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ŒUVRES COMPLETES

DE

GUSTAVE FLAUBERT

LA PRÉSENTE ÉDITION DÉFINITIVE

DES

ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT

A ÉTÉ TIRÉE

PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

EN VERTU D'UNE AUTORISATION

DE M. LE GARDE DES SCEAUX

EN DATE DU 30 JANVIER ip02.

IL A ETE TIRE DE CETTE EDITION 5 0 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR PAPIER DE CHINE.

ŒUVRES COMPLETES

DE

GUSTAVE FLAUBERT

NOTES DE VOYAGES

I

ITALIE EGYPTE PALESTINE RHODES

PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

MDCCCCX

Totu droits réservés.

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VOYAGE EN FAMILLE

AVRIL-MAI I 845

VOYAGE EN FAMILLE"

AVRIL - MAI 1845.

CHEMIN de fer de Rouen à Paris, dans un wagon découvert. Un homme du peuple , les joues entourées d'un foulard de coton rougeâtre, en casquette, blouse de couleur, man- geant des provisions.

En 1843, ^^ mois de novembre, dans un wagon de 2* classe, homme et femme de même mine, redingote blanchâtre, casquette de cuir, mangeant idem.

Mais il faisait froid, humide, presque pas de soleil.

C'était sur la même route. Quel abîme et que de faits entre ces deux voyages pareils, et aussi entre ces deux parallèles humains!

'^^ Au mois d'avril 1 8^^,^ , Caroline Flaubert , sœur de Gustave Flaubert, épousa M. Hamard. Toute la famille décida d'accom- pagner les nouveaux époux dans leur voyage en Italie (voir Correspondance , I, p. 147). Flaubert écrivit ces notes en cours de route.

4 NOTES DE VOYAGES.

Paris. J'ai respiré largement sur le boule- vard, dans la rue de Rivoli surtout. Quelle en était la cause? Sont-ce les lieux oii nous avons le plus souffert que nous préférons aux autres (où ai-je lu cette pensée?) ou bien était-ce effet d'optique sur le passé? ^

Visite aux Champs-Elysées : en régie comme autrefois; le cirque, les arbres, les voitures. J'ai savouré le luxe avec plaisir, comme un homme qui a passé la nuit au corps de garde s'étend, la nuit suivante , avec joie , sur son lit mollet et s'étonne de trouver si bonnes des choses si simples.

Quand nous pensons à quelque événement futur, nous le plaçons dans les lieux oia nous le rêvons dans les conditions présentes, et quand il arrive nous sommes tout dépaysés.

NoGENT. Troyes. Couvcut : haine de ce qui restreint, émotion de la liberté.

Bourgogne. Terrains rouges, gras, plats; petites collines.

Dijon. Pas eu le temps de voir la maison de ce brave Tavannes, mais j'ai vu un reste de l'église il a été enterré. Au musée, la figure du conseiller de Bourgogne, pâle, maigre, froide, méchante, mais mélancolique au fond, impassible et jaunâtre; chaperon à bords relevés, chape raide et dorée sur les épaules.

Nuits. Clos-Vougeot à gauche. Maison de Bossuet, salle à manger puante et humide.

Chalons.

Le lendemain matin, bateau à vapeur

Arrivée à Lyon. Pluie. Hôtel de FEu- rope : grands plafonds peints. L'après-midi,

VOYAGE EN FAMILLE. 5

Musée : deux Rubens, un symbolique, l'autre V Adoration des mages. Homme de face, debout, les poings sur les hanches ; cheval qui se cabre, te manteau du mage qui s'avance. Mosaïque antique représentant des courses de char : mou- vement des chevaux. Momies : une découverte et assez conservée pour qu'on puisse la recon- naître.

Bains. Lyon : ville noire, pluvieuse, sale; vie renfermée et peu extérieure, grandes maisons hautes. A l'embranchement des deux fleuves.

Le Rhône bouillonne et court d'une façon effrénée; c'est le fleuve d'Annibal et de Marius, il a quelque chose d'antique et de barbare. II roulait de la terre et était jaune comme un tor- rent.

Fourvières. Montée tournante sur un pavé de pierres pointues. Une procession nous sui- vait. — Restes d'aqueduc romain. Cabaret. Chapelle toute remplie d'ex-voto en cire blanche représentant les différents membres guéris par la Vierge. Les ornements et les gravures enluminées respirent un paganisme dont je ne m'étais pas douté; on sent qu'il n'a pas abandonné les races méridionales (ici il a remonté le Rhône) et qu'il sort du sol même par des émanations mysté- rieuses.

L'observatoire. Descente par des escaliers.

Chic triste des maisons. De temps à autre le bruit d'un métier de tisserand, dont la navette claquait. En allant nous avions vu M. de Bo- nald marchant sur sa terrasse, tout en rouge, grand, maigre, l'aHure raide et campée.

Départ de Lyon à 4 heures du matin. Petit

6 NOTES DE VOYAGES.

à petit le jour vient et le soleil se lève. Dans com- bien de dispositions différentes ai-je vu réapparaître sa lumière ! Le capitaine , gros homme sanguino- lent, manteau d'alpaga. Passagers : l'officier d'Afrique, son compagnon; dominos, fumant, installés au soleil sur une petite table sur le pont. Ils ont peu observé les rives du Rhône parce qu'ils étaient gais. Ne faut-il pas avoir famé vide pour chercher à regarder la nature avec plaisir? à moins qu'on ne la voie au contraire à travers un grand sentiment? Le père et le fils, type du jeune homme convenable : mains blanches, bonne toi- lette du matin, album pour prendre des croquis, pas plus ni trop hant. H m'a trouvé peut-être un peu libre en propos. L'orphelin, sa chanson sur les femmes avec le refrain : « Ça ne se peut as », expression sérieuse sans tristesse. J'ai revu e château des Adrets, que Lauvergne m'avait montré.

Rives du Rhône. II est enserré dans des montagnes d'un rouge noir, qui en cachent le cours; on aimerait à les gravir. A gauche, larges plans; au fond de l'horizon, le mont Ventoux cou- ronné de neige. On est plein d'espoir en descen- dant ce fleuve rapide qui vous mène à la mer rêvée. En plein soleil, je me suis assis un moment près de la cheminée, et j'ai lu de l'Horace. Le ciel était bleu.

Arrivée à Avignon. Cris sur le quai. Les mâchicoulis des remparts. Quel air doux, sur- tout du côté de la campagne! La voiture de l'hôtel. C'est le Midi : tout le monde sur sa porte, teintes blanchâtres, des bouffées d'air chaud dans ces rues pleines de grâce. Vieux cloître à

r.

VOYAGE EN FAMILLE. 7

peintures effacées. Église ronde. Rue rem- plie de moulins. Sur la place de notre hôtel, un grand arbre au haut duquel sont placées des tables pour boire. Nous retrouvons notre offi- cier à la redingote blanche, qui a fait toilette et nous engage à voir un escaher en fonte. Dîner : conversation sur les cours d'assises, Lacenaire. «Ces accusés affichent un cynisme de goût»; on cite quelques bons mots; j'en dis!

Le lendemain matin, seul. Musée : les arbres se balançaient, le vent frémissait, jardin vert; inscriptions grecques et latines de la grande pièce au rez-de-chaussée. Au bas de l'escaher, deux por- tiques. — C'est le Musée j'ai le plus joui, j'étais seul, je commençais une série d'émotions qui s'annonçaient joyeuses : croquis de Karl Ver- net; marines de Joseph Vernet, le Mazeppa de Horace Vernet. II faisait un calme exquis dans ce musée.

Boutique d'antiquités. Poitrine du marchand de tableaux qui devait nous vendre des albums; me rappelle le débraillé du père Du Sommerard.

Château des Papes. La vieille femme, robe jaune, bonnet blanc, perruque noire, teint de par- chemin flétri, yeux jeunes et singulièrement vifs, ensemble frénétique et lugubre, une démarche tragique et emportée. Elle traverse la caserne; bruit dans les corridors et les escaliers. La salle d'inquisition : cheminée en entonnoir, traces de feu; trou par lequel on les jetait en hâte; encore une odeur fétide. Sur un mur, une espèce de pré- cipice, quatre grandes traces de sang. Tout est fort et formidable. La bonne femme entremê- lait ses récits de l'Inquisition à ceux de Jourdan

8 NOTES DE VOYAGES.

Coupe-Tête; jamais de réflexions dans ses récits abondants, rien que le fait. II faut se rappeler la manière et le geste dont elle a dit : « ils les ont assassinés ». Sur une voûte encore un reste de peinture; mais plus rien, tout est blanc; rien d'ec- clésiastique, tout sent le tyran dans son rude château. C'est bien que les prisonniers devaient vieillir et se courber la taille à la mesure des ca- chots. — Fraîcheur et humidité.

Eglise à côté, sur la place. Ami de M. Pra- dier, moustaches rouges et droites, grosse cravate.

Vierge de Pradier, les mains jointes et la tête à peu près de trois quarts. Peinture à fresque de Devéria, inachevée.

En revenant seul à l'hôtel pour commander le déjeuner, à qui demandai-je ma route? C'était tassé et blanc; trois ou quatre femmes sur le devant, une avec des roses; lits au fond, quelque chose de frais et d'attirant. II me semble qu'il y avait des fleurs bleues sur la fenêtre.

La chambre du maréchal Brune : papier jaune et blanc; à deux lits, les pieds l'un contre l'autre; les marques de balles sont à droite, au fond, à côté de la cheminée.

D'Avignon à Tarascon. Pluie. Paysage plat, oliviers; les prairies étaient d'un vert tendre.

Pas de masses. Le chef de Tarascon fumant son bout de cigare; femmes travaillant dans la cui- sine : la maîtresse avec une coiffure d'Arles; la petite bonne rieuse (M"" Germain) en casaquin vert, petites moustaches sur la lèvre.

Tarascon a l'air d'une ville dont tous les habi- tants sont partis en croisade. Le château fort :

VOYAGE EN FAMILLE. p

je ne revois pas la grande salle des habits sé- chaient et était le portrait de ce pauvre Chaillot qui ne pouvait plus prendre son petit café, mais en revanche l'escaher et la cour, dont je ne me souvenais pas, La fille du concierge, beauté grave et distinguée, figure de roman, surtout dans son entourage. Les murs sont énormément hauts et semblent faits pour étouffer même l'espoir.

De Beaucaire à Nîmes. Hussards bleus, dont fun a une mentonnière. Qu'est devenu le garçon de café qui parlait italien, et l'autre joli cœur, qui allait chercher des raisins dans la cor- beille sur la tête d'une fille? Nous avons pataugé dans la boue, sans réverbère, au heu d'arriver sur l'impériale d'une dihgence par une johe matinée de soleil. Le soir, Tes arènes, sans y entrer.

Le lendemain matin, par un beau soleil. Le ciel bleu par-dessus les pierres grises. Je re- trouve mon figuier sauvage, mais desséché, sans feuilles. II faisait tiède. Au milieu de l'arène, estrade la dégradant, pour une course de tau- reaux.

Pont-du-Gard. Le paysage plus beau; ceux de Salvator Rosa, noirs et gris. En y allant, nous avons rencontré des zingaros, tous tête noire, admirablement basanés. Le vrai bohémien : grand homme barbu, enfants à l'air maudit et marchant à pied à coté des charrettes. Comme nous les regardions avec nos lorgnons, ils ont poussé de grands cris.

La fontaine, Le Musée d'histoire naturelle : aigle malade, perdrix d'Afrique, la chouette ba- lançant sa tête basse. Faux diamants de la femme qui nous le montrait.

10 NOTES DE VOYAGES.

Musée Perrot : la tête de Sapho; la marmite sur son trépied; ameublements du xvi' siècle, ceintures, casques, aigles romaines; le portique de la Maison Carrée encore plus aérien, plus libre et plus beau; on se promène dessous à l'aise. Comme les corniches se détachent sur l'air bleu ! Le gothique n'a rien de cette sérénité.

A Arles, le soir. Café de la Rotonde. Saint-Trophime. Promenade seul, dans les rues en pente, entre le théâtre et le cirque. Au théâtre on déblayait. . . Etrange silence ; arbre qui passe au-dessus du mur; pots de chambre que l'on vi- dait sur le théâtre même. O Plaute ! . . . Je fais le tour, j'entre sur le théâtre et je regarde fen- semble. Conversation. Arlésienne à l'air stupide, yeux chassieux et coiffure mal peignée.

Puis je m'en retournai , écrasé par l'histoire et entendant les cris rauques de Labrac et du Soro.

Arlésiennes : les belles me semblent en plus grande quantité que la première fois.

Aljscamps. Plaine de tombeaux, chemin de fer, chapelle avec ses cercueils vides. La jeune fille morte le jour de ses noces : le crâne était plein de terre et une longue plante sans feuilles avait poussé dedans.

Musée. Le Silène, sans tête, cuisse molle, ventre flasque et emph, poitrine large; on est tenté de prendre son ventre et d'en manier les plis gras. Tête de Cjbèle sans nez. Johs tumu- lus. Le guide : « j'ai des dictionnaires latins, grecs... ». Le marché, jeune fille avec sa mère.

La messe : les enfants dans une chapelle; femme au teint de marbre jauni, au coin d'un pi- lier, maigre et pâle. C'est dans une église pareille

VOYAGE EN FAMILLE. I I

et dans une telle atmosphère que Don Juan arrive et se tient caché derrière les colonnes, à re- garder les cous penchés, les profils purs inclinés sur le prie-Dieu, respirant la femme et l'encens.

Aux environs d'Arles, vieille forteresse et vieux couvent, sur un grand rocher : broussailles dans les pierres, air arabe de l'architecture. Conduit par un petit cheval de la Camargue, ardent et maigre.

Plaine de la Crau. Froid, plus de soleil, triste.

Salon, fontaine avec ses herbes vertes, pla- tanes. — Route serpentant à travers les vignes et les oliviers. Cris , réveil à Aix.

Aix. Rien.

Arrivée à Marseille par la pluie. Hôtel d'Orient. Dès le soir, à l'Hôtel Riche : tout sombre, plus de lumières, ni de nacre brillant sous le gaz ; j'ai eu du mal à en trouver la place. Pluie, temps sombre et froid, comme le di- manche soir que j'en partis. . . Grand vent à Notre- Dame de la Garde, montées raides et blanches... Après-midi, froid au heu d'un soleil couchant sur les flots. La petite rivière nous nous étions promenés et embarrassés dans les roseaux. (On écrit ses souvenirs pour les mêler à d'autres sou- venirs.)

Le Jardin botanique de Marseille est laid. Quelle différence avec ce que m'avait semblé celui de Toulon !

Sur le port, les femmes n*ont plus leurs bas couleur tabac d'Espagne, leur jupe n'est pas serrée aux hanches, elle est plus longue; je ne vois plus le même mouvement déhanché ni la petite fleur

12 NOTES DE VOYAGES.

jaune qu'elles portent à la lèvre. Boutique d'orientalités; je crois la même.

A la Santé : le tapis turc, la sculpture de Puget, le tableau de Vernet représentant le choléra à bord de la Minerve; dans le port, quelques barques avec leurs tentes.

Un soir j'ai descendu la rue de la Darse : café, scènes comiques de M. Alfred Deschamps, les deux quêteuses. Elle a mis ma pièce de 40 sols dans sa poche, vite, comme si elle l'eut volée; elle était en sueur et poitrine nue. Le prince de Montpensier. Dîner dans la grande salle de l'Hôtel d'Orient, seuls avec le père Cauvière. Figure du majordome au dîner du duc de Mont- pensier.

Le maître de poste. Départ de Marseille. Cujis : je n'y vois pas les grives suspendues à la porte de l'auberge, à gauche en arrivant (saltim- banque autrefois), et en revenant à i heure du ma- tin, café : « le petit te fatigue »; arrivée à M... à 3 heures.

Les gorges d'OIhouIes. Troupiers allant en Afrique.

Toulon. Maison de Lauvergne : je l'y revois déjeunant, comme je l'avais quitté dînant; son fils seulement a grandi et les meubles sont usés.

Partout, jusqu'à Toulon, j'ai été obsédé, surtout quand j'y repense, par les souvenirs de mon pre- mier voyage'^'; la distance qui les sépare s'efface, ils se posent toujours en parallèle et se mettent au même niveau, si bien que déjà ils me semblent presque à même éloignement. Au bout d'un cer-

(') Voir Corse. [Par les Champs et par les Grèves.)

VOYAGE EN FAMILLE. I 3

tain temps, les ombres et les lumières se mêlent, tout prend même teinte, comme dans les vieux tableaux : les jours tristes se colorent des jours gais, les jours heureux s'alanguissent un peu de la mélancolie des autres. Voilà pourquoi on aime à revenir sur son passé. II est triste et charmant cependant, c'est comme les airs qui font mal à entendre et qu'on est poussé à écouter toujours et le plus longtemps possible.

La place au Foin a ses mêmes arbres verts et son même bruit d'eau; le quai, la mer, les rues, tout est de même. Quelle différence avec le cœur! les arbres ne conservent point la trace des orages qui ont courbé leurs branches, ni les sables légers que le vent fait mouvoir celle des pas qui s'y sont im- primés ; il n'en est pas de même de l'âme et de la figure des hommes : tout y marque. Eternel tra- vail de mosaïque! les petites pierres s'incrustent par-dessus les grandes, le noir sur le blanc, le bleu à côté du rouge, les privations et les excès, les colères, les découragements et les enthou- siasmes, beimihi! bei mibil

Visite d'hôpital au bagne; idem pour l'en- semble.

Celui qui se croit le Messie. Le savant, en lunettes bleues, sa camisole arrangée en robe de chambre, lisant son petit bouquin; condamné pour viol. Arabes : moins beaux qu'à ma pre- mière visite.

Nous y sommes revenus l'après-midi. Il y a une indécence bien bête à venir voir des forçats. Les honnêtes femmes y viennent et les regardent avec leurs lorgnons pour voir si ce sont des hommes. Mine du bourgeois se promenant

l4 NOTES DE VOYAGES.

en gants blancs! Leurs lits de planche : c'est

là-dessus qu'on rugit et qu'on se m ! O poète,

viens la nuit et entre dans leurs rêves, tu feras ensuite l'histoire de l'humanité! Que ne donne- rait-on pas pour savoir toutes leurs histoires ! Figure du banqueroutier frauduleux, gras, frais, regard hardi. Le vendeur, corse, d'objets de coco; le matin, un autre jeune homme nous en avait proposé, avec un salut exquis, plein de per- fidie comme un sourire. Le brave gendarme qui nous menait était plein de l'amour de la vertu. Le type du forçat a disparu : en lui ôtant son cynisme (voitures cellulaires, régime philanthro- pique) on lui a ôté sa poésie et peut-être toute sa consolation. Une voiture cellulaire arrivait; quels étaient ceux qui étaient dedans? Leurs vieux camarades les attendaient. On se sent en rage contre la race bête des procureurs du roi , contre leur aplomb profond, contre les messieurs qui en- voient là tous ces hommes pour le crime d'avoir agi en vertu de leur position et de leur nature. On serait tenté de briser leurs chaînes et de les relâ- cher sur le monde. « Mais, Monsieur, en se- rions-nous si tout le monde pensait comme vous? oii en seraient mes propriétés, mes biens? II faut des lois pour contenir la société; il faut punir les misérables et les empêcher de se livrer à leurs mauvais penchants. Vous-même, Monsieur, qui déclamez contre la société, vous êtes bien aise d'être protégé par elle. . . » En raisonnant ainsi ils arrivèrent à Bordeaux.

Saint-Mandrier. L'économe , le prévôt. Jardin, citerne avec son écho. Promenade dans la rade. La mer était bien bleue, le vent gon-

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fiait la voile, et l'eau murmurait aux flancs du canot, l'eau de la même mer avec le même bruit qui murmurait à la proue de la galère de Cléo- pâtre ou de Néron. L'immobilité de la Méditer- ranée semble la rendre éternelle et toujours jeune. Si Homère revenait, il reverrait le soleil aussi chaud sur ses golfes aussi doux. L'Océan est plus dans notre nature; il j a la différence du roman- tique au classique : plus large, mais moins beau peut-être.

Lamalgue. Habitation de poète, les roses dans le jardin, le petit singe. Je ne sais jamais si c'est moi qui regarde le singe ou si c'est le singe qui me regarde. Les singes sont nos aïeux. J ai rêve , n y a environ trois semaines, que j étais dans une grande forêt toute remplie de singes; ma mère se promenait avec moi. Plus nous avancions, plus il en venait : il y en avait dans les branches, qui riaient et sautaient; il en venait beaucoup dans notre chemin, et de plus en plus grands, de plus en plus nombreux. Ils me regardaient tous, j'ai fini par avoir peur. Ils nous entouraient comme dans un cercle; un a voulu me caresser et m'a pris la main, je lui ai tiré un coup de fusil à l'épaule et je l'ai fait saigner; il a poussé des hurlements affreux. Ma mère m'a dit alors : « Pourquoi le blesses-tu, ton ami? qu'est-ce qu'il t'a fait? ne vois-tu pas qu'il t'aime? comme il te ressemble! » Et le singe me regardait. Cela m'a déchiré l'âme et je me suis réveillé. . . me sentant de la même nature que les animaux et fraternisant avec eux d'une communion toute panthéistique et tendre.

En revenant de Lamalgue, théâtre, loge du général.

l6 NOTES DE VOYAGES.

Le lendemain, départ, route nouvelle.

Hyères. Jardin plein d'orangers. Ascen- sion difficile au haut. Terrasse de l'hôtel d'oij l'on découvre la mer. Combien de pauvres poi- trinaires l'ont regardée de cette place avec leurs jeux qui s'éteignaient!

Fréjus. Vide, vide, blanc. L'hôtelier : « fille! fille ». Je suis sorti seul le soir. Un clair de lune d'une paix grave éclairait les rues abandon- nées. — Chœur d'hommes chantant je ne sais pourquoi et répondant à d'autres voix dans l'inté- rieur d'une maison. Un monsieur s'est avancé vers moi, me prenant pour un autre, en me par- lant en provençal. Quel calme! Oh! la nuit! Je la humais comme un parfum. La nuit, l'âme ouvre ses ailes et plane en paix. J'aime la nuit, tout mon être s'y dilate comme un violon tendu dont on relâche les chevilles. II a fallu rentrer, sans en avoir fini avec cette sensation, ne l'ayant qu'effleurée, sans l'avoir ruminée. La porte Dorée donne sur la campagne. Petites briques rouges, couleur de bronze et de cuivre. Sables abandonnés et couverts de joncs. De l'autre côté de la ville, quelques arcades interrompues d'un grand cirque ; herbe verte dessous ; l'humidité de la rosée sur l'herbe. M""' Jourdan. Ce que c'est que la vie en province dans ce spays-là.

L'EsTÉREL. Grands arbres au relais. Boule du gaillard au nez rouge, moustache, dans sa chaise de poste enfermé avec sa femme et ses en- fants pâles. Sa femme de chambre. Qu'est-ce que la femme de chambre doit penser de l'infir- mité de Monsieur. Quel gaillard avec ses moustaches grises et sa toque, la main sur sa

VOyAGE EN FAMILLE. \J

canne, et regardant à travers la vitre de la por- tière. — Sur la gauche, les Adrets : c'est d'où Robert Macaire a pris son vol vers la postérité.

Descendue des montagnes, la route suit la mer; les oliviers deviennent énormes, on voit les pre- miers cactus en pleine terre.

Cannes. Port de mer exquis, en demi-lune allongée; voilure triangulaire, le grand mât, simple, mis de côté.

Antibes. Hotel de la Poste : M. Camatte et sa puissante épouse à moustaches. Le port : fortifié; la mer était un peu houleuse; grand brick de Granville à l'ancre; petite barque qui rentrait en sautant sur les flots. La Méditerranée n'est belle que calme, la sérénité lui va. Dîner dans une grande salle au premier, oii il y avait des commis voyageurs. L'homme à la perruche malade, que je lui vis porter le lendemain sur le garde- crotte de la carriole qui le conduisait à Nice, petit, noir, barbe mal taillée, redingote marron sale, calotte noire grasse. Pendant le dîner la per- ruche était sur le chambranle de la cheminée et piaulait. Quel singulier amour!

Frontière de France au Var. Un grand pont. Quelle différence avec la frontière espagnole de la Bidassoa, si chaude, si espagnole déjà! Pen- dant le retard pour nos passeports, j'ai lu du Vin- cens, dans la voiture cuisante de soleil sous ses cuirs, restée dételée sur la grande route. Petit bois; j'ai enfin été m'y asseoir à l'ombre. Déjeuner : on commence à parler italien ; la dame niçarde, avec sa capeline doublée de rose, men- ton allongé, gueule, figure laide et aimable, nous plaignait beaucoup.

l8 NOTES DE VOYAGES.

Nice. L'Hôtel des Etrangers. M. Ferdi- nand, joli homme, Jolie chevelure, belle tenue; il doit avoir devant sa maîtresse un extérieur conve- nable et décent, et lui dire seulement dans ses moments de bienveillance égrillarde : «Petite gamine! » Sur la grande place nous avons regardé les troupes manœuvrer. Il j a loin de à une armée française (tout en France n'est guère beau que par l'ensemble; son génie est l'unité; chez elle, c'est la réunion qui fait la force, l'équi- libre qui fait la grâce). Grand rocher au milieu de la ville : forçats faisant sauter la mine. Prêtres, moines. La mer pure et douce. Pauvre Germain ^^'î je n'ai pas même su la maison il mourut. S'il eût vécu, si je l'avais retrouvé là, comme nous nous serions promenés et comme nous aurions causé! mais non, non, rien, rien; toujours et de tout c'est ainsi. Grand jardin en terrasses superposées : grande vue de terrain et de montagne à gauche; la ville au pied des mon- tagnes; le golfe, la mer en face; Antibes à droite. Mauvais goût des jardins. Peintures préten- tieuses et nombreuses. Projet de voyage à Naples. Quelle rage! quelle peur!

Promenade en calèche dans la vallée de la rivière de Nice, sur le côté droit du torrent; reve- nus sur le côté gauche. Notre loueur de mai- sons de campagne, figure maigre, nez rouge et gros, museau allongé, bas blancs, souliers lacés, redingote grasse, chapeau idem sur le derrière de la tête. Canu le jeune, figure d'ancienne comé- die, de parasite et de ruffian qui reçoit des piles; il

^'^ Germain des Hogues. (Voir Correspondance, I, p. 153.)

VOYAGE EN FAMILLE. I9

doit acheter des petites filles et les vendre aux riches; toujours de votre avis, à la fois l'air gai, officieux, familier et bas sans bassesse plate, parce que c'est l'humilité de nature, quoique le calcul s'y prête et j ajoute.

Le jardin de l'hôtel : treille de roses devant ma fenêtre. Giuseppi : veste de velours rouge, pantalon idem vert, chapeau blanc ; grand homme doux et fort.

La Corniche. A 2 heures de Nice. Après avoir monté sur le côté gauche du torrent, on tourne à gauche et elle commence. Mer bleue, énorme, longue, tranquille. A gauche, les rochers droits à pic, arides. Route tragique! mais si calme malgré sa terreur; à chaque tournant de mon- tagne elle change, et c'est toujours la même.

Menton. L'Itahe commence, on le sent dans l'air. Petites rues à hautes maisons blanches, étroites; à peine si la voiture j peut passer. Avant d'arriver et en sortant, la grande route est plantée de lauriers-roses, cactus et palmiers. Essaim de mendiants. Enfants. Promenade que j'ai faite au bord de la mer, sur le grand chemin. Oliviers et montagnes à gauche.

Cimetière : figure pâle du fossoyeur, homme maigre sous son bonnet de laine grise. Quel admirable cimetière, en vue de cette mer éternel- lement jeune! Pas une croix! pas un tombeau! l'herbe est haute et verte; à peine s'il y a ces ondu- lations légères qui font ressembler les champs des morts à des champs de blés fauchés. Qu'y germe-t-il, en effet? l'âme y fermente-t-elle pour repousser dans un autre séjour en nouveaux par- fums, tandis que sa vieille enveloppe se pourrit?

20 NOTES DE VOYAGES.

II nous a montré le côté des hommes et le côté des femmes; il nous a nommé les tombes les plus fraîches, en se vantant de tout le mal qu'il a eu et de tout l'ouvrage qu'il a fait depuis plus de 30 ans qu'il ensevelit les gens du pays. Sérieux de sa profession, sans pédantisme, comme une une chose naturelle et pourtant digne de remarque. O Shakespeare! Sa grande fille, qui nous avait demandé l'aumône dans la rue nous accompagnait, l'air d'une gueuse. Le cimetière est tout ravagé et sens dessus dessous. Comme il finissait par devenir trop étroit, il a été obligé de déterrer les anciens, de creuser une espèce de fosse et de les y jeter pour faire de la place aux nouveaux. lima ouvert la porte de ce local , et j'ai vu un monceau d'os entassés les uns sur les autres, à une hauteur d'environ 12 à 15 pieds sur une soixantaine au moins de large. Le sans-façon avec lequel ils avaient été jetés avait quelque chose de pitto- resque et d'amer qui plaisait fort; c'était une de ces ironies ingénues que l'on payerait cher pour l'avoir inventée.

En revenant à l'hôtel, descente par des rues escarpées. A sa fenêtre regardait une enfant de 15 ans, figure ovale, teint rouge et olivâtre tout à la fois, chevelure noire crépue, un peu soulevée des tempes, retenue par un cordon; bouche mince et fine garnie de perles dans le sourire; expression grave de colère; ensemble d'intelligence, de vo- lupté, de férocité et de douceur : c'est la seule jeune jille que j'aie trouvée belle; elle était penchée sur le rebord de sa fenêtre, nu-bras dans sa grosse chemise de toile un peu jaunâtre, et nous regardait passer; toute sa tête avait l'air en sueur.

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Le reste de la Corniche a le même caractère attiédi, peut-être parce qu'on y est accoutumé. Sur le chemin, deux teintes : les rochers blancs, presque à pic, et la mer toute bleue qui brille au soleil. De temps à autre on passe un torrent à gué, puis on remonte au flanc de la montagne dont on suit toutes les courbes. La route est comme une couleuvre qui serpenterait le long de cette muraille de 60 lieues, tantôt au bas ou au milieu. Quand on passe dans les villes, des enfants vous suivent et font la roue, mendiant. Cris, joie italienne qui, comme un galon d'or, scintille à travers cette misère; on se sent à l'aise, on respire bien; puis la ville une fois passée, tout redevient calme. Enfants et femmes pieds nus; énormes fardeaux qu'elles portent sur la tête, leur démarche des hanches.

ViNTiMiGLiA. Saint-Maurice de Onegh'a, nous avons été coucher le même jour, le second de notre départ de Nice : port en maçonnerie rustique, barques. J'ai été au bout du port le soir. O! O! arrachement, comme à Fréjus! II a fallu rentrer ! toujours la même histoire ! Vivre à One- glia et passer ses heures à dormir sur le galet! n'y avoir rien qu'un cigare et ne contempler que le bleu de la mer, le blanc des vagues et les spirales bleues du tabac! Les flots écumaient sur les rochers amoncelés, limpides et cadencés; fidée qu'elle n'allait pas être libre, complète, me gâtait par avance la jouissance que j'avais.

Savone. Arrêtés par une procession : des guirlandes de fleurs, suspendues sur des perches, allant d'un bout de la rue à l'autre; chantres, musiciens, des violons, une basse portée par des

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hommes; jésuites; air établi du clergé; tête chevro- tante d'un vieux. Grands lits à paillasses de maïs de l'hôtel, le garçon sentant l'eau athénienne. Le lendemain, promenade dans Savone : églises dont je ne me souviens plus, italiennes, dorées; madones au coin des rues, enchâssées au miheu des cierges et des fleurs; pluie qui nous a forcés à rentrer.

VoLTRi. Hommes jouant à la boule qui passe dans un anneau, ou plus loin, sur le rivage, dormant au soleil. Bateaux échoués comme au temps d'Homère; on les tire à la mer sur des rou- leaux. — Eghse : statue en argent de saint Charles Borromée, air idiot. Ce saint-là n'est pas fait pour être béni par les arts , s'il l'a été de ses contempo- rains. — Mine du vieux à barbe grise qui nous accompagnait. Pont à angle sur le torrent, es- carpé et pierreux pour le pas des cavaliers.

De Voltri à Gênes on ne quitte pas les mai- sons, tout annonce une grande ville. Bientôt la rade apparaît et l'on voit la belle cité assise au pied de sa montagne. Le phare de la Lanterne, comme un minaret, donne à l'ensemble quelque chose d'oriental, et l'on pense à Constantinople. Jar- din Durazzo, que la rue traverse, tout remph de roses; au haut d'un mur, colonnes de pierre autour desquelles elles sont enlacées. Grande place. Rue qui descend. Palais. Galeries cou- vertes de l'ancien port. Nouvelle enceinte avec promenade dessus. Le soir, même rencontre du bourgeois de Gênes, qui nous promène et nous raconte, sur la place de l'Annonciata, l'his- toire d'un LomeOini et de sa femme, faits pri- sonniers dans l'île de Tabarka. Je ne m'en sou-

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viens plus, mais elle m'a frappé sur le moment comme beau sujet d'opéra. II a voulu aussi nous faire l'histoire de Christophe Colomb, mais j'ai si bien montré mon envie de partir qu'il a fini. ('Autre fâcheux à Milan. On est poli dans toutes ces villes, on j sent d'anciennes mœurs civilisées, qui, comme une étoffe usée, s'en vont en haillons quoique encore soyeuses.)

Le premier palais que j'ai vu a été le palais Brignole : façade rouge, escalier de marbre blanc tout droit. Les appartements ne sont pas aussi grands que dans beaucoup d'autres, mais la tenue générale, les mosaïques des parquets, et les ta- bleaux surtout, en font peut-être le plus riche de Gênes. II y en a un autre contigu, appartenant également aux Brignole. Domestique à che- veux crépus. Deux grands portraits en pied, de Van Dyck, le mari et la femme en regard l'un de l'autre; le mari, à cheval, de face, tout en noir, tête nue, saluant; son cheval se rengorge un peu, une levrette jappe à ses pieds; figure grave, pâle, aristocratique, douce et triste; la dame, debout, la tête raide dans sa collerette, chevelure crépelée, à la Médicis, robe en étoffe lourde, verte, à raies d'or qui descendent droit. Véné- rables toiles de famille, respectables par ce qu'elles représentent et par la manière dont elles le représentent.

Un portrait d'homme, de fécole vénitienne, figure très pâle, barbe noire, manches en soie rouge, pourpoint noir; intensité du regard, ar- deur sous le calme. C'est du grand style et du vrai beau, on voudrait être cet homme- pour avoir semblable tournure.

2.4 NOTES DE VOYAGES.

Un Joueur de flûte par le Capucin : de face, joues enflées, rouges, yeux qui pissent le sang et le vin, emportement cle la joie et du rire; il s'est mis à jouer dans un moment de folle gaieté, à jouer une danse ou une chanson à boire dans la- quelle, au refrain, on doit choquer les verres.

Saint Gérôme (le Guide) Balbi?] : presque nu, jambes croisées, admirables pieds d'homme de 50 ans, gras, un peu engorgés, ongles cro- chus, les uns sur les autres; la tête est sereine, siUonnée de rides, pensante et sue la couleur; il ht sur ses genoux; un hon à côté.

Une grande toile de Guerchin, représentant Jésus chassant les marchands du Temple : effet d'ensemble peu agréable; tête inspirée du Christ; beau dessin du dos de fhomme qu'il pousse et qui s'enfuit naïvement avec lâcheté.

Sur le haut d'une porte un Tintoret : portrait d'homme déjà vieux, maigre, usé, en pourpoint noir, assis dans son fauteuil d'une façon lassée. On voit, à ses vêtements, c'est un corps fané; bout du nez rouge, traits flétris, spirituels, mais ennuyés, expression peu indulgente quoique sans férocité ni ruse. II est assis d'une manière admi- rable comme vérité; elle en devient insolente à force d'être vraie.

Judith et Holopbeme (Titien) : Judith, coiff"ure presque Pompadour, met la tête d'HoIopherne dans un sac que lui présente sa suivante, négresse (raccourci de bras vilain, on distingue d'abord peu la négresse); Holopherne est vu presque en raccourci, couché dans son lit, le tronc sanglant au premier plan. Elle vient de tuer, l'eff'ort est passé, elle est calme, tranquille. Souvenons-nous

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du calme de Lorenzaccio, dans la pièce d'Alfred de Musset; dans le tableau de Steuben, elle rêve, elle marche à son entreprise, elle est triste; dans celui de Vernet, elle l'exécute, elle est em- portée. Quelle est de ces trois situations celle que j'aurais choisie, de ces trois femmes qu'elle est la plus belle? la plus jolie, comme joli, c'est celle de Steuben ; celle que l'on aimerait le mieux à f. .., c'est celle de Vernet; celle que l'on admire le plus , c'est celle de Véronèse : c'est peut-être la supé- rieure, en tout cas c'est la conception la plus hardie des trois. La manière toute bête dont elle met la tête d'Holopherne dans le sac n'est pas sortie d'un artiste vulgaire qui eût voulu faire de l'inspiré, de l'animé, du mouvementé, comme au premier abord le sujet d'un tel fait semble le demander. Belle histoire que celle de Judith, et que, dans des temps plus audacieux, moi aussi, j'avais rêvée! Le palais des Jésuites est en face Brignole. Grosse porte à clous de fer. Conduits par un jé- suite grisonnant, à nez pointu et à formes amènes. Les cellules enfermées de leurs élèves, n'ayant i pour tous meubles qu'un Christ et un porte-man- teau, m'ont dégoûté encore moins que leur habi- tude de se faire baiser la main par leurs élèves; ce servilisme, établi par un maigre despotisme, a choqué un homme qui aime à la fois la liberté et le pouvoir (je me sens de l'âme pour les peuples qui rugissent de douleur et qui se soulèvent de colère comme les flots de l'Océan, mais je sens aussi qu'il est doux de faire marcher les hommes à coups de fouet et de mener l'humanité comme un bétail). Leurs classes, drapeaux de Rome et de Carthage; leurs divisions en B et C est une

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chose assez puérile : signifer, dux equitum, etc. « afin de les exercer toujours à combattre^». Le P. Ducis, professeur de physique. « Etes-vous parent du poète, Monsieur? On dit que oui, Monsieur, mais je n'en crois rien, il a gardé tout pour lui, car ce n'est pas du tout ma partie », avec un petit rire modeste et orgueilleux qui voulait dire : « Moi, je ne rimaille pas, je m'occupe à des choses positives, et puis, ^ d'ailleurs, le théâtre n'est-il pas maudit par l'Eglise? nous haïssons l'art, nous autres ». Quelque disposé que je sois à ne pas me joindre aux criailleurs contre les jé- suites, j'ai senti pendant une demi-heure qu'ils n'avaient pas tout à fait tort. Quelle différence avec fair franc, cordial et normal de ces vieux moines qui ne lèvent jamais la tête ou bien vous regardent en face!

Le palais Spinola : le vestibule au rez-de- chaussée est peint, usé; les peintures tombent par morceaux. La première fois que j'y ai été, il y avait établie une marchande de fleurs qui faisait ses bouquets. Vieux domestique, petit, maigre, figure douce, un peu railleur, aimant ses maîtres, ne parlant que d'eux, des ouvrages de M"^ la marquise, du lit de mort de M. le comte. Son mot à propos du tombeau scandaleux (prétendu) tourné contre la muraille : « Monsieur est un peu jésuite». La grande salle au premier, voûtée, et avec ses coins en petites voûtes, à lambris noirs, plafond doré, haute cheminée, est, avec ceUe du palais Doria, le plus grand appartement qu'il y ait dans tous les palais de Gênes. Les fils actuels peignent; nous avons vu de leurs œuvres à côté de celles des maîtres; il faut avoir du front!

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Un Silène, de Rubens : Silène, le chef couronné de pampres et de raisins, nu, gros ventre, plein de vin, s'endormant et riant tout à la fois, digérant et gueulant; à côté de lui, une femme vigoureuse, vue de profil, vers laquelle il se tourne un peu, et un autre compagnon ; ces deux derniers cherchent à le soutenir.

Palais Balbi. Comme ensemble de richesses et de peinture : petits Amours, de Rubens, se jouant sous des arbres; beaux d'expression, de mouvement et de chaleur, pieds vilains, engorgés. Frise de Dominiquin Zampieri, représentant le Combat des Centaures et des Lapitbes : figure soufflant dans un instrument, plenis buccis; autre criant, de face, on lui voit tout le palais, les dents; un Cen- taure, dans l'eau, prenant une femme pour la violer, la femme est nue et également dans l'eau usqu'à la ceinture; cela est d'un érotisme excel- ent. Toute l'œuvre est vigoureuse et mouve- mentée.

Andromède, de Guerchin , ressemble trop au sujet analogue de l'Arioste, traité par M. Ingres.

Un Marché, de Bassano, plein de monde, plein d'animaux et de comestibles, toujours confus, sale de couleur et singulièrement bousculé; il J a pourtant quelque chose. Bassano devait être un homme malheureux.

Portrait du Titien par lui-même : Teint pâle, cheveux roux blond, yeux bleus, crâne fort et ardent, expression élevée, antisensuelle. Dans la figure des grands artistes tout se concentre. dans l'oeil, parce qu'ils ne sont peut-être que cela, que des contemplateurs, comme disait Boileau en par- lant de Molière. Regard un peu oblique et fixe;

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petit chapeau relevé, posé sur le sommet de la tête.

La Tentation, de Breughel : Une femme cou- chée nue, l'Amour dans un coin (Titien?). Pen- dant que je regardais la Tentation de Breughel il est venu un monsieur et une dame qui sont partis à peine entrés; leur mine devant ces toiles était quelque chose de très profond comme bêtise. Ils accomplissaient un devoir.

Durazzo (rue Baibi). Grand escalier, le plus beau avec celui de l'Université qui a ses deux lions descendant les marches; jardin au milieu du carré et l'escalier. Ces arcades, au miheu des- quelles il y a des arbres, font penser aux palais moresques.

Madeleine, de Titien, chevelure épanchée sur les épaules, nue, brune, sanguine, forte, pleu- rant, hvide aux tempes, les paupières rouges, des larmes sous la peau, belle, belle et faite encore pour être aimée, embelHe de sa prostitution, expiée par le repentir.

Deux tableaux de Ribera, Heraclite et Démo- crite : Démocrite, le rieur, a la main posée sur le globe. Je n'ai rien vu dans le monde d'une ironie plus tragique et plus insolente; c'est un rire de cuivre qui sort de la toiie, un rire énorme, à la Gargantua, mais roman tisé, plus satanique; l'homme a l'air canaille et intelligent; par-dessus tout cela donne la terreur du sublime. Heraclite est tout pâle, verdâtre, la bouche crispée, dé- charné. Inférieure à l'autre toile, qui est exagérée comme d'ordinaire. On peut (pour moi) la rap- procher de fEcole espagnole.

Un tableau de Van Dyck représentant des pe-

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tits enfants seuls; un autre représentant un seul enfant habillé en satin blanc, le comble du beau pour un enfant. Cela doit faire rêver les femmes grosses. Au palais Brignole, il j en a un bien joli aussi, vu de face à côté d'un homme noir. C'était un homme intense que ce Van Dyck.

Doria Lursi, au bord de la mer. Autrefois les galères pouvaient entrer jusque sous la double terrasse de marbre, de laquelle on descendait au rivage par un escalier en dessous. La terrasse est longue, faite pour de lentes promenades au soleil à l'ombre de la tente de soie, le bras appuyé sur le négrillon en jaquette rouge , en regardant l'ho- rizon d'oii s'avancent des navires qui reviennent du Levant... Jardin de mauvais goût, malgré ses roses, coupé, taillé. Belle salle au premier. Charles IX et Napoléon ont couché dans ce palais.

Effet de la chaise à porteur en entrant. Elle était jolie, cette chaise à porteur, noire, bordée d'or, tapissée de velours rouge , à forme fin du xvu'siècle ; les porteurs allaient vite comme ceux de Masca- rille!

Palais Palaviccini : superbe comme ornement, comme ameublement, comme chic, comme en- semble. Je ne me souviens plus des tableaux.

Mais ce qu'il y a de plus écrasant, à Gênes, ce qui fait rêver le luxe par-dessus tout, c'est la grande salle du palais Cera. Tout or et glaces, jusqu'à ce qui est derrière les petits sophas entre les colonnes; plafond en voûte, quatre grandes colonnes dorées, dôme se fondant avec le plan du plafond; grand lustre et six autres lustres en cristal : en tout, il me semble, au moins huit lustres.

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L'église Saint-Laurent : toute blanche et noire; trois portails byzantins. C'est une église italienne l'on aime à entrer parce qu'on est bien à l'ombre de ses marbres. Le mot d'Heine : « Le catholicisme est une rehgion d'été» est juste, mais c'est plus en- core : c'est l'âme qui s'y sent en été. Comme on aimerait là, le soir à l'angélus, vers la fête-Dieu, quand l'autel est jonché de bouquets! Dans une chapelle à gauche , statues d'Adam et d'Eve ; celle d'Eve, surtout, avec sa peau d'animal sur la taille, le jour tombant du haut dessinait des ombres qui l'animaient; teintes neigeuses et animées.

Enterrement sur la place de la Cathédrale. La maison n'était pas tendue. Grand appareil, c'était un homme riche. Les moines, ou les frères de la confrérie destinée aux enterrements, étaient vêtus de longues robes noires avec un caphardum sur le visage , et portaient des cierges d'une main , de l'autre un gros bouquet de fleurs comme pour aller au bal. Suivaient des chanoines en robes rouges, gras, luisants de santé, d'aplomb, de bien- être et marchant comme des conseillers de cour royale. II y aurait, sur cet usage des fleurs à l'en- terrement, trop de choses à dire pour ne rien dire. Est-ce du paganisme? est-ce pour atténuer l'effet lugubre, ou pour l'augmenter? Il est plus large et plus juste, je crois, de ne pas conclure.

J'ai vu aussi un autre enterrement, c'était à l'Annonciata; j'ai suivi le convoi qui entrait dans l'église. Le mort était porté sur les épaules de ses anciens frères; le moine, en robe grise, était tout couché dans son cercueil, qui n'avait pas de cou- vercle; il avait le visage découvert, ses mains jointes tenaient un crucifix. On chantait fort et

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cela résonnait sous la voûte dorée de TAnnon- ciata.

A Gênes, j'aimais à aller dans les églises. Eglise que je croyais être celle de Carignan, j'ai entendu les vêpres; il n'y avait guère que les femmes avec leurs longs voiles blancs. Grand soleil sur la place. Au portail étaient les chaises. Chaisière : robe d'indienne bleue, gros camée aux oreilles, robe courte, bottines de joueuse de guitare, en cuir mal ciré et craquant, mouvement de hanche, activité; autre, grosse, suant, teton ballottant dans sa robe lâche et cependant dessi- nante.

Pont de Carignan. Eglise de Carignan ne m'a pas fait tant de plaisir. Pluie. Dans le quartier de Carignan petites rues étroites, ser- pentantes et tournantes pour descendre jusqu'en bas.

Ces remparts font le tour de la ville, le chemin d'enceinte longe le bord de la ville. Quelle mer! on la voit parfois dans les percées de ces rues noires et humides. Dames laides et excitantes (par la réflexion) dans une de ces rues, parallèles à la mer, et que je n'ai pas pu retrouver.

Grotte de Sestri : le mauvais italien s'y étale et doit s'y complaire.

Première promenade à cheval, sur les hauteurs, par le soleil; c'a été la plus belle journée de mon voyage. Palais Durazzo à côté des Tuescini : grand bassin de marbre, avec son cygne méchant; camélias en pleine terre, cascade murmurante sur l'herbe; le jardin à l'anglaise. A Nice et dans tout le Midi l'art des jardins est dans l'enfance; ici on retrouve le goût aristocratique des patriciens. Cela

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doit être quelque chose avec ces Tritons de marbre au bord des bassins, et ces grands arbres des an- ciens jardins de plaisance des Romains ; ça y fait penser.

Deuxième promenade à cheval. Cabaret je me suis arrêté pour boire un verre d'eau; un bouquet de bruyères à la porte, à l'intérieur une table avec un banc, une madone dans le fond, en sa châsse ornée. Ce heu m'a rappelé la Corse, si grave et si chaude. Nous avons ensuite pris sur la gauche, une fois remontés à cheval, et nous avons longé la Polcevera, verte, noire, à la Poussin, arbres à hgnes monumentales. Couvent de Fran- ciscains, par une montée à escahers entourée de grands peuphers. Portier à l'air bourru; l'autre, 1 adjoint du supérieur, façons de gentleman, air doux, amène, bon, amoureux, plus lent et plus distingué que celui de Domodossola, aussi bon enfant, mais d'autre façon; le gros, rubicond, dont il a ouvert la porte de la cellule, rouge comme si on venait de le surprendre lisant le mar- quis de Sade. Galop en revenant, ma bride s'est cassée.

Au théâtre Carlo Felice, à côté d'un officier. Salle mal éclairée. Premier acte de la Som- nambule. — Un bon : M. Derivis. Ballet. Amérique. Négresse qui meurt de jalousie à la fin de la pièce. Maison du comte de ..., au haut de la ville; treille de roses et de vignes. Le comte de ... est un vieil amateur qui fait des vers italiens, latins et français. Son ca- binet d'histoire naturelle, dans lequel il a une vieille flûte, cinq ou six oiseaux et autant de cail- loux. — A l'ameublement ce doit être un excellent

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homme. Quelques plantes rares. Je n'avais pas vu alors Yisola Madré ni le jardin du général Ser- belloni.

Figure commune et canaille d'un jeune Spinola auquel le jardinier (veste peau de tigre) a parlé.

Théâtre en plein vent. L'Aqua sola, prome- nade, allées vertes, haies de rosiers, musique. Femme que j'y ai vue la première fois, battant la mesure avec sa tête, nez effilé, teint pâle, coiffée en cheveux, voile blanc bordé de noir, du reste en deuil, grands jeux bleus, profil à l'Esmeralda; d'ensemble, quelque chose de riant (quoique ce ne doit pas être son expression habituelle) etd'élé-

?ant; ses paupières s'ouvraient et se fermaient, e crois que c'est la plus belle femme que j'aie vue, je m'abreuvais à la contempler comme on boit à pleine poitrine d'un vin dont le goût est exquis. Il fallait qu'elle fût belle, car au premier abord j'ai rougi d'étonnement et j'ai eu peur d'en devenir amoureux. Revenant quelques jours après et tâchant de la retrouver, à la même place j'ai vu une autre femme, chapeau blanc, bouche et menton avancés, lèvre bleuâtre, nez accusé, une allure brisée, molle, à ressorts cachés, à hurlements et à morsures. Si elle n'avait pas été à Paris, elle l'avait deviné. Mais la maîtresse des Fiescini ! petite , grosse , très grasse, tout en noir, mains fines, bonne odeur, peau blanche et propre, cheveux châtain brun, une raie de côté, sur le côté gauche, front large, deux rides sur son cou, dents blanches et bouche dessinée, mélange de bonté et de sensualité douce. Quel dommage de n'avoir pu lui dire un mot! En revanche je l'ai regardée, regardée, regardée. Sans rien affirmer, elle m'a peut-être rendu la pa-

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reille. .. II y avait sur elle beaucoup à rêver; la femme de 40 ans n'a pas encore été introduite dans la littérature, celle-ci le mériterait. Salle basse, les jeunes filles travaillaient aux fleurs, d'autres à l'aiguille; toutes, les mains propres; robinets et bassins de marbre à la porte, dans les corridors, pour se les laver; leur réfectoire avec leurs go- belets et leurs petites bouteilles à fond large... Adieu, Madame, adieu! Quand je retournerai à Gênes, je retournerai aux Fiescini; il y a tant de roses à la porte en face, elles retombent par-dessus le mur!

Hôtel de la Croix de Malte. Le balcon de marbre, le secrétaire entre les deux fenêtres. Première promenade dans la rade. Deuxième le matin de mon départ. Comme j'étais triste en quittant Gênes, après les montagnes qui la do- minent surtout, et pendant deux jours dans tout ce sot pays de la Lombardie!

Marengo. Grande chambre nue, grise de poussière, au rez-de-chaussée, a couché l'Em- pereur. — Trous de balles dans les murs de l'auberge et surtout dans une petite tour à gauche, six pas plus loin.

Turin. Ville belle, alignée, droite, ennu- yeuse, stupide; sans contredit, dans l'esprit des Sardes, la plus magnifique chose de la Sardaigne, aussi ce brave Charles-Albert y habite-t-il. Les places sont grandes et les maisons toutes pareilles. Je préférerais habiter Rouen. Loger à Turin quand on possède Gênes! II y a la différence d'une jeune fille bien propre, bien corsée, bien plate et bien nulle, la petite bouche en cœur et de petits yeux en amandes, des bottines à la place de pieds et des

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jupes à la place de corps, à quelque royale cour- tisane des temps passés, l'épaule nue, la chevelure abondante relevée par un cordon d'or, accoudée sur le marbre et chaussée de riches sandales.

Hôtel de l'Europe. Au premier, au fond du corridor, une sculpture en bois représentant des cavaliers du xvii* siècle; groupe mouvementé, charmant, plein d'esprit.

Musée nul : beaucoup de copies, que l'on voit copiées par de braves artistes ne se doutant pas probablement qu'à moins de 40 heues de ils ont les originaux. Quelques Wouwerman.

Musée d'artillerie , grand , verni et ciré. Combien sont autrement belles les vieilles armures, cou- vertes de poussière et de toiles d'araignées! Malgré la beauté de tout ce qui s'y trouve, on n'est pas volontiers impressionné, car on a peine à croire que toutes ces cuirasses si bien étiquetées et rangées aient jamais servi ni recouvert des cœurs palpi- tants. L'armure du prince Eugène est bosselée de deux balles. Cimeterres et pistolets turcs. Selle de Charles-Quint, en velours rouge brodé d'argent, large selle à la française, avec des re- bords devant et derrière. Armure et cheval japonais. Casque et étriers en cuir noir. Machines de guerre, modèles de bahstes et de béhers. Ce qu'il y a de plus curieux ce sont des armures orientales, turques ou arabes.

Promenade en voiture dans la ville. Le co- cher : poignets de la redingote bleue non bou- tonnés, avec des gants blancs; son amour pour les cafés. Pépinière, jardin botanique, caserne à côté. Le soir visite de ce brave Pertuccio, imbécile, ennuyeux, mine pauvre; café qui les

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enthousiasme; manque de chic. La singerie de Paris est partout, en voyage, quelque chose qui fait lever les épaules de pitié.

Statue de Phihbert-Emmanuel, superbe comme mouvement, le cheval surtout jusqu'aux glands de son harnais; l'homme trop petit pour la béte.

Le garçon de place de l'hôtel : quatre ans dans la légion étrangère en Afrique; Français, ennemi des jésuites comme gardien de la morale pu- bhque...

Palais Balbi, à Gênes. La Tentation de saint Antoine, de Breughel^^l Au fond, des deux côtés, sur chacune des coHines, deux têtes mons- trueuses de diables^ moitié vivants, moitié mon- tagne. Au bas, à gauche, saint Antoine entre trois femmes, et détournant la tête pour éviter leurs caresses; elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l'envelopper de leurs bras. En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gour- mandise, nue jusqu'à la ceinture, maigre, la tête ornée d'ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et tendu comme celui d'une grue, faisant une courbe vers la nuque, cla- vicules saillantes, lui présente un plat chargé de mets coloriés.

Homme achevai, dans un tonneau; têtes sortant du ventre des animaux; grenouilles à bras et sau- tant sur les terrains; homme à nez rouge sur un cheval difforme, entouré de diables; dragon ailé quiplane, tout semble sur le même plan. Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d'une façon

('^ C'est ce tableau qui donna à Flaubert l'idée d'écrire la Ten- tation de saint Antoine (voir Correspondance, I, p. i6i).

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grotesque et emportée, sous la bonhomie de chaque détail. Ce tableau paraît d'abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns , quelque chose de plus pour d'autres ; il a effacé pour moi toute la galerie il est, je ne me souviens déjà, plus du reste.

Milan. Bibliothèque Ambrosienne. Elle est froide et humide, on y sent le vide et que tous les livres rangés ne transpirent pas sur les vivants. II y avait peu de monde à travailler, cinq ou six tout au plus, parmi lesquels deux enfants. Le gardien : petit homme grassouillet, habit bleu, boutons de métal, calotte de cuir sur le chef, pri- sant et souriant jovialement. Le prefetto : ecclé- siastique en lunettes, sec et grand, la tournure d'un in-folio mince; pareille à celle de M. Potier par le dos. Chaque métier courbe son homme; les souliers larges font les grands pieds, les petites bottines font les petits pieds.

Manuscrits : Cicéron, vit siècle; le Virgile de Pétrarque, avec des notes en marges; des lettres de Lucrèce Borgia, écriture assez lisible, cursive, tourmentée à la fin des mots. La lettre qui est à la montre, adressée au cardinal Bembo, commence par « Caro mio ».

Quatre bas-reliefs de Thorwaldsen ; un Amour ailé (avec une feuille de vigne en peau blanche) par Shadow sculpteur, poussière parmi les ta- bleaux ; deux de mon Breughel représentant Y Eau et le Feu; une Vierge, de Memling, qui regarde son enfant d'un air doux; un Lucas Cranach, deux figures; un Holbein : Homme qui porte la main à son chapeau. Esquisses de Léonard de Vinci : deux portraits avec du crayon jaune et

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noir, à gauche en entrant, à côté de l'esquisse de Raphaël. L'homme, chaperon, cheveux en masses, traits larges, bout du nez carré, yeux ouverts et humides. L'autre, la femme, est blonde; sa chevelure, divisée par le miheu et retenue par un simple bandeau, s'épanche également sur les épaules; paupières baissées qui cachent presque les yeux expressifs pourtant, quoiqu'à peine vus; ovale parfait; passion énorme dans la candeur apparente; pour la poitrine, deux ou trois traits à peine dans les ombres; effet écrasant par la force du dessin.

Les caricatures de Léandre reproduisent presque toutes le même type : un menton saillant et re- montant en droite ligne vers le nez. Notez une qui a l'air d'un chantre, expression remarquable d'imbéciHité et d'hypocrisie, l'air populaire du jésuite. Esquisses de V Ecole d'Athènes, de Ra- phaël : calme et intelligence, vérité et force. Homme du milieu assis sur les marches; à gauche, groupe de l'homme qui lit : crâne oi^i l'intelligence transsude ; le vieillard qui s'approche pour regarder, le jeune homme debout à longue chevelure; à gauche, le géomètre faisant des figures sur la terre, on ne lui voit que le haut de la tête; tout à fait adroite, un grand barbu, nez aquilin. Homme à manteau et couronné, vu par derrière, draperie romaine, pose à la Talma, plus simple encore et

Elus placide. Cheveux de Lucrèce, mèche londe attachée par deux rubans noirs, sous verre, entre des poignards, des yatagans et des cachets de corail rouge.

MoNZA (entre deux ondées). Rien que l'église : rosace surmontée d'un grand carré dont

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la bordure est des carrés fleuris. Ensemble blanc et noir; portail byzantin, idem. Intérieur saxon déjà un peu gothique ; une nef et des bas côtés; le chœur et le transept gauche sont remplis de vieilles peintures dégradées qui demanderaient les rayons d'aplomb d'un soleil couchant pour être encore vues et avoir de l'expression. Le trésor : deux saints-sacrements en pierres pré- cieuses; un missel donné par Béranger, rehé en or, recouvert d'ivoire; un saint-ciboire par Bé- ranger, les trois bustes en argent doré de saint Pierre, saint Paul et saint Ambroise; les deux pains dorés, don de Napoléon; trois reliquaires dans des corbeilles encadrées ; une croix garnie de rubis et d'émeraudes, à porter sur la poitrine, don de Béranger; le peigne de Théodelinde, femme d'Autharis, roi des Lombards : dos en clous d'or, large et fort; dents d'ivoire jaune, usées d'un côté. Je l'avais remis en place, la tentation m'a dé- mangé, je l'ai repris et je me suis peigné avec, comme pour fessayer, mais au contraire en pen- sant à cette chevelure inconnue qu'il fixait sur une nuque royale. La tête devait être fière, haute; la femme grande et grosse, de la race des femmes de ces rois barbares, de la race des Frédégonde et des Brunehaut, une beauté mêlée d'antique, relevée par quelque chose de plus pâle et de plus violent, de la couleur tudesque par-dessus un bronze ro- main, n y a aussi son éventail en cuir, dans un étui de cuivre ciselé.

La couronne âe fer : deux portes et un rideau. Est-ce que Charlemagne a pu se fentrer sur la tête? elle me semble petite. On ne faisait peut- être que la poser. (Les couronnes en effet tiennent

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peu sur la tête des rois, ils font comme un bour- geois qui se promène par un grand vent et qui a peur de perdre son chapeau, ils l'enfoncent le plus qu'ils peuvent au risque de se faire saigner les oreilles; puis au moment oii ils n'y pensent plus, elle vole au diable.) On a allumé des cierges et on l'a encensée. Etait-ce la croix? étaient-ce les re- liques qui y sont? était-ce la couronne de fer? la mémoire de ceux qui l'ont mise? à quelle idole sacrifiait l'homme qui s'est agenouillé? à aucune. Et voilà comme les gens qui font des réflexions philosophiques sont bêtes.

Chartreuse de Pavie. D'ensemble, même architecture que la cathédrale de Milan; le bas, de la Renaissance. Deux fenêtres carrées divisées par deux arceaux n'ayant qu'une séparation ; au-dessus une grande rosace et un grand carré , des arcades à coins fleuris. L'intérieur tout marbre, rubis, lapis lazzuli. Aux chapelles latérales les autels alternativement en mosaïque ou en sculpture de marbre. Tombeau de Ludovic Le More et de sa femme. Ludovic, figure sévère, calme, un peu grasse, à bajoues, les chairs devaient être basa- nées et un peu molles; sa femme, morte à 12 ans, seins, chaussure, douce, naïve, endormie avec ses longs cils, simple. Les Chartreux, un à un, arrivant pour chanter. Le petit cloître (mi- marbre, le haut en terre cuite, arceaux^ romans) plus beau que le grand. Soleil. Etages su- perposés, de même architecture. Un moine a passé, dans la lumière, maigre, à plis flottants, tout blanc, allant vite. Mouvement pour tour- ner dans l'escalier. Celui qui a arrangé les lampes; c'est un doux bruit que celui des lampes

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et des encensoirs. Chacun a sa petite nnaison, son petit jardin. Avec quel amour la pauvre âme doit en cultiver les fleurs ! J'ai pensé à un pauvre homme pleurant dedans par un après-midi d'été. On les éveille à ii heures de nuit. Guichet par oii on leur apporte à manger. L'égoïsme doit s'y développer. Visiteurs : le vieux; l'estimable M. et son intéressante jeune fille. Quel dommage que les dames. . . ça perdrait de sa poésie et les jupons s'y rôtiraient. Acti- vité de notre guide. Parmi les bas-reliefs : le Massacre des nouveau-nés.

Musée Pinacothèque. Un portrait de Ra- phaël Mengs, par Knoller : figure blanche, fraîche aux lèvres et aux paupières, regard vif, un peu ému; carrick jaunâtre, une palette à la main. Il y a de ce même Raphaël Mengs un portrait de mu- sicien, vu de face, la main droite sur le bord d'un clavier; grand gilet xviif siècle, brodé d'or, habit de velours marron; rouge figure, ronde, molle et souriante, italienne, mêlée de sérénade et de ma- drigal, amollie par quelque chose du courtisan Pompadour.

Magnifique portrait de jeune homme en pour- point de satin, nez retroussé, toque de velours un peu sur le derrière de la tête. Une vieille, à côté de lui, par Enrico (Martinger); il a quelque chose de Van Dyck, plus lumineux, moins pro- fond, plus incisif. Une vieille, de Murillo, tout en gris, souriant plutôt de malice que de gaieté, main droite crispée. Le Mariage, de Ra- phaël, mélancolie étrange, naïveté saisissante. Abraham et Agar, par Guerchin : Sarah sourit dans le coin à gauche, Agar pleure et regarde Abraham,

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Ismaël se cache les jeux avec ses poings. Une Vierge, du Guide : les yeux et le front! l'enfant est laid, comme partout. (Le Christ à l'état de bambino est peut-être en dehors des proportions de l'art; la Divinité a du mal à s'exprimer par le symbole de la faiblesse, étant une chose fausse humainement parlant, comment exprimer par un extérieur normal une abstraction insaisissable? l'art ne peut montrer des miracles, c'est-à-dire le désaccord de l'idée et de la forme, à plus forte raison ceux qui ne sont pas tangibles.) Tête de moine endormi, de Velasquez. Des Amours dansants, de l'AIbane. L'AIbane me semble avoir été un des aïeuls du rococo. Un portrait d'homme, par Hais, figure blanche, chevelure noire.

Estber et Assuérus, de Miéris : main trop longue. Esther : les deux femmes qui la sou- tiennent, surtout celle du côté gauche, grande, seins abondants presque nus, pose théâtrale et magnifique, tête ornée; Assuérus se lève de son trône et s'avance vers la reine évanouie. Tapis turc colorié. Au fond, deux gardes. La suivante fait penser à Georges, dans ses belles poses.

Milan est la transition entre l'Italie et l'Au- triche. — Luxe et beauté des équipages roulant sur les dalles unies des rues. On ne rencontre pas de sales voitures, mais le barbare se trahit par le domestique ; ce n'est plus félégance parisienne. Réunion dans le Jardin public. La musique des régiments est ici meilleure que celle de la plupart de nos orchestres. Costumes différents des ré- giments, pantalons bleus collants de la garde hon- groise.

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La Scala : grande salle, grande scène, surtout la toile levée. J'ai marché sur la scène en regar- dant les trappes et en pensant vaguement à toutes les pièces et à tous les ballets ; je suis entré dans deux loges, et j'ai songé à tout ce qui pouvait s'y dire. Un théâtre est un heu tout aussi saint qu'une éghse, j'y entre avec une émotion rehgieuse, parce que, aussi, la pensée humaine, rassasiée d'elle-même , cherche à sortir du réel , que l'on y vient pour pleurer, pour rire ou pour admirer, ce qui fait à peu près le cercle de l'âme.

Théâtre des marionnettes. Salle petite, mal éclairée, en entrant surtout. La pièce que l'on jouait était vertueuse, le coupable puni comme dans nos mélodrames. Les marionnettes sont hautes d'envi- ron trois pieds; le personnage principal, le sei- gneur banni et rentrant chez lui, frappant de vé- rité, surtout par le dos. Les gens qui parlaient dans la coulisse nuançaient très bien , avec atten- tion. C'est un genre qui meurt, il y avait peu d'en- thousiasme dans le public. Donizetti et M. Scribe leur font tort, à ces pauvres marionnettes! Le bal- let surtout était charmant. La grosse tête, le char- latan, son cheval qui piaffait, les danseurs s'éle- vant à des poses gracieuses; du fond de la salle surtout l'illusion était complète. Quand il y a quelque temps qu'on y est, on finit par prendre tout cela au sérieux et par croire que ce sont des hommes; un monde réel, d'une autre nature, surgit alors pour vous et, se mêlant au vôtre, vous vous demandez si vous n'existez pas de la même vie ou s'ils n'existent pas de la vôtre. Même dans les mo- ments de calme on a peine à se dire que tout cela n*est que du bois et que ces visages coloriés ne

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soient animés par des sentiments véritables ; à voir l'habit, on ne peut s'imaginer qu'il n'y ait pas de cœur. Effet gigantesque des gens dans la cou- lisse. J'ai été stupéfait alors de la grandeur d'un homme. Mais le ballet! le ballet! Mine de deux bourgeois figurant les invités du bal et se parlant entre eux !

De Milan à Côme, la route monte légèrement. Dans le port de Côme (qui n'est pas un port, et c'est ce qui le rend charmant), de petites na- celles avec leurs arceaux de bois pour soutenir la tente, comme on en voit dans les keepsakes; voilà qui est itahen, qui est débraillé et coloré, je ne sais si les gondoles de Venise sont plus belles. J'aime mieux la vue d'un de ces mauvais ba- teaux-là que celle du plus beau vaisseau de ligne du monde. L'ensemble du lac est doux, amou- reux, italien. Premiers plans escarpés, teintes chaudes des maisons; horizon neigeux et tout bordé d'habitations exquises faites pour l'étude et pour l'amour. Taglioni, Pasta, sur la rive gauche du lac en partant de Côme. Villa Som- mariva; escalier de pierre descendant jusque dans l'eau pour s'embarquer dans la gondole, grands arbres, roses qui poussent sur une fontaine. L'Amour et Psyché , de Canova : je n'ai rien re- gardé du reste de la galerie; j'y suis revenu à plu- sieurs reprises, et à la dernière j'ai embrassé sous l'aisselle la femme pâmée qui tend vers l'Amour ses deux longs bras de marbre. Et le pied ! et la tête! le profil! Qu'on me le pardonne, c'a été de- puis longtemps mon seul baiser sensuel; il était quelque chose de plus encore, j'embrassais la beauté elle-même, c'était au génie que je vouais

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mon ardent enthousiasme. Je me suis rué sur la forme, sans presque songer à ce qu'elle disait. Définissez-moi-Ià, faiseurs d'esthétiques, classez-Ia, étiquetez-la, essuyez bien le verre de vos lunettes, et dites-moi pourquoi cela m'enchante.

De l'autre côté du lac, après avoir monté par une montée droite à larges marches, maison noire et blanche : c'est la villa du général Ser- belloni.

Vue des trois lacs. On voudrait vivre ici et y mourir. Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux : de grands arbres, poussés dans les préci- pices, vous viennent jusque sous la main, un ho- rizon bordé de neiges avec des premiers plans charmants ou vigoureux; paysage shakespearien, tous les sentiments de la nature s'y trouvent réu- nis, et le grand prédomine. Plantes grasses, arbustes variés. Grotte d'où Ton voit deux points de vue divers encadrés dans la verdure. Bateau à vapeur; nos Anglais. Promenade dans l'après-midi sur le lac.

Eglises de Côme. Cathédrale : ^portail ro- man, statues des deux Pline. Eglise San Felice avec sa vieille saxonne, comme à Avignon. Têtes de morts naturelles dans une chapelle, éclairées par un cierge; coutume fréquente à Côme et que j'ai rencontrée sans la chercher en- core deux fois.

Varèse. Du haut d'un grand jardin, vue étendue, ample, dégagée, le Simplon, le lac Va- rèse et le lac Majeur; mais ce n'est plus le lac de Côme et encore moins l'incomparable beauté de la villa du général Serbelloni.

Ecrit au SlmpIon. Fumée du poêle.

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Lac Majeur (Laveno-Baveno) plus grand, plus vaste, paysage plus étendu que celui du lac de Corne. Ce n'est plus si italien, si chaud. Quand le lac est agité on dirait une mer, mais une mer enfermée, l'infini ne vous y prend pas. Plus on le contemple du reste, et plus il s'agrandit.

Isola Madré : paradis terrestre; arbres à feuilles d'or que le soleil dorait. On s'attendait à voir appa- raître derrière un buisson le sultan grave et doux, avec son riche yatagan et sa robe de soie. C'est le heu du golfe le plus voluptueux que j'aie vu, la nature vous y charme de mille séductions étranges, et l'on se sent dans un état tout sensuel et tout exquis. S'il durait longtemps, il ferait mal, tant il est nouveau; puis on s'y accoutume et cela passe comme autre chose. Deux percées encadrées de verdure et voyant le lac. Arbres de tous les pays du monde, citronniers, orangers, palmiers, hêtres, etc., dont la cime paraît le haut des monts couronnés de neige.

Excursion à Arona. Bateau à vapeur : pres- que rien que des gens du pays; vieille Anglaise prenant des notes et regardant dans son livre le nom de chaque coin de terre.

Statue de Charles Borromée, grande, sale, hui- leuse sous sa peinture, grandes oreilles détachées de la tête. Ensemble laid.

Retour fatigué à Baveno.

Isola Bella, le soir même. Quelle différence avec Isola Madré! Le palais est grand, immense, on y a logé 2,000 personnes. Mais rien n'y sue le luxe ni l'aristocratie; pas un escalier de marbre, ni un vrai beau tableau. J'aime mieux un seul des palais de Gênes. J'aime peut-être trop Gênes? mais non! ce

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n'est pas la perspective du, lointain, car je l'ai goûtée quand j'y étais.

DoMODOssoLA. Petite vallée entre de hautes montagnes comme Brigues, mais à pans moins abrupts. Sur la gauche, en arrivant du lac de Corne, grand bois de châtaigniers. Moine à barbe blanche portant sa besace et montant à son couvent. Le petit portier, barbe moitié grise, air commun, homme du peuple; le capucin, grand, fort, air franc, prisant beaucoup de son tabac rouge. II nous a demandé si nous étions catholiques, et sur notre réponse affirmative nous a tapé sur l'épaule et nous a fait entrer dans des cellules. Elles ne m'ont pas fait froid, comme celles des jésuites à Gênes. Livres dans quel- ques-unes. — Arrivé dans la sienne, il a ouvert une petite armoire et nous a offert un verre de vin... «Allons! Voyons! un verre de vin!».

Bibliothèque publique : livres sous clef, vol Rousseau, Guiccardini... de peur pour la tête, pour la tête. On peut les lire avec dispense du pape. Histoire de TEmpereur, Mémorial; il m'a demandé si le dessin du frontispice était exé- cuté à Paris, croyant que c'était le plan de la statue équestre votée. Dès qu'il a su que nous étions des Français : «le front, le cœur grands». Je lui ai donné deux cigares : « Optime padre, optime figlio». Que d'amis on effleure, on perd en voyage! Galanterie du capucin. Adieux. «Vous vous recorderez de cela en France.»

De Domodossola au Simplon tout en montant, de plus en plus âpre, sauvage. La montagne se resserre, la vallée se rétrécit, on arrive dans le pays des neiges, le torrent gronde toujours. La

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vie ici est triste, éclairée de cet éternel reflet blanc. Il n'y a pas d'ours ni de loups, le pays est trop pauvre. Auberge. Le matin, deux voya- geurs : une dame et un monsieur sans nez; les deux jeunes gens ont exécuté une polka. C'était fête-Dieu. Reposoir. Le cantonnier battant du tambour avec un jeune gars qui souf- flait gravement dans une flûte, une rose sur son chapeau.

Départ à 9 heures du matin. Neiges. Les arbres se rapetissent et bientôt cessent complète- ment; on ne voit plus que des troncs, cassés par les avalanches ou brisés par les bûcherons, pas- sant à travers la neige. Grandes courbes blan- ches d'une ondulation pleine de grâce. Chemin à travers deux murs de neige; les moyeux de notre voiture y entraient. Cantonnier à lunettes vertes marchant devant nous, son instrument sur l'épaule. Rencontre de la diligence. Homme dégoûtant passant sa tête par la portière, grotesque au milieu du subhme, petite laideur au miheu de la grande laideur (au point de vue classique), vilain dans l'horrible. A plat, l'hospice. Les trois galeries. C'est en commençant à des- cendre que la vue devient magnifique : la vallée part de dessous vos pieds et ouvre son angle im- mense vers l'horizon, portant sur ses flancs ses pins et ses neiges. Indescriptible! il faut rêver et se souvenir.

Revisailles. Déjeuner. Pont d'une maison à l'autre qui traverse la route. Forte fille de la montagne, fraîche, rose, charnue, un peu alle- mande avec son petit chapeau rond à grand ruban plissé; chignon renoué et visible par derrière.

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Descendus par le raidillon, les pins deviennent plus fréquents, la neige ne se voit plus qu'au haut des monts ; par place la terre est couverte de rochers ou d'écorces de sapins. Ça m'a rappelé certaines pentes de forêts de la Corse (après Bocognano pour aller à Ghisoni). Comme hier de Domo à Simplon, il me semblait me retrouver il y a cinq ans dans les Pyrénées, quand je fus de Laruns aux Eaux-Bonnes.

Brigues. Encore les petits chapeaux des femmes. Une belle, noire, souriante à sa fe- nêtre. — Ramée pour la fête-Dieu tout le long des rues, guirlandes vertes aux fenêtres des mai- sons. — Politesse un peu germanique et bête, quoique bonne des habitants. Type blond, doux; pas d'élégance dans la taille des femmes, quoique leur figure soit agréable; pas de sévérité ni de feu dans le regard. Propriété du bourgeois ayant un établissement à Turin et regrettant 1 Empereur. Eghse au bout de la promenade, à un quart de heue, affreuse par ses sculptures en bois. Adieu à l'Italie! A gauche en sortant, grande montagne, prairies au bas, puis au milieu neiges et rochers, nue au sommet. C'est un spécimen de l'art du grand artiste. Comme tous les tons sont fondus et comme toutes les transitions sont mé- nagées , rien de disparate quoique rien de pareil.

Ecrit à Brigues 22 mai 10 h. du soir.

De Brigues à Martigny. Montagnes à gau- che, couvertes de neiges, vallées vertes, beau pays, de Sion à Martigny surtout. C'est la vraie Suisse verte, neigeuse au sommet, plantureuse dans sa vallée. Déjeuner à Sierre, chez le beau-

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frère de l'hôtelière du Simplon. Les trois idiotes, pantomime quand je leur ai donné de l'argent. Expression. Une figure carrée, nez camus, goitre. Elles me faisaient des signes d'amitié, passaient leur main sur leur visage. J'estime les fous et les animaux; est-ce parce qu'ils sentent que je les comprends et que j'entre dans leur monde?

Martigny. M. et M"" Bonsor. Marchandes d'objets en bois, sales, mal peignées, costumes de Berne, garces d'aspiration dans leur petite ville. Une guitare, un recueil de vers et peut-être un roman (les 2 autres vol.) sur leur sopha. Cas- cade sur le bord de la route à gauche, des efflu- vions de gazes blanches se précipitant et se laissant envoler au vent, argent vaporeux. C'est qu'au- trefois la fée suspendue dans les airs baignait ses pieds d'albâtre. Le bruit de la cascade n'est pas celui du torrent, le bruit du fleuve n'est pas celui du lac; ils se marient tous ensemble et jouent l'éternelle partition. Je me suis rappelé le bruit des cascades de la vallée du Lis et j'ai repensé à mes guides des Pyrénées.

Saint-Maurice, Vieille idiote aveugle, priant avec ferveur, figure pâle et flétrie; elle demandait le chanoine. Oii était le chanoine ?

Chillon. Tourelles, au bord du lac. On traverse deux pièces, une grande et une petite, voûtées, presque souterraines, à colonnes de lourd gothique, avant d'arriver à celle du prisonnier. Anneau à i pied de terre. Tout autour le roc est usé par les pas qu'il a faits en tournant dans le même demi-cercle. Autre anneau à un autre pifier pour un de ses frères. Le nom de Bjron est

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écrit sur le troisième pilier en entrant, le deuxième avant d'arriver à celui du prisonnier; il est gravé dans le roc, de travers, une barre dessus dans toute la longueur comme si on avait voulu l'ef- facer. II est écrit en noir : est-ce déjà le temps? ou de l'encre mise pour faire revivre les lettres ? Au milieu de tous les noms obscurs qui égratignent et encombrent la pierre, il reluit seul en trait de feu. J'ai plus pensé à Byron qu'au prisonnier. Au-des- sous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s'est appuyée longtemps l'avait usée. J'ai rêvé à cette main s' appliquant à creuser cinq lettres. Quand je suis entré là, que j'ai vu le nom de Byron et que j'ai tâché de penser à ce qu'il y avait peiné, ou plutôt rien qu'à la vue du nom, j'ai été pris d'une joie exquise; j'ai mis la main sur mon cœur et je l'ai senti battre plus fort que l'instant d'auparavant; c'est ensuite que j'ai été au pilier du captif. Victor Hugo en moulé, au crayon; G. Sand gravé au couteau, sur le pilier qui vient après celui de Byron, celui du frère; sur le même, plus haut, du côté de la muraille en roc brut. M""* Pauline Viardot née Garcia, parfaite- ment lisible. A l'étage supérieur, petit arsenal, vue du lac. Les montagnes s'y reflétaient, les endroits oii il y avait de la neige faisaient l'effet dans ce miroir de flambeaux blancs placés sur les

f)ics, ils tiraient dans l'ombre de longs sillons umineux. Jolie maison de campagne en vue du lac, rond de gazon, enfants en costumes d'été jouant sous les arbres.

Clarence. A peu près à la sortie du pays j'ai fait arrêter la voiture, je suis descendu et je suis entré dans une petite cour plantée et couverte

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de longues herbes que l'on fauchait; un mur bas la séparait de la route. Je nme suis dirigé vers le monsieur qui m'en paraissait être le maître et lui ai demandé si la maison de M""'deWarens existait encore. Sans trop attendre que j'aie achevé, ni sans trop me comprendre, il m'a adressé à un jeune homme en costume de jardinier qui fau- chait à quelques pas de lui; celui-ci a souri à ma question. II était blond, avait l'air doux et tendre, un peu à la façon de Jean-Jacques, auquel il pou- vait ressembler. La maison de M"" de Warens est détruite depuis longtemps; il m'en a indiqué la place. Elle était située au bas d'une petite colline, à la place oïli il j a maintenant des arbres, sur le penchant d'un vallon, avec la montagne par der- rière, le lac pour horizon, des premiers plans très étroits et des perspectives énormes. Le jeune homme ne l'a jamais vue, il y a bien longtemps qu'elle est détruite, il a entendu dire ça aux anciens. Et je suis remonté dans la voiture et les chevaux sont repartis au grand trot. II faisait beau soleil, l'air était doux, 5 heures du soir environ.

Vevey. II j est venu souvent, le maître aux phrases ardentes (il a fait souvent cette route à pied), il y a rêvé sa Julie et l'y a placée. On ai- merait, en songeant à lui, à s'asseoir sous chaque arbre et à contempler chaque nuage pour y re- trouver quelque chose de son amie.

Hôtel. Terrasse. De Vevey à Lausanne, cascades sur le bord du chemin. Vignes, ' La route est entre deux murs. Ce qui est tout à fait près de vous est aride et sec sans grandiose, mais le lac à gauche, le lac et les montagnes qui s'y regardent!

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Lausanne. Caractère lourd, bon, épicier et platement intelligent de ses habitants. Femmes laides, dénuées d'élégance. Pas une. Les deux fillettes riant et avenantes sur le seuil du tail- leur, près de l'hôtel. Deux ou trois costumes d'étudiant allemand. La musique sous les grands arbres. Je me suis rappelé, à propos de l'intérieur de ces petites villes, les chœurs de bourgeois à la promenade dans Faust. Le commandant, vrai ignoble. Maison du docteur Major : la prome- nade en terrasse; sa bonne, la plus belle fille de Lausanne, yeux noirs, cheveux noirs, air distin- gué, doux et tendre. Echange de regard (femme de l'épicier itahen). Je n'ai vu qu une nuque noire, mais abondante et tressée; au milieu des visages incolores (très colorés) et lourds des Suisses, c'était pour moi l'Italie me jetant un soupir d'au delà des monts. Visite du médecin Mayor pendant le dîner. Le soir, pluie; nous fumons le cigare au bas de l'escaher, et j'écris ceci, 10 heures vingt minutes du soir.

De Nyon, je ne me rappelle plus qu'une salle au rez-de-chaussée de l'hôtel oii nous avons dé- jeuné, et le gros garçon agréable qui nous servait. Sur la hauteur de la ville, promenade à l'ombre de grands arbres. Ville tranquille et douce l'on doit être bien quand on est malade.

Quand on est dans Coppet, on prend une rue à gauche (si l'on vient de Lausanne) et l'on monte au château de M""" de Staël. Arrivé devant la grille, que l'on a à droite, on voit derrière soi, un peu sur la droite, une grande avenue d'arbres et un parc à l'entrée duquel, caché dans les arbres, est le tombeau de M™^ de Staël. Nous avons été

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menés jusque-là par une vieille femme, Marie Lemesier, qui Ta servie, ainsi que M. Necker, pendant quatre ans. (Dans ses dernières années, nous a-t-elle dit, il était très gros, énorme et tou- jours suivi d'un médecin qu'il avait ramené de Paris.) Au rez-de-chaussée, appartement en carré long, avec une bibliothèque en armoire à grillage et en soies vertes, dont on ne voit pas un livre; c'était que M'°^ de Staël jouait la comédie. Por- trait d'un des amis de M. de Staël. Au premier, le salon , grande et belle pièce. Portrait de Gérard de M'"^ de Staël, celui qu'on voit en tête de ses ouvrages, en tartan rouge : nez fort, bouche avancée, grosse, sanguine, semblant aimer le vin plus que l'amour, quoiqu'il y ait aussi de la luxure ; œil fier, ardent, intelhgent. Dans une autre salle, portrait de David (jeune), m'a paru vilain. A son côté, celui de M. Necker, en costume xvm' siècle, poudré, lui ressemble un peu; M. Necker a sa tête un peu renversée, jeux à demi fermés, sans fatuité pourtant. Son fils en manteau, nu -tête; son mari, homme ordinaire, écrasé par sa femme et qui fait pitié quand on les regarde ensemble; sa fille. M"* de Broglie. Un abîme entre ces deux femmes : c'est l'artiste d'un côté, et de l'autre la femme comme il faut, la femme honnête dans toute l'étroitesse de ses moyens physiques et moraux. On montre aussi le portrait de M. ..., un des grands amis de M™* de Staël. A côté du salon est la chambre à coucher elle a composé une grande partie de ses ou- vrages; petite table noire carrée, espèce de carton- nier, armoire oii elle serrait ses manuscrits.

Chambre de M. de Broghe : ht en pente.

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De dessus le balcon, la vue est superbe, longue, allongée, sans plans étages. Ce beau château fait penser à la société intellectuelle de l'Empire, à quelque chose de restreint, de distingué, d'un peu étroit, d'animé, à rien de plus. M"* de Staël (que je connais peu du reste) ne ressemble-t-elle pas à Girodet? son romantisme ne me semble pas d'un romantisme bien pur, ou du moins comme nous en voulons un maintenant; il paraît, comme le sien, déclamatoire et intentionnel.

Se souvenir du capitaine Rose. Anglais ennuyé; trait du fils du portier de l'Hôtel Meurice leur apprenant le cancan à six , sans qu'aucun ait jamais pu le savoir.

Genève. Ile de Rousseau. Quand j'y entrai, le soir, on y faisait de la musique; des Alle- mands jouaient sur leurs cuivres d'une façon tendre et déchirante. Il se tenait sur son piédestal, immobile, la tête penchée en avant, l'air intelli- gent et doux. A gauche, bouquet de trois peu- pliers droits, frissonnant un peu dans leurs cimes. Comme il aimait la musique, le piauvre Jean- Jacques, j'ai bien pensé à lui; je faisais tous mes efforts pour y penser de toute mon âme. Les fan- fares qui sont venues après m'ont fait penser à ce soir il courait éperdu dans les corridors. . . Quel homme! quelle âme! quelle lave et quelle onde! Comme cela est beau les gens qui trouvent ses Confessions un livre immoral et Rousseau un misé- rable! Je l'ai entendu dire, je l'ai entendu dire; on trouve que je suis susceptible et je vis!! La statue de Pradier est peut-être fort belle, je n'ose en être bien sûr, mais c'est l'efifet qu'elle me fait. Tous les Genevois ont été étonnés de ne pas

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voir M. Rousseau en souliers à boucles et en habit à la française. On tient donc beaucoup à l'ha- bit des gens qu'on admire!

Bibliothèque publique. Ecriture de Calvin, ilhsible comme celle du xvf siècle, longue et mêlée; de Jean-Jacques, sobre, courte, très claire, très bien alignée et comme gravée sur le papier. Manuscrits plus ou moins jolis, mais c'était l'écri- ture du maître qui m'attirait. Portraits des Genevois célèbres. Stalles en bois. Quelque chose de chaud et d'usuel bien différent de l'im- mobilité sépulcrale, collégiale, de la bibliothèque Ambrosienne, qui est du reste bien plus belle et qui semble bien mieux tenue.

Musée. Marie-Thérèse (pastel), femm€, vers 45 à 48 ans, fraîche, viande un peu molle, rose encore, pendante, œil humide et bon; expression trop complexe pour être décrite; admirable chose comme intensité. M™ de l'Epinay (id.), figure maigre, noire, œil noir, mâchoire allongée, ce qui s'appelle une femme laide, mais une femme que l'on remarque et que l'on doit aimer beau- coup si on l'aime (elle devait puer ou sentir très bon), quelque chose de Dejazet, mais le crâne plus large, mais plus grave et plus occupée. Un paysage de Calame, coup de vent, ours à gauche du tableau. Un portrait d'homme noir, crâne dégarni, un peu appuyé sur le côté droit, par Van der Heitz, ressemble aux Van Dyck et n'est guère moins beau. David portant la tête de Go- liath (Dominiquin?), tableau à ombres et à lu- mières contrastées. Prudhon (?) sur la droite : femme debout, de profil, chaussée en sandales avec des cordons bleus, dont un lui passe entre

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le pouce. La belle chose que la sandale! n'est-ce pas un symbole? l'art se prêtant à la nature, ne la cachant pas encore, mais sj adaptant! En fait de sculpture, un très beau plâtre de Pra- dier, Vénus consolant l'Amour; une Haydé assise à genoux, avec des amulettes, belle comme sen- timent. C'est peut-être un peu extérieur; du reste ça contente. Le jeune homme faisant l'agréable entre les deux fillettes, était-ce pour le bon ou pour le mauvais motif? Les trois mar- chands d'antiquités, types différents : le premier, boutique; le second, le bouquiniste et son fils; le troisième, grand, maigre, blanc, doux, pied bot, ignorant du prix de ses choses, faisant com- passion; ses deux émaux de Petitot; être riche!!

Ferney. Le château est au milieu des arbres, qui étaient vert clair sous la pluie, Aspect triste d'abord. Petit château à un étage, deux ailes, trois escaliers. Celui du milieu vous fait entrer dans le salon , celui de gauche dans le cabinet de travail de Voltaire, que l'on ne montre pas. Le parc est par derrière et ne se voit pas en entrant. Allée droite (au milieu, un bassin d'eau) devant la porte du salon. Sur la gauche surtout, et au bout, la vue doit être superbe : tout le lac de Genève, le mont Blanc, et plus encore...

Eghse bâtie par Voltaire. L'inscription Deo erexit Voltaire ne se voit plus, elle a été efiPacée par les «mauvaises gens», m'a dit Louis Grandperrey. Tombeau en forme pyramidale, surmonté d'une urne que Voltaire avait fait édifier pour lui. L'église et le tombeau sont maigres et ont l'air vieux sans être anciens. On a été longtemps à nous ouvrir la porte, un énorme dogue aboyait sur le

58 NOTES DE VOYAGES.

seuil; il est venu à moi, m'a regardé et s'est tu. Le salon a une forme carrée à coins coupés. Ten- ture en soie rouge brochée, copies de l'AIbane : Muses et femmes nues, la Toilette de Vénus; fau- teuils en tapisserie, fond blanchâtre à fleurs. Sur la droite la cheminée, singulière forme du poêle. Sur la porte qui donne dans sa chambre à cou- cher : l'Apothéose de Vohaire conduit par la Vérité et couronné par la Gloire; au bas et renversés, les Critiques , l'Envie , le Fanatisme , etc. , aquarelle , gravure coloriée ou dessin avec de la couleur, pitoyable du reste. Chambre à coucher : au fond le ht, le vrai Ht le grand homme dormait; on en a ôté les tentures et on en voit le bois à nu. Suspendu sur le ht, le portrait de Lekain (au pastel) à la Titus et couronné de laurier; à droite, un portrait (pastel) de Voltaire jeune, le même que celui de l'édition de 1782; à gauche, le grand Frédéric fhuile), nu-tête, en costume militaire, teint animé, plaqué de rouge, tête maigre et car- rée. Sur les deux grands panneaux, à droite, M"' du Chatelet et M"" Denis; à gauche, le por- trait de Catherine, brodé à la main par elle-même (fait et donné par Catherine de Russie à M. de Voltaire). Dans la cheminée une espèce de monu- ment funèbre qui a contenu son cœur, avec ces deux inscriptions au-dessus : « Son esprit est par- tout et (ou mais?) son cœur est ici». «Mes mânes seront tranquilles puisque je sais que je reposerai au milieu de vous ». Entre ce monument et la porte, un pastel; portrait d'un ramoneur au-dessus.

La tenture est de soie jaune à fleurs. L'ameu- blement de ces deux pièces était riche, plein de

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goût, vif en couleurs. On voudrait y être enfermé pendant tout un jour à s'y promener seul. Triste et vide, le jour vert, livide du feuillage, pénétrait par les carreaux ; on était pris d'une tristesse étrange, on regrettait cette belle vie remplie, cette existence si intellectuellement turbulente du xviii* siècle, et on se figurait l'homme passant de son salon dans sa chambre, ouvrant toutes ces portes... Louis Grandperrej avait 15 ans quand Vokaire est mort; vieillard ordinaire, petit, cha- peau de cuir, il semble encore ébloui du souvenir de son ancien maître. II l'avait servi cinq ans; c'était lui qui faisait les commissions : « Lui avez- vous parlé? Ohl oui, monsieur, plusieurs fois; il était sec comme du bois, maigre, maigre. Etait-il bon? Oui, monsieur, mais il ne fallait pas lui désobéir, il était vif comme la poudre, il s'emportait, oh! il s'emportait... et il nous tirait les oreilles, il me les a tirées plusieurs fois. II était aimé. Quand il est venu ici, il n'y avait qu'une ou deux maisons. II était très bon, aimé, généreux, mais il ne fallait pas lui désobéir par exemple ! » Je regardais cet homme avec avidité pour voir si Voltaire n'y avait pas laissé quelque chose que je pusse ramasser!

Les Rousses. Moret. L'hôtelier, sa femme sage-femme.

Salin. Besançon. Par les toits seule- ment on s'aperçoit de l'ancienneté des maisons.

Palais du cardinal Granvelle : cour carrée à arceaux peu cintrés, pas d'ornements, quelque chose de sobre, mais d'un peu lourd. Mal que j'ai eu pour découvrir la maison de Victor Hugo.

M"" de Leiie. Elle est au rond de Saint-

6o NOTES DE VOYAGES.

Quentin, n" 140; la chambre il est lambris- sée, peinte en gris blanc; alcôve avec un lit de bout au milieu; salon grand, commode.

Langres. Hôtel, tous les garçons gris, mine de l'hôtelier, la salle du festin pour le baptême.

Bar-sur-Seine. MM. du conseil de revision.

Vandeuvre. Troyes. Peur que j'ai eue à cause de mon amour pour l'harmonie des faits et le fatalisme rythmique. L'abbé, son sémi- naire, le portier, macération, caractère de stupi- dité.

NoGENT. CoURTAVENT. De CoURTAVENT

À LA SaUSSOTTE. NaNGIS. NoRMAN.

Brie-Comte-Robert. Les fermiers de la Brie allumés par le déjeuner et allant au concours agri- cole. — Le grand rouge, forme de ses sous-pieds.

Charenton. Entrée à Paris. Visite à M""* Chéronnet^^', à qui j'ai donné le bras jusque chez Durand, oii elle allait dîner. Ce pauvre Du- rand ! J'y ai fait trois repas et sur chacun d'eux on pourrait écrire un volume : souper, déjeuner, dîner. Champs-Elysées, trois fois le lundi, le mardi et le mercredi. La belle histoire que celle de ces visites! j'y ai vu le défaut de la cui- rasse de mon âme comme à celle des autres. Dîner chez D'Arcet. Visite à Auteuil. M""" ... est venue en chapeau de paille rond, robe noire. La poésie de la femme adultère n'est vraie que parce qu'elle-même est dans la liberté au sein de la fatalité. Le lendemain M"" Hugo. Je suis curieux d'y retourner. Conseils médi- caux de Pradier. Les Peaux-Rouges : l'oncle

(1) ^me Cliéronnet, grand'mère de Maxime Du Camp.

VOYAGE EN FAMILLE. 6l

hurlant, l'enfant, l'œil de l'enfant et du roi quand ils tirent l'arc; danse du scapel; saut les pieds joints, de la femme au manteau rouge. La dame de derrière moi riait beaucoup, riait, riait et trouvait ça drôle. La poignée de main des bourgeois. Quelque envie que j'eusse d'en faire autant, parce que mon envie ne partait pas du même principe et que je n'aime pas à lécher les plats.

Retour à Rouen dans le wagon étouffant, der- rière, au coin de gauche, comme à mon dernier voyage. Le monsieur d'en face. Le vieux vomissant de la bile. Les Anglais qui ont monté à Oissel.

Et enfin Rouen, le port, l'éternel port, la cour pavée. Et enfin ma chambre, le même milieu, le passé derrière moi et comme toujours la vague apparence d'une brise plus parfumée!

I

EGYPTE

1849-1850

I

EGYPTE.

1849- 1850. (Ecrit au retour d'après les notes prises en voyage.) ^''"'''^

JE suis parti de Croisset le lundi 22 octobre 1849. Parmi les gens de la maison qui me dirent adieu au départ, ce fut Bossière, le jardinier, qui, seul, me parut réellement ému. Quant à moi, c'avait été l'avant-veille, le samedi, en serrant mes plumes (celle-là même avec laquelle j'écris en fai- sait partie) et en fermant mes armoires. II ne faisait ni beau ni mauvais temps. Au chemin de fer, ma belle-sœur avec sa fille vint me dire adieu. Il y avait aussi Bouilhet, et le jeune Louis Bel- langé, qui est mort pendant mon voyage. Dans le même wagon que nous et en face de moi était la bonne de M. le Préfet de la Seine-Inférieure, petite femme noire à cheveux frisés.

^'^ Voyage fait en compagnie de Maxime Du Camp (voir Correspondance, I, p. 302).

S

66 NOTES DE VOYAGES.

Le lendemain, nous dînâmes chez M. Cloquet. Leserrec y était. Ma mère fut triste tout le temps du dîner. Le soir j'allai rejoindre Maurice, à rOpéra-Comique, et assistai à un acte de la Fée aux roses; il y avait dans la pièce un Turc qui rece- vait des soufflets.

Hamard était étonné que j'allasse en Orient, et me demandait pourquoi je ne préférais pas rester à Paris à voir jouer Molière et à étudier André Chénier.

Le mercredi, à 4 heures, nous sommes partis pour Nogent. Le père Parain s'est fait beaucoup attendre, j'avais peur que nous ne manquions le chemin de fer, cela m'eût semblé un mauvais présage. Enfin il arriva, portant au bout du poing une ombrelle pour sa petite fille. Je montai en cabriolet avec Eugénie et, suivant le fiacre, nous traversâmes tout Paris et arrivâmes à temps au chemin de fer.

De Paris à Nogent, rien; un monsieur en gants blancs en face de moi dans le wagon. Le soir, embrassades famifiales.

Le lendemain jeudi, atroce journée, la pire de toutes celles que j'aie encore vécues. Je ne de- vais partir que le surlendemain, et je résolus de partir de suite, je n'y tenais plus : promenades (éternelles!) dans le petit jardin, avec ma mère. Je m'étais fixé le départ à 5 heures, l'aiguille n'avançait pas, j'avais disposé dans le salon mon chapeau et envoyé ma malle d'avance, je n'avais qu'à faire un bond. En fait de visites de bour- geois, je me rappelle celle de M'"" Dainez, la maî- tresse de la poste aux lettres, et celle de M. Mo- rin, le maître de la poste aux chevaux, qui me

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disait à travers la grille en me donnant une poi- gnée de main : «Vous allez voir un grand pajs, grande religion, un grand peuple», etc., et un tas de phrases.

Enfin je suis parti. Ma mère était assise dans un fauteuil, en face la cheminée; comme je la cares- sais et lui parlais, je l'ai baisée sur le front, me suis élancé sur la porte, ar saisi mon chapeau dans la salle à manger et suis sorti. Quel cri elle a poussé, quand j'ai fermé la porte du salon! il m'a rappelé celui que je lui ai entendu pousser à la mort de mon père, quand elle lui a pris la main.

J'avais les yeux secs et le cœur serré, peu d'émotion, si ce n'est de la nerveuse, une espèce de colère, mon regard devait être dur. J'allumai un cigare, et Bonenfant vint me rejoindre; il me parla de la nécessité, de la convenance de faire un testament, de laisser une procuration; il pou- vait arriver un malheur à ma mère en mon ab- sence. Je ne me suis jamais senti de mouvement de haine envers personne comme envers lui, à ce moment. Dieu lui a pardonné le mal qu'il m'a fait sans doute, mais le souvenir en moi ne s'en effa- cera pas. 11 m'exaspéra, et je févinçai poliment!

A la porte de la gare du chemin de fer, un curé et quatre religieuses : mauvais présage! Tout l'après-midi un chien du quartier avait hurlé funè- brement. J'envie les hommes forts qui à de tels moments ne remarquent pas ces choses.

Le père Parain ne me disait rien, lui; c'est la preuve d'un grand bon cœur. Je lui suis plus reconnaissant de son silence que d'un grand ser- vice.

Dans la salle d'attente, il j avait un monsieur

68 NOTES DE VOYAGES.

(en affaires avec Bonenfant) qui déplorait le sort des chiens en chemin de fer, « ils sont avec des chiens inconnus qui leur donnaient des puces; les petits sont étranglés par les grands; on aimerait mieux payer quelque chose de plus, etc. ».

Eugénie en pleurs est venue : « M. Parain, Ma- dame vous demande, elle a une crise », et ils sont partis.

De Nogentà Paris, quel voyage! J'ai fermé les glaces (j'étais seul), ai mis mon mouchoir sur la Bouche et me suis mis à pleurer. Les sons de ma voix (qui m'ont rappelé Dorval deux ou trois fois) m'ont rappelé à moi; puis ça a recommencé. Une fois j'ai senti que la tête me tournait et j'ai eu peur : « calmons-nous! calmons-nous! ». J'ai ouvert la glace : la lune brillait dans des flaques d'eau et, autour de la lune, du brouillard; il faisait froid. Je me figurais ma mère crispée et pleurant avec les deux coins de la bouche abaissés. . .

A MoNTEREAu, jc suis dcsccndu au buff^et et j'ai bu trois ou quatre petits verres de rhum, non pour m'étourdir, mais pour faire quelque chose, une action quelconque.

Ma tristesse a pris une autre forme : j'ai eu l'idée de revenir toutes les stations j'hésitais à descendre, la peur d'être un lâche me retenait) et je me figurais la voix d'Eugénie criant : «Madame, c'est M. Gustave! » Ce plaisir immense, je pou- vais le lui faire tout de suite, il ne tenait qu'à moi, et je me berçais de cette idée; j'étais brisé, je m'y délassais.

Arrivée à Paris. Interminable lenteur pour avoir mon bagage. Je traverse Paris par le Marais et passe devant Ta place Royale. Il fallait pourtant

pour arais i rtant j

à

EGYPTE. 6^

me décider avant d'arriver chez Maxime, il n'y était pas. Aimée me reçoit, tâche d'arranger le feu. Maxime rentre à minuit, j'étais aplati et indé- cis. II me mit le marché à la main, le parti pris fît que je ne revins pas à Nogent. Je l'ai là, cette lettre (je viens de la relire et je la touche froide- ment), écrite à une heure du matin, après toute une soirée de sanglots et d'un déchirement comme aucune séparation encore ne m en avait causé; le papier n'en dit pas plus long de soi qu'un autre papier, et les lettres sont comme les autres lettres de toutes autres phrases! Entre le moi de ce soir et le moi de ce soir-là, il y a la différence du cadavre au chirurgien qui I au- topsie.

Les deux jours suivants, je vécus largement,

mangeaille, buverie et p ; les sens ne sont pas

loin de la tendresse, et mes pauvres nerfs si cruel- lement tordus avaient besoin de se détendre un peu.

Le lendemain vendredi, à l'Opéra, le Prophète. A côté de moi le Persan (comme j'aurais voulu nous faire amis, qu'il me parlât!) et deux bourgeois, un mari et sa femme, qui cherchaient à deviner l'intrigue de la pièce. A l'orchestre j'aperçois le père Bourguignon, rouge de luxure en contem- plant les danseuses. Dans le foyer, rencontré Pié- delieux et Ed. Monnais.

Quel bien m'a fait M^^Viardot! Si je n'avais craint de paraître ridicule j'aurais demandé à l'em- brasser. Pauvre cœur, sois béni, tant que tu bat- tras, pour la délectation que tu as versée dans le mien!

Le lendemain samedi, visite d'Hennet, de Kes-

yO NOTES DE VOYAGES.

1er et de Fovard chez Maxime; on cause socia- lisme.

Adieux à M"* Pradier sur son escalier.

Dimanche matin je vais attendre Bouilhet au chemin de fer. De dessus le pont en bois qui tra- verse la gare, je vois le train arriver. Visite à Cloquet, oii se trouve Pradier et son fils, devant lequel même il tient des propos indécents. Visite à Gautier, que nous invitons à dîner. Promenade avec Bouilhet à Saint-Germain-des- Prés et au Louvre (galerie ninivite). Le soir dîner aux Trois-Frères Provençaux, dans le salon vert, L. de Cormenin, Théophile Gautier, Boui- lhet, Maxime et moi. Après le dîner, inoi et Bouilhet chez la Guérin. II donne rendez-vous à Antonia pour le f' mai 1851, de 5 à 6 devant le Café de Paris; elle devait l'écrire pour ne pas l'oublier. J'ai manqué au rendez-vous, j'étais encore à Rome, mais je voudrais bien savoir si elle y est venue. Dans le cas afFirmatif (ce qui m'étonne- rait), cela me donnerait une grande idée des femmes.

Maxime passe une grande partie de la nuit à écrire des lettres, Bouilhet dort sur sa peau d'ours noir; le matin je le reconduis au chemin de fer de Rouen, nous nous embrassons, pâles; il me quitte, je tourne les talons. Dieu soit loué! c'est fini, plus de séparation avec personne, j'ai le cœur soulagé d'un grand poids.

H j a encombrement chez Maxime, on démé- nage ses meubles, les amis viennent lui dire adieu; Cormenin, assis sur une table, est noyé de larmes; Fovard est le plus raide; Guastalla, en pleurs et le pince-nez sur son nez : « Allons!

EGYPTE. 7 1

soignez-vous bien ! » Quel sentiment différent il n'a pas tardé à avoir à l'encontre de ce même ami! Est-il possible que si peu de chose change ainsi le cœur d'un homme?

J'intercale ici quelques pages que j'ai écrites sur le Nil, à bord de notre cange. J'avais l'inten- tion d'écrire ainsi mon voyage par paragraphes, en forme de petits chapitres, au fur et à mesure, quand j'aurais le temps : c'était inexécutable, il a fallu y renoncer dès que le khamsin s'est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors.

J'avais intitulé cela Lm Cange^^K

A BORD DE LA CANGE. I

6 février 1 850. «A bord de la Cange.»

C'était, je crois, le 12 novembre de l'année 1840. J'avais dix-huit ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage^^*). La narration écrite en était achevée, et je considérais, sans les voir, tout éta- lées sur ma table, quelques feuilles de papier dont je ne savais plus que faire. Autant qu'il m'en sou- vient, c'était du papier à lettres, à teinte bleue, et encore tout divisé par cahiers pour pouvoir tenir dans les ficelles de mon portefeuille de voyage.

Ils avaient été achetés à Toulon, par un de ces matins d'appétit httéraire oii il semble que l'on a les dents assez longues pour (pouvoir) écrire démesurément sur n'importe quoi. J'ai jeté sur les

('' Voir Correspondance, I, p. 372 et suivantes. (*' Voir Par les Champs et par les Grèves, p. 417.

72 NOTES DE VOYAGES.

pages noircies un long regard d'adieu; puis, les repoussant, j'ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j'ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, cou dans les épaules, les pieds dans mes chaus- sons, le cœur dans ma tristesse.

C'était fini. J'étais sorti du collège. Qu'allais-je faire? J'avais beaucoup de plans, beaucoup de projets , cent espérances , mille dégoûts déjk. J'avais envie d'apprendre le grec. Je regrettais de n'être pas corsaire. J'éprouvais des tentations de me faire renégat, muletier ou camaldule. Je vou- lais sortir de chez moi, de mon moi, aller n'im- porte oii, partout, avec la fumée de ma cheminée et les feuilles de mon acacia.

Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table. J'ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j'ai écrit dessus, avec la date du jour, «papier réservé pour mon prochain voyage», suivi d'un large point d'inter- rogation, j'ai poussé cela dans mon tiroir et j'ai tourné la clef.

Dors en paix, sous ta couverture, pauvre papier blanc qui devais contenir des débordements d'en- thousiasme et les cris de joie de la fantaisie fibre. Ton format était trop petit et ta couleur trop tendre. Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cachets poudreux. Mais qu'écrirai-je sur toi?

II

II y a déjà dix ans de cela. Aujourd'hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis.

EGYPTE. •/}

Nous sommes partis du vieux Caire par un bon vent du Nord. Nos deux voiles , entre-croisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur, la Cange allait penchée, sa carène fendait l'eau. Je l'entends maintenant qui coule plus doucement. A l'avant, notre raiz Ibrahim, accroupi à la turque, regardait devant lui, et, sans se détourner, de temps à autre, criait la manœuvre à ses matelots. Debout sur la dunette qui fait le toit de notre chambre, le second tenait la barre tout en fumant son chibouk de bois noir. II y avait beaucoup de soleil, le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu, de loin en loin, sur la rive, des hérons ou des cigognes.

L'eau du Nil est toute jaune, elle roule beau- coup de terre, il me semble qu'elle est comme fatiguée de tous les pays qu'elle a traversés et de murmurer toujours la plainte monotone de je ne sais quelle lassitude de voyage. Si le Niger et le Nil ne sont qu'un même fleuve, d'oii viennent ces flots? Qu'ont-ils vu? Ce fleuve-là, tout comme l'Océan, laisse donc remonter la pensée jusqu'à des distances presque incalculables; et puis ajoutez par là-dessus l'éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil, le soleil doré des Pharaons. A la tombée du jour le ciel est devenu tout rouge à droite et tout rose à gauche. Les pyramides de Sakkara tranchaient en gris dans le fond vermeil de l'horizon. C'était une incandes- cence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trem- pait d'une lumière d'or. Sur l'autre rive, à gauche, c'était une teinte rose; plus c'était rapproché de terre, plus c'était rose. Le rose allait montant et s'affaiblissant, il devenait jaune, puis un peu vert;

y4 NOTES DE VOYAGES.

le vert pâlissait et , par un blanc insensible , gagnait le bleu qui faisait la voûte sur nos têtes, se fondait la transition (brusque) des deux grandes couleurs.

Danse des matelots. Joseph à ses fourneaux. Barque penchée. Le Nil au miheu du paysage. Nous sommes au centre. Les bou- quets de palmiers à la base des pyramides de Sakkara semblent comme des orties au pied des tombeaux.

III

Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j'ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés, maintenant que je n'y suis pas. Les peupliers sans feuilles frémissent dans le brouillard froid, et les morceaux de glace que charrie la rivière viennent se heurter aux rives durcies. Les vaches sont à l'étable, les paillassons sur les espaliers, la fumée de la ferme monte len- tement dans le ciel gris.

J'ai laissé la longue terrasse Louis XIV, bordée de tilleuls, oii, l'été, je me promène en peignoir blanc. Dans six semaines déjà, on verra leurs bourgeons. Chaque branche alors aura des bou- tons rouges, puis viendront les primevères, qui sont jaunes, vertes, roses, iris. Elles garnissent l'herbe des cours. O primevères, mes petites, ne perdez pas vos graines, que je vous revoie à l'autre printemps.

J'ai laissé le grand mur tapissé de roses avec le pavillon au bord de l'eau. Une touffe de chèvre- feuille pousse en dehors sur le balcon de fer. A

EGYPTE. 7 5

une heure du matin, en juillet, par le clair de lune, il y fait bon venir pêcher les caluyots.

IV

Vous raconter ce qu'on éprouve, à l'instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela.

Le bon Pradier est venu nous dire adieu dans la cour des diligences. Au seuil de ce voyage vers l'antique, le plus antique des modernes accou- rant pour nous embrasser, c'était de bon augure. Il nous a abordés en nous disant : «Fameux, fameux! Savez-vous ce que j'ai vu ce matin à mon baromètre? beau fixe. C'est bon signe, je suis superstitieux, ça m'a fait plaisir.»

Nous sommes partis, la diligence a roulé sur le pavé des quais, avec son bruit de pieds de che- vaux, de vitres et de ferrailles. Le temps était sec, le ciel clair, le vent soufflait.

Entre nous deux, dans le coupé, se tenait, sans mot dire, une dame d'une cinquantaine d'années, la figure emmitouflée de voiles, le corps enve- loppé dans une pelisse de soie. Une jeune femme et un monsieur l'avaient conduite jusqu'au bureau. Quand on a tourné la borne de la rue Saint-Honoré, elle a pleuré. Elle allait en Bourgogne, elle devait s'arrêter le soir ou dans la nuit. Son voyage finis- sait dans quelques heures et elle pleurait. Mais je ne pleurais pas, moi, qui allais plus loin et qui sans doute quittais plus. Pourquoi m'a-t-elle indi- gné ? Pourquoi m'a-t-elle fait pitié? Pourquoi

y 6 NOTES DE VOYAGES.

avais-je envie de lui dire des injures à cette bonne femme? Serait-ce que notre joie est tou- jours la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur qu'il y ait à compatir?

Vers Fontainebleau, quelques flammèches de la locomotive s'étant envolées, une d'elles est entrée dans le coupé et brûlait tranquillement mon pale- tot, quand je me suis réveillé à des cris aigus de terreur qui partaient de dessous le chapeau de ma voisine; elle nous croyait déjà tous brûlés vifs, comme à Meudon, et accusait nos cigares dont nous nous étions pourtant abstenus par courtoisie. A la nuit tombante, comme elle grelottait de froid, je lui ai couvert les genoux avec ma pelisse de fourrure. Quelque temps après elle s'est mise à vomir par la portière, qu'il a fallu laisser ouverte, toujours par bon procédé.

Je suis monté sur l'impériale. Comme il faisait froid, on avait abattu le vasistas. Tout en fumant, je me laissais aller au branle du chemin de fer qui nous emportait sur les rails. Devant nous une dih- gence sur son truck se balançait comme un navire; les éclats de charbon de terre embrasé voltigeaient avec force des deux côtés de la route. Nous tra- versions des villages, des collines coupées à pic par la route, ou bien quelques petits champs de vignes les échalas avaient l'air d'épingles fichées en terre.

A ma droite était un monsieur maigre, en cha- peau blanc; à ma gauche, deux conducteurs de dihgence qui, par-dessus leur veste, avaient passé leur blouse bleue. Le premier, marqué de petite vérole et portant pour toute barbe une large

i

EGYPTE. JJ

«mazagran» noire, était notre conducteur à nous. Son compagnon, gros gaillard à figure réjouie, venait depuis quelques jours de donner sa démis- sion et s'en allait à Lyon faire un voyage d'agré- ment et se livrer à l'exercice de la cnasse. Quel mélange d'idées plaisantes ne s'ofFre-t-il pas à l'es- prit dans la personne du conducteur? N j retrou- vez-vous pas, comme moi, le souvenir chéri de la joie bruyante des vacances, le vagabondage de la dix-septième année, la rêverie au grand air, avec cinq chevaux qui galopent devant vous sur une belle route et des paysages à l'horizon, la senteur des foins, du vent sur votre front, et les conver- sations faciles, les rires tout haut, les intermi- nables pipes que l'on rebourre et que l'on rallume, tout ce que comporte en soi la confraternité du petit verre, sans oublier non plus ces mystérieuses bourriches inattendues qui entrent chez vous, vers le jour de l'an , dans votre salle à manger chauffée le matin, vers dix heures, pendant que vous êtes à déjeuner?

L'avez-vous jamais talonné de questions sur la longueur de la route, cet homme patient qui vous répondait toujours? Dans le coin de votre mémoire n'y a-t-il pas le souvenir encore ému d'une mon- tée quelconque dominant un pays désiré?

Avez-vous jamais trépigné d'impatience dans une cour de diligence, entre un commis qui écri- vait et un facteur qui rangeait des ballots ? Avez- vous jamais d'un œil triste jalousé fhomme en casquette qui sautait, après tout le monde, sur la lourde machine que vous suiviez du regard, s'en allant, et qui tournait l'une après l'autre autour de toutes les rues.

78 NOTES DE VOYAGES.

V

J'ai souvenir, pendant la première nuit, d'une côte que nous avons montée. C'était au milieu des bois. La lune, par places, donnait sur la route. A gauche, il devait j avoir une grande vallée.

La lanterne qui est sous le siège du postillon éclairait la croupe des deux premiers chevaux. Ma voisine, endormie, la bouche ouverte, ronflait sur mon épaule. Nous ne disions rien; on roulait.

Le soir, vers dix heures, on s'est arrêté à Nan- gis-le-Franc pour dîner; les hommes ont fumé dans la cuisme autour de la grande cheminée. Des voyageurs pour le commerce ont causé entre eux. L'un d'eux prétendait en reconnaître un autre, ce que cet autre niait. Pourtant il se sou- venait de l'avoir vu chez Gojer, à Clermont. Il y avait bien de cela dix-huit bonnes années, et même il faisait un fameux tapage parce qu'on lui avait donné un lit trop court. « Ah ! comme vous étiez en colère. Oui, pardieu, vous criiez joli- ment. — C'est possible, Monsieur, je ne nie pas, il se peut, mais je n'ai point souvenance.»

VI

Donc de Paris à Marseille (voilà la troisième fois que je monte ou descends cette route, et dans quelle situation différente toutes les fois!) rien qui vaille la peine d'être dit.

Parmi les passagers du bateau de la Saône,

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nous avons regardé avec attention une jeune et svelte créature qui portait sur sa capote de paille d'Italie un long voile vert.

Sous son caraco de soie, elle avait une petite redingote d'homme à collet de velours, avec des poches sur les côtés dans lesquelles elle mettait ses mains; boutonnée sur la poitrine par deux rangs de boutons, cela lui serrait au corps, en lui dessi- nant les hanches, et de s'en allaient ensuite les plis nombreux de sa robe qui remuaient contre ses genoux quand soufflait le vent. Elle était gan- tée de gants noirs très justes et se tenait la plupart du temps appuyée sur le bastingage à regarder les rives.

Il y avait aussi, sur un pliant, une femme hors d'âge, qui était sa mère, sa tante, une amie de la famille, sa gouvernante, sa femme de chambre ou sa confidente; puis dans les alentours, les abordant, les quittant, allant à d'autres , revenant près d'elles, un petit beau jeune homme à moustaches en croc, qui fumait des cigarettes, parlait d'une voix flûtée, jouait avec ses breloques et se donnait des airs de prince. Parmi tout ce qui ballottait suspendu à la chaînette de son gilet, il prit un médaillon et je l'entendis qui disait tout haut à ses deux voisines : «Ce sont des cheveux de la baronne», O exigences de la galerie!!! Bientôt cependant il endossa par-dessus sa toilette une sorte de pail- lasson à longs poils, usé, brossé, encore conve- nable et dénotant de tous points chez son proprié- taire des habitudes inavouées d'économie clandes- tine. Si l'homme entier, voix, gestes, discours, cravate, botte et badine, se montrait avec com- plaisance, si tout cela était arrangé pour le public

8o NOTES DE VOYAGES.

et rentrait dans son domaine, ce paletot, en re- vanche, cet infâme paletot était bien à son maître, à lui seul, il y tenait par les racines les plus se- crètes de sa vie. Sans doute qu'ils savaient bien des secrets l'un de l'autre, et qu'ils avaient de compa-

fnie traversé l'averse des mauvais jours. Pauvre omme qui avait compté sur le soleil... le froid était venu; il avait fallu montrer sa guenille.

Quant à moi, tourmenté par ma bosse de la causalité, je me promenais de long en large sur le pont du bateau , cherchant en mon intellect dans quelle catégorie sociale faire rentrer ces gens, et, de temps à autre, pour secourir mon diagnostic, jetant un coup d'œil à la dérobée, sur les adresses des caisses, cartons et étuis entassés pêle-mêle au pied de la cheminée.

Car j'ai cette manie de bâtir de suite des livres sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander, malgré moi, quelle peut être la vie du passant que je croise. Je vou- drais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l'occupe à cette heure, ce qu'il regrette, ce qu'il espère, amours oubliés, rêves d'à présent, tout, jusqu'à la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu'il a quand il se purge. Et si c'est une femme (d'âge moyen surtout) alors la démangeai- son devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue, avouez-le, et nue jusqu'au cœur! Comme on cherche à connaître d'où elle vient, elle va, pourquoi elle se trouve ici et pas ailleurs! Tout en promenant vos yeux sur elle, vous lui faites des aventures. Vous lui supposez des sentiments. On pense à la chambre qu'elle doit avoir, à mille choses encore, et que sais-je?

EGYPTE. 8 I

aux pantoufles rabattues dans lesquelles elle passe son pied en descendant du lit.

Puis je suis descendu dans la chambre com- mune, me mettre à une autre place et penser à autre chose. J'y sommeillais à demi, mal étendu sur la dure banquette de velours, au bruit des roues de la vapeur et au cliquetis des couteaux heurtant les fourchettes sur les assiettes, quand tout à coup mon compagnon est entré, les jeux ouverts, les joues pleines de rire; il venait de voir, en entrant par hasard dans le salon des dames, nos deux conducteurs qui étaient en tête à tête avec des demoiselles des premières; à genoux par terre, près des fillettes assises sur des tabourets, rouges, émus, sans casquettes, ils égaraient leurs mains vers le temple de Vénus, en absorbant, tous de compagnie, des petits verres d'anisette.

VII

Nous savions que Gleyre était à Lyon chez son frère, son beau-frère ou quelque chose d'ana- logue. Nous voilà donc, à peine débarqués, cher- chant dans un almanach quelconque tous les Glejre qui s'y trouvaient. Par bonheur nous tom- bons sur le vrai. Max envoie un mot et, à ii heures du soir, nous étions déjà au lit quand Gleyre arriva. Nous causons de l'Egypte, du désert, du Nil, il nous parle de Sennanar et nous monte la tête à l'endroit des singes qui viennent la nuit soulever le bas des tentes pour regarder le voya- geur; le soir, les pintades se mettent à nicher dans les grands arbres et les gazelles, par troupeaux,

82 NOTES DE VOYAGES.

s'approchent des fontaines. II y a là-bas des savanes de hautes herbes et des éléphants qui galopent sans qu'on puisse les atteindre. A i heure du matin , cependant, on se dit adieu et toute la nuit nous rêvons Sennahar,

II a fallu se lever dès ^ heures pour s'empiler dans le bateau du Rhône, qui n'est parti qu'à lo à cause du brouillard. Cette navigation, en somme, nous fut désagréable : on avait froid, on s'en- nuyait, on était mal, le bord était encombré de barriques d'huile et d'un tas de passagers; cela vous tachait, buvait de l'absinthe, disait mille sottises , était assommant à périr. A 4 heures du soir encore, nous n'étions qu'à Valence, avec la perspective de passer la nuit sur l'eau et de n'arriver à Marseille que le lendemain fort tard, ou le surlendemain.

Une diligence de hasard se trouvait là. Nous engloutissons un méchant dîner, nous sautons dans la guimbarde, et un quart d'heure après nous roulons sur la route de Marseille.

On sent déjà que l'on a quitté le Nord, les montagnes au coucher du soleil ont des teintes bleuâtres. La route va toute droite entre des bor- dures d'oliviers. L'air est plus transparent et péné- tré d'une lumière claire.

Au milieu de la nuit, nous nous sommes arrêtés dans une ville que j'ai reconnue pour Montélimar, ce qui m'a rappelé des boîtes d'exécrable nougat, que j'y ai achetées jadjs, et un déjeuner très froid en compagnie de feu du Sommerard. II prisait, autant que je m'en souviens, dans une formidable tabatière en buis, avait de gros sourcils, une grosse redingote, l'air bonhomme et très opaque.

EGYPTE. 85

A Avignon, il a fallu de suite se mettre en chemin de fer sans pouvoir revoir son château des Papes ni son charmant musée, l'on est tout seul, lisant les inscriptions antiques sur les stèles de marbre, au bruit des arbres du jardin qui se penchent contre les carreaux.

Ici, en cette ville, j'ai vu autrefois, en passant dans une rue (et de la rue), une chambre au rez- de-chaussée oii il j avait sept lits bout à bout. Voilà de la prostitution pourpre au moins; les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes et les de- moiselles en robes roses debout sur le seuil de la porte.

Par respect pour le beau stjle je donne un sou- venir à Chapelle et à Bachaumont, qui retrouvè- rent en terre papale M. d'Assoucj avec son petit page. Voilà deux lurons qui ne s'inquiétaient guère d'archéologie! et qui voyageaient peu pour le pittoresque. Autre temps, autres phrases, chaque siècle a son encre.

Nous étions seuls dans le chemin de fer avec un bon monsieur qui souriait chaque fois qu'une locomotive passait devant nous, et qui répétait entre ses dents : « Hein ? ce que c'est pourtant que l'industrie humaine ! »

Il pleuvait quand nous arrivâmes à Marseille, et après avoir déjeuné, nous fîmes un somme sur nos lits.

Vlll

La première fois que je suis arrivé à Marseille, c'était par un matin de novembre. Le soleil bril- lait sur la mer, elle était plate comme un miroir,

6*

84 NOTES DE VOYAGES.

tout azurée, étincelante. Nous étions au haut de la côte qui domine la ville du côté d'Aix. Je venais de me réveiller. Je suis descendu de voiture pour respirer plus à l'aise et me dégourdir les jambes. Je marchais. C'était une volupté virile comme je n'en ai plus retrouvé depuis. Comme je me suis senti pris d'amour pour cette mer antique dont j'avais tant rêvé ! J'admirais la voilure des tartanes , les larges culottes des marins grecs, les bas cou- leur tabac d'Espagne des femmes du peuple. L'air chaud qui circulait dans les rues sombres entre les hautes maisons m'apportait au cœur les mollesses orientales, et les grands pavés de la Canebière, qui chauffaient Ta semelle de mes escarpins, me faisaient tendre le jarret à l'idée des plages brûlantes oii j'aurais voulu marcher.

Un soir, j'ai été tout seul à l'école de natation de Lansac, du côté de la baie des Oursins, il y a de grandes madragues pour la pêche du thon, qui sont tendues au fond de l'eau.

J'ai nagé dans l'onde bleue; au-dessous de moi, je voyais les cailloux à travers et le fond de la mer tapissé d'herbes minces. Avec un calme plein de joie, j'étendais mon corps dans la caresse fluide de la Naïade qui passait sur moi. Il n'y avait pas de vagues, mais seulement une large ondula- tion qui vous berçait avec un murmure.

Pour rejoindre l'hôtel, je suis revenu dans une espèce de cabriolet à quatre places, avec le di- recteur des bains et une jeune personne blonde, dont les cheveux mouillés étaient relevés en tresses sous son chapeau. Elle tenait sur les genoux un petit carlin de la Havane, auquel elle avait fait prendre un bain avec elle. La bête grelottait.

EGYPTE. 8 5

Elle la frottait dans ses mains pour la réchauffer. Le conducteur de la voiture était assis sur le brancard et avait un grand chapeau de feutre gris.

Comme il y a longtemps de cela, mon Dieu!

20 février, mercredi 1850.

Ici Jinit la Cange.

Je copie maintenant mes calepins.

Marseille. Descendons à l'Hôtel du Luxem- bourg, chez Parocelle.

Visite au docteur Cauvière, qui nous parle po- litique et changement de ministère, tandis que nous eussions voulu qu'il nous parlât Orient.

Visite à Clot-bey, que nous bourrons d'éloges et qui nous reçoit fort bien. Son secrétaire, jeune Français vêtu à la nizam.

Je repasse devant l'Hotel de la Darse (fermé) et j'ai du mal à en reconnaître la porte.

Le jeudi, jour de Toussaint, nous entrâmes dans une baraque en toile, sur le port, «II signor Va-

lentino ». Les deux

petites laineuses. Pour vérifier l'authenticité de leur chevelure, elles passaient entre les bancs, et le public leur tirait leur tignasse, les grosses mains goudronnées s'enfonçaient dedans, et balaient dessus. II nous chante un air de la Lucrezia Borgia.

Nous allons un soir au théâtre voir jouer deux actes de la Juive.

Nous nous traînons dans les cabarets chantants du bas de la rue de la Darse; dans l'un, on joue Un Monsieur et une Dame; dans l'autre, chanteurs,

86 NOTES DE VOYAGES.

et parmi eux un être de sexe douteux, non so corne si fa.

Dimanche matin, 4 novembre. A 8 heures, em- barqués à bord du Nil, capitaine Rej, lieutenant Roux. Passagers : M. Codrika, consul de France à Manille, sa femme, sa petite fille, son pe- tit garçon; MM. Lambrecht et Lagrange, voya- geurs dans l'Inde; M. Pélissier, consul à Tripoli (Barbarie), un fils en tarbouch, une grande fille de 18 ans, ressemblant en laid à Laure Lepoittevin ; un môme en habit de collégien. Aux secondes, des perruquiers, miroitiers, doreurs, etc., menés à Abbas-Pacha avec un gros chien, sous la conduite d'un mamamouchi en tarbouch; ils venaient sou- vent s'asseoir aux premières et nous assommaienjt de leurs discours. « Crème diamenteuse ».

En partant, forte brise, nous dansons. M. Codrika, assis sur un banc avec sa femme. L'étourdissement me prend vers le château d'If; j'avale un verre de rhum, que je ne tarde pas à vomir, et je rentre dans ma cabine, oii je reste toute la journée sans bouger, dans un état de tor- peur.

Le lundi, mieux, quoique sans appétit. Le soir nous passons les bouches de Bonifacio. Roux est sur la passerelle et commande.

II j avait à bord un grand comique; aux heures des repas il se condensait : la rivalité du D' Bar- thélémy, bel homme, et de Borelli, second lieu- tenant, assez lourde bête, chauve, provençale. Le commissaire, grand pion, en redingote grise, avec la vérole dans l'oreille. Le capitaine Rej, avec son œil fermé, laissait tout dire et tout faire. Cette petite vie étroite semblait plus étroite en-

d

I

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core dans ce large milieu; la régularité des habi- tudes, que rien ne rompait, faisait perdre toute notion du temps, on ne savait jamais à quel jour de la semaine-on était.

Mon meilleur ami était le second, Roux; nous causions voyages par mer; récits du cap Horn, homme jeté à la mer et enfoncé dans l'eau (perdu) par un coup de bec d'albatros.

Mardi soir, vue de Maritimo. La lune roule sur les flots, il semble qu'elle se tord dedans comme un grand flambeau. Aperception de casques roulant sur l'écume, qui s'emplissent et disparais- sent, souvenir des guerres puniques. ^— Je me sentais bien en mer.

Malte. Mercredi soir, arrivés à Malte vers 9 heures. Conversation politique et socialiste après le dîner. Le père Pélissier reconnaît Maxime pour l'avoir vu aux afifaires de Juin.

Le jeudi il fait assez beau comme nous nous réveillons. Dans le port circulent des barques peintes en bandes rouges et vertes, avec un ten- delet en indienne, des glands de coton. Une planche, mise de champ, forme la relevée de la proue. Quand ils sont deux à nager, dans ces embarcations, le premier (plus près de l'arrière), debout, pousse, et le second, assis, tire (ramant comme nous).

Pour gagner la ville, on passe sous un grand passage voûté et l'on monte une rue pleine de marchands de fromages et de poissons secs, qui nous initie à la puanteur des épiciers grecs, que l'on retrouve partout dans le Levant, depuis Alexandrie jusqu'à Fatras.

Aspect propre et pittoresque, toutes les rues en

88 NOTES DE VOYAGES.

pente, ou à escaliers, lavées. Propreté anglaise se marie à quelque chose de l'Orient. Toutes les maisons, en pierre de taille, ont des fenêtres à balcon supporté par des consoles Louis XIV; la caisse ou plutôt couverture du balcon est en bois, vert d'ordinaire.

Église San Giovanni. Dallée de tombes, mais couvertes de grandes nattes de paille; c'est traiter les tombeaux comme des fauteuils : aux grands jours on retire les housses. C'est une église itahenne : de la dorure, de la peinture; les cha- pelles latérales communiquent de l'une dans l'autre par des portes romanes. Ces chapelles me font l'effet (vues en perspective surtout) d'être de bons endroits pour les rendez-vous espagnols du XVI* siècle : la femme est agenouillée; de dessous l'une de ces portes on la regarde qui prie, abaissée sous son grand voile noir.

Dans une chapelle latérale de droite, tombeau d'un commandeur : le buste porté par deux hommes sur leurs épaules, un nègre et un maure. Autre chapelle à grille d'argent.

Amirauté. Rien, de beaux appartements; le portrait de S. M. Georges IV, cravaté rouge, affreux, un vrai coq emmailloté; tentures sombres, tapis turc.

A l'arsenal, les trophées sont complétés par des boucliers en carton; deux ou trois boucliers, que nous essayons à grand'peine de soulever, tant ils sont lourds.

En face l'Administration des paquebots français , la femme d'un pilote anglais, faisant la rue, vieille Andalouse à traits longs et à œil violent d'amour; la graisse de l'âge est venue par-dessus. La graisse

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est pour les vieilles femmes ce qu'est le lierre aux débris, elle cache la ruine et la consolide.

Femmes de Malte généralement petites, teint pâle, le tablier sur la tête, cela se rapproche déjà du voile.

Partis de Malte le jeudi, à 3 heures de l'après- midi. Nuit soignée. Temps lourd vers dix heures. M. Codrika avec petites pilules homéo- pathiques, étouffant; l'orage lui pesait sur les nerfs. La pluie tombe à torrents et le fournisseur refuse de donner une orange; Barthélémy le fait appeler et le lui ordonne. On finit par l'avoir.

Craquements du navire. Je partage jusqu'à deux heures du matin le quart du père Borelli qui trouve qu'il ne fait pas mauvais temps. La mer roule. Dans les intervalles du clair de lune, quand elle se dégage un moment des nuages, je vois les gros flots sauter; le gouvernail frappe contre l'arrière, on dirait des coups de canon. Je monte et je redescends plusieurs fois de la cabine sur le pont, du pont dans ma cabine; enveloppé dans ma pelisse et couché sur le banc de tribord, les nuages me pesaient sur la poitrine. Tout le temps de la tempête j'ai pensé à Alfred, les coups de mer sur les tambours rebondissaient jusqu'à moi. Le matin. Roux est d'avis de retourner à Malte, ce ne fut pas si vite fait : vers 3 heures de l'après-midi, on ne savait pas oia l'on était; il j eut un quart d'heure (on avait vu Malte et l'on retour- nait au large faute de trouver la passe) ceux qui savaient ce qui se passait furent un peu émus, M. Delagrange pâlit. (La nuit, des mécaniciens avaient pleuré; j'ai entendu pendant la traversée un matelot prédire malheur, et le maître de timo-

cpo NOTES DE VOYAGES.

nerie se méfie du voyage d'Alexandrie à Bejrout sans savoir pourquoi : « c'est une idée que j'ai »; je suis inquiet pour lui en ce moment, à cause de ce pressentiment et je voudrais savoir le bateau revenu.) Quant à moi, je sentis un mouvement au ventre qui me déconstipa net; ce n'était pas de la peur, mais de l'émotion ; il n'y avait pas de danger apparent, c'était l'idée peu gaie de nous perdre la nuit sur les rochers de Malte.

Rentrés à Malte, descendus à l'Hôtel de la Mé- diterranée (rue Santa Lucia). Nous dînons féroce- ment, nous nous réchauffons, nous nous revêtons.

Sentiment de repos et de force, de bruta- lité normande et de digestion. Les maîtres avaient été inquiets la nuit : lapoveravapore, lapovera vapore, répétait l'hôtesse

Après le dîner, au coin de la rue Santa Lucia, un jeune gars qui nous accoste en nous disant : « Monsieur, voulez-vous des femmes?». Nous ne retrouvons pas ce drôle. Café; limonade à la neige, elle venait sans doute de l'Etna. Pour orne- ment aux murs, des draperies dans le goût de la Restauration.

Le lendemain nous montons sur la terrasse de l'hôtel pour voir le temps qu'il fera. La mer bleu foncé, encore forte à fhorizon. Le fils Pé- lissier avec son bonnet rouge fumant une cigarette, le père Pélissier faisait le sultan dans l'hôtel, et hurlait comme un tigre à propos de l'assaisonne- ment des mets.

De Cita Lavalette à CitaVecchia. Nous montons en calessina pour aller à Cita Vecchia. Excellente description de cette boîte dans le livre de Maxime, mais la calessina s'augmente de chic

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quand un prêtre est dedans : vu de profil, avec le tricorne ecclésiastique, c'est charmant. Souvent les curés sont en compagnie de dames; il y aurait de jolies petites choses à écrire là-dessus.

A la porte de la ville, plusieurs guides s'offrent à nous; nous en prenons un qui marchait avec de superbes mouvements de taille, pantalon blan- châtre. — Grandes hgnes de terrain, deux palmiers à droite. Aqueduc. L'éghse Saint-Paul, ca- thédrale, nulles. Une grotte de Saint-Paul; une autre grotte de Saint-Paul avec un petit autel au fond, celle-là est pleine d'eau. Ces grottes sont taillées dans une vilaine pierre blanche très tendre. Des braves gens veulent nous vendre des mé- dailles.

Catacombes dans la roche tendre, couloirs s'en- filant, tournant (beaucoup plus petits que ceux de Naples, et plus tortueux). Des deux côtés, excavations pour mettre les morts : le dessus est un demi-arc très développé; à côté souvent un autre petit trou pour fenfant; quelquefois deux sont à côté l'un de l'autre. Aux carrefours, des sortes de meules rondes posées à plat. Nous remarquons des façons de colonnes cannelées, dégrossies à même la pierre. On étouffe. L'étendue de ces catacombes est inconnue. Notre guide, homme noir^ prêtraillon féroce, petit, maigre, mélange d'espagnol, de bédouin et de jésuite, nous raconte que, dans son enfance, un des professeurs de son séminaire s'y aventura et y resta; un cochon lâché reparut à Cita Lavalette. Dans son opinion, les catacombes s'étendent sous toute l'île.

De Malte a Alexandrie. Repartis de Malte

92 NOTES DE VOYAGES.

le samedi soir à 6 heures, après un dîner très gai à bord; le bord me chérit, je dis beaucoup de fa- céties, je passe pour un homme très spirituel.

Journées du dimanche et du lundi assez tran- quilles, de la houle; lundi, vers 3 heures, la mer grossit, le vent debout ne nous quitte plus; nous piquons dedans, on met les voiles pour appe- santir le navire. La nuit fut rigoureuse. M"^ Co- drika embêtait son mari : « Tes pauvres betits henfants! c'est l'orgueil de l'être, etc.». Suée du pauvre homme, profil de l'homme tanné au superlatif! II est sorti de sa chambre, débraillé, oppressé, pâle et, me prenant la main : «Vous n'êtes pas marié, vous, mon ami, vous êtes bien heureux! » Je reste sur le pont, accroché à un cordage de l'arrière; l'officier de quart ne peut se tenir debout; tout pète, craque et tremble, une écoute se casse comme un fil; le gros chien d'Ab- bas-Pacha ne sait se mettre, celui du maître d'équipage se cache derrière le compas. J'essaie de me coucher à diverses places; le commandant, tout habillé, dort sur son canapé, le garçon de service par terre dans le carré, enveloppé d'un prélart. De temps à autre je ris malgré moi du grotesque qui se passe : gens qui gueulent et qui dégueulent, craquements du navire, toutous errants, M. et M"*^ Codrika qui se disputent. A chaque lame le bateau s'enfonce de tribord et se relève furieusement en faisant la poêle.

Je sens des instincts marins, l'eau salée m'écume au cœur, il me prend des envies de monter dans les haubans et de chanter; en d'autres moments je suis embêté une seconde, en songeant qu'après tout on peut périr en mer. Codrika près de moi.

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me lâcha cette parole : « Quand je pense que ces pauvres enfants se jouaient encore aux Champs- Elysées il y a quinze jours!» Puis nous disons : «montagne humide», a plaine hquide » et nous injurions Racine. Entre 4 et 6 heures du matin, l'ouragan se calme; le bateau est en triste état : ses cuivres font autant de poches à sa carène, un des caillebotis a été enlevé, la chaudière fuit et s'éteint; on est obhgé de la remplir à bras.

La mer avait été aussi forte et même plus que dans la nuit du jeudi au vendredi, seulement il n'y avait eu ni feu Saint-EIme, ni orage, ni pluie, le temps au contraire était très clair et le ciel étoile, cela rendait gai, avec la grosse mer.

Mardi, et surtout mercredi, beau temps. Nous nous vautrons sur nos pelisses, sur le pont, sous la tente des premières. Lagrange fait le portrait de Codrika en Don Quichotte, avec le plat à barbe, et Codrika celui de Roux.

Le mercredi, au soir, longue et intime causerie avec Codrika. Elle commença comme toutes les causeries par leb. .., puis elle devint sentimentale; il me raconta de sa vie trois histoires d'amour : à Paris, une maîtresse, dans le faubourg Saint- Honoré, il escaladait son jardin et passait une partie de la nuit souvent les pieds dans la neige; en Grèce, escalade avec une échelle; adieux, à Genève, avec une femme qu'il aimait depuis longtemps. Un matin, par un temps de brouil- lard, elle le regarda s'en aller du haut de sa ter- rasse, « et encore une page de la vie fut tournée, nous ne nous sommes plus revus. » Homme passionné, nerveux, malade, grandes façons de vivre, souffrant beaucoup, a inspirer et res-

94 NOTES DE VOYAGES.

sentir de violentes âcretés et des fougues, belle nature nerveuse; il lui manque la fortune et des occasions légitimes d'énergie.

Jeudi matin, temps superbe, tout le monde est gai; on va bientôt débarquer. Nous prenons un pilote pour la passe d'Alexandrie, il a un turban blanc. (Nous avions à bord, sur les passavents, deux hadjis d'Algérie qui n'ont pas bougé de leur place.) Entré dans le port, il demanda du pain et du fromage à Roux en lui prenant la barbe : « As- tu les mams propres, au moins, sacré cochon?» Débarquement, chaos de cris et de paquets. Sur le bord du quai, à gauche, des bons Arabes pèchent à la ligne. Le premier bâtiment que fe vois dans le port est un brick^de Saint-Malo, et la première chose sur la terre d'Egypte, un chameau. J'étais monté dans les haubans et j'avais aperçu le toit du sérail de Méhémet-Ali qui brillait au soleil, dôme noir, au milieu d'une grande lumière d'ar- gent fondu sur la mer. Négresses, nègres, fel- lahs. — Le canot nous débarque; à cet endroit, il y a une fontaine, les chameaux venaient y remplir leurs outres. Impression solennelle et inquiète quand j'ai senti mon pied s'appuyer sur la terre d'Egypte.

Alexandrie. Grande ville, avec la place des Consuls, bâtarde, mi-arabe, mi-européenne. Mes- sieurs en pantalon blanc et en tarbouch. Haka- kim-bey, beau-frère d'Artim-bey; ses lunettes vertes la représentation de la Norma) lui don- naient l'air, avec son grand nez, d'une bête fantas- tique moitié crapaud, moitié dindon. -Mais quel joli petit nègre! MM. Jorelle, Gallis-bey, Gérar- din, Prinstot-bey, Villemin, Soliman -Pacjia, le

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P. Abro, du consulat hollandais de Smyrne, vêtu en Arménien.

Le soir de notre arrivée, promenade de gens dans les rues, portant des fanaux; des enfants nous donnent des petits coups de bâton dans les jambes. Le lendemain, fête d'une circoncision : chameau couvert de piastres d'or, tous les métiers représentés, un phallus mobile. Visite aux Aiguilles de Cléopâtre, l'une debout, l'autre cou- chée par terre, à droite de la ville, près d'un corps de garde.

Colonne de Pompée : monohthe avec un splen- dide chapiteau corinthien et le nom de « Thompson of Sunderland » écrit à la peinture noire, sur la base, en lettres de trois pieds de haut; les tombes ont la couleur grise du sol , sans la moindre verdure.

Bains de Cléopâtre : petite anse dans la mer, avec les grottes à gauche. Toutes sortes de cou- leurs chatoyaient, le bord des roches dans l'eau était rouge, comme s'il y avait eu de la He de vin répandue; un Arabe, pieds nus et retroussant sa robe, avancé dans l'eau jusqu'aux chevilles, net- toyait avec un- couteau une peau de mouton. Le soleil tapait sur tout cela, j'étais debout et muet. Retour à la ville, nous galopons sur nos ânes. Quelques Bédouins du désert hbjque entourés de leurs couvertures grises.

Halte à un café près de la Mahroudieh, nous mangeons des biscottes. Premier bain turc, impression funèbre : il semble qu'on va vous em- baumer.

Voyage de Rosette. Partis d'Alexandrie le dimanche 18 , à 7 heures un quart du matin.

Nuages violets, chemin large, maisons de plai-

p6 NOTES DE VOYAGES,

sance aux environs de la ville, palmiers avec leurs

frappes de dattes. La comparaison de Sancho, ans les Noces de Gamache : « O la belle fille qui s'avance avec ses pendants d'oreilles, comme un palmier chargé de dattes » me frappe par sa justesse.

A la sortie de la ville, le désert commence. Mon- ticules de sable çà et là, quelques palmiers isolés. La route monte et descend légèrement, il n'y a pas de chemin, on suit la trace des chevaux et des ânes. De temps à autre un Arabe sur son baudet, les plus riches ont de grands parapluies sur la tête. Une file de chameaux conduits par un homme en chemise.

Femme voilée d'un grand morceau de soie noire toute neuve, et son mari sur un autre âne. « Taiëb » , et l'on répond « taiëb taiëb » sans s'arrêter. Tableau : un chameau qui s'avance, de face, en raccourci, l'homme par derrière, de côté, et deux palmiers du même côté, au troisième plan; au fond, le désert qui remonte. Premier effet du mirage. A notre gauche, la mer.

Aboukir à gauche, à l'extrémité d'une langue étroite de terre. Forteresse oii nous arrivons à 10 heures et demie. La sentinelle, sur le mur, près de sa guérite, nous crie de nous arrêter; deux chiens blancs s'avancent sur le pont-Ievis et hurlent. Au nom de Soliman-Pacha, nous sommes reçus; l'officier et ses soldats turcs ont les boules les plus pacifiques du monde. Nous déjeunons d'un de nos poulets, sous le passage qui mène à la cour de la forteresse, assis sur des bancs de pierre, c'est un des meilleurs déjeuners de ma vie. Nos bons Turcs admirent nos armes; on cause guerre.

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militaire, Russie; Maxime commence à faire dire le proverbe de Constantinople : « les Français sont de bons soldats, etc., les Russes de bons cochons». Excellent caouè. Nous repartons à ii heures et demie et nous suivons constamment le bord de la mer, nos chevaux écrasent des coquilles sous leurs pieds, les lames qui viennent expirer sur le sable v sont brunes lie de vin. Çà et un requin échoué <, sur la plage; dans le sable des ossements d'animal, entre autres un bœuf, à demi enfoui et dont la tète intacte est momifiée. Nous avons déjà, vu en sortant d'Alexandrie un chameau aux trois quarts j rongé.

Passage en bac à Edkou. Deux chameaux mar- chant tranquillement dans le gué; sortis de l'eau, ils se couchent sur le sable pour se sécher, râlent et se vautrent. On a bien du mal à faire embarquer le mulet (celui qui porte nos provisions et sur lequel est monté Joseph), tout le monde se donne beaucoup de mal, si ce n'est le propriétaire du mulet, vieux roquentin aux mollets durs. En sor- tant du bac, Sassetti s'aperçoit que sa crosse est cassée; ruades, hennissements, cabrade de nos chevaux; ils n'ont pour bride qu'un licol et se conduisent au sifflet. Quoiqu'ils aient l'air d'in- fâmes rosses, ils s'enlèvent à la voix, ce sont d'excellentes bêtes.

Nous suivons le bord de la mer; des débris de navires, restes de la bataille d'Aboukir. Nous tirons des cormorans et des pies de mer; nos Arabes (des enfants, sauf le vieux en petit turban) courent comme des lévriers et vont en grande joie ramasser les bêtes que nous avons tuées.

Solitude. La mer est immense. Effet

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sinistre de la pleine lumière qui a quelque chose ■de noir. Histoire de l'homme aux dattes et à la fessée; effet de la veste de Sassetti s'envolant au vent, et le vieux cul noir de l'homme au milieu des vagues blanches. Quels cris, mais quelle pile!

Nous suivons le bord de la mer jusqu'à ^ heures du soir. On prend à droite; de place en place des colonnes en briques dans le désert pour indiquer la direction de Rosette. Les sables sont très mous, le soleil se couche : c'est du vermeil en fusion dans le ciel; puis des nuages plus rouges, en forme de gigantesques arêtes de pois- son (il y eut un moment le ciel était une plaque de vermeil et le sable avait l'air d'encre). En face et à notre gauche, du côté de la mer et de Rosette, le ciel a des bleus tendres de pastel; nos deux ombres à cheval marchant parallèlement sont gigantesques, elles vont devant nous régu- Hèrement, comme nous. On dirait deux grands obélisques qui marchent de compagnie.

Minarets blancs de Rosette. La végétation recommence, palmiers, monticules. Un de nos petits sais marche devant nous, on fait plusieurs détours, la nuit est close tout à fait, nous arrivons devant la porte de Rosette; elle s'ouvre et crie comme une porte de grange. Nous traversons des rues étroites à moucharabiehs treillages ; elles sont sombres et étroites, les maisons semblent se tou- cher, les boutiques des bazars sont éclairées par des verres pleins d'huile suspendus par un fil. Si nous eussions gardé nos fusils en travers de nos selles, nous les eussions brisés, à cause de l'étroi- tesse des rues; un cheval empht en effet presque à lui seul le passage entre les boutiques. Nous tra-

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versons toute la ville et arrivons à la caserne. Escalier sombre, sentinelle à la porte du pacha (Hussein-Pacha). Grande chambre en avancée sur la mer, entourée de fenêtres de tous côtés; le Pacha assis sur des coussins, main droite estropiée, ressemble à Beauvallet; le colonel Ismaïl-bey, œil à demi fermé, grand mâtin qui a l'air fort brave. On échange beaucoup de politesses; la chambre qu'on nous destine pour coucher est à côté. Souper turc, petites galettes sucrées excellentes. Nuit mauvaise, les chiens de Rosette hurlent atrocement; les puces et le mal de ventre!

Le lendemain, lundi iç, pendant que je me lavais, entrée du D"^ Colucci amené par le pacha; petit homme bon, franc, aimable. Nous sortons avec lui, nous visitons une manufacture de riz : grands fouloirs en bois terminés par une vis en fer. Filature de coton à la main, homme qui tournait le dévidoir, courbé en deux, qui passait et repassait comme un cheval au moulin et sou- riait devant nous pour nous demander le batchis.

Par une mosquée entr'ouverte, nous voyons dans la cour des colonnes peintes. Sur la porte se tient un jeune Turc qui ressemble à Louis Bel- langé. Nous allons dans une sorte d'hôpital où, dans des chambres basses, sont couchés sur la planche des malades qui m'ont l'air bien malade; odeur de fièvre et de sueur, soleil passant entre les interstices des murs en planches. Nous mon- tons chez le pharmacien, qui nous offre une pipe. Je crève de faim, retour à la caserne, visite au pacha, recafé, rechibouk. A i heure et demie, dîner : au moins trente plats (un nègre nous chasse les mouches avec un petit balai , la fenêtre

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est ouverte et donne sur la mer; valetaille nom- breuse, bigarrée de peau et de vêtements de soie) ; la pâtisserie me semble bonne, le reste exécrable; je goûte du pain arabe, pâte incuite en larges galettes. Je m'observe le plus que je peux pour ne pas faire d'inconvenances.

Dans l'après-dîner, promenade à Abou-Man- dour, sur la rive gauche du Nil. Jardin et ro- seaux (le seul endroit du Nil j'en aie vu, il n'y en a presque pas sur les bords du Nil). Grand soleil sur l'eau.

A Abou-Mandour, le Nil fait un coude à gauche (rive droite) et de ce côté il y a de hautes berges de sable.

Une cange en tartane passe dessus : voilà le vrai Orient, effet mélancoHque et endormant; vous pressentez dé'fa. quelque chose d'immense et d'impitoyable au miheu duquel vous êtes pçrdu.

Sur une fortification un musulman faisant sa prière et se prosternant du côté du soleil cou- chant. — Abou-Mandour est un santon. Syco- more. — L'homme qui garde le santon nous donne à manger quelques fruits du sycomore, qui ressemblent à des figues. Ce que nous appe- lons en Europe sycomore ne ressemble pas au sycomore. Le gardien du santon me donne aussi quelques dattes, un chien me suit, la colique me travaille. Le Nil fait ici un coude, le désert est en face et à droite; à gauche, au delà du Nil, ce sont d'immenses prairies vertes avec de grandes flaques d'eau. Nous montons au télégraphe, le gar- dien me baise la main.

Retour à la caserne. Nous dînons tous les trois

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dans notre chambre, à l'européenne; haricots ex- cellents, adieux au pacha, nuit bonne.

Le lendemain mardi, départ; le pacha nous salue de sa fenêtre. II fait froid toute la journée et nous gardons nos cabans. Sur le bord de la mer nous re- trouvons les chameaux à dattes; l'homme rossé nous voyant venir de loin avait pris le large.

Edkou. Pendant qu'on appelle le passager, nous chassons dans le marais; Max et moi abattons à la fois cinq pies de mer, dont deux se perdent dans l'eau : c'est mon premier gibier tué.

Nous déjeunons de l'autre côté du passage, à l'abri contre le mur du télégraphe, avec la moitié de notre second poulet et les provisions de Hussein- Pacha. II fait froid, la mer est forte, nous rencon- trons moins de coquilles qu'avant-hier.

A une lieue environ d'Alexandrie, il passe à coté de nous, à droite, deux chameaux montés par un nègre et un Arabe; ils sont sans charge, les cordes sont entre-croisées à la selle et pendent sur leurs hanches; les hommes montés dessus se tiennent debout et les battent à grands coups de bâton de palmier en riant d'une voix rauque; les chameaux trottinent comme des dindes. Ils ont passé vite. Rire et air féroce, notes gutturales, acres, avec de grands coups de bras.

Avant de rentrer à Alexandrie, sur la gauche, sur une hauteur, un moulin tout seul.

Nous sommes restés à Alexandrie jusqu'au dimanche 25, Beaucoup de visites. Mal au ventre.

D'Alexandrie au Caire. Dimanche ma- tin 25, départ sur un bateau remorqué par un petit vapeur qui ne contient que la machine. Rives plates et mortes de la Mamuddieh ; sur le

I02 NOTES DE VOYAGES.

bord quelques Arabes tout nus, qui courent; de temps à autre, un voyageur à cheval qui passe, enveloppé de blanc et trottinant sur sa selle turque. Passagers : M"* Chedutan , grande, maigre, élégante, vêtue en grecque; son mari, médecin français au service du vice-roi, couché sur des couvertures en bas, avec une Abyssi- nienne à ses côtés qui le soigne; famille anglaise, hideuse; la maman semblait un vieux perroquet malade cause de son auvent vert ajouté à sa capote); M. Du val de Beaulieu, secrétaire de l'ambassade belge à Constantinople ; ingénieur arabe parlant anglais et se pafiPant de porter le soir à table.

Latfeh. Poules sur les maisons, elles ressem- blent à celles des fellahs d'Alexandrie (et de toute l'Egypte). Cela me semble lugubre, surtout au coucher du soleil. Les bateaux des Barbarins, en- foncés dans l'eau , sont rehaussés d'un bordage en terre. Le soleil se couche, les minarets de Fouah brillent en blanc à l'horizon à gauche; au premier plan, prairie verte.

A Latfeh on entre dans le Nil et l'on prend un bateau plus grand.

Première nuit sur le Nil. Etat de satisfaction et de lyrisme : je fais des mouvements, je récite des vers de Bouilhet, je ne peux me résigner à me coucher, je pense à Cléopâtre. Les eaux sont jaunes, il fait très calme, il y a quelques étoiles. Vigoureusement empaqueté dans ma pelisse, je m'endors sur mon lit de campement que j'ai fait dresser sur le pont, et avec quelle joie! Je suis réveillé avant Maxime; en se réveillant, il étend son bras gauche pour me chercher.

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D'un coté le désert (sur la rive gauche) à droite; à gauche, prairie verte. Avec ses syco- mores, elle ressemble de loin à une plaine de Normandie avec ses pommiers. A droite, c'est gris rouge. On voit les deux pyramides, puis une plus petite. Travaux du barrage, c'est un pont commencé, à plusieurs arches romanes.

A notre gauche le Caire s'entasse sur une col- hne, la mosquée de Méhémet-AIi élève son dôme; derrière elle, le Mokattam, pelé.

Arrivée à Boulak, tohu-bohu du débarque- ment, un peu moins de coups de bâton qu'à Alexandrie cependant.

De Boulak au Caire, route sur une sorte de chaussée plantée d'acacias ou de gazis. Nous entrons dans l'Esbekieh, tout planté. Arbres, verdure. Descendus à l'Hôtel d'Orient, chez Coulon.

LE CAIRE.

Visite au consul M, Delaporte, bel homme; figure de jour de l'an. II ne faut pas marcher sur le sable de sa cour. Bekir-bey, baragoui- nant. — Joli logement avec des plantes et des chinoiseries dans son salon. M"" Marie, en costume blanc, tarbouch d'or; ancienne superbe femme, ... carré. Lubert-bey. Linant-bey nous montre ses dessins.

Le soir de notre arrivée, fête d'un santon : hommes rangés en parallélogramme et psalmo- diant, avec des gestes indiqués par un homme au

Io4 NOTES DE VOYAGES.

milieu; un autre, dans l'angle, chantait la mélo- die. Figure idiote d'un jeune homme (maigre, lippu, crâne fuyant, nez avançant) pris par le vertige du rjthme. Un enfant chantant aussi, en s'agitant comme les hommes.

Bouffons à la noce, l'un faisant la femme. Plaisanteries obscènes de la malade et du méde- cin : « Qui va là? non, je n'ouvre pas. Qui? C'est... Non. Qui (etc. répété) qui? une

p Ah ! entrez. Que fait le médecin ? il

est dans son jardin. Avec qui ? Avec son âne qu'il enc... »

Hier f décembre, nous avons vu au pied de la citadelle un saltimbanque avec un enfant de six à sept ans et deux fillettes nu-pieds en blouses bleues, bonnets de laine pointus par terre. Pets que les fillettes faisaient avec leurs mains. Le môme était excellent, petit, laid, carré : « Si vous me donnez cinq paras, je vous apporterai

ma mère à b ; je vous souhaite toutes sortes

de prospérités, surtout d'avoir un long v..» Expression avec laquelle il a dit allab en décou- vrant un pot rempli de gâteaux. La langue arabe m'a paru charmante. Deux ou trois voi- tures de pachas ont passé sur la place sans que le peuple se détourne. Fil de plusieurs couleurs sortant de la bouche du maître, bâtons doubles pour se frapper. Dans une scène de surdité l'enfant, désespéré de ne pouvoir se faire en- tendre, lui criait au derrière.

Au bout de peu de jours nous quittons VOrient, malgré la société du sieur Neuville, pour l'Hôtel du Nil tenu par Bouvaret et Brochier. Person- nel : le docteur Ruppel, Mouriez, Delatour, le

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baron de Gottbert. Le corridor du premier étage est tapissé des lithographies de Gavarni arrachées au Charivari. Quand les sheiks du Sinaï viennent pour traiter avec les voyageurs, le vêtement du désert frôle sur le mur tout ce que la civilisation envoie ici de plus quintessencié comme parisia- nisme (Bouvaret est un ancien comédien de pro- vince; c'est lui qui colle ces choses aux lambris); les lorettes , étudiants du quartier latin , et bour- geois de Daumier restent immobiles devant le nègre qui va vider les pots de chambre.

Un jour nous rencontrons, derrière THôtel d'Orient, une noce qui passe. Les joueurs de pe- tites timbales sont sur des ânes, des enfants riche- ment vêtus sur des chevaux; femmes en voile noir (de face, c'est comme ces ronds de papier dans lesquels sautent les écuyers, si ce n'est que c'est noir) poussant le zagarit; un chameau tout cou- vert de piastres d'or; deux lutteurs nus, frottés d'huile et en caleçon de cuir, mais ne luttant nul- lement, faisant seulement des poses : des hommes se battant avec des sabres de bois et des bou- cliers ; un danseur, c'était Hassan el-Bilbesi, coiffé et habillé en femme, les cheveux nattés en ban- deau, veste brodée, sourcils noirs peints, très laid, piastres d'or tombant sur le dos; autour du corps, en baudrier, une chaîne de larges amulettes d'or, carrées ; il joue des crotales ; torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot; grand salut final oii ses pantalons se sont gonflés, répandus.

Petite rue derrière l'Hôtel d'Orient. On nous fait monter dans une grande salle. Le divan avance sur la rue; des deux côtés du divan, de petites

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lucarnes donnant sur la rue et qui ne peuvent se fermer; en face le divan, une grande fenêtre sans châssis ni vitre, à grille de fer, par laquelle on voyait un palmier. Sur un grand divan à gauche, deux femmes accroupies; sur une sorte de chemi- née, une veilleuse qui brûlait et une bouteille de raki. La Triestine est descendue, petite femme, blonde, rougeaude. La première des deux femmes, grosses lèvres, camuse, gaie, brutale « un poco ma/a signor)), nous disait la Triestine; la seconde, grands yeux noirs, nez régulier, air fatigué et dolent, est sans doute au Caire la maîtresse de quelque Européen. Elle entend deux ou trois mots de français et sait ce que c'est que la croix d'honneur. La Triestine avait une peur violente de la police, et qu'on ne fît du bruit chez elle. Abbas-Pacha, qui aime les hommes, vexe beau- coup les femmes; on ne peut, dans cette maison pubhque, ni danser ni faire de la musique. Elle a joué du tarabouk, sur la table, avec ses doigts, pendant que l'autre ayant roulé sa ceinture et l'ayant nouée bas sur ses hanches, dansait; elle nous a dansé une danse d'Alexandrie qui consiste, comme bras, à porter ahernativement le bord de la main au front. Autre danse : bras droits, éten- dus devant soi, la saignée un peu fléchie, le torse immobile, le bassin fait des trilles. Ablution préa- lable de ces dames. Une portée de chats s'est dé- rangée de dessus ma couverture. Hadely n'a pas défait sa veste, elle m'a fait signe qu'elle avait mal à la poitrine,

Efi^et : elle devant, frou-frou des vêtements, bruit des piastres d'or de sa résille, bruit clair et lent. Clair de lune. Elle portait un flambeau.

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Sur la natte : chairs dures, ... de bronze, ... rasé, sec quoique gras; l'ensemble était un effet de pestiféré et de léproserie. Elle m'a aidé à me r'habiller. Ses mots arabes que je ne comprenais pas. C'étaient des questions de trois ou quatre mots et elle attendait la réponse, les jeux entrent les uns dans les autres, l'intensité du regard est dou- blée. — Mine de Joseph au milieu de tout cela. Faire l'amour par interprète.

Citadelle. A moins qu'on n'y entre par la place de Roumélie, on y monte par des routes entourées de hauts murs.

Sur la plate-forme est la mosquée de Méhémet- Ali : au milieu de la cour, jolie fontaine en albâtre; dans un coin de la mosquée (on la construit main- tenant), le tombeau provisoire de Méhémet-Ali, entouré d'une cage en bois, recouvert de tapis, sous un lustre de cristal.

Du haut de la citadelle on a la vue générale du Caire.

Les Pyramides étaient en plein soleil, on ne pouvait les voir; à droite, la plaine des tombeaux des califes; en face, le Caire; un peu plus loin, à gauche, les masses de décombres qui précèdent fe vieux Caire; derrière vous, le Mokattam, ru- gueux et triste.

Puits de Joseph. Plusieurs marches, murs gris noir, un immense acacia s'épate dessus : c'est un coin biblique. On descend dans ce grand trou carré, taillé en plein dans le roc; on a fait des ou- vertures carrées dans le pan de droite du mur, afin de donner de la lumière. L'eau monte à l'aide d'une roue hydraulique. Dans une excavation du mur est le tombeau de Joseph : c'est un bloc à

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même la roche, surmonté d'une petite boule; ça sonne plus creux que le roc contigu. Nous redes- cendons dans la ville par le chemin furent massacrés les Mameluks; Méhémet regardait la tuerie de la grosse tour d'en haut, est placé le télégraphe. Avant d'arriver à la porte qui donne sur la place de Roumélie, rencontre d'un vieux Turc actuellement pesevenque; il est parti en France avec Napoléon et est revenu au Caire. Sur la place nous retrouvons notre sahim- banque de l'autre jour, avec les deux fillettes et le gamin.

A propos de bouffons :

Le bouffon de Méhémet prit une femme dans un bazar et la f. .. sur le devant de la boutique coram populo. Un enfant, il y a quelque temps, se faisait e. . . par un singe. Un marabout se pro- menait tout nu dans les rues, avec un chapeau sur la tête et un autre au v...; il le défaisait pour pisser, et les femmes stériles allaient se mettre sous la parabole d'urine et s'en arrosaient. Un saint (idiot) mourut il J a quelque temps épuisé par la m... de toutes les femmes qui allaient le visiter.

Mardi 4 décembre, bonne journée.

En revenant de l'Hôtel d'Orient et cherchant l'ouvrier qui raccommode le pied photographique de Maxime, j'ai considéré le joli portail de l'hôtel habité par la légation de Toscane : arcade romane à bâtons brisés, fûts à quatre colonnes, noués comme des cordes; dans la cour, deux autruches en hberté qui se grattent avec le bec les poux de leur dos.

Kan khabile. Bazar des orfèvres, étroit,

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sombre, bruyant. Bazar des parfumeurs. Rentré pour déjeuner, quatre lettres de ma mère. Course aux tombeaux des kalifes, entre la levée de terre qui est derrière les portes du Caire et le Mokattam. Couleur grise de la terre, des tom- beaux, des mosquées; à l'horizon, du côté du désert de Suez, il y a des mouvements de terrain ressemblant à des tentes.

Mosquée de X. . . (?). Dans la cour centrale , un arbre chargé d'oiseaux. Nous montons au mi- naret; les pierres sont rongées, déchiquetées. Sur les marches du haut, débris d'oiseaux, qui sont venus mourir , le plus haut qu'ils ont pu , presque dans l'air. De là, j'ai le Caire sous moi; à droite le désert, avec les chameaux glissant dessus et leur ombre à côté qui les escorte; en face, au delà des prairies et du Nil, les Pyramides : le Nil est tacheté de voiles blanches, les deux grandes voiles entre- croisées en fichu font ressembler le bateau à une hirondelle volant avec deux immenses ailes. Le ciel est tout bleu, les éperviers tournoient autour de nous; en bas, bien loin, les hommes tout petits, ils rampent sans bruit. La lumière Hquide paraît pénétrer la surface des choses et entrer dedans.

Maxime marchande un collier de corail à une femme, collier à boule de vermeil. Elle allaitait un enfant; elle s'est cachée pour retirer son collier, par pudeur, mais ejle n'en montrait pas moins ses deux «tétons», comme dit le père Ruppel. Le marché n'a pas lieu.

A la tombée du jour, la lumière gris bleu violet pénètre l'atmosphère.

Rentrée dans la ville. Pipe et café dans un café.

I 1 O NOTES DE VOYAGES.

Commencement de préparatifs pour l'expédi- tion des Pyramides. Bon état physique et moral, bon espoir et bon ventre. Allons, allons, tout va bien.

Mardi, 4. décembre, 1 1 heures et demie du soir.

LES PYRAMIDES. SAKKARA. MEMPHIS.

Départ. Vendredi, partis à midi pour les Pyramides,

Maxime est monté sur un cheval blanc qui en- cense, Sassetti sur un petit cheval blanc, moi sur un cheval bai, Joseph sur un âne.

Nous passons devant les jardins de Sohman- Pacha. Ile de Rhoda. Nous passons le Nil en barque : pendant qu'on est occupé à faire em- barquer les bétes, un mort nous croise, porté dans sa bière, à bras. Vigousse de nos rameurs qui chantent, ils se penchent en avant et se renversent en arrière en criant crânement. La voile est très enflée, nous filons vite.

GiSEH. Maison en terre comme à Latfeh, bois de palmiers. Deux roues hydrauHques, l'une est tournée par un bœuf, l'autre par un cha- meau.

Maintenant s'étend devant nous une immense prairie très verte, avec des carrés de terre noire, places récemment labourées et les dernières aban- données par l'inondation, qui se détachent comme de l'encre de Chine sur le vert uni. Je pense à

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l'invocation à Isis : « Salut, salut, terre noire d'Egypte ». La terre en Egypte est noire. Des buffles broutent; de temps à autre, un ruisseau boueux, sans eau, nos chevaux enfoncent dans la vase jusqu'au genou, bientôt nous traversons de grandes flaques d'eau ou des ruisseaux.

Vers^ heures et demie, nous touchons presque au désert ^^', oi!i les trois Pyramides se dressent. Je n'y tiens plus et lance mon cheval qui part au grand galop, pataugeant dans le marais. Nlaxime, deux minutes après, m'imite. Course furieuse. Je pousse des cris malgré moi, nous gravissons dans un tourbillon jusqu'au Sphinx. Au commencement, nos Arabes nous suivaient en criant : « a-Çity^, a-^iy^, oh! oh! oh! » il grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève.

Vue du sphinx Abou-el-HouI (le père de la ter- reur). — Le sable, les Pyramides, le Sphinx, tout gris et noyé dans un grand ton rose; le ciel est tout bleu, les aigles tournent en planant lentement autour du faîte des Pyramides. Nous nous arrêtons devant le Sphinx, il nous regarde d'une façon terrifiante; Maxime est tout pâle, j'ai peur que la tête ne me tourne et je tâche de dominer mon émotion. Nous repartons à fond de train, fous, emportés au milieu des pierres; nous faisons le tour des Pyramides, à leur pied même, au pas. Les bagages tardent à venir, la nuit tombe.

On dresse la tente (c'était son inauguration; aujourd'hui, 27 juin 1851, je viens avec Bossière de la replier, très mal : c'est sa fin.) Dîner. Effet de la petite lanterne en toile blanche sus-

'•) Voir Correspondance, I, p. 343.

I I 2 NOTES DE VOYAGES.

pendue au mât de la tente. Nos armes sont croisées sur les bâtons, les Arabes sont assis en rond autour de leur feu, ou dorment enveloppés de leurs couvertures dans des fossés qu'ils creusent dans le sable avec leurs mains; ils sont couchés comme des cadavres dans leur linceul. Je m'en- dors dans ma pelisse, savourant toutes ces choses; les Arabes chantent un canzone monotone, j'en entends un qui raconte une histoire : voilà la vie du désert.

A 2 heures, Joseph nous réveille croyant que c'est le jour, ce n'était qu'un nuage blanc en face, à l'horizon, et les Arabes avaient pris Sirius pour Vénus. Je fume une pipe à la belle étoile, regardant le ciel; un chacal hurle.

Ascension. Levé à 5 heures le premier, je fais ma toilette devant la tente, dans le seau de toile. Nous entendons quelques cris de chacal. Montée de la Grande Pyramide, celle de droite (Chéops). Les pierres, qui, à deux cents pas de distance, semblent grandes comme des pavés, n'en ont pas moins, les plus petites, trois pieds de haut; généralement elles vous viennent à la poitrine. Nous montons par l'angle de gauche (celui qui regarde la Pyramide de Céphren); les Arabes me poussent, me tirent, je n'en peux plus, c'est déses- pérant d'éreintement. Je m'arrête cinq ou six fois en route, Maxime est parti devant et va vite. Enfin j'arrive en haut.

Nous attendons le lever du soleil une bonne demi-heure.

Le soleil se levait en face de moi ; toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert derrière, avec

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ses monticules de sable, comme un autre océan d'un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de ca- naux étaient comme des tapis verts, arabesques de galon. En résumé, trois couleurs, un immense vert à mes pieds au premier plan, le ciel blond rouge, vermeil usé; derrière et à droite, étendue mamelonnée d'un ton roussi et chatoyant, mina- rets du Caire, canges qui passent au foin, touffes de palmiers.

Enfin le ciel a une bande d'orange du côté va se lever le soleil. Tout ce qui est entre l'horizon et nous est tout blanc et semble un océan ; cela se retire et monte. Le soleil, paraît-il, va vite et monte par-dessus les nuages oblongs qui semblent du duvet d'un flou inexprimable; les arbres des bou- quets de village (Giseh , Matarieh , Bédrachein , etc.) semblent dans le ciel même, car toute la perspec- tive se trouve perpendiculaire, comme je l'ai déjà vue une fois du port de la Picade dans les Pyré- nées; derrière nous, quand nous nous retournons, c'est le désert, vagues de sable violettes : c'est un océan violet.

Le jour augmente, il y a deux choses : le désert sec derrière nous, et devant nous une immense verdure charmante, sillonnée de canaux infinis, tachetée çà et de touffes de palmiers; puis au fond, un peu sur la gauche, les minarets du Caire et surtout la mosquée de Méhémet-AIi (imitant celle de Sainte-Sophie) dominant les autres. (Je trouve du côté du soleil levant : Humbert frotteur, cloué sur la pierre avec des épingles. Elat pa-

I 14 NOTES DE VOYAGES.

thétique de Maxime qui s'était dépêché pour l'ap- porter et avait cuydé en crever d'essoufflement.) —r- Descente facile par l'angle opposé.

Intérieur de la Grande Pyramide. Après le déjeuner nous visitons l'intérieur de la Pyramide. Elle s'ouvre du côté Nord , couloir tout uni (comme un égout) dans lequel on descend; couloir qui remonte; nous glissons sur les crottes de chauves- souris. II semble que ces couloirs aient été faits pour y laisser doucement glisser des cercueils dis- proportionnés. Avant la chambre du roi, corridor plus large avec de grandes rainures longitudinales dans la pierre, comme si on y avait baissé quelque herse. Chambre du roi, tout granit en pierres énormes, sarcophage vide au fond. Chambre de la reine, plus petite, même forme carrée commu- niquant probablement avec la chambre du roi.

En sortant à quatre pattes d'un couloir, nous rencontrons des Anglais qui veulent y entrer, et tous dans la même posture que nous; nous échan- geons des politesses et chacun suit sa route.

Pyramide de Céphren. On ne monte pas dessus, si ce n'est Abdallah. «Abdallah cinq mi- nutes montir ». A l'extrémité son revêtement sub- siste encore, blanchi par des fientes d'oiseaux.

Intérieur. Chambre de Beizoni. Au fond un sarcophage vide. Beizoni n'y a rien trouvé que quelques ossements de bœuf, c'était peut-être ceux d'Apis. Sous le nom de Beizoni, et non moins gros, est celui de M. Just de Chasseloup-Laubat. On est irrité par la quantité de noms d'imbéciles écrits partout : en haut de la Grande Pyramide il y a un BufFard, 79, rue Saint-Martin, fabricant de papiers peints, en lettres noires; un Anglais en-

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thousîaste, a écrit Jenny Lind; de plus, une poire représentant Louis-Philippe (presque tous noms modernes), et le jeu arabe, parallélogramme garni de petits trous; on met de petits cailloux dans les trous, c'est un calcul.

Pyramide de Rhodopis. II J a dedans plus de chauves-souris que dans les autres; leur petit cri aigre interrompt le silence de ces demeures ca- chées. — Une chambre effondrée; était-ce que gitait Rhodopis ? Le plafond est ainsi fait : deux pierres convexes se touchant font une ogive très élargie.

Non loin, par des couloirs, on communique à une autre chambre contenant des cellules latérales, à momies; il y a six cellules, deux au fond et quatre sur le côté droit.

Hypogée, derrière la Grande Pyramide. Sur les murs, en demi-relief, prêtres, sacrifices d'animaux, joutes navales; une vache vêlant, le veau est tiré par un homme. Le couloir est voûté, mais c'est une seule pierre convexe creusée qui fait la voûte.

Sphinx. Nous fumons une pipe par terre sur le sable en le considérant. Ses yeux semblent encore pleins de vie, le c6té gauche est blanchi par les rientes d'oiseaux (la calotte de la Pyramide de Céphren en a ainsi de grandes taches longues), il est juste tourné vers le soleil levant, sa tête est grise, oreilles fort grandes et écartées comme un nègre, son cou est usé et rétréci; devant sa poi- trine, un grand trou dans le sable, qui le dégage; le nez absent ajoute à la ressemblance en le faisant camard. Au reste il était certainement éthiopien; les lèvres sont éf)aisses.

I 1 6 NOTES DE VOYAGES.

Après que nous eûmes examiné la seconde Py- ramide , nos trois Anglais vinrent ( nous les y avions invités) nous faire une visite dans notre tente : café, chibouks, fantasia de nos Arabes, trémous- sement du vieux sheik appuyé des mains sur un bâton. Les Arabes s'abaissent et se relèvent en claquant des mains et en chantant : « pso malem jara leudar; pso malem jara leudar », c'est du lan- gage bédouin et ça veut dire : Sautons tous en rond.

Nous avions pris un garde de Giseh, nègre for- midable, armé d'un bâton terminé par un cercle de fer!

Du haut de la Pyramide un de nos guides nous montrait l'endroit de la bataille, et nous disait : « Napouleoùn, suhan Kebir? aicouat, mameluks», et avec les deux mains il faisait le geste de déca- piter des têtes.

La nuit, il fait grand vent; la tente tremble sur ses piquets, le vent donne de grands coups dans la toile comme dans la voile d'un vaisseau.

Dimanche. Matinée froide passée à la photo- graphie; je pose en haut de la Pyramide qui est à fangle S.-E. de la grande.

Tombeau-puits. Un fossé circulaire en plein roc, puis une plate-forme au niilieu de laquelle un trou carré d'environ 80 pieds (vu de haut en bas) sur une trentaine de large; à côté (du côté des Pyramides), un puits carré. Agilité merveil- leuse de nos Bédouins. Au fond du tombeau, un sarcophage; dans le sarcophage, une grande figure en granit dont on ne voit que la tête. Je n'y suis pas descendu. ,> , .

Petites grottes au bas de la colline des Pyra-

r.

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mides. Elles ont l'air d'anciennes habitations de Troglodytes. La roche est si déchiquetée qu'elle a des apparences animales, comme seraient des ver- tèbres informes. Le sable est couvert et rempli de détritus humains, noirs et blancs au soleil, mor- 1 ceaux de momies, fémurs. Nous en ramassons i quelques-uns, comme nous avons fait hier, en allant au Sphinx, vers les trois figures de granit couchées dans le sable. Quelqu'un a effacé une partie du cartouche qui est sur l'une d'elles. - Scènes en demi-rehef : tributs amenés à un roi, bœufs, ânes (parfaits); au fond, un grand Isis et Osiris assis, fort beaux. Les sculptures paraissent lus pures que celles de l'hypogée. Petites cel- ules peu profondes; sur le même côté, statue de- bout, fruste, la tête un peu dans les épaules.

Promenade à cheval dans le désert l'après-midi. Nous passons entre la première et la seconde Pyra- mide, nous arrivons bientôt devant une vallée de sable, faite comniepar un seul grand coup de vent. Grandes places de pierres qui semblent de la lave. Temps de galop, essai de nos cornets, silence. Il nous semble que nous sommes sur une grève marine et que nous allons bientôt voir les flots; nos moustaches sont salées, le vent est âpre et fortifiant; des traces de chacal, des pas de cha- meau à demi eff^acés par le vent. En haut de chaque colline on s'attend à découvrir quelque chose de nouveau et l'on ne découvre que tou- jours le désert.

Nous revenons; le soleil se couche. La verte Egypte au fond ; à gauche , pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige : les premiers plans sont tout violets; les cailloux brillent, baignés litté-

I 1 8 NOTES DE VOYAGES.

ralement dans de la couleur violette; on dirait que c'est une de ces eaux si transparentes qu'on ne les voit pas, et les cailloux entourés de cette lumière, glacée sur elle, ont l'air métallique et brillant. Un chacal court et fuit à droite. On les entend glapir à l'approche de la nuit. Retour à la tente, en passant au pied de la Pyramide de Céphren, qui me paraît démesurée et tout à pic; ça a l'air d'une falaise, de quelque chose de la nature, d'une mon- tagne qui serait faite comme cela, de je ne sais quoi de terrible qui va vous écraser. C'est au soleil couchant qu'il faut voir les Pyramides.

Dimanche 9 décembre, 8 h. 1/2 du soir, sous la tente.

Des Pyramides a Memphis. Lundi lo. Nous longeons le désert, qui s'affaisse et descend sur la vallée. Soleil, grand air. Les Pyramides de Sakkara sont plus petites de beaucoup et plus rui- nées que celles de Giseh. A Sakkara nous avons perdu les bagages; je reste au milieu du village, bois de palmier, pendant que Max bat les environs au grand galop pour retrouver nos gens. Quelques Arabes fumaient au pied d'un mur en terre. Cour entourée d'une palissade de roseaux secs; des poules çà et là. Notre sais en petit bour- geron bleu (il courait les coudes en arrière, comme un oiseau, et la tête en avant), avec le croisé de la corde par-dessus, et coiffé d'un petit turban blanc, promenait au pas mon cheval en sueur. Des Arabes nous remettent sur la route et nous arrivons à Memphis. Campement sur une sorte de petit cap planté de palmiers, au bord d'un grand étang, restes de l'inondation; à gauche, maisons échc-

EGYPTE. I I 9

lonnées avec un santon blanc; au fond, perspec- tive plate, verdure.

Mardi matin ii. Promenade au bord du lac avec nos fusils sur l'épaule. Arrivée de Neuville escorté d'une masse de messieurs. Pipe et café, tuée de tourterelles au bord du trou oii gît, et sur lui-même, un colosse (Sésostris?) couché à plat ventre dans l'eau.

Nous montons à cheval, et à travers des champs cultivés, chevauchant par une longue chaussée de terre poussiéreuse, nous nous dirigeons sur les Pyramides de Sakkara. Au pied d'une de ces py- ramides, re-rencontre de ces messieurs, ils ont perdu Neuville, dont on entend au loin la fusil- lade. — Quantité formidable de scorpions. Des Arabes viennent à nous en nous offrant des crânes jaunis et des planchettes peintes. Le sol semble fait de débris humains; pour rarranger la bride de mon cheval, mon sais a pris un fragment d'os. La terre est trouée et mamelonnée par les puits, on monte et descend; il serait dangereux de galoper dans cette plaine tant elle est effondrée. Des cha- meaux passent au milieu, avec un enfant noir les conduisant.

Pour avoir des ibis nous descendons dans un puits, puis c'est un couloir dans lequel il faut ramper sur le ventre; on se traîne sur du sable fin et sur des débris de poterie; au fond les pots à ibis sont rangés comme des pains de sucre chez un épicier, en tête-bêche.

Hypogée. On dévale sur le sable par une ouverture étroite : colonnes carrées, enfouies, restes de peinture et d'un beau dessin; chambres voûtées par des pierres convexes longitudinales;

120 NOTES DE VOYAGES.

modillons aux corniches, niches à momies. Ça devait être un très bel endroit.

Retour d'Aboukir à Memphis au galop.

Nous lisons nos notes sur Memphis, couchés sur le tapis; les puces sautent sur le papier. Promenade au coucher du soleil dans les bois de palmiers, leur ombre s'étend sur l'herbe verte comme les colonnes devaient faire autrefois sur les grandes dalles disparues. Le palmier, arbre architectural. Tout en Egypte semble fait pour l'architecture, plans des terrains, végétations, ana- tomies humaines, lignes de l'horizon.

Mercredi, retour au Caire, presque toujours sous des palmiers. La poussière qui s'étend sous leurs pieds est clairsemée des jours du soleil qui passent dessous ; un champ de fèves en fleurs em- baume; le soleil est chaud et bon. Je rencontre un scarabée sous les pieds de mon cheval. Nous passons le Nil à Bédrachein, laissant Toura de l'autre côté du Nil, un peu sur la droite.

Grand espace plat de sable jusqu'aux tombeaux des Mameluks, bon soleil, sentiment de route, poudroiement, chaleur. J'étreins mon cheval dans mes genoux et je vais le dos voûté, la tête sur la poitrme. Nous rentrons par Caraméïdan et la cita- delle.

Le mercredi 12 était l'anniversaire de ma nais- sance, 28 ans.

RETOUR AU CAIRE.

Mosquée de Hassan : vestibule rond, pendentifs ou stalactites, grandes cordes qui pendent d'en haut. Nous mettons des babouches de palmier.

EGYPTE. 121

Mosquée d'EIkouIoum , presque détruite, a été destinée par Ibrahim-Pacha pour faire un hôpital. Abbas-Pacha a enlevé les ouvriers pour sa maison de campagne, sur la route de Matarieh. Cour immense; bas-côtés ogivaux, soutenus par des pihers en carré long, flanqués aux quatre coins d'une colonne.

Place de Rouméhe. Sur la place de Roumélie , nous trouvons nos amis les saltimbanques. L'en- fant faisait le mort (fort bien), on quêtait pour le ressusciter; on lui mettait un porte-mousqueton en fer dans la bouche et il se promenait avec cela, tout nu. Non loin, groupe d'Arabes jouant du tarabouk et chantant; plus loin un autre contait un conte, de l'encens brûlait près de lui.

Bain turc. Petit garçon en tarbouch rouge qui me massait la cuisse droite d'un air mélancolique.

Mariée dans les rues. J'ai entendu une noce et je me suis dépêché. La mariée, sous un dais de soie rose, escortée de deux femmes à yeux magni- fiques, celle surtout qui était à sa gauche; la ma- riée, comme toujours, recouverte d un voile rouge qui, avec sa coiffure conique, la fait ressembler à une colonne; la mariée peut à peine marcher tant elle est empêtrée.

Des santons. Un santon de Rosette tombe

sur une femme et la publiquement; les

femmes qui étaient ont défait leurs voiles et couvert l'accouplement. -7— Histoire d'un Français perdu dans la Haute-Egypte et sans moyens d'existence; pour vivre il s'imagine de se faire passer pour santon et y réussit. Un Français le reconnaît. . . Le santon finit par obtenir une place de 12,000 francs dans l'administration militaire.

122 NOTES DE VOYAGES.

Dimanche i6 décembre 1849.

En remontant de déjeuner, j'ai entendu le cri aigre de L. . . qui se mourait. J'ai lu sur mon divan les notes de Bekir-bej sur l'Arabie, il est 3 heures et demie. A 5 heures je suis descendu dans le jardin fumer une pipe. M"* X... était morte; en passant sur l'escalier, j'ai entendu les cris de désespoir de sa fille. Autour du bassin, près du petit singe attaché au mimosa, il j avait un Fran- ciscain qui m'a salué, nous nous sommes regardés et il a dit : « II j a encore un peu de verdoure », et il s'en est allé. Les enfants de l'école du Juif jouaient dans le jardin, deux petites filles et trois garçons, dont l'un faisait crier une mécanique qui fait tourner des soldats. Le docteur Ruppel est venu, a donné une noix au singe qui a sauté sur lui : « Ah ! cochon ! ah ! cochon ! ah ! petit co- chon!», a-t-il dit, puis il s'en est allé faire ses courses en ville, car il avait son chapeau. Dans la cour, Bouvaret, en chemise et fumant son cigare, m'a dit: «c'est fini». On va enlever la mère et la fille qui se cramponne à elle; elle crie maintenant à tue-tête, ce sont presque des aboie- ments.

C'était une Anglaise élevée à Paris ; dans le quartier elle vivait elle a fait la connaissance d'un jeune musulman, maintenant caïmakan, et s'est faite musulmane. Les prêtres musulmans et les catholiques se disputent son enterrement; elle s'est confessée ce matin, mais depuis la con- fession elle est revenue à Mahomet et va être enterrée à la turque.

4 heures moins le quart.

EGYPTE. 123

A partir de lundi 17, toute la semaine il a plu; le temps a été employé à l'analyse des notes de Bekir-bey et à la photographie. Deux fois, nous nous sommes risqués avec nos grandes bottes dans les rues du Caire, pleines de lacs de boue : les pauvres Arabes pataugeaient dedans jusqu'à mi-jambe et grelottaient; les affaires sont suspen- dues, les bazars fermés, aspect triste et froid; des maisons s'écroulent sous la pluie. Pour sécher la boue, on répand dessus de la cendre et des dé- combres, ainsi s'élève graduellement le niveau des terrains.

Samedi 22, visite au tombeau d'Ibrahim-Pacha dans la plaine qui est entre le Mokattam et le Nil, après Caraméïdan. Tous les tombeaux de la fa- mille de Méhémet-Ali sont d'un goût déplorable, rococo, canova, europo-oriental, peintures et guir- landes de cabaret, et par là-dessus des petits lustres de bal.

Nous longeons l'aqueduc qui porte des eaux à la citadelle; des chiens libres dormaient et flâ- naient au soleil, des oiseaux de proie tournaient dans le ciel. Chien déchiquetant un âne dont il ne restait qu'une partie du squelette et la tête avec la peau complète; la tête, à cause des os, est sans doute le plus mauvais morceau. C'est tou- jours par les jeux que les oiseaux commencent, et les chiens généralement par le ventre ou l'anus; ils vont, tous, des parties les plus tendres aux plus dures.

Jardin de Rhoda. Grand, mal tenu, plein de beaux arbres, palmiste des Indes. Au bout, du côté du Caire, escalier qui descend dans l'eau. Palais de Méhémet-bej ( sur la droite en regardant

1 24 NOTES DE VOYAGES.

le Caire) , celui qui fit ferrer son sais qui lui deman- dait des markoubs. Dans le jardin de Rhoda il j a, du côté deGiseh et cachée sous les arbres, près d'un sycomore magnifique, une maison qu'on louait jadis aux consuls et l'on mènerait bien la vie orientale. . .

Hôpital de Caserlaïneh. Bien tenu. Œuvre de Clot-bey, sa trace s'y trouve encore. Jolis cas de véroles; dans la salle des mameluks d'Ab-

bas, plusieurs l'ont dans le Sur un signe du

médecin, tous se levaient debout sur leurs lits, dénouaient la ceinture de leur pantalon (c'était comme une manœuvre militaire) et s'ouvraient l'anus avec leurs doigts pour montrer leurs chan- cres. — Infundibulums énormes; l'un avait une mèche dans le . . . ; v. . . complètement privé de peau à un vieux; j'ai reculé d'un pas à l'odeur qui s'en dégageait. Rachitique : les mains retournées, les ongles longs comme des griffes; on voyait la structure de son torse comme à un squelette et aussi bien , le reste du corps était d'une maigreur fantastique, la tête était entourée d'une lèpre blanchâtre.

Cabinet d'anatomie : préparation en cire d'Au- zoux, dessin d'écorché aux murs, fœtus d'Auzoux dans sa boîte ronde; sur la table de dissection un cadavre d'Arabe, avec une belle chevelure noire, il était tout ouvert.

Pharmacien corse, en veste de canne.

Le soir, scène de Sassetti.

Lundi 24 décembre, journée passée au Mokat- tam, oii nous n'avons rien vu. Déjeuner entre deux roches; les ânes se perdent, Joseph passe tout son temps à les chercher. Nous marchons

EGYPTE. 125

dans le désert, nous nous couchons par terre, pas une idée, presque pas une parole, bonne journée d'inaction et d'air. Sur la hauteur en vue de la citadelle, une vieille mosquée. Nous montons les marches ruinées du minaret, d'où l'on voit le Caire, le vieux Caire presque au premier plan, les deux grands minarets blancs de la mosquée de Méhémet-AIi, les Pyramides, Sakkara, la vallée du Nil, le désert au delà, Choubra au fond à droite. Nous avons bu une tassé de café dans un café près de la citadelle et fumé dans de longs chicheks (de la Mecque). A ma gauche, un peu derrière moi, un homme, monté sur le banc, fai- sait sa prière; un enfant, pour faire une farce, a soufflé dans le cornet de Joseph; un âne était à la porte, se tenant dans une pose parthénonienne, une jambe en avant et la tête gourmée comme l'âne de J.-C. dans la fresque de Flandrin à Saint-Germain-des-Prés. Après avoir fait sa prière, l'homme s'est tranquillement peigné la barbe, comme fait un monsieur dans son cabinet de toi- lette. Ce même âne de Maxime, qui brajait sou- vent, avait à la fin des gargouillements comme le chameau; est-ce à force d'en entendre? on n'a pas encore étudié jusqu'à quel point va l'imitation chez les animaux; cela pourrait finir par dénaturer leur langue, ils changeraient de vçix.

Messe de minuit (latine). Evêque sous un dais, chandelles, colonnes garnies de damas rouge. Au-dessus, gynécée en bois de palmier, en forme de ventre (comme malgré soi et la force de sa destination même ?) ; quelques voiles de femmes paraissaient à travers. Pendant que les prêtres mettaient leurs chasubles, airs dansants de l'orgue.

126 NOTES DE VOYAGES.

Mardi 2^, jour de Noël, visite à M. Delaporté. M""* Delaporte, petite, blonde, est anglaise, le bas du visage comme la Muse. Lambert n'est pas chez lui. Mougel-bey. Interminable pro- menade sur l'Esbekieh avec Lubert et Bekir. Peur de se compromettre de ces messieurs. Quelle sotte et triste vie ! Le fils du shérifFde la Mecque avec toute sa suite à cheval, turban en cachemire, caftan vert, teint de café. Dîner, conversation plus que légère, puis socialo-philosophique; a peu amuser la société.

26, visite aux mosquées avec Delatour et môsieu Malezieux : redingote, col, chapeau , gants jaunes, air pitoyablement couenne, ne s'amusant pas du tout de l'architecture arabe. En revanche, en pas- sant près du bazar des nègres, du côté de Bab-el- Foutoum , s'est émoustillé : « Dites donc à votre guide de lui dire de se mettre toute nue», à propos d'une pauvre négresse qui était devant nous.

Mosquée d'EI-Asar. Mollahs par terre au soleil, dans la cour, écrivant, pérorant; enfilades de colonnes au pied desquelles on voyait des cercles de turbans blancs. Le sheik écartait à coups de bâton la foule, quand elle devenait trop com- pacte autour de nous. Brutahté de notre cavas pour faire ranger le monde : sur les marches des mosquées, il prenait son long bâton à pomme d'argent à deux mains et tapait de droite et de gauche.

Settiyeneb-Hacanîn.

Hôpital civil de l'Esbekieh. Fous hurlant dans leur loge. Un vieux qui pleurait pour

EGYPTE. I 27

qu'on lui coupât le cou. L'eunuque noir de la grande princesse est venu me baiser les mains.

Une vieille femme me priait de la b , elle

exhibait son flasque et long teton pendant jusqu'au nombril et tapait dessus; penchant la tête de côté et montrant les dents, elle avait des sourires d'une exquise douceur. Dans la cour, en m'apercevant, s'est mise à cabrioler sur la tête «et leur monstrojt son cul»; c'est sa coutume lorsqu'elle voit des hommes. Dans sa loge une femme dansait en tapant sur son pot de chambre de fer-blanc comme sur un tarabouk.

Singe devant l'Hotel d'Orient. Une dame de la suite de la grande-duchesse de Hollande lui a donné ses gants. Avec elle était un monsieur décoré du Grand Lion néerlandais et ayant pour épingle de cravate un vaisseau à trois ponts, -r- Visite à Batissier.

Le soir, bal masqué dans la rue Ats b va- laques. II y avait en tout deux masques ayant le

physique de p à 3 francs, spincers noirs avec

des fourrures. Grosse femme, maîtresse de l'établissement, table de jeux et consommation de petits verres : c'était d'un comique froid et stu- pide.

Jeuài 27. Bazar des parfumeurs. Visite à l'évêque catholique, réfectoire, bon dîner de ces messieurs : il y a deux espèces de gâteaux de Savoie. II n'y a moyen d'en rien tirer; après vingt minutes de conversation presque à moi seul, je salue la compagnie.

Tombeau des califes photographie Maxime.

Delatour. Rentrée au Caire, tout est dans l'ombre, si ce n'est, du côté du vieux Caire, une

128 NOTES DE VOYAGES.

place d'or dans le ciel sur lequel se détachent en noir quelques minarets.

Le Caire aux lumières.

Vendredi 28. Démarches infructueuses pour les renseignements commerciaux. Visite à l'évêque copte, qui me reçoit dans sa cour, pré- cédé par Haçan qui lui dit : « C'est un cawadja françaou qui voyage par toute la terre pour s'in- struire et qui vient vers toi pour causer de ta reli- gion ». Dans un petit jardin de quelques arbres, plate-bande de haute verdure sombre; un divan treillage en fait le tour.

L'évêque copte, vieux à barbe blanche, dans sa pehsse, accroupi dans un coin du divan, nu- pieds; il toussotait. Autour de lui, deshvres; à une certaine distance, trois docteurs en robe noire, plus jeunes, debout, et avec de longues barbes aussi.

Quand il a été fatigué, un autre prêtre a con- tinué. . Haçan, au milieu, debout, les bras croisés dans ses larges manches. J'avais laissé mon courbach à l'entrée. Moi assis sur le divan et devisant.

Samedi 2Ç. A 3 heures de l'après-midi, été à Boulak faire notre première visite à Lambert- bej. Le soir, vieux bonhomme qui vient chez nous; il a connu Bonaparte et nous fait la descrip- tion exacte de sa personne : « petit, sans barbe, la plus belle figure qu'il ait jamais vue, beau comme une femme, avec des cheveux tout jaunes; il fai- sait indistinctement faumône aux juifs, aux chré- tiens et aux musulmans ». Notre vieux nous dit qu'il s'embête et voudrait bien que nous remme- nions avec nous dans notre pays. C'est un fumeur d'opium; le seul effet que cela lui fasse, c'est qu'il

EGYPTE. 1 29

reste plus longtemps sur sa femme, quelquefois une heure. II a été jadis très riche, a été marié 21 fois et s'est ruiné.

Nous avons eu ce jour-là, après notre déjeuner, des danseurs, le fameux Hassan el-Bilbesi, et un autre avec des musiciens; son compagnon eût été remarqué sans lui. Pour costume à tous les deux, de larges pantalons et une veste brodée, les jeux peints avec de l'antimoine (koheull). La veste descend jusqu'à l'épigastre, tandis que les panta- lons, retenus par une énorme ceinture de cache- mire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu'au pubis, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu, à tra- vers une gaze noire retenue par les vêtements infé- rieurs et supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde transparente à tous les mouve- ments qu'ils font. La flûte aigre, tarabouk, vous sonne dans la poitrine; le chanteur domine tout.

Voici la traduction de ce que chantait le chan- teur pendant la danse :

« Un objet turc d'une taille svelte possède des regards aiguisés et pénétrants.

« Les amants, à cause d'eux, ont passé la nuit dans les fers de l'esclavage.

« Je sacrifie mon âme pour famour d'un faon qui a su enchaîner des lions.

« Mon Dieu, qu'il est doux de sucer, de sucer le nectar de sa bouche !

« Ce nectar-là n'est-il pas la cause de ma langueur et de mon dépérissement?

« O pleine lune, c'est assez de rigueur et de tourments; il est temps que tu accomplisses la pro- messe que tu as faite à l'amoureux languissant.

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130 NOTES DE VOYAGES.

« Et surtout ne mets pas un terme aux faveurs que tu lui accorderas. »

Les danseurs passent et reviennent. Inex- pressivité de la figure sous le fard et la sueur qui coulent.

L'effet résulte de la gravité de la tête avec les mouvements lascifs du corps; quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos, par terre, comme une femme qui va s'étendre, et se relèvent tout à coup d'un soubresaut brusque, tel un arbre qui se redresse une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences, temps d'arrêt; leurs pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent se fondre en versant l'air qui les gonfle. De temps à autre, pendant la danse, le cornac fait des plaisanteries et baise Haçan au ventre. Haçan, tout le temps, ne s'est pas quitté de vue de dedans la glace.

Mouriez déjeunait pendant ce temps-là sur une petite table ronde à gauche.

Dimanche, visité l'église copte du vieux Caire. M. de Voltaire eût dit : « Quelques méchants gredins réunis dans une vilaine église accomplissent sans pompe les rites d'une religion dont ils ne comprennent même pas les prières ». De temps à autre le premier assistant venu indique tout haut la prononciation du mot que le prêtre ne peut lire.

Crypte de la Vierge, l'on dit qu'elle se re-

Eosa avec son enfant quand elle arriva en Egypte, a crypte est supportée par des arcs plein cintre sur les côtés. Du reste, nulle. On nous lit des frag- ments d'évangile.

Mosquée d'Amrou, au vieux Caire, sur le plan

EGYPTE. I 3 I

de celle de la Mecque. On nous montre la colonne qu'Omar chassa à coups de fouet de la Mecque en lui ordonnant de venir se placer ici, ce qu'elle exécuta; on voit la marque du coup de fouet. On nous montre un puits dans lequel dernièrement un Algérien retrouva sa tasse qu'il avait laissée tomber dans le puits Zemzem. A l'entrée, à gauche, on montre deux colonnes jumelles : l'homme qui n'a pas dit de mensonge peut, quoiqu'elles soient fort rapprochées, passer entre elles deux et elles se referment ensuite.

Visite à Birr, commandant, aide de camp de Soliman-Pacha, grand et bon Allemand qui nous offre à déjeuner, ce que nous refusons.

Lundi, Saint-Sjlvestre. Départ pour le bar- rage, à dromadaire, qui nous réussit assez. Dela- tour et Joseph trottinent à âne. Famille Mongel. Mohammed.

Photographie. Villages de fellahs de l'autre côté du Nil. Soirée musicale. Couché dans la cange. Scandalisé Delatour.

Mardi, jour de l'an. Matinée froide et bru- meuse. Nous repartons sur les dromadaires. Atrocement triste jusqu'à Choubra, il m'est im- possible de parler.

Mercredi, visite à Linant-Bej. Il nous reçoit dans son jardin dont on taille les haies; il j a des roses, nous sommes au 2 janvier. Linant nous montre l'atlas de M. Jomard sur son voyage à l'oasis d'Ammon.

Jeudi ^, achat de graines, excellent bain.

Matarieh- Héliopolis. Vendredi 4, départ pour Matarieh. Route sous des arbres. Obélisque dans le jardin de Selim-effendi. Un Arménien à

1 3 2 NOTES DE VOYAGES.

long nez d'oiseau de proie, signe distinctif de la race. Petite sakieh à l'entrée du jardin oii est l'obélisque. L'arbre de la Vierge est dans un autre jardin, sur la droite en arrivant à Matarieh; c'est comme plusieurs bûches mises de champ du miheu de la réunion desquelles sort un tronc. Le jardin est plein de roses.

Je rentre au Caire, seul, dans un bon état. Le matin, en venant, j'avais vu un ibis blanc picorant dans l'herbe verte à côté des buffles ; quelquefois on en voit de posés sur leur dos ou sur leurs cornes.

Samedi ^. J'ai traversé le Caire à pied tant on glissait. Tout le long de la route, tantôt je des- cendais de mon baudet, tout en colère, je faisais quelques cents pas à pied, puis je remontais, et toujours de même. Le jeune Mohammed criait : « Haênbraim aibraim ! ! » de toute sa force, et Bra- him ne venait pas. Nos fouilles auprès de deux piliers carrés de pierre à l'entrée de Matarieh sont mfructueuses, nous ne trouvons qu'un gros bar- dach, un caillou rond et une espèce de bracelet en poterie. Rentrée au Caire par le désert de Suez. Le soir à dîner conversation des plus libres.

Dimanche 6 janvier. Aqueduc de Joseph. Nous passons tout l'après-midi à tirer des oiseaux de proie le long de l'aqueduc de Pharaon. Des chiens blanchâtres, à tournure de loup, à oreilles pointues, hantent ces puants parages; ils font des I trous dans le sable, nids ils couchent. Car- Casses de chameaux, de chevaux et d'ânes. Il y en a qui ont le museau violet de sang caillé recuit au soleil; des mères pleines se promènent avec

EGYPTE. 133

leurs gros ventres; suivant leur caractère indivi- duel ils aboient aigrement ou se dérangent pour nous laisser passer. Un chien d'une autre tribu est fort mal accueilli, lorsqu'il vient dans une tribu étrangère. Des huppes tigrées et au long bec picorent les vermisseaux entre les corps des cha- rognes. — Les côtes du chameau, plates et fortes, ressemblent à des branches de palmier dégarnies de feuilles et courbées. Une caravane de qua- torze chameaux passe le long des arcs de l'aque- duc pendant que je suis à guetter des vautours. Le grand soleil fait puer les charognes, les chiens roupillent en digérant, ou déchiquetant tranquil- lement.

Après la chasse aux aigles et aux milans, nous avons tiré sur les chiens : une balle qui tombait près d'eux les faisait s'en aller lentement sans courir. Nous étions sur un mamelon, eux sur un autre; tout le vallon compris entre eux et nous était dans fombre. Un chien blanc posé au soleil, oreilles droites. Celui que Maxime a blessé à l'épaule s'est tourné en demi-lune, a roulé avec des convulsions par terre, puis s'en est allé... mourir dans son trou sans doute. A la place oii il avait été atteint, nous avons vu une flaque de sang et une traînée de gouttelettes s'en allait dans la direction) de l'abattoir. C'est un enclos de médiocre gran-i deur, à 300 pas de là; mais il y a cent fois plus de charognes en dehors qu'en dedans, il n'y a guère que des tripailles et un lac d'immondices. C'est au delà, entre le mur et la colline qui est derrière, que se voient d'ordinaire le plus de cercles tournoyants d'oiseaux. Tout le terrain de ce quartier n'est que monticules de cendre et

134 NOTES DE VOYAGES.

poteries cassées. Sur un morceau de poterie, des gouttes de sang.

C'est le long de l'aqueduc que se tiennent d'or- dinaire les filles à soldat, qui se livrent à l'amour moyennant quelques paras. Maxime, en chassant, a dérangé un groupe , et j'ai régalé de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de 60 pa- ras (une piastre et demie 7 sols environ). Ce jour- là, quelques soldats et des femmes fumaient au pied des arches et mangeaient des oranges; un d'eux monté sur l'aqueduc faisait le guet. Je n'ou- blierai jamais le mouvement brutal de mon vieil ânier s'abattant sur la fille, la prenant du bras droit, lui caressant les seins de la main gauche et l'entraînant, le tout dans un même mouvement, avec ses grandes dents blanches qui riaient, son petit chibouk de bois noir passé dans le dos, et les guenilles enroulées au bas de ses jambes malades.

Lundi y, entrée au Caire de la princesse belle- mère d'Abbas-Pacha, revenant du pèlerinage de la Mecque. On a été fattendre au palais, qui est dans le désert de Suez. Pèlerins montés sur des chameaux, qui descendent et se jettent dans les bras de leurs amis ou parents. Deux hommes qui s'embrassent en pleurant et s'écartent aussitôt. Manœuvres de l'infanterie irréguhère dans le désert. II fait froid et beaucoup de poussière; Bekir-bey nous fait entrer parmi l'état-major; la musique joue des polkas. Le chef de musique, grosse bedaine en redingote et en souliers-bottes, à cheval; Nubar-bey, jeune Arménien à la tour- nure quartier latin , figure grotesque des pauvres pachas turcs serrés dans leurs uniformes euro- péens.

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Les chameaux de la princesse ont aux genouil- lères des miroirs entourés de colliers de perles, autour du cou un triple collier de sonnettes, sur la tête des bouquets de plumes de couleurs.

Les fenêtres de sa litière sont en forme de hublot de navire et décorées de glaces à l'inté- rieur

Les lances des irréguliers sont, au bout de la hampe, décorées d'un hérisson de plumes.

Mercredi, je me promène tout seul dans le Caire, par un beau soleil, dans le quartier compris entre Carameïdan et la porte de Boulak (celle qui est au cœur de l'Esbekieh, à gauche en regardant le nord). Je me perds dans les ruelles et j'arrive à des culs-de-sac. De temps à autre je trouve une place faite par des décombres de maisons ou plutôt par des maisons qui manquent; des poules picorent, des chats sont sur les murs. Vie tran- quille, chaude et retirée. Quelques effets de soleil éblouissant, lorsque tout à coup on sort de ces ruelles si resserrées que les auvents des mou- charabiehs des maisons entrent les uns dans les autres.

Jeudi 10, rentrée de la caravane de la Mecque, entrée du Tapis.

Nous nous levons matin et nous allons dans la rue , du côté de Bab-el-Foutoun , attendre la cara- vane. On voit des têtes de femmes aux fenêtres, sous les auvents des moucharabiehs, et qui se voilent dès qu'elles s'aperçoivent qu'on les re- garde.

Sur un chameau est assis un homme tout nu jusqu'à la ceinture, qui se dandine en mesure, dervichisant. Les hommes de la cavalerie irrégu-

1^6 NOTES DE VOYAGES.

lière ont des attitudes superbes de déguenille- ment et de férocité; pas de pièces à leurs vê- tements, de la poussière et pas de taches; mais, en revanche, quelque bien disciplinée (relative- ment) que soit la troupe, c'est d'une opposition grotesque. Plagiat européen, les pauvres offi- ciers en sous-pieds, et quelles chaussures!

Chammas. M"" Rose Jallamion. Histoire de Birr et du baron de Gottbert.

Jeudi ly. Boulak, Nil, cange, soleil, vaste et calme aspiration, Bains, seuls, parfums, lu- mière par les lentilles de verre des rotondes. Bardaches. Jusqu'à i heure de nuit nous tra- vaillons avec Khabel-efFendi.

C'est l'Epiphanie des Grecs, nous sortons à I heure du matin; en attendant l'ouverture de l'église, nous stationnons dans un café. L'église ouvre à 4 heures du matin. Eglise des Armé- niens : une espèce de rotonde vitrée à l'entrée, dans laquelle on vend des bougies. Au moment nous entrons, les assistants sont tournés le dos à l'autel et le nez vers la porte. Les tableaux reli- gieux sont dans le goût de ceux des Coptes. Effet charmant des chœurs à demi voix (chantés par les* enfants) qui continuent le point d'orgue du fausset poussé par l'officiant. Quand le fausset est au bout de son point d'orgue, le chœur, mezza voce, continue. Peu de beauté dans les costumes. Le signe de croix est mêlé aux vraies proster- nations musulmanes : ainsi, d'abord un signe de croix, puis une prosternation le front touche à terre.

Re-station dans un café, Max va se coucher, les Grecs ne sont pas encore ouverts. Troisième

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Station dans un café, Joseph et moi, il est 4 heures du matin.

Dans l'église grecque, tableaux byzantins d'un goût russe, cela vous reporte aux neiges. En entrant (pour la 2" fois) dans l'église, le demi- crépuscule commençait, j'avais ce picotement des yeux d'un homme qui a veillé sur ses jambes. Quelques grandes dames grecques entraient dans l'église; j'ai été saisi par une bouffée de bonne odeur (fraîche) qui sortait de dessous leur voile, dans le grand mouvement de coude qu'elles fai- saient pour le raffermir sur leur tête, et par le bas le vent soulevait. A cette heure je vois passer de- vant moi un bas d'étoffe rose et le bout d'un pied dans une pantoufle jaune pointue.

L'office fut interminable. Le patriarche dans sa chaire, fier et dur de regard, a apostrophé deux ou trois fois vigoureusement les femmes qui babillaient dans le gynécée. Petit garçon en redingote allant lui baiser la main et se proster- nant. — Abus du baisement de main. Lui- même baise l'évangile. Après une quête on verse aux assistants de l'eau de fleur d'oranger sur les mams. Je m'en vais à 8 heures et la messe n'a fini qu'à 10!

Le lendemain matin, contrat avec raiz Ferzalis au consulat.

Lundi matin, visite à Soliman-Pacha.

Vendredi 2^ janvier, cérémonie du Danseh. Piétinement. Tohu-bohu de couleurs, à cause de tous les turbans qui se pressaient. Deux voi- tures pleines d'étrangers; une troisième voiture, verte, d'où sort la tête d'un nègre. Sur la terrasse du palais, à droite, des eunuques qui regardent.

130 NOTES DE VOYAGES.

Deux troupes d'hommes se sont avancées, se ba- lançant et hurlant, quelques-uns avec des broches de fer passées dans la bouche, ou des tringles passées dans la poitrine; et aux deux bouts étaient des oranges. Un grand nègre, la tête portée en avant, et tellement furieux qu'on le tenait à quatre; il ne savait plus il était. Des eunuques tombaient sur la foule à grands coups de bâton de palmier pour faire faire place; on entendait les coups sonner sur les tarbouchs comme sur des balles de laine, ça avait le son réguher et nombreux d'une pluie. Par ce moyen un chemin a été ouvert dans la foule et Ton y a déposé les fidèles en tête- bêche, couchés à plat ventre par terre. Avant que le shériff ne passât, un homme a marché sur fallée d'hommes pour voir s'ils étaient bien serrés les uns contre les autres et qu'il n'y eût pas d'in- terstice.

Le shériff en turban vert, pâle, barbe noire, attend quelques moments que la rangée soit bien tassée ; son cheval est tenu à la boucne par deux sais, et deux hommes sont aux côtés du shériff et le soutiennent lui-même. Cheval alezan foncé , le shériff en gants verts. A la fin ses mains se sont mises à trembler et il s'est presque évanoui sur sa selle, au bout de la promenade. II y avait, à vue de nez, environ 300 hommes; le cheval allait par grands mouvements et avec répugnance, donnant des coups de reins sans doute. La foule se répand aussitôt derrière le cheval quand il est passé, et il n'est pas possible de savoir s'il y a quelqu'un de tué ou blessé. Bekir-bey nous a affirmé qu'il n'y avait eu aucun accident.

La veille, nous avions été au couvent des Der-

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viches. Furieux coups de tambourin, un homme se roulait par terre avec un couteau. Quels coups de tarabouks! le canon n'en approche pas, comme effet terrifiant. Tentes sur l'Esbekieh, nous nous y promenons le soir, aux lumières, à regar- der les longues files de gens chanter.

Lundi 20, présentation de M. Lemojne, consul général, au consulat du Caire. Effet triste de Fhabit brodé d'argent de M. Behn, sans croix, entre celui de M. Lemojne et celui de M. Dela- porte. Pompe. M. Desgontanis, en Euro- péen, que nous avions vu la veille en vieil Ejgptien, regardant chanter dans une tente de l'Esbekieh.

Mardi 2Ç, réception de M. Lemoyne à la cita- delle. — Non-envoi de troupes, on part non- obstant. — Grand divan en brocatelle. Au fond, dans un angle, Abbas-Pacha (quelque chose de Baudrj plus grand). Mamelucks déplorables, ressemblent à des domestiques de louage. Triste luxe, Chammas avec une bande d'or à son pantalon, à cheval avec la canne. Visite au consulat. Zizinia descend de voiture, coulé en argent; ressemblait à un bâton de sucre de pomme entouré de sa feuille de plomb. Il des- cend de sa voiture d'une manière carrée. Vi- site chez Bekir-Lubert : « son ahesse a été char- mante ». M. Benedetti et M"' Mari. La négresse de Bekir, drapée du menton dans son voile blanc, apportant les chibouks et le café.

Soirée froide et sans soleil.

Mardi ^ février, dîner chez Sohman-Pacha, avec M. Macherot, ex-professeur de dessin à l'école de Giseh (supprimée).

l4o NOTES DE VOYAGES.

A 8 heures, couché dans la cange; dévoré de puces pour l'inaugurer.

SUR LE NIL(i).

Nous restons la nuit amarrés devant le conac de Soliman-Pacha, Maxime attend des glaces par le courrier de demain.

Le matin, mercredi 6, nous entendons jouer au billard chez Soliman. Nous faisons une petite course en sandal jusqu'à la pointe de l'île de Rhoda ; nos marins sont tout étonnés de voir un cawadja manier des avirons. A 2 heures , Joseph arrive. , . sans glaces ! Nous partons.

Bon vent arrière; peu à peu, les barques, si nombreuses, s'éclaircissent. Déjeuner. La cange va, inchnée sur tribord; le canot de la douane nous accoste : trois piastres et nous pas- sons.

II fait beau, nos marins sont joyeux, nos mate- lots font de la musique; Joseph, à son fourneau, et l'écumoir à la main, exécute deux ou trois pas; Chimy, le grotesque de la troupe, danse avec un bardach sur la tête. Le vent faiblit à l'entrée de la nuit. Coucher de soleil. Les Pyramides de Sak- kara se détachent en gris dans la couleur d'or, qui s'étend depuis la ligne de la terre jusqu'au milieu du ciel; à gauche, c'est d'abord rose, jaune, vert, enfin bleu; au milieu est le Nil jaune, et au milieu du fleuve la cange, et Joseph au milieu

(') Voir Correspondance, I, p. 376.

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de la cange, avec un mouchoir noué sur son tar- bouch.

Jeudi matin 7. Quand je monte sur le pont, on est tout près de la rive. La couleur de la terre est exactement celle des Nubiennes que j'ai vues au bazar des esclaves.

On haie à la corde. Vers 10 heures, on s'arrête à une île du fleuve ; les Pyramides de Sakkara sont derrière nous, à droite. Nous descendons avec nos fusils dans l'île, nous rencontrons deux hommes couchés dans les roseaux, des canards et des oiseaux blancs; c'est le grotesque de l'équipage qui nous suit avec un grand et gros bâton. Sable dont l'aspect général est celui des bords de l'Océan; sur la grève, quelques places mouillées qui ressemblent à de la crème de chocolat grise.

Khamsin. On s'enferme, le sable croque sous les dents, les visages en deviennent méconnais- sables; il pénètre dans nos boîtes de fer-blanc et abîme nos provisions, il est impossible de faire la cuisine. Le ciel est complètement obscurci, le so- leil n'est plus qu'une tache dans le ciel pâle. De grands tourbillons de sable se lèvent et fouettent les flancs de notre daabié, tout le monde est cou- ché. Une cange d'Anglais descend le Nil avec furie et tournoie dans le vent. A la nuit tombante Max descend à terre avec Sassetti et Joseph, et tend quelques lignes de fond.

Vendredi. Tiré à la corde le matin pendant quatre heures. Nous amarrons au village de Kafr'laïat, oii nous sommes un peu protégés de la poussière par sa berge plus haute. Quelques ba- teaux sont amarrés au bord. Nous passons la jour- née de khamsin renfermés dans notre chambre.

l4i NOTES DE VOYAGES.

Le soir nous mettons pied à terre et nous allons à 20 minutes de chasser des tourterelles dans un bois de palmiers qui entoure un village. Jeune garçon en turban blanc qui nous suit et nous in- dique les oiseaux sur les branches, tout en filant au fuseau du coton jaunâtre.

Samedi. Même mouillage, chasse le matin au même endroit. Vent froid. Groupes de moutons et de buffles qui passent çà et entre les pahuiers, conduits par un enfant déguenillé ou par une femme; lèvent tord et colle avec furie les vêtements bleus de la fellah. Silence. Bientôt le village tout entier marche autour de nous et nous accompagne; un jeune garçon grimpe au haut d'un palmier dénicher une tourte- relle qui s'y était accrochée en tombant. Après le déjeuner, retour au même endroit et plus loin en- core dans un autre bouquet de palmiers. Toute la journée nous faisons un effroyable abatis d'oi- seaux. Couchés à 7 heures du soir, nous dormons quinze heures.

Dimanche. Mauvais temps; restés dans la cange toute la journée ; amarrés un peu plus loin que le village précédent. Un Arabe tenant en laisse les lévriers de Haçan-bej est venu les faire boire à la rivière. Deux ou trois bateaux là. Lu de l'Homère, écrit de la Cange.

Lundi. Le temps se radoucit. Pyramide de Saioué à droite, que je vois le matin. Toute la journée halé à la corde. Un peu de vent, le Nil est tout plat, nous marchons sur la berge, foulant du beau sable fin. Nous passons l'après- midi à paresser sur le pont; le soir nous redescen- dons à terre à gauche, sur la rive droite.

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Des nuages d'or, semblables à des divans de satin , le ciel est plein de teintes bleuâtres gorge- pigeon : le soleil se couche dans le désert. A gauche, la chaîne arabique avec ses échancrures; elle est plate par son sommet, c'est un plateau ; au premier plan, des palmiers, et ce premier plan est baigné dans la teinte noire; au deuxième plan, au delà des palmiers, des chameaux qui passent, deux ou trois Arabes vont sur des ânes. Quel silence! pas un bruit. De grandes grèves et du soleil! le passage ainsi peut arriver à devenir ter- rible ; le Sphinx a quelque chose de cet effet.

Benisouëf. Le 13 , arrivée à Benisouëf. Comme notre cange aborde, un barbier se pré- sente avec son miroir rond, incrusté, et ses ser- viettes pelucheuses. Maison du gouverneur crépie à la chaux. Son enfant vêtu à la stam- bouline et tiré dans des sous-pieds.

Jeudi 14. Départ pour Medinet el-Fayoum, sur d'exécrables ânes, munis de bâts plus exé- crables encore.

Campagne plate, tapis vert uniforme, relevé de temps à autre par un bouquet de palmiers cachant un village. Immense quantité de fèves; on dirait que ce légume se venge de son interdiction. Déjeuner près d'une fontaine, au village de EI- Agegh. Autre village plus grand Maxime se perd.

Tombeaux ruinés, qui ressemblent à des culs de four; des guenilles, des os blanchis paraissent à même dans la terre, comme une galantine coupée , par la moitié. }

Douer de Bédouins. Belles filles dans la campagne. Chiens hurlant autour des tentes

l44 NOTES DE VOYAGES.

déchirées. Nous traversons un petit bout de désert, campagne redevient cultivée.

Medinet el-Fayoum. « Favorisca » pour le café. Couvent. Deux Allemands sans cu- lottes et en redingotes humant le raki. Boule d'un janissaire Saba-Rahil, petit homme vif, res- semblant un peu à Potier. Consommation de petits verres, avec des dragées. Le soir on cause de saint Antoine, Arius, saint Athanase; les notables du pays viennent nous examiner. Dans un divan, accrochés au mur : une vue de Quillebœuf, une de Graville, paysage aux envi- rons de Rouen; ces méchantes hthographies lui venaient de M. Drouettes.

Le soir, après le dîner, re-petits verres et can- tiques de la Vierge à tue-tête.

Le jeune garçon de Saba-Rahil présentant les chibouks avec beaucoup de grâce. Pour ses péchés, le padre lui ordonnait comme pénitence de balayer sa chambre avec sa langue.

Je passe la nuit à me gratter, et à entendre les chiens aboyer.

Le lendemain matin, promenade le long du Bahr-Yousouf. Nous regardons un homme jeter un épervier. Mosquée en ruines dont on voit les arcades au bord de l'eau; tas de décombres réduits en tas de poussière grise; arbustes au bord de l'eau, c'est l'ancienne Medinet. Prome- nade dans les bazars. Visites au frère du gou- verneur de la ville, Mahmoud-Aga, et au gouver- neur du Fayoum, Yousouf-effendi.

Départ pour le lac Mœris. Couché à Abou- Gausch. Hazir, vieux, estropié de la main, figure de polichinelle. Pour dîner, un plat de

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pain trempé. Le tapis sur lequel nous nous éten- dons a plus de puces que de fils, la chambre est bâtie en terre; elle a deux fenêtres et une porte au haut d'un escalier en ruines. Je passe la nuit les yeux ouverts; je vais fumer, dans ma pelisse, sur le mur, près de là, à gauche en sortant, et je regarde les étoiles. Le ciel est pur, les étoiles ont l'air de colliers, de couronnes brisées... les chiens aboient; plus près, un petit enfant crie dans la nuit. A 5 heures, je réveille Joseph qui se lève d'un bond : « Si signore »; à 6 heures, nous par- tons pour le lac, le sheik en tête.

Au bout de deux heures de marche, la verdure nous quitte, le terrain, sec, est crevassé par de grandes fentes réguhères. Canal de Bahr-You- souf, énorme encaissement; l'eau coule au fond entre des verdures rabougries. Pittoresque inattendu des montagnes au milieu d'un pays plat.

Le lac est tout bleu foncé, les montagnes der- rière. On arrive jusqu'au bord difficilement, à cause du marais. Les gens de la suite du sheik vont dans l'eau jusqu'aux genoux pêcher des pois- sons qu'ils prennent avec la main. Nous ne voyons du lac aucune extrémité, ni ce qui le termine à droite, ni ce qui le termine à gauche, mais seule- ment ce qui est en face, et la rive nous sommes.

Retour à Abou-Gausch. Nous dévorons à pleines mains un morceau de mouton. Le brave sheik re- çoit, à l'insu de ses gens, quatre medgids.

Retour à Medmet. Les buffles, les moutons, les chèvres, tout rentre, les gamins à califourchon sur des ânes chargés d'herbes, la poussière tour- billonne sous le pied des bêtes. Dîner chez

l4^ NOTES DE VOYAGES.

Saba-Rahil : le bon padre fait gras par politesse pour nous, et nous en donne Ta permission. Plaisanterie de l'hôte sur le padre à ce sujet. Cela me rappelle M. le maire tourmentant M. le curé qu'il invite à dîner le dimanche. Notre hôte ce- pendant faisait maigre. Sa femme, grosse Sy- rienne, laide, à bonne figure, enceinte (des œuvres du padre?). II boit à « la republica francesa »; brave homme, religieux, hospitalier; ses politesses nous touchent.

Dimanche. Retour à Benisouëf. Déjeuner près d'un santon, sous un grand arbre. De pauvres Arabes qui travaillent aux digues par corvée. Bu, en guise de tasse, dans le long pot en fer-blanc à tabac.

Lundi. Repos. Rencontre de la cange de M. Robert et du Polonais qui a habité Neufchâtel. Grands radeaux faits avec des jarres ballass et que l'on rame avec des baliveaux déracinés. Nos matelots font venir une p... à bord, qui danse. Danse dos à dos et tête à tête. Au soleil couchant, le Nil est tout plat, le ciel rose, la terre noire; sur le bleu du fleuve une teinte rosée, reflet du ciel; devant nous, en plein rac- courci, arrive une cange, les marins rament en chantant; toute noire dans la lumière qui l'entoure; elle aborde près de nous. Au dîner, Joseph se sur- passe dans la confection d'un pâté comme il avait fait le matin pour une omelette.

De Benisouëf a Siout. Les berges du fleuve, souvent, sont à grandes lignes droites les unes sur les autres,

La montagne blanche (charab) est mamelonnée en monticules, qui sont rayés en gris, rayés comme

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le dos d'une hyène; d'autres fois, c'est une falaise blanche toute unie.

Djebel Téïr. : Couvent Copte. Moines à l'eau descendant tout nus de la montagne : « cawadja christiani, batchis, cawadja christiani »; et les échos dans les grottes répètent « cawadja cawadja ». Ils entourent le bateau... gueulade, coups de bâ- ton; Joseph frappe avec ses pinncettes. Les noms d'Allah et de Mohammed, tohu-bohu de manœuvres, de coups. Pendant ce moment, une barque nous croise.

A gauche (rive droite), la chaîne arabique se rapproche de nous. Quelquefois elle est inchnée, avec un attique qui règne en haut; d'autres fois elle est à pic; généralement elle affecte le profil d'un plateau , son sommet est presque toujours plat.

La chaleur commence.

SouADEH. Vendredi 22, mouillé le soir à Souadeh. Lune, bois de palmiers (c'est sur la rive droite, à gauche). Nous nous promenons dans un champ de cannes à sucre, trois matelots nous escortent avec leurs bâtons; des chiens aboient, des rigoles coulent au pied des cannes à sucre.

De temps à autre, on rencontre une cange qui descend, presque toujours c'est un Anglais. Effet triste : on se croise, on se regarde passer sans rien dire. Sur le bord de l'eau, des échassiers rangés en file; quand on descend sur la grève, on voit les marques innombrables de leurs longues pattes minces. Dans le ciel, bandes d'oiseaux qui se dé- ploient comme la gigantesque lanière d'un fouet, détachée; cela va en l'air comme une corde aban- donnée, poussée dans le vent.

l48 NOTES DE VOYAGES.

Pas de montagnes à droite, sur la rive gauche, ligne unie de palmiers; la berge est grise.

Santon de Sheik-Saïd. On donne à manger aux oiseaux qui sont censés porter le pain au santon pour la consommation des pauvres et des voya- geurs; on émiette du pain sur le pont, ils y viennent et le mangent; on le leur jette dans l'eau, ils fondent dessus, les ailes ouvertes, et repartent.

De temps à autre, dans la roche, il J a des trous : ce sont les demeures des anciens ermites.

Le Nil, souvent, a l'air d'un lac, on est empri- sonné par des coudes, on ne sait pas de quel côté on va, et comment on pourra sortir. La chaîne ara- bique généralement est une haute falaise blanche.

Sur Te bord de l'eau un buffle qui nous regarde.

Manfalout. Bâtie sur la rive, les maisons sont de même couleur qu'elle. Le Nil emporte la ville par morceaux.

Lundi 24. Depuis deux jours nous ne voyons plus de grues, mais des hérons. Tantôt le bateau s'est engravé, nous avons poussé tous. Pendant le dîner nous arrivons au rivage de Siout et nous nous y amarrons. Quand nous sortons sur le pont, il fait à gauche un large clair de lune sur les flots, c'est une plaque d'argent. Préparatifs de lettres

Eour demain matin. Aujourd'hui, salut d'un ateau dont nous ne pouvons reconnaître le pa- villon. — Quatre coups de feu.

SiouT (Lycopolis) est à un grand quart de lieue du Nil. Au bord des digues, gazis; dans une prairie, ibis noir.

Nous entrons dans la ville par le divan, le conac est à droite. Grande cour carrée, blanche, plantée d'arbres; rues en pente bien balayées.

EGYPTE. 1 4c)

Promenade vers la ville des morts, avec le doc- teur Curg; nous voyons passer un enterrement.

Nous montons dans les grottes de Lycopolis. Par l'ouverture, large, vue encadrée des prairies; au fond, la chaîne arabique. Au premier plan, se détachant dans la lumière, un âne; à gauche, en bas, lorsqu'on descend, grand cimetière avec ses murs dentelés et ses dômes : les murs dentelés représentent d'ensemble un régiment confus de mâchoires de requins.

Notre guide nous prend par la main et nous conduit mystérieusement pour nous montrer l'em- preinte, sur le sable, d'une bottine de femme. j| C'est une Anglaise qui a passé il y a quelques jours. Pauvre garçon!

Déjeuner chez Curg. Sa femme, fille de Li- nant-bey.

Promenade dans les bazars. Gros Syrien marchand de toiles. Un Polonais causant en italien avec Max. Bain excellent, tellement chaud que je ne peux mettre le pied dans la pis- cine.

Le jour s'abaisse, nous retournons à la cange; les gens qui marchent sur la rive du fleuve ont l'air d'ombres chinoises; il est nuit.

Mercredi. Notre grotesque Schimi déserte. Après l'avoir attendu quelque temps, nous par- tons à II heures. Excellent vent arrière. Maxime a tué ce matin un petit oiseau vert qu'il vient de jeter à l'eau : c'était comme une fleur s'en allant sur les ondes, ce qui lui a fait dire spirituellement : « Les oiseaux ne sont-ils pas les fleurs de l'air? »

Mercredi 27, jeudi 28 , bon vent arrière.

Vendredi f mars. A 11 heures 10 minutes du

IJO NOTES DE VOYAGES.

matin, aperçu le premier crocodile, il se tenait sur le sable, au bord de l'eau. Bientôt nous en voyons quelques autres, parmi les arbrisseaux, sur la Berge, à gauche. Le raiz se soucie peu de nous descendre, à cause de la mauvaise réputation « de ces parages » il y a beaucoup de voleurs. Pen- dant une heure et demie nous chassons vaine- ment; les crocodiles glissant et débouhnant dans les herbes.

Samedi 2. Au milieu du jour, nous voyons

f)Iusieurs crocodiles à la pointe d'un îlot. Quand a cange approche, ils se laissent glisser dans l'eau, comme de grosses hmaces. Nous marchons sur cet îlot de sable pendant une heure sans rien trouver. Au bout de l'îlot, je tue un petit vau- tour.

Hamameh. Le soir, nous mouillons à Ha- mameb, en face Denderab; cela devient grand. Palmiers doums : cet arbre fait penser à un arbre peint. Petit bois, à tournure, avec des hommes en robe bleue, assis au pied, fumant leurs pipes. Au coucher du soleil, la verdure devient archi- verte (on entre dans une autre nature, le caractère agricole de l'Egypte disparaît), la chaîne arabique est he de vin, tout le paysage énorme.

Un pêcheur nous propose un crocodile em- paillé. — Chien qui hurlait affreusement à son côté. Nous enjambons plusieurs chadoufs pour aller dans le champ oii était le crocodile.

Keneh. Dimanche matin. Comme Siout, la ville est à quelque distance du Nil, un bras stagnant du fleuve est au pied des maisons. Mais pour aller de la cange à la ville il faut une demi- heure à pied, vingt minutes en se pressant,

EGYPTE. I 5 I

d'abord sur le sable, ensuite sur une haute digue. Des arbres à gauche, parmi lesquels des cas- siers.

Les bazars sentent le café et le santal. Au dé- tour d'une rue, en sortant du bazar, à droite, nous tombons tout à coup dans le quartier des aimées. La rue est un peu courbe; les maisons, de terre grise, n'ont pas plus de quatre pieds de haut. A gauche, en descendant vers le Nil, une rue adja- cente, un pahnier. Ciel bleu. Les femmes sont as- sises devant leur porte , sur des nattes , ou debout . . . Vêtements clairs, les uns par-dessus les autres, qui flottent au vent chaud; des robes bleues autour du corps des négresses. Elles ont des vêtements bleu ciel, jaune vif, rose, rouge, tout cela tranche sur la couleur des peaux difi^érentes. Colhers de pias- tres d'or tombant jusqu'aux genoux; coiffures de fils de soie (enfilés de piastres) au bout des che- veux, et faisant du bruit les unes sur les autres. Les négresses ont sur les joues des marques de couteau longitudinales, généralement trois sur chaque joue : c'est fait dans l'enfance, avec un couteau rougi.

Femme grosse (M"^ Maurice) en bleu, jeux noirs enfoncés, menton carré, petites mains, les sourcils très peints, air aimable. Petite fille à cheveux crépus, descendus sur le front, marquée légèrement de petite vérole (dans la rue qui con- tinue le bazar en suivant tout droit pour aller à Birr-Amber, passé l'épicier grec). Une autre était vêtue d'un habar de Sjrie bariolé. Grande fille qui avait une voix si douce en appelant : cawadja! cawadjaL.. Le soleil brillait beaucoup.

Arrivée inopportune de Fioravi (M. de Lau-

I 5 2 NOTES DE VOYAGES,

ture m'a dit qu'il était mort depuis) et du sieur Ortalli : il faut aller chez eux! Récriminations d'OrtalIi sur le compte de Curg. Arrivée d'un domestique anglais et du drogman Abraham chez Fioravi, qui nous montre, sous une barrique, dans sa cour, une statue égyptienne (de la déca- dence) assise et les bras croisés : c'est une femme. A la fenêtre, nous voyons une Grecque, petite, blanche, yeux bleus, allaitant un enfant (c'est la femme de Fioravi?). Fioravi, pantalon de toile, veste, main estropiée, spina ventosa, Ortalli : «si vous avez besoin de moi?», me rappelle François, mon guide d'Ajaccio.

Nous retournons dans la rue des aimées, je m'y promène exprès; elles m'appellent: «cawadja, cawadja, batchis! batchis, cawadja! » Je donne à l'une, à l'autre, des piastres; quelques-unes me prennent à bras le corps pour m'entraîner, je m'in- terdis de les b pour que la mélancohe de ce

souvenir me reste mieux, et je m'en vais.

Le fils Issa aveugle.

Nous avons un nouveau matelot, Mansourh. Avant de partir nous achetons à un homme qui nous les propose, sur le rivage, une boîte de dattes sèches de la Mecque !

Repartis vers 2 heures et mouillé à 11 heures du soir à Nakhadeh.

Jusqu'à présent le Nil ne se rétrécit pas.

La nuit, quelques étoiles se mirent dans l'eau, elles y sont allongées comme la flamme de grands flambeaux.

Le jour, sous le soleil, à la pointe de chaque vague brille une étoile de diamant.

Les montagnes ont quelquefois des dispositions

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de lignes pareilles à celles qui se trouvent dans un aérolithe, quand on le coupe par le milieu.

Lundi 4 mars, i heures. Nous allons bientôt passer devant Thèbes. A droite, devant nous, derrière la montagne, se trouve la vallée des Rois; à gauche, devant moi, il y a une petite barque sont des hommes qui pèchent. Elle touche une grande grève de sable, au bout de laquelle est une hgne verte de palmiers. Le vent vient de reprendre, nous allons plus vite.

Passé devant Louqsor. Je nettoyais ma lor- gnette quand nous avons aperçu Louqsor, à notre gauche; je suis monté sur la chambre. Les sept colonnes, l'obélisque, la maison française. Des Arabes assis au bord de l'eau près d'une cange anglaise. Le gardien de la maison française nous crie qu'il a une lettre pour nous, c'est la carte du baron Anca. Nous haltons. Parmi les gens devant notre barque, un nègre, drapé comme une momie, tout en cartilage, desséché, avec un petit takieh sale sur le haut de la tête; des femmes baignent leurs pieds dans feau, un âne est venu boire.

Coucher de soleil sur Medinet-Abou. Les montagnes sont indigo foncé (côté de Medinet- Abou); du bleu par-dessus du gris noir, avec des oppositions longitudinales he de vin, dans les fentes des vallons. Les palmiers sont noirs comme de fencre, le ciel rouge, le Nil a fair d'un lac d'acier en fusion.

Quand nous sommes arrivés devant Thèbes, nos matelots jouaient du tarabouk, le bierg souf- flait dans sa flûte, Khahle dansait avec des crotales; ils ont cessé pour aborder.

I 54 NOTES DE VOYAGES.

C'est alors que, jouissant de ces choses, au mo- ment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j'ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle, et j'ai remercié Dieu dans mon cœur de m'avoir fait apte à jouir de cette manière ; je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu'il me semblât pour- tant ne penser à rien, c'était une volupté intime de tout mon être.

EsNEH '^'. Mercredi 6. Arrivés à Esneh vers 9 heures du matin. Près de la berge quelques pal- miers; un peu plus loin on descend légèrement et l'on remonte par un mouvement de terrain; se trouve le quartier des Nubiens.

Bambeh. Pendant que nous déjeunions, une aimée, maigre et les tempes étroites, les yeux peints d'antimoine et ayant un voile passé par- dessus sa tête, et qu'elle tenait avec ses coudes, est venue causer avec Joseph. Elle était suivie d'un mouton familier, dont la laine était peinte par places en henné jaune, le nez muselé par une bande de velours noir; très touffu, les pieds comme ceux d'un mouton factice, et ne quittant pas sa maîtresse.

Nous descendons à terre. La ville, comme toutes les autres, en boue sèche, moins grande que Kesneh, les bazars moins riches. Sur la place, café avec des Arnautes. La poste y réside, c'est-à-dire l'efiTendi y vient faire sa besogne. Ecole au- dessus d'une mosquée, nous allons pour ache- ter de l'encre. Première visite au temple,

'■' Voir Correspondance , 1, p. 381.

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nous ne restons guère. Sur les maisons sont des sortes de tours carrées, avec des perches cou- vertes de ramiers. Sur leurs portes, quelques ai- mées, moins qu'à Kesneh, d'un costume moins brillant, d'un aspect moins crâne.

Maison de Rucbioub-Hânem. Bambeh nous précède, accompagnée du mouton; elle pousse une porte et nous entrons dans une maison qui a une petite cour, et en face de la porte un escalier. Sur l'escalier, en face de nous, la lumière l'entou- rant et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en pantalons roses, n'ayant autour du torse qu'une gaze d'un violet foncé.

Elle venait de sortir du bain, sa gorge dure sentait frais, quelque chose comme une odeur de térébenthine sucrée; elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l'eau de rose.

Nous sommes entrés au premier étage. On tourne à gauche au haut de l'escalier, dans une chambre carrée, blanchie à la chaux : deux divans, deux fenêtres, une du côté des montagnes, une autre donnant sur la ville; de celle-là, Joseph me montre la grande maison de la fameuse Saphiah.

Ruchiouk-Hânem est une grande et splendide créature, plus blanche qu'une Arabe, elle est de Damas; sa peau, surtout du corps, est un peu cafetée. Quand elle s'assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs et démesurés, ses sourcils noirs, ses narines fendues, larges épaules solides, seins abon- dants, pomme. Elle portait un tarbouch large, garni au sommet d'un disque bombé, en or, au milieu duquel était une petite pierre verte imitant l'émeraude; le gland bleu de son tarbouch était

I ^6 NOTES DE VOYAGES.

étalé en éventail, descendait, et lui caressait les épaules; devant le bord du tarbouch, posée sur les cheveux et allant d'une oreille à l'autre, elle avait une petite branche de fleurs blanches , factices. Ses cheveux noirs, frisants, rebelles à la brosse, séparés en bandeaux par une raie sur le front, petites tresses allant se rattacher sur la nuque. Elle a une incisive d'en haut, côté droit, qui commence à se gâter. Pour bracelet, deux tringlettes d'or tordues ensemble et tournées l'une autour de l'autre. Triple collier en gros grains d'or creux. Boucles d'oreilles : un disque en or, un peu renflé, ayant sur sa circonférence de petits grains d'or.

Elle a sur le bras droit, tatouées, une ligne d'écritures bleues.

Les musiciens arrivent : un enfant et un vieux, l'œil gauche couvert d'une loque; ils raclent tous les deux du rebfabeh, espèce de petit violon rond, terminé par une branche de fer qui s'appuie par terre, avec deux cordes en crin. Le manche aussi est très long par rapport au corps même de finstrument. Rien n'est plus faux ni plus dés- agréable. Les musiciens ne discontmuent pas d'en jouer; il faut crier pour les faire s'arrêter.

Rucbioiik-Hânem et Bambeh se mettent à danser. La danse de Ruchiouk est brutale, elle se serre la gorge dans sa veste de manière que ses deux seins découverts sont rapprochés et serrés l'un près de l'autre. Pour danser, elle met, comme ceinture pliée en cravate, un châle brun à raie d'or, avec trois glands suspendus à des rubans. Elle s'enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose mer-

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veilleuse; un pied restant à terre, l'autre se levant passe devant le tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger. J'ai vu cette danse sur des vieux vases grecs.

Bambeh affectionne la danse en ligne droite; elle va avec un baisser et un remonter d'un seul côté de hanche, sorte de claudication rythmique d'un grand caractère. Bambeh a du henné aux mains (elle a servi de femme de chambre au Caire, dans une maison italienne, et entend quelques mots d'italien ; un peu mal aux jeux). Leur danse , du reste, sauf ce pas de Ruchiouk indiqué plus haut, ne vaut pas de beaucoup celle de Hassan el-Bibesis. L'opinion de Joseph est que toutes les belles femmes dansent mal.

Ruchiouk a pris un tarabouk. Elle a, quand elle en joue, une pose superbe : le tarabouk est sur ses genoux, plutôt sur la cuisse gauche; le bras gauche a le coude baissé, le poignet levé, et les doigts, jouant, tombent entr'écartés sur la peau du tarabouk ; la main droite frappe et marque le rythme; elle se renverse la tête un peu en arrière, gourmée et la taille cambrée.

Ces dames, surtout le vieux musicien, absor- bent considérablement de raki. Ruchiouk danse avec mon tarbouch sur sa tête, elle nous reconduit jusqu'au bout de son quartier, et alternativement monte sur nos deux dos en faisant beaucoup de charges.

Café de ces dames. Gourbis, avec des jours de soleil entrant par les branches et faisant des taches lumineuses sur la natte nous sommes assis. Nous prenons une tasse. Joie de Ru- chiouk en voyant nos deux mèches et en entendant

I 5 8 NOTES DE VOYAGES.

Max dire : « la illah Allah Mohammed rassoun Ailah ».

Seconde visite plus détaillée au temple, nous attendons l'efFendi pour lui remettre une lettre. Dîner.

Nous revenons chez Ruchiouk. La chambre était illuminée par trois mèches dans des verres pleins d'huile, mis dans des girandoles de fer- blanc accrochées au mur. Les musiciens sont à leur poste. Petits verres pris très précipitam- ment, le cadeau de hquides et nos sabres font leur effet.

Entrée de Saphiah-Zougairah, petite femme à nez gros, yeux noirs, enfoncés, vifs, féroces et sensuels; son colher de piastres sonne comme une charrette; elle entre et nous baise la main.

Les quatre femmes assises alignées sur le divan et chantant. Les lampes font des losanges trem- blottants sur les murs, la lumière est jaune. Bam- beh avait une robe rose à grandes manches (toutes sont en étoffes claires) et les cheveux couverts d'un fichu noir à la fellah. Tout cela chantait, les tara- bouks sonnaient, et les rebecs monotones faisaient une basse, criarde, piano : c'était comme un chant de deuil gai

Ruchiouk nous danse l'abeille. Préalablement, pour qu'on puisse fermer la porte, on renvoie Fergalli et un autre matelot, jusqu'alors témoins des danses, et qui, au fond du tableau, en consti-

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tuaient la partie grotesque; on a mis sur les yeux de l'enfant un petit voile noir, et on a rabattu sur les yeux du vieux musicien un bourrelet de son turban bleu. Ruchiouk s'est déshabillée en dansant. Quand on est nu, on ne garde plus qu'un fichu avec lequel on fait mine de se cacher et on finit par jeter le fichu; voilà en quoi consiste l'abeille.

Du reste elle a dansé très peu de temps et n'aime plus à danser cette danse. Joseph , animé , battant des mains : « là, eu, nia, oh! eu nia, oh ! » Enfin, quand après avoir sauté de ce fameux pas, les jambes passant l'une devant l'autre, elle est revenue haletante se coucher sur le coin de son divan, son corps remuait encore en mesure, on lui a jeté son grand pantalon blanc rayé de rose, dans lequel elle est entrée jusqu'au cou, et on a dévoilé les deux musiciens.

Quand elle était accroupie, dessin magnifique et tout à fait sculptural de ses rotules.

Autre danse : on met par terre une tasse de café ; elle danse devant, puis tombe sur les genoux et continue à danser du torse, jouant toujours des crotales, et faisant dans l'air une sorte de brasse comme en nageant. Cela continuant toujours, peu à peu la tête se baisse, on arrive jusqu'au bord de la tasse que l'on prend avec les dents, et elle se relève vivement d'un bond.

Elle ne se souciait pas trop que nous restions à coucher chez elle, de peur des voleurs qui viennent lorsqu'ils savent qu'il y a des étrangers. Des gardes ou maquereaux (auxquels elle ne mé- nageait pas les coups) ont couché en bas dans la chambre à côté, avec Joseph et la négresse, esclave d'Abyssinie qui portait à chaque bras la cicatrice

l6o NOTES DE VOYAGES.

ronde (comme une brûlure) d'un bubon pesti- lentiel. Nous nous sommes couchés, elle a voulu garder le bord du lit. Lampe : la mèche re- posait dans un godet ovale à bec.

, elle s'endort la main

entre-croisée dans la mienne, elle ronfle; la lampe, dont la lumière faible venait jusqu'à nous, faisait sur son beau front comme un triangle d'un métal pâle, le reste de la figure dans l'ombre. Son petit chien dormait sur ma veste de soie sur le divan. Comme elle se plaignait de tousser, j'avais mis ma pelisse sur sa couverture. J'entendais Joseph et les gardes qui causaient à voix basse; je me suis livré à des intensités nerveuses pleines de réminis- cences. —

Une autre fois je me suis

assoupi le doigt passé dans son collier, comme pour la retenir si elle s'éveillait. J'ai pensé à Judith et à Holopherne couchés ensemble. A deux heures trois quarts, réveil plein de tendresse

Je fume un chicheh, elle va causer

avec Joseph, rapporte un pot de charbons allu- més, se chauffe, se recouche. « Basta. »

Quelle douceur ce serait pour l'orgueil si, en partant, on était sûr de laisser un souvenir, et qu'elle pensera à vous plus qu'aux autres, que vous resterez en son cœur!

Le matin nous nous sommes dit adieu fort tran- quillement.

Nos deux matelots viennent pour porter nos

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affaires à la cange, je vais chasser autour d'Esneh après être rentré à la cange. Champ de coton sous des palmiers et des gazis. Des Arabes, des ânes, des buffles vont aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis, cela sifflait comme chez nous dans les joncs. Le soleil monte, les montagnes ne sont plus comme le matin, en sortant de chez Ruchiouk, rose tendre; l'air frais me fait du bien aux jeux. Hadji-Smaël , qui m'escortait, se penche de temps à autre pour découvrir des tourterelles entre les branches; quand il m'en montrait, je ne les voyais guère. Un homme puisait à une chadouf.

J'ai beaucoup pensé à ce matin (S'-Michel), chez le marquis de Pomereu, au Héron, je me suis promené tout seul , dans le parc , après le bal : c'était dans les vacances de ma quatrième à ma troisième.

Je retourne à la barque prendre Joseph. Lettre donnée à l'effendi. Achat de viande, de ceinture. Le tailleur pour mes guêtres dans un khan a habité Joseph lorsqu'il servait deux maîtres qui cherchaient des trésors. Nous pre- nons de l'encre à la mosquée, les moutards em- plissaient l'école et écrivaient sur des planches.

Nous rencontrons Bambeh et la quatrième femme qui jouait du tarabouk; Bambeh s'est oc- cupée de notre provision de pain. Elle a la figure extrêmement fatiguée.

Parti de Esneh à midi moins le quart. Des Bédouins nous ont vendu une gazelle qu'ils avaient tuée le matin, de l'autre côté du NiL

Temple d'Esneh. Est au milieu de la ville, enfoncé dans les terrains. On y descend par un escalier en terre, fait depuis Tes déblais opérés

l62 NOTES DE VOYAGES.

jusqu'au pied des colonnes : ce n'est que le pronaos du temple. Au fond, porte au milieu, deux autres plus petites; les murs sont couverts de grands dessins représentant des présentations d'offrandes à des divinités, partout les mêmes scènes sont répétées. Les colonnes sont couvertes d'hiéro- glyphes. Sur les colonnes on voit une espèce d'oi- seau ressemblant par le corps à un perroquet avec des oreilles et des pattes de lièvre; il est accroupi sur le train de derrière, dans une position animée, et les pattes rapprochées de la tête. Comme plas- tique, fensemble du dessin de toutes ces représen- tations est généralement lourd, mastoc, décadent; les genoux, au lieu d'être perpendiculaires à la jambe, sont rentrés en dedans, comme les miens, ce qui est laid.

Ce temple a de longueur 33 m. 70 et de largeur 16 m. 89, la circonférence des colonnes est de 5 m. 37, la hauteur totale des colonnes est de 11 m. 37. 11 y a 24 colonnes.

Par l'ouverture supérieure, entre le sol et le plafond, la lumière arrivait en plein. Sur un mur d'en face, poteries rondes pour recevoir des pi- geons. — Un Arabe est monté sur le chapiteau d'une colonne pour laisser tomber le ruban mé- trique. Une vache jaune, à gauche, a passé sa tête.

À l'entrée, débris de momies confisqués par

le Gouvernement dans les environs et que l'on a

|nis là. Dans un des cercueils, tête d'enfant bien

"conservée, et encore parfaitement reconnaissable.

Sur les dalles couronnant les murs (toit du temple), des noms de troupiers français. Mur de I Est, et la date 1799 : Louis Ficeîin, Ladou- ceur, Lamour, Luneau , François Dardant.

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II y a aussi à côté c'est ici que Je le vois pour la première fois des marques de pieds ; faites au couteau, comme si Ton avait, avec un | couteau, suivi tout le contour du pied; ensuite | on a, par des raies, figuré la séparation des doigts. C'est au coin Sud-Est que se trouvent le plus de marques de pieds. A côté d'un de ces pieds est cette inscription :

nAXO/V\

HEIEN

889Y \8

AssouAN. Samedi ç mars. Arrivés à Assouan à travers les rochers qui sont au milieu du fleuve; ils sont chocolat noir, de longues fientes d'oiseaux font dessus de grandes raies blanches qui vont s'élargissant par le bas. A droite, des colonnes de sable, nues, sans rien autre chose sur elles que le bleu du ciel, cru, tranchant. L'air est très profond, la lumière tombe d'aplomb, c'est un paysage nègre.

Assouan sur la rive droite. Nous doublons fîle d'EIéphantine pour y arriver, et nous voyons des gens du pays passer le fleuve, assis dans l'eau comme des Tritons, sur des bottes de cannes ou sur des troncs de palmier, et pagayant avec une seule rame. Le corps nu et noir brille au milieu des flots, jusqu'à la ceinture. Sur le bord on défait sa chemise, on la roule en turban autour de sa tête, on y glisse le chibouk; arrivé à la rive op- posée on laisse cet étrange bateau, on remet (ou non) sa chemise et l'on s'en va.

Sur la plage d' Assouan , quelques petites canges. Des Nubiens sontautour de marmites qui bouillent.

l64 NOTES DE VOYAGES.

SOUS une espèce de tente supportée par quatre bâtons. A gauche, en arrivant à Assouan, quand on double Eléphantine, restes d'un mur romain. Rocher avec une inscription hiéroglyphique. Eléphantine. Promenade dans Eléphantine. Une cange échouée sur sa rive (côté d'Assouan), sous des palmiers, dans la position d'un gros poisson laissé par la marée. Mansourh nous accompagne. Enfants qui nous suivent. Nous tournons, nous passons sous les palmiers; les sakis, tirés par deux maigres vaches, crient; un enfant est assis derrière. Au bout de l'île, banc de sable; au milieu de l'île, verdure de l'orge; à la partie méridionale, ruines, débris de poteries et un cimetière près de deux piliers (reste d'une porte), dont les dessins sont fort abîmés. A cet endroit, en se tournant vers le Nord, on a le paysage sui- vant : au premier plan, des terrains gris; entre deux avancées de palmiers, la verdure de la prairie;' au bout de l'île, le Nil dans la découpure des rochers, et, sur la droite, le palais blanc de Mah- moud-bey, qui semble tout au bout de la prairie quoique en étant très loin; des deux côtés, le Nil; à gauche, des collines de sable toutes jaunes; à droite, Siout dans les palmiers.

Au coucher du soleil, les arbres ont l'air faits au crayon noir et les collines de sable semblent être de poudre d'or. De place en place elles ont des raies noires minces (traînées de terre, ou plis du vent) qui font des lignes d'ébène sur ce fond d'or, or comme celui des vieux sequins.

Assouan n'est pas tout à fait sur le bord du Nil, il faut monter.

Nous allons dans un petit khan acheter de la

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fomme gauche, du même côté que le café). ,e dessus, fait de nattes de palmier, était pénétré de soleil, il pendait en déchirures épaisses, losan- gées, etc. Toiles d'araignées qui pendaient dans les coins. La poussière unissait le ton varié des fils des nattes; le bleu du ciel, féroce, passait à travers les trous de formes différentes. Le Mâlim avec son fils, malade. Le gouverneur, sur le devant de sa porte, porte ses deux mains à son turban pour saluer nos firmans; à côté de lui, un gros blond obèse, couvert d'habits, ancien gouverneur de Wadi- Halfa. On lui amène un homme qui a découvert de l'argent dans l'île d'Eléphantine, qui l'a dé- claré, et auquel on n'en donne pas moins la question pour savoir s'il n'a pas mis quelques pièces de côté; un soldat déserteur; une petite Nubienne fort bien faite, dont on mesure la taille avec un bâton pour tarifer la somme que chaque marchand doit payer par tête d'esclave.

Dans une boutique nous voyons une aimée, grande, mince, noire ou plutôt verte, cheveux crépus nègres; ses yeux d'étain roulent, de profil elle est charmante. Autre petite femme gaie, avec ses cheveux crépus, ébouriffés sous son tar- bouch.

Azizeh. Cette grande fille s'appelle Azizeh. Sa danse est plus savante que celle de Ruchiouk. Pour danser elle quitte son vêtement large et passe une robe d'indienne à corsage européen. Elle s'y met; son col glisse sur les vertèbres d'arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber : cela fait un effet de décapitement effrayant.

I 66 NOTES DE VOYAGES.

Elle reste sur un pied, lève l'autre, le genou fai- sant angle droit, et retombe dessus. Ce n'est plus de l'Egypte, c'est du nègre, de l'africain, du sau- vage, c est aussi emporte que l'autre est calme.

Autre pas : mettre le pied gauche à la place du dfoit, et le droit à la place du gauche, alternative- ment, très vite.

La couverture qui servait de tapis dans sa cahute faisait des plis, elle s'arrêtait de temps en temps pour la retirer.

Elle s'est mise nue, elle avait sur le ventre une ceinture de perles de couleurs, et son grand col- lier de piastres d'or lui descend...; elle le passe par le bout dans sa ceinture de perles.

En dansant, précipités des hanches furieux et la figure toujours sérieuse. Une petite fille de deux ou trois ans, en qui. le sang parlait, tâchait de l'imiter, et dansait d'elle-même, sans rien dire.

C'était sous une hutte en terre, à peine assez haute pour qu'une femme s'y tînt, dans un quartier hors de la ville, tout en ruines, et ruines à ras de terre. Au miheu du silence, ces femmes en rouge et en or.

Sur Te bord de la plage, un homme tenant des plumes d'autruches à la main, nous les propose à vendre.

Lundi II mars. Le matin nous nous disposons à passer la cataracte et nous partons avec deux raïs spéciaux, et un pilote nubien (raïs Haçan) qui nous doit mener jusqu'à Wadi-Halfa.

Notre vieux pilote, ridé, à grand nez, courbé sur la barre et regardant au loin. Des enfants, montés sur des troncs de palmiers, se jettent dans les tourbillons d'écume et disparaissent; on voit la

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proue de leur tronc de palmier qui se cabre lors- qu'ils remontent à la surface, ils abordent sur le pont, tout ruisselants d'eau. Ça a l'air de statues de bronze dégouttelant de l'eau des fontaines, que le soleil fait briller sur leurs corps. Les dents des Nubiens sont plus longues, plus larges et plus écartées^ la musculature est moins forte que celle des Arabes.

Les rochers semblent être de grands blocs de charbon de terre, morceaux de granit rose; ailleurs, le granit est veiné comme du marbre.

À midi et demi, nous nous arrêtons au bas des cataractes et nous y passons la nuit dans une petite anse, au milieu des rochers. Promenade sur les rochers. Les cataractes sont encloses de coIHnes. II y en a trois, à gauche; sur un plan secondaire, une quatrième s'aperçoit entre la deuxième et la troisième. Deux enfants nous accompagnent, l'un petit, tout nu, tête mouton- née, auquel nous avons donné des colliers le matin. Succès de nos colhers.

A gauche , il y a une grande digue naturelle de sable, c'est le vent qui Ta faite. Nous marchons dans l'ombre qu'elle fait, nous montons dessus. Nous étions tout à l'heure sur son côté Ouest; quand nous sommes parvenus sur sa crête, nous trouvons tout le côté Est illuminé par le soleil d'une teinte d'or pâle. Nous marchons faisant ébouler le sable qui fuit sous nos pieds comme une onde.

Mardi 12. Nous partons à 7 heures du matin. La grande voile de la cange passe entre les rochers, qu'elle frise souvent. Vue de terre, avec ses deux voiles dépliées et lorsqu'elle est au repos,

l68 NOTES DE VOYAGES.

elle semble un grand oiseau (une cigogne) arrêté les ailes ouvertes, mais dont la tête serait cachée sous ses jambes.

Un homme se jette à l'eau pour porter le câble de l'autre bord. Je vais à pieds nus sur les rochers, guidé par le fils d'un sheik d'un village voisin qui, ia veille, était venu travailler à bord. On attache un câble de côté pour que le bateau ne dévie pas, et avec un second câble on tire en avant.

Un vieux raïs (Douchi) vient rien que pour crier; il se balançait comme un singe et lançait ses bras en poussant des cris aigus qu'il variait, parais- sant s'inquiéter beaucoup plus de faire suivre ce rythme que de la manière dont on tirait le câble. Quelquefois le bateau était entré dans l'eau jusqu'à moitié par l'avant, tandis que l'arrière, levé déjà du niveau inférieur, restait suspendu en l'air. Une longue file d'hommes sur les rochers, tirant tous à la fois en chantant; la cange couverte d'hommes qui poussaient, criaient, chantaient; bruit des eaux, enfants s'y jetant, corps ruisselants d'eau qui en sortent, écume au bord des rochers noirs, soleil, sables jaunes.

Nous passons au milieu d'un petit village nu- bien. Un soldat (en vert) veut me prendre mon guide pour une rixe de la veille ; j'arrange l'affaire. Petite fille nue avec un caleçon de franges de cuir, un collier et des bracelets de' perles de cou- leur; les cheveux frisés en petites mèches sont disposés sur le front de manière à y décrire un fer à cheval.

La cataracte abandonnée, ouverte il y a une quarantaine d'années par le vieux Douchi et il

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a perdu un vaisseau d'Ibrahim-Pacha, est toute droite comme un canal (elle est à droite en mon- tant, lorsqu'on suit le grand chenal). Cinq hommes s'y jettent pour m'amuser, trois sont montés sur des troncs de palmiers et deux sont à la nage.

Mahatta. Je monte dans notre sandal con- duit par deux enfants , qui me mènent jusqu'au vil- lage de Mahatta, doit arriver la cange. Bouquets de palmiers entourés de petits murs circulaires, au pied d'un desquels fumaient deux Turcs; c'était comme une gravure, une vue de l'Orient dans un livre.

Dans la poussière se traînait un enfant rachi- tique, ses cuisses n'étaient pas plus grosses que le bas de ses jambes, et son dos était bossu comme s'il avait eu la colonne vertébrale cassée.

Au village nubien que j'ai traversé avec Joseph, il m'a montré un jouet d'enfant, consistant en un tout petit bout de bois d'oii partent plusieurs lanières de cuir, dont quelques-unes sont garnies de perles de couleur, le tout est recouvert de trois ou quatre loques grises de poussière.

Nous rembarquons nos bagages apportés par des chameaux. Sassetti couvert d'armes.

Après Mahatta, les palmiers deviennent fort gros. Une file de bœufs du Kordofan passe à gauche sur la rive droite, le Nil va se resserrant, les montagnes ne le quittent plus; il a l'air de ne pas couler; le courant, si fort en deçà des cata- ractes, est ici faible.

Mercredi ij. Il passe devant nous une migra- tion de cigognes. Fête grotesque donnée à Fergalli : il est nommé pacha, ses sujets viennent lui présenter leurs hommages; avec leur main et

170 NOTES DE VOYAGES.

leur bouche lis imitent le bruit des instruments, pets factices faits avec les mains. Fergalli fait semblant de leur donner un batchis, le bierg, avec un couteau, lui scie quelques poils de la Darbe.

Abou-Horr. Jeudi 14. Arrêtés à Abou- Horr, juste sous le tropique du Cancer, faute de vent. Quelques Nubiens viennent nous vendre différents objets. Maxime essaie de faire une épreuve d'un chadouf. Laideur d'un grand nègre qui pose à droite.

Le village est au pied de la montagne, dont les assises régulières, amoncelées, donneraient (si on ne les avait àè^k. vues) la meilleure idée de la base en ruine de la Grande Pyramide. Les petits gar- çons sont tout nus, les jeunes filles n'ont qu'un caleçon d'aiguillettes de cuir. L'aiguillette de cuir se retrouve partout et les chevelures me semblent l'imiter, à moins que ce ne soit l'aiguillette qui imite la chevelure.

Le courrier de la poste s'est arrêté devant moi pour me demander un batchis, il portait sur son dos une sacoche en cuir et à la main le petit bâton de gazis, recourbé. Derrière lui, et courant aussi, suivait un jeune garçon sonnant une sonnette et qui avait, passé au bras gauche, un poignard attaché à un bracelet de cuir. Ils sont repartis en courant.

J'ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses petites cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules. Ses yeux d'émail souriaient, ses reins cambrés. Elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus, elle portait un panier dans une pauvre maison et

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elle en est ressortie. A côté d'elle, sa mère, contre laquelle elle se tapissait, femme à figure carrée, d'expression douce, fort belle autrefois. Vieille femme aveugle conduite par une petite fille; petite fille aveugle, toute nue, à qui nous avons donné l'aumône.

Le soir nous nous sommes promenés sur la berge, sous des palmiers touffus. Deux nègres, assis par terre, épluchaient du coton. Entre ces

frands palmiers, qui sont au premier plan, et un ouquet d'autres palmiers plus petits et dont les branches retombaient en courbes molles, comme eussent fait des jets de liquides verts, on voyait le Nil; après le Nil, qui entrait dans les terres, au troisième plan, s'avançait une demi-lune de grands palmiers; après eux, une grande pelouse d'orge, très verte, qui allait jusqu'à la montagne au pied de laquelle est le village. Ses maisons grises con- fondent avec elle leur ton, et comme ces maisons sont carrées, il semble que ce ne soit que quelques grosses pierres des assises inférieures de la mon- tagne. Entre les premiers palmiers et le Nil (entre le premier et le second plan), il y avait deux petits carrés de cotonniers, dont les feuilles sont rouges, rouillées par place; des coques de coton commen- çaient à s'ouvrir.

D'Abou-Horr à Maharrakah, cela redevient Egypte. Les montagnes basses et épatées sont plus reculées; sur les rives, un peu d'herbe. On prendrait de loin la montagne de Maharrakah pour une pyramide. Le Nil, plus large depuis ce matin, se resserre.

Médyk. Nous amarrons le soir, à 5 heures, à Médyk.

172 NOTES DE VOYAGES.

Promenade à droite, sur la rive gauche : sable très jaune; dans le sable, par places, parmi sa cou- leur jaune, de grandes dalles de grès gris. Le Nil est couleur bleu sale ou ardoise pâle, les mon- tagnes sont gris noir. Le soleil toute la journée a été caché, le ciel pâle et sale. Fort vent d'ouest. Nous sommes arrêtés maintenant près d'une sakieh; à mesure que l'on avance, elles deviennent de plus en plus couvertes.

KoROSKO. Paysage grandiose et dur, enca- dré (lorsqu'on arrive) par deux vieux gazis. Grandes montagnes de pierre : une, deux et la troisième par derrière. Dans la gorge à droite en débarquant de la barque, est le commence- ment du chemin de Kartoum, c'est par qu'on s'en va.

Hideuse vieille femme accroupie à arranger du coton, et qui avait une petite fille sur ses genoux.

Quelques Ababdiehs. Leurs chameaux : quelques-uns ont, quant à la tête, des mines de girafes. L'on raccommodait l'ongle du pied de l'un d'eux avec un bout de cuir. Coiffure des Ababdiehs : pas de bonnet; des deux côtés de la tête ils portent les cheveux longs en deux

grosses touffes; sur le sommet les cheveux sont érissés, coupés en brosse, ou rasés (plus rare). Ils ont le type bien moins nègre que les Nubiens et la peau beaucoup moins noire aussi. Air brave et intelligent. Saleté des femmes de Korosko : elles se graissent les cheveux avec de la graisse de mouton, qu'elles délayent dans leur bouche; leurs mèches en sont collées de manière à ne pouvoir reconnaître que ce soient des cheveux; la crasse noire reste par plaques sur leur peau. Deux

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femmes : une petite, camuse, nez très écrasé du milieu, fort, grands yeux; une grande à qui je marchande deux mèches avec ses ornements en or. La première tournait des grains dans un panier plat.

Au coucher du soleil, le ciel s'est divisé en deux parties : ce qui touchait à l'horizon était bleu pâle, bleu tendre, tandis qu'au-dessus de nos têtes, dans toute sa largeur, c'était un im- mense rideau pourpre à trois plis, un, deux, trois. Derrière moi et sur les côtés, le ciel était comme balayé par de petits nuages blancs , allon- és en forme de grèves, il avait eu cet aspect toute a journée. La rive à ma gauche était toute noire. Le grand rideau vermeil s est décomposé en petits monticules d'or moutonnés, c'était comme tam- ponné par petites masses régulières. Le Nil, rougi par la réflexion du ciel, est devenu couleur sirop de groseille. Puis, comme si le vent eût poussé tout cela, la couleur du ciel s'est retirée à gauche, du côté de l'Occident, et les ténèbres sont des- cendues.

Dimanche ly mars. Pas de vent, nous fai- sons environ deux lieues, à la corde. Chassé sur la rive gauche, sous des palmiers; je tue plu- sieurs tourterelles et trois oiseaux de proie, dont deux gypaètes. Des enfants et un grand nègre nous suivaient. Les animaux atterrés avaient peur de nos coups de fusil et bondissaient en tirant sur leur corde.

Au coucher du soleil, nous voyons les mon- tagnes de la chaîne hbyque par des échappées de palmiers; le ciel est bleu tendre, fatmosphère rose.

174 NOTES DE VOYAGES.

Temple de Hamada, sur la rive gauche du Nil, à deux cents pas du rivage; le sable le domine sur les côtés.

Il est en grès. Quatre files de piliers, trois pi- liers à chaque file; au bout de chaque file, une colonne à chapiteau carré.

Le temple est recouvert par de grandes dalles plates, dont plusieurs sont chargées d'inscriptions grecques iHisibles. H y a sur ces dalles des ondu- lations régulières naturelles, comme seraient des vagues : c'est le temps qui a fait cela, la pierre qui s'est usée, à moins de supposer, ce qui est peu probable, qu'on ne l'ait pas suffisamment dé- grossie.

Une porte carrée, un couloir transversal sur lequel s'ouvrent les trois portes des trois couloirs parallèles qui, par le fi3nd, communiquent entre eux. Dans le pronaos, des caractères sont profon- dément entaillés; dans le temple, ils sont en rehef et peints comme les figures.

Le couloir du milieu est le plus large, comme serait la nef, et au fond, juste en face la porte, il y a, peinte sur le mur, une cange portant trois figures : la première est assise, coiffée du pschent, coloriée en jaune; la deuxième assise, en rouge, à tête d'épervier, coiffée de la boule et tenant le nilomètre; la troisième, en rouge, sans coiffure apparente, debout, présente aux deux premiers personnages quelque chose dans ses deux mains, qui semble être deux boules ou sphères. Une très longue inscription hiéroglyphique est placée sous cette représentation.

Même pièce : le visage tourné vers la porte et assises sur des trônes sont deux figures de grandeur

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nature : la première à droite, en rouge, à tête d'épervier, coiffée de la boule, tenant la clef et le nilomètre, avec un appendice qui part au- dessus de farticulation du genou et retombe vers les pieds, espèce de long crochet, plus large à mesure qu'il descend vers la terre; la deuxième, à gauche, en bleu, avec ce même crochet, portant la clef et le nilomètre, coiffée d'un très long pschent dont les petits carrés sont alternativement rouges et bleus.

A droite, après finscription, trois grandes fi- gures debout : la première, tournée vers le fond, en rouge, calotte noire, uraeus, bâton sur lequel il appuie sa main gauche; la deuxième, en bleu, très long pschent, la clef, il est tourné vers la porte d'entrée; la troisième, tournée vers le pré- cédent, en rouge, uraeus (mutilée).

Sur le mur de gauche, trois grandes figures, rouges : la première, plus près du fond, le re- garde; la deuxième, au miheu, a une tête d'éper- vier, des bandelettes bleues, et présente un vase sur lequel il j a une clef et deux autres attributs; la troisième, sa coiffure figure une espèce de Ijre et est portée en arrière, sa main droite porte la clef, sa gauche est unie à la droite du précédent et de leurs mains confondues pendent, de chaque côté, comme des jets parallèles.

Le temple est éclairé par le jour de la porte et par les trous du plafond faits par les Arabes qui l'ont habité.

Dans la petite pièce du fond, après le couloir de droite, trou dans l'angle droit. Un large rayon de soleil passait, dans lequel tournoyait de la poussière; la lumière allait frapper un œil sur-

iy6 NOTES DE VOYAGES.

monté d'un vase et éclairait les figures bleues et rouges.

Pièce de droite : près la porte d'entrée, un pasteur, debout, conduit ses troupeaux; quatre bœufs, échelonnés l'un sur l'autre, entre les inter- valles des cordes qui vont en faisceau se réunir dans la main du pasteur, partant du pied des bêtes elles sont attachées.

Même pièce : sur le côté gauche en entrant : figure debout, une étoile, un glaive, la main gauche fermée; le corps est terminé en gaine et deux mains, qui passent par derrière et que l'on voit en raccourci, semblent y rajouter des pieds.

Dans le pronaos il j avait trois Nubiennes et une négresse qui ramassaient des crottes de chèvre, qu'elles épluchaient dans le sable. Le temple y est enfoui.

Au-dessus du pronaos, ruines du tombeau.

Quand on est monté sur les dalles extérieures du temple, on a derrière soi le désert avec ses sables jaunes, en face le Nil, et au delà les mon- tagnes grises mamelonnées. Entre le Nil et les montagnes, ligne de verdure des palmiers et des champs d'orge. La rive du Nil est ornée de place en place de sakiehs; à droite, le Nil fait un coude et l'horizon s'aplatit.

Du fond du temple on voit le Nil compris entre le sable qui dévale vers l'entrée du temple et le grès du plafond et des piliers du pronaos; les dieux peints sur la bari pouvaient voir les canges passer.

DcERREs. Une plage. Montée. Un grand sycomore ramus. Le gouverneur accroupi sur un divan en terre recouvert d'un tapis râpé,

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nous invite à prendre le café. Les rues sont larges, des murs gris assez élevés entourent des jardins pleins de palmiers et dont les feuilles retombent; il fait tranquille, air chaud. Des Nubiens en longue chemise blanche passent; à l'angle d'un mur, un groupe assis et fumant.

Au bout de la ville, une colline. Quelques tombes entourées de murs en briques crues. Ce qui est sur le mort même (ce qui remplace la pierre sépulcrale) est un assemblage de petits cailloux; sur le mur régnent pour un ornement des briques posées obhquement et se touchant

Î)ar leurs angles comme des châteaux de cartes, e sommet des angles est recouvert d'un rang de briques posées à plat.

Temple. Le pronaos est détruit, il ne reste que les bases des piliers. Sur les deux côtés de la porte, un grand guerrier en mouvement, tenant sous sa main un faisceau de peuples vaincus.

Sur le mur de gauche, un dieu coiffé de la coiffure d'Ammon, tenant un fouet et ayant le phallus en érection , érection horizontale ; plus loin , sur le mur, un homme dans une forêt.

Nous voyons sur la grève des pastèques dans des petits tas de sable longs.

Mardi iç. Fait sept lieues environ. Dans l'après-midi, abordé deux canges de marchands d'esclaves qui descendent vers le Caire. Acheté des ceintures et des amulettes.

Bateaux de Gellabs. Le premier avait pour maître un gros homme à favoris noirs; nous mon- tons sur la chambre, il nous offre des bouquets de plumes d'autruches.

Les mâts sont abattus, le bateau descend à

178 NOTES DE VOYAGES.

l'aviron, les femmes noires sont entassées dans des poses différentes; quelques-unes broient de la farine sur des pierres, avec une pierre, et leur chevelure pend par-dessus elles, comme la longue crinière d'un cheval qui broute à terre. Dans ce mouvement de broiement, leurs seins ballottent avec le catogan de cuir qu'elles ont sur le dos et leur chevelure tressée. Une mère avec son petit enfant. On en coiffait une. Petite fille du plateau de Gondar avec des piastres au front, elle est restée immobile et placide quand Maxime lui a mis le collier de boules de mercure. Toutes ces têtes sont tranquilles, pas d'irritation dans le regard, c'est la normalité de la brute.

Pour avoir encore quelques colliers, le gellab, quand nous sommes partis, a fait sortir de la chambre deux ou trois des mieux ou des plus proches de la porte. Une Abyssinienne, grande, hautaine, se tenait debout, appuyée sur le plat- bord, le poing sur la hanche, et nous regardait nous en aller.

Deuxième barque : le marchand est en turban blanc. Nous nous asseyons sous le tendelet, sur un divan sanglé. On coiffe une femme avec une pointe de porc-épic, on défait ainsi une à une les petites mèches tressées et puis on les refait.

Les gellabs nous proposent de beaux sacs, des courges; celui du deuxième bateau une sorte de pot à eau en cuir, à deux bras, et que l'on peut porter à l'aide d'une courroie.

Ces femmes sont balafrées de tatouages; dans la seconde barque il y en avait une qui avait son dos ainsi marqué du haut en bas, ça faisait tout le long des reins des lignes de bourrelets successifs, cica-

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trices de coupures cicatrisées au fer chaud. Sur tous ces bateaux, il y a, parmi les femmes, de vieilles négresses qui font et refont sans cesse le voyage; c'est pour consoler et encourager les nouvelles esclaves; elles leur apprennent à se résigner et ser- vent d'interprètes entre elles et le marchand, qui est Arabe.

Dans certains couchers du soleil, les nuages partent d'une crête principale comme les mèches d'une crinière (de cheval) lumineuse.

Les nuages marbrent le Nil en grandes plaques bleu pâle.

Wadi-Halfa. Vendredi 22. Nous abordons sur la plage de Wadi-Halfa comme nous finissions de dîner. Le clair de lune brille si bien sur le sable que ça semble un effet de neige, le sable paraît fort blanc, la plage est large. A un demi-quart de lieue gauche) est une ligne de palmiers dans lesquels sont quelques maisons : c'est tout le village; à droite, de l'autre côté du Nil, est le désert avec deux petites montagnes de forme conique (tron- quées par le sommet) et très larges par la base.

Sur la plage, un ingénieur arabe, parlant bien le français, Khahill-effendi, et un autre effendi nubien, en chemise blanche qui, au clair de lune, flottait au vent. Toute la journée le vent avait été fort et nous avait bien poussés. Visite de ces trois messieurs. L'ingénieur arabe (Mahmoud?) : haine des Anglais, dont un dernièrement lui avait refusé une bouteille de raki et qui, le lendemain, en avait vendu cinquante à un autre compatriote ! H nous fait des citations de la Tour de Nesle, chante : « ouvre-moi ta porte », parle du fanatisme musulman, etc. (le lendemain matin, Joseph l'a

l8o NOTES DE VOYAGES.

VU faire ses ablutions et ses prières comme un bon dévot); il est venu ici pour le travail de canalisa- tion des cataractes. Nous lui faisons cadeau d'une bouteille de raki, ce qui paraît lui faire extrême- ment plaisir : il faut qu'il prenne la goutte tous les matins, « il ne peut s'en passer ».

Djebel-Abousir. Samedi 2^, excursion à Djebel-Abousir, par le désert d'Abou-SoIôme, rive gauche du Nil.

Le derrière de la montagne « ahones principier à ganter la montagne » [sic) ressemble au derrière de la tête du Sphinx. Beau ravin de sable entre les roches. La deuxième cataracte, dont nous ne voyons d'ici qu'une partie, me paraît plus plate que la première. C'est une succession de petits lacs encadrés dans des rochers noirs très luisants, comme du charbon de terre. Çà et là, entre feau et les granits noirs, quelques lignes mince de ver- dure; ce sont des gazis qui ont poussé entre les ro- ches. La tête d'Abousir, par derrière (forme de champignon), est couverte de noms de voyageurs : toutes dates modernes, peu de Français, presque tous Anglais; il y en a qui ont demander trois jours à entailler. Beizoni 1816.

Nous descendons vers la seconde cataracte par une pente de sable nous enfonçons jusqu'aux genoux. D'en bas, la montagne, coupée à pic, res- semble à une falaise. H y a dans l'épaisseur du roc une grande entaille, comme une dalle immense posée de champ, comme un long pan de mur qui se détache. Nos Arabes jettent des troncs dans la fissure pour faire envoler des oiseaux. Silence. Bruit de l'eau et des cascades, tourbillons sur le courant. Des endroits plats, tels que des nappes

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d'huile, indiquent les places circonscrites par des courants. Max se jette à l'eau pour aller dans une petite île voisine, à droite; nous remontons par le ravin de sable.

Grand vent et grande chaleur pour revenir à Wadi-Halfa, la poussière nous abîme les yeux et croque sous les dents, elle colle dans les cils, nous avons soif.

Avant de repasser l'eau pour gagner notre barque, nous visitons des marchands du Sennahar qui sont campés là, en face Wadi-Halfa. Dents d'éléphant, enfermées dans des peaux blanches qui prennent la forme des dents et toutes leurs marques. Un petit singe; maigre et fatigué est atta- ché à un tronc d'arbre renversé, il boit dans une courge.

Les hommes du Sennahar sont gras, sans mus- culature saillante; poitrine développée et seins pointus comme une femme. Ils sont extrêmement noirs, avec des traits caucasiques : nez peu larges, longs, fins, lèvres minces; le regard n'est ni sémi- tique ni nègre, il est doux et malicieux; l'œil est entièrement noir sans que le blanc soit couleur café, comme chez les Nubiens. L'un d'eux a une ; exostose au front et un autre en a une au poignet. 1

Dimanche 24 mars, jour des Rameaux. Parti à 6 heures du matin, en canot, pour la cataracte, avec raïs Haçan et trois autres Nubiens de la pre- mière cataracte. J'ai avec moi un petit raïs de qua- torze ans environ, Mohammed; il est de couleur jaune, une boucle d'oreille d'argent à l'oreille gauche. 11 ramait avec une vigueur pleine de grâce, criait, chantait en passant les courants, menait tout le monde; ses bras étaient d'un joli style, avec ses

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biceps naissants. II a ôté sa manche gauche; de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince. Plis du ventre qui remuaient et des- cendaient, quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant « el naby, el naby ». C'est un produit de l'eau, du soleil des tro- piques, et de la vie libre; il était plein de politesses enfantines : il m'a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l'eau.

Sur des rochers plusieurs gypaètes étaient posés ; au bas d'un rocher, à gauche en allant à la cata- racte, un vieux crocodile échoué. Le soir nous avons revu les mêmes gypaètes et, de plus, avec eux un chacal qui s'est enfui à notre approche.

J'arrive au pied de Djebel-Abousir à 9 heures , et Je tire de nombreux coups de fusil pour appeler Maxime. De loin un rocher noir, brillant au soleil, me fait l'effet d'un Nubien en chemise blanche, posté en vigie, ou d'un morceau de linge blanc qui sèche. Comment ce qui est noir peut-il ainsi arriver à paraître blanc? c'est quand le soleil éclaire le tranchant d'un angle. J'ai plusieurs fois observé ce même effet, et Gibert m'a dit, à Rome, l'avoir remarqué également.

Je déjeune sous la pente de la tente, en plein soleil. Je m'étais couché par terre pour chercher un peu d'ombre, mais l'ombre n'a pas tardé à s'en aller.

Promenade autour des deux pics voisins, la tente était devant eux, en avant de la cataracte (c'est-à-dire du flanc de la cataracte). Au détour du premier pic, du côté du désert, grand mouve- ment de sable ondulé; les cataractes sont au bout.

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dans cet encadrement (bien entendu faisant dos à rOuest). Du haut du second pic, on voit le désert, d'abord mamelonné, puis s'en allant par grandes lignes plates. En se tournant vers le Nord on voit un bout du Nil. Je reviens à la tente tout seul , par le désert et derrière les montagnes. Silence. Silence. Silence. La lumière/ tombe d'aplomb, elle a une transparence noire. Je marche sur les petits cailloux, la tête baissée; le soleil me mord le crâne.

Retour àWadi-Halfa en canot, avec Maxime. Le petit Mohammed comme le matin. Nous sommes balancés par le vent et par les vagues, la nuit tombe, les vagues battent l'avant de notre canot qui se cabre, la lune se lève. Dans la position oii j'étais, elle éclairait ma jambe droite et la partie de ma chaussette blanche comprise entre mon pan- talon et mon soulier.

Lundi. A 9 heures du matin, je pars seul à âne, pour aller à la cataracte tuer le chacal que nous avons vu la veille autour d'un crocodile mort. Mon âne est intraitable. Il ne veut aller que de coté. Je reviens à pied au bout d'une demi- heure, par le bord de l'eau, j'étais parti par le derrière de Wadi-Halfa. En allant ce matin photo- graphier à la cataracte, Max a vu de loin un cha- meau qui courait, avec quelque chose de noir qui le suivait en bas : c'était un esclave des gellabs, qui s'était enfui et que l'on ramenait ainsi attaché au chameau.

Nous partons de Wadi-Halfa vers midi, la barque est démâtée. Le soir, arrêtés au milieu du fleuve, nous nous promenons au clair de lune sur un long îlot de sable, oii nous causons d'Hennet,

1 84 NOTES DE VOYAGES.

de Kessier. Le lendemain autres causeries au clair de lune, sur du sable aussi.

Ipsamboul. (Abou-Simball). Les colosses. Effet du soleil vu par la porte du grand temple à demi comblé par le sable : c'est comme par un soupirail.

Au fond, trois colosses entrevus dans l'ombre. Couché par terre, à cause du clignement de mes paupières, le premier colosse de droite m'a semblé remuer les paupières. Belles tètes, vilams pieds.

Les chauves-souris font entendre leur petit cri aigu. Pendant un moment, une autre bête criait régulièrement, et cela faisait comme le battant lomtain d'une horloge de campagne. J'ai pensé aux fermes normandes, en été, quand tout le monde est aux champs , vers trois heures de l'après-midi. . . et au roi Mycérinus se promenant un soir, en char, faisant le tour du lac Mœris, avec un prêtre assis à côté de lui; il lui parle de son amour pour sa fille. C'est un soir de moisson... les buffles rentrent...

Essais d'estampage.

Petit temple : sur les piliers, figures semblables à des perruques fichées sur des champignons de bois.

Que signifie, dans le grand temple, un bloc de maçonnerie, couvert d'inscriptions démotiques, entre le troisième et le quatrième colosse à gauche en entrant?

Dans le grand temple, nef de gauche, belles représentations de chariots; les ornements de tête des chevaux sont compliqués et les chevaux géné- ralement longs et ensellés.

Le Jeudi-Saint, nous commençons les travaux

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de déblaiement pour pouvoir dégager le menton d'un colosse extérieur.

Vendredi. Travaux de déblaiement « aouafi , aouafi ». Taille cambrée d'un petit nègre frisé, laid (jeux abîmés de poussière), qui apportait sur sa tête un vase plein de lait.

Dans le petit temple, quantité d'alvéoles de guêpes, surtout aux angles.

Réflexion : les temples égyptiens m'embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées? O la nécessité! Faire ce qu'il faut faire; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils, comme un citoyen , etc. doit être!

Ibrim. ^i mars, dimanche de Pâques, arrivé le soir devant le vieil Ibrim, sur la rive droite du Nil. Pendant que Max faisait, d'en bas, une épreuve de la forteresse, j'y suis monté lentement par le flanc de la montagne, me heurtant les ongles des orteils aux pierres sèches déboulinées d'en haut. La terre a l'air de cendre. Trois ou quatre Arabes ont passé à ma droite, montés sur des ânes. Je tourne tout autour de la citadelle pour trouver une issue afin d'y entrer; à la fin j'en trouve une sur le plateau qui regarde l'Est.

L'intérieur est une ville entière comprise dans des murs, les maisons sont ruinées toutes et tassées les unes près des autres, ou plutôt même contigués; entre elles des rues serpentent; au milieu, une grande place. Si vous montez sur un mur, toutes ces bases de maisons ruinées, dont il

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ne reste plus que les quatre murailles, font l'effet d'un damier régulier. Ruines d'une mosquée, avec une colonne de granit sur laquelle est une croix grecque : des colonnes pareilles servent de seuils dans plusieurs endroits. La porte d'entrée était du côté du Nord. Par les brèches des murs on voit de grandes longueurs du Nil ; il a de larges îles de sable. De fautre côté du Nil, le dé- sert; au second plan du désert, un arbre tout seul, à droite; un peu plus loin, deux à gauche.

L'ensemble de cette ruine sent la fièvre, on pense à des gens ennuyés, s'y mourant de ma- rasme : c'est de fOrient moyen âge, mameluk, barbare. La citadelle, bâtie tout à pic sur le ro- cher, appartenait jadis aux mameluks, qui domi- naient le fleuve. Elle est généralement bâtie en pierres sèches; quelques parties, mais rares, aux angles plutôt, sont en pierres taillées.

11 fait un grand silence, personne, personne, je suis seul, deux oiseaux de proie planent sur ma tête, j'entends de l'autre côté du Nil, dans le désert, la voix d'un homme appeler quelqu'un.

Je suis revenu à la nuit tombante lentement et regardant de partout l'ombre noire qui s'étendait. A ma gauche, un long ravin qui conduit dans le désert; sur le flanc de la ravine serpente un sen- tier, chemin d'hyène. Il y en a beaucoup par ici ; le soir, le raïs nous avertit de ne pas nous écarter du bateau; l'année dernière, un Turc a été mangé à la première cataracte avec son cheval. Maxime, inquiet de ma longue promenade, avait envoyé des matelots à ma rencontre.

Lundi /"' avril, seconde visite à la forteresse avec Maxime.

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Les grottes d'Ibrim, au bord du fleuve, élevées de 8 à 9 pieds, sont une bonne mystification : il n'y a rien du tout, cela m'égaie pour toute la journée.

Nous passons l'après-midi couchés à l'avant du navire, sur la natte de raïs Ibrahim, à causer, non sans tristesse ni amertume, de cette vieille littéra- ture, tendre et inépuisable souci! Le soir, arrivés et couchés à Hamada.

KoROSKo. Mardi 2 avril, temps de khamsin, journée lourde, le soleil est caché par des nuages. En arrivant, à midi, à Korosko, il m'arrive comme les exhalaisons d'un four (comparaison littérale), des bouffées de vent chaud, on s'en sent les pou- mons chauffés (sic). D'oii vient le vent? voilà de quoi rêver.

Un jeune homme dont j'avais arrangé l'afifaire à la première cataracte en montant (c'était la même affaire que celle dans laquelle figure le sol- dat, mon guide de la première cataracte avait déchiré, je crois, une milayah à celui-ci) me re- connaît (je lui avais payé l'amende de l'autre), il m'accompagne jusqu'au bout du pays , au chemin de Kartoum.

Il y a un petit campement d'Ababdiehs à cri- nières léonines. Un d'eux est appuyé sur un bâton passé sur sa nuque, avec les deux mains rame- nées au bout comme un ours; sa chevelure est ramenée en arrière. Il a parlé aux hommes qui étaient avec lui, c'était comme le claquement de bec d'un pélican. Je reviens, des chameaux sont couchés au soleil; dans une maison, un petit en- fant crie.

Joseph me rejoint, nous allons jusqu'au bout

l88 NOTES DE VOYAGES.

du pays pour acheter une lyre nubienne et trouver des provisions. Nous entrons dans une maison séparée en deux intérieurement par une natte et y buvons de l'eau dans une courge creuse.

Un corbeau se tient, immobile, non loin d'un chameau malade, il sent l'odeur du moribond; de temps à autre, quand je lui jette des pierres, il s'écarte, puis il revient bientôt. Ces chameaux, éreintés, ont le dos bleu par l'usure de la selle, aux jambes des gales et des marques de feu; ils ferment l'œil à demi, sont très maigres. Trou pro- fond à l'arcade zygomatique.

Maison l'on boit du bouza, toute basse et couverte de plusieurs nattes qui s'épandaient au dehors : un homme, accroupi contre le muret

qui p , était presque aussi grand qu'elle. Un

homme chantait dans la maison, par la porte j'ai vu ses jambes. Un peu plus loin, à gauche, même aspect, seulement la maison est- Un peu plus grande. Agglomération de deux ou trois mai- sons. — Je revois une p que j'avais vue la pre- mière fois en montant le Nil. Petite, grasse, mas- toïdes écartés, bras très forts et très beaux, elle est entourée d'un linge, gris de crasse; verroterie au col et aux bras, au col un collier en ficelle dont le milieu est une espèce de scarabée.

Les selles des chameaux sont rangées debout, le cul Tune dans l'autre; des tas de grains sont en- tourés de nattes.

Au bord de la rive, des bateaux amarrés. Des enfants, quand nous partons, se jettent à l'eau et viennent nager autour de la cange pour avoir un batchis.

Vers 2 heures, aperçu, sur un petit rocher,

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trois crocodiles : Max en blesse un, qui s'en va lentement, nous le poursuivons en canot sans le pouvoir atteindre.

Le soir, à 5 heures, pris un bain dans le Nil.

Sabona. Sur la rive gauche, deux ou trois maisons. En avant d'elles, un palmier bas, touffu, dont les paquets de feuilles jaunes pendent de loin comme des besaces attachées aux branches vertes.

Temple : Deux colosses d'environ dix à douze pieds, les poings fermés, le pied gauche en avant; ensuite des sphinx. Les deux premiers, qui sont près des colosses, paraissent jusqu'à la croupe. Couleur de marbre de celui de droite. Les deux seconds sont enfoncés dans le sable jusqu'à la tête, celui de gauche est encore reconnaissable; une fissure de la pierre a exagéré la fente de la bouche qui va ainsi jusqu'à ses bandelettes. Des deux troisièmes on ne voit que le sommet de la tête de celui de droite, les autres sphinx du dro- mos manquent.

Pylônes; sur chacun, un guerrier tenant des peuples vaincus et, en face de lui, un dieu. Le pronaos est enfoui dans le sable, on distingue trois piliers de chaque côté.

Le temple même est complètement enfoui dans les sables.

En se tournant vers le Nil, qui fait comme un arc, montagnes à crête aiguë, mamelonnée, dont la ligne générale ondule.

Au pied du pylône, à gauche, un colosse ren- versé les pieds plus hauts que la tête; à droite, un autre tombé sur le ventre.

Sur le sommet de la tête du sphinx il y a des

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trous de quelques pouces de profondeur (3 ou 4). Qiiel en était l'usage ? Avaient-ils une coiffure mo- bile, en métal, surajoutée?

En quittant le temple, acheté deux lances. Nous passons la nuit au milieu du Nil.

Jeudi 4 avril. Partis à 4 heures du matin.

Vers II heures, nous rencontrons la cange de l'effendi que nous avions déjà vu à Wadi-Halfa et qui est le nazir d'Ibrim, chargé d'extorquer l'im- pôt depuis Assouan jusqu'à Wadi-Halfa (il res- remble à Schimon). II a pris de force, par sur- prise, un sheik d'un village qui n'avait pas donné un sou de l'impôt exigé ; le vieillard était attaché au fond de la barque, on ne voyait que son crâne nu et noir reluisant au soleil. La cange de l'effendi nous côtoie quelque temps , puis nous accoste par l'avant; un homme transborde à notre bord un petit mouton qui bêle : c'est un présent de l'effendi, qui n'est pas fâché d'être avec nous, en cas de rixe. Toute la journée, en effet, nous voyons des hommes et des femmes des villages révoltés nous suivre (ou mieux le suivre) sur la rive.

II nous fait une longue visite, nous lui faisons cadeau d'une bouteille de vin de Chypre et d'une de raki. Le sheik sera reconduit à Dœrres ou, après quatre à cinq cents coups de bâton, on le laissera accroché au grand sycomore qu'il y a là, jusqu'à ce que quelqu'un réponde pour lui.

Nous causons bastonnade avec le nazir. Quand on veut faire mourir un homme, quatre ou cinq coups suffisent, on lui casse les reins et la nuque; quand on veut seulement punir le con- damné, on frappe sur les fesses : quatre à cinq cents coups, c'est l'ordinaire; le patient en a pour

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cinq à six mois à être malade, il faut attendre que les chairs tombent. L'effendi nous dit cette petite phrase en riant. Le plus ordinairement, en Nubie, c'est sur la plante des pieds que se pratique la bastonnade. Les Nubiens redoutent beaucoup ce supplice , parce qu'ils ne peuvent plus marcher après. Au bout d'une visite de trois heures, le nazirnous quitte, il fait aborder sa cange à la mai- son d'un chef des Ababdiehs, avec un jardin clos et des palmiers. Un arbre trapu sous lequel nous distinguons beaucoup de monde, il est assis des- sous et se chamaille avec eux sans doute.

Le soir, abordé près du temple de Maharrakah, que nous allons voir après dîner, à la clarté des étoiles. Elles brillent entre les colonnes, au-dessus de nos têtes, dans les brèches des ruines; un ma- telot nous éclaire avec sa lanterne.

Maharrakah . Vendredi matin , visité le temple. Etait-ce un temple? une église? Un voyageur mo- derne, au dire d'un jeune Arabe qui nous accom- pagne, a mis ces inscriptions grecques, dont il a ensuite recouvert quelques-unes, et des peintures murales sur le mur de droite. Sur un pan de mur, qui fait partie d'une petite enceinte carrée voisine du temple , et dont il m'est impossible de retrou- ver la destination , à côté de restes de figures égyp- tiennes entaillées sur la pierre est représentée une sorte de Vierge, d'un style fruste, tenant un homme sur ses genoux; derrière elle, un gros palmier mal fait. Autre bonhomme de même style, portant un vase long. Amas d'étrons d'hyènes, elles viennent ch... toutes les nuits.

Pendant que Maxime travaille son épreuve, Joseph, assis à côté de moi sur le sable, me parle

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de son enfance et de la manière dont il a quitté son pays. Deux ou trois compagnies de perdrix passent et vont s'abattre plus loin. A gauche, derrière nous, une petite ligne de palmiers. Gentil petit enfant noir pataugeant dans le sable et qui faisait des grimaces pour m'amuser. On repart après avoir tué le mouton du nazir d'Ibrim.

DiKKEH. Temple en grès. Pylône : on monte dedans par un escalier qui est éclairé par des soupiraux, ou mieux des créneaux; de place en place, de petites salles. Sur le plateau des pylônes, le couronnement, extérieurement re- courbé, fait parapet. De chacun des deux œils- de-bœuf supérieurs, anciennement carrés comme tous les autres jours des pylônes, part longitudi- nalement une entaille carrée, telle que la rainure à faire glisser la herse; elle est plus large en bas qu'en haut. Le mur du pylône n'était point ver- tical, cette rainure Test; cela existe du côté de l'entrée; quel en était l'usage?

Sur la porte des pylônes, des deux côtés, urseus surmontant la boule, et restes de peintures bleues.

Sous la porte, côté gauche, un personnage debout, coiffé du pschent. La pierre étant enlevée, on ne peut voir les attributs. Devant lui : figure assise tenant un sceptre entouré du serpent et coiffé; 2* figure, femme, léontocéphale, tenant la clef; 3* femme avec l'urseus, tenant un bâton (fextrémité manque). Les deux portes pour péné- trer dans les pylônes sont sur le côté qui regarde le temple.

Temple. Façade : deux colonnes, trois portes;

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celle du milieu plus grande que les deux autres latérales. A toutes les trois, sur les deux côtés et en dessus, une demi-colonnette, engagée dans le linteau de la porte, figure les faisceaux; la porte du milieu repose de cnaque côté sur la moitié des deux colonnes qui supportent le toit.

Entre le temple et les pylônes, excavations comme des souterrains comblés, morceaux de poterie. Sur chacun des côtés de la façade, belles représentations, surtout du côté droit, à ras du sol. Deux représentations : i" derrière un dieu, une déesse tenant une enfilade de lotus; der- rière un dieu, une déesse portant une espèce de champ d'épis au bout duquel sont plusieurs vola- tiles, les oies semblent tomber de sa main.

I™ salle : plafond et partie supérieure des murs abîmés par un enduit sur lequel se retrouvent des restes de mauvaise peinture chrétienne; ancienne église copte sans doute? Des figures de femmes, et surtout de femmes léontocéphales, sont nom- breuses; elles tiennent un lotus, la boule avec l'uraeus. Sur une des colonnes, en dedans, le musi- cien Typhon (?) avec la lyre droite qui est dans les planches de Creutzer; sur l'autre colonne, à la même place, entre le dépassement de la porte et la petite porte, un cynocéphale debout et tenant un vase long, surmonté d'une coupe dans laquelle est une figure surmontée elle-même. Est-ce une bari , ou une façade du temple ?

Sur la petite porte de ce même côté (gauche), en regardant le pylône, au bout d'une présenta- tion il y a dans un vase un cynocéphale femelle, assis, qui tient quelque chose d'indistinct sur ses genoux (un lièvre?) et semble coiffé du pschent.

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194 NOTES DE VOYAGES.

Sur la portion intérieure du mur dont l'épais- seur des deux pçtites portes tient la moitié et à partir d'elles jusqu'en bas, il J a comme orne- ment des sortes de corps de salamandres à têtes de cynocéphales et de serpents. Façade du second naos : très riche, beaucoup de femmes léontocé- phales avec le sceptre, l'urseus, la boule.

Dans une petite chambre latérale, la figure du hon est reproduite en grand.

Dans la dernière chambre, même genre de su- jets : femmes léontocéphales à longue chevelure tressée, un personnage en grand fait l'offrande d'un lion. Au haut de coiffures composées de trois urnes à calice (lotus?) sont trois oiseaux, un sur chacun de ces cylindres ventrus et évasés par le haut. En bas, sur les quatre côtés règne la repré- sentation d'une femme entre des calices super- posés, ouverts, d'où partent des boutons; la femme est coiffée de trois lotus épanouis et tient de chaque main une espèce d'urne surmontée d'une croix. Elle a double teton, un petit en des- sous, un plus long et plus gros en dessus. Double collier, cuisses larges, d'un style lourd; sa cein- ture, qui commence à la cambrure du dos, fait un angle, se courbe, contourne son ventre et re- monte à la hauteur du nombril, cela ressemble à un cor de chasse. A ses pieds est le bœuf Apis ou un gros oiseau.

Samedi matin. J'achète deux mèches de femmes avec leurs ornements; les femmes aux- quelles on les coupe pleurent, mais les maris qui les coupent gagnent dix piastres par chaque mèche.

Embarqués et prêts à partir, on vient nous en

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offrir une autre que prend Max. Ça a être une désolation pour ces pauvres femmes, qui paraissent y tenir beaucoup. Sous le soleil du matin il y avait des têtes luisantes de graisse, qui brillaient comme des barques goudronnées à neuf.

KiRCHEH. Sable. Le village a l'air moins pauvre que le précédent. Un grand arbre sous lequel sont assis des bœufs du Sennahar avec leur figure à la Apis et leur bosse sur le garrot. A droite, en montant vers le temple, mosquée carrée, bâtisse en limon gris assez propre. Nous montons, des enfants prennent des bouts de câble pour nous servir de torches.

Dromos détruit, colosses mutilés, quelques-, uns n'ont plus que la saillie des pierres ils se| tiennent encore par parties; la tête de l'un est! renversée par terre, le front en bas. i

Spéos comme celui d'ipsamboul, colosses de même stjle, encore plus trapus. L'allée au milieu d'eux est étroite; dans les bas côtés, excavations carrées dans la muraille oii sont des figures en pied méconnaissables. Les colosses de l'intérieur portent sur le ventre, à la place de l'agrafe de leur ceinture, des têtes de lions. On est ébloui et étourdi par la multitude de chauves-souris; elles tournoient et crient; nos enfants arabes agitent leurs torches, un d'eux se tenant debout sur une table et levant sa torche en l'air. Quand elles partent par la porte d'entrée, on voit l'air bleu à travers les minces ailes grises des chauves-souris. A la porte un âne se tenait, découpé dans la lumière; au delà le ciel et le Nil sont tout bleus; entre le ciel et le Nil, une ligne jaune, c'est le sable.

ipd NOTES DE VOYAGES.

Nous redescendons au village. Un vieux, propre, à barbe blanche, finit par vendre à Maxime un flacon d'antimoine. Un homme en blanc, fumant un chibouk sur une porte, donne une poignée de main à Joseph. Dans l'intérieur de la maison, un marchand d'esclaves, assis sur sa natte; à gauche, au-dessus de lui, est suspendue une longue chaîne en fer pour son commerce et que Joseph guigne pour le voyage de Syrie. Embarquement au canot. Coups de bâton admmistrés aux gamins qui se précipitent trop violemment pour le batchis. Au bout de quelque temps, arrêtés à cause du vent contraire. Acheté deux coHlers en cuir, près d'une sakleh, sur la rive droite.

A la nuit tombante, arrivés à Dandour. La pre- mière étoile paraît comme je suis assis sur le mur de l'enceinte du temple; grand éboulement de pierres, palmiers bouffant, à droite un peu de ver- dure, le Nil tranquille et les montagnes qui, du côté d'Abou-Horr, à gauche, étaient tout à l'heure lie de vin noir.

Garby-Dandour. Dimanche j, restés à Gar- bj-Dandour à cause du vent contraire. Dans l'après-midi, promenade au bord du Nil : nous

f)assons dans un village oii un homme a une égère lèpre blanche sur la partie supérieure du visage.

Calabschi. Lundi 8, arrivés à lo heures et demie à Calabschi ou Calabaschi, sur la rive gauche. Palmiers et dooms. Le village est parmi les ruines des ouvrages extérieurs du temple. D'abord une longue chaussée en dalles, qui tourne son T vers le Nil; grand pylône dont

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le couronnement est détruit, avec des jours comme à Dikkeh et une grande fente longitu- dinale et carrée, des deux cotés de la porte comme à Dikkeh ; cour qui avait des colonnes sur les deux côtés. En face, devant vous, le naos même avec quatre colonnes, une porte et quatre portes pleines plus petites : les deux qui sont près de la grande porte ont dans leur plem un carré coupé dans la pierre, qui servait d'entrée.

La cour est encombrée des débris des colonnes, grandes pierres bousculées les unes par-dessus les autres; à droite une porte latérale, et trois autres plus petites sur le côté gauche; je n'en vois que trois petites.

Naos, première chambre : deux colonnes à gauche encore subsistantes ; sur la porte d'en face (celle de la seconde pièce), figures en demi-relief encore bonnes, une Isis donnant à teter à Horus et une espèce d'oiseau à figure d'homme étran- gement coiffé.

A partir d'ici, car cette façade en est toute la largeur, commence un second naos plus petit que le précédent et qui a trois salles allant de plus en plus petites.

Dans la seconde, un grand nombre de pein- tures sont conservées; le bleu et le rouge do- minent : le rouge est pour les chairs, pour les boules et les sphères des coiffures; les pschents sont bleus. Caleçons rayés longitudinalement avec le mouvement de la fesse indiqué. Les sièges sont généralement peints en petites lames, un rang de rouges, un rang de vert ou de bleu. Un person- nage très abîmé, portant un sceptre et la coiffure en Ijre, est enveloppé d'une longue robe (trans-

ipS NOTES DE VOYAGES.

parente? on voit toute la cuisse à travers la dra- perie tendue droite) dont le dessin est des petites bandes blanches obliquement croisées, formant par leur intersection des losanges de couleur vio- lette, au milieu desquels est une petite rondelle blanche ayant à son centre un pois rouge; au point d'intersection , des bandes sont aussi des pois rouges se trouvant sur la même ligne que ceux des ron- delles. Cette pièce était éclairée par un soupirail en haut, sous le plafond, à droite.

La troisième pièce en a un à droite, un à gauche, et deux en face; elles avaient pour pla- fond un dallage énorme, en pierres de taille d'au moins trois pieds d'épaisseur. Le second étage était parallèle au premier, quant au second naos du moins. De un escalier droite si vous regardez le Nil) dans l'épaisseur de la muraille vous descend à une petite pièce carrée de quatre pas de longueur sur quelque cinq pieds de large, ayant une porte du même style que les grandes portes : colonnes rondes oii s'appuie le linteau de la porte à chapiteau, porte à demi pleine. Porte ici dans l'antichambre entre l'escalier et la porte de cette pièce.

Éclairage des temples. Fenêtre à gauche, qui éclaire la première chambre du deuxième naos; l'antichambre paraît n'avoir pas eu de plafond, ainsi la lumière arrivait par plusieurs détours et non d'aplomb, une pièce moins éclairée la rece- vait d'une autre plus éclairée.

Une enceinte, qui continue le mur même du dromos, entoure les deux naos; il y a aussi une seconde enceinte qui me paraît avoir été en ter- rasse, c'est-à-dire plate comme Ce mur exté-

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rieur, celui qui touche à la montagne, est plus élevé; dans l'épaisseur, je vois une porte.

Les moignons de pierres qui régnent sur le mur extérieur du second naos ont-ils servi à supporter des constructions abritant l'espace compris entre ce mur et la deuxième enceinte?

De la seconde enceinte, on pénétrait par une porte dans une autre enceinte carrée, adjacente au temple, qui est sur son côté droit; on y entrait aussi de face par une porte simple et qui est sur la même ligne que le pylône du temple. Qu'était-ce que cette construction?

Bet-Ouali. (Voir la description de Cham- pollion le jeune dans ses Lettres sur la Nubie.)

Tafah. Mardi, à 6 heures moins un quart du matin.

Deux temples, petits tons doux; l'un, complè- tement engagé dans le village, sert d'habitation.

Gens qui viennent apporter du lait, des poulets, de petits paniers et des boucliers en peau de cro- codile et d'hippopotame. Une femme marchant avec un pot de lait sur la tête et son enfant sur le bras gauche, le bras droit est découvert. Grande bougresse qui vend des pigeons à Joseph : bras virils, figure un peu camuse, bandeaux tressés de petites tresses, c'est réuni en plaques noires, verni par la graisse, cambrure de son dos brun, bague en cuivre au pouce.

Quelques palmiers, les montagnes au fond, soleil du matin.

Kardasch. A 9 heures du matin. Non loin des ruines du temple, chapelle égyptienne au mi- lieu d'une carrière; l'entour est tabulaté d'inscrif>- tions grecques. Dans les environs, dans le désert,

200 NOTES DE VOYAGES.

pour y venir, marques de pieds entaillées sur la pierre; il y a aussi un pied d'enfant. C'était sans doute un lieu de pèlerinage.

Demyt. Dans l'après-midi, promenade entre des palmiers et des champs, sur le bord du fleuve. \ Une grosse femme.

Debout. Mercredi matin. Temple. Trois portes encore debout en enfilades. Le temple est fort ruiné; il n*a pas été achevé, le mur en certains endroits n'est pas encore ciselé, et des carrés de

f)ierres sur les portes attendent que l'on sculpte e globe avec l'uraeus. Je reste à l'ombre dans un coin, fouillant le sol avec mon bâton de palmier : j'ai trouvé la moitié du sabot d'une vache. Un petit oiseau blanc à tête et queue noires, descendant du mur qui est derrière moi, est venu se poser tout en face et près de moi ; quand tout le monde a été parti, deux autres sont venus se mettre sur le chapiteau d'une colonne, à gauche.

Avant de nous rembarquer, un sorcier nègre, au nez épaté, nous dit la bonne aventure. Dans un panier plat, plein de sable, il fait des cercles, et de ces cercles partent des lignes qu'il trace avec le doigt. II me prédit que « je recevrai à Assouan deux lettres, qu'il y a une dame vieille qui pense beaucoup à moi, que j'avais eu l'intention d'em- mener ma femme avec moi en voyage, mais que, tout bien décidé, je suis parti seul; que j'ai à la fois envie de voyager et d'être chez moi, qu'il j a dans mon pays un homme très puissant qui me veut beaucoup de bien, et que de retour dans ma patrie je serai comblé d'honneurs ».

Philae. Arrivés vers 5 heures du soir.

Je file avec Joseph à Assouan, par le désert.

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Nous sommes armés jusqu'aux dents, de peur des hyènes; nos ânes trottinent bon pas, un jeune garçon de douze ans environ, charmant de grâce et de prestesse, vêtu d'une grande chemise blanche, court devant nous en portant une lanterne. Le bleu du ciel est tacheté d'étoiles, ce sont presque des feux , ça flambe , vraie nuit d'Orient ! Un Arabe , monté sur un chameau et qui chantait, a débouché à droite, a coupé la route, et s'en allait devant nous.

A Assouan il y a un paquet énorme, mais rien pour moi; la Gahrielle d'Augier j était, seule chose à mon usage. Du reste, des lettres pour Max et Sassetti : cela m'a semblé très amer. Nous reve- nons de suite par les villages au bord des cataractes, nos petits guides ayant peur du désert à cause des bêtes féroces.

Jeudi II. Notre tente est déposée sur la plage orientale de Philae, oii nous sommes amarrés. Arrivée inattendue de Mourier et de Villemin en chapeaux blancs, Abdallah (ancien domestique de l'Hôtel Brochier) est avec eux, ainsi que le médecin d'Assouan, qui reste en compagnie des domestiques. Déjeuner très gaillard, on se

3uitte à 3 heures. Promenade de l'autre côté e l'eau, vers le village de Bab; je monte la mon- tagne, entre dans le santon de Koubet-el-Aouah. Pour poser, je monte au haut de la mosquée de Keleil-Rasoun-Saha. Mine immense de notre vieux Fergalli expliquant comme quoi il n'entend rien à la photographie et que ce n'est pas son métier.

Vendredi 12 avril. Descente des cataractes. La cange est chargée de monde, comme pour les

202 NOTES DE VOYAGES.

monter; il y a à bord un prêtre qui dit tout le temps des prières, se balançant sur le plat-bord de tribord. Moment d'anxiété quand le bateau, filant sur le grelin, plonge de l'avant : c'est comme un bouchon de liège courant sur la chute d'un moulin.

Nous arrivons à midi à Assouan, moi crevant de faim. Déjeuner au café, avec du poisson frit et des dattes. Quel bon déjeuner! Barbier. Visite au bateau de ces messieurs

Nous revenons par le désert. Campés à Philse samedi, dimanche et lundi. Je ne bouge de l'île et je m'y ennuie. Qu'est-ce donc, 6 mon Dieu , que cette lassitude permanente que je traîne avec moi! elle m'a suivi en voyage! je l'ai rap- portée au foyer! la robe de Déjanire n'était pas mieux collée au dos d'Hercule que l'ennui ne l'est à ma vie! elle la ronge plus lentement, voilà tout!

Lundi, khamsin crâne, les nuages sont rouges, le ciel est obscurci, le vent chaud emplit tout de sable, on a la poitrine serrée, l'esprit triste; dans le désert ce doit être affreux.

Ce qui indigne à Philse, ce sont les dévasta- tions religieuses, cela rappelle par son parfum de sottise les expurgata. Dans la dernière salle du grand temple, jolie Isis allaitant Horus, souvent moulée; dans la première cour, mille jolis détails. Dans une des salles supérieures, scènes d'embaume- ment : dans le coin à droite, femme ployée sur les genoux, avec des bras désespérés, lamentants; fobservation artistique perce ici à travers le rituel de la forme convenue. Petit temple d'Athor : le plus beau, c'est la fameuse inscription «une

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page d'histoire ne doit pas être salie » et l'annota- tion « une page d'histoire ne s'efFace pas ».

Mardi. Parti par le désert, avec cinq cha- meaux portant notre immense bataclan. Deux stations pour boire; dans la seconde, près du gros vase, une petite souris morte. )

Arrivé à Assouan à peu près en même temps que Max, qui a descendu la cataracte en sandal.

Assouan. Mercredi ly. Promenade dans Assouan, achat d'une bague d'argent à une mar- chande de pain ; les marchandes de pain , au coin des rues, sont généralement d'anciennes aimées. Soultân, pauvre diable écrasé, rongé, dévoré de vérole, que j'ai l'idée d'expédier au Caire.

Au coucher du soleil, visite de ces dames, Azizeh et la petite rieuse, et une troisième, grande, de figure immobile et marquée de petite vérole; les marins nous regardent, avec du public survenu pour la circonstance au bruit des tarabouks, tout cela nous dérange. Elles ont toutes ce mouve- ment de cou glissant sur la vertèbre qui nous avait émerveillés la première fois. Nous nous enfermons avec elles pour qu'elles nous dansent fabeille, qui est un mythe; Joseph prétend ne l'avoir vrai- ment vu danser qu'une fois et c'était par un homme. Quant à celIe-ci , ça consiste à se mettre nue et à crier : « in ny a oh ! in ny a oh ! ».

Jeudi 18. Matin , visite du gouverneur d' As- souan, de Mâlim-Khalil et de son fils, du nazir d'Ibrim; ces messieurs viennent dans l'espérance d'une bouteille de raki, nous payons une oque de tabac à Mâlim-Khalil. Ce sont tous d'affreuses canailles et dont la bassesse reluit de tous les res-

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pects dont on les entoure. Démarches pour Soultân; il y a un mauvais vouloir évident. Quand il a su qu'il partirait et qu'il pourrait guérir, il a voulu nous baiser les pieds, ses yeux pleurant pleins de tendresse; la reconnaissance non méritée gêne, c'est la récompense d'un sacrifice qui n'a pas eu lieu , on se trouve honteux et devoir quelque chose à l'obligé.

A 6 heures du soir, Haçanin, en portant une poutre, se casse la jambe, il tombe comme un oiseau blessé. Pansement sur le sable, aux flam- beaux. Toute la nuit nous l'entendons crier « ca- wadja! cawadja! » d'une voix dolente.

Vendredi iç. Promenade le matin dans l'He d'EIéphantine, pendant qu'on tire le bateau sur la plage pour le réparer. Nous nous asseyons sous des palmiers, du côté de l'Ouest. Enfant borgne qui chasse les autres avec un bout de palmier dont l'extrémité est tressée en fouet.

Déjeuner au Café d'Assouan. Chameaux qui passent. Soleil, nattes en paille sur nos têtes. Tous ces gens qui viennent boire là. En face de nous un cawas (russe) avec des bottes recour- bées. — II était midi, le prêtre chantait dans la mosquée. Transbordement d' Haçanin dans le bateau, départ d'Assouan.

Koubanyeh-el-Abou-Aris. Arrivés à 6 heures du soir, nous montons sur la berge, Mansourh nous accompagne. Hommes en silhouette, au milieu des gazis et des palmiers; grandes bandes vermillon dans le ciel. Des lacs vert pâle se fondent dans le bleu du ciel, les palmiers s'irradient par gerbes, comme des fontaines; à mesure que vient la nuit ils foncent de ton. Quelques voiles sur le

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Nil, les montagnes basses du côté du Levant sont roses.

Que serait une forêt les palmiers seraient blancs comme des bouquets de plumes d'au- truche ?

Les hommes, lorsqu'ils viennent de faire leur prière, gardent au front et au nez la poussière de la prosternation.

RouM-OuMBou. Samedi 20. Arrivés dans l'après-midi.

Les ruines du temple sont descendues jusque dans le Nil; le fleuve, de là, fait un coude à gauche; juste en face, un grand îlot de sable; à gauche, champs entourés de clôtures en roseaux secs; plus loin, quelques arbres, un grand village

fris avec deux pigeonniers carrés, le désert, et la ordure des montagnes à l'horizon. Le temple est enfoui dans le sable. Au plafond, le vautour répété, Isis d'un joli style, un homme qui fait le mouvement d'un nageur, restes de peintures bleues. Il reste 13 colonnes, elles sont couvertes d'uraeus, c'est ce qu'il y a de plus fréquent et de plus nombreux. Sur le portique du temple, une barque portant au miheu une sphère dans laquelle un homme accroupi; ailleurs, per- sonnage accroupi dans une espèce de courge; sur un pan de mur en pierres de taille subsistant encore, séparé du temple, plus près du fleuve, reste de pylône sans doute, il y a, plusieurs fois répétée, la croix aussi sur l'espace en retrait entre les deux pans; il y a alternativement une hgne de croix et une ligne de bonshommes dans un vase rond avec des inscriptions hiéroglyphiques. Sur le secos, inscription grecque indiquant que Ptolé-

2o6 NOTES DE VOYAGES.

mée et Cléopâtre ont dédié ce secos à Apollon et aux autres dieux; c'est sur le linteau supérieur, nous n'avons pu lire le reste.

Parmi les noms de voyageurs, S. Chasseloup- Laubat, officier français, 1825, et Darcet; la date est illisible. Le nom a été gravé par petits trous, il est sur la façade du temple, un peu à droite, à hauteur d'homme.

Pendant que j'étais à regarder le plafond, monté par derrière, tourné vers le Nil, un oiseau est venu s'accrocher des pattes à un roseau des- séché qui a passé par la fente du plafond et se tient droit. Les petits oiseaux vivants regardent les vautours sculptés et s'envolent après.

Un homme sur son cheval blanc a débouché de par derrière, du côté des ruines en briques crues, a passé devant le temple, et est revenu du côté de la brèche dans le pan longitudinal de briques crues, à gauche, pour gagner le côté des paysans.

El-Mohammit. Le soir, nous montons à EI- Mohammit. Mangé à dîner une pastèque. Le chat noir que Joseph a pris à Assouan com- mence à m'embêter, Haçanin se remue sur son matelas comme un possédé, malgré toutes les re- commandations qu'on lui fait pour rester tran- quille.

Carrières de Silsilis. Affreuse blague! Ce sont des pans de mur à pic, taillés à même dans la montagne. Grand soleil! Nous suons beaucoup sur le sable.

Temple de Djebel-Selseleh. Galerie en voûte creusée, dieux dans le mur : six à chaque bout, et trois dans des niches, à même les piliers.

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Déception relativement à nos fouilles, tout ce qui sonne creux n'est pas trésor. Trous nombreux dans le mur faits par les Arabes.

Lundi 22 avril, khamsin. Le Nil a des flots comme la mer. ^ A la nuit tombante, arrivés à Edfou, c'est-à-dire à une demi-lieue, car le village et le temple ne sont pas sur le bord du fleuve (rive gauche).

Edfou. Le village entoure le gigantesque temple et a même monté sur lui en partie. Pylônes énormes, les plus grands que j'aie vus; dans les pylônes, plusieurs saHes. Belle Isis à droite. De dessus la porte du pylône, vue des colonnades des deux côtés. La cour avec des mou- vements de terrain, amas de poussière grise.

Du haut des pylônes, vue splendide : en se tournant vers le Nord on voit la route d'Esneh qui s'en va; on plonge sur le viflage, dont les maisons ont pour toit des nattes de paifle. Partout c'est la même scène, on s'occupe de la vie : une femme donne à boire à un âne dans une courge; deux chèvres luttent en heurtant leur front; une mère emporte son enfant sur son épaule ou pré- pare à manger. Au haut du pylône, noms de troupiers français.

Le temple d'Edfou sert de latrines pubhques à tout le village.

Dans les pylônes, les meurtrières, énormes, sont pratiquées à hauteur de talon et éclairent les saHes par en haut, la lumière frise sur les dafles.

Du pronaos, sur le toit duquel sont bâties des maisons, les chapiteaux des colonnes enfouies sont alternés, un égyptien composite, l'autre feuiUe de palmier. Non loin, tout à côté et si bien

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enfoui qu'on a du mal à le trouver, le petit temple; il est dévasté, et ne tient plus que par une colonne faite d'un tas de pierres brisées, ramassées. Sur les murs, représentations peintes d'Isis allaitant Horus. Les Isis d'Edfou, comme à Philse, ont généralement le visage allongé par le bas, les joues bouffies, le nez pointu, tel est le style de visage des Bérénice et des Arsinoë dont on prétend que ces représentations sont les por- traits.

Non loin du bord du Nil, magasin du Gouver- nement, grands tas de blé; pour monter jusqu'en haut, un homme marche sur des troncs de pal- mier jetés sur le talus du tas.

El-Cab. Mercredi 24. Dès le matin, partis pour les grottes. Plusieurs insignifiantes, mais dans deux, restes de peintures curieuses re- présentant des scènes de la vie rustique, une sur- tout : au fond, trois dieux ou déesses dans une niche, les deux dieux ou déesses latéraux passent la main derrière la taille du dieu du miheu et ont l'air de le soutenir; sur le panneau de droite, hommes et femmes agenouillés ou plutôt accrou- pis et respirant des lotus; homme tuant un bœuf, la tête est retournée en bas, le bœuf est ouvert, on lui voit les côtes sanglantes; roi et reine, mari et femme (demi-nature) assis sur des divans, la femme passant la main sur l'épaule de l'homme et de l'autre lui tenant l'avant-bras; les pieds des meubles sont en jambes de lion. Les femmes étaient vêtues d'une manière de sarrau descen- dant jusqu'au mollet, très décolleté, et qui tenait aux épaules par deux larges bandes montantes, à la façon des tabliers d'hôpital.

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Sur le pan de droite, ânes allant aux champs, l'un se baisse pour brouter un chardon, l'autre détourne la tête et regarde en arrière; troupeau de cochons, troupeau de chèvres, un bouc veut en saillir une; un char, le cheval a des tournures de stepper anglais, nez levé, jambes qui tombent dans la position d'un cheval lancé au grand galop et qui s'arrête tout court. Laboureurs : der- rière la charrue on ensemence; belle pose du semeur, le blé en jets s'en va de ses mains tel qu'une fontaine jaune; tas de blé qu'on empile, on en remplit de grands sacs longs, les bœufs tournent et battent, c'est qu'est la chanson : «Battez, battez, ô bœufs, de la paille pour vous, de la farine pour vos maîtres » (voir l'Egypte de Cham- poIlion-Figeac, Univers pittoresque). Vendanges: une vigne en berceau, des hommes portent du raisin sur leur tête dans des paniers, on le presse entre des ais de bois qui coulissent sur une potence, on ramasse le vin et on le met dans des pots. On prépare des oies que l'on met dans des pots; poissons secs éventrés que l'on colle ensuite contre les murs. Barque avec des avi- rons dont le bout de la palette est rond; un homme tombe à l'eau la tête en bas.

Voilure des anciens Egyptiens. La voile tendue roulait sur une roue placée sur le toit de la chambre. Autres barques que l'on a tirées à la corde.

Rien n'est amusant comme ces peintures qui sortent de la rigidité impitoyable de l'art égyptien.

Sur le bord de l'eau, à peu près, grande en- ceinte en briques pharaoniques, dont les murs ont bien une trentaine de pieds d'épaisseur; à

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2 10 NOTES DE VOYAGES.

peine si l'on reconnaît les ruines d'un temple qu'il y avait et que Méhémet-AIi a fait détruire pour bâtir son palais d'Esneh.

A 10 heures, nous sommes partis.

Marché pendant une heure en plein soleil, sur le sol blanc du désert. Pans de montagnes, cirques immenses. En allant, nous causons d'Abd-el-Kader et en revenant de la garde na- tionale de Paris. Quelques nuages, lumière blanche et fine comme de la poussière; c'est énorme!

Petit temple d'Athor : têtes à perruques comme au petit temple d'ipsamboul; peintures assez bien conservées. A gauche, au fond, grand dieu bleu avec les plumes de pintade (NiTus? Ammon?). Autour du temple, marques de pieds au ciseau. Personne n'a encore rien dit là-dessus, et chaque fois que je rencontre ces pieds, je suis ému, c'est Itrop beau comme témoignage, rien que la marque d'un pied!

Je regarde longtemps une tarentule, avec ses gros jeux verts, qui marchait dans un trou de la porte, à la renverse; elle avait de gros jeux verts efFrajants, on eût dit qu'elle était étonnée de voir deux si grosses choses que nous deux, puis elle est rentrée dans sa cachette.

Autre temple speos en voûte; on j montait par un escalier. L'intérieur complètement dégradé. Joseph ramasse des crottes de gazelle qui sentent le musc et qui sont bonnes à fumer.

J'aperçois un caméléon tout blanc; il se réfugie sous une pierre, je la lève, il court sur la terre blanche, Max le tue d'un coup de bâton sur le cou. Le Nil autrefois passait peut-être par la route

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que nous suivons, la sonde des pilotes a heurté

ces grands rochers (les m d'oiseaux par terre

ou sur les pierres semblent de loin la couleur de la pierre ou de la terre), car le Nil s'ennuie dans ses sables et change de cours.

Jeudi 2^. Temps de khamsin, retenus tout le jour au mouillage de Sabayeh.

EsNEH. Vendredi 26. Arrivés à 6 heures du matin, temps lourd et couvert, le ciel est blanc.

A I o heures environ , Bambeh vient à la cange et monte à bord; elle a mal à l'œil droit, qui est couvert de son bandeau, nous lui donnons de l'eau blanche. Le mouton n'est plus avec elle, le mouton est mort. Nous allons chez Ruchiouk- Hânem, par le derrière de la ville, Bambeh marche devant nous.

Chez Ruchiouh-Hânem. La maison, la cour, l'escaHer ruiné, tout est là, mais elle n'est plus là, elle, sur le haut, le torse nu, éclairée, dans le soleil. Nous entendons sa voix qui salue Joseph; nous montons au premier, Zeneb verse de l'eau sur les pavés. Silence, temps lourd, nous atten- dons.

Elle arrive, sans tarbouch, sans coHier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête; aussi son crâne est très petit, à partir des tempes. Elle a l'air fatigué, et d'avoir été malade. Elle se coiffe avec un mouchoir, elle envoie chercher ses col- liers et ses boucles d'oreilles, que tient en dépôt un serafde la ville, avec son argent; elle n'a rien chez elle de peur qu'on ne la vole. Nous nous faisons des pohtesses et des compliments. Elle a beaucoup pensé à nous, elle nous regarde comme

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2 I 2 NOTES DE VOYAGES.

ses enfants et n'a pas rencontré de cawadja aussi aimable.

Deux autres femmes : la première à nez fort, droit, accroupie à gauche; la deuxième petite, noire, assez jolie de profil, mais dansant fort mal. Notre vieux musicien et un autre à barbe blanche, escorté de sa femme, vieille qui joue du tambour de basque; c'est une maîtresse de danse, elle fait des signes à la petite qui danse, et se dé- pite, marque la mesure, indique le pas. Physio- nomie souriante, face carrée comme d'un vieil eunuque blanc. Elle se met à danser, sa danse est une pantomime dramatique; nous avons quelque chose de l'ancienne danse.

Ruchiouk danse. Mouvement du col se déta- I chant, comme Azizeh, et son charmant pas an- tique, la jambe passant l'une devant l'autre.

Dans sa chambre, au rez-de-chaussée, il y a comme ornement, collées au mur, deux petites étiquettes, l'une qui représente une Renommée jetant des couronnes et une autre couverte d'écritures arabes. Ma moustache l'indigne encore ; puisque j'ai une petite bouche je devrais ne la pas cacher. Nous nous quittons avec promesse de lui venir dire adieu.

Dans la cour, grande canaille, l'œil couvert d'un bandeau et qui tend la main en disant a ruf- fiano »; je lui donne trois piastres.

De tout cela il en est résuhé une tristesse infinie; elle s'était, comme le premier jour, frotté les seins avec de l'eau de rose. C'est fini, je ne la reverrai plus, et sa figure, peu à peu, ira s'effaçant dans ma mémoire!

Bazars. Café je reste presque tout l'après-

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midi à regarder le monde, un enterrement passe sur la place.

Four à poulets. C'est une longue galerie voûtée, ayant des fours latéraux que l'on chauffe sur les quatre cotés dans des espèces de petites rigoles. Au milieu, correspondant à la lumière de la voûte (trou par lequel arrive le jour de l'air), est un trou. Sous le four sont placés les œufs, ils restent quatorze Jours; le quatorzième jour on les met sur le four jusqu'au vingt-deuxième, ils éclosent. Un tas de poulets grouillent par terre, cela ondule comme de la vermine blanche et jaune; on les balaye à coups de pied pour que nous ayons de la place.

Cela me fait un effet étrange de corruption, et une des choses qui m'ont Te plus étonné de ma vie, comme factice remplaçant l'organique : fhomme ici crée en quelque sorte

Vendredi 26 avril. Couvent copte des Martyrs : mauvais temps ; nous allons au couvent des Martyrs, à une heue d'Esneh, à travers des champs de blé nous tournons. Un chien d'Herment, hérissé, à poils longs, aboie sur le mur. Joseph frappe à la porte avec un caillou ; un frère copte vient nous ouvrir. Dans le corridor couvert qui mène à une cour, un petit ânon. Le couvent se compose d'une série de pièces quadrilatérales, voûtées en dôme; le jour tombe d'un trou par en haut, le sol recouvert partout de nattes de pahuier. Partie romane très ancienne, grands cubes qui ont l'air de tombeaux. Une colonne en fer sur laquelle on pose l'évangile. Chaire à prêcher fruste, dans un coin. Aspect mystérieux et caché, le tout vu par un demi-jour. Deux vieillards,

2l4 NOTES DE VOYAGES.

dont l'un est borgne, quatre ou cinq gamins qui les servent, c'est la le christianisme primitif.

II j a dans ce couvent, de passage, un prêtre abyssinien qui revient de Jérusalem, grand, maigre, jeux en amande, long nez aquilin, belle physionomie, type tout indien; il souffre de la poitrine et a la maigreur des gens qui meurent de langueur, il s'ennuie beaucoup, regrette son pays, l'Egypte est un enfer pour lui.

Nous causons ensemble d'Abyssinie. La fureur de l'émasculation existe réellement telle qu'on me l'avait dit. II y a en Abyssinie plus de vingt rois. Dernièrement les Abyssins ont tué une garni- son turque entière, qui était dans l'île située en face Massaouah. II y a, pour les Européens voya- geant en petit nombre, du danger dans les mon- tagnes, parce que ces montagnes sont couvertes de forêts affermées pour la chasse de l'éléphant. II s'étend beaucoup sur le bon marché des vivres de l'Abyssinie. En nous séparant, nous nous souhaitons de revoir nos patries dont nous som- mes loin l'un de l'autre. Que Dieu l'ait ramené dans la sienne! Quant au lien chrétien, il me paraît nul; le vrai lien est dans la langue : cet homme-là est bien plus le frère des musulmans que le mien.

Je reviens nu-pieds, à cause de mes bottes qui me gênent atrocement. Non loin de la cange, entre Esneh et le palais de Méhémet, je me suis arrêté à regarder les montagnes. Les collines, basses, dénudées, grises, et vues à travers la trans- parence de la lumière rose étalée sur elles et qui s'apâlissait sur le gris, avaient pour couleur géné- rale un grand ton uni, vaporeusement rembourré

EGYPTE. 2 I 5

d'en dessous; c'était comme de grands voiles blonds posés sur les collines.

En notre absence, Ruchiouk-Hânem et Bambeh sont venues pour nous voir.

Le soir nous passons de l'autre côté du Nil pour aller tuer des spatules, que nous manquons.

Immense étendue de sable plate, la lune des- sus, nos deux balles côte à côte.

Un homme riche rentrant chez soi. Le gou- verneur de Siout revient d'Esneh pour coucher au palais du Gouvernement, à cheval, avec du monde, précédé de deux hommes qui portent des machal- lahs. On ne voit qu'eux se détachant sur le mur éclairé par la résine brûlante, le reste s'agite dans l'ombre, ombres plus noires; des parcelles de feu vohigent et tombent à terre derrière eux.

Dimanche matin 28. Partis de bonne heure d'Esneh, marché à l'aviron toute la journée, mal- gré le vent.

Herment. Lundi. Le temple et le village à une grande demi-lieue du rivage. Plaine cou- verte de tombeaux turcs. Santon; derrière, grande prairie avec des animaux. Ruines du temple : les chapiteaux des colonnes sont couverts de pigeons qui viennent des pigeonniers voisins, pi- geonniers faits avec des branches d'arbre sèches.

Chaleur. Photographie. Je cure les pla- teaux. — EfFendi de Mustapha-bej , gros jeune homme, malade de l'œil; sac à papiers; il ramène son âne par le licou jusqu'à notre barque, il nous accompagne ; il nous fait cadeau de fromages arabes, petits fromages blancs à la pie, fort détes- tables selon moi.

Le soir, à 8 heures, nous arrivons à Louqsor,

2 I 6 NOTES DE VOYAGES.

THÈBES(i).

Arrivée à Louqsor. Nous sommes arrivés à Louqsor le lundi ^o avril, à 8 heures et demie du soir; la lune se levait. Nous descendons à terre. Le Nil est bas, et un assez long espace de sable s'étend du Nil au village de Louqsor; nous sommes obligés de monter sur la berge pour voir quelque chose. Sur la berge, un petit homme nous aborde et se propose à nous comme guide, nous lui demandons s'il parle italien : « Si, signor, molto bene ».

La masse des pylônes et des colonnades se dé- tache dans l'ombre, la lune qui vient de se lever derrière la double colonnade, semble rester à l'ho- rizon, basse et ronde, sans bouger, exprès pour nous, et pour mieux éclairer la grande étendue plate de l'horizon.

Nous errons au milieu des ruines, qui nous semblent immenses, les chiens aboient furieuse- ment de tous les côtés, nous marchons avec des pierres ou des briques à la main.

Par derrière Louqsor et du côté de Karnac, la grande plaine a l'air d'un océan ; la maison de France éclate de blancheur à la lune, comme nos chemises de nubien; l'air est chaud, le ciel ruisselle d'étoiles; elles affectent ce soir la forme de demi- cercles, comme seraient des moitiés de colliers de diamants, dont çà et manqueraient quelques-

'') Voir Correspondance, I, p. 398 et 4.12.

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uns. Triste misère du langage! comparer des étoiles à des diamants!

LouQSOR. Le lendemain, mardi, nous visi- tons Louqsor. Le village peut se diviser en deux parties, divisées par les deux pylônes : la partie moderne, à gauche, ne contient rien d'antique, tandis qu'à droite les maisons sont sur, dans, et avec les ruines. Les maisons habitent parmi les chapiteaux des colonnes, les poules et les pigeons huchent, nichent dans les grosses feuilles de lotus; des murs en briques crues ou en limon for- ment la séparation d'une maison à une autre, les chiens courent sur les murs en abovant. Ainsi s'agite une petite vie dans les débris d'une grande.

II y a trois colonnades, deux de petites colon- nes, une de grosses; les grosses ont des chapi- teaux-champignons, les petites ont des chapiteaux- lotus non épanouis.

Pylônes. La corniche des pylônes a été brisée, elle subsiste seulement dans la partie interne de la porte. Des deux côtés de la porte, deux colosses enfouis jusqu'à la poitrine; les épaules du colosse de gauche sont la seule chose d'eux qui soit intacte; ils devaient être d'un très beau travail à en juger par les bandelettes et les oreilles. Un troisième colosse, sur le pylône de droite, est complètement enfoui; on n'en voit plus que le bonnet de granit poli qui brille au soleil comme une pipe de porcelaine allemande. En face des pylônes, sur les maisons qui font vis-à-vis, pigeonniers; les pigeons s'envolent et vont battre des ailes au sommet des pylônes. Sur le pylône, de gauche on voit une bataille : les chars sont alignés, c'est-à-dire échelonnés les uns sur les

2 1 8 NOTES DE VOYAGES.

autres, par défaut de perspective; tous les chevaux sont cabrés ; pêle-mêle de gens et de chevaux tom- bant les uns sur les autres; le roi (grande nature) est debout sur un char à deux chevaux, et tire de l'arc, derrière lui un flabellifere; il est au milieu de la bataille; plus loin sont des gens dans une grande barque, debout. Un homme debout (na- ture moyenne) sur son char, conduisant les mains très en avant, chic anglais. Sur le pylône de droite on voit vaguement des chars et des guerriers; un homme (de grande nature), assis, semble recevoir des captifs. Le pylône de gauche représentait la bataille et celui de droite le triomphe. C'est contre le pylône de gauche que se trouve l'obélisque, dans un état parfait de conservation. Une ch blanche d'oiseaux tombe d'en haut et s'épate par le bas comme une coulée de plâtre; c'est par la

m des oiseaux que la nature proteste en

Egypte, c'est tout ce qu'elle fait pour la déco- ration des monuments, ça remplace le hchen et la mousse. L'obélisque qui est à Paris se trouvait contre le pylône de droite. Huche sur son piédes- tal, comme il doit s'embêter là-bas, sur la place de la Concorde, et regretter son Nil! Que pense- t-il en voyant tourner autour de lui les cabriolets de régie, au lieu des anciens chars qui passaient jadis au niveau de sa base ?

L'intérieur des pylônes est difficile à monter; les pierres sont disposées angle sur angle, de la même manière que dans les couloirs des Pyra- mides. D'en haut, nous voyons Joseph en bas avec sa chemise blanche, tranquillement assis sur la natte de la mosquée, car il y a, en dehors de la mosquée, une sorte de longue plate-forme ou ter-

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rasse basse recouverte d'une natte. Pour monter sur les pylônes, nous passons par l'intérieur de la mosquée piaule, en se dandinant sur ses jambes croisées, toute une école de bambins; le maître lit tout haut, chantant d'un ton de fausset. L'esca- lier du pylône descend jusque dans l'intérieur de la mosquée.

Jardin de Prisse. Nous visitons l'ancien jardin de Prisse, qui appartient maintenant au sheik des Ababdiehs. Une treille en maçonnerie couverte de vignes, des palmiers nains, ou petits. Deux ou trois domestiques nègres circulent dedans. On nous apporte des bouquets de laurier-rose. Quand nous allons pour sortir, un nègre se met le dos contre la porte pour nous demander bat- chis, ce qui fait que nous ne lui en donnons aucun.

Jardin français. Planté par les officiers du Louqsor; les murs sont plantés de feuilles d'aloès, sèches. Ce jardin est plein d'orangers et de citron- niers; quelques palmiers s'élèvent droits, au-dessus de ces masses rondes. Le plaisir de la verdure m'a surpris avec un charme étrange. On nous apporte des petits citrons verts et des bouquets de menthe. Dans l'après-midi nous partons pour Karnac.

Karnac. La première impression de Karnac est celle d'un palais de géants, les grilles en pierre qui se tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d'existences formidables; on se demande, en se promenant dans cette forêt de hautes co- lonnes, si l'on n'a pas servi des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes. Dans la première cour, après les deux grands pylônes en venant du Nil, il y a une colonne tombée et dont

2 20 NOTES DE VOYAGES.

toutes les pierres sont encore disposées, malgré leur chute, comme serait une colonne de dames, à bas. Nous revenons, l'allée des sphinx n'a pas une tête, ils sont tous décapités. Des gypaètes blancs, au bec jaune, voltigent sur une butte au- tour d'une charogne; à droite il j en a trois sur leurs pattes, arrêtés, et qui nous regardent passer tranquillement. Un Arabe passe au grand trop devant nous sur son dromadaire.

Coucher de soleil à Louqsor. Au coucher du soleil, je m'en vais du côté du jardin français, vers une petite crique que fait le Nil; l'eau est toute plate, un moucheron y trempant ses ailes la dé- rangerait. Des chèvres, des moutons, des buffles pêle-mêle viennent y boire, de petits chevreaux tettent leurs mères, pendant que celles-ci sont à boire dans l'eau; une d'elles a les mamelles prises dans un sac. Des femmes viennent prendre de l'eau dans de grands vases ronds, qu'elles remet- tent sur leur tête; quand un troupeau est parti il en revient un autre, les bêtes bêlent ou mugissent avec des voix différentes, peu à peu tout s'en va, la nuit vient; sur le sable, de place en place, un Arabe fait sa prière. Les montagnes grises d'en face (chaîne hbyque) sont couvertes d'un ton bleu; des nappes d'atmosphère violet se répandent sur l'eau, puis peu à peu cette couleur blanchit et la nuit vient.

Première visite à Médinet-Abou. Après le dîner nous traversons le Nil et nous allons au pied de la montagne de Médinet-Abou passer la nuit à l'affût de l'hyène. Nous nous couchons, à la belle étoile (et quelles étoiles!) sur nos paletots, au miheu des pierres; Joseph et les guides causent

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toute la nuit; le mouton que nous avions pris dans un village (de ce côté du Nil) reste attaché, et le lendemain nous le retrouvons intact.

A 6 heures du matin, nous déjeunons dans le palais de Médinet-Abou, avec du lait et des œufs durs. La montagne, toute proche par der- rière, domine ce grand édifice encore debout; architecture et paysage semblent avoir été faits par le même ouvrier.

Le sieur Rosa. Nous allons faire visite au sieur Rosa, marchand d'antiquités. Grec de Lem- nos. C'est pousser loin la haine de toute végéta- tion, le site est un vrai four à plâtre; des chiens aboient, on ne veut pas nous ouvrir, enfin on nous ouvre la porte. Dans la cour, momies débandelet- tées, debout, dans le coin à gauche en entrant; l'un s'écore des deux mains sur son phallus, un autre fait une torsion de la bouche et a les épaules remontées comme si le vivant fût mort dans une grande convulsion. Dans une salle basse, au rez-de-chaussée, il j a des momies dans leur cercueil : fort beau cercueil de femme, peinture brune; deux autres momies dans des cercueils non ouverts. Le vieux Grec vit là, il a mal aux jeux et se les essuie avec son mouchoir; on cause poli- tique, c'est-à-dire des affaires de Grèce, il va se chercher des journaux grecs et en lit tout bas quelques passages.

Les colosses de Memnon sont très gros; quant à faire de l'effet, non. Quelle différence avec le Sphinx! Les inscriptions grecques se lisent très bien, il n'a pas été difficile de les relever. Des pierres qui ont occupé tant de monde, que tant d'hommes sont venus voir, font plaisir à contem-

222 NOTES DE VOYAGES.

Ï)Ier. Combien de regards de bourgeois se sont evés là-dessus! chacun a dit son petit mot et s'en est allé.

De retour à la cange vers 3 heures.

Vallée de Biban el-Molouk. Le lendemain, jeudi 2 mai, parti à 6 heures du matin à cheval. On m'a donné une selle anglaise, j'ai mes grandes bottes et mon large pantalon de toile à la nizam, je jouis d'être à cheval. Visité le temple de Gour- nan et les tombeaux des rois à Biban el-MoIouk. Pour aller à la vallée des Rois, le paysage est an- thropophage : on monte lentement dans une large ravine, entre des montagnes pelées; elles sont coupées à grands pans, les éclats de pierre roulent sous les pieds des chevaux, les étriers me brûlent les pieds.

Affaire du sheik à propos de nos estampages dans le petit tombeau de Gournah. Trombe de sable. Ça se lève comme une colonne de fumée et ça tourne en vis comme un tire-bouchon , tout en montant en l'air; bientôt l'horizon est complè- tement pris, on est obligé de s'envelopper tout à fait la tête, les chevaux en paraissent gênés.

Nous allons coucher dans la maison de France.

Maison de France. L'escaher donne sur un quartier plein de décombres, au bout duquel se trouvent les maisons de filles. Nous avons deux pièces. Dans la première, il y a un chambranle de cheminée, Joseph s'y étabht. Abdulmineh (gardien de la maison) et les matelots sur une natte. La petite chambre pour la photographie est à droite; notre chambre à divan, à gauche, avec balcon donnant sur le Nil. Vue des montagnes de la chaîne Libyque. Visite au gouverneur

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pour l'affaire du sheik de Gournah. Dans l'après-midi, course à Karnac (sur une selle qui me casse le c. . .) afin de marquer les estampages à faire.

Le soir le gouverneur nous rend notre visite.

Samedi matin . Promenade dans Louqsor : café , bons Turcs fort aimables, Arnautes qui jouent avec des petites coquilles dans une sorte de damier creusé, un Arnaute qui essaie de faire monter son cheval sur l'escalier. Turc en veste rouge qui m'offre à boire du bouza.

Nous partons pour Karnac. Logés dans la chambre du roi, c'est celle qu'a occupée le doc- teur Lipsius. Petite mare verte toutes les nuits navigue une cange d'or avec des hommes d'or, le bord est piqué de joncs pointus, piquants, Maxime s'y baigne. Aspect de son corps nu , debout sur les bords.

Je passe la nuit en dehors sur un matelas mis sur une pierre, seulement vêtu de ma chemise de Nubien; les étoiles resplendissent de scintillations. Gardes. Un au-dessus de ma tête que j'aper- çois dans la nuit. Les chacals aboient affreuse- ment et en multitude. Claquement de bec des tarentules. Les chacals la nuit viennent manger nos provisions.

Dimanche j. Surveillé les estampages dans le palais. Quand cette besogne stupide fut ache- vée, promenade autour de Karnac du côté Nord. J'ai été boire de l'eau dans une fontaine près d'un santon; l'eau est dans une grande jarre, on la puise avec une écuelle en terre et Ton boit. Des nattes dans le santon; au milieu, un petit tombeau, c'est un lieu de repos. Belle chose que les santons!

224 - NOTES DE VOYAGES.

Un peu plus loin, village (sur la gauche entre Karnac et le Nil), avec un palmier recourbé comme une cravache. Des bœufs, au fond, passent dans les palmiers. Je reprends, sur la droite, une porte Nord; il j avait encore une allée de sphinx, un seul se reconnaît à la croupe. Cette porte Nord ainsi que celle de l'Est sont abîmées quant aux représentations anaglyptiques.

Le soir, un effendi, propriétaire des environs, vient nous faire une visite; il est vêtu de blanc, se laisse repousser la barbe, a l'air d'avoir fort chaud, larges manches de chemise; il se passe la main sur les bras; pieds et mains gras. A ma droite un domestique noir accroupi tenant une lance, son fusil est dans un coin, un yatagan à sa cein- ture.

Lundi. Re-estampage. Le moyen mange le but, une bonne oisiveté au soleil est moins stérile que ces occupations le cœur n'est pas. Comme nous sommes dans le petit temple ptoléméide de Karnac gauche en arrivant), bouffon monté sur un âne; il nous tire, par pompe, des coups de pistolet chargé à poudre, son pistolet d'Ar- naute est enveloppé avec soin dans des guenilles et dans un fourreau en cuir.

Nous allons nous promener au bord du Nil. Au bord, femmes avec des pots sur la tête, l'eau agitée, soleil frisant sur l'eau et me gênant l'œil. En nous en retournant à notre logement de Karnac, un enfant courait devant nous, tout nu, en traî- nant une branche d'arbre, cela faisait de la pous- sière. Le soir notre ami l'effendi vient nous faire encore une visite : il est de Bagdad, nous aime beaucoup et accepte «pour son père» une boîte de

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pilules de cantharides. Dans la journée II nous avait fait cadeau d'œufs, de lait, de poules et d'un mouton. Son petit nègre : veste de damas, jeux ronds et sortis, un peu injectés de sang.

Médinet-Abou. Enceinte ptoléméïde du temple, deux pylônes.

A gauche, entrée du palais, pavillon à deux étages. L'étage était supporté par des consoles, qui sont des têtes d'hommes; les fenêtres carrées sont plus grandes en large qu'en long, de face, tandis que les fenêtres de côté, les latérales, sont plus grandes en long qu'en large. Sur la face intérieure du pavillon, rois tenant à la main des vaincus et les amenant à des dieux; les vaincus ont des coif- fures de sauvages.

Dans la première cour, petit temple carré, avait deux étages, était enclavé dans le palais. Les ruines des maisons arabes encombrent tout et mouton- nent à l'œil. Le dos ainsi tourné au Nil, quand on regarde devant soi, on voit les montagnes blanches à gauche, la chaîne hbyque en face dominant le palais; à droite les colonnades de l'Amenophium bordées à leur extrémité par quelques gazis; der- rière cette pointe de verdure, les montagnes vont s'abaissant à l'horizon jusqu'à une grande ligne de palmiers qui décrit à l'œil la moitié de l'horizon. Au premier plan, le petit temple blanc est enfoui entre les décombres gris noir des anciennes mai- sons arabes. A ma droite et plus près encore, le grand pavillon, avec ses fenêtres pleines d'ombre, maintenant carrés noirs.

Troisième cour, carrée, était entourée de colonnes dont cinq subsistent encore; les fûts sont brisés et gisent pêle-mêle par terre. Sur le

226 NOTES DE VOYAGES.

côté Est et Ouest, piliers carrés; le côté Nord et Sud a de grosses colonnes rondes, chapiteaux unis tout ronds. Outre ces piliers, le côté Ouest a un second rang de colonnes à chapiteaux unis, les bracelets des chapiteaux des colonnes sont peints en bleu; les colonnes de l'intérieur de la cour ont des chapiteaux en feuilles de lotus.

Le plafond des galeries est en grandes dalles peintes en bleu, parsemé d'étoiles blanches.

Le dessous de la porte des pylônes : Osiris en vautour, avec de grandes ailes et des attributs, le tout en bleu.

Figures des galeries, côté Sud. En haut trois groupes :

Bari portée par des hommes presque gran- deur nature, le nu peint en rouge. Les rames de la barque sont pressées et disposées l'une sur l'autre, à l'avant, imitant une aile étalée. Y a-t-il intention de rappeler ici Osiris reproduit par l'oiseau ?

Deux files d'hommes marchant deux à deux et portant une corde, dont un personnage coiffé de furœus tient le milieu; le nu des hommes est rouge, colliers bleus. Celui qui marche en tête, seul tient dans ses mains un carré qu'il présente ;

Homme portant un brancard sur lequel sont des petits bonshomrnes, chacun entre une co- lonne. Les hommes qui portent sont fort beaux, la tête complètement nue. Derrière le brancard et comme le conduisant marche un homme por- tant un bâton au haut duquel sont deux bande- lettes et un oiseau.

En bas : un roi sur son char, le dos tourné vers la tête du cheval; des hommes, qui viennent

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à la hauteur des naseaux du cheval, l'arrêtent; le cheval est coiffé de pkimes, et de lotus, sa couver- ture est rayée en long de bandes bleues. Qu'était- ce que la boule qui est toujours sur le garrot des che- vaux ? Deux grands flabellums ombragent le roi , tourné vers trois files d'hommes; on lui présente des mains et des phallus naturels coupés; les phal- lus se voient tout en bas, contre terre, ils ont leurs testicules et ne sont point circoncis. Un écrivain, placé derrière l'homme qui les compte et qui a un bâton ou plutôt un instrument tran- chant sous le bras, enregistre. Viennent des cap- tifs, quelques-uns les bras liés très élevés au-dessus de la tête, tuniques bleues, vertes, avec deux bandes blanches en large; ils ont des figures anguleuses, des barbes en pointes, et d'au-dessus de leurs oreilles, contmuant la mèche des tempes, pendent des cornes ou des trompes recourbées en dedans par le bout.

Côté Est. Mêlée guerrière, comme sur le pylône de Louqsor, chars, etc.; les hommes ren- versés coiffés comme ci-dessus. Un homme, que l'on voit la tête en bas et qui se trouve sous la verge du cheval du roi, est coiffé comme un sau- vage. Je ne sais si ce sont des plumes ou des che- veux droit levés, comme seraient les mèches des Ababdiehs si on les levait, il a aussi la barbe en pointe. Grand char du roi, le cheval est rampant, couverture bleue et rouge rayée en large. Le roi a les guides passées autour des reins, ii décoché une flèche, son arc est près de lui; le char passe sur le corps d'un homme. En dessous, des esca- drons marchent au pas et à grands pas.

Le roi sur son char, cheval se gourmant,

22 8 NOTES DE VOYAGES.

chic anglais dans les pieds, couverture en damier comme une étoffe écossaise. Debout, le roi tient le fouet de la main droite; c'est un tout petit fouet, qui ne pouvait atteindre que sur les fesses des bêtes.

Le roi à pied amène les prisonniers enchaî- nés à Ammon, qui tient le nilomètre.

Angle Nord- Ouest. Hommes portant des rames dans leur chevelure, comme aux cataractes.

Côté Nord. Fort belle bari, ayant à la poupe et à la proue des têtes de béher (Ammon) au cou desquelles sont suspendus par deux cordes des carrés terminés par des franges ou clochettes. Ces béhers ont un triple coHier, frisé comme de la laine.

Belle bari ornée à la poupe et à la proue de têtes humaines coiffées de cornes et avec un colher comme ci-dessus.

La face extérieure du pylône qui regarde la montagne est presque enfouie sous les décombres des maisons arabes. Les pierres de fescalier de ce pylône ne sont pas disposées comme dans fintérieur des Pyramides et dans le pylône de Louqsor; elles sont droites, mais la bandelette d'hiéroglyphes suit le mouvement de fescalier.

Deuxième cour. Sur ie pylône de gauche (étant tourné vers la montagne), le roi amène au dieu des captifs; quelques-uns coiffés tout à fait comme des sauvages; le pylône de droite est cou- vert d'hiéroglyphes.

Le côté gauche a des colonnes ; le côté droit a des pihers.

Les deux galeries latérales de cette cour sont presque enfouies, les hiéroglyphes profondément entaillés. Restes de peintures.

EGYPTE. 229

Maxime retourne à la cange préparer des pa- piers, on va camper près des deux colosses. Je monte à cheval et je vais me promener seul autour de Médinet, je monte vers les syrinx. Un renard sort d'une grotte avec un bruit de serpent qui dérange des pierres, il monte à pic, se détourne et me regarde tranquillement; je prends mon lor- gnon et nous nous contemplons. Même aventure m'arrive dix minutes après, en descendant, avec un chacal. Un homme se tenait debout sur un monticule avec un chien.

Je descends vers le Nil. Village avec des pigeonniers. Deux affreux chiens d'Herment sau- tent à la croupe de mon cheval.

Je passe la nuit près des colosses, sous la tente, le vent est furieux, les moustiques me dévorent, je suis abîmé de poussière.

Le matin je fais une course à cheval du côté de fhippodrome, précédé de notre guide Orner (grand, sec, bon homme, coiffé d'un cône raide, gris blond, en feutre, qui le fait ressembler à un prêtre de Persépohs. C'est ce qui a précédé le tarbouch; si on l'enroulait d'une écharpe, ce serait tout à fait l'ancien turban des gravures. Omer a un petit chibouk de bois noir à nœuds.

Grande campagne nue, les chevaux marchent sur la terre dure, régulièrement balafrée de lon- gues crevasses de sécheresse.

Le temple a une enceinte en briques crues pharaoniques et un revêtement complet romain. C'est dans cet édifice romain que se trouve un naos égyptien ptoléméide. Retour au galop par Médinet-Abou, fantasia avec Omer. Nos Arabes sont au pied du colosse. Le sieur Rosa

230 NOTES DE VOYAGES.

nous vient faire une visite; il a un turban blanc, une chemise de Nubien blanche, il marche sous un parapluie de coton blanc et porte à la main son chibouk et un bâton de bois blanc, terminé par un pic qu'il s'est tourné lui-même.

Pendant que l'on charge tout pour s'en aller au Rhamesseum, rébelhon d'un de nos chameaux, course à travers champs; la charge s'en allait gra- duellement, le broc de fer passé à un pied de la bête, saute comme un bracelet, la table de Bro- chier est mise en pièces.

Joseph et moi partons pour Louqsor. Mâhm. Café je fume un chicheh avec plaisir. Arnautes, ces bons camarades I

Amenophium. Colosses comme ceux d'Ip- samboul, mais n'ont pas la frange au milieu des cuisses. Sur la paroi intérieure de la porte de ['Amenophium grand combat, hommes levant les mains, d'une bonne façon, avec intention de naï- veté. Un homme combattant à cieya/ ? Champollion dit que la cavalerie n'est pas mentionnée sur les monuments, à de rares exceptions près; est-ce celle-là qu'il sous-entend? Le point d'interroga- tion que je retrouve dans mes notes indique, je 1 crois, qu'il y a peut-être derrière l'homme la place pour un char absent. II me semble cependant que non?

Hypogées ou syrinx. C'est incontestable- ment ce qu'il y a de plus curieux comme art en ',

ÉgJP^^\

Représentation de métiers, etc.; joueurs de

mandoline, la mandoline à manche très long;

joueurs de flûte et de harpe; p nues, avec

l'intention lubrique de la cuisse dont le genou est

à

EGYPTE. 3. 3 I

rentré très en dedans; ces demoiselles ont des

robes transparentes, cela rappelle les b De-

verria 1829. La gravure cochonne a donc existé \ de toute antiquité!

Dans la même grotte, grand couloir, mur à droite : un homme nu peint en rouge, qui est dans une barque et qui cueille des lotus; au-dessus de sa tête une branche s'incline, une cigogne se tient sur l'arbrisseau, chose charmante pleine de grâce et d'originahté.

On sent une odeur de laiterie et de chauves- souris. Quelques-unes de ces grottes s'étendent en large, d'autres en profondeur seulement. Des familles vivent dedans avec leurs enfants nus, des poussins, etc.; quelques-unes ont des portes avec des planches pemtes de cercueil.

De là, la terre sous vos pieds est trouée comme un tamis et d'une effrayante façon. Plaine de Thèbes : au milieu, les deux colosses vus de dos; Médinet-Abou sur la droite, qui se découpe car- rément dans la plaine, fuyant et se rétrécissant de ce côté. Au delà de la plaine, le Nil bleu, Louqsor, à qui rien n'est comparable comme effet de ruine dans le paysage; au fond, les montagnes, blanches au sommet et déchiquetées, avec un glacis rose sur leur bleu (le bleu domine de beaucoup). A gauche, au fond, Karnac confus; fAmenophium (ou Rhamesseum) à nos pieds; un peu plus loin, Gournah, avec ses dalles basses, revêtement supé- rieur de son toit, et qui de ce côté, à cause des monticules (terres provenant des trous) qui l'en- tourent, paraît très bas.

Nous passons la nuit dans le Rhamesseum, au milieu de grosses colonnes, la figure tournée vers

232 NOTES DE VOYAGES.

le pylône. II fait des étoiles, le piaulement des chacals alterne avec l'aboiement des chiens.

GouRNAH. Grotte noire et puante à côté. Palmiers très près du temple, à côté, en venant du Nil. Au Rhamesseum, quelques gazis en y arri- vant.

Visite aigre du sheik à propos du petit tombeau de Gournah.

BiBAN-EL-MoLOUK. Nous partous de Gournah pour la vallée des Rois. Terrains blancs, soleil; on sue de l'entrefesson sur sa selle. Omer marche à pied devant moi. Nous sommes campés à l'entrée du tombeau marqué n" 18. II j a en entrant le portrait de Mustapha-bej (ressemble à un curé) et celui de Lallemant par Dantan jeune, janvier 1849. Arabes couchés par terre et causant à voix basse, Sassetti dormant sur le paquet de tapis, Max parti dans le tombeau de Belsoni.

Vendredi 10 mai, 3 heures de l'après-midi.

Gargar. Gargar, vieux, sec, et robuste, ama- teur de raki et de bardaches. Selon lui, on ne peut être fort que lorsqu'on boit de l'eau-de-vie , c'est la cause de la supériorité des Franks sur les mu- sulmans. II se frappe la poitrine à grands coups, et bouscule les autres Arabes pour nous le prouver. Une fois par terre, il fait mine de les vouloir sodo- miser. II nous charge de faire ses compliments aux officiers de Louqsor, qu'il aime beaucoup.

Chasseurs d'hyènes. Mine des chasseurs d'hyènes. Le vieux, petit, barbe grise, figure sou- riante, chaussé de bons souliers rouges; son com- pagnon , homme de 36 ans , sandales , fusil à mèche , sombre personnage , plus effrayant à rencontrer que

EGYPTE, 233

son gibier. Ils portent une petite outre pleine d'eau , qui est toute leur provision pour trois ou quatre jours; quand ils ont tué une hjène, ils la mangent et prennent la peau. Le mauvais état de nos chaus- sures fait que nous sommes obligés de renoncer à cette partie de chasse, qui aurait pu être curieuse. Tout le temps que je suis à Médinet, on me donne pour sais une petite fille de dix à douze ans, qui est obligée de suivre mon cheval au trot et au

falop, ce qui fait que je suis obligé d'aller au pas. es parents de ce pays sont donc encore plus bêtes que ceux du nôtre ?

18. Menephta. Grande salle des momies.

Dalles à hauteur d'appui, faisant console circu- laire sur laquelle étaient disposées des momies.

Sur le linteau supérieur, du côté droit en entrant, lituus, couronnés du pschent et terminés en bas par la harpe.

Côté immédiat de l'entrée , à droite ; des hommes sur une barque, entourant Ammon, ont autour du torse une espèce de camisole rattachée aux épaules par deux cordons dont le dessin est en damier; ce sont de petits carrés indigo sur bleu plus pâle.

Grand serpent vert à taches noires, portant sur le sommet de ses ondulations des têtes d'hommes, face rouge, chevelure indigo (ou noire), barbe indigo (ou noire); la commissure des jeux est marquée par un gros trait qui continue la paupière supérieure jusqu'à l'oreille. Il j a quatre têtes. Sous la gueule du serpent est la croix; de son gros œil rouge quatre lignes noires descendent. A-t-on voulu figurer des larmes? ou des plis de la peau?

Sur la plinthe du milieu, homme ayant sur la

2 34 NOTES DE VOYAGES.

tête un scarabée posé horizontalement dans l'ellipse d'un serpent à cinq têtes.

Sur la plinthe du bas, serpents debout; de leur bouche découle un liquide qui engendre la harpe. Ces serpents sont rouges, tachés de noir; la bor- dure indique la harpe rouge, plus pâle, bordée d'une ligne noire.

Côté du fond en entrant : urseus droits, la queue repliée sous eux et posés sur des espèces d'échasses bifurquées à leur base.

Plinthe du milieu : quatre béliers, la toison est en gros bleu , le corps en jaune , portant le pschent , les plumes, la boule.

Série de têtes à des potences. Est-ce une généa- logie ?

Chacune de ces potences a à coté d'elle des hiéroglyphes différents; ce n'est donc pas une ré- pétition de la même chose, quoique toutes ces re- présentations se ressemblent.

Barque tirée par des hommes ; au milieu , debout, sous l'arceau d'un serpent, Ammon tenant le cro- chet.

Côté gauche, plinthe inférieure : crocodile vert avec les écailles d'un joli travail , sur un rocher de sa taille, qui a à son extrémité, sous la tête du cro- codile, une tête humaine; le rocher est tacheté et porte à son extrémité, sous la patte environ du crocodile, un œil humain, deux têtes humaines et deux signes méconnaissables pour moi.

Plinthes du milieu : sortes de couches terminées par des têtes humaines.

Il y avait, au milieu de cette admirable chambre, deux piliers : l'un, fût renversé par le docteur Lepsius; sur le deuxième pilier, d'un travail exquis

EGYPTE. 235

et peint sur ses quatre faces, dieux à visage vert, les poings près l'un de l'autre sur la poitrine, les coudes écartés, et tenant dans leurs mains le sceptre et le fouet.

Aux quatre coins de fappartement, sous la con- sole circulaire, un divan à tête de léopard et à pieds de lion, peint.

Sur le côté gauche immédiatement en entrant : corps de femme terminé par un long serpent.

Grande salle du fond : plafond peint, fresques d'un ton blond. Un typhon dévoré par le crocodile : le crocodile, dressé debout par der- rière, appuie ses pattes sur les épaules du typhon. Etourdissante chose comme vestige de religion an- tique !

Petite chambre à droite avant d'arriver à cette salle (la chambre des momies est à gauche en allant au grand plafond voûté) : un bœuf sur la paroi d'en face; une panégyrie s'agite dans ses jambes, les hommes lui viennent au jarret. Au-dessus de lui et autour, le mur est blanc, les noms des voya- geurs écrits au couteau y disparaissent les uns sous les autres, c'est tout aussi hiéroglyphique que les hiéroglyphes qui entourent les trois autres côtés de la chambre.

16. Entrée difficile. Une seule chambre avec un sarcophage en granit, vide. Une inscription au crayon déclare que Beizoni, Strahon Beechy et Bennett ont été présents à son ouverture le 11 oc- tobre 1817.

Sur la paroi de droite, hommes sans bras portant des figurines.

Hommes : chevelure verte, barbe noire; aux deux bouts du bâton qu'ils portent, un bœuf; de

236 NOTES DE VOYAGES.

sa tête pend une corde que tient un homme (il j en a quatre), un (rouge) en tablier blanc et sans barbe; sur les deux extrémités du bâton ou bran- card, le bœuf lui-même est porté, se tenant de- bout.

Paroi d'en face, dans l'angle : femme jolie, les nus en jaune, des bracelets jaunes et verts aux bras, un collier jaune et vert; sur sa chevelure noire un scarabée jaune.

Le roi est conduit par un dieu à tête d'épervier, coiffé du pschent(Ie nu en rouge) àAmmon-Rha assis. Près de lui et lui tournant le dos, un dieu tenant la croix et le nilomètre (le nu en rouge, la tête de scarabée noire), assis sur un trône; d'au- dessus de sa rotule part l'appendice souvent re marqué.

Sur la porte d'un petit caveau, même paroi : trois personnages à genoux sur le genou droit, la main gauche sur la poitrine. Le premier est à tête de chacal, le second à tête humaine, le troisième à tête d'épervier; les nus sont en rouge.

Sur la paroi de gauche, petites momies en noir, couchées les unes au bout des autres. Plus loin, grandeur nature, le roi entre un dieu à tête de chacal et un dieu à tête d'épervier.

A droite, dans l'angle, sur les quatre côtés de l'appartement la figure du serpent se retrouve, soit phée en plusieurs doubles comme une série de 8, soit verticale , ondulant dans la bandelette d'un car- touche.

Des deux côtés de la pièce, chambres comblées dans lesquelles on ne peut plus entrer.

9. Chambre du sarcophage. Des bras, se bifurquant à partir du coude et ayant deux mains

n

EGYPTE. 237

élevées suppliantes vers une boule d'où part un jet qui va rejoindre une autre boule; sous l'arc du jet un personnage tout rouge, debout, barbu, coiffé du bonnet en pointe à bouton.

Ailleurs des têtes levant la main.

Une tête lève deux bras démesurés. Sur le

f)Ouce des mains il y a un homme debout qui ève les mains. Sur la tête principale, une femme debout a les bras levés; au-dessus de sa tête, une boule rouge.

Les hommes sans têtes et les bras hés ne devaient pas simplement vouloir dire des captifs, mais avaient sans doute un sens symbohque plus élevé.

Sur le linteau de la porte de l'antichambre qui précède la salle du sarcophage, une boule avec quatre serpents; à gauche un homme courbé comme un bûcheron, à droite un homme les bras liés, à genoux; au-dessus, à droite, un homme les bras hés, la tête en bas, un autre ainsi. A la place du quatrième, à gauche, rien de distinct.

Couloir à gauche. Des hommes ou mieux des âmes montent un escaher au haut duquel Am- mon est assis avec ses insignes; un homme tient une balance. Plus loin l'âme, sous forme de porc dans un bateau, est renvoyée par un personnage qui la fouette.

6. Couloir à gauche. Crocodile tout seul sur un navire; sur le dos du crocodile une tête humaine, visage rouge, cheveux bleus; de devant son menton part une hgne qui porte à son extré- mité le bonnet pointu à bouton. La proue du na- vire est en forme de ce bonnet pointu à bouton, et est couronnée du pschent, en sens inverse; avant

238 NOTES DE VOYAGES.

la proue et la poupe et les séparant du crocodile , il y a une rame debout, c'est-à-dire : poupe-rame debout-crocodile-rame debout-proue. En face, sur le mur de droite, se tiennent les débardeurs.

Côté droit dans le couloir : une momie peinte, fort belle, avec le phallus cassé; elle est oblique et comme si elle tombait, elle lève les bras au ciel, elle est entourée du serpent, le tout sur fond jaune tacheté de petites taches rouges. Est-ce une mort subite? quelque punition divme?

Non loin, flèches jaculatoires qui ont l'air d'en- gendrer des serpents.

Partis de Biban-el-MoIouk le dimanche 12.

Lundi ij. Promenade à cheval, d'abord le long de la crique du Nil, qui se jette à droite du palais de France, quand on le regarde le dos tourné au fleuve. Nous passons derrière le Jardin de France, nous nous écartons beaucoup et nous tombons dans le Sud. Hahe dans un jardin il faut se baisser pour passer sous les arbres. Nous nous asseyons sur un tas de feuilles de palmier sèches , un bonhomme nous apporte une jatte de lait caiflé et des petits pains chauds sur un panier plat; le lait caillé se répand en voulant mettre la jatte d'aplomb, Maxime plante des petites branches sèches dans les caiflots de lait frémissants ; ça fait un paysage de Norvège ; le lait figure la neige et les petits bâtons les peuphers sans feuifles.

Le ruisseau de Sakir coule devant nous, je suis dans mes grandes bottes en cuir de Russie , nous fumons un chibouk, nous causons.

Nous passons encore une fois par Karnac, sur la berge méridionale de la petite mare verte. J'ai envie de revoir notre petite chambre et la pierre

EGYPTE. 239

j'ai dormi aux étoiles. Karnac me semble plus beau et plus grand que jamais. Tristesse de quitter des pierres ! pourquoi ?

Keneh'^'. Jeudi 16 mai, notre cange aborde sur la plage de Keneh, oili nous trouvons le petit baron de Gottbert, dans son nizam gros bleu, qui nous attendait. Déjeuner avec lui. Toute la jour- née et celle du lendemain est occupée aux prépa- ratifs du voyage de Kosséir.

Visites aux sieurs Ortalis, médecin, en man- ches de chemise et en bonnet crasseux, et Fiorani. Long déjeuner chez le père Issa, oii se dé- battent Tes prix pour la traversée du désert. Un Grec, épicier, natif de Chio, établi dans la rue qui prolonge le bazar, à droite, même rue que celle demeure Osnah Taouileh; elle nous prie de lui rapporter de Kosséir des poissons secs. C'est à elle que je vois, la première fois, se laver la bouche avec un morceau de savon de Marseille. Nous achetons des outres, que l'on va laver dans le petit bras du Nil qui est derrière Keneh. En faisant ses courses, dans le bazar, Joseph se f. .. par terre d'une façon triomphante. A peine arrivés chez Fiorani, nous apprenons que Gottbert vient de faillir tuer plusieurs personnes, son fusil est parti inopinément, ce dont nous l'avions prévenu. Sa figure embobelinée de son coufieh, petits gants de coton pour s'abriter les mains du soleil, une canne; il va dans le désert établir des télégraphes de Keneh à Kosséir.

(1)

Voir Correspondance, 1, p. 398.

24o NOTES DE VOYAGES.

KOSSEIR.

Samedi i8 mai. Nous nous levons au petit jour; il j a, amarrés sur la plage, quatre bateaux de gellabs. Les esclaves, descendus à terre, mar- chent conduits par deux hommes; ils vont par bandes de 15 à 20. Quand je suis monté sur mon chameau, Hadj-Ismaël saute pour me donner une poignée de main. L'homme à terre, allongeant le bras pour donner une poignée de main ou ofFriri quelque chose à l'homme monté sur son chameau,' est un des plus beaux gestes orientaux ; surtout au départ, il y a quelque chose de solennel et de gravement triste. Les habitants de Keneh ne sont pas encore levés; sur leurs portes, les aimées, couvertes de piastres d'or, balayent leur seuil avec des branches de palmier, en fumant le chibouk du matin. Le soleil, sans rayons, est voilé par la vapeur du khamsin. A gauche, montagnes ara- biques comme des falaises ; devant nous le désert grisâtre; à droite, des plaines vertes. Nous mar- chons sur la limite du désert, peu à peu la plaine cultivée nous quitte; on la laisse sur la droite et l'on s'enfonce dans le désert. Au bout de quatre heures, on arrive à un petit bois de gazis, avec une longue construction à galerie en arcades, au rez-de-chaussée: c'est un khan, Birr-Amber. Nous y déjeunons dans le santon sur des nattes , nous y faisons la sieste.

Arrivés à Birr-Amber à 9 heures et demie, re- partis à II heures et demie.

Devant la galerie du khan, deux longues

EGYPTE. 241

auges en pierre s'abreuvent des chameaux. Arabes à l'ombre, qui mangent, prient, dorment; les animaux, comme les gens, sont sous les arbres, au hasard, comme ils sont venus ou ont pu se mettre; c'est la vraie hahe du voyage.

Le terrain, mouvementé, est caillouteux, la route est aride, nous sommes en plein désert, nos cha- mehers chantent et leur chant finit par une modu- lation sifflante et gutturale pour exciter les dro- madaires. Sur le sable se voient parallèlement plusieurs sentiers qui serpentent d'accord, ce sont les traces des caravanes, chaque sentier a été fait par la marche d'un chameau. Quelquefois il j a ainsi 15 à 20 sentiers; plus la route est large, et plus il j a de sentiers parallèles. De place en place, toutes les deux ou trois heues environ (mais au reste sans régularité), larges places de sable jaune et comme vernies par une laque terre de Sienne; ce sont les endroits les chameaux s'arrêtent pour pisser. II fait chaud, à notre droite un tour- billon de khamsin s'avance, venant du côté du Nil, dont on aperçoit encore à peine quelques palmiers qui en font la bordure; le tourbillon grandit et s'avance sur nous, c'est comme un immense nuage vertical qui, bien avant qu'il ne nous enveloppe, surplombe sur nos têtes, tandis que sa base, à droite, est encore loin de nous. II est brun rouge et rouge pâle, nous sommes en plein dedans; une caravane nous croise, les hommes entourés de coufiehs (les femmes très voilées) se penchent sur le cou des dromadaires; ils passent tout près de nous, on ne se dit rien, c'est comme des fantômes dans des nuages. Je sens quelque chose comme un sentiment de terreur

16

24^ NOTES DE VOYAGES.

et d'admiration furieux me couler le long des vertèbres, je ricane nerveusement, je devais être très pâle et je jouissais d'une façon inouïe. II m'a semblé, pendant que la caravane a passé, que les chameaux ne touchaient pas à terre, qu'ils s'avançaient du poitrail avec un mouvement de bateau, qu'ils étaient supportés dedans et très élevés au-dessus du sol, comme s'ils eussent mar- ché dans des nuages ils enfonçaient jusqu'au ventre.

De temps à autre nous rencontrons d'autres caravanes. A l'horizon, c'est d'abord une longue ligne en large et qui se distingue à peine de la ligne de l'horizon ; puis cette ligne noire se lève; de dessus l'autre, et sur elle bientôt on voit des petits points; les petis points s'élèvent, ce sont les têtes des chameaux qui marchent de front, balan- cement régulier de toute la ligne. Vues en rac- courci, ces têtes ressemblent à des têtes d'au- truches.

Le vent chaud vient du midi; le soleil a l'air d'un plat d'argent bruni, une seconde trombe nous gagne. Ça s'avance comme une fumée d'in- cendie, couleur de suie avec des tons complète- ment noirs à sa base, ça marche... ça marche... le rideau nous gagne, bombé en volutes par le bas, avec ses larges franges noires. Nous sommes en- veloppés, le vent frappe si fort que nous nous cramponnons à nos selles pour ne pas tomber. Quand le plus fort de la tourmente est passé, pluie de petits cailloux poussés par le vent, les chameaux tournent le cul, s'arrêtent et s'abattent. Nous nous remettons en marche. . Vers 7 heures et demie du soir, les dromadaires

EGYPTE. 243

changent brusquement de route et se dirigent vers le Sud. Quelques instants après nous aperce- vons à travers la nuit quelques masures à ras de terre, autour desquelles dorment des dromadaires, c'est le village dfe la Gitdta. II j a un puits d'eau , bonne pour les chameaux. Une dizaine de huttes informes, composées de pierres sèches amoncelées et de nattes de paille, habitées par les Ababdiehs. Quelques chèvres cherchent un peu d'herbe entre les pierres, des pigeons picorent le reste de la paille des chameaux, des gypaètes se promènent en se dandinant tout autour des ma- sures. On nous refuse du lait. Teton d'une né- gresse, il lui descendait bien jusqu'au-dessous du nombril, et tellement flasque qu'il n'y avait guère que l'épaisseur des deux peaux; en se baissant à quatre pattes, il doit certainement traîner à terre.

Nous couchons sur nos couvertures, par terre. A 3 heures, je me réveille, nous partons à 5. D'abord nous marchons pendant une heure à pied.

Au milieu du jour, arrêtés pendant quatre heures à Gamsé-Shems, dans une petite grotte formée par un rocher éboulé, ']y dors couché sur le dos. Quand je lève la main en m'étirant à mon réveil, le vent me la chauffe comme l'exhalaison d'un four, nous sommes obligés d'envelopper les pom- meaux de nos selles avec nos mouchoirs. Vers 4 heures du soir, à droite, dans le rocher noir, tableaux hiéroglyphiques surchargés d'inscrip- tions grecques : sacrifice à Ammon générateur et à Horus. Les montagnes vont se resserrant, nous marchons dans un large couloir. Le soir, belle lune, les ombres des cols de nos chameaux se

16.

244 NOTES DE VOYAGES.

balancent sur le sable. A 9 heures et demie nous passons près d'une grande construction entourée de murs carrés, c'est le puits de EI-Hamamat, creusé par les Anglais. Nous allons coucher une demi - heure plus loin, après onze heures de marche.

Lundi 20, partis à 4 heures et demie. Défilé dans les montagnes, montée et descente. Au mi- heu de la route, dans un écartement des mon- tagnes, un gazis mort et dont l'écorce a été en- levée; quelques autres petits en fleurs, plus loin. Un de nos deux chamehers prend une outre vide et court devant nous; une grande heure après, nous le rejoignons à Bir-el-Ceb (puits de la Serrure, puits fermé). Le puits est une excavation de trois pieds de diamètre dans la terre, on se glisse sous un rocher pour y pénétrer; il a peu d'eau et encore est-elle très terreuse ; c'est dans un endroit fort resserré en venant de Keneh, la route monte après. Au bas du puits, dix pas avant d'y arriver, un vieux Turc est là, tranquillement assis, avec ses domestiques et ses femmes, sur des tapis. Près du puits, un chameau râlant couché sur le flanc; il s'est cassé les reins en tombant dans le puits, son maître l'en a retiré, et il reste à mourir depuis trois mois. Quand son maître passe, il lui donne à manger et les Arabes lui donnent à boire; la grande amuence de Hadjis au puits ex- phque comment il n'est pas dévoré par les bêtes féroces.

Pendant que nous sommes là, passe une ca- ravane qui nous croise : la gorge est fort étroite, encombrement de chameaux et de gens; il faut mettre pied à terre et conduire les dromadaires

EGYPTE. 245-

par le licol. On va à pied pendant quelque temps , à cause de la difficulté de la route; elle est semée , de carcasses de chameaux avec la peau, et très | proprement évidés en dedans. Ce sont les rats qui ' font cette besogne; la peau intacte, rongée en dedans, fine comme une pelure d'oignon, dessé- chée au soleil et tendue comme un tambour, re- couvre le squelette gratté. Innombrables trous à rats dans le désert.

La route se réiargit, nous passons près d'un khan détruit, Okkel-Zarga (le khan violet). Pas un bruit, chaleur dévorante, les mains vous pi- cotent comme dans une étuve sèche, le carbone miroite à vingt pas de nous, ça fume à trois pieds du sol environ. A ii heures trois quarts nous nous mettons à l'abri sous un grand rocher en granit rose, se tenait au frais une compagnie de per- drix du désert, l'endroit se nomme Abou-Ziram (le père des jarres). Nous dévorons une pastèque que Joseph a achetée le matin à Bir-el-Ceb; il faut laisser nos poulets, ils sont pourris. La veille, à la même heure, il nous avait fallu jeter notre gigot; à peine était-il tombé par terre qu'un gypaète s'est abattu dessus et s'est mis à le dévorer. Nous ren- controns toute la journée beaucoup de perdrix.

Le soir le chameau de Joseph s'emporte, je le vois passer à ma gauche, épouvanté et poussant des cris; sa veste blanche se perd dans la nuit; nous sautons pour courir après lui, d'autant que nos chameaux font mine d'imiter le sien. II revient à nous à pied. Nous passons des ficelles dans les narines de nos dromadaires, qui sont en tremble- ment et en fureur; nous nous arrêtons prudem- ment et nous couchons dans un fort bel endroit

2^6 NOTES DE VOYAGES.

découvert et comme une petite plaine qui s'étale sur notre gauche dans la montagne Daoui (en- droit clair ou découvert).

Mardi 21. Partis à 4 heures du matin, nous descendons toujours. Les caravanes se multiplient, les montagnes blanchissent avec de grandes raies brunes. A 8 heures nous arrivons à Bir-el-Bedah (le puits blanc, à cause des montagnes qui l'avoi- sinent) ou Bir-Inglis (puits des Anglais, qui l'ont creusé). Un campement d'Ababdiehs entoure le puits. Masures de paillassons et de terre. L'en- droit est large, c'est une plaine dans la montagne. Un jeune homme nu et seulement recouvert d'un caleçon de toile, grise de crasse ou de pous- sière, prend mon chameau (geste du bras qui se lève en sautant!) pour le faire boire; il puise de l'eau dans une outre au bout d'une corde et il re- tire l'outre pleine ou à peu près et pissant par tous ses trous. Le puits est entouré d'une margelle de pierres sèches, large de base et penchante; il se piète dessus, en tirant. Les chameaux boivent len- tement et énormément, il J a trois jours qu'ils n'ont bu. Il fait soif aussi pour nous et cette eau est exécrable! les Ababdiehs ne veulent pas nous vendre du lait, seule nourriture qu'ils aient.

La route tourne à gauche, nous descendons; les montagnes calcaires entourant cette plaine rap- pellent le Mokattam. Le ciel est tout chargé de nuages, l'air humide, on sent la mer, nos vête- ments sont pénétrés de moiteur. Je désire ardem- ment être arrivé, comme toutes les fois que je touche à un but quelconque : en toute chose j'ai de la patience jusqu'à l'antichambre. Quelques gouttes de pluie. Une heure après avoir quitté le

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puits, nous arrivons dans un endroit plein de ro- seaux et de hautes herbes marécageuses; des dro- madaires et des ânes sont au milieu, mangeant et se gaudissant; de nombreux petits cours d'eau épandus coulent à terre sous les herbes, et dé- posent sur la terre beaucoup de sel; c'est EI-Am- bedja (endroit il y a de î'eau). Les montagnes s'abaissent, on tourne à droite. Pan de rocher rou- geâtre, à gauche, à l'entrée du val élargi qui vous conduit, d'abord sur des cailloux, ensuite sur du sable, jusqu'à Kosséir. Dans mon impatience je vais à pied, courant sur les cailloux et gravissant les monticules pour découvrir plus vite la mer. Dans combien d'autres impatiences aussi inutiles n'ai -je pas tant de fois déjà rongé mon cœur! Enfin j'aperçois la ligne brune de la mer Rouge, sur la ligne grise du ciel. C'est la mer Rouge!

Je remonte à chameau, le sable nous conduit jusqu'à Kosséir. On dirait que le sable de la mer a été poussé par le vent, dans ce large val; c'est comme le lit abandonné d'un golfe. De loin on voit les mâts de l'avant des vaisseaux, qui sont dés- armés, comme ceux du Nil. On tourne à gauche. Sur de petites dunes de sable voltigent et sont posés des oiseaux de proie. La mer et les bâti- ments à droite; Kosséir en face, avec ses maisons blanches. A droite, avant de tourner, quelques palmiers entourés de murs blancs : c'est un jardin. Comme cela fait du bien aux yeux!

Nous traversons la ville ; nos chameliers prennent Jes licols de nos bêtes et nous conduisent, les Arabes se rangent en haie pour nous laisser passer. Nous logeons chez le père Elias, frère de Sya, de Keneh. C'est un chrétien de Bethléem, vieillard

248 NOTES DE VOYAGES.

à barbe blanche, figure franche et cordiale, agent français dans ce pays. Sur le seuil de sa porte nous trouvons M. Barthélémy (fils aîné), chanceher du consulat de Gidda; il est débraillé et en chapeau de paille couvert d'une coiffe de coton blanc. On nous installe dans un petit pavillon carré, une fenêtre donne sur la mer, l'autre sur la rue, la troi- sième sur la cour du père Elias, toute pleine d'ardebs de blé. La mer, vue de ma fenêtre, est plutôt verte que bleue. Les barques arabes avec leur arrière surchargé, leur avant faible et leur pointe qui remonte le plus possible. Arrivée de M. Métayssier, consul de France à Gidda, le col dans les épaules, et sentant le musc, ce qui me fait présumer qu'il a un séton : bavard, insi- pide, funeste, sait tout, connaît tout le monde, a donné des conseils à Casimir-Perier, à Thiers, à Louis-Philippe... pauvre homme! Mon voyage n'était pas fini que j'ai appris la fin du sien; il est mort à Gidda après trois mois de séjour!...

Nous faisons un tour dans la ville: elle est assez propre ; ça ne ressemble plus à l'Egypte. Races diverses de nègres : quelques-uns ressemblent à des femmes, un entre autres, que j'ai rencontré sur la jetée en bois (plancher sur pilotis qui s'avance dans la rade); il avait des seins, des hanches et des fesses de femme, et le crâne si serré à partir des tempes, qu'il faisait presque pyramide. H y a, je crois, dans la race nègre, plus de variétés encore que dans la race blanche. Comparez le nègre du Sennahar (type indien, caucasique, européen, pur noir) avec le nègre de l'Afrique centrale, la tête du nègre de Guinée est une tête de Jupiter a cote.

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Ces gens nus et portant pour tout bagage une écuelle (calebasse vidée), viennent on ne sait d'où, il j en a qui sont en marche depuis plusieurs années. Le D"" Kuppel en a vu au Kordofan qui étaient en route depuis sept ans; MM. Barthélémy et Métayssier, en venant de Keneh à Kosséir, en ont trouvé un à demi mort de soif sur la route; il était en marche dans le désert depuis un an. Quelques-uns viennent avec leurs femmes, elles accouchent en route. DesTartares de Bukkara, en bonnet fourré, nous demandent l'aumône, ils ont des figures d'affreux gredins, l'un surtout à qui il manque deux dents sur le devant et qui sourit. Nous les retrouvons couchés à fombre d'une barque et recousant leurs haillons. Les pèlerins vous persécutent pour avoir faumône et se ruent comme des vautours affamés sur les écorces des pastèques, que Ton dévore ici jusqu'au vert. Nègres excessivement grands, et non moins extra- ordmairement maigres; ils semblent n'avoir que les os et être d'une faiblesse extrême, c'est encore une espèce particulière de nègre. Pirogues de pêcheurs de perles, qui sont creusées dans des troncs d'arbres; avirons qui sont de simples perches au bout desquelles on a cloué une plan- chette ronde. Nous nous promenons au bord de la mer, le long des barques tirées sur la plage; plusieurs sont en une espèce de bois des Indes, jaune, très dur, toutes sont clouées avec des clous en fer. Impitoyabihté de M. le consul, qui ne demande pas mieux que d'allonger la promenade d'une petite demi-heure, je suis harassé de lui et de fatigue. Parmi les animaux féroces , un des plus dangereux c'est « fhomme qui aime à faire un tour ».

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250 NOTES DE VOYAGES.

Dîner abondant, eau exécrable! Moi qui m'é- tais promis de boire à Kosséir! tout est infesté de cette épouvantable odeur de savon et d'œuf pourri, jusqu'aux latrines, qui sentent l'eau de Kosséir et non autre chose! On a beau y mettre un peu de raki; ça ne la corrige pas. Le fils de M. Elias ne dîne pas avec nous : c'est un jeune homme d'une vingtaine d'années, l'air timide et dévot, avec un nez pointu et une bouche pincée. Nous sommes servis par un jeune eunuque de 18 ans environ, Saïd, en veste à raies de couleur, tête nue, moutonné, un petit poignard passé dans sa ceinture façon cachemire, bras nus, grosse bague d'argent au doigt, souliers rouges pointus. Sa voix douce, quand, nous présentant le plateau de café de la main droite, il mettait le poing gauche sur la hanche en disant : «Fadda». 11 a pour compagnon un long imbécile d'Abdallah, déguenillé, et dont l'intelligence n'est pas suffi- sante pour parvenir à moucher les chandelles. Comme j'ai bien dormi la nuit, sur le divan du père Elias! quelle délicieuse chose de reposer ses membres!

Mercredi 22. Promenade dans la ville. Les cafés sont de grands khans ou mieux okkels; ils sont vides dans le jour; les chichehs de la Mecque reluisent. Nous visitons la barque doivent s'embarquer ces messieurs; nous passons sous les amarres (d'écorces de palmier) de toutes celles qui les précèdent; deux enfants, debout, nous font aller en passant de câble en câble, ils chantent. La barque de la mer Rouge est effrayante, ça sent la peste, on a peur d'y mettre Je pied; je remercie Dieu de n'être pas obligé de

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m'en servir. Pour latrines, il y a une sorte de balcon ou de fauteuil en bois, accroché extérieu- rement au bastingage; quand la mer est un peu forte, on doit être enlevé de là, net. Le divan et la chambre occupent le château d'arrière, le tout non ponté et plein de marchandises. Des hommes jouaient aux cartes avec de petites rondelles de cuir imprimé de couleurs, il y avait dessus des soleils, des sabres, etc. Le soir nous prenons un bain de mer, au soleil couchant. Quel bain! comme je m'étalais avec déhces dans l'eau !

Jeudi 2j mai, nous partons sur des ânes de très grand matin pour aller visiter le vieux Kosséir, dont il ne reste absolument rien. Nous sommes accompagnés de M. Barthélémy, du fils Elias avec son large vêtement brun qui s'agite au vent et conduisant habilement un dromadaire, et du janissaire de M. Métayssier, Reschid. C'est un Khurde, il a été fait prisonnier dans l'Hedjaz et a tourné les sakiehs pendant sept ans. Toute son ambition est de voir Paris et de s engager pour ser- vir en Afrique. II est amoureux fou ciune femme qu'il emmène avec lui à Gedda; il l'avait déjà renvoyée pour inconduite, mais en repassant à Keneh, oii elle était fille publique, il l'a reprise. II porte un arsenal sur lui et se charge avec plai- sir de nos deux fusils. Se disputant, ces jours passés, avec un descendant du prophète qui se vantait de sa souche, il prit sa pantoufle, cracha dessus, et souffletant avec elle le petit-fils de Mohammed : «Tiens, voilà le cas que je fais de ta famille, du prophète et de toi!» Le second janis- saire de M. Métayssier, Omer-Aga, grand, figure maigre, plus intelligent que son confrère, robe

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252 NOTES DE VOYAGES.

bleue. Au vieux Kosséir, la mer prend des cou- leurs fabuleuses et sans transition de l'une sur l'autre, depuis le marron foncé jusqu'à l'azur lim- pide. La mer Rouge ressemble plus à l'Océan qu'à la Méditerranée. Que de coquilles! Maxime, indigéré, dort sur le sable, M. Barthélémy et le fils Elias cherchent des coquilles. Odeur des flots. De grands oiseaux passaient à tire d'ailes. Soleil, soleil et mer bleue; dans le sable, de grands mor- ceaux de nacre.

A 4 heures nous disons adieu au père EHas; c'est un des moments de ma vie oii j'ai été le plus triste, l'amertume me crispa le cœur; le père Êhas lui-même la ressent, il a les yeux pleins d'eau et , m'embrasse.

Couché à El-Bedah. Seul je mange, Maxime a son indigestion, et Joseph est empoigné de la fièvre. Vent violent toute la nuit.

Vendredi 24. mai. L'eau de Kosséir, repourrie dans les outres, devient trop mauvaise pour être bue, il faut s'en tenir aux pastèques. Nous ren- controns des pèlerins d'Alexandrie qui vont à Kosséir, tous à dromadaire; les femmes crient en se disputant et en gesticulant fort. A 10 heures nous nous arrêtons en plein soleil, dans une grande plaine, EI-Mour; avec une corde nous attachons nos couvertures à un gazis tant bien que mal, et nous essayons de dormir dessous. Le soir, à 7 heures trois quarts, nous nous arrêtons et couchons à El-Marhar (la grotte).

Samedi 2^, à Bir-el-Ceb. Le pauvre cha- meau est mort et assez entamé, les gypaètes le fuignent. Je me jette la tête dans une terrine en ois et je bois à grands traits l'eau terreuse du

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puits, mais bien préférable à celle que nous avons dans nos outres. A 10 heures et demie nous dor- mons dans l'escalier du grand puits de Bir-el-Ha- mamat. A 8 heures, arrêtés, passé la nuit à Kou- rousou-el-Benet (le reste des filles), malgré les observations de nos chameliers qui nous disent que c'est un endroit fréquenté par le diable et qu'il n'est pas prudent de s'y arrêter. Pendant la nuit un chacal vient enlever une partie de nos provisions qu'on avait mises au frais.

Dimanche 26 , partis à 3 heures trois quarts du matin. Déjeuner à la Djita, nous mangeons des pastèques. Vieille femme qui se ghsse pour venir en ramasser les côtes. Nous repartons sans faire la sieste.

A 4 heures du soir nous arrivons à Bir-Amber; Joseph a eu le déhre pendant les trois dernières heures du voyage. Nous nous couchons sous les gazis, à l'ombre, et nous buvons à notre aise et à notre saoul. Au miheu des chevaux, des ânes, des chameaux, des poules qui font tant de bruit que notre nuit en est troublée.

Lundi zj, à 4 heures moins le quart du matin, nous partons pour Keneh. Au bout de deux heures de marche, nous commençons à rencon- trer grand nombre de personnes, nous aperce- les pigeonniers carrés de Keneh. A 8 heures

vons

nous arrivons à la cange, nous sommes reçus avec effusion. Hadji-Ismaël est le premier qui me salue, comme il avait été le dernier qui m'ait dit adieu.

De Keneh à Kosséir, 45 heures 1/2 de marche; retour, 41 heures 1/4.

Course dans Keneh, je suis éreinté, bain.

2 54 NOTES DE VOYAGES.

Une aimée (mère Maurice), yeux noirs, très allongés par l'antimoine; visage retenu par des bandes de velours, bouche rentrée et menton sail- lant, sentant le beurre; robe bleue. Elle demeure au bout de la rue, dans la maison qui en fait le fond. Je revois Osnetaouileh, qui me fait signe que j'ai de beaux yeux et surtout de beaux sour- cils, et qui en veut^ à mes moustaches comme toutes ces dames d'Egypte. Dîner chez Fio- rani. Son épouse! On m'a dit depuis qu'il était mort, ce bon Fiorani!

Mardi 28 mai, Denderah. Bois de dooms avec de longues herbes; nous sommes obhgés de faire un coude sur la droite.

II y a un pylône, à gauche, séparé de toute espèce de construction; le pylône du temple même est ruiné, ça ne fait plus qu'une porte.

On arrive au temple par une sorte de couloir formé par deux murs en briques crues, construc- tion arabe que l'on a faite lorsque le temple servait de magasin.

Le village, qui est derrière le temple, est com- plètement ruiné. Tous les chapiteaux du temple représentent la figure d'Athor. Dans l'angle droit petit temple d'Athor. Dans un arrière-temple, qui est derrière le grand, ainsi que sur les faces des chapiteaux du pronaos, figure d'Isis allaitant : un bras offre le sein et l'autre est fièrement posé sur le genou, le pouce en dehors et les doigts en dedans.

Extérieurement, sur les trois faces du temple, des têtes de lions accroupis ressortent, ils sont posés sur des poutrelles de pierre qui sortent du mur.

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Dans le tjphonlum , à droite , figures de typhons entiers sur tous les chapiteaux et des quatre côtés. II tient de chaque main deux guirlandes droites de lotus, qui, au-dessus de sa tête, font berceau; il a sur la poitrine, passée à une chaîne, une amu- lette ronde que je prends pour un scorpion ? Antithèse du scarabée?

Sur la quatrième colonne, en entrant à droite, côté qui regarde le mur, bracelet au haut des bras et aux poignets, barbe très épatée, le bout des seins indiqué; le nombril est creusé; sous le nom- bril, une ceinture qui lui prend le ventre.

La frise des trois côtés est composée de têtes de typhons. Un typhon de profil me paraît adorer un roi (pschent et uraeus) assis sur un lotus? à la manière arabe, le cul étant sur le même niveau que les talons.

Intérieur. Deux chambres : première, quelques petites têtes d'Athor, presque méconnaissables; deuxième chambre : Isis allaitant, coiffée du pschent et de la boule. Insupportable odeur des chauves-souris, couleur noire de la pièce.

Grand temple : première salle, trois rangs de colonnes, de trois chacun, des deux côtés; en haut, sur des bandes latérales, zodiaque sur fond bleu, avec des étoiles, dieux dans des barques.

Sur les colonnes, clefs dans des courges. Exagération du symbolisme, coiffures très com- pliquées.

Desneh. Maisons clairsemées dans la cam- pagne, c'est la ville. Grands pigeonniers carrés. C'est jour de bazar, c'est-à-dire quelques mar- chands étalent en plein air leurs denrées sur un tapis ou par terre. Un café, avec un grand

2') 6 NOTES DE VOYAGES.

arbre au milieu; sur nos têtes des nattes trouées, sur les divans de terre sèche quelques Arnautes.

Belianeh, dont je ne vois rien que quelques palmiers. Je renâcle pour Abydos, éreinté que je suis encore par la fièvre, suite de mon voyage de Kosséir. Et puis, franchement, je commence à avoir assez de temples. Mon âne surtout, dont je ne peux rien faire et sur lequel je roule, est pour beaucoup dans le parti que je prends de retourner à bord, je dors toute la journée.

M. Giorgi Frengi, petit gros homme, à cul lourd, en veste, selle anglaise sur son âne. Assez agréable de conversation. « C'est un bougre bien adroit», nous disait Fiorani.

GiRGEH. Est dévoré par le Nil. On monte à pic à travers les décombres. Quand on est en haut, on a en face de soi une montagne toute grise et qui s'arrête net; à droite, le Nil, qui fait un grand coude, et une prairie verte avec des lignes de pal- miers; à gauche, un minaret avec un bouquet de palmiers et une mosquée en ruines, coupée par le miheu et dont on voit de plan les arcades. En se retournant un peu, second minaret et autres pal- miers.

La ville jadis était plus grande que Siout, mais elle est en décadence. Bazar; vieux marchand à barbe blanche qui nous vend des michmichs. Nous retrouvons le Polonais de Siout, auquel nous achetons du vin de Chypre pour faire cuire les abricots. Nous allons chez ces dames nous restons quelque temps assis sur un cafas, après quoi nous partons. Une négresse, portant un enfant, avait de gros bracelets d'argent aux pieds, ainsi que la vieille du lieu; balle affreuse.

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Le 3 juin au soir, raïs Ibrahim, qui a déjà fait si triste mine à Girgeh avec sa dent arrachée, re- fuse d'atterrir, de peur des voleurs, ce qui excite notre hilarité.

Depuis plusieurs jours, vent constamment vio- lent et contraire.

Akmin. Mardi 4, Au coucher du soleil, arrêtés à Akmin, que nous traversons au pas de course. Café avec une belle grille en bois percé à jour. II ne reste rien du temple. Une inscription grecque sur une pierre, la nuit, nous empêche de voir si elle est complète ou partielle.

Pour arriver là, on descend. Mouvement de terrain, bouquet de palmiers, palmiers aussi de l'autre côté de la ville, en entrant. Rues larges, maisons assez hautes; en somme, rien de remar- quable.

SiouT. Vendredi 7. Arrivés à 4 heures et demie.

D' Cuny; visité avec lui la mosquée et avec le pharmacien, grand escogriffe, l'air assez bon enfant, abruti par l'alcool et la misère. Colère d'un musulman. Sakir oii nous nous asseyons.

M. Dimitri avec son chapeau blanc. Dîner qui nous restaure.

Le lendemain, déjeuner et sieste chez Cunj, qui est désolé de ne pouvoir nous donner une partie de filles : l'ancien gouverneur qui vient de partir les a chassées par puritanisme. Visite à Aymi-bey, dans sa belle maison sur le bord de l'eau. Intérieur sale; nous tournons dans deux ou trois petites cours des chevaux aux entraves hennissent. Aymi-bey, vieillard sec, ardent pa- triote, ennemi des prêtres, qu'il regarde comme

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258 NOTES DE VOYAGES.

des comédiens, vieux républicain de 93, s'in- digne de la bassesse et de la tyrannie, balle plai- sante et énergique. Dîner chez le docteur; son moutard ; coucher dans le divan du rez-de- chaussée. La statue au bas de l'escaher. Petite négresse dans ses vêtements blancs. Nous mangeons au premier dans un appartement ou- vert donnant sur la cour. Bonne et cordiale hos- pitahté; nous nous quittons le dimanche matin, nous ne partons du mouillage de Siout que le soir.

Lundi et mardi, temps exécrable.

Mercredi 12. Arrivés à 6 heures du matin à Chegueg gu'il, d'oii nous partons pour visiter les grottes de Samoun ou grottes des Crocodiles.

Grottes de Samoun. Nous allons à âne jusqu'au pied de la montagne, que nous mon- tons obhquement. Vue splendide du Nil et d'une immense étendue de terre, paysage plat sans inci- dents, beau par son étendue et ayant pour pre- miers plans les dévais de la montagne. Un peu de désert. Mouvement de terrain, léger. Un trou dans lequel on descend; il faut mar- cher sur les genoux. C'est du sable, bientôt ce n'est plus que de la pierre ; les pierres anguleuses sont grasses, mais glissantes. Douleur aux ge- noux, tout suinte le bitume, on rampe sur la poi- trine, atroce fatigue; seul, on n'irait pas loin, la peur et le découragement vous prendraient. On tourne, on descend, on monte, souvent il faut se ghsser de côté pour passer, je suis souvent obhgé de me mettre sur le dos et de me ghsser à coups de vertèbres comme un serpent. A deux cents pas environ du chantier des momies, cadavre dessé-

EGYPTE. 2 5 9

ché d'un Arabe que l'on ne voit bien que jusqu'au tronc : il a la face horriblement contractée, la bouche de côté, ronde comme un œuf, crie de toute la force humaine possible; c'est un Arabe venu avec un Maugrabin, et mort on ne sait comment. La tradition est qu'ds étaient venus chercher des trésors et que le Diable l'a étranglé. II y a quelques années à peine, si l'on pouvait en- trer dans ces grottes on y étouffait au bout de cinq minutes ; il se sera déclaré sans doute quelque courant d'air depuis. II J a quelques années, le feu y a pris et a duré un an ; c'est sans doute la cause de l'espèce d'humidité qui y règne, le bitume suinte de partout, les roches en ont des sortes de stalactites , on en sort goudronné ; l'Arabe, mentionné plus haut, s'est momifié tout seul. On me dit de faire un effort pour monter, je m'appuie (les bougies sont éteintes) sur les deux pieds de momie, qui font seuil, et j'entre.

Amoncellement désordonné de momies de toutes sortes, le plafond noir de bitume, les cotés pleins d'ombre, le sol gris jaune, de la couleur des bandelettes; je m'assois haletant par terre, la toux ne me quitte pas.

Ils sont tous, les uns sur les autres, entassés, tranquilles; on casse des os sous ses pieds, on baisse la main et on tire un bras. Jusqu'à quelle profondeur faudrait-il descendre pour trouver le soi ? II y en a tant qu'il peut y en avoir.

Le retour est encore plus pénible, on a la fatigue précédente en sus. A partir de la seconde moitié de la route, c'est accablant... on arrive brisé, suant à grosses gouttes, le cœur battant à vous rompre les côtes, la poitrine oppressée

260 NOTES DE VOYAGES.

comme si l'on portait dessus cent quintaux; l'im- pression de terreur et d'étrangeté y est peut-être pour beaucoup.

Ce voyage a duré pour moi trois quarts d'heure et cinq minutes, trois quarts d'heure juste pour Maxime.

Nous revenons à la cange par un beau et clair temps, le vent frais; la vue est encore plus belle en descendant la montagne qu'en la montant, on voit sans être obhgé de se retourner. A peu près au haut de la montagne, à droite, en montant, trou naturel, carré, au bord duquel se tenait le matin un gros oiseau; au haut de la montagne, endroit droite en descendant) couvert de

grosses pierres rondes ressemblant assez à des oulets. Nos matelots disent que c'étaient origi- nairement des pastèques et que Dieu les a chan- gées en pierres. Pourquoi? parce que ça lui a fait plaisir. Voilà toute la légende.

Hamarna. Nous arrêtons à Hamarna (non indiqué sur la carte) le jeudi i^juin, à 5 heures du soir, sur la rive droite.

Palmiers, coude du Nil, deux bateaux qui re- montent étant à ma gauche par rapport à la place je suis assis. Trois petites filles passent, assises sur un seul âne, la plus grande à l'arrière, la plus petite sur le garrot; les six jambes bal- lottent pour faire aller l'âne. Homme qui passe sur un chameau; une femme derrière se tient accroupie. Paysage charmant et d'une largeur tranquille.

Sheik-Abadeh ( Antinoé). Vendredi 14, arrivé à II, heures du matin.

Enorme et rameux sycomore.

EGYPTE. 261

II ne reste rien : trous, monticules gris, un palmier çà et là, la chaîne arabique au fond. Ruines d'un bain qui ressemble complètement à un bain arabe; par terre, traces de colonnes de marbre.

Dans le village, par terre, un chapiteau com- posite; une colonne passe au milieu d'une maison.

Antinoé est la vraie ruine dont on dit : « ici pourtant fut une ville ».

Des Arabes nous viennent offrir de sottes curio- sités. — Petite fille rousse, large front, grands jeux, nez un peu épaté et reniflant, figure étrange pleine de fantaisie et de mouvement ; autre enfant brune, à profil droit, sourcils noirs magnifiques, bouche pincée. Quel charmant groupe un peintre eût fait avec ces deux têtes et le paysage à l'entour! Mais oii trouver le peintre? et comment composer le groupe?

Beni-Hassan. Samedi i^. Le matin, Jo- seph est malade de la fièvre, il ne nous suit pas. Sables, puis on monte tout droit. Nous visi- tons les deux grottes le plus au Nord. Dans la première : chasses; un lion qui tombe sur une antilope , gymnastique très drole ; dans ladeuxième : chasses; mais plus abîmée que la précédente. Les colonnes de l'intérieur ont disparu. Trois voûtes parallèles, c'est-à-dire trois corps de plafonds taillés en forme de voûtes. A l'entrée des deux grottes, colonnes doriques. La création du sheik, ici à son apogée, nous empêche de bien considérer les grottes.

Menieh. Dimanche 16, Le pharmacien du Gouvernement espagnol. M. Monnier et a sa compagne ». M. Narcisse Poirier. Le père

262 NOTES DE VOYAGES.

Antonini. Le pharmacien du régiment. Longue sieste chez M. Monnier.

Djebel-Feir. Lundi ly, à midi, nous sommes forcés d'amarrer en face; c'est qu'est situé le couvent copte. Cette fois, c'est bien pâle : deux ou trois moines seulement viennent nous demander batchis à la nage; ils ont, comme la première fois, la mine de gredins, mais notre grotesque n'est plus là!

Village de Garara. Mercredi iç. Avec le santon de Sheik-Ambarek. L'intérieur du santon est couvert, par terre, de nattes usées; une cange est pendue en ex-voto au plafond, à l'aide d'un fil, et une autre plus petite de même.

Je suis resté longtemps assis sur le seuil du san- ton, le dos tourné vers le village adossé au pied de la montagne blanche.

Fechn. Jeudi 20. A quelque distance du fleuve est le village. Santon de S^heik-Schesnerdé, grands arbres à l'entour, bruit régulier de grosse caisse et de cymbales; deux hommes dansaient ou plutôt s'inclinaient de droite et de gauche, l'un devant l'autre, en faisant des mines avec leur mi- layah : ça tenait le milieu entre le danseur et le derviche, et c'était en somme assez pitoyable.

La ville n'a rien de particulier.

Vendredi 21, temps exécrable.

Benisouef. Samedi 22. Arrivés à 9 heures du matin.

A 8 heures du matin, comme nous venons de nous lever, arrivée à bord d'un petit santon tout nu, ruisselant d'eau, et qui nous embrasse avec eff\ision : 10 piastres.

A Benisouef, achats. Capitaine aimable chez

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le barbier. Le b. . . est démoli, je reconnais seu- lement, en y allant, la poutre contre laquelle j'ai cuydé me tuer. Dans la rue, un chien avec un chancre à Toreille, qui était pleine de mouches et d'œufs de mouches. Nous allons chez une vieille femme acheter des poulets : cahue, chèvres qui montent et descendent l'escaher, une surtout avec des taches noires sur ses oreilles blanches; le poulailler était une espèce de four, bas, on prenait les poules.

A 4 heures et demie, nous nous arrêtons, à une lieue environ de Benisouef, à cause du vent con- traire.

Saoul. Dimanche 2^, nous nous arrêtons, au miheu du jour, au village de Saoul. Le soir, nous allons, avec Joseph, pour chercher du lait; les buffles revenaient du fleuve, on les a attendus pour nous donner du lait. « Fi léban ? »

Des bœufs, tournant en rond, battaient les blés, ce qui me rappelle l'idylle égyptienne : « battez, battez, ô bœufs, etc. ».

Placés sur un monticule de poussières, ayant derrière nous une ligne de palmiers dans lesquels un soleil couchant se répandait, nous avions de- vant nous la chaîne arabique, le Nil au deuxième plan, la campagne blonde de blés coupés, avec des fellahs et des bœufs s'y agitant; sur les murs des maisons, des blés. La lune a paru toute ronde, entre deux palmiers. Rien ne faisait mieux songer à l'Egypte ancienne, l'Egypte agricole et dorée. Peu à peu la nuit est venue.

Retour au Caire. Mardi 2^, au matin, nous avons vu le Caire; nos hommes rament d'un air gai, nous revoyons les Pyramides, le nombre des

264 NOTES DE VOYAGES.

barques augmente peu à peu, et, successivement, Rhoda, Giseh le conac jaune de Soliman-Pacha, le palais de la grande princesse Boulak; nous voilà revenus.

Le Caire. Je vais de Boulak au Caire à pied, je rencontre Brochier dans la rue de l'hôtel. Le Caire m'a paru vide et silencieux, impression pa- reille à celle que l'on a lorsqu'on descend de dili- gence et qu'on se trouve tout à coup seul, désœuvré, dans un hôtel. Je défais les cantines et les range.

Courses au consulat pour les lettres, paquet de lettres. Catastrophe galante de Maxime ! - Dîner, la table est mise près du jardin. M. Ro- chasse. Daguerréotypes, le soir. La nuit, regret énorme du voyage et du bruit des avirons tombant en cadence dans l'eau! Pauvre cange! oui, pauvre cange, es-tu maintenant? qu'est-ce qui marche sur tes planches?

Mercredi 26. Visites. Dîner à Boulak, chez raïs Fergalli; le petit Khalill en gilet de soie nous sert; nous dînons dans une salle basse, un peu obscure, ayant des carreaux dans l'angle du fond, à gauche, en entrant. Luxe de pains.

Caractère patriarcal du raïs Fergalli.

Le soir, àl'Esbekieh, musique. Lambert-bey et Batissier.

De toute la semaine, rien! le soir les musiciens maltais de l'Esbekieh, « etni chicheh » crié par un grand Nubien qui court en les portant : « Cawadja iousef, etni chicheh ». Conversation de Lam- bert, discussions esthétiques et humanitaires avec Lambert sur la théorie de l'art. Histoire du cheval de Kosrew-bey et de Sassetti. Visite à Linant-bey, jardin embaumant au fond, avec Lubert

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et le docteur Arnousse. Histoires polissonnes de Lubert-bey^; anecdote de la princesse Bagratien aux Champs-Elysées, avec un grand escogriffe en redingote blanche et en canne par derrière. Nuit passée jusqu'à 4 heures du matin avec Mou- rier, à parler du père Jourdain ; nous avions com- mencé par parler de Hamiet. Fagnard vient dîner à l'Hôtel du Nil.

Dernière journée. Aujourd'hui lundi i"' juillet, visite le matin à Willemin, qui est au lit, se lève en caleçon ; à Lambert en takieh et en robe de chambre; il s'élargit vers nous quant aux doctrines esthétiques.

Après le déjeuner, chicheh au Café du Mouski.

Adieux à MM. Delaporte et Belin. Nous allons à l'hôpital de Caserlaïneh. Roseaux. Navrement profond de f. .. le camp. Je sens par la tristesse du départ la joie que j'aurais avoir à l'arrivée. Des femmes puisent de l'eau , fellahs que je ne verrai plus! Un enfant se baigne dans le petit canal de la Sakieh.

Sultane : le public m'empêche d'être ému suffi- samment de ses larmes de reconnaissance; elle veut nous suivre dans notre pays! J'avais déjà éprouvé cette émotion à Assouan, c'est pour cela peut-être qu'elle fut faible ici.

Boulak-Haçanin. Adieux des matelots ; l'émo- tion avait été hier en embrassant raïs Ibrahim pour lui dire adieu. M. et M""* Fagniart : Fagniart me semble plus dégagé plastiquement (il ne pose plus le gai), parce que il est dans le vrai. Dîner chez Willemin. Dernière soirée avec Lambert, adieu à la grille de son jardin; une sympathie quittée.

206 NOTES DE VOYAGES.

Mourier jusqu'à 3 heures; le jour paraît, les coqs chantent, mes deux bougies brûlent, je sue dans le dos, les jeux me piquent et j'ai le frisson du matin. Combien de nuits n'ai-je pas déjà pas- sées!... Dans quatre heures je quitte le Caire. Adieu à l'Egjpte! I Allah! comme disent les Arabes.

Mardi matin, 4 heures 5 minutes.

Du Caire à Alexandrie. Paquebot du Caire à Alexandrie. Delaporte, Belin, Lubert venant dire adieu à M. et M"* Langlois; Lubert en cha- peau de paille. Le colonel Langlois et sa femme.

Alexandrie. Hôtel d'Orient. Après-midi passés à lire Valentine, Indiana, Tbadeus le ressuscité , la Guerre du Nizam, une Veuve inconsolable de Méfj; quelques visites : en somme, rien.

MM. Dufau, Chojecky (Koieski), Smith.

Nous retrouvons le Polonais compagnon de M. Robert qui, dans ce moment, dirige la construc- tion d'une éghse au bout de la place des Consuls. Préparatifs du départ, emballage. M. Custos, commis de la maison Pastret.

Un jour, en allant dans les bazars pour acheter des takiehs, femme accroupie, vêtue de blanc, au coin d'une rue, et qui en a deux ou trois. Patron de barque grecque. Après-midi passé sur le port ou dans la rade.

Au spectacle, Bruno lejileur en italien.

La veille de notre départ, promenade en calèche avec M. Girardin, à la maison de campagne de M. Patret et à celle d'Abbas-Pacha (ancien jardin Rosetti). Ces jardins sont d'un aspect atrocement triste, on y crève d'ennui; le désert est derrière,

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ça semble vouloir le nier et il vous persécute dans les horizons. Au Jardin d'Abbas-Pacha, colonnes au pavillon; premier plan : verdure, le désert au bout. C'est bien le jardin d'où, dans son pa- villon, la sultane voit venir au loin un dromadaire qui galope à toutes jambes, elle jette un regard triste sur l'horizon sans bornes. . .

Nous revenons , notre sais court devant la calèche et fait claquer son fouet.

Narguilehs fumés dans un café grec. Estrade en planche sur la mer.

D'Alexandrie a Beyrout. Le lendemain, embarqués sur VAlexandra, à i heure. On ne part que le lendemain mercredi, à cause du tourillon. C'est pendant que je dormais que le bateau est parti, je n'ai pas vu s'en aller à l'horizon la terre d'Egypte , je ne lui ai pas fait mes derniers adieux. . . Y retournerai-je ?. . .

Capitaine peu aimable, grand nez comme de Maurepas. Polichinelle de docteur. M. Hé- bert, père Parain maritime, ancien négrier, de Nantes. M. Delabouq-Perehne. Pas de mal de mer.

A bord, petite négresse qui appartient à des marchands chrétiens de Syrie; elle pleurait en abondance et est restée presque tout le temps cou- chée sur le flanc, au soleil, à côté de la cheminée. (Dans les rues d'Alexandrie, flâne un gredin de nègre vêtu à l'européenne, garni d'un chapeau et d'une canne.) Deux moines, l'un hollandais, qui va en Perse, l'autre a l'air italien et va je ne sais où.

Le soir du jeudi on aperçoit la terre de Syrie : brume sur les côtes, tout est trempé d'humidité.

268 NOTES DE VOYAGES.

quelques lumières à ras de l'eau, c'est Beyrout. Le bateau va à demi-vapeur. Silence. Une poule sous l'avant glousse, la lanterne suspendue à la vergue crépite dans la nuit, commandements du capitaine sur la passerelle, sondage; on repart, on s'arrête, la lune est couchée, étoiles, étoiles. II vient de terre un cri strident et répété (ce sont les cigales?) comme un chant de grillon; puis la voix d'un coq et un autre qui lui répond, les lumières grandissent. Nous laissons à notre gauche un navire dont la chambre du capitaine est éclairée. On lâche l'ancre, je vais me coucher, il est 3 heures du matin.

r

PALESTINE.

PALESTINE.

VENDREDI I p ^*l Départ de VAlexandra à 7 heures du matin. Voix du timo- nier de notre barque qui me rappelle celle du marchand de mouron. Nous prenons avec nous une petite Alsacienne qui va rejoindre son fiancé à Jérusalem et un jeune Allemand en lunettes qui l'accompagne. Débarquement, embarras et colère; bêtise des lazarets en général et du chef gardien du lazaret de Beyrout en par- ticuher. Le Docteur du bord prend un bain, sa balle avec son chapeau de paille dans l'eau. On s'arrange. Grand vent dans le lazaret. Le soir, bam de mer; quelle mer! Liban cou- ronné de nuages, cigales qui sautent dans les buis- sons. — Lazaret. Voix de l'homme qui nous y conduit dans sa barque; elle me rappelle celle du

('î A partir de cette date, Flaubert n'a plus mis au net les notes de son voyage en Egypte; nous donnons la copie fidèle de son carnet de route.

2/2 NOTES DE VOYAGES.

marchand de mouron. Palais du Lazaret nous logeons : embarras du débarquement, le chef gardien, grand dégingandé avec un œil de tra- vers , trois jours , grand vent par les fenêtres , émigré itahen cognant dans le corridor. Bain de mer.

Le mardi matin, nous en sortons. Homme en veste bariolée, en coufieh, qui arrive au galop, figure pâle, fière tournure. Haies de figuiers de Barbarie, café au bord de feau, voyageurs sur des ânes. Cela me fait feffet d'un paquet de ru- bans qu'on me secoue devant les jeux.

Beyrout^^I Les maisons sont en pierre, ce n'est plus fEgypte; je ne sais quoi qui fait déjà penser aux croisades. Hôtel de Baptista sur le port. Fort dans la mer, à droite, démoh par les Anglais. Bataille pour les pastèques qui arrivent de JafiPa. Les enfants qui se baignent là, toute la journée, se font des turbans verts avec les mor- ceaux de pastèques qui flottent sur l'eau.

Hôtel. Le chancelier d'Autriche : « Le séjour de Damas est-il délicieux ? y passez-vous des soi- rées sereines?» Un Russe, le capitaine maltais, l'émigré itahen qui me fait l'effet d'une canaille et accepte très bien nos 50 francs. Bazars : c'est très heurté, tassé, populeux, beaucoup de soie. Soirées du Ramadan; petite mécanique dans les cafés, qui fait du bruit; on boit de la neige.

MM. de Lesparda, Rogier, Peretié, M. et M™" Suquié.

Cimetière, un soir, à la tombée du jour : trois moutons qui paissaient l'herbe parmi les pierres;

''> Voir Correspondance f I, p. 429.

PALESTINE. 273

un Arabe couché sur un tombeau, avec deux ou trois autres qui avaient l'air de blaguer et faisaient tranquillement leur kief; un chemin au beau mi- heu et par-dessus les tombes. La mer, verdure, et Beyrout à droite; beaucoup d'herbes. Un vieux, maigre, à barbe grise, qui dit son chapelet sur une pierre. Enceinte qui renferme deux tombes, et a un dessus de tente pour protéger les branchages sur les deux tombes.

Pique-nique sur l'herbe aux pins : moines pas- sant avec des chapeaux couverts de mouchoirs; chameaux ; ciel violet sur les montagnes à travers les arbres. Matinée chez Rogier : la petite Turque, coiffure de jasmin, Fatmé mélancolique; la grosse, la maigre, balle sereine de Rogier, im- portance d'Abdallah.

Partis de Bejrout à 4 heures et demie du matin. D'abord sables entre des haies, puis les montagnes; grandes pentes. Entre les gorges une poussière de lumière comme de la neige éthérée qui se tiendrait en l'air immobile et en serait péné- trée ; à droite la mer. Le cuir de ma semelle crie. Des bouquets de caroubiers se versent sur la terre et ont l'air taillés comme des arbres de jar- din.— Rencontre de zingari (je ne crois pas que ça en soit) : un enfant, portant une grosse caisse sur le dos, à la tête de mon cheval, me montre le ciel en levant les mains et répète plusieurs fois Allah d'une façon attendrissante; femmes qui portent l'enfant dans une espèce de hamac sus- pendu à leurs mamelles. Lauriers-roses, rivière el-Damour, un tournant ça a l'air d'un coin de parc. Un peu avant, effet d'un pont dont il ne reste plus que les arches initiales. Les lauriers-

274 NOTES DE VOYAGES.

roses en fleurs poussent jusque sur le bord de la mer. Nos chevaux passent dans l'eau.

Déjeuner à ii heures et demie, à Habbi-Jones, endroit Jonas fut vomi Une grande gorge qui se dévale vers le rivage, avec deux grands arbres. Dormi sur une natte dans un café; une petite varangue de branchages secs devant; nos mulets débâtés se roulent. Nous repartons à 2 heures. La route (ancien chemin, on le suit

f)ar moments) monte des coteaux, descend, suit e bord de la mer, la mer, la mer, enfonce dans les sables, remonte parmi les pierres, nos che- vaux marchent lourdement. La pente des mon- tagnes s'incline à cause de la quantité de pierres mêlées à la verdure, ça ressemble à un immense cimetière abandonné.

SiDON au fond de l'horizon, à la pointe, dans les flots, avancée en pâté. Devant la ville, un rocher, long, autour duquel plusieurs vaisseaux. Jardins. Silence de la ville en y entrant. Un vieillard aveugle, en turban vert, conduit par un enfant. Au miheu des rues est une espèce de rigole carrée pour les chevaux; on sent l'en- cens, l'éghse, une odeur sacerdotale, quelque chose qui fait penser à la fraîcheur des églises en été. Khan français : vasque carrée; au milieu, bananier. Chevaux de l'émir Beschir. Cou- vent des frères de la Terre-Sainte. Docteur Gaillardon, son divan. Souper dans une grande salle; pots en étain qui contiennent de l'eau d'où on la verse dans notre carafe. Père Casimir, longue barbe, parlant itahen, vite, et fermant l'œii.

Mercredi ^i juillet, 9 heures du soir. La

PALESTINE. 275

journée d'aujourd'hui moins accidentée qu'hier. On sort de Saida par des jardins, puis on regagne la mer, que l'on suit presque toute la journée; les montagnes sont plus basses que le jour précédent et plus loin du rivage. Une vieille tour du temps des croisades, entourée de feuillages à sa base, éclairée par le soleil levant. Presque toute la journée on traverse une lande couverte de char- dons desséchés, de petits caroubiers que le vent de mer a rasés; quelquefois un champ de maïs, un plant de tabac. Le matin nous avons passé une rivière, le pont à angle a sa troisième arche séparée de lui, le bloc s'en est allé se pencher sur le flanc et reste au soleil.

Déjeuner à Anhydra, au bord de la mer; il y a une petite baie, nous la voyons à travers deux grands arbres. Vasque carrée, sur le rebord de laquelle nous avons déjeuné avec des figues, de la viande froide et de la confiture de dattes. Un grand figuier dans la cour (derrière la maison), oii coule dans un petit aqueduc l'eau qui va tomber dans la vasque. Veau qui tétait une vache de couleur gris perle.

Nous repartons; seconde rivière; je reste monté sur le bord à voir tous les mulets passer à travers le bois de lauriers-roses qui s'épanouissent à l'en- tour de feau. La lande, triste, triste. Troi- sième rivière; nous la passons sur le pont, elle est trop large, feau est très verte. Gourbi de bran- chages oii nous hahons. Vieux bonhomme assis là, qui est pris de convulsions.

Tyr est au milieu d'une espèce de demi-lune très évasée. Arrivés à 2 heures, descendus au couvent grec; plus rien, quelques méchants ba-

18.

Xj6 NOTES DE VOYAGES.

zars, un silence de peste et de mort, çà et un enfant magnifique. La race ici (femmes), ce que j'en peux voir me semble fort belle. Avant d'arriver à Tjr, sur le sable un vieux vaisseau échoué, un homme qui lave un mouton dans la mer. Le port est à gauche en arrivant. Deux grands blocs restés debout dans l'eau. Pour monter dans le haut quartier de la ville, il faut passer le long du mur d'une maison qui plonge ses pieds dans l'eau, sur quelques pierres mises là, ou qui sont en forme de trottoir. Per- sonne; c'est encore plus silencieux qu'en bas. Le drapeau blanc du consul de Naples flotte à son mât sur une maison. Des remparts, vue bleue de la mer, le ciel est triste, quelques nuages, l'air est sombre quoique lumineux. La ville entou- rée de remparts moyen âge, comme Aigues- Mortes. En face de nous, à une demi-portée de fusil, un tas dispersé de colonnes de granit dans l'eau; il y en a plusieurs dans le port aussi, la mer les lave et les relave sans cesse.

A l'endroit nous étions, il y avait un coude des remparts, ça faisait angle, Je soleil casse- brillait sur les flots bleus. M. Elias, agent fran- çais, va bientôt crever; grand divan blanc avec un divan tout autour, voûté, ancienne église; sa petite et grassouillette vieille femme pète dans un chibouk pour le curer. Effet de ses joues enflées, avec les longs fils de soie de sa chevelure qui lui pendent jusqu'au cul. La grande négresse sur ses patins, qui jetait de l'eau dans la cour. Femme mûre assise en face de nous, les genoux écartés, immobile, œil noir et fendu, nez aquilin arqué, visage marmoréen; je pense aux races

PALESTINE. 277

antiques et ce que devait être la femme d'un patri- cien de Tyr. Sa fille, visage ovale, blanche avec des cheveux noirs. Légion de demoiselles dans l'appartement à droite en entrant.

Du haut de la terrasse de cette maison, la mer, les remparts, les maisons avec leurs terrasses blanches que relèvent les verdures qui les sépa- rent; quelques pahniers (le palmier de Tyr sur les médailles ) tournés vers la terre, une plainci

Le Liban : une chaîne basse, de couleur un peu gris violet; derrière elle, une seconde chaîne, violet très pâle, noyée dans les nuages et teintée de lait, d'un effet aérien. Mauvais dîner. L'épouse du sieur Elias demande un petit batchis à Joseph. Jeune homme, fils de l'agent d'Au- triche, à qui nous donnons du sulfate de quinine.

Dans la cour du couvent grec, nous ne voyons ni couvent ni Grec, mais à droite, en entrant, d'assez belles filles avec des matelots grecs : c'est une famille qui demeure là, ça m'a l'air un peu

b , et ce qui me flatte, en pensant à fEnnoïa

de Simon que j'ai fait danser nue devant des ma- telots grecs. Couchés au premier, dans une grande chambre , sur des nattes. Toute la nuit dé- mangeaisons de boutons de puces, de moustiques. La lampe suspendue près de la porte ouverte, éclaire. Bruit des sonnettes des mulets.

Vendredi. Partis à 4 heures du matin, avant le lever du soleil. Me semble plus courte que la précédente, quoiqu'elle soit plus longue. Moins de lauriers-roses, mais ça change. La mon- tagne, toujours à notre gauche, s'abaisse de façon à ne plus être que des mouvements de terrain. Bouquets d'arbrisseaux à fleurs violettes, qui

278 NOTES DE VOYAGES.

ressemblent à de la lavande ; les arbres du côté de la mer sont courbés et rasés par le vent.

En sortant de la ville, tour carrée, enfoncée dans la verdure; le soleil n'est pas encore levé, c'est d'un ton dur et verdâtre; la tour est carrée, ronde sur ses angles, les fenêtres vont s'élargissant de l'intérieur à l'extérieur. Un escalier conduisait à l'entrée de la tour, on n'y peut monter, il y a brèche entre lui et la tour. En fait de' vasques de Salomon (nous tournons autour d'un clos sans savoir pourquoi, cheval de Joseph), je vois une grande auge carrée, mais c'est un assemblage de mouhns, de bruit d'eau, de cabanes et de verdure accoudés à un déval de terrain. Nous sommes joints par un jeune homme en veste verte, à nez cambré comme M. de Radepont, et à yeux noirs, qui me paraît beau de loin et assez laid de près, monté sur un cheval, à la turque avec un tapis sur la selle. L'ancienne voie reparaît par places; elle est droite, tirée au cordeau et de la largeur d'une grande route de troisième classe ; nos che- vaux trébuchent sur ces grosses pierres. A gauche pente qui monte, à droite pente qui descend; rochers parmi la verdure ou verdure parmi les rochers; les fleurs violettes de la veille, carou- biers, etc. On monte. Djebel EI-Abbiat (cap blanc), Chemin ardu, la corniche en grand, on monte, on monte, les chevaux donnent de grands coups de reins; on donne en plein sur la mer. Grandes marches naturelles, comme d'un escaher, ça tourne quelquefois. On aperçoit tout à coup la mer entre les deux oreilles de son che- val, à quelques centaines de pieds au-dessous de soi. Comme c'est beau! La descente est plus diffi-

PALESTINE. 279

cile. La voie recommence, elle s'arrête à deux fontaines qui coulent à pleine gorge. Collines qu'on monte et qu'on descend. Autre mon- tagne, mais d'un effet moins magnifiquement em- poignant comme montée; il n'y a qu'au haut, d'où l'on a une vue immense de la mer, tout à coup. C'est sur celle-là qu'allaient, faites pour elle, les galères à proues peintes. De on peut voir Tjr, sans doute on venait pour voir arriver les vais- seaux qui revenaient de?...; plaine à nos pieds à gauche. Une ancienne maison à l'ombre de laquelle nous hahons un instant, deux étrons à l'endroit le plus beau. II faut repartir, nous redes- cendons. — Déjeuner dans le bouquet d'arbres que nous apercevions d'en haut; nous dormons au bord de la route sous un saule.

Repartis, on va tout droit; un janissaire, vêtu de blanc, passe au galop devant nous; à l'entrée d'un petit pont nous rencontrons une troupe de gens à mine étrange, bronzés, hâlés, quelques- uns avec des peaux de gazelle et de mouton, coif- fés de bonnets pointus; deux portent sur leurs épaules quelque chose d'enveloppé dans une coiffe, qui m'a l'air de guitare et qui pourrait êtrft- des carabines : ce sont des derviches, arrêtés par la police du lieu pour voyager sans tesquereh. Cette bande n'a pas l'air rassurant, Max se rap- proche des bagages. Rencontre de Bédouins du pays de Hauvay, ils viennent vendre des blés à Saint-Jean-d'Acre. Gens hâlés, beaux comme chic, avec des cordes de chameau à la tête et de grandes couvertures à raies sur les épaules. Deux femmes marchant à pied, l'une a les lèvres peintes en bleu.

28o NOTES DE VOYAGES.

Aqueduc de Djesaher-Pacha, que nous voyons à EI-Maja; il traverse le paysage. Nous l'avions passé quelque temps auparavant, il était couvert de verdure et disparaissait dessous. Rien n'est joli comme la campagne vue dans l'encadrement d'une arche d'un de ces ponts ou d'un aqueduc, surtout quand passent dessous des chameaux ou des mulets.

Saint- Jean -d'Acre, de loin un carré long avec une tour à chaque bout. La ville me semble, à l'arrivée, un bazar animé; marchand de sherbet et de boissons froides, avec un morceau de neige sur un pic en fer. Khan sale et abandonné, nous déposons nos bagages. Nous dînons dans un cabaret, avec une ratatouille il y avait des tomates, et que nous dévorons à pleines mains en buvant du sherbet à la neige qui sent le raisin, la rose et la mélasse. Espèce de canaille grisonnante, à accent anglais, qui nous fait des questions de gendarmes. Couchés près de la vasque vide du khan, sur nos lits, sous un saule brûle suspendue une mèche dans un verre d'huile, elle éclaire le feuillage sur ma tête.

Saint- Jean-d' Acre, désolé, vide, maisons en pierres comme dans les autres petites villes. On y pense à des engagements de croisés dans les rues. La ville est pleine de ces Bédouins, leurs tas de blé encombrent une cour qui ferme sur la mer : c'est l'entrée du port qui n'existe pas. La rade est fort grande, mais c'est plutôt à Caïffa que l'on pourrait en faire un. Deux tombes d'officiers anglais au milieu de la ville; pourquoi ne pas les avoir mises au cimetière turc? c'est d'une vanité triste. Tombes antiques, l'une couronnée d'une

PALESTINE. 28 I

urne et la seconde carrée à la romaine, les chiens ch... tout autour.

Grande cour, ancien camp fortifié, garni de quantité de petites arcades supportant des arcades ; ça a un aspect de cirque et me rappelle au pre- mier coup d'œil les arènes de Nîmes. Traces de boulets anglais; la veille, avant d'arriver à Saint- Jean-d' Acre, nous avions trouvé un obus dans les champs. Nous voyons des femmes qui s'enfilent sur un côté de la tête des brochettes de piastres d'argent ou des talaris.

Jusqu'à Caïfifa on suit le bord de la mer; sur le rivage des débris de pastèques, quelques-uns blan- chis par le soleil, à l'intérieur, ont l'air de crânes vidés. Rien n'est plus triste qu'un beau fruit sale. Paniers échoués, débris des naufrages, des nattes aussi , carcasses de vaisseaux enfouis dans le sable comme seraient d'animaux marins morts de vieillesse sur la grève. Au fond de la rade un vais- seau sur le flanc, qui n'a plus que sa membrure et un mât, ressemble à une mâchoire dans laquelle serait fiché un cure-dent. Nous passons deux rivières à gué, la seconde assez large et plus pro- fonde, nos chevaux ont de l'eau jusqu'au ventre.

Caïffa. Rien, ville neuve, bazar ouvert, sans nattes pour garantir du soleil. L'agent français nous dit que les Wahabites se sont emparés de la Mecque. Sur la plage, un oiseau de mer, gris avec le bout des plumes noires et bas sur pattes (une mouette), volait et marchait devant moi, tantôt partait puis se rabattait tout doucement. J'étais dans un bon état. De Caïffa au Carmel on monte. Au pied du raidillon qui mène au mo- nastère , énormes oliviers , creux en dedans : laTerre-

28 2 NOTES DE VOYAGES.

Sainte commence, ils sont au bas de la montagne et sur la pente; on a vu ça dans les vieilles histoires saintes. Je songe à Chateaubriand en Palestine, à Jésus-Christ qui marchait nu-pieds par ces routes.

Arrivés au monastère à midi environ , il fait grand vent; devant le couvent, jardin potager avec une petite pyramide au miheu, elle indique les restes des Français à Saint-Jean-d'Acre, pendant l'expé- dition de Bonaparte.

Mont-Carmel. Samedi^ août 18^0, 9 heures et demie du soir. Le couvent, grande bâtisse blanche. Eglise en dôme, fortifiée; il j a même des moucharabiehs dissimulés. Rien de curieux, ça sent le couvent moderne, le Sacré-Cœur, c'est propre et froid, rien de vrai. Comme ça contrarie le sens rehgieux de l'endroit ! que c'est peu le Car- mel quoique ce soit au Çarmel! Au-dessous du chœur de l'église, grotte d'ÉIie. Le Père Charles, le Père hospitalier. Sieste, pris nos notes, dîner.

Max copie les plus belles choses des voyageurs dans le livre.

Dimanche 4, visité le couvent. Un capitaine marchand, marseillais, avec son gamin. Partis à 9 heures jusqu'à Castel-Pelegrino , au bord de la mer, dans des sables tirants.

Castel-Pelegrino. Ruine d'un effet charmant et terrible. Quels gars que les croisés ! quelles poi- trines et quels bras ça avait! C'est maçonné comme le Château-Gaillard, qui est de la même époque (3' croisade, Philippe Auguste, Richard Cœur de Lion), seulement la maçonnerie de galets et de mortier est recouverte de pierres de taille. Un grand pan de mur, du côté du Carmel, encore debout tout droit; de ce côté une petite tour

PALESTINE. 283

(arabe?); du côté de la pleine mer, belle et vaste salle ogivale (des gardes?); bâti en pierres énormes, porte sur la mer. Du côté faisant face à la terre, petit navire à droite (avec une grue qui sert à transporter des pierres à Saint-Jean-d'Acre). Vue générale de la ruine : à gauche, un puits comblé; en haut, une construction carrée, plus moderne, faite avec les débris de la forteresse et habitée par quelques Arabes dont l'un demande à voir le couteau de chasse de Joseph. Dans les environs quelques cahutes arabes, des chiens aboient après nous. Contraste de cette ruine du monde germanique, normand, roux, et brumeux, avec ce ciel, ce soleil et cette mer.

La vue jusqu'à Thura (Dora). A notre gauche, la chaîne de coHines couleur de terre est brodée et comme fresquée en gris par les pierres; à un endroit, mouvement de terrain, tout gris blanc, à cause d'elles; ce sont de grandes dalles. Deux ou trois maisons carrées en haut. En bas de la pente, à peu près, un arbre, sorte de frêne, déchi- queté et dont les racines, sorties et couchées sur le sol, ont plus de deux longueurs de cheval de long. C'est comme d'énormes câbles les uns sur les autres et étendus, mal attachés, au pied de l'arbre.

Tous ces jours-ci, quantité de cigales, de lézards ou de salamandres et de caméléons; ceux-ci se promènent lentement sur la pointe des buissons desséchés ou sur les grosses feuilles piquantes des figuiers de Barbarie. Hanna en a pris un par la queue, l'a donné à Max, qui l'a lâché sur la cri- nière de son cheval (il avait des taches chocolat), est monté jusqu'aux oreilles, d'où il a dégringolé

284 NOTES DE VOYAGES.

par terre; le cheval de Joseph, derrière nous, a failli l'écraser en passant.

Thura. Chétif village au bord de la mer. Au coin du khan oii nous descendons, hommes accroupis ; l'un lit le Koran à haute voix à la société , un autre se fait raser. Nous logions au premier, dans une salle qui me semble remonter aux croi- sades, ouverte à tous les vents. Dîner par terre, sur le tapis, sur la terrasse en vue de la mer. Avant le dîner, promenade au bord des flots le long de la petite anse, pour aller vers un pan d'une tour ruinée qui domine la mer. Là, restes, dans l'eau, d'anciennes constructions probablement du temps de Castel-Pelegrino , que l'on voit au loin. Nous revenons les pieds dans l'eau. Nuit insectée.

Lundi, partis avant le jour. Froid du matin, nos tarbouchs sont trempés par l'humidité; jusqu'à Césarée nous enfonçons dans les sables.

Césarée. L'enceinte se voit encore, mur continu avec des avancées carrées, en partie cou- vertes de verdure, multipliées et très larges de la base. Anse et restes de constructions (tours?) qui défendaient sans doute l'entrée du port.

Nous siestons à lo heures, à Mina-Saboura, au bord de la mer, sous une avancée de rochers qui nous protège du soleil. De toute la journée nous n'avons pas vu de montagnes, c'est seulement un mouvement de terrain continu; à notre gauche, sables, sables parsemés de caroubiers. Nous ren- controns un homme presque nu avec deux gros bardachs pendus à son corps; il porte sur l'épaule un long bâton. Avant d'arriver à Omkaled-el-Mu- khaled,en sortant d'une lande complètement nue, à la teinte roussie par les herbes desséchées et qui

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va en montant, on découvre tout à coup une plaine immense, d'une teinte vert très pâle, piquée au fond par les boules vertes des oliviers; à l'horizon un bourrelet de montagnes. En arrivant ici, femme vêtue en bleu, qui montait le chemin en portant un vase sur sa tète; elle revenait de la fon- taine, qui est à gauche, au bas du village en j arri- vant. — Nous avions guigné un arbre pour y pas- ser la nuit, mais une petite caravane s'est trouvée être dessous; nous avons traversé le village, nous sommes de l'autre côté, sous un vieux sycomore, les mulets, les muletiers et le bagage devant nous, les chevaux derrière. A notre gauche repose, couché, appuyé sur son habarah , notre guide de la journée, sheik Mohammed, homme à grand nez recourbé et qui porte le poids de son turban sur le côté droit; il à son fusil en travers sous l'oreille. Hier galopage de Hanna pour attraper des crabes; aujourd'hui ces messieurs ont plaisanté à coups de poing et à coups de pied. Le matin, trous de pieds de bêtes fauves sur le sable.

Après une nuit blanche, causée par les puces, sous le beau sycomore, nous partons au petit jour jusqu'à Ali-ebu-Arami , dans l'intérieur des terres, landes parsemées de pierres et de caroubiers.

Ali-ebu-Arami. Restes de forteresse à droite; là, on prend le bord de la mer et l'on voit au loin le pâté long des maisons étagées de JafiPa. Sables oii l'on enfonce, passage d'une rivière.

Arrivés à Jaffa vers midi. Cinq vaisseaux en rade, On monte pour arriver à la ville. Ci- metière en pente. Quelques dômes s'arrondis- sent au-dessus des maisons, le cimetière au premier plan, la ville au second; plus haut, à gauche, des

2.S6 NOTES DE VOYAGES.

nopals, des jardins (c'est à la place du camp fran- çais de Bonaparte). Entrée tumultueuse dans JafFa; nous traversons toute la ville. Couloir entre les maisons et le rempart en partie dénudé et dont plusieurs blocs sont tombés dans la mer. Khan arménien; nous logeons dans un appar- tement de femmes, petite pièce carrée à croisillons de bois. Rues en pente d'une saleté inouïe, toutes espèces d'immondices et de reliques. M. B. Damiani et son père, officiers du Mercure; nous faisons avec lui une promenade. Hôpital des pestiférés de Jaffa. Couvent arménien à ar- cades au premier. Couvent catholique nul. M. Damiani nous montre, au pied des remparts, du côté des jardins, un pied qui est l'extrémité de la mine par Bonaparte a attaqué la ville. Khan charmant, avec une fontaine à arceaux au milieu; dans l'intervalle des arcades, sur la face intérieure, sortes de fausses tourelles, terminées par des cônes. Déjeuner dans une locanda grecque, avec du vin de Chypre, du poisson frit froid et des raisins. Le soir chicheh dans un café, au pied de notre khan. Matelots du Mer- cure.

Mercredi matin y. Déjeuner chez M. Damiani avec M. Houman, vice-consul à Saida, et un Polo- nais, chef de la quarantaine de Jaffa.

Partis à 5 heures, routes dans les sables, entre des nopals, comme en sortant de Bejrout du côté des pins. Fontaine d'une construction pareille à celle du khan ci-dessus : colonnes, tourelles à cônes, une grande arcade au milieu, qui est la fontaine; derrière, trois cyprès. C'est un carrefour : un homme se tenant près de la fontaine, à gauche.

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Campagne plate, avec de doux et larges mou- vements (çà et un carré de sésame, en appro- chant de Ramieh), ton général blond quoique très cru. Le ciel est excessivement bleu et sec, sans nuages; à l'horizon, fond laiteux des montagnes. Nous rencontrons quelques voyageurs, les femmes (une petite noire, un peu bouffie) voyagent à vi- sage découvert.

Ramieh au fond de la plaine plate, au pied des montagnes. Plaine unie; on aperçoit la ville en descendant d'une espèce de mouvement de terrain en dos d'âne. Quelques ohviers, rien n'est plus Palestine et Terre-Sainte. Singulière transpa- rence des couleurs : la route, en sable, est ver- meille, textuellement, et toute la plaine grise, illu- minée d'une teinte d'or très pâle. Cimetière avant d'arriver à Ramieh : larges tombes carrées en maçonnerie; Max fait marcher son cheval dessus.

Ramleh. Rue déserte, dômes, quelques pal- miers maigres entre eux, le ciel bleuissant de la nuit au milieu de tout ça, passant sur les arbres et entre les maisons démantelées. Les construc- tions sont en grosses pierres, anciennes destinations militaires. Nous passons sous une voûte ogi- vale, où un cheval est attaché; la ville me paraît aux trois quarts inhabitée. Nous campons en aval de la ville, sous des oliviers.

A cause des moustiques, des chevaux et de l'idée que je dois voir Jérusalem le jour suivant, nuit blanche.

Le msitin jeudi 8 , promenade au jour levant dans Ramieh : rien que nous n'ayons vu la veille, c'est grand , vide et sale. Jeune homme boiteux qui

288 NOTES DE VOYAGES.

tenait nos chevaux pendant cela; c'était un de nos gardes de la nuit passée. Nous rejoignons notre bagage parti trois quarts d'heure avant nous, nous marchons pendant trois heures avant d'atteindre le pied de la montagne. Village de Rohab, on battait les blés; Max me parle de Ruth. Vers le pied de la montagne, nous sommes accostés par une espèce de vieux gredin à barbe blanche et l'épaule couverte d'un habar noir et blanc; il nous sert de garde pendant quelque temps et nous quitte à une maison de pierres, à gauche. La mon- tagne est une succession de gorges les unes sur les autres; quand on croit en avoir fini, on en a encore. Oliviers magnifiques, vieux, creusés en dedans, larges; les pierres ont des trous et res- semblent à des éponges; elles tachent en gris la verdure des touffes de caroubiers, de lentisques et d'une espèce de petits chênes en buissons (rouvre?). Plus on monte, plus les pierres augmentent, la lumière blanchit et donne un ton d'une crudité féroce à la montagne grise (arbustes et herbes sur lesquelles la trace des Hmaces a f air de givre, mais c'est avant la montagne). Çà et un carré foui d'oliviers, mais plus petits. Plateau.

Le village de Kariet-el-Aneb est en descendant déjà, à droite. Maisons en pierre. Une grande construction, qui était une égHse. Jeune homme, en turban jaune, qui me sourit à la porte de fancienne égHse Max était entré. Nous remontons à cheval.

Hannah avait pris à droite, sous les ohviers, et était descendu par le plus court; Joseph file vite et sans lever la tête. Femmes qui dansaient en rond. : « C'est un mort ». Je crie à Sassetti de ne

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pas s'arrêter, il le dit en arabe d'une façon bru- tale, à Abou-Issa. On descend encore quelque temps. Sur les sommets de cet entonnoir, quelques petites tours anciennes. On remonte, c'est de plus en plus sec et dur. Pour descendre il faut quitter son cheval, larges dalles. (Avant le village, la montagne est ainsi, surtout vers le bas : une ligne de pierres, c'est la couche calcaire; une ligne de verdure, et ces lignes parallèles vont dans le sens de la montée.) Enfin nous arrivons, mou- rant de faim , la tête vide et tout nous dansant dans le cerveau, au fond d'une vallée pleine d'arbres il j a de l'eau. Un pont.

Gazerel-Karoum. Jardin , citronniers , vignes.

Famille juive qui nous donne des tapis. Les femmes avec leur espèce de chapeau en visière ou de visière qui fait chapeau. La femme du jeune homme qui nous avait fait toutes ces politesses, plaquée un peu, tétons que l'on voit facilement, grâce au décolletage intermédiaire complet : elle nourrissait son enfant. Nous dormons une heure sous un citronnier, nous nous lavons la figure sous le pont et nous remontons à cheval à 3 heures.

On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau; tous les terrains des mon- tagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. A chaque instant je m'attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas.

La route (on distingue la trace d'un ancien chemin ) est exécrable , il n'y a pas moyen de trotter.

Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d'un mur, cour dans la- quelle sont des oliviers; j'aperçois un santon, c'est tout. Je vais encore quelque temps; des Arabes

'9

apO NOTES DE VOYAGES.

que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient el Kods, el Kods (prononcé il m'a semblé codesse); 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m'ont l'air de revenir du bazar; au bout de trois minutes, Jérusalem.

Comme c'est propre! les murs sont tous con- servés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sor- tant pour monter au bois des OHviers; je l'y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d'Ebron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris; la lumière me semble celle d'un jour d'hiver, tant elle est crue et blanche. C'est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. Max me rejoint avec le bagage , il fumait une ciga- rette. — Piscine de Sainte-Hélène, grand carre à notre droite.

Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. M. Stephano, avec son fusil sur fépaule, nous propose son hôtel. Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement; j'ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec; ces petites rues en pente sont propres et désertes. Hôtel. Visite à Botta. Couchés de bonne heure.

Vendredi ç, promenade dans la ville. Tout est fermé à cause du Baïram, silence et désolation gé- nérale. — La boucherie. Couvent arménien. Maison de Ponce Pilate. Sérail, d'où Ton dé- couvre la mosquée d'Omar. Jérusalem me fait l'effet d'un charnier fortifié; pourrissent silen- cieusement les vieilles religions, on marche sur

PALESTINE. 29 1

des m et l'on ne voit que des ruines : c*est

énorme de tristesse.

Vendredi ç, 5 heures. Jérusalem, Hôtel de Palmjre. En revenant de chez M. Botta, nous avons rencontré des messieurs alsaciens.

JERUSALEM (1).

I I août i8jo.

Voilà le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d'avance ne m'y est encore survenue : ni enthousiasme religieux, ni excitation d'imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens, devant tout ce que je vois, plus vide qu'un tonneau creux. Ce matm, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu'un chien aurait été plus ému que moi. A qui la faute. Dieu de miséricorde? à eux? à vous? ou à moi ? A eux, je crois, à moi ensuite, à vous surtout. Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent! comme c'est badigeonné, plaqué, verni, fait pour l'exploitation, la propa- gande et l'achalandage! Jérusalem est un charnier entouré de murs; la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c'est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d'immondices, un grand trou; dans le trou, du

sang caillé, des tripes, des m , des boyaux

noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout

^') Copie du carnet de route. Ces notes n'ont pas été mises au net. Voir Correspondance, I, p. 432 et suivantes.

19.

292 NOTES DE VOYAGES.

à l'entour. Ça puait très fort, c'était beau comme franchise de saleté. Ainsi disait un homme à rap- prochements ingénieux et à allusions fines : « Dans la ville sainte, la première chose que nous y vîmes, c'est du sang ».

Tout était silencieux, nous n'entendions pas de bruit, personne ne passait; çà et là, le long du mur et nous faisant place, quelque juif polonais, long, barbu, avec son gros bonnet de poil de re- nard; les bazars sont fermés. C'est le Baïram, ce qui fait, à toutes les évolutions rehgieuses de la journée et de la nuit musulmanes, tirer une quan- tité emphatique de coups de canon. Les devantures des boutiques semblent rongées par la poussière et quelques-unes tombent en ruines. Elles sont cou- vertes, longues, étroites et d'un bel effet comme perspective.

Tout est voûté à Jérusalem; de temps à autre, dans les rues, on passe sous une moitié ou sous un quart de voûte; les maisons se sont établies dans ces anciennes constructions, et partout on a des voûtes sur sa tête. Sauf les environs du quar- tier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale; le pavé est presque impossible pour les che- vaux, dans la rue de notre hôtel, un chien jaune pourrit tranquillement au beau miheu, sans que

personne songe à le pousser ailleurs; les m

le long des murs sont effrayantes de mauvaise quahté! Mais il y a pourtant moins de débris de pastèques qu'à Jaffa.

Ruines partout, ça respire le sépulcre et la déso- lation; la malédiction de Dieu semble planer sur la ville, ville sainte de trois rehgions et qui se crève d'ennui, de marasme et d'abandon. De

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temps à autre un Arnaute armé. Dans ces rues vides, en pente, le soleil là-dessus, des décombres, de grands trous dans les murs. H y a, comme à Tyr, à Sidon, à JafFa, sur toute la côte, des enfants à belle tête, les petites filles surtout, avec leurs figures pâles, entourées de cheveux noirs mal pei- gnés. — Notre guide, le jeune lousouf, adoles- cent de 18 à 20 ans, à yeux noirs et à tournure féminine, rougissant, modeste, doux; les soldats turcs (tout comme le pacha) sont amoureux de lui, et l'appellent quand il passe près des rem- parts : « Cawadja lousouf, guel bourda, cawadja lousouf. »

Le couvent arménien est immense, c'est propre, bien maçonné, considérable de cours intérieures, de terrasses et d'escafiers. Constructions pour les moines, autres pour les pèlerins. L'Armé- nien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient; il y a de ces inutihtés de propriétaire, qui dénotent le gousset plein, telles que les rampes en fer sur les terrasses. L'église est surprenante de richesse, le mauvais goût atteint presque à la majesté. Suffit-il donc qu'une chose soit exagérée pour qu'elle arrive à être belle? Malheur à qui ne comprend pas l'excès!

Revêtement en faïence bleue jusqu'à hauteur d'homme, colonnes carrées. A gauche, cha- pelle de Saint-Jacques; la place û fut décollé marquée par un cercle, et, sous l'espèce d'autel entouré de fleurs et de flambeaux, vue sous verre une tête décapitée. L'autel tient tout le fond de l'église, est en dorure, composé de trois arceaux, le plus grand au milieu. Peintures générale- ment mauvaises, portraits des patriarches. Au-

294 NOTES DE VOYAGES.

dessus, scènes de la vie de Jésus, les Saintes Vierges avec le bambino, auréolées d'argent ainsi que Fui. On voit ainsi la figure peinte dans un cadre de métal , une a au doigt un vrai diamant. Tableau des martyrs : les gens qui lapident saint Etienne sont d'une férocité intentionnelle bien grotesque, voilà de vrais « meschants ». Un lion qui dévore je ne sais plus quel saint, à côté, c'est aussi fort bon; il a la gueule plus grande que le reste du corps. Un samt Laurent sur des flammes impossibles. Du côté de la porte, un Martyre des Innocents oii au moins il y a quelques intentions : un petit enfant, au premier plan , qui meurt en vomissant.

A mesure qu'on examine le détail de cette église, la première impression s'en va. Si le mot d'Henri Heine, « le catholicisme est une religion d'été », est d'une vérité de sensualité si profonde, le mot n'en est pas moins pour moi lié à l'idée moyen âge, et celljp de moyen âge à l'idée de pluie et de brouillard. O pauvres églises de ma patrie, aux parois verdies par les hivers, combien je vous aime! Religieusement parlant, ce n'est plus de notre monde à nous. Luther est revenu protestant de l'Italie de Léon X.

Dans l'église grecque du Saint-Sépulcre, même ornementation. C'était charmant, une grande lu- mière illuminait tout, vêtements blancs des fem- mes, turbans et vestes de couleur des hommes, groupes debout tournés du côté de l'autel, patri- arches à barbe blanche. Grecs venant baiser toutes les scènes de la Passion qui sont sur la cloison qui sépare l'église du chœur véritable. L'église armé- nienne, effet plein de fantaisie : des longues guir-

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landes d'œufs d'autruches coloriés qui tombent du plafond; à la porte, à gauche, timbre en airain, plaque sur laquelle on frappe pour remplacer les cloches.

Dans la rue qui mène à la maison de Ponce Pilate (rue de Hatta? = Hart-Hatta), maison de Véronique, à droite en descendant, basse, à pe- tite porte, à demi enfouie sous terre et comme toutes les autres. La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c'est le sérail. De sa terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d'Omar bâtie sur l'emplacement du Temple.

Le lendemain matin, nous nous sommes levés à 6 heures pour aller voir les juifs pleurer de- vant les restes de ses murs.^ Ils sont, à la base, en pierres cyclopéennes, qui rappellent l'Egypte par la puissance du travail, carrées et ornemen- tées d'un quadrilatère intérieur pareil à celui que les menuisiers poussent au rabot sur les portes. Vieux juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un hvre, le dos tourné vers le mur, et en se dandinant sur ses talons. La même construction, le même mur se retrouve de l'autre côté du Temple, côté Est. Comme nous nous en allions de là, nous avons rencontré d'autres juifs qui y venaient sans doute. Je me suis fait raser chez un barbier, qui me regardait en riant, sans que je sache pourquoi, et qui m'a rasé à l'eau chaude. De nous avons été fumer un chicheh dans un café. En nous retournant du divan de bois nous étions assis, nous apercevons une grande piscine carrée (piscine d'Ezechiel), pleine d'eau verdâtre, entourée de hauts murs percés çà

2p(5 NOTES DE VOYAGES.

et là, à des places rares, de petites fenêtres irrégu- lières; ce sont les murs de derrière des maisons qui l'entourent.

Rentré à l'hôtel, j'ai lu la Passion dans les 4 évangélistes. Sieste. Dîner chez Botta, homme en ruines, homme de ruines, dans la ville des ruines; nie tout, et m'a l'air de tout haïr si ce n'est les morts; rappelle le moyen âge de tous ses vœux, admireM.deMaistre. Il apprend maintenant le piano et avoue qu'il n'est pas un creuseur. C'est une phase de la vie de cet homme : fatigué de tentatives (sa vie en est un tissu, médecin, natura- liste, archéologue, consul), il a essayé de celle- là, il n'en veut pas d'autre, c'est assez. « Que l'hu- manité soit comme moi», disent tous ceux qui ne peuvent soit la dominer, soit la comprendre. Son chancelier, néo-catholique, partisan de la mu- sique sérieuse, ignore Hummel, Spohr, Mendel- shonn, etc., m'assomme avec des Haendel que je ne favais pas prié de me jouer; sa main droite allait plus vite que la gauche. Pauvres bougres, en définitive.

Saint-Sépulcre. Samedi, visite au Saint-Sé- pulcre. L'extérieur, avec ses parties romanes, nous avait excités; attente trompée sous le rapport archéologique. Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s'y déchireraient. Les gardiens couchent dedans, près de la porte, sur un divan. Pour voir féghse quand elle est fermée (et elle l'est toujours, sauf le dimanche), il faut passer sa tête par des trous pratiqués ad hoc dans la porte ; on voit alors la pierre d'onction sous ses lampes, et les bons Turcs sur leur divan; on fait la conver- sation avec eux. Nous trouvons dans le Saint-

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Sépulcre notre Italien réfugié, il s'y est fait enfer- mer exprès et y vit jour et nuit (temporairement toutefois) pour « s'inspirer de la poésie de ces lieux ». Quel artiste! je le suppose plutôt être une infecte canaille qui carotte les Pères latins afin de se nourrir gratis et longtemps dans leur couvent.

Une chose a dominé tout pour moi, c'est l'aspect du portrait en pied^de Louis-Philippe, qui décore le Saint-Sépulcre. O grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta splen- deur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus! Ce qui frappe le plus ensuite, c'est la séparation de chaque église, les Grecs d'un côté, les Latins, les Coptes; c'est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose. C'est la réunion des malédictions réciproques, et j'ai été rempli de tant de froideur et d'ironie que je m'en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n'étais pas le pacha. Dieu me préserve, pourtant, d'avoir eu une pensée d'orgueil! Non, j'allais là, bêtement, naturelle- ment, sans me fouetter à rien, et dans la simpH- cité de mon cœur calme. Heureux sont-ils tous ceux qui ont pleuré d'amour céleste! Mais qui sait les déceptions du patient moyen âge, l'amer- tume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on leur disait en les regardant avec enviç : « Parlez m'en ! parlez m'en ! »

«Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem ont défense, sous peine d'excommunication, de parler, à leur retour, de leur voyage, dans la crainte que ce qu'ils en diraient ne dégoûtât leurs frères d'y aller (Michaud et Poujoulat).

298 NOTES DE VOYAGES.

La déception, s'il y en avait une, ce serait sur moi que je la rejetterais et non sur les lieux.

En revenant, nous sommes entrés sur le seuil de l'église protestante : messieurs en noir, assis sur des bancs de chaque côté; autre monsieur en rabat dans une chaire, à gauche, hsant l'Evangile; murs tout nus; ça ressemblait à une école primaire ou à une salle d'attente dans un chemin de fer. J'aime mieux les Arméniens, les Grecs, les Coptes, les Latins, les Turcs, Vichnou, un fétiche, n'im- porte quoi! Adieu! bonsoir! c'est assez! sortons de là! Nous n'y sommes pas restés un quart de minute, et j'ai eu le temps de m'y ennuyer véritablement et profondément.

Dans l'après-midi, avec Stephano, lousouf, Sassetti et deux moucres, visité les tombeaux des Rois, la montagne des Oliviers, Siloë et la maison de Caïphe.

A l'ouest de la ville, tombeaux des Rois. On entre par une espèce de grotte ouverte. Ouver- ture à gauche il faut se courber pour passer. C'est une série de salles (il y en a deux étages), avec des excavations dans le mur. L'entrée est petite et carrée. Chaque caveau contient géné- ralement la place de trois cercueils, un au fond, deux de chaque côté. Sur les côtés de ceux-ci, petits trous dans le mur, en forme de pyramide creusée, faits pour contenir des lampes sépulcrales. Après l'Egypte cela n'a rien que de très médiocre; c'est un travail de carrier assez habile, voilà tout.

Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom. Grand vent, les oliviers au feuillage pâle et ar- genté tremblaient, l'air était âpre quoique chaud.

PALESTINE. 299

ia route toute blanche, le ciel féroce de bleu. En haut, de dessus le minaret qui domine le mont des Oliviers, vue générale de Jérusalem : la ville, en amphithéâtre, mcline de l'Ouest à l'Est, elle penche du côté des tombeaux, du côté de la vallée de Josaphat qui change de nom à la fontaine de Siloë et prend celui de Cédron. Dans la mos- quée de l'Ascension, vieux bonhomme à nez de pohchmelle, en espèce de paletot jaune, qui est venu nous ouvrir; on montre une pierre entourée d'un cadre de pierre, sur laquelle les croyants voient la marque du pied de Jésus; c'est qu'il s'élança pour monter au ciel. Le soir nous al- lons faire une visite à Botta; il est avec le révérend père des Latins.

Lundi. Partis à 7 heures un quart pour Bethléem. Jusqu'au couvent grec d'EIie, assez belle route. Au couvent, rien que des confitures, du café et un assez bon homme, papas grec en barbe blanche, qui m'a l'air émerveillé de la politique que lui fait Maxime à propos des protestants, juifs convertis : ceux-ci menacent de devenir maîtres de Jérusalem.

De à Bethléem, aspect pierreux et monta- gneux, c'est presque le désert, ça commence. De temps à autre quelques femmes de Bethléem, avec leurs vêtements rayés, ont sur la poitrine un carré de soie de couleur. Ce sont les filles qui portent la guimpe de pièces d'argent autour de la tête, les femmes portent une calotte aux deux oreillons terminés en pointe qui couvrent les oreilles. Au frontal, rangées de pièces les unes sur les autres; par derrière quelques autres d'oii pendent de grosses médailles à des ficelles; le contour supé-

300 NOTES DE VOYAGES.

rieur du bonnet est un bourrelet qui, chez les riches, se change en cercle d'argent.

Bethléem, grand village de pierre. Devant lui, une vallée ou plutôt un vaste entonnoir, une gorge avec des gorges qui y aboutissent ou en partent., Bâti en pierres, constructions solides, on trué- lise beaucoup. A l'entrée, femmes au puits qui puisaient de l'eau au milieu des chameaux. A gauche, place écœurante, ce sont les latrines de la ville. De là, nous voyons non loin de nous, en face, dans le champ qui est au-dessous, des femmes chanter en se lamentant : c'est un en- terrement, on dit la messe des Morts dans l'église arménienne quand nous y arrivons, Tout I édi- fice a un toit de bois, première partie séparée du reste par un refend, colonnes rondes, chapiteaux à feuilles d'acanthe peints et d'un effet désagré- able; deux rangées de colonnes de chaque côté; en dessus, restes de mosaïques indistincts. Comme au Saint-Sépulcre, il J a les Arméniens, première chapelle à gauche en entrant; les Grecs, la grande au miheu et la petite à droite; les Latins séparés des deux autres et d'une nuHité désespé- rante, sauf leur grotte de saint Jérôme, pauvre et obscure.

Eghse grecque : retable en bois ciselé à jour, sculpté, très fouillé, doré, la porte du miheu toute dorée. Entre chacune des colonnes du retable, tableaux : saint Jean tenant dans la main droite un plat sur lequel est sa tête décapitée (c'est l'apo- théose?); est-ce pour cela qu'il est représenté avec des ailes, et ailleurs? A droite, portraits de saint Nicolas et de saint Spiridion ensemble, debout, de face. La partie supérieure du retable, son se-

PALESTINE. 3 O I

cond étage, orné de tableaux plus petits, scènes de la vie de Jésus. A hauteur d'appui du retable et glissant sur une rampe, petits tableaux de même style, sur panneau et faits pour le baisement des fidèles.

Dans le coin à gauche, lorsqu'on est de face au retable, tableau d'Abraham et d'Isaac : au premier plan, à droite, Abraham prie le Seigneur; à gauche, il marche avec Isaac se dirigeant sans doute vers le lieu du sacrifice, avec l'âne qui porte du bois sur son dos et baisse la tête vers la terre (pour mieux marcher ou pour brouter?). Au se- cond plan Isaac lui-même porte le bois sur son dos et son père tient à la main le couteau. Au troisième, Isaac est couché, Abraham va l'égorger, un mouton est attaché par une corde au pied d'un arbre ; ce- pendant l'ange détournateur est en haut à droite, et Abraham détourne la tête à sa voix. Partout Abraham et Isaac ont la tête entourée d'un disque d'or, si ce n'est Isaac lorsqu'il est étendu prêt à être sacrifié.

Un tableau du même genre, vers le côté droit de l'entrée de la Crèche, près la deuxième cha- pelle grecque : au milieu (le panneau est en demi- sphère), la Vierge sur laquelle descend la concep- tion en forme de longue langue de feu, une gloire en pointe. Au milieu de la poitrine, debout et les bras étendus comme elle, Jésus en l'âge mûr; il est porté sur le large pli de son vêtement qui cintre en allant d'un bras à l'autre bras; elle-même est au milieu d'un disque de gloires lumineuses lancéolées. Au-dessus de la conception plane le Père au som- met, et vers elles se penchent, des deux côtés, les patriarches et les prophètes pour la voir descendr

3 02 NOTES DE VOYAGES.

sur la Vierge. Ce tableau représente les scènes diverses de la vie de Jésus; la Vierge en est le centre, mais bien entendu sans aucun rapport dra- matique avec tout le reste. Près de la troisième chapelle ou troisième autel (église grecque), une somptueuse Vierge byzantine avec le bambino. Les parties vêtues sont couvertes, en nature, d'un brocart recouvert d'un tas de choses étincelantes; elle a un voile noir en résille , c'est-à-dire qui lui passe sur la tête comme aux femmes d'ici, à bandes d'argent; de sa couronne part, en superfétation d'ornement, une sorte de queue de paon à œils bleus et blancs; quelques blancs sont emportés à la pièce, et ces trous sont remplis par des têtes de chérubins.

Crèche : deux escaliers tout pareils, en marbre d'une couleur rosâtre, dix marches à monter de l'entrée jusqu'à la Crèche, six du niveau du sol de l'église au seuil de la Crèche même; l'escalier est en demi-cercle. Porte romane avec un léger mouvement ogival cependant, deux petites co- lonnes en marbre blanc de chaque côté; au-dessus de la porte, coté droit, une Vierge avec le bam- bino byzantin relevé d'or. Rien n'est d'une suavité plus mystique et d'une splendeur plus douce que l'entrée de la Crèche par le coté gauche, l'œil se perd dans l'illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade à droite et à gauche et au fond.

Cinq lampes sont allumées à l'endroit même de la Nativité, protégées par une grille; les lampes empêchent de voir (par leur lumière) une Nati- vité, qui fait fond, encadrée d'argent. L'endroit

PALESTINE. 303

de l'Adoration des mages est en demi-lune, éclairé de 16 lampes, sous une sorte d'avancée en forme d'autel. Par terre, le lieu même Jésus fut posé était marqué par une grande étoile dont on a en- levé l'or. Quelques-unes de ces lampes brûlent dans des verres verts, elles sont surmontées d'œufs d'autruches au-dessus de l'endroit oia les cordes s'attachent; entre-croisement des cordes au pla- fond. Tout est tendu (ou recouvert) d'une petite indienne. Je suis resté là, j'avais du mal à m'en arracher, c'est beau, c'est vrai, ça chante une joie mystique; quelques lampes étaient éteintes! sur les cinq de l'Adoration des mages, une l'était!

Déjeuner chez Issa, parent de celui de Kesneh. Acheté des objets de piété. A une demi- heure de Bethléem , jardins de Salomon (villa de Orthas). Effet charmant de cette petite oasis (qui se répand au Sud), au milieu de ces gorges grises poudrées de pierres; la Crau est un enfantillage à côté. Vasques de Salomon , 3 ; dans la seconde il y a un peu d'eau, et la troisième est pleine à moi- tié. Recouverts àfintérieur d'un enduit en ciment, carrés au fond, trois étages le long des murs; pour descendre, escaliers le long des murs. On pense aux filles d'Israël descendant pour puiser de l'eau dans de grandes urnes, c'est de l'architec- ture à la Martins.

Village de (sans nom), dans une ancienne for- teresse turque, toujours prétendue bâtie par Salo- mon, Il n'y a presque rien dedans qu'un grand hique de ruiné. Nous ne revenons pas par Bethléem. Issa nous quitte et prend un chemin à droite. A gauche, verdure des oliviers, qui remplissent une gorge et remontent des deux

3o4 NOTES DE VOYAGES.

côtés, à mi-côte. Rencontre de Bédouins sur des chameaux, en chemises blanches, dépoitraillés, presque nus, se laissant dandiner sur leurs bêtes. Un nègre, le dernier de la bande. Autre rencontre : au haut d'une montée, troupeau de jeunes dromadaires sans licol et sans charge, allant à la file; pour descendre ils se sont épar- pillés. Le bleu du ciel cru passait entre leurs jambes raides aux mouvements lents. Derrière, sur le dernier, une femme tenant une toute petite fille avec son petit bonnet couvert de pièces d'ar- gent. — Je suis descendu tout seul dans le Gethsé- mani, je suis remonté et nous sommes rentrés par la porte de JafFa.

Saint-Sépulcre (2* visite). A l'entrée, pierre d'onction, en marbre rosâtre veiné, dans une espèce de cadre idem, aux coins duquel sont quatre boules en cuivre; à la tête et aux pieds, six candélabres; au-dessus pendent à une chaîne de fer huit lanternes découpées, enluminées de bleu et de vert et qui de loin ont l'air de lan- ternes chinoises; en face, quand on entre, au delà de la pierre d'onction, tapisseries sur la muraille, représentant les principaux miracles de Jésus- Christ.

Le Saint-Sépulcre même : coupole plâtrée, sou- tenue par dix-huit piliers carrés, ornés de tableaux pitoyables. Le dôme tombe en ruines. Au miheu, sous le dôme, petite chapelle quadrilatérale, au bout de laquelle, extérieurement, se trouve l'autel copte. Pour entrer dans le Saint-Sépulcre, on défait ses souliers, l'usage musulman prévaut. Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants (intolérables du reste).

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Aveugle auquel II donne un coup de poing ; c'est un grand jeune homme à veste rouge qui m'a l'air de s'ennuyer atrocement. Entre deux piliers du dôme j'aperçois la cuisine des gardiens du Saint- Sépulcre (lesquels on voit sur un divan à l'entrée), on lave des assiettes, au fond j'aperçois du feu, on marmitonne, on fait le café. Dans le couvent des Latins (capucins de la Terre- Sainte) nous avons retrouvé notre janissaire prenant sa petite tasse de café avec les bons Pères.

II y a deux pièces, la première soutenue par douze colonnettes, engagées dans les murailles, en marbre blanc. A côté de la porte, ouverture d'un étroit escalier qui monte sur la plate-forme de l'édifice. Cette pièce est éclairée par 15 lampes, ^ aux Arméniens, 5 aux Grecs, 5 aux Latins. Au milieu, contenu dans une console carrée en marbre blanc, un cube de pierre : c'est ce qui reste de celle qui bouchait l'entrée du véritable sépulcre. La seconde pièce sent une odeur de première communion; il J a tant de lampes pressées les unes près des autres que ça a l'air du plafond de la boutique d'un lampiste, 13 aux Arméniens, 13 aux Grecs, 13 aux Latins, 4 aux Coptes. Parmi les cierges qui entourent la salle il n'y en a que 4 qui brûlent. Economie!

Au fond, taillé dans le mur, en bas-relief, un Christ, peinturluré et flanqué d'une Résurrection et d'une Ascension, d'un goût rococo xviii* siècle déplorable. Des fleurs roses sont dans de petits vases en porcelaine, de couleur groseille de pro- vince. — La pierre du Sépulcre en marbre blanc ; quelques taches d'huile, une grande fente au milieu. Au fond, une petite armoire se

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mettent les queues de rat que l'on allume contre le rebord de la muraille, nous en avons allumé comme les autres. Le prêtre grec a pris une rose, l'a jetée sur la dalle, y a versé de l'eau de rose, l'a bénite et me l'a donnée; c'a été un des moments les plus amers de ma vie, c'eût été si doux pour un fidèle! Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme tout cela était perdu pour moi! que j'en sentais donc bien l'inanité, l'inutilité, le grotesque et le parfum! Une femme d'environ ^o ans, maigre, laide, pâle, est venue et frappait sa poitrine sèche de ses mains maigres.

En face, église grecque : retable à y arches. Je n'ai jamais vu de cierges si gros, ce sont des arbres. Au-dessus de la principale arcade du retable, élevée et en dehors du niveau du retable, une sorte de chaire en forme de balcon, d'où, aux jours de fête, le patriarche donne la bénédic- tion. Du bas de ce balcon en tambour s'envolent 5 colombes (Saint-Esprit) qui tiennent au bout d'un fil, à leur bec, des boules bleues; cela me rappelle les langues de Babjlone dont parle Philo- strate dans la Vie d'Apollonius. Au milieu de l'église grecque, dans une espèce d'urne ronde, boule de marbre blanc rayé d'une bande noire, qui marque la place oi!i 1 ange est apparu aux saintes Femmes.

On monte au Calvaire par un escalier de dix- neuf marches. Il est séparé en deux. Une moitié appartient aux Grecs, la plus luxueuse ; la seconde aux Latins. Partout lampes, marbres de couleur; mais surtout et chez tous, mauvais goût révol- tant.

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Galerie supérieure tout le long du pourtour du dôme, séparée en deux : une aux Arméniens, l'autre aux Latins ; c'est contre le mur de celle-ci que se trouve le portrait de Louis-Philippe.

L'église arménienne est en bas, il faut descendre plusieurs marches en dessous de l'église grecque (il faut prendre à droite, en entrant dans le Saint- Sépulcre, entre l'escaher du Calvaire et l'église grecque).

Le pacha a les clefs du Saint-Sépulcre, sans cela les sectes s'y massacreraient. Au point de vue de la paix , il est heureux que les Turcs aient les clefs du Saint-Sépulcre; cela pourtant choque si énormément que ça en fait rire. Le meurtre d'un Juif sur la place du Saint-Sépulcre se rachète par 60 paras. Pendant que nous visitions le Saint-Sépulcre, j'ai entendu 4 heures sonner aux différentes horloges des églises.

Mardi 13 août.

Jeudi i^, jour de l'Assomption, nous sommes sortis par la porte de Saint-Etienne, sur la face extérieure de laquelle se voient quatre lions, clas- siques, retroussés, féroces, bons lions tels qu'il s'en trouve dans les « histoires du monde » du xvi" siècle. Des soldats lavaient leur linge dans leurs cuvettes de bois; un d'eux a appelé le jeune lousouf qui était avec nous. Place dans le rocher oii fut lapidé saint Etienne. Le jardin des Oliviers est fermé, voilà la seconde fois que nous ne pou- vons le voir.

Eglise du tombeau de Marie, à gauche. A la porte, un Abyssinien en turban bleu, que nous avons déjà vu dans le Saint-Sépulcre; c est d'un

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effet très beau. On descend beaucoup de marches. Obscurité, quelques lampes çà et là, peu sont allumées, on empoisonne l'encens. La chapelle est en retour à droite, mais Je suis saturé de saintetés. Nous retrouvons notre petite mendiante blonde, que nous avons déjà vue sur la place du Saint-Sépulcre. Une espèce de sheik nous fait descendre dans une grotte oij, selon lui et les autres, Jésus a sué la sueur de sang. Quelle rage de tout préciser! ils voudraient tenir Dieu dans leurs mains I

Nous avons fumé un chicheh et pris une tasse de café sous un arbre, entre le tombeau de la Vierge et le jardin des Ohviers. Non loin de nous, dans un enclos, deux capucins se hvraient au même passe-temps (de plus, de l'eau-de-vie), en compagnie de deux très belles personnes dont on voyait à nu les seins blancs. Comme ça amu- serait M. de Béranger, et quelles railleries il déco- cherait là-dessus! Décocherait- il «les traits de la satire »! Joseph a acheté des espèces de gâ- teaux secs, minces feuilles de pâtisserie, blondes, faites avec de l'huile de sésame.

En descendant la vallée de Josaphat, à gauche, trois tombeaux : premier, d'Absalon, espèce de temple carré surmonté d'une rotonde terminée par une manière de cône rentré. Sur chaque coin, un piher carré dans lequel est engagée une co- lonne; sur chaque face, deux colonnes à chapiteau ionien, frise plate avec de petits carrés d'un goût lourd; ensemble fort mauvais. Le second tombeau (de Mathias), pris à même le roc et entouré par lui, de même style, sauf les chapiteaux des co- lonnes. Au-dessous, dans le roc, deux fenêtres

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OU trous carrés à même (on entre dedans par le troisième tombeau et on trouve plusieurs autres

f)etites grottes). Le chemin passe devant, au mi- ieu des tombes israélites , couvertes d'hébreu, ainsi que les murs du troisième tombeau (d'Ezéchias), celui surtout qui est tourné vers TOuest, faisant face aux remparts. Colonnes de même stjle que celles du premier tombeau, le toit est un seul bloc de pierre taillé en pyramide. A coté de ce dernier tombeau, se trouve, en descendant la vallée, un quatrième monument, sorte de petit temple, hy- pogée enfoui sous terre et dont paraissent encore les chapiteaux informes de deux colonnes; des pierres bouchent, exprès, car elles sont rangées en mur, l'intérieur, et l'entrée a été envahie par un monticule de terre.

La fontaine de Siloë est plus bas, en face le vil- lage de ce nom, bâti sur la montagne. 11 y a quelques oliviers, et vingt pas plus loin commen- cent des jardins légumiers. Un marmot rampait sur les pierres; un âne regardait dans le fond d'une auge vide. Des hommes montaient l'esca- lier de la fontaine, portant sur leur dos leurs outres gonflées. J'ai empêché le little baby de tomber, et je l'ai remis sur l'espèce de plate-forme il était. On descend plusieurs marches; une voûte, un second escalier; au-dessus, rochers noirâtres; au fond et comme dans un antre, de l'eau tranquille : c'est la fontaine. Bruit que faisaient les hommes en remplissant leurs outres avec leur main.

La maison de Caïphe,du côté Sud de la ville, en haut, propre, blanche, voûtée, arcades. De la cour jusqu'au toit, un prodigieux cep de vigne qui monte ; c'est le plus grand et le plus énorme que

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j'aie vu. Sur la terrasse de la maison il j a du raisin, Stéphane en a cueilli; il n'était pas encore tout à fait mûr, grosses grappes, violet, blanc.

Vendredi 16. Expédition du Jourdain et de LA MER Morte. A mesure que l'on s'éloigne de Jérusalem, la route devient moins pierreuse; elle ne fait, jusqu'à Jéricho, que monter et descendre. Sheik Mohammed, blond, turban blanc, bottes rouges, et deux autres hommes du village de Siloë nous font escorte; nous rencontrons beaucoup de Bédouins avec leurs chameaux, qui vont vendre du blé à Jérusalem, c'est jour de bazar. Affreux drôles à mine peu rassurante, chaussés de toute espèce de façons, depuis les grosses bottes rouges jusqu'à la simple semelle rattachée avec des cordes ; autour du corps une grosse et large ceinture de cuir; cofiehs.Tous ou presque tous ont des fusils longs, à nombreuses capucines de cuir. N'importe quoi, mis sur le dos d'un Bédouin, devient bédouin, c'est ce qui explique que c'est toujours la même couleur, quoique composée d'éléments différents. Quelques-uns sont tête nue; leurs femmes ont des jeux énormes, couleur de café brûlé, lèvres peintes en bleu.

Au fond d'une gorge en entonnoir nous aper- cevons deux constructions : une sorte d'arcade, et à côté, trois ou quatre autres en ruine; c'est le puits de la Samaritaine. Nous haltons quelques instants; il y avait des ânes, des chameaux et des Bédouins au repos, tous pêle-mêle. Le soleil tapait dessus et la montagne tout autour. Un chameau va au haut de la montée, en face de moi; il mon- tait lentement. Vu en raccourci, je ne voyais que son train de derrière, l'air passait entre ses jambes

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allant pas à pas, se découpant sur le bleu; il avait l'air de monter dans le ciel.

La terre a succédé aux pierres, puis c'est le calcaire; je ne sais comment la lumière s'arran- geait, mais, frappant sur les parois blanchâtres de la route, ça faisait du rose, de grandes nappes indistinctes, plus vives à la base, et qui allaient s'apâlissant à mesure qu'elles montaient sur la roche. Il y a eu un moment tout m'a semblé palpiter dans une atmosphère rose. Le chemin tournait, le soleil frappait sur nous, j'entendais derrière moi les galopades de nos sheiks qui fai- saient des fantasias. Ils ont passé à mes côtés, je me suis lancé comme eux. De temps à autre, entre les gorges, apparaît dans un déchirement de la montagne la nappe outre-mer de la mer Morte; à de certaines places, la terre grisâtre, tachetée régulièrement par des bouquets d'herbes roussies, ressemble à quelque grande peau de léopard mou- chetée d'or; ailleurs, entre le fond roux des herbes (ce n'est pas de l'herbe qui pousse, mais de la paille), taches grises de la terre qui se voit par intervalles.

Avant de débusquer sur la plaine de Jéricho, la route se resserre étrangement, couloir sinueux entre deux murailles gigantesques; nous rampons sur le flanc de celle de droite.

Tout au fond de cette vallée de Habi-Moussa se traîne une petite ligne de verdure à la place coule l'hiver le torrent, à sec maintenant; ça fait l'effet d'une petite couleuvre verte rampant au pied des grands rochers. Du haut de la montagne de Habi-Moussa : grande plaine, sans limites à droite ni à gauche, avec la verdure des arbres pi-

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quants, qui surprend et ravit; au second plan, la nappe plate et bleue de la mer Morte; au fond, les montagnes passant, suivant que la lumière marche, par toutes les teintes possibles de ce que je ne peux appeler autrement que bleu; à gauche, le mont de la Quarantaine, avec quelques ruines dessus. Nous descendons dans la plaine et, après avoir, pendant une demi-heure, serpenté à tra- vers des bouquets d'arbres épineux, nous arrivons sur les bords d'un petit ruisseau d'eau claire; nous nous déharnachons, déjeunons et faisons la sieste.

AïN- Sultan. L'eau est rapide, remphe de petits poissons qui entraînent nos tranches de pas- tèques. — Nous arrivons à Richia vers 4 heures, forteresse turque, bâtisse carrée, en pierres, au miheu du village composé peut-être d'une quaran- taine de maisons ou de huttes. Dans la cour, gour- bis 011 sont attachés les chevaux. Une jument grise avec son petit poulain, il y a deux jours; à peine s'il se peut soutenir sur ses jambes, il se cogne les jarrets et marche sur ses paturons.

A droite en entrant, il J a une vasque d'eau oii sont assis et fument plusieurs Turcs. A l'étage supé- rieur de la forteresse, entouré de créneaux faits de boue et de pierre et dont les découpures, d'en bas, sont d'un charmant effet, surtout lorsque quelques soldats s'y dessinent dessus, deux gour- bis de branchages. On nous met des tapis sous fun d'eux, nous fumons la pipe et prenons le café. En bas, dans une chambre, femme qui fait du pain sur une plaque de fer, le pain est ainsi cuit de suite ; fumée qui nous fait , ainsi qu'elle , pleurer. C'est du pain sans levain (le pain de voyage

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des Hébreux). Avant de dîner nous sortons dans le bols environnant, le jour baisse, les mon- tagnes d'en face ont des bosses et des creux, ce qui fait des rondelles d'ombre et des points de lumière; ailleurs elles ont des coupes métalliques et comme des facettes régulièrement taillées en long; plus loin, c'est un incendie rose, violet, terre de Sienne; le ciel est blanc, c'est ce qu'il y a de plus pâle dans toute la vue. Nous cueil- lons de la menthe à de grosses touffes qui em- baument.

Jeune femme, les joues un peu bouffies, vêtue en bleu, les cheveux tressés autour du visage. J'ai du mal à dîner, à cause d'une légion de petits chats qui nous assaillent, Joseph et Sassetti sont obhgés de faire la garde avec des bâtons pour les écarter. Les chacals piaulent d'une façon aigre, ils sont à dix pas de la forteresse; quelques chiens y répondent. La lune se lève dans le Sud, du coté de la mer Morte ; dans la direction de Jérusalem , une étoile casse-brille , elle disparaît bientôt. Nous sommes accoudés sur le créneau, peu à peu tout s'apaise, les soldats (bigarrure) causent moins haut, nous nous couchons.

Le lendemain samedi, au milieu d'une escorte qui piaffe et fait fantasia, nous partons pour le Jourdain, à cinq heures et demie. Pendant une heure nous allons à travers des bouquets d'arbres épineux, comme la veille. Sanglier cru élé- phant ou hippopotame par Maxime. Hanna, attaqué de la fièvre, rentre à Jéricho.

Le Jourdain. Eau grisaille, couleur lentille, saules qui retombent en touffes. Nous sommes arrêtés à un coude de la rivière; à notre gauche.

^ l4 NOTES DE VOYAGES.

tout près de nous, un grand arbre penché. Je bois de l'eau à la berge, sur les cailloux, à côté d'un mulet qui buvait comme moi, pendant qu'Abou- Issa, avec sa mine pacifique, le tenait par le licol. Les Arabes de ces pays appellent les Bédouins de l'autre côté du fleuve : nemré (tigres). Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Toucque à Pont-l'Evêque. La verdure continue encore quelque temps, puis tout à coup s'arrête et l'on entre dans une immense plaine blanche. A droite on a le bourrelet blanc de la première chaîne des montagnes qui sont du côté de Jérusalem.

Mer Morte. La mer Morte, par son immo- bilité et sa couleur, rappelle tout de suite un lac. Il n'y a rien sur ses bords immédiats; cependant, un peu de temps avant d'arriver à elle, à droite, quelque verdure. Ses bords sont couverts de troncs d'arbres desséchés et de morceaux de bois , épaves apportées sans doute par le Jourdain. L'eau me paraît avoir la température d'un bain ordi- naire; elle est très claire, contre mon attente. Sassetti,qui en goûte, se brûle la langue; ayant soif, je n'ai pas tenté l'expérience. Nous faisons passer nos chevaux dans l'eau pour aller sur un petit îlot de cailloux, distant de la rive d'environ 60 pas. A ma gauche, je compte quatre montagnes ou quatre grandes divisions de la montagne; la seconde est la plus foncée de toutes, elle est presque brune, puis ça va en se dégradant de ton sensiblement, et la quatrième se perd dans la brume de l'horizon. La couleur de la montagne de droite (celle qu'il faut passer pour aller à Saint- Saba) a du blanc en bas, c'est la première chaîne de collines. Mais dans sa généralité c'est du gris

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par-dessus lequel il y a du violet recouvert d'une transparence de rose.

A trois quarts d'heure de la mer Morte environ, on commence à gravir la montagne. A partir d'ici pour aller à Saint-Saba on ne fait que tourner, descendre, remonter; ce sont des demi-lunes, des cirques, des murs géants, et quand on se retourne l'immense horizon de tout à l'heure et qui grandit à mesure que l'on s'élève.

Nous allons sur la corniche d'un mur; à nos pieds, un précipice; au fond, une grande ligne blanche avec des arbres sur ses bords comme une route, c'est le torrent desséché. Perdrix qui trottinent sur le sable sec. Après cette première chaîne, une seconde, une crête comme le dos d'un poisson échoué là, ou comme le dessus de la nef d'une église; un plateau, une troisième chaîne se présente, ça recommence. La terre est piquée de touffes rousses pâles de ces grosses perruques épineuses que l'on voit partout; des places léopar- dées, comme la veille; toute l'herbe qu'il y a est de la paille desséchée, droite et dure, poussée à la hauteur d'un pouce environ. Le ciel bleu sec et dur, de temps à autre une bouffée de vent frais; il fait bien moins chaud que le matin, du Jourdain à la mer Morte. Une citerne creusée dans le roc à droite, l'eau est verte, elle a mauvais goût; Abou-lssa en puise avec une corde. Pierres pour découvrir la montagne d'El-Habi- Moura, sur laquelle est une mosquée; elles sont rangées de façon presque à faire croire que ce sont des tombes.

Saint-Saba. Avant d'arriver à Saint-Saba, une grande rampe qui mène jusqu'au couvent.

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La vallée, ou plutôt le précipice, est encore plus beau que celui d'EI-Habi-Moura, en ce que c'est plus haut, plus taillé et que ça a plus de tournure et de façon. Des pigeons volent d'un côté à l'autre, partant des anfractuosités oij ils logent.

Le couvent bâti sur les rochers et à même eux, de tous les côtés, en haut, en bas, il y a des pré- cipices dans l'mténeur; c'est là, comme position, le vrai couvent de Palestine. On monte notre lettre dans un panier. Grand divan nous logeons , sur des tapis, une lampe de cuivre au plafond. Le moine qui nous sert, bonhomme à barbe blanche, voûté.

Dans l'église , tableaux de même style que dans toutes les églises grecques, c'est un art à part. Sur la porte d'entrée, tableau représentant le Juge- ment dernier : l'enfer est dans la gueule d'un monstre; les bienheureux, en foule tassée, la tête entourée du disque de gloire, entrent à la Jéru- salem céleste; les tombes s'ouvrent, Jonas sur sa bête, deux Turcs au pied d'un prophète, etc.; c'est très amusant. Dans un autre tableau, les saints sont représentés comme des santons, ou plutôt comme des brahmanes, longs, maigres, avec des barbes prodigieuses qui leur tombent jusqu'aux pieds. Trait fréquent dans les tableaux religieux grecs : Jean-Baptiste toujours avec des ailes, l'air dur, féroce même; la Vierge avec Jésus. Jésus, les bras ouverts, l'embrasse comme un petit en- fant. Plusieurs tableaux, dons faits par la Russie.

On nous montre le tombeau de Saint-Saba, à travers une grille; plusieurs crânes, qui sont ceux des mornes massacrés par les Bédouins; on nous montre même l'horloge. Dans le jardin, pigeon

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factice. Le couvent nourrit deux renards; chaque soir on leur jette deux pains, chaque soir ils viennent attendre, le pain tombe, ils le sai- sissent et l'emportent. La nuit, je ne dors pas. Clair de lune sur les montagnes et sur le couvent, tintement régulier de l'horloge. La cloche sonne, chants des prêtres dans l'église. Je fume sur une chaise en regardant la nuit, les pieds appuyés sur le petit parapet de la muraille.

Nous partons à 7 heures, après une tasse de café, un petit verre et une grappe de raisin qui nous avaient réveillés ex abrupto. Nous descendons la rampe de Saint-Saba et nous prenons le che- min de Jérusalem. Ennuyé d'aller au pas derrière le cheval de sheik Mohammed, j'enlève ma bête au galop et je me maintiens devant tout le monde à la distance d'une centaine de pas, pendant peut- être dix minutes. J'allais au pas, quand j'entends tout à coup un coup de feu et des aboiements de chien : « C'est Max qui a sans doute tiré un tou- tou », me dis-je, connaissant ses théories à ce sujet. J'arrête mon cheval et je le retourne. Alors je vois un fumignon monter à cent pas derrière moi (devant moi maintenant), mais comme il me semblait partir d'un point plus élevé que la route, je ne doutais pas que ce ne fût quelque Bédouin qui chassait ou un de nos hommes qui faisait de la fantasia. Pendant que j'étais calmement livré à cette double conjecture (l'idée d'un danger ne m'é- tait pas approchée ) , je vis Max , Joseph et nos deux sheiks déboucher tranquillement, au pas, et sans parler haut, ce qui me confirma dans mes prévi- sions pacifiques. «S'il y avait eu un chien de tué, me dis-je, on vociférerait, j'entendrais le monde

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s'expliquer haut. » Max me rejoint et me conte l'affaire, peu satisfait que je ne fusse pas accouru dès que j'ai eu entendu le bruit du pistolet. II avait peut-être raison, en principe du moins; mais là, ma meilleure excuse est que je n'y avais pas songé du tout, ne me doutant de rien, et d'ail- leurs dès que j'ai eu retourné mon cheval, je les vis venir, et dès lors je les attendis. Nous mar- chions côte à côte quand une balle passe entre nous deux, près de Max; j'entends un coup de fusil (et l'idée ne me vient pas encore du danger). Max se retourne, il aperçoit un homme qui nous mire en joue et me crie alors avec une figure

expressive : « C est sur nous qu on tire, r le

camp, n... deD. ..! file! file!» Je le vois s'enle- ver à fond de train, baissant la tête sur celle de son cheval et saisissant son sabre de la main gauche; je passe près de Joseph à qui je crie : «Au galop! au galop! » Je vois tout son havresac débouliner, son fusil et les pipes tomber, et lui- même faire le mouvement d'arrêter son cheval pour ramasser tout cela (ce qui est complètement faux; j'ai mal vu, il n'y a eu que mon chibouk de perdu, et encore il était sur la selle d'un sheik). J'entends un second coup de feu, Max me crie quelque chose que je n'entends pas, je le vois fuir comme le vent. Alors je commence à comprendre, saisissant mon sabre de la main gauche, et les rênes de la droite, je me lance dans une course effrénée, sautant tout. C'était d'un charme qui me tenait tout entier, ma seule inquié- tude était de tomber de cheval, pour moi était le danger; mais j'étais de bronze, je le serrais, je l'enlevais, je le portais au bout du poing; quelque-

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fois je rattrapais mes guides, qui avaient glissé dans ma main, avec mes dents, tout en jouissant intérieurement de ce chic cuirassier-empire. D'ail- leurs les détours de la montagne, se renouvelant sans cesse, devaient nous cacher aux coups de feu. Mais aussi (ce fut la seule réflexion inquié- tante qui me vint) était le danger; ils pouvaient, par des chemins à eux connus, gagner une pointe et nous prendre de flanc. Deux fois Max s'est arrêté, j'ai entendu les sheiks crier : Gawon! Gawon! Nous sommes repartis, j'ai arrêté mon cheval une troisième fois par pitié pour lui, mais voyant que Max ne s'arrêtait pas, je suis reparti et je l'ai rejoint. Ça a peut-être duré dix minutes, je ne sais combien nous avons fait de chemin, environ une lieue? A un carrefour, nous nous sommes arrêtés; Joseph, que je croyais bien loin derrière nous, était tout près. Embarras d'une mi- nute pour prendre la bonne route. Nous ne nous trompons pas du reste, les sheiks nous rejoignent, nous nous apercevons qu'il y a une sacoche de perdue, celle dans laquelle sont nos firmans; on nous l'a rapportée ce matin.

Rentrée à Jérusalem par Siloë et la porte Saint- Etienne.

Visite au consul (avec sheik Mohammed) à qui nous contons l'affaire. Sieste. Dîner chez lui. Le soir, sonate de Beethoven qui me rappelle ma pauvre sœur, le père Malenson et ce petit salon je vois miss Jane apporter un verre d'eau sucrée. Un sanglot m'a empli le cœur, et cette musique si mal jouée m'a navré de tristesse et de plaisir; ça a duré toute la nuit, j'ai eu un cauchemar y relatif Lundi, 19 août, 3 heures.

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La journée du lendemain occupée à écrire des lettres.

Mercredi 21. Visité, avec Stephano, le cou- vent de Saint-Jean. Sortis par la porte de Da- mas, chemin pierreux, i heure un quart pour aller.

Saint-Jean, au fond d'une petite gorge. On traverse un village oii il y a de gros oliviers. Gens de la campagne dessous. Une branche d'olivier à reflet d'argent se lève au vent dans le soleil et tremble. Chapelle du couvent avec un Zacharie au fond, flanquée de deux petits autels recouverts d'un baldaquin en damas rouge. Place oii saint Jean-Baptiste est à gauche du chœur, grotte convertie en chapelle; petits bas- reliefs tout alentour, représentant les différentes scènes de la vie de saint Jean. Sacristie dont on revernissait les armoires. Un petit crucifix espagnol très tragique. Dans le divan nous sommes reçus, devant moi une carte d'Espagne et de Portugal. Nous revenons silencieuse- ment.

Jardin près de Jérusalem, planté par un Grec, le secrétaire du patriarche, au profit de la com- munauté, au beau milieu des rochers. Rentrée à ^ heures et demie.

Vers midi, dans une rue voisine de notre hôtel, femme chrétienne, un peu âgée, noire, laide, sale, beaux yeux, nez droit, vilaines dents; à gauche chambre, matelas noir. Sheik Mustapha et Joseph dans la cour; la servante vieillotte, blanche, très souriante avec des petites pièces d'argent au- tour du front. C'était une petite porte à gauche en descendant. Une femme en guenilles attendant

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dans la rue et nous introduisant. Silence, so- leil, sentiment de rues désertes et d'humidité à l'ombre, soleil sur les terrasses, choses de ménage dans des coins; un chat sur un mur, levant la queue.

Vendredi 25. Partis de Jérusalem. Scène Sassetti. Adieux à Max Botta, Barbier de Mes- nard, Amédée. Stéphanj nous conduit pen- dant une heure jusqu'à ce que nous ayons rejoint le bagage. Jérusalem, à mesure qu'on la quitte, s'enfonce dans la verdure des oliviers qui sont du côté du tombeau des Rois, et du côté Nord les hgnes droites de ses murs s'abaissent et saillissent à travers les espaces du feuillage. Je croyais la revoir encore et lui dire adieu en me tournant vers elle; une petite colhne me Ta cachée tout à fait, quand je me suis retourné, elle avait complè- tement disparu. En commençant les terrains sont un peu moins pierreux, la terre a une sorte de couleur roux pâle brun, assez semblable à celle du tabac d'ici.

Hahe à EI-Bir, dans une sorte de vaste khan ou forteresse. Joseph nous dit que ça a été bâti par les pèlerins; quelques pierres çà et tombent de la voûte, les voyageurs qui viennent bouchent les trous. De temps à autre nous rencontrons quelque petit troupeau de chèvres noires. Stérilité complète, ce n'est que pierres, cailloux, rochers, quelques-uns ont la couleur de la pierre ponce, jusqu'à la fontaine Aïn el-Karamieh (œil des voleurs). Ravin avant d'y arriver et qui des- cend avec de grandes roches; sur la droite, quelques-unes ont la forme vague de chapiteaux énormes ébauchés. Des enfants chantaient à mi-

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côte sur la montagne, cachés par les oliviers; un homme se reposait à la fontaine, tenant son petit cheval par la bride. Deux ou trois chameaux ont passé pendant que nous étions à souffler un peu à l'ombre et à fumer une pipe; un d'eux, la lèvre tombante et orné sur les deux côtés de la tête de deux grosses houppes pendantes, ressemblait à une vieille femme au nez busqué, coiffée à l'an- glaise. Au bout de 2 heures, après avoir descendu une descente rocailleuse et difficile, nous arrivons dans le vallon, nous sommes campés. En face de nous un mamelon, deux à gauche, un à droite, un derrière nous; nous sommes au bas du mou- vement de terrain, la route passe devant nous, j'entends la voix de trois femmes qui passent en ce moment; la nuit tombe. Sassetti fait les hts. Grelot d'un mulet. La fontaine est à notre droite; au bas de la descente. Khan Leban.

Nous nous levons au clair de la lune, grelottant du froid qu'il a fait toute la nuit; à 4 heures et demie nous sommes en marche, le chemin est meilleur qu'hier. Nous allons sur le versant de droite de la montagne, que nous tournons pour entrer dans la vallée de Sichem. Vers 8 heures du matin, en passant devant Howara qui est à notre gauche, tout le monde fait son petit repas. Devant nous une large vallée entourée de montagnes de tous côtés, avec quelques carrés cuhivés ou de verdure, çà et au miheu d'elle; elle est rajée par une route qui va à Tibériade. Nous tournons à gauche et nous entrons dans la vallée de Naplou. Vers ce coude de notre route, passent deux femmes portant des fardeaux; une à grands yeux noirs, tarbouch rouge enfoncé sur le front, avec

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une piastre d'argent au milieu, figure énergique et vive, me salue de «combakrer».

Naplou, tout en pierre, dômes et murs à lignes droites. Sur la gauche, avant d'y arriver, on tra- verse un bois d'oliviers. Grands et ombreux jar- dins, de l'eau qui coule, petits chemins de verdure, avec des ronces qui retombent des branches; des

m sur la berge des ruisseaux. Nous sommes

campés dans un jardin, sous un mûrier gros comme un chêne raisonnable. II y avait tantôt des femmes non voilées qui y prenaient le frais, Joseph a établi sa cuisine auprès; un homme du jardin, gardien ou jardinier, a pris une grosse couleuvre noire.

A Naplou , mêmes constructions qu'à Jérusalem, bazars plus beaux. Nous traversons la ville dans toute sa longueur et revenons de même, après nous être arrêtés à un café. La mosquée a pour porte principale le portail d'une église du temps des croisades, dernier roman, chapiteaux à feuilles d'acanthe; le dessus du portail, nervures successives superposées, arcadiques, le tout d'un style très intact. Des peaux, devant quelques boutiques, sont à sécher par terre, on marche dessus. Un Copte à turban noir nous montre quelques pierres insigni- fiantes. — Enormité des bouillottes à eau dans un ou deux cafés. Habar en laine blanche ou laine de soie. Quelques hommes portent le tarbouch ainsi : autour de la tête un petit turban, le tarbouch est tiré en arrière (étant retenu à la tête par ce turban de manière que le fond retombe de côté à un pouce ou deux de l'épaule.

Nous quittons Naplou le matin. Verdure et maison à notre gauche, exécrable chemin jusqu'à

324 NOTES DE VOYAGES.

laabed. Avant d'y arriver, quand on domine le vallon, c'est comme un océan de pierres. S'il n'y avait çà et un peu de terre entre elles, tout serait pierreux. Oliviers, champs clos par des murs de pierres sèches, ça rappelle quelques aspects du bas de la montagne du Carmel, et plutôt celle d'Abou- Gousch.

Sassur, forteresse, à gauche, sur une hauteur, au miheu d'une grande plaine.

Rabatijh. Village blanc, sec, poudreux; nos moucres ne savent pas quel chemin prendre dans le village. Les habitants ont fort mauvaise mine, les enfants nous insultent : «chien de chrétien, que Dieu vous brûle , vous tue , etc. ». Nous passons lestement, non sans avoir remarqué que trois hommes ont pris leurs fusils et marchent devant nous. Un bois d'oliviers, le terrain monte. Avant le premier village, lentisquesoù sont appendues des guenilles, nous y mettons des crins de nos chevaux. Quelques buissons; là, nous perdons nos trois gaillards de vue. « Préparez vos armes ». Nous tournons dans des défilés. Précaution de nos moucres qui ont trouvé que c'était un meilleur chemin que de passer sur la hauteur. Fontaine avec un troupeau de chèvres; quelques chiens aboient.

Djenin. Campés comme la veille sous un mûrier. Mosquée au milieu de la verdure, large paysage tout alentour. Les campagnes d'Israël Le gouverneur, gros blondin, assis sur une natte à sa porte, chef militaire à barbe noire, nez crochu, yeux bons et vifs, frottés d'eau de rose; veston rouge à raie noire. Courte promenade dans Djenin il n'y a rien à voir qu'un chien qui

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dévore une charogne de cheval enflé, il le com- mençait par l'anus. Deux ou trois boutiques, Jo- seph achète du raisin dans mon foulard bleu. Le cousin du gouverneur nous suit pour avoir du sulfate de quinme. Moulin, eau claire qui coule; une femme puisant de l'eau : ceinture, voile de couleur qui couvre seulement la bouche, beau bras et belle main, un peu dans le style Mignard, nez tout droit, yeux noirs baissés vers l'eau. Tohu-bohu de consultations dans notre campement. Ce pays est dévoré de fièvres, et de brigands. Nuit moins froide que la précédente.

Levés à^ heures, partis à 4. Immense et magni- fique plaine connue sous le nom de campagnes d'Israël. Quelques champs de sésame, carrés, verts, qui se détachent sur le fond blond des herbes roussies par l'été ; ombrelles chinoises des chardons. II y a aussi, çà et là, un peu de coton et de maïs. Le soleil se lève à droite; ses rayons, avant qu'il ne paraisse sur les montagnes, font des gloires; un nuage enroulé en écharpe longue, or dans la partie qui recouvre le soleil, puis tout à coup bleu et allant s'apâlissant vers Djenin. Abou-AIi nous cueille des fleurs de jusquiame. Trois soldats turcs d'escorte, l'un avec une lance de 12 à 15 pieds au moins de long, en bambou, ornée de deux grosses houppes au haut de la hampe. Alga- rade, ils courent à fond de train, le pistolet au poing; long détour du soldat de gauche pour les envelopper. Le matin , prise d'un lièvre. Au bout de la plaine est la petite montagne derrière laquelle se trouve Nazareth; à droite, le mont Thabor, détaché complètement à l'œil des autres montagnes, et ayant la forme d'une demi-sphère

^2.6 NOTES DE VOYAGES.

un peu convexe. De la montagne, quand on se retourne en arrière, la plaine, d'ensemble, est d'un brun très pâle, chocolat clair, avec des tons blonds par place. Une fumée montait, restes d'un feu allumé la nuit? Nous passons devant huit à dix tentes de pasteurs, qui font brouter leurs chèvres ; nous ne voyons personne que deux ou trois chiens jaunes. Au pied de la montagne notre escorte nous quitte; d'en haut, on voit tout à coup Nazareth à gauche.

Nazareth. La première chose qu'on en voit, c'est le minaret de la mosquée entourée de cyprès. Tout le terrain est tigré de pierres blanches, c'est d'un effet de surprise charmant. Au bas de la côte, la route tourne à droite; une autre descendant vient s'y embrancher à gauche. Les nopals sont couverts de poussière, le soleil brille, tout éclate de lumière. Maisons blanches de Nazareth. Nous avons vu moins de lézards qu'hier, oia il y en avait un à chaque arbre. Couvent de l'Annonciation, barbe du capucin qui nous reçoit. Le capitaine hol- landais et sa femme et sa petite-fille, enfant blonde, à yeux bleus, en papillotes. Visite à l'agent français; son fils trouvé dans une boutique; le voyage d'ici à Damas paraît dangereux et difficile; on s'arrange pour des escortes, etc.

Visite à l'église grecque, en dehors de la ville, pleine d'Arabes qui l'encombrent; c'est demain la fête de la Vierge selon les Grecs. On empoisonne dans l'église; tas de chibouks à la porte.

Eglise latine : tapisseries d'Arras; grotte l'Ange est venu annoncer à la Sainte Vierge; une colonne coupée. On nous montre une armoire qui est la fenêtre par oii l'ange est descendu. Grottes

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derrière l'autel : oratoire et cuisine de la Sainte Vierge. Maison de Joseph : autre grotte, oij l'on étouffe de chaleur humide et qui n'a qu'un petit coin de mur de construction romaine. Autre endroit l'on voit une énorme table en pierre, ou plutôt un rocher plat, sur laquelle Jésus, avant et après sa résurrection, a plusieurs fois mangé avec ses apôtres.

Femmes à la fontaine, criant et se disputant; elles sont fort belles ici, et de haut style, avec le bas de leur robe à deux fentes volant au vent; cru- ches sur la tête, mises sur le flanc. Plusieurs sont blondes. Groupe de femmes au coin d'une rue, comme nous sortons du couvent pour aller chez fagent; une grande, viandée, blonde, à nez busqué un peu. La ceinture qu'elles ont autour du corps comme les hommes leur fait ressortir les hanches.

Intérieur de l'agent consulaire de France : les portraits d'Améhe, Clara, Hortense, etc.; une ba- taille de l'Empereur, image coloriée; une scène de la Tour de Nesle.

De Nazareth à Cana, même paysage.

Cana, au milieu d'un vallon entouré de mon- tagnes de tous côtés. Le village est assis sur une pente. Nopals. Nous passons derrière î'éghse grecque que je refuse de voir. Je songe au tableau deVéronèse.

Après Cana la route est plus praticable. Grande plaine, assez verte, qui monte par le bout, avant de toucher à la coHine qui domine Tibériade; à droite, une plaine avec une montagne (la mon- tagne ?), ça fait cirque. A l'extrémité à droite, un grand feu; la fumée montait droite et ronde exacte- ment comme une colonne. On tourne une coUine

328 NOTES DE VOYAGES.

du haut de laquelle on voit la mer de Galilée, petite nappe bleue; je suis étonné de la trouver si petite, entre des montagnes assez basses, grises, tachetées de pierres. Les murs démantelés par le tremblement de terre arrivé en 1828. Nous descendons à un hôtel tenu par un juif.

Temps de khamsin; après-midi passé sur mon divan à suer et à souffrir du ventre et de l'estomac.

Le soir, après le dîner, promenade dans le pays; je ne vois que juifs, soit en bonnet fourré ou avec le large chapeau noir. Smaël-Aga, le chef de notre escorte, nous mène au bord de l'eau. Ton rose pâle par-dessus la couleur grise des montagnes. Un veau qui boit, troupeau de vaches dans les rues; à gauche, la mosquée et un palmier. Sur le sommet de la montagne, Zafeth.

Smaïl nous introduit dans une cour il j a beaucoup de juifs assis (la synagogue?).

Dans la salle basse se tiennent nos gardes et Joseph et Sassetti dînent, petit enfant tout nu qui dort dans un branle. Les hiques sont habitées par un chien jaune et une bouillotte; quand on vient, il vous cède la place d'un air ennuyé, puis revient s'y mettre. Je me fonds en sueur; Aréthuse coulait moins que moi.

Tabarieh, mardi 2y août , 7 heures 5 du soir. II a fait comme hier un temps de khamsin étouffant, nous avons passé la journée à suer sur notre divan et à dormir. Vers 4 heures nous sommes sortis à cheval, pour aller voir les bains situés à une petite demi-lieue sur la même rive du lac. Nous prenons la route entre la montagne et la mer, le terrain est plein de pierres volcaniques et de colonnes ren- versées par terre; partout, restes de murs. Juju-

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biers, un laurier-rose et quelques menthes, Les bains d'Ibrahim-Pacha : piscine soutenue par des colonnettes; deux femmes fort laides et un vieux juif en sortent comme nous y entrons. L'eau me semble à la température de 36 degrés, la source même est plus chaude. Les vieux bains sont un peu plus loin, Maxime prend un caméléon qui a des taches brun chocolat sous nos doigts, Nous revenons par le bord de l'eau; les montagnes du Hauran, grises avec un glacis rose par-dessus. Nous essayons de rentrer par les fortifications dé- mantelées, ce qui nous est impossible. La dernière tour côté Sud est détachée du reste comme un décor; on voit par derrière un palmier qui se dé- tache dessus, Nous rentrons par une porte à l'entrée de laquelle un homme en veste rouge est assis, En passant par les rues de la ville, nous voyons quelques femmes juives du Nord, avec leurs cheveux blonds, et leur coiffure frisonne.

Jeudi 2Ç. Partis de Tabarieh à 3 heures un quart du matin, avec le clair de lune qui dessine fombre de mon cheval à ma gauche, nous lon- geons le lac au pied des montagnes, dans la di- rection du Nord, vers Zafethque nous voyons en face de nous sur le haut des montagnes. En bas, à droite, entre la pente et l'eau, quelques arbris- seaux, bauge à sangliers. Nos Arabes s'amusent à tirer des perdrix à balle, on en tue une. Quelques poules d'eau ghssent sur la surface bleue de la mer de Tibériade, qui commence à devenir plus foncée au jour levant. La montagne de gauche s'écarte un peu, elle est taillée à pic en cet endroit; c'est l'entrée d'un vallon qui va vers l'Ouest, dans laquelle Smaël-Aga nous dit qu'il y a beaucoup de

3 30 NOTES DE VOYAGES.

grottes et une forteresse taillée à même la mon- tagne. H J a ici un peu de verdure, les bouquets d'azaroliers reparaissent comme à la mer Morte.

Quelques huttes ou gourbis, un cours d'eau, Génézareth, quelques maisons à droite du sentier : cela dure quelque temps. On a à sa gauche un vallon étroit, dans une direction parallèle à celle de la route et dont les pans chocolat sont taillés à pic par assises; puis, par une pente douce, on s'élève doucement. De grandes herbes blanc doré, ou filasse blonde, desséchées, couvrent le sol; à droite, un troupeau de dromadaires qui broute dedans, éparpillé et levant le nez quand nous pas- sons. Second cours d'eau; lauriers-roses : deux bouquets superbes, un de chaque côté du sentier. Ici on commence véritablement à monter, peu à peu toutes les autres montagnes de derrière vous s'élèvent, le paysage suit votre mouvement, si bien que lorsqu'on se retourne, le lac, qui est bien plus bas que vous, semble être à votre niveau. Graduellement, les montagnes brun roux, vagues, allongées les unes derrière les autres, saiHissent en s'allongeant. Halte à l'ombre d'une falaise à assises et à couleur de rouille, une source coule là. Nous repartons, tout s'agrandit, se développe, le bout du lac de Tibériade se perd dans la brume, on voit le dôme oblong du Thabor qui paraît plus grand que les autres montagnes.

Zafeth. La forteresse de Zafeth, en haut du pays, assise sur le versant. Rues si étroites que notre bagage ne peut passer; foule pour nous voir, surtout des juifs avec leurs affreuses coiffures. Nous descendons chez un d'eux agent consulaire français, qui nous installe dans une petite salle

PALESTINE. 3 3 I

voûtée, éclairée par une lampe suspendue, en verre, à triple chaînon. Le soir, consultation à une grande femme juive, avec son bonnet rouge, qui nous amène son pauvre petit enfant tout pâle et dolent de fièvre. Notre hôte fumait son chi- bouk sur le divan de Max, avec ses deux jeunes garçons à ma gauche.

Montagnes rousses au premier plan, léopardées de cailloux noirs; par places cela fait des plaques de tigré. Les descriptions d'horizon précédentes sont toutes résumées dans la vue que l'on a de Zafeth(BétuIie).

Je passe une exécrable nuit, pleine de puces, de punaises, et démangeaisons de toutes sortes. N'y tenant plus, je prends la pelisse de Max et je me hasarde à traverser la chambrée juive et à aller dormir à l'air. Toute la famille est vautrée par terre, pêle-mêle, sur des matelas, le père ronfle, la mère pisse, l'enfant crie, ça sent la chassie et la vesse nocturne. Je vais tâcher de dormir sur la ter- rasse, à côté de Joseph et de Sassetti, couchés sur une natte, Sassetti roulé dans son manteau,, et Joseph roulé dans sa couverture de feutre. II fait si froid et la peau me brûle tellement que je ne peux prendre du repos; le matin seulement, vers 9 heures, j'ai roupillé un peu sur mon divan- insecte. A II heures nous nous préparons pour partir. Notre hôte nous parle des dangers de la route : on a assassiné celui-ci à tel endroit, volé celui-là à tel autre; il y a quelques jours on a tué un Turc, on lui a coupé la tête et les mains, etc. Nos gardes sont à la mosquée; tous ces gens sont fort dévots en voyage, et avant de partir ils se mettent la conscience en règle : quelqu'un de

3 32 NOTES DE VOYAGES.

nous va peut-être rester en route, voilà ce que chacun se dit à soi-même, sans le répéter trop haut. Bref, nous partons après toutes les re- commandations possibles aux moucres, qui ont ôté les sonnettes et grelots de leurs mulets.

La route, pierreuse, commence à monter sous des ohviers; un de nos hommes, gaillard facétieux, auquel il manque les incisives de devant et monté sur une petite rosse baie, se met à chanter, puis nous descendons et nous arrivons dans une plaine. C'est qu'Abou-Issa et Abou-AIi reçurent de l'escorte une si belle trempe pour les avoir insul- tés; ce qui me fit dire, le soir à dîner, non pas : une gelée de garde, mais : une dégelée de gardes. II y eut un mot de Joseph, sublime : « Ce sont des Turcs, qu'ils se tuent entre eux, s'ils le veu- lent, ça ne nous regarde pas ». Les herbes sont brûlées par le feu, manière d'engraisser la terre; ça donne au sol une teinte noire.

Vers 5 heures nous arrivons à Djiss-Benat-el- Yakub, nous campons là. Nous avons le pont à notre gauche; devant nous la rivière, qui coule entre les herbes et les roseaux; au delà du pont, la grande nappe bleue de Bahr-el-HuIe. Avant d'arriver à notre campement, nous avons re- marqué, sur des buttes qui sont au bord du lac, quelques cabanes de Bédouins. Max croit qu'on nous observe, la nuit vient.

De l'autre côté du pont, une caravane de dro- madaires et de marchandises, le tout couché par terre et les hommes, debout dans leur habar et chibouk à la main, circulant au milieu.

A Safed, nous avons pris un bonhomme qui a demandé la permission de se joindre à nous ; c'est

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un vieux à barbe blanche, voûté et usé par le temps, il a vu bien des hivers, un énorme turban, armé jusqu'aux dents; négociant en chevaux, il ramène avec lui une pauvre rosse blanche qui met en gaîté nos chevaux entiers. II a été en Autriche, en Perse! c'est un vieux qui a beaucoup d'ex- périence : «Ah! il est un brave», dit Joseph. II mange tout seul sur son tapis, arrange son cheval, fait sa prière. Je n'ai jamais rien vu de plus expressif que son œil lorsqu'il parlait à Joseph des précautions à prendre pour la nuit; il était à ce moment tourné vers Bahr-el-HuIe et de profil; quel œil!

A peine avons-nous pris l'œuf dur du voyage, qu'Ismaël-Aga parle de partir, quoiqu'il soit con- venu que l'on se mettra en marche à lo heures; on objecte les mulets et les chevaux, bref, à 8 heures, on se f. .. en selle. Nous avons, pendant

le dîner, beaucoup ri à l'idée de nous f des

coups de fusil à tort et à travers, pendant la nuit, et surtout à celle de canarder le bagage, de déca- piter Abou-AIi, d'éreinter le bisarche.

II est nuit complète, je n'y vois goutte; le ba- gage est devant nous précédé par deux (quelque- fois trois) hommes d'escorte, Joseph et Sassetti sont derrière nous, puis le vieux négociant, qui tend dans les ténèbres son œil de lynx ; les trois autres gardes sont derrière tout le monde ou sur les flancs. Nous passons le pont, nous montons au milieu des pierres ; l'envie de dormir m'em- poigne pendant un quart d'heure environ, ce n'est guère le moment cependant; je me dirige en sui- vant la croupe blanche du cheval de Maxime; le bouffon de la bande chante à tue-tête, sur un ton

334 NOTES DE VOYAGES.

dolent et aigre, il jette sa voix; les pieds des che- vaux trébuchent sur les pierres. Puis 'nous mon« " tons par une pente douce. Vers lo heures, le ciel blanchit en face de nous, la lune bientôt se lève. Nous sommes dans une campagne plantée de ca- roubiers, ils sont énormes et gros comme des pom- miers; de temps à autre il y a de grandes places l'on voit plus clair; je me souviens, à ma gauche, de quelque chose qui avait l'air d'un grand vallon qui descendait (de jour cette route doit être superbe). La lune est très claire, on y voit bien, nous marchons bon pas, le chemin est devenu moins mauvais. Vers minuit, nous man- geons un morceau. Caroubiers. Nous sommes sur un plateau, nous passons près d'un douaire, les chiens hurlent, il faut se taire. De temps à autre on fume une pipe (Smaël-Aga m'apporte la sienne, un petit chibouk noir, à nœuds, recouvert d'une calotte de cuivre), on admire la tournure d'un arbre au clair de lune. J'ai énormément joui du voyage cette nuit-là. La nuit est froide, vers le matin je suis obhgé de descendre plusieurs fois à pied pour me réchauffer. Sassetti tombe de som- meil, il voit de grands escahers. Le jour paraît : nous sommes au milieu des caroubiers et des aza- rohers, bouquets de verdure inégalement plantés, c'est charmant. Nous descendons vers la plaine, le soleil paraît tout à coup, il m'enflamme la figure; les joues me rôtissent; je remonte à cheval. Nous sommes environ au miheu de la route, nous avons encore sept heures de marche. Le vieux né- gociant se rapproche de Joseph et lui inspire des craintes que nos hommes ne trouvent pas ridicules : « Nous avons deux heures sérieuses à passer ».

PALESTINE. 3 3 5

Deux femmes de Bédouins, que nous rencon- trons parmi- les arbres, elles ont l'air d'avoir peur de nous; le vieux négociant leur demande de quelle tribu elles sont : elles sont du côté gauche. C'est de droite, des monticules, vers le pays de Hauran, que le danger est à craindre; tous nos gardes passent de ce côté et marchent en rang sur la même ligne; chacun a son fusil sur la cuisse ; j'ai mis des balles dans ma poche pour les atteindre plus vite en cas de guerre.

Nous marchons pendant sept heures jusqu'à 10 heures du matin, dans cette immense plaine, ayant à notre gauche des montagnes qui ont de la neige à leurs sommets; à droite, le mouvement du terrain, qui remonte, nous cache les horizons qui s'étendent vers le pajs de Hauran.

Deux heures avant d'arriver à Sasa, on trouve les restes d'un ancien chemin. Ici, il J a un encombrement de pierres à se rompre le cou, l'ancienne voie paraît et disparaît, de grands blocs de rochers plats, naturellement arrangés, la conti- nuent, les pierres redoublent.

Sasa est au fond de l'horizon, dans la verdure; nous y arrivons vers lo heures, après être entré dans une rage superbe contre Joseph , à cause de la façon inepte dont il mène son cheval. Nous campons en dehors du pays, sous un arbre, en- tourés d'eau ; une petite caravane halte à côté de nous, on débite les morceaux d'un chameau.

A 4 heures du soir, nous nous réveillons, je me décrasse dans le ruisseau qui coule derrière moi, auprès duquel est couché le vieux. Bientôt la nuit vient, nos gardes font leur prière, nous dînons et nous nous couchons sur nos lits. Je

^^6 NOTES DE VOYAGES.

commençais à dormir, quand Joseph s'écria : «En- tendez-vous? ils se battent!». Je me réveille en sursaut, il venait d'entendre plusieurs coups de fusil dans la direction des montagnes de l'Est. A minuit, nous sommes partis, nous nous étions levés à 10 heures et demie. Les chiens aboient, la lune rouge se lève, son croissant est couché sur le flanc, elle est moins belle et moins odahsque qu'hier, oii elle avait des tournures d'une langueur ineffable. A sa clarté nous passons plusieurs ri- vières, le chemin est bon, nous filons vite.

Au bout de deux heures, Khan-el-Sheik, espèce de grande forteresse ou caravansérail , sur la droite de Ta route. Nous ne sommes arrêtés que par les nombreux cours d'eau qui se présentent, on s'attend, on se réunit, on repart. Les étoiles pâ- lissent, le jour se lève, nous sommes tous répan- dus sur le large chemin. Poésie de Cervantes, te voilà donc! A gauche, les montagnes ont des teintes gris perle foncé, avec de la nacre au som- met; c'est de la neige. Nous rencontrons quelques chameaux, on sent les approches d'une grande ville, tout le monde est gai, le bouffon chatouille son cheval pour le faire ruer et mordre; ils bla- guent Abou-Issa dans son patois beyroutien. La campagne est large, grasse, cultivée. Nous ren- controns une petite caravane de chameaux qui portent des peaux, nous traversons un grand village, nous attendons le bagage sous des arbres. Au bout de trois quarts d'heure, nous touchons à la longue ligne basse de verdure et de maisons que nous voyons depuis quelque temps, et nous entrons dans un interminable faubourg oi!i nos chevaux glissent sur le pavé. Tas de blé par terre.

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fileurs de coton, teinturiers, mosquées, fontaines, des arbres qui pendent en grappes et tiennent leur flot de verdure suspendu sur la multiplicité de couleurs qui s'agitent sous eux, quelques beaux corps de garde turcs , un grand cimetière que tra- verse la route, avec des petites branches vertes fichées au pied de chaque tombe (le dessus des tombes est généralement convexe en forme de cyhndre). Nous entrons dans la ville, nous tour- nons plusieurs rues étroites, l'encombrement augmente au point que nos chevaux ne peuvent avancer. Enfin nous arrivons à Damas ^^', à l'hôtel, nous retrouvons MM. Striber, Husson et MuIIer.

Damas. Ce jour-là, dimanche, pioncé tout l'après-midi.

Lundi 2. Visité, avec ces messieurs et le janissaire du consulat français, plusieurs maisons juives. Pris un bain le matin ; c'est que Smaël- Aga est venu me dire adieu, je me suis senti les yeux humides en le regardant pour la dernière fois. Flâné dans les bazars, qui me paraissent superbes.

Portraits. Le vieux lousouf de l'Hôtel de Palmjre,à Jérusalem, petit homme maigre, dans une robe de couleur poussière à fleurs violettes pâles; énorme turban sale, un grand nez dessous, sourcils très forts, ensemble comique. Je n'ai jamais vu rien d'un gracieux plus singufier que ses gestes, lorsqu'il racontait à Stéphany com- ment, sous le gouvernement d'Ibrahim-Pacha, quelques hommes, pour pénétrer sous les dé-

C' Voir Correspondance, I, p. 441.

338 NOTES DE VOYAGES.

combres de Jérusalem , avaient chassé devant eux un chien; à ses mouvements de bras et à ses gri- maces je suivais la narration d'un bout à l'autre.

La grosse femme juive que nous avons vue lundi dernier ressemble à Flore, des Variétés : le front rasé, les sourcils amincis par le rasoir et peints; beaucoup de rides autour des jeux, l'air bon et aimable, regardant de haut en bas, montée sur ses patins incrustés de petits carrés de nacre, et tendant son gros ventre en avant. II y avait aussi une vieille femme maigre, qui avait de chaque coté de la figure, à la place de cheveux, des plumes d'autruche. Elles travaillaient dans la cour, sous la galerie extérieure. Chichehs , nar- guileh. Une servante d'Abjssinie, maigre, alerte, le nez percé.

Comme cour intérieure et verdure, ce que nous avons vu de mieux, c'est la cour de notre hôtel avec ses pampres et ses lauriers-roses; la cour des autres maisons nous a paru, sous ce rap- port, un peu sèche; dans toutes, un bassin au mi- lieu. Les appartements les plus beaux sont au rez-de-chaussée, la plupart non meublés. Em- ploi de morceaux des miroirs entre les arabesques des boiseries, systèmes de croisillons cloués sur la porte, idem pour les volets des fenêtres; les pou- trelles du plafond, conservant encore la forme de troncs d'arbres, sont peintes en bleu, en vert, relevé d'étoiles d'or, ou de raies; à quelques pla- fonds aussi, une espèce de cul-de-lampe polygo- nique, en morceaux de miroir, qui fait rosace au milieu du plafond. Dans toutes les chambres, à très peu d'exceptions près, un bassin, vasque en marbre de différentes couleurs, pavé de mosaïque.

PALESTINE. 3 3p

Le style d'ornementation de quelques-uns de ces appartements est tellement tourmenté que ça en arrive quelquefois au Louis XV; dans quelques- unes, lustres en verre de Venise, excavation dans le mur pour contenir les matelas, les serviettes, les tapis, toutes sans portes. L'élévation de ces pièces en fait surtout la beauté : deux niveaux, le divan, puis le sol à hauteur du rez-de-chaussée. Beaucoup de bleu parmi les couleurs, rinceaux en boiseries peintes apphqués sur la boiserie, ça fait à la fois relief et couleur. Dans les niches de la partie plus basse de l'appartement, niches à hau- teur d'homme et dont quelques-unes ont pour couronnement le système de stalactites si usité dans les mosquées du Caire; on a fait au fond des peintures : paysages atroces, une maison blanche de chaque côté, un jardin entre un cyprès au mi- lieu. La corniche dans la cour, ce qui est sous l'avancée de la terrasse, est également peinturlurée de ces grotesques tableaux. Je crois, du reste, l'innovation récente.

Dans la première maison juive que nous visitons , avec MM. Stribeck, etc., une jolie petite fille blonde, qui vient pourvoir les étrangers et reste tout le temps avec nous. Dans celle qui est atte- nante à la seconde (maison de la grosse femme) et qui appartient, je crois, au propriétaire de notre hôtel, si bien rossé hier par Carlo, au pre- mier étage, au haut de l'escalier, il y a une petite clôture en bois, haute d'environ 6 pouces et qu'il faut enjamber pour entrer dans la varangue qui précède la chambre; elle contient un espace de quelque 4 pieds carrés, destiné à recevoir les san- dales des visiteurs.

34o NOTES DE VOYAGES.

Rien n'est moins curieux à voir que la syna- gogue des juifs. Nous y sommes allés un matin (samedi dernier); les femmes, toutes en blanc, restent à la porte dans la cour, les hommes seuls et les jeunes gens sont dans la synagogue, assis sur des bancs, tous lisant (ou chantant) dans un livre et la tête couverte d'un voile. Au miheu, une espèce d'estrade, le prêtre se balance avec ce même mouvement que nous avons vu au juif qui priait contre le mur du Temple à Jérusalem. Devant lui, sur une espèce d'autel (mal vu à cause de la foule), deux ou trois machines en argent, ressem- blant à des tuyaux de galaoums , et avec des chaî- nettes d'argent. Bientôt ils se sont mis tous à crier à tue-tête. J'avais à ma droite un enfant d'en- viron 12 à 13 ans, qui détonnait, en psalmodiant et se balançant, de toute la force de sa voix grêle; il était debout et hsait dans un hvre oi!i lisait aussi, assis, un homme, son père sans doute. Un peu plus loin, à droite, le dos appuyé au mur, un vieillard édenté en turban noir et à besicles. Je ne sais qui était derrière moi, mais je me sentais la nuque chauffée par le vent d'une haleine chaude qui sortait en cadence d'une poitrine psahnodiante.

Les turbans des juifs d'ici n'ont pas la forme de bande roulée qu'ils ont à Jérusalem, à Taba- rieh, à Zafed; il me semble qu'il y a plus de hberté, quelques-uns ressemblent tout à fait au turban copte. Je n'ai pas non plus vu le bon cha- peau en lune, que portent les femmes à Jérusalem ; en revanche, la chevelure factice en soie tressée et qui tombe derrière le dos est énorme et très lourde. Dans une des maisons juives, nous en avons vu une qui devait couvrir tout le dos et

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tomber jusqu'au jarret, c'était un vrai caparaçon de cheval, le tout terminé par des glands très lourds, toujours noir.

Toute la vie de Damas est concentrée dans les bazars, ils sont aussi animés et grouillant de monde que les rues sont désertes et silencieuses; les robes des hommes, roses, vertes ou bleues, et la quan- tité de soieries, le tout éclairé par le jour doux d'en haut, fait de l'ensemble une grande couleur bigarrée d'un charme singulier. Chaque mar- chand, assis sur le devant de sa boutique, fume le galaoum et reçoit ses visiteurs et ses acheteurs.

Les boutiques se ferment; au milieu du pay- sage circulent le marchand de cherbet à la neige, le marchand de glaces et le loueur de galaoum, avec son réchaud de charbon pour allumer les pipes; très peu de chibouks. Çà et là, au miheu des bazars, un bain; le fellah passe tout nu, n'ayant qu'une serviette autour du corps, il va acheter du sucre chez l'épicier pour quelque cawadja qui se trouve au bain. A une place, le tombeau d'un santon : par la grille on peut voir des bâtons, des béquilles, des chapeaux, des bonnets, des loques et des guenilles de toutes sortes, appendus aux murs. Un santon se promène tout nu, espèce d'idiot qui fait des grimaces et crie; les femmes stériles viennent lui baiser le membre; il y a quelque temps il y en avait un qui les saillissait en plein bazar, les Turcs dévots entouraient aussi- tôt le groupe et, avec leurs robes, le cachaient aux yeux du public qui passait. La boutique de notre ami sheik Bandar-Abdul-Kader était au bout du bazar des tailleurs, à gauche.

Jeune homme à barbe jaune, coquet de ma-

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nières, élégant de mise, turban de Bagdad, robe bleue, qui venait tous les soirs nous faire une visite à l'hôtel , apportant quelque antiquaille cachée dans son dos. Quand je n'y étais pas, il se faisait tran- quillement bourrer mon chicneh et m'attendait sur le divan. Son domestique, Abyssinien d'humeur folâtre, a été châtré net en son pays et porte les cicatrices de plusieurs blessures reçues à la guerre.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans les ba- zars et à Damas en général, c'est la beauté des hommes de i8 à 20 ans. Mon tailleur, qui m'a fait ma veste de soie, un jeune homme parlant le français, marchand de soieries recommandé par le consulat; il nous a déployé des étoffes dans sa boutique située dans un khan qui donne sur le bazar. Hommes généralement petits à che- veux et à yeux noirs, à peau blanche. Quel succès à Paris auraient des drôles semblables! Si j'étais femme, je ferais à Damas un voyage d'agrément!

Dans le bazar des confiseurs, celui chez lequel nous avons acheté des confitures, grand gaillard maigre, vêtu de bleu et encadré dans l'ouverture de sa boutique, entre les bocaux et les vases; sur un plat, morceaux de racaqueloukhoume. Poh- tesse et bonnes manières en général des gens de Damas; Joseph les trouve très changés, beau- coup moins fanatiques et plus tolérants que jadis. Mahomet tombe donc aussi et sans avoir eu son Voltaire. Le grand Vohaire c'est le temps, useur général de toutes choses.

Le lundi, lendemain de notre arrivée, le supé- rieur des Lazaristes , sachant qu'il y avait des Français à l'hôtel, est venu nous faire une visite : petit homme gras et commun, timide, ressemblant

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à mon ancien pion de sixième, Guérard; son tur- ban noir est pareil à celui des juifs, et quand je lui en ai demandé la différence, il ne me l'a pas expliquée. II nous raconte tout au long l'histoire du Père Thomas, assassiné par les juifs : on l'a d'après son récit, après l'avoir égorgé, décapité, et sa tête a été broyée dans un pilon. Le couvent des Lazaristes n'a rien de curieux. Pendant que nous sommes là, visite de l'évêque de Homs et de Hama, qui arrive avec une canne de janissaire; le supérieur lui baise la main, on cause ballons, l'évêque nous demande des explications. Ces mes- sieurs me paraissent, à peu près sur toutes les matières possibles, d'une ignorance cléricale res- pectable. Le Père supérieur nous mène dans une maison chétienne qui, dit-il, est la plus belle des chrétiens; elle l'est bien moins que celle des juifs et les paysages muraux sont encore plus arrogants. C'était chez des fabricants de soieries : un fils de la maison, blondassin à grand nez et parlant italien, se tenait debout; son bonhomme de père, assis et fumant le chibouk. Vasque de forme oblongue dans l'appartement.

Nous sortons de la ville par le côté Est, à côté de Bab-el-Charieh, la porte dorée et murée comme à Jérusalem. On distingue encore très bien les bases de l'ancienne porte, à d'énormes amas de pierre; la base des remparts modernes, légers et faits de boue et de cailloux, est encore de cette construction. Dans les fossés comblés et sans eau, quelques chiens morts, à demi rongés, couchés sur le flanc. Chiens jaunâtres qui rôdent. II faisait très chaud et le soleil tapait dur.

Cimetière chrétien : ce sont tous caveaux; on

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met dans un toute une famille, quelquefois une nation entière. Ils sont effondrés, l'endroit sent le cadavre. Nous nous sommes penchés à l'embou- chure d'un de ces caveaux et nous avons vu de- dans plusieurs débris humains pêle-mêle, un gros chien mort (sans doute qu'il sera entré alléché par l'odeur et que, ne pouvant en sortir, il y sera crevé), puis, au fond, une sorte de momie des- séchée, raidie sous des lambeaux de linceul. Çà et quelques têtes sans corps, quelques thorax sans têtes, et, au miheu, jaune, blond doré, serpentant dans la poussière grise, une longue chevelure de femme.

Un peu plus loin on nous montre les ruines d'une chapelle bâtie à l'endroit saint Paul fut renversé de cheval par l'apparition de l'ange. Nous longeons le mur de grands jardins pleins d'ombre. Les murs sont composés d'espèces de grands carrés, faits de boue et de cailloux et mis les uns sur les autres, le vent en enlève la poussière et la fait tourbillonner dans le chemin. Nous arrivons à côté des remparts, près d'un marais d'où les cor- beaux s'envolent, charmant endroit plein d'ombre, de silence et de fraîcheur. Quelle belle et bonne chose que la verdure en Orient! A notre gauche, se trouve une fontaine; sur une pierre, à côté, un homme est assis, il nous râle quelque chose en arabe et tend vers nous ses bras. Ses lèvres, rongées, laissent voir le fond de son gosier, il est atroce de purulences et de croûtes; à la place de doigts ce sont des loques vertes qui pendent, c'est sa peau; avant de mettre mon lorgnon, j'avais cru que c'étaient des linges. Il est venu pour boire.

Nous entrons dans une espèce de petite ferme

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OU basse-cour, nous voyons cinq ou six lépreux , et trois ou quatre lépreuses. Ils sont à prendre l'air, l'une a le nez totalement rongé, comme par la vé- role, et quelques croûtes sur la figure; une autre a la face toute rouge, d'un rouge de feu. Nous avons déjà vu passer, près du bazar des par- fumeurs, un homme à figure pareille. Un jeune homme à figure pâle, vert comme l'herbe, avec des taches, quelques pustules. Tout cela geint, crie et se lamente; les hommes et les femmes sont ensemble, plus de séparation de sexes ni de dis- tinction autre que celle de la souffrance. Quand ils ont reçu notre aumône, ils ont levé les bras au ciel en répétant Allah! et appelant sur nous des béné- dictions. Je me rappelle surtout la femme sans nez , avec l'espèce de baragouinement sifflant qui lui sortait du larynx. Ils sont tout seuls, se soignant entre eux, sans que personne les secoure. A la première période de la maladie, on souffre beau- coup, puis la paralysie vient graduellement. Ce qu'il doit y avoir de pis pour eux, c'est de se voir. Quelle chose ce serait s'il y avait des miroirs aux murs de leurs cahutes!

Le Frère supérieur nous a menés aussi dans une espèce de chapelle bâtie dans la maison du Père Thomas. Dans la chambre du frère son portrait, vieillard à barbe blanche, avec son domestique (assassiné avec lui) et qui lui présente une tasse de café. Dans la chapelle une inscription consta- tant la date de la mort du Père Thomas et disant qu'il a été assassiné par les juifs. L'endroit appar- tient aux Arméniens unis.

Le consul de France, M. Vabeyène, gros ci- devant empâté, lourd, épais, ne croit au monde

^4:6 NOTES DE VOYAGES.

qu'au bœuf, ne parle que bœuf et bien-être maté- riel, admire beaucoup Louis-Philippe et aimerait mieux être le maréchal Soult que Molière; à table, parle anglais à son domestique. Son chancelier, M. Garnier, sans barbe, chauve, trogne, a l'air d'une vieille femme, nous montre des pemtures obscènes de Perse. C'est la même chose dans tous les pays, le but cochon rend la nature impossible; afin de vouloir montrer les organes, on représente des poses invraisemblables. Quel beau cours d'es- thétique il y aurait à faire sur les gravures et les livres cochons! Je m'en rappelle une, oia l'on voit une femme sur un homme ; sa chevelure , répandue, lui couvre le dos, et le c... (nu, pour l'agrément du spectateur) rond, rose, large, semble remplir toute l'image et resplendit comme un soleil; il y a un amour de la chair excessif. M. Garnier nous montre des encriers et des boîtes persanes : chasses, hommes à cheval avec des javelots et de grandes barbes, chiens, paysages, arbres, rochers et ruis- seaux que sautent des cavaliers à figure grave et courant à toutes brides. Deux petits panneaux en bois pour faire des couvertures de manuscrits. Le premier représente un accouchement : l'ac- couchée, en pantalon collant rayé, est couchée sur le dos dans une posture pâmée et souffrante, l'enfant est porté sur un plat, les matrones sont autour, une lève les mains au ciel (demandant sans doute qu'il lui en arrive autant), une autre, mettant findex sur le coin de sa bouche, lui fait signe que ça fait bien mal; dans le deuxième, on voit la cir- concision de l'enfant; c'est une matrone qui fait l'opération : une femme tient un canard pour amuser l'enfant, une servante apporte du cherbet;

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le tout plein de détails naïfs de la vie intime, comme les vieux dessins moyen âge, quoique ce soit d'un style très avancé, et d'une composition savante. Ces petites peintures font très rêver, et je voudrais en être le propriétaire pour les tenir dans mes mains, tout seul, au coin de mon feu, les jours de pluie.

Hier nous avons été dans un café, au bord de l'eau. II y a une chute d'eau, un enfant s'est déshabillé tout nu pour aller chercher des pois- sons; il y a des arbres, on est à couvert sous des nattes percées; l'eau ressemble à celle du Jour- dain, c'est près d'un pont, en dehors de la ville, nous avons fumé un chicheh et bu de l'eau sucrée à la neige dans des tasses peintes.

Samedi y, nous sommes sortis à 3 heures, nous avons tourné longtemps dans des chemins, entre des murs de terre enfermant de grands jardins d'où l'ombre retombait sur nous. Noyers, citron- niers, arbres à fruits de toute espèce, verdure sombre, lumière froide. Beaucoup de vent, de l'eau, un moulin. Une grande porte en bas, à demi ouverte, c'était la porte d'un moulin, elle ressemblait à celle d'une grange dans la Cham- pagne. — Quelques femmes voilées qui passaient allant je ne sais où, venant je ne sais d'où; c'était très triste et très amer, à cause sans doute du silence de ces rues pareilles et vides, la pous- sière tourbillonnait en petites trombes... Et de la verdure si verte, et de l'ombre. Enfin nous arrivons vers des débris de mosquée, nous lon- geons un mur, nous tournons à gauche, et nous montons Djebel-Salahahieh.

En haut est un santon abandonné. Avant d'y

348 NOTES DE VOYAGES.

arriver, on traverse une petite gorge de rochers, oii le vent soufflait si fort qu'il en soulevait les fontes de nos pistolets. De on a toute la vue de Damas, ville blanche, avec ses minarets pointus, au miheu de l'immense verdure qui l'entoure; à la ville se rattache dans le vert une longue raie blanche : c'est l'interminable faubourg que nous avons suivi quand nous sommes arrivés de Jaffa, et toute cette verdure est entourée du désert, entourée de montagnes. Nous essayons de revenir par un chemin, nous nous perdons et arrivons à la porte d'un jardin; nous avons rebroussé che- min, pris la route pavée de Bejrout, et après avoir traversé toute la ville, les chiens commen- çaient à grogner, nous sommes rentrés chez nous, le soleil étant couché. Les chiens, gras et tran- quilles, occupent les rues, le soir; dans chacune, une bande de cinq à six. Aujourd'hui, au milieu de la rue, une chienne, couchée sur le dos, allai- tait toute sa portée sans que personne ne songeât à l'inquiéter.

A peine la nuit arrivée, on ferme les portes de chaque rue. Pour revenir de chez le consul, le soir que nous y avons dîné, nous avons bien frappé à cinq ou six; le beau c'est qu'on vous ouvre tout de suite. On donne 20 francs ou rien du tout.

Au bout du bazar des parfumeurs, dans la rue qu'on traverse pour aller à celui des tailleurs, quand nous nous rendions chez notre ami sheik Bandar, à un coude il j a un café il j a un billard. Les Turcs, dans leur costume européen et campés sur des chaises, regardaient pousser les billes; une espèce de bardache assez éremté marquait les points avec une queue. L'Europe

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dans l'Asie! elle y pénètre par le billard, par l'es- taminet, par Paul de Kock, Béranger et les jour- naux. Comme ça se civilise! Que deviendra l'Orient? il attend peut-être le Bédouin pour le régénérer.

Aujourd'hui, comme nous allions sortir à che- val, à 4 heures, M. Guyot, le supérieur des La- zaristes, est venu nous voir. Il nous parle des chré- tiens d'ici; les prêtres arabes sont plus turcs c|ue chrétiens, le Hen national est plus fort que le hen religieux; ils prélèvent sur chaque succession, avant les héritiers et les créanciers, un tiers, quel- quefois la moitié. Ignorance crasse de ce clergé, battu (selon lui) par les élèves des Laza- ristes. — Influence des femmes excessive dans les familles chrétiennes : c'est par les femmes qu'ils ont l'enfant. N'a pas à se plaindre des Musul- mans, au contraire. La mort du Père Thomas a aussitôt été mise en vers par un aveugle, qui allait chantant cela de porte en porte et vivait ainsi; il y a ainsi beaucoup d'Homères vagabonds très respectés et gagnant beaucoup d'argent; le sheik bédouin reste sur le bord de sa tente, à conter des histoires ou à en entendre; partout le merveilleux. Influence de l'imagination excessive. Un grand poète ici serait apprécié populairement, ce qui n'a jamais eu lieu chez nous, quoi qu'on en dise.

Les Maronites ne valent pas mieux que les Druses et leur rendent parfaitement tout ce que ceux-ci peuvent leur faire. Si les Druses leur brûlent deux villages, ils ne manquent pas de leur en brûler deux et quelquefois quatre.

M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux

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de ses élèves, âgés de 12 ans environ, qui

s' à la porte du couvent; l'un d'eux avait

appris la chose d'un chrétien qui l'avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive : « Grand excès d'hommes, mais pas de femmes, des femmes on n'en veut pas».

A cinq heures, promenade à cheval dans la cam- pagne, entre les jardins et les arbres, dans la di- rection de l'Est. Il faisait très beau, nous avons fait quelque temps de galop. Les montagnes, toutes grises (or et bleu), se dressant droit der- rière Damas, tranchaient sur la verdure qui était à leur pied. En repassant près du cimetière chré- tien, à côté d'un santon (celui d'un renégat chré- tien, dont M. Guyot n'a pu l'autre jour nous dire le nom), halte de dromadaires, on faisait man- ger à quelques-uns des pains de Doura. Je suis triste en songeant que j'ai dit adieu au désert et que dans quelque temps je ne verrai plus de cha- meaux.

Damas, mardi soir, 9 heures et demie, 10 septembre.

La veille de notre départ de Damas, nous sommes sortis le matin pour faire la promenade du tour de la ville, chose impossible à cause de la quantité de jardins et de la non-continuité des remparts : il n'y en a que du côté Est. Nous avons traversé une prairie. Rivière les sol- dats lavaient leur linge, les chemises à grandes manches étaient étendues sur l'herbe. Nous repas- sons devant le cimetière chrétien et la maison des lépreux. Les écureuils sautaient sur les branches des noyers; un, gravement assis, mangeait une

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noix, un autre a sauté du mur sur l'arbre, quand je passais près du mur.

Jeudi, à I heure, parti de Damas avec M. Cour- voisier et son drogman Giovanni, grand efflanqué à figure bon enfant. Moucre chrétien portant par pompe un chapeau européen par-dessus son turban. Le gros janissaire qui nous précède nous quitte au milieu de la montagne de Salameh. Au delà du haut de la montagne, Damas dis- paraît. Nous descendons le revers et nous aperce- vons, enfoncée entre les gorges grises, la petite et verdoyante vallée de ÎDumar; nous descen- dons. A son entrée, chicheh fumé dans un café que traverse un pont, au bord de feau, sous les arbres. La route passe sous les arbres, dans des che- mins où l'eau court; les sources tombent des deux cotés, çà et là, sortant d'entre des buissons suspendus. Un pont, toujours en forme de compas déployé. A gauche, on a la montagne grise, nue, sèche; à droite, le cours d'eau et la ligne mince de la vallée, beaucoup de peupliers, peupliers de Virgile, dont les feuilles très blanches tremblent et se détachent dans l'atmosphère bleue. On monte, terrains nus, moins qu'en Palestine; petits buissons, plus de tons violets et moirés de gris. Arrivés à Himar à la tombée de la nuit, village situé à mi-côte, logés dans une espèce de carrefour cul-de-sac; deux appartements, je couche dehors.

Vendredi , à 4 heures, partis. Chemins très mauvais et difficiles, cours d'eau que traversent les chevaux dans les ténèbres. Au bout d'une heure, nous entrons dans la gorge de El-Bogat, qui me rappelle tout à fait les Pyrénées, mélange

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de rochers et de verdure; au milieu, une hyène morte, aux trois quarts rongée, sur la route. Caravane de moucres et d'ânes, qui encombrent les nôtres. Quelques sommets dans l'ombre, d'autres déjà éclairés du soleil levant et bleus; froid dans nos culottes de nankin. La gorge cesse un moment et reprend. Soldats irrégu- liers. — Les notes ne peuvent, hélas! rien dire quant à la couleur des terrains qui souvent, quoique voisins et pareils, sont de couleurs toutes différentes; ainsi une montagne bleue, et une noire à côté, et pourtant ce n'est ni du bleu, ni du noir!

A 10 heures, station et sieste dans un gourbi, en face de Medjdel, assis au pied du Liban, qui me paraît gris, recouvert très fortement de bleu et pointillé de glacis violets; à droite, une grande plaine qui nous est presque cachée par la base de l'Anti-Liban, que nous venons de quitter. Belles grappes de raisin mangées sous le toit à jour de plantes épineuses sèches. Soldat d'Orfa avec des bas de laine de couleur rayée; Joseph le relance de ce qu'il a touché à mon fusil. Les moucres à ânes que nous avons dépassés arrivent dans le gourbi et achètent du raisin. Parmi eux, une espèce de bardache pâle, à ample pantalon vert et à large c. Pantalon du maître du logis, brodé sur les poches, jusque plus bas que les ge- noux, sur le devant et sur le derrière. Grande plaine en plein soleil, belle route. En face de nous, un peu à gauche, au pied du Liban, la longue hgne verte de la vallée de Sachle.

A 2 heures et demie de route, un pont. Nous entrons sous les arbres, feau coule sur le chemin.

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Nous arrivons à l'entrée de Sachie et logeons dans une grande maison dont on a dépossédé les propriétaires. Une femme nous donne des fleurs. Ebahlssement de toute la société pen- dant que je fais ma toilette. Promenade. A droite quelques maisons sur la colline; à gauche la vallée pleine d'arbres, surtout de peupliers, et sur le versant d'au delà, Sachie même. La route s'abaisse vers l'eau, bouquets de lavande sur les bords, et petite fleur semblable à la violette, mais d'un bleu très pâle. Moulin : c'est que je suis passé en revenant. Premier village, la rivière s'élargit, on descend, vieux pont. Vue de Sachie sur la pente. Bazar (?), sorte de galerie à poutre. Monté dans la ville, politesse des habitants. Abou-Issa me retrouve dans les rues. Je reviens par le même chemin. Femme jeune, à œil démesurément noir, nez régulier, petite, grasse et tenant un enfant, cou- verte de blanc, à l'angle de la maison que l'on tourne en revenant du pont. Je longe, de l'autre côté, la berge de la petite rivière. Mou- tards qui en traînaient un autre sur le c. Quelques hommes passent et me saluent. Le moulin , chameaux , bouquets , odeur, bruit de l'eau, premiers plans et horizons (composition toute faite, moment juste) et, sous une avancée de toit, une femme que je vois de loin, qui a tout le bas de la figure voilé; le nez et les jeux me paraissent de loin d'un style très sévère et très violent. Dîner luxueux, pris le café sur la ter- rasse, au soleil couchant, en vue des montagnes à teintes bleues différentes. Je me couche sur la ter- rasse et, accoudé sur mon lit, en fumant la pipe

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du soir, je regarde les étoiles et trois feux de pas- teurs allumés dans la plaine. Nuit froide

Samedi 14. Partis à 6 heures du matin, au jour levant. Nous marchons pendant six heures dans cette grande plaine de Bequaa, entre le Liban à gauche et TAnti- Liban à droite. Les teintes blondes et bleues dominent. Le Liban est d'une ravissante couleur azur grise, l'Anti-Liban presque noir et dans l'ombre. Quand nous nous sommes levés, toute la plaine était nojée dans le brouillard, cela ressemblait à un grand lac de lait fluide, entre les deux montagnes; peu à peu ça s'est séparé en vapeurs longues qui ont baissé, laissant, au fur et à mesure, plus du sommet de la montagne à découvert, jusqu'à ce que, s'abaissant jusque sur le sol, cette fumée blanche a disparu en gazes sépa- rées. A notre gauche, dans les creux de la mon- tagne, vallons du Liban; nous voyons quelques petits villages : Malaka, Kurbj, Tallin. Sur le sol incuhe, herbes sèches et petits chardons; au miheu de la route, cours d'eau. Monticule sur lequel nous montons et que les mulets tournent. A notre gauche, quelques grandes tentes de Bédouins, tentes noires et carrées, creuses au milieu par l'in- flexion du poids de la toile supportée par des bâ- tons. — Des dromadaires épars dans les blondes herbes sèches épineuses et broutant; ils sont gardés par un Bédouin, à pied, à côté de son cheval blanc tout sellé.

Baalbeck. A II heures et demie, nous par- tons en avant tous les trois, pour choisir la place de notre campement, à 500 pas de Baalbeck, petit temple rond supporté par des colonnes; le bleu du ciel et la vue du Liban à travers. Nous tournons

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tout le pays pour trouver une place camper, nous nous fixons pour une place près d'un moulin, sous un noyer au sud du temple. La couleur des ruines de Baaibeck est magnifique, quelques co- lonnes sont devenues presque rouges; tantôt à midi, en arrivant, une partie de frise, couronnant les six grandes colonnes debout, m'a semblé un lingot d'or ciselé. Voilà un paysage historique comme aucun peintre que je sache n'en a encore fait; rien n'y manque, ni la ruine, ni les mon- tagnes, ni le pâtre, ni l'eau qui coule et dont j'en- tends le bruit maintenant. La lune n'est pas encore levée, j'espère la voir demain sur la frise.

Vers 3 heures, nous sommes sortis visiter le temple oii nous sommes restés deux heures. Dans la cour, assis sur une pierre à l'ombre, à côté d'un jeune garçon qui nous servait de guide et dont le nez était brûlé par un coup de soleil, nous avons pensé tout haut à Va Imperium romanum ».

Samedi 14 septembre, Baaibeck, 7 h. 1/2 soir.

La lune brillante, dans le ciel bleu cru et froid, luit sur le petit bois de peupliers qui est derrière nous, noir maintenant, au bord du ruisseau dans lequel Sassetti a lavé son linge tantôt.

Le temple ou les temples (l'état de dévastation ne permet pas de reconstituer l'ensemble) est tout entouré ou mieux encombré par la forteresse moyen âge qu'on a bâtie avec et tout autour. Une partie de l'ancienne enceinte du temple subsiste encore sur le côté Ouest, c'est (et sur le côté Sud quelques-unes) qu'on voit d'immenses pierres cyclopéennes faisant mur, que M. Michaud attribue à un âge antérieur à l'âge romain. Le naos est ce

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qu'il j a de mieux conservé; il était orienté vers le Nord, son derrière donne sur la plaine du côté Sud. Sur le côté Est, colonne appuyée au mur. C'est non loin de son entrée qu'est ia tour Max a photographié; elle est en croix à l'intérieur, chaque fenêtre double; la largeur de la barbacane a été calculée sur celle qu'il faut à un archer pour tendre son arc. Trou au miheu. Restes d'une grande colonnade, six belles colonnes encore debout au miheu de la cour, et constructions ro- maines çà et là. Petites chapelles dans le mur, couronnées par des consoles. Le dessus de l'in- térieur est une coquille renversée. L'eau entoure la forteresse à l'Est et au Nord.Vers l'angle Nord- Est, à côté de peupliers trembles et de saules, ancien petit temple deVesta (ou Vénus), avec quelques restes décrépis sur lesquels on distingue des frag- ments de peintures chrétiennes. L'eau passe par la porte d'une ancienne maison arabe complètement disparue; c'est devant, sous les noyers, que se tenait hier un campement de Bohémiens : une femme de 30 ans environ, brûlée du soleil, la bouche couverte, des yeux d'ébène,des dents de tigresse, les pieds et le pantalon gris de poussière, balançait un enfant suspendu dans un hamac, couche voyageuse que l'on accroche aux arbres des forêts et à l'entrepont des navires.

Deux longs et larges souterrains, l'un vers l'angle Nord-Est et l'autre vers l'angle Nord-Ouest, s'ouvrent sous la forteresse : le premier est décoré à la voûte par des bustes pareils à ceux qui se trouvent au plafond de la galerie extérieure du naos; le jour arrivant sur eux, couchés horizon- talement, éclaire le front et accuse fortement les

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ombres, cela donne de la vie à ces figures Ton ne distingue plus grand'chose. Dans ce premier souterrain , nous avons pénétré dans deux chambres l'on ne voit plus rien. Ces souterrains servaient sans doute d'écuries à la forteresse. Le plafond de la galerie extérieure du naos, creusé de rinceaux droits entre-croisés, faisant losange; au milieu, bustes d'empereurs et d'impératrices, tous mécon- naissables (je ne retrouve nulle part Jupiter et Léda, indiqué dans « les Voyageurs »). Je me suis amusé avec ma canne à fouiller un grand morceau tombé.

Les pierres de Baaibeck ont l'air de penser pro- fondément. Effet olympien. Je suis resté deux jours à me promener seul dedans, le vent faisait voler dans l'azur bleu les flocons blancs arrachés aux chardons desséchés qui poussent au milieu des ruines; quelquefois c'était un battement d'aile subit qui partait de 70 pieds au-dessus de moi, oiseau caché dans un chapiteau et qui s'envolait. Comme j'étais dans le naos (entrée bouchée par un mur de la forteresse) à regarder la belle cou- leur rouge des pierres, à ma gauche, sur le chapi- teau de la deuxième colonne, est venu se poser un grand oiseau peint (faucon?), le corps roux, ver- meil, et le bout des ailes noires; il se tenait tran- quillement, remuant les plumes de son col, et vivait d'un air fier. II m'a fait songer à l'aigle de Jupiter. Comme il était bien là, sur son chapiteau corinthien! Quelque temps après, j'ai entendu des petits cris d'oiseau, comme une voix de détresse.

C'est en cet endroit, à l'entrée, que se trouve la plus grande quantité de noms de voyageurs, les anciens disparaissant sous les nouveaux, écritures

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anglaises, turques, arabes, françaises, gens venus de tous les côtés du monde, et qui me sont plus indifférents et plus loin de moi que les pierres cas- sées que je foule. Ce témoignage de tant d'exis- tences inconnues, lu dans le silence, quand le vent passe, qu'on n'entend rien, est d'un effet plus froid que les noms des défunts sur les tombes dans un cimetière.

Aujourd'hui il a fait froid, les bourrasques de vent qui passaient entre les colonnes, comme entre des troncs d'arbres; les nuages qui roulaient vite, cachant et montrant le soleil; quand il paraissait, tout à coup la ruine sculptée s'éclairait, c'était comme un sourire du dieu endormi qui rouvre les yeux et les referme. La colonnade de Tinté- rieur de la cour, les six grandes colonnes vues ayant derrière elles un nuage blond. Mais c'est en pleine lumière qu'elle a toute sa majesté.

Neuf chapelles couronnées de consoles dans le naos.

Caserne commencée d'Ibrahim-Pacha, à fOuest.

Vue du Liban du haut de la tour travaillait Maxime; de la neige entre les sommets.

Arbre qui sert de bûcher au village, quand on va au Temple de Vesta.

Aujourd'hui, sortis à midi, parle grand vent. Négresses vêtues de blanc que nous avons vues du côté du premier souterrain et que nous avons cru nous appeler; nous les avons suivies jusqu'au second souterrain. Nous nous étions trompés, un enfant et un homme (un nègre) les suivaient et nous observaient de loin. Fièvre de Joseph, qui grelotte par terre sous l'amas de toutes nos cou- vertures.

PALESTINE. 3 59

La forteresse est bâtie avec les anciennes pierres du temple; on voit dans un mur des bases de colonnes, des chapiteaux renversés, des fûts de pi- lastres, etc., le tout engencé selon l'alip-nement de la muraille. Elle est, du reste, solide et crâne. Sur la frise du naos, petit reste de mur arabe, côté Nord.

Dans la cour, arcades intérieures dans les murs, comme à Saint-Jean-d'Acre.

Lundi soir, 16.

Mardi, vers 10 heures, nous partons de Baal- beck, quittant notre hôte à barbe blanche qui, pour nos 40 piastres, nous comble de bénédic- tions. Nous dirigeant droit vers Deir-Lachmar, nous sommes trois heures à traverser la plaine; rien à remarquer si ce n'est le Liban devant nous, com- posé de deux parties : la première, verte et qui fait Dosse un peu jusqu'au milieu de la montagne, et la seconde toute grise. Femmes à visage brun, avec des voiles blancs sur la tête, qui coupent des blés dans les herbes sèches de la plaine; toutes s'arrêtent quand nous passons, elles nous regardent avec avidité et étrangeté, leur faucille à la main.

A I heure et demie nous arrivons à Deir-Lachmar, après que Maxime, en partant au galop, a eu occa- sionné la chute du bagage de deux mulets et demi. Nous campons sous une espèce de hangar sou- tenu par deux colonnes, au milieu des volailles, des chiens, des ânes et des femmes. Elles sont généralement laides et sales; leurs tétons pointus pendent et ballottent dans et hors de leur robe grise de poussière. Circule lentement, s'appuyant sur une canne, un vieux gueux à barbe blanche

36c NOTES DE VOYAGES.

épanouie et coiffé d'un haut turban bleu, dont la forme me rappelle la coiffure du grand prêtre dans la Norma : c'est un prêtre du pays, comme qui dirait le curé de l'endroit. Des fiommes, à notre droite, sous un hangar du même goût que le nôtre, sont occupés à bourrer de paille des bâts d'âne, ils paraissent très gaillards, causent très haut et se repassent tous le même galaoum. Un des habitants de la maison se précipite comme un sau- vage sur un morceau de sucre que Sassetti cassait pour donner à Joseph, lequel, couché au milieu de la cour, tremble de tous ses membres, grelotte et délire en arabe, en italien et en français. Les femmes ont, comme les juives, un ornement de tête qui leur pend jusqu'aux fesses, mais non en tresses de soie ; ce sont trois grosses queues en fils de soie, retenues par des calices d'argent; ce doit être horriblement lourd.

Je regarde longtemps un enfant de deux à trois ans, sale et presque mdistinguable des haillons, à travers lesquels pourtant on retrouve ces jolis petits membres de l'enfance qui attendrissent les yeux; il joue tout seul, sans que personne ne fasse attention à lui, se parlant à lui-même en mots in- distincts, dans son jeune jargon arabe. II essaie à lier ensemble et à mettre sur son dos trois tiges de plantes à tabac, c'est autant de poutres pour lui; souvent la charge verse et il recommence avec patience. Je songe aux petits enfants des Tuileries, si propres, si bien habillés, qui jouent avec le sable sous les yeux d'une dame ou d'une bonne; ils ont une pelle, ceux-là, et une brouette; on leur achète de beaux joujoux. Celui-là s'amuse bien tout de même, sans savoir qu'il y a des jours

PALESTLNE. 36 1

de l'an en Europe et des foires Saint-Romain à Rouen.

La nuit, quantité de puces respectable, tinta- marre de volailles, de chiens, de femmes qui se disputent et d'enfants qui crient, d'hommes qui font des comptes. Quand tout semble calmé, l'hô- tesse vient près du feu se chauffait une chienne qui allaitait ses petits, prend à propos de rien les petits et les jette par-dessus le mur comme des balles. Le plus tranquille de la nuit fut un cha- meau qu'il y avait dans la cour. Dans l'écurie se tenait, couché sur le flanc, un pauvre âne qui se crevait, raide comme un mort et qui n'avait plus la force que de remuer une patte.

Vers le Liban. Mercredi matin, à 5 heures et demie, nous nous séparons, Maxime va recon- duire à Bejrout Joseph, qui a toutes les peines du monde à se lever, et moi, menant tout le ba- gage, je prends le chemin du Liban avec Sassetti. Il est petit jour, il fait froid. La première partie du Liban, celle qui vient de Baaibek, est verte et di- visée elle-même en deux parties, comme deux grands flots, l'un qui veut monter par-dessus l'autre; la première est la plus boisée et pourrait

Eresque passer pour une forêt, ce sont tous carou- iers. A mesure qu'on s'élève, le Liban grandit, et l'Anti-Liban quand on se retourne, et la plaine quand on regarde à droite ou à gauche; puis un plateau qui s'incline un peu en pente et qu'on descend. Au bas de cette espèce de plaine in- clinée et plantée, coule un ruisseau, torrent d'eau glacée qui descend de la montagne; il saute de place en place par cascades naturelles; à une place, un peu plus haut, il se rencontre avec un autre.

3^2 NOTES DE VOYAGES.

lequel est divisé en deux branches : ça fait quan- tité de petits ruisseaux, le tout faisant de grands petits bruits d'eaux et étant très clair. Mon cheval essaie à boire, mais son mors le gêne, ce n'est pas assez profond. Nos hommes se couchent à plat ventre et boivent.

On commence à monter de nouveau, il fait plus raide, les arbres peu à peu sont plus écartés les uns des autres et plus petits, il y en a une quantité incroyable de morts. Le chemin, très peuplé, du reste, devient exécrable et l'on est obhgé de hisser le cheval d'Abou-Ali, qui menace de crever de fatigue dans la montagne, cela ne nous promet pas poires molles pour notre bagage qui commence, malgré tout le mal que je me donne, à se diviser et à traîner johment la patte. Quoique, de loin, le terrain sur lequel nous mar- chons maintenant semble complètement privé de végétation, il y en a quelque peu; çà et un petit buisson entre les cailloux blancs et la terre grise. Le ciel renforce son bleu et la plaine se lève tout doucement vers Baalbek, faisant suite, comme mouvement, à l'inclinaison des dernières chaînes de FAnti-Liban. Je cherche des yeux la neige que j'avais vue ces jours derniers, il y en a un peu à ma droite, à trois portées de fusil.

Sassetti est pris par le froid et la fatigue, les mulets vont un train déplorable ou mieux ne vont presque point.

La vue s'agrandit, dans quelques instants je serai au haut du Liban. Verrai-je la mer de l'autre côté? La route tourne et contourne un mamelon et par une entrée assez étroite (qui se trouve à droite sous vous, lorsqu'on est au sommet) j'entre

PALESTINE. 363

dans un tout petit vallon creusé avec un mouve- ment de cuillère et il y a une place d'herbe très verte. On monte encore cinq minutes, de la neige à droite; quand elle sera fondue, il poussera sans doute de l'herbe à la place.

Du haut du Liban, sur la crête aiguë de la montagne, on a à la fois (il ne s'agit que de se retourner) la vue de l'Anti-Liban, de la plaine de la Bequaa, le versant oriental du Liban, d'un côté et de l'autre, celle de la vallée des Cèdres et de la mer, bleue et couverte de brume, au bout de cette gorge teinte d'ardoise avec des traînées rouges et des tons noirs. La vallée part d'en face de vous, par une courbe incline sur la gauche, puis redevient droite et s'abaisse vers la mer. De là-haut, elle a l'air d'une grande tranchée taillée entre les deux montagnes, fossé naturel entre les deux murs géants. Sur son ton, généra- lement bleu très foncé, places noires; ce sont des arbres, dans lesquels on distingue des petits dés gris, qui sont des maisons. Aux premiers plans, à droite, mamelons qui descendent vers la vallée, comme des épines dorsales régulières de couleur rose, pâle d ensemble; la crête de chacun est presque rouge et graduellement, en descendant vers le fond, va s'apâlisant en gris, pour se ma- rier aux terrains blancs inférieurs. Quelques traînées blanches au milieu des mamelons, entre chacun d'eux; ce sont les sentiers des ravins à sec. C'est de ce côté que se trouvent les cèdres, verts au milieu du gris qui les entoure. Dans l'en- semble d'un si vaste paysage, ce n'est qu'un détail, je m'attendais à plus d'importance de leur part. Du reste, comme bouquet et imprévu dans la

3^4 NOTES DE VOYAGES.

composition, ils sont d'un bel effet. A gauche, grand mouvement de terrain, creusé comme une vague, lisse à l'œil et tout gris, sans verdure au- cune; c'est un peu plus bas que commencent les couleurs vertes. Vers la droite (du côté de Tri- poli), il y a une base de montagne blanche, c'est celle-là qu'on tourne pour aller à Aden. Grand bouquet vert à mi-côte, avant d'arriver aux plaines qui s'étendent (de ce côté) jusqu'à la mer. Le vil- lage de Bercharra, au miheu de ses arbres longs et verts, comme seraient des sapins (ce sont des peupliers trembles ) , a l'air tout penché sur l'abîme , et la vallée (dont, à cause de la hauteur l'on est, on ne peut voir les pentes qui y mènent) a l'air creusée à pic.

Quand on se tourne vers l'Anti-Liban, on a d'abord le Liban; au premier plan, la partie dé- garnie de la montagne, puis le plateau qui monte vers la partie boisée. Son fond est grisâtre, çà et parsemé de bouquets verts, le terrain fait gros dos et va joindre la forêt de caroubiers dont on ne peut voir le versant oriental. Vient, en y faisant suite, la plaine de Bequaa, qui a l'air de monter et va s'asseoir aux pieds de l'Anti-Liban qui accu- mule les unes derrière les autres ses chaînes suc- cessives. Il me paraît très large et plus épaté, plus couché que le Liban. Au milieu de la plaine, la petite montagne que nous avons doublée l'autre jour, en allant à Baalbek; à gauche, le Liban et l'Anti-Liban m'ont l'air de se rejoindre et d'enfer- mer la Célœsyrie, tout au moins se confondent- ils; à droite les montagnes derrière lesquelles est Zaachle. C'estde ce côté que Maxime est en marche ; comme j'étais à moitié chemin à peu près de la

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montagne, j'ai tâché de chercher dans la plaine si je ne le verrais pas. Pas d'oiseau, pas de bruit, plus rien, un vent glacial et l'étourdissement des hauts heux.

Bêtes et gens m'ont rejoint, tous avariés; j'avais déjà vu le mulet de la cuisine se rouler, avec tout son bagage, sur la place d'herbe dont j'ai parlé; Abou-AIi et son cheval sont restés dans la mon- tagne. Sassetti m'a l'air plus mort que vif, je suis obligé de lui donner mon paletot pour le ré- chauffer, ce qui le gratifie d'un air poussah des plus lourds; il est gelé, fort triste et démorahsé. Il descend de cheval et ne peut marcher, deux ou trois fois roule sur kii-même, comme étourdi, finit à grand'peine par remonter à cheval. C'est grande chance s'il ne s'y est pas tué, il ne tenait pas plus sur sa selle qu'un paquet de linge sale, à toute minute il me demande pour combien de temps nous avons encore de route, je le ré- conforte de mon mieux.

Descente, pas de pierres, de la terre seulement. Elle est si rapide que je suis obligé d'aller à pied. Nous descendons, la vallée s'élargit, elle n'a plus l'air d'un fossé entre deux murs, mais d'une gorge à pentes très escarpées. Nous laissons les cèdres sur la droite et nous nous enfonçons dans la vallée. Après nous être carabossés de rochers en rochers et qu'Abou-lssa s'indigne toutes les fois qu'on dit : Allah!, voilà mes deux imbéciles qui prennent leurs voix dans les deux mains pour demander la route à des hommes qui travaillaient au loin dans la campagne. Station d'une demi-heure, les mulets batifolent dans les environs, l'âne est perdu, il faut aller chercher l'âne. Nous sommes à l'entrée du

366 NOTES DE VOYAGES.

village de Bercharra. Deux hommes arrivent et indiquent aux moucres la route à prendre pour regagner le bon chemin : nous ne devions pas descendre, mais suivre tout droit, sur la droite, à partir des cèdres. II s'agit de monter une colline presque à pic, ou du moins en pain de sucre, nos chevaux s'en tirent à grand renfort d'éperons; quant aux bagages que j'attends en haut près de trois quarts d'heure, tout fut renversé et l'on fut obligé de porter la charge de trois mulets sur le dos.

Pendant que je suis là, sur le derrière de Bercharra, regardant la montagne qui est devant moi (coté de la vallée) avec ses teintes rouges, places cultivées, ses crêtes grises éclairées, ses vallons déjà, dans l'ombre, et les étendues mon- tueuses qui continuent plus loin, confondues dans une couleur vaporeuse bleu noir, une vieille femme, au visage doux et en cheveux gris hé- rissés, vient m'ofifrir dans un pot du riz bouilli. Elle a sur le sommet de la tête une sorte de cône en argent, évasé par le haut et haut de trois pouces environ; cela se met sous le voile et a le dessus un peu convexe. Une grande et mince fille blanche, l'œil bleu, la dent blanche et l'air bon enfant, vient peu de temps après se mettre à côté d'elle , à la bride de mon cheval. Tout ce que je com- prends à ce qu'elles me disent, c'est qu'elles m'en- gagent à rester ici, à passer la nuit chez elles; je vais me perdre en route et n'arriverai à Aden qu'après le coucher du soleil. La jeune fille me fait un œil des plus engageants, sa figure épanouie rit comme un printemps, et la vieille femme, se plaçant derrière elle et me la désignant, me fait le

PALESTINE. 367

feste de main arabe en répétant « buono, buono ». 'hésite à coucher. Sassetti dort sur ses arçons;

il a eu un «sacré imbécile de m » subhme,

adressé aux gens qui ont aidé à monter le bagage et qui nous tenaient des discours. Dans sa fureur de ne pas leur faire comprendre ce qu'il leur di- sait, il ne parlait rien moins que de « leur f

des coups de sabre »; puis, re-calme plat.

On part, deux mulets se f. dans un trou,

ces braves moucres étant, comme toujours, à un quart de heue de leurs bêtes. Abou-Issa arrive, on procède au sauvetage des mulets (pendant ce temps-là, les deux autres s'égarent, l'âne est en arrière avec Hussein). Pour faire grimper les bêtes au niveau du sentier, il faut aplanir le terrain avec les mains afin d'en diminuer la pente; néanmoins la mule qui portait les cantines dégringole. Je crie « taïeb » , Abou-Issa se baisse et ramasse deux cailloux, les deux cantines tombent, je continue «taïeb kébir! ». Abou-Issa, un caillou de chaque main, se frappe des deux côtés de la tête de toutes ses forces (son turban s'en défait) en poussant des cris inarticulés oii les H et les A dominent, on se remet à flot, et l'on part. La nuit allait ve- nir, il fallait se dépêcher, nous étions encore à une grande heure d'Aden. J'enfourche au trot un sentier qui y conduit, je m'aperçois qu'il me mène au haut de la montagne; alors je redescends et à travers champs, je me dirige sur le village. Un troupeau de chèvres noires broutait au versant d'une colline, le soleil se couchait dans la mer, et sa grande couleur rouge étalée derrière les mon- tagnes empourprait ce côté du ciel, comme serait la queue du Phénix déployée. Quelques coteaux

368 NOTES DE VOYAGES.

étaient noirs, d'autres bleu foncé; au fond le mas- sif de verdure d'Aden. Je passe à travers tout : champs, rochers, ravins, enclos de pierres sèches; Sassetti, gelé et les lèvres pâles, me suit de loin tant qu'il peut.

Aden. L'entrée d'Aden est charmante : massif de nojers au milieu de grosses pierres blanches, la route sous des arbres suit un cours d'eau, le versant droit de la montagne est planté. Le cerveau me bat dans le crâne et me fait mal à chaque mouvement du cheval. Je demande à un capucin est le couvent des Lazaristes, il me fait signe que c'est au milieu du pays, ce qui me fait m'arrêter à un grand khan en pierres, un cheval arrêté faillit tuer le mien à force de ruades. J'arrive enfin au couvent; grâce à ma pantomime, je suis reçu par un jeune frère fort timide, qui ne sait trop comment s'y prendre. II me réveille une heure après pour manger; je dor- mais d'un sommeil de mort et je préfère continuer mon sommeil; il ne fut pas long à cause de la quantité de puces qui me torturèrent toute la nuit.

Jeudi matin. Promenade au bout du pays, jusqu'à une petite élévation d'où l'on voitTripoli, au bout de la plaine, au bord de la mer. Nous causons des Maronites, il me paraît sur la réserve à l'endroit de la question. II y a quelque temps des ministres anglais de Tripoli voulurent venir passer l'été à Aden, ils furent obligés d'en partir sur la menace que leur fit le sheik maronite de brûler leur maison. Le même fait se renouvela une seconde fois, cette fois il y eut menace de brûler la tente. La chose alla au divan de Beyrout, et le droit resta aux Maronites, les ministres retour-

PALESTINE. 369

nèrent à Tripoli. Je demande à mon compagnon s'ils ont, eux, quelque influence sur la vie civile des Maronites. II me dit : «aucune». La question était peut-être trop près du fait précédent.

Jalousie du clergé maronite envers le clergé latin, ignorance de ceux qui sont mariés; ils sont obligés de travailler, d'aller en journées, de là, déconsidération et mépris. Vers 10 heures, le su- périeur arrive. Espagnol de façons graves, jolie physionomie brune; il revient de retraite, portant dans une petite caisse tous les ustensiles sacrés pour officier. Dans ma première visite, nous cau- sons un peu des religions chrétiennes de l'Orient, il me paraît jusqu'à présent plus instruit que tous ses confrères que j'ai vus. Survient le sheik du pays, vilain, blond, couvert d'un beau habar de drap noir brodé d'or, et coiffe d'un turban en soie rouge pointillée d'argent. On cause Druses, il dit quelques bêtises que relève le prieur. Selon ce dernier (on a saisi il y a quelques années, après l'invasion d'un des villages druses, quelques-uns de leurs livres mystiques, écrits en très vieil et pur arabe et on les a envoyés à Paris ^, voici en quoi consiste la religion druse, du moms d'après ce qu'on a pu savoir. Dieu créa le Verbe, lequel créa le Bien et le Mal. Le Verbe parfois s'incarne et paraît, maintenant il est caché, peut-être est-il dans le corps d'une bête ou d'un scélérat. Tôt ou tard il réapparaîtra; s'il vient un très grand homme ce sera lui. Quand Napoléon parut en Orient, les Druses ne doutèrent pas que ce ne fût lui et vou- lurent l'aller trouver. Leur religion est une espèce de panthéisme très élevé, mêle de beaucoup de cabale. Ils sont plus près du christianisme que les

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■^'JO NOTES DE VOYAGES.

Musulmans, selon le supérieur, qui me paraît les estimer assez comme intelligence. Esprit méta- physique remarquable de quelques Arabes, il a souvent été étonné de la subtilité de leurs ques- tions. — Immoralité des populations du Liban, que le supérieur attribue au contact des Turcs, lorsque les chrétiens, l'hiver, vont habiter la

f)Iaine. Dans quelques villages le mari « vend 'usage » de sa femme à l'étranger; il y a quelques jours, un prêtre arabe a battu un Turc qu il venait de surprendre « faisant des saloperies » avec une femme; quand il l'a abordé, il avait son panta- lon couvert de sang et lui a exphqué le motif ci- dessus.

Je passe l'après-midi à prendre mes notes, entouré de spectateurs si nombreux que quel-

âuefois ils me bouchent complètement l'entrée e la tente; ils disent qu'ils n'en ont jamais vu de si belle.

Abou-AIi se présente, il est arrivé avec sa rosse au milieu de la nuit, ayant été obligé en chemin de prendre, moyennant 5 piastres, un homme pour Taider à frapper sa bête et à la mener jus- qu'ici. II se plaint beaucoup de Joseph et dit qu'il n'a jamais vu un drogman si méchant; le tout traduit par le frère servant de la maison , qui dîne à table avec nous, ne dit mot, et écoute de ses deux oreilles.

Le soir, au coucher du soleil, petite promenade avec le jeune frère. Les montagnes sont violettes, il y a des parties de ciel vermeil ardent, entre les haies et les branches de noyer. En rentrant, ciel tout orangé, par la fenêtre du corridor du cou- vent, beau soir, clair de lune très clair. Je m'en-

PALESTINE. 571

dors SOUS la tente, seul et me concentrant dans mon petit confortable.

Vendredi 20. Sassetti me paraît assez ma- lade, il a vomi plusieurs fois, je le purge. Le supérieur est éreinté par sa retraite. J'ai les jambes entourées de compresses d'eau blanche, je suis seul sous la tente, les mouches bourdonnent, le soleil brille. est Maxime maintenant?

Aden, 10 h. 1/2 du matin.

Dans l'après-midi, Sassetti va plus mal. Visite du médecin carméhte, grand Itahen maigre; il le saigne. Vers 5 heures du soir, j'envoie Abou-Issa chercher Suquet à Bejrout. Soirée d'inquiétude à l'occasion de Sassetti.

Le samedi matin, mieux. Visite du frère carmé- lite. Maxime arrive à midi un quart, tout botté, tout étonné, tout échigné. Entre autres nouvelles rapportées de Beyrout, il m'apprend celle de la mort de Louis-Philippe. Le soir, avec le supérieur, nous faisons une visite au sheik, auquel nous re- mettons une lettre du Père Hazard.

Dimanche. Sassetti est repris de la fièvre. A 5 heures, nous partons pour les cèdres. Nous sui- vons le versant de la montagne du côté d'Aden; à 8 heures et demie nous sommes aux cèdres. Il en reste peu, mais éreintés et de taille moyenne pour des cèdres; et puis ils sont écrasés, comme hauteur par les montagnes voisines. H y a cepen- dant quelques vieux troncs respectables, mais dont les branches sont mortes; dans quelques années les cèdres n'existeront plus. Quelques- uns couverts de noms, celui de Lamartine effacé par un homme de l'ordre quelconque. Sous les

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372 NOTES DE VOYAGES.

cèdres, deux tentes d'Arabes, vertes. Ce sont des Anglais, nous voyons de dessous l'une sortir une ïady en chapeau. Le prêtre maronite nous offre un tapis et le livre des voyageurs.

Du sommet du Liban moins belle vue que la première fois, à cause de la brume qui couvre la plaine de Bequaa et nous dérobe l'Anti-Liban, la mer est grise et couverte de vapeur, la vallée des cèdres me semble d'une courbe plus simple que la première fois; c'est peut-être parce que la voie monte moins. Je ne retrouve plus sa neige et il fait aussi moins froid que mercredi dernier. Du reste c'est éternellement beau, je redescends étourdi, tout comme la première fois. Nous reve- nons par le village de Bescharr : cascades natu- relles dans les rochers, chutes d'eau et aspects de rochers comme dans les tableaux de Poussin, pays vraiment fait pour la peinture et qui semble même fait d'après elle. Mûriers et peupliers. Nous haltons près de féglise. Enfants. Jeune homme qui psalmodie avec un autre dans un livre non relié. Gamin qui ne sait de l'ita- lien que le mot 51. Une fontaine pleurante tombe de la maison du sheik. Nous remon- tons. (En descendant, bu du lait de chèvre que nous offrent des pasteurs, dans une tasse de terre; le troupeau, de la couleur des terrains, blanc gris, quelques-unes noires, occupait les deux côtés de la route , bordée de pierres sèches , et se répan- dait au large. )

Arrivés à Aden à i heure et demie nous trouvons le frère carmélite qui vient encore de saigner Sassetti. Nous allons nous occuper des préparatifs pour le traîner demain à Tripoli.

PALESTINE. 373

Le successeur de Joseph, et son homonyme, petit homme maigre et noir, culotte blanche, pas plus brillant que lui sur l'équitation, l'éducation point mièvre ni éveillée.

Dans réghse maronite d'Aden, attenante au couvent des Lazaristes, sacs de toile suspendus et qui contiennent des chrysahdes de vers à soie, le nom du propriétaire écrit sur chaque sac; ils le mettent pour attirer sur le contenu de ces sacs la bénédiction divine. Représentations de l'Enfant Jésus porté dans les bras du moine Maroun.

Jeudi 26 septembre.

Le soir, dîner chez le sheik, avec M. Amaya. La maison du sheik est une grande maison en pierre oii j'avais abordé lors de mon arrivée à Esden et que j'avais prise pour un khan. On a balayé le devant de la porte pour nous faire hon- neur. Nous montons l'escalier sans rampes, nous traversons une pièce au milieu d'une foule d'une trentaine de domestiques, et le sheik, descendu au-devant de nous, nous fait asseoir dans une grande chambre et porte le même petit turban doré que lors de sa visite au Père Amaya. On nous enfume avec de fencens et on nous jette sur la figure de l'eau de fleur d'oranger; un domes- tique suit avec une longue serviette pour que nous nous essuyions les mains. Dîner à l'euro- péenne, composé de mets locaux dont je cuyde crever le soir de mal d'estomac.

Le lendemain, à 5 heures, Max part pour Tri- poli avec un guide fourni par le sheik et je reste seul à faire les bagages et à soigner Sassetti. Je plie et j'emballe tout, au milieu de la population

374 NOTES DE VOYAGES.

qui me regarde et des moucres qui m'embar- rassent. Enfin, à 6 heures et demie, tout est expé- dié. Sassetti qui, selon le bon frère carmélite, de- vait être parfaitement bien («domani, niente, signor, niente »), va plus| mal que jamais, la fièvre le reprend; je lui donne i8 grains de sulfate de quinine, elle n'en continue pas moins. Abou- Issa est revenu avec la lettre de Suquet qui me dit qu'on peut aller jusqu'à 20 par jour.

A 3 heures de faprès-midi, il me paraît aller si mal que je ne sais quel parti prendre, je me dé- cide cependant à partir. H fallait finir au plus vite et, à 4 heures et demie, je le hisse à cheval. La route jusqu'à lëbhaila (2 heures et demie) a été un supphce; M. Amaya et moi avions le cœur serré comme dans un étau, qui ne fut un peu dévissé que le soir en arrivant. Nous avions peur qu'il ne tombât à chaque pas, de chaque côté un homme le tenait par la cuisse, le malheureux gar- çon ne cessait derrière moi de répéter : « Quand sommes-nous arrivés? combien de minutes en- core?», et M. Amaya, quand je me rapprochais de lui : «Pauvre jeune homme! pauvre jeune homme! »

A 5 heures moins quelques minutes, j'ai dit adieu au frère Lazariste, à M. Pinna, que j'ai embrassé; à toute cette pauvre petite maison oii j'avais passé des quarts d'heure anxieux. Le soleil se couchait. Un temps de galop dans le village, avec tout mon harnachement, pour rejoindre Sassetti. Quelques « messu comb'ah crer'h » des paysans. La mule du Père Amaja marchait devant, nous la suivions avec peine, nous étions obligés de nous arrêter de temps à autre pour Sassetti,

PALESTINE. 375

chancelant et aux trois quarts agonisant sur son cheval éreinté par sa course à Bejrout; c'est sur lui qu'Abou-Issa était monté pour y aller. Descentes rapides par d'exécrables chemins. Quelques trou- peaux de chèvres. A gauche surtout, la montagne est superbe, boisée, rocheuse, ardue; ce sont des lits de torrents, dans lesquels on descend presque en se suspendant aux pierres. Il y a un mamelon, puis une sorte de plateau, puis une seconde des- cente. Au bas de celle-ci est le village de lebhaila» nous arrivons à 7 heures et demie; il fait nuit close, les chiens hurlent, quelques lumières. Un matelas est vite étendu dans la maison du curé maronite, dans une grande chambre voûtée. Au lieu d'être mieux au repos, notre malade nous paraît aller pis, j'ai peur qu'il ne meure dans la nuit, la fièvre est très violente, le regard fixe, il n'a plus guère la force de parler et ne sait plus il est.

Nous nous installons sous un arbre, sur une espèce de petite terrasse faite, il me semble, pour recevoir des visites et faire le khiefiP.Le Père Amaja me fait armer mes armes, de crainte des chacals qui, selon lui, vont probablement nous passer sur le corps. «Roulez-vous bien dans votre couverture, me dit-il quelque temps après, il y a dans ce vil- lage-ci beaucoup de serpents ». Je le vois lui-même arranger son fusil et il montre comment, pour avoir un point de mire, il fait au bout de la baguette deux petites oreilles en papier. La lune était su- perbe, elle éclairait toute la vallée; la plaine s'allait perdre dans des profondeurs bleu sombre se tenait le silence. Nous avons causé des morts, il m'a conté le jour il avait quitté sa mère pour la

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dernière fois, et tous ceux qu'il a perdus : c'a été un des moments les plus graves et les plus pro- fondément poétiques de ma vie. Je me rappellerai longtemps sa grande robe noire se détachant dans le clair de lune, quand il était agenouillé à faire sa prière, et ses façons si maternelles auprès du ma- lade, sa patience angélique à faire bouillir une tasse de thé avec des brins de paille, pour Sassetti. Nous dormons environ deux heures à des reprises différentes, les puces, l'inquiétude et l'envie de partir matin nous tenant éveillés.

A 2 heures un quart nous nous remettons en route. Au bout d'une heure, nous arrivons dans ce qu'on appelle la Plaine et qui n'est qu'une succes- sion de petites montées et descentes. Un long champ d'oliviers, vieux et le tronc rugueux. La lune pâlit, le jour va paraître. Un ruisseau à gauche de la route, je descends de cheval et je m j lave la figure et les mains avec délices. Un troupeau d'ânes , que le Père Amaja bûche à grands coups de courbach; je crois que, lorsque les hommes ne lui font pas place, il doit les traiter de la même façon. De grands roseaux, que nous longeons par un sentier pratiqué au flanc d'un coteau. Tout à coup on aperçoit Tripoli, ville blanche, étirée en long dans la plaine; la Marine, au bout, assise au bord de la mer.

Tripoli. Nous glissons longtemps dans les rues de Tripoli, quelques enfants saluent le Père Amaya et marchent devant nous, surtout un jeune môme à yeux noirs magnifiques, pâle, nez un peu épaté par le bout, une mèche de cheveux sur la tête, un simple takieh pour toute coiffure. Au couvent des Carmes je ne trouve pas Maxime parti à ma ren-

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contre; Hussein, que je rencontre dans la rue, me dit qu'il est parti à la Marine. Bref, après avoir drogué pendant une grande heure dans le couvent, je rengaine mon dada (sans mes bottes, l'état de mes jambes ne me le permettant pas) et, prenant avec moi ma pelisse (pour Sassetti) que je mets sur mes genoux, je pars pour la Marine, suivi de mon jeune drôle. A la porte il faut attendre dix minutes pour qu'il prenne un âne, et quand il a pris l'âne, pour qu'il change de la monnaie.

De Tripoli à la Marine, temps de galop, une belle route entre des jardins; de temps à autre quelques femmes à cheval, à califourchon, voilées de blanc et en bottes jaunes. Mon jeune guide me suit de très loin sur son mauvais âne, je jouis du plaisir d'être seul, d'aller au galop, à cheval, en plein soleil, l'ombre du gland de mon tarbouch saute par terre, sur l'herbe mince; avec ma grande pelisse étalée devant moi j'ai des allures majes- tueuses de pacha. A la Marine, le gros Mustapha- Gasis, agent français, m'aborde et me dit que la barque est prête. Je trouve Sassetti couché sur le dos sous la. porte du khan, au milieu des marchan- dises et des chameaux qui passent, je lui fais de la limonade et je reste à attendre Maxime dans un café au bord de la mer. je vois encore quelques Bédouins, ce sont les derniers, et je dis aussi adieu aux chameaux.

Max revient, il court après moi depuis le matin, enfin nous nous retrouvons, nous embarquons Sassetti, à qui nous faisons un lit sur le lest de sable du bateau. Officiers du Mercure. Nous revenons tout doucement àTripoli, au couvent car- mélite, où nous retrouvons les officiers du Mercure.

378 NOTES DE VOYAGES.

Le lieutenant, à mon nom, me demande si je ne suis pas le fils du médecin; il me dit s'appeler M. Lenormand et être parent d'E. Chevalier. La première et seule fois que je l'ai vu, c'était en 1832, à Rouen, chez M. Mignot, lorsqu'il venait pour subir son premier examen de marine; il n'avait pas encore vu la mer; nous ne nous doutions guère alors, ni l'un ni l'autre, que nous nous rencontre- rions sur la cote de Syrie; à cette époque il n'avait pas de barbe, et je le retrouve tout chauve.

Instances ennuyeuses du supérieur Carméhte pour nous faire accepter un rafraîchissement quel- conque.— Longue visite du Père Amaja, Maxime va voir M. de Choisej et je reste seul avec lui. Nous causons ensemble des passions. Au point de vue chrétien, l'orgueil est la mère de tout péché, comme sentiment désordonné du moi, comme attirant tout au moi, au heu de fattirer vers Dieu.

La maison des Lazaristes. J'y avais été le matin et j'avais aidé le Père Amaya à ouvrir les fenêtres et à refaire le divan. Grosse femme du procureur. On traverse une cour abandonnée, petit jardin avec deux bananiers à gauche, escaher sans rampe, chambres assez propres. Deux tableaux passables dans leur chapelle, entre autres un portrait de saint Vincent de Paul. Le Père Amaya se plaint que les vers lui mangent tous les hvres de sa bibliothèque. A 6 heures nous lui faisons nos adieux pour aller dîner chez M. de Choisey,

M. de Choisey (ex-M. Gudin), aide de camp du duc de Nemours, a eu des malheurs au jeu et est venu se réfugier à Tripoh; homme commun et trop pohjvous accable de prévenances. On se sent mal à l'aise chez lui, parce qu'on n'y ose parler de

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beaucoup de choses. M"* Bellot, sa voisine, tient la maison, tire son ouvrage de la table à travailler, est traitée sur le pied d'étrangère; le langage j est plus tenu que devant la plus honnête femme du monde. Que c'est bête, mon Dieu, de n'être pas franc! Son drogman Abdallah. Dans quelques maisons d'étrangers, on voit ainsi, à table, un jeune homme vêtu à la turque, fraîchement rasé et de façons agréables; sic chez M. Suquet et chez M. Pitzalozza. C'est une position qui serait, je crois, à étudier, intermédiaire entre la vie turque et l'eu- ropéenne. II doit savoir beaucoup de secrets de l'un et de l'autre, doit servir au mari et à la femme, n'est qu'un domestique à 150 piastres par mois, et ne peut pas ne pas être autre chose. A Beyrout, on nous a dit qu'il jouait avec lui et ne pouvait s'em- pêcher de le tricher; à ce qu'il paraît que c'est plus fort que lui! Je n'ai pas revu M.Pérétié, qui a une si belle moustache et porte des éperons pour aller en bateau ; sa rage de la chasse se combinant avec ses vieilles habitudes militaires, il a rêvé pour lui et ses compagnons un uniforme de chasse.

Mercredi matin. Partis à 5 heures du matin, seuls, sans drogman ni bagages; les mulets, non chargés, nous suivant de loin. Cette côte me paraît bien moins belle que celle qui s'étend entre Bej- rout et Saïda, c'est sec et sans grandeur; du reste, à mesure que l'on avance, ça gagne. A 10 heures, nous arrivons à Batrun, sur le bord de la mer, dans un grand khan voûté, nous employons la pan- tomime pour avoir à boire et à manger ; une espèce de drôle, parlant un jargon italien , nous aide un peu. Après l'œuf dur du voyage et quantité de rai- sin non mûr, nous faisons un somme par terre, sur

380 NOTES DE VOYAGES.

une natte, et, à 2 heures, nous repartons. La route, comme le matin, est presque toujours en vue de la mer. Pendant la première heure, soif ardente, due à la mauvaise eau de Batrun, qui me semble une des plus détestables que j'aie bues en voyage. A 5 heures du soir, arrivés à Djebel, nous campons sous un gourbi, dans un cimetière qui est au mi- lieu du pays; bêtes et gens se placent alentour. Djebel est entouré de murailles; je n'ai rien vu, du reste, mon pied me faisait beaucoup souffrir dès que je voulais marcher.

A I heure et demie, la lune casse-brillait; je ré- veille Maxime, et à 2 heures un quart nous nous mettons en marche, ayant rengainé, pour le dernier jour de la Syrie, mes bottes tout humides.

De Djebel à Beyrout. Dans une vallée étroite, seul chemin que l'on puisse prendre pour aller de Beyrout à Tripoli. Tout au milieu, et gar- dant le passage, un château fort bâti sur un rocher séparé , qui se trouve comme mis exprès et comme un grand bloc poussé.

La baie de Djorié, à moitié route, s'ouvre tout à coup à gauche, et les montagnes du Liban, que Ton voit de Beyrout, apparaissent tout à coup. II a l'air de s'y faire beaucoup de commerce, nous y avons vu quantité de chameaux, quelques barques; on faisait des constructions.

Encore presque au clair de lune, nous avons traversé Nar-Ibrahim, le fleuve d'Adonis, qui tourne entre de grands roseaux. Dans le crépus- cule du jour naissant, deux ou trois hommes, à espaces différents, que nous avons vus embusqués, nous paraissaient attendre du gibier humain. Le fleuve d'Adonis m'a semblé de couleur verdâtre

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comme ses roseaux et sortir d'une vallée étroite et profonde, les rochers (les murs des deux côtés) étaient taillés à pic.

Nar-el-Kelb, le fleuve du chien. Pont très élevé, qui monte et descend; dans la montagne, figures en bas-rehef à même le rocher et dans des poses égyptiennes, mais de loin me semblent plus frustes. Jusqu'à Beyrout, au bord des flots, pa- taugeant dans le sable mouiHé, et nous éclabous- sant d'eau. Lutte d'équitation.

Nous tournons à gauche, nous marchons sur du sable rouge, ia route bordée des deux côtés de grands roseaux. Nous passons sur un pont nous étions déjà venus un matin que nous avions fait une promenade, nous rencontrons quelques femmes à cheval, un Turc dans son tartaravanne, qui suit son harem, des gens de la campagne, et à 9 heures du matin, nous sommes rentrés à Beyrout.

Rhodes, 4. octobre, vendredi, au Lazaret.

Pendant que nous étions occupés à retirer nos bottes, entre M. César Casatti qui, en qualité de compatriote, venait nous faire une visite. Nous re- trouvons aussi ici le D"" Poyet, que nous n'avions fait qu'entrevoir au Carmel. Balles de l'Hôtel Baptista : M. César Casatti, perruque brunâtre tenue par des lunettes, moustaches et pointe, habit, canne, un chapeau gris, touriste propre et bien tenu, d'un galbe aussi inepte que son patron; le D' Poyet (appelle la mer «l'onde amère»), gros, court, empâté, vif en paroles, profil mêlé de Germain et de Théophile Gautier, emploie des mots scientifiques dont il ignore la valeur, beau

382 NOTES DE VOYAGES.

parleur, vous mangeant dans la main, sale mon- sieur; son épouse et son enfant, maladifs et laids, toute la santé s'est retirée au papa; un sheik et son élève, lunettes, pas de barbe, chapeau de paille, air étonné : «est-ce vrai?» par exemple; mstituteur allemand avec son jeune homme, jeune Russe, blond et rouge; Courvoisier, jeune Suisse de Baie, convenable, voyageur en horlogerie, toujours bien brossé et propre d'habits.

Nous passons notre temps, à Bejrout, à faire nos paquets. Nous dînons trois fois chez Suquet. Matinée chez Rogier, moins agréable que la première, les dames ayant moins d'entre- gent et me paraissant d'ailleurs appartenir à une classe de la société moins relevée.

Dimanche, dîner chez M. de Lesparda, avec Artim-bey. Le D"" Petzalozza et sa ronde petite femme, succès photographiques d'ycelui.

Le mardi f, à 4 heures, nous nous embarquons à bord du Stambul, nous sommes reconduits en canot par le jeune Henri Dantin, commis de Rogier. Tout le côté bâbord des premières est occupé par des Turcs et par un harem, séparé des mâles et dans son box comme des chevaux; les femmes, blanches, négresses, jeunes, vieilles, sont étalées sur des matelas et des tapis. La pauvre femme du D"" Poyet est aussi avec son enfant; j'ai vu peu de choses plus tristes que le chapeau de cette femme, brun, passé, avec quelques fleurs fanées, il était appuyé sur le toit de la chambre à côté des bottines de Monsieur. Celui-ci a donné sa démission et va s'établir à Constantinople; il nous dit avoir été déjà au service de Méhémet-AIi et du shah de Perse. II y a à bord le Mâlim du

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Pachalik de Beyrout et le sheik de Bejrout. Le premier, gros et blanc, beau jeune homme, cou- vert d'une demi-pelisse doublée de mouton, lorgnette, chaîne d'or, gilet de soie, habillé à l'eu- ropéenne, portait ses souliers en savates, à la turque; le second, homme maigre, à long nez, à barbe noire, turban et ceinture verte, ensemble déplaisant. Le capitaine, itahen, comme tout son équipage, parlant le turc, pas de barbe sauf une petite moustache. « La pipa di sua esselenza ». Le lieutenant, grand, bossu. Un petit Turc, espèce de bardache à peau blanche et à cheveux noirs, coiffé d'un bonnet grec de M"* Bernier.

Avant de partir, il est venu s'asseoir à coté du gouvernail une grande jeune femme noire et maigre, à la taille brisée, à la face pâle, bracelets en fils de jaseron en or, dans le sens de la largeur du bras, et réunis par un fermoir commun, le bracelet large d'environ trois pouces et faisant gant; œil profond et prodigieusement noir; à côté d'elle, une vieille et grosse femme, profil à la Georges, choses superbes dans le bas du visage, pleines et riches comme dans le buste de Vitel- lius, air triste. Elles étaient en deuil. Un jeune homme, vêtu à la grecque et en deuil aussi, leur a tenu compagnie quelque temps sur le pont, puis est parti quand le navire a levé ses ancres. Avec elles, deux négresses vêtues de robes jaunes; fune avait en outre une veste rouge, figure tout à fait animale, teton ballottant dans son corsage, se tenant appuyée debout, les mains écartées sur le bastingage du navire. L'enfant du Mâlim, pe- tite fille de 3 à 4 ans, les sourcils joints par de la peinture.

384 NOTES DE VOYAGES.

Mercredi matin, a. 6 heures, nous ancrons dans la rade de Larnaca. La Marine étend sa ligne blanche au bord de l'eau, la côte de Chypre me paraît nue et sèche, on doit y cuire; quelques pahniers. Larnaca est dans un pli, entre la Marine et le pied des montagnes. Le mont Olympe est pointu, un peu échancré du côté droit (Est) et de couleur brunâtre, léger. Les côtes de Chypre me semblent ressembler à celles de Syrie; les côtes de la Caramanie, moins hautes mais plus boisées.

Vendredi. Par un temps froid et couvert de nuages, nous entrons dans Rhodes. La mer, hou- leuse toute la veille, est loin de se calmer et nous dansons très gentiment pour atteindre les cahutes de la quarantaine, le pacha nous fait de suite apporter à dîner. Visites de son interprète et de M. Pruss, vice-consul de France.

Lazaret de Rhodes, dimanche matin, 6 octobre 1850.

RHODES.

*J

RHODES'".

MARDI, 8 octobre 18^0. Sortis de la qua- rantaine à 7 heures du matin. Nous logeons au casin de M. Simiane, dans ie faubourg européen, côté Nord de la ville. Chambres de cabaret de campagne. Sa biblio- thèque; — il reçoit jusqu'à trois journaux!

Visite de M. Alkim, interprète du pacha.

Pruss vient nous voir, sa petite fille est morte l'avant-veille au soir. Quand ils sont entrés dans leur logement, une hirondelle est tombée du pla- fond au moment 011 ils entraient dans le salon; quelques mois auparavant, son enfant avait fait, avec du papier, une enveloppe à chaque domino, ce qui est aussi un présage de malheur.

Promenade dans Rhodes. Nous longeons quelque temps le bord de la mer, nous entrons dans la ville par une porte basse trouée dans les murailles. Petit port avec une douzaine de ba-

'') Voir Correspondance, I, p. 449.

388 NOTES DE VOYAGES.

teaux amarrés, trois en construction; bruit des marteaux. Konac du pacha à droite : grand bâtiment carré et bas ; devant restent des ifs et des croissants en bois, qui soutenaient les illumina- tions lors de la visite récente du sultan à Rhodes. Nous longeons le port : cabarets grecs et bou- tiques séparées de l'eau par une rangée de grands et beaux arbres (tilleuls? platanes?). Nous ren- trons dans la ville sur la droite, par une porte ouverte dans la muraille, mais plus moderne que la muraille, et faite après elle.

Rue des Chevahers : va en montant, assez large, vide, grandes marches d'une vingtaine de pieds de large, les moucharabiehs sortent des maisons de pierre. Les plus belles maisons sont sur la droite en montant : écussons nombreux , fenêtres carrées, séparées en quatre par des croisillons de pierre, porte ogivale. Silence. De temps à autre un enfant turc qui joue. Le ton général de la rue est gris, c'est plus triste que beau. En haut de la rue est une grande porte ou grande arcade, qui va d'un côté de la rue à fautre. Lorsqu'on est en dedans de cette porte, elle est irréguhèrement double, les deux ogives ne se répondent pas; ainsi, du côté droit, les deux linteaux sont l'un contre l'autre, tandis que, du côté gauche, il j a un intervalle entre eux.

Là, on se trouve sur une petite place ombragée d'un grand platane. A gauche, est l'éghse Saint- Jean; en retour, à droite, la maison du Grand Maître; en face, une maison à johes croisées enca- drées de chardons. Déhcieuse cour, herbue, silen- cieuse.

Eghse Saint-Jean ; fenêtres ogivales, le vaisseau

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est couvert en bois, jadis c'était peint en bleu avec des étoiles d'or; huit colonnes de porphyre badi- geonnées, quatre de chaque coté; trois ont des chapiteaux presque corinthiens, deux autres sont de simples tailloirs; le huitième a des espèces de pointes rangées symétriquement en cercles.

Au fond du cnœur, fenêtre carrée à barreaux de fer; une vigne passait à travers, pénétrée de soleil. Deux ou trois tombes de grands maîtres, beaucoup sont absentes, presque toutes fort en- dommagées. — C'est maintenant une mosquée, et mosquée peu respectée à en juger par le sans- façon dont on la traite. La Keblah et le Nimbar sont à droite. Nous étions entrés par une porte latérale, nous sommes sortis par la porte princi- pale, au bout de la nef; elle est en bois et ornée encore de trèfles et de fleuronnements. Deux sièges à la porte, devant les marches : l'un est un chapiteau corinthien en marbre blanc, l'autre un petit autel à sacrifices entouré de guirlandes, porté par des têtes de bœufs. II y avait deux Anglais dans l'église, l'un peignait et l'autre grat- tait des inscriptions. J'ai retrouvé le premier (ancien officier de marine militaire) dans la dili- gence de Como à Lugano.

Pendant que Max prenait des notes dans l'église, j'étais devant, sur la petite place. Deux femmes turques, voilées, montaient la rue, une de chaque côté, sur l'espèce de petit trottoir creusé par les pas des passants qui borde les maisons ; il faisait silence, le ciel était couvert. La première était en vert, l'autre en bleu, toutes deux en yamak blanc, toutes deux âgées; celle qui était habillée en vert était grosse et s'est retournée plu-

390 NOTES DE VOYAGES.

sieurs fois pour me voir. On n'entendait que le bruit de leurs bottines jaunes traînant sur les dalles, elles allaient lentement.

Nous redescendons dans la ville : il y a. parfois des passages voûtés ogivaux , communiquant d'une rue à l'autre, sous lesquels les matelots mettent à sec leurs antennes et leurs avirons. Les bazars sont clairs et n'ont plus le caractère oriental, ça sent l'épicier grec. Grands cafés animés, vitrés; souvent est accrochée à la muraille une peinture qui représente une sorte de lion à tête de femme (Alborak?). II y a dans cette rue des cyprès, des mûriers, la rue est large. Pris un bain dans un bain turc, à droite en montant la rue.

Méhémet-Regib-Pacha. Visite au pacha, gros et bon homme empâté. Quelques Turcs sur son divan : un Porné! II pioche le français, Pruss lui doit lire Gil Blas, il se fait lire la Révolution, de Thiers, II nous demande si nous ne pourrions pas lui faire avoir le traité universel et tous les traités de la France avec la Porte. Pipes à bouquin , endiamantées, café dans des godets d'émail et de diamant.

Tour Saint-Nicolas, haute et carrée; aux quatre angles, échauguettes. La plate-forme est surmontée d'une tourelle à laquelle on parvient par un esca- lier en bois. Les remparts sont chargés de ca- nons, dont on a couvert les lumières avec des pec- torals de cuirasses. Fiente de pigeons dans l'intérieur de la tour. Dans l'intérieur une chambre à voûte ogivale. Ciel gris, pas de soleil, temps triste.

La tour Saint-Nicolas est au nord de la ville et de l'île.

RHODES. 391

Au-dessus des terrasses des maisons gris noir, s'élancent huit minarets, parmi lesquels les plus hauts sont ceux des mosquées de Saint-Jean et de Soliman; quelques pahniers sortent d'entre les maisons. Derrière la ville, coteaux boisés, habités, au delà de la crête dentelée des montagnes vio- lettes; au Sud-Est, grande baie qui s'avance en demi-cercle dans des terres incuhes et couvertes de chardons; dans le Nord-Ouest, le quartier franc, mâts de pavillons consulaires; entre lui et la mer, une langue de sable. Au bout de cette langue de sable, des mouhns qui tournent. Avant le port, ruines d'un ancien môle sont amarrées quelques petites barques. Toute la partie que le suhan devait visiter a été blanchie à la chaux.

Tour des fortifications. L'ancien port des galères était compris entre la rue des Chevahers et la muraille, mam tenant fermée, comblée de dé- bris. Partout oii les murs ne donnent pas immé- diatement sur la mer, ils dominent un fossé large, f)rofond, et souvent creusé dans le roc. Cou- euvrines usées, énormes affûts de canons, beau- coup sont aux fleurs de lys de France ; l'un d'eux a été évidemment rogné. Pendant le siège, un boulet, parti de là, enleva un vase des mains de Sohman qui faisait des ablutions; il jura qu'il rognerait la pièce et tint parole après la victoire. Les trois enceintes se voient très bien du côté Sud-Est. Sur les murs, longues traînées de plomb fondu et de résine, elles commencent à peu près à moitié de la hauteur de la muraille.

Nous avons à gauche la mer, à droite la viHe, nous plongeons dans les jardins et sur les terrasses des maisons; çà et là, à une fenêtre, une juive;

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figuiers énormes, de temps à autre un palmier; intérieur de tours turques, orangers et citronniers. La ville, sous le ciel en deuil, est d'un ton gris désagréable, ce qui tient à cette vilaine couleur sèche grise de pierres.

L'Arsenal. Rien, un palmier dans la cour, de vieilles carabines turques, quelques hallebardes et fauchars.

Palais des Grands Maîtres. Insociabilité des Kurdes qui l'habitent; le camarade de celui qui nous répondait du dedans, si brutalement, por- tait sur la tête une petite jatte de lait et ne disait rien ; haut turban, pantalon à grandes raies rouges.

Intervention de l'officier turc, il débarricade la porte et nous ouvre.

Grande cour quadrilatérale ruinée, couvercles carrés pjramidiformes, en bois, pour recouvrir du grain. Sur la face Nord, grand escalier, une galerie en dessus. C'est au bout, vers le corps de bâtiment supérieur, qu'est le harem des Kurdes exilés.

Le soir, visite à Pruss. Sa mère ! Sa fismme !

Les Turcs et les Juifs sont seuls admis à ha- biter dans l'enceinte de la ville. Pourquoi les Juifs? est-ce en récompense de quelque service rendu pendant le siège ?

Le drogman du consulat de France était un petit vieux juif, roux, très poli, très vif. Nous avons été lui faire une visite : maison propre, limo- nades et gâteaux d'amandes au miel; sa belle-fille, femme de trente ans, fort grosse, rousse, mais dont on ne voit pas les cheveux, excitante, ba- bouches jaunes, robe-redingote vert et or, cein- ture large brodée d'or et rattachée par deux

RHODES. 393

énormes plaques d'or, veste noire brodée d'argent, seins cachés par une chemise de soie écrue plissée, grand chapelet de piastres d'or à grosses plaques ; les cheveux sont cachés, et la tête est couverte d'un tarbouch disparu sous un foulard roulé en turban.

Sa petite fille, belle enfant de huit ans, avec de fins cheveux roux sortant en petites boucles de dessous son tarbouch presque caché par un amas de piastres d'or et de réseaux de perles fines; au col, colfier de larges piastres; même vêtement que sa mère; à la ceinture une belle plaque, des anneaux aux doigts, des bracelets aux bras. C'est sa mère qui nous offre la limonade. L'in- térieur de la maison est pavé de petites pierres noires et blanches.

Mercredi ç octobre, excursion dans l'intérieur de l'île. Sortis de Rhodes à lo heures du matin. Il tombe de la pluie; nous sommes sur des mulets, ce qui nous donne un chic de touristes anglais voyageant en Suisse. Nous longeons le bord de la mer, elle est couleur de plomb, nous avons de petits rochers à notre gauche, temps gris et bête.

Trienda. Premier village, Trienda. Beau chemin entre des arbres. Maison anglaise nous buvons un verre d'eau. Un très beau chêne. Les maisons anciennes sont générale- ment carrées, quelquefois il y a une tourelle en haut. Des chênes et des myrtes. Pendant la pluie nous passons près d'un myrte sous lequel il y a un homme et une femme à l'abri.

Rhodes a un caractère pastoral antique, c'est moins sauvage que la Corse. Aspect gras, giboyeux ; volées de ramiers et de perdrix.

394 NOTES DE VOYAGES.

Après Trienda on tourne à gauche. Champ d'ohviers. Nous gravissons le raidillon qui mène à Philerimos (l'ancienne Rhodes), situé sur une hauteur; les grands pins d'Italie, au bord du ravin, tranchent par leur verdure pâle sur la cou- leur presque noire des montagnes; notre sentier est bordé a arbousiers avec leurs fruits, de myrtes, de rhododendrons et de bruyères gigantesques. Nous montons jusqu'à une fontaine qui coule sous un grand mûrier; à côté est une petite mai- son blanchâtre , perdue dans la verdure et précédée d'une tonnelle droite toute couverte de pampres. nous quittons les mulets et nous montons à pied. Sapins verts au pied d'une sorte de falaise rouge.

Philerimos. Tout le sommet de la montagne était certainement autrefois ceint de murailles entourant la ville et la forteresse. Deux ruines moyen âge, la seconde, celle du côté Est, plus grande, mais ces deux ruines (une église gothique convertie en bergerie) sont sans importance.

De la hauteur de Philerimos on a sous soi un immense cirque dont on occupe le sommet. Au premier plan, des sapins verts et au bout du cirque la mer; en face, la côte de Caramanie; des montagnes des deux côtés, qui forment les parois (s'abaissant et fuyant) du cirque. Quand on se retourne du côté de l'intérieur de l'île, ce sont des vallons et des mamelons gris, couverts de grandes plaques vertes çà et ; les derniers plans sont bleus et bruns. Nous redescendons la montagne, la route continue dans la plaine.

Thremasi. Eglise grecque, très propre; le saint Jean est avec des ailes. (On retrouve con-

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stamment dans les églises grecques saint Jean, saint Georges et saint Spiridion ; dans l'église de Colossi le portrait de Spiridion est sur un pupitre séparé). Parvis très propre, mosaïque en cail- loux blancs et noirs faisant des arabesques, des ifs, etc. Ce dallage est très répandu à Rhodes, et on le retrouve sur les ponts (qui sont loin d'être beaux comme ceux de la Syrie). Nous allons à pied jusqu'au village. Un café dont on répare ie toit et l'on manque de nous assommer. Nous y fumons un narguileh et mangeons du pain et des raisins.

Villa Nuova. Trois ou quatre maisons, ruines du château il y avait une église, un peu de souterrains. La mer vue par l'encadre- ment des brèches. Une petite fille de douze ans, en blanc, se sauve de nous, avec frayeur, en poussant des cris.

Nous suivons la plaine. Dans un champ, entre nous et la mer, femmes qui travaillaient, elles étaient toutes en blanc et la tête baissée, je les avais prises de loin pour des tombeaux turcs. On tra- verse le lit d'un ravin desséché. Lauriers-roses. On tourne à gauche.

KoLossi, sur une petite éminence. Eglise grecque : un Jugement dernier dans le goût de ceux de Saint-Saba; un saint Georges terrassant le démon, lequel a barbe et cheveux blancs et ressemble à M. Mayart, conseiller de préfecture à Rouen. Notre moucre Dimitri embrasse les saintes images. Champs pleins de chênes et d'oliviers, a ohviers surtout. L'île de Scarpento en face de nous, un peu sur la gauche. Le soleil se couche, brume à l'horizon, les nuages sont vert

396 NOTES DE VOYAGES.

pâle, bordés d'or, la mer brune, les montagnes du fond violettes, presque noires. Feux d'herbes dans les champs comme nous arrivions à Sorôné ; H nos mulets passent dans la fumée. Quelques beaux chiens dans l'île, lévriers. Au bas de la ^, descente de Philérimos, de beaux chiens roux ■! nous regardent passer. Nous avons marché, ce jour-là, sept heures.

SoRÔNÉ. Nous couchons dans une grande salle, séparée par une arcade au miheu; l'ornement principal consiste en une quantité d'assiettes com- munes, peintes, accrochées par un clou et un fil à la muraille, les derniers rangs sont si haut qu'il flj faut une échelle pour y atteindre. Max couche sur l'espèce de dikkeh, estrade qui est à droite en entrant, moi par terre sur mon matelas, les deux moucres sont couchés à côté de la cheminée, Ste- phany et Sassetti par terre sur une couverture, les deux époux, maîtres de la maison, en retrait dans l'enfoncement. Une lampe pend de la voûte et éclaire la chambre, une autre domine l'estrade; la première s'éteint d'abord, puis la seconde. Les puces! Couché sur mon matelas, je regarde cet intérieur rustique, je vais fumer des pipes dehors, je rentre quand il fait trop froid, il pleut un peu. A 2 heures et demie, les moucres se ré- veillent et rallument, nous parcourons le village pour avoir du café, Stéphanj m'apporte du pbras- comia, sorte de tisane sauvage dont font usage les vieillards d'ici : c'est un tonique et un réchauffant. Nous faisons pas mal de bruit dans le pays et nous troublons le sommeil des habitants. Plaisanteries de notre Dimitri, qui est un gail- lard très aimable et spirituel. Nous partons à

RHODES. 397

6 heures du matin. Verdures! verdures! ravin à sec.

Dyma. Nous passons à travers le village de Djm, il est dans un fond, ses maisons grises dis- paraissent sous les pampres. C'est à Rhodes qu'il faut envoyer les jardiniers pour leur apprendre ce que c'est que la verdure grimpante. Nous passons sous un chemin presque couvert par la quantité de plantes qui se sont accrochées aux arbres, et nous montons. Nous gravissons la montagne de Fondoukii, c'est un étourdissement de verdure, myrtes, rhododendrons, chênes, oliviers chargés d'ohves; nous mangeons le fruit rouge de l'arbou- sier, Stephany m'en cueille à un arbrisseau sur ma gauche : c'est pâteux, quoique sec, et a un goût de grenade parfumé.

FoNDOUKLi. Déjeuner sous de grands pla- tanes dont l'écorce écaillée est tombée à terre; avec les platanes de Godefroy de Bouillon, aux eaux d'Asie , à Constantinople , ce sont les plus beaux que j'aie vus. Coule un ruisseau d'eau claire, à la glace. Nous mangeons des œufs durs et du poulet froid, Stephany et Sassetti écrivent leurs noms sur l'écorce des arbres.

Maintenant c'est une forêt presque permanente de sapins d'un vert tendre; tons foncés des myrtes à côté, couleur rouge du feuillage des arbrisseaux épineux , morts , grands squelettes de sapins brûlés , noirs et qui jonchent le sol dans les éclaircies, comme de grands serpents morts et raidis. C'est dans ces parages que se trouvent le plus de daims, ils y ont été introduits dans fîle par les chevahers. L'inimitié de ces animaux pour les serpents n'est point une fable; le daim piétine dessus jusqu'à ce

398 NOTES DE VOYAGES.

qu'il l'ait tué, l'odeur de la corne de daim brûlée chasse les serpents des maisons, tout cela m'a été affirmé par M. Aublé, propriétaire à Rhodes; l'usage des bottes pour les hommes et les femmes ('cfoSipaKa) wient bien sûr de la quantité de serpents, usage commun à Rhodes , Chypre et Candie.

Aujourd'hui nous rencontrons peu de monde : une femme marchant avec des bottes (bottes jaunâtres) et dont le bas de la jupe, fourré dedans, était brodé; un homme à cheval; la femme, der- rière, marchait à pied et portait le fusil.

PoLNA. Cinq ou six maisons assez sales; nous y dormons une heure, sur une natte, dans une cour, à côté de femmes qui filaient des cordes de poil de chèvre. Ruines d'une tour crénelée, insignifiantes. Devant nous s'étend une grande montagne, boisée à sa base et dont le sommet nu est couvert d'un nuage gris qui nous envoie de la pluie. Nous traversons un ravin plein d'eau.

Artémisi. Deux maisons. Eghse grecque complètement nulle. Je ne vois rien des ruines du temple d'Artemis, qu'on dit être là. Bonne odeur des pins, bruyères hautes et plus hautes même qu'un homme à cheval. On descend, on monte, on redescend, derrière une montagne on trouve tout à coup le village de Laëma.

Laëma. Des bœufs, des femmes en blanc, arbres fruitiers, une trentaine de maisons, basses; le village est dominé par un amas de rochers. Stephany est pris de la fièvre.

Nous logeons dans une maison une petite femme enceinte, avec son gros ventre et un sale enfant, broie du grain sur le moulin en pierre. Pendant que je suis assis, en dehors, sur le petit

RHODES. 399

mur d'appui, une vieille femme file au fuseau, debout près de moi; elle a l'air doux, pas de dents, menton en galoche, ses cheveux sont plus blancs que le coton qu'elle file. De crainte des puces, je vais me coucher sur la terrasse d'une maison voi- sine, à côté des mulets, fj reste sous mes vête- ments et sous la pluie jusqu'à 2 heures du matin. Le ciel était couvert d'étoiles, de temps à autre un nuage passait dessus, les voilait, et crevait sur moi, puis le ciel s'éclaircissait de nouveau sur ma gauche , les étoiles reparaissaient et les nuages reve- naient; j'écoutais la pluie tomber sur le capuchon de mon paletot rabattu sur ma figure, comme sur la capote d'un cabriolet. A la fin, me trouvant au miheu d'une mare, je suis rentré dans le gîte tout le monde dormait par terre, Maxime près de la cheminée éteinte. Au bout d'une heure, j'étais resté assis les coudes sur les genoux, je me suis couché par terre, le plus près possible de la porte, et j'ai dormi jusqu'à six heures.

De Laëma à Lindo, on descend; la terre, mouillée par la pluie de la nuit, était grasse, recouverte des détritus de la forêt, nos mulets marchaient dessus sans bruit, des nuages bas s'en- volaient, levés par le vent frais du matin. Les pins s'égouttent, le soleil passe à travers, la verdure a des tons d'or et de bronze, d'or dans les lumières, de bronze dans les ombres. Grandes places de la forêt, brûlées, manière de défricher à laquelle je suis habitué depuis la Corse. Quelquefois un pin est brûlé par le bas, il a repris vigueur et est ver- doyant par la tête.

Nous tournons dans le Sud, je marche à pied pOur me délasser de mon mulet. Un golfe, la

4oo NOTES DE VOYAGES.

terre s'étend en langue du côté gauche, la végé- tation cesse brusquement, puis on tourne à droite, marchant parallèlement au sens du rivage. Mon- tagnes de rochers nus, en marbre bleu turquin très foncé. On monte aussi et l'on descend successivement deux coHines. Le soleil est très chaud, je marche avec furie, seul moyen que je sente d'aller, tant je suis brisé par toutes mes nuits d'insomnie précédentes et par mon mulet que je maudis du fond du cœur.

LiNDO. On aperçoit Lindo à gauche, en bas, au bord d'un petit golfe. La ville s'étend en demi- cercle, entourée de jardins pleins de figuiers, de vignes, de mûriers; la route est au bord de l'espèce de falaise qui contourne le vallon au fond duquel est Lindo. Maisons blanches, beau village éclairé et propre, mer bleue, silence. A l'entrée du golfe, deux rochers; à l'entrée de la ville, une fontaine turque en marbre blanc, avec quatre ro- binets, ornée d'une inscription turque ombragée d'un grand platane.

Nous descendons chez une veuve à réputation suspecte et honnie dans le pays pour avoir été de connivence avec un pirate, femme d'environ 40 ans, jadis belle. Mosaïque en cailloux noirs et blancs, intérieur propre, un violon au-dessus du divan.

La forteresse domine le pays et est à pic sur la mer, des escaliers larges y mènent. Sur le plateau de la forteresse, des arbres sont venus au hasard : un figuier sauvage, un arbousier; il y a un pal- mier qui, d'en bas, couronne le tout et passe sa tête par-dessus les murs. Restes de murs an- tiques, grecs, admirablement construits, à pic du

RHODES. 4oi

côté de la mer et dans les rochers sur lesquels la forteresse est bâtie. En bas, il y a des excava- tions dans lesquelles la mer s'engouffre; elle est immense et tranquille, couleur vert fond de bou- teille, en bas, sous moi, quoique transparente; je la regarde longtemps entre les créneaux des vieux murs. A gauche, du côté de la terre, vue du golfe. J'ai derrière moi, au delà de Lindo, la mon- tagne sèche, grise, un peu bleue à ses pieds; une plate-forme; c'est qu'est le temple troglo- djtique de Minerve. Le village est dans le fond, au bas de la forteresse, avec les terrasses blanches de ses maisons. Maxime va voir le temple et moi je ne peux me détacher de la forteresse je reste le plus longtemps possible : c'est ce qui m'a le plus impressionné de toute l'île de Rhodes.

Nous repartons à 2 heures; nous reprenons quelque temps la même route, puis nous la lais- sons à gauche et nous tournons une petite baie, un promontoire de rochers, une seconde baie plus large; les pieds de nos mulets enfoncent dans les cailloux de la plage. Nous quittons le bord de la mer.

Massari. Nous passons près de Massari, caché dans la verdure. Un maçon qui travaille à une maison. Cour verte, avec de splendides et énormes grenades qui pendent aux branches de l'arbuste. Mon mulet me secoue, je descends, il m'échappe, course à travers le village pour le reprendre, je remonte dessus; je ne peux plus aller dessus qu'au pas ou au galop. Grande plaine. Nous marchons pendant près d'un quart de lieue dans le lit desséché du Gaïdouro Pota- mos, il est plein de cailloux et de lauriers-roses.

26

4o2 NOTES DE VOYAGES.

Malona. Enfin nous arrivons à Malona, dans une grande maison oià l'on nous dresse des ma- telas; nous nous étendons dessus, nous prenons le café, et je fume deux narguilehs, ce qui me ranime complètement.

De Malona à Archangelo, route charmante, touffue, herbue; petits chemins creux en berceau, haies épaisses, des figues aux figuiers, des grenades aux grenadiers; un cours d'eau apporté de quelque ruisseau voisin disparaît entre les haies de ro- seaux, de myrtes et de vignes. Après cette route étroite, grand champ d'ofiviers, vallée rare et ma- gnifique, oii viennent aboutir trois colfines; ifs, pins, etc. Nous tournons, au bout de cette vallée, une montagne aride à son sommet, ce qui con- traste avec la richesse feuillue des premiers plans de sa base; cela est sur notre droite. Nous mon- tons cette raide montée , en haut nous découvrons Archangelo tout à coup.

Archangelo. Les maisons sont blanches; des jardins; un rocher surmonté d'une forteresse domine le village.

Coucher de soleil : nuages blanc jaune, puis un seul nuage, allongé en forme de grand poisson , fie de vin rosé, coupé par des bandes ou arêtes transversales de cuivre rouge brun ; à côté le ciel bleu pâle. Le nuage peu à peu se rembrunit, perd son or, et finit par devenir une large tache d'encre sur le ciel devenu pâle.

Nous sommes dans une maison dont la grande pièce du rez-de-chaussée est divisée par une grande arcade, comme à Soroné et comme le lendemain, chez notre guide, à Costinos; la veuve chez la- quelle nous logeons a encore peur de se compro-

n

RHODES. 403

mettre (comme celle de Lindo) en recevant des étrangers.

Un papas grec vient nous faire une visite; il n'a jamais pu nous dire pourquoi, dans leurs églises, saint Jean était représenté avec des ailes et pour- quoi, à Lindo, saint Christophe avait une tête d'animal moitié âne, moitié lièvre. Il reste court, et Stephany le blague, il sera demain très déconsi- déré dans le village. A Bethléem , les Arméniens et les Latins ont fait gorge chaude, depuis nous, sur le compte du pauvre papas qui avait embrouillé l'histoire de sainte Ehsabeth avec celle de la Vierge.

Eghse ogivale badigeonnée, beau retable tout neuf, non encore doré; oiseaux de plâtre mis au haut des chapiteaux, le bout des feuilles des cha- piteaux est doré; un grand saint Georges (byzan- tm) que Dimitri embrasse. La citadelle n'a rien de curieux que sa position. Nuit excellente et sans puces, je puis dire que c'est la première fois que je dors depuis que nous sommes en excursion.

D'Archangelo à Costinos, route assez plane, entrecoupée par des collines, plaines entre les montagnes et la mer, oliviers magnifiques; je n'en ai jamais vu de si bien portants que ceux de Rhodes. De temps à autre un ravin élargi , desséché , que l'on traverse à sec. Partout traces effroyables des pluies d'hiver : les terrains des collines sont dégradés ou abaissés en grands plans par le débou- lement. Près d'un champ enclavé de haies, une femme s'enfuit en nous apercevant, court, et va se cacher sans doute dans quelque buisson; Dimitri, je crois, lui avait crié des facéties peu rassurantes pour sa pudeur. Une montagne nous ferme l'ho- rizon, nous montons dessus, tournons à droite,

26.

4o4 NOTES DE VOYAGES.

longeons un précipice, descendons une pente ébouriffée d'arbres en verdure, et nous entrons à Costinos.

CosTiNos. Situé sur la crête aiguë d'une pe- tite montagne que nous avons à gauche en arrivant. On contourne la montagne droite) pour y ar- river, comme à Lindo, mais avec cette différence qu'à Lindo le village est dans un fond.

Déjeuner chez notre moucre Dimitri, Il y a d'accrochés au mur 277 plats et assiettes, sans compter les verres et carafes. Nous fumons sur festrade au miheu des sacs de grain; au-dessus de nos têtes, deux peaux qui sèchent, outres pour recevoir le vin. Amas de coussins bourrés de laine dans un coin, quantité d'enfants blonds et beaux qui nous entourent.

Les montagnes nous quittent, nous restons en vue de la mer, Rhodes au fond. Nous descendons insensiblement. Champs remphs de chardons. Nous passons un ravin desséché, sur un grand pont de deux arches, de construction antique, mais dont la voie a été restaurée en cailloutage ci-dessus; au fond il j a de petits roseaux et des fleurs jaunes. Nous tournons à gauche, chemins ombragés de figuiers.

ZiMBOLi. Un ravin escarpé, couvert ou pour mieux dire traversé par un petit aqueduc à deux étages, d'où pendent des buissons et des ronces et dont les assises sont antiques ; une grande vasque carrée; à côté un petit autel votif (autour duquel une danse?) et qu'on a creusé pour faire une auge à boire; en face fontaine turque, comme tou- jours en forme de mur droit; platanes gigantesques qui couvrent tout; singuher effet de tristesse,

RHODES. 405

à la mauvaise lumière du ciel, nuages, temps couvert, pas de vent.

Nous revenons à Rhodes par le derrière de la ville, dans des rues à moitié rustiques; les figuiers pendent en dehors; Dimitri se met debout sur son mulet, pour en prendre. Stephany, grelottant de fièvre, couvert de son caban et son pantalon de toile dans ses bottes, nous a quittés à Zimboli.

Nous traversons un long cimetière qui coupe la route; les tombes ne sont plus couvertes du tar- bouch, mais quelques-unes d'un vrai turban, qui a des allures de potiron. A droite dans un enclos, deux arbres, poussés en même temps, ont entré leur feuillage l'un dans l'autre. Nous passons par une rue, entre des jardins dont les murs sont blanchis à la chaux, avec une phnthe bleue au bas. C'est à une maison dans cette rue que le suhan est descendu, lors de son entrevue avec Abbas-Pacha. Petites élévations en maçonnerie que l'on a faites pour l'aider à monter à cheval.

Rentrés à Rhodes à 3 heures, samedi 12 octobre.

Dimanche i^, pris mes notes, lu le premier volume de la « Bibliothèque d'un homme de goût? » et les « Mémoires du marquis deTavannes. » Le soir, dîner bourgeois chez Pruss. Sa femme. Sa mère. M"' Arsène.

Le lendemain lundi 14 octobre, embarqués pour Marmorisse.

Vingt-sept heures de marche dans l'intérieur de l'île.

TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

\^yage en famille i

Egypte 63

Palestine 269

Rhodes 385

n

n

ŒUVRES COMPLÈTES

DE

GUSTAVE FLAUBERT

AUGMENTÉES DE VARIANTES, DE NOTES

D'APRÈS LES MANUSCRITS, VERSIONS ET SCÉNARIOS DE L'AUTEUR

ET DE REPRODUCTIONS EN FAC-SIMILÉ

DE PAGES D'ÉBAUCHES ET DÉFINITIVES DE SES MANUSCRITS

i

Madame Bovarit i vol.

Salammbô i vol.

L'Éducation sentimentale . . i vol.

La Tentation de saint An- toine (versions de 1849, 1856,

1874) > vol.

Trois Contes i vol.

Bouvard & Pécuchet i vol.

Par les Champs & par les

Grèves r vol.

Correspondance ; vol.

Chaque volume broché

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I. Mémoires d'un fou,

œuvres diverses I vol

II. Novembre 1 vol

III. L'Éducation sentimen-

tale I vol.

Notes de Voyages :

I. Italie, Egypte i vol

II. Turquie, Grèce, Car-

thage I vol.

ThéAtre I vol.

8 fr.

ŒUVRES COMPLÈTES

DE

il

HONORE DE BALZAC

TEXTE REVISÉ, ANNOTÉ ET COMMENTÉ

PAR MM. BOUTERON ET LONGNON

ANCIENS ÉLÈVES DE L'ECOLE DES CHARTES

QUINZE CENTS ILLUSTRATIONS

CHARLES HUARD

GRAVÉES SUR BOIS PAR PIERRE GUSMAN

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// sera tiré 100 exemplaires numérotés sur japon ancien à 40 fr. dont fo exemplaires avec une suite des bois sur papier de Chine à 60

// paraîtra un volume par mois à partir d'avril i^iz.

PQ Flaubert, Gustave

22iV6 Oeuvres complètes

Al

1910

t. 8

pt.l

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