^^ "r "^ A A % r\ r^ ^A ■ '^^'^■1 rs 1^ /X' zr 3- -D 1=0 D a T-=\ a m a * OISEAUX VOYAGEURS lîT POISSONS DE PASSAGE Tiré à cinq cents exemplaires. ABBEVILLE. — IMPRIMERIE BRIEZ, C. l'AILLART ET RETAUX. OISEAUX VOYAGEURS Di IS'l- OISSONS D Tl D ETUDE COMPAREE D'ORGANISME, DE MŒURS ET D'INSTINCT PAR SABIN BERTHEL.OT CONSUL DE FRANCE « La natation et le vol ne sont, pour ainsi dire, que même acte exécuté dans des fluides différents. » Lacépède. TOME SECOND PARIS GHALLAMEL AINE , LIBRAIRE-EDITEUR CHARGÉ DE LA VENTE DES CARTES ET PLANS DE LA MARINE 30, rue des Boulangers, et rue Jacob, 5 ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES DE FRANCE ET DE L'ÉTRANGER 1876 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. Comparaison entre les oiseaux et les poissons « L'oiseau nage dans l'atmosphère et le poisson vole dans l'eau, n VlREY. 1 En passant une revue générale des oiseaux qui peuplent le monde, nous avons parlé, dans notre pre- mier volume, des espèces aquatiques des mers aus- trales : or, parmi les palmipèdes, exclusivement rémU pèdesy comme dirait Toussenel, on aura remarqué une organisation particulière, un oiseau incomplet, presque sans ailes^ car il n'en a que des rudiments incapables de fonctionner dans l'air, mais qui agissent dans l'eau comme des rames. Ainsi, nous sommes arrivés, à par- tir des rapaces^ de l'organisation la plus puissante des oiseaux de grand vol, à celle oij la nature semble avoir annulé la locomotion aérienne, pour renforcer le système de natation ; en d'autres termes^ nous avons été conduits, par une espèce de transformation d'or- II. — 1. 2 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. ganes, à l'oiseau, qui, ne pouvant plus s'élever dans l'espace, passe sa vie sur les eaux et ne vient à terre qu'en nageant pour y pondre et couver. Cet être am- bigu est le manchot, trait-d'union entre l'oiseau et le mammifère amphibie, presque un ornithorhynque, car chez le premier, les plumes sont comme des poils, et chez le second^ outre son bec de canard, des demi- pieds palmés imitent les ailerons qui servent à l'autre de nageoires. Toussenel nous montrait déjà le passage de l'animal qui vole à celui qui nage, en disant: « U oiseau est intermédiaire entre le poisson et le mammifère (1). » — L'œuvre mystérieuse de la création des animaux verté- brés commença sans doute par le poisson ; et ce fut pour marquer la transition graduelle des formes, au déclin de l'âge neptunien, quand surgirent, au dessus des eaux qui couvraient le globe, quelques terres émer- geant du sein des abîmes, qu'apparut le premier né des ovipares à plumes, qui nageait, mais ne volait pas, un oiseau en ébauche, forcément piscivore, ayant pour ailes des nageoires et portant des pieds qui lui ser- vaient de rames: le manchot, première expression de l'oiseau aquatique. C'est donc guidés par l'analogie que nous allons pas- ser des oiseaux aux poissons, dont il eût été plus lo- gique de traiter d'abord, pour suivre l'ordre successif 1. Le Monde des oiseaux, t. I, p. 218. — Lesson, auquel on doit tant d'excellents travaux, avait fait la même remarque que Tous- senel, dans son Manuel d'Ornithologie, t. II, p. 360, en disant du grand manrhot : « Cette espèce, qui liabite les îles antarctiques, est une sorte d'intermédiaire entre les oiseaux et les mammifères, par les ornithorhynques. » COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. 3 des générations zoologiques. Nous retrouverons, dans cette classe, des espèces voyageuses qui, dans leurs migrations lointaines, se transportent à travers les mers; d'autres régionales, mais vagabondes; et un cer- tain nombre de sédentaires, qui ne s'éloignent guère des parages où elles sont nées. Nous allons décrire d'autres animaux vertébrés, la plupart ovipares comme les oiseaux, se réunissant aussi par grandes associa- tions, doués des mêmes instincts et présentant souvent des mœurs et des habitudes analogues ; nous allons enfin démontrer pour la première fois que « la natation et le vol ne sont, poiw ainsi dire, que le même acte exé- cuté dans deux fluides différents. » II Pour singulière que paraisse, à première vue, la conformation du poisson comparée à celle de l'oiseau, elle rappelle les mêmes organes, le même plan fonda- mental qu'on retrouve chez les ovipares comme chez les mammifères. Dans ce plan d'organisation, on re- marque chez les poissons, de même que chez les autres animaux, le squelette, le système musculaire et le sys- tème nerveux, les organes des sens, l'appareil respira- toire, le système veineux et la circulation du sang, les organes qui facilitent les fonctions dig^estives et ceux de la reproduction. Les poissons, comme les oiseaux, ont l'appareil gé- nital turgescent à l'époque de la procréation. La laite des mâles prend alors plus de développement et fournit 4 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. en abondance cette liqueur prolifique qui blanchit les eaux et féconde les œufs. Les femelles ont aussi, à la même époque, leurs ovaires tout à fait pleins, et dans l'un et l'autre sexe, ces organes se trouvent très-réduits après le frai, comme chez les oiseaux après la ponte. La peau des poissons est formée des mêmes éléments que celle des oiseaux, l'épiderme, le réseau muqueux et le derme, qui est aussi très-mince chez quelques- uns, épais et résistant chez d'autres et souvent recou- vert à sa face interne d'une couche de graisse. — Les écailles se développent dans ce derme et finissent par recouvrir toute la peau, comme les plumes des oi- seaux ; ce sont des productions analogues, qui varient suivant les espèces et suivant les régions du corps du même poisson. En général, ces écailles sont réparties, de même que les plumes, sur tout le corps, et leur im- brication est également remarquable chez les uns et les autres. Les longues épines des nageoires peuvent être com- parées aux pennes des ailes et aux rectrices de la queue des oiseaux. Leur nombre et leur forme servent de même à établir des différences caractéristiques entre les espèces. — Les nageoires pectorales, qui remplacent chez les poissons le bras et la main des mammifères (comme nous l'expliquerons bientôt), et la caudale qui s'assimile à la queue des oiseaux, sont, les unes et les autres, disposées en éventail dans les deux classes d'a- nimaux que nous comparons ici. — C'est par la queue que le poisson se dirige comme l'oiseau dans son vol, et les nageoires fonctionnent comme des ailes. De là COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. 5 cette analogie qui n'avait pas échappé à Lacépède, et qui nous a servi d'épigraphe. Virey exprimait la même idée quand il disait : « Le poisson vole dans Veau et Voiseau nage dans Vair. » Quand les nageoires se redressent, les filets épineux s'écartent pour présenter leur surface élargie à l'eau sur laquelle elle agit: quand l'aile se relève, les pennes s'écartent et rayonnent. Quand les nageoires s'abais- sent, leurs longues épines se redressent comme les pennes d'une aile qui se ferme. Chaque coup de na- geoire correspond à un coup d'ailes, le mécanisme et les mouvements sont pareils ; les coups se suivent, tan- tôt lents, tantôt pressés, et ils sont également combinés pour avancer, monter, descendre, plonger, remonter, planer dans l'espace comme fait l'oiseau, ou circuler dans la couche d'eau que le poisson veut explorer. m Le naturaliste A.-E. Brehm, dans son ouvrage sur La Vie des animaux (1), s'est exprimé à peu près dans ces termes en parlant des oiseaux : « Pour eux, vivre et se mouvoir, c'est tout un. « Voiseau Qsi en mouvement continuel... Le mouve- « ment est pour l'oiseaw une nécessité; pour le mam- « milere, ce n'est qu'un moyen. Celui-ci ne semble « jouir de la vie que quand il est couché ou qu'il se 1. La Vie des animaux, description populaire du règne animal, par A.-E. Brehm. Edition française, revue par Z. Gerbe. Paris, 1869. Baillière, édit. 6 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. ce trouve plongé dans un demi-sommeil. — Un liomme « paresseux, étendu dans cet état; un chien couché, « un chat reposant sur un oreiller, un bœuf ruminant, « en fournissent des exemples. Un pareil dolce far « niente ne se montre pas chez les oiseaux Ce sont « des êtres à mouvement » — Si, de ces obser- vations de Brehm, que je cite ici, on supprime les mots oiseaux pour les remplacer par ceux de poissons, elles seront également applicables au thème que je pour- suis. Les poissons, comme les oiseaux, se meuvent, se déplacent, s'élancent, se poursuivent, circulent, nagent, volent ou plongent, émigrcnt et voyagent, ce qu'on ne peut dire à la fois des autres animaux. Pois- sons et oiseaux sont des synonymes de rapidité et de vitesse ; nul animal ne les surpasse. Chez les uns comme chez les autres, les mouvements volontaires sont plus prompts, plus précipités, plus redoublés, persistants, soutenus. C'est un éclair qui passe et disparaît ; l'ac- tion musculaire, chez eux, est continue, infatigable. La natation et le vol sont les deux moyens de progres- sion qui les caractérisent; presque tous les autres ani- maux gisent dans l'eau, s'y cramponnent, adhèrent sur ses bords on dans ses profondeurs, voltigent ou tour- billonnent dans l'air ; les poissons et les oiseaux seuls circulent, marchent, nagent ou volent, traversent, plongent, vivent ou respirent dans l'un ou l'autre élé- ment. Les poissons et les oiseaux rivalisent de vitesse, aucun animal, sous ce rapport, ne saurait leur être COMPARAISON KNTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. 7 comparé. Leur organisation musculaire, leur constitu- tion nerveuse, tous leurs mouvements sont d'une énergie, d'une vigueur, d'une souplesse dont on ne rencontre pas d'exemples dans les autres classes. La force qui soutient et dirige l'oiseau dans l'espace est entièrement produite par l'action musculaire qu'accom- pagne le mouvement des ailes, et, si ces ailes sont à grande voussure, à fouet aigu, c'est-à-dire taillées en faux, le mouvement de progression en reçoit une énergie puissante qui en augmente la vitesse (1). Les mêmes avantages se rencontrent chez les poissons d'une organisation analogue, et les étonnantes évolu- tions des espèces grandes voilières des deux classes peuvent s'expliquer de la même manière. La vélocité de la natation du poisson, ses différentes allures^ varient comme la rapidité du vol, suivant la conformation des organes qui servent à la progression. Les nageoires à épines résistantes, comme les grandes pennes des oiseaux, permettent une natation rapide. Avec des nageoires courtes, lâches, proportionnelle- ment plus larges que longues, la natation est ordinai- rement lente. Il en est ainsi des ailes. — Une queue large, bien développée et surtout fourchue, est un excellent gouvernail qui permet des évolutions faciles, des changements brusques de direction. C'est ce qu'on otTserve pour la queue des harengs, des sardines, des 1. M. Marey a constaté, par des expériences ingénieuses sur le vol, que la force qui dirige et soutient l'oiseau dans les airs est le résultat des rapides battements des ailes, dont le fouet, dans le mouvement de translation, décrit, en spirales, une série de courbes qu'on dirait produites par vibration {Du vol des oiseaux). Revue des cours scientifiques. — Paris, 1869, n^» 41 et 44, p. 667. 8 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. gades, des scombres, et pour celle des oiseaux de proie, des hirondelles et de presque tous les oiseaux grands voiliers comme pour les poissons. — Les migrations de ceux-ci, comme celles des autres, présentent les mêmes exemples de vélocité. En quelques jours, les poissons, comme les oiseaux, parcourent plusieurs centaines de lieues; en quelques heures, ils franchissent les mers, les uns en traversant l'espace, les autres à travers les ondes. Tous les deux entreprennent de loin- tains voyages et restent des journées entières sans se reposer, nageant dans toutes les profondeurs ou volant à toutes les hauteurs avec la même facilité. Les coups des nageoires se produisent comme les coups d'ailes ; ils se succèdent plus ou moins rapide- ment et souvent avec une telle vélocité que leur mou- vement de vibration paraît insensible. Ces nageoires, de même que les ailes, fonctionnent contre vents et marées, et il faut croire que les courants qui les frap- pent leur impriment une tension qui facilite la natation par un effet analogue à celui du courant d'air, qu'on croirait devoir opposer une résistance à l'oiseau, volant à vent contraire, mais dont les ailes se soulèvent pour faciliter le vol en le rendant plus rapide et plus léger. Les courants favorables^ courants de surface ou cou- rants sous-marins, de même que le vent-arrière, sont au contraire de mauvais auxiliaires pour les uns comme pour les autres: chez les oiseànx, le vent de- bout, comme disent les marins, resserre les plumes, tandis que le vent arrière les redresse et gêne la pro- gression, car bien peu d'oiseaux et de poissons pour- COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. 9 raient résister à la force impulsive du courant aérien ou sous-marin lorsqu'ils suivent sa direction ; ils seraient emportés, culbutés, et sa rapidité, sa vio- lence fatigueraient bien vite leurs ailes et leurs na- geoires, s'ils tentaient de poursuivre leur route dans ce sens. IV Un passage de l'ouvrage de Brehm, sur la vie des animaux, dont l'introduction m'a fourni les principaux motifs des observations et des comparaisons que je consigne ici sur les poissons, me suffira pour donner une idée des avantages que la nature a départis aux es- pèces de ces deux classes, et qui leur procurent, sous les rapports que j'envisage, une si grande supériorité sur les autres êtres : « ...... Tantôt l'oiseau plane tranquillement; tantôt « il s'élance comme la flèche; il se berce et se joue, il « file, il court et traverse les airs avec la rapidité de la « pensée; ou bien encore, il se promène lentement, « doucement; les flots de l'éther s'agitent au dessous « de lui ; on n'entend aucun bruit, pas même le plus « léger : maintenant ce sont des coups d'ailes précipi- ce tés... il atteint des hauteurs immenses, ou bien il « s'abaisse jusqu'à la surface des mers Mais « quelque varié qu'il soit, le vol est toujours le vol, et « les organes qui servent à l'exécuter ce sont ces ailes « que l'imagination des artistes a données aux raessa- « gers du ciel » 10 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. En supprimant cette dernière phrase et en changeant quelques autres expressions pour les remplacer par des équivalentes, on peut en dire autant des poissons. Quant aux ailes qu'on donne aux anges, je ne m'arrê- terai pas plus que Brehm à cette idée des artistes qu'à celle qui a fait, des ailes de chauve-souris, un des at- tributs du diable, la plus déplorable invention d'un cer- veau malade. La membrane aliforme de certains mam- mifères n'a rien à voir ici avec ces organes puissants dont les poissons, comme les oiseaux, disposent à volonté pour franchir les plus vastes espaces. L'empire des airs appartient aux oiseaux ; mais le Créateur a fait aux poissons une large part en leur abandonnant l'autre élément dans toute son immensité. Les oiseaux, il est vrai, ont été doués de la faculté de pouvoir vivre à la fois, selon les espèces,, dans les airs, sur la terre et sur les eaux, puisqu'on les divise en aquatiques et ter- restres. Les poissons, sans partager tous ces avan- tages, ont aussi pour eux un vaste champ de circulation sur toutes les mers du globe, les lacs; les grands fleuves et les rivières, dans les eaux douces comme dans les eaux salées. La nature semble avoir voulu favoriser les animaux de ces deux classes d'une ma* nière toute spéciale^ en les rendant plus libres et plus indépendants que les autres : aucun mammifère ne vit dans d'aussi belles conditions. COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. ii Par le vol, aidé de la puissance visuelle, l'oiseau peut parcourir et mesurer du regard et des ailes d'im- menses espaces de terre et de mer, et cela avec une sûreté infaillible. Il connaît toutes les routes du globe et sait toujours où il va. Toutes les directions sont pour lui comme des chemins tracés. Il ressent d'avance les moindres perturbations de l'atmosphère, prédit le temps, annonce les saisons et ne s'inquiète guère des orages, car il sait les prévoir et les devancer. Son tempérament, éminemment magnétique, c'est-à-dire très-impressionnable, lui donne une sensibilité nerveuse qui tient lieu, chez lui, d'un sixième sens et le met en rapport secret avec la nature. Les poissons jouissent des mêmes avantages ; leur phosphorescence et les dégagements électriques, qui se manifestent dans certaines espèces^ dénotent aussi en eux une excessive sensibilité. La grandeur des yeux en général fait présumer, chez les poissons, une vision nette, d'une portée considérable. C'est du moins ce que semble indiquer la sûreté de leur élan, lorsqu'ils se jettent sur la proie qu'ils poursuivent et qui rarement leur échappe, car ils parviennent à la saisir même jusque dans les profondeurs où la lumière du jour ne pénètre qu'à peine. Et quant à la faculté de se trans- porter avec une rapidité inouie à travers l'immensité des mers, dans leurs migrations annuelles, elle égale au moins celle des oiseaux. La digestion chez les poissons comme chez les oiseaux 12 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. est extrêmement active, et si ceux-ci, par l'organisation de leur appareil respiratoire, peuvent recevoir un grand volume d'air vital, ceux-là jouissent de la même faculté dans l'élément oii ils sont plongés, puisqu'ils ne cessent d'aspirer l'oxygène de l'eau qu'ils absorbent et qui ressort décomposée par les ouïes. Leur sang se trouve ainsi continuellementoxygéné, comme celui des oiseaux; sa combustion chimique est plus prompte, plus intense; sa circulation plus rapide. Aussi la vitalité est-elle des plus énergiques dans les deux classes. Les poissons et les oiseaux sont les animaux qui, comparativement aux autres, absorbent le plus de nour- riture, et l'on peut dire, à cet égard, qu'ils mangent presque toujours. L'ouïe paraît avoir, chez les poissons, une certaine portée et les prévenir des moindres dangers comme les oiseaux : les bruits insolites les impressionnent ; aussi les pécheurs ont-ils soin d'observer le plus grand silence. Bien que certains oiseaux aient l'organe de l'odorat assez développé, le flair proprement dit leur fait défaut, et s'ils sentent les odeurs, ce n'est guère que de très- près. Les oiseaux de proie, qui vivent de charognes, ne les découvrent qu'en explorant, du haut des airs, tous les lieux qu'ils dominent en planant ; l'odorat seul ne leur servirait à rien s'ils n'étaient favorisés par la portée de leur vue. Il en est à peu près de même des poissons, chez lesquels l'odorat ne réveille qu'une sensation obtuse, mais dont la vue et la rapidité de l'élan égalent la voracité. COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. \Z Quant au goût, les deux classes que nous comparons sont en général très-inférieures aux mammifères. Pourtant il est chez les oiseaux, comme chez les poissons, certaines familles qui paraissent_, sous ce rapport, mieux dotées que les autres ; les perroquets, par exemple, dont la langue plus développée, plus libre et surtout plus charnue, paraît plus apte pour choisir et goûter les aliments ; les canaris, les chardonnerets et d'autres passereaux, élevés en cage, s'habituent aux substances dont on les nourrit et donnent la préférence aux su- creries, aux biscuits, on en a vu même de fort gour- mands. — Parmi les poissons, les sargues préfèrent certains appâts qui les attirent, auxquels ils tâtent d'abord du bout des lèvres et dont le goût ou l'odeur finit par les séduire. Les cyprins, ces poissons rouges qu'on tient dans des aquariums, accourent à la surface de l'eau quand on leur jette du pain, dont ils se disputent les miettes ; mais généralement, les uns et les autres, oiseaux ou poissons, tous avalent ce qui leur convient sans distinction ni perception de sapidité, car ils engloutissent les aliments sans les mâcher. Le toucher est aussi un sens très-peu sensible chez les oiseaux comme chez les poissons. Les doigts des pieds sont, chez les premiers, des organes de préhension dans certaines familles exceptionnelles, et encore ne leur servent-ils que pour saisir et retenir ce qu'ils veulent garder; mais ce n'est guère queparle bec qu'ils éprouvent l'impression du tact. — Les poissons sont à peu près dans le même cas : leurs lèvres ou leurs pa- pilles (quand ils en ont) paraissent bien, jusqu'à un 44 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. certain point, leur donner le sentiment du toucher, mais ils n'ont en général aucun autre organe de préhension que leur bouche qui, chez les plus carnivores, est garnie de dents tranchantes, capables de retenir et de couper la proie qu'ils ont saisie. VI Il est vraiment surprenant qu'aucun naturaliste, parmi tant d'esprits éclairés, n'ait pas été frappé des nombreuses analogies qui existent entre les poissons et les oiseaux, soit qu'on les considère au point de vue de leur organisme, soit sous celui de leurs habitudes et de leurs instincts. Lacépède et Virey ne firent qu'entrevoir ces rapports et ne s'y arrêtèrent pas. — On vient de voir que Brehm, en parlant de l'oiseau avec tant de tact et en accompagnant ses descriptions de remarques si judicieuses, d'observations si finement saisies, n'a pas songé à cette autre classe qui lui aurait offert natu- rellement des caractères analogues, des phénomènes presque identiques. Et si nous remontons plus haut dans l'histoire de la science, nous ne rencontrerons, parmi les maîtres, aucun esprit qui se soit occupé de cette question d'une manière péremptoire. Linnée, qui a classé et décrit presque tous les ani- maux et les plantes qu'on connaissait de son temps, fit consister la science tout entière dans la classification et prit pour base de son système artificiel les diff'crences, comme caractères distinctifs des êtres. Ainsi, au lieu COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. 15 de suivre l'ordre analogique, c'est-à-dire celui des rap- ports similaires, il rompit tous les rapports naturels. Buffon, en nous montrant le sublime tableau de la nature, s'attacha principalement à l'étude des oiseaux et des quadrupèdes. L'esprit absorbé dans les brillantes descriptions qu'il nous a laissées pour modèles, et préoc- cupé du reste d'hypothèses hardies sur les grandes questions de formations primordiales, il ne put, malgré sa prodigieuse activité et sa longue carrière, achever tant de travaux entrepris à la fois, et laissa à ses suc- cesseurs le soin de compléter son œuvre. Cuvier, dans ses admirables recherches sur l'anatomie comparée, en fixant principalement son attention sur l'ostéologie, illustra l'histoire des poissons d'obser- vations précieuses sur la structure et les fonctions des orgajies ; mais, plus porté vers l'analyse que vers la synthèse, il resta fidèle à la doctrine des différences et ne voulut pas admettre celle des analogies. On se rappellera cette grande controverse, entre Georges Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, qui mit en émoi tout le monde savant et imprima, il y a plus de quarante ans, une nouvelle direction aux sciences natu- relles. Ce fut à partir de cette époque mémorable, qui opéra tout une révolution, qu'on se passionna davan- tage pour l'étude des grandes généralités. — Geoffroy nous montrait, dans ses aperçus philosophiques, un plan de création uniforme, qu'il considérait le même dans son essence, mais varié dans ses applications ; tandis que son antagoniste ne voyait, dans cette grande unité de composition organique, qu'un simple principe zoolo- 16 EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. gique sans importance. Cependant Cuvier lui-même, comme on l'a observé, en n'admettant dans le règne animal que quatre types, fournissait déjà, à ses contra- dicteurs, une preuve évidente des analogies qui existent dans les différentes espèces de ces quatre grands groupes de création, surtout parmi les vertébrés. — Geoffroy, au contraire, qui n'accordait aux classifications qu'une valeur secondaire, guidé par le flambeau de la philo- sophie, donnait la supériorité aux rapprochements ana- logiques. Il n'entendait pas par unité de composition une parfaite identité, mais des ressemblances qu'il ap- pliquait plutôt aux ensembles qu'aux détails, et c'est peut-être ce qui lui fit négliger l'examen comparatif des différentes classes de vertébrés, qui lui auraient offert des combinaisons remarquables dans le plan gé- néral de l'économie animale. Les doctrines philosophiques de Geoffroy Saint- Hilaire sont des plus importantes par la portée et la profondeur des appréciations ; c'est par elles qu'on peut saisir le fil conducteur qui vous guide dans des voies nouvelles et vous ouvre de nouveaux horizons. — Moquin-Tandon a très-bien résumé, dans son 3Ionde de la mer, tout ce qu'on peut dire sur ces deux grands esprits : « Cuvier personnifiait l'enseignement ana- lytique, Geoffroy l'école synthétique. L'un fut l'historien de la nature, l'autre voulut en être l'interprète »; et il a ajouté autre part : « Il a suffi à la puissance créatrice de changer quelques-unes des proportions des organes, pour en étendre ou restreindre les fonctions. » — C'est la pensée de Buffon reproduite dans d'autres termes : COMPARAISON ENTRE LES OISEAUX ET LES POISSONS. 17 c Toutes les parties essentielles semblent iîidiqiier qu'en créant les animaux, VEtre suprême n'a voulu employer qu'une idée et la varier de toute manière. » J'arrive après les maîtres, ces grands génies qui font époque dans l'histoire des progrès humains et dont les immortels travaux viennent réveiller l'attention du monde. Que n'ai-je pas redouté en entreprenant une œuvre peut-être au-dessus de mes forces, et que j'eusse abandonnée sans doute dès le principe, si je n'avais été encouragé par deux amis auxquels j'en avais divulgué la pensée ? Je veux parler d'Isidore Geoffroy, le digne fils de l'illustre philosophe, et d'Alfred Moquin-Tandon, esprit non moins lucide^ qui, ainsi que l'autre, ne pro- fessa la science que pour la faire aimer. Hélas 1 ils ne sont plus... et leur perte irréparable m'a laissé dans l'isolement. C'est du fond du cœur, que me rappelant ici nos entretiens intimes et le charme de leur parole, je paie aujourd'hui à leur mémoire un tribut de regrets et de douloureux souvenirs. II. CHAPITRE PREMIER Des poissons considérés sous le rapport physique. Sommaire : Notions générales sur la classification ichthyologique.— Des poissons sous le rapport physique. Organisme. Respiration. Sensibilité. Voracité et gloutonnerie. Physionomie et excen- tricité. Instinct. — Unité de composition. Fonctions des organes. Reproduction et fécondité. Organes de natation et du vol. Des écailles et des plumes. Vessie natatoire. — Opinion des docteurs Sappey et Folley. En créant les animaux, l'Être suprême n'a voulu employer qu'une idée et la varier de toute manière. BUFFON. I. Dans celte immense étendue d'eau qui couvre la surface du globe et forme environ les deux tiers de la terre, c'est-à-dire de l'espace occupé par les continents et les îles, on est parvenu de nos jours, grâce aux découvertes de la science et aux études des ichthyolo- gistes, à distinguer plus de dix mille espèces diverses parmi les poissons qui peuplent les mers, et près de trois mille dans les eaux douces, lacustres ou fluviales. Au siècle d'Alexandre, Aristote n'en avait énuméré en totalité que cent dix-sept, et Linnée, en 1758, n'en décrivait encore que quatre cent quatorze. 20 CHAPITRE PREMIER. Les principaux caractères qui ont servi à la classifi- cation des poissons sont basés sur la nature de leur charpente. De là, d'abord, deux grandes divisions : les cartilagineux et les osseux (1). Les premiers ont le plus souvent des organes respiratoires sans opercules; les seconds, ou poissons ordinaires, les plus répandus dans la mer, possèdent, aux ouïes, des branchies en forme de peigne et des rayons épineux aux nageoires. Les caractères dominants dans certains groupes, les rapports qui les unissent ou les différences qui les séparent, la forme du tronc, de la tête, de la bouche et des dents, la position des organes de la natation, l'absence ou la présence de ces organes, ont servi à établir des tribus réparties en familles et en genres. 1. Les vrais CARTILAGINEUX, d'après le système cleCuvier, ontété nommés GHONDHOPTÉBYGIENS et composent seulement trois grandes familles, les sturmriens, les plagiostomes et les cyclostomes, parmi lesquels sont ranges les esturgeons, les squales, les lamproies, les raies et les syngnathes. Les OSSEUX, qui forment la division la plus nombreuse, ont été répartis en deux séries : les aganthoptÉkygiens et les MALAGOPTÉ- RYGIENS, suivant la nature des premiers rayons des nageoires dorsales et anales. Les AGANTHOPTÉRYGIENS forment quinze grandes familles natu- relles et faciles cà connaître, dont les principales sont \%s percoîdes^ les sciénoides, les joues cuirassées, les sparoïdes, les scombéroides, les lahroides, etc. Les MALAGOPTÉRYGIENS sont répartis en trois ordres : les abdo- minaux, dont les nageoires ventrales sont placées en arrière des pectorales ; les subbraehiens, ayant les ventrales tout à fait au-des- sous des pecturales, et les apodes, privés de ventrales. — Ces trois ordres comprennent douze autres familles parmi lesquelles on re- marque les cyprinoîdes, les gadokles, les salmonoîdes et les clu- peoides, etc. Toutefois, ce système de classification laisse encore beaucoup à désirer; la répartition des osseux en deux séries ne repose pas sur des bases assez solides et les observations de ^\. Agassiz ont prouvé qu'il existait des poissons qui, dans le premier âge, étaient mala- coptérygiens et acanthopterygiens à l'état adulte. {Observations sur les métamorphoses des poissons, par Agassiz. Annales des sciences naturelles, 5° série, tom. III, p. 55. 1865.) DES POISSONS CONSIDÉllÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 21 Le nombre e( la disposition des rayons des nageoires, les proportions du corps et les dissemblances marquées dans les nuances et la disposition des couleurs, ont fait distinguer les espèces. II. Animaux vertébrés, à sang froid, et destinés à vivre dans l'eau, les poissons ont reçu du Créateur une organisation différente de celle des animaux qui vivent sur terre et qui respirent notre air atmospbérique. Cette organisation, par une de ces combinaisons dont la nature a seule le secret, s'accommode parfaitement avec l'élément dans lequel les poissons se trouvent placés. — Chez eux, la respiration, cette action essen- tielle de la vie, se produit par la dilatation de la bouche et par le battement continu des opercules, sortes de joues mobiles qui recouvrent des organes particuliers fies branchiesj formés de lamelles que traversent des vaisseaux sanguins. Les poissons respirent par ces branchies qui remplissent l'office de poumons en s'appropriant l'oxygène de l'eau, c'est-à-dire l'air vital que l'eau tient en dissolution (1). Ils dilatent ou com- priment à volonté tout leur appareil branchial par un mouvement de la mâchoire inférieure qui écarte et rapproche alternativement les opercules et les branchies. 1. L'eau incessamment en contact avec les surfaces respiratoires des poissons fait affluer le sang vers ces surfaces, et celui-ci s'em- pare de l'oxygène de l'air que l'eau tient en dissolution. Cet air absorbé se combine avec le carbone fourni par l'organisme, pour produire, par une sorte de combustion, du gaz acide carbonique qui est rejeté au dehors. 22 CHAPITRE PREMIER. Chez certaines espèces (les squales et autres cartila- gineux), les opercules, qu'on désigne vulgairement sous le nom à'ouïeSy sont remplacés par des fentes ou des trous respiratoires. En respirant l'oxygène nécessaire à la vie, ce gaz, que les poissons avalent, ne ressort pas par les branchies, qui ne rejettent que l'eau : l'air vital descend dans l'estomac pour vivifier les fonctions digestives et les principaux viscères de l'organisme ; il ressort ensuite en bulles par la bouche. Cette exglutition s'exécute par intervalles et se reproduit à mesure que le poisson aspire une nouvelle quantité d'air en rechassant celle dont il est déjà saturé (1). III. Vaguant à différentes profondeurs dans l'élément qu'ils habitent, et presque toujours à la recherche d'aliments pour satisfaire des appétits incessants, les poissons trouvent dans toutes les zones, depuis les plus superficielles jusqu'aux plus profondes, des conditions d'existence en rapport avec leur nature et une pression atmosphérique qui répond à leur organisme. « Plongés dans un liquide plus pesant et plus résis- « tant que l'air, observe Cuvier, leur force motrice a « dû être disposée pour la progression ; ne respirant l. Cette quantité d'oxygène se renouvelle ainsi incessamment, et il est à présumer que cet air vital, que le poisson aspire d'abord mêlé d'azote et d'acide carbonique, se décompose ensuite dans son estomac, ou en passant par d'autres viscères, pour être rejeté en dehors. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE, 23 « que par l'intermédiaire de l'eau, et ne profitant, pour « rendre au sang les qualités artérielles nécessaires, « que de la petite quantité d'oxygène contenue dans « l'eau, ce sang est resté froid et l'énergie de leurs « sensations a dû être moindre que dans les animaux « d'un ordre supérieur « Vertébrés, c'est-à-dire ayant un squelette à l'inté- ft rieur, ils possèdent un cerveau et une moelle épinière « enveloppée dan* la colonne vertébrale et des muscles c( attachés à cette charpente. » Mais ce cerveau, bien qu'analogue à celui des autres êtres, est proportionnellement plus petit et les organes extérieurs du sens ne sont pas de nature à lui imprimer de grands ébranlements. Aussi, le grand physiologiste a-t-il fait observer que les poissons étaient de tous les vertébrés ceux qui donnaient le moins de signes appa- rents de sensibilité. « N'ayant point d'air élastique à « leur disposition, ajoute-t-il, les poissons sont restés « muets ou à peu près, et tous les sentiments que la « voix réveille ou entretient leur sont étrangers « Leurs yeux comme immobiles, leur face osseuse, leur (( corps sans grande inflexion et qui se meut tout d'une « pièce, ne laissent aucun jeu à leur physionomie, au- « cune expression à leurs émotions (1). » IV. Les sens qui ont leur siège dans la tête, tels que la vue, l'ouïe, l'odorat et le goût, paraissent offrir chez l. G. Cuvier. Histoire naturelle des poissons. Liv. II, chap, i. 24 CHAPITRE PREMIER. les poissons des modificalions dépendantes du milieu oîi ils vivent. — Le sens de l'ouïe doit être assez obtus, si on en juge du moins par la disposition de l'oreille sans conque extérieure, sans limaçon et dépourvue de trompe; mais cette oreille, presque entièrement enfermée dans les os du crâne, est composée pourtant de mem- branes qui offrent un appareil de filets nerveux capables de certaines sensations. Les poissons peuvent entendre; le bruit doit produire en eux une sensation sourde qui ne pourra leur servir, sans doute, à distinguer cette variété de sons qui frappe les oiseaux. Chez eux, la faculté d'entendre doit se réduire à une émotion vague, indéterminée, qui les effraie. C'est pour cela que les pêcheurs observent le silence pour ne pas mettre les poissons en fuite. On a vu, dans des bassins, des carpes s'habituer à se laisser appeler pour recevoir leur nour- riture, et des murènes sortir de leurs retraites aux sifflements des pêcheurs. V. La position et la grandeur des yeux sont très- diverses : chez les uns, les yeux sont écartés de chaque côié de la face ; chez d'autres, ils sont très-rapprochés, et par leur situation au-dessus de la tête, ils semblent regarder le ciel {uranoscope) . Les poissons plats, tels que les soles, les turbots, les p/ies et tous les pleuro- nectes, les ont placés l'un au-dessus de l'autre du même côté de la tête; on dirait presque un profil avec deux yeux. Les silures et les anguilles les ont très-petits, DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 25 tandis que le priacanthe œil de taureau (1), le téles- cope (2), le henjx [:\) et plusieurs autres percoïdes les ont tellement développés qu'ils dépassent tout ce qu'on connaît en ce genre. — Quelques ichthyologistes ont pensé, d'après la structure particulière de l'œil des poissons, que la vision, chez ces animaux, devait être très-imparfaite. Cependant les poissons reconnaissent leur proie d'assez loin, puisqu'on les attire avec des mouches artificielles ou des hameçons recouverts d'un morceau de linge blanc ou rouge, pour appeler leur attention et tromper les plus voraces par la seule apparence de l'appât. Quant à l'excessive grandeur de l'œil dans les espèces que je viens de citer, la largeur et la dilatation de la pupille font présumer que cet organe peut rassembler, au fond des eaux, assez de rayons lumineux pour apercevoir les objets dans les profondeurs où la lumière n'arrive qu'en petite quantité, car il est certaines espèces de poissons qu'on ne prend que par deux cents brasses et même par deux cent cinquante. Le grenadier (4) habite, dans la Méditerranée, des abîmes de 1200 mètres. VI. Le sens de l'odorat, chez les poissons, ne doit pas être très-prononcé, mais on ne peut nier qu'il existe ; seulement les narines ne sont pas traversées par l'air, 1. Priacanthus boops. Cuv. 2. Pomatomus telescopium. Risso. ^'r^'^"T"'->^ 3. Beryx decadactyhis. Cuv. Val. /\\^ "^^ <^ >^N 4. Macropus rupestris. Bloch. /C>^'>»^^^ ^O''^-^ 26 CHAriTRE PREMIER. et la respiration n'a pas lieu par ces organes, qui ne consistent qu'en deux fosses creusées le plus souvent au-dessus de la bouche ou vers les angles, parfois au- dessous, comme chez les raies et les squales, ou bien juxtaposées sur la tête, comme chez les lamproies. « Il est certain que les poissons jouissent de la « faculté de percevoir les odeurs qui les attirent ou les « repoussent, et il n'y a pas de raison pour douter que « le siège de cette faculté ne soit dans l'organe dont cf nous venons de parler. Cependant il ne serait pas « impossible que cette membrane délicate ne servît « aussi à reconnaître les substances mêlées à l'eau ou « dissoutes dans ce fluide, et à diriger le poisson dans « le choix des eaux qui lui sont plus ou moins favo- « râbles. » Telle est l'opinion de Cuvier (1). On peut inférer toutefois, d'après ce qu'on connaît de la gloutonnerie des poissons et du peu de choix qu'ils paraissent faire des aliments, que leur odorat ne leur laisse éprouver la sensation du goût que d'une manière imparfaite. Leur langue sans papilles, l'inté- rieur de leur bouche sans glandes salivaires, ne peuvent leur servir à apprécier les saveurs. Aussi, le plus souvent, se bornent-ils à avaler ce qui se présente, et l'on peut dire que, pour les poissons comme pour les oiseaux, il n'existe en réalité aucune dégustation com- plète dans l'acte de la manducation. « Les oiseaux n'ont pas de goût parce qu'ils yi'ont pas de nez. » Cet aphorisme de Toussenel est applicable aux poissons qui 1. Op. cit. Ch. VI, p. 351. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 21 mangent tout sans distinction, parce que, chez eux, l'organe dont la nature a dofé les autres animaux pour flairer les aliments, avant de les déguster, est resté à l'état rudimen taire et ne donne que des sensations fort obtuses. C'est ce qui fait que les poissons avalent leur nourriture en l'engloutissant dans l'estomac d'un seul coup, bien que beaucoup d'entre eux aient des mâchoires pourvues de dents capables de couper et de broyer les aliments. Il en est, ieh que les muges, les aloses, etc., dont l'estomac, pourvu de parois musculaires très- épaisses, fait fonction d'organe triturant comme le gésier des oiseaux. VII. Les dents varient à l'infini suivant les espèces : il est des poissons dont la bouche en est dépourvue et d'autres dont les mâchoires non-seulement en sont garnies, mais qui en portent aussi de plus ou moins modifiées sur le vomer, aux palatins, sur la langue et dans toute la cavité de la bouche. Leur implantation offre autant de variété que leurs formes. Elles sont en pavés, coniques, triangulaires, en scie, canines ou tranchantes, en une ou plusieurs séries ou rangées ; souvent leur extrême finesse les rend presque imperceptibles; elles ont le moelleux du velours ou bien font l'effet d'une râpe; d'autres, crochues et recourbées, sont disposées comme une carde. La voracité des poissons n'a pas de bornes ; ils ne vivent qu'aux dépens les uns des autres et ne cessent de 28 CHAPITRE PREMIER. se poursuivre pour s'entre-dévorer. Ils happent tout ce qui se trouve à leur portée, vers et insectes marins, mollusques, zoophytes ou crustacés. Les poissons à large gueule engloutissent leur proie sans la mâcher ; ceux qui possèdent des dents larges et arrondies peuvent la broyer, d'autres, pourvus de dents aiguës ou à crochet, retiennent les espèces les plus agiles; mais la plupart ne peuvent garder longtemps les aliments dans la bouche parce qu'ils gêneraient le jeu et les fonctions des organes respiratoires, plus importants encore que les autres. Il en est qui s'alimentent de la mucosité et des détritus des corps marins ; d'autres qui sont herbivores et qui broutent les mousses, les algues et les fucus. VIII. Leur langue, presque sans flexion et attachée au pa- lais, n'offre, comme je l'ai dit, qu'une expansion char- nue, graisseuse, formée de ligaments et armée, dans quelques espèces, de dents ou de lames. Cet organe ne paraît guère susceptible d'articuler aucun son. Cepen- dant, malgré l'opinion générale sur le mutisme des poissons, il en est, dit-on, parmi eux qui font entendre une sorte de vagissement quand on les tire de l'eau (les thons). — On prétend que la vieille {\) jette un cri plaintif quand on la pêche, que le tamhoiu' (2), à l'é- poque du frai, fait un bruit assez semblable au roule- 1. Batistes vetula. L. 2. Pogonias chromis. L. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 29 ment des baguettes sur une badane tendue, que le coin- couin (!) imite le cri du canard, que \e (jrondin (2) produit un murmure sourd, ainsi que le pristijmne ronfleur et la plupart des sciénoïdes. Mais tous ces faits sont encore fort douteux : animaux sans poumons, comment peut-on leur supposer une voix? Aristote le premier en a fait la remarque. Quant à moi, j'ai vu pê- cher bien des thons; j'ai assisté à la matanzn de ces beaux scombres qu'on égorgeait par centaines dans les madragues d'Espagne ; j'ai péché moi-même des trigles, despristipomeSjCt je n'ai, je l'assure, jamais entendu le moindre vagissement, le plus faible cri. — Les modu- lations harmonieuses, les fredonnements enchanteurs du musico ou poisson musicien de M. 0. de Thoron, cité par mon ami Frédol (3), sont des faits auxquels j'ai peine à croire. IX. Pour les organes du tact, les poissons ne sont guère plus favorisés que pour ceux du goût, et ce n'est qu'au moyen de leurs lèvres protactiles que quelques-uns peuvent palper des substances ou un corps quelconque- Mais la nature semble avoir voulu remédier à ce manque d'organes appréciateurs, par des appendices particuliers dont elle a doté certaines espèces : les barbillons que les rougetHy les silures^ les loches, plusieurs cjades et 1. Pristipoma anas. Val. 2. Trigla cuculus. L. 3. Voy. Le monde de la mer, i^^ édit., p. 431. 30 CHAPITRE PREMIER. ctjprins portent autour ou au dessous de la bouche ; les filaments des nageoires pectorales des trigles et des pohjnèmes, les espèces d'antennes branchues que le scorpène de l'île de France (1) porte sur le front, l'ap- pendice divisé en deux cornes que le cliironecte rude (2) relève au dessus de sa bouche, les fibrilles qui gar- nissent tout le tour de son corps, sont autant d'organes qui, par leur sensibilité, peuvent servir à reconnaître les objets tactiles. Les filaments pêcheurs de la bau- droie (3), la bouche contractile du ^/ow (4) serviront aussi, sans doute, à explorer et à palper les corps que ces poissons convoitent; mais privés de mains et d'or- ganes préhensibles, la sensation du tact chez les pois- sons, suivant l'expression de Guvier, est restée annulée à la surface de leur corps par les écailles et s'est, pour ainsi dire, réfugiée au bout des lèvres. — Mais ces lèvres, dans plusieurs espèces, sont réduites à une du- reté osseuse qu'on ne saurait considérer comme un siège de sensibilité. X. Le corps du poisson se présente tout d'une pièce de la tête à la queue ; il est tantôt fusiforme ou cylindrique, le plus souvent comprimé verticalement ou parfois horizontalement et comme aplati (raies). Il est des pois- sons très-étroits, longs, minces et recourbés en cime- 1. Scorpœna nesogallica. Cuv. vol. 2. Chironectes scahcr, Cuv. 3. Lophius piscatorius. L. 4. Epibolus insidiator. Cuv. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS Li: RAPPORT PHYSIQUE. 31 terres ou prolongés en lames, qu'on désigne vulgaire- ment sous les noms de poissons-sabres^ rubans^ flammes^ jarretières. Ce sont des gijmnètres, des lepidopes^ ou des cepoles. La tète est ordinairement plus petite que le corps et varie de forme et d'aspect : chez les uns ronde, effilée ou aplatie, chez les autres allongée et pointue. Ceux-ci ont les mâchoires qui s'avancent en bec; elles sont égales dans les fisUdairesj l'inférieure est plus longue que l'autre chez les hémiramphes^ tandis que chez les squales et les espacions, c'est la supérieure qui déborde et fait saillie. On remarque aussi chez certains poissons des formes très-bizarres qui donnent à ces animaux les physiono- mies les plus étranges : le %y gène-marte au (1) peut être cité, sous ce rapport, comme une espèce des plus sin- gulières de la famille des squales, par sa tête difforme, tronquée en avant et se dessinant sur les côtés en figure de maillet ou d'enclume. La squati7ie'ange n'est pas moins curieuse avec sa tête ronde, sa bouche hérissée d'épines et ses puissantes nageoires. Lo pégase-dragon, de la singulière tribu des hippocampes ou chevaux marins, est un autre exemple de ces types exceptionnels; l'excentricité de forme est caractérisée, chez cette es- pèce, par un long museau tubuleux, des yeux saillants, des pectorales en éventail, un corps large, cuirassé et brusquement terminé en segments étroits par une queue mince et grêle. U Zygœna tudes. Vol. 32 CHAPITRE PREMIER. Dans cette série de poissons excentriques viennent se ranger le pelor filnmenteux à la face rocailleuse et aux yeux à fleur de tête, Voréosome atlantique avec sa cui- rasse mamelonnée, la baudroie ou diable de mer, si hi- deuse d'nspect, la lamproie à la bouciie en ventouse, le pteroïs volant aux cornes plumeuses, les poissons coffres ou ostracions, le stromias-boa, la remore, la scie, le voilier àQ l'Inde et le vaillant espadon, ces trois derniers armés en guerre (1). — « J'en passe et des plus laids, « a dit l'auteur des Mystères de V Océan; les moins dis- «X graciés, ceux qui plaisent aux yeux par leur corps « élancé, par leurs écailles brillantes d'argent, de nacre « et d'azur, ne rachètent pas, par ces avantages, ce « qu'il y a de disgracieux dans la partie essentielle de c( leur corps : la tête. » Cette manière d'envisager les poissons ne saurait se rapporter à toutes les espèces, car il en est un grand nombre d'un aspect ravissant par la richesse de leur parure écailleuse, oii viennent se fondre les nuances les plus éclatantes, et par une physionomie qui n'a rien de repoussant. Les cyprins (2), ces jolis [Toissons dorés de la Chine, qui se sont si bien acclimatés en Europe, et qu'on tient, comme ornement, dans des vases de cristal, en sont un exemple. Quoi de plus admirable que les 1. La scie (pristis antiqiiorum, Latli), porte en avant du museau une arme ternl)le, véritable scie, longue de plus d'un mètre, gar- nie sur les bords d'épines osseuses qui imitent des dents. Cette es- pèce est assez commune dans les mers de l'Afrique occidentale et remonte les grands ileuves avec la marée. — Le voilier de l'Inde a son museau terminé en glaive comme l'espadon [xiphias gladius, L.). 2. Cyprinus auratus. L. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 33 gyimiètres, les lépidopes, les cepoles aux écailles argen- tées, au corps en ruban, orné souvent de nageoires du plus beau vermillon'^ Et ces superbes corijphènes rwx reflets d'un bleu céleste, mêlé d'argent et d'or? Quoi de plus gracieux que ces belles aurades (1) que les anciens avaient consacrées à Vénus ; que ces rougets si éclatants sous leur robe de pourpre ; que ces labres, ces spares, ces liiijans aux vives allures et aux resplendissantes couleurs? XL Si de cette variété de formes et d'aspects nous pas- sons aux habitudes et aux instincts de tout ce monde des mers, que de motifs d'admiration dans les prévisions de la nature qui a reparti à chaque espèce des moyens et des ressources pour sa conservation, des armes pour se défendre et pour attaquer au besoin, des ruses pour échapper au danger ! Il est des tribus sociables^ aux habitudes nomades, qui vivent en troupes et ne se fixent temporairement, dans certains parages, que pour chan- ger ensuite de cantonnements. D'autres, d'humeur voya- geuse par excellence, se réunissent en innombrables légions pour traverser les mers dans leurs longues mi- grations; mais il est aussi des poissons sédentaires qui vivent et se propagent dans nos eaux. Ainsi les labres, à la chair savoureuse, les mvges, non moins estimés, 1. Sparus anratus. L. Je donne en français le nom d'aiirade à cette belle espèce, parce que c'est celui sous lequel il est généra- lement connu en Provence (aurado). La dénomination de dorade convient mieux au curyphène. On évite ainsi de confondre (leux espèces bien distinctes. n. - 3 34 CHAPITRE PREMIER. plusieurs espèces de blennies, de bogues, de girelles ha- bitent près de nos rivages; les ophisures, les murènes ne quittent leurs retraites rocailleuses que pour vaguer aux environs à la recherche d'aliments. Les lampu- ges (1), d'un goût si exquis, se plaisent sur les fonds herbeux, au voisinage des côtes ; les scorpènes, à la tête cuirassée^ se tiennent sous les roches ou au milieu des algues pour fondre à l'improviste sur leur proie avec la rapidité de la flèche ; tandis que les spares et les Intjans choisissent pour demeure les fonds de coraux et de ma- drépores oii ils se nourrissent d'insectes et de mol- lusques. D'autres, comme les trigles, brillent dans la nuit d'un éclat phosphorescent et tracent en nageant des sillons de lumière comme des étoiles filantes, soit qu'ils se jouent à la surface des eaux ou qu'ils plongent dans les abîmes. Ainsi encore, la lumière phosphorique du poisson-lune (2) brille dans l'obscurité des nuits et éblouit le fretin dont il fait sa proie. — Les exocets ont la faculté de voler pour se soustraire à leurs ennemis. La plupart des pleuronectes (3) se cachent dans la vase, de même que la baudroie pécheresse, qui épie les petits poissons et les attire avec ses barbilles pour les englou- tir dans sa gueule. Varcher de Java et le chétodon à bec (4) ont l'adresse de lancer des gouttelettes d'eau à une certaine hauteur pour faire tomber dans la mer les 1. Stromateus fiatola. Espèce qu'on pêche à Nice et qui abonde sur la côte méridionale d'Espagne. 2. Cephalus mola. La meule est commune dans la Méditerranée; elle s'introduit dans les madragues, où on la pèche en quantité. Sa chair est molasse et iiuileuse. 3. Soit's, plies, iurhots, carrelets, barbues, etc. 4. Toxotes jaculator et chxtodon rostratus, Guv. DES POISSONS CONSIDÉnÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 35 insectes qui voltigent à la surface. La foudroyante tor- pille (1), armée de son appareil électrique comme d'une puissance invisible, repousse d'une violente secousse l'ennemi qui l'attaque; ou frappe de mort, avec la rapi- dité de l'éclair, la proie dont elle veut s'emparer. La nature a distribué les poissons suivant leurs habi- tudes et leurs besoins dans le vaste domaine des eaux, et ces conditions d'existence, inhérentes aux instincts particuliers des espèces destinées à vivre dans certaines zones de mer, ne sauraient être changées. xn. Malgré les caractères particuliers que présentent les poissons et qui les séparent des animaux des autres classes, leur étude nous dévoile des rapports analo- giques des plus curieux. Les formes excentriques, les déviations de types ne sont que des anomalies, et ces singularités apparentes, ces dissemblances tendenttoutes au même but. L'observateur philosophe, en véritable interprète de la nature, découvre un admirable ensemble d'unité dans ces êtres disparates aux yeux du vulgaire : là où d'abord on n'avait aperçu que des différences, un examen plus attentif fait bientôt voir des rappro- chements. — De la diversité des êtres que Dieu a créés ressort une confirmation nouvelle des ressources in- finies de la nature et de la sagesse de ses lois. C'est la grande îinité de composition organique, proclamée par E. Geoffroy Saint-Hilaire. Les différences qu'on re- \. Torpédo Galvanii. I{is,so. 36 CHAPITRE PREMIER. marque ne sont que de simples modifications qui dé- rivent les unes des autres ; l'observation confirme les rapports qui unissent tous ces organismes et les pla- cent sous la même loi. L'idée créatrice, quelle que soit l'apparence sous laquelle elle se produise, depuis l'in- fusoire jusqu'à l'homme, accuse toujours l'intelligence de l'ouvrier, et, en présence des résultats, on ne sait s'il faut admirer davantage la grandeur de l'œuvre ou la simplicité des moyens. « La nature est l'unité dans la diversité des phénomènes, l'harmonie entre les choses créées qui diffèrent par leurs formes, leur constitution propre et les forces qui les animent ; c'est le tout pé- nétré d'un souffle dévie. Saisir cette unité et cette har- monie dans cet immense ensemble, est le résultat le plus important d'une étude rationnelle de la nature. » (HUMBOLDT.) Ainsi, bien que par l'apparence extérieure les pois- sous jdiffèrent^ au premier coup d'œil, des autres ani- maux, leur étude anatomique et physiologique nous fait découvrir des rapports frappants dans leur orga- nisme. Guvi^r, lui-même, n'a pu s'empêcher de recon- naître plusieurs fois, dans son exposé sur la nature et l'oi'ganisation des poissons, des rapprochements sen- sibles avec les autres vertébrés, soit dans les connexions des organes, soit dans leurs fonctions. Gomme verté- brés, les poissons, de même que les oiseaux auxquels je les compare de préférence, ont un système veineux et artériel pour la ciiculalion du sang et tous les vis- cères qui s'y rapportent. Les poumons seulement sont remplacés chez eux par les branchies: mais les mêmes DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 37 effets se produisent malgré ladifférence organique d'un appareil resj3iratoire5M2f/(?wem que devaitnécessairement motiver le milieu dans lequel les poissons se trouvent placés. — La locomotion, secondée par un système musculaire d'une grande puissance, offre surtout, chez les uns comme chez les autres, des analogies remar- quables sur lesquelles j'appellerai bientôt l'attention. XIII. Le sang des poissons, quoique froid, concourt chez eux, de même que celui des animaux à sang chaud, à l'énergie des fonctions vitales ; sa circulation est la même et tout s'exécute d'une manière analogue, respi- ration, nutrition et régénération du sang artériel par le cœur, ce grand muscle immédiatement en rapport avec les branchies et qui en reçoit toute sa force. Du cœur, le sang reflue aux branchies et la respiration vient régé- nérer ce sang qui circule dans les veines pour retourner au cœur. Toujours le même système, modifié par des variantes appropriées aux besoins de l'organisme. Le sang subit l'influence de l'eau sur les branchies, le liquide ambiant afflue sans cesse dans cet appareil pour entretenir la respiration, aussi nécessaire au poisson dans l'élément où il nage, qu'à l'oiseau dans celui oîi il vole. Aussi donnent-ils les mêmes signes de malaise lorsque cette respiration reste suspendue. Ils meurent aussitôt qu'elle cesse. Beaucoup de poissons viennent à la surface de l'eau 38 CHAPITRE PREMIER. respirer l'air atmosphérique en nature. Lorsqu'ils sont entièrement plongés dans l'élément liquide, l'eau, qu'ils font continuellement affluer et passer à travers les braii- cliies par les mouvements que leurs mâchoires impriment à l'appareil operculaire, entretient leur respiration et la circulation du sang. Cette petite quantité d'air con- tenue dans l'eau, que les poissons aspirent, suffit, en passant de la bouche aux branchies, pour donner à leur sang la fluidité nécessaire. Les vaisseaux artériels amè- nent ce sang des diverses parties du corps aux bran- chies et le rapportent des branchies sur toutes les par- ties du corps. L'absorption de l'oxygène par les organes respiratoires est très-faible chez les poissons et l'on a calculé qu'une tanche en consommait cinquante mille fois moins qu'un homme (1). Ce mécanisme de la respiration des poissons est des plus admirables ; les branchies, ordinairement au nombre de quatre rangées, sont portées chacune par les arceaux des deux parties qui se meuvent sur elles- mêmes, de sorte que le poisson peut à volonté com- primer ou dilater ces organes, afin de donner passage à l'eau pour sa sortie par les ouïes. Les opercules, ces joues osseuses et mobiles qui recouvrent les branchies, sont garnis intérieurement d'une membrane élastique qui fa- cilite le jeu des os aplatis dontils se composent. Ces oper- cules font fonction de chambranle : Guvier les a com- parés à deux battants de porte qui ouvrent et ferment l'ouverture des branchies. Tout cet appareil fonctionne avec un parfait ensemble ; les battants operculaires ne 1. Cuvier : Op. cit., t. I, p. 383. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 39 peuvent ni s'ouvrir ni se fermer sans que les branchies n'exécutent un mouvement correspondant. Suivant l'opinion de quelques ichthyologistes, dans l'acte important de la respiration, l'eau, à proprement parler, n'agirait pas par elle-même, ni par l'oxygène qu'elle tient en dissolution; elle ne se décomposerait pas; ce seraitseulement la petite quantité d'air atmosphérique qu'elle contient qui servirait à la respiration des pois- sons (1). Si, parl'ébuUition, on prive l'eau de l'air qu'elle renferme, les poissons nepeuventplusvivre. Dans les la- gunes et les espaces de mer abrités, oii l'eau est cahne et stagnante, oii une température élevée produit une grande évaporation et fait perdre à l'élément liquide une partie de ses principes constitutifs, on voit les poissons venir à la surface pour respirer l'air vital. Lorsqu'ils sont pris sous la glace, ce n'est pas le froid qui les tue, mais ils meurent asphyxiés par le manque d'air. Quand ils sont tirés de l'eau, leurs branchies se dessèchent, l'action de ces organes reste suspendue, et l'air venant à faire défaut, la circulation du sang s'ar- rête. Par cette respiration continue qui ne cesse de vi- vifier le sang, les poissons sont doués d'une énergie qui, en augmentant leur force musculaire, leur permet de soutenir longtemps et sans grands efforts l'action des nageoires dans l'acte de la natation. Toussenel, avec la 1 . L'air vital ne serait pas précisément l'oxygène de l'eau : les expériences de Spallenzani ont prouvé que les poissons absorbent l'air atmosphérique contenu dans l'eau et le convertissent en acide carbonique. « L'action de l'eau sur le sang, dit Cuvier, est beaucoup plus faible que celle de l'air. » 40 CHAPITRE PREMIER. sagacité qui le distingue, a fait la même remarque en parlant du vol des oiseaux : « ... De là, dit-il, une « ubiquité de respiration et une rapidité d'hématose a qui explique l'infatigabilité de leurs ailes. Les muscles « ne se fatiguent pas parce que le sang, toujours vi~ «vifié, apporte à chaquesecondeune nouvelle vigueur à « chaque muscle. » XIV. Certains poissons, aux appétits insatiables, sont d'une gloutonnerie extrême ; petites espèces avec leurs arêtes, crabes et coquillages, tout y passe ; mais ils peuvent rejeter ensuite les matières les plus .indigestes, de même que les oiseaux de proie qui ont la faculté de dégorger les plumes et les os des petits animaux qu'ils ont avalés. Les fonctions digestives des poissons s'opèrent de la même manière que dans la plupart des vertébrés. Les alimenls, après avoir subi une première digestion dans l'estomac, passent dans les intestins, et les sucs gas- triques, absorbés par les vaisseaux, s'assimilent au sang. ^ Tous les viscères de l'appareil digestif sont ren- fermés dans l'abdomen (l), et séparés par des dia- phragmes (2). Le sang artériel, élaboré, est transmis au foie ; ce foie a sa vésicule de fiel, seulement il est pé- 1. D'une part le cœur, le foie, la rate ; de l'autre les intestins, et le long de l'épine dorsale, les reins et la vessie natatoire ou aérienne, 2. Le péricarde et le péritoine." DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 41 nétré par une substance huileuse, très-abondante dans certaines espèces. Le canal alimentaire se compose d'un œsophage court avec son pylore et fait replis en descendant vers le rectum. Les aliments digérés se réunissent dans le cloaque pour sortir par oij l'on sait. La digestion s'opère promptement comme celle des oiseaux : les poissons peuvent consommer en 1res— peu de temps une grande quantité d'aliments et vivre aussi pendant un mois et plus sans manger, ni maigrir, ni éprouver de retard dans leur croissance. La nature des eaux facilite ces.joùnes prolongés, la mer tenant en suspension me multitude d'organismes naissants, mo- lécules microscopiques, animales ou végétales. Aussi les poissons trouvent-ils toujours dans cette mer nourri- cière, où la création les a placés, à compenser par des réparations fréquentes les déperditions que peut leur faire éprouver la vie d'activité à laquelle ils sont soumis. Mais cette alimentation, par l'eau seidement, ne saurait remplacer k la longiie, chez certaines espèces, la né- cessité d'une nourriture plus substantielle ; les poissons aux appétits voraces, aux iiistincts carnassiers, doivent nécessairement ressentir le besoin d'aliments dont d'autres peuvent se passer. Parmi les plus dévorants se présente l'atTreux requin (1), dont le vrai nom, selon Alfred Mangin, devrait être requiem, « car, lorsqu'un homme tombe à la mer en présence du terrible animal, on peut dire pour lui les prières des morts. » 1. Squalus Carcharias, L. 42 CHAPITRE PREMIER. XV. La plupart des poissons sont ovipares, mais il est aussi plusieurs familles de vivipares, dont les œufs sont formés par des enveloppes cornées qui, suivant les espèces, éclosent dans le corps et produisent des petits vivants. Chez les poissons osseux, vivipares, l'œuf grossit dans l'ovaire, et le fétus, arrivé au terme de son déve- loppement, rompt ses enveloppes pour s'échapper de lui-même. Les ovaires des poissons ovipares sont ordinairement en deux lobes oblongs; le nombre d'œufs, selon les espèces, est souvent prodigieux et rien n'est comparable dans la nature à cette excessive fécondité. Il est des poissons qui en produisent des centaines de mille; on a calculé qu'un maquereau en renfermait dans ses ovaires plus de cinq cent mille et un jiiuge treize millions! « Dans une cuillerée de caviar vous absorbez mille « esturgeons qui auraient donné, s'ils avaient grandi, « cinquante mille kilogrammes de viande, » a dit Ed. About dans ses spirituelles Causeries. La mer probablement ne pourrait contenir tous les poissons si la totalité de ces germes venait à éclore; mais il en périt chaque année d'immenses quantités. Un grand nombre est détruit par des causes accidentelles, soit qu'ils n'aient pas été fécondés, soit que la température des eaux ait empêché leur éclosion, ou bien encore que les courants les aient jetés sur des plages où le soleil DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 43 les dessèche. Les poissons eux-mêmes en font leur pâture et dévorent aussi les jeunes à l'état d'alevin, sans compter tout ce que la pêche enlève en draguant les frayères. Les poissons partagent avec les oiseaux la faculté de pondre des œufs non fécondés. Les femelles, à l'époque de la reproduction, déposent leurs œufs sur des bancs de sable submergés, le long des côtes abritées ou sur des fonds herbeux. Ces œufs, agglutinés par un mucilage, restent attachés aux plantes marines; les mâles les fécondent en répandant leur laitance dans la mer et souvent en telle abondance que les eaux en sont blanchies sur de grands espaces. — C'est ordinairement vers le printemps qu'un désir de procréation se manifeste chez les poissons des deux sexes, bien que Taccouplement n'ait pas lieu chez la plupart des ovipares : les uns remontent les rivières par grandes bandes pour aller frayer dans les eaux tran- quilles et saumàtres des étangs en communication avec la mer, les autres recherchent les eaux douces et claires des affluents et des lacs. Ceux-ci pénètrent jusqu'aux sources des fleuves, ceux-là parcourent les mers en légions innombrables et lâchent leur frai un peu partout. Les espèces vivipares se poursuivent, se rapprochent et ne montrent pas moins d'appétence. XVL Parmi les poissons chez lesquels aucun rapproche- ment ne s'opère, les deux sexes ne semblent pas tout à 44 CHAPITRE PREMIER. fait indifférents, comme on l'a prétendu, à l'acte que cliaciin d'eux accomplit séparément, mais qui tend au même but. Des observations bien constatées laissent croire, au contraire, qu'il doit se passer quelque chose qui les surexcite, car il est certain, qu'à l'époque de la reproduction, on remarque des changements notables chez beaucoup d'espèces. Une grande agitation se manifeste alors dans tous leurs mouvements, des nuances plus éclatantes se montrent dans la coloration du corps : c'est la robe de noce, qui se produit à la même époque chez les oiseaux. — A la saison du frai, un irrésistible instinct pousse les poissons des deux sexes les uns vers les autres; au lieu de s'isoler, ils se recherchent pour se réunir en troupes et ne cessent de se tenir ensemble comme tourmentés des mêmes désirs. M. E. Blanchard, dans l'important ouvrage qu'il vient de publier récemment sur les Poissons des eaux douces de la France, n'a pas manqué d'appeler l'attention sur ce phénomène, qui a lieu d'une manière très-apparente dans le vairon (l), la perche (2), Vépinoche (3), les cyprinides et les salmonidés. L'épinoche mâle prépare alors son nid dans les cours d'eau, et ce nid, qu'il fabrique avec des brins d'herbe, est des plus curieux. Ce poisson polygame dispose tout pour la ponte de ses femelles qu'il harcèle et oblige à venir déposer leurs œufs tour à tour, et qu'il remplace ensuite sur la couche nuptiale pour les féconder et soigner les alevins lors- qu'ils sont éclos. 1. Phoxinus lœvis. * 2. Perça fluviatilis. 3. Gasterosteus leiurus et Gasterosteus lœvis. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 45 L'histoire des épinoches, si intéressante sous le rapport des mœurs et des instincts, a été écrite de la manière la plus complète par le savant auteur de l'ou- vrage que j'ai cité plus haut. Il est surtout un passage que je me plais à reproduire : « Tandis que l'on con- « templait avec ravissement les beautés des oiseaux, (I les merveilleux instincts de ces jolies créatures, les « expressions de leurs sentiments, on restait indifférent « aux actes de la vie des poissons, actes absolument a ignorés ou à peine entrevus. Les poissons étaient d regardés, sans distinction, comme infiniment mal « partagés sous le rapport des instincts. On supposait « de leur part, en toute circonstance, l'insouciance la « plus complète pour les individus de leur espèce et « même pour leur progéniture. Des observations sont « venues nous apprendre que certaines espèces étaient « beaucoup mieux douées que les naturalistes ne se le « figuraient. « Les épinoches, ces êtres chétifs et dédaignés, ont « fourni l'exemple le plus remarquable qui nous soit « encore bien connu, d'une industrie parmi les poissons, a d'une étonnante sollicitude des parents pour leur « postérité (1). » Il paraît qu'il existe aussi, parmi les épinoches, certaines espèces qui se livrent à la nidification dans les eaux salées, car dans cette singulière famille des gasté- rosteïdes, il est des poissons qui fréquentent les rivages de la mer et dont les mœurs probablement sont analogues à celles des espèces d'eau douce. 1, E. Blanchard, de l'Institut. Op. cit., p. 190. 46 CHAPITRE PREMIER. Le hassar (I), poisson exotique qui lient un peu des sangsues par les mœurs et s'enterre comme elles dans la vase, sait, dit-on, se construire un nid flottant qui surnage à la surface des eaux. — On assure que les golies et les hippocampes ont aussi l'habitude de se fabriquer des nids comme lesépinoches. C'est Guillaume Pellicier, évêque de Montpellier, qui le premier en a fait la remarque. XVFI. Deux nouvelles espèces de poissons d'eau douce, du genre macropode, viennent tout récemment d'être intro- duites en France. Ces espèces, très-remarquables, ont été apportées de la Chine et ont reçu le nom de poissons de paradis et de poissons changeants. — A l'époque de la reproduction, les mâles s'ébattent autour des femelles et manifestent leurs désirs par des changements de couleur du plus bel effet. Les poissons changeants sont de la taille de nos épinoches, d'un gris pâle au repos, mais dès que quelque chose les excite ou les irrite, ils dilatent leurs nageoires, les redresseut et s'irisent instantanément. Les yeux lancent des feux d'un vert azuré, tous les rayons des nageoires deviennent d'un rouge pourpre mélangé de bleu; chaque écaille scintille et l'aspect du poisson est alors indescriptible. Les poissons de paradis ont les nageoires dorsales et anales très-longues et admirablement colorées; leurs écailles présentent toutes les nuances de l'arc-en-ciel, 1. Doras costata. Lacépède. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 47 leur corps est sillonné verticalement de couleurs chan- geantes jaune, rouge, bleue, et une caudale longue et fourchue se développe en éventail comme celle d'un paon qui fait la roue. Telle est la description que M. Garbonnier a donnée de ces poissons singuliers en communiquant, à la Société d'acclimatation de Paris (1), les observations qu'il a faites, pendant l'acte de la fécondation, sur ceux qu'il tenait renfermés dans un aquarium. « Depuis quelques jours, j'avais remarqué, dit-il, « non sans surprise, un grand changement dans leur « aspect et dans leurs allures; chez les mâles, les « bords des nageoires s'étaient colorés en jaune « bleuâtre, l'épine qui prolonge les pectorales paraissait « d'un jaune safrané ; ils faisaient la roue et semblaient « par leur vivacité, leurs bonds saccadés et l'étalage de « leurs vives couleurs, vouloir attirer l'attention des « femelles, qui, nageant vers eux avec une molle lenteur, « ne paraissaient pas elles-mêmes indifférentes à ce « manège. » Au moment oii ces poissons commençaient ainsi à prendre leurs ébats et un peu avant la ponte, M. Gar- bonnier isola, dans une petite caisse vitrée qui contenait quarante litres d'eau, un couple de poissons de paradis, provenant des rivières de Ganton, et observa attentive- ment : « Le mâle, dit-il, vint se placer contre la face « transparente de l'aquarium, à la surface de l'eau. \.Biill. de la Soc. d'acdim. Juillet 1869. Rapport et observa- tions sur l'accouplement d'une espèce de poisson de Chine, par M. Garbonnier. 48 CHAPITRE PREMIER. « puis expulsant sans trêve des bulles d'air, il forma « ainsi une sorte de plafond d'écume qui flottait sans « se dissoudre. > — M. Carbonnier attribue cette permanence des globules d'air à i'..j^giutination du mucus produit par la bouche du mâle. — « La femelle c< s'était approchée, je vis le mâle dilater ses nageoires « et se ployer en arc comme un cerceau, pour attacher « la femelle à son flanc et la tenir ainsi pendant une « demi-minute. Rien de plus curieux que les mouve- « ments de ces animaux se laissant tomber embrassés « de la surface au fond de l'eau, puis continuant le c( même manège et le renouvelant toutes les dix « minutes. » Pendant les intervalles de repos, le mâle n'avait cessé de travailler à son plafond d'écume; mais bientôt les accouplements devinrent effectifs, car il paraît que les premiers rapprochements n'avaient été que des pré- ludes. Alors la femelle commença à lâcher ses œufs que le mâle, par la position qu'il avait prise, fécondait à leur sortie, puis se séparant de sa compagne, il allait recueillant dans sa bouche ceux qui flottaient çà et là, pour les porter successivement sous le plafond protec- teur. Durant trois heures, l'observateur vit se reproduire les mêmes phénomènes, accouplements, récolte et trans- port des œufs pai- le mâle : « L'opération terminée, il « chasse sa compagne et se charge tout seul de l'incu- « bation, reconstruisant le plafoud d'écume dès qu'une « lacune vient à se proauire, remplissant tous les vides, « éparpillant avec sa bouche les œufs qui sont trop DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 49 « agglomérés et travaillant ainsi pendant dix jours sans c trêve ni repos. » L'éclosion a lieu environ trois jours après la ponte. L'embryon subit deux transformations avant d'arriver à l'état parfait. Immédiatement après l'éclosion, c'est un têtard ; la queue est bien développée, mais la tête, le tronc et la vésicule ombilicale sont renfermés dans une sphère. L'animal reste dans cet état de larve, et huit jours après, la vésicule est résorbée et le petit poisson est complètement formé. Le mâle cependant continue à prodiguer aux embryons les soins qu'il a donnés aux œufs; il nage à la poursuite de ceux qui s'éloignent de l'écume flottante, les hume avec sa bouche, les rapporte au gîte protecteur et n'abandonne sa progéniture que lorsqu'elle peut se passer de sa sollicitude. Le mode d'accouplement de ces poissons et leur sorte de métamorphose présentent certaines analogies avec ce qui se passe chez les batraciens. xvin. Les œufs, que la plupart des femelles des poissons ordinaires sèment à l'aventure dans la mer en les abandonnant à la Providence, et que la laitance des mâles ne féconde, pour ainsi dire, que par hasard, éclosent d'eux-mêmes sous l'influence du soleil qui communique aux eaux sa chaleur régénératrice. Après l'éclosion, ni la mère, ni le père ne prennent soin des petits. Il est toutefois des exceptions parmi les poissons de mer, comme on l'a déjà vu. II. — 4. 50 CHAPITRE PREMIER. Les œufs des poissons se composent du vitellus (jaune), dans lequel nage le fétus, et d'une membrane externe analogue à celle de la coque des œufs des oiseaux. Dès que les jeunes poissons sont amenés à la vie extérieure, ils pourvoient seuls à leurs besoins et on les voit aussitôt vaguer à la recherche de leur nourriture, réunis en essaims nombreux qui probablement pro- viennent de la même ponte. Tout œuf fécondé ne tarde pas à produire son germe pour peu que la température des eaux lui soit favorable. Les pêcheurs assurent que le poisson, à sa naissance, croît dans les premiers jours presque autant que pendant les quinze ou vingt jours suivants. On ne saurait préciser lage où s'arrête la croissance; on pêche des poissons de la même espèce qui varient beau- coup de grandeur. Les plus petits thons, qu'on prend dans nos madragues, pèsent de 18 à 20 kilogrammes; ceux de moyenne taille ne dépassent pas 80 kilos : mais quelques-uns de ces beaux scombres atteignent d'énormes proportions et on en cite qui ont pesé plus de dix quintaux. Ces faits prouvent que les poissons, dans certaines espèces, du moins, peuvent arriver à une très-grande vieillesse; leur accroissement dure peut-être toute la vie ; et il en est, comme les carpes, qui ont vécu plus d'un siècle. XIX. Ce que ïoussenel a dit de l'oiseau peut encore mieux s'appliquer au poisson : « C'est un navire modèle cous- DES POISSONS "^CONSIDÉRÉS SOUS LF. RAPrORT PHYSIQUE. 51 triiit de la main de Dieu. » — Ajoutons, avec toutes les conditions de gabarit pour une marche supérieure. « Le plastron qui couvre la poitrine de Voiseau, a dit encore notre ornitliologiste, est à son corps ce que la proue est au navire. » — On peut faire ressortir bien d'autres analogies de cette structure de l'habitant des airs comparée à celle de l'habitant des ondes. Le corps du poisson, tout d'une venue, dessiné en fuseau ou comprimé en carène, présente une tête sans cou, imitant le rostre ou l'éperon d'une galère antique. Il fend l'onde avec l'avant, qui est sa proue, et se dirige avec sa queue placée à l'arrière, qui est son gouver- nail ; puis viennent les rames et les autres accessoires locomoteurs de cette merveille des mers : les iiectorales et les ventrales d'abord, qui sont les organes les plus propres à la natation. Ces nageoires-paires représentent les quatre membres des autres classes d'animaux, deux devant (les pectorales), qui sont les bras, et deux plus ou moins en arrière sous le ventre (les ventrales), qui répondent aux jambes. — Les autres nageoires sont ordinairement impaires : la caudale, c'est-à-dire la queue ; Vanale, simple ou double, est presque à la racine de la caudale; enfin la dorsale, divisée ou entière et placée le long du dos. Toutes les espèces ne portent pas à la fois ce nombre d'organes natatoires ; les anguilles, les gymnotes, les xiphias sont privés de nageoires ventrales; chez les le- pidopes, ces organes n'arrivent qu'à l'état rudimentaire; les murènes n'ont ni ventrales ni pectorales, et les apté- richthes n'ont pas de nageoires. 52 CHAPITRE PREMIER. Mais le poisson, au grand complet, peut porter jus- qu'à dix nageoires, dont quatre paires et les autres im- paires. C'est alors un clipper des mieux appareillés pour la marche. — Créé pour vivre dans l'eau, admirable- ment taillé pour la course, disposant d'une grande force musculaire, il peut soutenir longtemps l'action éner- gique des nageoires. — En un clin d'œil, par la pres- tesse de ses mouvements, il avance, recule, s'arrête, bondit, plonge et atteint les plus grandes profondeurs pour remonter subitement à la surface des eaux, où on le voit, dans les temps calmes, frétiller, s'ébattre, chan- ger de direction et s'agiter dans tous les sens. Les pe- tites espèces, qui fréquentent en troupes nos mers litto- rales, se rassemblent ou se dispersent, comme des es- saims, pour se réunir de nouveau dans une agitation continuelle. Rien n'égale leur agilité et la vivacité de leurs allures. XX. Tâchons d'expliquer maintenant par quel ingénieux mécanisme le poisson exécute tous ces mouvements. Les muscles qui se rattachent aux nageoires sont fléchisseurs ou extenseurs, c'est-à-dire (ju'ils abaissent ou relèvent l'organe auquel ils correspondent. — C'est en frappant l'eau par les flexions alternatives du corps et de la queue que le poisson fait son mouvement en avant; il glisse dans l'eau comme le reptile sur terre et parvient ainsi à vaincre la résistance du fluide ; mais dans ce travail, c'est toujours la force musculaire qui DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 53 fait tous les frais. Le corps du poisson fléchit sous l'ac- tion puissante des muscles latéraux qui agissent chacun de leur côté et lui impriment ces mouvements aUernatifs de flexion et d'extension qui le portent en avant. Les mouvements oscillatoires de la queue accompagnent les inflexions du corps dans cette marche rapide. Le redressement des rayons des nageoires, qui fait écarter leurs membranes, vient en aide à la natation, car ces organes sont autant de rames ou de voiles sous- marines qui auxilient la marche et se prêtent à toutes les évolutions. Les mouvements des pectorales peuvent s'exécuter d'avant en arrière ou en sens contraire; les rayons des nageoires ont la faculté de s'écarter et de se rapprocher les uns des autres pour se porter en avant, se coller contre le corps, s'élever ou s'abaisser à volonté en exé- cutant tous les mouvements des ailes des oiseaux. La force des pectorales ne dépend pas toujours du développement de leur surface, mais de la vigueur des muscles d'attache. Les ventrales se redressent aussi pour se porter en avant et en arrière ou bien de côté, lorsqu'elles sont libres, c'est-à-dire non soudées en- semble. Elles agissent comme des palettes qui fouettent l'eau. Le poisson peut donc, aussi bien que l'oiseau le meil- leur voilier, exécuter toutes les évolutions possibles dans l'élément où il nage, planer entre deux eaux à la rechcrclie de sa proie, la poursuivre avec la plus grande rapidité, et, lorsqu'il n'en est plus qu'à une courte dis- tance, franchir d'un clan l'espace qui l'en sépare encore. S4 CHAPITRE PREMIER. Il peut ralentir sa course et même s'arrêter tout court. Ces temps d'arrêt, pour le poisson, sont aussi prompts^ aussi marqués que ceux d'un bateau à vapeur qui stoppe. XXI. L'examen ostéologique du squelette du poisson fait découvrir un assemblage de petits os de chaque côté de la partie antérieure du corps, à l'insertion des pecto- rales. — Ces nageoires, de même que les ailes des oi- seaux, représentent les bras des autres vertébrés et sont soutenues par des os analogues : trois d'abord, qui imitent l'épaule, le plus élevé [surscapulaire)^ fixé aux parois latérales du crâne; l'intermédiaire [scapulaire) , qui correspond à l'omoplate, et le troisième, le plus dé- veloppé, qui tient lieu de clavicule (I). C'est à cette dernière pièce que sont attachés les deux autres os jux- taposés comme l'avant-bras [cubitus et radius). Quel- quefois il existe dans certaines espèces un troisième os- selet qui, selon Oken, serait Vhimierus. Tout ce mécanisme est lié par des muscles solides. A la suite de l'avant-bras sont rangés les rjprésentants du carpe, petits osselets qui imitent les doigts et sup- portent les rayons des nageoires pectorales. Ces rayons correspondent aux pennes métacarpiennes des oiseaux, qu'on nomme rémiges (de rames). Comparons cette structure à celle de l'aile des oi- seaux, d'après l'exposé de Toussenel : l. C'est celui (jne Cuvicr désignait sous le nom d'huinérus. DES POISSONS CONSIDÉRÉS SOUS LE RAPPORT PHYSIQUE. 55 Hissn, Ichthyologie de Nice, p. 1/1. LES SCOMBRCS. 205 poissons en calculant sur trois à la livre. La pêche annuelle d'une seule madrague de la baie de Marseille a rapporté, en 1841, plus de 18,000 francs, produit de la vente de 300,000 auriols. On sale aussi de grandes quantités de maquereaux sur les côtes de la Grimée. VI Les renseignements fournis par M. P. de Broca, sur la pêche des maquereaux aux États-Unis, nous appren- nent que ces poissons parcourent les côtes septen- trionales de l'Amérique du Nord en immenses bandes, mais nous ignorons s'ils appartiennent à l'espèce dési- gnée parles ichthyologistes sous le nom de scomher grex. — On les pêche à la seine dans les petites baies de la côte, lorsqu'ils s'approchent du rivage. Près du cap Canso, il est arrivé d'en prendre 1,800 barils d'un seul coup. — Plusieurs ports des États-Unis arment pour la pêche des maquereaux au large, principalement ceux qui avoisinent le cap Ann et le cap God ; celui de Glou- cester, situé au centre des parages les plus poissonneux de cette côte qu'on appela d'abord la Nouvelle-Angle- terre, est un de ceux qui prennent la plus grande part à cette pêche, dont le produit total, en 1861, rapporta plus de cinq cent mille dollars. Les migrations des maquereaux, sur cette côte des États-Unis, se font en sens contraire de celles des harengs et s'effectuent du sud au nord, par la latitude de l'embouchure de la Ghesapeake ; mais les poissons 206 CHAPITRE VI sont alors si maigres qu'ils ne valent guère la peine d'être péchés, et ce n'est qu'à mesure qu'ils s'avancent vers le nord qu'ils acquièrent de l'embonpoint. Capri- cieux dans leurs migrations, ils ont disparu pendant plusieurs années des parages où ils abondaient aupara- vant et se sont montrés tout à coup sur d'autres points qu'ils n'avaient pas l'habitude de fréquenter. Ces ano- malies auront pour cause la présence des poissons voraces qui leur font une chasse incessante. Les parages les plus avantageux dans la baie de Mas- sachusetts pour la pêche des maquereaux sont Jeffrey's bank, Jeffrey's-Ledge et le banc de Saint-Georges. Une flottille d'une centaine de petits navires de 40 à 120 ton- neaux, armés enschooners et parfaitement équipés (1), pousse ses croisières à la recherche des maquereaux jusqu'à la baie de Chaleur et l'île du Prince Edward, en traversant le détroit de Canso. Pendant la mauvaise saison, les maquereaux dispa- raissent pour prendre leurs quartiers d'hiver dans des parties inconnues de l'Océan. Les pêcheurs perdent les dernières traces de ces poissons nomades au sud de l'ile de Nantucket, dans un rayon de cinquante milles. On croit qu'après s'être éloignés de la côte, ils se réfugient t. Ces bâtiments sont montés de 8 à 12 hommes d'équipage: « Ce sont des schooners parfaitement construits pour pouvoir ré- « sister à la grosse mer qui règne dans ces parages, dit M. de « Broca ; ils sont remarquables par leur bonne tenue, et nulle « part, pas même en Angleterre, je n'en ai vu d'aussi soignés. « Leurs excellentes qualités de marche constituent une des princi- « pales conditions de la pèche, car les |)arages fréquentés par les « maquereaux comprennent une si vaste étendue de mer que les « pêcheurs ont de très-longs trajets à faire dans leurs croisières à « la recherche de ces poissons. » LES SCOMBRES. 207 dans les grands fonds où ils restent jusqu'au retour de la belle saison. Ce qu'il y a de certain, c'est que ceux qui quittent la rive américaine au commencement de l'hiver sont de taille moyenne, tandis que ceux qui retournent au printemps sont beaucoup plus grands, maigres et très-affamés (1). « La pêche du maquereau qui commence en juin, « ajoute M. de Broca, finit généralement vers la fin « d'octobre, et durant cette période, les pécheurs pren- « nent le poisson tantôt pour l'apporter frais sur les « marchés du littoral, tantôt pour le saler: quelques- ce uns d'entre eux font, pendant toute la saison, la pre « mière de ces opérations ; mais plus habituellement, « dans les deux derniers mois, on s'occupe de la «c seconde. — Au commencement du printemps, oc lorsque les bandes de maquereaux font leur appari— « tion dans le sud, on voit les bâtiments aller à leur « rencontre jusque par la latitude du cap May, et « quelquefois plus loin encore ; mais la pêche est « alors peu fructueuse, les poissons n'ayant aucune des « qualités qui les font rechercher deux mois plus tard. « L'automne est la saison où leur chair parvient à son « maximum de saveur et d'embonpoint, et le seul avan- « tage de ces expéditions prématurées est de s'assurer Œ ainsi de bons équipages pour le moment opportun. 1. Etude sur V industrie huîtriêre des Etats-Unis, faite par ordre de S. E. M. le comte de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine et des colonies, suivie de divers aperçus sur l'industrie de la glace en Amérique, la pèche des maquereaux, etc., par M. P. de Broca, lieutenant de vaisseau, directeur des mouvements du port du Havre. — Paris, 1865, Challamel aîné, lib.-édit. 208 CHAPITRE VI. « ce qui ne serait pas toujours facile lorsque la majeure « partie de la flottille entre en armement. » C'est vers le mois de juin que les bâtiments de Glou- cester se préparent à la pêche du maquereau. L'appât pour attirer ce poisson consiste principalement en rogne et en une espèce de clupée (C. tijrannus) très-com- mune sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, qu'on sale et qu'on conserve dans la saumure. — « La flottille des schooners se rend directement dans les parages conve- nables, et dès qu'elle se trouve au milieu d'un banc de maquereaux^ chaque bâtiment dispose ses voiles de manière à faire le moins de route possible. Les capi- taines des schooners sont munis d'excellentes longues- vues au moyen desquelles ils reconnaissent, à deux ou trois milles de distance, si un de leurs confrères a com- mencé la pêche. Ils se dirigent aussitôt vers lui, et il n'est pas rare de voir affluer au même endroit une foule de navires disséminés auparavant sur tous les points de l'horizon. Il s'établit alors entre eux, ajoute le narrateur, une lutte de vitesse des plus curieuses et qui montre les avantages des bons voiliers, car les premiers rendus au milieu des bandes de poissons ont déjà fait une capture importante quand leurs concurrents attardés parviennent à les joindre. » — La pêche se fait aux lignes de main, en fil de coton, très-solides malgré leur finesse, et d'une longueur d'environ 6 à 7 brasses. Les hameçons ont la queue prise dans une plaque de plomb mêlée d'étain, en forme de poire allongée (1). 1. P. de Broca, op. cit. LES SCOMBRES. 209 Durant leurs croisières dans les parages fréquentés par les maquereaux, les pêcheurs jettent de temps en temps de la rogne pour faire lever quelques bandes de poissons ; ils diminuent alors de voilure suivant la con- venance de leurs opérations. Tous les jours ne sont pas également favorables, et le gros temps, ainsi que les brouillards, sont des causes majeures d'insuccès, aux- quelles il faut ajouter aussi l'incertitude de la marche que suivent les maquereaux dans leurs migrations. On passe quelquefois deux ou trois jours sans faire la moindre capture, tandis que, dans d'autres circon- stances, c'est à peine si l'on a le temps de hâler les lignes, tant les poissons sont affamés. On évite autant que possible de faire du bruit, le silence étant favorable à la pêche ; un baril roulant sur le pont suffit souvent pour faire fuir toute une bande. Le produit de la pêche en temps ordinaire est d'envi- ron 15 à 20 barils par jour. La coutume des pêcheurs américains de se rassembler en flottille nombreuse, pour aller à la recherche des maquereaux, a sa raison d'être : la grande quantité de rogne, que dépensent tous ces schooners réunis, est bien plus propre à retenir les bandes de poissons que la faible .quantité que peut jeter à la mer un navire isolé, aussi a-t-on observé que lors- qu'un certain nombre de bâtiments sont rassemblés dans les parages poissonneux, chacun d'eux fait meilleure pêche que lorsqu'il se trouve seul. L'opération de saler le poisson à bord se fait avec promptitude car la bonne qualité de la pèche en dépend. Les pêcheurs en distribuent les rôles ; les uns fendent le n. - 14 210 CHAPITRE VI. poisson, d'autres VhahiUent c'est-à-dire enlèvent les en- trailles et les ouïes; d'autres enfin mettent le poisson au sel et le renferment dans les barils. Le maquereau améri- cain est fendu par le dos, depuis la tête jusqu'à la queue, pour qu'il prenne bien le sel et qu'il soit plus facilement débarrassé du sang et des impuretés qui pourraient en altérer la saveur. Ces maquereaux ainsi salés et con- servés dans une excellente saumure sont incompara- blement supérieurs aux nôtres. Jls acquièrent un goût qui n'est pas sans analogie avec celui des anchois. Aussi ces poissons sont— ils recherchés par les classes riches, qui les considèrent comme une nourriture des plus appétissantes. Aux Antilles et notamment à la Havane^ où on les expédie^, ils sont également l'objet d'une grande faveur (1). M. P. de Broca, dont l'intéressant ouvrage me fournit les extraits qu'on vient de lire, a complété sa curieuse notice sur la pêche des maquereaux aux États-Unis par un renseignement culinaire que les amateurs sauront apprécier : « La meilleure manière d'accommoder les maqiie- (( reaux après qu'ils ont été salés consiste à les faire « griller et à les servir simplement avec de bon beurre « frais manié de fines herbes. » 1. P. de Broca, op. cit. LES SCOMBKES. 211 VII Anderson a tracé la marche supposée des maque- reaux (1): ces poissons voyageurs passeraient l'hiver, selon lui, dans la mer Arctique, et ce ne serait que vers le printemps qu'ils apparaîtraient d'abord sur les côtes d'Islande et des îles Britanniques où ils se diviseraient ensuite en deux bandes, dont une serait celle qui par- court l'océan Atlantique en longeant le Portugal et l'Espagne pour pénétrer dans la Méditerranée, tandis que l'autre bande entrerait dans la Manche et se pré- senterait en mai sur les côtes de France et d'Angleterre. Cette même bande remonterait en juin le littoral de la Hollande et de la Frise et arriverait en juillet sur la côte du Jutland où elle se disperserait en plusieurs colonnes pour filer les unes dans la Baltique et les autres le long de la Norwége, en retournant vers le nord. Cette opinion est fort problématique, et il suffît pour la combattre de rappeler que ces poissons se présentent dans les parages méridionaux à des époques qui de- vancent de beaucoup leur apparition dans des latitudes plus septentrionales. Plusieurs navigateurs dignes de foi ont assuré que les maquereaux passaient l'hiver dans les baies de Terre-Neuve et qu'ils en avaient vu beaucoup dans cette saison la tête enfoncée dans la vase. — L'amiral 1. Anderson, Hist. nat. de l'Islande^ du Groenland, etc. (tra- duct. franc.), t. f, p. 196-197. 212 CHAPITRE VI. Pleville-Lepley dit qu'il en est ainsi sur les côtes d Groenland, nia ces poissonshivernent dans les criques, les avait rencontrés en masses au commencement d printemps, et il supposait qu'ils passaient l'hiver, dar ces froides régions, engourdis dans la glace, mais il es plus naturel de penser qu'en sortant des profondeur de l'Océan, ces poissons s'étaient réunis sur des fond vaseux pour s'y nourrir d'insectes marins ou de crusta ces, dont ces mers pullulent. Schonvelde (1), sur le dire de matelots, a parlé d l'espèce de cécité q'ii venait frapper les maquereau du nord après leur hivernage, et M. Valenciennes admis ce fait comme probable : « // ne serait pas im « possible, dit-il, que cette peau adipeuse qui rétrécit « en avant et en arrière, Forbite de l'œil, prît plus d « largeur et plus d'épaisseur pendant Vliiver etleur coi « vrît la 2)lus grande partie de cet organe (2). » Il es permis de douter de cette cataracte accidentelle. Sans nous arrêter davantage sur des renseignement qu'il ne faut accepter qu'avec réserve, bornons-nous \ des faits bien avérés. VIII Sur nos côtes de France, les maquereaux se montren dans les eaux de la Manche dès le mois d'avril ; ils son petits et ne commencent à être laites qu'au mois di mai ; en août ils sont tous vides et ils disparaissent ci 1. Ichthyol. Eolsat., p. 60. 2. Eist. nat. des poissons, t. VIII, p. 19. LES SCOMBRES. 213 octobre. Toutefois on en pêche encore quelques-uns en novembre et même en décembre. Les mois de juin et de juillet sont ceux où la pêche est le plus abondante. On en prend en septembre et en octobre qui paraissent des jeunes de Tannée, et ceux que le port de Dieppe expé- die à Paris, à la fin de l'automne, pourraient bien être comme on le pense des poissons égarés par les tempêtes qui, à cette époque, régnent dans nos mers. Les maquereaux fréquentent nos côtes de l'ouest depuis Dunkerque jusqu'à la Loire. Ils affluent sur les côtes de Bretagne de mai en juillet et se présentent encore plus nombreux sur les côtes d'Irlande et devant l'île de Bas- Les produits de la pêche de ces poissons sont évalués à 800,000 francs par campagne. Il s'en fait des pêches considérables sur les côtes d'Ostende, où nos pêcheurs des ports du nord se rendent avec leurs barques. Vers le milieu du dernier siècle, notre pêche de la Manche ne rapportait guère que 300^000 francs, mais le maquereau salé ne se vendait alors que vingt francs le baril. — En 18(n, la pêche totale des maquereaux était évaluée à 2,357^932 francs sur les états de la marine, et les marins employés à cette pêche à 1,277 hommes. Ce poisson présente des différences très-marquées de grandeur et de goût selon les saisons ou les parages où ou le pêche. Les Hollandais, et en général les habi- tants des régions septentrionales, l'estiment peu. Sur les côtes occidentales de France, au contraire, et sur- tout à Paris, on. en fait grand cas. C'est entre les Sor- 214 CflAPITHE VI. lingues et l'île de Bas que se pèchent les Iplus gros, qu'on destine à la salaison. Les côtes de laNorwége, toutes découpées de fiords^ offrent de grandes facilités pour la pèche des maque- reaux lorsqu'ils pénètrent dans ces criques où on les enferme avec des filets de barrage. Ces poissons de- viennent alors l'objet d'une pêche lucrative qui se fait entre Christiansund et Bergen. En 1866, on en pécha un très-grand nombre et l'on a estimé à 239,400 francs les quantités expédiées à l'état frais, dans la glace, qui se vendirent au prix de trois francs les vingt poissons ou le voy. Ce serait donc 1,596,000 maquereaux (I). La consommation journalière ne pouvant que difficile- ment utiliser toute cette pêche^, on en sale la plus grande partie destinée à l'exportation ; mais si le ma- quereau frais est un aliment recherché, il n'en est pas de même du salé qu'on estime peu généralement (2). C'est à la mi-juin que ces poissons se présentent sur les côtes de Norwége où ils arrivent en grandes bandes. Ils se répandent alors des Orcades à la Baltique^ et après leurs apparitions sur divers points, les uns pa- raissent remonter vers le nord et les autres se diriger vers le sud, par le pas de Calais, pour descendre les côtes occidentales de France, d'Espagne et de Portu- gal ; mais on ne saurait assurer si ce sont les mêmes qui pénètrent dans la Méditerranée. 1. Rapport sur l'exposition internationale des produits et engins dépêche de Bergen, présenté à la Société impériale d'acclimatatioQ de Paris, par le D' S.-L. Soubeiran. Bulletin de la Soc, sept. 1866, p. 473. ?. Rapport sur la même exposition. Revue maritime et coloniale^ décembre 1865. LES SGOMBRES. 215 IX Tous ces itinéraires des poissons voyageurs sont loin d'être bien prouvés et plusieurs objeclions se présentent naturellement à l'esprit lorsqu'on réfléchit à ce qui doit se passer dans cet élément où les regards de l'obser- vateur ne peuvent pénétrer que d'une manière super- ficielle. Les dififérences qu'on remarque dans les maque- reaux qui apparaissent à certaines époques, dans les diverses régions maritimes que je viens d'indiquer, depuis les plus hautes latitudes septentrionales jusque dans les mers du midi, prouvent évidemment que ces poissons ne proviennent pas d'un centre commun, car ils ne constitueraient pas alors des variétés de races tellement accusées que quelques ichthyologistes s'en sont prévalus pour en faire des espèces distinctes. Mais, espèces ou variétés, on peut admettre que ces diffé- rences de races sont les résultats des milieux dans lesquels les germes se sont développés et où les alevins ont grandi, soit que le frai ait été déposé dans la Mé- diterranée, dans les fiords de la Norwége ou bien ailleurs. Or, ces races de maquereaux, si différentes de goût, de couleur, de taille, et sans doute aussi de tempérament, n'iraient pas ensuite se réunir toutes dans des stations hyperboréennes où la température des eaux ne pourrait guère convenir qu'aux races origi- naires des mers les plus septentrionales. Il est bien plus probable que chacune d'elles passe l'hiver non loin 216 CHAPITRE VI. de son point d'origine, dans les grandes profondeurs de la région maritime où elle a pris naissance. Mais en admettant cette opinion comme la plus plausible, cela ne préjuge en rien de l'instinct voyageur de ces pois- sons en général, car quels que soient les abîmes incon- nus oii ils se retirent quand ils disparaissent, les uns comme les autres auront des espaces assez considé- rables à traverser, puisqu'on les voit, à l'époque des passages, parcourir de grandes étendues de côtes. Concluons donc que les maquereaux, aussi bien que les thons, sont des poissons aux habitudes nomades, et, sous ce rapport, on doit les séparer des aventuriers qui ne stationnent, comme je l'ai dit, que dans la région côtière, sur des fonds bien connus des pêcheurs. Ceux- là ne se déplacent que pour venir frayer sur les plateaux sous-marins assez rapprochés de terre, où les alevins, provenant de leur ponte, trouvent de suite une nour- riture facile et fournissent, en grandissant, une pêche abondante en toute saison; tels sont les merlans, les mustelles, les soles, les rougets, etc. — Les maquereaux et les thons, au contraire, de même que tous les pois- sons voyageurs, ont des retraites ignorées, et leurs apparitions en masses, pour satisfaire à leur besoin de procréation, ne sont que passagères comme les mi- grations des oiseaux. CHAPITRE VIL Des Morues ET DE QUELQUES AUTRES POISSONS DES MÊMES PARAGES. Sommaire ; Limites hydrographiques de la circulation des morues dans les mers septentrionales, — Principaux parages qu'elles fréquentent. — Historique de la pêche de la morue à Terre- Neuve. — Pêche d'Islande. — Produits. — Rendez-vous de pois- sons et de mollusques nomades sur le Grand-Banc : capellans, encornets, maquereaux, chiens de mer et flétans. — Pêche de la morue en Norwége. — Affluence de ces poissons dans le LofToden. — Gades de la Baltique. — Bateaux viviers. — Fécondité des morues. — Leur provenance. — Influence probable des courants sous-marins sur l'itinéraire que suivent les poissons migrateurs. « Leuwenbœk a calculé qu'une seule femelle peut porter plus de neuf millions d'œufs ; un autre observateur en a compté onze millions ! » A. Fhedol. I Les morues sont des poissons voyageurs qui nous offrent les mêmes instincts de sociabilité, c'esi-à-dire les mêmes habitudes nomades que tous les migrateurs. Elles se présentent chaque année, à l'époque du frai, 218 CHAPITRE VII. en légions innombrables et donnent lieu à des pêches considérables auxquelles prennent part plusieurs na- tions. Les limites hydrographiques du parcours des morues dans les différentes régions océaniques où elles font leurs apparitions semblent comprises, des deux bords de l'Atlantique, entre le 66^ et le 40^ degré de latitude septentrionale. On présume, d'après les rapports des baleiniers, que ces poissons habitent en grandes masses les profondeurs de l'océan Glacial^ au delà du cercle arctique ; mais dans le sud de l'Atlantique, leurs excur- sions ne les portent guère plus loin que les côtes occi- dentales d'Espagne, lorsqu'elles s'acharnent à la pour- suite des bandes de sardines qui s'approchent de ce littoral. L'espèce de morue (1), si nombreuse dans les meis du nord et qu'on appelle avec raison, de même que le hareng, la manne des peuples septentrionaux, afflue aussi dans le golfe du Cattégat, à l'embouchure de la Bal- tique, et pourtant elle ne pénètre jamais dans cette mer intérieure, où elle est remplacée par d'autres espèces de gades qui y abondent, telles que le merlan, le callarias et le capelan (2). Dès la mi-janvier, les morues commencent à se rap- procher des côtes septentrionales de l'Europe et des îles adjacentes ; elles se pressent en masses serrées dans les fiords de la Norwége, dans les baies de 1. Gadus morrhua. l. 2. Gadm merlangiis, gadus balticus ot gadns mimitns. Voyez Tableau de la Baltique, etc., [)ar CaUcau-CalIcvillc, t. I, p. 226. DES MORUES. 219 l'Islande, aux Hébrides et dans les parages du nord de l'Ecosse. Tous les ans, on les rencontre en immenses troupessurle bancdeTerre-Neuve et autour de la grande île de ce nom, où nos expéditions de pêche se donnent rendez-vous (1). Dans la mer d'Islande, la morue fait sa première apparition en février et la pêche continue sur la côte ou dans les golfes jusqu'en mai, tandis qu'en pleine mer, elle n'a lieu que depuis avril jusqu'en août. Des bandes nombreuses de morues arrivent ordinai- rement en mars dans le golfe de Saint-Laurent, et commencent h frayer dans les baies du Canada et de la Nouvelle-Ecosse en avril et en mai ; leur nombre semble augmenter encore vers la fin de juin, époque oii les harengs, les capelans et d'autres espèces voyageuses abondent dans les mêmes parages. Aussi la meilleure pêche^ sur les bancs qui avoisinent la côte de l'Amé- rique septentrionale, a lieu en septembre et se poursuit jusqu'en octobre. Les États-Unis possèdent une grande étendue de côtes dans la partie de mer fréquentée par les morues ; ils y ont des établissements de pêche entourés d'un sol fertile qui peut fournir à tous les besoins de la popu- lation qui s'y est fixée ; ils peuvent^ par une navigation directe et prompte, transporter les produits de leurs pêcheries, plus facilement et à moins de frais que les 1. Les abords de l'Islande et du ûi-oenland, le golfe de Saint- Laurent, les cotes de la Nouvelle-Ecosse, celles de l'île de Terre- Neuve et du Grand-Banc qui l'avoisine, le littoral occidental de la Norwége ; toute l'enceinte de la mer du Nord, eu un mot, sont pour les morues des stations privilégiées. 220 CHAPITRE YII. autres nations, dans les grands centres de consomma- tion des Antilles et des autres colonies. Il L'histoire de la pêche de la morue à Terre-Neuve et sur le Grand-Banc est trop connue pour qu'il soit né- cessaire de la relater de nouveau. Plusieurs écrivains s'en sont occupés avec détails ; j'ai traité moi-même de son origine et de ses progrès dans deux ouvrages spé- ciaux (l); il me suffira donc de résumer ici les principales notions recueillies sur une des industries les plus impor- tantes par le nombre d'hommes et de bâtiments qu'elle emploie, et pnr le mouvement qu'elle imprime à la navigation et au commerce. Cette grande île de Terre-Neuve, située sur les côtes du Labrador, en face du golfe Saint- Laurent, fut dé- couverte en 1 497 par les navigateurs vénitiens Jean et Sébastien Cabot (2) qui, partis de Bristol, sous le règne 1. De la pêche sur la côte occidentale d'Afrique, etc. Paris, 1840. BcUiunc, édit. Ijes Cent Traites (navigation maritime et grande pèche), 2849- 288U. 2. Cette découverte est due principalement à Jean Cabot, l'aîné des deux frères, qui partit de Bristol en 1496 et reconnut l'ile du Saint- Jean que les uns supposent être celle de Terre-Neuve, dont la capitale fut appelée ensuite le port de Saint-Jean, tandis que d'autres appliquent cette dénomination à l'ile de Saint-Jean de golfe Saint-Laurent, qu'on appela plus tard l'île du Prince Edouard. Sébastien Cabot n'avait encore que vingt-truisans lorsqu'en 1498 il entreprit son expédition de découverte et remonta au nord jusque par 57°30' de latitude. Le Portugais Corte Real, qui visita ces parages en 1500, fut le premier à signaler aux Espagnols l'aftlucnce extraordinaire des DES MORUES. 221 de Henri VII, (entèrent une expédition, sous les auspices de ce prince, pour aller chercher, par le nord -ouest, le chemin des Indes orientales. Les Français l'appelèrent Terre-Neuve et les Anglais New-Foundlmid, cette nou- velle terre que les découvreurs avaient nommée Prima Vista. — Trente-quatre ans après la première recon- naissance, le voyageur Hore, qui visita ces parages et manqua d'y périr de disette avec tous ses compa- gnons (I), ne se doutait guère que le poisson pullu- lait dans ces mers et qu'il fournirait un jour une grande ressource à l'alimentation des peuples. Cependant, en 1612, le nombre de bâtiments pê- cheurs qui exploitaient ces parages ne s'élevait encore qu'à une cinquantaine. Dix ou douze ans plus tard la colonisation de Terre-Neuve commença à faire quelques progrès; les Français, déjà établis dans l'île, virent augmenter sa population par l'arrivée de nouveaux émigranls venus d'Irlande et d'Angleterre ; mais l'eiî- morues autour de Terre-Neuve et sur le Grand-Banc. Dans un se- cond voyage, Corte Real se proposa de pousser ses reconnaissances, avec deux navires, dans le détroit de Davis; mais une tempête l'ayant séparé de sa conserve, on n'en entendit plus parler. En 1517, Sébastien Cabot tenta une seconde expédition dans ces régions du Nord. En 1524, François P"" fit explorer ces mêmes parages par le na- vigateur florentin J. Verazzoni, qui prit possession de Terre-Neuve au nom de la France, et dix ans après, Jacques Cartier, de Saint- Malo, reconnut toute la côte de l'île et visita la baie de Saint-Lau- rent qu'il remonta jusqu'à Hochelaga (Montréal). En 1763 et en 1783, aux traités de Paris et de Versailles, la France, qui avait cédé TeiTe-Neuve aux Anglais par le traité d'Utrecht, se fit garantir le droit de pèche. 1. Forster, Hist. des découv. faites dans le Nord, t. II, p. 52. Un des compagnons d'Hore dans cette malheureuse expédition fut mangé par les gens de l'équipage, qui réduits à la position la plus misérable furent ramenés en Europe par un bâtiment fran- çais. 222 CHAPITRE VII. tière possession de la nouvelle colonie et le droit de pêche dans ces mers nous furent toujours contestés par nos rivaux. La France, d'abord maîtresse de Terre- Neuve et de ses dépendances, comme de toutes les côtes du golfe Saint-Laurent, n'a plus aujourd'hui que les îlots stériles de Saint-Pierre et Miquelon, avec le droit d'établir des pêcheries temporaires sur la côte la plus ingrate de la grande île, entre le cap Rouge et le cap Saint-Jean. Des traités, consentis après des guerres malheureuses, ont laissé aux Anglais la souveraineté de leur New^-Foundland, avec le*privilége exclusif de la pêche sur la partie orientale des côtes, et la juridiction territoriale de toute l'île. — Le principal but de l'An- gleterre, en fondant cette colonie, a été d'y établir une station de pêche profitable à sa marine et à son com- merce. La politique anglaise n'a jamais varié ; dans un comité de la Chambre des communes, en 1793, on entendit cette déclaration : « Terre-Neuve fut considérée « dès le principe comme îin grand navire anglais^ « amarré sur les bancs pendant la saison de la pêche^ « ponr la convenance des pêcheurs anglais. Le Goiiver- « neur est le capitaine du navire , tous ceux qui s'occu- « pent des affaires de pêche forment son équipage et « doivent être soumis à la discipline maritime. » III « En l'absence des pêcheurs français, pendant nos longues guerres, les pêcheries anglaises prospérèrent et la morue alleignit des prix Irès-élevés comparative- DES MORUES. 223 ment à ceux d'aujourd'hui. La pêche de 1841 rapporta 1,200,000 quintaux de poissons évalués à plus de soixante millions de francs. Mais, à la paix générale, quand nous pûmes reprendre nos expéditions maritimes, notre concurrence porta un coup funeste à la pêche anglaise (1). » Toutefois, bien que, dans la partie de l'île occupée par les Anglais sur les côtes de Terre-Neuve, la pêche donne encore aujourd'hui un million de quintaux de poissons par an, la possession d'un littoral si étendu, sur une des mers les plus poissonneuses du globe, n'a pas réalisé pour l'Angleterre les résultats qu'elle en attendait. Les établissements permanents qu'elle a fondés dans la partie méridionale ont sans doute sur les nôtres de très-grands avantages, car, soit en raison de leur bonne position, soit par leur stabilité et les circon- stances qui viennent favoriser la préparation du poisson à des époques plus opportunes, ces pêcheries anglaises auraient pu donner des produits meilleurs, plus abon- dants et moins coûteux. La faculté de pêcher dans les parages septentrionaux de Terre-Neuve et de sécher le poisson sur le littoral, que les traités nous ont accordée, ne s'étend pas au delà de quatre mois de l'année. Nous ne pouvons fonder dans cette partie de l'île aucun éta- blissement durable, aucune habitation permanente, aucun entrepôt, aucune sécherie dont la durée dépasse celle de notre simple usufruit ; nous sommes obligés d'y transporter chaque année tout notre personnel, tout l. B.-H. Hevoil, Pêches dans l'Amérique du Nord. Pavis, 18biJ, p. 116. 224 CHAPITRE VTI. notre matériel de pêche. Les îlots de Saint-Pierre et Miqiielon, bien que situés dans des parages productifs, offrent un sol stérile et de peu de ressource ; mais pourtant, si les pêcheries que nous y avons fondées se trouvent placées dans des conditions inférieures à celles des Anglais de Terre-Neuve, notre pêche sur le Grand- Banc, qui se ressent moins de cette infériorité, com- pense grandement les avantages de nos rivaux. — 11 faut convenir néanmoins que la concurrence des nations maritimes qui se livrent à la pêche de la morue aurait pu fermer à nos produits les marchés les plus impor- tants, si le gouvernement, dans sa prévoyance, n'avait balancé, par l'encouragement des primes, les dépenses qu'entraînent nos armements. IV Nos expéditions pour la pêche de la morue sont diri- gées sur la côte de Terre-Neuve, à Saint-Pierre et Mi- queloU;, au Grand-Banc et en Islande. Pour la pêche à Terre-Neuve, de même qu'aux petites îles que je viens d'indiquer, on destine des navires de différents tonnages qui sont désarmés en arrivant sur les lieux de pêche, où les opérations s'exécutent dans de petits bateaux montés de deux hommes et un novice, qui vont pêcher tous les jours avec des lignes de fond (I). 1. La morue qui provient de ces parages est connue dans le commerce sous le nom de poisson de la côte ou petit poisson, pour la distinguer de celle du Grand-Banc qui est beaucoup plus grosse. DES MORUES. 2^0 La pêche sur le Grand-Banc s'exerce dans des condi- tions différentes ; elle exige de plus grands navires et de nombreux équipages ; elle se fait sur une mer souvent orageuse, mais qui fournit un poisson beaucoup plus gros. Les navires mouillent sur le banc par 40 à 60 brasses et les équipages se livrent aux opérations de la pèche soit à bord avec des lignes de fond, soit dans des chaloupes montées de cinq à six hommes avec des palangres. — Nos bâtiments terreneuviers quittent communément nos ports de l'ouest au commencement de mars ; ils pèchent d'abord, depuis la mi-avril jus- qu'à la fin d'août, vers la partie orientale du banc^ par le 43^ degré de latitude nord, et remontent ensuite jusqu'au 47% puis ils se portent de nouveau vers le sud à la fin de la saison. — La première pêche terminée, ce qui a lieu du 15 au 20 juin, le produit est transporté à Saint-Pierre et séché par les passagers -pêcheurs et les gens de l'équipage restés à terre, tandis que le navire, muni d'une nouvelle provision de sel et d'appâts^ retourne sur le banc pour faire une nouvelle pèche qui, parfois, est rapportée en France à Vétat vert (à mi-sel), pour recevoir ensuite sa dernière préparation dans les sécheries de nos ports. La pèche d'Islande, la plus active et la plus pénible de toutes, se fait sous voile par les latitudes de 64 à 66 A Saint-Pierre et Miquelon, la pêclie commence en avril et se pro- longe jusqu'en octobre. — A Terre-Neuve, les opérations ont lieu de mai en juin. Les bateaux reviennent tous les soirs pour déposer le poisson pris, que les gens de terre salent et font sécher. On pèche aussi avec des filets qui peuvent cerner toute une bande de morues et l'amener sur la plage. II. - 15 226 CHAPITRE VII. degrés nord, au milieu des glaces flottantes et des intem- péries d'une mer tourmentée et sans mouillages. Aussi exige-t-elle beaucoup d'expérience et de résolution de la part de nos marins. Les bâtiments pêcheurs partent de France en avril et rentrent généralement avant la fin de septembre. Il en est qui reviennent au bout de deux mois lorsque la pêche a été favorable, et qui repartent ensuite pour un second voyage. Ces vaillants équipages tiennent donc la mer pendant six mois : aucune pêche n'est plus propre à former de bons matelots, mais aussi aucune autre n'est marquée par des pertes plus cruelles d'hommes et de bâtiments. La France expédie en moyenne 250 navires pour la pêche d'Islande, montés par trois à quatre mille marins. Cette pêche est évaluée à 700 morues par homme pen- dant la durée d'une campagne, ce qui fait 2,800,000 poissons. Elle se pratique avec de fortes lignes de fond, par 100 et 120 brasses; elle exige des bâtiments de 60 à 80 tonneaux, montés de 12 à 15 hommes d'équipage. Le poisson pris, au lieu d'être salé en vrac, est pré- paré dans des tonnes apportées de France. En 1815, quand nous pûmes reprendre la grande navigation, la pêche de la morue, dans les différents parages où elle a lieu, n'occupa d'abord que 8,000 marins et environ 200 navires. "— Dans ces dernières années, elle a souvent employé près de 18,000 hommes et a entretenu à la mer une flotte de plus de 700 voiles; ses produits se sont élevés à 18 millionsdekilog.de morues vertes et à 19 millions de morues sèches (1). 1. Il faut ajouter à ces produits 1,500,000 kilogr. d'huile de DES MORUES. 227 Toutefois, on a remarqué depuis quelque temps une diminution dans les produits de notre pêche sur le Grand-Banc, et les armements pour la morue, dirigés sur CCS parages^ n'ont pas toujours donné des résultats satis- faisants. Notre pêche d'Islande, au contraire, a continué d'être en progrès. — En 1852, la pêche de la morue n'employa au total que 587 navires, montés par 12,600 marins. — En 1867, ce personnel n'était porté qu'à 10,893 hommes sur les états de la marine, et la valeur de notre pêche à 1 4,665,208 francs. — En 1868, les résultats ont encore accusé une diminution. Au commencement de la pêche, la morue mord diffi- cilement à l'hameçon^ et les pêcheurs sont obligés alors morue épurée, 2 ou 3 millions de kilogr. de drache (huile non épurée) et 100 à 150,000 kilogr. de rogne (œufs de morue), dont on se sert sur nos côtes occidentales pour appâter la sardine. En outre du mouvement de navigation des 450 navires armés pour la pèclie de la morue, on doit tenir compte aussi de l'activité que cette grande industrie imprime au cabotage pour le transport de 25 à 30 millions de kilog. de sel et pour celui du matériel de pèche. — Il faut encore faire entrer en considération les 60 ou 80 bâtiments de transport qui se rendentannuellcment sur les lieux de pèche pour prendre des chargements de morues qu'ils transportent aux colonies, car, indépendamment du marché national, exclusive- ment alimenté par la pèche française, les produits de cette industrie ont trouvé jusqu'à ce jour leur plus grantl débouché dans les An- tilles, où la morue est très-recherchee pour la nourriture du peuple. La quantité de poisson, exportée par notre commerce, est d'environ dix millions de kilogr. par an ; n(tus en expédions en outre i ou 5 millions pour l'Italie, l'Espagne et le Levant. Ainsi, en portant à 37 miUiuns de kilogr. par an le produit total de notre pèche et en retranchant de ce chiffre 14 à 16 millions pour l'expor- tation aux colonies et à l'étranger, la consommation intérieure en absorbe a elle seule plus de 20 millions de kilogrammes. 228 CHAPITRE VII. de la prendre à la fauche. Cette méthode consiste à réunir trois ou quatre hameçons dos à dos et à les souder fortement ensemble, afin que le poids de cette espèce de grappin le fasse plonger facilement ; puis, à mesure qu'on a filé assez de ligne et qu'on juge que l'engin est arrivé dans la zone du poisson, on imprimée la ligne une vigoureuse secousse pour tâcher d'accro- cher la morue qui se trouve le plus à proximité. Ce moyen est sûr et prompt, car avant l'arrivée des capel- lans dans ces parages, les morues se tiennent amon- celées sur le fond de pêche et aucune espèce d'appât ne peut alors les tenter. Pour donner une idée de la masse de poisson qui stationne à cette époque dans les profondeurs du Grand -Banc, les capitaines terreneuviers disent que sur quinze brasses d'eau, on peut toujours compter sur sept brasses de morues. Les capellans, dont les morues sont très-avides, se présentent en légions innombrables dans tous ces pa- rages. Ils commencent à paraître sur les côtes de Saint- Pierre et Miquelon vers la fin de juin et ils abondent à Terre-Neuve au mois de juillet, mais seulement pendant deux ou trois semaines. C'est le besoin de jeter leur frai qui les attire sur les plages sablonneuses de ces îles. On les a vus souvent s'élancer hors de l'eau et sillonner les grèves dans toutes les directions, puis^, après avoir répandu leurs œufs, chercher à regagner la haute mer, mais beaucoup n'y réussissent pas et périssent en s'ac- cumulant sur la côte, où ces poissons se corrompent bientôt. Les courants en entraînent des quantités consi- dérables sur les côtes du Labrador. DES MORUES. 2î29 Ce capellan du Nord (1) est une espèce de petit sau- mon qu'on appelle vulgairement capellan d'Amérique et qu'il ne faut pas confondre avec le capelan de la Médi- terranée, qui appartient à la famille des gades (2). Les pêcheurs cernent les capellans avec de grands filets sur les plages de Terre-Neuve. Ce poisson voya- geur est un des meilleurs appâts pour la morue, mais les harengs, qui précèdent les capellans et qui atti- rent beaucoup d'autres poissons dans ces parages, les maquereaux et les encornets, dont l'apparition a lieu de juillet en septembre, sont aussi d'une grande ressource pour celte pêche. VI L'encornet, qui abonde sur le Grand-Banc et dans ses environs, est un mollusque sans coquille, ou en d'autres termes, un céphalopode du genre des calmars (3), dont le corps nu, sans enveloppe testacée^ est plus allongé que celui des sèches. Cet animal n'est pas moins estimé, comme appât, que le capellan par les pêcheurs de mo- rues, beaucoup même le préfèrent, et ce n'est qu'à son défaut qu'ils se servent d'autres poissons pour amorce. Ces mollusques nomades arrivent en immenses trou- pes dans la rade de Saint-Pierre, où on les pêche en 1, Salmo arcticus, Fabricius. Clupea villosa, Gmelin. Salmo Groenlandicus, Bloch. 2. Gadiis minutus. L. '6, Lodigo piscatorum. L. 230 CHAPITRE VII. masse ; ils ne s'approchent de la côte sud-ouest de Terre-Neuve qu'en août ou septembre. On les prend ordinairement de nuit aux flambeaux pour les éblouir et les faire échouer sur la plage où les pêcheurs les re- cueillent à la basse mer. Les encornets, harcelés par les poissons voraces, s'élancent hors de l'eau avec assez de force pour aller tomber dans les bateaux. La vélocité de leur marche, la promptitude de leurs évolutions en rendent la pêche au large fort difficile, car pour les prendre, il faut les voir, et ce n'est guère que dans les temps calmes^ lorsqu'ils nagent à la surface de la mer, que les mouvements rapides de leurs bras produisent sur les eaux une agitation qui décèle leur présence. Ces singuliers céphalopodes, agglomérés en une seule masse, se maintiennent à différentes profondeurs et disparaissent ensuite pour reparaître tout à coup et replonger de nouveau. L'encornet, au corps nu, à la chair molle et gélati- neuse, n'a d'autre défense que son extrême agilité. 11 peut lancer à volonté une liqueur noire, contenue dans une sorte de vessie intérieure, et s'envelopper d'un nuage protecteur lorsque, dans un danger imminent, il veut se soustraire à son ennemi. J. Franklin a comparé ce stratagème des encornets à la vieille tactique de cer- tains théologiens, qui, pour échapper aux raisons qu'on leur oppose, ne trouvent rien de mieux que de répandre du noir dans la discussion : « L'obscurité devient leur ce force et leur triomphe. Ils troublent la vue des es- « prits faibles et peureux, se dérobent à l'examen, et « passent pour invulnérables à travers les siècles, DES MORUES. 2H « comme les céphalopodes à travers les eaux noircies « de l'océan (1). » M. de la Pylaie, un des naturalistes qui ont exploré les parages de Terre-Neuve avec le plus d'attention, a donné des détails intéressants sur les habitudes de ces calmars. D'après ses renseignements, les bancs d'en- cornets offrent l'image d'une agitation continuelle et présentent un spectacle des plus curieux à l'observateur placé dans un bateau de pèche au milieu de ces troupes de mollusques qui se tiennent à la surface de l'eau : « Les uns montent, d'autres descendent; ceux-ci, im- mobiles de corps, n'agitent que leurs tentacules, tandis que ceux-là courent en tous sens, traversant la masse avec une étonnante rapidité. Quand Vencornet se diver- tit^ selon le langage des pêcheurs, il se tient étendu horizontalement sur la mer qu'il bat en la frappant avec les deux côtés de la membrane sagittiforme qui lui tient lieu de queue. Tantôt il plonge et prend la position perpendiculaire, la tète seule hors de l'eau. Il tient alors ses bras ou tentacules étalés en roue et lance, à diverses reprises, de petits jets d'eau à la manière des souffleurs. Les mouvements rétrogrades de ce petit animal sont surtout remarquables par leur extrême promptitude. » « L'encornet, ajoute M. de la Pylaie, est très-crain- « tif ; au moindre bruit, au moindre objet qui l'olfusque, « c'est un trait qui part comme l'éclair ; ses bras étalés « ont frappé de toute leur force, comme un ressort qui 1. A. Fredol, Le Monde de la mer, p. 307. 232 CHAPITRE VII. « se débande, la masse d'eau qui l'entoure, et, dans « l'élan qu'il a pris, il traverse un espace considérable « avec la rapidité de la flèche, tenant ses tentacules < réunis derrière lui en faisceau serré, afin d'offrir le « moins d'espace possible au liquide que son volume « doit déplacer. — Ces singuliers animaux ne font que « courir çà et là dans les parages qu'ils fréquentent. « En certaines circonstances on peut en prendre des « quantités, puis tout à coup ils vous manquent et il « faut les poursuivre avec le bateau ; mais s'ils ont « disparu en plongeant, on n'est averti de la direction « qu'ils ont prise que par le succès continu de la pêche « du bateau voisin. » Pris et jetés dans la barque où on les amoncelé, les encornets s'agitent encore quelque temps, mais dès qu'ils ont rejeté toute l'eau qu'ils contiennent et leur liqueur noire ensuite, ils restent anéantis et ne tardent pas d'expirer, comme si cette dernière substance était le principe de leur vitalité. Cette liqueur noire est très- caustique : M. de la Pylaie, qui me communiqua les renseignements que je viens d'exposer peu après son retour de Terre-Neuve, m'a assuré que les pêcheurs terreneuviers n'enlèvent les encornets des lignes, où ils se prennent, qu'avec de grandes précautions, évitant autant que possible d'avoir la figure tachée de leur encre. Toutefois, comme ils sont obligés de les couper en deux morceaux pour qu'ils servent d'appât, ils ont souvent la peau des mains rongée jusqu'au vif. DES MORUES. 233 VII Différentes espèces de poissons voyageurs sont atti- rées vers cette mer oii les morues stationnent et qui comprend une étendue de deux cents lieues en longueur sur soixante de large. — Vers la fin d'août, les squales, chiens de mer, dont les morues redoutent les approches, commencent à se montrer ; les maquereaux les pré- cèdent dès le mois de juillet. Ainsi ces parages sont le point de ralliement de différentes espèces nomades ve- nues de loin pour se repaître dans ces mers fécondes. Les morues, d'une gloutonnerie proverbiale, se nour- rissent de leurs propres œufs, comme les harengs, lorsqu'elles ne trouvent pas à se rassasier de poissons ; les encornets s'alimentent de zoophytes et d'auLres ani- maux marins qui pullulent dans ces eaux ; mais encor- nets, capelans, harengs et maquereaux sont dévorés par les morues (1), et celles-ci, à leur tour, ont à se défendre de la dent tranchante des squales, qui s'a- charnent après elles. Il est encore un autre poisson nomade qui fréquente ces parages et s'y porte en grandes troupes : c'est le flétan des mers du Nord (2), dont nos pêcheurs terre- neuviers ne font aucun cas et qui pourtant pourrait donner lieu à une pêche profitable. M. de Broca, dans l'intéressant ouvrage qu'il a publié il y a trois ans (3), 1. Les Danois, qui vont pêcher la morue en Islande et aux îles Feroë, amorcent leurs lignes avec du hareng, dont les morues sont très-friandes. 2. Pleuronectes hippoglossus. L. 3. Etudes sur l'industrie huitriére, suivies de divers aperçus, etc., 234 CHAPITRE VII. a donné des renseignements curieux sur cette espèce de pleuronecte qui atteint une très-grande taille, et dont la chair possède toutes les qualités qui peuvent la faire rechercher par les consommateurs. Ce poisson, connu sous le nom û'haUcut dans l'Amé- rique du Nord, est très-apprécié aux États-Unis oîi la pèche s'en fait sur les côtes et sur les bancs du large, comme celle des morues (1). Le flétan abonde principa- lement sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre, sur les bancs de Saint-Georges et de l'île de Sable, de même que sur le grand banc de Terre-Neuve. Commun à pres- que toutes les mers de l'Europe septentrionale, ce poisson est de la part des pécheurs islandais, norvé- giens, anglais et hollandais, l'objet d'une pêche im- portante. Les Français seuls n'en ont tiré encore aucun parti. « Géant de la famille des pleuronectes, dit M. de Broca, il parvient à des dimensions telles, que parmi les poissons de mer comestibles, on peut le considérer comme l'analogue du bœuf parmi les animaux de bou- cherie. On en prend souvent du poids de cent livres, et il y a quelques années qu'il en parut un, sur le mar- ché de Boston, qui pesait quatre cents livres (2). « Dans la belle saison, ces poissons se pèchent près par M. P. de Broca, lieutenant de vaisseau, directeur des mouve- ments du port du Havre. Paris, 1865. Challamel, édit. 1. La pêche de ce poisson est devenue si avantageuse aux États- Unis, par suite de la faveur dont il jouit sur les marchés, que dans les localités éloignées des parages que fréquentent les maquereaux, on préfère se livrer à celle des flétans. De Broca. Op. cit. 2. Un autre qu'on prit en 1807, à New-Leyde, à (30 milles au sud de Portland, dépassait 600 livres. DES MORURS. 235 des côtes, mais à mesure que le temps devient rigou- reux, ils émigrent vers les bancs du large. Ceux que les Américains pèchent sur le banc de Terre-Neuve, concurremment aveclamorue, sont découpés en longues tranches, afin de pouvoir les saler plus facilement et les fumer ensuite à la manière des saumons. « En 1858, il se vendit sur le marché de Gloucester, dans le Massachussetts, 200,000 kilog. de flétans frais, et en 1861, la pêche de ce poisson rapporta 120,000 dollars. « Par ces exemples, ajoute M. de Broca, que je « pourrais multiplier, puisque partout, sur le littoral a de la Nouvelle-Angleterre, on s'occupe de cette « pêche, il sera facile de se rendre compte de la masse « de nourriture fournie annuellement à la consomma- « tiou publique par cette seule espèce de poisson < Rien n'empêcherait nos pêcheurs de Terre-Neuve « de saler le flétan comme font les Américains Il « est impossible qu'un poisson consommé par les « classes élevées d'un pays aussi riche que les États— « Unis en produits de toutes natures, ne puisse convenir « à nos compatriotes. Dans bien des cas la pêche des « flétans pourrait devenir un utile auxiliaire de celle « de la morue et en combler les déficits..... »> VIII Cette grande pèche de morues, qui se fait sur le banc de Terre-Neuve et dans la région environnante, a 236 CHAPITRE VII. pourtant son émule sur le littoral occidental de la Nor- vège. Vers la mi-janvier, des masses considérables de ces poissons voyageurs viennent atterrir sur la partie la plus septentrionale de la côte Scandinave. Elles se présentent en plusieurs groupes, dont le principal pénètre dans le Vestfjord, situé entre les îles Loffoden et la terre ferme, tandis que d'autres masses longent la côte et s'avancent jusqu'à Cliristiansund. Les pêcheurs assurent que de grandes bandes de ces mêmes poissons remontent ensuite le long du Finraarken pour aller se perdre dans l'océan Glacial. Les morues qui arrivent dans le Vestfjord observent un certain ordre de nnarche ; les mâles se tiennent toujours à une plus grande profondeur, au-dessous des femelles et laissent tomber leur laitance dans les fonds où celles-ci ont laissé tomber leurs œufs, dont les pêcheurs recueillent d'immenses quantités (1). Le magnifique golfe de Vestfjord a près de quarante lieues jusqu'au point où les rivages sont tout à fait rapprochés. Là, pendant trois mois, 20 à 25,000 pê- cheurs, la plupart du Nordland et du Finmark, se réunissent aux îles Loffoden, par le 67^ degré de lati- tude septentrionale, et font moisson de cette énorme masse de morues qui tous les ans visitent ces parages. Plus de trois cents yachts de pêche y accourent de Bergen, de Sondmer, de Molde, de Ghristiansund et de Drontheim, chacun équipé de sept à huit hommes (2). 1. J.-L. Soubeiran. Rapport sur l'exposition internationale de Bergen Bulletin de la Soc. imp. d'acclimat. 1861. 2. La pèche du Loffoden emploie 3,000 barques montées chacune DES MORUES. 237 « Sept îles forment l'enceinte de cette mer, dit Noël de la Morinière; des courants rapides régnent entre ces îles, qui ont autour d'elles plusieurs autres petits îlots. C'est là que s'agglomèrent, vers la fin de février, des millions de morues qui descendent des mers glaciales. Cette pêcherie ne le cède pas à celle du banc de Terre- Neuve et passe à bon droit pour la plus renommée du nord. Depuis neuf cents ans qu'elle est fréquentée par les pêcheurs, les morues n'ont jamais manqué de s'y rendre. Elles y viennent frayer sur des fonds sablon- neux très- favorables à la pêche. Il est constant que l'affluence périodique de ces poissons est due à la posi- tion particulière et privilégiée du Loffoden, qui pré- sente une mer intérieure, mise à couvert des tempêtes. Les îles dont cette mer est entourée forment une bar- rière naturelle et maintiennent l'eau à la température nécessaire à l'accomplissement du frai qui s'opère en mars (1). » On pêche aussi la morue, pendant l'hiver, sur les côtes des provinces de Rumsdalem et de Finmark, où cette industrie rapporte environ six à sept millions de poissons par an. Les pêcheurs d'Aalesund et de Ghris- tiansund ont salé, en 1861, cinq mille tonnes d'œufs de morues. « Cette fabrication, observe le docteur Sou- de cinq hommes, qui se livrent à leurs travaux de janvier en avril. — En 1850, quarante-cinq jours suffirent pour réaliser une pèche qui se fit de Bergen au Finmark septentrional et employa 5,U7J embarcations montées par 24,666 hom.nes, etôUl bâtiments de transport jaugeant i 10, 35U tonneaux, avec 2,342 matelots d'é- quipage. Celte pèche fut évaluée à 42 millions de morues ou 18,900,000 kilog., sans compter un grand nombre de tonnes d'huile et de rogne. — J.-L. Soubeiran. Op. cit. 1. Noël de la Morinière. Op. cit., p. 251. 238 CHAPITRE VII. « beiran, dans son intéressant Rapport sur VExposition « de Bergen, occasionne sans doute une perte considé- « rable de frai, mais la masse de morues qui afflue tous « les ans dans le Vestfjord est telle, que ces poissons « s'entassent les uns sur les autres et forment des « couches compactes sur lesquelles la sonde rebondit < sans pouvoir pénétrer. » ÏX Trois autres espèces degades(l), la morue verte, réglefm, et le gade noir, fréquentent aussi la côte septentrionale de la Norvège. La morue verte que pèchent les Russes, et qu'on dit si avide de harengs, se rencontre même jusque sur les côtes de la Laponie. L'églefm, encore très-abondant, en 1850, sur les côtes de la Hollande, dans les eadx de Vlaardingen, a tout à coup disparu de ces parages. Il en a été de même des morues de cette espèce qu'on péchait aux environs d'Ostende et qu'on n'y rencontre plus aujourd'hui (2). La côte du Julland, depuis Skagen jusqu'à l'embou- chure de l'Elbe, est aussi très-poissonneuse : en 1862, les barques du port de Hymindegah prirent 25,000 mo- rues et 70,000 merlans. M. Irminger, dans sa Notice sur les pêches du Danemark, etc., nous apprend que cette dernière espèce abonde dans le golfe du Gatté- gat et sur la côte septentrionale de l'île de Fionie. 1. Merlangus virens. Cuv. 2. Gadus œglefinus. 3. Gadus carbo- narius. L. 2. Enquête sur la situation de la pèche maritime en Belgique, 1866. DUS MORUES. 239 Lapéche des morues en Norvège se fait avec des filets propres à cerner le poisson ; mais on emploie en outre les lignes de fond et des palangres très-ingénieusement disposés (1). Il est une innovation que nos pécheurs de morues de Dunkerque et de quelques autres ports de la Manche devraient adopter, à l'exemple des Norvégiens et des Hollandais, pour la conservation des produits de notre pêche à l'état frais. Parmi les nations qui participent à la pêche de la morue, les Hollandais se sont toujours fait remarquer par l'excellence de leurs préparations sa- lines, due en grande partie aux précautions qu'ils savent prendre et aux soins qu'ils mettent à maintenir le poisson dans toute sa fraîcheur jusqu'au moment qu'il est livré à la vente. — C'est principalement dans la mer du Nord, sur le Dogger-bank, qu'ils opèrent en employant des bâtiments-viviers à deux compartiments, l'un mobile sur le pont du navire, qui sert à conserver les lamproies destinées à l'appât des morues, et l'autre situé dans l'intérieur. Le produit de la pêche est ainsi rapporté vivant sur le marché, car le poisson peut vivre un certain temps renfermé dans ce réservoir (2) . 1. Les flottes de ces lignes dormantes, qui r'eposent sur le fond de pèche, sont en verre creux ; les piles ou avances sont frappées sur la ligne mère, comme dans le palangre catalan (voy. Etudes sur les "pèches maritimes. Ch. u) ; mais en général l'engin de pèche en usage dans la Méditerranée laisse beaucoup à désirer sous le rapport de l'installation, et il y aurait avantage d'adopter le pa- langre norvégien, dont les avances ou bras de ligne sont plus courts et en crin au lieu d'être en chanvre. 2. Voir pour plus amples renseignements, mon mémoire : Nou- veau système de pêche. (Héservoirs de dépôt, bateaux viviers et conservation du poisson, Revue maritime et coloniale, t. XIV, juin 1855.^ 240 CHAPITRE VU. Ces bâtiments pêcheurs sont du port de 100 à 130 ton- neaux ; Teau de mer est toujours en communication avec le vivier et se renouvelle continuellement. Des barques de trente tonneaux de jauge, affectées à la pêche côtière, sont aussi pourvues de viviers pour la conservation de la marée fraîche, car, en Hollande, le poisson rap- porté mort sur le marché, la morue surtout, perd une grande partie de sa valeur. La grande abondance des morues dans les mers qu'elles fréquentent est due à leur excessive fécondité, si souvent citée pour exemple. Leuwenhoeck a calculé qu'une seule femelle pouvait porter 9,384,000 œufs, et d'autres, assure-t-on, en ont compté onze millions ! Ainsi, d'une part, cette fécondité prodigieuse qui pro- met aux pêcheurs d'inépuisables ressources, malgré les énormes quantités de morues dont ils dépeuplent les eaux, et d'autre part, l'instinct qui porte ces poissons nomades à se rassembler en masses dans les parages où on les retrouve tous les ans, font de la pêche de ce gade une des plus importantes du globe. L'arrivée des morues dans les parages oii elles se présentent d'habitude n'a pas toujours lieu à la même époque : il existe pour ces poissons, comme pour les harengs, des causes inconnues qui peuvent retarder leurs apparitions, les éloigner des côtes et leur faire abandonner même pour un certain temps les fonds où ils ont coutume de se réunir. Mais si parfois ils chan- DES MORUES. 241 gent de croisières, leur éloignement n'est qu'accidentel et l'instinct les ramène toujours vers leurs parages de prédilection. Les limites qu'on assigne à l'espace de mer que fré- quentent ces poissons ne doivent pas être prises dans un sens absolU;, puisque les baleiniers signalent la pré- sence des morues bien au delà du cercle arctique. Les explorateurs des mers polaires les ont rencontrées encore vers le 80* degré de latitude boréale, aux environs du Spitzberg, et notre savant capitaine Gustave Lambert assure que dans le fond des eaux de ces froides régions cette espèce de gade doit être aussi très-abondante (1). Toutes ces masses de poissons ne frayent pas dans les différents parages oîi elles se tiennent réunies une grande partie de l'année : il est probable qu'à l'é- poque de la reproduction, les morues d'une même région maritime émigrent ensemble pour aller déposer leurs œufs dans d'autres parages plus propices à leur développement, comme la plupart des poissons voya- geurs qui habitent loin des bords des bassins océaniens oii on les rencontre ; mais, soit qu'on considère ces changements de stations comme des voyages ou des migrations;, soit qu'on les envisage comme de simples déplacements, il est évident que les morues des mers arctiques auront à traverser des espaces considérables pour venir chercher sur les côtes de la Norvège ou sur les bancs et les plages des îles de l'Océan septentrional 1. Bulletin de la Soc. de géograph. Assemblée générale du 20 décembre 1867. Expédition au pôle Nord par le capitaine G. Lambert, n. — 16. 1 242 CHAPITRE VII. des fonds convenables à l'accomplissement du frai. Les innombrables phalanges qui pullulent dans les eaux de Terre-Neuve et du Grand-Banc, celles qui abondent dans le golfe Saint-Laurent, dans les baies du Canada et de la Nouvelie-Écosse, seront originaires de la région maritime circonvoisine, puisque les pêcheurs, établis dans ces parages, font, en hiver, des trous dans la glace, aux endroits où la mer est prise, et qu'ils y pèchent des morues par des profondeurs de plus de cent brasses, preuve évidente que ces poissons se main- tiennent dans ces eaux, même pendant la saison la plus froide. Peut-être que la température de la mer, dans les zones traversées par legrand courant du Gulf-streamy contribue à la permanence des morues dans cette partie de l'océan. Quant à celles qu'on pêche tous les ans dans la Manche, sur les côtes de France et d'Angleterre, aux Hébrides, aux Orcades, en Ecosse et sur les côtes du Danemark et de la Hollande, je pense qu'elles doivent provenir de la mer du Nord, car là encore l'influence du Gulf-stream pourrait bien être aussi la cause de leur hivernage dans les eaux de ce bassin, la haute tempé- rature du grand courant sous-marin venant modifier celle des mers qu'il parcourt en répandant sur son pas- sage d'abondants trésors de chaleur et de vie. CHAPITRE VIII Les sardines. Sommaire : Pèche de la sardine sur nos côtes occidentales de France. —Abondance de ces poissons en Espagne et en Portugal. — Produits de la pèche sur divers points du littoral de la pé- ninsule. — Opinion de Miravonl. — Documents historiques sur la pèche des sardines dans la Méditen^anée. — Renseignements Risso, — Fréquence des sardines aux Canaries et sur la côte adjacente. — Probabilité de deux races. — Question d'origine. La sardina caprichosa, Voluble, cual mariposa, Es en su agil nadar La golondrira del mar. Chant du pécheur^ I C'est bien là, comme dit le Chant du pêcheur, le mode de nager de la frétillante sardine, imitant, par l'agilité et la souplesse de ses mouvements, le vol capri- cieux de l'hirondelle ou celui du papillon. Élégante nageuse, aux mœurs nomades, de formes gracieuses et toute brillante de ses reflets argentés, elle a été admirée 244 CHAPITRE VIII. de tous ceux qui ont pu la voir s'ébattre dans des eaux limpides, et appréciée des gastronomes pour son goût exquis et la délicatesse de sa chair. Je ne puis éviter de consacrer quelques pages à ce joli poisson de la famille des dupées (1). Dans l'Océan, sur nos côtes occidentales de France, l'apparition des sardines se fait remarquer depuis l'ex- trémité nord de la Bretagne jusque vers l'embouchure de la Loire. Sa pêche commence sur ce littoral en juin ou en juillet et se prolonge souvent jusqu'à la fin d'oc- tobre. On y emploie des barques montées de neuf à dix hommes, la plupart paysans bretons qui retournent ensuite à leurs champs. Cette pêche se fait ordinaire- ment à deux ou trois lieues en mer avec des filets qui ont 15 à 20 brasses de longueur sur 2 1/2 de chute. Chaque barque en tend jusqu'à six pièces ajustées bout à bout. Les sardines se présentent en grandes masses; Concarneau, Douarnenez, sont des parages non moins privilégiés que Quimper, Lorient et Belle-Ile. Plus de 4,000 hommes s'occupent à la pêche des sardines sur cette côte pendant une partie de Tannée et l'on a évalué à 2,500,000 francs les produits de cette industrie entre Brest et le Groisic seulement. En 1867, on a estimé à plus de quinze millions de francs le produit total de notre pêche en sardines et an- chois, dans les eaux de la Méditerranée et de l'Océan. Un autre poisson de la famille des dupées se pêche abondamment sur les côtes d'Angleterre et d'Ecosse; 1. Clupea spratus . Lin. Clupea sardina. Val. i LES SARDINES. 245 c'est \c pilchard (i), qu'on nomme vulgairement celan ou celerin, espèce d'alose plus grande que la sardine, avec laquelle on la confond souvent lorsqu'elle n'a pas encore atteint sa taille ordinaire. Les vraies sardines ne paraissent pas remonter plus haut dans l'Océan, que les côtes de la Manche. Les sardines affluent dans le golfe de Gascogne et sur la côte d'Espagne en deçà comme au delà du cap Orlégal. La pêche de ces dupées est la source d'un traflcconsidérable, principalement dans la baie de Bis- caye et dans les ports de la Galice. J'ai déjà signalé son importance (2), il serait donc superflu d'y revenir encore ; mais j'appellerai l'attention sur la grande affluence des sardines depuis les côtes septentrionales de la péninsule ibérique jusqu'au cap Saint- Vincent de Portugal, et de là aux atterrages du détroit de Gibraltar, lorsque ces poissons voyageurs se dirigent vers la Médi- terranée. Les bancs de sardines font leur première apparition sur la côte de Galice en juillet ou en août; ils ont souvent plusieurs lieues d'étendue et s'engagent parfois dans les longues criques (rias), qui bordent le littoral où l'on pêche ces poissons une grande partie de l'année. Les bénéfices de la pêche des sardines, dans chaque cam- pagne, sont très-considérables : en 1828, on comptait sur la côte de Galice 320 grands établissements de salaison, dont 200 étaient en pleine activité pendant six 1. Alosa piîchardus. Val. 2. Études sur les pêches maritimes, etc. Ch. IX, p. 455. 246 CHAPITRE VIII. mois de Tannée, d'août en janvier. Chaque atelier con- fectionnait par an environ 1,500 milliers de sardines, pressées et salées, qu'on encaquait en gros barils de douze milliers. C'était donc un produit annuel de trois cents millions de poissons (l) ! La côte des Asturies et celle de Cantabre ne sont pas nQoins favorables à la pèche des sia dines que celle de Galice. Le passage des dupées a lieu dans ces pa- rages poissonneux- depuis juin jusqu'en novembre et parfois jusqu'en janvier. Les bancs de sardines qui viennent du large sont annoncés aux pêcheurs par la présence des oiseaux de mer qui volent au-dessus des eaux en suivant les poissons pour saisir ceux qui nagent plus près de la surface. La pêche se fait avec des filets flottants à mailles fines, comme dans la Méditerra- née (2), ou bien on cerne le poisson avec une espèce de seine nommée jnhega, qu'on haie de terre (3). On peut au moyen de cette manœuvre amener tout un banc de sardines sur la plage. Pour la pêche avec le filet flot- tant [sardinaî)y on n'a besoin que de petits bateaux, montés de cinq à six hommes, qui prennent souvent jusqu'à 2,000 sardines d'un seul coup, dans la levée du matin, et le double les jours de grands passages, quand les bateaux peuvent retourner à la pêche vers le 1. Miravent, qui a décrit cette pèche, dit qu'elle nécessite l'em- ploi de 150,000 mesures (fanegas) de sel. L'embarillage donne lieu à l'achat de 300,000 ducllcs, de 40,000 douzaines do cercles, de 5,000 douzaines de planches et de 150 milliers de clous. Ces fa- briques de salaison ont à leur service plus de 1,500 barques avec un équipage de cinq à six pécheurs, et emploient en outre 10,000 personnes (hommes, femmes et enfants). 2. Études sur les pèches maritimes, etc. Chap. IV, p. 129. 3. Id. Id. f^^iap. IX, p. 453. LES SARDINES. 247 soir. Mais cette pêche est souvent contrariée, sur la côte des Asturies, par la présence des requins qui occa- sionnent de grands ravages dans les filets pour dévorer les sardines prises aux mailles. Ainsi toutes les mau- vaises chances semblent se réunir contre ces pauvres poissons ; dans les airs, les oiseaux affamés qui les poursuivent; dans la mer, des monstres voraces qui les dévorent, et sur la plage, des pécheurs qui les guettent au passage. Trois sortes d'ennemis à la fois et tous les trois sans pitié ! Sur la partie méridionale du littoral espagnol que baigne l'Océan, la côte de Huelva, l'embouchure de la Guadiana, celle du Guadalquivir et la baie de Cadix, sont les parages où les sardines se présentent en plus grandes masses. Environ 3,000 hommes prennent part à la pêche de ces dupées de mars en septembre. Don J. Miravent, observateur accrédité, qui s'était dédié, pendant sa longue résidence dans l'île Christine (I), à des études pratiques sur les pêches en usage dans ces mers, distinguait deux variétés de sardines, diffé- rentes de goût et de taille : celles de passage « qui arrivent du nord, disait-il, et les sardines qu'on pêche presque en toutes saisons. » Cette seconde variété ne lui semblait pas changer de région comme l'autre et se montrait toujours avec la même abondance dans ces parages depuis avril jusqu'à la fin de novembre. Les sardines de passage, comme j'ai pu le voir moi- même durant mes explorations sur ces côtes méridio- 1. Études sur les pêches maritimes, etc. Chap. IX. p. 447 et suiv. 248 CUAPITRE VIII. nales, se présentent en innombrables légions, malgré les pertes qu'elles éprouvent en route dans les pêche- ries espagnoles et portugaises qu'il leur faut traverser. Poursuivant toujours leur marche en longeant la côte, elles s'avancent en masses vers le détroit pour aller frayer dans la Méditerranée, et les pêcheurs assurent qu'elles repassent ensuite de février en u.ars. Ces pas- sages des sardines sur les côtes d'Andalousie durent plusieurs mois, mais c'est surtout en septembre que l'affluence de ces poissons se fait le plus remarquer. II La sardine et l'anchois (1), son compagnon d'habi- tude dans la Méditerranée, ont été recherchés de tout temps pour la délicatesse de leur chair. On consomme ces dupées à l'état frais, ou bien on les conserve pour la salaison, pressées ou marinées dans la saumure ou dans l'huile d'olive. Les Grecs et les Romains, grands amateurs de pois- son, durent avoir connaissance de ces deux espèces et paraissent les avoir désignées par des noms diffé- rents de ceux qu'elles portent aujourd'hui (2). On présume du moins d'après certains passages des œuvres d'Aristote, d'Athénée, d'Oppien et de Pline, que ces auteurs ont voulu parler des sardines. Mais les plus anciens documents historiques oii il est réellement 1. Clupea encrasicolus. Lin. 2. On croit que V^xpxuhç d'Oppien. Vs'^xpxaixoh^ d'Elien et l'àfBiv d'Aristote, sont l'anchois et la sardine. LES SARDINES. 249 question de ces poissons ne remontent qu'au xii' siècle ; d'abord en 1133, dans un règlementde Gelmirez, arche vêque de Gompostelle (1). La pêche de ces dupées, dans les eaux de la Médi- terranée, devait avoir acquis une certaine importance au moyen âge, puisque les droits sur les sardines salées furent maintenus aux assises deNaples, en 1176 (2). — Dans une charte de 1424, Charles III, comte de Pro- vence, concédait privilège au monastère de Lérins pour pêcher les anchois à la rissole vers l'embouchure de la Siagues (3)^. — La pêche de la sardine se faisait déjà avec succès à Cassis et à la Ciotat en 1374 et donnait lieu à une assemblée de pêcheurs présidée par le prieur de Saint— Zacharie pour régler les postes de pêche (4). . — D'après un autre document conservé aux archives de la Ciotat (1510), la pêche des sardines et des anchois avait lieu d'avril en octobre et se faisait à la clarté des flambeaux, de même qu'un la pratique encore dans la mer Adriatique. On a renoncé aujourd'hui à cette manière d'attirer les sardines, mais la pêche a toujours lieu de nuit avec des filets à mailles fines contre lesquels ces poissons viennent se heurter dans leurs courses noc- turnes et restent pris par les ouïes (5). Sur notre côte de Provence, ainsi que dans beaucoup d'autres parages de la Méditerranée, c'est depuis avril jusqu'en novembre que les sardines abondent dans le 1. Flores. Espaha sagrada... XX, 524. 2. Muratori. Rerum italicarum scriptores. VII, 1030. 3. Archives de la corporation des pêcheurs de Marseille. 4. Études sur les pêches maritimes. Chap. IV, p. 123. 5. Études sur les pêches maritimes, etc. Ghap. IV, p. 130. 250 CHAPITRE vm. golfe du Lion. Elles sont souvent accompagnées par les anchois, et parfois aussi ceux-ci les précèdent ou les suivent. L'alose, autre espèce voyageuse, se montre à la même époque. Des bandes considérables de sardines, chassées par les thons qui longent la côte, s'introduisent fréquemment dans les madragues ; d'autres, non moins nombreuses, pénètrent dans les étangs salés des Mar- tigues. Les anchois se présentent plus rarement dans ces lagunes, mais ils y sont remplacés parles melettes, espèce d'argentine (1) qui afflue dans les eaux saumâtres et qu'on sale comme l'anchois. Les sardines viennent frayer de préférence dans les eaux tranquilles du golfe de Nice où les jeunes alevins, qu'on pêche par millierS;, sont connus sous le nom de poutina : « ces dupées, dit Risso dans l'ouvrage qu'il a « écrit sur l'histoire naturelle des poissons du départe- < ment des Alpes-Maritimes, sont de toutes les espèces « de notre mer les plus particulièrement dotées de cet « instinct social qui les réunit en légions nombreuses. « Elles se présentent en troupes presque toutes les « années ; leurs migrations semblent se faire d'Occi- « dent à l'Orient dans le printemps^et en sens contraire « vers l'automne. Ces poissons nagent très-vite; l'avan- « tage de trouver des aliments propres à leur nutrition « et des retraites profondes dans nos abîmes sous- € marins offre aux anchois et aux sardines la facilité < de demeurer dans nos parages : en outre, les lieux « convenables pour déposer leur frai en avril sur des ]. Argentina sphyrsena. Lin. LES SARDINES. 251 « fonds de galets, favorisent encore leur séjour. Aussi « la pèche des anchois est celle qui lient le premier « rang dans nos contrées. C'est aux belles soirées de « mai, de juin et de juillet, dans ces nuits demi- Malheureusement M. Valenciennes n'a pas fait preuve de la même franchise. En appliquant à nos ports de la Manche les observations du professeur Nilsson, il s'est exprimé en ces termes : « Chacun de ces ports réunit « les pêches des bassins de l'Océan qui les environnent; « il faut bien que ces bassins aient chacun des variétés LES HARENGS. 297 « particulières de harengs, car les marchands savent « très-bien distinguer la provenance de ces poissons. « Il n'est pas difficile de reconnaître, avec un peud'ha- « bitude, le hareng de Calais, qui a le corps allongé et « un peu aplati, du hareng de Dieppe, qui est plus ar- ec rondi et plus trapu (1). » C'est exactement en d'au- tres termes ce qu'avait dit S. Nilsson du hareng nor- végien et de celui de la Baltique. XV Les faits émis par l'illustre professeur de l'Université de Lund, dont les travaux zoologiques ont appelé l'at- tention du monde savant, ne sauraient être contestés. Toutefois, je crois pouvoir tirer de ses observations une conséquence moins absolue sur la provenance de l'es- pèce de clupée dont il est ici question. Je n'admets aucun doute sur les distinctions des races de harengs qu'on pêche dans les divers parages que j'ai passés en revue; je crois que les poissons, apparte- nant à ces différentes variétés, doivent se retirer après le frai dans des fonds qu'on ne peut supposer bien éloignés des points oii ils viennent le déposer de cou- tume ; mais il est aussi certaines races de harengs, qui doivent venir de loin, le graabenssill par exemple, qu'on pèche dans la partie la plus septentrionale de la côte norvégienne^ puisque les pêcheurs l'aperçoi- vent à son arrivée à la haute mer, lorsque ce poisson, 1. Histoire naturelle des harengs, par M. A. Valencieanes, p. 47, 298 CHAPITRE VIII. chassé en masse par les grands cétacés, tâche de gagner la côte pour se réfugier et s'accumuler dans les fiords. On savait déjà, au rapport des baleiniers, que ces immenses bancs de harengs se rencontrent souvent dans les mers arctiques, se dirigeant vers le sud. Il en serait donc de ces dupées voyageuses comme des sardines ; les harengs auraient aussi leurs races régionales ou fon- cières, qui habitent constamment les mêmes bassins, et des races nomades, dont les migrations se renouvellent tous les ans. ^^^^^ Les pêcheurs Scandinaves ont toujours daigné les harengs qm viennent du large sous le nom de harengs de la mer (1). Sur les côtes de la mer du Nord, de même que dans la Manche et dans la Baltique, on a employé les expressions de harengs de terre, harengs natifs , harengs francs, pour indiquer ceux qui sem- blent ne pas s'éloigner beaucoup des rivages. Ces dif- férentes dénominations seraient encore une preuve de l'existence reconnue de deux races distinctes, l'une voyageuse, qui paraît venir de loin, l'autre côtière, et qu'on pêche une grande partie de l'année, mais qui pourtant s'éloigne aussi et disparaît comme la première pour aller se cantonner un certain temps dans les vallées sous-marines de la région littorale. Aux alentours des Hébrides, on pêche des harengs qui ne quittent jamais ces parages et d'autres qui arrivent de la haute mer dans la saison du frai et qu'il est facile de distinguer des premiers (2). Pareille observation a 1. Fhaefssill ou haevssill. 2. Observation d'Aderson. LES HARENGS. 299 été faite aux îles Shetland, ainsi qu'en Irlande et en Angleterre. Dans la Manche, sur nos côtes de France, les pécheurs font aussi la distinction de deux sortes de harengs, [emarselou Vavrilet, c'est-à-dire le hareng de mars ou d'avril, parce que ce poisson abonde dans cette saison, et les harengs du large qui sont plus gros. M. A. Bœck, dont le docteur Soubeiran a recueilli les observations pendant son séjour à Bergen (1), est d'avis que les harengs en général habitent de grandes profondeurs sous-marines, mais que leurs cantonne- ments ne dépassent pas, vers le nord, le 67™^ degré de latitude ; que les eaux, dont la température est au- dessous de 4° centigrades, ne semblent pas leur con- venir; qu'ils quittent leurs retraites habituelles, à l'é- poque du frai, pour se rapprocher des côtes voisines en descendant vers le sud et en nageant presque toujours contre le courant ; qu'ils font plus tard une seconde apparition qui, pour quelques naturalistes^ serait une seconde saison de frai ; que ces dupées enfin frayent indistinctement par 10, 20, 50 et même 150 brasses, suivant les parages, et qu'elles se nourrissent de crus- tacés microscopiques et de petits animaux inférieurs. 1. Rapport sur l'exposition internationale de Bergen. Bull, de la Soc. imp. d'accl. de Paris. Août 1865. Aperçu statistique de la pêche contemporaine. Je vais compléter cette histoire du hareng par un coup d'œil sur les résultats obtenus, pendant ces der- nières années, dans les différentes mers d'Europe où Ton se livre avec le plus de succès à la pèche de ce poisson. PÊCHE NORVÉGIENNE. Les peuples Scandinaves ont toujours tiré leurs prin- cipales ressources de la mer, et les Norvégiens, parmi eux, se sont signalés comme les plus actifs et les plus habiles. La côto de la Norvège avoisine cette partie de l'Océan boréal où les courants du Gulf-stream amènent dans les eaux de la mer une température exceptionnelle sur un littoral d'une étendue d'environ douze degrés en latitude. — Depuis le cap Nord jusqu'au grand golfe du Cattégat, les eaux ne gèlent presque jamais le long d'une côte découpée de fiords, où d'innombrables légions de harengs, de morues, d'autres poissons et de crustacés de toutes sor'cs, viennent chercher des abris. Ces heureuses circonstances ont facilité le développe- LES HARENGS. 301 ment de la grande industrie maritime qui s'exerce dans ces parages. Pendant l'iiiver^ la pêche du hareng se fait dans le sud de la côte norvégienne et se pratique avec des filets déri- vants, mais on emploie aussi des filets de barrage dans les fiordsoii le poisson s'introduit et s'accumule en masses. Le hareng, à cette époque, est toujours plein et la pèche commence en janvier pour finir en mars, tandis que celle d'été se prolonge souvent jusqu'en novembre. En 1860, la pêche d'hiver produisit^ aux alentours de Bergen, 730,000 tonnes de harengs, dont 540,000 furent expédiées à l'étranger et le reste consommé dans le pays. Or, chaque tonne de harengs contenant de 450 à 500 poissons, les 540,000 tonnes représentent un produit de 328 à 365 millions de harengs. — Cette pêche occupa 4,986 embarcations montées par 26,689 hommes, qui opérèrent avec plus de 80,000 pièces de filets ; 552 bâtiments de transport furent employés aux exportations. On a évalué à 2,326,000 francs les harengs salés sur place (1). La pêche en 1862, d'après les documents officiels, a été de 659,000 tonnes, estimées en totalité à plus de douze millions de francs. Je ne crois pas sans intérêt de citer aussi les excel- lents renseignements statistiques que M. A. Chaumetle des Fossés, ancien consul général de France en Nor- vège, a donnés sur les pêches de ces mers. Ses obser- l. Extrait des Annales du commerce extérieur de Suéde et Nor- vège. 1862. 302 CHAPITRE VIII. valions embrassent une période de trois ans (de 1823 à 1825 )(1). « La pêche la plus abondante du hareng norvégien a lieu à Stavanger, à l'entrée du golfe de Bukke ; ses produits sont exportés en Suède et en Russie ; elle occupe pendant trois mois toute la population delà côte occidentale jusque près de Drontheim et rapporte de 300 à 400,000 tonnes de harengs. Cette pêche se fait à deux ou trois milles en mer avec de petites embar- cations. « Aux environs de Stavanger seulement, on sale chaque année de 60 à 70,000 tonnes de poissons, dont la plus grande partie se pêche dans les criques et les petites baies qui bordent la côte, en remontant vers le nord. — Le hareng qu'on prend en été est moins nom- breux, mais beaucoup plus délicat, et cette variété est presque toute consommée sur les lieux. Les poissons péchés dans les eaux de Bergen sont aussi de deux sortes, le hareng d'hiver ou printanier et celui d'été. La province de Bergen sale communément de 250 à 300,000 tonnes de poissons de sa pêche, et consomme environ un quart de cette quantité (2). « Les pêcheurs norvégiens, avant de préparer le 1. Essai sur le commerce de la Norvège, par Amédée Chaumette des Fossés. Rio -de- Janeiro, Août 1826. 2. En 1825, Bergen exportait pour 6.500,000 francs de poissons, dont 3,000,000 de morues et 3,500,000 de harengs, représentés par 251,000 tonnes, à 14 fr. la tonne, et de plus pour 13,500 tonnes d'huile de poisson, à 75 fr. la tonne = 1,012,500 fr. et 13,500 tonnes de rognes ou œufs de poissons, à 20 fr. latonne =270,000 fr. Nous avons vu plus haut que S. Nilsson portait le produit géné- ral de la pèche norvégienne à 585,000 tonnes, dont 550,000 de ha- rengs d'hiver et 35,000 de harengs d'été. LES HARENGS. 303 hareng, le saignent à la gorge aussitôt qu'il arrive sur la côte oii sont établis les ateliers de salaison. Ils salent aussi diverses sortes de poissons qui, en France, ne sont débitées que comme marée fraîche ; quelques-unes même sont fumées, telles que les carrelets. Le hareng norvégien est considéré en général comme inférieur en qualité à celui de Hollande et d'Ecosse (1). » Voici un autre renseignement qui n'est pas sans im- portance et que j'extrais du rapport présenté au ministre de la marine par le président de la commission fran- çaise envoyée à l'exposition de pèche de Bergen, en 1865 : ce En Norvège, un service de télégraphie, complet et peu coûteux, met en communication toutes les parties du littoral oii s'opère la pêche. Les patrons de bateaux peuvent en tout temps correspondre avec leurs arma- teurs, les renseigner sur l'état de la pêche et prendre leurs ordres. — En outre, des bâtiments garde-pêches, en continuel mouvement sur les côtes, informent les pêcheurs des points oii l'abondance des poissons est plus grande. Grâce à ces précautions, la pêche se fait avec ordre et d'une manière fructueuse. « Peut-être serait-il possible de procéder chez nous d'une manière analogue lorsque les harengs s'ap- prochent de nos rivages oii la plupart du temps nos pêcheurs ne sont guidés que par le hasard. » 1. En Norvège, le hareng de première qualité (poisson gros et plein), de 600 au baril, se vend en moyenne à 30 francs. La deuxième qualité, de 700 poissons au baril, vaut 25 fr., et la troi- sième, composée de 700 à 900 poissons au baril, est cotée à 21 fr. On débile en outre dans le petit commerce une quatrième qualité, de 1,000 poissons au baril, à 16 fr. 304 CHAPITRE VIII. PECHE DANOISE. En Danemark, la pêche du harong conserve encore une certaine importance ; c'est aujourd'hui sur la côte septentrionale de l'île de Seeland, à Korsoer et aux alentours de l'île Bornholm qu'elle se fait avec le plus de succès. M. Irminger, capitaine de vaisseau de la marine da- noise, dans un écrit récemment publié (1), nous fournit les notions suivantes : « Pendant la saison du hareng, les pécheurs « danois développent la plus grande activité quand ce < poisson, dans ses migrations, traverse au printemps « la mer du Danemark pour se rendre dans la Baltique, « et à son retour en automne, époque où il est le plus « gras. » Cette assertion, de la part d'un homme pra- tique, est encore une preuve du déplacement de ces cla- pées voyageuses qui, chaque année, viennent payer leur tribut aux pêcheries de la Baltique et augmenter les produits de la pêche foncière. « Parmi les populations maritimes des côtes du Da- nemark, observe M. Irminger, un grand nombre pré- fèrent s'engager dans les voyages de long cours, qui leur assurent un gain sûr et régulier, plutôt que de se dédier à la pêche, à cause du bas prix de ses produits dans un 1 . Notice sur les pêches du Danemark, des îles Feroê, Islande et Groenland, par Irminger, capitaine de vaisseau et adjudant géné- ral de S. M. le roi de Danemark, extrait de la Revue maritime et coloniale. 1864. LES HARENGS. 305 pays où la fertilité du sol, en général, procure des res- sources suffisantes à l'alimentation publique. Co- penhague, la capitale du royaume, est fournie en pois- son frais par les pêcheurs de Skagen et ceux de la côte nord-est de la Seelande. Skagen, sur la partie la plus septentrionale du Jutland, passe pour un des meilleurs postes de pêche, mais le hareng y est rare. Trente bâtiments viviers y sont employés au transport du poisson. « Dans les eaux du Lijmfiord, la pêche du hareng, en 1862, rapporta 75,000 francs. — Sur la côte des Belts, où le poisson abonde, la pêche est plus active ; mais c'est principalement dans la grande île de Séeland, qu'on trouve réunie une population composée de plus de 500 marins, qui vivent exclusivement de la pêche du hareng, du saumon et de la morue. » D'après les relevés statistiques de M. Smidh, qui a parcouru officiellement, dans ces dernières années, toutes les côtes du Danemark pour inspecter l'état de la pêche, cette industrie occupe sur le littoral du royaume 6,500 hommes, auxquels elle a rapporté 3,310,000 francs. PÊCHE HOLLANDAISE. Dans le xiv' et le xv* siècle, six à sept cents grands buijs hollandais faisaient ordinairement trois voya- ges par an sur les côtes d'Angleterre et rapportaient un produit, en harengs, estimé à 1,470,000 florins d'or. II. — 20 806 CHAPITRE VIII. En 1603, les ports des Provinces-Unies exportaient pour cinquante millions de ces poissons, employaient 2,000 embarcations montées par 37,000 matelots, et les produits expédiés occupaient 9,000 bâtiments de transport. Deux cent mille individus prenaient part à celte grande industrie, et Bloch porte à 624 millions le nombre de harengs qu'on salait de son temps en Hol- lande. Ce fut l'époque de la plus grande prospérité de celte nation que la pêche avait placée au premier rang parmi les puissances maritimes. C'était par les im- menses produits qu'elle en retirait et par la supériorité d'une préparation perfectionnée, due au système de salaison de Wilhem Beuckelsz, qu'elle était parvenue à la domination des mers. Bien qu'encore très-active aujourd'hui, la pêche hol- landaise n'atteint plus l'importance qu'elle s'était ac- quise dans les premiers temps : elle n'emploie plus qu'une centaine de navires, et la moyenne de ses pro- duits annuels n'est évaluée qu'à 22,000 tonnes de mille harengs, soit 22,500,000 poissons. La concurrence des nations maritimes qui se sont livrées successivement à la pêche du hareng a été la cause de la décadence de cette industrie en Hollande ; mais ce qui acheva surtout de la ruiner, ce fut la guerre de 1703, pendant laquelle la France détruisit les flottes hollandaises. Les pêcheries suédoises et norvégiennes surent profiter de celle circonstance pour imprimer un grand développement à leur propre industrie. « A dater de cette époque, les Hollandais virent se tarir la source abondante qui avait élé l'origine de leur LES HARENGS. 307 puissance. En 1814, la Hollande n'équipait plus que 106 barques, et à la paix de 1815, elle n'en avait que 140 qui prenaient part à la pêche. Le nombre de ba- teaux pêcheurs s'éleva à 168 deux ans après, mais les années suivantes, il était réduit à 123, dont le produit n'atteignait qu'à 468,000 florins. En 1833, les ports hollandais n'équipaient aucun huijs et n'expédiaient que 49 grandes barques {pinchs) de pêche. En 1836, on arma seulement 117 buijs pour la pêche d'été, et depuis les armements n'ont pas augmenté d'une manière sen- sible, seulement les produits de la pêche hollandaise, tout en restant dans une infériorité numérique, compa- rativement aux grands résultats obtenus trois siècles auparavant, ont repris leur ancienne supériorité. « Vlaardingen, Maasluis, Delftshaven, Amsterdam, sont aujourd'hui les principales villes hollandaises qui expédient sur les côtes d'Ecosse et d'Angleterre de grandes barques qui se livrent à la pêche du hareng, de la mi-juin jusqu'à la fin de novembre. Les boms- chnits (bateaux sans quille), de Scheveningen, Katwisk etNordwisk, après avoir consacré le printemps à la pêche du poisson frais, vont poursuivre le hareng sur les côtes d'Angleterre, devant Yarmouth, du 15 août jusqu'en décembre. Cette pêche a été évaluée, en 1860, à 22,515,000 harengs, d'une valeur de 938,630 fr. Ces poissons ont été tous brailles en mer, puis fumés à leur arrivée en Hollande, principalement à Scheve- ningen (1). » l. L Soubeiran. Rapport sur l'exposition des produits de pêche de La Haye en i8(i7. (Bull, de la Soc. imp. d'acclim.) 308 CHAPITRE VIII. Dans le Zuyderzée, la pêche du hareng dure d'oc- tobre à la fin de mars : en 1860, le produit s'éleva à 24 millions de poissons, vendus 360,000 fr. (un cen- time et demi la pièce) (I). La plus grande partie des produits confectionnés de la pèche hollandaise s'écoule par la Belgique ; le reste est réparti entre l'Allemagne, qui reçoit 21,000 tonnes de harengs caques , les États-Unis , qui en achètent environ 2,200 tonnes, et la Russie, où on n'en con- somme que 1 ,500 tonnes. Dans un rapport d'un grand intérêt, adressé en 1861 à la chambre de commerce de Boulogne, sur l'exposi- tion de pêche d'Amsterdam, par M. Lonquety, l'un des membres délégués de la commission qui se rendit sur les lieux (2), on reiitiarque les observations sui- vantes : Parmi les obligations auxquelles étaient assujettis les pêcheurs hollandais, d'après les anciens règlements, il y en avait une qui n'avait pas peu contribué à maintenir la supériorité des produits de la pêche hollandaise : c'était celle qui forçait les pêcheurs de saler sous voile, dans la journée même, le hareng pris dans la nuit, ou sinon de le rejeter à la mer. Ainsi le poisson était livré à l'action du sel tandis qu'il était encore vivant et sa chair d'autant plus susceptible d'absorber l'élément 1. L. Soubeiran. Op. cit. ex de Brouwer. 2. Rapport fait à la chambre de commerce de Boulogne-sur-mer ^ le 6 décembre 1861 , par M. P. Lonquety aîné , l'un de ses membres et son délégué, sur l'exposition internationale d'appareils de pêche d'Amsterdam. Paris, Challamel, édit. 1862. LES UARRNGS. 309 salin destiné à sa conservation. Le hareng pris le long des côtes, qui ne pouvait être salé de suite à bord des petites barques de pèche, n'était pas caqué et passait simplement par la préparation du saurissage. « A l'aide de ces moyens restrictifs, appuyés d'une surveillance rigoureuse, ajoute M. Lonquety, la Hol- lande parvint à maintenir la haute réj-rfa'ion que ses préparations avaient obtenue et qu'elles conservent en- core. Mais, malgré ses efforts et tous ses sacrifices pour conserver le monopole qu'elle s'était adjugé, elle vit d'autres nations maritimes se poser en rivales, tout en opposant à son système de restrictions légales un sys- tème contraire entièrement fondé sur la liberté absolue de l'industrie de la pêche. Une concurrence ruineuse pour les intérêts de son commerce ne tarda pas à se produire, une grande baisse de prix s'opéra sur les marchés et la consommation générale en retira les pre- miers avantages. Le gouvernement hollandais ouvrit les yeux et chercha à sortir de la voie dans laquelle il avait persisté. Par la législation de 1857, il abolit toutes les restrictions, toutes les mesures coerciLives qui entra- vaient la pêche, et lui rendit toute liberté d'action. Mais indépendamment d'une rénovation à peu près complète, la pêche hollandaise aura '^encore à lutter contre une concurrence qui ne lui laissera pas reprendre son an- cienne supériorité. » Les Hollandais emploient maintenant des navires de 100 à 130 tonneaux à la pêche du hareng dans la mer du Nord. En salant le poisson à bord, ils gagnent 20 pour 100 de valeur sur celui qui est salé à terre, car ce 340 CHAPITRE VIII. poisson a déjà supporté le transport et est resté ensuite de longues heures avant d'être soumis à l'action du sel. Le premier soin des pêcheurs, aussitôt que le filet est retiré de l'eau, est de tuer le hareng et de le sépa- rer en quatre classes : le hareng vierge (maatjes ha- rings), le hareng plein {oolles), le hareng prêt à pondre (kentzish) et le hareng guai ou qui a pondu (y/es). Dès qu'on a séparé ces diverses qualités, on procède au caquage, après avoir saupoudré le poisson d'un sel raffiné, puis en mettant alternativement dans les barils une couche de harengs et une autre de sel de Lisbonne. Quelques jours après, quand le poisson s'est affaissé, on remplit les barils avec des harengs de même pêche pour ne plus y toucher. Les Hollandais, pour soutenir la supériorité des pro- duits de leur pêche, ont poussé les précautions, jusqu'à ïiuméroter les barils par ordre de caquage au fur et à mesure qu'ils préparent leur poisson à bord. Nous imitons maintenant ce même procédé en France. Le numéro d'ordre augmente proportionnellement la va- leur du baril en indiquant l'état de fraîcheur du poisson au moment de l'opération. Ainsi l'acheteur peut cal- culer par heure le temps écoulé entre la capture et la' salaison (1). l. Pêche et salaison du hareng, par Lonquety aîné. Paris, Challa- mel, édit., 1865. LES HARENGS. 311 PÊCHE ANGLAISE. L'Angleterre, qui s'était toujours soustraite aux con- ditions du traité d'intercourse, passé avec la Hollande en 1494, avait déjà formé, dans le xvi' et au commen- cement du xvii^ siècle, plusieurs compagnies de pêche qui rivalisaient avec celles de ses concui-renls, et en 1652, la guerre qu'elle fit aux Hollandais, favorisée par l'énergie de l'amiral Blacke, lui assura une su- prématie marquée sur les puissances maritimes qui s'occupaient de l'industrie du hareng Le port de Yarmouth est aujourd'hui un des plus re- nommés pour la pêche de ces poissons ; il équipe chaque année environ quatre cents barques de quarante à soixante-dix tonneaux, montées de huità douze hommes. Le produit de la pêche a été évalué, dans ces derniers temps, à 17,500,000 francs. En 1857, trois cents barques péchèrent 3,762,000 harengs. Mais c'est surtout sur les côtes d'Ecosse, dans une étendue de mer qui embrasse la moitié de l'espace qui sépare ce littoral des côtes de la Norvège, que le hareng abonde le plus d'octobre en novembre. On a pu établir, d'après les observations faites sur un grand nombre de données, les moyennes suivantes sur les chances de bonnes ou de mauvaises pêches dans ces parages : En octobre, sur dix coups de filet, deux seulement sont fructueux et les huit autres n'ont produit que douze barils de poissons. 312 CHAPITRE VIII. En novembre, les mêmes chances ont donné quinze barils de 510 à 612 poissons pour résultat, tandis qu'en juin, sur vingt coups de filet, la moitié seulement a amené une faible quantité de poissons qui n'a produit qu'un baril et un quart (1). En 1826, les pêcheries d'Ecosse avaient employé 74,041 individus à la salaison des harengs. L'exporta- tion totale du hareng de pêche anglaise est évaluée, année moyenne, à 1,000,000 de barils, représentant à peu près 137,500,000 kilogrammes de poissons. PÈCHE FRANÇAISE. Le passage ou l'apparition des harengs sur nos côtes de France, depuis Dunkerque jusqu'à Lorient, a lieu chaque année avec plus ou moins de régularité et d'a- bondance. Nous disons passage ou apparitioti, parce que ces poissons se montrent tout à coup près de notre littoral sans qu'on sache d'oii ils viennent, et que, dans d'autres circonstances, on les voit filer rapidement et se diriger vers le nord ou vers le sud. — Sur la partie de côtes comprise entre l'embouchure de la Somme et celle de la Seine, on a souvent observé des bandes de harengs passer à la distance de quatre à cinq lieues en mer. Presque tous les harengs frais qu'on vend sur le mar- l , Extrait du Rapport sur l'exposition internationale de Bergen. {Revue maritime et coloniale. Décembre 1865.) LES HARENGS. 313 ché de Paris proviennent de la Manche, des ports de Dieppe, de Calais et de Boulogne ; mais Tréport, Fécamp et Saint- Valéry contribuent aussi à cet appro- visionnement. Le hareng a toujours abondé dans la Manche : en 1756, il s'en faisait des pêches très-importantes, et seize ans après, quand Duhamel du Monceau com- mença la publication de son ouvrage, ces poissons affluaient sur nos côtes en si grandes masses qu'ils for- maient, au dire des pêcheurs, d'immenses bouillons qui agitaient les flots comme dans les gros temps et expo- saient leurs filets à couler bas. L'année 1797 a été citée surtout comme une des plus productives. Jusque vers la fin du xviii" siècle, la France put fournir à une consommation intérieure et à des exporta- tions considérables ; le seul port de Dieppe y participa pour 2,500,000 francs. Les grandes quantités de ha- rengs guais, qu'on salail sur nos côtes et qu'on vendait comme poissons dépêche française, mais qui se compo- saient en majorité d'achats frauduleux, de qualité infé- rieure, faits en mer, soit au Texel, soit aux Orcades, avaient beaucoup contribué à faire désapprécier nos produits. Il y a déjà une cinquantaine d'années que les bancs de harengs ont cessé de se présenter en masses sur les côtes de la basse Normandie et du Calvados ; Dieppe, dont la pêche produisit, année moyenne, de 1783 à 1792, plus de deux millions de francs, n'a pu guère augmenter cette industrie, même en y ajoutant les achats de poisson étranger. 314 CHAPITRE VIII. Le port de Boulogne a livré, de 1862 à 1863, envi- ron 70,000 barils de harengs salés, pesant 9,375,000 kilogrammes. Les ateliers de M. Lebeau ont préparé dans le courant de l'année 1 1 ,000 barils (1 ) . M. Lonquety, dans une notice importante (2), évalue le produit total de la pêche française à 18 ou 20 mil- lions de kilogrammes, ou environ 150,000 barils. En 1867, on portait sur les états de la marine la valeur du produit des harengs de notre pêche à 7,738,321 francs, elle nombre de marins employés à cette industrie à 6,615 hommes. Fécamp, Granville, Honfleur et les petits ports de la Manche sont, après Dieppe et Boulogne, ceux qui se livrent avec le plus de succès à la pêche du hareng. Ce fut en 1821 que les pêcheurs de Boulogne prirent les premiers l'initiative de la pêche dans les parages de l'Ecosse. Auparavant cette industrie s'était limitée au voisinage des côtes ; les bateaux rentraient à chaque marée et toute la salaison se faisait à terre dans les ateliers ; mais aujourd'hui nos pêcheurs de la Manche entreprennent des expéditions lointaines ; ils se portent l'été vers les mers d'Ecosse, et dans les eaux de Yarmouth, en automne. On les rencontre, pendant toute la saison du hareng, depuis les Orcades jusqu'à l'île de Wight, et, ces campagnes de pêche, où ils salent le poisson à bord, versent sur nos marchés des produits éminemment supérieurs. 1. Préparation du hareng dans les ateliers de salaison des ports de la Manche, par M. Biiret, capitaine de frégate. Paris, 1864. Challa- mel, édit. 2. Pêche et salaison du hareng, par M. Lonquety aîné. Challa- mel, édit. Paris, 1865. LES HARENGS. 3i5 Ces entreprises maritimes ont motivé, de la part d'un homme compétent, les réflexions suivantes, dans un rapport des plus remarquables (1) : « ... Les Anglais, les Norvégiens font la pêche du « hareng sur leurs propres rivages ; les Hollandais la et pratiquent à une plus grande distance de terre, mais « dans la mer qui baigne les côtes de leur pays ; quel- ce ques grandes barques seulement vont pêcher en été « et en automne dans les eaux de Yarmouth. Pendant « que les Anglais et les Norvégiens rentrent tous les « soirs au porl^ les Français qui vont poursuivre le « hareng sur les côtes d'Angleterre et d'Ecosse restent « h bord de leur barque, leur seule habitation durant € des mois entiers. Si l'on tolère nos nationaux dans « ces pays lointains où ils vont exercer leur industrie, « c'est à la condition qu'ils n'iront chercher l'abri des « rades que dans le cas de force majeure et lorsque a l'existence des hommes qui montent les bateaux pour- « rait être sérieusement compromise. Il faut faire « preuve d'une grande énergie pour pêcher dans de « pareilles conditions ; mais la persistance de nos « marins risquerait d'être ébranlée s'ils ne retiraient « pas de leurs travaux d'assez bons bénéfices, car dif- « féremment, à l'exemple des autres nations, ils atten- « draient que le hareng vienne sur leurs rivages. — La « pêche de ce poisson, réduite aux opérations de la l . Rapport sur l'exposition internationale des produits et engins de pêche ouverte à Bergen. Août 18B5. M. de Champeaux, capitaine de vaisseau, était le président de la commission nommée par le ministre de la marine, pour rendre compte de cette exposition. Voy. Revue maritime et coloniale. Dé- cembre 1865, 316 CHAPITRE VIII. c Manche, où le hareng ne se présente qu'à la fin de la « saison, perdrait toute son importance et ne servirait « plus à former une pépinière de marins toujours prêts « pour les besoins de la flotte. » PÊCHERIES RUSSES. La Russie a aussi ses pêcheries de harengs, auxquelles elle joint plusieurs autres dont je prendrai occasion de dire ici quelques mots. Cette grande puissance, avec ses quatre méditer- ranées, la mer Blanche, la mer Baltique, la mer Noire et la mer Caspienne, se trouve dans les meilleures con- ditions pour mettre à profit l'industrie de la pêche, dont les produits sont d'autant plus nécessaires à sa con- sommation nationale que les observances religieuses, recommandées par les sévères prescriptions de l'Église grecque en matière d'abstinence, sont partout suivies avec une fidélité scrupuleuse et que le poisson est devenu un des éléments essentiels de l'alimentation publique. Aussi se consomme-t-il, dans toute l'étendue de l'empire russe, d'énormes quantités de poissons frais ou bien ayant subi des préparations diverses pour la conserva- tion et le transport. Les fleuves, les rivières, les étangs et les mers que la Russie possède, et dont les eaux sont en général très— poissonneuses, fournissent presque à tous ses besoins, et M. Schnitzler, dans sa statistique, a estimé à quinze milliuns de roubles le produit annuel des salaisons des pêcheries russes. LES HARENGS. 317 La mer Blanche et l'Océan arctique procurent à la Russie la morue, les turbots, les harengs et les saumons. Toute la partie de côtes qui s^étend depuis les frontières maritimes de la Laponie russe jusqu'à la mer Blanche et de cette mer jusqu'au delà du golfe de Tcheskaia, presque en face de la Nouvelle-Zemble, est considérée comme la plus abondante en poissons. C'est dans ces parages que les peuplades des provinces circonvoisines^ ou les plus rapprochées des gouvernements maritimes limitrophes, se transportent tous les ans dès que les glaces commencent à disparaître des alentours d'Ar- kangel et de l'embouchure de la Dwina septentrionale, qui se jette dans la mer Blanche après un cours de 620 kilomètres. Ces pêcheurs nomades, suivis de leurs chiens, qui traînent leurs bagages et leurs provisions, se rendent ordinairement aux environs de Kola, sur l'Océan arctique, oij se trouvent des établissements qu'ils sont forcés d'abandonner chaque année aux ap- proches de l'hiver. C'est là qu'ils s'installent d'abord pour dégager leurs barques delà neige qui les recouvre encore, et qu'ils préparent leurs instruments de pêche pour se lancer ensuite à la mer avec leurs grandes embarcations, en bois de sapin, de 36 pieds de long et du port de plus de 60 tonneaux. Le grand palangre, de 4,000 mètres de longueur, est le principal engin dont ils font usage pour les morues et les turbots. Ils le retirent après qu'il est resté tendu pendant six heures sur le fond de pêche. Trois mille pêcheurs environ se rendent tous les ans, avec leurs barques, dans la mer Blanche, sur les côtes de la Laponie et de la Norvège 318 CHAPITRE VIII. septentrionale où se rencontre le meilleur poisson. Il est, dans ces parages, des morues qui pèsent jusqu'à quarante livres et des turbots d'un poids encore plus grand. On évalue à 70,000 quintaux de morues et à 4,000 quintaux de harengs le produit de leur pêche. Le port de Kola, que j'ai déjà cité, celui d'Onega, à l'embouchure de la rivière du même nom, qui tombe dans la mer Blanche, et le grand port d'Arkangel, envoient chaque année environ 500 petits bâtiments {lodies, espèces de yachts) qui échangent leurs mar- chandises contre les produits de la pêche norvégienne. Dix livres de morue pour une de farine. — Le beau saumon de Tana dans le Finmark, si estimé en Hol- lande, passe aujourd'hui presque tout en Russie. Les équipages russes, à la fois pêcheurs et marchands, se livrent aussi à la pêche. Hammerfest, le port le plus septentrional de l'Europe par 70° 30' de latitude nord, est un des plus fréquentés par les pêcheurs russes. Arkangel envoit aussi beaucoup de petits navires à Vadsoe, dans le Finmarken, qui apportent de la farine pour échanger avec du poisson et font en même temps la pêche dans le grand fiord de Varenger à l'époque où les morues et les harengs se rassemblent dans ces eaux. Arkangel, siège d'un dépar- tement de la marine russe, possède une compagnie établie pour le commerce et la pêche du hareng. Les pêcheurs de ce port important vont attaquer les grandes baleines, les morses, les narvals et d'autres grands cétacés ou amphibies au Spitzberg, à la Nouvelle- Zemble et dans d'autres parages de la mer Glaciale. LES HARENGS. 319 Le petit hareng de la Baltique, que les Russes nomment kilki et qu'on confit dans le vinaigre, donne lieu également à une pêclie importante dont les produits s'expédient en Pologne et dans toute la Russie. Cette pêche se fait principalement sur les côtes de l'Ingrie et de l'Esthonie. Mais de toutes les pêches de la Russie, la plus digne d'intérêt est celle qui se pratique dans la mer Noire et la mer d'Azow, et sur laquelle un de nos journaux les plus accrédités a fourni les premiers renseignements (1). Celte pêche est celle d'une espèce particulière de hareng (2), tout à fait distincte du hareng du nord. Ce poisson abonde surtout dans les eaux de Kertch et les amateurs l'estiment tout autant que le hareng hollandais. Les plus gros pèsent jusqu'à une livre et demie. A Kamîch-bouroun seulement, il s'en pêche plus de deux millions par an, qui se vendent salés à 10 ou 1 2 roubles le mille ; mais dans les années de pêche très- abondante, le prix de ce poisson est descendu parfois à six roubles. Sur la côte qui appartient aux Cosaques de la mer Noire, nn document officiel porte à 300,000 roubles la quantité de harengs péchés en avril et mai de 1835. A l'embouchure du Dnieper, on prend, assure-t-on, pour 100,000 roubles de harengs par saison. Le hareng de ces parages était encore, il y a peu d'années, fort mal préparé en général, ce qui nuisait 1. Voir le Journal des Débats, n^s 17 décembre 1838, 6 janvier et 2 février 1839. 2. Clupea pontica d'Eschwald. 320 CUAPITRE VIII, beaucoup à sa conservation et exigeait les sacrifices d'une prompte vente. Toutefois, depuis environ trente ans, le gouvernement russe a pris des mesures pour améliorer les produits de sa pêche, et un industriel hollandais, attiré par l'administration, a propagé dans les pêcheries de la mer Noire et de la mer d'Azow les méthodes consacrées par la bonne pratique. Aujourd'hui le hareng salé de ces parages ne le cède en rien à celui du nord, sous le rapport de ses qualités essentielles. Les salines du lac Tchokrane, près deKertch, fournissent un sel qui remplit toutes les conditions désirables pour la bonne conservation du poisson, et des compagnies de pêche se sont formées, sous le patronage du gouverne- ment, pour l'exploitation de la méthode hollandaise. Les produits des pêcheries, versés dans le commerce, ont été depuis beaucoup plus recherchés et le prix du hareng salé s'est élevé jusqu'à 100 roubles le mille. La pêche russe n'est pas moins florissante dans la mer Caspienne et sur les grands fleuves qui s'y dé- chargent, principalement sur le Volga, l'Oural et le Koura, surtout à leur embouchure. On évalue à 200,000 le nombre d'individus qui s'occupent de cette industrie, dont l'exploitation emploie 800 petits bâti- ments et une infinité de bateaux ; mais nous n'avons aucune donnée sur le revenu total des différentes pêche- ries dirigées par des spéculateurs qui, redoutant la concurrence, laissent ignorer les résultats de leurs opé- rations. — En 1836, les armateurs d'Astrakhan expé- dièrent à la grande foire de Nijni pour deux millions cinq cent mille roubles de poisson salé et en expor- LES HARENGS. 321 tèrent à l'étranger pour trois millions cinq cent mille rowbles^ y compris la colle de poisson et le caviar. — Les pêches de TOural, cette même année, produisirent un million cinquante mille roubles. Les esturgeons figu- raient sans doute en première ligne parmi les produits salés ou fumés de ces parages, qui fournissent du poisson à toutes les provinces voisines de la mer Cas- pienne, pays classique du caviar et de l'iclithyocolle. FIN. II. — 21 TABLE DES MATIÈRES DU SECOND VOLUME. EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE. Comparaison entre les oiseaux et les poissons . CHAPITRE PREMIER Des poissons considérés sous le rapport physique Sommaire : Notions générales sur la classification ichthyolo- gique. — Des poissons sous le rapport physique. Orga- nisme, respiration, sensibilité, voracité et gloutonnerie. Physionomie et excentricité. Instinct. — Unité de com- position. Fonctions des organes. Reproduction et fé- condité. Organes de natation et du vol, des écailles et des plumes. Vessie natatoire. — Opinion des docteurs Sappey et Folley 19 CHAPITRE II Puissance de natation Sommaire : Deux types de vélocité : le thon et la dorade. — Allure en marche et en chasse. — Poisson-modèle : élé- gance de formes et harmonie des proportions. — Intuition secrète des poissons en voyage. — Problème ichthyolo- gique. -- Action de la température des eaux. — Marche à contre-courant, et vice versa. — Des courants sur la 324 TABLE DES MATIÈRES. côte occidentale d'Afrique et îles adjacentes. — Abon- dance des poissons voyageurs. — Spectacle en mer. — Un plagiat des plus patents (note). — Souvenirs ; Idée d'un vieux gabier sur la marche des marsouins. ... 75 ^ CHAPITRE III / Des poissons voyageurs en général Sommaire : Distinction des poissons en sédentaires, aven- turiers et voyageurs. —Comparaison entre leurs habitudes et celles des oiseaux. — Cantonnements des espèces sé- dentaires et de celles de passage. — Poissons erratiques ou dépaysés. — Poissons qui remontent les fleuves et re- tournent à la mer. — Les saumons et leur retour aux frayères. — Poissons anadromes, aloses, esturgeons, etc. — Anguilles. —Poissons étrangers à nos fleuves. — Pas- sage des poissons sur la côte occidentale d'Afrique. — Probabilité sur leur origine. — Rencontre en mer de poissons voyageurs. — Le requin. — Poissons et oiseaux pélagiens. — Grandes chasses. — Dauphins, dorades, fré- gates et poissons volants 93 CHAPITRE IV Connaissances des anciens sur la pêche et les poissons (PISCICDLTDIiE KT OSTRÉICULTDRE ANCIENNES ET MODERNES. ) Sommaire ; Industrie de la pêche chez les Grecs. — Dis- tribution des poissons d'après Aristote; ses études en ichthyologie. — Migrations des scorabres. — Postes de pêche et médailles qui les confirment. — Importance des renseignements du philosophe de Stagyre. — Des pois- sons au point de vue diététique et gastronomique. — Athénée et ses dipnosophistes . — Oppien et ses Halieu- tiques : idées de cet auteur sur les poissons nomades. — Antique célébrité des thons : leur abondance dans le Pont-Euxin. —Appréciation. —Des viviers de la période romaine, — Pisciculture et ostréiculture. — Le vieux neuf. — Les deux Sergius. . . 131 TABLE DES MATIÈRES. 325 CHAPITRE V Les scombres Sommaire : Concession de la pêche des thons sur la côte de l'Andalousie, en 1294, à don Guzman el Bueno, par le roi don Sanche IV. — Histoire de la madrague de Zahara. — La pêche et la matanzà. — Stations des thons, d'après les auteurs espagnols. — Époques de leurs voyages. — Itinéraire. — Principales espèces de scombres. — Préfé- rence accordée au thon. — Maquereaux de l'Océan et de la Méditerranée. —Espèces ou variétés. — Grande pêche de ces poissons aux États-Unis d'Amérique. — Question d'origine. — Probabilités 183 CHAPITRE VI Les morues et quelques autres poissons des mêmes parages Sommaire : Limites hydrographiques de la circulation des morues dans les mers septentrionales. — Principaux pa- rages qu'elles fréquentent.— Historique de la pêche de la morue à Terre-Neuve. — Pêche d'Islande. — Produits. — Rendez-vous de poissons et de mollusques nomades sur le Grand-Banc: capellans, encornets, maquereaux, chiens de mer et flétans. — Pêche de la morue en Norvège. — Affluence de ces poissons dans le LofToden. — Gades de la Baltique. — Bateaux-viviers. — Fécondité des morues. — Leur provenance. — Influence probable des courants sous-marins sur l'itinéraire que suivent les poissons mi- grateurs 217 CHAPITRE VII Les sardines Sommaire : Pèche de la sardine sur nos côtes occidentales de France. — Abondance de ces poissons en Espagne et en Portugal. —Produits de la pèche sur divers points du littoral de la Péninsule. -- Opinion de Miravent. — Docu- 326 TABLE DES MATIÈRES. ments historiques sur la pêche des sardines dans la Médi- terranée. — Renseignements Risso. — Fréquence des sardines aux Canaries et sur la côte adjacente. — Proba- bilité de deux races. — Question d'origine 243 CHAPITRE VIIÏ Les harengs Sommaire : Importance de la pêche des harengs et limites dans lesquelles elle s'opère, — Variétés de l'espèce : harengs d'Islande, du Groenland, des États-Unis d'Amé- rique, de la mer Noire et des mers asiatiques. —Voyages des harengs comparés à ceux des oiseaux. — Accomplis- sement du frai. — Fécondité. — Affluence des harengs. — Ennemis qui les poursuivent. — Instinct qui les porte vers l'émigration. — Historique de la pèche du hareng au moyen âge en Norvège, en Poméranie, dans le Sund, etc. — Prospérité de la pêche hollandaise!; anciennes pêcheries sur les côtes d'Angleterre et de France. — Vi- cissitudes de la pêche du hareng à diverses époques. — L'île d'Helgoland et sa légende. - Pêche norvégienne à la fin du dernier siècle. — Renseignements du profes- seur S. Nilsson sur la provenance des harengs et l'exis- tence de différentes races ou variétés ; distinctions qu'il établit et conclusions. — La flotte des harengs du nord. — Priorité des études et travaux de S. Nilssun sur les renseignements fournis par M. Valenciennes .... 257 Aperçu statistique de la pêche contemporaine 300 FIN DE L\ TABLE DES MATIERES. Abbevllle. — Imprimerie Briez, C. Paillart et Retaux. ERRATA DU TOME SECOND. Pages. Lignes. Au lieu de. Lisez. 23 — 13 — du sens, — des sens. 88 - 17 — til, - il. 88 - 18 — ion, — tion. 103 - 13 — du Duc, — des pêcheries du Duc, 111 — 8 — et descendant, — en descendant. 118 - 10 — qu'on y prétende, — qu'on prétende. 167 — 20 — rivières, — parcs. 175 - 23 (note) nilsa, — ni su. 221 - 3 — rappelèrent, — appelèrent. 223 - 1 •" la pêche de 1841 — rapporta, la pêche avait rap- porté. 248 - 14 — pour, — par. •■« ^. /^, ,o ,^ ^1 '0^ m. ^Êk ^ ^ ^Êk. ^ ^ ^ /^