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PAKIS ROMANTIQUE

VOYAGE EN FRANCE TROLLOPE

(AVRIL-JUIN 18ÔJ5)

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ARTHENfE FA"iARn EDITKI

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PARIS

ROMANTIQUE

VOYAGEiFN FRANCE de Mus. TROLLOl'E

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EPOUSE VERTUEUSE

MKMOIRKS KT SOUVENIRS

I'UIII.IKS Sills l.\ riiBKi;TIO.\ dk

F. FUNCK-BliENTANO

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VOYAGE KN FHANCE i>e Mrs. TIK »1.L( )PE

(A\ Rii.-Ji.iN iH^5) JACQUES BOULENGER

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PARIS \11THKME FAYARD, ÉDITIAI

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UNE LOCiE AU THEATRE ITALIEN

(Par G>v»rni)

(Bibliolhcqiic n>lion>lcf

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FRONTISPICE DE «PARS AND THE PARISIANS», PAR MRS. TROLLOPE

PARIS ROMANTIQUE

INTRODUCTION

VIE DE MRS. TROLLOPE. DATES DE SON

VOYAGE A PARIS. COMMENT NOUS AVONS

TRADUIT SA CORRESPONDANCE. UNE AN- GLAISE CHARMÉE PAR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. QUI ELLE A VU. « l'oDEUR DU CON- TINENT ». LA POLITIQUE DE MRS. TROL- LOPE. LE « PROCÈS MONSTRE ». LITTÉ- RATURE.

L'auteur des souvenirs de voyage que nous publions et d'une incroyable quantité d'autres ouvrages (en tout i .S i volumes.

Frances Troilope, naquit à Stappleton, Bristol, en 1780. Elevée à Hcckfield-Vi- carage. North Hampshire, elle épousa, en i8o(), Thomas-Anthony Troilope, avocat et membre du New College à Oxford. En 1827, son mari se trouvait à peu prés ruiné; elle le quitta et partit pour Cincin- nati avec son fils cadet et ses deux petites filles. Mrs. Troilope était femme de res- sources : en conséquence, à peine arrivée aux États-Unis, elle y fonda une sorte de bazar à l'européen ne, pensa 5o. 000 francs,

Introduction

etacheva rapidement de se ruiner toutà fait. Pourtant les trois années qu'elle avait pas- sées en Amérique ne lui furent pas sans profit; elle en tira un livre, en effet : Usages domestiques des Jlméricains, C{u\ paruten i832 et attira fort l'attention. Le tableau qu'elle y traçait des manières, défauts et faiblesses des Yankees était si peu flatteur que les

MAL E-POSTE

U. S. A. tout entiers s'en sentirent indi- gnés. Aussitôt, le livre se vendit à un nombre considérable d'exemplaires. En réalité, les remarques satiriques de Mrs. Trollope avaient un fond de vérité, mais elles étaient d'un pessimisme et d'une sé- vérité excessifs. La bonne dame ne par- donnait pas aux compatriotes des habitants de Cincinnati le dédain que ces derniers avaient marqué à son magasin. Elle ne le leur pardonna jamais : tous ses ouvrages sur la vie en Amérique sont gâtés par le même ressentiment, car, bien qu'elle ait pu voir beaucoup de choses qui eussent eu besoin d'amélioration, il n'est guère ad- missible, même pour les plus prévenus, qu'elle en ait vu si peu qui méritassent des louanges.

En i833, Mrs. Trollope publia un ro- man intitulé The Abbess et, en 1834, un livre sur la Belgique et l'Allemagne occiden- tale, pays qui semblent lui avoir mieux plu que l'Amérique, attendu que son grief le plus sérieux contre l'Allemagne , c'est la fumée du tabac, dont l'usage commençait alors à se répandre universellement chez

nos voisins comme chez nous, et contre l'odeur de laquelle elle s'élève avec une énergie qui aurait mérité un meilleur sort.

Parmi ses romans, il faut citer le Yi~ caire de Wrexhill, 1837, la Veuve "Bar- nabe, 1839, et sa suite, la Veuve remariée, 1 840 ; on y trouve des tableaux de mœurs- un peu conventionnels, mais pittoresques. Parmi ses récits de voyage, on doit men- tionner son livre sur Vienne et les Jlutri- chiens, paru en i838, amusant, encore qu'un peu gâté par des préjugés déraisonnables.

En 1841, elle se rendit en Italie d'où elle rapporta une nouvelle étude, moins- bonne que les autres : A Visit to Italy, parue en 1842. C'est qu'elle ne s'y est point tenue à la description des moeurs, et son style ni sentaient ne se prêtaient point du tout à dépeindre la beauté italienne. Elle se plaisait pourtant à Florence ; à partir de 1842, chaque année elle y passa l'hiver, et n'habita plus l'Ecosse que durant quel- ques mois de l'été. Toujours curieuse du monde, elle cherchait à se procurer des re- lations en Toscane; dans une lettre du 7 septembre 1844, qui nous a été conser-

DILlUtNCE

vée, et il vante <i l'amour particulier que la célèbre femme de lettre anglaise porte à notre malheureuse patrie «, l'un des champions du Risorgimcnto, TerenzoMa- miani, recommande chaudement à son amie, la marquise Torrigiani. Mrs. Trol- lope qui vient s'établir a Florence avec son fils aine et sa fille.

Introduction

C'est donc en Toscane que Frances Trollope composa pour vivre ses derniers ouvrages. Il sont inférieurs aux premiers; écrits a la hâte, ils paraîtraient, je crois, peu lisibles aujourd'hui. Son mari était mort près de Bruges en i835. Elle-même expira a Florence le 6 octobre i8o3, a l'âge de 84 ans, en laissant cinq enfants :

C^BRIOLtT DE PLACE

trois filles et deux fils, Antony et Thomas- Adolphus, qui tous deux suivirent la car- rière des lettres et dont le premier tint à Florence un salon qui eut de l'influence.

Ce qui nous intéresse ici , c'est le voyage , qu'âgée de 55 ans, Mrs. Trollope fit a Paris, au printemps de i835, et dont elle a rédigé le récit sous forme de lettres adres- sées à l'une de ses amies. Ces lettres qu'elles aient été envoyées ou non ne sont point datées; seules, la première porte la date du 11 avril i835, et la dix-hui- tième, celle du 6 mai i835. Mais Mrs. Trollope nous apprend elle-même qu'elle resta neuf semaines à Paris. C'est quand elle fut revenue à Londres qu'elle publia ses lettres en les faisant précéder d'une courte préface (datée de » décembre i835») et suivre d un post-scriphim ou conclusion sous le titre que voici :

Paris II and || the Parisians |j in i835 Jl by Frances Trollope |1 author of Do- mestic manners of the Am.'ricjns, I Tremordyn clijf. etc. II Epigraplic : « Le pire des états, c'est l'état populaire. » Corneille. Il In two volumes I Vol.l.jll. =^ Lon-

don: Il Richard Bentley, New Burlington Street Publisher in ordinary to His Ma- jesty. Il )836. î vol. in-8 , de xv-418 et ix-41 1 pages (1).

Nous n'avons pas reproduit intégrale- ment cette correspondance, car Mrs. Trol- lope s'y montre souvent d'une verbosité qui dénoterait clairement qu'on rétribuait son style « a la ligne », s'il n'était patent que toutes les Anglaises d'un certain âge lui ressemblent sur ce point. Quoi qu'il en soit, la bonne dame raisonne, elle " pense » (pour ainsi dire) à propos de foutes choses avec une aisance redoutable, et plusieurs de ses épitres ne sont que les vues d'une philosophie qui devait paraître un peu mo- deste même à des « insulaires » de i835, ou des considérations sur la morale, la po- litique et la littérature, dont le charme de nouveauté s'est entièrement perdu, il faut l'avouer, depuis Louis-Philippe. C'est pourquoi nous avons retranché au reste

CABRIOLET DE MAURE

en indiquant nos coupures par des points de suspension bien des développements et des commentaires qui faisaient longueur, et de même, nous ne nous sommes pas cru obligé de réimprimer une sorte de nouvelle dont 1 ennui nous a paru excessivement in- tolérable. Mais, si nous avons de la sorte coupe une bonne part de l'idcoiogic poli-

I 1 L'ouvrage a <tc dcjj traduit en fran<,'ai<, assez inexactemenj. sous ce titre : Vjns cl lt> Parisiens tn iS.55. publie par M*' Trollope. (Paris. H. Fournicr, i83o, 1 vol in-8'.)

Introduction

tique et critique de Mrs. Trollope, en revanche nous avons conservé toutes ses observations directes des faits et ses compa- raisons des usages de la France à ceux de l'Angleterre, elle révèle avec une ingé- nuité parfois bien délicieuse ce que la so- ciété parisienne présentait déjà, aux yeux d'ime lady comme elle, d'irrésistible en- semble et de (( shocking ».

On verra, en parcourant les pages qui suivent, à quel degré Mrs. Trollope est britannique, et c'est ce qui rend à tout moment ses mémoires infiniment réjouis- sants pour nous. Qu'on lise, par exemple, le chapitre la décente lady traite de ce qu'il y a de choquant pour la pudeur et la « délicatesse » anglaises dans les ma- nières et les libres propos à la parisienne, ou bien le chapitre, cette fille de clergyman explique comment « le clergé d'Angleterre, ses respectables épouses et ses filles si bien élevées », fréquente à Londres la « société » et quels heureux effets cela produit sur la vertu mondaine. Avec quelle conviction ne déplore-t-elle pas chez nous les progrès de « l'indecc- rum » ! De quel sérieux elle proteste à ses compatriotes que les « sociétés » elle a eu l'honneur d'être admise n'ont rien offert à ses observations personnelles qui auto- risât la plus légère attaque contre les moeurs du monde parisien ! Et tout cela est, cer- tes, éminemment comique, mais ce qui est touchant, c'est de voir combien cette lady est séduite et charmée par la simpli- cité, la gaieté spirituelle, la cordialité et ce qu'elle nomme elle-même « l'efferves- cence » françaises.

En i835, notre pays n'était pas aussi infecté d'anglomanie qu'aujourd'hui. Il y avait encore chez nous de cette bonne

grâce sans cérémonie qui, avant la Révo" lution, donnait à la vie cette douceur dont parlait M. de Talleyrand : « Dans aucun lieu de l'univers, il n'est plus aisé d'entrer en conversation avec un étranger qu'à Paris », constate Mrs. Trollope, tout de même que l'avait fait, au siècle précédent, le voyageur sentimental de Sterne. En )835, les gens du monde eux-mêmes gar- daient encore l'horreur française pour la roideur et la contrainte, lis étaient allègres sans aucun remords.

« J'ai vu déclare notre lady des hommes et aussi des femmes à cheveux gris, assez ridés pour être non moins graves qu'un vénérable juge au tribunal, mais je n'en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter, danser, valser et faire l'amour. » Certes, il n'est plus guère de différence aujourd'hui entre les gentlemen gourmés de Londres et de Paris. Mais nos dandys Louis-Philippe n'arrivaient encore qu'à grand'peine à ce « flegme britannique » qu'ils admiraient si fort. Ils échappaientmal à la vivacité nationale; en cas de brouille, par exemple, il leur était malaisé de re- noncer au plaisir d'échanger des mots cruels, et ils réussissaient rarement à s'igno- rer tout à fait, comme ils font en Angle- terre. Les relations mondaines aussi gardaient beaucoup de la familiarité d'au- trefois :

B J'ai vu une comtesse de la plus vieille et de la meilleure noblesse recevoir les vi- siteurs à la porte extérieure de son appar- tement avec autant de grâce et d'élégance que si une triple chaîne de grands laquais portant sa livrée avaient passé les noms des arrivants du vestibule au salon », note Mrs. Trollope avec étonnemcnt; « et ce n'était pas le manque de richesse, ajoute-t-elle, seulenienf, cocher, laquais, suivante et tout ce qui s'ensuit, la com- tesse les avait envoyés en course. »

Introduction 9

A cette simplicité qui lui parait admi- sco; une immense cohue s'y presse au mi-

rable, et qui l'est en effet, la bonne dame lieu des baraques foraines, des théâtres

oppose la pompe, l'ostentation et la raide en plein vent et des vendeurs de limonade :

étiquette qui régissent les relations so- « Ce peuple mérite réellement des fêtes

cialcs dans son pays. Et cent fois, elle ne peut-elle s'empêcher de s'écrier ;

revient ainsi sur le plaisir de ces réunions il se réjouit si cordialement, et en même

LA VEILLïE, PAR LÉON NOËL

(Coticcii

quotidiennes, sans parade, qu ignorent ses compatriotes, sur le ton enjoué et familier de la conversation et sur la bonhomie spi- rituelle des Parisiens.

Il semble que les gens du peuple aient moins changé que lesgensdu monde, depuis 1835. Mrs.Trollope vante en toute occa- sion la vivacité, la gaieté et la bonne humeur de la foule parisienne. Le jour de lafète du roi, elle va se promener aux Champs-Ely-

temps si paisiblement ! » Dans son enthou- siasme, elle vante même la tempérance populaire et jusqu'à la politesse des mar- chandes de friture.

Un autre jour, pour se rendre de Ver- sailles aux (I grandes eaux » de Saint-Cloud, elle monte avec ses compagnons dans un de ces véhicules à cinq ou six chevaux que l 'on nomme aujourd'hui tjpi'ssières ; les voya- geurs s'v entassent, ce qui n'empêche pas

Introduction

que les cochers ne prétendent à faire entrer toujours de nouveaux clients dans leurs voitures : •• Rien ne pouvait égaler la joie di la foule à la vue des efforts que fai- sait le conducteur pour remplir les vi- des », note la bonne lady. Quand elle ar- rive à Sîint-CIoud avec les milliers de

de ces charmants jardins, leurs arbres tail- lés, leurs orangers en caisse, leurs massifs' de fleurs réguliers, tout cela l'enchante mieux, avoue-t-elle, qu'un parc à l'an glaise, mais moins encore que le public qui y fréquente. Certes, elle déplore que, depuis la révolution de Juillet, on v laisse

LES TUILERIES VERS |835

Coll. J B

personnes qui viennent comme elle de Versailles, déjà les « grandes eaux » ont cessé; « néanmoins, tout le monde parut aussi gai et content que si le spectacle n'eût pas manqué ». Et l'un des traits caractéristiques du public de chez nous, c'est peut-être encore cette patience gouail- leuse.

Mais c'est au jardin des Tuileries que Mrs. Trollope se sent le plus touchée par le goût français. La disposition nicme

pénétrer tous ceux qui se présentent ; au- paravant, les factionnaires ne pcrriiettaient d'entrer qu'aux promeneurs bien vêtus, et Mrs. Trollope trouvait cela bien plus con- forme au « decorum » vraiment. Pourtant, elle ne cesse de chanter l'agrément qu'on y goûte, et elle passe ses dimanches à ob- server la foule railleuse et gaie qui s'y presse et font sensation les républi- cains par les détails symboliques de leur misi, comme les ilandys par la noirceur

Introduction

invariable de leur chevelure et de leurs favoris, mais surtout les polytechniciens par cette ressemblance avec Napoléon, leur héros, à laquelle ils s'exercent et, pa- raît-il, arrivent tous.-

Enfin, que ce soit aux Tuileries ou dans les salons à l'heure des visites, à Tortoni , sur le boulevard des Italiens, dans les restaurants à 40 sous du Palais-Royal ou chez M"' Récamier, Mrs. Trollope célèbre la grâce inimitable des Parisien- nes. « S'il arrive que l'on rencontre une femme ha- billée ridiculement, ce qui est très rare, il y a cinq chances contre une pour que ce ne soit pas une Française » , dit-elle ; et elle tente d'expliquer cette « élégance simple et parfaite »,qui ne s'ob- tient que dans « le seul pays du monde l'on sache repasser », c'est-a- dire à Paris, et qui dé- sespère les étrangères.

« C'est en vainque tou- tes les femmes de la terre viennent en foule à ce marché d'élégance, cha- cune portant assez d'ar- gent dans sa poche pour se vêtir de la tète aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de plus riche : qusnd elle aura acheté et mis comme il convient toute chose exactement de la façon qu'on lui aura prescrite, elle entendra, dans la première boutique elle entrera, une grisette murmurer à une autre derrière le comptoir : « Voyez ce que désire cette

dame anglaise », et cela (pauvre clie. dame!) avant qu'elle ait pu prononcer un seul mot capable de la trahir... n

Et c'est parce qu'elle a senti de la sorte le charme des Parisiennes et le goût dent !a moindre marchande ambu-

(^Bibliolhcquc Nalionilc

BOUQUETIERE

lante compose ses bouquets de deux sous ou noue les cerises qu'elle débite aux ga- mins dans la rue, que l'on pourra excuser cette Mrs. Trollope, si même elle ne s'est pas toujours doutée de l'impertinence qu'il y avait à placer (comme elle l'a sou- vcTit lait) au-dessus de notre France son An-

Introduction

gleterre. Elle savait bien notrelangue, àen juger par les phrases « parisiennes » dont elle parsème son texte nous les avons imprimées en italiques et l'on ne re- lève que rarement des tournures un peu trop anglaises dans le genre de : « Mais c'est un siècle depuis que je vous ai vu ! » Grâce à cet usage qu'elle avait du français, Mrs. Trollope put utiliser les lettres de recommandation dont elle avait eu soin de

se munir abondamment et qui lui assurèrent l'entrée de cette société parisienne qu'elle trouve si agréable.

Malheureusement, elle ne nous nomme guère les personnes qu'elle y rencontra. Parmi les femmes du monde, elle cite en passant M" Benjamin Constant ; ailleurs, elle conte comment elle connut M" Réca- mier chez qui elle causa avec Chateaubriand et entendit une lecture des Mémoires d'ou- Irelombe. C'est dommage : on eût aimé à savoir quelle était cette « dame métaphysi- cienne ", notamment, qui lui tint des pro- pos si abscons a une soirée dansante, ou cette aimable personne qui désiraittantd'avoirdes éclaircissements sur « la manière de faire l'amour à l'anglaise », et toutes lesmaitresses des (I maisons elle était reçue », dont elle dessine, sans les nommer, des croquis amu- sants. Et l'on aurait voulu aussi qu'elle citât plus souvent les noms des hommes notoires qu'il lui fut donné d'approcher, comme Lamennais, dont elle a peint un bon portrait, ou comme Chateaubriand. Mais en i835, on n'entendait pas le reportage à

la manière d'aujourd'hui. Aussi bien, nous pouvons nous consoler de la discré- tion de Mrs. Trollope, car l'intérêt de sa correspondance est moins encore dans les portraits qu'elle y trace que dans les ob- servations sur les moeurs qu'elle y fait ; et parce que l'on trouve beaucoup plus sou- vent, dans les autres mémoires du temps, les croquis des personnages en vue que des remarques comme les siennes sur le dé- plaisir qu'il y a chez nous à rester jeune fille, et la honte que sentent de leur triste état les vieilles demoiselles.

On trouvera au chapitre XXXIX un ta- bleau enchanteur du boulevard des ] taliens, de ses bouquetières, de ses dandys, de ses promeneuses et du glacier Tortoni. Au cha- pitre XXX) , Mrs. Trollope peint les illus- tres galeries du Palais-Royal, dont la vogue commençait à céder à celle du boulevard, et conte avec émotion com- ment elle fut dî- ner là dans un restaurant à 40 sousoù lacuisine lui semjbla in- comparable. Ailleurs, elle célèbre le Luxembourg, le concert Musard, les Champs- Elysées, ou bien

elle fait un chaleureux récit d'un pique- nique à Montmorency. Mais elle est sé- vère pour nos rues.

En 1 835, 'déjà la « voirie » parisienne était déplorable. Nos pères connaissaient très peu les égouts, à peine les trottoirs, et point du fout l'invention récente de

Introduction

M. Mac-Adam. La nuit, il leur fallait chercher leur chemin à tâtons sous le lu- mignon jaune des réverbères a huile, alors qu'a Londres le gaz brillait presque partout. Le jour, ils se voyaient arrêtés a chaque pas par un encombrement, salis par quelque vieille cardant des matelas devant sa porte, ou forcés, pour éviter quelque chaudronnier ambulant, de se crotter dans le ruisseau qui coulait au centre de la chaussée mal pavée.

C'est que les Parisiens, contrairement aux Anglais, aimaient le luxe et ignoraient

parait-il, m l'odeur du continent » ; mais elle a réelleruent tort de se demander en- suite si le II raffinement » de son pays sur ce point n'indique pas que l'Angleterre va tomber incessamment dans la décadence de la Grèce et de Rome.

En politique, en art, en littérature ou en morale, Mrs.TrolIope est réactionnaire. Voici pourquoi : c'est parce que les libéraux ne sont que des whigs et qu'elle est ellc-

/\y fn'j\^<'jJi,:;:,

(E. Lami del.)

le confortable. La moindre petite bour- geoise de chez nous possédait assez de choses luxueuses pour faire pâlir d'envie une grande dame britannique, s'il en faut croire Mrs. Trollope. En revanche, elle n'avait pas d'eau à volonté, car l'eau ne montait guère dans ces grands immeubles à appartements que les Parisiens préfé- raient aux maisonnettes à la mode de Londres, et les canalisations n'existaient point. C'était le porteur d'eau qui pro- curait ce C|u il fallait de seaux pour la cuisine, la toilette et le ménage; d'où Mrs. Trollope coni^oit certains doutes sur la perfection du ménage et de la toilette qui no sont peut-être point absolument injustifiés, et qui expliqueraient assez bien ce que ses compatriotes appelaient alors,

même une lady tory. Un gentleman fort comique, qui vivait dans le même temps qu'elle et qui a laissé d'amusants souvenirs, Thomas Raikes, était également tory parce qu'il était tory; ne lui demandonspas d'autre raison, celle-là est d'un très bon Anglais.

Si l'on tente d'approfondir les griefs de Mrs. Trollope contre les libéraux français, ce qu'on démêle de plus clair, c'est qu'elle leur reproche d'avoir favorisé les progrès de Vindeccrum : en élevant des barricades dans les rues, les insurgés de i83o ont démoli celles de la société, dit-elle, et l'on sent tout ce que cet argument a d'irréductible. Néanmoins clic en aurait pu trouver pas mal d'autres.

En i835, les « Trois Glorieuses» étaient récentes. On voyait toujours, près des

Introduction

Halles, les tombeaux élevés aux « héros de Juillet ». Au musée d'Artillerie, on lisait encore une pancarte priant lesdits hé- ros de rapporter les fusils qu'ils avaient empruntés pendant l'émeute et qu'ils n'avaient sans doute point eu, depuis, le loisir de rendre...

Quel est le parti le plus généralement respecté en France? se demande Mrs.Trol- lope. Elle pas- se en revue les légitimistes, les carlistes qui diffèrent des légitimistes en ce qu'ils n'ac- ceptent point l'abdication de Charles X, les doctrinaires partisans de Louis- Philip- pe, et les ré- publicainsdont elle fait des cioquemitaines. (Elle ne dit pas un mot du parti bonapartiste pour cette raison qu'il n'existait pas et que la noblesse de l'Empire ne formait même pas un mi- lieu spécial et comparable aux milieux lé- gitimiste, doctrinaire ou républicain.) On ne doit point s'étonner si Mrs. Trollopc répond à la question qu'elle s'est posée, qu^ le parti le plus estimé en France est celui des légitimistes. Toutefois, elle ajoute prudemment : « Il ne faut pas déduire de cela que la majorité des Français soit dis- posée à risquer son précieux repos pour ré- tablir les Bourbons sur le trône », car cha- cun est trop heureux « de jouir en paix de ses spéculations à la Bourse, des florissants restaurateurs, des boutiques prospères et même de ses propres tables, chaises, lits et cafetières ». Et ici il scTible bien qu'elle ait vu la vérité.

Certes, Louis-Phi lippe n'était encore rien moins que populaire, dans ces premières an- nées de « juste-milieu » . Stendhal nous a dit dans Lucien Leutoen par quelles bordées de sifflets les provinciaux s'amusaient à accueil- lir ses fonctionnaires, et Mrs. Trollope elle-même a remarqué l'indifférence du peu- ple pour le souverain le jour de la féie du roi. Par amour de la paix et de la tran- quillité, la France avait accepté Loui.- Philippe, mais elle ne s'en était pas éprise : elle n'avait fait avec lui qu'un mariage de raison. Elle lui demandait une admi- nistration sage qui permît aux affaires de fructifier et à la nation de prospérer, et Mrs. Trollope observe finement que rien n'était plus propre en i835 à offenser un doctrinaire que « lexpression du plus lép,er doute sur sa chère tranquillité » : c'était à ce point que le gouvernement préférait ignorer les émeutes et la manifestation à peu près quotidienne des républicains à la Porte-Saint-Martin.

A ce qu'on réclamait de lui, Louis-Phi- lippe répondit très bien. Quand on voyait le roi-citoyen faire sa promenade à pied sur les boulevards, à la façon d'un bon bourgeois à qui ne manque que sa dame et sa demoiselle, tel que Mrs Trollope nous le montre : le parapluie sous le bras, et dis- tingué seulement du commun des hommes par une innocente petite cocarde à son cha- peau, on ne saluait guère, mais au fond on n'était pas fâché. Et l'on ne doit pas ou- blier, non plus, que Louis-Philippe était l'homme le plus spirituel de son royau- me. — Malheureusement, il régnait sur un siècle romantique, et il faut avouer que le « juste-milieu » n'était pas très exaltant pour l'imagination... Comprimé, le romantisme politique éclata, comme on sait, par cette révolution de « quarante- huit », qui fut sans doute la plus niaise de toutes les révolutions françaises.

M4RIE DORVAL

(Gr^vuri dt l.on No.-I!

^Blb;■c.lhi^uc ..lonalO

Introduction

Le grand événement qui passionnait l'opinion en ce printemps de i835, c'était k- Procès-Monstre.

Depuis les « Trois Glorieuses 1), le parti républicain n'avait cessé de s'agiter contre le gouvernement de Louis-Philippe, à qui il reprochait d'avoir " escamoté » la Ré- publique. Il était peu nombreux et dénué d'argent, mais bien organisé en socié- tés secrètes, et composé d'hommes réso- lus : ouvriers luttant pour améliorer leur vie et étudiants enflammés de lyrisme. De- puis i83i, les insurrections n avaient pas cessé. En avril 1 834 des émeutes éclatèrent dans diverses villes. Du 9 au i 3 avril, les ouvriers lyonnais tinrent tête à la troupe. Dés que la nouvelle de leur soulèvement parvint à Paris, le i3 avril, les républicains de la capitale commencèrent à faire des bar- ricades ; et un officier de !a petite armée que M. Thiers déploya contre eux ayant été blessé devant le n 12 de la rue Transno- nain, ses soldats entrèrent dans la maison et y massacrèrent tout, compris les femmes et les petits enfants. A Lunéville, Grenoble, Marseille, Poitiers, etc., il y eut également des troubles.

Le gouvernement résolut d'en finir et déféra 1(34 émeutiers, accusés d'avoir com ploté contre la sûreté de l'Etat, à la Cham- bre des Pairs constituée en Haute-Cour de justice. Le Procès des accusés d'avril, sur- nommé le Procés-Monsfre, dura de mars i835 à janvier )83(5. On avait interdit aux femmes l'entrée du Luxembourg; seule, parait-il, George Sand, vêtue en homme, put assister à quelques séances. Mais Mrs. Trollope qui était une honnête lady, n'avait pas coutume de fumer des cigares ni de revêtir des pantalons à pont : elle ne put entrer. Toutefois elle donne une quantité de détails amusants sur l'état de l'opinion et les précautions du gouvernement.

En littérature, comme en politique, Mrs.

1 rollope est réactionnaire. Au théâtre, ce qu'elle préfère, ce sont les pieces ancienn^N et même les grandes coquettes de cin- quante-six ans, telle l'illustre M Mars. En revanche, ce qu'elle déteste le plus c'est la nouvelle école des romantiques, « l'école du décousu », comme elle l'appelle. On

ANTONY : n ELLE ME RESISTAIT JE L Al

ASSASSINÉE ! N

LIth.dt V.Adam) (Collcclionj. B

trouvera plus loin quelques-unes de ses dia- tribes contre les « horreurs à la mode »... Et vraiment elle n'y a pas tort.

Car, lorsqu'elle parle de la littérature romantique, Mrs. Trollope pense presque toujours au théâtre. C'est sur ses pièces qu'elle juge Victor Hugo. De la roman- cière George Sand, elle dit au contraire : « La dame qui écrit sous ce nom ne saurait être rejetèe, même par le défenseur le plus austère des moeurs publiques, sans un sou- pir 1). et elle consacre tout un chapitre à pousser ce soupir-là. Quant à M. d'Ar- lincourt, il est vrai qu'elle se montre rigou- reuse pour lui, mais vraiment ce vicomte était trop ridicule. Encore un coup, ce ne sont pas les poèmes ni les rc^mans, mais les pièces de la nouvelle école que Mrs. Trol- lope appelle <i le; hor.curs à la mo -e ».

i8

Introduction

Or, que vit-elle jouer pendant son sé- jour à Paris ? Charlotte Br<nvn, de M"' de Bawr... Si elle « éreinta » de la belle ma- nière cette consœur, excusons Mrs. Trol- lope. Quoi encore ? Le Monomane, de Duveyrier, mélodrame en cinq actes, à l'Ambigu. En ce temps-là, les mélodrames

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LA TOUR DE NESLE : « REGARDE ET MEURE )) {Lilhographit de V.Adjm) (Coll J. B.

étaient des pièces « littéraires » ; on n'y allait pas du tout, en souriant, pour pleu- rer, mais gravement, et on les trouvait su- blimes. Si vous connaissez Le .Tlonomane de Duveyrier, histoire abracadabrante d'un procureur du roi agité de la folie du sang, intrigue mêlée de somnambulisme, poison, assassinat sur la scène, et tout ce qui s'en- suit, vous excuserez encore Mrs. Trol- lope de n'avoir pas admiré ce drame au- tant que les « jeunes gens de Paris » ; et vous lui pardonnerez également, je pense.

d'avoir un peu ri à la Tour Je Nesles, de Gaillardet et Dumas, qui en i835, ne pas- sait pas moins que Le Monomane pour une pièce de haute littérature.

Enfin, pour tout achever, la pauvre femme vit jouer le T{oi s'amuse et Mngelo, tyran de PaJoue, de Victor Hugo. On ve- nait de faire autour de la première repré- sentation à'Jlngelo une réclame incroyable. Le Théâtre-Français avait engagé spécia- lement M"' Dorval pour figurer aux côtés de M'" Mars... Cette fois encore, peut on en vouloir à Mrs. Trollope de se livrer à d'innocentes plaisanteries sur ce « tyran pas doux du tout », qu'elle trouve ridicule non sans raison, et a-t-elle tort lorsqu'elle constate que Victor Hugo a parfaitement réussi à mêler le tragique au comique, car la « catastrophe se produisant par le moyen du poignard et du poison, la pièce est une t/agédie sans contredit, mais les incidents cr les dialogues ayant été traités dans l'esprit le plus gai, cette même pièce est sins faute une comédie » ?

En ce temps-là, on s'amusait beaucoup des quatrains comme celui-ci :

Où. 6 Hugo ! jucheras-tu ton nom ?

Justice encor faite que ne t'a-t-on ?

Quand donc, au corps qu académique on noninu

Grimperas-tu de roc en roc. rare homme ?

C'était drôle... Pardonnons au vieux classique qui blasphémait de la sorte notre Hugo : sans doute il n'avait pas lu Ics- Teuilles d'automne, et c'était peut-être uiv spectateur d'Angelo.

JaCV}U|;S BoULËNCiHR.

PARIS ROMANTIQUE

1. ARGOT A LA MODE. LES JEUNES GENS

DE PARIS. LA JEUNE IRANCE. ROCOCO. DÉCOUSU.

Je suppose que, chez tous les peuples et lians tous les temps, une certaine partie de ce que nous appelons argot s'insinue dans la conversation familière, et même ose quelquefois se faire entendre à la tribune et sur la scène. Mais il me semble que la France prend en ce moment de bien gran- des libertés vis-à-vis de sa langue mater- nelle. D'ailleurs, pour traiter convenable- ment ce sujet, il faudrait être Française soi-même, et, de plus, erudite. Je me con- tente de noter sous toutes réserves, comme une chose qui m'a frappée, que cette in- novation paraît s'accentuer visiblement.

Je le sais : on peut dire que tout mot nouveau, qu'il soit fabrique ou emprunté, ajoute quelque chose à la richesse du lan- gage; et, sans doute, il en est ainsi. Mais la langue française, telle qu'on l'écrivait au Grand Siècle, présente une telle grâce, une élégance si accomplie, que cela supplée au manque d'abondance qui lui a été quelque- fois reproché. Augmenter sa force en lui donnant de la rudesse, ce serait comme si l'on échangeait un cheval de race contre un cheval de brasseur :

<i Vous gagnez en puissance ce que vous perdez cf\ grâce, dira le brasseur.

Il se peut; mais beaucoup de gens, même en ce temps d'activité et d'utilita- risme où nous sommes, regretteraient l'é- change. 1)

Au reste, c'est un sujet, comme je l'ai déjà dit, sur lequel je ne me sens pas le droit de disserter. Personne ne devrait se permettre d'examiner ni de discuter les finesses d'une langue qui n'est pas la sienne. Mais, sans se permettre un examen aussi

présomptueux, il y a des mots et des phra- ses qui sont a la portée de l'observation d'une étrangère et qui me frappent comme remarquables en ce moment, soit par la fréquence de leur emploi dans la conver- sation, soit par le sens emphatique qu'on leur donne.

hcs jeunes gens Je Paris (i) me semble une de ces expressions-Ia. Traduisez-la en anglais et vous n'y trouverez aucune signi- fication plus remarquable qu'à celle-ci : « Les jeunes gens de Londres » ou de toute autre métropole. Mais entendez cette locution à Paris... Miséricorde! elle résonne comme la foudre. Ce n'est pas cependant qu'elle soit bruyante et fanfa- ronne, elle a plutôt un sens imposant ou mystique; elle semble symboliser le pou- voir, la science, oui, et la sagesse en- tière de toute la nation.

La jeune Trance est une autre de ces expressions cabalistiques qui laissent souf- entendre quelque chose de grand, de ter- rible, de volcanique, de sublime. Je dois vous avouer que ces deux phrases, pronon- cées, comme elles le sont toujours, avec une mystérieuse emphase qui semble dire que ce qu'elles expriment dépasse ce qu'on entend, produisent sur moi un effet stupé- fiant. Je me rends parfaitement compte que je ne saisis pas complètement toutes les nuances à quoi elles font allusion, et je redoute de demander des explications qui me rendraient peut-être les choses encore plus inintelligibles...

En dehors de ces phrases et de quelques autres que je pourrai peut-être citer dans la suite comme difficiles à comprendre, j'ai appris un mot tout nouveau pour moi et que je crois tout récemment introduit dans la langue française; du moins, il n'est

(i) Les mots qiic l'on trotivtra impr liqiK sont <n friin\-ais dans I ùriginal

Paris Romantique

paSjjjdans les dictionnaires et je suppose que c'est une de ces heureuses innovations qui viennent de temps à autre enrichir et renforcer le langage. Comment l'ancienne Académie aurait-elle traité ce vocable? Je ne le sais. Mais il me semble fort expres- sif et je pense qu'on peut très convenable-

habits galonnés et des nœuds d'épée en diamant, comme à celle qui, par un fier royalisme , reste dévoué à son roi légitime, bien qu'elle n'en puisse plus rien attendre ; tel est du moins le sens du mot rococo dans la bouche d'un doctrinaire. Mais entendez maintenant un républicain le prononcer :

'Par Tony Joh nnol)

LA JEUNE FRANCE

Extrait Jt'i

ment s'en servir; en tout cas, je l'utiliserai souvent comme un adjectif des plus utiles. Ce mot nouveau-né, c'est rococo. 11 me paraît désigner, pour tout ce qui est jeune et nouveau, tout ce qui porte l'empreinte du goût, des principes ou des sentiments du temps passé.

L'épithéte de rococo peut s'appliquer a cette partie de la population fran*;aise qui a gardé les modes surannées, le goût des

il l'appliquera à toute espèce d'autorité régulière, même au pouvoir actuel, et, en fait, a tout ce qui se rapporte à la loi ou à l'Evangile.

11 y a un autre adjectif qui me parait être employé très fréquemment et qui mé- rite tout autant li'ètrc considéré comme étant a la mode. C'est un bon vieux mot régulier, admirablement expressif, et au- jourd'hui d'une utilité plus qu'ordinaire :

MADEMOISELLE MARS

(A. Lacanchic del.. i83b)

Paris Romantique

l'adjectif (/cVoHSH. Les esprits raisonnables semblent s'en servir pour qualifier la diva- gation de la nouvelle école littéraire et tous ces lambeaux d'opinions qu'ont re- cueillis au hasard les jeunes gens qui dis- sertent sur la philosophie, comme il est en <e moment de bon ton de le faire à Paris. Si la population entière devait être clas- sée en deux grandes divisions, je doute qu'elle le put être plus explicitement que par ces deux termes : les Décousus, les J^o- cocos. Je vous ai dit de quoi se compose- rait la classe des T^ococos. Celle des Dé- cousus comprendrait toute l'école ultra-ro- mantique : romanciers, poètes, auteurs dramatiques ; les républicains de toutes nuances, depuis ceux qui avouent admirer Il l'ardent Robespierre », jusqu'aux paisi- bles disciples de Lamennais; enfin la plu- p art des écoliers et toutes les poissardes <de Paris...

11

M" MARS DANS ELMIRE DE Tûrtuffé. ETERNELLE JEUNESSE DE l'aCTRICE.

J'avais quelque crainte de passer pour atteinte de « rococoïsme » quand j'osai, peu de temps après mon arrivée, avouer que je désirais ardemment détourner mon attention des choses nouvelles, et voir une fois encore M'" Mars dans le rôle d'EI- mire de Tartuffe.

Je n'étais pas non plus sans redouter que le délicieux souvenir qu'elle m'avait laissé ne fût effacé par le changement que sept années avaient produire en elle. J'avais peur de montrer à mes enfants une réalité qui détruisit le beau l'iit'j/ que je leur avais tracé de la seule parfaite actrice que l'on voie encore au théâtre.

Mais Tartuffe était affiché, et peut-être ne le serait-il plus de longtemps. Nous dînâmes hâtivement et de bonne heure, et bieniôt je me trouvai une fois de plus de- vant le rideau que j'avais vu se lever si souvent pour Talma, Duchesnois et Mars.

Je m*apcr>,-us avec un grand plaisir, en arrivant au théâtre, que les Parisiens, si inconstants en toutes choses, étaient restes fidèles à leur adoration de M" Mars, car bien que ce fut la cinq centième fois. peut-être, qu'elle jouait Elmire, les bar-

ri ères étaient aussi nécessaires, la queue aussi longue et aussi nombreuse, que lorsque, quinze ans plus tôt, j'avais remarqué pour la premiere fois le prodigieux pouvoir exercé par une actrice qui avait depuis longtemps déjà dépassé le premier épa- nouissement de sa jeunesse et de sa beauté. Si les Parisiens pouvaient justifier leur amour du changement comme cette singu- lière preuve de fidélité, ce serait bien. Il y a malgré tout en elle un étrange en- chantement. ..

Je consentirais volontiers à mourir pour quelques heures, si cela pouvait faire re- vivre Molière et lui laisser voir Mars jouant un de ses rôles préférés ; quel ne serait pas son plaisir à voir la créature de son imagination vivre exquisement de-

AU LOUVRE

vant lui, et à remarquer ^n même temps le frémissement que son esprit, transmis par cette charmante actrice, fait courir à travers les rangs pressés dans la salle, ainsi qu'un courant d'électricitc ! Pensez-vous que le meilleur sourire de Louis le Grand ait jamais valu cela?...

Ill

LE SALON AU LOUVRB. IMPERTINENCE QUIL Y A A RECOUVRIR LES CHEPS-DCEUVRE ANCIENS PAR DES TABLEAUX CONTEMPORAINS.

SALETÉ DU PUBLIC. l'ÉQALITÉ EST UNE

NIAISERIE.

Je me suis si peu préoccupée des dates et des saisons que j'ai absolument oublie.

24

Paris Romantique

oi' plutôt que j'ai négligé de dire que le moment de notre arrivée à Paris était celui de l'exposition des artistes vivants au Louvre; et il ne serait pas facile de vous décrire la sensation que j'éprouvai quand je vis, dans la Galerie, des tableaux si dif-

UN TABLEAU DU SALON DE I 835 (Extrait de yjtrliilc

férents de ceux que j'avais coutume d'y trouver.

D'ailleurs l'exposition est très belle, et tellement supérieure a tout ce que j'ai vu jusqu'ici de l'école moderne, qu'après notre premier désappointement, nous ^times la consolation de nous y plaire et même d'en jouir.

Pourtant il n'est certainement pas un système moins capable d'attirer l'admira-

tion que celui qui consiste à couvrir Pous- sin, Raphaël, Titien et le Cortège, par les productions des palettes modernes!...

11 doit être excessivement désagréable pour les artistes qui, je crois, rôdent fréquemment incognito et affectant l'indif- férence autour de leurs toiles préférées d'ouïr des remarques comme celles que j entendais hier dans cette partie de la Galerie se trouvent les Saint Bruno de Le Sueur! « Certainement, les rubans de la robe de cette dame sont d'un bleu délicat, disait le cri- tique, mais la draperie de Le Sueur, qui se trouve en dessous pour mes péchés, est identi- que. Pourrait-on désirer un meilleur contraste que celui de cette figure sans expression, froide, lisse, a la peau vernie, aux membres inanimés et à la molesse inexprimable, qui a pour nom Portrait d'une Dame, avec le chef-d'oeuvre qu'elle cache?... m

L'exposition remplit environ les trois quarts de la Galerie ; et, a l'endroit oij elle cesse, un horrible rideau, sus- pendu en travers, cache les précieuses oeuvres des écoles espagnoles et italiennes qui occupent l'extrémité de la galerie. Peut-on inventer un tel supplice de Tantale? Et quel artiste vivant pourrait être apprécié en toute justice dans ces conditions ?

Pour rendre l'effet plus frappant encore, on laisse entre ce triste rideau et le mur orné, quelques pouces d'intervalles, qui permettent à la doucereuse teinte brune d'un Murillo bien connu d'attirer les yeux sans les contenter. Certainement tous les professeurs de toutes les acadé-

Paris Romantique

i5

mies existantes ne sauraient découvrir une manière de montrer les artistes français modernes a leur plus grand désavantage. Espérons qu'ils auront du succès malgré cela.

Puisque je parle de Paris, il est presque superflu de dire que l'entrée dans cette exposi- tion est gratuite.

Je ne puis aban- donner ce sujet sans ajouter quelques mots sur le public ou tout au moins sur une partie du public, dont il m'a semblé que l'ap)- parence offrait des preuves non équi- voques du progrès des esprits et de celui de 1 indéco- rum. Dans tous les endroits la foule des amateurs était le plus dense, on voyait et on sentait un nombre consi- dérable de citoyens et de citoyenne^ particul ièrement graisseux Mais, comme dit le pro- verbe :

Lanois la plu> douce

et ce serait ici une trahison, je sup- pose, que de douter qu'il ne se cache, sous ces blouses " sales et ces jupons usés, autant de

raffinement et d'in- E.ir.it dt v^ru anj ikr

telligence que nous

pouvons espérer d'en trouver sous le satin et la dentelle.

C'est un fait indiscutable, je crois, que, lorsque les immortels de Paris élevèrent des barricades dans les rues, ils démoli-

rent plus ou moins les barrières de 1j so- ciété. Mais c'est la un mal que n'ont pas besoin de déplorer les gens qui songent j

GRAVURE DE A.

HERVIEU

"rollop<'

l'avenir. La nature elle-même, du moins telle qu'elle se montre quand l'homme abandonne les forêts, pour vivre en société dans les cites, la nature prend soin cllc- mcmc de remettre tout en ordre.

26

Paris Romantique

« La force veut dominer la faiblesse u.

«t quand, un matin, tous les hommes se réveilleraient égaux, l'heure du coucher ne serait pas arrivée que certains auraient déjà compris que la destinée leur im- pose de faire le lit des autres. Telle est la loi naturelle. La force brutale de la foule n'est pas plus capable de l'enfreindre que le boeuf de nous faire tirer la charrue ou l'éléphant de nous arracher les dents pour .en faire des jouets à ses petits.

En ce moment, toutefois, un peu de la lie que la promulgation des Ordonnances a soulevée, flotte encore à la surface, et il est difficile d'observer, sans sourire, en quoi consiste principalement cette liberté pour laquelle ces immortels ont versé leur sang. Nous pouvons bien dire, en vérité, que la population de Paris est philosophe et quelle est reconnaissante de très pe- tites choses, puisqu'un des plus remarqua- bles, parmi les droits qu'elle s'est nouvel- lement acquis par la révolution, est certainement celui de se présenter sale devant ses chefs.

Je suis sûre que vous vous souvenez •combien, jadis, c'est-à-dire avant la der- nière révolution, la vue de la foule formait une partie agréable de l'aspect du Louvre et des jardins des Tuileries. Les dames et les messieurs étaient semblables à ce qu'ils sont partout; mais on y admirait la coquetterie soignée des jolis costumes po- pulaires — ici une caucho-se, une loque, la méticuleuse netteté des hommes, et surtout le joli aspect des tout petits, qui, avec leurs tabliers de soie à longue taille, leurs mignons bonnets blancs et leurs chaussures impeccables, trottaient aux côtés de leurs parents. Tout cela rehaussait l'agrément et la gaieté du spectacle. Mais maintenant, jusqu'à ce que la population se soit nettoyée de la saleté (et non certes du lustre qu'elle a gagnée en travaillant aux Trois Journées, il faudra tolérer la vue des habits crasseux, des casquettes in- nommables, des blouses sordides, et des déplorables bonnets ronds qui semblent servir jour et nuit. C'est dans l'obligation de cette tolérance que consiste la princi- pale marque extérieure de l'accroissement de liberté qu'a gagnée le peuple de Paris.

IV

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. INFÉRIORITÉ DE

l'anglaise. SIMPLICITÉ CHARMANTE DES

RÉUNIONS. ABSENCE DE CÉRÉMONIE ET DE

PARADE. l'immoralité FRANÇAISE EST UN

PRÉJUGÉ DES ANGLAIS.

J aime toutes les curiosités de Paris et je désigne par ce terme aussi bien ce qui est grand et durable, que ce qui est toujours changeant et toujours nouveau ; mais je suis plus portée, comme vous le croirez facilement, à écouter des conver- sations intéressantes qu'à contempler toutes les merveilles que l'on peut admirer dans la ville.

J'ai donc accueilli avec joie les aimables avances qu'on a bien voulu me faire de divers côtés; et j'ai déjà la satisfaction de me trouver en termes très agréables et en relations familières avec des gens char- mants, dont beaucoup sont très distingues et qui, heureusement pour moi, diffèrent autant que le ciel et la terre par leurs opi- nions sur toutes choses, depuis le plus haut degré du rococo jusqu'à la plus parfaite expression de l'école du décousu.

Et ici, laissez-moi vous dire, ainsi qu'à tous mes compatriotes aux oreilles de qui ces notes parviendront, que tout voyage à Paris, quel que soit l'esprit d'entreprise qu'on y apporte et les sommes que l'on se sente disposé à v dépenser, sera sans valeur si l'on ne peut entrer en relations avec la bonne société française.

11 est vrai qu il est quelquefois beaucoup plus amusant pour un étranger arrivant à Paris de regarder simplement toutes les nouveautés extérieures qui l'entourent. Cet air indescriptible de gaieté qui fait que chaque jour de soleil à lair d'un jour de fétc ; cette légèreté d'esprit qui semble appartenir à tous les rangs; le timbre plai- sant des voix, les regards pétillants des veux ; les jardins, les fleurs, les statues de Paris, tout cela produit un véritable en- thantcmcnt.

Mais « l'habitude diminue les mer- veilles » et quand l'excitation joyeuse des débuts est passée et que nous commen- çons a nous sentir las de son intensité même, alors nous tombons dans l'abatte- nicnt et le mécontentement.

Paris Romantique

A partir île ce moment le touriste anglais ne parle plus que tie larj^es rivieres, de ponts magnifiques, de IroUoirs prodigieux, d'égouts inimitables et de porto authen- tique. C'est alors que, pour prolonger et augmenter son enchantement, il devrait cesser d'examiner l'extérieur des maisons, et s'efforcer de s'y faire admettre afin de sentir le charme plus durable qui y régne.

On a déjà tant parle et tant écrit sur 1 grâce et la séduction de la langue française"» dans la conversation qu'il me parait tout à fait inutile d'insister là-dessus. Que les bons mots ne puissent être dits dans aucune autre langue avec autant de grâce c'est un fait qui ne peut être ni nié ni plus affirmé qu'il ne l'est. Heureusement, 1 art d'exprimer une heureuse pensée dans lés meilleurs termes possibles n'est pas mort avec M" de Sévigné, et aucune révolution n'a pu encore le détruire.

Ce n'est pas seulement pour s'aniuser une heure que je conseillerais aux Anglais de cultiver assidûment la bonne société française. Les relations qu'une longue ; a permises entre Paris et nous ont gi ment amélioré nos habitudes nation.no. Nos dîners ne sont plus déshonorés par l'ivresse, et nos compatriotes hommes et femmes, quand ils arrangent une partie pour se divertir, ne sont plus séparés pas l'étiquette pendant la moitié du temps que dure la réunion.

Mais nous avons beaucoup à apprendre encore, et le ton général de nos réunions quotidiennes peut être très peifectionné par l'exemple des usages et des manières parisiennes.

Ce n'est pas à ces grandes et brillantes réceptions qui se renouvellent trois ou quatre fois par saison dans les maisons très élégantes, que nous trouverions beaucoup à apprendre. Une belle fête chez lady A., dans Grosvenor Square, est aussi sembla- ble à une grande reception chez lady B., dans Berkeley Square, qu'une belle soirée à Paris l'est à nwc à Londres. Il v a beaucoup de jolies femmes, d'hommes élégants, de satins, de gazes, de velours, de diamants, de chaînes, de décorations, de moustaches d'impériales, et peut être très peu, parmi tout cela, de véritable plaisir.

Je croirais, même, à vrai dire, que nous avons plutôt l'avantage dan» ces réunions nombreuses : en effet, nous changeons fré- quemment de place, car nous passons d une pièce a l'autre pour prendre nos glaces, et, comme les assistants jouissent par groupes de ce répit dans la suffocation, on trouve chez nous non seulement I occasion de res- pirer, mais aussi celle de parler durant quelques minutes sans être dérangés.

Ce n'est donc pas dans les réunions nombreuses que j'étudierai les caractères

MOBILIER D ANnCH^MHRE, PAR HENRI MONNIER (Bibl. Naiionalc

des suions de Paris, mais dans les relations familières et ciuotidicnnes. Là, on observe un ton enjoué, une absence de toute pompe, de tout orgueil, de toute cérémonie, dont malheureusement, nous n'avons aucune idee. Hélas! avant d'oser nous aventurer a passer une heure de la soirée dans le salon de notre amie, il nous faut savoir un mois à l'avance, par carte spécialement imprimée, qu'elle sera " at home » ce jour- là, que ses domestiques en livrée nous attendrons, et, que son habitation sera illuminée. Voyez-vous une dame de Lon- dres recevant entre huit et onze heures, une demie-douzaine de ses plus chères amies qui arriveraient en châles et en bon- nets, sans avoir été invitees ! Ft combien

Paris Romantique

cela serait pour nous étrangement nouveau, que les plus amusants et les plus recher- chés engagements de la semaine fussent précisément ceux qu'on a formés sans cérémonie et sans ostentation, et naquis- sent d'une rencontre accidentelle !

C'est cette aisance, cette absence habi- tuelle de cérémonie et de parade, cette horreur de la contrainte et de l'ennui sous toutes ces formes, qui rendent le ton des manières françaises infiniment plus agréa- ble que celui des nôtres. Et à quel point je dis vrai, seuls le savent ceux qui, par quelque heureux hasard, possèdent un bon « Sésame, ouvre-toi ! » pour les portes parisiennes.

En dépit de la vanité surabondante que l'on attribue aux Français, ils en montrent certainement infiniment moins que nous dans leurs rapports avec leurs semblables.

J'ai vu une comtesse, de la plus vieille et de la meilleure noblesse, recevoir les visi- teurs à la porte extérieure de son appar- tement avec autant de grâce et d'élégance que si une triple chaîne de grands laquais portant sa livrée eût passé les noms des arrivants du vestibule au salon. Or, ce n'était pas manque de richesse : cocher, laquais, suivante et tout ce qui s'ensuit, elle les avait ; seulement elle les avait en- voyés en course, et jamais il n'était entré dans son esprit que sa dignité pourrait avoir à souffrir de se montrer sans eux. En un mot, la vanité française n'apparaît pas dans les petites choses ; et c'est préci- sément pour cette raison que le ton char- mant de la société est débarrassé de l'in- quiète, susceptible, fastueuse et égoïste étiquette qui entrave si étroitement la société anglaise.

Beaucoup de nos compatriotes, mon amie, trouveront dangereuses ces louanges du charme de la société française, parce qu'elles glorifient et donnent en exemple les manières d'un peuple dont la moralité est considérée comme beaucoup moins stricte que la nôtre. Si je pensais, en approuvant ainsi ce qui est agréable, dimi- nuer de l'épaisseur d'un cheveu l'inter- valle que nous croyons exister entre eux et nous a cet égard, je changerais mon appro- bation en blâme, et ma louange superficielle en noire réprobation ; mais, a ceux qui

m'exprimeraient une telle crainte, je ré- pondrais en leur assurant que l'intimité des milieux dans lesquels j'ai eu l'honneur d être admise n'a rien offert à mes obser- vations personnelles qui autorise la moindre attaque contre la moralité de la société pari- sienne. On ne trouverait nulle part, on ne saurait souhaiter un raffinement plus scru- puleux et plus délicat dans le ton et les manières. Et je suspecte fort que beaucoup des tableaux de la dépravation française que nous ont rapportés nos voyageurs ont été pris dans des milieux les re- commandations que j'engage si fort mes compatriotes à se procurer n'étaient pas absolument nécessaires pour pénétrer. Mais on ne pense pas, je suppose, que je parle ici de ces milieux-là.

INQUIETUDE CAUSÉE PAR LE PROCHAIN

JUGEMENT DES PRISONNIERS DE LYON.

LE « PROCÈS MONSTRE».

Nous avons éprouvé une véritable pa- nique causée par les bruits que l'on fait courir sur le terrible procès qui est tout près d'avoir lieu. Beaucoup de gens crai- gnent que des scènes terribles ne se pas- sent dans Paris quand il commencera.

Les journaux de tous les partis en sont remplis à tel point qu'on n'y peut trouver autre chose; et tous ceux qui sont opposés au gouvernement, de quelque couleur qu'ils soient, parlent de la façon dont la procédure a été menée comme de l'abus de pouvoir le plus tyrannique que l'on ait encore vu dans l'Europe mo- derne.

Les royalistes légitimistes déclarent la procédure illégale, parce ^.ue les accusés ont le droit d'être jugés par un jury composé de leurs pairs, à savoir, les ci- toyens français, tandis que ce droit leur est retiré, et qu'on ne leur accorde pas d'autres juges et jury que les pairs de France.

Je ne sais si cette accusation est fondée; mais il y a pour le moins une apparence plausible dans l'objection qu'on peut lui faire. Il n'est pas difficile de voir que l'ar- ticle 28 de la Charte dit : - - « La Cham- bre des Pairs prend connaissance des

3o

Paris Romantique

crimîs de haute trahison et des attentats contre la sûreté de l'Etat, qui seront dé- finis par la Loi. »

Or, quoique cette définition par la loi ne soit pas encore, à ce que l'on m'a dit, un travail tout à fait terminé, les crimes, pour lesquels les prisonniers seront jugés, paraissent quelque chose de si semblable à de la haute trahison, que la première

les X le banni projeta, tout cela n'a jamais indigné autant que cet acte sans nom que le roi Louis-Philippe I" est sur le point de perpétrer.

Enfin, l'horrible chose a été baptisée et elle s'appelle : le Procès Monstre. Cet heureux nom m'évitera un flot de paroles inutiles. Avant que l'on eût trouvé cette appellation expressive, chaque paragraphe

« GARRRE A VOUS, CiUEHRRDlNS 1)1; RRRKPUBLICAINS »

(Entrait du Chunv

l8J5),

partie de l'article peut s'appliquer à eux.

P.mr les journaux, les pamphlets, et les publications républicaines de toutes sort:., la détention et le procès sont une violarion scandaleuse des droits nouvelle- ment acquis par « la jeune France « ; et ils dis:nt, ils jurent même qu'aucun roi couronné, aucun pair, aucun ministre, n'avait encore osé jusqu ici prendre une décision tyrannique à ce point.

Tout ce que l'infortuné Louis XVI fit jamais o'.i permit de faire, tout ce que Char-

oii il était question du procès commen- çait par une vaste description de la terri- ble affaire ; mainteriant toute éloquence préliminaire est devenue inutile : Procès Monstre! simplement. Procès Monstre ! ccb deux mots expriment d'abord ce qu'on veut dire, et ce qui suit n'est plus que nouvelles et récits.

Ces nouvelles et ces récits, d ailleurs, varient considérablement et nous laissent fort inquiets sur ce qui va arriver. Celui-là affirme que Paris peut d'un moment ;i

L AHPK COtUK, CHANOINE MONOSKI ti DE NANTES

iF.r D.l.c .,„)

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32

Paris Romantique

'autre être mis en état de siège et que tous les étrangers, sauf ceux appartenant à l'ambassade, seront priés de partir. Un autre déclare que tout cela est une pure invention ; mais ajoute qu'un fort cordon de troupes entourera probable- ment Paris, et veillera nuit et jour de peur que les jeunes gens de la capitale n'entre- prennent, dans leur excitation, de laver dans le sang de leurs concitoyens la honte que la naissance illégitime du Monstre a répandue sur la France. D'autres annon- cent qu'un corps dévoué de patriotes a juré de sacrifier une hécatombe de gardes nationaux, pour expier une abomination dont ils accusent lesdits guerriers d'être les auteurs.

Beaucoup enfin déclarent que le procès ne sera jamais jugé ; que le gouvernement se sert audacieusement de l'image du Mons- tre pour effrayer les gens ; et qu'une am- nistiegénérale terminera l'affaire. Envérité, ce serait une tâche fatigante que de rap- porter seulement la moitié des histoires qui courent en ce moment à ce sujet; mais je vous assure que voir tous ces prépara- tifs et écouter tout cela, c'est assez pour devenir nerveuse ; et beaucoup de familles anglaises ont trouvé plus prudent de quit- ter Paris...

VI

ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE. l'aBBÉ CŒUR.

SERMON A SAINT-ROCH. ÉLÉGANCE DU

PUBLIC. COSTUME DU JEUNE CLERGÉ.

Depuis mon retour dans cette chan- geante France, j'ai constaté une nouveauté qui m'a été très agréable, c'est la consi- dération et le goût que l'on y a mainte- nant pour l'éloquence de la chaire...

Jl y a environ une douzaine d'années, je voulus savoir si l'on trouvait encore à Paris quelques traces de la glorieuse élo- quence des Bossuet et des Fénelon. J'en- tendis des sermons à Notre-Dame, à Saint- Roch, à Saint Eustache ; mais jamais course au talent fut aussi peu couronnée de succès. Les prédicateurs étaient cruel- lement médiocres; aussi bien, ils avaient l'air d'hommes communs et sans culture, ce qui était d'ailleurs, et est encore, je crois, bien souvent le cas. Les églises

étaient à peu près vides ; et les rares personnes dispersées çà et dans leurs spkndides bas-côtés étaient généralement des vieilles femmes du peuple.

Que le changement est grand aujour- d'hui ! ... « Avez-vous entendu l'abbé Cœur? » Cette question me fut posée dans la première semaine de mon arrivée, par quelqu'un qui, pour rien au monde ne voudrait être considéré comme rococo. A l'effet que produisit ma réponse négative, je m'aperçus que j'étais bien peu au cou- rant de ce qui devait être connu à Paris. « C'est réellement extraordinaire! je vous engage à aller l'entendre sans délai. 11 est, je vous assure, non moins à la mode que Taglioni. »

La conversation continua sur les prédi- cateurs en vogue, et je me rendis compte que j'étais tout à fait dans l'ignorance. D'autres noms célèbres furent cités : La- cordaire, Dcgucrry, et quelques autres que je ne me rappelle pas, et on parlait d'eux comme si leur réputation devait né- cessairement s'étendre d'un pôle à l'au- tre, mais, en vérité, je ne connaissais pas plus ces messieurs que les chapelains pri- vés des princes de Chili. Toutefois j'ins- crivis leurs noms avec beaucoup de docilité ; et plus j'écoutais, plus je me réjouissais en pensant que la Semaine Sainte et Pâques allaient venir bientôt; car j'étais bien décidée à profiter de cette époque si favorable à la prédication pour connaître une chose parfaitement nou- velle pour moi ; un sermon populaire à Paris.

Je perdis peu de temps pour réaliser ce projet. L'église de Saint-Roch est, je crois, la plus a la mode de Paris, et nous étions sûres d'entendre le célèbre abbé Coeur : ces deux raisons nous déci- dèrent a écouter à Saint-Roch notre « ser- mon d'étude »! Je m'cnquis immédiate- ment du jour et de l'heure l'abbé de- vait monter en chaire.

Comme nous demandions ces renseigne- ments à l'église, ou nous apprit que, si nous désirions nous procurer des chaises, il nous serait indispensable de venir au moins une heure avant la grand'niesse qui précédait le sermon. C'était assez effrayant pour des hérétiques qui avaient une foule

Paris Romantique

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d'affaires sur les bras. Mais je voulus aliso- lument exécuter mon projet et je me sou- mis, avec une. petite partie lie ma famille, a la pénitence préli- minaire d'une longue heure silencieuse en face de la chaire de Saint-Roch. La pré- caution était, au reste, parfaitement néces- saire, car la presse était elTroyable ; mais, ce qui nous consola, elle était toute com- posée de personn;s très élégantes, si bien que l'heure nous sem- bla à peine assez lon- gue pour passer en icvuc les toilettes, les plumes ondoyantes et les fleurs épanouies, qui ne cessaient de

lesquelles ses paroles étaient accueillies, sans que le moindre bruit, ni un mot, ni un coup d'ueil les vinssent interrompre,

s entasser autour tic nous

Rien de plus joli ^Hie cette collection de chapeaux, si ce n'était celle des yeux qu'ils abritaient. La propor- tion des femmes aux hommes était peut- être de douze à un.

« Je désirerais s a vo i r » , demanda prés de moi un jeune homme à une jolie femme, sa voisine, « je désirerais savoir si par hasard M. l'ahhc Coeur est jeune ? »

La dame ne répon- dit que par une figure indignée.

Quelques instants après, les doutes du jeune homme, s'il en avait eu, cessèrent.

Un homme, fort loin de paraître malade et plus loin encore de paraître vieux, monta dans la chaire, et tout aussitôt quelques n\iHiers d'yeux brillants se rivèrent sur lui. Le silence et la profonde attention avec

COSTUME

DU JtUNE CLKRJE, P*R A. HtRVltU

Iriil dt Pjrii .inJ Ihr Pariuant. by Mr.. Ttollopc)

mc>ntra combien devait être grande son influence sur l'élégant et nombreux public qui l'écoutait, et combien son éloquence irrésistible. Au reste, quoique «d'une autre paroisse ». je comprenais s.'in pouvoir.

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car « il était convaincu ». Sa voix, fcizn que faible et parfois nerveuse, était distincte et sa diction claire : je ne perdis pas un seul mot.

Son ton était simple et affectueux; son langage fort mais sans violence; il s'adres- sait plus au cœur de ses auditeurs qu'à leur intelligence, et c'étaient bien leurs coeurs qui lui répondaient, car beaucoup pleuraient abondamment.

Un grand nombre de prêtres assistaient a ce sermon, revêtus de leurs costumes ecclésiastiques et assis aux places qui leur sont réservées en face de la chaire. Ils se trouvèrent de la sorte près de nous, et nous eûmes ainsi toute facilité de remarquer sur eux les résultats de ce « progrès des esprits » qui produit actuellement de si étonnantes merveilles sur la terre.

Au lieu de cette tonsure d'autrefois, qui nous inspirait du respect parce que, faite souvent sur une épaisse chevelure dont le noir d'ébène ou le châtain brillant par- laient encore de jeunesse, elle marquait le sacrifice d'un avantage extérieur à un sen- timent de dévotion, au lieu de cela, nous aperçûmes des têtes sans tonsure, et même plus d'une paire de favoris floris- sants, évidemment entretenus, arrangés et calamistrés avec le plus grand soin, tandis que quelque sévère capuchon à trois cornes pendait derrière les riches et ondoyantes chevelures de ces jeunes tètes. L'effet d'un tel contraste est singulier. Toutefois, en dépit de cet abandon de la tonsure sa- cerdotale par le jeune clergé, il y aurait eu dans la double rangée de têtes qui regardaient la chaire, plusieurs belles étu- des à faire pour un artiste ; et rien, depuis que l'humanité expie la faute d'Adam, ne pouvait être mieux en harmonie que les physionomies et l'habillement religieux de ceux à qui ces tètes appartenaient. Les mêmes causes produisent, je pense, en tous temps les mêmes effets; et c'est pourquoi, parmi les vingt prêtres de Saint-Roch, en i835, il me sembla reconnaître l'original de plus d'un noble et pieux visage avec lequel les grands peintres d'Italie, d'Es- pagne et des Flandres m'ont familia- risée.

Le contraste entre les yeux profonds et l'expression austere de quelques-uns

de ces fronts consacrés, et la brillante et vive élégance des jolies femmes qui les entouraient, était saisissant; et la lumière douce des vitraux, la majestueuse dimen- sion de cette église formaient un spectacle émouvant et pittoresque...

Avant que nous quittassions l'église, cent cinquante garçons et filles, de dix à quatorze ans, s'assemblèrent pour le ca- téchisme qui leur fut fait par un jeune prêtre derrière l'autel de la Vierge. Le ton de celui-là était familier, caressant et bon, et ses cheveux, qui cachaient ses oreilles, lui donnaient l'air d'un jeune saint Jean.

Vil

LONGCHAMPS. LE CARÊME.

Je crois que vous savez, mon amie, bien que pour ma part je l'ignorasse, que le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte les Parisiens font chaque année une sorte de pèlerinage à cette partie du bois de Boulogne qu'on nomme Long- champs. J'étais intriguée par l'origine de cette gaie et brillante promenade de per- sonneset d'équipages, qui ne se rassemblent évidemment qu'afin de se donner le plaisir d'être vus et de voir, et cela pendant des jours généralement consacrés aux exercices religieux. L'explication que j'en ai eue, je vous la communique, espérant que vous l'ignorez. « Longchamps » est, parait-il, une sorte de cérémonie dévote ou la été dans les premiers temps de son institution.

Quand le beau moiiJc de Paris adopta l'habitude de se rendre a Longchamps le mercredi, le jeudi et le vendredi de la sema'ne sainte, il y existait un couvent dont les nonnes étaient célèbres pour chanter les offices de ces journées solen- nelles avec une piété et une pompe toutes spéciales. Elles soutinrent longtemps cette réputation et pendant beaucoup d'années tous ceux qui obtinrent la permission d'en- trer dans leur église s'y pressèrent afin d'en- tendre leurs douces voix.

Le couvent fut détruit à h Révolution (pjr excellence), mais les équipages parisiens continuent de se diriger vers le même en

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droit quand arrivent les trois derniers jours du carême.

Ce spectacle ravissant peut rivaliser avec celui d'un dimanche de printemps a Hyde- Park Ljuant au nombre et a I élégance des équipages, mais le surpasse par la longueur et la lieauté de la route que l'on suit. Bien que l 'on appelle toujours « aller a Long- champs » cette promenade de tout ce que Paris compte de riche, d'important et d'élé- gant, les voitures, les cavaliers et les pié- tons ne sortent guère de cette noble ave- nue qui conduit de l'entrée des Champs- Elysées a la barrière de l'Etoile.

De trois à six heures, ce vaste espace est plein de monde ; et je n'imaginais réelle- ment pas que tant d'équipages bien attelés pussent être réunis ailleurs qu'à Londres. La famille royale avait la plusieurs belles

voitures ; celle du duc d'Orléans était par- ticulièrement remarquable par la beauté de ses chevaux et son elegance d'ensemble.

Les ministres d'Etat et toutes les léga- tions étrangères étaient également ; plu- sieurs dans des équipages vraiment parfaits, avec des chasseurs à plumets de diverses couleurs ; beaucoup avaient attelé à quatre de très beaux chevaux, réellement bien harnachés. Enfin une quantité de particu- liers montraient aussi des voitures, ravis- santes par les jolies Femmes qu'elles renfer- maient et tout cela contribuait fort à l'éclat de la scène.

Le seul personnage toutefois, à part le duc d'Orléans, qui eût deux voitures, deux chasseurs empluniés et deux fois deux paires de chevaux richement harnachés, était un certain M. T.... commerçant américain, dont la grantle fortune, et encore plus les colossales dépenses, consternent les com- patriotes raisonnables. On nous a assuré

que l'excentricité de ce gentleman trans- atlantique est telle que, pendant les trois jours qu'a duré la promenade de Long- champs, il s'est montré chaque fois avec

des livrées différentes. Apparemment qu'il n'a aucune raison de famille pour préférer une couleur a une autre.

On voyait çà et plusieurs cavaliers anglais très élégants, et la réunion en était ornée, car les gracieuses lançades, lallure, la robe luisante de ces charmants animaux que sont les chevaux de selle anglais étaient des plus attrayantes par- ties du spectacle. Il ne manquait pas non plus de Français sur de très belles montures. Sous les arbres, dans la contre-allée, se pressaient des milliers de piétons élégants. Si bien que la scène entière était comme une masse mouvante de pompe et de plai- sir.

Néanmoins le temps était loin, le pre- mier jour, d'être favorable : le vent était si aigrement froid que je décommandai la voiture que j'avais demandée, et, au lieu d'aller a Longchamps, nous restâmes a nous

chaul^er assis au coin du feu ; avant trois heures, la terre était déjà cc>uvertede neige. Le jour suivant promettant d'être meilleur, ncius nous aventurâmes ; m.iis le spectacle fut fâcheux ; beaucoup de voitures étaient ouvertes et les dames qui les occupaient

36

Paris Rorii'antique

frissonnaient dans leurs claires et flottantes robes de printemps. Car c'est à Long- champs que paraissent d'abord les modes de la nouvelle saison ; et avant cette pro- menade décisive personne ne peut dire, pour renseigné qu'il soit sur ce chapitre, quel chapeau, quelle écharpe, quel schall, ou quelle couleur sera préféré par les élé-

Ce ne fut^donc que le jour suivant le dernier des trois que Longchamps mon- tra réellement le brillant assemblage de voitures, de cavaliers et de piétons dont je vous ai parlé. Ce dernier jour, bien qu'il fit encore froid pour la saison (l'Angle- terre même eût été honteuse d'un tel temps le 17 avril), le soleil se montra et sourit

EN PROMENADE

(Achille Giroux del.'

gantes de Paris durant la saison à venir. Conséquemment les modistes avaient fait leur devoir et avancé le printemps. Mais c'était une tristesse de voir tant de ravissan- tes branches de lilas, de gracieuses et flexibles cytises, dont chacune était une oeuvre d'art, tordues et torturées, pliées et cassées par le vent. On eût dit que le paresseux prin- temps, humilié de voir imiter si parfaite- ment les fleurs qu'il avait lui-même oublié d'apporter, envoyait ce souffle inclément pour les détruire. Tout fut abimé. Les ru- bans aux teintes tendres furent bientôt couverts de grésil ; tandis que les plumes, au lieu de flotter, comme elles auraient sous la brise, livraient une furieuse ba- taille au vent.

pour consoler en quelque sorte les pieux pèlerins.

Nous restâmes, comme tout Paris, à nous promener en voiture au milieu de la foule élégante jusqu'à six heures, moment graduellement on commença à se retirer et à rentrer chez soi pour le diner.

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Paris Romantique

vil)

LA CHAMBRE DE JUSTICE AU LUXEMBOURG.

l'institut. M. MIGNET. CONCERT MU-

SARD.

Par une faveur très grande et toute spé- ciale, nous avons pu voir la nouvelle cham- bre qui a été construite au Luxembourg pour le jugement des prisonniers politiques. L'extérieur en est très beau, et, quoique la salle soit bâtie entièrement en bois, elle s'harmonise bien au vieux palais dont elle imite le style massif et riche. Les lourdes balustrades, les gigantesques bas-reliefs qui la décorent, sont tous grands, solides et magnifiques ; et quand on pense que tout cela a été élevé en deux mois, on est tenté de croire qu'Aladin est devenu doctrinaire et a mis sa lampe la plus diligente au ser- vice de l'Etat.

La salle d'audience est vaste, mais par suite du grand nombre des accusés et du nombre plus grand encore des témoins, il s'y trouvera peu de place pour le public. La prudence, peut-être, a fait cela autant que la nécessité ; on ne peut s étonner qu'en cette occasion les pairs de France désirent avoir affaire aussi peu que possible à la foule parisienne.

Je remarquai qu'un espace considérable avait été réservé pour les couloirs, pour les antichambres et pour les dégagements de toutes sortes ; c'est une mesure fort sage, car on devra peut-être déployer beaucoup de force armée. De fait, je crois que les troupes sont et seront toujours le seul moyen de maintenir en respect un peuple remarquablement libre...

En quittant le Luxembourg, nous allâmes au bureau du secrétariat de l'Ins- titut demander des places pour la réunion annuelle des cinq Académies, qui eut lieu hier. On nous les accorda très obligeam- ment — (oh! si nos institutions, nos Aca- démies, nos cours, à nous, étaient aussi libéralement organisés !) et, grâce à cela, nous passâmes deux heures très agréables.

Je voudrais bien que les polytechniciens quanil ils curent la fantaisie de changer l'ancien re^/'mt'dela France, eussent compris

l'uniforme de l'Institut dans leurs proscrip- tions : ce perfectionnement aurait été moins- contestable que beaucoup d'autres.

Comment peut-on admettre, en effet, que tant de savants académicrcns de tous les âges, parfois sveltcs et élancés comme des hommes de 3o ans, mais souvent lourds et protubérants comme des vieillards de 80, s'affublent tous uniformément d'un costume bleu brodé de feuilles de myrte ! C'est la meilleure preuve de 1 intérêt des choses dites à cette séance, qu'il ne m'ait pas fallu plus d'une demi-heure pour cesser de m'étonner de ce surprenant habit.

Nous assistâmes d'abord à la distribu- tion des récompenses ; puis nous enten- dîmes un ou deux membres dire, ou plutôt lire leurs compositions. Mais le grand attrait de la fête fut le discours prononcé par M. Mignct, Ce gentleman était trop célèbre pour n'avoir pas excité en nous le désir de l'entendre ; mais jamais désir ne fut aussi heureusement satisfait. Aux avan- tages d'une figure remarquablement belle. M. Mignet ajoute un son de voix et un jeu de physionomie qui assureraient à eux seuls le succès d'un orateur. Mais ce n'est pas à des dons de ce genre qu'il dut son succès : son discours était en tous points admirable ; sujet, sentiment, composition et diction, tout fut excellent...

Vous avouerez que nous ne sommes pas paresseux, quand je vous aurai dit qu'après tout cela, nous allâmes dans la soirée au concert Musard. C'est un de ces diver- tissements dont nous n'avons pas jusqu'à présent l'équivalent à Londres. A sept heures et demie, vous entrez dans une belle et grande salle bien éclairée, qui se rem- plit sans retard ; un bon orchestre vous joue pendant une couple d'heures la musi- que la meilleure et la plus à la mode de la saison ; et, quand vous en avez assez, vous vous en allez vous habiller pour une soirée, ou manger des glaces chez Torto- ni, ou sobrement boire votre thé chez vous et vous coucher de bonne heure. Pour en- trer à ce concert vous payez un franc ; et cet humble prix, non moins que le genre de toilette (les femmes portent simplement le chapeau et le châle), laisserait supposer que ce divertissement est pour le beau monde des faubourgs, . si la longue file des

Paris Romantique

voitures de maître remplissant :1a rue ne montrait, que, malgré sa simplicité et son manque de prétentions, ce concert attire la meilleure société de Paiis. ** La facilité avec laquelle on y entre me fit penser aux théâtres d'Allemagne. J'y remarquai beaucoup de dames sans cava- lier, venues deux ou trois ensemble. Dans les entr'actes, on se promenait autour de la salle ; on se rencontrait, on se réunis- sait, et il me sembla que c'était une des plus agréables manières qu'eussent les Français de satisfaire ce besoin de se dis- traire hors^dc chez soi qui est contagieux à Paris.

IX

DELICES nu JARDIN DES TUILERIES. LE

LÉGITIMISTE. LE RÉPUBLICAIN. LE DOC- TRINAIRE. LES ENFANTS. LA GRACE DES

PARISIENNES. LES MOUSTACHES, LES IMPÉ- RIALES ET LES CHEVEUX NOIRS DES DANDYS.

LIBRE ENTRÉE DES JARDINS DEPUIS LES TROIS GLORIEUSES. ANHCDOTE.

Existe-t-il rien en ce monde de compa- rable aux jardins des Tuileries ? Je ne le crois pas...

L'endroit lui-même, indépendamment du mouvement perpétuel de la foule, est fort à mon gré : j'affectionne tous les dé- tails de ses ornements, et j'aime passionné- ment l'aspect brillant et heureux de son ensemble. Mais je connais sur ce sujet une foule d'opinions différentes : beaucoup parlent avec mépris des lignes droites, des arbres taillés, des massifs de fleurs régu- liers, des vilains toits, quelques-uns médi- sent même des orangers, parce qu'ils pous- sent dans des caisses carrées et n'agitent pas leurs branches au vent comme des sau- les pleureurs !

Moi, je n'admets aucune de ces objec- tions. 11 me paraît aussi raisonnable et d'aussi bon goiît de reprocher à l'abbaye de Westminster de ne pas ressembler à un temple grec que de critiquer les jardins des Tuileries parce qu'ils sont disposés en jardins français et non en parcs anglais. Pour ma part, je ne voudrais paschangcr, si j'en avais le pouvoir, même le plus petit dé- tail dans un lieu si plaisant : a quelque heure

et par quelque côté que j'y entre, il sem- ble toujours m'accueillit par des sourires et des amabilités.

Nous passons rarement un jour sans aller nous asseoir un moment sous ses om- brages et parmi ses fleurs. De l'endroit de la ville nous habitons maintenant, la porte vis-à-vis de la place Vendôme est l'entrée la plus proche ; et peut-être d'au- cun lieu l'aspect général n'est-il aussi beau que du haut de la verte promenade en ter- rasse à laquelle cette porte donne accès.

A droite, la sombre masse des arbres non taillés, rehaussée en ce moment par des marronniers en fleur, qui poussent aussi fièrement et aussi librement que le jardinier anglais le plus difficile le pourrait désirer, conduit la vue à travers une délicieuse perspective d'ombrages jusqu'à la magnifique porte cui ouvre sur la place Louis-Quinze. A gauche, on voit la vaste façade du palais des Tuileries; la disgra- cieuse élévation des toits de ses pavillons s'oublie bien vite et se trouve tout à fait compensée par la beauté des jardins qui s'étendent à leurs pieds. Et juste à l'endroit l'ombre des grands arbres cesse et les brillants rayons du soleil commencent, quelle multitude de fleurs ra- vissantes dans tout l'éclat de leur épanouis- sement! Une teinte de lilas mauve semble en cette saison s'étendre sur tout l'horizon, et chaque brise qui passe, nous arrive toute pleine de parfums. Ma promenade quoti- dienne est presque toujours la même, et je l'aime tant que je ne désire pas la changer. Nous suivons la terrasse ombragée par la- quelle nous entrons jusqu'à l'endroit elle descend au niveau de la magnifique espla- nade, en face du palais; nous tournons à droite, et supportons l'éclat du soleil, jusqu'à ce que nous arrivions à la superbe allée qui part du pavillon central et qui s'étend à perte de vue, à travers des fleurs, des statues, des orangers et des bosquets de marronniers, sans autre repos pour l'oeil qu'au loin la majestueuse arche de la bar- rière de l'Etoile.

Ce co'ip J'œil est tellement magnifique que je ressens toujours un nouveau plaisir à en jouir. Je confesse être de ceux qui prennent du plaisir à ces jardins taillés. J'aime l'élégance étudiée, la grâce soignée

Paris Romantique

de chacun des objets qui^flattent les yeux en un endroit comme celui-ci. J'aime ces princières plantes exotiques, élevées avec amour, ces vieux orangers majestueu- sement rangés; et i'aime plus encore les groupes de mar- bre, qui parfois se dressent si noble- ment en pleine lu- mière, et parfois s>: cachent a demi sous l'ombre des arbres. Toutes ces choses- semblent parler de goût, de luxe et d'é- légance.

Après qu'on=s'est avancé en Hànant de- puis le palais jusqu'à l'endroit le soleil finit et l'ombre commence, on dé- couvre une nouvel!; sorte de distraction. Des milliers de chai- ses, éparses sous les arbres, sont occu- pées par de jolis groupes infiniment variés.

Au bout de com- bien de mois d'atten- tion suivie me lasse- rai-je d'observer l'ensemble et les de- tails de ce brillant tableau ! En tant que spectacle, sa beautc. en tant qu'étude de moeurs nationales son intérêt sont in- comparables. Là, on peut voir et exami- ner tout Paris, et . ..

,, ... P-" « ntrvitu

nulle part il n est aussi aisé de remar- quer les caractères respectifs des diffé- rentes classes populaires.

Ce matin, nous avons pris possession d'une demi-douzaine de chaises sous les arbres devant le beau groupe de P.vliis et

Arria. C'était l'heure ou paraissent tous les journaux, et nous eûmes la satisfaction d'étudier trois individus, dont chacun au-

MORNINCi AT THt TUILERIKS 0 (Exlr. de Pjn jnj II P.m.

by Mr» Trollopc

rait pu servir de modèle à un artiste qui aurait voulu représenter l'idéal de leurs particularités. Nous reconnûmes, sans le moindre doute possible, un royaliste, un doctrinaire et un républicain, qui se don-

Paris Romantique

nèrent, pendant la demi-heure que nous restâmes là, pour deux sous de politique chacun dans le genre qu'il préférait.

Un vieux monsieur, cérémonieux, mais très gentilhomme, arriva d'abord, et ayant pris un journal au petit kiosque, la "France, ou la Quotidienne, probablement il s'installa non loin de nous. Pourquoi étions-nous certains qu'il était légitimiste? Je pourrais difficilement vous l'expliquer, et cependant nous n'avions aucun doute a cet égard. 11 avait l'air tranquille, à demi fier, a demi triste de se tenir à l'écart; une physionomie aristocratique ; un visage pâli par le chagrin et une coupe de vête- ments que ne pouvait porter un homme vulgaire, mais que ne porterait pas non plus un homme riche d'aujourd'hui. C'est tout ce que je peux vous dire de lui : mais il y avait dans l'ensemble de sa personne je ne sais quoi de trop royaliste pour qu'on se méprit, et de trop délicat de ton pour pouvoir être peint à grands traits. Sans le connaître, nous nous sentîmes assurés de ce qu'il était; et si je découvrais jamais que ce vieux monsieur est doctrinaire ou républicain, de ma vie je n oserais plus juger personne sur l'apparence.

Celui qui se présenta ensuite était un républicain de toute évidence ; mais cette découverte fait peu d'honneur à notre dis- cernement, car ces sortes de gens s'effor- cent de ne laisser aucun doute sur eux- mêmes et ils s'appliquent à ce qu'il n'y ait pas un détail de leur extérieur qui ne soit le symbole, le signe, le témoignage et le stigmate de la folie qui les possède. Notre républicain tenait en mains un journal, et sans nous risquer à approcher de trop près un si terrible personnage, nous ne nous fimes pas scrupule de nous confier les uns aux autres que le journal qu'il lisait si at- tentivement était certainement le T^éforma- teur.

Comme nous venions de décider a quelle espèce appartenait l'homme qui passait devant nous si majestueusement, un su- perbe bourgeois en uniforme de garde national arriva, qui se mit tout incontinent a prendre sa ration quotidienne de poli- tique avec l'air d un homme satisfait a l'avance de ce qu'il trouvera, et qui, au surplus, l'est trop de lui-même pour se sou-

cier excessivement des affaires publiques. Chaque trait de son joyeux visage, chaque courbe de sa face, disait le contentement et la bonne santé. 11 appartenait pro- bablement à cette race très nouvelle en France : celle des commerçants qui font une fortune rapide. Pouvait-on douter que le journal qu'il tenait ne fût le Joiirnjl Jes Débats? Pouvait-on croire qu'il fût autre chose lui-même qu un doctrinaire heureux?

De la sorte, sur le terrain neutre de ces délicieux jardins, se rencontrent des esprits hostiles, qui, sans se mêler, jouissent en commun de l'ombre fraîche, de l'air exquis, et du luxe de quelque journal tout frais, cela au milieu d'une cité remplie de partis divisés, et aussi calmement qui si chacun d'eux se promenait dans un domaine prin- cier qui lui appartînt.

Pour un observateur non enclin au spleen, que d'études vivantes a faire, en suivant les allées et venues des minuscules dandys et des petites maîtresses en minia- ture qui, à toute heure du jour, volettent dans l'ombre et le soleil des Tuileries comme oiseaux-mouches ? Ou ces petits enfants français se conduisent merveilleuse- ment bien, ou quelque surveillance atten- tive les empêche de crier, car je n'ai certainement jamais vu tant de jeunesse réunie s'abandonner si rarement au salutaire exercice de développer ses poumons en hurlant exercice qui fait souvent tres- saillir lorsqu'on s'approche de cette :

(( Douce enfance, qui ne peut rien, sinon crier! •■

Les costumes de ces jolies créatures sont par eux-mêmes un amusement ; ils sont sou- vent si fantaisistes, qu'ils donnent parfois l'air de masques aux enfants qui les por- tent. J'ai vu de petits bons hommes jouant au cerceau dans un uniforme complet de garde national ; d'autres qui se balançaient vêtus en montagnards écossais ; et d'in- nombrables petites dames habillées de tous les ajustements possibles, a part celui de leur âge.

Le plaisir d'examiner les passants et d'étudier les costumes dans les jardins des Tuileries n'est pas limité à la partie la plus jeune de l'assistance. Dans aucun pays je n'ai vu d'habillements aussi gro- tesques que ceux de quelques personnages que l'on rencontre quotiiiicnncment et a

Paris Romantique

toute heure iliiiiaiit dans ces allées. D ail- leurs, cette observation ne s applique qu'aux hommes ; il est très rare de ren- contrer une femme habillée ridiculement, et, si cela arrive, il y a cinq cents chances contre une pour que ce ne soit pas une Française. L'éléjjance simple et parfaite est, je pense, le caractère le plus frap- pant du costume de promenade des dames de Paris. Les petits détails de leur toilette

moustaches que renferment les murs de la capitale. A distance, on jurerait que les jeunes hommes se sont bandé la figure d'un ruban noir pour se guérir des oreil- lons; et cette sombre chevelure , qui,nague- res, faisait généralement bien, est devenue si commune, que cela nuit considérable- ment aujourd'hui à son heureux effet. Quand tous les hommes ont la moitié de la figure couverte par des poils noirs, cela

LA URANDi; ALLtK DES TUILERIES

Coll. J. B

semblent être plus étudiés encore que la pelisse et la robe. Toute femme que vous rencontrez est bien chaussée, bien gantée. Ses rubans, s'ils ne sont pas semblables à sa robe, s'harmonisent certainement avec elle; et quant à ces garnitures déli- cates, dont le soin incombe à la blan- chisseuse, il semble que Paris soit le seul pays du monde, l'on sache repasser.

Au contraire, les fantasques caprices du vêtement masculin dépassent tout ce que l'on pourrait dire. On croirait vraiment que l'air de Paris a la qualité de rendre d'un nc>ir de jais tous les impériales, favcris et

cesse d'être une bien précieuse distinction pour chacun d'eux. Peut-être, aussi, les nombreuses annonces de compositions in- faillibles pour teindre les cheveux en toutes nuances, excepté celle que Dieu leur a voulue, contribuent-elles à nous faire sus- pecter beaucoup cette séduisante couleur méridionale. Je ne doute pas qu'en ce moment, un gentleman soigne, bien rase, septentrional, ne serait fort goûté dans tous les salons de Paris.

On ne peut méconnaître que les « glo- rieuses et immortelles journées » ont beaucoup nui à l'aspect général des jardins

44

Paris Romantique

des Tuileries. Avant elles, il n'était pas permis d'y entrer vêtu d'une blouse, d'une camisole ou d'une casquette, et ni homme, ni femme, portant des paniers ou des paquets, n'avait le droit de traverser ces jolis lieux, consacrés au délassement et à la gaîté. Mais, liberté et habillement sordide ne font qu'un dans l'esprit du peuple souverain... pas tout à fait:

ment il devait pour cela s'habiller décem- ment, — c'est-à-dire mettre ses habits du dimanche ou des jours de fête, seuls jours, semble-t-il, les classes ouvrières puissent désirer la permission de se pro- mener dans un jardin public. Mais l'obli- gation de paraître propre dans le jardin du palais du Roi était une entrave à la liberté ; aussi a-t-on aboli cette formalité ; et les

(Gr

; de Tony Johannot

(Exir. de Jérôme Pjlurot)

la populace n'est encore que vice-reine à Paris; elle a toutefois obtenu, comme une marque du respect à ses volontés, un nouvel arrêté de circulation, grâce au- quel ces jardins royaux sont devenus une sorte d'arche de Noé, peuvent entrer les animaux propres ou non.

Peut-on souhaiter un meilleur exemple de ce que peut l'autorité pour le bonheur de ceux qui préfèrent avoir ce qu ils appellent la liberté? Pas un de ceux qui pénètrent aujourd'hui dans ces jardins n'était privé auparavant d'y entrer ; seule-

gens du peuple ont obtenu le noble privi- lège d'y paraître aussi sales et mal habillés qu'ils aiment à l'être.

Jadis, la sentinelle avait ordre, clic stationnait, de refuser l'entrée à toute personne mal velue, et cela donna nais- sance à une assez amusante histoire qui eut pour acteur un garde national. Ce mi- litaire avait été placé en faction à la porte d'une certaine mairie, le jour de quelque fête, avec ordre de ne laisser entrer aucune personne mal-mise. Un incroy ble se pré- sente, non seulement vêtu a la mode, mais

Paris Romantique

audelii. La sentinelle le regarde, et, croi- sant sa baïonnette devant la porte, pro- nonce d'une voix de commandement :

« On n'entre pas !

On n'entre pas? s'écrie l'éléjjant, ahuri du résultat de sa merveilleuse toilette ; on n'entre pas? Me défendre d'en- trer, monsieur ? Impossible ! à quoi pensez-vous ? Laissez-moi passer, vous dis-je ! »

La sentinelle imperturbable restait comme un roc devant l'entrée : « Mes

SALETt DES RUES. CARDAQC DES MA- TELAS EN PLEIN AIR. CHAUDRONNIERS

AMBULANTS. CONSTRUCTION DES MAISONS.

PAS d'ÉGOUTS. MAUVAIS PAVÉ.

RÉVERBÈRES A l'hUILE.

Ma dernière lettre était sur les jardins des Tuileries, un sujet qui me fournit tant d'observations, que je crois que je laisserais mon enthousiasme m'entrainer aujourd'hui a en parler encore, si je n'avais

Li; MARCHAND DE LUNETTES

ordres sont précis, dit-clle, et je ne puis point souci de la variété. Mon humeur.

ou, si vous voulez, ma mauvaise humeur rexijj;eant ainsi, je vous parlerai aujour- d'hui de la police des rues a Pans.

Je ne vous dirai pas qu'elle est mau- vaise, car je ne doute pas que beaucoup d'autres n'aient dit cela avant moi ; mais je vous dirai que je la considère comme

les enfreindre.

Précis ! Vos ordres vous précisent de me refuser, nioi ?

- Oui, monsieur, précis. Je refuser qui que ce soit que je trouve mal-mis (i ). »

( 1 ) Toute 11 [ilif

SI in franijais dans l'original.

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Paris Romantique

quelque chose de puissant, de mystérieux, d'incompréhensible et de parfaitement étonnant. Dans une ville chaque chose,

LA RUE BASSE-DLS-UHSINS

destinée à être vue, est obligée d'être un ornement gracieux ; les boutiques et les cafés ont l'air de palais de fée ; les places des marchés sont ornées de fontaines dans lesquelles les plus délicates

naïades pourraient se baigner avec dé- lices ; dans une ville les femmes sont trop délicates pour être tout à fait ter- restres et les hommes trop raffinés et trop galants pour souffrir qu'un souffle impur s'approche d'elles; dans une ville comme celle- là, vous êtes choquée à chaque pas que vous faites, ou à chaque secousse de votre voiture, par la vue et l'odeur de mille choses qu'on ne saurait décrire. Chaque jour porte mon étonnemenl à un plus haut degré que le précédent, car chaque jour un nou- veau fait me montre qu'une partie considérable du bonheur et de la facilité de la vie est détruite à Paris par la négligence et la mollesse de la police municipale, qui pourrait pourtant éviter aisément au peuple le plus élégant du monde le dégoût qu'il doit sentir de ce perpétuel outrage à la simple décence des rues.

Sur ce sujet, il est im- possible d'en dire davan- tage; mais à d'autres points de vue, l'insuffisance de la police des rues est aussi manifeste, quoique moins révoltante en apparence ; et je vous les énumérerai par curiosité, puisqu'ils peuvent être décrits sans inconvenance; mais quand on les rapproche de cette passion pour la grâce des ornements, qui est si parli culiére au peuple frani^ais, ils offrent à l'esprit une anomalie tellement forte qu'on est toul déconcerté pour les expli- quer.

Vous ne pouvez, en cette saison, suivre aucune rue de Paris, pour élégante qu'elle soit par sa situation, ou distinguée par

J. B.l

Paris Romantique

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ceux qui la fréquentent, sans être oblij^ée de vous détourner a tout instant, afin de ne pas heurter deux ou plusieurs femmes cou- vertes de poussière, et parfois de vermine, travaillant à carder leurs matelas dans la rue. Debout ou assises, elles ne s'occupent de personne, mais peignent, tournent et secouent la laine sur les passants, pren- nent toute la place et forcent lespromeneurs a faire un détour dans la houe, c]ui ne les em- pêche pas de frôler le matériel et d'avaler la poussière qui sort de ces dépôts auto- risés.

11 y a une demi-heure, en allant du bou- levard des Italiens à l'Opéra, j'ai vu une vieille femme occupée à cette dégoûtante opération. Elle y a sans doute travaillé toute la journée et dérangera son attirail juste à temps pour permettre au duc d'Or- léans de passer en voiture en se rendant a l'Opéra sans se heurter à elle, mais certai- nement pas assez tôt pour que le prince ne reçoive pas une partie des impuretés animées ou inanimées qu'elle éparpillait dans l'air depuis plusieurs heures.

Il y a quelques jours, je vis un gentle- man très élégant se faire une forte contu- sion à la tête et voir son vêtement com- plètement sali, par une chute qu'il fît en se prenant les pieds dans l'appareil d'un chaudronnier ambulant ; celui-ci travaillait dans la rue et avait étalé son feu de char- bon, son soufflet, son creuset et tous les autres objets nécessaires au métier d'éta- nieur sur l'étroit trottoir de la rue de Provence.

Au moment l'accident arriva, toutes les personnes qui passaient semblèrent prendre un grand intérêt au malheur du gentleman; mais aucune n'eut un mot de reproche ni une simple remarque sur cette invasion de la rue par le chaudronnier am- bulant ; et celui-ci ne sembla pas même imaginer qu'il dût faire des excuses ou seulement changer la disposition de son établissement.

A Londres, quand on construit ou quand on répare une maison, la première chose que l'on fait, c'est d'entourer les lieux d'une haute palissade qui empêche que les allées et venues nécessaires incommodent en aucune manière le public dans la rue. Après quoi, on établit un trottoir pro-

visoire, protégé par des planches, afin que l'invasion inévitable du trottoir ordinaire par les travailleurs soit aussi peu gênante que possible.

Si vous passez dans Paris a un endroit qui soit dans les mêmes conditions, vous vous imaginerez tout d'abord que quelque terrible accident le feu peut-être, ou la chute d'un toit a occasionné ces difficul-

tés, cet embarras de circulation qu'on croi- rait tolerable une heure à peine ; mais les autorités municipales ne s'occupent pas de cela : aucun ordre de leur part n'empêche que les choses restent en cet état pour le tourment et le danger de mille passants, pendant des mois. Si un tombereau doit être chargé ou déchargé dans la rue, il peut prendre et garder la position la plus gênante pour la circulation, sans qu'on se soucie du danger ou du retard qu'il oc- casionne aux voitures et aux piétons qui ont ■A passer par là.

Des incongruités et des abominations de toutes sortes sont déposées sans scrupule dans les rues a toute heure du jour et de nuit et y restent jusqu'à ce que le b.ilayeur les enlève au matin. L hunible piéton peut se considérer comme heureux si, seuls, son nez et ses yeux souffrent de ces or- dures, et s'il ne prend pas contact avec elles dans leur sortie sans cérémonie parla

Paris Romantique

porte ou la fenêtre. Quel bonheur! s'ex- clame-t-il, quand il échappe; et, s"i] est éclaboussé des pieds à la tète, il se console en jetant sur ses habits un regard plein de tristesse, et d ailleurs nullement irrité.

Quant à cette barbarie d'un ruisseau tracé au milieu des rues pour recevoir toutes les ordures, qui gâte une grande partie de cette belle ville, je puis seule- ment dire que la patience avec laquelle

des hommes et des femmes de mil huit ciiit trente-cinq la supportent me parait inconcevable.

11 me semble en vérité que les égouts et les puisards soient une chose que tous les hommes du monde sachent faire, sauf les Français. L autre semaine, après une vio- lente pluie d'une ou deux heures, cette partie de la place Louis-XV qui est près de l'entrée des Champs-Elysées resta couverte d'eau. Le ministère des Travaux publics, ayant attendu un jour ou deux pour voir ce qui adviendrait et trouvant que ce lac boueux ne disparaissait pas, commanda vingt-six vigoureux ouvriers, qui se mirent à creuser une rigole, telle que les petits garçons s'amusent a en faire

auprès d'un étang. Grâce à ce remarqua- ble exploit, l'eau stagnante fut enfin con- duite au ruisseau le plus proche ; les pio- ches furent rangées, et un canal boueux à ciel ouvert orna cette superbe place qui, si on se donnait la peine de l'arranger, serait probablement le lieu le plus beau dont aucune ville au monde se put glorifier.

Peut-être serai-je trop exigeante en mettant parmi mes lamentations sur les rues de Paris, mon regret qu on n'y ait pas encore adopté notre dernière et plus luxueuse amélioration. Je peux affirmer, après avoir passe quelques semaines ici, que les rues macadamisées de Londres doi- vent devenir un sujet de joie pour nous. Le bruit excédant de Paris, qui provient du mauvais état du pavé des rues, comme de la construction défectueuse des roues et des ressorts, est si violent et si inces- sant qu'il semble avoir une cause ininter- rompue ; c'est une sorte de torture dont une très longue habitude peut seule em- pêcher que l'on souffre. Et les rues ma- cadamisées auraient en plus cet avantage d'embarrasser les futurs héros de barri- cades.

11- y a un autre défaut, dont le remède serait plus aisé, et qui a pour seule cause, à mon avis, la défectueuse administration des rues : c'est la profonde obscurité qui règne dans les parties de la ville les propriétaires des boutiques ne s'éclairent pas avec le gaz. Sur les boulevards, les cafés et les restau anh en sont si brillam- ment illuminés que l'on oublie le réver- bère à la vieille mode, suspendu à de longs intervalles au-dessus du pavé. Mais aussitôt que vous avez quitté ces lieux de lumière et de gaieté, vous vous trouve/ plongée dans la plus profonde obscurité ; et il n'y a pas une petite ville en Angle- terre, qui ne soit incomparablement niieux éclairée que celles des rues de Paris dont l'éclairage est assuré par la seule munici- palité.

Comme il est évident que des conduites de gaz s'étendent actuellement dans toutes les directions pour alimenter les nombreux particuliers qui l'emploient dans leur maisons, je ne comprends pas qu'on use de ces lugubres réverbères a l'huile, au lieu de leur préférer cette ravissante lu-

Paris Romantique

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niierc qui égale celle du soleil ; je me suis dit qu'il y avait probablement un contrat i|ui n'était pas encore expire entre la Ville et les entrepreneurs de lumière. Mais si la commodité du public était aussi sérieu- sement considérée en France qu'en Angle- terre, aucune prétention de tous les mar- chands de lumière ciu momie, quoi qu'il en coûte pour les satisfaire, ne saurait faire que les citoyens marchassent à tâtons dans l'obscurité, quand il serait si aisé de leur assurer un bon éclairage.

Pour ne point paraître ingrate, je ne m'étendrai pas plus sur les inconvénients qui déparent certainement cette admira- ble cité ; mais je peux assurer, sans crainte d'être contredite ni blâmée, qu'une ad- ministration des rues, semblable à celle de Londres, serait le plus grand cadeau que le roi Philippe pût faire a sa belle ville Je Paris.

XI

la fête du roi. inquiétudes.

arrivée des troupes. les champs-ely- sées. politesse naturelle des gens du

peuple. concert dans le jardin des

tuileries. la famille royale au bal- con : indifférence du populaire. feux

d'artifice.

Nous sommes allés, il y a quelques jours, voir les préparatifs que l'on fait pour la fête du roi : peut-être négalent-ils pas ceux que l'on faisait du temps de l'em- pereur, quand toutes les fontaines de Paris versaient du vin, mais ils sont splendides néanmoins, et, s'ils sont plus sobres, ils sont peut-être aussi plus princiers. Ce ne sont que théâtres, salles de bals, orchestres dans les Champs-Elysées, magnifiques feux d'ar- tifice sur le pont Louis-Scizc, concert en face du palais des Tuileries, illuminations partout, et spécialement dans les jardins. Mais ce qui nous a frappés le plus, c'a été le nombre sans cesse croissant des troupes. Les gardes nationaux et les soldats de la ligne se partagent les rues; et comme une grande revue fait naturellement partie du programme, cela ne se remarquerait pas, si les partis politiques n avaient persuade au peuple que le roi Philippe trouvât né- cessaire de se tenir sur la défensive.

Je vous laisse a imaginer les sous-enten- dus qui ont été émis a ce sujet ; et il m'a été assuré confidentiellement, dans plu- sieurs maisons, que les revues de troupes seront a l'avenir un des divertissements les plus fréquents, sinon les plus popu- laires des Parisiens. Si vraiment il est né- cessaire de déployer des forces pour as- surer la tranquillité dans ce pays sans cesse agité, le gouvernement a raison de^ic

faire ; mais si ce ne l'est pas, il y a quel- que imprudence a montrer tant de sol- ilats, car

Une riche armure portée dans la chaleur du jour protège, mais étouffe.

Hier i" mai étant, d'après le calen- drier, le jour consacré à saint Jacques et a saint Philippe, était regarde comme la fête du roi actuel de France. Le temps était superbe, et tout semblait gai, surtout dans la partie de la capitale qui avoisinc les Champs-Elysées et les Tuileries.

Comme un sage spectateur m'avait as- surée que c est dans les nombreux rassem- blements que se manifestent les impres- sions populaires, et, comme je désirais me promener aux Champs-Elysées, j'étais sur le point de commander une voiture pour nous conduire; mais n\on ami m'arrêta :

5o

Paris Romantique

« Vous pouvez aussi bien rester chez vous, me dit-il ; de votre voiture vous ne verrez qu'une masse de gens ; tandis que si vous vous promenez au milieu de la foule, vous pourrez peut-être découvrir si le peuple pense à quelque chose ou à rien.

A quelque chose ou à rien? répon- dis-je. Le « quelque chose » amènerait peut-être une révolution ? Réellement di-

Et sont-ils en force suffisante pour assurer la tranquillité de Paris en cas d'une crise de folie ?

J'en suis persuadé . »

Ces mots nous décidèrent à nous rendre aux Champs-Elysées, laissant par pru- dence la plus jeune partie féminine de notre compagnie a la maison.

Si Ion n'a pas assisté à une fête publi-

LES CHAMPS-ELYSEES

(Coll.

tes-moi si vous croyez qu'il y a des ciiar.- ces d'émeute ? »

Au lieu de répondre, mon ami se tourna vers un gentleman qui revenait de la rzvjc des iroupes passée par le roi.

« Av;z-vous asiisté à la rcv;ic? dc- manda-t-il.

Oji, j'c.i reviens justemc.it.

Et que peiijcz-vous des troupes?

Ce sont de supcvber, militaire:, de reinarquablcmciU beaux homr.-.cs qjt les gardei nationaux et les soldats de la li- gne.

que a Paris, on ne peut se faire une idcc de l'impression que donne en ce cas la ville entière : la tète me tourne encore a y pen- ser. Imaginez une centaine de balanijoircs enlevant à travers les airs leurs cargaisons joyeuses ; une centaine de bateaux ailés tourbillonnant, et dont chacun porte comme équipage un couple d'amoureux en tête a tète; imapjinez des centaines de chevaux de bois, levant leurs sabots vers le ciel et se poursuivant infatigablement autour du même cercle, les naseaux en feu ; des cen- taines de sahin. banques, jai assaut et l-ara-

Paris Romantique

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gouinant leur incompréhensible jargon, habillés les uns en généraux, les autres en Turcs, d'aucuns offrant leurs secrets sous le costume d'un juif arménien, d'au- tres encore faisant la culbute sur une es- trade, et présentant une drogue avec une affreuse grimace. Nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour regarder comment pro- cédaient ces personnages quand ils avaient réussi à attirer une proie : la pauvre vic- time était cajolée et enjôlée jusqu'à ce qu'on lui eût bien persuadé que nulle ma- ladie ne l'atteindrait plus si elle avait con- fiance dans le seul spécifique certain et çfficace.

De chaque côté de nous s'étendaient de longues files de baraques ornées de marchandises étincelantes : bagues, fer- moirs, broches, boucles, plus séduisantes les unes que les autres, et toutes à cinq sous. C'est assez amusant d'observer les regards de convoitise que jettent sur ces magasins de fausse élégance féminine les jeunes filles accompagnées de leurs com- plaisants amoureux. Hélas! c'est peut-être pour elles le commencement du chagrin. Sur la plus grande place des Champs- Elysées, deux scènes de théâtres se dres- saient, pouvant contenir dans l'espace mé- nagé entre elles deux, m'a-t-on dit, vingt mille spectateurs. Pendant que sur l'une se joue une pièce, une pantomime, je crois, l'autre savoure une relâche et se re- pose ; mais dès que le- rideau de la pre- mière tombe, la toile de la seconde se lève, et l'océan de tètes qui remplit la place, tourne et ondule comme les vagues de la mer, fluant et refluant en a\ait et en arrière selon la marée.

Quatre grands enclos a/ /rwco, destinés à la danse et munis chacun d'un orchestre respectable, occupaient les coins de cet espace ; et malgré la foule, la chaleur, le soleil et le tapage, la danse ne cessa pas un seul instant penHant toute cette jour- née d'été. Quand un couple de danseurs était fatigué, un autre le rcmplat,-ait. L'activité, la gaieté et la bonne humeur générale de cette immense foule tk se démentirent pas du matin au soir.

Ce peuple mérite réellement des fêtes ; il se réjouit si cordialement, et en même temps si paisiblement !

Tels furent les faits les plus tr:<p- pants dans ce jubilé; mais nous ne Li- sions pas un pas a travers la foule sj..^ y découvrir quelque trait caractéristique lio la joie parisienne. Je fus charmée de cons- tater pendant toute ma promenade que, suivant le mot de notre ami : « Personne ne pensait j rien. »

Mais ce qui me plut davantage que tout le reste fut la sobriété que montre le peu- ple dans ses rafraîchissements. Les homme -, jeunes et vieux, les respectables matrones

LA MARCHANDE DE BEIGNETS

et les gentilles demoiselles étanchaicr.t leur soif avec de la limonade glacée, que des fontaines ambulantes fournissaient c:\ quantité incroyable, au prix d'un sou le verre. Heureusement pour elle, cette po- pulation au cœur léger, et qui aime tant les fêtes, ne se divertit pas dans les palais du gin.

Cependant il faut satisfaire la faim comme la soif: pour contenter le goùtfrijnJ du peuple, on voyait donc des réchauds par douzaines, sous les arbres, â chacun des- quels présidait une vieille femme, brar.- dissant sur les charbons une poêle à frire d'où s'échappait un parfum d'oignons, et vantant d'une voix perçante les qualités de ses siJucisses et de son fcie. Ce fut peur moi le seul désagrément de la journée : l'odeur de ces cuisines en plein air n'a-..:ir rien, je l'avoue, d'agreabic; mais tout le reste me plut extrêmement. Je voy.;is pour la première fois une populace en- tière en fête, et je ne croyais pas qu: ce spectacle pourrait autant m'amuser et ss:is

52

Paris Romantique

m'efFrayer aucunement. Devant une de ces cuisines à la terrible odeur, j'admirai en quel style poli une vieille, qui avait profité de l'ombre d'un arbre pour son restaurant, défendait son installation con- tre l'invasion d'un marchand de pain d'épice :

« 'Pardon, monsieur ! ... ne venez pas, je vous prie, déranger mon établissement. »

La vue de ces deux vieilles grotesques tètes, avec leur accoutrement, rendait ex- quise cette simple apostrophe. La réponse fut un salut et le départ du marchand de pain d'épice. Ici, je ne puis m'empêcher de songer au langage énergique qui aurait été tenu, en semblable circonstance, à la foire de Bartholomew.

En somme, nous revînmes ravis de notre expédition, mais je ne crois pas avoir été

UN AGENT DE POLICE

de ma vie aussi fatiguée. Néanmoins je me trouvai suffisamment reposée pour parcou- rir dans la soirée une grande partie des Tuileries, l'on nous assura que deux cent mille personnes étaient réunies. La foule était vraiment très grande, et nous fûmes obligés de nous séparer ; trois heures plus tard nous nous retrouvâmes tous, sains et saufs, au même hôtel d'où nous étions partis.

L'attraction qui, durant la premiere partie de la soirée, attira le plus la foule fut l'orchestre en face du palais. Une mu- sique militaire y jouait, tandis que des milliers de lampes s'allumaient dans les jardins.

A ce moment, le roi, la reine et la famille royale parurent au balcon. Et alors se produisit la seule faute de toute cette jolie journée, faute si grave

d'ailleurs qu'elle me produisit l'effet le plus désagréable. Du premier au dernier, on sembla avoir oublié la cause des ré- jouissances; pas un son d'aucune sorte n'accueillit l'apparition de la famille royale. Je trouvai absolument étonnant qu'un peu- ple si gai et si démonstratif, assemble en si grande quantité et en une telle occa- sion, restât la tète levée à regarder son souverain sans qu'une seule voix proférât un cri. D'ailleurs, s'il n'y eut pas de bra- vos, il n'y eut pas non plus de sifflets.

La scène en elle-même était d'une gaieté enivrante. Devant nous s'élevaient les pa- \illons illuminés des Tuileries: les bril- lants lampions mettaient en pleine lu- mière, à travers les lauriers-roses et les myrtes, la famille royale, qui se tenait sur le balcon. De chaque côté, on voyait des arbres, des statues, des fleurs éclairés par d'innombrables pyramides de lampions, tandis que les sons d'une musique martiale résonnaient au milieu de la fête. Les jets d'eau, retenant la lumière artificielle, s'élevaient dans l'air comme des flèches de feu, se transformaient en brindilles et re- tombaient en pluie lumineuse, en répan- dant sur la foule une délicieuse fraîcheur. Enfin, derrière eux, et aussi loin que les regards pouvaientatteindre, s'étendait la fo- rêt suburbaine, illuminée par des festons de lampions qui semblaient s'allonger, en di- minuant peu à peu, jusqu'à la barrière de l'Etoile. Véritablement, ce spectacle était délicieux, et il eût été parfait si, au lieu de ce lourd silence, des acclamations ve- nant du coeur avaient accueilli le jour de fête d'un roi aimé.

Les feux d'artifice aussi furent su- perbes ; et bien que tous les théâtres de Paris fussent ouverts gratuitement au pu- blic, et, comme nous le sûmes ensuite, absolument pleins, la multitude, qui les regardait, me sembla assez grande pour peupler douze villes. C'est que les Pari- siens, riches et pauvres, jeunes et vieux, ont tellement accoutume de vivre dehors, que la plus légère tentation suffit à faire sortir tous ceux d'entre eux qui sont capa- bles de marcher seuls; et, en vérité, il ne reste guère dans les maisons que ceux qui ne sauraient quitter leurs fauteuils ou les bras de leurs nourrices.

Paris Romantique

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Tous les feux d'artifice furent tires sur le pont Louis-Seizc. On naurait pu choisir un meilleur endroit; en effet, on les voyait parfaitement du haut des terrasses des Tui- leries; et, sur tous les quais, le long des deux rives de la rivière, jusqu'à la Cité, les spectateurs pouvaient admirer les feux de toutes couleurs qui y étincelaicnt. Une des plus jolies inventions des feux d'artifice, ce sont ces fusées, bleues, blanches, rouges que l'on fait se succéder rapidement, et qui semblaient, ainsi que j'entendis un jeune républicain le dire, « être les messagers ailés portant le drapeau chéri jusqu'au ciel ». Je me gardai de répondre que, si ces messagers racontaient là-haut tout ce que le drapeau tricolore a fait, ils auraient d'étranges mots à dire.

Le bouquet, cette dernière grande pièce du feu d'artifice, était tout a fait splen- dide, mais ce qui me parut le plus beau, ce fut la vue de la Chambre des Députés, dont toute l'architecture était marquée par des lignes de feu : les magnifiques es- caliers qui y conduisent avec leurs lignes ininterrompues de lumières semblaient un signe mystique de cette épreuve de l'élec- tion populaire que doivent subir ceux qui veulent entrer dans le temple de la Sa- gesse.

Combien délicieux me parut mon thé bouillant sur ma lampe de nuit ! et quelle reconnaissance j'éprouvai ce matin vers une heure, en pensant que la fête du roi s'était paisiblement terminée: Je m'endor- mis aussitôt couchée dans mon lit.

Xll

REVUE SUR LA PLACK DU CARBOUSEI.. - LA GARDE MUNICIPALE. - LA GARDE NATIONALE.

Nous avons assisté sur la place du Carrousel a une revue de très belles trou- pes, composées de gardes nationaux, de soldats de la ligne, et de ce superbe corps municipal appelé la garde de Paris. Ce dernier, il me semble, remplit dans Paris, depuis la révolution de i83o, les fonctions policières de ce que l'on appelait ancienne- ment la gendarmerie : mais ce nom étant tombé en discrédit dans la capitale les jeunes gens, par exemple, considéreraient comme une insulte le nom de gendarme - on a pris à sa place celui de garde d Paris ; les gendarmes ne se trouvent plus qu'en province. D'ailleurs, qu'ils s'appel- lent d'un nom ou d'un autre, je ne vis jamais un corps avoir plus belle apparence. Les hommes et les chevaux, les équipements et la discipline, tout m'y sembla parfait...

L'apparence de la garde nationale réu- nie sous les armes, comme à cette revue, est aussi très imposante. On s'apertjoit au premier coup d'oeil que ce ne sont pas des troupes ordinaires. Tous les équipe- ments sont en excellent état, et leurs uni- formes, confectionnés non en gros drap de soldat, mais en drap fin. contribuent à rehausser leur éclat. Inutile de dire que l'uniforme lui-même, bleu foncé, avec son délicat pantalon blanc, est particulièrement joli dans une parade ; le blanc est beau- coup plus sevant, à mon avis, que le pan- talon rouge des troupes, il est peut-être moins pratique en campagne.

Le roi et ses fils étaient à che\al. L'etat- major entier était brillant et élégant, et d'un style aussi aristocratique qu'un prince le peut désirer. Des cris de « Vive le roi! » fournis et gais, se faisaient entendre le long des rangs; et, si cela est un indice des sen- timents de l'armée envers Philippe, te roi peut rester indifferent a toutes les predic- tions de mauvais avenir.

Mais, dans cette cite de contradictions, on ne peut jamais tirer aucune conclusion sûre de ce qu'on observe; car, cinq minu- tes après, celui-ci ou celui-là vient vous

Paris Romantique

affirmer que vous êtes dans l'erreur, que vous vous abusez complètement, et que c'est le contraire exactement de ce que vous supposez qui est la vérité. Ainsi, lorsque je racontai dans la soirée la réception cordiale que les soldats avaient faite au roi le matin même, on me répondit : « ]e le crois bien, madame; les officiers leur comman- dent de le faire. »

Nous restâmes un bon moment sur le terrain de la revue, et nous vîmes aussi bien qu'on peut voir du fond d'une voiture. Comme toute parade de troupes bien équi- pées et bien commandées, celle-là formait un spectacle brillant et joli ; et en dépit de la caustique réponse à mon enthousiasme que je viens de vous rapporter, je reste d'avis que le roi Philippe peut être con- tent de ses troupes et de la manière dont elles l'ont accueilli...

XJll

SOIREE. DE TOUT.

LE CAUSEUR QUI FAIT MYSTERE

6 mai i335.

... Nous tînmes hier l'engagement que nous avions pris de passer la soirée chez M" de L"*; j'eusse été fâchée d'y manquer, car la première séance du Procès-Monstre qui avait eu lieu le matin même, semblait avoir réveillé et excité l'esprit de chacun. Peu de choses me plaisent autant que d'é- couter une conversation parisienne libre et bien nourrie ; surtout, comme c'était hier le cas, quand la société est restreinte et animée...

11 y avait un monsieur qui avait une manière fort irritante de provo- quer l'attention. 11 n'était pas tout a fait comme le Timante de Molière dont Céli- mene dit :

« £/. Jusquei au bonjour, il dit tout à t'oreilU. »

Mais, au milieu d'une conversation qu' intéressait tout le monde, il s'écriait sou- dain :

i( Par exemple ! j'ai entendu aujourd'hui la meilleure histoire possible sur le roi. Voulez-vous l'entendre. M"' B...? »

La dame a qui cette question s'adressait , étant une doctrinaire décidée, répondit naturellement en secouant la tête ; mais

comme un demi-sourire accompagnait cette réponse, et comme la dame se penchait vers le questionneur, elle, mais elle seule- ment, entendit « la meilleure histoire pos- sible » murmurée à l'oreille.

A un autre moment, il s'adressa à la maîtresse de maison; mais, comme il parlait au milieu du cercle, il attira non seulement son attention mais celle de tout le monde : Il Madame, dit-il subitement, laissez- moi vous dire un petit mot de la trahison. » « Comment ? de la trahison ? Apropos de quoi, s'il vous plaît ?. . . Mais c'est égal, contez toujours. »

En recevant cette réponse, le conteur de bonnes histoires quitta la profondeur de son fauteuil, entreprise difficile, car il n'était ni vif ni léger dans ses mouvements, et contournant délibérément toutes les chaises, il se plaça derrière M' de L*", et lui murmura dans l'oreille quelque chose qui fit rougir et secouer la tète ; mais elle se mit à rire en lui disant qu'elle haïssait les politiques timides, et qu'elle n'avait aucun goût pour des histoires de trahisons qui n'étaient pas hautement prononcées.

Cet avis le remit à sa place; mais il le prit très bien, car, au lieu de murmurer da- vantage, il se mit soudain à raconter de bizarres et interminables potins, d'ailleurs en termes si vivants que cela les rendait semblables à d'amusantes histoires...

XIV

VICTOR HUCiO.

J'ai appris à nouveau quelques détails curieux sur l'état actuel de la littérature française. Je pense vous avoir déjà dit que j'ai entendu uniformément traiter avec mépris 1 école du décousu, et cela non seu- lement par les partisans vénérables du bon vieux temps, mais aussi par des hommes distingués de ce moment, distingués par leur position comme par leur savoir.

Concernant Victor Hugo, le seul de cette école auquel je ferai allusion, parce qu'il a été suffisamment lu en Angleterre pour que nous le regardions comme une célé- brité, ce sentiment est plus remarquable encore. Je n'ai jamais parlé de lui ou de ses ouvrages a une personne d une bonne

Paris Romantique

57

morale et d'un esprit cultivé, sans qu'elle se refuse a lui accorder cette estime i|uc nos critii]ues les plus autorises lui concè- dent. Je peux dire i]ue la France semble être honteuse de lui.

Vingt fois, il m'est arrivé, quand je demandais l'opinion des gens sur ses pièces, de m'entendre répondre :

« Je vous assure que je ne les connais pas; je n'ai jamais rien vu jouer de lui.

Les avez -vous lues ?

Non, je ne peux lire les ouvrages de Victor Hugo. »

Quelqu'un, qui m'avait entendue a plu- sieurs reprises persister dans mes questions sur la réputation dont Vic- tor Hugo jouit à Paris comme écrivain de génie et auteur drama- tique, me dit qu'il voyait f>icn que, comme tous les étrangers géné- ralement, et les Anglais en particulier, je regar- dais Victor Hugo comme une sorte de type de la littérature française du moment.

« Pourtant per- mettez-moi de vou- assurer, ajouta-t-il gra- vement et avec convie tion, qu'aucune idée n'a jamais été à ce point erronée. Il est le chef d'une secte, le Grand Prêtre d'une congrégation ayant aboli tc>utes les lois « morales et intellectuelles » qui jusqu'ici servaient de règles aux esprits humains. Il a atteint a cette preeminence que pas un autre, j'espère, ne tentera de lui disputer. Mais Victor Hugo n'est pas un écrivain populaire en Frar>ce. »

C'est ce jugement ou un analogue que. neuf fois sur dix, j'ai entendu prononcer sur lui et ses œuvres quand j'en ai parle ;

et je regarde cela comme la preuve d'une intelligence saine et de sentiments droits, état d'esprit extrêmement honorable et plus répandu chez nos voisins français que nous ne le croyons. J'en fus d'autant plus heureuse, que je m'y attendais moins. Il y a tant de faux éclat dans les oeuvres de

VICTOR HUCiO EN 1

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Extr. du C>jriuJr

Victor Hugo d'ailleurs avec de très reels éclats de temps à autre que je pensais trouver la jeunesse et la partie la moins raisonnable de la pc^pulation beau- coup plus chauilcs dans leur admiratic">n pour lui.

Son goût passionné pour les scènes de vice et d'horreur, et son profond mépris pour tout ce que le temps a consacré comme bon, soit en matière de goût soit en mo-

STATUETTE DE VICTOR HUGO

(Exir. du Miiiee Vjnljii)

Paris Romantique

rale, pouvait, à ce que je pensais, entraîner les cerveaux déréj^iés de notre temps; et, de la sorte, il ne pouvait manquer d'avoir la sympathie et la louange de ceux qui met- tent ses théories en pratique. Mais il n'en est pas ainsi. On reconnaît la vigueur sau- vage de quelques-unes de ses descriptions; mais c'est le seul éloge que j'aie jamais entendu faire de l'cEuvre dramatique de Victor Hugo, dans son pays natal.

Les incidents émouvants, hardis, ef- frayants de ses drames dégoûtants peuvent et doivent exciter un

certaindegréd'atten- ^^ -^-.rs^

tion quand on les voit pour la première fois et il est évidemment dans l'intérêt des di- recteurs d'encoura- ger des productions qui peuventproduire ces effets ; cela ne peut donc être con- sidéré comme une dégradation systé- matique du théâtre. C'est un fait que les affiches seules attes- tent suffisamment, que les pièces de Victor Hugo, quaiul elles ont épuisé leur première vogue, ne sont plus jamais re- prises à la scène ; pas une ne reste au ''"'' ^- '-"""'

répertoire. Ce fait,

qui m'avait déjà été signalé par une per- sonne parfaitement au courant du sujet, m'a été confirmé par beaucoup d'autres ; et cela en dît plus qu'aucun critique ne le pourrait faire sur le bon sens du public...

XV

VERSAILLES. MUSÉE PROJETÉ. SOU- VENIRS d'un JARDINIER SUR LES BOURBONS. LES GRANDES EAUX A SAINT-CLOUD.

Le château Je Versailles, ce merveilleux chef-d'œuvre du goût splendide et Ac l'ex- travagance illimitée de Louis le Grand, est fermé, depuis dix-huit mois. C'est

un gros désappointement pour ceux^^des nôtres qui n'ont jamais vu ces immenses pieces et leurs décorations somptueuses. La raison de cette exclusion momentanée du public est que les ouvriers occupent en ce moment tout l'édifice, non pas en vue de le restaurer pour le roi. mais de le prépa- rer a devenir un musée universel pour le pays. Les bâtiments sont vraiment trop grands pour un palais, et tellement somp- tueux que je pense qu'aucun souverain moderne ne désirerait les habiter. Je me

suis parfois étonnée que Napoleon ne se soit pas pris de goût pour cette immensité; mais je pense qu'il y aurait trouvé peu de charmes : il préférait convertir ses millions en nerf de la guerre que de posséder toutes les sculptures et toutes les dorures du monde.

Si le musée qu'on projette est monté avec science, jugement et goût, et avec la magni- ficence accoutumée en France, on aura tire un excellent parti de la fantaisie splendide du grand monarque.

On parlait l'autre soir dans une reunion, des travaux qui sont exécutés à Versailles, et quelqu'un disait que l'intention du roi était de convertir une partie du bâtiment

6o

Paris Romantique

en une galerie d'histoire nationale, qui contiendrait les tableaux représentant toutes les victoires françaises.

La réflexion que cela amena, m'amusa : elle est tellement française! nMafoU... Mais cette galerie-là doit être bien longue. . . et assez ennuyeuse pour les étrangers. »

Bien que le château fût fermé, nous ne renonçâmes pas à notre expédition à Ver- sailles. Là, chaque chose est intéressante.

de chaque partie des bâtiments, tandis qu'il nous contait une série de vieilles his- toires intéressantes sur Louis XVI , Marie- Antoinette, Monsieur et le comte d'Artois (car il semblait avoir oublie ou ne pas savoir qu'ils avaient porté d'autres ncms que ceux qu'ils avaient dans sa jeunesse); et tous, ils occupaient la même place dans son imagination qu'ils y tenaient quelque cinquante ans plus tôt, quand il était aide

non pas seulement par sa splendeur, mais du gardien de Vorangerie. aussi par tous les souvenirs qui font revivre II se glorifiait d'avoir approché jadis

la famille royale ; il ra- conta comment la reine avait donné son nom à un oranger parce qu'elle cr, trouvait les fleurs plus douces que celles de tous les autres ; et comment il cueillait !cs jours pour Sa ^té, sur un mvrte ..Us larges feuilles et LUix fleurs doubles, un bouquet que l'on plaçait sur la toilette de la l^i ne à deux heures. Ce vieil homme connaissait cha- que oranger, sa nais- sance et son histoire comme un berger con- naît ses moutons. Le doyen de la bande date du régne de François I", et vraiment il est très vert pour son âge. Un autre, surnommé Louis le Grand, qui était frère jumeau, comme dit notre guide, de ce puissant monarque est regardé comme un jeune, et l'on assure qu'il n'a pas encore atteint son dévelop- pement entier.

Oh ! si ces orangers pouvaient parler ! S'ils pouvaient nous raconter les scènes dont-ils ont été témoins! s'ils pouvaient nous décrire les beautés sur lesquelles ils ont égrainé leurs ardentes fleurs, tous les héros, les hommes d'Etat, les poètes et les princes qui, dans leur promenade, se sont arrêtés sous leur ombre, que de re- marques spiritucllcnient méchantes, de graves ccmscils et de tristes réflexions nous aurions à entendre !...

SAINT-. LOUD

Collection J.

à nos yeux des scenes que l'histoire nous a rendues familières. Les horreurs du dernier siècle comme les gloires royales du précé- dent sont bien connues de tout le monde en Angleterre, et il faut qu'on nous ait transmis de France un nombre prodigieux de récits, pour que nous soyons au fait des événements qui se sont passés à Ver- sailles tout aussi bien que nous le sommes de ceux qui avaient dans le même temps Windsor pour théâtre. Pourrant il en est ainsi.. .

Avant de visiter la ccmfusion ordon- née des bosquets, des statues, des temples et des fontaines, nous nous fîmes conduire par notre guide à cheveux gris tout autour

Paris Romantique

Oi

La vue des grandes eaux a Saint- Cloud faisait partie du programme de notre journée ; mais, pour y aller, nous fûmes obligés de monter dans un de ces indescriptibles véhicules qui transportent la joyeuse bourgeoisie de Paris de palais en palais, et de guinguette en guinguelt:. Nous avions abandonne notre confortable citadine, croyant n'avoir aucune difficulté à en trouver une autre. En quoi nous fumes désappointés, car la c]uantité de voyageurs excédait les véhicules disponibles et nous nous considérâmes comme très heureux de trouver des places dans un équipage que nous aurions liien méprisé le matin, quand nous quittions Paris...

Quelques-uns de ces singuliers véhicules étaient tirés par cinq ou six chevaux. Ceux-là n'étaient au juste que des chariots peints de couleurs éclatantes, suspendus sur de grossiers ressorts, avec une tente à plat au-dessus. Dans plusieurs je comptai jusqu'à vingt personnes ; mais il y en avait quelques-uns dont une ou même deux pla- ces demeuraient vacantes, et alors rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des efforts que faisait le conciucteur, non moins gai qu'elle, d'ailleurs, pour obtenir des voyageurs qu'ils remplissent les sièges libres.

Chaque individu croisé sur la route se voyait invité par des hurlements à occuper les places vacantes. « Saint-Cloud, Saint- Cloud, Saint-Cloud ! » ces mots, criés par le conducteur et repris en refrain par la compagnie, résonnaient dans les oreilles de tous les passants; et si l'on rencontrait un paisible voyageur se rendant dans la di- rection opposée, l'invitation était alors proférée avec une véhémence décuplée, et accompagnée d'éclats de rires, auxquels, loin de s'offenser, le promeneur répondait sur le même ton. Mais quand on rencon- trait une voiture au plein galop se rendant à Versailles, c'est alors que la joie deve- nait indescriptible. « Saint-Cloud ! Saint- Cloud ! Saint-Cloud ! ... Tournez donc, mes- sieurs, tournez à Saint-Cloud! » Les cris et les vociférations auraient suffi a effrayer tous les chevaux du monde, excepté des che- vaux français; ceux-là sont tellement habi- tués au vacarme, qu'il y a peu de danger que le bruit les fasse partir. Je croirais même

qu'ils prennent leur part de la gaieté gé- nérale ; car ils secouaient leurs tétieres et leurs glands, s'ébrouant et s'agitant comme s'ils étaient ravis de la fete.

Au total, nous et quelques centaines d'autres arrivâmes trop tard pour le specta- cle, l'eau ayant manqué avant que la demi- heure de réjouissances promise fût écoulée. Les jardins, cependant, étaient pleins, et tout le monde paraissait aussi gai et con- tent que si le spectacle n'avait pas manqué.

Je me demande si les Français devien- nent jamais vieux, c'est-a-dire, vieux comme nous, assis au foyer, et ne rêvant pas plus de fêtes que de jouer à colin-maillard J'ai vu et ailleurs des hommes et aussi des femmes a cheveux gris, assez ridés pour être aussi graves qu'un vénérable juge au tribunal ; mais je n'en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter, danser, valser et faire l'amour.

XVJ

GENS REMARQUABLES.

GENS DISTINGUES.

Nous passâmes notre soirée d'hier dans la maison d'une dame qui m'avaifété présentée avec cette recommandation : « Vous ren- contrerez aux réunions de M""' de V... beaucoup de gens remarquables. »

C'est là, il me semble, exactement le genre de recommandation qui puisse don- ner le plus piquant intérêt a une nouvelle connaissance, mais surtout à Paris, car cette attrayante capitale possède une col- lection de gens remarquables plus divers par la nationalité, les classes et les croyan- ces qu'aucune autre.

Néaiimoins, il ne faut pas prendre à la lettre ce terme de « gens remarquables » et croire qu'il désigne toujours des indivi- dus si distingués que fout le monde ait les yeux sur eux ; ce terme varie dans sa va- leur et son application, selon les senti- ments, les facultés et la situation de celui qui l'emploie.

Chacun a invariablement des v gens re- marquables » à vous présenter ; et je com- mence à savoir quel genre de « gens remar- quables », je puis m'attendre a rencontrer dans chacune des maisons qui me sont ou- \crtes.

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Paris Romantique

Quand M"' A... me murmure à l'oreille au moment j'entre dans son salon : « Jlh'. vous voilà I c'est bon ; j'aurais été bien fâchée si vous m'aviez manqué ; il y a ici, ce soir, une personne bien remarquable, qu'il faut absolument vous présenter », je suis sûre que je verrai quelqu'un qui a été maréchal, ou duc ou général, ou savant, ou acteur, ou artiste sous Napoléon.

Mais si c'est M"* B... qui me dit la même chose, je suis certaine que ce sera un respectable doctrinaire qui occupe, a occupé ou occupera une place, et qui a fait entendre sa voix du côté triomphant.

NK'' C... au contraire, ne daignerait pas appeler « remarquable » i^n homme dont les désirs et les occupations fussent aussi terre à terre. Ce ne peut être que quelque philosophe, pâli par le travail de concilier des paradoxes ou de découvrir quelque nouvel élément.

Ma charmante, gracieuse, gentille M'" D... n'userait de ce terme qu'en par- lant d'un ex-chancelier, ou chambellan, ou ami, ou serviteur fidèle de la dynastie exi- lée.

Quant à la fatale M"' E... avec ses lè- vres minces et son sourire sinistre, bien qu'elle déclare tenir un salon tout talent, quelle que soit sa nuance, est le bienvenu, je suis bien sûre qu'elle n'a de considération que pour ceux qui ont eu part aux gran- des et immortelles iniquités d'une révo- lution quelconque. Elle n'est pas assez vieille pour avoir eu rien de commun avec la première, mais je ne doute pas qu'elle n'ait été fort occupée pendant la dernière et je suis sûre qu'elle ne sera tranquille ni jour ni nuit avant d'en avoir vu une autre. Si ses espoirs sont trompés sur ce point, elle mourra d'atrophie ; car elle ne se nourrit que de l'espoir d'une rébellion contre toute autorité constituée.

Je crois qu'elle ne m'aime pas; et si je suis admise à l'honneur de paraître chez elle, c'est uniquement parce qu'elle pense que j'y entendrai des choses qui me seront désagréables. Elle s'imagine que je déteste de rencontrer des Américains, en i]uoi elle se trompe comme en beaucoup d'autres choses...

Les « remraquables » de M" F... sont presque tous des étrangers du genre jihi-

losophico-révolutionnaire ; des gens, qui ne sont pas particulièrement bien vus chez eux, et qui préfèrent être remarquables et remarqués à quelques centaines de lieues de leur pays.

Ceux de M"' G... sont principalement des musiciens. « Croyez-moi, madame, dit-elle il n'y a que lui pour toucher le piano. . . J^ous n'avez pas encore entendu M ' Z..., quelle voix superbe .'... Elle fera, j'en suis sûre, une fortune immense a l^ondres. »

Les connaissances de M" H... ne sont pas « remarquables » pour une chose spé- ciale à chacune d'elles, mais pour être en toutes choses exactement opposées les unes aux autres. Elle aime entendre dire : Les soirées antithestique ( i deM"' fi.., et elle éprouve un plaisir particulier à voir assis côte à côte sous le manteau de sa chemi- née, des gens qui se tireraient peut-être des coups de pistolet s'ils se rencontraient autre part. C'est une manière bizarre d'arranger une réunion sociable ; mais ses soirées sont de très amusantes soirées a cause de cela.

Les amis de M"' J... sont « distingués )> et non pas « remarquables ». J'ai rencon- tré dans sa maison un nombre extraordi- naire de gens distingues.

Mais je ne vous fatiguerai pas en allant jusqu'à la fin de l'alphabet...

XVII

EXCURSION AU LUXEMBOURCi. LES FEMMES

n'entrent pas au PROCÈS MONSTRE. GEORCiE

SAND EN HOMME. COSTUME RÉPUBLICAIN.

LE QUAI VOLTAIRE. INSCRIPTIONS MURALES.

COMMENT LE MARÉCHAL LOBAU DISPERSE

LES ÉMEUTES. - UNE MANIFESTATION.

Depuis que le Procès a commencé au Luxembourg, nous avons l'intention d'aller jeter un coup d'œil sur le campement établi dans le jardin, sur l'appareil militaire ployé autour du palais, et, en un mot, sur tout ce qu'il peut être permis à des yeux féminins de voir d'un lieu si intéressant en ce moment par les affaires importantes qui s'y traitent.

J'ai donc fait tout ce que j'ai pu pour

(t) 5ic din-> l'original.

uni; PEMMU liN COSTUME MASCIIIIN « PASSONS VITE . »

(Par Gav» ni)

(Bibl. nu.]

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obtenir l'autorisation d'entrer a la Cliant- hre pendant qu'elle siège, et de très aima- bles amis m'ont aidée ; mais en vain : on n'admet aucune dame. Si les regrets Féminins ont été augmentés ou dimi- nués par les récits quotidiens qui sont publiés sur la com! ui te abominable des pri- sonniers, je ne m'a- venturerai pas à vous le dire. C'est é^al, nous ne pouvons en- trer, que nous le dési- rions ou non. On dit que, dans une des tribunes réservées au public, on a vu un jeune garçon rajuster ses boucles avec une petite main blanche ; et on dit, aussi, que ce garçon s'appelait George S . .d ; mais j'ai entendu déclarer partout que seuls pé- nétraient dans les li- mites proscrites ceux qui jouissaient de la prérogative d'»/ii' haihe au menton

Notre modeste projet de regarder les murs qui contiennent les rebelles tapageurs et leurs juges patients s'accomplit facile- ment, non sans nous procurer beaucoup d'amusement.

Deux aimables Français nous accom- pagnaient, qui avaient promis tic nousexpli- qucr les signes et les symboles qui pour- raient tomber sous nos yeux sans que nous les comprissions. La matinée étant déli- cieuse, nous nous rendîmes à pied à l'en- droit de notre destination et nous nous promimes de nous reposer au retour en nous faisant cahoter dans un fiacre.

Notre route traversait le jardin des Tuileries cette raison acheva de nous dé-

cider, et, comme d'habitude, nous n;us accordâmes de passer une délicieuse demi- heure assises sous les arbres...

Trois jeunes gens suivaient l'allée ou nous nous installâmes, absorbés en appa- rence par quelque affaire de terrible im-

CifiORKi; SAND EN HOMMP

poriance. En vcrité, ils avaient l'air de caricatures animées et n'étaient rien d'au- tre.

C'étaient des républicain';. On voit co.is- tammciit de semblables personnages se pavaner sur les boulevards, ou flànji, comme ceux que nous voyions, dans les Tuileries, ou rôder en groupes sinistres

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dans le bois de Boulogne, chacun se croyant le front d'un Brutus et le cœur d'un Caton. et à quelque heure que vous les voyiez, leur aspect ne trompe jamais ; il n'est pas à Paris un enfant de dix ans qui ne puisse dire en les aper- cevant : Ce sont des républicains. J'ai vu dans plusieurs magasins d'estampes, une explication des symboles de leur toilette

est sa terrible appellation ; et la dimensicn de ses revers augmente ou diminue selon la grandeur des principes de celui qui les porte. Jlu reste, un air farouche et sauvage est tout à fait nécessaire pour achever l'ex- térieur d'un républicain à Paris en i835.

Quelles grimaces j'ai vu défigurer le vi- sage de ceux qui portent ce déguisement! Les uns roulent des yeux et froncent les

Ll. JAKIJIN IjU I.UX1MBOUKI

Coll<ct.on 1. II.

qui permettrait au plus ignorant de les re- connaître. Le plus important est le cha- peau, qui formerait un cône parfait si le fond en était seulement plus élevé de quel- ques pouces; l'ombre de Cromwell peut se glorifier en voyant combien de mauvaises tètes imitent encore sa coiffure. Ensuite viennent les longs cheveux emmêlés, qui petident salement sous le chapeau. Le cou est nu, au moins de linge ; mais une profu- sion de cheveux remplace celui-ci. Le gilet, comme le chapeau, porte un nom immortel: « ^/A-/ j la T^chespierit', >> telle

sourcils comme s'ils voulaient intimider l'univers entier ; d'autres fixent leurs som- bres regards vers la terre, absorbés dans une effrayante méditation ; pendant que d'autres, tristement appuyés ;i une statue ou un arbre, jettent des regards terribles, qui pourraient être interprètes dans le langage des sorcières de Macbeth.

•• Nous devons, nous voulons nous devons, nous V voulons avoir du sang davantage encore et 1' devenir pires, et devenir pires. «

Les trois jeunes hommes qui passaicni prés de nous étaient ainsi faits...

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Nous poursuivîmes notre promenade, «t, ayant traversé le Pont Royal, nous longeâmes le quai Voltaire, pour éviter la rue du Bac; nous étions tous d'avis que cette rue, dont M"' de Staël parle si ten- drement à distance, est loin d'être agréable de près.

Si ce n'était l'antipathie naturelle des Anglais pour la flânerie devant les vitri- nes, la promenade le long du quai Voltaire pourrait occuper une matinée entière. De- puis le premier étalage de « gens remarqua- bles » ;i cinq sous pièce et il y a des tètes parmi eux qui vaudraient d'être étudiées, depuis cette galerie de gloires à cinq sous jusqu'à l'entrée de la rue de Seine, c'est une suite ininterrompue de boutiques: livres vieux et neufs, riches, rares ou sans valeur; gravures pouvant être classées de même; articles d'occasion de toutes sortes ; et, par-dessus tout, de véritables musées de sculptures et de dorures, de chaises extraordinaires, de chandeliers effrayants, de pendules grotesques, et de tous les or- nements sans nom que l'on ait pu trouver. C'est ici que l'opulent amateur du style massif de Louis XV entre avec une lourde bourse, de qu'il repart avec une bourse légère. L'actuelle famille royale de France aime, dit-on, ce style princier mais lourd ; et l'on voit souvent les voitures royales s'arrêter à la porte de ces magasins, si hétérogènes par leur contenu qu'on pour- rait leur donner toute sorte de noms, sauf celui de magasins Je nouveautés, et qui, au premier coup d'oeil, ont vraiment l'air de boutiques de prêteurs sur gages...

En arrivant dans le quartier "Latin, nous nous amusâmes à raisonner sur cette inclination des très jeunes hommes, qui sont encore soumis à la contrainte de leurs parents ou de leurs maîtres, à ruiner et détruire tout ce qui affirme l'autorité ou la discipline. Les murs abondent en inscriptions de ce genre : « A bas Philippe .' » « Les Pairs sont Jes assassins ! » « Vive la J^éputilique ! » et ainsi de suite. Les poires de toutes dimensions et de tou- tes formes, avec des traits pour le nez, les yeux et la bouche, sont nombreuses, et tout cela dénote le mépris de la jeunesse étudiante pour le monarque règn.int. Un signe evident de cette haine de l'autorité.

ce fut, il y a quelques jours, la manifesta- tion de quatre ou cinq cents de ces jeunes hommes déréglés qui escortèrent avec des cris et des huées M. Royer-Collard, pro- fesseur nouvellement nommé par le gouver- nement a la Faculté de médecine, depuis l'Ecole jusque chez lui, rue de Provence. En pareil cas, ce gouvernement ou un autre devrait suivre l'exemple donné par le général Lobau. L'anecdote est géné- ralement connue ; peut-être, l'avez-vous déjà entendue? Mais je préfère que vous l'écoutiez une seconde fois, plutôt que de risquer que vous ne l'entendiez pas.

Une partie des jeunes gens Je Parir, qui s'exercent à faire de petites émeutes répu- blicaines, s'était assemblée en nombre con- sidérable sur la place Vendôme. Les tam- bours battirent, le commandant fut prévenu et arriva. Les jeunes mécontents serrèrent leurs rangs, prirent en main leurs couteaux de poche et leurs cannes, et s'apprêtèrent à résister. On vit le général dépêcher un aide de camp, et quelques moments anxieux passèrent; enfin quelque chose qui semblait effrayant comme un engin militaire parut, s'avançant par la rue de la Paix. Etait-ce un canon?... Une foule de soldats en cas- ques entouraient ce terrible objet, le firent tourner avec une précision militaire et l'approchèrent de l'endroit les séditieux formaient leur phalange la plus épaisse. Un commandement fut donné, et en un instant la foule entière se vit inondée d'eau.

Beaucoup, parmi ceux qui virent la de- route et la fuite précipitée des héros que poursuivaient avec leurs tuyaux les pompiers amusés, déclarent que jamais aucune ma- noeuvre militaire n'avait encore produit une retraite aussi rapide. Je décc>uvre dans ce procédé de la garde nationale un indice frappant du mépris tranquille que sentent CCS puissants gardiens du pouvoir présent pour leurs ennemis républicains.

Ayant atteint le Luxembourg et obtenu de pénétrer dans les jardins, nous nous arrêtâmes encore pour contempler une scène, non seulement tout à fait nouvelle, mais aussi très singulière pour ceux qui étaient accoutumés à l'aspect ordinaire du lieu.

Au milieu des lilas et des roses un cam- pement de petites tentes blanches offrait

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son air martial. Des armes, des tambours, et toutes sortes d'objets militaires appa- raissaient çà et là; tandis que des troupiers

<( CE SOIR A

I.A PORTE SAINT-MARTIN u (Exir de Variiiand l't

flânant, fumant, lisant, achevaient de don- ner à la scène une apparence inaccoutu- mée. . .

Il semble que, depuis le commencement des jugements, le principal devoir des gen-

darmes — (je vous demande pardon, je vou- lais dire : de la garde de Paris soit d'empêcher tout rassemblement de gens conversant et bavar- dant dans les cours et les jardins du Luxem- bourg. Aussitôt qu'on voit deux ou trois personnes stationnant ensemble un sergent de ville s'approche et prononce sur un ton de commandement : <( Circulez messieu rs .' Circulez, s'il vous plaît! » La raison de cette précaution est que, tous les soirs, a la porte Saint-Mar- tin, des jeunes gens se rassemblent pour faire un vain tapage sans aucune significa- tion, mais dont l'écho, répercuté de rue en rue, arrive à prendre l'importance d'une émeute. Nous sommes présentement telle- ment habitués à ces insignifiantes émeu- tes, que nous n'y attachons pas plus d'importance que le general Lobau lui même ; néanmoins, on juge convenable de prévenir tout rassem- blement à proximité du Luxembourg, de peur que la dame aux cent voix qui grossit les huées de quelques ouvriers paresseux jusqu'à en faire une émeute, ne propage à travers la France la nouvelle que le Lu- xembourg est assiégé par le peuple. Le tapage que nous entendîmes était occa- sionné par le rassemblement d'une dou- zaine de personnes; un agent était au milieu du groupe et nous entendîmes

J T SERAI . » IHJ. by Mr,. Trollop

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parler li'ai reslalicn. En moins de cinq minutes, cependant, tout était calme; mais nous remarquâmes des figures si pitto- resques dans leur républicanisme, que nous reprimes nos sièges pour en faire un cro- quis, tout en nous amusant à imaginer quelles pouvaient être les sinistres paroles qu'ils échangeaient entre eux avec tant de circonspection. M. de L. nous assura que, sans aucun doute, ils se disaient :

M Ce soir, à la porte Saint-Martin ! •)

Réponse « J'y serai... »

XVI II

LIBERTÉ FRANÇAISE DE PROPOS. « l'oDEUR

DU CONTINENT. » MALPROPRETÉ ET LUXE.

l'eau non INSTALLÉE DANS LES MAISONS.

DÉLICATESSE ANGLAISE. SES CAUSES.

Parmi les usages français qui nous frap- pent par leur contraste avec les nôtres, je note d'abord la liberté stupéfiante avec laquelle, ici, et même dans la bonne société, on parle d'une foule de choses auxquelles on n'oserait faire la plus légère allusion chez nous, fiit-cc dans les plus modestes classes. H semble que l'opinion de Mar- tine ne lui soit point du tout particulière, et que les Français pensent généralement avec elle que :

Quand on si- fail enItnJre, on parle loujcurs hien.

Il est impossible de ne pas admettre que la France manque de raffinement à ce point de vue, si on la compare à l'Angle- terre. Aucun Anglais, je crois, n'est ja- mais revenu de Paris sans l'affirmer; et malgré la gallomanie qui règne chez nous, tout le monde reconnaît que, pour saisissantes que soient l'élégance et la grâce des plus hautes classes françaises, il leur manque encore cette délicatesse raf- finée, si hautement estimée à tous les rangs de notre société, même les plus vulgaires. Les Français vciient des choses et suppor- tent des désagréments, qui nous feraient perdre l'esprit en juillet et nous pendre «n novembre...

11 fut certainement un temps l'usage voulut en Angleterre comme il le veut au- jourd'hui en France, que l'on nommât les choses, pour grossières qu'elles fussent, « par leur véritable nom » ; on en peut

trouver la preuve jusque dans les sermons et à plus forte raison dans les traités, les essais, les poèmes, les romans et le théâ- tre.

Si nous voulions nous former une opi- nion sur le ton de la conversation en An- gleterre, il y a un siècle, d'après le langage des comédies écrites et jouées a cette épo- que, nous constaterions que notre pays était alors plus éloigné encore du raffi- nement dont nous nous glorifions aujour- d'hui, que nos voisins français ne le sont présentement.

Je ne fais pas allusion ici a l'immoralité, ou à un cynique aveu de l'immoralité; mais à une sorte de grossièreté qui peut être compatible avec la vertu, comme son absence n'est malheureusement pas une garantie contre le vice.

Si nous nous sommes corrigés de cela, sauf erreur, c'est bien plutôt grâce à l'opu- lence de l'Angleterre qu'à la sévérité de sa vertu. Vous direz, peut-être, que je m'éloigne à une immense distance de mon point de départ ; mais je ne le crois pas : en France comme en Angleterre, je trouve des raisons nombreuses pour penser que je suis dans le vrai en attribuant moins cette différence à la disposition naturelle et au caractère propre des deux nations, qu'aux facilités accidentelles de progrès rencontrées par l'une et non par l'autre.

Il serait facile d'établir, à l'aide des divers ouvrages littéraires dont je viens de parler, que la délicatesse du goût en An- gleterre s'est développée graduellement, en proportion de l'accroissement de la ri- chesse et du soin que l'on y a pris d'éloi- gner de la vue tout ce qui peut choquer les sens.

Quand nous cessons d'entendre, de voir et de sentir les choses qui sont dé- sagréables, il est naturel que nous cessions d'en parler; et il est, je crois, certain que l'Anglais prend plus de peine que tout autre peuple au monde pour que les sens qui conduisent les impressions du corps a l'âme apportent a l'esprit le moins de connaissance pc'fssible des choses désagréa- bles. Tout le continent d'Europe ^excepte une partie de la Hollande, qui montre â beaucoup de points de vue une ressem- blance fraternelle avec nous) peut être

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Paris Romantique

cité comme inférieur à l'Angleterre sous ce rapport. Je me souviens de mètre beaucoup amusée l'an dernier, en débar- quant à Calais, de la réponse faite par un vieux voyageur à un novice qui faisait son premier voyage.

« Quelle affreuse odeur ! dit l'étran- ger non initié, cachant son nez dans son mouchoir.

C'est l'odeur du continent, mon- sieur, répondit l'homme expérimenté. » Et c'était vrai.

II y a des détails à ce sujet sur lesquels il est impossible de s'appesantiretqui malheu- reusement n'exigentpas de plumepour atti- rer l'attention. Ceux-là, s'il était possible, je les noierais volontiers plus encore dans l'ombre qu'ils n'y sont. Mais il est des faits, provenant de la pauvreté comparative du

peuple, qui tendent a prouver par suite de l'enchaînement nécessaire des choses, ce manque de raffinement dont je parle. Examinez la disposition intérieure d'une maison de Paris habitée par des gens de la classe moyenne, et comparez la avec celle d'une maison de Londres aménagée pour des habitants du même rang. On trouvera à profusion dans un appartement parisien tous les articles d'ornementation et de décoration que l'on peut acquérir a bon marchi. Miroirs, tentures de soie, mou- lures d'or sous toutes les formes, vases de Chine, lampes d'albâtre, et pendules sur lesquelles le temps qui passe est mar- qué avec tant de grâce qu'on oublie qu'il ne reviendra pas, tout cela se voit en abondance, et la dixième partie de ce que l'on considère comme nécessaire à Paris pour meubler un appartement ordinaire.

suffirait à une jolie dame de Londres pour être enviée par ses voisines.

Mais après avoir admiré toutes ces élé- gances et leur joli arrangement, passons et entrons dansleschambres à coucher non, entrons dans la cuisine, ou bien vous ju- geriez mal la véritable différence des deux habitations.

A Londres, l'eau monte jusqu'au second étage, et souvent jusqu'au troisième, et on la trouve en abondance, sans que les domestiques aient plus de peine pour se la procurer que s'ils la tiraient d'une fon- " taine à thé. Dans une des cuisines de cha- que maison, généralement dans deux, sou- vent dans trois, on trouve la même dis- position. Au contraire, si l'on songe qu'à Paris chaque famille reçoit ce pré- cieux don de la nature par deux seaux à la fois, que monte péniblement un porteur en sabots, en passant souvent par le même escalier qui conduit au salon, il est diffi- cile de supposer qu'on y dépense aussi fa- cilement et aussi libéralement cette eau que chez nous.

On peut opposer à cette remarque, il est vrai, avec assez de raison, le bas prix et la facilité d'accès des bains publics. Mais, en admettant que les ablutioris per- sonnelles, faites de la sorte, puissent suffire aux personnes qui ne regardent pas comme indispensables de trouver toutes leurs aises à leur domicile, encore ce manque d'eau est-il un obstacle à cette absolue pro- preté dans toutes les parties des maisons que nous considérons comme nécessaire à notre confort.

J'admire beaucoup l'église de la Made- leine, mais je trouve que la ville de Paris aurait eu infiniment plus de profit à em- ployer les sommes qu'a coûtées cet im- posant monument à construire des conduit» destinés à alimenter d'eau les habitations privées.

D'ailleurs, si grands que soient les in- convénients lésultant de la rareté d'eau dans les chambres et les cuisines, il est une autre imperfection bien plus grande et plus grave par ses conséquences. L'ab- sence de puisards et d'égouts est le vice de toutes les villes de France ; et c'est un terrible défaut. Ce peuple qui, dès l'enfance, se voit obligé d'accoutumer ses-

Paris Romantique

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sens et de les soumettre aux incomm jdités peuvent choquer les sens, celte élévation

provenant de cela, ce pcuple-la aurait il que procure a l'intelligence l'absence de

moins de raffinement que nous dans ses tout ce qui pourrait évoquer une sensation

pensées et dans ses paroles, ce ne serait pénible, est probablement le dernier point

que naturel et inévitable. Ainsi, comme auquel parviendront jamais les effort» que

vous voyez, je reviens a mon texte tel un fait l'homme pour embellir son existence,

prédicateur ; et j'ai expliqué, je crois, suf- Le plaisir et l'amusement nous ont de

(P.r

hsamment, comment j'avais raison de pre tendre tout à l'heure que les indélica- tesses qui si souvent nous offensent en France ne viennent pas d'une grossièreté li'esprit naturelle, mais sont le résultat ine- vitable de circonstances qui changerc>nt sans aucun doute à mesure que s'accroîtra la prospérité du pays et que son peuple se familiarisera davantage avec les niccurs de l'Angleterre.

Cet éloignemcnt de toutes les choses qui

mande moins de travail assidu que ce soin scrupuleux d'éviter tout ce qui est impor- tun ; et il se pourrait que, de même que nous avons dépassé toutes les nations mo- dernes dans ce tendre soin de nous-mêmes, nous soyons aussi les premiers à tom- ber du haut de notre délicatesse dans ce gouffre de scrupules qui a englouti la vieille Grèce et Rome. Est-ce ainsi qu'il faut interpréter le bill de la Réforme et les autres horrible- lc>is de ce genre-.

7^

Paris Romantique

Quant à cette autre espèce de raffiiie- merit qui, celle-là, regarde l'intelligence et qui, si elle ne saute pas aux yeux tout d'abord, est plus importante dans ses ef- fets que celle qui a seulement rapport aux usages, il est moins aisé d'en parler avec assurance. La France et l'Angleterre ont l'une et l'autre une si longue liste de noms éminents à citer pour prouver que cha- cune d'elles a contribué plus que l'autre au progrès littéraire, que la seule façon de résoudre la question de savoir laquelle occupe le plus haut rang, c'est de recon- naître que chaque pays a raison de préfé- rer ce qu'il a produit. Malheureusement, en ce moment, ni l'un ni l'autre ne peut avoir grande raison de se glorifier. Ce qui est bien est accablé et étouffé par ce qui est mal. Grâce a la liberté de la presse, il a paru depuis quelques années tant d'im- mondices, que je ne sais si la lecture de ce qui se publie est en général plus dange- reuse pour la jeunesse en Angleterre ou en France.

]1 est certain, je crois, que l'école de Hugo a mêlé du ridicule au ma', et il n'est pas impossible que cc'a agisse comme un antidote au poison. C'est une forme de mystification qui pas- sera de mode aussi vite que les pilules de Morrison. Nous n'avons rien dans notre littérature d'aussi faible que cela ; mais je crains bien, au point de vue du bonheur de notre pays, que nous ayons quelque chose de plus profondément dangereux.

Quant à déterminer ce qui est moral et ce qui ne l'est pas, cela semble simple à première vue, et au fond c'est très em- barrassant. En ouvrant un volume dz JlJèle et Théodore, l'autre jour, ouvrage écrit spécialement sur l' education, et par un au- teur que nous devons croire animé il'in- tentions honnèteset parlant avec sincérité, je tombai sur ce passage :

Je ne connais que trois romans v •rilabte- ment moraux : Clarisse, le plus beau de tous; Grandison, et Pamela. Ma fille les lira en anglais lorsqu'elle aura dix-huit ans.

Je passerais encore sur le vénérable Grandison, bien qu'il ne soit nullement sans tache: mais qu'une mère parle de laisser sa fille de dix-huit ans, lire les au- tres, c'est pour moi un mystère difficile à

comprendre, surtout dans un pays les jeunes filles sont protégées et préservées de toute espèce de mal avec la plus inces- sante et la plus scrupuleuse vigilance. Je pense que M"' de Genlis aura seulement considéré l'objet et le but moral de ces ouvrages, qui sont bons sans remarquer combien peut être mauvaise la grossièreté révoltante avec laquelle sont écrits quel- ques-uns de leurs plus puissants passages. Mais c'est un jugement osé et dangereux que celui-là quand il s'agit des études d'une jeune personne.

Je pense que nous pouvons trouver les symptômes du sentiment qui dicte un tel jugement , dans le ton de satire mordante avec lequel Molière attaque ceux qui pré- tendent bannir ce qui peut faire insulte à la pudeur des femmes.

Prêter à Philaminte les propos qu'il lui prête, fait rire quoi qu'on en ait ; mais, chez nous, Sheridan lui-mên-.c n'aurait pas osé plaisanter sur ce sujet.

-irais le plui beau projet de noire Académie,

Une entreprise noble et dent je suis ravie.

Un dessein plein de gloiri et qui sera vanté.

Chez tous tes beaux esprits de la postérité,

C'est le retranchement de ces syllabes sales

Qui d.jns les plus beaux mots produisent des scandales :

Ces jouets éternels des sots de tous les temps,

Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants :

Ces sources d'un cmas d'équivoques infâmes

Vont on vient faire insuit; à la pudeur des femmes.

Une telle académie pourrait être, cer- tainement, une institution très comique; mais les devoirs qu'elle aurait à accomplir, ne rendraient pas les fauteuils de ses mem- bres des sinécures en trance.

XIX

LE HIMANCHE A PARIS. LE PLAISIR EN

FAMILLE. - GAIETÉ NATURELLE. Lt S POLY-

TECHNICIhNS s'aPPLUJUENT A RESSEMBLER A NAPOLÉON. UN DIMANCHli AUX TUILERIES.

A Paris, le dimanche est un jour déli- cieux, plus que dans tous les autres pays que j'ai visités, à part Francfort. 1 a joie est universelle et néanmoins très familiale, et, si je formais mon idée sur le caractère français d'après les scènes que j'ai vues le dimanche et non d'après les livres et les journaux, je dirais que le trait le plus mar-

Paris Romantique

quant en est l'affection conjuj^cle et pater- nelle.

Il est rare de voir un homme ou une femme en âge d'être mariés et d'avoir des enfants, sans que l'un ou l'autre soit accom- pagné de son époux et de sa petite famille. C'est en famille qu'ils boivent une bouteille de vin lé- ger; ce qui fait le plaisir de l'un le fait aussi de l'autre; et que l'on ait ce jour- peu ou beaucoup à dépenser pour s'a- muser, l'homme et la femme en profi- teront également.

J'ai visité beau- coup d'églises pen- dant les messe.-, du matin, dansdifférents quartiers de la ville, et je les ai trouvées toutes remplies de monde; et bien que je n'aie jamais remar- qué aucun exemple de cette dévotion si fréquente dans les églises di Belgique les bras doulou- reusemejit étendus font songer aux solennités hindoues, j'ai vu partout l'appa- rence de l'attention la plus pieuse et la plus sincère.

Une fois la grand '- messe dite, le peuple se répand dans toutes les parties de la ville, non point tant pour chercher des distrac- tions que pour en rencontrer. Et l'on est assuré d'en trouver ; car on ne saurait faire dix pas dans aucune direction sans ren- contrer un divertissement quelconque. Rien ne me plaii autant que la vue d'un

peuple nombreux dans ses réjouissan<.es. Quand il s'assemble pour faire de la poli- tique, je confesse que je n'ai pas grand

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amour ni admiration pour lui ; mais quand il est joyeux, surtout quand les femmes et les enfants participent a la joie générale, le spectacle me parait délicieux ; et pourrait-il l'être plus qu'a Paris? La nature

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Paris Romantique

des habitants, le climat, la forme et la dis- position de la ville, tout favorise les plai- sirs. C'est en plein air, sous la voûte du ciel bleu, devant des milliers d'yeux que les Parisiens aiment à s'amuser et à se chauffer au soleil. L'atmosphère claire et brillante de leur ville semble faite exprès pour cela ; et quiconque traverse les boulevards, les quais, les jardins de Paris s'apercevra cer- tainement combien leurs espaces étaient nécessaires aux citoyens pour s assembler à leur aise.

Les jeunes hommes de l'Ecole Polytech- nique font sensation le dimanche à Paris; ils n'ont la liberté de sortir dans la ville que les jours de féh \ mais ces jours-là, dans les rues et dans les promenades pu-

E. L^mi del. iColIcclion J. B.

bliques, on peut croiser à chaque pas de jeunes Napoléons.

11 est très étonnant de constater qu'un principe ou un sentiment puissant, commun à un corps nombreux, peut avoir pour résul- tat de rendre extérieurement semblables les membres de ce corps, que la nature avait faits pourtant aussi dissemblables que possible. Bien que le plus âgé de ces jeunes Polytechniciens ne puisse guère être avant les jours Napo- léon quitta la France pour toujours, il n'y a pas un seul d'entre eux qui ne rap- pelle plus ou moins l'aspect et la figure bien connus de l'Empereur. Qu'ils soient petits, qu'ils soient grands, qu'ils soient gras, qu'ils soient maigres, c'est tout de même. Pour avoir étudié évidemment leur modèle adoré sur les peintures, les gra- vures, les marbres, les bronzes et les vases de Chine, ils ont tous quelque chose qui

approche de son regard et de son aspect, lesquels ne ressemblaient en rien à ceux du commun des Français, avant que le tyran le plus populaire qu'on ait jamais vu les eût rendus aussi familiers à tous les yeux que le soleil lui-même.

11 est certain que l'art du tailleur contri- bue beaucoup à donner une similitude exté- rieure à deux personnes; mais il ne peut donner toute cette ressemblance d'un élève de Polytechnique avec l'homme extraordinaire dont le nom, si longtemps après son exil et sa mort, est encore cer- tainement celui que l'on prononce avec le plus d'émotion en France. La période qui s'est écoulée depuis sa chute a été impor- tante et pleine d'événements importants pour l'humanité ; pourtant sa mémoire est aussi vivante parmi eux que si c'était hier qu'il fût rentré dans les Tuileries, triom- phant, après une de ses cent victoires...

Vous devez être lasse de m'entendre parler du jardin des Tuileries; mais je ne puis en sortir, surtout quand je décris le dimanche à Paris, car c'est que se don- nent rendez-vous les plus jolis groupes : on {)Cut V lire l'histoire du jour entier. Aus- sitôt que les portes sont ouvertes, on voit des hommes et des femmes, en déshabille plusconvenable qu'élégant, les traverser en tous sens pour gagner la sortie donnant sur le quai et de k's Bains Vigier. En- suite arrivent les habitués d'après déjeu- ner ; et ceux-là sont ravissants. D'élégantes jeunes mères en demi-toilettes accompa- gnent leurs bonnes et les gentilles créa- tures confié ;s à ces dernières, et elles re- gardent pendant ime heure les gambades que la présence de la chère maman rend sept fois plus gaies que de coutume.

J 'ai observé cela plusieurs fois avec beau- coup d'intérêt : souvent la jeune mère essaie de lire, mais elle n'y réussit pas plus de trois quarts de minute de suite ; alors elle renonce, et, mettant le livre sur ses genoux, elle répond complaisammeni a toutes les questions enfantines qui lui sont posées, tout en contemplant, avec une ex- pression souriante d'heureuse maternité, chaque mouvement et chaque grimace de la charmante miniature elle se revoie elle-même, et peut être quelqu'un de plus cher encore.

Paris Romantique

De dix heures a une heure, les jardins fourmillent d'enfants et de bonnes ; et qu'ils sont jolis et amusants, avec leurs robes toutes de fantaisie et leurs volontés de bébés! Arrive l'heure du dîner: les nourrices et les enfants s'en vont; et s'il était possible que pendant une heure un jardin de Paris restât vide, ce serait durant celle-là.

Le décor change par l'arrivée des plus beaux chapeaux, roses, blancs, verts, bleus. Les plumes flottent et les fleurs aux cou- leurs fraichcs s'étalent. De joyeux vivants débouchent des rues de Castiglione et de Rivoli ; des voitures déposent à tout ins- tant leurs joyeuses charges dans les jardins. Deux, trois rangées de chaises sont occu- pées peu à peu sur le bord de chaque pro- menade, tandis que l'espace libre du milieu est plein d'une masse mouvante de flâneurs heureux.

La scène dure jusqu'à cinq heures; la foule élégante se retire alors, et une autre, peut-être moins gracieuse, mais plus ani- mée, la remplace. Les bonnets succèdent aux chapeaux ; et des rires ininterrompus, éclatants de jeunesse et de gaieté, rempla- cent les murmures galants, les silencieux sourires, et toutes ces façons qu'ont les personnes bien élevées d'échanger leurs pensées en troublant aussi peu que possi- ble l'air qui les entoure.

De ce moment jusqu'à la nuit, la foule va augmentant sans cesse ; et qui ne saurait que chaque théâtre, chaque guinguette, chaque boulevard, chaque café dans Paris est à cette heure plein à suffoquer, serait tenté de croire que la population entière se réunit sous les fenêtres du roi.

Pour la bonne société, le dimanche soir à Paris est exactement semblable à tous les autres jours. 11 y a le même nombre de soirées, sans plus, le même nombre de dîners; on joue aux cartes, on danse, on fait de la musique, on va à l'Opéra, ni plus ni moins qu'en semaine ; pourtant les autres théâtres sont laissés aux endiman- chés .

XX

M HllCAMIliR. SES MATINÉES. POR- TRAIT DE CORINNE, PAR GKRARD. PORTRAIT

EN MINIATURE DE M"' DE STAtL. - M. DE CMA-

TEAUURIAND. tES ÉTRANGERS PEUVENT-ILS

COMPRENDRE TOUTES LES UNESSES OE LA LANGUE »RAN<,A1SE? NÉCESSITÉ DE PARLER I RANÇAIS.

Parmi toutes les dames dont j'ai fait la connaissance à Paris, celle qui me paraît le type le plus parfait de la Française élégante est M' Récamier, cette même M ' Ré- camierque (je ne dirai pas combien il y a d'années) je me souviens d'avoir vue faire dans Londres l'admiration de tous. Chose surprenante! elle la faitencore. La première fois que je la vis, c'était en public ; elle m'avait été désignée comme la plus jolie femme d'Europe ; mais à présent que j'ai le plaisir de la connaître, je comprends, beaucoup mieux que vous ne le pouvez faire, vous qui ne la connaissez que par la réputation de sa beauté, pourquoi et comment des agréments, généralement si passagers, se trouvent chez elle si durables. Elle est véritablement le modèle de toutes les grâces. Tant par sa personne que par ses façons, ses mouvements, sa manière de s'habiller, sa voix, son langage, elle semble absolument parfaite ; et je ne pense pas qu'il serait possible d'imaginer une meil- leure manière d'achever l'éducation d'une jeune fille sous le rapport de la grâce, que de lui donner la possibilité d'étudier chaque geste de M' Récamier.

Elle possède le monopole de tant de talents et d'attraits que ceux-ci et ceux-là suffiraient, s'ils étaient partagés, dans les proportions ordinaires, à faire une armée de femmes exquises. Je n'ai jamais ren- contré un Français qui ne reconnût que, bien que ses jolies compatriotes soient charmantes par certains jgrénicnis qui leur sont très particuliers, les beautés sans dé- fauts se trouvent en plus petit nombre ct\ France qu'en Angleterre: seulement, ajou- tait-il : « Qiuui.i une Tmnsjisc se mêle J'étre jclie, cite est furieusement jelie. » Ce mot est aussi vrai en fait que piquant par son expression : une belle Française est peut-être la plus belle fcmn\c du monde.

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Paris Romantique

La parfaite beauté de M"' Récamier a fait d'elle jadis « une chose merveilleuse » ; et maintenant qu'elle a passé l'âge la beauté est à son apogée, elle est peut-être plus admirable encore, car je ne sais réelle- ment si elle a jamais excité plus d'admiration qu'aujourd'hui. Elle est suivie, recherchée, regardée, écoutée, et qui plus est, aimée et estimée par presque toute la première société de Paris, et l'on trouve dans son cercle quelques-uns des noms les plus illustres de la lit- térature française.

Son entourage, aussi bien qu'elle, €st délicieux, et c'est un fait si générale- ment reconnu qu'en ajou- tant ma voix au jugement universel, je montre peut - être autant de va- nité que de gratitude pour le privi- lège d'avoir été admise ciiez elle mais personne pense, ayant la même faveur, ne pourrait, en parlant de la bonne société de Paris, manquer de citer le salon de

M" Récamier. Elle arrive à communiquer le charme qui la rend si remarquable même aux objets qui l'entourent, et tout est chez elle d'une élégance achevée qui exerce une attraction irrésistible : je suis souvent en- trée dans dessalons assez vastes pour con tenir toute une suite d'appartements, et je les ai trouvés infiniment moins frappants avec toute leur richesse que le joli petit salon de l'Abbaye aux Bois.

Les riches draperies de soie blanche, la teinte délicate du bleu qui se marie au blanc dans toute la pièce, les miroirs, les fleurs, tout cela donne a l'appartement un air qui s'harmonise merveilleusement à celui de sa

jolie habitante. 11 faut penser que M" Ré- camier était pour toujours vouée au blanc, car aucune draperie ne tombe autour d'elle qui ne soit d'une blancheur de neige, et vraiment le mélange d'une autre couleur semblerait comme une profanation à la dé- licatesse exquise de son apparence.

Dans la journée, M' Récamier admet de 4 heures à b heures un nombre limité de personnes, dont les noms sont donnés au domestique qui attend dans l'antichambre. C'est .,,.. que j'eus le plaisir d'être présentée à M. de Chateau- briand et la sa- tisfaction de le rc ncon trer souvent en- suite, satis- faction que je n'oublie- rai jamais, et pour la- quelle j'au- rais sacrifié bien volon- tiers la moi- tié des belles choses qui ré- compensent de l'effort d'un voya- ge à Paris.

Le cercle qu'elle reçoit ainsi l'après- midi est toujours li- mité et la conversa- tion y est toujours générale. La première fois que moi et mes filles y allâmes, nous ne trouvâmes que deux dames et une demi-douzaine de messieurs, dont M. de Chateaubriand. Une magnifique toile de Gérard, hardiment et sublimement conçue, et exécutée dans la meilleure manière du peintre, occupe tout un côté de l'élégant petit salon. Le sujet du tableau est Corinne dans un mo- ment d'exaltation poétique, une lyre dans la main et une couronne de lauriers sur la tète. Si les costumes de ceux qui l'entou- rent n'étaient pas modernes, on pourrait prendre cette figure pourSapho : et jamais cet être passionné, ce martyr de l'amour

MADAML RLCAMIER

illon d< Pavidl (Coll. J Boulcng.

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ne fut peint avec plus de grani.'eur, plus de sentiment poétique, ou plus d'exquise j^ràce féminine.

La vue de ce chef-d'œuvre fit tomber la conversation sur M ' de Staël. Son inti- mité avec M"' Récaniier est aussi connue que sa repar- tie spirituelle à un malheu- reux monsieur qui, ayant réussi a se placer entre elles deux, s'écria maladroite- ment : « Me voilà enlie l'esprit et la beauté! » A quoi il lui fut sur-le-champ répondu : « Sans posséJer ni l'un ni l'autre. »

Ma connaissance de cette liaison me poussa à profiter de l'occasion pour demander a M"' Récamier si M~' de Staël avait eu l'intention de peindre son propre caractère dans celui de Corinne.

« Assurément, me ré- pondit-elle, l'àmc de M ' de Staël est entièrement développée dans son por- trait de Corinne. » Et se tournant vers la peinture, elle ajouta : « Ces yeux sont les yeux de M" de Staël. »

Elle me montra une miniature représentant son amie dans tout l'éclat de sa jeunesse, à un âge ou véritablement M"" Réca- mier n'avait pu la connaître . Les yeux avaient certaine- ment la même beauté pro- fonde, la même expression inspirée, que celles que Gérard a données à Co- rinne. Mais s'arrête la ressenïblance ; les lèvres épaisses et le menton gras et lourd de la véritable sibylle sont remplacés sur la toile par ce que l'on peut rêver de plus joli dans une beauté féminine.

L'aspect de la figure représentée sur la miniature indique le moment celle-ci fut peinte ; et cela ne nous donne pas une idée

favorable du goût qui régnait a ce moment ; caria tète surmontée de boucles à la Brutus est placée sur des bras et sur un buste, aussi dépouillés de toute draperie, mais plus re- bondis que ceux de la Vénus de Médicis.

l'abBAIE aux bois liN l838

(Col. J BouUng.r;

Pendant que nous regardions tour à tour une peinture puis l'autre, et que nous en parlions, je fus frappée du beau front, des yeux, de la voix et du langage singu- lièrement gracieux et choisi d'un gentil- homme qui était assis en face de moi, et prenait part à la conversation.

Je fis remarquer à M" Récamier que

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peu de héros de romans avaient eu 1 hon- neur d être illustrés par une peinture comme celle de Gérard et qu'elle devait avoir grand plaisir à posséder celle-là.

« C'est vrai, me répondit-elle, mais ce n'est pas mon seul trésor en ce genre ; je suis assez heureuse pour posséder le des- sin original de \'Atjla, de Girodet, dont vous devez avoir vu souvent la gravure. Permettez que je vous le montre. »

Nous la suivîmes dans la salle à manger, ce dessin si intéressant est placé. (( Vous ne connaissez pas M. de Chateau- briand? » dit-elle. Je répondis que je n'a- vais pas ce plaisir.

(I C'est lui qui était assis en face de vous dans !e salon. »

je la priïi de me le présenter, ce qu'elle fit quand nous retournâmes dans le salon. La conversation reprit et de la façon la plus agréable; chacun s'y mêla. Lamartine, Casimir Delavigne, Dumas, Victor Hugo, et quelques autres, furent passés en revue et jugés avec légèreté, mais finesse et sub- tilité. Notre Byron, Scott, etc., suivirent; et il était évident qu'ils avaient été lus et compris. Je demandai à M. de Chateau- briand s'il avait connu lord Byron : il répondit : « JVon », et ajouta : « Je l avais précédé dans la vie, et malheureusement il m'a précédé au tombeau. »

On débattit la question de savoir jus- qu'à quel point un pays peut apprécier la littérature d'un autre, et M. de Chateau- briand déclara qu'une telle appréciaticn ne pouvait être nécessairement qu'imparfaite. Ses remarques à ce sujet me parurent ti'une vérité indiscutable, surtout en ce qui con- cerne certaines tournures et certaines nuan- ces dans l'expression, dont la grâce subtile semble échapperdès qu'on tente de les tra- duire dans une autre langue. Cependant je suppose que la majorité des lecteurs anglais ceux du moins qui comprennent le fran- çais — sont plus au fait de la littérature française que ne le pense M. de Chateau- briand.

L habitude, tellement répandue parmi nous, d'apprendre la langue française dés l'enfance, nousrend cette langue plus fami- lière qu'on ne le croit. M. de Chateau- briand doutait que nous pussions goûter Molière, et il nommait La Fontaine comme

étant hors de portée de la critique ou de la jouissance de quiconque n'était pas Français jusqu'aux moelles.

Je ne puis être de cet avis, bien que je ne sois pas surprise qu'une telle idée existe. Tous les Anglais qui viennent à Paris sont obligés de parler français, qu'ils en soient capables ou non. S'ils s'y refusent, ils doi- vent perdre tout espoir de causer avec personne de quoi que ce soit. 11 suffit d'ailleurs de s'exprimer d'une manière sa- tisfaisante, car on ne peut réussir à parler une langue étrangère comme sa langue na- tionale. Tout Français qui a coutume de rencontrer des Anglais dans la société doit avoir les oreilles et la mémoire remplies de fausses consonances, de faux accords, et de faux accents ; faut-il s'étonner, après cela, s'il pense que ceux qui écorchent une langue de la sorte ne sauraient la com- prendre? Toutefois pour plausible que sem- ble cette conclusion, elle ne me paraît pas absolument juste. Quel est celui parmi les hellénistes les p us remarquables, qui serait capable de soutenir une conversation fami- lière en grec? Le cas est ici précisément le même; car j'ai connu des personnes qui pouvaient goûter jusque dans leur moindre finesse les beautés de la littérature française, et qui auraient été probablement inintelli- gibles si elles avaient essayé de converser dans ce langage durant cinq minutes de suite; tandis que, beaucoup d'autres, s'ils ont eu quelque domestique ou une bonne française, peuvent posséder une assez bonne prononciation et une grande faci- lité à s'exprimer, mais seraient embarrasses de traduire avec une exactitude scrupu- leuse les passages les plus faciles de Rous- seau.

Une grande partie des Français instruits lit l'anglais, et semble souvent comprendre tout a fait l'esprit de nos auteurs; mais il n'y a pas en France une personne sur cin- quante qui prononcerait un simple mot de notre langage courant. Les Parisiens écou- tent avec une gravité polie et parfaite- ment imperturbable les bévues les plus comiques que commettent les étrangers quand ils parlent français ; mais ils ne vou- draient pas courir le risque d'en commettre de semblables...

L'idée d'émettre une pensée, fût-ce la

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plus brillante et la plus élevée qui se puisse former dans une tète humaine, en une langue ridiculement incorrecte, leur ins- pirerait un sentiment de répugnance assez fort pour rendre cal- me le plus animé, et silencieux le plus loquace de tous les Fran(,-ais.

Dans ce temps de relations intimes et suiviesentre les deux pays, c'est donc aux Anglais à faire abs- traction de leur vanité s'ils veulent jouir de la conver- sation ; qu'ils s'em- brouillent conscien- cieusement dans la grammaire et dans l'accent pour avoir le véritable plaisir d'écouter en retour une de ces phrases ciselées, une de ces tournures gracieuses, une de ces épigram- mes spirituelles, qui sont l'essence même du génie de la con- versation française. . J'ai entendu plus d'une fois, durai\t les visites que je lui fis depuis, M Réca- mier parler de l'amie illustre qu'elle a per- due. Rien ne m'a jamais intéressée da- vantage que tout ce que cette charmante femme racontait de M" de Staël : cha- que mot qu'elle pro- nonçait semblait un

mélange de chagrin et de bonheur, d'en- thousiasme et de regret. H est triste de songer qu'elle ne trouvera jamais une autre femme qui soit capable de remplacer celle qui n est plus. Elle semble le sentir, <t s'entoure de tout ce qui peut contribuer

a garder présent a son souvenir ce qui est a jamais disparu.

L'original du portrait posthume de

(P.

bv Mf. Tiol)op<l

M de Staél par Gerard, que les gravures, les vases de Sèvres même et les caisses à thé ont rendu si familier à tous: la mi- niature dont j'ai déjà parlé; enfin la figure inspirée de Corinne, M" Rccamier trouve une ressentblance avec son amic

Paris Romantique

qui ne s'arrête pa-^ aux traits, semblent être pour elle des objets de vénération et d'amour...

XXI

ÉMEUTE QUOTIDIENNE A LA PORTE SAINT- MARTIN. INDULGENCE EXCESSIVE DU GOU- VERNEMENT. COMMENT FAIRE CESSER LES

DÉSORDRES.

Bien que Paris soit en réalité aussi tran- quille qu'une grande cité peut l'être, on continue à nous annoncer régulièrement chaque matin qu'il y avait une émeute hier soir à la porte Saint-Martin. Mais je vous assure que ce sont passe-temps fort innocents ; et quoique l'heure mystérieuse qui doit toujours amener une révolution s'écoule rarement sans quelques arresta- tions, les individus menés au poste sont toujours mis en liberté le lendemain ma- tin, car on s'est aperçu que ces juvéniles agresseurs, qui ont rarement plus de vingt ans, sont aussi inoffensifs qu'une troupe de grenouilles coassant sur les bancs de sable de la Wabash. Néanmoins le récif continuellement répété de ces réunions nocturnes inspira, il y a quelques soirs, à deux de nos amis l'envie d'aller à cette cé- lèbre porte Saint-Martin, dans l'espoir d'être témoins d'une de ces charmantes petites émeutes. Mais en arrivant à l'en- droit fixé, ils trouvèrent tout parfaitement tranquille et plongé dans le silence d'une nuit tranquille et bien surveillée. Quelques militaires toutefois allaient et venaient près de ; et ce furent eux qui apprirent à nos amis la cause d un calme si inusité dans ce quartier de la ville, devenu célèbre.

uMais ne voyez-vous pas que l'eau tombe, messieurs ? dit le garde national qui sta- tionnait là ; c'est bien assez pour refroidir le feu de nos républicains. S'il fait beau demain soir, messieurs, nous aurons encore notre petit spectacle. »

Déterminés à savoir ce qu'il y avait de vrai dans ces histoires et si le tout n'était pas une mystification, y compris la prédic- tion du militaire, ils tentèrent à nouveau l'aventure un autre soir, par un temps re- marquablement beau ; et cettç fois ils virent des choses très différentes.

11 y eut ce soir-là, d'après ce qu'ils nous dirent, une petite émeute aussi jolie qu'on le pouvait désirer. Le rassemblement était d'au moins quatre cents personnes ; des sol- dats à cheval et à pied se trouvaient parmi les manifestants ; les chapeaux pointus abondaient comme les mûres en septem- bre, et aussi « les bannières flottant sans un souffle de vent » sur les épaules chance- lantes de petits \oyous qu'on avait loués deux sous pour les porter.

En cette soirée mémorable, dont quel- ques-uns des journaux républicains font grand état ce matin, une grande partie, la plus bruyante, de l'assemblée, fut arrê- tée ; mais, en somme, la force armée semble en avoir usé très doucement, et nos amis ont souvent entendu répondre à de violentes explosions d'éloquence qui auraient pu être considérées comme des crimes de lèse-majesté par cette joyeuse repartie : "Kive le roi !

Sur un point, cependant, il y eut lutte autour d'un jeune héros, vêtu de pied en cap à la Robespierre, que deux gardes municipaux s'occupaient à arrêter, tandis qu un petit garçon de dix ans environ, qui tenait une bannière plus lourde que lui et qui servait probablement de garde du corps au prisonnier, se dressait à quelques mètres, rugissant : Vive la République .' aussi fort qu il pouvait brailler.

Un autre, qui semblait appartenir à la plus basse classe, harangua, pendant tout le temps que le tumulte dura, ceux qui 1 entouraient. Ses bras étaient nus jusqu'aux épaules et ses gestes extrêmement vio- lents.

<i JWous avons des droits .' criait-il avec une grande véhémence, nous avons des droits ! ... qui est-ce qui veut les nier ?... J\ous ne de- mandons que la Charte... Qu'ils nous donnent la Charte .'... »

Le tumulte dura environ trois heures, après quoi la foule se dispersa tranquille- ment ; et il faut espérer que chacun de ceux qui y prirent part s'occupera honnê- tement à son emploi jusqu'à la prochaine belle soirée qui le réunira de nouveau aux autres pour remplir le double rôle de spec- tateur et d'acteur à ce petit spectacle.

Le renouvellement périodique de ces émeutes semble maintenant ne plus inquié-

Paris Romantique

8i

ter personne, et si des amendes et des pour rendre l'indépendante a l'Italie, il arrestations constantes (quelquefois injus- convertirait chaque traitre en héros. Qu'il tes d'ailleurs, et qui ne calment nullement adresse a l'armée recrutée pour ce projet les audacieuses dé- monstrations du mécontentement de la populace et des journaux qui la sou- tiennent), — si ces rigueurs ne mon- traient pas que l'on apporte quelque attention à ces ma- nifes talions, on pourrait attribuer i'indi fférence du gouvernement à sa confiance dans sa propre force et au peu de crainte que lui inspirent les conséquences pos- sibles de cette agi- tation. 'JEt c'est bien là, je crois, le senti- ment du gouverne- ment du roi Phi- lippe. Néanmoins il vaudrait beau- coup mieux pour Paris que, par un moyen quelconque, on mît fin à ces scènes déplai- santes...

Louis - Philippe n'est ni Napoléon ni Charles X. ]1 n'a 'i les droits ina- liénables de l'un

^ ni la gloire acca- blante de l'autre ;

E mais s'il était assez

. heureux pour assu-

Trer à ce beau pays,

p fatigué de luttes

'intestines, l'ère de

Stranquillc prospérité qui paraît commencer,

*il pourrait être consdéré par le peuple français comme [ilus grand que ces deux

' souverains...

S'il voul.iit cntrepreiuiie une croisa-lc

EMEUTE A LA PORTE SAINT-MARTIN

les mêmes mots inspirés dont se sev\..it Napoléon autrefois : ScUah .'...PjrUns.' . .. ictjbllr le OipiMe... icv<.-ilU-r le peuple >.^ iiuiii engoiiiji par plusieurs siècles J'escLi- x\i^e...'Tel sci\i le fruit Je v.'> vi'c/Wr.s.

82

Paris Romantique

Kotis rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : Il était Je rarmée d'Italie.'... Qu'il institue ensuite un nouvel ordre qu'il appellera « l'ordre impérial de la Redingote grise », ou « l'ordre indomptable des Bras croisés »; qu'il permette à tout homme qui en sera membre de faire broder un aigle sur le devant de son habit, à condition qu'il se soit conduit bravement et comme un Fran- çais sur le champ de bataille : aussitôt la porte Saint-Martin deviendra aussi paisi- ble que le cabinet de toilette de l'auto- crate à Saint-Pétersbourg...

XXI 1

SOIRÉE DANSANTE. EN ANGLETERRE, LES

JEUNES FILLES SONT ÉLEVÉES LIBREMENT ET AU BAL LES JEUNES FEMMES s'eFFACENT DE- VANT ELLES. EN FRANCE, c'eST TOUT LE

CONTRAIRE. ANECDOTE. LE SPECTACLE

DES FLEURTS, CONSOLATION DES VIEILLES DAMES CHAPERONS. DISCUSSION SUR LA SU- PÉRIORITÉ DE l'usage FRANÇAIS OU DE l'uSAGE

ANGLAIS. LES JEUNES FILLES ANGLAISES

CHOISISSENT ELLES-MÊMES LEURS MARIS.

L'autre soir, nous fûmes à un bal, ou, pour mieux dire, à une soirée dansante; car, en cette saison, on a beau danser du soir au matin, ce n'est pas un bal. Mais, qu'on appelle cette fête du nom qu'on voudra, elle n'aurait pu être plus gaie et plus agréable au mois de janvier qu'elle le fut en ce mois de mai.

Plusieurs Anglais y assistaient, qui, au grand étonnement de beaucoup, choisirent toujours leurs danseuses parmi les jeunes filles; et cela peut nous sembler naturel, mais cela passe ici pour un procédé ex- traordinaire.

Le rôle des jeunes filles dans les salons d'Angleterre et de France est fort diffé- rent, et c'est très remarquable pour qui n'est pas au fait des usages de la société française. Chez nous, ce qui passe pour le plus agréable à regarder, et ce que l'on invite en premier a danser, ce s. nt les jeunes filles. Brillantes par l'éclat de leur jeuness:, gracieuses et gaies comme des jeunes faons dans tous les mouvements de cet exercice si essentiellement juvénile

qu'est la danse, éclipsant l'élégance de leur toilette par leur joliesse qui empêche nos- yeux de s'arrêter sur autre chose qu'elles- mêmes, ce sont les jeunes personnes qui, en dépit des diamants et des dentelles, en dépit des beautés mariées et de leurs grâces savantes, semblent les reines d'un bal. Mais, en France, on n'est point de cet avis.

Quelquefois il arrive chez nous qu'une coquette matrone valse avec plus d'ardeur que de sagesse; mais, en le faisant, , elle risque toujours d'être mal notée d'une ma- nière ou d'une autre, et plus ou moins gravement, par les personnes présentes ; en outre, je ne lui affirmerais point que son danseur n'aimerait pas beaucoup mieux tourner en compagnie d'une des brillantes jeunes filles, légères comme des sylphides, qu'il voit voler autour de lui, qu'avec la femme mariée la plus fashionable de Lon- dres.

A Paris, il en va tout au contraire; et ce qui est assez étrange, c'est que, dans les deux pays, les raisons par lesquelles on explique cette liifférence sont inspirées par le souci de la morale.

En entrant dans un bal en France, au lieu de voir les plus jeunes et les plus jo- lies des assistantes occuper les places en évidence, entourées par les jeunes hommes, et habillées avec l'élégance la plus étudiée et la plus convenable, vous les verrez se tenir tout à fait au fond, sobrement ha- billées, et totalement éclipsées par les beautés épanouies de leurs amies mariées...

Le charme et la fascination par lesquels se distingue incontestablement une Fran- çaise élégante ne lui appartiennent tota- lement et réellement que lorsqu'elle est ma- riée. Une jeune personne française /)jr/<i"- temenl bien élevée regarde tout .. comme il convient a une jeune personne parfaite- ment bien élevée; mais il faut avouer qu'aussi elle regarde comme si sa gouvernante (et une gouvernante vigilante !) regardait en même temps qu'elle par-dessus son épaule. Elle sera habillée, bien entendu, avec la plus exacte précision et la plus parfaite bienséance ; son corset empêchera sa robe de faire un pli, et son friseiir ne permettra à aucun cheveu de s'échapper de la place qui lui est assignée. Mais, si vous voulez

LES APPRÊTS POUR Ll: 1)\1

E<lr de lArlnlfl

84

Paris Romantique

admirer cette perfection gracieuse de la toilette, cette inimitable agacerie de cos- tume qui distinguent une femme française de toutes les autres dans le monde, quittez mademoiselle pour madame. Le son de la voix même est différent. 11 semble que l'àme et le coeur d"une jeune fille fran- çaise soient endormis, ou au moins assou- pis, jusqu'à ce que la cérémonie du ma- riage les réveille. Tant que c'est made- moiselle qui parle, le ton, ou plutôt le son

TAPISSEKIRS »

(P«r Htnri Moi

de la voix garde je ne sais quoi de mono- tone, de terne, d'ennuyeux ; mais quand madame s'adresse à vous, alors tout le charme que la manière, la cadence et l'accent peuvent ajouter à un organe apparaît.

En Angleterre, au contraire, je ne con- nais rien de plus ravissant que le son de voix frais, naturel, doux et joyeux d'une jeune fille. C'est aussi délicieux que le chant de l'alouette quand il s'élève dans la fraîcheur du matin pour saluer le soleil. Il ne s'v trouve rien de retenu, de contraint, d'emprisonné par la peur de montrer trop tôt un pouvoir de sirène.

Jusque dans la danse, véritable arène

se déploient les grâces de la jeunesse, la jeune fille française est vaincue, quand on compare ses pas bien corrects aux mouve- ments aisés, caressants et fascinants de la femme mariée.

Dans cette naïve amabilité, qui suffirait a rendre tout à fait charmante une jeune fille simple et d'un bon naturel, si même elle n'avait pas d'autre séduction, il entre aussi une prudente contrainte. Une demoi- selle française, quand elle serait la plus gentillement tendre créature du monde, serait empêchée par la bienséance de se laisser voir ainsi. Un jeune Anglais de ma con- naissance qui , bien qu'ayant beaucoup fréquenté la société française, n'était pas initié aux mystères de l'éducation fémi- nine, me raconta l'autre jour une aventure qui lui arriva et que je rapporterai parce qu'elle est typique, encore qu'elle n'ait rien à voir avec notre bal. Ce jeune homme avait été pendant très longtemps reçu dans une fa- mille française ; il y avait très souvent accepté à dîner, et, en fait, il se considérait comme admis dans l'intimité de la maison. Le seul enfant de cette famille était une fille, plutôt jolie, mais froide, silencieuse et plutôt éloi- gnante par ses manières, bref presque gauche et n'inspirant aucun intérêt. Te ut effort pour (Bibi. nai.) tirer d'elle quelque conversation

était resté sans résultat, et, bien qu'il la vît souvent, notre Anglais croyait qu'elle le considérait à peine comme une relation.

Le jeune homme retourna en Angle- terre, puis, aptes quelques mois, revint à Paris. Un jour qu'il ctait plongé, au Lou- vre, dans la contemplation d'un tableau, il fut soudainement accosté par une très jolie femme qui, de la manière la plus ai- mable et la plus amicale possible, lui posa une multitude de questions, lui fit mille de- mandes sur sa santé, l'invita à venir la voir le plus tôt possible, cl termina en s'écriant : " Mais c'esl un siècle depuis que je vous ai vu ! H

8c.

Paris Romantique

Mon ami la regardait avec autant d'ad- miration que de surprise. 11 commença à se rappeler qu'il l'avait vue jadis, mais et comment, il ne savait pas. Elle remar- qua son embarras et sourit : « 'Vous m'avez oubliée donc? dit-elle. ]e m'appelle Eglé Je P... Mais je suis mariée... » Mais revenons à notre bal. Quand je vis toutes les femmes mariées invitées l'une après l'autre jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de danseur libre, je me sentis positivement en colère ; car, malgré l'aide de mes ignorants compatriotes, il y avait encore au moins une demi-douzaine de jeunes filles sans cavalier.

Elles ne semblaient pas, d'ailleurs, aussi tristement désappointées que l'eussent été des jeunes filles anglaises en pareil cas. Elles étaient habituées à cette torture, comme les hommes l'étaient eux-mêmes à la leur faire subir, et elles battaient en cadence le parquet de leurs jolis petits pieds, tandis qu'elles voyaient les heu- reuses femmes mariées danser en cou- ples ■ couples non mariés devant leurs yeux.

Quand, à la fin, toutes les dames ma- riées, jeunes et vieilles, furent dûment pourvues de cavaliers, plusieurs messieurs sérieux et respectables émergèrent des encoignures et des sofas, et invitèrent les jeunes patientes qui les acceptèrent tran- quillement et gracieusement, en souriant, et leur permirent de les faire danser.

Les vieilles dames comme moi, que le destin attache aux murs des salles de bal, trouvent leur consolation et leur distrac- tion à des sources variées. D'abord, elles ont la conversation ; ou, si elles restent silencieuses, elles peuvent écouter les plus jolis airs de la saison, merveilleusement bien joués. Puis l'arène entière, pleine de pieds glissants, est ouverte a leurs critiques et a leur admiration. Une autre consolation, et substantielle, se trouve dans le souper; quelquefois même une glace prise au pla- teau qu'on passe devant elles sera la très bienvenue des veilleuses fatiguées. Mais il y a d'îiutres sortes de distractions, qui feraient volontiers souhaiter a la plus jeune partie du monde civilisé que les vieilles dames portassent des lunettes et y vissent moins clair ; je parle de la paisible

contemplation d'une demi-douzaine de fleurts qui vont leur train autour d'elles, certains si bien conduits ! d'autres si maladroitement !

En pareil cas, en Angleterre, les vieilles dames s'arrangent soigneusement pour que l'on ne s'aperçoive pas qu'elles voient ce qu'elles voient, mais elles regardent autour d'ellessans aucun sentimentde gène et sans se dire qu'elles préféreraient être ailleurs afin de ne pas assister à ce qui se passe aux environs. C'est qu'elles éprouvent la certitude très rassurante, du moins je le crois, que la jeune belle s'occupe non à se ruiner, mais à faire fortune. Or, ici en- core je puis répéter ce que j'ai déjà dit si souvent : en France, on agit tout au- trement, sinon mieux.

En Angleterre, si l'on voit une femme faire tout l'exercice du fleurt, depuis la première et chaleureuse phrase d'accueil : « Comment vous portez-vous? » jusqu'à ce dernier et doux sentiment, qui fixe im- muablement les yeux sur le parquet, tan- dis que )a tète semble s'incliner tendre- ment pour permettre a l'heureuee oreille de recevoir les enivrantes paroles liu par- fait amour, quand on voit cela, en An- leterre, même si la dame n'a plus depuis longtemps ses dix-huit ans. on peut être assuré qu'elle n'est pas mariée; mais ici, je le dis sans médisance, sans l'ombre de médisance, on peut être assuré qu'elle l'est. Elle peut être veuve; ou bien elle peut fleurter dans l'innocence de son coeur, parce que c'est la mode ; mais elle ne peut le faire si elle n'est pas mariée. J'étais plongée l'autre soir dans ces observations, quand une dame d'un certain âge, qui, pour une raison ou pour une au- tre (et il n'est pas facile de deviner pour- quoi), ne valse jamais, traversa la pièce et vint se placer auprès de moi. Bien qu'elle ne danse pas, c'est une charmante personne, et comme j'ai souvent causé avec elle, je la vois toujours s'approcher avec grand plaisir.

« A <juoi pensez-vous, madame Trollope ? me dit-elle ; vous avez l'air Je méditer? »

J'hésitai un moment à lui confier exacte- ment ce qui se passait dans mon esprit ; tout en réfléchissant je la regardais et je vis CM clic i|ucK]ue chose qui me fit croire

Paris Romantique

87

auc je pouvais lui livrer mes confidences sans craindre aucune sévérité de sa part ; alors je répondis très franchement :

« je médite, en effet, et c'est sur la si- tuation faite en France aux femmes qui ne sont pas mariées.

Des femmes qui ne sont pas ma-

riées?... Vous n'en trouverez presque ja- mais en France, dit-elle.

Pourtant ces jeunes femmes qui viennent de finir leur quadrille ne sont pas mariées?

Ah!... mais vous ne devez pas les appeler des femmes non mariées. Ce sont des demoiselles .

Soit ! Mes méditations les concer- naient.

Eh bien ?. . .

Eh bien... il me semble que le bal n'est pas donné, que les musiciens ne jouent pas, que les messieurs ne sont pas empressés pour elles.

Non, certainement. Et ce serait ab- solument contraire à nos idées de conve- nances, s'il en était ainsi.

Chez nous, c'est différent. Ce sont toujours les jeunes filles qui sont les hé- roïnes de tous les bals.

Les héroïnes visibles? » Elle appuya fortement sur l'adjectif et ajouta avec un sourire : « Chez nous les héroïnes visibles sont les réelles héroïnes en ces occa- sions. »

Je m'expliquai : « J'avoue, dis-je, que les héroïnes réelles sont, en certains cas

d'ostentation et de parade, les dames qui offrent les bals.

Bien expliqué, dit-elle en riant; mais je crois que vous devez avoir certai- nement une autre pensée. Vous trouvez donc, ajouta-t-elle, que nos jeunes femmes mariées prennent trop d'importance?

Oh non ! répliquai-je avec ardeur. Il est, à mon avis, impossible de leur don- ner trop d'importance, car de leur in- fluence dépend entièrement le ton de la société.

Vous avez tout à fait raison. Ceux qui ont vécu aussi longtemps que vous dans le monde n'en sauraient douter : et comment pourraient-elles avoir tant d'in- fluence si dans les réunions elles étaient négligées, et si les jeunes filles, qui n'ont encore aucune situation dans le monde, leur étaient préférées ?

Mais assurément, être préférée pour une valse ou un quadrille, cela n'est pas le but important que se propose l'une ou l'autre de nous ?

Non, peut-être ; mais c'est une con- séquence nécessaire. Chez nous les fem- mes se marient jeunes, aussitôt, en fait, que leur éducation est finie, et avant qu'il leur ait été permis d'entrer dans le monde et de prendre part à ses plaisirs. Leur des- tinée, au lieu d'être la plus brillante que toute femme puisse envier, serait au con- traire la plus triste, si on leur défendait de

profiter des plaisirs naturels à leur âge et à leur caractère national, parce qu'elles seraient n\ariées.

Pourtant, n'est-ce pas une dango-

88

Paris Romantique

reuse coutume que celle de lancer pour la première fois dans la société des jeunes femmes alors qu'elles sont irrévocablement engagées, et de les exposer à l'ambiance de jeunes hommes que leur devoir leur défend de trouver très aimables?

Oh non!... Quand une jeune femme a de bonnes intentions, ce n est pas un quadrille, ni une valse, qui la détournera du droit chemin. Si cela était possible, le devoir des législateurs de toute la terre serait de défendre à tout jamais ces exer- cices.

Non, non, non! dis-je vivement; je ne pense pas cela; au contraire, je suis tellement convaincue, par mes propres souvenirs et par les observations des autres, que la danse n'est pas une source fictive, mais une source réelle et bien naturelle de plaisir, un penchant commun à tous, que, au lieu de désirer qu'elle soit inter- dite, je voudrais, si j'en avais le pouvoir, la rendre plus générale et plus fréquente qu'elle n'est, et que les jeunes gens ne se réunissent jamais sans qu'ils pussent dan- ser à volonté.

Et de ce plaisir, que vous appelez une espèce de besoin, vous excluriez toutes les jeunes femmes au-dessus de dix-sept ans, parce qu'elles seraient mariées?... Les pauvres!... Au lieu de les trouver si pres- sées d'entrer dans la vie active, nous au- rions alors grand'peine à obtenir qu'elles nous permissent de monter un ménage pour elles. Le mariage, elles le prendraient en horreur, si telles étaient ses lois.

Je ne les voudrais pas telles, je vous assure », répondis-je, assez embarrassée de m'expliquer clairement sans dire quelque chose qui puisse paraître ou grossièrement pensé, ou un cruel soupçon contre l'inno- cence, ou une attaque peu civile contre les mœurs nationales; je restai donc silen- cieuse.

Ma compagne semblait s'attendre a ce que je continuasse, mais, après un court intervalle, elle reprit la conversation en disant : « Alors quel arrangement propo- sez-vous pour concilier la nécessité du danger et les convenances qui veulent, se- lon vous, que les femmes mariées ne soient pas exposées au danger que vous semblez trouver qui s'en dégage 7

Je serais trop chauvine en répon- dant qu'à mon avis notre manière d'agir en ce cas est la meilleure.

Telle est votre opinion?

A parler sincèrement, oui.

Voudriez-vous avoir l'amabilité de m'expliquer la différence qui existe a ce point de vue entre la France et l'An- gleterre ?

La seule différence entre nous, c'est que, dans mon pavs, les amusements qui réunissent les jeunes gens dans les circons- tances les plus favorables, peut-être, à faire tenir aux hommes des discours de ga- lanterie et d'admiration et à disposer les femmes à les écouter gracieusement, sont regardés comme faits pour les personnes non mariées.

Chez nous, c'est exactement le con- traire, répliqua-t-elle, du moins en ce qui regarde les jeunes femmes. En adressant une frivole et insignifiante galanterie, inspirée par la danse, à une jeune fille, nous estimerions violer la prudente et déli- cate réserve dont elle a été entourée. Une jeune personne doit être donnée à son mari avant que ses passions aient été éveil- lées ou son imagination excitée par la voix de la galanterie.

Mais pensez-vous qu'il soit plus dé- sirable que cela ait lieu après qu'elle a été donnée à son mari ?

Certainement, ce n'est pas désira- ble, maisc'est infiniment moins dangereux. Quand une jeune fille est mariée très jeune, ses sentiments, ses pensées, son imagination sont entièrement occupés par son mari. Son mode d'éducation l'y pré- pare, et ensuite c'est au mari a savoir gagner et retenir ce jeune coeur. S'il sait s'y prendre, ce n'est pas par une valse ou un quadrille qu'on le lui volera. Les ma- ris n'ont en aucun pays si peu de raison de se plaindre de leurs femmes qu'en France ; car en aucun pays la manière de vivre avec elles ne dépend autant d'eux. Chez vous, c'est le contraire, s'il en faut croire vos romans, et même les étranges procès rendus publics par vos journaux. Attachements antérieurs, affections d'en- fance cassées par le mariage, renouées ensuite, ce sont les histoires que nous en- tendons et lisons ; et elles ne nous indui-

Paris Romantique

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sent pas a adopter votre système pour amé- liorer le nôtre.

La grande notoriété des cas aux- quels vous faites allusion prouve leur ra- reté, répondis-je. Telles tristes histoires n'auraient que peu d'intérêt pour le public, soit comme roman, soit comme procès, si elles ne retraçaient pas des circonstances hors de la vie ordinaire.

Assurément, mais vous avouerez pourtant, que, s'ils sont rares en Angle- terre, ces scandales et ces hontes le sont encore plus en France.

Les événements de cette espèce n'y produisent peut-être pas autant de sensa- tion, dis-je.

Parce qu'ils y sont plus fréquents, voulez-vous dire ? Est-ce votre opinion ? (Et elle sourit avec reproche. 1

Ce n'est certainement pas cela que je veux dire, expliquai-je ; et, en vérité, ce n'est pas une occupation gracieuse ni utile que de chercher de quel côté de la Manche se trouve le plus de vertu. Pourtant, peut- être serait-il bon pour chacun des deux pays de modifier ses procédés d'éducation en y introduisant ce qu'il y a de meilleur dans celle de l'autre.

Je n'en doute pas, dit-elle ; et quand nous aurons fait ainsi d'aimables échanges, qui sait si nous ne vivrons pas assez, vous et moi, pour voir vos jeunes filles un peu moins libres, tandis que leurs pères et mères leur chercheront un bon mariage, au lieu d'assumer entièrement cette tâche elles-mêmes? Et, en retour, nos jeunes épouses laisseront peut-être de côté leurs coquetteries et deviendront mères rexpec- lahles un peu plus tôt. Quoique, à dire vrai, elles le deviennent toutes a la fin. »

Comme elle finissait de parler, une nou- velle valse commença, et une douzaine de couples, les uns mal, les autres bien as- sortis, glissèrent doucement devant rious. L'un d'eux se composait d'ini jeune homme très distingué, avec des favoris et des moustaches d'un noir bleu, haut comme une tour, et semblant, à en juger par son aspect, très content de lui-même. Su Jjii- seiise aurait incontestablement pu adresser à son mari, qui, assis non loin de nous, retirait pour la laisser passer, ses pieds

goutteux sous sa chaise, ces touchantes paroles :

Trente fois déjà le char de Phocbut i fait le tour Oc rclémcnt liquide de Neptune et de l'orbe delà

[terre. Et trente fois douze lunes, avec leur éclat. Sur \t monde ont douze fois trente nuits brille. Depuis que l'amour de no» coeur» et l'Hymen

[ont nos mains Unies par les liens les plus sacre».

Ma voisine et moi échangeâmes un re- gard en les voyant et nous nous mimes à rire.

« Au moins, vous avouerez, dii-elle, que voici un cas une dame mariée peut satisfaire sa passion pour la danse sans craindre les conséquences?

Je n'en suis pas tout à fait sijre, ré- pondis-je, car si elle n'est pas trouvée cou- pable de péché, elle obtiendra avec peine un verdict qui l'acquitte de tolie. Mais qui peut pousser ce magnifique person-

nage, qui regarde du haut de sa grandeur, à rechercher l'honneur de prendre cette taille vénérable dans ses bras?

Rien de plus facile à expliquer. Cette jolie jeune fille assise dans le coin la-bas, avec ses cheveux si sévèrement ti- rés, est sa fille, sa fille unique et qui aura ut>e noble i.'/. Comprenez-vous?... Et dites-moi, dans le cas l'affaire n'abouti- rait pas, ne vaut-il pas mieux que ce soit cette excellente dame, valsant comme un canard, qui reçoive sur son cœur d'acier toute l'éloquence que ce jeune homme déploie pour se rendre aimable, plutôt que la delicate petite jeune fille ?

Est-ce sérieusement que vous nous recommande/ cette façon de faire l'amour par procuration, en substituant la maman à la jeune fille jusqu'à ce que celle-ci ait ob- tenu un brevet qui lui perniette d'écouter elle-même le langage de l'amour? Si excellent que ce système puisse être, chère madame, il est vain d'cspcrcr que

90

Paris Romantique

nous l'introduisions jamais parmi nous. Nos jeunes filles diraient, ce que vous opposiez tout à l'heure à l'idée de faire accepter en France des innovations anglaises : Ce n' est pas dans nos mœurs, n Je vous assure, mon amie, que je n'ai pas inventé à loisir cette conversation pour votre amusement, car je me suis rappro- chée le plus possible de ce qu'on m'a dit ; je ne vous ai pas tout conté, mais ma let- tre est déjà assez longue.

XXI 11

LES TROTTOIRS NOUVELLEMENT INTRODUITS.

POURQUOI LES PARISIENS PRÉFÈRENT LES

APPARTEMENTS AUX MAISONS CONSTRUITES POUR

UNE SEULE FAMILLE COMME A LONDRES.

LE PORTIER-FACTOTUM. LE LUXE A PARIS EST

MOINS COUTEUX Qu'a LONDRES. RICHESSE

CROISSANTE DE LA FRANCE.

Parmi les récentes améliorations intro- duites à Paris, et qui doivent évidemment leur origine à l'Angleterre, celles qui frap-

CV.Adam del.)

pent d'abord les yeux sont l'usage presque universel des tapisdans lesmaisonset l'agré- ment des Irolloirs dans les rues. Dans peu d'années, à moins que tous les pavés n'aient été arrachés par ceux qui espèrent obtenir de l'immortalité par les barricades, il sera aussi facile de se promener à Paris qu'ii Loniires. Il est vrai que les vieilles rues ne sont pas assez larges ici pour permettre d'aussi grandes esplanades que celles qui s'étendent de chaque côté de Regent's Street et d'Oxford Siicet ; néanmoins l'es-

pace nécessaire à la sécurité et à la commo- dité des passants pourra être ménagé ; et ceux qui connurent Paris il y a une douzaine d'années, quand il y fallait sauter d'une pierre a l'autre, en pleine canicule, dans le fol espoir de conserver ses souliers secs, non sans craindre d'être écrasé par un cha- riot, un fiacre, un coucou ou une brouette, ceux qui se souviennent de ce temps-là, béniront le cher petit trottoir qui borde maintenant presque toutes les principales rues, à l'exception des interval les nécessaires pour accéder aux portes cochéres des hôtels privés et de quelques courts espaces qui semblent avoir été oubliés.

Une autre innovation anglaise, beaucoup plus importante, à été tentée sans succès : celle des maisonnettes, ou petits hôtels construits pour une seule famille. On en a bâti quelques-unes dans cette nouvelle partie de la ville qui s'étend derrière la Madeleine ; mais on n'a obtenu aucun bon résultat pour beaucoup de raisons que l'on aurait pu prévoir facilement, semble- t-il, et auxquelles il me paraît très difficile d'obvier à présent.

Pour qu'ils pussent convenir aux reve- nus moyens des Français, il faudrait que ces petits hôtels privés fussent construits sur une échelle trop médiocre pour qu'ils continssent de grandes chambres ; or la vas- titude des pièces d'habitation permet une espèce de parade qu'apprécient beaucoup de ceux qui vivent dans des appartements non meublés, qu'ils paient peut-être quinze cents et deux mille francs par an. Une autre commodité dont il serait pénible aux familles françaises de se passer et dont on peut jouir pour un faible prix, si l'on s'associe a plusieurs, c'est le portier et sa loge. Et si les Parisiens échangeaient leur système contre le nôtre, qui consiste a avoir un domestique spécialement occupe à porter les paquets et les lettres, ou à annoncer les visites, le nombre des servi- teurs devrait être doublé dans chaque famille.

Remplir ces offices-la, ce n'est pas tout ce qu'a a faire ce domestique de tant de maîtres qu'est le portier ; je ne suis pas assez compétente pour vous dire exacte- ment quelles sont ses fonctions; mais il me semble qu'on me repond généralement

Paris Romantique

<]Ljand je demande quelqu'un pour faire une commission : « Oui, madame, le porliei (ou la portière) fera cela » : et si nous nous trouvions soudainement privés de ce fac- totum, je pense que nous serions immé- diatement obligés de quitter notre appar- tement et de cherciier un rcfuj^e dans un iiotel, car nous serions très embarrassés

cette vivac'té grâce auxquelles on voit des locataires sexagénaires gagner leur élégant premier en escaladant les marches par deux à la fois. Et les pieds les plus jolis et les mieux chaussés du monde, qui a présent se trémoussent sans souci sur l'escalier com- mun, ne se traineraient-ils pas plus lourde- ment s'il leur fallait suivre un étroit

<P»r A. Cil

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UN TILBURV

(B )l. nj,!.)

de. savoir trouver les « aides » qui nous permettraient de vivre sans lui...

Les Parisiens forment une population très aimable et ils ont l'apparence d'être très heureux ; quel effet produirait sur chacun d'eux la possession tranquille d'une maison particulière? Ce qui est agréable à 1 un cl influence heureusement son carac- tère peut être désagréable à l'autre ; et je ne suis pas certaine que la petite maison commode, cju'on se procurerait en payant un loyer équivalent à celui d'un joli appar- tement, ne calmerait pas cette légèreté et

corridor dont la propreté ou la malpropreté serait devenue une question privée et individuelle ? Et le plus vif désir d'avoir dans son vestibule quelques statues et quelques lauriers-roses ne se calmerait- il pas si l'on avait à calculer ce qu'il en coûterait pour le satisfaire ? Et quel mal de tête en pensant à ce •cilain escalier à frotter du haut en bas! Toutes ces préoc- cupations, et beaucoup d'autres auxquel- les les Parisiens échappent, leur incom- beraient s'ils échangeaient leurs apparte- ments pour des maisonnettes.. .

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Paris Romantique

Rousseau dit que les paroles qui règlent tout à Paris sont : ce!j se fait et cela ne se fat f pas. On ne peut nier que ces mêmes mots n'aient à Londres un pouvoir égal ; et, malheureusement pour notre indépen- dance individuelle, il en coûte beaucoup plus pour leur obéir de notre côté de l'eau. Des centaines de francs sont actuelle- ment dépensées sur des budgets très limi- tés, sans procurer aucune jouissance à ceux qui les dépensent ; mais on se sou- met à cette nécessité parce que cela se fait ou cela ne se fait pas. A Paris, au contraire ces phrases imperatives n'ont pas la même influence sur les dépenses, parce qu'on n'y a pas pour but unique de paraître aussi riche que son voisin, mais de se donner par son revenu, grand ou petit, le plus possible de plaisirs et d'agréments dans la vie.

Pour ces raisons, en cas de diminution ou d'insuffisance de fortune, il est très agréable d'habiter Paris. Certes une fa- mille qui viendrait ici en pensant y trouver les choses indispensables à la vie à meil- leur compte qu'en Angleterre serait gran- dement désappointée : certains articles sont moins chers, mais beaucoup sont con sidérablement plus chers, et je doute vraiment qu'a l'heure actuelle les choses strictement nécessaires à la vie ne soient à meilleur marché à Paris qu'à Londres.

Ce n'est donc pas le nécessaire, mais le superflu qui est moins coûteux ici. Le vin, l'ameublement, l'entretien des che- vaux, le prix des voitures, les entrées au théâtre, les bougies de cire, les fruits, les livres, le loyer d'un joli appartement, les gages des domestiques, tout est à meil- leur marché, et les contributions directes moins élevées. Encore n'est-ce pas pour cette seule raison que la résidence à Paris sera avantageuse pour des personnes qui ont quelques prétentions à tenir un certain rang et qui veulent un certain stvie à leurs maisons. La nécessité de paraître, qui est de beaucoup la plus onéreuse de toutes les obligations que le rang impose, peut être évitée ici en grande partie, et sans qu'on en subisse aucune déchéance. En somme, l'avantage économique de la vie à Paris dépend entièrement du degré de luxe que l'on désire. Il y a certaine-

ment beaucoup de détails de délicatesse et de raffinement dans l'existence an- glaise, que je serais très peinec de voir abandonner parce que ce sont des parti- cularités nationales, mais je crois que nous gagnerions énormément, à beaucoup de points de vue, si nous pouvions apprendre à ne plus faire dépendre notre manière de vivre de sa comparaison avec celle des autres...

Je suis persuadée que, si la mode pre- nait chez nous d'imiter l'indépendance des Français dans leur manière de vivre comme elle veut maintenant qu'on imite leurs mets, leurs chapeaux, leurs mousta- ches et leurs moulures dorées, nous y ga- gnerions beaucoup de jouissances. Si, à l'avenir, aucune dame anglaise ne se sentait plus l'angoisse au cœur parce t]u'elle a compté dans le hall de son amie un plus grand nombre de valets de pied que dans le sien ; si aucun soupir ne s'exhalait plus dans aucun cercle parce que le bouton de chemise du voisin est plus beau; si aucune grosse facture ne s'élevait chez Gunter, chez Howell, ou chez James, parce qu'il vaut mieux mourir que d'être surpasse, nous serions incontestablement un peuple plus heureux et plus respectable que nous ne le sommes à présent.

On reconnaît assez généralement, je crois, que les Français sont maintenant plus avides de gagner de l'argent qu'ils ne l'étaient avant la dernière révolution. La sécurité et le repos que la nouvelle ciynas- tie semble avoir amenés avec elle leur ont donné le temps et l'occasion de multi- plier leurs capitaux ; et la conséquence, c'est que les aptitudes au comnterce que Napoléon nous reprochait si fort ont tra- versé la Manche, et commencent à pro- duire ici de très grands changements.

Il est évident que la richesse de la bour- geoisie augmente rapiden\ent, et les répu- blicains s'en effraient : ils voient devant eux un nouvel ennemi, et commencent à parler des abominations d'une hourgeoisic aristocratique.

Cet accroissement des fortunes bour- geoises a plusieurs effets remarquables, mais aucun ne l'est plus que l'augmenta- tion rapide des jolies demeures, lesquelles s'élèvent maintenant, aussi blanches etbvil-

Paris Romantique

95

tantes que des champignons frais, dan^ la partie nord-ouest de Paris.

C'est la tout a fait un nouveau monde, et cela me rappelle les premiers jours de Russel Square et du quartier alentour. L'église de la Madeleine, au lieu de se trouver placée, comme je me souviens qu'elle l'était jadis, tout a l'extrémité de Paris, voit maintenant une nouvelle ville s'étendre derrière elle ; et si les construc- tions continuent de s'élever a la même allure qu'elles semblent le faire en ce moment, nous, ou du moins nos enfants, la verrons occuper une situation aussi centrale que Saint-Martin dis Champs. Un excellent marché, appelé marché de la Madeleine, s'est déjà établi dans ce nou- veau quartier, et je ne doute pas que des églises, des théâtres, et des restaurants innombrables ne le suivent rapidement.

Il faudra placer les capitaux, qui s'ac- croissent avec une rapidité américaine, et, quand cela arrivera, Paris s'étendra hors de SCS limites actuelles de la même marche tranquille c|ue Londres avant lui : d'ici a vingt ans, le bois de Boulogne pourra être aussi peuplé que Regent's Park l'est aujourd'hui.

Ce soudain accroissement de la richesse est déjà cause de l'augmentation du prix de beaucoup d'articles vendus à Paris; si l'activité clu commerce continue, il est plus que probable que les fortunes du bour- sier et du marchand psirisien égaleront les fortunes colossales qui existent en Angle- terre ; alors les mêmes causes qui ont rendu la vie si coûteuse chez nous la rendront chère dans la France future. Bien des particularités dont on s'aperi,oit aujourd'hui et qui forment les plus gran- des differences entre les deux pays dis- paraîtront alors, car la grande richesse est tout ce qui manque a une famille française pour vivre comme une famille anglaise. Mais quand ce temps arrivera, les Parisiens ne perdront-ils pas plus de jouissances sans ostentation c]u'ils n'en gagneront par l'augmentation du luxe ? Pour moi, je suis absolument d'avis que Paris sera à demi gâté lorsque les en- nuyeux dîners lie cérémonie remplace- ront les réceptions sans pompe et les visites sans parade ; alors les Anglais pourront se

décider a rester fièrement et orgueilleuse- ment chez eux, car, au lieu du contraste brillant et vivant a leur manière de vivre qu'offre actuellement Paris, ils y pourront trouver une rivalité ennuyeuse, mais en chemin de réussir.

XXIV

ANECDOTE. LK ROMANTISME ET LE SUICIDE.

Il n'y a pas longtemps que deux jeunes hommes très jeunes entraient dans un restaurant, commandaient un diner d'un luxe et d'un prix inaccoutumés, et arrivaient a l'heure pour le déguster. Ils le firent avec toutes les apparence d'une juvénile gaieté. Ils commanderentdes vinsde Cham- pagne, qu'ils burent en se tenant par la main. Aucune ombre de tristesse, de pen- sées ou de réflexions d'aucune sorte ne sembla se mêler a leur joie qui fut bruyante, longue et incessante. A la fin, vinrent le café noir, le cognac, et la note : l'un d'eux la montra à l'autre et tous deux se mirent à rire. Ayant bu leur tasse de café jusqu'à la lie, ils appelèrent \z garçon c\ lui ordon- nèrent de faire venir le restaurateur. Celui- ci accourut sur le champ, pensant peut-être recevoir le montant de sa note, moins quelques extra que les joyeux mais écono- mes jeunesgens pouvaient trouver exagérés.

Au lieu de cela, l'aîné des deux amis lui déclara que le dîner avait été excellent, ce qui était très heureux puisque ce devait être le dernier que son ami et lui mange- raient; que, pour la note, il fallait leur faire de nécessité excuse, attendu qu'ils ne possédaient pas un sou ; que, dans aucune autre situation, ils n'auraient ainsi violé l'usage ordinaire au détriment de leur hôte ; mais que, trouvant ce monde, ses peines et ses chagrins indignes d eux, ils avaient décidé de jouir au moins une fois d'un repas que leur pauvreté les empêche- rait de jamais recommencer, et ensuite de prendre congé de l'existence pour toujours; il ajouta que la première partie île leur resolution s'était accomplie fort noblement grâce au cuisinier et à la cave de l'^rtablisse- ment ; que la clernière partie suivrait bientôt, car ils avaient melange au café noir et au petit verre de l'aitmirable cognac tout ce

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Paris Romantique

qui était nécessaire pour régler très rapi- dement leurs comptes.

Le testaurafeur étuh furieux. 11 najoutait aucune foi à ce qu'il considérait comme une rodomontade n'ayant pour but que d'éviter le paiement de la note, et il[parla

gens ava'ent été trouves couchés ensemble, la main dans la main, sur un lit que l'un d'eux avait loué quelques semaines aupa- ravant. Quand on entra, il étaient déjà morts et tout à fait froids.

Sur une petite table dans la chambre, on

M LA PEAU DC CHAUKIN

(Par Gavarni)

bruyamment," a son tour, de les remettre dans les mains de la police. A la fin, sur leur offre de lui laisser leur adresse, il leur per- mit toutefois de partir.

Poussé par l'espoird'obtenir son argent, ou peut-être craignant vaguement que le conte insensé que les jeunes gens lui avaient fait ne fût vrai, cet homme se rendit le jour suivant à l'adresse que lui avaient laissée ses clients. Là, il apprit que, le matin même, les deux malheureux jeunes

découvrit beaucoup de papiers noircis d'ccriturc ; tous exprimaient des aspira- tions a la splendeur obtenue sans travail, un profond mépris pour ceux qui se con- tentent d'une vie gagnée à la sueur de leur front, diverses citations de Victor Hugo, et la requête de vouloir bien transmettre aux journaux leurs noms et le récit de leur trépas.

On cite des cas nombreux d'amis inti- mes qui s'encouragent nuitucilemcnt ainsi

Paris Romantique

95

a finir leur existerue, sinon uux applaudis- sements du public, du moins avec un cer- tain effet. Et bien plus souvent on trouve morts et serrés dans les bras l'un de l'au- tre un jeune homme et une jeune femme ; ceux-là accomplissent a la lettre, avec le plus triste sérieux, la destinée prédite si {paiement dans la vieille chanson :

Gai. gai, marionx'twu\, Hetton^i nous dans la mist-re : _ _^

Gai, gai, maricni-noui, y/'

Mettons-nous ta corde au oou.

J'ai entendu dire par plusieurs personnes qui regardent avec philoso- phie les traits caracté- ristiques du temps pré- sent et de la race actuel le, ou plutôt peut-être de cette partie de la popu- lation qui vit dans une oisiveté dissolue, que ce qu'il y a de pis dans tout cela, c'est l'indif- férence, l'insouciance et \[n mépris de la mort digne des gladiateurs antiques, que l'on en- seigne, que l'on loue, que l'on exalte comme le fondement et la perfection de toute sagesse et de tout mérite humains.

XXV

« LE CHEVAL DE BRONZE » ET « LA MARQUISE 1)

A l'oPÉRA-COMIQUE. L HEURE TARDIVE DU

DINER NUIT AUX SPECTACLES.

LeCheval Je Bronze étant le spectacle par excellence de l'Opéra-Comique en ce mo- ment, nous crûmes nécessaire de l'aller voir, et nous avons tous trouvé que les de- cors et la mise en scène étaient aussi bien que le théâtre le permettait. Nous en sor- tîmes très satisfaits, ce que nous n'avouâ- mes qu'en petit comité, parce que cela n'était pas très flatteur pour nos facultés intellectuelles.

Je ne comprends réellement pas comment on peut rester assis pendant trois heures entières, non seulement sans murmurer,

mais encore sans autre occupation que de regarder une collection de choses dénuées d'intérêt autour desquellescirculesans cesse une foule de figurants. Mais c'est ainsi , et , en voyant tel arrangement de gazes blan- ches et bleues, éclairées par la lumière ma- gique des feux de Bengale, et qui forment décidément la plus jolie fantaisie que l'on

L OPERA-COMIQUE

iPjr h L.1

CoUtclion J B

puisse imaginer, nous nous écriâmes : i( Joli ! joli! H comme l'aurait pu faire un enfant de cinq ans en voyant pour la pre- mière fois Polichinelle.

La musique de M. Auber comprend quelques charmants morceaux, mais il a fait beaucoup mieux jadis; et le mauvais goût des principaux chanteurs me ferait désirer ardemment que l'excellent orchestre fût seul à l'interpréter.

M"' Casimir a eu et a encore une voix riche et puissante ; mais la plus inculte pe- tite fille d'Allemagne, qui arrange sa vigne en chantant ses airs nationaux, pourrait lui donner une les'on de goût qui lui serait plus profitable que tout ce que la science lui a appris...

Cette brillante bagatelle était précédée ii'unc pclile ccméJie, appelée,/.! Marquise. Le sujet doit avoir été tire, bien que très modifie, d'une histoire de George Sand, et ne vaut guère qu'on en parle ; mais c'est

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Paris Romantique

un joli spécimen d'un genre très français, une petite pièce naturelle, facile, enjouée; en l'écoutant, vous êtes en sympathie avec les acteurs comme avec les caractères, et vous oubliez qu'il y a dans le monde beau- coup de tristesses et d'ennuis...

Les théâtres, surtout ceux de second ordre, semblent être très suivis; mais j'en- tends souvent observer, à Paris comme à Londres, que le goût du théâtre diminue dans les hautes classes; et cela vient, je crois, des mê- mes causesdans les deux pays : d'abord, l'heu- re tardive du dîner, qui fait que, pour aller au spectacle, il faut déranger ses habitudes, et c'est une difficulté dans la famille. L'O- péra, qui com- mence plus tard, est tou- jours plein: et, si je ne vivais depuis assez longte mps dans le monde pour savoir ce que la mode peut faire sup- porter,jeserais étonnée qu'un peuple aussi gai que celui des Français se presse cha- """" "'

que soir pour

assister à un spectacle aussi sérieusement ennuyeux.. .

Peut-être en France comme en An- gleterre, si un nouveau génie théâtral « s'é- levait un matin le front dans les nues», Pariset Londres se soumcttraient-ilsà diner à cinq heures pour en jouir ; mais l'heure tardive du dîner et la médiocrité des ac- teurs font actuellement du théâtre un amu- sement populaire plutôt qu'un divertisse- ment élégant.

LAMENNAIS

XXV]

L ABBE DE LAMENNAIS. SON ASPECT ET SA

CONVERSATION. SON ADMIRATION ET CELLE

DES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS POUR OCONNELL.

J'ai eu la satisfaction de rencontrer, l'autre soir, l'abbé de Lamennais. C'était chez M"' Benjamin Constant, dont le salon est aussi célèbre par la renommée de ceux qu'on y rencontre que par les talents et le charme de la maîtresse de la maison.

Extérieure- ment, cet hom- me célèbre ressemble à un dessin original de Rousseau que je me sou- viens d'avoir vu. Il est bien au-dessous de latailleordinai- rc et très min- ce. Son aspect est très frap- pant et trahit l'habitude de la méditation ; mais ses yeux profonds ont quelque chose de presque fa- rouche , avec leurs regards rapides. Sa ro- be était noire (Bibl. n.i.) et avait plus de

négligence ré- publicaine que de dignité ecclésiastique, et la petite cravate qu'il portail, bien serrée autour de sa gorge, lui donnait l'appa- rence d*" quelqu'un qui ne fait guère atten- tion à la mode du jour ou aux coutumes des salons.

11 avait dinè chez M" Constant avec quatre ou cinq autres personnages distin- gués, et nous le trouvânKs prolondément enfoncé dans une bergi'ii' qui cachait pres- que cniicrement sa chétivc personne, est

Paris Romantique

97

entouré d'un ceiLle d'hommes a qui il par- lait avec animation. D'un côti était M. Jouy, VhermiU bien connu de la Chausséc-d'Antin, et de l'autre un député très apprécié sur les bancs du côlé gauche.

J'étais placée juste en face de lui et j'ai rarement observé le jeu d'une physionomie plus animé. Dans le courant de la soirée, il me fut présenté. Ses manières sont extrêmement distinguées; aucune raideur ni gène, rien de rustique ni d'ecclésiasti- que n'empêche sa vivacité naturelle. Il tira immédiatement une chaise vis-à-vis du sofa j'étais placée et causa fort agréa- blement, le dos tourné au reste de la société, jusqu'à ce que plusieurs personnes, dont beaucoup de dames, si fussent réunies autour de lui; alois il ne lui plut pas, je suppose, de rester assis tandis qu'elles étaient debout, et, se levant, il regagna sa bergère.

Il me dit qu'il ne resterait pas longtemps à Paris, il fréquentait trop le monde pour travailler, qu'il allait promptemcnt retourner dans sa profonde retraite, dans sa chère Bretagne, il finirait l'oeu- vre qu'il avait commencée. Je ne sais si cet ouvrage est la défense des Prévenus d'avril, cju'il a menacé de publier contre ceux qui ont refusé de le laisser plaider au tribunal dans cette affaire, mais on s'at- tend à ce que ce document soit violent, puissant et éloquent...

M. de Lamennais, ainsi que plusieurs autres personnages aux principes répu- blicains avec lesquels j'ai eu l'occasion de causer depuis que je suis à Paris, a conçu l'idée que l'Angleterre est en ce moment et botta fîJe sous la règle et le gouver- nement de Mr. Daniel 0'Coi\nell. ]l m'a entretenue de ce personnage avec la plus grande admiration et le plus profond res- pect : ne s'en rapporte-t-il pas aux joui- naux anglais pour croire à l'amour enthou- siaste et a la vénération qu'on lui tem.-vi- gncrait dans la Grande-Bretagne!

XXVIl

LES VIEILLES FILLES SONT RID'CULtS tv

FRANCE. POURQUOI ELLES Y SONT BEAUCOUP

PLUS RARES qu'en ANGLETERRE. SUPÉRtO- KITÉ DE LA MANIÈRE DE CONCLURE LES MA- RIAGES EN ANGLETERRE. EN FRANCE, LES

VIEILLES FILLES s'aPPLIQUCN7 A DISSIMULER LEUR TRISTE ÉTAT.

Il y a plusieurs années que, passant quelques semaines a Paris, j'eus une con- versation avec un Français au sujet des vieilles filles, et, bien qu'il y ait longtemps de cela, je vous la rapporterai à l'occasion d'un fait qui vient de m'arriver.

Nous nous promenions, je m'en sou-

viens, dans les jardins du Luxembourg, et, comme nous marchions de long en large dans les longues allées, la causerie tomba sur le « misérable sort », comme l'appelait mon interlocuteur, des femmes célibataires en Angleterre. Mon compagnon déplorait cet état comme le réïuliat le plus mélan- colique des moeurs nationales qui se pût imaginer.

« Je ne connais rien en Angleterre, déclarait-il avec la dernière énergie, qui me fasse plus de peine que la vue d'un grand nombre de ces femmes malheureuses, qui, encore que bien nées, bien élevées et estimables, se trouvent sans position, sans un étal et sans un nom, si ce n'est celui dont elles désirent tant se débarrasser qu'elles donneraient pour cela la moitié des jours qui leur restent à vivre.

Je crois que vous exagérez quel- que peu le mal répondis-je; pourtait, même si leur position est aussi triste que vous le dites, je ne vois pas en quci les dames célibataires sont plus hcureufcs ici?

Ici! s'exclama-t-il avec ir.dign;-.

98

Paris Romantique

tion : vous n'imaginez pas réellement qu'en France, nous nous vantons de vendre nos femmes les plus heureuses du monde, nous pourrions souffrir que, des jeunes filles infortunées, innocentes, sans appui, tombassent hors de la société, dans le néant du célibat, comme chez vous? Dieu 'nous garde d'une telle barbarie!

Mais comment pouvez-vous empê- cher cela ? 11 est impossible que, par suite des circonstances, beaucoup de vos hommes ne soient pas amenés à demeurer célibataires; et si le nombre des indivi- dus des deux sexes est égal, il s'ensuit qu'il doit y avoir aussi des femmes non mariées?

- Cela peut paraître ainsi, mais la réalité est tout autre : nous n'avons pas de femmes non mariées.

Alors, que deviennent-elles?

Je ne sais pas, mais si une Française se trouvait dans cette situation, elle se jetterait à l'eau !

J'en connais une cependant, dit une dame qui était avec nous ; M'" Isabelle B... est une vieille fille.

E>7-i/ possible ? s'écria notre interlo- cuteur d'un ton qui me fit éclater de rire. Et quel âge a-t-elle, cette malheureuse M"- Isabelle?

Je ne sais pas exactement, répondit la dame, mais je pense qu'elle doit avoir passé trente ans depuis longtemps.

C'est une horreur! n s'écria-t-il en- core, et il ajouta avec mystère, dans un demi-murmure : « Croyez-moi, elle ne supportera pas cela longtemps! »

J'avais certainement oublié M" Isabelle et ce qui la concernait, quand je rencon- trai la dame qui l'avait citée comme étant la seule vieille fille qui fût en France. Comme je causais avec elle, l'autre jour, de -eut ce que nous avions fait ensemble *<ans le temps passé, elle me demanda si je me souvenais de cette conversation. Je lui assurai que je n'en avais ricti oublié.

« Alors, me dit-elle, je vais vous ra- conter ce qui m'est arrivé trois mois envi- ron après qu'elle eut eu lieu. Je fus invitée avec mon mari a aller voir une amie à la campagne, dans la même maison j'avais rencontré cette M"" Isabelle B... que je vous ai nommée. l,e soir, en jouant à

l'écarté avec notre hole, je me rappelais notre conversation dans les jardins du Luxembourg et je m'enquis de la demoi- selle en question :

« Est-il possible que vous n'ayez pas su ce qui lui est arrivé? me répondit-on.

Non, en vérité, je n'ai rien appris. Est-elle mariée ?

Mariée?... Hélas! non, elle s'est jetée à l'eau ! »

Ce dénouement terriRle prenait une gra- vité solennelle après ce qui avait été prédit à cette jeune femme. Quoi de plus étrange que cette coïncidence! Mon amie me dit qu'à son retour à Paris elle raconta cette catastrophe à celui qui avait semblé la pré- voir et qu'il reçut cette nouvelle par une exclamation caractéristique : « Dieu soit loué! Elle est maintenant hors de son malheur. »

Cet incident et la conversation qui suivit me portèrent à rechercher sérieusement ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, et il me semble, après enquête, qu'une femme célibataire, ayant passé trente ans, c'est un cas fort rare en France. Procurer à leurs enfants un nuriage conve- nable passe aux yeux des parents pour un devoir aussi strict que de les envoyer en nourrice ou à l'école. La proposition d'une alliance vient aussi souvent des amis de la femme que de ceux de l'homme, et il est évident que cela doit beaucoup augmenter les chances d'établissenient convenable pour les jeunes personnes; car, bien qu'il nous arrive d'envover nos filles jusqu'aux Indes dans l'espoir d'obtenir ce résultat désire, il est peu de parents anglais qui soient allés jusqu'à proposer à quiconque, ou au fils de quiconque, de prendre leur fille.

Si nos usages étaient différents, si la demande en mariage d'une jeune fille était préparée par les amis au lieu de dépendre de la chance ou du hasard d'une rencontre, je ne doute pas que beaucoup de mariages heureux n'en résulteraient; et, d'ailleurs, un arrangement semblable , qui ne choque aucun sintiment des convenances, puisqu'il est conforme à une coutume nationale, peut donner à penser à la jeune fille que, par un privilège flatteur pour sa délica- tesse, elle est absolument étrangère a cette

Paris Romantique

99

aFFairc. Mais, nos jeunes filles anglaises consentiraient-elles, pour ne pas courir la chance de rester vieilles filles, à aban- donner ce droit, i]ui leur est si précieux, de vivre dignement en célibataires jus- qu'au jour ou elles auront choisi elles- mêmes un époux au milieu du monde, et renonceront- elles pour cela au droit de dire oui ou non a leur guise et selon leur fantai- sie ? . . .

Le monde entier est persuadé que la France abonde en épouses aimantes, constantes et fidèles, et en maris de mê- me; je ne pense pas que, s'il en est ainsi , ce soit une consé - quence de la manière dont les mariages se font ici. Le plus fort argument en faveur de l'usage frani;ais, <;'est assurément qu'un mari qui prend une jeune fcmnu- aussi neuve d'impres- sions de toutes sor- tes que doit l'être une jeune fille fran- çaise bien élevée, ce mari-là a une meil- leure chance, ou plu- tôt a plus le pouvoir deconquérir le civu de sa femme qu'un homme qui s'éprend d'une beauté de vingt ans, laquelle a déjà ' ' ■" li-v.imi entendu peut-être

des aveux aussi tendres que ceux qu'il murmure à son oreille, faits par un autre homme cjui, s'il n'avait pas k movcn d'épouser la jeune personne, avait du moins celui de l'aimer, et une langue pour la séduire aussi bien que le mari.

En revanche, que d'arguments con-

traires! Quel que soit le sentiment d'une Française pour son époux, celui-ci ne pourra jamais sentir qu'elle l'a choisi parmi les autres; certes, il arrive parfois qu'une belle créature soit élue par sen fiancé a

« LA BONNE FILLE I)

^Coll. J. BouUn^o,

cause de sa beauté; mais, si la réponse a etc faite sans même qu'on la cc>nsulte. sans doute elle peut tirer de cette demande une petite satisfaction de vanito, mais certainement rien qui apprc>che d'un senti- ment de tenctrcsse venant du ccvur.

L'habitude est si fortement invétérée

Paris Romantique

qu'il est impossible à un pays de juger impartialement l'autre sur un sujet entière- ment réglé par les coutumes. Donc, tout ce que je puis, comme Anglaise, m'aven- turer à dire, c'est que je serais bien fâchée que nous adoptassions chez nous la mode de nos voisins français.

Je pense, toutefois, que mon ami du jardin du Luxembourg exagérait beaucoup quand il m'assurait qu'il n'existait pas de

Y on

f>m...^^

(V Adan. dd.

*at'

femmes célibataires en France. Il en existe certainement, bien qu'en moins grand nombre qu'en Angleterre. D'ailleurs, il n'est pas aisé de les reconnaître. Chez nous, il n'est pas extraordinaire que des femmes célibataires prennent ce qu'on appelle en langage militaire un « rang de brevet ». Ainsi miss Dorothée Tomkins deviendra Mrs. Dorothée Tomkins et quelquefois même tout bonnement Mrs. Tomkins, pourvu qu'il n'y ait aucune autre Mrs. Tomkins pour lui interdire ce titre; mais je n'ai pas souvenance qu'aucune dame dans cette situation se soit fait appe- ler la veuve Tomkins ou la veuve Un Tel. Ici, on m'a assuré que le cas est diffé- rent et que les plus proches parents et amis sont souvent seuls à savoir quelque chose. Plus d une veuve respectable n'a jamais eu de mari dans sa vie, et l'on m'a positivement affirmé que le secret est sou-

vent si bien gardé, que les nièces et les neveux d'une famille ne savent pas si leurs tantes sont veuves ou non.

Cela tend à démontrer que l'on consi- dère ici le mariage comme un état plus honorable que le célibat, quoiqu'il ne faille pas aller jusqu'à prétendre quelles vieilles filles se jettent à l'eau...

XXVUl

l'élégance inimitable des françaises.

IMPOSSIBILITÉ A UNE ANGLAISE DE n'ÊTRE PAS

CONNUE POUR TELLE AU PREMIER REGARD.

LES MAGASINS DE NOUVEAUTÉS ET LES BOUTI- QUES. LE GOUT DES BOUQUETIÈRES.

TOUT A PARIS EST ARRANGÉ AVEC GOUT.

PLUS DE ROUGE NI DE FAUX CHEVEUX.

Avouez, en pensant que c'est une femme qui vous écrit, que vous ne pouvez vous plaindre d'avoir été accablé de détails sur les modes de Paris : peut-être même vous plaindrez-vous de ce que tout ce que j'en ai déjà dit n'ait porté que sur le costume historique et fantaisiste des républicains. L'apparence de chacun et tout ce qui s'y rapporte a cependant une très grande im- portance dans la vie quotidienne de cette brillante ville ; et bien que à ce point de vue, elle soit le modèle du monde entier, elle a su garder pour elle seule un aspect, une manière d'être que tout autre peuple cher- cherait en vain à imiter. Allez vous vou- drez, vous verrez des modes françaises; mais il faut venir à Paris pour voir com- ment on les porte.

Le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, la colonne de la place Ven- dôme, les moulins à vent de Montmartre ne sont pas plus caractéristiques de Paris que l'aspect des chapeaux, des bonnets, des guimpes, des châles, des tabliers, des ceintures, des boucles, des gants, mais surtout des bottines et des bas, quand ils sont portés par des Parisiennes dans la ville de Paris.

C'est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule a ce marché d'élégance, chacune portant assez d'argent dans sa poche pour se vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de plus riche ; c'est en vain que chacune

Paris Romantique

appelle à son aide toutes les tailleuses, coif- feuses, modistes, couturières, cordonniers, lin- gères et friseuses de la ville : quand elle aura acheté et mis comme il convient toute chose exactement de la façon qu'on lui aura prescrite, elle entendra, dans la pre- mière boutique elle entrera, une grisette murmurer à une autre derrière le comptoir : n Voyez ce que désire cette dame anglaise » ; et cela, pauvre chère danie ! avant qu'elle ait pu prononcer un seul mot capable de la trahir.

Et ce ne sont pas seulement les Pari- siens qui nous re- connaissent facile- ment — cela pour- rait être chez eux à quelque inex- plicable franc-ma- çonnerie ; non, le plus fort est que nous nous recon- naissons nous-mc- me l'un l'autre sur- le-champ : « C'est un Anglais! » «C'est une Anglaise! » Cela se voit plus vite qu'on ne le saurait dire.

Ces manières, cette allure, cette marche, l'expres- sion des mouve- ments et, pourainsi parler, des mem- bres, que tout cela soit si spécial et im- possible à imiter,

voilàqui est vraimentsingulier. Cela n'a rien à voir avec les différences d'yeux et de teint des deux nations, car l'effet est peut-être senti plus fortement encore quand on suit une personne que quand on la croise ; il ressort de chaque pli comme de chaque épingle, de toutes les attitudes et de tous les gestes.

Si je pouvais vous expliquer ce qui pro- duit cet effet j'en rendrais peut-être l'imi- tation moins malaisée; mais comme, après

(Pa

-in)

s'y être essayé pendant vingt ans, on a hni par regarder comme impossible de le défi- nir, ne comptez pas sur moi pour cela. Tout ce que je puis faire, c'est de vous dire la-dessus ce que tout le monde sait, sans chercher à atteindre la partie mysté- rieuse de ce sujet, et à analyser cet effet magique.

Pour parler en termes de marchandes de modes, les dames « s'habillent » beaucoup moins à Paris qu'à Londres. Je ne pense pas qu'une Pari- sienne, après avoir quitté son désha- billé du matin, s'astreindrait, du- rant n la saison », a changer de robe quatre fois par jour, comme je l'ai vu faire à des dames de Londres. Et je ne crois pas que les plus précieuses en cette matière pen- seraient avoir com- mis une grave in- fraction à la bonne éducation si elles paraissaient a diner dans la même toi- lette qu'on leur aurait vue porter troisheurcs aupara- vant.

Le seul article de luxe féminin plus généralement répandu parmi elles que parmi nous est le chàle de cache- mire. Le trousseau d'une jeune femme compte toujours aumoins un de cesprecieux châles, et c'est, je crois, de tous les prt'wn/.v, celui qui fait souvent, comme le dit Miss Edgeworth, oublier le futur à la hanccc. Sous d'autres rapports, ce qui est néces- saire à la garde-robe d'une Française dé- gante l'est aussi à celle d'une Anglaise. Seulement on porte plus chez nous de bijoux et colifichets de toutes sortes que chez eux. La robe qu'une jeune Anglaise

(Coll. J B.

Paris Romantique

mettrait pour diner est exactement la même qu'une jeune Française porterait à tous les bals, sauf à un bal costumé; au lieu que la plus élégante toilette du dîner, à Paris, ne se porterait chez nous que pour aller à l'Opéra.

11 y a beaucoup de très jolis magasins Je

MAHCIl'VNDKS DU MODUS

nouveautés dans toutes les parties de la ville, et le cœur d'une femme peut y trou- ver tout ce qu'il désire quant a la toilette.

Ces magasin sont des modistes et des coif- feuses excellentes, qui savent parfaitement fabriquer et recommander tous les produits de leur art fascinateur; mais il ne se trouve point ici de Howel et de James s'as- semblent à point nommé toutes les jolies

femmes de Paris; on ne voit aucune assem- blée de grand valets de pied attendant sut les banquettes à l'extérieur des boutiques, et qui fassent office d'enseigne pour les non-initiés en leur indiquant par leur pré- sence combien d'acheteurs sont en train de marchander les précieux objets de l'inté- rieur. Les boutiques sont en général beaucoup plus petites que les' nôtres, ou, quand elles s'étendent en longueur, elles ont l'air de dépôts de marchandises. On étale pour la montre et la décoration beaucoup moins d'objets, si ce n'est dans les magasins de por- celaines ou de bronzes dorés, protégés par des glaces. A vrai dire, partout les articles peuvent être exposés sans danger aux injures de l'air, on en étale un nombre considérable ; mais, dans l'ensemble, les boutiques n'offrent pas ici une aussi grande apparence de capitaux employés que chez nous.

Une des principales causes du gai et joli aspect des rues est la quantité et l'élégant arrangement des fleurs exposées pour la vente. Tout le long des boulevards, et dans chacun de ces brillants passages qui percent maintenant Paris dans tous les sens,, vous n'avez qu'à fermer les veux pour vous croire dans Bibi, nai jji^ parterre; et si, en ou-

vrant les yeux, l'illusion s'envole, vous trouvez à sa place quelque chose d'aussi charmant.

Malgré les abominations multiples des- rues, les serrures des portes des salons semblables à des cadenas de prisons et l'odieux escalier commun à tous par le- quel on y accède, il y a chez ce peuple un goût et une grâce qu'on ne trouverait certainement pas ailleurs. Et cela non seulement dans les vastes hôtels des riches.

Paris Romantique

et des grands, mais dans toutes les classes de la société, jusqu'à la plus basse.

La manière dont une vieille marchande de quatre saisons noue les cerises qu'elle vend pour quelques sous à sa clientele de gamins, pourrait donner une leçon au plus adroit décorateur de nos tables de sou- pers. Un bouquet de violettes sauvages, ilont le prix est a la portée de la soiibrelle la moins payee de Paris, est arrangé avec une. grâce qui le rendrait digne d'une du- chesse ; et j'ai vu le modeste étalage d'une fleuriste dont toute la tente se composait d'un arbre et du ciel bleu, disposé avec un mélange de couleurs si harmonieux, que je suis restée plus longtemps et plus agréa- blement à la regarder que je ne suis jamais demeurée à contempler le palais de Flore lui-même dans le King's Road.

Après tout, je pense que ce mystérieux art de la toilette, dont j'ai déjà parlé, vient de ce bon goût naturel, universel et inné. H existe un à-propos, une bienséance, une sorte d'harmonie dans les différentes parties de la toilette féminine, que l'on cons- tate sur les totjui's de coton aux teintes éclatantes assorties aux mouchoirs et aux tabliers, comme sur les chapeaux les plus élégants des Tuileries. Le mot si expres- sif pour qualifier une femme bien mise : faite à peinhe, peut être bien souvent ap pliqué avec autant de justice à une pay- sanne qu'à une princesse; car toutes deux ont la même délicatesse naturelle de goût.

C'est ce sentiment national qui rend tel- lement supérieurs, a Paris, la mise en scène, le corps de ballet, et tout ce qui dans les théâtres fornie tableau. Là, une simple er- reur dans la couleur ou l'arrangement pourrait détruire l'harmonie entière et le charme de l'ensemble : mais vous voyez ici de pauvres petites filles, louées à la nuit moyennant quelques sous pour figurer des anges ou des Grâces, entrer dans la composition de la scene avec un ins- tinct aussi infaillible que celui qui pousse les oies sauvages, volant à travers les airs, à se former en une phalange triangulaire admirablement ordonnée, au lieu de se disperser vers tous les points de la bous- sole, comme on le voit faire par exemple à nos figiiran'es à nous lorsque le maître de ballet ne les tient pas aussi rigoureuse-

ment en ordre qu'un bon chasseur rassem- ble sa meute. -

C'est un soulagement pour mes yeux de constater que le fard n'est plus a la mode. Je ne comprends pas ceux qui disent qu'un regard brillant le devient plus encore par une légère touche de rouge habilement appliquée en dessous. En tout cas si on en met encore, c'est si adroitement que cela ne produit qu'un bon effet, et voila un immense progrès sur la mode, dont je me souviens trop bien, de farder les joues des jeunes et des vieilles a un point réellement effrayant.

Un autre progrès que je goûte fort,

E. LjTi dtl ; (Coll J. B

c'est que la plupart des vieilles dames ont renoncé aux cheveux artificiels ; elles ar- rangent maintenant leurs propres cheveux gris avec le plus d'élégance et de soin possibles. L'apparence générale de l'cn- scmble v gagne : la nature arrange les choses pour nous beaucoup mieux que nous ne le pouvons faire; et l'aspect d'une figure âgée entourée de boucles noires, brunes ou bloruies, est infiniment moins agréable que celui d'un vieux visage accom- pagf\é de ses propres cheveux argentés.

J'ai entendu observer, avec beaucoup de justesse, i]ue le fard n'est sevant qu'a celles qui n'en ont pas besc>in : on peut dire la même chose des faux cheveux. Quelques-uns des edifices en cheveux noirs et brillants comme du jais que j'ai vus ici excédaient certainement en quantité de cheveux ce qui peut croître sur aucune tète huma-ne; mais quand cet edifice sur- monte un jeune \isage qui semble avoir droit a tous les honneurs que l'art des coif- feurs peut imaginer, il n'v a rien la d'incon-

Paris Romantique

gru ni de désagréable, bien qu'il soit tou- jours dommage de mêler quoi que ce soit de faux à la gloire d'une jeune tète. Pour ce sentiment-là. Messieurs les Tabricanh de faux cheveux ne me rendront pas grà-

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ces : après avoir interdit l'i sage des fausses tresses aux vieilles dames, voilà que je dé- sapprouve maintenant les fausses boucles pour les jeunes!

Au teste, tout ce que je peux vous dire quant a la toilette, c'est que nos élégantes ne doivent plus espérer de trouver ici au-

cun arti^'e utile pour leur garde-robe à meil'eur marché ; au contraire, tout s'y paye beaucoup plus cher qu'à Londres"; et ce qui doit également les empêcher de faire leurs emplettes ici, c'est que les dif- férents objets que nous avions l'habitude de con- sidérer comme mieux fa- briqués que chez nous, spécialement les soieries et les gants, sont mair.- tenant, à mon avis, déci- dément inférieurs aux nô- tres en qualité : les articles qu'on peut acheter au même prix qu'en Angle- terre, sont moins bons à l'usage.

Les seules emplettes que j'aimerais à rapporter chez moi, ce seraient des porcelaines : mais cela, nos tarifs de douane nous le défendent, et, sans cette protection, nos Wedge- wood et nos Mortlake ne vendraient plus que peu li'articles d'ornement, car lion seulement leurs prix -.ont plus élevés mais leur natière première et leur l.içon sont, à mon avis, ^xtrcnicnicnt inférieurs. 11 est rccllement agréable à lies sentiments patrioti- ques de pouvoir constater honnêtement que, sauf ces objets et quelques articles de luxe, commcs les bron- zes dorés, les pendules d'albâtre et caetera, il n'y a rien ici que nous ne puis- sions trouver en abondan- ce dans notre pays.

XXIX

l'abbé LACORDAIRE. SUCCÈS DE SES ShH-

MONS A NOTRE-DAMR. I.ES MRILLFURES

PLACES RÉSERVÉES AUX HOMMES. DIMEN- SIONS DE NOTRE-DAME. AFFLUENCE DE I'tU-

Paris Romantique

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nés gens Je Paris. ils font ht dkfont

LnS RI-PUTAIIONS. - LACORDAIRE RST UN

PRl';lJlCAir.UR Dl PLORABl.E.

La grande réputation d'un prédicateur nous décida dimanche a supporter deux heures d'attente fastidieuse avant la messe qui précéda son sermon. C'est de la sorte seulement qu'on peut s'assurer une chaise à Nolie-Dame quand l'abbé Lacordaire y

ques circonstances vinrent d'ailleur>> dimi- nuer l'ennui de notre lonj^ue attente, et ]C dois avouer que ce ne fut point la la moins profitable partie des quatre heures que nous passâmes dans cette église.

En entrant, nous trouvâmes limmense nef close par des barrières, comme elle l'avait été le dimanche de Pâques pour le concert(car ainsi pourrait-on appelerl'office de cette fcte). Quand nous voulûmes pen:-

doit monter en chaire. L'ennui est grand ; mais ayant successivement entendu dire de ce personnage célèbre qu'il était u envoyé par le ciel pour ramener la France au ca- tholicisme rt ; qu'il était « un hypocrite lais- sant Tartuffe loin derrière lui » ; que son « talent dépasse celui de tout prédicateur depuis Bossuet », et que c'était « un char- latan qui devrait prêcher de sa baignoire plutôt que de la chaire de Notre-Dame », je me décidai à le voir et l'entendre moi- même, quoique je sois peu capable de dis- cerner oil peut être la vérité entre les deux partis qui sont sépares par un abinie. Quel-

frer dans cette partie réservée, c>n nous dit qu'aucune clame n y était admise, mais que les bas-côtés contenaient beaucoup de chaises et qu'on y trouvait des places ex- cellentes.

Cet arrangement nt'étonna pour plu- sieurs raisons. D'abord parce qu'il est ab- solument contraire aux usages nationaux, car partciut, en France, les meilleures pla- ces sont réservées aux femmes, ou du moins, en principe, j'ai toujc^urs trouvé qu'il en fut ainsi. Ensuite parce que, dans tc>utcslcs églises ciù je suis entrée jusqu a présent, \'is- semblee, toujours ncinbieuse . est invaria-

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Paris Romantique

b ementcomposéed'au moins douze femmes pour un homme. Aussi lorsque, en regar- . danf dans la partie réservée, j y remarquai assez de rangées de chaises pour recevoir quinze cents personnes, je pensai qu'à moins que tous les prêtres de Paris ne vinssent en personne faire honneur à leur éloquent confrère, il était assez peu vrai- semblable que cette mesure peu galante fût nécessaire. Je n'eus pas le temps, au reste, de pz-vàrc en conjectures, car la foule se pressait déjà à toutes les portes, et nous nous dépêchâmes de nous assurer des meil- leures chaises dans les bas-côtés. Nous parvînmes à nous placer entre les piliers, juste en face de la chaire, et nous en fûmes satisfaits cir nous ne doutâmes pas qu'une voix qui avait acquis une telle renommée ne pût se faire entendre dans les galeries laté- rales de Notre-Dame.

Lorsque je me fus installée aussi confor- ablement que possible sur ma chaise au djssier droit, j'eus une première consola- tion à ma longue attente en songeant que du moins elle se passerait entre les murs vénérables de Notre-Dame. C'est une glo- rieuse vieille église, et, bien qu'on ne" puisse la comparer à l'Abbaye de West- minster, ou à Anvers, ou à Strasbourg, ou à Cologne, ou à beaucoup d'autres que je pourrais nomnter, elle garde assez d'inté- rêt pour vous occuper pendant un temps considérable. Les trois rosaces élégantes qui jettent leur lumière colorée au nord, à l'ouest et au sud offrent par elles-mêmes une très jolieêtude pour une demi-heure ou deux, et, d'ailleurs, elles rappeient, malgré leur minime diamètre de quarante pieds, la magnifique fenêtre ronde de l'ouest à la cathédrale de Strasbourg, dont le seul sou- venir suffirait a faire passer un autre long espace de temps...

J'avais une autre source de distraction, et rien moins qu'insignifiante, à observer 1 'affluence des assistants. L'édifice renferma bientôt autant d'être vivants qu'il en pou- vait contenir; et les places que nous ju- gions qudconc|ues quand nous les primes, se trouvèrent si commodément situées que nous nous réjouîmes de les avoir choisies. Il n'y avait pas un pilier qui ne servit d'appui à autant d'hommes qu il en fallait pour l'entourer, et pas un ornement en

saillie, pas une balustrade des autels laté- raux, pas un point élevé, qui ne fût comme si un essaim d'abeilles s'y était suspendu. Mais ce qui attira le plus mon attention fut ce qui se passait dans la nef. Quand on me dit que c'était la partie de l'église ré- servée aux hommes, je pensai que j'y ver- rais des citoyens catholiques, respectables, et d un âge mûr, venus de tous les coins- de la ville et peut-être du pays pour en- tendre le célèbre prédicateur; mais, à mon grand étonnement, je vis arriver par dou- zaines des jeunes gens joyeux, élégants, misa la dernière mode, ei tels que je n'en avais encore jamais vu à d'autres cérémo- nies religieuses. Parmi eux se trouvait une certaine quantité d'hommes plus âgés; mais la grande majorité ne tiépassait pas trente ans. Je ne pouvais comprendre la raison de ce phénomène ; mais tandis que je me creusais la tète pour en trouver l'explica- tion, le hasard vint en aide à ma curiosité sous la forme d'un voisin communicatif.

Dans aucun endroit du monde il n'est plus aisé d'entrer en conversation avec un étranger qu'à Paris. A tous les degrés de la société il y règne une courtoisie et une sociabilité naturelles, et celui qui le désire peut facilement connaître l'état d'esprit de toutes les classes. Le temps présent est très favorable à cela, car le trait le plus remarquable des mœurs parisiennes, en ce moment, c'est une abolue liberté d'expri- mer son opinion sur toutes choses.

J'ai entendu dire qu'il était difficile d'ob- tenir une réponse nette, précise et courte d'un Irlandais ; d'un Français, c'est impos- sible : quand sa réplique à votre question équivaudrait au fond au sec anglicisme « 1 don't know » je ne sais pas , elle serait faite d'un ton et avec une tournure de phrase qui vous per uadcraient qu'on sera satisfait et .même extrêmement heureux de répondre à toutes les autres demandes qu'il vous plaira de faire sur le même su jet, ou sur un autre.

Pour avoir déplacé ma chaise d'un pouce et demi en vue de la commodité d'un voi- sin à cheveux gris, celui-ci fut amené à prononcer : « ylfillc pardons, mjJamc ! » avec une remarque sur la gêne qu'appor- tait la réserve de toutes les nieillcures pla- ces pour les messieurs. C'était tout à lait

Paris Romantique

OMtraire, ajotifa-t-il, à la coutume ordi- aire des Parisiens, et de fait, c'était pourtant la seule disposition que l'on eût trouvée pour que les dames ne fussent pas incommodées par le flot impétueux des jeunes gens qui viennent régu- liércment entendre l'abbé Lacordaire.

« Je ne vis jamais tant de jeunes gens dans au- cune assemblée reli- gieuse, dis-je, espé- rant qu''l pourrait m'ex- pliquer ce mystère...

La France, répon- dit-il avec énergie, comme vous pouvez vous en convaincre en regardant cette multitu- de, n'est plus la France de I jqS , quand ses prêtres chantaient des cantiques sur l'air du Ça ira. La France est heureusement redeve- nue profondément et sincèrement catholique. Ses prêtres sont a nou- veau ses orateurs, ses plus grands, ses plus hauts dignitaires. Elle peut encore donner des cardinaux à Rome, et Rome peut encore donner un ministre a la France. »

Je ne trouvai aucune réponse à faire; et mon silemrc ne sembla pas lui plaire, car, après être resté assis quelques mi- nutes en silence, il se leva de la place qu'il avait obtenue àsigrand'- peine et, se frayant un '•*'■'

passage a travers la fou- le, il disparut derrière nous ; mais je pus le revoir, avant de quitter l'église, debout sur les mirchcs de la chaire... La messe terminée, je regardai la chaire ; elle était encore vide, mais, en

jetant les yeux autour de moi, je vistousles regards tournés vers une petite porte dan» le bas côté nord, presque immédiatement

CHAIRE PRÛCHWT A NOTRr.-DAME

Coll. J Boulcn^.r

derrière nous. Il est entre Ij .' dit une jeune femme près de nous, d'un ton qui semblai indiquer un sentiment plus prc>fond que le rcspe.t, et qui vraiment touchait à l'adora-

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tion. Ses yeux restèrent fixés sur la porte comme ceux de beaucoup d'autres jusqu'à ce qu'elle s'ouvrit et qu'un jeune homme élancé, dans le costume du prêtre qui va monter en chaire, y apparût. Un bedeau lui fraya un chemin à travers la foule, qui, épaisse et serrée comme elle était, se recu- lait de chaque côté pour le laisser appro- cher de la chaire, avec beaucoup plus de docilité qu'elle ne l'eût fait poussée par une troupe de cavalerie.

Le silence le plus profond accompagnait sa marche ; jamais je ne vis démonstration de respect plus frappante ; et l'on prétend que les trois quarts de Paris considèrent cet homme comme un hypocrite !

Aussitôt qu'il eut atteint la chaire, tan- dis qu'il se préparait par une muette prière au devoir qu'il allait accomplir, un bruit se fit entendre dans la partie supérieure du chœur et l'archevêque, suivi de son splen- dide cortège ecclésiastique, s'avança vers la partie de la nef qui est immédiatement en face du prédicateur. En arrivant à l'endroit réservé, chacun gagna sans bruit la place qui lui était assignée d'après sa dignité, tandis que l'assemblée entière attendait debout respectueusemei.t, et semblait

JUmirer un .11 bel ordre et reccnnaiire l'église.

11 est plus facile de vous décrire tout ce qui précéda le sermon que le sermon lui-même. Ce fut un tel flot de paroles, un tel torrent, une telle averse de déclama- tions passionnées que, même avant den avoir entendu assez pour pouvoir juger du sujet, je me sentis disposée à mal juger du prédicateur, et a soupçonner ce discours d'avoir plus de fleurs et de fioritures de rhé- torique humaine que de simple vérité di- vine.

Ses gestes violents me déplurent aussi excessivement. Le mouvement rapide et incessant de ses mains, quelquefois de l'une, quelquefois des deux, ressemblait plus à celui des ailes d'un oiseau-mouche qu'à aucune autre chose dont je puisse me souvenir ; mais le bourdonnement partait de l'assemblée en admiration. A chaque pause il en faisait fréquemment, et évi- demment exprès, comme un mauvais acteur une rumeur louangeuse courait à travers la foule.

Je me souviens d'avoir lu quelque part qu'un prêtre de naissance noble, de peur que ses ouailles ne devinssent familières avec lui, s'adressait à elles du haut de la chaire en ces termes : Canaille chrétienne ! C'était mal très mal, certainement : mais je ne sais si le Messieurs de l'abbé La- cordaire est beaucoup plus dans le ton convenable à un pasteur chrétien. Cette apostrophe mondaine fut répétée plusieurs fois pendant le discours, et j'ose dire con- tribua grandement à lefiFet désagréable que me produisit l'éloquence du prédicateur. Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu un prédicateur que j'aie moins aimé, moins vénéré et moins admiré que ce nou- veau saint parisien. 11 fit des allusions très acérées à la renaissance de l'Eglise catholique romaine en Irlande et anathé- matisa cordialement tous ceux qui s'y op- poseraient.

En vous racontant le prologue de deux heures qu'avait été la messe, j'ai oublié de \ous dire que beaucoup de jeunes gens non aux places réservées dans la nef mais de ceux qui étaient assis près de nous lisaient pour échapper à l'ennui de l'attente. Quelques-uns des volumes qu'ils tenaient avaient tout l'air de romans provenant d'un cabinet de lecture ; d'autres étaient évi- demment des recueils de cantiques, proba- blement mo'\ns spirituels que pleins d'esprit . Ce spectacle me découvrit une nouvelle page de Paris tel qu'il est, et je ne re- grette pas les quatre heures qu'il m'a coû- tées ; mais une *'ois suffit : je ne retour- nerai cerlespas entendre l'abbé Lacordaire.

XXX

LE PALAIS-ROYAL. TYPES Qu'ON Y REN- CONTRE. UNE FAMIILE ANGLAISE. LES

EXCELLENTS RESTAURANTS A 40 SOUS. LA

GALERIE DORLÉANS. LHS OISIFS. LE

THLATRE DU VAUDLVILIE.

Bien que vous pensiez certainement qu'en ma qualité île fcnimc le Palais-Royal doit m'intéresser peu, avec ses restaurants, ses boutiques de bijouterie, de rubans, de jouets d'enfants, etc., etc., etc., et tous les mondes de misère, de fête et de bonne

Paris Romantique

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chère qui s'y superposent d'étage en étage, e ne puis cependant passer sous silence un des lieux de Paris dont l'aspect est le plus caractéristique et le plus antianglais... Tout le monde, homme, femme ou enfant, nohle ou roturier, riche ou pauvre, en un mot toute ànie qui pénètre dans Paris demande a voir le Palais-Royal. Mais si beaucoup d'étrangers y demeurent, élas! trop longtemps, il en est beaucoup

rer que savoir, il y reste assez d'objets a contempler pour fournir matière a obser valions...

Comment cela se fait-il ? Je n'en sais rien, mais chaque personne que l'on ren- contre la peut fournir sujet a méditation. Si c'est un élégant a la mode, l'imagina- tion le conduit immédiatement vers un salon de jeu, et, si vous avez un bon natu- rel, votre coeur saignera en pensant cum-

LA G\LERIE O ORLEANS AU PALAIS-ROYAL

(Collclion J. B.

aussi qui, a mon avis, ne s y arrêtent pas assez. Quand même, en faisant le tour de toutes les galeries, on aurait observé atten- tivement, l'œil le plus rapide ne pourrait saisir tous les types nationaux, tous les groupes pittoresques et comiques qui flot- tent là pendant vingt heures au moins sur vingt-quatre. Je sais que l'étude du Palais-Royal, dans ses recoins les plus ca- chés, serait à la fois difficile, dangereuse et désagréable à poursuivre : mais je n'ai rien à voir \.\\ sans chercher a ccmnaitre ce que, après tout, il vaudrait mieux igno-

bien de tristesses il rapportera chez lui. Si c'est une moustactic épaisse, a demi distinguée, surmontée de grands, sombres et profonds yeux qui regardent ce qui les entoure comme si leur propriétaire cher- chait quelqu'un à dévorer, vous pouvez être aussi siire qu'elle se dirige également vers un salon que vous l'êtes qu'un homme qui porte une ligne sur son cpau'e va a la pèche. Cette jolie soubrette, avec ses petits talons et son joli tablier de soie, qui a évi- demment quelques francs dans le coin noue du mouchoir qu'elle tient à la nuin.

Paris Romantique

ne savons-nous pas qu'elle cherche à tra- vers les vitrines de chaque bijoutier la paire de boucles d'oreilles en or assez ten- tante pour qu'elle sacrifie à l'acheter un quart de ses gages?

Nous ne devons pas perdre de vue aussi bien serait-ce difficile! cette fa- mille caractéristique de nos compatriotes qui vient de tourner dans la superbe galerie ci'Orléans. Père, mère et filles... qu'il est facile de deviner leurs pensées et même leurs paroles! Le père, au noble maintien, déclare que cette galerie ferait une Bourse magnifique : il n'a pas encore vu la Bourse de Paris. 11 examine la hauteur, marche un pas ou deux, mesure par les yeux l'es- pace de tous côtés, puis s'arrête et dit sans doute à la dame qu'il a au bras (et dont les regards, pendant ce temps, errent parmi les châles, les gants, les bouteilles d'eau de Cologne et les porcelaines de Sèvres, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre) : « Ce n'est pas mal construit; c'est léger et majestueux et la largeur est très considérable pour un toit si léger d'apparence; mais qu'est-ce cela comparé au pont de Waterloo! »

Deux jolies filles, au teint frais, aux yeux de colombe et aux cheveux comme le blé, tombant en boucles innombrables et cachant presque leurs regards curieux, bien que timides encore, précèdent leurs parents; en filles bien élevées, elles s'arrê- tent quand ils s'arrêtent et marchent quand ils marchent. Mais elles osent à peine re- garder rien, car, quoique leurs yeux bais- sés puissent difficilement laisser deviner qu'elles les ont aperçus, ne sayent-elles pas que ces jeunes gens aux favoris, aUx impé- riales et aux cheveux noirs les fixent avec leurs lorgnons?

aussi, comme aux Tuileries, de petits pavillons fournissent de quoi désaltérer les assoiffés de politique; et aussi, nous pouvons distinguer le mélancolique cliam- pion de la branche aînée des Bourbons, qui, au moins, est sur de trouver des con- solations dans sa fidèle Quotidienne et de la sympathie dans La Tiance. Le républi- cain morose marche fièrement, comme d'habitude, pour se saisir du T^éformaleur : tandis que le confortabk doctrinaire sort du café Very en méditant sur le Journal

des Débats et sur les chances de ses spécu- lations chez Tortoni ou à la Bourse.

Ce fut en nous promenant dans les ga- leries qui entourent le jardin que nous remarquâmes les figures dont je vous parle et bien d'autres trop nombreuses pour vous les dépeindre. Ce jour-là, nous nous étions promis, pour satisfaire notre curio- sité, de dîner, non chez Very ou dans quelque autre restaurant très renommé, mais tout bonnement à un restaurant à qua- rante sous par tète. Ayant fait le tour des galeries, nous montâmes donc au second étage du numéro ..., j'oublie lequel : c'était qu'on nous avait recommandé tout spécialement de faire notre coup d'essai. Et la scène que nous vîmes en entrant, après avoir suivi une longue file de gens qui nous précédaient, nous amusa par sa nouveauté.

Je ne dis pas que j'aimerais à dincr trois fois par semaine au Palais-Royal pour quarante sous par tête, mais je dis que j'au- rais été très fâchée de ne pas I avoir fait une fois et que, de plus, j'espère de tout coeur que je le ferai encore.

Le dîner était extrêmement bon et aussi varié que notre fantaisie le désira, chaque personne ayant le privilège de choisir trois ou quatre plats sur une carte qu'il faudrait un jour pour lire entièrement. Mais le repas était certainement la partie la moins importante dans notre affaire. La nou- veauté du spectacle, le nombre de gens étranges, la parfaite aménité et la bonne éducation qui semblaient régtier parmi eux tous, tout cela nous faisait regarder au- tour de nous avec tant d'intérêt et de cu- riosité que nous oubliâmes presque la cause ostensible de notre visite.

11 y avait beaucoup d'Anglais, princi- palement des hommes, et plusieurs Alle- mands, avec leurs femmes et leurs filles ; mais la majorité de l'assistance était fran- çaise, et, d'après plusieurs petites discus- sions quant aux places réservées pour eux que l'on avait laisse prendre, d'après diffé- rentes paroles d'intelligence qu'ils échan- geaient avec les garçons, il était clair que beaucoup d'entre eux n'étaient pas des visiteurs de hasard, mais avaient l'habitude quotidienne de dîner là.

Quel singulier mode d'existence et

Paris Romantique

combien inconcevable à des Anglais !...

Une raison, je suppose, pour laquelle Paris est tellement plus amusant a rej^arder que Londres, c'est qu'il contient beau- coup plus de gens, en proportion tie sa population, qui n'ont rien à faire en ce monde que de divertir eux-mêmes et les autres.

]| y a ici beaucoup d'hommes oisifs qui se contentent pour vivre de revenus que l'on regarderait chez nous comme à peine suffisants pour subvenir au logement; de petits rentiers qui préfèrent vivre libres avec peu de revenu que de travailler dur et d'être souvent ennuyés avec plus d'ar- gent.

Je ne sais si cette manière de faire rend aussi heureux quand la jeunesse est passée ; tout au moins, pour beaucoup, il est pro- bable que, quand la force, la santé, lin- telligence s'amoindrissent, un peu plus de confortable et de facilité de vie devien- nent alors désirables, mais il est trop tard pour les gagner ; pour les autres, pour tous ceux qui forment le cercle autour duquel l'oisif homme de plaisir voltige légère- ment, cette manière de vivre offre une ressource qui ne tarit jamais. Que devien- draient toutes les parties de plaisir qui ont lieu à Paris, le matin, l'après-midi et le soir, si cette racc-là n'existait plus? Qu'ils soient mariés ou célibataires, ces oisifs sont également nécessaires, également les bienvenus partout se divertir est l'affaire principale. Chez nous, seulement une pe- tite classe privilégiée peut se permettre d'aller le plaisir l'appelle ; mais en France, aucune dame, lorsqu'elle arrange une fête, n'a à se poser cette terrible ques- tion : (I Mais quels hommes pou. lais-je avoir ? »

XXXI

PATISSIERS ANGLAIS. UN ANGLOPHOriE.

IXPÉRIENCE MALHEUREUSE SUR UN « AtUPl IN ». lE ROl-ClTOYEN SE PROMÈNE.

Nous avons été faire ce matin une tour- née danslesmagasins, laquelle s'e.-it terminée dans une pâtisserie anglaise no.i.i nnn- geàmes des buns. Là, nous nous amusâmes a observer quelques Français qui cntièrent pour faire un vcùtcr matinal de gâteaux.

Ils avaient tous l'air, plus ou moins, d'ar- river sur une terre inconnue, laissant de- viner leur étonnement a la vue des compo- sitions d'outre-mer qui se présentaient a leurs yeux. ]1 y avait parmi eux un jeune homme qui, de toute évidence, avait pris a tâche de railler toutes les friandises étrangères que la boutique contenait, can- sidérant certainement que leur importation était une offense aux produits nationaux.

LE PATISSIER ANGLAIS Par Th. Guttin) (Coll. J. B.)

« Est-il possible! dit-il gravement avec un air indigné et au moment une des dames qu'il accompagnait parut sur le point de manger un « bun » anglais, est-il possi- ble que vous puissiez proférer à la p'itis- serie française ces ccm:$tib!cs étr.;ng:s à voir?

Mais go:ifez-en.' dit la dam; cii lui présentant un gâteau semblable à celui qu'elle mangeait : Us sont exc.-llenls.

Non, non! c'cstassez de les rci^irder! dit son cavalier en haussant Tes épaules. Il n'y a dans ces gâteaux aucune grâce, aucune élégance, aucune légèreté.

- Jfjis go:itez ijiu'lijue cl\'s:. répliqua la dame en insistant.

Ko IS le voulez iibs.-''umenl ! s'exclama le je i:'.c homme; ^]uel!: /vr.iinV.'. .. et

8

Paris Romantique

quelle pi-euve d'obéissance je vais vous don- fortuné connaisseur en pâtisserie prit cc"

ner ! Voyons donc! » continua-t-ii, et il qu'il croyait être un gâleau, et s'exclama

approcJia de lui un plateau sur lequel d'un air théâtral :

« Voilà donc ce que je vais faire pour vos beaux yeux. »

En parlant, il prit une de ces pâles et molles choses, et, a notre extrême amu- -■cment, essaya de la manger. Tout le monde peut être ex- cusé de faire des grimaces en telle occasion, et, le pri- vilège des Français- en ce genre est bien connu; mais ce hardi expérimentateur .ihusa de ce privi- lege ; il paraissait subir une agonie tumpléte, etseshaut- Ic-cœur, ses repro- ches furent si véhé- ments , qu'amis, étrangers , bouti- quier, et tous, jusqu'à une petite bonne qui apportait un plateau de pâtés, furent pris d'un rire inextingui- ble, que l'iitfortuné, rendons- lui cette jus- tice, supporta avec une extrême bonne humeur, en faisant seulement promettre ;i sa jolie compatriote qu'elle n'insisterait plus jamais pourqu'il mangeât des friandi- ses anglaises.

Si cette scciieavait continue plus long- temps, j'aurais man- que un spectacle au- quel j'eusse été bien (àchee de ne point assister, mais je n'aurais certainement pas- iiuitté la pâtisserie avant que la torture du jeune Français fût terminée. Heureusement, nous arrivâmes sur le boulevard des Ita-

LE HOI-CITOYEN EN

PROMENADE

I. by Mr» Trollopt

étaient empilés quelques véritables « muf- fins » anglais, lesquels sont, comme vous le savez, d'une fabrication mystérieuse, et, quand on les mange non rôtis, du même goût qu'un morceau de peau de gant. Lin-

Paris Romantique

iiS

liens à temps pour voir le roi Louis-Phi- lippe, en simple bourgeois, passer à pied juste devant les Bains Chinois, mais sur le trottoir opposé.

Excepté une petite cocarde tricolore à son chapeau, il n'avait rien dans sa tenue qui le distinguât des autres passants. C'est un homme entre deux âges, replet, d'un bel aspect, ayant dans sa démarche une dignité qui, malgré l'air bourgeois dont il se promenait, aurait attiré l'attention et trahi son origine, même sans la cocarde tri- co/'rv indicatrice. Deux messieurs suivaient à quelques pas derrière lui, qui se rappro- chèrent quand nous fûmes passés à ce qu'il me sembla; mais il n'avait pas avec lui d'autres personnes qui parussent être a son service. J'observai que beaucoup le reconnaissaient et que quelques chapeaux se levèrent sur son passage, y compris ceux de deux ou trois Anglais; mais sa présence excitait peu d'émotion. Je m'amusai cepen- dant de l'air nonchalant avec lequel un jeune homme, en grand costume à la Ro- be-.pierre, se servit de son lorgnon pour examiner la personne du monarque aussi longtemps qu'elle resta en vue.

Le dernier roi que j'avais rencontré dans les rues était Charles X. Il revenait d'un de ses palais suburbains, escorté et accompagné d'une manière vraiment royale. Le contraste entre les hommes et les habi- tuJes était frappant et bien fait pour éveil- ler le souvenir des événements qui se sont passés depuis la dernière fois que j'ai re- gardé un souverain de France...

XXXll

POLirESSE DES MARIS FRANÇAIS.

Du moment ou l'on est admis dans la société française, on s'aperçoit sur-le- champ que les femmes v jouent un rôle fort important. Les femmes anglaises en font certainement autant dans la leur ; mais pourtant je ne puis m'empèchcv de penser que, sauf exception, les dames en France ont plus de pouvoir et exercent une plus grande influence que celles d'Angleterre...

La France a été surnommée le para-

dis des femmes, et certes s'il suffît de eun sidération et de respect pous constituer un paradis, c'est avec raison qu'elle a reçu ce nom. Je ne veux pourtant point admet- tre que les Français soient de meilleurs maris que les Anglais, quoique je sois assez portée a croire que ce sont des maris plus polis.

Je ne sais pa), pour moi, si chacun me ressemble. Mais j'entends la-dessous un million de mots.

Pour cesser toute plaisanterie, je suis d'opinion que ce ton et ces manières res- pectueuses, ou par quelque autre épithete qu'on veuille les désigner, sont loin d'être superficiels, du moins dans leurs effets. Je serais fort surprise si j'entendais dire qu'u i Français bien élevé eût jamais parlé mal- honnêtement à une femme.

Rousseau, dans un moment il voulait être ce qu'il appelle lui même souveraine- ment impertinent, a dit qu'il est connu qu'un homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne. Mais ce n'est pas seulement en ne lui refusant rien qu'un mari français montre la supériorité que je lui attribue. Je connais bien des maris an- glais qui sont tout aussi généreux. Pourtant si je ne me trompe, la considération géné- rale dont jouissent les femmes françaises a son origine dans le respect domestique qui leur est officiellement témoigne. Je n'es- saierai point de décîVler jusqu'à quel point peut être fondée l'idée généralement adoptée chez nous que les femmes mariées en France sont d'une vertu moins sévère que celles d'Angleterre ; mais si j'en dois juger par le respect que leur témoignent leurs pères, leurs maris, leurs frères et leurs fils, je ne saurais croire, en dépit des récits des vovageurs, et même de l'au- torité des contes moraux, qu'il n'y ait pas beaucoup île vertu il y a tant d'es- time.

Dans un ouvrage récemment publié sur la France, l'auteur compare le talent des femmes anglaises et françaises pour la conversation, et il trace un tableau si exa- géré de la frivole nullité de ses belles com- patriotes que. si cet ouvrage jouissait d'un grarui crédit en France, on v serait sans doute persuadé que les femmes anglaises sont tant soit peu .^gnés.

Paris Romantique

Or, je crois ce jugement aussi peu fondé que celui de ce voyageur q\ii nous accusait toutes d'aimer l 'eau-de-vie. 11 est possible que les femmes avec qui cet illustre écri-

lA Mwr.MiL MLliL

vain a entamé des c ■■nvc sutioni aient été si frappées d'effroi à la pensée de ;on im- mense réputaiicn, qu'elles en soient res- tées muettes ; mais dano tout au;rc cas, je pense que les fcmn'.cs malaises causent aussi bien qu'en aucun ptys du mcnde. Il est certain pourlan: qvc cl;cz nous \zs

femmes, surtout celles qui sent jeunes, se trouvent, sous ce rapport, dans une posi- tion très désavantageuse. La plupart d'en- tre elles sont aussi instruites et peut-être plus que la majorité des Françaises ; mais malheureusement, il arrive souvent qu'el- les éprouvent un ef- froi extrême à l'idée de le paraître. En général, elles crai- gnent beaucoup plus de passer pour sjvij»i- U's que d'etre rangées parmi celles qui sont ignorantes.

H eureusement pour la France, il n y a point de marque distinctive, point de stigmate qui s'attache aux femmes douées ■Àc talents ou d'ins- truction. Toute Française montre avec autant de fran- chise que de grâce tout ce qu'elle sait, tout ce qu'elle pense, lout ce qu'elle sent <ur quelque sujet que ce soit, tandis que ciiez nous la crainte d'etre taxée de « bas bleu » jette un voile sur plus d'un esprit supérieur; des sail- lies d'imagination sont reprimées, l'.c peur de tiahir l'ins- truction ou le génie de mainte jeune fille qui aime mieux qu'en la croie sotte que sav..nte. C'est ccpcnJ.ant la une bien vaine crainte, et peur le démontrer il sufiîrait de jeter un regard sur la société si nous n'ction. pas aveu,lces par nos préventions. Il se peut que, pac ci par-!à, On sourire ou un iiaussenicnt d'épaules accompai^n; l'cpi- thctc de la. l)lc I ; mais ce sourire oi ce

Coll j

L\ CONVbRSATION ANQLAISK

(Par Devérl»)

(Bibl.

Paris Romantique

19

'haussement d'épaules étant toujours le fait de ceux dont le suffrage n'est d'aucune im- portance dans la société, on aurait grand tort de prendre, pour les éviter, un masque d'ignorance et de frivolité.

C'est là, jecrois,la véritablecausequi fait que la conversation des femmes parisiennes se soutient sur un diapason plus élevé que celui auquel les femmes anglaises osent prendre le courage de monter. La politi- que elle-même, ce terrible écueil, qui en- gloutit une si grande partie du temps que nous consacrons a la société, et qui partage nos salons en des comités d'hommes et des coteries de femmes, la politique elle-même peut ètretraitée par elles sans inconvénient ; car elles mêlent sans crainte à ce sujet mal- sonnant, tant de gai persiflage, tant de pers- picacité et un tact si sur, que plus d'une difficulté, qui a peut-être embarrassé de sages législateurs a la Chambre, est tran- chée par elles dans leurs salons, et de- vient, grâce a la légèreté de leur esprit, parfaitement intelligible.

]| suffit d'être familiarisé avec cette dé- licieuse partie de la littérature française qui est formée par les recueils épistolaires et les mémoires, ouvrages dans lesquels les moeurs et l'esprit des personnages sont peints avec plus de vérité qu'ils ne sau- raient l'être dans aucune biographie; il suffit, dis-je, de connaître l'aspect de la société, telle qu'elle se montre dans ces volumes, pour sentir que le caractère fran- çais a éprouvé un grand et important chan- gement depuis un siècle. 11 est devenu peut-être moins brillant, mais aussi moins frivole, et si nous sommes obligés d'avouer que la constellation littéraire, qui aujour- d'hui parait sur l'horizon, ne contient aucun astre aussi éclatant que ceux qui étincelaient sous le règne de Louis XIV, nous ne trouverions pas non plus à présent de ministre qui écrivit a son ami comme le cardinal de Retz à Boisrobert : «Je me sauve à la nage dans ma chambre, au milieu des parfums. »

En attendant, si l'on peut accorder une confiance entière à ces annales des mœurs, je dirai que le changement qui s'est opéré dans les femmes n'a point été dans la même proportion. II me semble retrouver en elles Je même genre J'espril que M"' Du Deffand

nous a fait si bien connaître. Les modes doivent changer, aussi les modes ont-elles changé, et cela non seulement quant aux habits, mais encore dans des points qui tiennent d'une manière plus profonde aux mœurs ; mais toutes les parties essentielles sont restées les mêmes : une pelile-mai- fresse est encore une petile-maitretse, et l'esprit d'une femme française est toujours ce qu'il était : brillant, enjoué, cependant plein de vigueur. Je ne puis m'empècher de croire que si M" de Sévigné elle-même pouvait tout a coup reparaître dans les lieux sur lesquels elle répandit tant d'éclat, et qu'elle se retrouvât au sein d'une soirée de Paris, elle ne sentirait aucune difficulté à prendre part à la conversation, de même qu'elle le faisait avec M"' de La- fayette, M" Scudéri et tant d'autres fem- mes d'esprit de son temps, pourvu toute- fois que l'on ne parlât point de politique Sur ce sujet-la, elle et ses interlocuteurs ne s'entendraient guère...

xxxni

DE LA MANIÈRE DE FAIRE l'aMOUR A l'aN- GLAISE. ANECDOrE.

11 arrive parfois que l'on se trouve en- gagée dans la conversation la plus franche sans avoir eu la moindre intention, en commençant, de faire ou de recevoir des confidences.

Cela m'arriva ces jours derniers, en fai- sant une visite à une dame que je n'avais vue que deux fois encore et avec laquelle je n'avais pas échangé douze paroles. Mais nous nous trouvâmes à peu près en tète en tête et nous nous lançâmes, je ne saurais dire à quel propos, dar» une cau- serie sans réserve sur les particularités de nos nations respectives.

M"'B... n'est jamais allée en Angleterre, mais elle m'assura que son désir de visiter notre pays était aussi fort que la passion de la découverte qui fit quitter son a home » a Robinson Crusoe pour \isiter les...

« Sauvages, dis-je, finiss.int 1.» phrase pour elle.

Non, non, non! pour voir tout ce qu'il y a de plus curieux en ce monde.

Paris Romantique

Ces mots « plus curieux » me semblèrent bizarres et je le lui dis en lui demandant si elle les appliquait aux musées ou aux naturels.

Elle sembla hésiter un moment à répon- dre franchement; puis elle dit, mais d'une manière si enjouée et si gracieuse qu'elle aurait désarmé la colère nationale du pa- triote le plus susceptible :

Mr.NAGE ANGLAIS

(Par Th. Gu

« Eh bien!... aux naturels.

Mais nous prenons grand soin, ré- pondis-je, que vous ne manquiez pas de spécimens de la race à examiner et il me semble difficile que vous ayez besoin de traverser le canal pour voir des naturels. Nous nous importons en si prodigieuse quantité que je ne conçois pas que vous puissiez garder aucune curiosité à notre égard.

Au contraire, répondit-elle, ma cu- riosité ne s'en trouve que plus piquée : j'ai vu chez nous tant d'Anglais charmants que je meurs d'envie de les voir chez eux, au milieu de ces singulières coutumes qu'ils ne peuvent apporter avec eux, et que nous

ne connaissons que par les récits imparfaits des voyageurs. »

11 semblait, à l'entendre, qu'elle parlât du bon peuple de la crique de Mongo ou de la baie de Karakoo; mais, étant curieuse de savoir ce qu'elle entendait par : « Les Anglais chez eux » et par : « Leurs singu- lières coutumes », je fis de mon mieux pour qu'elle me racontât ce qu'elle avait appris là-dessus :

« Je vous dirai, reprit-elle, que ce que je désire connaître avant tout autre chose, c'est votre manière de faire l'amour tout à fait à ï anglaise. Vous êtes assez polis pour respecter chez nous tous nos usages; mais un de mes cousins, qui était, il y a quel- ques années, attaché à l'ambassade fran- çaise à Londres, m'a dépeint votre fa- çon de mener les entreprises amoureuses comme si... si romantique que cela m'a en- chantée, et je donnerais le monde pour voir comment cela se fait!

Dites-moi, je vous en prie, ce qu'il voLSi raconté, répliquai-je, et je vous pro- mets de vous dire fidèlement si son récir est exact.

Oh! que c'est aimable!... Donc, continua-t-elle en rougissant un peu à l'idée, je suppose, qu'elle allait dire des choses bien atroces, je vous répéterai exactement ce qui lui arriva. Il avait une lettre d'introduction pour un gentilhomme de haute situation un membre de votre Parlement qui vivait avec sa famille dans un château, en province, mon cousin adressa sa lettre de recommanda- tion. Immédiatement, il reçut une réponse avec une invitation pressante à venir au château passer un mois pendant la saison des chasses. Rien ne pouvait lui être plus agréable que cette invitation, car elle lui offrait l'occasion la plus parfaite qui se put d'étudier les moeurs du pays. Tout le monde peut traverser le détroit de Ca- lais à Douvres et dépenser en six se- maines la moitié des revenus de son an- née à se promener à pied ou en voiture dans les larges rues de Londres; mais très peu de gens, vous le savez, obtiennent d'être reçus dans les châteaux de la no- blesse anglaise. Donc, mon cousin fut en- chanté et accepta sur-le-champ. Il arriva juste a temps pour s'habiller av.mt le

Paris Romantique

diner, et quatul il entra dans le salon, il fut ébloui par l'extrême beauté des trois filles de son hôte, qui étaient décolletées et aussi parées, m'a-t-il dit, que pour un bal. 11 n'y avait pourtant d'autre invité que lui et il fut un peu étonné d'être reçu avec tant de céromonie.

« Les jeunes filles, qui toutes jouaient du piano- forte et de la harpe, enchantè- rent mon cousin, qui est très musi- cien. Si son admi- ration n'avait pas été si également partagée entre elles trois, il m'as- sura qu'il fût sans faute tombé amou- reux avant la fin de cette soirée. Le lendemain ma- tin, la famille en- tière se retrouva à déjeuner : les jeunes personnes parurent aussi charmantes que la veille, il conti- nuait à ne pouvoir décider laquelle il admirait davan- tage. Tandis qu'il s'efforçait d'être le plus aimabk- possible et de leui parler avec tout le respect timid»: que les homme -^ français déploient

vis-à-vis des jeu- (P»r Dcvtrial

nés filles, le père

de famille étonna et certainement alarma mon cousin en disant tout à coup : « Nous ne pouvons chasser aujourd'hui , mon •inii, car une affaire me retient à la maison, mais vous monterez à cheval dans les bois avec Elisabeth : elle vous montrera mes faisans. Aile/ vous apprêter, Elisabeth,

pour sortir avec monsieur!... » M' B... s'arrêta court et me regarda comme si elle pensait qu'ici j'allais faire quelque obser- vation. « Eh bien ? demandai-je.

Eh bien ! répéta-t-elle en riant ; alors.

JEUNE INCONSEQUENTE

(Coll J B

réellement, vous ne trouvez rien d'extra- ordinaire dans ce procédé, rien qui soit en dehors des habitudes?

Sous quel rapport ?dis-je. Que voye^- vous qui soit en dehors des habitudes?

Cette question, dit-elle en joignant les mains, ravie d'avoir fait une découverte,

Paris Romantique

cette question me met plus au fait que tout autre chose que vous me pourriez dire. -C'est la preuve la plus forte que ce qui arriva à mon cousin n'avait rien de plus extraordinaire que ce qui se passe chaque jour en Angleterre.

Qu'est-ce qui lui arriva donc?

N'avez-vous pas entendu?... Le père des jeunes filles qu'il admirait tellement en choisit une et permit à mon cousin de l'accompagner dans une excursion dans les bois. Ma chère madame, les mœurs na- tionales varient si étrangement... N'allez pas supposer, je vous en supplie, que j'ima- gine que tout ne puisse s'arranger ainsi excessivement bien. Mon cousin est un jeune homme très distingué, caractère excellent, beau nom, et il aura un jour la situation de son père... Seulement, les manières sont si difiFérentes.. .

Votre cousin accompagna-t-il la jeune fille ? demandai-je.

Non, il ne le fit pas : il retourna à Londres sur-le-champ. »

Cela fut dit si sérieusement plus que sérieusement avec l'air de trouver cela si difficile à exprimer, que ma gravité et ma politesse m'abandonnèrent à la fois et que j'éclatai de rire.

Mon aimable compagne ne le prit pas mal, elle rit avec moi. et quand nous eûmes retrouvé notre sérieux, elle dit :

« Ainsi, vous trouvez mon cousin très ridicule d'avoir renoncé à cette prome- nade? Un peu timide peut-être ?

Oh ! non, répondis-je, seulement un peu prompt.

Prompt!... Mais que voulez-vous? Vous ne semblez pas comprendre son em- barras?

Peut-être pas tout à fait, mais je vous assure que son embarras aurait cessé entièrement s'il s'était promené avec cette jeune fille, suivie de son groom; je ne doute pas qu'elle ne l'eût conduit à travers une de ces belles réserves de faisans qui sont si intéressantes à voir, mais elle eût été fort étonnée et surtout embarrassée, si votre cousin avait eu l'idée de lui parler d'amour.

Vous parlez sérieusement? dit-elle en me regardant en face avec intérêt.

Très sérieusement, répondis-je, je

suis absolument sérieuse et, bien que je ne connaisse pas les personnes dont nous avons parlé, je puis vous assurer positive- ment que c'est seulement parce qu'il ne supposait pas qu'un gentilhomme aussi bien recommandé que votre cousin fût ca- pable d'abuser de la confiance qu'il lui témoignait, que ce père anglais lui per- mettait d'accompagner sa fille dans sa pro- menade du matin.

C'est Jonc un trait sublime ! s'écria- t-elle. Quelle noble confiance! Quelle confiance dans l'honneur! Cela rappelle les paladins d'autrefois.

Je crois que vous raillez notre con- fiante simplicité, dis-je; en tout cas, ne me soupçonnez point, moi, de me moquer de vous; je ne vous ai dit que la vérité pure et simple.

Je n'en doute pas le moins du monde, répondit-elle; mais vous êtes, en vérité, comme je l'observais tout à l'heure, supé- rieurement romanesques

XXXIV

INDULGENCE EXCESSIVE DU MONDE A PARIS. INFLUENCE DU CLERGÉ ANGLAIS SUR LES MŒURS MONDAINhS.

Quoique je demeure toujours convaincue que la véritable société française, c est-à- dire celle qui se compose des personnes bien élevées des deux sexes, est la plus gracieuse, la plus animée, la plus sédui- sante du monde, je pense toutefois qu'elle n'est pas aussi parfaite qu'elle pourrait l'être, s'y l'on si montrait un peu plus dif- ficile dans le choix des personnes que l'on y admet.

Quiconque connaît la bonne société en France doit être persuadé qu'il s'y trouve et des hommes et des femmes qui, aux grâces les plus aimables de la vie sociale, joignent les vertus les plus solides ; mais il est impossible de nier que, tout admi- rables que soient quelques individus de ce cercle, ils exercent envers des personnes moins estimables qu'eux une tolérance qui ne laisse pas que de choquer nos opinions, quand le hasard nous apprend certaines anecdotes authentiques concernant ces per- sonnes.

Paris Romantique

]l est heureusemjni impossible, et ce ne serait, en tout cas, pas très sage, de lire dans le coeur de tous les gens reçus liiez une dame de Paris ou de Lon- lires, afin de découvrir le mystère de ce i.[ui s'y passe. On ne doit pas s'at- tendre c| u e les maisons t]ui reçoi- vent beaucoup de monde puissent sciuter ainsi tou- tes les personnes qu'elles admet- tent ; mais par- tout où la société est bien ordon - née, il me semble quel'on ne devrait pas accueillir cer- tains individus de l'un ou de l'autre sexe, de qui la conduite exté- rieure et visible a attiré les yeux du mondectla répro- bation des gens vertueux...

Une des rai- sons, à mon avis, pour lesquelles il N' a ici moins de sévérité dans la bonne société , c'est qu'il ne se trouve point d'in- dividus, ou pour mieux dire, point de classe d'indivi- lius, dans le vaste cercle qui consti- tue ce que l'on appelle en granJ lasociété de Paris, Par D<vtria)

qui ait le droit de

prendre la parole et de dire : m Ceci ne doit pas être. »

Heureusement, chez nous, le cas est dit- férent, du moins pour le moment. Le clergé d'Angleterre, ses respectables épou- ses et ses filles si bien élevées forment une c aste distincte, à laquelle rien ne ressemble

surtout le vaste continent de l'Europe .. Quand de telles personnes fréquentent habituellement dans la société comine elles le font en Angleterre, quand elles y amè- nent avec eux les femmes qui composent

EPOUSE COUPABLE

leurs familles, il n est guère a craindre que le vice effronté ose s'y presenter aussi.

On ne saurait nier en effet que plus d'une femme de vertu douteuse, qui n'hésiterait pas à se montrer hardiment dans la société la plus distinguée, reculerait devant l'idée

124

Paris Romantique

d'y rencontrer les dignitaires de l'église ; et il est également certain que plus d'une donneuse de belles soirées, indiscrète, fa- cile et insouciante, s'est privée de la satis- faction d'ajouter à l'éclat de son bal, en y invitant telle beauté célèbre, parce qu'elle s'est dit : « "11 est impossible d'avoir mi- lady A., ou mistress B., quand révè(|ue et sa famille doivent venir... »

XXXV

LES PETITS SOUPERS d'aUTREFOIS REMPLACÉS

PAR LES GRANDS DINERS. AGRÉMENTS DES

PETITES SOIRÉES. LES DINERS d'aPPARAT.

Combien je regrette les soupers de Paris et combien peu les somptueux diners que l'on donne aujourd'hui dédommagent de leur perte! ]e n'ignore pas qu'il y a une infinité de gens qui, à la lettre, vivent pour manger, et je sais que pour eux le mot de dîner est le signal et le symbole de la plus pure et peut-être de la plus grande féli- cité qu'il y ait sur la terre ; pour eux, la vapeur des mets, la longue et fatigante cé- rémonie d'un diner à quatre services n'of- frent rien que joie et que bonheur. Mais il n'en est pas de même de ceux qui ne mangent que pour vivre.

Je ne connais pas de lieu il se com- mette autant d'injustices et d'actes de tyrannie qu'à table ; sur vingt personnes qui se trouvent à un grand dîner, il y en a peut-être seize qui donneraient tout au monde pour pouvoir ne manger que tout juste ce qui leur plait. Mais I amphitryon sait que, parmi ses convives, il y a quatre personnes lourdes, dont les âmes planent sur ses ragoûts, comme les harpies sur le festin de Phryné,etil ne faut pas les trou- bler, sans quoi des critiques, en place d'ad- miration, seront tout le fruit qu'il retirera de la dépense et de l'embarras que lui aura coûté le banquet...

La mode qui veut que l'on rassemble de nombreuses compagnies, au lieu d'en choisir de petites, fait le plus immense tort aux plaisirs de la société. C'est la vanité qui l'aura d'abord introduite. De belles dames auront désiré faire voir au monde qu'elles avaient cinq cents amis prêts a

accourir à leur premier appel. Cependant comme tout le monde trouve cette mode insupportable, depuis Whitechapel jusqu'à Belgrave Square, et depuis le faubourg Saint-Antoine jusqii'au faubourg du Roule, il est probable qu'elle ne tarderait pas à changer, si une économie fort désagréable ne s'y opposait. « Une grande réunion abat, dit-on, tant d oiseaux ti'un seul coup. » J'ai entendu un jour une de mes amies, qui demandait à son mari la permis- sion d'inonder d'invités, d'abord sa table, et puis son salon, dire qu'il n'y a rien de si coûteux que d'avoir une petite réunion. Or, cette observation est d'autant plus ter- rible qu'elle est vraie. Mais du moins ceux qui sont assez heureux pour avoir la ri- chesse en partage pourraient, ce me sem- ble, se donner la satisfaction de ne rece- voir autour d'eux que le nombre d'amis qui leur convient ; et, s'ils avaient I "extrême bonté de donner l'exemple, il est bien cer- tain que la nouvelle mode ne tarderait pas, d'une façon ou d'une autre, à être si géné- ralement adoptée, qu'il finirait par être du plus mauvais ton de rassembler chez soi plus de personnes que l'on n'a de chaises.

Maintenant que les délicieux petits co- mités, dont Molière nous présente le mo- dèle dans sa CriUque Je l"Ecole des "Femmes, ne se rassemblent plus à Paris, les réu- nions du soir les plus agréables sont celles qui ont lieu à la suite de l'annonce faite par M"' Ifne telle, à un cercle choisi, qu'elle sera chez elle tel jour de la semaine, de la quinzaine ou du mois pendant la sai- son des réceptions. Cela suffit, et les jours indiqués, des réunions peu nombreuses se forment sans cérémonie et se séparent sans contrainte. Il ne faut pas d'autres prépa- ratifs que quelques bougies de plus, après quoi les albums et les portefeuilles dans un des salons, une harpe et un piano dans un autre, prêtent leur secours, s'il est néces- saire, à la conversation qui se poursuit dans tous deux. On présente des glaces, de l'eau sucrée, des sirops, et des gauffres : et il est rare que la réunion se prolonge plus tard que minuit...

Aux soupers que je voudrais donner, tout serait pur, rafraîchissant, parfumé ; point de foule, mais de l'aisance, de l'in- timité, et tout l'esprit que des Anglais

Paris Romantique

et des Anglaises y pourraient mettre.

Tant que cette expérience tentée de honne foi n'aura pas manqué, je n'avouerai jamais que les femmes anglaises soient in- capables de soutenir une conversation. L'espiit de Mercure lui-même ne résiste- rait pas à trois longs et pompeux services ; et je suis convaincue que pour soutenir les fatigantes cérémonies d'un grand dîner, il faudrait à une femme une humeur plus gaie que celle d'une péri.

A dire vrai, tout cet arrangement me parait singulièrement fautif et mal imaginé. Quelque résolution qu'une dame anglaise ait prise d'obéir fidèlement à la mode, il est impossible qu'elle attende jusqu'à huit heures du soir sans prendre une nourri- ture plus substantielle que celle de son premier repas du matin: en conséquence, il est inutile d'en faire un mystère, mais le fait est que toutes dînent de la manière la moins équivoque vers deux ou trois heures : il y en a même plus d'une qui, lorsqu'elle vient rejoindre ses amis affamés a déjà pris son café et son thé. Le dîner n'est-il pas après cela une ennuyeuse et mauvaise plai- santerie?...

Si nous pouvions persuader à nos sei- gneurs et maîtres, au lieu de se ruiner la santé par le long jeune qui maintenant précède leur dîner, et pendant lequel ils se promènent, causent, montent à cheval, conduisent des voitures, lisent, jouent au billard, bâillent, dorment même pour tuer le temps et pour accumuler un appétit ex- traordinaire : au lieu de cela, dis je, s'ils voulaient, pendant six mois seulement, essayer de dîner à cinq heures, et se don- ner après cela un peu de peine pour être aimables dans le salon, ils trouveraient que leurs saillies seraient plus pétillantes que le champagne dansleurs verres, et en moins de quinze jours ils recevraient de leurs miroirs les compliments les plus flatteurs.

Mais, hélas ! ce ne sont que de vaincs spéculations : je ne suis point une grande dame, et je n'ai nul pouvoir pour changer de tristes dîners en de gais soupers, quel- que désir que j'en puisse éprouver...

c^D d^

XXXVI

tNCORC LE PROCÈS MONSIRE. LA gOCIÉTb

DES DROITS DE l'hOMME. ANECDOTE.

Depuis longtemps, je me suis permis de ne vous rien dire du grand procès, mais ne vous imaginez pas pour cela que l'on s'en occupe moins a Paris.

Il me parait réellement, après tout, que ce procès monstre n'est monstrueux que parce que les accusés n'aiment pas qu'on les juge. Je ne dis pas qu'il n'y ait eu peut- être quelques incongruités légales dans la procédure, provenant principalement de la difficulté qu'il y a de savoir précisément ce que dit la loi dans un pays qui a subi tant de révolutions. J'avoue que je ne suis pas moi-même bien satisfaite sur le point de savoir si ces messieurs ont été des l'ori- gine accusés de haute trahison ou bien si toute la procédure ne repose pas sur ce que nous appelons en Angleterre une atteinte à la paix publique Breach of the peace). 11 est pourtant assez clair. Dieu sait, tant par les dépositions que par les aveux des accusés eux-mêmes, que s'ils n'ont pas été accusés de haute trahison, ils en étaient bien certainement coupables; et, attendu qu'ils ont répété à plusieurs reprises qu'ils voulaient être tous acquittes ou condamnés ensemble, je ne vois pas le grand mal qu'il peut y avoir à les traiter tous comme des traîtres.

Ce n'est que depuis vingt-quatre heures que j'ai appris quel était le véritable but de leurs soulèvements simultanés du mois d'avril 1834. La pièce que l'on vient de me montrer a paru, je crois, dans tous les jour- naux, où, sans doute, je l'ai vue dans le temps, mais mon ceil aura glissé sur elle, comme il arrive si souvent, sans que la vue ait comntuniqué aucune idée distincte à mon esprit. Il est probable que vous avez été moins inattentive que moi et, en con- séquence, je ne répéterai pas ici tous les arguments que cette pièce emploie pour démontrer que la Société des Droits de l'Homme a été le grand ressort qui a fait agir toute l'entreprise; mais dans le cas ou les noms expressifs, donnes par le comité central de cette association à ses diverses sections, vous auraient échappe, je vais les

Paris Romantique

transcrire ici, ou plutôt une partie d'entre eux, car ils sont assez nombreux pour las- ser votre patience et la mienne si je vous les citais tous. Or, voici ceux qui m'ont frappée, comme indiquant plus spéciale- ment la tendance et les goûts des différentes bandes d'employés de cette Société : Sec- lionMarat, section T^obespiene. section Quatre- vingt-treize, section des Jacobins, sections de Guerre aux châteaux, d'Abolition de la pro- priété, de Mort aux tyrans, des Viques. du Canon d'alarme, du Tocsin, de la Barricade Saint-Méri, et celui-ci, quand il fut donné, n'était que prophétique, section de l'Insur- rection de Lyon. Voilà, je pense, une indi- cation assez claire de l'espèce de réforme que ces hommes préparaient à la France, et il n'est guère possible de considérer comme un acte de tyrannie ou de mons- truosité de faire le procès aux membres d'une pareille société, pris les armes en main et en état de rébellion ouverte contre le gouvernement existant.

La partie la plus monstrueuse de l'affaire est l'idée que la plupart d'entre les accusés se sont faite que, s'ils refusaient de se dé- fendre ou, comme ils s'expriment, de prendre aucune part aux procédures, ce devait être une raison suffisante pour faire suspendre immédiatement ces mêmes pro- cédures. Remarquez que ces hommes ont été pris les armes à la main, en flagrant délit d'excitation de leurs concitoyens à la révolte, et parce qu'il ne leur plaît pas de répondre lorsqu'on les interroge, la cour chargée de faire leur procès est stigmatisée par eux, comme composée de monstres et d'assassins pour ne pas les avoir renvoyés chez eux.

Si une pareille prétention pouvait réussir, nous verrions adopter partout, avec pi. s de promptitude que le plus joli chapcuu de Leroy, la mode pour les assassins àz refu- ser de se défendre, comme un moyen à la fois sûr et facile de conserver 1 impj liti...

A cette occasion, je vais vous racon- ter une petite anecdote au sujet du procès monstre. Un Anglais de nos amis arsistait l'autre jour a la séance de la cour des pairs, quand l'accusi Lagiangc devint si bruyant et si importun que l'on fut dans 'a nices- sité absolue de l'éloigner. 11 avait com- mencé à prcnonccr d'une vçix éclatante,

évidemment dans le but d'interrompre les travaux de la cour, une harangue emportée et inflammatoire qu'il accompagna de ges- tes très véhéments. Ses coaccusés l'écou- taient et le contemplaient avec les marques les moins équivoques d'étonnement et d'admiration, pendant que la cour s'effor- çait en vain de rétablir l'ordre et le silence : « Eloignez l'accusé Lagrange, dit à la fin le président, et les gardes s'apprêtent à obéir. Cependant, l'orateur se débattait avec violence et continuait toujours sa rapsodie.

Oui, s'écriait-il, oui, concitoyens! nous sommes ici en sacrifice... Voici nos poitrines, tyrans!... Plongez dans notre ccEur ces poignards assassins! nous sommes vos victimes... Condamnez-nous tous à la mort, nous sommes prêts; cinq cents poi- trines françaises sont prêtes à... »

Sur ce, il s'arrêta tout à coup et, en' même temps, il cessa de lutter contre les gendarmes, et pourquoi?.-. Parce qu'il avait laissé tomber sa casquette, cette casquette qui non seulement défendait sa patriotique tète, mais au fond de la- quelle était encore cachée la copie ma- nuscrite de son éloquence improvisée. Ce fut en vain qu'il la chercha sous les pieds de ses gardes. La foule l'avait déjà en- voyée bien loin, et l'orateur, réduit au silence, se laissa emmener avec la dou- ceur d'un agneau.

La personne de qui je tiens ces détails ajouta qu'elle en avait cherché le lende- main le récit dans plusieurs journaux et que, ne l'ayant pas trouvé, elle avait exprimé à un de ses amis, témoin comme elle de cette aventure, son cîonnc~c:'.t de ce qu'aucune feuille publique n'en ei.i parlé.

XXXVIl

UNc LECTURE DES MiMJIRCS D2 M. i) tMA- TEAIIDRIAND A l'aDBAY— AUX-UO S.

Lcrs de plusieurs visites que nous avjns faites dernièrement :i la délicieuse Ahî^ayc- aux-Bois, la question s'est élevée ilc '.avoir s'il serait possible que j'assistasse t'ux lec- tures de. mcmo'rcs de M. de Chaleau'.nand.

Paris Romantique

110

L'appartement que ma charmante amie et compatriote, miss Clarke, occupe dans cette même exquise ahhaye, fut le théâtre de plusieurs de ces angoissantes consulta- tions. A rencontre de mon désir, car je n'étais pas si hardie que d'avoir des espérances, il y avait d'abord que ces lectures si jalouse- ment privées, bien que si célèbres dans le public, étaient pour le moment suspendues : le lecteur lui-même n'était pas alors à Paris. Mais que ne peut le zèle de l'amitié 1 M" Récamier prit ma cause en mains et un jour me fut désigné , ainsi qu'à mes filles, pour jouir de cette grande faveur...

La réunion assemblée chez M" Récamier a cette occasion ne dépas- sait pas dix-sept per- sonnes, compris M ' Ré- camier et M. de Cha- teaubriand eux-mêmes. Plusieurs des assistants avaient entendu les pre- mières lectures. Les du- chesses de La Rochefou- cauld et de Noailles et une ou deux autres dames de la noblesse étaient présentes. En voyant entrer la petite-fille du général Lafayette, qui est mariée à un gen- tilhomme que l'on dit appartenir à \'exfréme coté gauche, je compris que le génie n'est d'aucun parti car je remarquai qu'ils écoutaient tous deux avec autant d'intérêt que nous les détails émouvants de ce qu'on lisait. Et qui donc aurait pu faire autrement ? Cette dame était assise sur un sofa entre M ' Ré- camier et moi ; M. Ampère, le lecteur et M. de Chateaubriand avaient pris place sur un autre sofa, faisant angle

droit avec le notre; de la sorte, ) eus le plaisir de contempler une des plu;, expres- sives physionomies que j'aie jamais vues, cependant que l'on nous communiquait «.c

UNE LECTURE DES (Par A. Hcrvit»

JKémoircs. J cutrc-icmt'c \ \ *iuim i -aix-Bois

Exir dt Pjrij anJ le Pjriiiant. by Mr». Trollop*

beau témoignage de sa tète et de son itvur. De l'autre côté de moi était un homme que je fus extrêmement heureuse de ren- contrer, le célèbre Gerard, et j'eus le plai- sir de causer avec lui a\ant que la lecture ne commentât. Il est de ceux dont l'aspect et les paroles ne dcsoivent pas, quoi que

«0* lOJ 104 105 lOfi 107 lin (14 117 MR (in

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PROCKS MONSTRK

(Kxir. du t>JrilMri. i8U)

l32

Paris Romantique

laisse attendre sa haute réputation. 1) n'y avait pas de cercle formé ; les dames s'appro- chèrent du sofa placé auxpieds de Corinne et les messieurs se grou- pèrent derrière elles. Le soleil pénétrait délica- tement dans la chambre à travers les rideauxde soie blanche; des fleurs délicieuses em- baumaient l'air ; les tranquilles jardins de l'Abbaye s'étendaient sous es fenêtres à une distance suffisante pour nous éviter tout le bruit de Paris ; bref, l'ensemble était parfait. Serez-vous étonnée si je vous dis que j'ai été enchantée et si j'ai pensé que ces heures-là resteront l'un de mes plus doux souvenirs?...

XXXVl 1 1

UNE EXCURSION A MONTMORENCY.

DELORME. LES CHFVAUX ET LES ANES.

ROUSSEAU. « DINER SUR l'hERBE ».

LE PASSAGE

- SOUVENIRS DE ACCIDENT.

11 y a plus de quinze jours, je crois, que nous fimes, avec une très agréable société de vingt personnes, une longue promenade en voiture hors de Paris et un très gai dîner sur l'heibe. 11 n'est pas aisé de trouver un jour qui permette à vingt personnes d'être libres à la fois et de pouvoir quitter Paris. Mais l'occasion fait surmonter bien des obstacles! Nous avions décidéque nous irions à Montmorency et nous sommes allés à Montmorency. Ce fut réellement une très joyeuse journée, bien qu'elle ne se soit point passée sans mésaven- tures. Nous en subîmes une au moment du départ qui pensa faire avorter notre projet ~"i tout entier. Nous nous étions fixé la ga- lerie Delorme comme lieu de rendez-vous pour nous et nos paniers, et c'est que les voitures, commandées par celui de nous qui - o^^fC s'en était charge, devaient venir nous pren-

dre. A dix heures précises, notre premier détachement fut depose, avec ses bagages, à l'extrémité sud de la galerie ; d'autres, puis d'autres suivirent, jusqu'à ce que nous nous trouvâmes tous la. Les paniers étaient empilés les uns sur les autres et les passants lisaient notre histoire à la fois dans ces paniers et dans nos regards, di- rigés avec anxiété vers le chemin par lequel les voitures devaient arriver.

Paris Romantique

i33

Quel supplice!... Chaque minute, cha- que seconde faisait retentir à nos oreilles des roulements de voitures, mais nous étions toujours désappointés : les roues continuaient à tourner, aucune voiture ne s'arrêtait pour nous, et nous restions in statu quo à nous regarder nous et nos pa- niers!. ..

Enfin, les jeunes gens de l'assemblée, s'éveiilant soudainement de leur indiffé- rence, déclarèrent que les Jjmoiselles ne seraient pas désappointées; et, après avoir décidé le nom- bre et l'espèce de véhicules que chacun , \

d'eux aurait la consigne d'aller chercher et trouver au ris- que de perdre sa réputation , ils s'élancè- rent, nous lais- sant l'esprit et le ccEui' rani- més et capables de braver tous les regards des curieux.

Notre demi- douzaine d'tj;'- des de camp

revint trioiii- Pat a. Poikii

phalement au

bout de quelques minutes, chacun dans sa delta ou dans sa citadine, et bientôt nous laissâmes la galerie Delorme loin derrière nous...

Arrivés au fameux Cheval blanc, à Montmorency (dont l'enseigne, rapporte l'histoire, fut peinte par la main Je Gérard lui-même qui, dans sa jeunesse, ayant fait, avec son ami Isabey, un pèlerinage a ce lieu consacré au romanesque, se trouva sans autre moyen de payer sa dépense que de brosser une enseigne pour son hôte, nous quittâmes nos citadines fatiguées et fatigantes, et nous mîmes en devoir de choisir parmi les nombreux chevaux et ânes qui stationnaient, selles et bridés, à la

porte de l'auberge, vingt bonnes monture», plus une ou deux bètes de somme, pour porter nous et nos provisions vers la forêt.

Oh! le tumulte qui accompagna ce choix ! Une multitude de vieilles femme* et de gamins nous assaillaient de tous côtés :

« Tenez, madame, voilà mon âne! "Y a-t-il une autre bête comme h mienne?...

ISon, non, non, belles dames! J\e le crovez pas, cent la mienne qu'il vous faut...

L ERMITAGE DE JEAN-)ACQUES A MONTMORENCY

Et vous, monsieur, c'est un cheval qui vous manque, n'est-ce pas ? "En voilà un su- perbe... »

Les vieilles voix rauques et les aigres jeunes voix, jointes à nos propres accents joyeux, produisirent un tapage qui attira autour de nous la moitié de la population de Montmorency; enfin, nous nous trou- vâmes montes, et, ce qui était infiniment plus important et plus difficile, nos pa- niers le furent aussi.

Mais, avant de nous occuper de l'arbre vert et du gai repas qu'il devait abriter, nous avions un pèlerinage à faire au sanc- tuaire qui a donné à cette region toute sa gloire. Jusqu'ici, nous ne nous étions occu-

.34

Paris Romantique

pes que de sa beauté : qui ne connaît les vues ravissantes de Montmorency ? Même sans l'intérêt spécial que le souvenir de Rousseau donne à chaque sentier, il y a assez de beautés dans ses collines et ses vallées, ses forêts et ses champs, pour ré- jouir l'esprit et enchanter les yeux...

A l'Hermitage, devant la fenêtre de cette petite chambre obscure qui donne sur le jardin, s'élève un rosier planté de la main de Rousseau qui, nous dit-on, a

(P.>r t. Lan,,)

MONTMORENCY

fourni une forêt de roses. La maison est aussi sombre et triste qu'il est possible, mais le jardin est joli et arrangé d'une ma- nière gracieuse qui me fit penser qu'il de- vait être demeuré tel que Rousseau l'avait laissé.

Les souvenirs de Grétry auraient pro- duit plus d'efFet vus ailleurs, du moins je le pense; cependant, je croyais entendre les doux accents de : 0 T^icharJ, ô mon roi! résonner à mes oreilles, tandis que je con- templais toutes ces vieilles choses et ces reliques domestiques sur lesquelles était son nom; mais les J^éveries du pre 'teneur solitaire valent toutes les notes que Grétry ait jamais écrites.

Une colonne de marbre s'élève dans un coin ombragé du jardin et porte une ins- cription qui rappel le que Son Altesse Royale la duchesse de Berri a visité l'Hermitage et pris sous son auguste protection le cseur de Grétry, injustement réclamé par les Lié- geois à la France, son pays natal. Com- ment et Son Altesse trouva le coeur du grand compositeur, je n'ai pu le savoir... Nous laissâmes derrière nous l'Her- mitage et toutes les émotions qu'on y res- sent, et jamais compagnie moins larmoyante n'en- tradans la forêtde ^55, Montmorency.

'^^ Quand nous arri-

vâmes à l'endroit que nous avions choisi d'avance pour salle à man- ger, nous descen- dîmes de nos di- verses montures , qui furent immé- diatement dessel- lées, et se mirentà brouter, attachées pargroupes pitto- resques. Aussitôt, toute notre bande s'installa dans cet indescriptible et joyeux désordre qui ne se rencon- tre que dans un pique-nique... Nous restâmes assis sur le gazon du- rant au moins une heure et demie, nous souciant fort peu de ce que les sages pou- vaient dire. Notre escorte de vieilles femmes et de garçons était assise à distance convenable et mangeait et riait d'aussi bon coeur que nous, tandis] que nos animaux, que l'on apercevait au travers des ouver- tures du bosquet on les avait parqués, et leurs couvertures bigarrées, empilées à l'entrée, au pied d'un vieil églantier, ache- vaient de donner à notre repas l'apparence d'un festin de romanichels. Enfin, le signal du départ fut donné et la troupe obéissante fut sur pied en un clin d'oeil : les chevaux et les ânes furent sellés sur-le-champ, cha-

(Coll. J. B.)

Paris Romantique

35

cun reconnut le sien et se mit en selle; un concile fut ensuite tenu afin de savoir ou l'on irait. Tant de sentiers s'étendaient sous bois dans des directions différentes, qu'on ne savait lequel choisir : « Donnons- nous rendez-vous au Cheval blanc dans deux heures », dit quelqu'un qui avait plus d'esprit que les autres. Sur quoi, nous partîmes à notre gré, par deux et par trois, pour employer ce moment de liberté et de plein air de la meilleure manière possible.

La vue du Rendez-vous de chasse est magnifique. Tandis que nous l'admirions, notre vieille femme commença de nous parler politique. Elle nous raconta qu'elle avait perdu deux fils, tous deux morts en combattant aux côtés de noire grand Empe- reur, qui fut certainement le plus grand homme de la terre : pourtant, c'était un grand bonheur pour le pauvre peuple que d'avoir le pain à onze sous, et ce bonheur- c'était le roi Louis-Philippe qui le leur avait donné.

Après notre halte, nous nous dirigeâmes vers la ville et poursuivions paisiblement notre délicieuse promenade sous les arbres, quand un : « Hola ! » poussé derrière nous nous arrêta. C'était un des garçons de notre escorte qui, monté sur le cheval de l'un de nous, galopait à notre recherche. 11 nous apprit une très désagréable nou- velle : un de nos compagnons avait été jeté à bas de son cheval et on l'avait cru mort; lui-même avait été envoyé pour nous ras- sembler et savoir ce qu'il fallait faire. Le monsieur qui était avec nous partit immé- diatement avec ce garçon; mais comme le blessé m'était tout à fait étranger et qu'il était déjà entouré par beaucoup de per- sonnes de la compagnie, moi et mes com- pagnons nous décidâmes de retourner à Montmorency et d'attendre au Cheval blanc l'arrivée des autres. Un médecin avait déjà été envoyé. Quand, à la fin, nous nous trouvâmes tous réunis, a l'excep- tion du malheureux jeune homme et d'un ami qui resta avec lui, nous apprîmes que quatre d'entre nous avaient été jetés à bas de leurs chevaux ou de leurs ânes; mais, heureusement, trois de ces accidents n'avaient eu aucun fâcheux résultat. Le quatrième était beaucoup plus sérieux;

heureusement, le rapport du chirurgien de Montmorency, que nous eûmes avant de quitter la ville, nous assura qu'aucun danger grave n'était a craindre...

Ainsi finit notre excursion à Montmo- rency qui, en dépit de nos nombreux dé- sastres, fut déclarée par tous une journée très réussie.

XXXIX

LA CHALEUR. LE BOULEVARD DES ITALIENS.

TORTONI. -- LA GRACE DES FRANÇAISES.

BEAUTÉ DE LA MADELEINE AU CLAIR DE

LUNE.

Tout le monde se plaint de la chaleur excessive qu'il fait ici. Le thermomètre monte jusqu'à.,... j'oublie, car leur échelle n'est pas la mienne ; mais je sais que le soleil n'a pas cessé de briller toute cette dernière semaine, et que tout le monde se déclarait cuit. Or, de toutes les villes du monde, celle il vaut le mieux être cuit, c'est Paris. Je lisais cette jolie histoire de George Sand, intitulée Laoinia, et j'avais choisi pour salle de lecture l'ombre pro- fonde du jardin des Tuileries. Si nous avions pu rester assis la tout le jour, nous n'aurions éprouvé aucun désagrément du soleil, mais, au contraire, nous l'aurions vu d'heure en heure caressant les fleurs, et s'efForçant en vain de faire pénétrer ses rayons dans le délicieux abri que nous avions choisi. Malheureusement nousavions des visites à faire et des engagements à te- nir; et nous fûmes forces de rentrer chez nous afin de nous apprêter pour assister à une grande soirée.

Nous trouvâmes plus joli que jamais le boulevard, que nous suivîmes pour rentrer chez nous. Des éventaires de fleurs déli- cieuses nous y tentaient à chaque pas : pour cinq sous, on pouvait avoir une rose et son bouton, deux branches de réséda et un brin de myrte, le tout arrange si elegam- ntent, que le petit bouquet en valait une douzaine faits avec moins de goût. Je n'avais jamais vuautant de gensassis l'après- midi ; cliacun semblait se reposer par né- cessité, comme s'il s'était arrête, trouvant impossible d'aller plus loin. En passant devant Tortoni, un groupe nous amusa :

1 36

Paris Romantique

c'était une très jolie femme et un très joli homme, assis sur deux chaises rappro- chées l'unede I autre, qui fleuretaient appa- remment à leur grande satisfaction, tandis

(A. Hervieu del.)

lt«tr. de }'arn

que la troisième figure du groupe, un petit Savoyard, qui avait probablement commence par demander la charité, semblait sous le charme, et restait les yeux fixés sur le couple élégant comme s'il étudiait une

scène de cette gaie science dont la mando- line qu il portait, semblait le faire un dis- ciple. Nous nous amusâmes de la persévé- rante contemplation du petit ménestrel, comme de la com-

- plète indifférence

j des objets de son admiration. , I Quelques pas plus

loin, nos yeux furent retenus à nouveau par la vue d'un élé- gant qui, ayant ôté son chapeau, peignait délibérément ses boucles noires, tout cil se promenant. 11 eût sans doute blâmé lui - même tant de Liisser-aller chez tout autre dandy, mais il le jugeait propre , chez lui, à relever la beauté deson front et la grâce générale de ses mouvements. Je fus contente qu'au- cune fontaine ou qu'aucun lac limpide ne s'étendît à ses pieds , car il eût inévitablement subi le sort de Narcisse. Hier soir, nous avions l'intention de taire une visite d'a- dieux authéâtre Fcy- dcau, ou plutôt à l'Opéra - Comique , mais heureusement nous n'avions pas retenu de loge, et Rousgardions le droit lie changer nos pro- icts, droit toujours précieux, mais ines- timable par cette température. Au lieu d'aller au théâtre, nous restâmes à la mai- son jusqu'à la tombée du crépuscule, plus frais de quelques degrés, mais non beau- coup moins étouffant. Puis, nous sortîmes pour aller jircndre des glaces à Tortoni.

by Mr

ollopc)

Paris Romantique

5:

Tout Paris semblait s'être assemble sur le boulevard pour respirer : c'était comme un soir de foule au Vauxhall, et des centaines de chaises semblaient jaillir du sol pour les besoins du moment, car un double rang de gens assis occupait déjà chaque côté du trottoir.

Les Françaises sont si jolies dans leurs robes de promenade du soir, que j'aime

ont plus que nous 1 habitude et j art de paraître élégantes sans être en grande toi- lette. Il est impossible d'expliquer cela par le détail ; peut-être une couturière ou une modiste saurait-elle le faire ; et encore la plus habile en serait probablement bien embarrassée : pour moi, je ne puis que constater le fait qu'une promenade du soir dans Paris est plus élégante qu'a Londres.

BOULEVARD DES ITALIENS

(Coll. J Bcultngcr)

mieux les voir ainsi que très habillées. Un salon rempli de femmes élégamment vêtues est un spectacle auquel des yeux anglais sont accoutumés, n ais la vérité m'oblige à confesser qu'il serait inutile de chercher dans aucune promenade, à Londres, une scène seniblable a celle qu'olTi ait le boule- vard des Italiens hier au soii . Qu'il en soit ainsi, c'est la plus étrange chose du monde, car il est certain que ni les chapeaux, ni les jolies figures qu'ils abritent ne sont inférieurs en Angleterre à tout ce que l'on peut voir ailleurs ; mais les Françaises

Nous fûmes assez heureux pour prendre lesplaces d'une nombreuse compagnie qui, au moment nous entrions, quittait une fenêtre du premier étage à Tortoni. le spectacle est aussi totalement anti-anglais que celui des restaurants du Palais-Royal. Les pièces, en haut et en bas, sont remplies de gens gais, chac^ue groupe réuni autour d'une petite table de marbre supportant une grande carafe d'eau gl.icee. dont le glaçon ne fond qu'à mesure qu'on en désire et dont la vue seule, mémo si l'on ne boit pas de cette masse fond.mte. procure une

1 38

Paris Romantique

impression de fraîcheur. Les pyramides de glaces colorées avec leur accompagnement de gaufres, que les garçons apportent in- cessamment, les brillantes lumières à l'in- térieur, le murmure de la foule au dehors, la fraîcheur du mets délicat, et la gaieté que tout le monde semble partager à cette heure charmante d'oisiveté, tout cela est incontestablement français, et, plus incon- testablement encore, n'est pas anglais.

Pendant que nous nous trouvions encore à notre fenêtre à nous récréer de tout ce qui se passait dedans et dehors, quelques brillants éclairs commencèrent à percer un

(Par E. Lami)

épais nuage noir que j'admirais depuis quelque temps pour le magnifique con- traste qu'il formait avec le vif éclat des lumières sur le boulevard. Comme aucune pluie ne tombait encore, je proposai une promenade vers la Madeleine, qui, a ce que je pensais, nous donnerait quelques beaux effets de lumière et d'ombre dans une soirée comme celle-ci. La proposition fut acceptée d'emblée, et nous nous éloignâmes, lais- sant derrière nous la foule et le gaz. Nous arrivâmes à l'extrémité de la rue Royale, et nous dirigeâmes lentement vers l'église. L'effet était plus beau qu'aucune chose que j'eusse jamais vue : la lune était clepuis quelques jours dans son plein ; et, même quand elle était cachée par les nuages épais qui s'amoncelaient de toutes parts dans le

ciel, elle éclairait faiblement, toutefois encore assez pour nous permettre de dis- cerner le vaste et superbe portique. On eût dit du pâle spectre d'un temple grec. D'un commun accord, nous nous arrêtâmes au point ce spectacle était le plus beau et le plus parfait; et je vous assure qu'avec la lourde masse de nuages noirs devant et derrière, avec la douce lumière de « l'in- constante lune » par moment visible, et par moment cachée derrière un nuage, qui se reflétait sur les colonnes, c'est le plus bel objet d'art que j'aie encore admiré . . .

XL

UN « MOUVEMENT ». LES

TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET AUX INNOCENTS.

Il faut aujourd'hui que je vous rende compte des aventures qui me sont arri- vées pendant une course à pied que j'ai faite au marché des Innocents. Vous saurez qu'au coin de ce marché il y auneboutique, spécialement consacrée aux dames, l'on débite tous ces objets im- possibles à classer sous une dénomination quelconque, et que chez nous on appelle haberdashery, terme qui m'a été un jour expliqué par un célèbre etymologist e comme venant des deux- mots français avoir d'acheter. Le magasin dont je parle, J'I la Mère de famille, marché des ] nnocents, mérite bienson nom, car il y a peu d'objets dont une femme puisse avoir besoin, qu'elle ne trouve à y acheter. Or je me rendaisà ce lieu, toutes les choses utiles se trouvent rassemblées, quand j'aperçus devant moi, et précisé- ment sur le chemin que je devais suivre, une foule considérable que, dans le pre- mier moment, jepris pour une émeute. Et, quoique plus tard ce rassemblement prit une apparence beaucoup moins inquié- tante, comme j'étais seule, je me sentis plus disposée à retourner sur mes pas qu'a avancer. Je m'arrêtai un moment avant de prendre une résolution, et voyant une

Paris Romantique

,39

femme debout devant une boutique, non loin du lieu du tumulte, je me risquai a lui demander la cause qui réunissait tant de monde dans un quar-

te puis vous assurer Je la chose, ajouta-t- el!e, car je l'ai vu partir.

-- Est-ce la tout? dis-je ; est-i! possible

tier si paisible. Mal heureusement la phrase dont je me servis m'attira plus de railleries que les étrangers n'ont cou- tume d'en souffrir de la part des Parisiens, d'ordinaire si polis. Mes paroles furent, si je me les rappelle bien, celles-ci :

« "Pourriez-vous me dire, madame, ce que signifie tout ce monde ?. . . Est-ce qu 'il y a quelque mouve- ment ? »

Ce malheureux mot de mouvement l'amusa infiniment , car c'est celui dont on se sert en parlant des véritables émeu- tes politiques qui ont eu lieu, et dans cette occasion il était tout aussi ridicule de s'en servir que si , en voyant à Londres une cinquantaine de personnes rassem- bléesautourd'un filou qu'on vient d'arrêter ou d'une voiture ver- sée, on allait de- mander s'il va y avoir une révolution.

« Ifn mouvement .' répéta cette femme avec un sourire très expressif. Est-ce que madame est effra- yée ? . . . Mouve- ment?... oui, madame, il y a beaucoup de mouvement... mais cependant c'est sans mou- vement... C'est tout bonnement le petit serin de la marchande de modes -bas qui vient de i' envoler...

rOMBKAUX DES HEROS DE JUILLET

Exir de Pjrri jnJ Ihr Pjrijijni, by Mr». Trollopc;

qu'un oiseau qui s'envole puisse rassem- bler tant de monde?

Oui, madame : rien autre chore... Mais regardez ; voilà des agents qui s'appro- chent pour voir ce que c'est... Ils en saisissent

]4o

Paris Romantique

un, je crois... Ah! ils ont une manière si étonnante de reconnaître leur monde. »

Cette dernière remarque me décida à ne pas aller plus loin, et je me retirai en remerciant l'obligeante bonnetière des renseignements qu elle m'avait donnés.

« "Bonjour, madame, me dit-elle avec un sourire très mystifiant, bonjour soyez tran- quille, tl n'y a pas de danger d'un mouve- ment. »

Je suis bien sûre que cette femme était l'épouse d'un doctrinaire; car il n'y a rien qui offense plus le parti tout entier, de- puis le plus grand jusqu'au plus petit, que l'expression du plus léger doute sur la du- rée de sa chère tranquillité. Dans cette occasion pourtant, je n'ava s eu réellement aucune intention; toute ma faute était dans la phrase dont je m'étais servie.

Je retournai chez moi pour chercher une escorte , et quand je l'eus trouvée , je me remis en route pour le marché des Innocents, j'arrivai cette fois, sans autre mésaventure que d'avoir été éclaboussée deux fois, et trois fois à peu près renversée par des voi- tures. Mes emplettes faites, je me prépa- rais à reprendre le chemin de mon logis, quand la personne qui m'accompagnait me proposa d aller voir les monuments élevés en l'honneur de dix ou douze révolution- naires, tous enterrés non loin de la fon- taine le 2C) juillet i83o...

Nous arrivâmes assez près des tom-

beaux pour me permettre de lire leursépita- phes et de prendre note de l'une d elles. La victime de Juillet qui reposait sous cette tombe s'appelait Tiapel. Elle était du dé- partement de la Sarthe et fut tuée le iq juillet I 83o.

On ne peut rien voir de plus mesquin que cet étalage de drapeaux, de piques et de hallebardes qui ornent ces tombeaux des Immortels. Il y en a encore quelques-uns du même genre dans la cour orientale du Louvre et, à ce que je crois, dans plu- sieurs autres lieux encore. 11 me semble que, s'il était convenable de placer de pa- reils monuments dans les carrefours d'une capitale, il aurait fallu du moins leur don- ner quelque dignité, tandis qu à présent leur aspect est tout à fait ridicule. Si les corps des personnes tuées sont réellement déposés dans ces bizarres enclos, on té- moignerait beaucoup plus de respect pour eux et pour leur caust en les transportant au cimetière du Père-Lachaisc, avec tous les honneurs qu'on jugerait leur être dus, et en inscrivant sur le monument qu'on leur consacrerait l'époque et le genre de leur mort.

11 y aurait au moins en cela l'appa- rence d'un sentiment national et respecta- ble, tandis que les drapeaux et les franges qui flottent aujourd'hui sur leurs restes res- semblent à la friperie d'une troupe de co- médiens ambulants...

TABLE DES MATIERES

Introduction. Vit de Mrs. Trollope. Dates de son voyafje à Paris. Comment nous avons traduit sa correspondance. Une Anglaise charmée par la société française. Qui elle a vu. L <( odeur du continent ». La politique de Mrs. Trollope. Le

i( procès monstre ». Littérature

I. L'arjçot à la mode. Les jeunes gens de Paris. La jeune France. Rococo. -

Décousu

Il M'" Mars dans Elmire de Tartuffe. Eternelle jeunesse de l'artiste

Ill Le Salon du Louvre. Impertinence qu'il y a à recouvrir les chefs-d'ŒUvre anciens

par des tableaux contemporains. Saleté du public. L'égalité est une niaiserie .

IV. La société française. Infériorité de l'anglaise. Simplicité charmante de» réunions.

Absence de cérémonie et de parade. L'immoralité française est un préjuge des Anglais

V. Inquiétude causée par le prochain jugement des prisonniers de Lyon - Le u procès

monstre <>

VI. Eloquence de la chaire. L'abbé Coeur. - Sermon à Saint-Roch. Elégance du

public. Costume du jeune clergé

VII. Longchamps ...

V!ll. La Chambre de justice au Luxembourg. L'Institut. M. .^lignet. Concert

Musard

IX. Délices du jardin des Tuileries. Le légitimiste. Le républicain. Le doctri-

naire. — Les enfants. La grâce des Parisiennes. Les moustaches, les impériales et les cheveux noirs des dandys. -- Libre entrée des jardins depuis les Trois

Glorieuses. Anecdote

X. Saleté des rues. Cardage des matelas en plein air. Chaudronniers ambulants. Construction des maisons. Pas dégoûts. Mauvais pavé. Réverbères à

l'huile

XI. La fctc du roi. Inquiétudes. Arrivée des troupes. Les Champs-Elysées. Politesse naturelle du peuple. Concrt dans le jardin des Tuileries. La famille

royale au balcon indifférence du populaire. Feux d'artifice

XII . Revue sur la place du Carrousel. La garde municipale. La garde nationale. . .

XIII. Soirée Le causeur qui fait mystère de tout

XIV. Victor Hugo .

XV Versailles. Musée projeté. Souvenirs d'un jardinier sur les Bourbons. Les

grandes eaux à Saint-'loud

XVI . Gens r marquabics. Gens distingués ...

XVII. Excursion au Luxembourg. Les femmes n'entrent pas au « procès monstre ». George Sand en homme. Costume républicain Le quai Voltaire. Inscrip- tions murales. Comment le maréchal Lobau disperse les émeutes. Une

manifestation

XVIII Liberté française de propos. L' n odeur du continent ». Malpropreté et luxe. L'eau non installée dans les maisons. - Délicatesse anglaise. - Ses causes . . . XIX. Le dimanche à Paris. Le plaisir en famille. Gaieté naturelle. Les polytechni- ciens s'appliquent à ressembler à napoléon. Un dimanche aux Tuileries .... XX. M' Recamier. Ses matinées.— Portrait de Corinne, par Gérard. - Portrait en

miniature de M"' de Staél. M. de Chateaubriand. - Les étrangers peuvent-ils comprendre toutes les (inesses de la langue française? Nécessite de parler

français

XXI. Emeute quotidienne il la porte Saint-Martin. Indulgence excessive du gouverne- ment. — Comment faire cesser les désordres

XXII . Soirée dansante. En Angleterre, les jeunes fille» sont élevées librement et tu bal les jeunes femmes s'effacent devant elles. En France, c'est tout le contraire. Anecdote. Le spectacle des « fleurts ». consolation des vieilles dames chaperons.

- Discussion sur la supériorité de l'usage français ou de l'usage anglais. Les jeunes filles anglaises choississent elles-mêmes leurs maris . .

142

Table des Matières

XXIV XXV.

XXVI. XXVII.

XXXll. XXXIll. XXXIV.

XXXVI. XXXVII. XXXVIII.

XXXIX.

XL.

Les trottoirs nouvellement introduits Pourquoi les Parisiens oréfèrent les apparte- ments aux maisons construites pour une seule famille comme à LondVes. Le por- tier-factotum. — Le luxe à Paris est moins coûteux qu à Londres. Richesse croissante de la France

Le romantisme et le suicide

te Cheval de bronze et la Marquise a l'Opéra-Comique. L'heure tardive du

diner nuit aux spectacles

L'abbé de Lamennais. Son aspect et sa conversation. Son admiration et celle

des républicains français pour OConnell

Les vieilles filles sont ridicules en France. Pourquoi elles y sont beaucoup plus rares qu'en Angleterre. Supériorité de la manière de conclure les mariages en Angleterre. En France, les vieilles filles s'appliquent à dissimuler leur triste état.

L'élégance inimitable des Françaises. Impossibilité à une Anglaise de n'être pas connue pour telle au premier regard. Les magasins de nouveautés et les bouti- ques. Le goût des bouquetières. Tout à Paris est arrangé avec goût. Plus de rouge ni de faux cheveux

L'abbé Lacordaire. Succès de ses sermons à Notre-Dame. Les meilleures places réservées aux hommes. Dimensions de Notre-Dame. Affluence de jeunes gens de Paris. Ils font et défont les réputations. Lacordaire est un prédicateur déplorable

Le Palais-Royal. Types qu'on y rencontre. Une famille anglaise. Les excel- lents restaurants à 40 sous. La galerie d'Orléans. Les oisifs. Le théâtre du Vaudeville .

Pâtissiers anglais. Un anglophobe. Expérience malheureuse sur un « muffin ».

Le roi-citoyen se promène

Politesse des maris français

De la manière de faire l'amour à l'anglaise. Anecdote

Indulgence excessive du monde à Paris Influence du clergé anglais sur les mœuFS

mondaines

Les petits soupers d'autrefois remplacés par les grands diners. Agréments des

petites soirées. Les diners d'apparat

Encore le « procès monstre ». La Société des Droits de l'homme. Anecdote . .

Une lecture des Mémoires de .M. de Chateaubriand à lAbbaye-aux-Bois

Une excursion 3 Montmorency. Le passage Delorme. Les chevaux et les ânes.

Souvenirs de Rousseau. « Diner sur l'herbe ». Accident

La chaleur. Le boulevard des Italiens. Tortoni. La grâce des Françaises.

Beauté de la Madeleine au clair de lune

Un 11 mouvement ». Les tombeaux des héros de Juillet aux Innocents

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Du Sng de II V«lopU II li II Mtrl.

Mémoire! dun Jiune Homma rangt.

La Danseuse de Pompai.

Peoclc le biin-aimi.

Cruelle Eniqme.

Dndre Corneiii.

L'Umour qui pane.

Le Pays Datai

La Leçon d »mour dans un Parc.

Flonso Bonlieur.

Venus ou les Deux Rliquei

Let Embrases.

L Enanqeiisle-

Les Rois en eiil.

Les Deux (treintei.

Clianis du Soldat.

Sous Ofis.

La Légende de l'tigle.

La Guerre en denteiiei.

L'>l)be Tigrane.

L»utro «inour

Vio do Clialeau.

L'insliiutnce de Province.

Rence Maupcnn.

Celeste Prudliomit.

Le Cœur de Pierrette

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Souvenirs du Vicomte Ht Courpirre

Monsieur de Courpiero mano

La Carrière.

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Peints par eu«-mémet.

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