irons? ou bien aurons-nous quelque chose? Si tu nous donnes, nous nous en irons ; sinon, nous ne laisserons pas la place ; ou nous emporterons la porte, ou le dessus de la porte, ou bien la femme qui est assise là dedans. Elle est petite, la femme, et nous l'emporterons aisément. Allons, donne; si peu que tu nous donnes, ce sera beaucoup. Ouvre, ouvre la porte à l'hirondelle, car nous ne sommes pas des vieil- lards, nous sommes de petits enfants. » Ainsi, même dans ces chants et ces plaisanteries populaires, la Grèce
34+ POESIE AU XVI^ SIECLE.
leurs fort bien traité ce chapitre des extraits, a beaucoup insisté sur les rapprochements avec Voltaire et Béranger, rapprochements qui nous frappent surtout aujourd'hui, mais qu'il ne faudrait pas rendre trop exclusifs. La Monnoie peut pa- raître à quelques égards un précurseur de Vol- taire, mais en ce sens que Voltaire est un succes- seur de Villon ; il a l'air de jeter à la cantonade plus d'une réplique à Béranger, mais à condition que Béranger et lui se soient rencontrés auparavant dans quelque corridor de l'abbaye de Thélème.
Pour conclusion dernière de tout ceci : nos contes et fabliaux du moyen âjîe, qui avaient eu tant de développement et de richesse originale, aboutissent à La Fontaine, lequel couronne admi- rablement le genre; nos miracles et mystères, qui n'avaient eu que bien peu d'œuvres qu'on puisse citer (si même il en est de telles), ont un ricochet bizarre, et viennent aboutir et se rele- ver, par une parodie graduée et insensible , dans les Noëls de La Monnoie.
Celui-ci, enfin, qui courait grand risque de se perdre dans le cortège nombreux des érudits ou des faiseurs de madrigaux, aura laissé du moins deux choses qui resteront, le Ménagiana et les
savait mettre de la discrétion et une touche gracieuse de légèreté ; nos bons Bourguignons, que La Monnoie dut contenter, y voulaient d'abord plus de lardons et de langue salée. M. Rossignol, nous le savons, a recueilli beaucoup de détails érudits sur ces jolis chants et ces nolls de l'Antiquité ; il rendrait service en les publiant.
LA MONNOIE. GROSLEY. J^J
N^oëi, c'est-à-dire un plat de noisettes pour le dessert des doctes, et un bouquet de muguet et de violettes à embaumer le jambon du milieu dans le souper du Bourguignon.
III
Quant à Grosley, second échantillon d'autrefois que j'ai promis et auquel il me tarde de venir, il n'avait rien de poétique; il goûtait peu le madri- gal, et, bien loin de là, il est allé un jour jusqu'à écrire tout brutalement : u Les recueils que cha- que année nous donne sous les titres d'Etrennes d'Apollon, des Muses, etc., etc., peuvent être comparés à ces cornets de vermine qu'au Pérou les gueux payoient pour impôt. » Voilà de ces cru- dités un peu fortes, du Caton l'ancien tout pur. Grosley avait d'autres parties plus avenantes; il tenait de la bonne vieille roche et prose anti- que. Né à Troyes le i8 novembre 1718, et ainsi égaré en plein xviii^ siècle, il nous a laissé sur lui, sur son enfance et sa jeunesse, une portion de volume malheureusement inachevée, mais em- preinte d'une saveur qui sent son fruit. Cette Vie incomplète est tombée, par un second accident, aux mains d'un éditeur et continuateur des moins capables de l'entendre. Grosley a eu son Bros- settc, et dix fois pis, dans l'abbé Maydieu. Cet abbé était, autant qu'on le peut juger à l'œuvre, un maître sot qui a entouré à plaisir les jolies pages de son auteur d'un fatras d'apostrophes et d'ampouleo, en un mot de tout ce qui leur res- n. 44
3^6 POÉSIE AU XVl"" SIÈCLE.
semble le moins. Elles n'en ressortent que mieux i. Ce quart de volume est un de ces livres comme je les aime, comme on devrait, ce me semble, en avoir toujours un sur sa table pour se débar- bouiller du grand style. Quand j'ai lu quelque chose de bien lyrique, que j'ai ouï et applaudi quelque chose de bien académique, quand j'ai assisté à l'un de ces triomphes parlementaires oîi l'orateur factieux a mis la main sur son cœur, où le politique intéressé et versatile a prodigué les mots de loyauté et de patrie, où chacun est venu tirer tour à tour sa magnifique révérence aux hautes lumières de l'époque et à la conscience du genre humain, j'ouvre, en rentrant, mon Grosley ou quelque livre de ce coin-là, mon Journal de Collé , ma Margrave de Bareith, et, après quelques pages lues, je retrouve pied dans le terre-à-terre de notre humble nature, en disant tout bas à l'ho- norable, à l'éloquent, à l'illustre : Tu mens.
On a vu, par une citation précédente, comment Grosley dut ses premières leçons de philosophie à sa vénérable aïeule et à sa vieille servante Marie. On ne se bornait pas toutefois à le faire taire, quan i il questionnait trop, et à le renvoyer au chosier : « Chaque soir, écrit-il, à la commémoration du saint du lendemain se joignoit celle des parents
I. Les exigences de la censure se sont jointes aux scrupules de Tabbé Maydieu pour supprimer ou affaiblir plus d'un endroit. Quelques personnes à Troyes possè- dent des copies de ces morceaux retranches; j'en dois une à l'obligeance de M. Harmand, bibliothécaire de la ville.
LA M ON NOIE. GROS LE Y. 34.7
et amis. Il y aura demain dix, vingt, quarante ans qu'est mort un tel ou une telle, disoit Marie, dont la mémoire étoit inépuisable, et à qui ces événements étoient d'autant plus présents que, de- puis soixante ans, tous les gens de la famille ou du voisinage avoient rendu l'ame entre ses mains. Si un chef de famille ou quelque proche parent étoit l'objet de la commémoration, après lui avoir renouvelé le tribut de larmes, on s'étendoit sur son mérite, sur les bonnes qualités qui l'avoient principalement distingué, sur sa dernière maladie et sur sa mort. S'il s'agissoit d'un moindre parent, d'un ami, d'un voisin, qui se fiât mal comporté, sa conduite étoit examinée , presque toujours excusée par mon aïeule et caractérisée dans la bouche de la vieille Marie par quelque trait malin, qui débutoit presque toujours par là, là. L'éloge ou le blâme, à l'égard de la conduite d'autrui, avoient pour base les principes suivants : qu'il faut savoir vivre de peu, désirer peu, ne rien de- voir, ne faire tort, dans aucun genre, à qui que ce soit, ne se point faire tort à soi-même, soit en dé- cousant ou négligeant ses affaires, soit par des excès ruineux pour la santé. La mort de tous ceux qui avoient vécu conformément à ces principes avoit été douce, paisible, tranquille; celle des gens qui s'en étoient éloignés avoit été comme leur vie. Imbu dans l'enfance de ces leçons en action, elles ont, pour ainsi dire, passé dans mon tempéra- ment, et beaucoup influé sur le système de vie que j'ai suivi imperturbablement et sans regrets. Dans la suite de mes études, elles se trouvèrent
3^8 POÉSIE AU XVI® SIÈCLE.
fortifiées par celles d'Horace, de Plutarque et de Montaigne. J'étois d'autant plus disposé à pren- dre ces dernières à la lettre, qu'elles n'étoicnt que la répétition de celles de mon aïeule et de Marie. »
L'exemple vivant de son père aida puissamment aussi à former le jeune enfant : avocat instruit et intègre, homme antique et modeste, usant de toutes les ressources que lui permettait une con- dition quelque peu étroite et gênée, il nous offre, sous la plume de son fils qui le perdit trop tôt et qui le regretta toujours, une physionomie à la fois grave et attendrissante. Amoureux de l'étude, avec un sentiment naturel pour les productions des arts et un esprit curieux des pays étrangers, il n'avait pu se livrer à cette diversité de vocation ; son fils en hérita et fut plus heureux : « Ce goïit, dit-il, que je me suis trouvé à portée de satisfaire, étoit une continuité du sien ; c'était un vœu que j'acquittais. A la vue de toutes les belles choses que m'ont offertes les pays étrangers, ma première réflexion se portoit sur le plaisir qu'auroit eu mon père en la partageant. » C'est ainsi que dans ces mœurs sévères et sous cette écorce peu polie, la délicatesse, et la plus précieuse de toutes, celle du moral se retrouve i.
I, Ajoutez que, pour la gaieté également, Grosley trouvait en son père de qui tenir. Ce digne père avait un goiît si décidé pour Aristophane, que, ne sachant pas le grec, il passa les loisirs de ses dernières années à lire et à commenter le grand comique sur une traduction latine.
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Il ne faudrait pas croire pourtant que les étu- des surchargeassent outre mesure cette première et libre enfance de Grosley. Son devoir fait, il jouissait d'une grande latitude, et il nous décrit avec complaisance ses assiduités aux exercices, même aux tracasseries de la paroisse, surtout au- près d'un vieux sacristain goutteux qui le chas- sait quelquefois, et ne manquait Jamais de dire, lorsqu'il rencontrait son père : « Monsieur Gros- ley, je vous avertis que vous avez un garçon qui sera un grand musard. » Prenant ce mot de inu- sard au sens que lui donne La Moihe-Le-Vayer, par opposition à celui de guerrier ou soudard, Grosley s'en félicite, et trouve que la prophétie en lui s'est vérifiée ; car c'est le propre des inuses de nous amuser inutilement, et de nous payer avec leur seule douceur : a Mon père, dit-il, musard lui-même en ce sens, ne devoit ni ne pouvoit im- prouver des musarderies qui, entretenant le jeune âge dans la niaiserie qui est son apanage, laissent à l'ame la souplesse qui est le premier principe de la douceur du caractère et de la disposition à la gaieté ; principe que détruit nécessairement la morgue qu'établit une éducation pédantesque et continuellement soignée. » J'aime à citer ces pen- sées saines, même dans leur expression négligée. La phrase de Grosley est longue; il profita peu du goilt moderne ; il pensait, comme Bayle, « que le style coupé est, contre l'apparence, plus pro- lixe que le style lié ; que, par exemple, Sénèque est un verbiageur, et que ce qu'il redouble en six phrases, Cicéron l'auroit dit en une. » Il est vrai
3SO POESIE AU XVl^ SIÈCLE.
qu'avec lui on n'a souvent affaire qu'à un reste de façon d'écrire provenant du xvi* siècle^ et qu'en renonçant au Sénèque, on ne retrouve pas le Cicéron.
Elevé dans sa ville natale au collège de l'Ora- toire, en un temps où les passions jansénistes y régnaient et où le fanatisme des convulsions bouleversait bien des têtes, il resta dégagé de toute influence, jugeant et moqueur, ingeniosiLS, sed dolos meditans, disait la note du maître. Cette franchise gaie et caustique, qui fait le fond de son humeur, se décelait déjà par mainte espiè- glerie, et il n'agréa les hypocrites à cols tors d'aucun côté. Témoin d'un charivari en toute forme que les violents et ultra du parti donnè- rent au vénérable abbé Du Guet, retiré alors à Troyes, et qui venait de se déclarer contre les convulsionnaires, il en put conclure que les fous et les méchants sont de tous les partis. Dans les années qu'il passa ensuite à Paris en clerc de pro- cureur, pour y suivre ses cours de droit, ii vit beaucoup et familièrement le savant et excellent Père Tournemine, et apprit à y goûter les hon- nêtes gens de tous bords, même jésuites, ce qui ne laissait pas de lui demander un petit effort; car il était et demeura toujours à cet endroit dans ce qu'il appelle la religion de MM. Pithou.
Peu tenté d'un grand théâtre, s'étant dit de bonne heure en vertu de sa morale première : Paix et peu, c'est ma devise; décidé, malgré toutes les sollicitations, à revenir se fixer dans sa patrie et à rester un. franc Troyen, il s'accorda
LA M ON NOIE. — GROSLEY. 3$I
pourtant les voyages. Celui d'Italie, qu'il fit une première fois en 174.5 ^^ ^7-i^j bien moins en caissier qu'en amateur, au sein de l'état-major du maréchal de Maillebois, lui ouvrit de plus en plus le monde et mit en saillie ses heureux dons spiri- tuels, alors adoucis et rendus aimables par la jeunesse. Il refit plus tard, et tout littérairement, un second voyage d'Italie, aussi bien qu'un autre en Angleterre et un aussi en Hollande; il visita même Voltaire aux Délices. Ces déplacements mul- tipliés, les estimables ou piquants écrits qu'il pu- bliait dans l'intervalle sur divers points de droit, d'histoire, ou sur ses voyages mêmes, mirent Grosley en relation et le maintinrent en corres- pondance avec les gens de lettres et les savants de son temps, surtout les étrangers, desquels il était fort apprécié 1; il se fonda de la sorte une vie d'érudit de province, pas trop cantonné, et tout à fait dans le genre du xvi''- siècle. Au retour de chaque voyage, il se ressaisissait de son gîte natal et de la tranquillité du che^ soi avec un nouveau bonheur : « Cette tranquillité recouvrée, dit-il 2, est pour le voyageur qui la sait goiiter ce qu'est la terre pour les marins fatigués d'une longue navigation, l'ombre et la fraîcheur pour des mois- sonneurs qui ont porté le poids du jour, la cou- draie sous laquelle le compère Etienne.
1. Voir sur Grosley les passages des Lettres du cardi- nal Passionei dans les Souvenirs d'un citoyen de Formey. T. II, p. 329, 349, 352.
2. Voyage en Hollande.
35* POESIE AU XVl*^ SIECLE.
A retrouvé Tiennette plus jolie Qu'elle ne fut onc en jour de sa vie. »
Et il ajoute aussitôt d'un ton plus sérieux : « Je joindrois à cet avantage la lumière, l'intérêt et l'espèce de vie que jette sur les faits historiques la vue des lieux où ces faits se sont passés : cette lumière est à la géographie, qu'elle semble ani- mer, ce que la géographie elle-même est à l'his- toire. »
Les ouvrages de Grosley ont peu de lecteurs aujourd'hui; en y regardant bien, on trouverait dans presque tous, si je ne me trompe, quelque chose de particulier, d'original, de non vulgaire pour l'idée et à la fois de populaire de ton et de touri; mais pourtant il faut convenir qu'en pro-
I. Ayant été reçu, en 1754, associé de l'Académie de Châlons en Champagne, il y lut, par exemple, pour sa bienvenue, une spirituelle dissertation historique et cri- tique sur la fameuse Conjinaiion de Venise. Il y met en question l'authenticité du récit consacré , et, après nombre d'inductions sagaces, il conclut, en disant agréa- blement a que cette manœuvre, bien considérée sous toutes ses faces, n'est sans doute autre chose qu'un coup de maître qui termine une partie d'échecs entre le Frère Paul Sarpi et le marquis de Bedemar. » Il ajoute, qu'on la doit reléguer dans h magasin des décorations dont la politique s'est servie de tout temps pour cacher au peuple les ressorts des machines qu'elle fait jouer. Ainsi, nouveauté de vue et mordant d'expression, c'est là le coin qui marque le Grosley aux bons endroits. Dans le cas présent d'ail- leurs, les découvertes et conjectures subséquentes sont venues plutôt vérifier son aperçu. (Daru, Histoire de FcHwe, livre XXXI).
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longeant le Bayle au delà des limiies , possibles, en s'abandonnant à tout propos au sans-gêne de la note, de la digression et de la rapsodie locale, en ne tenant nul compte enfin des façons litté- raires exigées par le goiît d'alentour, Grosley, vieillissant, s'est de plus en plus perdu dans le farrago. On ne cite plus guère de lui et on ne recherche désormais que deux productions d'un genre bien différent : son ouvrage sérieux et solide, la Vie de Pierre Pithou, et son premier essai tout badin et burlesque, les Mémoires de l'Aca- démie de Troyes.
Si La Monnoie, dans ses Noëi, n'a fait autre chose que ressaisir et publier la plus fine poésie posthume du seizième siècle, Grosiey, à son tour, nous en a rendu la prose très-verte et parfois très-crue dans ses Mémoires de ladite Académie. On ne pourrait indiquer convenablement ici les titres exacts de toutes les dissertations qui en font partie^ et pour lesquelles la bonne servante Marie, tandis qu'on les préparait à la ronde au- tour de son feu de cuisine, suggéra au passage plus d'un joyeux trait. La plus citée de ces disser- tations est celle qui traite de l'usage de battre sa maîtresse. L'auteur y démontre, par toutes sortes d'exemples historiques tirés des Grecs et des Romains, l'antiquité, la légitimité et la bienséance de cet usage, lequel, inconnu, dit-il, des barbares, n'a jamais eu cours que chez les nations et dans les époques polies. Je remarque aussi une disser- tation en faveur des idiomes provinciaux ou patois, question qui a été reprise depuis par de spirituels II. 45
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érudits, mais dont la première ébauche se trouve dans l'opuscule champenois i.
Troyes était depuis longtemps célèbre par ses Almanachs, non moins que par sa Bibliothèque bleue : Grosley , en bon citoyen et patriote^ comme on disait alors dans l'acception véridique du mot, essaya de rajeunir, de relever ce genre des almanachs et d'en faire un véhicule d'instruc- tion locale et populaire. Il donna donc durant plusieurs années (1757-17(38) ses Ephémérides troyennes, assaisonnées chaque fois de mémoires historiques sur le pays, de biographies des com- patriotes illustres; cette publication était conçue dans un esprit assez analogue à celui du Bon- homme Richard de Franklin. Mais Grosley avait compté sans ses hôtes; les inconvénients d'une
I. A en lire le début, on ne sait trop véritablement si Grosley plaisante, ou si en eflFet il regrette un peu : « Quand plusieurs provinces, dit-il, forment un même corps de nation, on doit réunir les divers idiomes qui y sont en usage pour en former une langue polie. C'est par ce moyen que les Grecs ont porté leur langue au plus haut point de perfection. Chez les nations modernes, quelques génies supérieurs ont suivi leur exemple avec succès, entre autres, le Tassoni chez les Italiens, et parmi nous Ronsard et Rabelais. Pourquoi donc Vauge- las restreint-il le bon usage de la langue françoise à la manière de parler des meilleurs écrivains et des per- sonnes' polies de la ville et de la cour ? Comment la capitale a-t-elle adopté ce principe injurieux pour les provinces? et comment celles-ci l'ont-elles soufiFert sans réclanution? ».
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petite ville et des petites passions qui y pullulent se firent bientôt sentir à lui par mille tracasseries et misères. Jeune, du temps qu'il habitait Paris, quand il y avait rencontré .dans la chambre du Père Tournemine, Voltaire, Piron, Le Franc, tous ensemble, et qu'il avait vu poindre entre eux les rivalités et les colères, il s'était dit d'éviter ce pavé brûlant, théâtre des entremangeries litté- raires. La province toutefois le lui rendit, et il trouva dans sa rue même plus d'un caillou. On n'élude jamais l'expérience humaine. « J'ai vécu dans le monde, écrit-il, jusqu'à trente-cinq ans, m'imaginant que tout ce qu'Ovide et les poètes disent de l'envie étoit pure fiction. J'ai découvert depuis que l'envie est un des principaux mobiles des actions et des jugements des hommes. » J'ai assez répété que Grosley était peu de son siècle; il s'en montra pourtant sur un point, et mal lui en prit. Un héritage imprévu l'ayant mis en fonds, il s'imagina trop solennellement, et à la Jean- Jacques, d'aller faire cadeau à la ville de huit bustes en marbre représentant les plus illustres compa- triotes (Pithou, Passerat, Mignard, Girardon, etc.) : Vassé, sculpteur du roi, fut chargé de l'exécution. Une telle munificence de la part d'un bourgeois et d'un voisin fit bien jaser; on débita mille sottises; ce fut bien pis lorsqu'une banqueroute dont il se trouva victime obligea Grosley de laisser sa do- nation incomplète et d'en rester à cinq bustes, plus le piédestal nu du sixième. Les quolibets s'en mêlèrent : on prétendit que ce piédestal d'attente n'était pas destiné dans sa pensée à un autre que
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lui. La ville, pour compléter, ayant acheté chez un marbrier de Paris un buste de pacotille qu'on baptisa du nom de chancelier Boucherai, Grosley eut la faiblesse de se piquer et de se plaindre dans le Journal encyclopédique. Une autre fois, ce fut à propos d'un concert donné à l'hôtel de ville, et où les bustes se trouvaient perdus jus- qu'au cou dans une estrade, qu'il écrivit non moins vivement pour réclamer contre ce qu'il ap- pelait une avanie. Ces malheureux bustes eurent toutes sortes de mésaventures. Un jour qu'on re- blanchissait la salle, les ouvriers crurent que les marbres étaient compris dans le badigeonnage, et ils les barbouillèrent si bien que, malgré tout ce qu'on put faire, la teinte leur en resta, semblable à des langes d'enfants mal blanchis. On peut dire que cette bizarre donation des bustes, par toutes ses conséquences, aigrit et gâta la vie de Grosley; elle lui créa comme un tic, multiplia sous sa plume les petites notes et parenthèses caustiques, et lui inculqua toute la misanthropie dont cette franche et gaie nature était suscep- tible.
Aussi pourquoi se faisait-il du xviii® siècle ce jour-là? ou, si c'était chez lui une réminiscence encore du xvi«, pourquoi le prenait - il cette fois par le côté sénatorial et romain , plutôt qu'à l'ordinaire par le côté champenois et gau- lois?
Je préfère, pour mon compte, à l'emphase de ces bustes un autre usage généreux à la fois et malin que fit Grosley d'une part de cette succès-
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sien dans laquelle il avait été avantagé. Liquida- tion faite, il mit en réserve quarante mille livres qu'il abandonna à sa sœur en présent par acte notarié, et, comme cette sœur et aussi son mari tenaient du vilain, il déclara dans l'acte authen- tique qu'il leur faisait cette galanterie proprio motu, et uniquement pour lui-même, dispensant même de reconnaissance en tant que besoin se- roit. De pareils traits d'humeur et de caractère étaient décidément trop forts pour la routine du quartier, et l'excellent Grosley avait fini par passer dans le Bourg-Neuf pour un emporte-pièce et un homme à redouter. Il fait énergiquement justice de ces bas propos dans ce petit apologue : « Six mâtins, dit-il, accroupis autour d'une ch... (il a la manie antique de nommer toutes choses par leur nom) s'en gorgeoient depuis trois heures. Un aigle passe, s'abat et en enlève une becquée. Les mâtins rassasiés s'entretiennent de l'aigle, de sa voracité, de sa méchanceté. C'est là le tableau des sots dont l'univers est rempli. Après avoir gros- sièrement déchiré le prochain, si quelqu'un jette une plaisanterie à la finesse de laquelle ils ne peuvent atteindre : Oh! le méchant! s'écrient-ils en chœur. »
Grosley, jeune, eut des amours; il n'en eut qu'une fois dans le vrai sens et à l'état de pas- sion; ce fut à l'âge de vingt-six ans, durant de rieuses vendanges , et pour une mademoiselle Louison qu'on peut voir d'ici, '< grande, longue, avec un corps de baleine qui l'allongeoit encore, et réunissant toute la nigauderie de la Champagne
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à celle du couvent qu'elle quitloit. » Il avait à choisir entre elle et une sœur charmante, et en- core une mademoiselle Navarre, éblouissante de beauté et d'esprit, qu'avait distinguée déjà le ma- réchal de Saxe; la nature, à première vue, se dé- clara pour mademoiselle Louison. Cela fait une des plus jolies et des plus ironiques pages des Mé- moires, une page digne de La Fontaine, un peu trop irrévérente toutefois pour être citée; nous n'osons plus, depuis Werther, plaisanter de la sorte du sentiment. « L'amour, Dieu merci, ne m'a tenu que cette seule fois, conclut Gros- ley, en manière de maladie. » Au retour de son premier voyage d'Italie, il forma une espèce de liaison tendre qui dura douze ans et qui se brisa par l'intervention assez imprévue d'un rival; mais il ne paraît pas qu'elle lui ait laissé de bien émouvants souvenirs. Le roman n'était pas son fait. Assez de ce jeu-là, se dit-il ; il est trop glissant. La gaieté, la curiosité, qui lui avaient d'abord servi d'antidote, devinrent plus que jamais le dédom- magement. Il vieillit ainsi , acoquiné aux vieilles mœurs, le dernier et le mieux conservé des ma- lins anciens, allant chaque jour en robe de cham- bre et en bonnet de nuit faire son tour de ville et causer au soleil avec les tisserands de sa chère rue du Bois, tirant d'eux ou leur faisant à plaisir quel- que bon conte, comme au meilleur temps des écraignes et des coteries. Un peu de temps avant sa mort, lui toujours si amusable, il ressentit comme une espèce de dégoût qui lui semblait indiquer que cette facétie de la sottise humaine n'avait plus rien
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de nouveau à lui offrir : « Le dégoiît, écrivait-il, augmentant à mesure que l'on approche du but, on fait comme le pilote qui, en vue du port, res- serre et abaisse les voiles : portui propinquans, contraho vêla. Heureux ceux qui, en cet état, peuvent encore aller à la rame, c'est-à-dire à qui il reste quelque ressource, ou en eux-mêmes, ou dans des goûts indépendants des secours d'au- trui! » Il mourut le 4 novembre 178$.
Son testament exprima cette diversité d'humeur, de qualités et de défauts, et, si j'ose le dire, ses malices, sa prud'homie et ses rides. Ses legs furent à la fois humains et caustiques, ironiques et gé- néreux. Il s'occupait de l'avenir de ses deux chats ses commensaux , et il léguait une somme pour contribuer à l'érection d'un monument en l'hon- neur du grand Arnauld , soit à Paris, soit à Bruxelles. « L'étude suivie, disait-il, que j'ai faite de ses écrits m'a offert un homme, au milieu d'une persécution continue, supérieur aux deux grands mobiles des déterminations humaines, la crainte et l'espérance; un homme détaché, comme le plus parfait anachorète, de toutes vues d'intérêt, d'am- bition, de bien-être, de sensualité, qui dans tous les temps ont formé les recrues des partis. Ses écrits sont l'expression de l'éloquence du cœur, qui n'appartient qu'aux âmes fortes et libres. II n'a pas joui de son triomphe. Clément XIII lui en eût procuré les honneurs, en faisant déposer sur son tombeau les clés du Grand-Jésus , comme celles du Château-Neuf de Randon furent déposées sur le cercueil de Du Guesclin, » Voilà bien.
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certes, de la grandeur; Grosley, à ce moment, se ressouvenait du testament de Pithou.
De tels accents soudains nous montrent combien ces natures d'autrefois savaient concilier de choses, en allier presque de contraires, et je le prouverai par un dernier trait, tiré de Grosley encore, pure- ment bizarre, mais qui se rattache plus directement à notre premier sujet. Il avait un oncle prieur qui mourut. Un autre de ses oncles, frère du mort, est prévenu du décès à l'instant même, et arrive dans la chambre mortuaire. Il se fait ouvrir ar- moires et coffres, et ne trouve rien ; il soupçonne la servante, maîtresse du logis, d'avoir tout pris. Aux premiers mots énergiques qu'il profère, celle-ci s'enfuit dans un cabinet et s'y barricade. L'oncle Barolet (c'était son nom) tire l'épée, la passe par les fentes et le dessous de la porte, et fait tant qu'après bien des cris la fille capitule et rend environ deux cents louis en or bien trébuchant. Cependant les cris avaient jeté l'alarme dans le cloître; on avait couru au syndic, lequel arrive enfin pour mettre le holà et pour imposer au violent héritier par sa mine magistrale et ses représentations : mais que trouve-i-il en entrant? il le voit à ge- noux dans la ruelle du lit oîi gisait le corps, pleu- rant à chaudes larmes et récitant, avec les lunettes sur le nez et les louis dans sa poche, les sept Psaumes pour le repos de la pauvre âme. Le pre- mier instant l'avait rendu à l'épanchement de sa douleur. Ainsi sur les âmes franches, dit Grosley, la nature conserve et exerce ses droits.
Le bon vieux temps était comme cet oncle Ba-
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rolet : l'instant d'auparavant en gaietd ou en co- lère, l'instant d'après en prière, et le tout sincè- rement,
Mais qu'ai-je fait? Je ne voulais qu'esquisser une légère dissertation, et voilà un développement en forme, deux portraits avec théorie, et, chemin faisant, des accrocs à la majesté contemporaine, des irrévérences de droite et de gauche, presque de la polémique. Allons, on est toujours de son temps.
Octobre 1842,
CLOTILDE DE SURVILLE
Raynouard ayant à parler, dans le Journal des Savatits de juillet 1824, de la publication des Poètes Français depuis le xii* siècle jusqu'à Malherbe, par M. Auguis, reprochait à l'éditeur d'avoir rangé dans sa collection Clotilde de Sur- ville, sans avertir expressément que, si on l'ad- mettait, ce ne pouvait être à titre de poëte du XV* siècle. Le Juge si compétent n'hésitait pas à déclarer l'ingénieuse fraude, quelque temps pro- tégée du nom de Vanderbourg, comme tout à fait décelée par sa perfection même, et il croyait peine perdue de s'arrêter à la discuter. « Ces poésies, disait-il, méritent sans doute d'obtenir un rang dans notre histoire littéraire; mais il n'est plus permis aujourd'hui de les donner pour authen- tiques. Leur qualité reconnue de pseudonymes n'empêchera pas de les rechercher comme on re- cueille ces fausses médailles que les curieux s'em- pressent de mettre à côté des véritables, et dont le rapprochement est utile à l'étude même de l'art. »
CLOTILDE DE SURVILLE. 363
Et il citait l'exemple fameux de Chatterton, fabri- quant, sous le nom du vieux Rowley, des poésies remarquables, qui, par le suranné de la diction et du tour, purent faire illusion un moment. Comme exemple plus récent encore de pareille supercherie assez piquante, il rappelait les Poésies occitaniques , publiées vers le même temps que Clotilde, et que Fabre d'Olivet donna comme tra- duites de l'ancienne langue des troubadours. Elles étaient, en grande partie , de sa propre compo- sition; mais, en insérant dans ses notes des frag- ments prétendus originaux, Fabre avait eu l'arti- fice d'y entremêler quelques fragments véritables, dont il avait légèrement fondu le ton avec celui de ses pastiches; de sorte que la confusion de- venait plus facile et que l'écheveau était mieux brouillé.
Si donc Clotilde de Surville, au jugement des philologues connaisseurs, n'est évidemment pas un poëte du quinzième siècle, ce ne peut être qu'un poëte de la fin du dix-huitième, qui a paru au commencement du nôtre. Nous avons affaire en elle, sous son déguisement, à un recueil proche parent d'André Chénier, et nous le revendiquons.
M. Villemain, dans ses charmantes leçons, avec cette aisance de bon goût qui touchait à tant de choses, ne s'y est pas trompé, et il nous a tracé notre programme. « Encore une remarque, disait-il après quelques citations et quelques ob- servations grammaticales et littéraires. M. de Surville était un fidèle serviteur de la cause royale. Il s'est plu, je crois, dans la solitude et l'exil,
3<54 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
à cacher ses douleurs sous ce vieux langage. Quelques vers de ce morceau sur les malheurs du règne de Charles VII sont des allusions visibles aux troubles de la France à la fin du dix-huitième siècle. C'est encore une explication du grand succès de ces poésies. Elles répondaient à de tou- chants souvenirs ; comme l'ouvrage le plus célèbre du temps, le Génie du Christianisme, elles réveil- laient la pitié et flattaient l'opposition i. »
Mais, avant de chercher à s'expliquer d'un peu près comment M. de Survilie a pu être amené à concevoir et à exécuter son poétique dessein, on rencontre l'opinion de ceux qui font honneur de l'invention, dans sa meilleure part du moins, à l'éditeur lui-même, à l'estimable Vanderbourg. Cette idée se produit assez ouvertement dans l'Éloge de cet académicien, prononcé en août 1839 par M. Daunou, et je la lis résumée en trois lignes dans une lettre que le vénérable maître, in- terrogé à ce sujet, me répondit: « Il me paraît impossible que les poésies de Clotilde soient du quizième siècle, et j'ai peine à croire qu'Etienne de Surville ait été capable de les composer au dix-huitième. Vanderbourg doit y avoir eu la principale part en 1803. »
Sans nier que Vanderbourg n'ait eu une très- heureuse coopération dans le recueil dont il s'est fait le parrain, sans lui refuser d'y avoir mis son cadeau, d'y avoir pu piquer, si j'ose dire, çà et là plus d'un point d'érudition ornée, peut-être même
I. Tableau de Littérature au moyen âge, tome II.
clotilde de surville. 365
en lui accordant, à lui qui a li goût des traduc- tions, celle de l'ode de Sapho qu'il prend soin de ne donner en effet que dans sa préface, comme la seule traduction qu'on connaisse de Clotilde, et avec l'aveu qu'il n'en a que sa propre copie, je ne puis toutefois aller plus loin, et, entrant dans l'idée particulière de son favorable biographe, lui rien attribuer du fonds général ni de la trame. Vanderbourg a laissé beaucoup de vers; il en a inséré notamment dans les dix-sept volumes des Archives littéraires, dont il était le principal ré- dacteur. Mais, sans sortir de sa traduction en vers des Odes d'Horace, qu'y trouvons-nous? J'ai lu cette traduction avec grand soin. Excellente pour les notes et les commentaires, combien d'ailleurs elle répond peu à l'idée du talent poétique que, tout plein de Clotilde encore, j'y épiais! Ce ne sont que vers prosaïques, abstraits, sans richesse et sans curiosité de forme ; à peine quelques-uns de bons et coulants comme ceux-ci, que, détachés, on ne trouvera guère peut-être que passables. Dans l'ode à Posthumus (II, xiv), linquenda tellus :
La terre, et ta demeure, et l'épouse qui t'aime, Il faudra quitter tout, possesseur passager! Et des arbres chéris, cultivés par toi-même, Le cyprès, sous la tombe, ira seul t'ombrager.
Et ceux-ci à Virgile: Jam veris comités... (IV, XII) :
l66 POÉSIE AU XVl^ SIÈCLE.
Messagers du printemps, déjà les vents de Thrace Sur les flots aplanis font voguer les vaisseaux; La terre s'amollit, et des fleuves sans glace On n'entendplus gronder les eaux.
Ou encore à Lydie (I, xxv) :
Bientôt, sous un portique à ton tour égarée, Tu vas de ces amans essuyer les mépris. Et voir les nuits sans lune aux fureurs de Borée Livrer tes cheveux gris !
Mais ce mieux, ce passable poétique est rare. et j^ai pu à peine glaner ces deux ou trois stro- phes. Ainsi, jusqu'à nouvel ordre, et à moins que des vers originaux de Vanderbourg ne viennent démentir ceux de ses traductions, c'est bien lui qui, à titre de versificateur, me semble parfaite- ment incapable et innocent de Clotildei.
J'avais songé d'abord à découvrir dans les re- cueils du dix-huitième siècle quelques vers signés de Surville, avant qu'il se fût vieilli, à les mettre
I. Si on me demande comment j'accorde cette opinion avec l'idée que la traduction, très-admirée, de l'ode de Sapho pourrait bien être de lui, je réponds qu'il aurait été soutenu dans cet unique essai par l'original, par les souvenirs très-présents de Catulle et de Boileau, par les licences et les facilités que se donne le vieux langage, par la couleur enfin de Clotilde, dont il était tout imbu. Un homme de goût, longtemps en contact avec son poëte, peut rendre ainsi l'étincelle ime fois, sans que cela tire à conséquence.
CLOTILDE DE SURVILLE. 367
en parallèle, comme mérite de forme et comme manière, avec les vers que nous avons de Van- derbourg, et à instruire ainsi quant au fond le débat entre eux. Mais ma recherche a été vaine ; je n'ai pu rien trouver de M. de Surville, et il m'a fallu renoncer à ce petit parallèle qui m'avait souri.
En était-il sérieusement besoin ? Je ne me pose pas la question; car, le dirai-je? ce sont les pré- ventions mêmes qui pouvaient s'élever dans l'es- prit de M. Daunou, héritier surtout de l'école philosophique, contre le marquis de Surville émi- gré, un peu chouan et fusillé comme tel, ce sont ces impressions justement qui me paraissent devoir se tourner plutôt en sa faveur, et qui rne le con- firment comme le trouvère bien plus probable d'une poésie chevaleresque, monarchique, toute consacrée aux regrets, à l'honneur des dames et au culte de la courtoisie.
Sans donc plus m'embarrasser, au début, de cette double discussion que, chemin faisant, plus d'un détail éclaircira, je suppose et tiens pour résolu :
i^ Que les poésies de Clotilde ne sont pas du quinzième siècle, mais qu'elles datent des dernières années du dix-huitième i ;
I. Pour ceux à qui les conclusions de M. Raynouard et la rapidité si juste de M. Villemain ne suffiraient pas, j'indiquerai une discussion à fond qui se rencontre dans un bon travail de M. Vaultier sur la poésie lyrique en France durant ces premiers siècles (^Mémoires de l'Acadé- mie de Caen, 1840).
j68 POÉSIE A iT XVl^ SIÈCLE.
2"* Que M. de Surville en est l'auteur, le rédac- teur principal. Et si je parviens à montrer qu'il est tout naturel, en effet, qu'il ait conçu cette idée dans les conditions de société où il vivait, et à reproduire quelques-unes des mille circonstances qui, autour de lui, poussaient et concouraient à une inspiration pareille, la part exagérée qu'on serait tenté de faire à l'éditeur posthume se trou- vera par là même évanouie.
Le marquis de Surville était né en 17$ S» selon Vanderbourg, ou seulement vers 1760, selon M. Du Petit-Thouars {Biographie universelle) qui l'a personnellement connu; ce fut en 1782 qu'il dé- couvrit, dit-on, les manuscrits de son aïeule, en fouillant dans des archives de famille pour de vieux titres ; ce fut du moins à dater de ce mo- ment qu'il trouva sa veine et creusa sa mine. Il avait vingt-deux ou vingt-sept ans alors, très-peu d'années de plus qu'André Chénier. Or, quel était, en ce temps-là, l'état de bien des esprits distin- gués, de bien des imaginations vives, et leur disposition à l'égard de notre vieille littérature ?
On a parlé souvent de nos trois siècles litté' r aires ; cette division reste juste: la littérature française se tranche très-bien en deux moitiés de trois siècles, trois siècles et demi chacune. Celle qui est nôtre proprement, et qui commence au XVI® siècle, ne cesse plus dès lors, et se poursuit sans interruption, et, à certains égards, de progrès en progrès, jusqu'à la fin du xviii^. Avant le xvi*, c'est à une autre littérature véritablement, même à une autre langue, qu'on a affaire, à une langue
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qui aspire à une espèce de formation dès le xii^ siècle, qui a ses variations, ses accidents perpé- tuels, et, sous un aspect, sa d(^cadence jusqu'à la fin du xv». La nôtre se dégage péniblement à tra- vers et de dessous . On cite en physiologie des organes qui, très-considérables dans l'enfant, sont destinés ensuite à disparaître: ainsi de cette lit- térature antérieure et comme provisoire. Telle qu'elle est, elle a son ensemble, son esprit, ses lois; elle demande à être étudiée dans son propre centre; tant qu'on a voulu la prendre à reculons, par bouts et fragments, par ses extrémités aux xv* et XIV* siècles, on y a peu compris.
On en était là encore avant ces dix dernières années. Certes les notices, les extraits, les échan- tillons de toutes sortes, les matériaux en un mot, ne manquaient pas; mais on s'y perdait. Une seule vue d'ensemble et de suite, l'ordre et la marche, Vorganisation, personne ne l'avait bien conçue. L'abbé de La Rue et Méon, ces derniers de l'an- cienne école, et si estimables comme fouiUeurs, ne pouvaient, je le crois, s'appeler des guides. Ce n'est que depuis peu que, les publications se mul- tipliant à l'infini, et la grammaire en même temps s'étant déchiffrée, quelques esprits philosophiques ont jeté le regard dans cette étude, et y ont porté la vraie méthode. Tout cela a pris une tournure, une certaine suite, et on peut se faire une idée assez satisfaisante aujourd'hui de ces trois siècles littéraires précurseurs, si on ose les qualifier ainsi.
Dans l'incertitude des origines, le xvi^ siècle et
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l'extrémité du xv* restèrent longtemps le bout du monde pour la majorité même des littérateurs ins- truits. On n'avait jamais perdu de vue le xvi* ; l'école de Ronsard, il est vrai, s'était complète- ment éclipsée ; mais, au delà, on voyait Marot, et on continuait de le lire, de l'imiter. Le genre marotique, chez Voiture, chez La Fontaine, chez J.-B. Rousseau, avait retrouvé des occasions de fleurir. Refaire après eux du Marot eût été chose commune. L'originalité de M. de Surville, c'est précisément d'avoir passé la frontière de Marot, et de s'être aventuré un peu au delà, à la lisière du moyen âge. De ce pays neuf alors, il rapporta la branche verte et le bouton d'or humide de rosée : dans la renaissance romantique moderne, voilà son fleuron.
Il se figura et transporta avant Marot cette élévation de ton, cette poésie ennoblie, qu'après Marot seulement, l'école de Ronsard s'était ef- forcée d'atteindre, et que Du Bellay, le premier, avait prêchée. Anachronisme piquant, qui mit son talent au défi, et d'oii vint sa gloire!
Cette étude, pourtant, de notre moyen âge poétique avait commencé au moment juste où l'on s'en détachait, c'est-à-dire à Marot même. C'était presque en antiquaire déjà que celui-ci avait donné son édition de Villon qu'il n'entendait pas tou- jours bien, et celle du Roman de la Rose qu'il arrangeait un peu trop. Vers la seconde moitié du siècle, les Bibliothèques françaises d'Antoine Du Verdier et de La Croi^ Du Maine, surtout les doctes Recherches d'Etienne Pasquier, et les
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Origines du président Fauchet qui précédèrent, établirent régulièrement cette branche de critique et d'érudition nationale, laquelle resta longtemps interrompue après eux, du moins quant à la partie poétique. Beaucoup de pêle-mêle dans les faits et dans les noms, des idées générales contestables ^orsqu'il s'en présente, une singulière inexactitude matérielle dans la reproduction des textes, éton- nent de la part de ces érudits, au milieu de la reconnaissance qu'on leur doit. Ceux qui étaient plus voisins des choses les embrassaient donc d'un moins juste coup d'œil, et même, pour le détail, ils les savaient moins que n'ont fait leurs descen- dants i. C'est qu'être plus voisin des choses et des hommes, une fois qu'on vient à plus de cinquante ans de distance, cela ne signifie trop rien, et que tout est également à rapprendre, à recommencer. Et puis il arrivait, au sortir du moyen âge, ce qu'on éprouve en redescendant des montagnes : d'abord on ne voit derrière soi à l'horizon que
I. En 1594, l'avocat Loisel fit imprimer le poëme de la Mort, attribué à Hélinand , qu'il dédia au président Fauchet, comme au père et restaurateur des anciens poètes. Cette petite publication, une des premières et la première peut-être qui ait été tentée d'un très-vieux texte non rajeuni, est pleine de fautes, d'endroits corrom- pus et non compris. De Loisel à Méon inclusivement, quand on avait affaire même à de bons manuscrits, on paraissait croire que tous ces vieux poètes écrivaient au hasard, et qu'il suffisait de les entendre en gros. Un tel à-peu-près, depuis quelques années seulement, n'est plus permis.
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les dernières pentes qui vous cachent les autres ; ce n'est qu'en s'éloignant qu'on retrouve peu à peu les diverses cimes, et qu'elles s'échelonnent à mesure dans leur vraie proportion. Ainsi le xiii® siècle littéraire, dans sa chaîne principale, a été long à se bien détacher et à réapparaître.
Au xvii* siècle, il se fait une grande lacune dans l'étude de notre ancienne poésie, j'entends celle qui précède le xvi®. La préoccupation de l'éclat présent et de la gloire contemporaine rem- plit tout. De profonds érudits, des juristes, des feudistes, explorent sans doute dans tous les sens les sources de l'histoire ; mais la poésie n'a point de part à leurs recherches : ils en rougiraient. Un jour, Chapelain, 'homme instruit, sinon poète, fut surpris par Ménage et Sarazin sur le roman de Lancelot, qu'il était en train de lire. Il n'eut pas le temps de le cacher, et Ménage, le classique érudit, lui en fit une belle querelle. Sarazin, qui avait trempé, comme Voiture, à ce vieux style, se montra plus accommodant. Il faut voir, dans un très-agréable récit de ce dialogue, que Chapelain adresse au cardinal de Retz, et qui vaut mieux que toute sa Pucelle, avec quelle précaution il cherche à justifier sa lecture, et à prouver à M. Ménage qu'après tout il ne sied pas d'être si dédaigneux, quand on s'occupe comme lui des origines de la langue i. — Un autre jour, en plein
I. Continuation des Mémoires de Sallengre, par le P. Desmolets, t. VJ, seconde partie. — Chapelain montre très-bien le profit philologique qu'il y aurait, presque à
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beau siècle, Louis XIV était indisposé et s'en- nuyait ; il ordonna à Racine, qui lisait fort bien, de lui lire quelque chose. Celui-ci proposa les Vies de Plutarque par Amyot: « Mais c'est du gaulois », répondit le roi. Racine promit de sub- stituer, en lisant, des mots plus modernes aux termes trop vieillis, et s'en tira couramment sans choquer l'oreille superbe. Cette petite anecdote est toute une image et donne la mesure. Il fallait dé-
chaque ligne, à tirer de ces vieilles lectures; mais il se trompe étrangement lui-même quand il croit que son roman de Lancelot en prose (édition Vérard probable- ment), qui était pour la rédaction de la fin du xve siècle ou du xvie, remonte à plus de quatre cents ans, et va rejoindre le français de Villehardouin. Il est d'ailleurs aussi judicieux qu'ingénieux lorsque, sortant de la pure considération du langage et en venant au fond, il dit que, « comme les poésies d'Homère étoient les fables des Grecs et des Romains, nos vieux romans sont aussi les fables des François et des Anglois » ; et quand il ajoute par une vue assez profonde : « Lancelot, qui a été com- posé dans les ténèbres de notre antiquité moderne, et sans autre lecture que celle du livre du monde, est une relation fidèle, sinon de ce qui arrivoit entre les rois et les chevaliers de ce temps-là, au moins de ce qu'on étoit persuadé qui pouvoit arriver... Comme les médecins jugent de l'humeur peccante des malades par leurs songes, on peut par la même raison juger des moeurs et des actions de ce vieux siècle par les rêveries de ces écrits. » Le bonhomme Chapelain entendait donc déjà très-bien en quel sens la littérature, même la plus roma- nesque et la plus fantastique, peut être dite l'expression de la société. Allons ! nous n'avons pas tout inventé.
37+ POESIE AU XVI* SIÈCLE.
sormais que, dans cette langue polie, pas un vieux mot ne dépassât i.
Fontenelle, qui est si peu de son siècle, et qui passa la première moitié de sa vie à le narguer et à attendre le suivant, marqua son opposition en- core en publiant chez Barbin son Recueil des plus belles pièces des vieux poètes depuis Villon ; mais ce qui remontait au delà ne paraissait pas soupçonné.
L'Académie des Inscriptions, instituée d'abord, comme son nom l'indique, pour de simples mé- dailles et inscriptions en l'honneur du roi, et qui ne reçut son véritable règlement qu'au commen- cement du xviii* siècle, ouvre une ère nouvelle à ces études à peine jusqu'alors ébauchées. Les vieux manuscrits français , surtout de poésies, avaient tenu fort peu de place dans les grandes collections et les cabinets des Pithou, Du Puy, Baluze, Huet. M. Foucault, dans son intendance de Normandie, en avait recueilli un plus grand nombre ; Galland, le traducteur des Contes arabes, en donna le premier ua extrait ; mais avec quelle inexpérience ! Il s'y joue moins à l'aise qu'aux Mille et une Nuits. L'histoire seule ramenait de force à ces investigations, pour lesquelles les éru-
I. V Pourquoi employer une autre langue que celle de son siècle ? « disait le sévère bon sens de Boileau à propos de la fable du Bûcheron, par La Fontaine. Mais La Fon- taine, dans ce ton demi-gaulois, parle sa vraie langue ; il n'a fait expressément du pastiche que dans ses stances de Janot et Caiin. Madame Des Houlières et La Pare, s'il m'en souvient, en ont fait aussi en deux ou trois endroits.
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dits eux-mêmes semblaient demander grâce. Sainte- Palaye, en commençant à rendre compte de l'Histoire des trois Maries, confesse ce dégoût et cet ennui qu'il ne tardera pas à secouer. Dans la série des nombreux mémoires qu'il lit à l'Aca- démie, on peut saisir le progrès de sa propre in- clination ; il entre dans l'amour de cette vieille poésie par Froissart qu'il apprécie à merveille comme esprit littéraire fleuri, d'une imagination à la fois mobile et fidèle. L'abbé Sallier lit, vers le même temps (1734), ses observations sur un re- cueil manuscrit des Poésies de Charles d'Orléans. Sans guère revenir au delà des idées de Boileau et de V Art poétique qu'il cherche seulement à rec- tifier, et sans prétendre à plus qu'à transférer sur son prince poëte l'éloge décerné à Villon, le docte abbé insiste avec justesse sur le règne de Charles V, et sur tout ce qu'il a produit ; il fait de ce roi sag-ey c'est-à-dire savant, le précurseur de François I*'". L'époque de Charles V, en effet, après les longs désastres qui avaient tout compromis, s'offrait comme une restauration, même littéraire, une restauration méditée et voulue. En bien ressaisir le caractère et l'effort, c'était remonter avec pré- cision et s'asseoir sur une des terrasses les mieux établies du moyen âge déclinant. Comme première étape, en quelque sorte, dans cette exploration ré- trospective, il y avait là un résultat.
Charles d'Orléans et Froissart, ces deux fleurs de grâce et de courtoisie, appelaient déjà vers les vieux temps l'imagination et le sourire. Hors de l'Académie, dans l'érudition plus libre et dans le
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public, par un mouvement parallèle, le même courant d'études et le même retour de goût se prononçaient. La première tentative en faveur des poètes d'avant Marot, et qui les remit en lumière, fut le joli recueil de Coustelier (1723), dirigé par La Monnoie, l'un des plus empressés rénovateurs. Les éditions de Marot par Lenglet-Dufresnoy (173 1) divulguaient les sources où l'on pouvait retremper les rimes faciles et les envieillir. La réaction chevaleresque à proprement parler put dater des éditions du petit Jehan de Saintré (1724) et de Gérard de Nevers (1725), rendues dans le texte original par Guellette': Tressan ne fera que suivre et hâter la mode en les modernisant. On voit se créer dés-lors toute une école de chevalerie et de poésie moyen âge, de trouvères et de trou- badours plus ou moins factices ; ils pavoisent la littérature courante par la quantité de leurs cou- leurs. Tandis qu'au sein de l'Académie les purs érudits continuaient leur lent sillon, ce qui s'en échappait au dehors éveillait les imaginations ra- pides. Le savant Lévesque de La Ravalière donnait, en 1742, son édition des Poésies de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, une renommée ro- manesque encore et faite pour séduire. Sainte- Palaye en recueillant ses Mémoires sur la Che- valerie, le marquis de Paulmy en exécutant sa Bibliothèque des Romans et plus tard ses Mélanges tirés d'une grande Bibliothèque^, jetaient comme
I. Il y fut fort aidé par Contant d'Orville et par M. Magnin, de Salins, père du nôtre.
CLOTILDE DE SURVILLE. 377
un pont de l'érudition au public: Tressan, en maître de cérémonies, donnait à chacun la main pour y passer. L'avocat La Combe fournissait le Voca- bulaire. Qu'on y veuille songer, entre Tressan ra- jeunissant le vieux style, et Surville envieillissant le moderne, il n'y a qu'un pas : ils se rejoignent. Ce n'est pas tout, et l'on serre de plus près la trace. Par l'entremise de ces académiciens ama- teurs auxquels il faut adjoindre Caylus, il s'établit dans un certain public une notion provisoire sur le moyen âge, et un lieu commun qu'on se mit à orner. Moncrif arrange son Choix d'anciennes chansons, et rime, pour son compte, ses deux cé- lèbres romances dans le ton du bon vieux temps, les constantes Amours d'Alix et d'Alexis, et les In- fortunes inouïes de la tant belle comtesse de Saulx. Saint-Marc compose pour le mariage du comte de Provence (1771) son opéra d'Adèle de Ponthieu, dans lequel les fêtes de la chevalerie remplacent pour la première fois les ingrédients de la magie mythologique ; c'est un Château d'Otrante à la français*; la pièce obtient un prodigieux succès et l'honneur de deux musiques. On raffole de che- valiers courtois, de gentes dames et de donjons. Du Belloy évoque Gabrielle de Yergy, Sedaine (Grétry aidant) s'empare du fabliau AWucazsin et Nicolette. Legrand d'Aussy s'empresse de rendre plus accessibles à tous lecteurs les Contes pur gaulois de Barbazan. Sautreau de Marsy avait lancé, en 1765, son Almanach des Muses ; plus tard, avec Imbert, il compile les Annales poéti- ques, par où nos anciens échantillons quelque peu II. 48
37^ POÉSIE AU XVl' SIÈCLE.
blanchis s'en vont dans toutes les mains. Dans le premier de ces recueils, c'est-à-dire VAlmatiach, les rondeaux, triolets et fabliaux à la moderne foisonnent ; le jargon puérilement vieillot gazouille ; les vers pastiches ne manquent pas : c'est l'exact pendant des fausses ruines d'alors dans les jardins. Dans l'un des volumes {176c), sous le titre de Chanson rustique de Darinel^, je lis par excep- tion une charmante petite pièce gauloise commu- niquée peut-être par Sainte-Palaye^. Enfin La Borde, éditeur des Chansons du châtelain de Coucy, ne ménage, pour reproduire nos vieilles romances avec musique, ni ses loisirs ni sa for- tune, et il ne résiste pas non plus à un certain attrait d'imitation. On arrive ainsi tout droit à la romance drôlette du page dans Figaro : Mon coursier hors d'haleine !
Je n'ai point parlé encore d'un petit roman pas- tiche qui parut dans ces années (1765), et qui eut un instant de vogue, l'Histoire amoureuse de Pierre Le Long- et de Blanche Ba^u^ par Sau- vigny. Ce littérateur assez médiocre, mais spiri-
1. Elle est de Jacques Gohorry et tirée de VAmadis de Gaule, dont Gohorry a traduit les lo*, ii*, ij* et 146 Livres. UAlmanach des Muses a. gâté le texte en le voulant corriger.
2. M. Paul Lacroix, à qui je suis redevable de plus d'une indication en tout ceci, me signale encore d'Ar- tiaud-Baculard comme un des auteurs les plus probables de vieux vers pastiches. En sujets fidèles, on prêtait sur- tout des chansons à nos rois.
CLO TILDE DB SURVILLl',. 379
tuel, d'abord militaire, et qui avait servi à la cour de Lunéville, où il avait certainement connu Tressan, composa, rédigea dans le même goût, et d'après quelque manuscrit peut-être, cette gra- cieuse nouvelle un peu simplette, où d'assez jolies chansonnettes mi-vieiilies et mi-rajeunies sont en- tremêlées. Tout cela doit suffire, je le crois, pour constater l'espèce d'engouement et de fureur qui, durant plus de trente ans, et jusqu'en 89, s'at- tachait à la renaissance de notre vieille poésie sous sa forme naïve ou chevaleresque 1. Rien ne man- quait dans l'air, en quelque sorte, pour susciter ici ou là un Surville.
Ce que tant d'autres essayaient au hasard, sans suite, sans études, il le fit, lui, avec art, avec con- centration et passion. Ce qui n'était qu'une bou- tade, un symptôme de chétive littérature qui s'éver- tuait, il le fixa dans l'ordre sévère. La source indiquée, mais vague, s'éparpillait en mille filets; il en resserra le jet, et y dressa, y consacra sa fontaine.
I. On lit dans la Russie en 18^9 de M. de Custine (tome I, lettre 3^), la romance touchante autant que spirituelle du Rosier, adressée par madame de Sabran à sa fille qui était sous les verrous en 93; on n'aurait qu'à y changer l'orthographe pour avoir une pièce de Clo- tilile :
Est bien à moi, car l'ai fait naître.
Ce beau rosier, plaisirs trop courts!
Il a fallu fuir et peut-être
Plus ne le verrai de mes Jours, Etc., etc.
380 POÉSIE AU XV1'= SIÈCLE.
On ne sait rien de sa vie, de ses études et de son humeur, sinon que, sorti du Vivarais, il entra au service daas le régiment de colonel-général, qu'il fit les campagnes de Corse et d'Amérique, oîi il se distingua par son intrépidité, et qu'étant en garnison à Strasbourg il eut querelle avec un Anglais sur la bravoure des deux nations. L'An- glais piqué, mais ne pouvant ou ne voulant jeter le gant lui-même, en chargea un de ses compa- triotes qui était en Allemagne : d'où il résulta entre M. de Surville et ce nouvel adversaire un cartel et une rencontre sur la frontière du duché des Deux-Ponts. Les deux champions légèrement blessés se séparèrent. M. de Surville, on le voit, avant de chanter la chevalerie, sut la pratiquer. A partir de 1782, il dut employer tous ses loisirs à la confection de sa Clotilde, dont quelque trou- vaille particulière put, si on le veut absolument, lui suggérer la première idée. Sept ou huit ans lui suffirent. M. Du Petit-Thouars, qui le vit à Paris en 1790, un moment avant l'émigration, assure avoir eu communication du manuscrit , et l'avoir trouvé complet dès lors et tel qu'il a été imprimé en 1803. Si, en effet, on examine la nature des principaux sujets traités dans ces poésies, et si on les déshabille de leur toilette brillamment surannée, on ne voit rien que le xviii* siècle à cette date, à cette veille juste de Clotilde, n'ait pu naturelle- ment inspirer, et qui (forme et surface à part) ne cadre très-bien avec le fond, avecles genres d'alen- tour. Énumérons un peu:
Une Héroide à son époux Bérenger; Colardeau
CtO TILDE DE SURVILLE. 381
en avait faiti. De plus le nom d'Héloïse revient souvent, et c'est d'elle que Clotilde aime à dater la renaissance des muses françaises.
Des Chants d'Amour pour les quatre saisons; c'est une reprise, une variante de ces poëmes des Saisons et des Mois si à la mode depuis Roucher et Saint-Lambert.
Une ébauche d'un poëme de la Nature et de l'Univers: c'était la marotte du xviii* siècle depuis Buffon. Le Brun et Fontanes l'ont tenté; André Chénier faisait Hermès.
Un poëme de la Phélyppéide ; voyez la Pétrêide.
Les Trois Plaids d'or, c'est-à-dire les Trois Manières de Voltaire; une autre pièce qui rap- pelle les Tu et les Vous, et où la Philis est simplement retournée en Corydon 2, — Des stances et couplets dans les motifs de Berquin.
1. Colardeau et bieu d'autres. J'ai sous les yeux un petit recueil en dix volumes, intitulé Collection d'Hé- ro'idcs et de pièces fugitives de Dorât, Colardeau, Pezay, Blin de Sainmore, Poinsinet, etc. (1771). Je note exprès ces dates précises et cette menue statistique littéraire qui côtoie les années d'adolescence ou de jeunesse de Sur- ville. On est toujours inspiré d'abord par ses contempo- rains immédiats, par le poète de la veille ou du matin, même quand c'est un mauvais poëte et qu'on vaut mieux. Il faut du temps avant de s'allier aux anciens.
2. Ici la réminiscence est manifeste et le contre-calque flagrant. Surville a été obligé, dans son roman-commen- taire, de supposer que Voltaire avait connu le manus- crit. Ainsi, une pauvre chanteresse appelée Rosalinde
jîJa POÉSIE AU XVI** SIÈCLE.
Et ces noms pleins d'à-propos qui reviennent parmi les parents ou parmi les trouvères favoris , Ver^y, Richard Cœur-de-Lion! Il y a telle ébau- che grecque d'André Chénier qui me paraît avoir
chante devant son ancien amant, Corydon, devenu roi de Crimée, et qui n'a pas l'air de la reconnaître :
Viens çà, l'ami! N'attends demain!... Ah! pardon, seigneur !... Je m'égare : Tant comme ici, l'œil ni la main N'ont vu ni touché rien de rare. Qu'un baiser doit avoir d'appas Cueilli dans ce palais superbe !.,. Mais il ne te souvient donc pas De ceux-là que prenions sur l'herbe ?
Ce sont les derniers vers des Tu et des Vous :
Non, madame, tous ces tapis Qu'a tissus la Savonnerie,
Ces riches carcans, ces colliers, Et celte pompe enchanteresse, Ne valent pas un des baisers Que tu donnais dans ta jeunesse.
Mais, chez Voltaire, le ton est badin ; chez Surville, pour variante, la chanteresse cha.nx.e avec pleurs. "Ex. dans les Trois Plaids d'or, tout correspond avec les Trois Ma- nières, soit à l'inverse, soit directement, et jusque dans le moindre détail. Quand l'un des conteurs, Tylphis, se met à raconter son aventure en vers de huit syllabes :
S'approcha leste et gai, l'œil vif et gracieux ; Réjouit tout chacun son air solacieux. Et, dès qu'eut Lygdamon son affaire déduite, Cy conte en verseJels, sans ioiïr ambitieux;
CLOTILDE DE S U R V I L L E. 383
pu naître au sortir d'une représentation de Nina ou la Folle par amour; il me semble entendre encore, derrière certains noms chers à Clotilde, l'écho de la tragédie de Du Belloy ou de l'opéra de
on a un contre-coup ralenti du ton de Voltaire :
Les Grecs en la voyant se sentaient égayés. Téone souriant conta son aventure En vers moins allongés et d'une autre mesure, Qui courent avec grâce et vont à quatre pieds. Comme en fit Hamillon, comme en fait la nature.
Et surtout quand on en vient au troisième amoureux chez Surville, à la troisième amante dans Voltaire, et au vers de dix syllabes si délicieusement défini par celui-ci f
Apamis raconta ses malheureux amours
En mètres qui n'étalent ni trop longs ni trop courts :
Dix syllabes, par vers mollement arrangées.
Se suivaient avec art et semblaient négligées ;
Le rhytbme en est facile, il est mélodieux ;
L'hexamètre est plus beau, mais parfois ennuyeux ;
on a de l'autre côté cette imitation qui, lue en son lieu, paraît jolie, mais qui, en regard du premier jet, accuse la surcharge ingénieuse :
Là, contant sans détour, ces mètres employa Par qui douce Elégie autrefois larmoya. Et qu'en France depuis, sur les rives du Rhône, A Puytendre Apollo pour fustine octroya.
Géographie, généalogie, comme on sent le chemin à re- culons et le besoin de dépayser!
384 POÉSIE AU XVl'' SIÈCLE.
Sedaine*. Clotilde, à bien des égards, n'est qu'un Blondel, mais qui vise au ton exact el à la vraie couleur.
Et Blondel lui-même, à sa manière, y visait; rien ne montre mieux combien alors ces mêmes idées, sous diverses formes, occupaient les esprits distingués, qu'un passage des intéressants Essais ou Mémoires de Grétry. Le célèbre musicien ra- conte par quelles réflexions il fut conduit à faire cet air passionné de Richard : Une fièvre brû- lante... dans le vieux style: « Y ai-je réussi? dit-il. Il faut le croire, puisque cent fois on m'a demandé si j'avais trouvé cet air dans le fabliau qui a procuré le sujet. La musique de Richard, ajoute-t-il, sans avoir à la rigueur le coloris an- cien à'Aucassin et Nicolette, en conserve des ré- miniscences. L'ouverture indique, je crois, assez
I. Dans le Dialogue d'Apollon et de Clotilde :
Aionc, par celiui je commence
Qui fut ensemble ornement de la France Et son flagel (fléau) ; c'est le rot d' Albion, Richard qu'on dit prince au cœur de lion; Bouche d'abeille, à non moins digne litre Dut s'appeler. Comme il se dit d'un philtre Qui fait courir en veines feux d'amour, Tels, quand lisez le royal troubadour, Sentez que flue es son ardente plume A flots brûlans le feu qui le consume...
Je crois sentir encore plus sûrement que Surville a entendu chanter d'hier soir : Une fièvre brûlante... La première représentation est d'octobre 1785.
CLOTXLDE DE SURVILLE. 385
bien, que l'action n'est pas moderne. Les person- nages nobles prennent à leur tour un ton moins suranné, parce que les mœurs des villes n'arrivent que plus tard dans les campagnes. L'air O Richard! o mon roi! est dans le style moderne, parce qu'il est aisé de croire que le poëte Blondel anticipait sur son siècle par le goût et les connaissances. » Transposez l'idée de la musique à la poJsie, vous avez Ciotilde.
Je reviens. De tous ces vieux trouvères récem- ment remis en honneur par l'érudition ou par l'ima- gination du xviii^ siècle, Surville, remarquez-le bien, n'en omet aucun, et compose ainsi à son aïeule une flatteuse généalogie poétique tout à souhait: Richard donc, Lorris, Thibaut, Froissart, Charles d'Orléans, et je ne sais quelle postérité de dames sous la bannière d'Héloïse, voilà l'école directe. De plus, dans les autres trouvères non remis en lumière alors, mais dignes de l'être et qu'on a retrouvés depuis, tels que Guillaume de Machau et Eustache Deschamps, il n'en devine aucun. Son procédé, de tout point, se circon- scrit.
Surville, lisant les observations de l'abbé Sallier sur les poésies de Charles d'Orléans, a dû mé- diter ce passage : « Pour ce qu'il y auroit à re- prendre dans la versification du poëte, il suffira de dire que la plupart de ses défauts ne tiennent qu'à l'imperfection du goût de ces premiers temps: Vidée des beaux vers n'était pas encore venue à l'esprit, et elle étoit réservée à un siècle plus poli. » Mais supposons que cette idée fût, en II. 49
3 86 POÉSIE AU XVl*^ SIÈCLE.
effet, venue à quelqu'un, pansa Surville. Et comme il avait lui-même le vif sentiment des vers, il ne s'occupa plus que du moyen, à cette distance, de le réaliser.
Faisons, se dit-il encore, faisons un poëte tout d'exception, un pendant de Charles d'Orléans en femme, mais un pendant accompli^.
Une fois la pensée venue, qui l'empêcha de se lier avec quelqu'un des érudits ou des amateurs en vieux langage, sinon avec Sainte-Palaye, mort en 1781, du moins avec son utile collaborateur Mouchet, avec La Borde ? Il avait composé des pièces de vers dans le goût de son temps ; il essaya, La Combe ou Borel en main, d'en envieillir légère- ment quelqu'une, et il en fit sans doute l'épreuve sur l'an ou l'autre de ses doctes amis-. Sûr alors
1. Un Charles d'Orléans femme, ce genre de substitution de sexe est un des déguisements les plus familiers à Sur- ville dans ses emprunts et imitations. Ainsi quand il imite les Tu et les Vous, on a vu que c'est adressé à Co- rydon et non plus à Philis ; ainsi, quand il s'inspire des Trois Manières, au lieu de l'archonte Eudamas pour pré- sident, il institue la reine Zulinde, et on a, par contre, les chanteurs et conteurs Lj-gdamon, Tylphis et Colamor, au lieu des trois belles, Églé, Téone et Apamis. — C'est un peu l'histoire de Desforges-Maillard et de M^^e Mal- crais de la Vigne, — du poëte dont il est question dans la Mètromanie et qui mystifia Voltaire : il échoue en homme et pour son compte : il réussit en femme et en muse, sous la cornette.
2. L'épreuve ne pouvait être que relative, et elle se marque aux connaissances imparfaites d'alors. Des per-
CL O TILDE DE SUR VILLE. 387
de sa veine, il n'eut plus qu'à la pousser. Il com- bina, il caressa son roman ; il créa son aïeule, l'embellit de tous les dons, l'éleva et la dota comme on fait d'une enfant chérie. Il finit par croire à sa statue comme Pygmalion et par l'a- dorer. Que ce serait mal connaître le cœur hu- main, et même d'un poëte, que d'argumenter de ce qu'à l'heure de sa mort, écrivant à sa femme, il lui recommandait encore ces poésies comme de son aïeule, et sans se déceler ! Il n'aimait donc pas la gloire? Il l'aimait passionnément, mais sous cette forme, comme un père aime son enfant et s'y confond. Cette aïeule refaite immortelle, pour lui gentilhomme et poïte, c'était encore le nom.
Il faut le louer d'une grande sagacité critique sur un point. Il comprit que cette réforme, cette restauration littéraire de Charles V, avait été sur- tout pédantesque de caractère et de conséquences, et que ce n'était ni dans maître Alain (malgré le baiser d'une reine), ni dans Christine de Pisan, qu'il fallait chercher des appuis à sa muse de choix. Il fut homme de goût, en ce qu'allant au cœur de cet âge, il déclara ingénieusement la
sonnes familières avec les vieux textes noteraient aujour- d'hui dans Clolilde les erreurs de mots dues nécessaire- ment à cette manière de teinture. Quand La Combe ou Borel se trompent dans leurs vocabulaires, Surville les suit. Roquefort, en son Glossaire, remarque que le mot votdie, voisdie, ne signifie pas vue, mais pénélration, pru- dence fine, ruse. Surville lit dans Borel que voidte signi- fie aussi vue, et il l'emploie en ce sens (fragment III, vers 17).
388 POÉSIE AU XVI* SIÈCIE.
guerre aux gloires régnantes, animant ainsi la scène et se sauvant surtout de l'ennui.
Mais M. de Surville montre-t-il du goût dans les fragments de prose qu'il a laissés et qu'on cite ? Vanderbourg y accuse de la roideur, de l'em- phase. Cela ne prouverait rien nécessairement con- tre ses vers. Surville avait l'étincelle: quelque temps il ne sut qu'en faire ; elle aurait pu se dis- siper ; une fois qu'il eut trouvé sa forme, elle s'y logea tout entière. Qu'on ne cherche pas l'abeille hors de sa ruche, elle n'en sortit plus.
Et puis il ne faut rien s'exagérer: ce qui fait vivre Clotilde, ce qui la fait survivre à l'intérêt mystérieux de son apparition, ce sont quelques vers touchants et passionnés, ces couplets surtout de la mère à l'enfant. Le reste doit sa grâce à cette manière vieillie^ à une pure surprise. Tel vers, telle pensée qu'on eiit remarquée à peine en style ordinaire, frappe et sourit sous le léger dé- guisement. Tel minois qui, en dame et dans la toilette du jour, ne se distingue pas du commun des beautés, redevient piquant en villageoise. Rien ne rajeunit les idées comme de vieillir les mots; car vieillir ici, c'est précisément ramener à l'en- fance de la langue. Comme dans un joli enfant, on se met donc à noter tous les mots et une foule de petits traits que, hors de cet âge, on ne discerne- rait pas. Quoi ! se peut-il que nos pères enfants en aient tant su ? C'est un peu encore comme lorsqu'on lit dans une langue étrangère : il y a le plaisir de la petite reconnaissance; on est tout flatté de comprendre, on est tenté de goûter les
CLOTILDE DE SURVILLE. 389
choses plus qu'elles ne valent, et de leur savoir gré de ressembler à ce qu'on sent. Mais ce genre d'intérêt n'a que le premier instant et s'use aussi- tôt. Je croirais volontiers qu'une des habiletés du rédacteur ou de l'éditeur de Clotilde a été de perdre, de déclarer perdus les trop longs morceaux, les poèmes épiques ou didactiques: c'eiit été trop mortel. Déjà le volume renferme des pièces un peu prolongées; cardans Clotilde, comme presque partout ailleurs en poésie française, ce sont les toutes petites choses qui restent les plus jolies, les rondeaux à la Marot, à la Froissart:
Sont-ce rondels. faits à la vieille poste
Du beau Froissart? Contre lui nul ne joste^,
Nejostera, m'est avis, de long-temps ;
Grâces, esprit et fraîcheur du printems
L'ont accueilli jusqu'à sa derraine heure ;
Le vieux rondel habite sa demeure
A n'en sortir
Est-il donc permis de le confesser tout haut? en général, quand on fait de la poésie française, on dirait toujours que c'est une difficulté vaincue. Il semble qu'on marche sur des charbons ardents ; il n'est pas prudent que cela dure, ni de recom- mencer quand on a réussi : trop heureux de s'en être bien tiré ! Lamartine est le seul de nos poètes (après La Fontaine), le seul de nos contempo- rains, qui m'ait donné l'idée qu'on y soit à l'aise et qu'on s'y joue en abondance.
I. Joute.
390 POESIE AU XVI® SIÈCLE.
Pour en revenir à la méthode d'envieillissement et au premier effet qu'elle produit, Je me suis amusé à l'essayer sur une toute petite pièce, très- peu digne d'être citée dans sa forme simple. Je n'ai fait qu'y changer l'orthographe à la Siirville, et n'y ai remplacé qu'une couple de mots. Eh bien, par ce seul changement à l'œil, elle a déjà l'air de quelque chose. Si on supprimait les arti- cles, si on y glissait quelques inversions, deux ou trois vocables bien accentués, quelques rides sou- riantes enfin, elle aurait chance d'être remarquée. Il faut supposer qu'une femme, Natalie ou Clotilde, — oui, Clotilde elle-même, si l'on veut, remercie une jeune fille peintre pour le bienfait qu'elle lui doit. Revenant de Florence où elle a étudié sous les maîtres d'avant Pérugin, cette jeune fille aura fait un ressemblant et gracieux portrait de Clotilde à ce moment où les femmes commencent à être reconnaissantes de ce qui les fait durer. C'est donc Clotilde qui parle :
De vos doits blancs, effilés et légiers,
Vous avei tracé ynon ymaige. Me voylà belle, à l'abry des dangiers
Dont chasque hyvert nous endommaige!
Por ce doulx soing, vos pinceaulx, vos couleurs, Auroyent, seul\, esté sans puissance,
Et de mes traicis n'auroyent seu les meilleurs Sans vostre amour et sa présence.
Ain\ de vostre ame à mon ame en secret ligne lumière s'est meslée :
CLOTILDE DE SUR VILLE. 39I
Elle a senty soubs la Jlour qui mouroit ligne beaulté plus recelée.
Vostre doulx cueur de jeune fille au mien A mieulx leu qu'au mirouër qui passe ;
Vous m'ave\ veue au bonheur ancien Et vi'ave\ paincte soubs sa grâce.
Vous vous di^ie^: « Ce cueur sensible et pront
Esclayre encore sa pronelle. Li mal fuyra : levons ce voyle au front ;
Metons-y l'estoile éternelle. »
Et je revys ; et dans mes plus biaulx ans
Je me recoignois, non la seule ; De mes en/ans, quelque jour, les en/ans
Soubriront à leur jeune aïeule.
O jeune fille, en qui le ciel mit l'art
D'embellir à nos fronts le resve, Que le bonheur vous doingt^ un long regard,
Et qu'ugne estoile aussy se lesve!
Et remarquez que je n'y ai mis absolument que la première couche. Mais, je le répète, dès que la poésie se présente avec quelque adresse sous cet air du bon vieux temps, on lui accorde involon- tairement quelque chose de ce sentiment composé qu'on aurait à la fois pour la vieillesse et pour l'enfance; on est doublement indulgent.
Dans Clotilde pourtant, il y a plus, il y a l'art,
I. Donne.
392 POESIE AU XVl*^ SIECLE.
la forme véritable, non pas seulement la première couche, mais le vernis qui fixe et retient: ainsi ces rondeaux d'un si bon tour, ces flèches des distiques très-vivement maniées. Le style possède sa façon propre, son nerf, l'image fréquente, heureuse, presque continue. De nombreux passages exposent une poétique concise et savante, qui me rappelle le poëme de l'Invention d'André Chénier et sa seconde Epître si éloquemment didactique. Dans le Dialogue d'Apollon et de Clotilde, celle-ci, ra- menée par la parole du dieu aux pures sources de l'Antiquité classique qui ont toujours été, à elle, ses secrètes amours, exhale ainsi son transport i :
Qu'est-ce qu'entends? donc n'étais sifallotte
Quand proscrivis ces atours maigrelets,
Et qu'au despris'^ de la tourbe ostrogotte
Des revenans, démons et farfadets,
Dressai mon vol aux monts de Thessalie,
Bords de Lesbos et plaines d'Italie !
Là vous connus, Homère, Anacréon,
Cygne en Tibur, doux amant de Corinne!
Là m'enseigna les secrets de Cyprine
Cette Saplio qui brûla pour Phaon.
Dès ce moment m'écriai dans l'ivresse:
« Suis toute à vous, Dieux charmans de la Grèce!
1. Je cite en ne faisant que rajeunir l'orthographe ; c'est une opération inverse à celle de tout à l'heure, et qui sufEt pour tout rendre clair.
2. En dépit.
CLOTILDE DE SURVILLE. jpj
O du génie invincibles appuis,
Bandeaux heureux de l'Amour et des nuits,
Chars de Vénus, de Phébé, de l'Aurore,
Ailes du Temps et des tyrans des airs,
Trident sacré qui soulèves les mers.
Rien plus que vous mon délire n'implore !.., »
Et Apollon, lui répondant, la tempère toutefois et l'avertit du danger :
Trop ne te fie à d'étranges secours ; Ne quiers d'autrui matière à tes discours ; Peur guide auras, telle soit ta peinture, Deux livres sœurs, ton cœur et la nature!
Or que dit Cliénier (Élégie xvii®) :
Les poètes vantés
Sans cesse avec transport lus, relus, médités; Les dieux, l'homme, le ciel, la nature sacrée Sans cesse étudiée, admirée, adorée, Voilà nos maîtres saints, nos guides éclatants.
La poétique est la même, et ne diffère que par la distance des temps où elle est transplantée. Mais on pourrait soutenir qu'il y a bien du grec fin à travers l'accent gaulois de Surville, de même qu'il se retrouve beaucoup de la vieille franchise française et de l'énergie du xvi*' siècle sous la physionomie grecque de Chénier : ce sont deux frères en renaissance.
On sait l'admirable comparaison que celui-ci II. <,o
39-1- POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
encore fait de lui-même et de son œuvre avec le travail du fojiJeur :
De mes écrits en foule
Je prépare longtemps et la forme et le moule ; Puis sur tous à la fois je fais couler l'airain: Rien n'est fait aujourd'hui, tout sera fait demain.
Clotilde, dans un beau fragment d'épître, rencon- trera quelque image analogue pour exprimer le travail de refonte auquel il faut soumettre les vers mal venus :
Se veyons, s'épurant, la cire au feu mollir,
si nous voyons la cire s'épurer par la chaleur, dit-elle, les rimes au contraire ne s'épurent, ne se fourbissent! qu'à froid. Elle a commencé par citer agréablement Calysto, c'est-à-dire l'ourse qui a besoin de lécher longtemps ses petits,
Ses oursins^ de tout point, naissants disgraciés ;
elle ajoute :
Point d'ouvrage parfait n'éclot du plus habile; Cuidei qu'en parle à fond : quand loisir m'est donné. Reprends de mon jeune âge un fruit abandonné ;
I. Au lieu de forhir, Vanderbourg a \n, forcir, qu'il ne sait comment expliquer ; mais je croirais presque qu'il a mal lu son texte, ce qui serait piquant et prouverait qu'il n'y est pour rien.
CLOTILDE DE SURVILLE. 39$
Le revois, le polis ; s'est gentil, le caresse ; Ain^j vois-je qu'est manqué, la jlamme le redresse.
Mainte page ingénieuse nous offre ainsi, en détail, du Boileau refait et du Malherbe anticipé. On re- connaît qu'on a affaire à l'homme qui est surtout un poëte réfléchi, et qui s'est fait sa poétique avant l'œuvre.
Lorsque l'élégant volume parut en 1803 i, avec son noble frontispice d'un gothique fleuri et ses vignettes de trophées, il ne se présenta point sous ce côté critique qu'aujourd'hui nous y recher- chons. Il séduisit par le roman même de l'aïeule, par cette absence trop vraie de l'éditeur naturel qui y jetait comme une tache de sang, par la grâce neuve de cette poésie exhumée, et par la
I. L'année même où parurent à Grenoble les Poésies de Charles d'Orléans, mais qui, bien moins heureuses que Clotilde, attendent encore un éditeur digne d'elles. — Elles viennent tout d'un coup d'en trouver deux (1842). — La Décade philosophique ("an XII, 4* trimestre, page 430), en rendant compte avec éloge des Poésies de Charles d'Orléans, disait : « Elles se recommanderont d'elles-mêmes à l'homme de lettres, à l'archéologue, mais elles n'auront point le suffrage des jeunes gens sans instruction et des femmes qui ont raffolé des Poésies de Clotilde, ouvrage dont la supposition est manifeste et pourrait se prouver matériellement, si ceux qui sont dignes d'avoir une opinion en pareil sujet, n'en étaient déjà parfaitement convaincus. » A ce ton sec et rogue, même lorsqu'il a raison, je crois reconnaître feu M. Au- ger, et en effet c'est bien lui.
)Ç6 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE.
passion portée çà et là dans quelques sentiments doux et purs. Ces regrets d'abord marqués sur les insultes d'Albion, sur les malheurs et les in- fortunes des Lys, devinrent un à-propos de cir- constance, auquel l'auteur n'avait guère pu songer si, comme on l'assure, son manuscrit était antérieur à l'émigration i. Mais toutes les femmes et les mères surent bientôt et chantèrent les Ver- selets à ??zo?î^re?7z/er-?2e sur la musique de Berton :
O cher enfantelet. vrai pourtraict de ton père. Dors sur le sein que ta bouche a pressé!
Dors, petiot: clos, ami, sur le sein de ta mère, Tien doux œillet par le somme oppressé !
Ce ne sera pas faire tort à cette adorable pièce de rappeler que le motif, qu'on a rapproché souvent de celui de la Danaë de Simonide, paraît em- prunté plus immédiatement à deux romances de Berquin, nées en effet de la veille: l'une (1776) dont le refrain est bien connu :
I, Dans le scjour pourtant qu'il fit à Lausanne en 1797, et pendant lequel il préludait à sa publication par des morceaux insérés dans le journal de madame de Po- lier, M. de Surs-ille put retoucher assez la première pièce, VHêroïde à Bérenger, pour lui donner cet air de prophétie finale :
Peuple égaré, quel sera ion réveil^ Ne m'entend, se complaît à s'ahreuver de larmes,
Tise les feux qui le vont dévorants. Mieux ne vaudrait, hélas! repos que tant d'alarmes, Et roi si preux que cent lâches tyrans?...
CtOTILDE DE SIIRVILLE. 397
Dors, mon enfant, clos ta paupière, Tes cris me déchirent le cœur...;
et l'autre {1777), qui n'est plus dans la bouche d'une mère, mais dans celle du poëtc lui-même auprès du berceau d'un enfant endormi :
Heureux enfant, que je t'envie Ton innocence et ton bonheur ! Ah ! garde bien toute ta vie La paix qui règne dans ton cœur.
Que 7ie peut l'image touchante Du seul âge heureux parmi nous! Ce jour peut-être oîi je le chante De mes jours est-il le plus doux. . .
Voilà le meilleur du Berquin; on y retrouve un accord avec cette stance de Clotilde:
Tretous avons été, comme ei toi, dans cette heure ;
Triste raison que trop tôt n' adviendra ! En la paix dont jouis, s'est possible, ah ! demeure!
A tes beaux jours même il en souviendra.
Mais l'art et la supériorité de Surville ne m'ont jamais mieux paru qu'en comparant de près la source et l'usage. La première romance de Ber- quin a pour sujet une femme abandonnée par son amant; ce qui peut être pathétique, mais qui touche au banal et gâte la pureté maternelle. Chez Surville, c'est une mère heureuse. Et pour le dé- tail de l'expression et la nuance des pensées, ici
358
POKSIE AU XV I*^ SIECLE.
tout est neuf, délicat, distingué, naturel et créé à la fois:
Etend ses brasselets: s'étend sur lui le somme;
Se dot son œil ; plus ne bouge... il s'e)idort,.. N'était ce teint fleuri des couleurs de la pomme^,
Ne le dirie\ dans les bras de la mort ?
Arrête, cher enfant!... f ai frémi tout entière... Réveille-toi: chasse un fatal propos...
Et tout ce qui suit. Chez l'autre, on va au roma- nesque commun, à la sensiblerie philanthropique du jour. En pressant Surviile dans ce détail, on est tout étonné, à l'art qu'on lui reconnaît, de trouver en lui un maître, un pocte comme Chénier, de cette école des habiles studieux, et, à un cer- tain degré, de la postérité de Virgile.
Le propre de cette grande école seconde, à la- quelle notre Racine appartient, et dont Virgile est le roi, consiste précisément dans une originalité compatible avec une imitation composite. On ci- terait tel couplet des Bucoliques où le génie éclec- tique de Virgile se prend ainsi sur le faits, pour
1. « O vous, petits Amours, pareils à des pommes rouges, » a dit Théocrite dans l'idylle intitulée Thaly- sies. On se croit dans le gaulois naïf, on rencontre le gracieux antique : ces jolies veines s'entrecroiseçt.
2. Dans l'Églogue VIII, par exemple, au couplet : Talis amor Daphnim..., pour l'ensemble, Virgile s'in- spire de la génisse de Lusrèce : At mater virides saltus ; de Lucrèce encore pour un détail, propter aquce rivum,
CtOTItDE DE SURVILLE. 399
ce trait si enchanteur de Galatée, on pourrait sou- tenir sans rêverie qu'il s'est ressouvenu à la fois de trois endroits de Théocrite. De même encore se comporte-t-il sans cesse à l'égard d'Homère. Ce sont des croisements sans fin de réminiscences, des greffes doubles, et des combinaisons consom- mées ; très imbris torti radios. J'en demande bien pardon à nos Scaligers, mais le procédé ici n'est pas autre, quoiqu'il n'ait lieu que de Surville à Berquin, Simonide en tiers est dans le fond.
Le premier succès de Clotilde fut grand, la dis- cussion animée, et il en resta un long attrait de cu- riosité aux esprits poétiques piqués d'érudition. Charles Nodier, dont la riche et docte fantaisie triomphe en arabesques sur ces questions dou- teuses, ne pouvait manquer celle-ci, contemporaine de sa jeunesse. Dans ses Questions de Littérature légale, publiées pour la première fois en 1811, il résumait très-bien le débat, et en dégageait les con- clusions toutes négatives à la prétendue Clotilde, toutes en faveur de la paternité réelle de M. de Surville. Après quelques-uns des aperçus que nous avons tâché à notre tour de développer : « Com- ment expliquer, ajoutait-il, dans ce poëme de la Nature et de l'Univers que Clotilde avait, dit-on, commencé à dix-sept ans, la citation de Lucrèce,
et de Varius pour un autre. Il compose de tous ces em- prunts, et dans le sentiment qui lui est propre, un petit tableau original :
Tous ces métaux unis dont j'ai formé le mien!
^OO POESIE AU XV l" SIÈCLE.
dont les œuvres n'étaient pas encore découvertes par le Pogge et ne pénétrèrent probablement en France qu'après être sorties, vers 1473, des presses de Thomas Ferrand de Bresse ? Comment com- prendre qu'elle ait pu parler à cette époque des sept satellites de Saturne, dont le premier fut ob- servé pour la première fois par Huyghens en i(3ss, et le dernier par Herschell en 1789 1? » M, de Roujoux, dans son Essai sur les Révolutions des Sciences, publié vers le même temps que les Questions de Charles Nodier, avait déjà produit quelques-unes de ces raisons, et elles avaient d'au- tant plus de signification sous sa plume qu'il se trouvait alors avoir entre les mains, par une ren- contre singulière, un nouveau manuscrit inédit de M. de Survilie. Si ingénieux que soit le second volume attribué à Clotilde encore et publié en 1S26 par les deux amis, je ne puis consentir à y reconnaître cet ancien manuscrit pur et simple; j'ai un certain regret que les deux éditeurs, entrant ici avec trop d'esprit et de verve dans le jeu poé- tique de leur rôle, n'aient plus voulu se donner pour point de départ cette opinion critique de 1811, qu'ils ont, du reste, partout ailleurs sou- tenue depuis.
Il n'y avait déjà que trop de jeu dans la pre-
I. Ton vaste Jupiter, et ton loinlain Saturne,
Dont sept globules nains traînent le char nocturne.
Ces vers toutefois ne se trouvent que dans le volume de Clotilde publié en 1826.
CLOTIIDE DE SURVILLE. 4.OI
mière Clotilde, et de telles surprises ne se pro- longent pas. Les Verselets à mon premier-né seront lus toujours ; le reste ensemble ne suffirait pas contre l'oubli. Quant à l'auteur qui a réussi trop bien, en un sens, et qui s'est fait oublier dans sa fiction gracieuse, un nuage a continue de le couvrir, lui et sa catastrophe funeste. Emigré en 91, il fit, dans l'armée des princes, les pre- mières campagnes de la Révolution. Rentré en France, vers octobre 1798, avec une mission de Louis XVIII, il fut arrêté, les uns disent à La Flèche, d'autres à Montpellier (tant l'incertitude est grande!), mais d'après ce qui paraît plus po- sitif, dans le département de la Haute-Loire, et on le traduisit devant une commission militaire au Puy. Il tenta d'abord de déguiser son nom ; puis, se voyant reconnu, il s'avoua hautement commissaire du roi, et marcha à la mort la tête haute. L'arrêt du tribunal (ironie sanglante!) portait au considérant : condamné pour vols de di- ligence. André Chénier à l'échafaud fut plus heu- reux.
Ni l'un ni l'autre n'ont vu sortir du tombeau leurs œuvres. L'un se frappait le front en parlant au ciel ; l'autre, d'un geste, désignait de loin à sa veuve la cassette sacrée.
Surville n'a pas eu et ne pouvait avoir d'école- On se plaira pourtant à noter, dans la lignée de renaissance que nous avons vu se dérouler depuis, deux noms qui ne sont pas sans quelque éclair de parenté avec le sien: mademoi- selle de Fauveau (si chevaleresque aussi) pour la II. 51
402 POÉSIE AU XVI* SIÈCLE,
reproduction fleurie de la sculpture de ces vieux âges, et dans des rangs tout opposés, pour la prose habilement refaite, Paul-Louis Courier.
Novembre 184t.
Au mois d'avril 1842, j'eus l'honneur de recevoir de M. Lavialle de Masmorel, président du tribunal civil de Brives et ancien député de la Corrèze, une lettre dont l'extrait, si flatteur qu'il soit, ne m'intéresse pas seul : « Monsieur, en parcourant la Revue des Deux Mondes..., je lis avec plaisir un article de vous sur les poésies de Clotilde de Surville. Vous avez rencontré parfaitement juste lorsque vous avez attribué ces poésies au marquis de Surville. Ce fait est pour moi de la plus grande certi- tude ; car il m'a été certifié par mon père, qui, ayant été le compagnon d'infortune du malheureux Surville çt son ami intime, avait fini par lui arracher l'aveu qu'il était réellement l'auteur des prétendues œuvres de son aïeule... Vous pouvez compter entièrement sur la certitude de mes renseignements, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable de les recueillir. »
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W^
^J^
PREFACE
DES OEUVRES CHOISIES
DE PIERRE DE RONSARD
Avec Notices, Notes et Commentaires, publiées
par
C.-A. Sainte-Beuve, en 1828 *.
Hahent sua fat a libeîli.
N n'a fait jusqu'ici que des choix fort incomplets et fort maladroits de Ronsard. Il convenait pourtant de mettre le public à même de juger de cette grande renommée déchue, et d'en finir, une fois pour toutes, avce une question littéraire qui jette tant d'incertitudes sur ie berceau de notre poésie classique. J'ose espérer que le choix qu'on va lire sera définitif : s'il ne trouve point grâce et
I. Un vol. iii-8<* faisant suite au Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre français au xvi^ siècle. — Eu recueillant aujourd'hui cette Préface et quelques commentaires de l'ouvrage, nous mettons à pro- fit les bons conseils d'un admirateur littéraire de Sainte- Beuve, M. Saulnier, président du tribunal civil à Dieppe.
J. T.
4O4. POESIE AU XV!*^ SIECLE.
faveur, Ronsard aura encore une fois perdu son procès, et j'aurai été la dupe d'une illusion de jeune homme. C'est toutefois avec confiance que je me présente, les pièces en main. Dans les commen- taires qui sont joints au texte, j'ai fait usage, pour toute la partie érudite, des anciens commentaires de Muret, Belleau, Richelet, Garnier, Marcassus. Ces excellents hommes seraient heureux, j'en suis sûr, de savoir que ce larcin peut être bon en quelque chose à leur cher et grand Ronsard. J'ai de plus essayé de motiver mes éloges et mon admiration, toutes les fois surtout qu'il aurait pu y avoir diffé- rence dans la manière de juger; et j'ai par consé- quent été amené à toucher en passant les points essentiels de l'art. Pour qui se donnera la peine de rapprocher les doctrines éparses dans ce commen- taire et dans mon Tableau de la Poésie au XVI* siècle, il en sortira toute une poétique nou- velle, dont je suis loin d'ailleurs de me prétendre inventeur. Quoique cette poétique française se montre ici pour la première fois en plusieurs de ses articles, quoique aucun critique n'ait encore envisagé de cette manière la versification et le rhythme en particulier, je me hâte de faire hon- neur de ces idées neuves aux poètes de la nouvelle école que j'ai eu souvent occasion de citer. Sans doute, en ce siècle de haute philosophie, de lumi- neuse érudition et de grave politique, beaucoup de ces fines remarques, de ces confidences tech- niques à propos d'une chanson ou d'un sonnet, pourront d'abord sembler futiles et ridicules. Sans me dissimuler le péril, je l'ai bravé, siir après
PRÉFACE DE LA FRANCIADE. 4.0$
tout d'obtenir grâce auprès du bon sens de l'é- poque^ si je n'ai été ni faux ni commun.
PRÉFACE DE (( LA FRANCIADeI )),
Ce serait ici le lieu de donner des extraits du célèbre poëme de la Franciade, s'il valait la peine qu'on s'y arrêttât. Ronsard l'entreprit encore jeune^ sous le règne de Henri II, afin qu'on ne piàt re- procher à la France de manquer d'un poëme épique. Charles IX le soutint vivement dans cette résolution; mais après la mort de ce prince, comme l'état des finances ne permettait plus les gratifications, le poëme en souffrit beaucoup et demeura inachevé. Il devait avoir vingt-quatre chants, comme l'Iliade, et tel qu'il nous reste, il n'en a que quatre. Ronsard n'eut jamais le cou- rage d'aller au delà, et, quand on en a essayé la lecture, on conçoit aisément son dégoût. C'est une suite mal tissue, une mosaïque laborieuse de tous les lieux communs épiques de l'Antiquité. François ou Francion, fils d'Hector et d'Andro- maque, a échappé au sac de Troie par la protec- tion de Jupiter, et a été élevé à Buthrote, en Epire, près de sa mère et sous la surveillance de son oncle Hélenin. Son éducation terminée, Jupi-
I. Page 180 et suiv. du même volume : Œuvres choi- sies de Ronsard (1828).
4-0(5 POÉSIE AU XV I^ SIÈCLE.
ter envoie Mercure annoncer aux parents les hautes destinées du jeune héros, qui ne tarde pas à s'embarquer avec une belle armée de Troyens. Mais l'éternelle colère de Junon et de Neptune soulève les flots, et Francion, ayant perdu tous ses vaisseaux, échoue en Crète, où il est courtoise- ment reçu par le roi Dicée. Ce Dicée a un fils Orée, qui vient de tomber aux mains du géant Phovère, et que Francion délivre. Il a aussi deux filles, Clymène et Hyante, qui deviennent l'une et l'autre amoureuses du noble étranger. Hyante est préférée, et sa sœur, de désespoir, se jette à la mer, où elle se change en déesse marine. Au reste, ce n'est guère par amour que Francus a donné la préférence à Hyante; mais Cybèle transformée en Turnien, compagnon de Francus, lui a conseillé de s'attacher à cette jeune prin- cesse, qui connaît les augures et pourra lui révé- ler l'avenir de sa race. Au quatrième livre, en effet, Hyante consent à évoquer les ombres infer- nales; elle prophétise à Francus son voyage en Gaule, la fondation du royaume très-chrétien, et trace en détail le résumé historique du règne des Mérovingiens et Carlovingiens. C'est là que s'ar- rête ce poëme peu regrettable. Les envieux de Ronsard firent des épigrammes contre lui et le raillèrent de tant de promesses fastueuses qui n'a- vaient abouti à rien. Ses amis le vengèrent en louant outre mesure ces quatre premiers livres si froids et si ennuyeux. Chose assez remarquable! ils sont écrits en vers de dix syllabes, et non pas en alexandrins. Ronsard va même dans sa préface
1
PREFACE DE lA FRANCIADE. 4.O7
jusqu'à refuser aux alexandrins le caractère héroïque qu'il leur avait autrefois attribué. « Depuis ce tems, dit-il, j'ay veu, cogneu et pra- tiqué par longue expérience que je m'estois abusé; car ils sentent trop la prose très-facile et sont trop énervés et flasques, si ce n'est pour les traduc- tions, auxquelles, à cause de leur longueur, ils servent de beaucoup pour interpréter les sens de l'autheur qu'on entreprend. Au reste, ils ont trop de caquet, s'ils ne sont bastis delà main d'un bon artisan qui les face, autant qu'il luy sera possible, hausser, comme les peintures relevées, et quasi séparer du langage commun, les ornant et les en- richissant de figures, etc., etc. » 11 y a dans tout ceci une singulière confusion, et cette querelle suscitée à l'alexandrin témoigne chez Ronsard plus de bonne foi que de saine critique. Il lui convenait moins qu'à personne de médire de l'alexandrin, qu'il avait tiré de l'oubli et dont il faisait d'ordinaire un usage si bien entendu. Quand ce vers se serait par instant rapproché de la prose, le malheur n'était pas grand, et il fallait plutôt y voir un avantage. Certes, s'il n'avait eu que ce défaut, il n'aurait pas mérité la guerre pi- quante que lui ont déclarée de spirituels écrivains de nos jours^, M. de Stendhal dans ses divers ou- vrages, et M. Prosper Duvergier (de Hauranne) dans le Globe. Sur cet alexandrin officiel et solen- nel, sur cette espèce de perruque à la Louis XIV, symétriquement partagée en deux moitiés égales, toute plaisanterie est légitime, et nous sommes le premier à y applaudir. Mais l'autre alexandrin.
4.08 POÉSIE AU XVl'^ SIÈCLE.
celui de Ronsardj de Baïf et de Régnier, celui des Victor Hugo, des Lebrun, des Barthélémy et Méry, celui-là nous semble un instrument puissant et souple, élastique et résistant, un ressort en un mot qui, tout en cédant à la pensée, la condense et l'enserre. A moins d'en vouloir mortellement au vers, on doit être satisfait d'une forme si heu- reuse. Cette petite digression nous a un peu éloi- gné de Ronsard et de sa Franciade. Nous n'en extrairons aucun morceau ; nous nous bornerons à citer plusieurs passages curieux de sa préface, qui donneront une idée indirecte, mais suffisante, de l'œuvre : car ici l'œuvre a été rigoureusement déduite des principes de la préface.
Cette Préface de Ronsard* est caractéristique; elle peint au naturel l'homme et l'époque, et nous apprend beaucoup plus sur ce sujet que ne feraient de longues dissertations. Et d'abord, comment s'empêcher de sourire en entendant le poëte détail- ler point à point l'infaillible recette d'un poëme épique? Ici, c"est un coucher de soleil qu'il faut; là, c'est une aurore. Veut-on prophétiser l'avenir, on a la ressource d'un songe, ou celle d'un bou- clier divin. Ce guerrier était vêtu d'une peau de
I. Après avoir cité plusieurs passages de la Préface de la Franciade, Sainte-Beuve ajoute les observations suivantes (page 202 de son Choix de Ronsard"),
PRE f ACE DE LA FKANCIADE. ^Op
lion; cet autre aura une peau d'ours, ou de re- change, une peau de panthère. Pour la généalogie d'un dieu ou d'un héros, voyez Hésiode; pour les propriétés médicinales ou magiques d'une plante, voyez Nicandre ou Coluinelle. Quand un esca- dron est en marche, règle générale : décrire le battement de pieds des chevaux, et si le soleil luit, la réverbération des armes. A la bataille, subordonner les coups d'épée à l'anatomie; frap- per son homme au cœur, au cerveau, à la gorge, si l'on veut l'expédier, aux membres seulement s'il doit en revenir. En un mot, dans ce petit traité du poëme épique, bien digne de faire envie au père le Bossu, rien n'est omis, pas même l'épi- taphe du mort, qui doit se rédiger en une demi- ligne, ou îine ligne au plus, sans ot^blier les principaux outils de son métier. Qu'on juge par là de la Franciade, et l'on en prendra une idée juste. Un tel début dans la carrière épique était d'un fâcheux augure, et l'augure s'est complète- ment réalisé. Tous nos poëmes épiques, depuis la Franciade jusqu'à la Henriade inclusivement, et en passant par les Alaric, les Pucelle, les Moïse, les saint Louis, ont cela de commun entre eux, qu'ils sont faux, froids et ennuyeux à la mort ; c'est toujours une tâche imposée, une œuvre de commande; toujours on a dit au poëte, ou il s'est dit à lui-même : Il est temps d'enrichir la France d'une épopée ; et là-dessus il s'est mis à la be- sogne, rencontrant parfois de beaux vers, comme on en cite quelques-uns dans la Henriade, comme on en trouverait à la rigueur dans la Franciade, II. 52
4lO POESIE AU XVI*= SIÈCLE.
comme il est impossible au poëte de n'en pas ren- contrer à la longue. Mais qu'est-ce que cela prouve? et quelle triste compensation que ce qu'on est convenu d'appeler de beaux vers pour de mauvais poëmes?
La préface de Ronsard est curieuse encoie à d'autres égards. On y voit dans quel sens il enten- dait l'innovation et la rénovation des mots, et comme il était plus Gaulois et moins Grec qu'on l'a voulu dire. On y lit une désapprobation for- melle, une raillerie amère de ces robins de cour, tout entichés d'italianisme, et dont Henri Estienne s'est tant moqué. Ce qui frappe enfin dans cette prose de Ronsard, c'est la verve et l'éclat du style. Je rappellerai surtout le beau passage où il s'attache à distinguer le poëte du versificateur. Quant à la péroraison même, à cette éloquente invective contre les latineurs et grécaniseurs, à ces élans d'une noble et tendre affection pour la langue maternelle, rien n'est mieux pensé ni mieux dit dans V Illustration de Joachim du Bellay; et quand on considère que de telles pages ont été écrites avant le livre des Essais, on se sent plus vivement disposé encore à en estimer, à en aimer les auteurs, et à les venger enfin d'un ^injurieux oubli.
LE BOCAGE ROYAL. 4II
LE BOCAGE ROYALE.
Sous ce titre qui répond à celui de Sylvœ, donné par Staceà un recueil de divers poëmes, Ronsard a réuni un certain nombre d'Epîtres adressées aux rois Charles IX, Henri III, aux reines Catherine de Médicis, Elisabeth d'Angleterre, etc. La louange n'y est pas ménagée, et elle a pour objet le plus ordinaire d'obtenir au poëte quelque faveur ou récompense. Dans nos idées actuelles de di- gnité morale, et surtout quand on réfléchit à quels odieux personnages était vouée une si humble adulation, on a peine d'abord à ne pas s'indi- gner. Pourtant, à une seconde lecture, on découvre parmi ces flatteries d'étiquette plus d'un sage conseil, plus d'une leçon courageuse, et le poëte est pardonné. Ce que veut et réclame avant tout Ronsard, c'est la paix, l'union dans le royaume, et à la cour un loisir studieux et la protection des Muses.
I. Page 205 du Choix de Ronsard. — Nous bornons là nos extraits de ce volume. J. T.
POESIE AU XVI*^ SIECLE.
PROJETS D'ARTICLES
DESTINÉS A COMPLÉTER
le Tableau de la Poésie française au xvi^ siècleK
Je voudrais encore compléter cet ouvrage et y ajouter (indépendamment de l'article sur les Gro- tesques^ de Théophile Gautier {Revue de Paris), et de la note sur la Bibliothèque poétique de M. Viollet-Le-Duc {Revue des Deux Mondes^), y ajouter, dis-je :
Un article détaillé sur Vauquelin de la Fres- naye;
Un autre sur Olivier de Magny ;
Un, peut-être, sur Tahureau ;
Et aussi une petite dissertation sur la Satire Ménippée. (Ce que j'avais d'essentiel à dire sur la Satire Ménippée, je l'ai inséré dans l'article sur Charles Labitte*.)
Je viens de faire (dans la Revue des Deux Mondes, 15 mars 1845) un article sur Louise
1. Nous copions textuellement les notes manuscrites de Sainte-Beuve, qui couvrent la dernière feuille de garde, de l'un des deux exemplaires préparés pour la réimpression. J. T.
2. Cet article fait aujourd'hui partie des Portraits con- temporains, tome V,
3. Cet article a été recueilli depuis dans les Premiers Lundis, tome III.
4. Portraits littéraires, tome III.
PROJETS d'articles. 4.13
Labé^ qui devrait également y entrer; — et (dans le Journal des Savants, mai 18^7) un article sur les Poésies de François P'^.
J'y voudrais joindre encore :
Un article sur Racan ;
Un autre sur Maynard;
Un autre sur Coquillart;
Un autre sur Charles d'Orléans:
Un autre sur le roi René ;
Mon article Villon^ du Moniteur;
Mon article Ronsard des Causeries du Lundi'* ;
Mon article Malherbe^ dans la Revue Euro- péenne;
Mon Introduction aux Poêles français^ (de Crépet).
Autres desiderata indiqués au crayon, de la main de Sainte-Beuve, sur la même feuille de garde.
Chapitre sur les prétendues réhabilitations. Roger de Collerye. Peletier du Mans. Etienne Dolet.
1. Portraits contemporains, tome V.
2. Portraits littéraires, tome III.
3. Causeries du Lundi, tome XIV.
4. Causeries du Lundi, tome XII.
5. Nouveaux Lundis, tome XIII.
6. Premiers Lundis, tome III.
4I4 POESIE AU XVI*' SIECLE.
Salmon Macrin.
Pontus de Thiard.
De Brach.
Sylvain.
Guy de Tours.
Papou.
Poupo.
Nicolas Ellain'.
L'éditeur posthume du Tableau de la Poésie française au xyi*^ siècle se permet encore d'ajou- ter à cette liste de travaux en projets ou qui ont trouvé place ailleurs dans les œuvres de Sainte- Beuve :
Un article sur Malherbe, Causeries du Lundi, tome VIII ;
Un article sur Louise Labé (Nouveaux Lun- dis, tome IV) ;
Trois articles sur Joachim Du Bellay {Nouveaux Lundis, tome XIII 2).
1. Ce chapitre sur les réhabilitations plus ou moins opportunes a été fait en réalité et se trouve en tête de l'Étude sur Du Bellay (Nouveaux Lundis, tome XIII). Il avait été déjà esquissé dans l'article sur Louise Lahê des Nouveaux Lundis, tome IV. Ces préliminaires ne faisaient pas double emploi avec ceux de l'article Du Bellay, mais les uns et les autres réunis répondent complètement au programme crayonné par Sainte-Beuve.
2. A propos de cette Étude sur Joachim Du Bellay, extraite du Journal des Savants, nous nous sommes ren- du coupable d'un oubli en la réimprimant dans les Non-
PROJETS d'articles. ^IJ
Une leçon de l'École normale, intitulée Du point de départ et des Origines de la langue et de la littérature française {Premiers Lundis, tome III).
veaux Lundis, après la mort de Saiute-Beuve. Il n'eût pas manqué d'indiquer dans son volume, comme il l'a fait dans son article sur V Anthologie grecque (Nouveaux Lundis, tome VII, page 7), la part précieuse qui reve- nait pour certains renseignements à l'un de ses corres- pondants les plus lettrés, M. Reinhold Dezeimeris, de Bordeaux. 11 lui devait les comparaisons de Joachim du Bellay avec Lamartine, Horace et André Chénier, qui remplissent, dans la réimpression de l'article Du Bellay, les deux pages 326 et 327 du tome XIII des Nouveaux Lundis. Elles sont contenues presque textuellement dans une lettre de M. Reinhold Dezeimeris que nous avons retrouvée depuis et qui ne nous a point étonné, car Sainte-Beuve avait coutume de le consulter pour toutes ces questions d'érudition et de poésie. J. T.
FIN.
TABLE
DU TOME SECOND
Pages
Du ROMAN AU XVI' SIÈCLE ET DE RA- BELAIS 1
Conclusion 31
( Vie de Ronsard ...... 45
Appendice '.
(Pièces et notes 78
Avertissement de la seconde partie. 90
Mathurin Régnier et André Chénier. 91
JOACHIM DuBeLLAY II4
JeanBertaut 165
Du Bartas 201
Philippe Des Portes . . 247
Anacréon au xvi« siècle 289
De l'esprit de malice au bon vieux
temps 317
Clotilde de Surville 362
Préface des œuvres choisies de
Pierre de Ronsard (1828) 405
II. S3
.18
Pages.
Préface de la Franciade 405
Le Bocage royal 411
Projets d'articlfs destinés a. com- pléter LE Tableau de la Poésie française au, xvie siècle • . . 412
FIN de la table.
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PQ Sainte-Beuve, Charles
2391 Augustin ■^^3 Oeuvres
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