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JEAN MORÉAS

Paysages

et

Sentiments

U dVof OTTAWA

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1906

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PAYSAGES et

SENTIMENTS

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LES STANCES.

IPHIGÉME.

CONTES DE VIEILLE FRANCE.

FEUILLETS.

JEAN MORÉAS

Paysages

et

Sentiments

PARIS

BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D'ÉDITION

E. S AN SOT et O^ 53, Rue St-André-des-Arts, 53

1906

// a été tiré de cet ouvrage dix exem- plaires sur Japon impérial numérotés de 1 à 10 et douze exemplaires sur Hollande numérotés de 11 à 22.

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PAYSAGES

ET

SENTIMENTS

HENRY BECQUE

Je disais avec tristesse: La vie a trahi Henry Becque ; je crains que la mort ne se moque de lui. Je tâcherai de m'expliquer : Celui qui s'élève dans les hautes sphères de l'art, un Milton, un Cor- neille, s'il coule des jours malheu- reux, goûtera, dans son infortune même, une infinie douceur. Il se plaint, sans doute, et maudit son siècle. Cependant, en dépit de ces heures de faiblesse humaine, l'orgueil le soutient secrètement et lui rend déjà l'avenir visible. Je parle du noble et légitime orgueil et non de cette passion équivoque qui n'en prend que les vaines apparences. Et je suis certain que peu de gens éprouvent en réalité ce véritable or- gueil, au point d'en être secourus.

1.

Ce que la vertu a de plus délicieux formait la nature de Becque. Il avait conscience de son grandmérite ; mais n'avait-il pas aussi, au fond de son cœur, comme un pressentiment de sa destinée ? Il songeait peut-être que la Comédie bourgeoise, il excellait, doit obtenir sa récompense du vivant de l'auteur, et que se fier, en pareil cas, à la postérité, c'est bâtir sur le sable.

C'est pour ces raisons que je di- sais avec tristesse : La vie a trahi Henr}- Becque; je crains que la mort ne se moque de lui.

En écrivant ses polémiques, Becque s'exprime toujours dans l'amertume de son âme, malgré la certitude qu'il pouvait avoir d'être le premier de son. temps dans le genre littéraire qui lui était échu. Vous voudriez qu'il y trouvât un sûr remède contre d'injustes attaques; le moyen?

Je vous le dis, les genres existent.

Réjouissons-nous cependant devoir la Parisienne reprise au théâtre, et la mémoire de Becque agitée un instant avec respect par quelques-uns de ses

anciens détracteurs précisément C'est une fiche de consolation.

Je rencontrais souvent Henry Becque pendant les dernières années de sa vie. Il me témoignait beaucoup d'affection. Ne sentait-il pas que j'é- tais plus bête que lui dans la pra- tique de l'existence ?

J'aimais ses causeries familières. Il avait en parlant l'air de tirer de l'arc; mais sourire n'était pas mé- chant, il me semble. Ce n'était que de l'agacement.

Ses mots cruels partaient d'un dé- pit bon enfant, et l'on écoutait Becque comme il s'écoutait, avec plaisir.

A vrai dire, il avait du goût pour le potin, mais élégant, et filé de pré- férence, j'imagine, en compagnie de quelque dame sur le retour, tirée à quatre épingles et spirituelle. Ce pen- chant de Becque pour le potin a-t-il fait peur à l'Académie, le jour il voulut en être ? La conversation que j'eus, dans le temps, avec un acadé- micien qui ne détestait point l'au- teur de la Parisienne, m'induit à le croire. Euh! euh! si notre Becque

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était bon enfant, il ne laissait pas d'être aussi un enfant terrible.

Lamartine disait au versificateur de Némésis qui avait essayé de le piquer par des railleries:

... j'aurai vidé la coupe d'amertume

Sans que ma lèvre même en garde un souvenir.. .

Becque gardait l'amertume sur ses lèvres, et passait la langue dessus avec une grimace.

Mais c'était d'un air de noblesse.

Dans ses œuvres, il n'est pas pam- phlétaire comme Beaumarchais. C'est un Le Sage plus élégant, moins bor- né, avec une certaine capacité d'abs- traire, qui le rapproche de l'auteur du Misanthrope.

... Je me rappelle Henry Becque entrant au bureau de tabac pour acheter des brevas... Il aimait la vie jusque dans ses moindres détails. Mais ce n'était pas un jouisseur. Il aimait même sa propre vie sombre vie comme un amusement. Voilà Vartiste-né.

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Quelle fut la vie amoureuse de Becque ? Je lignore. On a publié des vers de lui sur une rupture. Ils sont mauvais. Il sentaitbeaucoup, mais pas en poète.

Je crois c'est une de ces suppo- sitions que j'aime k forger et que je donne pour ce qu'elles valent je crois que Becque n'était pas un amoureux vrai.

Une nuit pourtant que nous des- cendions en flânant l'avenue de l'O- péra, il se mit à me raconter les pé- ripéties (cabinet particulier et mys- tère) d'une intrigue renouée, d'un re- gain d'amour. Il paraissait être aux anges, et il riait de son bon rire.

Je n'en démords pas. Le commerce des femmes plaisait fort à Becque, je le veux bien. Mais l'esprit y balan- çait souvent le cœur.

Connaissez-vous : Souvenirs d'un auteur dramatique'^ C'est un recueil d'articles coulent librement : la ga- minerie satirique, la gaîté, un peu for- cée, la bonhomie, très réelle, le sen- timentalisme, assez romance ma foi î de Becque.

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On rencontre avec plaisir, dans certaines pages de ce livre, la verve, l'entrain, le franc-parler, le coup de boutoir de l'auteur de la Parisienne^ et l'on regrette que les Polichinelles soient demeurés en état d'ébauche. Becque y passe au fil de sa langue tous ses ennemis. Et ce n'est point quelque fade raillerie ; et la mau- vaise humeur y prend de la grâce. Toutefois, nous n'en sommes pas intéressés constamment. Le temps a touché ces choses et ces figures : elles s'effacent déjà. A part Sarcey ou Claretie, qui se souvient à présent des autres victimes de Becque ? 0 Raymond Deslandes, ô Charles de La Rounat, ô Henri Lavoix, ombres vaines !

Je me répéterai presque, en di- sant que le vrai Becque était bien su- périeur à sa façon de considérer les incidents de la vie. Avec un peu plus de généralisation, l'importance de tous ces petits faits aurait pu, sans doute, gagner en durée. Tandis qu'il ne nous reste, de la sorte, que la cendre de la colère de Becque.

Mais n'allez pas croire que tout est à négliger dans les Souvenirs , d'un auteur dramatique ! Entre ces feuil-

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lets, plus d'un morceau a con- servé sa première vivacité. Le pi- quant et le tendre y alternent de fa- çon curieuse et nous renseignent sur la psychologie d'un homme de grand mérite.

Henry Becque avait posé sa can- didature à l'Académie ; Verlaine brû- lait de le faire. Le premier était la correction même, plein de scrupules, et, malgré son esprit et ses allures dégagées, très soucieux du qu"en-di- ra-t-on. L'autre a vécu en enfant per- du^ et il a fini dans l'ivrognerie et dans la crasse. Eh bien ! ces deux hommes avaient outre leur génie des traits de ressemblance. C'é- taient des bourgeois français, dans le meilleur sens du mot, respectueux de l'ordre et même des préjugés. On l'admettra facilement pour Becque ; et quant à Verlaine, je garantis que s'il eut maille à partir avec la justice, il ne lui en garda point rancune. Vrai- ment, il avait un faible pour la ma- gistrature et la gendarmerie.

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... Un professeur qui se mêle de théâtre éprouve-t-il la plus grande émotion de sa vie le jour il par- vient à franchir le seuil d'une loge d'actrice? Becque l'affirme. Il avait une haute estime pour l'esprit et le talent de Weiss : mais il ne l'a pas raté. Il cite de lui cette exclamation fort ridicule : « Jene passe jamais de- vant les Variétés sans ressentir le frisson de la vie parisienne ! »

. . . Voici un joli mot de Becque sur une critique dénuée déloyauté: « Ce- la est fait de main de traître. »

«»

L'AUTOMNE

L'Automne va céder à l'Hiver, et, bientôt, les derniers rayons de no- vembre s'éteindront avec mélancolie.

Douce et féconde saison, ô déesse! déjà les pampres de ta chevelure se délient et la belle grappe de raisin que lève ta dextre s'égrène à tes pieds. Les présents que tu offres aux mortels n'envahissent plus tes cor- beilles et les cris joyeux de la ven- dange ont cessé de retentir autour de la cuve. Tes satyres et tes faunes re- gagneront leurs antres, ettes nymphes aux blanches épaules quitteront les bords des ruisseaux elles ai- maient à nouer des danses harmo- nieuses. Une fois encore ta tunique couleur de feuilles de vigne s'est fa-

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née. Nous n'irons plus rêver dans les bois profonds, un livre à la main; nous nous accouderons près de lâtre et sous la lampe.

Le chasseur chanté par les poètes neporteraplusses pas rapides le long des prairies ; il ne lancera plus sa meute docile sur le lièvre et le daim craintifs. Ah ! qu'il avait de plaisir à prendre dans un piège le loup belli- queux et le renard retors, ou bien à découvrir dans les roseaux du fleuve l'ichneumon et le chat sauvage. Puis il emportait chez lui, en riant, le corps couvert d'épines d'un hérisson souple.

Avant que le Borée ne sème les funestes frimas, il me plaît de remé- morer la vendange et de faire revi- brer à ma façon la syrinx de Galpur- nius :

... Des satyres joufflus la folâtre cohorte Saisit la conpe alors que le hasard apporte : L"un dans la corne courbe a savouré le vin, Pour boire l'autre n'a que le creux de sa main. Sur la cuve penché, j'entends cet autre encore Qui pompe la liqueur d'une bouche sonore; Et quelques-uns. là-bas, sur le dos renversés. S'inondent des raisins qu'eux-mêmes ont pressés: De la îïrappe crevée, un jus de bon augure, A force jaillissant, barbouille leur figure...

Les anciens célébraient l'Automne non sans tendresse, mais avec séré-

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nité. Maintenant, quand l'humide Aus- ter tourbillonne, nous nous envo- lons, dans les sentiers désolés, avec les feuilles mortes, et nous nous ac- coudons près des eaux assombries elles pourrissent.

Sommes-nous les victimes de l'an- glais Thomson et de son élève Jean- Jacques ? Que dis-je ! Notre âme a prts le pli. Nous ne pouvons pas être infidèles à notre âme. Efforçons-nous seulement à tirer un peu de beauté de ses caprices et de sa folie.

Le divin Ghénier, d'une mère grecque, se laissait aussi trop alan- guir. Au bord d'un fleuve pur, sous de beaux feuillages, il inclinait sa tête sur son sein, et il évoquait des fantômes :

Ces fantômes si beaux, de nos cœurs tant aimés...

Lamartine qui, n'ayant presque que la poétique de Parny sous la main, sut s'élever au zénith de l'ins- piration et s'épancher, comme Vir- gile, en grand fleuve d'harmonie, a voulu mêler son âme avec les derniers soupirs du vent du soir dans les pampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l'année sur les sommets ro- sés déneige des montagnes. Il a subi

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toutes nos modernes langueurs de l'Automne :

Salut, bois couronnés d'un reste de verdure ! Feuillages jaunissants sur les gazons épars ! Salut, derniers beaux jours! le deuil de la nature Convient à la douleur et plaît à mes regards.

h' Automne de Lamartine est une composition de sa jeunesse. Il pro- duisit plus tard des strophes plus fortes. Toutefois, il est permis de penser que ses premiers ouvrages, dans leur ensemble, sont, peut-être, les meilleurs. 11 faut le regretter, car, en matière d'art, si la jeunesse comporte tous les charmes, elle manque souvent de véritable solidité. On peut dire qu'elle ne creuse pas en profondeur, même dans les condi- tions les plus favorables.

Cent répugnances m'éloignent de Victor Hugo. Cependant, lui, s'est développé régulièrement jusqu'à un âge avancé. Voilà pourquoi certaines de ses poésies lyriques, dans les Contemplations, par exemple, nous bouleversent avec autorité.

Baudelaire était un fervent de l'arrière-saison. Avec lui, l'Automne

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entre dans les vieux appartements pleins de moisissure, dans les cours noires des maisons, s'entasse le bois pour l'hiver. Loin des futaies que le vent dépouille et fait craquer, il préfère se lamenter avec les gi- rouettes et dans les gouttières. L'Au- tomne de Baudelaire se mêle aux in- trigues et aux artifices du cœur. Il ne s'habille pas des classiques feuilles mortes, mais de robes bizarres ; il met du fard et joue avec les chats frileux et sédentaires...

Relisez le Sonnet d'Automne. Le goût y est rehaussé parles plus rares épices de la psychologie et même de la physiologie. Et si ces substances se sont éventées un peu, avec le temps, songez qu'elles commencèrent par être fort piquantes et d'un arôme très irritant.

J'ai beaucoup aimé les Fleurs du Mal, pendant mon adolescence et ma toute première jeunesse. J'admire toujours Baudelaire et ne le relis ja- mais. Ses préoccupations comme ses épithètes me gênent à présent jus- qu'à l'angoisse : une angoisse phy- sique. Certes, Baudelaire est un vrai artiste, comme nous l'entendons au- jourd'hui, ou plutôt comme on Ten-

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tendait il y aquelques années. Allons, c'est un grand artiste tout simple- ment, c'est même un grand poète... Ce n est pas un pur poète.

Verlaine était plus naturellement poète que Baudelaire. Il n'était que cela, il Tétait de toute son âme. Ses vers jaillissaient comme l'eau du ro- cher, et, par un mauvais miracle, ils charriaient du limon. Verlaine était habile dans son art, mais avec un dé- sordre surprenant. « Il lui a manqué de savoir canaliser sagement sa mer- veilleuse sensibilité » a dit excellem- ment M. Jean de Gourmont, le jeune frère du savant auteur de V Esthétique de la langue française.

Je crois que Verlaine n'était pas très affecté par la tristesse des cam- "^agnes et des bois jaunissants. Mais l'Automne entre dans son inspiration; il y entre comme symbole et comme métaphore :

Les sanglots longs Des violons De l'automne...

Avec sa figure de bandit mand- chourien, Verlaine avait l'esprit le

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plus fin. Il avait aussi le goût et le sentiment de la mignardise. Et ce n'est pas pour rien qu'il excellait à mettre en rimes les Fêtes galantes. L'automne de ces peintures, d'un raffinement qui n'exclut pas le naturel, lui convenait :

Le soir tombait, un soir équivoque d'automne : Les belles, se pendant rêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux tout bas, Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.

Ce poète était débordant de poésie, d'une poésie d'actualité. Sans doute il n'a pas suivi la mode; il l'a créée, ce qui est peut-être plus grave.

J'ai toujours été la proie de cette saison : Automne malheureux, que j'aime ton visage !

Qui sait si ce n'est point à tort que la tristesse de l'Automne a séduit mon âme ! La belle lumière, épandue sur les plaines et sur la mer, n'est-ce pas elle le véritable aspect tragique de la vie ?

Quelle folie de ratiociner en pure perte ! Que n'ouvré-je pas plutôt ma

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fenêtre, pour admirer l'Automne sur l'écran mordoré des arbres !

^ ... Dans les jardins, les dahlias, jaunes, blancs ou foncés, les roses trémières et les chrysanthèmes de toutes sortes, hument les derniers rayons de soleil. Le haut marronnier s'y dresse avec le port et les nuances dunegentilletêtederousseébouriffée. Sur le sable des allées, sur le gazon des boulingrins, les feuilles tombées palpitent au vent qui, soudain d'une haleine plus forte, les soulève jus- qu'aux socles des statues, ou les pré- cipite dans les bassins à l'eau noire. Si j'étais feuille morte, je voudrais pourrir dans la vasque d^une belle fontaine de marbre que je connais. D'antiques platanes lentourent ; et lorsqu'au milieu de la nuit, elle filtre doucement, je crois entendre Byblis, sœur coupable, pleurer son funeste amour.

... Un jour j'avais choisi entre cent, trois roses : l'une jaune, l'autre blanche, et la troisième au cœur de feu. C'était afin d'en faire

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présent à une Dame, belle et docte comme les interlocutrices de l'Hep- taméron : comme cette jeune veuve Longarine, ou cette rieuse Emar- suitte.

Or, lorsque j'arrivai, la Dame te- nait à la main un bouquet de feuilles mortes qu'elle avait eu la jolie fantaisie d'assembler : il y en avait de toutes lespâleurs, et quelques-unes d'un vert tardif et magnifiquement rouillé.

Ce bouquet automnal était si beau que, de dépit, je voulus jeter mes roses; mais je manquai de courage.

L'Automne embellit aussi le cours des fleuves, et principalement celui de la Seine.

Alors tandis que l'infatigable pê- cheur se penche sur ses roseaux at- tachés bout à bout, j'aime à suivre les berges à pas lents, soit que le matin délicat pointe à peine, soit que, déjà, la chute du crépuscule ait coloré l'eau de ses teintes successives.

Et quand la nuit est close, si la lune brille à l'horizon, je m'étends volontiers dans une barque et me laisse aller à la dérive.

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Je m'étais assis, après une longue course, sur un tertre dans le bois de Verrières, lorsque j'aperçus un être étrange, cornu et chèvre-pieds. Son visage était rude et barbu, sa cheve- lure inculte, et il avait le dos couvert d'une peau de lynx. Vous vous doutez bien que je n'ai pas tardé à recon- naître en lui le fils de Mercure et de la nymphe Dryopé, Pan qui se plaît aux danses bruyantes et aux belles joutes des chalumeaux.

Il se tenait dans un hallier, et il y avait au-dessus de sa tète, suspendues à un flexible rameau, quatre syrinx finement percées.

Soudain, je vis le Dieu saisir une de ces syrinx et l'approcher de ses lèvres.

Un son se fait entendre allègre , comme rempli d'une espérance inconsidérée, et à l'instant, mille fleurs s'ouvrent, odorantes ou distillant le miel. Des branches et des tiges montent et s'al- longent, toutes chargées d'une pro- messe diaprée de fécondité. L'air s'azure et s'irise, les cours d'eau murmurent sur le gravier. Dans le

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profond des forêts, le fauve s'élance en bondissant et la race ailée des oi- seaux vole çà et avec des cris. Plus abusés qu'eux, les mortels se réjouissent d'éprouver que l'univers n'est qu'amour et que félicité. C'est le printemps, c'est le printemps ! Mais quoi! n'est-ce pas, en vérité, que les sons de l'instrument divin raillent à présent?

Le dieu Pan, avec une moue, jette enfin à ses pieds cette première syrinx.

Alors le dieu prend la seconde des quatre syrinx suspendues au rameau flexible et il se remet à souffler. Le paj'sage change à vue d'oeil : les fleurs languissent et leur parfum s'é- vapore; les corymbes se nouent sur les branches; les eaux commencent à tarir sous le ciel nu et brûlant. Toute lanature semble assoupie. Et l'homme pense avec satisfaction que c'est l'été de la vie, plein de vigueur et de sé- curité.

Pan ne tarda pas à jeter à ses pieds cette seconde syrinx avec une moue plus dédaigneuse encore.

Le dieu marcha alors nonchalam- ment vers le rameau flexible et prit la troisième syrinx. Il l'anima de son souffle sans se presser. Un son

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en sortit, qui n'était ni allègre folle- ment ni présomptueux sans raison, mais doux et mélancolique. Et l'au- tomne naquit avec la sérénité de ses eaux, avec sa flore et ses feuillages modérés, avec la philosophie de son beau ciel et l'ironie charmante de ses vendanges. L'homme but le vin gou- lûment, mais l'Automne lui parut fade. Car il s'était égaré depuis longtemps loin de la mesure et de la vérité.

Et le dieu Pan laissa tomber sa troisième syrinx sur un tapis de feuilles mortes, et sourit.

Puis il dépendit du flexible rameau la quatrième syrinx et souffla dedans avec violence. L'hiver désola la terre aussitôt : la vaste forêt sans feuilles craque sous le vent, la brume efface l'horizon, la glace arrête les surgeons des fontaines et les fleuves impétueux, enflés sous la tempête, ravagent leurs rives. La faim et la maladie s'abattent sur les êtres vivants; l'homme voit sa huche vide et son âtre éteint. Mais tout en se plaignant, il s'enorgueillit de subir la misère et la mort, qu'il juge des choses d'importance.

D'un geste sec. Pan lança au loin cette dernière syrinx en éclatant de rire...

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Selon Tacite, les Germains igno- raient TAutomne; et il est possible que les peuples du Septentrion ne connaissentjamaisles fines nuances de cette saison...

0 Novembre ! es-tu ce jeune homme qui, couronné de rameaux d'olivier, s'appuie sur le signe du Sagittaire et songe ? ou bien, comme le veut Ausone, te montres-tu sous l'aspect d'un prêtre d'Isis, la tête ra- sée et vêtu de lin ?

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SAINTE-BEUVE ET HUGO

On a beaucoup parlé de Victor Hug© et de Sainte-Beuve, à propos dun drame intime, lequel, malgré tous les témoignages, demeure encore confus.

Je ne reviendrai pas sur cette affaire ; j'y chercherai seulement l'occasion de rappeler l'opinion littéraire de Sainte- Beuve sur Hugo. Elle eut ses haut?: et ses bas.

Dans les Portraits contemporains, nous trouvons réunis deux articles de Sainte-Beuve sur Hugo poète. Le premier est de 1831, le second de 1835. L'auteur, en rééditant ses cri- tiques, n'oublie aucune précaution :

« J'ai beaucoup écrit, dit-il en note, sur Victor Hugo ; il m'a paru suffisant de choisir et de donner ici les deux articles dont l'un exprime Textréme louange, et dont lautre pose la res-

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triction. Ce mouvement alternatif nous est familier, on l'a pu voir déjà ; il fut chaque fois naturel et sincère ; il marque les deux âges et comme les deux temps de notre critique. » Cette note pourrait faire penser à une mau- vaise conscience. Que nous importe ! puisque les remarques, surtout celles // y a 7'estriction, en sont fines et pénétrantes. Quand il s'agit de jouer un tour, la judiciaire de Sainte-Beuve n'est jamais faussée.

Le premier article, celui de 1831, est consacré aux Feuilles d'Automne. Il commence par des considérations sur le rôle de la critique, qui seront tou- jours actuelles. Tout cela est plein de verve, bien enchaîné, sans arrière- pensée.

Ces petites observations sont non seulement justes, mais aussi fort amu- santes.

Rien n'est plus amusant que la vérité. Ici, Sainte-Beuve s'analyse en quelque sorte lui-même. Il était ce critique clairvoyant qui avait deviné le génie à peine éclos, et il n'avait pas hésité à proclamer sa découverte har- diment. Puis il vit s'échapper de ses mains le glorieux monopole de défendre ses propres idées. La naturelle et

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amoureusej'alousie dont'ûpsirle, l'avait- elle mordu, un instant, de façon à le rejeter dans le passé poétique de son idole, en lui faisant préférer les essais aux ouvrages enfin mûris ? Peut-être. Ce sont des accidents humains très touchants et très honorables.

Ce n'est pas le critique seul qui succombe ainsi à la fatalité. Une sem- blable aventure guette le simple lec- teur. Il a lu des vers d'un poète encore peu répandu ; il s'est entiché de ces vers, par hasard, par esprit de contradiction ou par un goût éclairé. Son âge, ses fréquentations, les cir- constances de sa vie sentimentale, tout l'y poussait. Quelques années après, le poète aimé donne au public de nouvelles productions, d'une veine plus heureuse. Cependant, pour notre enthousiaste lecteur d'autrefois, cet art plus sûr de son poète n'est qu'une veine refroidie : le trouble se met dans son âme et le regret l'accable. Ainsi va le monde.

Tout en se laissant mener par le destin, Sainte-Beuve ne perd pas la carte. Il jette un regard malicieux sur les nouveaux admirateurs, tardifs, honteux tout bas de s'être fait tant

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prier. Ils prêtent un peu le flanc au ridicule , ; sans vouloir reconnaître leur premier aveuglement, ils s'obs- tinent à nier les anciennes œuvres quils ont peu lues et mal jugées . Et voici qu'ils s'empressent pleins de bouffissure, et félicitent le poète d'avoir fait un pas vers eux. Mais, remarque Sainte-Beuve avec bonne humeur : ce sont eux qui, sans y songer, ont fait deux ou trois grands pas vers le poète. « Il est du ressort d'une cri- tique équitable, ajoute-t-il, de con- tredire ces points de vue inconsidérés et de ne pas laisser s'accréditer de faux jugements. Les grands poètes contemporains, ainsi que les grands politiques et les grands capitaines, se laissent malaisément suivre, juger et admirer par les mêmes hommes dans toute l'étendue de leur carrière. Si un seul conquérant use plusieurs géné- rations de braves, une vie de grand poète use aussi, en quelque sorte, plusieurs générations d'admirateurs ; il se fait presque toujours, de lustre en lustre, comme un renouvellement autour de sa gloire. Heureux qui, l'ayant découverte et pressentie avant la foule, y sait demeurer intérieur et fidèle, la voit croître, s'épanouir et

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mûrir, jouit de son ombrage avec tous, admire ses inépuisables fruits, comme aux saisons bien peu les recueillaient, et compte avec un or- gueil toujours aimant les automnes et les printemps dont elle se couronne. » Douces promesses, oui, consolantes paroles ! Car le plus détaché des contingences terrestres se sent par- fois abandonné par l'esprit d'abstrac- tion, seul guide sûr. Et alors son cœur mortel saigne au spectacle fra- tricide d'une lutte s'entre-déchirent de vrais talents. Sainte-Beuve a dé- menti plus d'une fois ces promesses et ces paroles.

Ce fut un peu à cause de quelques imperfections de sa nature, et beau- coup par la force de la Parque uni- verselle, qui, hélas ! sait peut-être bien ce qu'elle fait.

Hugo n'avait pas trente ans lors- qu'il fît paraître les Feuilles d'Automne. Par conséquent ces sombres poèmes avaient été composés en pleine jeu- nesse. Je sais que les désespoirs de cet âge sont, le plus souvent, faciles à guérir ; mais il ne faut pas en rire à tout bout de champ. Je sais que le poète abusait de la rhétorique ; mais

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rien n'empêche un panache d'être trempé de larmes. Cette résignation sinistre et cet affaissement dont parle Sainte-Beuve ont existé chez Victor Hugo de bonne heure. Il a pu les surmonter et atteindre la vieillesse. C'est que, comme Ronsard, il rimait chaque jour avec génie et à tour de bras. Et si cette folie comporte un peu de ridicule, elle n'en est pas moins une sauvegarde contre les dé- ceptions et les dégoûts de la vie.

L'autre article de Sainte-Beuve sur Hugo, l'article à restrictions, est beau- coup plus intéressant. Quelque chose s'était rompu entre les deux hommes, quelque chose qui avait donné la liberté à la méchanceté du critique, et, aussi, à son goût.

Sainte-Beuve aimait la poésie, et il l'aimait avec désespoir. Si vous avez lu de ses vers, vous savez que les Muses avaient eu constamment peur de lui. Aussi sa passion est-elle de l'héroïsme, vraiment. Dans cet article sur les Chants du Crépuscule, qui est plein de

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détours, avant de mordre, il sacrifie :

« C'est toujours, dit-il, un bonheur quand les hommes qui ont le don de la Muse reviennent à la poésie pure, aux vers. Cette forme d'expression pour l'imagination et pour le senti- ment, lorsqu'on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d'une supériorité absolue, à l'autre forme, à la prose ; elle est si capable d'im- mortaliser avec simplicité ce qu'elle enferme, de fixer en quelque sorte l'élancement de l'âme dans une atti- tude éternelle, qu'à chaque retour d'un grand et vrai talent poétique vers cet idiome natal, il y a lieu à une attente empressée de toutes les âmes musi- cales et harmonieuses, à un joyeux éveil de la critique qui sent l'art, et peut-être, disons-le aussi, au petit dépit mal caché des gens d'esprit qui ne sont que cela. »

Après ce salut à Polymnie, Sainte- Beuve entreprend Victor Hugo sans se gêner.

A propos de ses drames, il lui dit qu'il les ménage trop peu, et que depuis qu'il s'occupe de théâtre, on dirait que chez lui, même dans le lyrique, le théâtral a gagné.

Il le loue, pour commencer, d'avoir

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su marier, par une analogie symbo- /î<j'M(?, ses propres impressions intimes au siècle lui-même.

Mais aussitôt, il observe: «... Un inconvénient est à craindre dans ces productions lyriques trop fréquentes, surtout quand on tient à les rattacher, ainsi que fait l'auteur, à des cadres dis tincts et composés : c'est qu'au lieu de réfléchir fidèlement dans les vers les nuances vraies qui se succèdent dans l'àme, on ne crée, on neforce un peu, on n'achève exprès des nuances qui ne sont qu'ébauchées encore... »

Lorsque Sainte-Beuve soutient que Victor Hugo n'avait point le sens de la perfection grecque, il a tout à fait raison.

« M. Hugo, écrit-il, loin d'avoir en rien l'organisation grecque, est plutôt comme un Franc énergique et subtil, devenu vite habile et passé maître aux richesses latines de la décadence, un Goth revenu d'Espagne, qui s'est fait Romain, très raffiné même en gram- maire, savant en style du Bas-Empire et à toute l'ornementation byzan- tine (1) ».

(1) Il paraît que quelqu'un a dit de Vic- tor Hugo, fort plaisamment : « En fait d'or- dres grecs, il entend surtout le cyclopéen. »

Sainte-Beuve a dit encore de Victor Hugo :

« Par manque de ce tact(\\iQ j'appel- lerai grec ou altique, et qui n'est pas moins français, il ne recule jamais devant le choquant de l'expression, quand il doit en résulter quelque similitude matérielle plus rigoureuse qu'il pousse à outrance. »

Enfin, après un éloge pompeux de la Cloche, une des plus belles œuvres de Victor Hugo, le maître critique conclut : « Ce beffroi altier, écrasant, il a placé la cloche à laquelle il se compare, représente lui-même à mer- veille l'aspect principal et central de son œuvre : de toutes parts le vaste horizon, un riche paysage, des chau- mières riantes, et, aussi, plus l'on approche, d'informes masures et des toits bizarres entassés. »

J'aime la substance d'une pareille critique, mais non le ton aigre qu'elle prend, ni les circonstances elle se produisit.

J'admets que des accidents vul- gaires de notre misérable existence puissent modifier et jusqu'au renie- ment public notre pure intellection vis-à-vis de quelqu'un. Mais alors il

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faut être l'homme supérieur, ou du moins assez sot pour se le figurer. Ce ne fut, d'aucune façon, le cas de Sainte-Beuve dans son aventure avec Hugo.

GEORGE SANb EN PASSANT

J'ai rencontré, lautre jour M.Emile Faguet. Il venait de s'étendre, dans ses feuilletons des Débats,sur George Sand critique, et de nous cueillir un bouquet d'extraits dans les Questions d'art et de littérature.

Nous en parlâmes et particulière- ment des Questions. J'avouai les con- naître : et je vis bien que cet aveu me vieillissait dans l'esprit de mon in- terlocuteur. Oh ! certes, on n'est pas d'une jeunesse tendre quand on a feuilleté cet ouvrage. Mais c'est aux environs de la seizième année que la chose m'arriva ; et je ne suis pas si vieux !

J'étais alors fort avide de lectu- res : les bibliothèques, les librairies, même leurs arrière-boutiques n'a-

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vaient point de secret pour moi. Je m'en dégoûtai cependant.

J'ai donc lu : Questions d'art et de littérature.

Par quelle rencontre ? Je ne sais. Sans méconnaître la valeur de George Sand, je n'ai jamais été si curieux de son œuvre. Elle a des dons person- nels prodigieux, mais aussi tous les défauts de son sexe et de son temps : de son temps, de son heure, de sa mi- nute...

Thabaut de Latouche, ou simple- ment Delatouche comme écrit George Sand, inspirait la crainte, étant caus- tique et sans cesse de mauvaise hu- meur. C'était un génie raté qui ne manquait pas de talent. Quelques-uns parmi ses romans, Fragoletta, par exemple, sont curieux. Il étincelait dans la polémique. C'est lui qui édita, pour la première fois, André Ché- nier.

Il y a quelques années, on l'a honni dans les journaux : on l'accu- sait d'avoir blessé le cœur de la tendre Marceline Desbordes, depuis Val- more. Il paraît que ce fut un autre.

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Delatouche était Berrichon, et George Sand alla lui demander con- seil à ses débuts. Elle connaissait sa famille; leurs pères avaient été liés.

Comme il était beaucoup plus âgé qu'elle, il la reçut paternellement. Il lut un roman que Sand brûla peu de temps après. Il le trouva détestable :

Le roman, lui dit-il, c'est la vie racontée avec art. Vous êtes une na- ture d'artiste, mais vous ignorez la réalité, vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l'expé- rience, et soyez tranquille : ces deux tristes conseilleurs viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée, et tâchez de rester poète. Vous n'avez pas autre chose à faire.

A cette époque, Delatouche venait d'acheter le Figaro. Il le rédigeait presque tout seul, au coin de son feu, en causant avec ses collabora- teurs, qui étaient pour la plupart fort jeunes. Il offrit à sa compatriote de l'employer à la rédaction, la sachant assez embarrassée pour gagner sa vie.

George eut sa petite table auprès de la cheminée ; mais elle n'y faisait rien qui vaille. Elle barbouillait dix pages pour les jeter aussitôt au feu,

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et elle se remettait à suivre la con- versation des autres, qui l'amusait beaucoup.

Les jeunes rédacteurs entraînèrent un soir Delatouche dans une escapade digne de la Vie de Bohême. Cette escapade me rappelle aussi certaine préface de Roger de Beauvoir, que j'ai lue jadis à Luchon en prenant mon bain...

Le grand chagrin de Delatouche était de vieillir. Il aimait à répéter cette facétie amère :

On n'a jamais cinquante ans; on a deux fois vingt-cinq ans.

Ici un détail. George Sand va mentir assez plaisamment. Elle se brouilla un jour avec son patron, comme elle l'appelait. A ce sujet elle nous dit :

« Quand j'ai cherché plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m'a dit qu'il était amoureux de moi,' jaloux sans en convenir et blessé de n'avoir jamais été deviné. »

Et elle ajoute : « Cela n'est pas. »

Elle ment. Non en tant qu'auteur ; c'est un simple, un commun men- songe féminin. Elle avait compris tout comme une autre; et cependant elle s'amuse à nous alléguer je ne

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sais quelle jalousie intellectuelle. Ceci n'exclut pas cela, mais Sand avait compris.

Je mettrais ma main au feu que Delatouche a été amoureux d'elle. Il fut sans doute, jusqu'à l'âge mûr, de ces hommes qui ne peuvent rencon- trer une femme sans la souhaiter. Et non précisément par concupiscence, mais surtout par une sorte de vanité obscure, un sentiment tyrannique assez bas.

Quand parut Indiana, George Sand habitait encore sa mansarde du quai Saint-Michel. Delatouche grimpa l'es- calier et tomba sur le premier exem- plaire de l'ouvrage, que l'éditeur ve- nait d'envoyer. « Il le prit, le flaira, le retourna, curieux, inquiet, rail- leur... » L'auteur, énervé, voulait par- ler d'autre chose. Mais Delatouche tenait à lire ; et il lisait, et il s'écriait à chaque page :

Allons! c'est un pastiche ; école de Balzac î Pastiche, que me veux-tu? Balzac, que me veux-tu ?

Il emporta l'exemplaire, en rica- nant. Mais le lendemain matin, George Sand reçut le billet suivant signé Delatouche :

« George, je viens faire amende

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honorable; je suis à vos genoux. Ou- bliez mes duretés d'hier soir, ou- bliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J'ai passé la nuit à vous lire. 0 mon enfant, que je suis content de vous ! »

Delatouche parlait de Balzac « avec une aversion effrayante ». Ils avaient été amis, jDuis, tout à coup, brouillés, sans grand motif.

Et Balzac disait à George Sand, en parlant de Delatouche :

Gare à vous ! vous verrez qu'un beau matin, sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel.

Un jour que Sand faisait allusion à Balzac devant Delatouche, celui-ci sauta au plafond :

Vous l'avez donc vu ? s'ccria- t-il ; vous le voyez donc ? Il ne man- quait plus que ça !

Le maître de la narration, La Fon- taine, était pesant, lorsque, dans un salon, il contait de vive voix. Balzac aussi exposait mal en parlant, malgré son entrain, malgré son feu et son esprit. Mais Delatouche savait se ser-

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vir de la parole, et jetait de la poudre aux yeux.

« Il avait, dit George Sand, mille fois moins de talent pour écrire que Balzac ; mais, comme il en avait mille fois plus pour déduire ses idées par la parole, ce qu'il racontait admi- rablement paraissait admirable, tandis que ce que Balzac racontait d'une manière souvent impossible ne re- présentait souvent qu'une œuvre im- possible, w

L'ouvrage une fois imprimé, c'était tout autre chose, et alors Balzac l'emportait singulièrement. Dela- touche bâtissait roman sur roman dans la conversation et « n'avait presque jamais rien à lire; ou c'étaient quelques pages qui ne rendaient pas son projet et qui l'attristaient visi- blement ».

Nous avons tous connu de ces cau- seurs qui font sans cesse et solennel- lement le récit de leur chef-d'œuvre à venir. Le geste est ample, la voix chaude, la physionomie animée ; les éclats, les pauses et les demi-pauses se succèient avec art. Il est difficile de résister à cette mise en scène sa- vante : on est abusé le plus souvent, même quand on n'ignore point que

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l'orateur est un sot ou un médiocre fieffé.

Leç auteurs de cette espèce ne met- tent pas toujours leurs beaux projets à exécution. Le font-ils ? alors c'est un désastre, et leur insuffisance éclate sur le papier.

Il y a des exceptions. J'ai connu des causeurs charmants, qui n'étaient pas pour cela moins bons écrivains. Par exemple : Théodore de Banville et Stéphane Mallarmé. Mais il faut remarquer que si les causeurs sans plus se répètent d'ordinaire jusqu'à la satiété, ce travers s'aggrave, de fa- çon vraiment curieuse, chez les cau- seurs-écrivains.

La rencontre de George Sand avec Stendhal mérite d'être notée.

George a saisi d'un coup d'œil tout le côté extérieur de cette physiono- mie. Elle s'est méfiée aussitôt... Elle n'a pas approfondi, se disant que ce n'était pas la peine, que cela ne la regardait pas.

« Sur le bateau, écrit-elle simple- ment, qui me conduisit de Lyon à Avignon, je rencontrai un des écri-

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vains les plus remarquables de ce temps-ci, Beyle, dont le pseudonyme était Stendhal. Il était consul à Ci- vita-Vecchia et retournait à son poste, après un court séjour à Paris. »

Ils causent ensemble, et Stendhal se moque de ses illusions sur l'Italie. Il feint de mépriser tout ce qu'on peut voir dans ce pays.

« Il posait surtout le dédain de toute vanité et cherchait à découvrir dans chaque interlocuteur quelque prétention à rabattre sous le feu rou- lant de sa moquerie. Mais je ne crois pas qu'il fut méchant : il se donnait trop de peine pour le paraître. »

Ils soupèrent avec quelques autres voyageurs dans une auberge de vil- lage. Stendhal fit le fanfaron, il se montra d'une gaieté folle, il se grisa. Il dansa autour de la table avec ses grosses bottes fourrées. Et George Sand triomphe, et nous voyons ici la femme se venger cruellement de l'homme laid : elle nous apprend que cette malencontreuse danse avait ren- du Stendhal « quelque peu grotesque et pas du tout joli. »

Il la mena voir la grande église d'Avignon, il y avait un vieux Christ en bois peint, de grandeur

naturelle. Là, Stendhal se déclara disposé à donner des coups de poing à cette image et s'éleva contre ceux qui n'avaient pas en horreur la lai- deur barbare et la nudité cynique de ces repoussants simulacres.

George Sand parle de Stendhal comme d'un homme éminent, d'un ta- lent original et véritable. !Mais il est clair que sa personne lui déplut, qu'elle ne se sentait pas à son aise avec lui. George Sand était encore jeune à cette époque, et Stendhal s'a- musa à l'inquiéter par un langage hardi jusqu'à l'obscénité.

Enfin elle fut heureuse d'en être débarrassée. « Pour moi, avoue- t-elle, je ne vis pas avec regret Beyle prendre le chemin de terre pour ga- gner Gênes... S'il eût pris la mer, j'aurais peut-être pris la montagne. »

La lecture de divers Mémoires in- téressera constamment, malgré l'iné- galité de style. Nous en avons qui sont des chefs-d'œuvre : tels les Mémoi- res du cardinal de Retz et quelques autres. Ceux de la Grande Mademoi- selle, — reflet plaisant de l'esprit un

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peu saugrenu et de l'humeur souvent versatile de l'auteur, attirent par le détail.

Gœthe a intitulé ses Mémoires : Vérité et Poésie. Il a voulu par faire entendre que les faits n'y sont pas toujours exacts, sinon le sens. Pré- caution inutile ! Tout le monde ment : et à son insu, hélas ! Je ne pense pas que le plus grand nombre des trom- peurs le soient par malice et par une certaine intelligence ; et Socrate eut raison de soutenir que ceux qui men- tent volontairement sont meilleurs que ceux qui mentent malgré eux.

Dans ses Mémoires, M"^^ Sand ne laisse pas à' attifer ses souvenirs; elle est cependant persuadée de bonne foi du contraire. Les femmes mentent plus naturellement que les hommes. C'est une infériorité et une grâce de plus.

«»

NIETZSCHE ET LA POESIE

Lorsque Gœthe parle poésie, il ins- pire tout de suite confiance , comme un praticien éprouvé qui explique les secrets de son art. Pouvons-nous être à notre aise de la même manière avec Nietzsche ? A-t-il senti, a-t-il goûté tout d'abord ? Ah ! si ce n'était qu'un jeu de passe-passe, une attrape ! Vous connaissez ces habiles critiques qui cherchent des exemples pour étayer leurs théories bâties d'avance, et qui les trouvent. Mais Nietzsche se passionne réellement, il est subs- tantiel et posé ; en un mot, il a un bon air d'empirique. Oui vraiment, accordons-lui notre confiance.

Dans Humain trop humain^ il fait un magnifique éloge du théâtre clas- sique français, il remet Lessing à sa place, il rend à Voltaire la justice qui

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lui est due, il prend en pitié notre moderne barbarie et ses vaines expé- riences. Enfin il trace une éclatante image de la maturité de Gœthe, et il nous le montre repentant d'avoir tra- vaillé avec les destructeurs, tout oc- cupé à renouer la tradition rompue et tendant ses lèvres avides à la per- fection et à l'intégrité antiques.

Il est agréable d'entendre Nietzsche disserter sur l'admirable architecture de la Tragédie française. Certes, il ne faut pas dédaigner la couleur et la vivacité du drame espagnol ; il faut toujours adorer Shakespeare, qui est la poésie même. Celui, cependant, qui ne sait pas discerner que Cor- neille, malgré ses lacunes, et Racine, tout parfait, possèdent le seul art vé- ritable depuis l'antiquité, mérite qu'on lui adresse l'apostrophe du chœur d" Œdipe à Colone : Hélas ! ô malheureux^ serais-tu avec des yeux aveugles ?

Ce que Nietzsche dit du saut en ar- rière dans le naturalisme, dans les commencements de Vart, est excellent, et les poètes ne nous manquent pas qui devraient en prendre note. Les- sing a peut-être rendu des services à la langue allemande, mais sa Drama-

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turgie n'est pleine que de froides et rebutantes plaisanteries. C'était un balourd, assez instruit, qui vivait au milieu d'une société sans grandeur. Il s'était mis dans la tête de bâtir sa réputation sur les ruines de l'in- fluence française... Lessing faisait montre d'un grand dégoût pour Cor- neille. Il l'appelle bousilleur et l'ac- cuse d'avoir mal interprété Aristote. La belle affaire, quand on a écrit Horace et Rodogune ! Lessing avait composé des pièces fort ridicules, et il se flattait de refaire les tragédies de Corneille mieux que lui.

Lord Byron disait : Je regarde Shakespeare comme le pire des modè- les^ quoique le plus extraordinaire des poètes.

Il est certain que Byron a cherché constamment lexpression capable de limiter lextravagance de ses senti- ments, et quil avait le sens et le re- gret de Tordre classique. Quant à ses paroles sur Shakespeare, il faut sen- tendre : la poésie qui coule, je dirai paisiblement, dans l'œuvre du grand tragique est de la meilleure qualité, mais la forme dramatique quil a subie donne le plus mauvais exemple. Le- tourneur et ses acolytes, les romanti-

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ques français et allemands, passèrent à côté de la poésie shakespearienne et ne s'engouèrent que de la forme.

Nous trouvons aujourd'hui les tra- gédies de Voltaire dénuées de saveur et de force, semblables à un vin plat. Nous n'avons pas tout à fait tort ; mais Nietzsche a raison d'appeler Voltaire le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la me- sure grecque son âme... Il fut, sans contredit, le premier de son temps dans l'art de Corneille et de Racine, et malgré le ton languissant de ses piè- ces, il conserve encore beaucoup d'intérêt, du moins au point de vue historique. Dans ses préfaces, si cu- rieuses, il ne manque pas d'écrire sur les tragiques athéniens plus dune sottise, mais il est clair qu'il a le sen- timent et le goût de leur art. Certes, il est plus près des Grecs que son détracteur l'Allemand Lessing, et même que son compatriote Diderot. La plus fine remarque de Nietzsche sur Voltaire est celle-ci : il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d'esprit et une disposition d'esprit absolument non révolutionnaire. Oui, Voltaire était un esprit libre, et il n'était pas

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libertaire. Je vois à présent pourquoi, malgré raille répugnances, j'ai tou- jours été attiré par lui.

La vie artistique de Gœthe, telle que Nietzsche la dépeint, est un exemple, une raison de désespérer, et une consolation à la fois. Sa fa- meuse sérénité a quelque rapport avec le prétendu égoïsme de La Fon- taine. Les conclusions morales, si du- res parfois, du fabuliste ne sont qu'une sensibilité violente, mais éclai- rée, qui se tourne en dérision elle- même et se met à philosopher. Quant à Gœthe, faites attention que s'il fixe sur le monde un regard calme, c'est avec l'expression la plus triste et la plus passionnée.

Malheur au poète qui naît dans un de ces moments équivoques la tra- dition de l'art est devenue caduque, il est nécessaire de renverser l'or- dre pour chercher ensuite à le réta- blir sur une base plus solide. Il est possible que la gloire de ce poète devienne enviable, mais sa vie est empoisonnée à jamais.

L'auteur de Faust naquit dans un de ces moments misérables le vrai talent, pour être fécond, est con- damné à se livrer à mille folies. Il en

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fut comme ébloui tout d'abord, et prit, sans songer, toutes les mauvai- ses occurrences du destin, pour un présent du ciel. Il lui était d'autant plus facile de s'abuser que l'odieuse ivraie montait sous ses pas, pareille au blé mûrissant. Il alla ainsi tout le long de ses jeunes ans jusqu'au seuil de la vieillesse. Là, un soupçon le saisit et il jeta ses regards doulou- reux sur les belles ruines qu'il avait aidé à faire autour de lui. Alors il mit à les réédifier tout son amour, et ses dernières forces, encore très ner- veuses. De sveltes colonnes se dres- sèrent bientôt dans l'azur de l'art, mais le temple demeura mutilé et ses débris continuent à écraser le chœur des Muses.

♦H*

EN GRECE

Une douceur sereine, un peu grave, et pourtant souriante, embrasse la mer et la terre que notre bateau côtoie.

Le jour se lève lentement, harmo- nieusement. A droite, s'allonge l'île de Gythère. Sa base est tout enve- loppée encore d'une ombre diaphane, tandis qu'au-dessus le soleil éclate déjà dans un fouillis de blancs nuages.

De l'autre côté c'est le Péloponèse. Nous venons de doubler le Ténare et sa fameuse caverne d'où Orphée se précipita chez les morts.

Nos yeux s'attachent avidement à ces rivages divins, que le jour nais- sant colore de la façon la plus diverse et la plus délicate. Le clair obscur qui traîne au pied des monts balance pour la perfection le vermeil léger des cimes.

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Toutes les teintes, toutes les pé- nombres flottent sur ces golfes et ces criques; et là-bas, contre le ciel vert- tendre, le Taygète, berceau d'Hélène, fille du cygne aulongcou, se dresse couronné de neige.

Je regarde passer un voilier; il court rapide et léger sur les vagues, sa carène est peinte en rouge vif. Il rappelle la flottille qui égaie le bassin du Luxembourg, sans rien perdre de sa poésie...

Nous rasons la pointe du cap Ma- tée. Jadis, pendant un voyage, j'ai passé au milieu de la nuit. Je me tenais à l'écart sur le pont du navire. Comme je fus bercé, alors, par le remous de la mer autour des rochers abrupts !

Cette fois, c'est en plein jour que j'ai revu le cap et ses environs. Qui pourrait décrire la magie d'une si belle aridité ? Quel air subtil y circule ! Quel incessant contraste de lumière s y joue!...

Ah ! que ce village semé, avec un attrayant désordre, dans le pli de la montagne, me tente ! Les habitants y vivent de la culture de leurs oliviers et de leurs figuiers. A vrai dire, un peu de contrebande leur vient en aide.

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... Nous voguons; le vent fait cla- quer les toiles et grincer les cordages Lamer rit sous le soleil et s'enfonce là-bas, jusqu'à l'horizon s'allume un incendie de nuages.

Les blocs nus des îles posés sur les flots, attirent les yeux et retien- nent l'âme par le rythme magnifique de leurs proportions.

Nous voguons toujours. Les rivages fuient, à peine estompés d'une brume légère qui semble tissée comme un très fin voile.

Nous ne tardons pas à être en vue des blanches maisons du Pirée, port d'Athènes...

Gérard de Nerval avait vu l'Aurore aux doigts de roses se lever sur l'Archi- pel et il avait méprisé ce que l'Occi- dent appelle l'aube ou le point du jour. Nous savons cependant que le bon rêveur périt victime de son noctambu- lisme, pendu par des malandrins dans une vieille ruelle de Paris, peut-être au moment oîi il cherchait une rime ou le sujet de quelque conte fantas- tique. Il avait donc admiré, selon toute apparence, le charme presque imma- tériel qui entoure le réveil du jour sur le quai du Louvre et sur les beaux jardins de la ville. A-t-il pu

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méconnaître un pareil spectacle ? Non ! Lorsqu'il a blasphémé, Gérard se sentait ivre d'un nouveau bonheur devant l'île d'Aphrodite, l'antique Cy- thère aux rochers de porphyre, et son cœur troppassionné secouait avec une impatience le joug de ses premières amours.

... La population d'Athènes a aug- menté ces dernières années de façon incroyable vraiment. Sans cesse, de belles maisons, des villas cachées dans des bosquets, des palais aux fines colonnades de marbre, aux blan- ches terrasses, surgissent comme par enchantement pour orner les pentes des collines sacrées qui font à la ville de la déesse vierge une ceinture de haut prix. Et ces embellissements modernes ne nuisent point à la beauté naturelle du site, ni à la gra- vité du trésor artistique légué parles ancêtres. Le mont Hymette, plus fier et plus sublime que jamais, regarde couler'le temps, et la mer azurée dé- ferle toujours en cadence le long des sables d'argent. L'Acropole, debout dans la merveille du ciel attique, sou- rit avec calme, et, certes, elle a trop

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d'esprit pour se plaindre du barbare destin qui l'a mutilée.

La splendeur d'Hélios, le zéphyr et les parfums, sont l'apparat coutu- mier d'Athènes. Mais le deuil de la Nature revêt aussi dans ce pays une forme de beauté surprenante. J'admi- rai l'autre soir le plus beau crépus- cule mélancolique du monde : en face, les noires verdures d'un jardin, et tout au fond les montagnes, tou- jours dessinées avec netteté, malgré une écharpe de nuages et l'heure assombrie ; à droite, des ruines, dans un dernier éclat du soleil disparu. Le vent semait de grosses gouttes de pluie, et balançait les longues cheve- lures éparses des poivriers de l'allée... Paysage tragique, mais nullement morne! Horreur harmonieuse, pa- reille à celle où, dans les vers d'Es- chyle, l'adultère Glytemnestre bran- dit sa hache homicide.

... Il y a dans Athènes des hôtels le confort et le luxe nont k crain- dre aucune comparaison. Il y a des

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brasseries et des cafés resplendis- sants d'électricité et qui ferment tard. Il y a des équipages, des tram- ways et des chemins de fer sur route. Des magasins aux riches étalages tentent à chaque pas le goût et le mau- vais goût du passant. . . Mais vous trouverez tous ces renseignements dans les guides.

Je dirai deux mots sur les fleurs que l'on vend dans les rues d'Athènes. Elles sont belles, avec d'étranges pâ- leurs hivernales, en ce moment. Dans ces fleurs, une âme antique semble subir la Parque. Les violettes sont encore la couronne irréfragable de la cité, comme jadis, au temps des Muses. Les roses doivent ici se mon- trer réunies en gerbes ou en bouquets. A Paris seulement de rares roses font voir cette amère beauté de Vêtre seul.

Après les fleurs, les femmes. On a soutenu, je crois, que sous Périclès les Athéniennes étaient laides. As- pasie venait de Milet. Aujourd'hui les Athéniennes viennent de partout. Elles ont de grands yeux profonds, qui fixent un regard énigmalique sans énigme, peut-être : c'est une vraie beauté. Il ne me semble pas

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que les femmes d'ici marchent comme des canéphores. C'est que je les ren- contre dans la rue, et non sur un haut- relief.

Silvain adonné surleThêàtre-Royal une représentation de mon Iphigénie, devant les princes et le Tout-Athènes élégant. J'ose dire que nous avons eu un beau succès.

Cependant Silvain ne pouvait dormir. Il ne rêvait que ruines et représentation en plein air. Nous visi- tâmes le théâtre antique d'Hérode, et ]\jme Silvain ne voulait pas s'arracher de ces lieux...

Enfin, après quelques traverses, nous avons obtenu, pour une seconde représentation à'Iphigéjiie, le Stade, admirable reconstitution en marbre pentélique.

On m'avait dit :

Il n'y a pas d'acoustique au Stade.

J'y allai avec le couple Silvain et une partie de la troupe.

C'était très amusant. Pendant que l'un récitait se tenant sur la piste, les autres grimpaient quatre à quatre les gradins et se postaient ou plus loin, à droite, à gauche, en bas et

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tout en haut. Ils tendaient l'oreille, anxieux. 0 merveille ! les sons mon- taient très nets, cristallins. On ne perdait pas une syllabe. Quelle révé- lation ! L'acoustique du Stade n'avait pas sa pareille.

Nous poussâmes un soupir de sou- lagement, avec un évohé ! pour Dio- nysos, patron de la tragédie. Hélas! nous ne tardâmes point à nous ren- frogner.

« Le temps, le temps ! » murmurait Silvain, en se prenant le front entre ses paumes brûlantes.

En effet, le climat d'Athènes est très variable et enclin aux caprices les plus soudains. Dans le même ins- tant, pour ainsi dire, le soleil brille, l'averse crève, le vent se déchaîne.

Contre l'opinion générale, deux ou trois journaux s'étaient mis dans la tête d'empêcher le spectacle : « ! quoi ! gémissaient-ils, des sons étran- gers troubleront les échos du Stade ! » Ces journaux allèrent jusqu a sup- plier le ciel, sur un ton héroï-comi- que, d'ouvrir ses écluses sur ce qu'ils nommaient une profanation... Le ciel ne consentit point à écouter un aussi vain scrupule. Il nous favo- risa par un temps magnifique qui se

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rembrunitvite après le spectacle. C'est ainsi que naguère, à Orange, Iphigé- nie fut jouée entre deux averses.

Le jour fixé pour la représentation, mon ami M**, l'honneur des Muses néo-helléniques, m'avait prié à déjeu- ner dans un restaurant par delà l'Ilis- sos, à côté du Stade. La table était dressée sur une terrasse d'où l'on dé- couvrait toutes les merveilles du paysage athénien. Le restaurant oîi nous déjeunions sadossait au mont Hymette. En face, au loin, se dres- sait l'Acropole avec le Parthénon, et, plus près, le temple de Zeus Olym- pien. Un doux soleil caressait les sveltes colonnes, dorait les nuages tranquilles qui brodaient les confins de l'horizon, et descendait se poser sur les feuilles des platanes minces, ouverts en éventail le long des rives du torrent. Un vol de corneilles pas- sait dans le ciel, écran d'émeraudô grise se fixait l'immobilité des pins et des cyprès.

Nous prenions le café, en fumant de blondes cigarettes de tabac de Cavalla, lorsque les voitures et les piétons commencèrent à défiler nom- breux sur le pont qui mène au Stade. Nous nous y rendîmes bientôt. Quatre

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à cinq mille spectateurs, parmi lesquels la famille royale, occupaient déjà les gradins, avec cette décence noble et grave qui caractérise le pu- blic athénien. A quelques pas de deux Hermès trouvés dans les fouil- les, Silvain avait fait établir une bar- rière formée de branches de myrtes et de lauriers. Décor inattendu, vi- sion délicieuse de bocage sacré! C'était fort beau.

Les musiciens, dissimulés derrière les feuillages, firent entendre le pré- lude de Gluck, et la représentation commença. Les premières paroles décidèrent de la victoire.

J'avais craint, pour les costumes des acteurs, la violence du jour. Maislalumièreattique est magicienne. Ses vibrations répandent tout autour l'eurythmie. Et je dirai que l'ombre attique elle-même ne lui cède en rien. Lorsque, vers la fin de la représenta- tion, cette ombre translucide envahit la piste, ses effets sur les couleurs et les plis des vêtements furent aussi miraculeux.

Silvain a été le grand acteur clas- sique qu'il est toujours. II n'y a plus à le louer. M™* Silvain se surpassa. C'est sous ses traits, avec sa voix,

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que les Athéniens rêveront, long- temps encore, Iphigénie, fille du roi des rois. Boyer qui, dans le rôle du Vieillard, avait déjà triomphé à Orange et à Paris, vient de trouver ici sa consécration. Les autres inter- prètes furent à l'avenant.

J'avouerai, sans rougir, que le bruit des applaudissements montait interminable vers l'azur du plus beau ciel de l'univers. Toute cette foule, le grand monde et le peuple, se préci- pita dans l'arène pour une dernière ovation. Les spectatrices baisaient les mains de M"^^ Silvain. Et songez que les Athéniens ne sont pas telle- ment expansifs.

Si mon cœur n'était pas brisé depuis longtemps, une si belle sympathie l'aurait fait tressaillir.

Il y a, je m'en souviens, dans la campagne d'Avignon de tout petits cyprès d'un vert déteint. Ils sont gen- tils, avec un air qui parle de cour- toisie et de fine amour. Aux abords de Marseille, j'ai vu des cyprès trop renflés, d'une couleur malsaine. On sent bien qu'ils sont pour une rai-

VA

son strictement pratique. Je ne sais jDas ce que j'aurais pensé des cyprès de la Palestine ; je n'aime pas l'O- rient.

L'Attique n'a rien d'oriental... Je me suis promené cette après-midi à Colone, peut-être non loin de l'en- droit où 1 aveugle Œdipe s'arrêta, appuyé sur Antigone. Là, dans lair subtil, s'élèvent de beaux cyprès sans lourdeur,, de ces c}-près dont vrai- ment la cime s élance hors de la Parque.

J'ai revu la ville du Pirée sans hor- reur. C'est que, sans doute, je com- mence à en vouloir à la beauté inu- tile...

A la devanture d une épicerie pen- dent de lourdes grappes de raisins cramoisis, des nattes d'oignons et de figues sèches. De fraîches grenades y pendent aussi, avec des piments rou- ges et verts. Les radis de toutes les formes, les aubergines, les petites courges, les tomates, déjà flétries, les pommes, les poires, les oranges, les citrons amers, les prunes, les coings s'y entassent dans de hauts paniers...

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Dans une autre boutique le gaz cli- gnote sur des harengs, sur des olives vertes, noires ou roussâtres, sur des saucisses entourées de larges feuilles de choux.

Un peu plus loin, des lumignons de pétrole fument au-dessus d'une poêle l'on fait frire des poissons minces et longs...

J'admire un étalage de fichus mul- ticolores : je m'arrête devant les changeurs.

Sur les trottoirs flânent de gros hommes à la tête crépue, qui me font songer étrangement aux marchands génois des contes de Boccace...

Tournons les yeux vers le port tombe le calme de la nuit. Des mâts inégaux se balancent, la cheminée d'un bâtiment se couronne d'un pa- nache de fumée. Le bruit de la vague est imperceptible...

'O'

Au pied d'une colline qui n'em- pêche point de contempler le Parthé- non, des porchers mènent leurs trou- peaux. Le sol est pierreux, grisâtre, rugueux : une lèpre sur un visage fait au compas.

6.

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... Un âne dresse les oreilles à l'o- rée d'un champ. Deux minuscules ânes se tiennent le long d'une clô- ture, côte à côte au soleil, sans bou- ger. Ils sont chargés de paniers tres- sés avec des roseaux. Les paniers sont vides. Personne ne garde ces petits. ânes, qui semblent très doux, et sans rancune.

... J'ouvre une fenêtre; je monte en voiture, j'en descends ; je sors d'un café ; je tourne le coin d'une rue, je me promène sur la place ; je quitte un importun ; les montagnes de l'Attique sont : sous le soleil, sous la pluie, couronnées de nuages ; le matin, au crépuscule. C'est sur ces pentes que le déclin du jour marqua pour Socrate l'heure de la ciguë...

0 monts de l'Attique^ ô Phalère aux blancs rivages ! Il sied que je vous admire sans tendresse désor- mais. Je touche à la perfection et à la mort. Mais la mort est une sottise.

COUPS D'ŒIL

.. . J'ai quitté la Grèce. Nous cinglons droit. Egine, Poros, Hydra et les côtes du Péloponèse s'évanouissent dans le déclin du jour.

La nuit est tombée. J'entends la mer qui gronde contre les promon- toires.

J'écris dans la salle du paquebot, sous les lumières électriques.

... Depuis quelques années, mon émotion n'est plus qu'une pensée triste, âpre et souriante à la fois...

Sur la table, dans un vase gros- sier,— un bouquet. Ces fleurs parfu- maient naguère encore la brise orien- tale ! Ce sont des fleurs de Smyrne qu'une main amie offrit, au départ, à cette vieille Anglaise en corsage rouge qui somnole là-bas.

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Le matin nous éclaire dans le voi- sinage de Messine et de Reggio.

Les montagnes de la Calabre en- chaînent leurs jolies courbes pi- quées çà et d'un peu de verdure. De l'autre côté, la noire Sicile se con- fond avec les nues. La mer est calme, ridée cependant parla brise qui prend de la force.

La ville de Reggio blanchit le ri- vage fort distinctement ; mais l'es- pace retient le tumulte des passions ordinaires qui la secouent sans doute.

Dans son cadre mat, Messine se presse et séparpille vaporeuse. Ici, la solide rotondité d'un phare : par delà, les arcs gracieux d'un aqueduc jeté d'un rocher à l'autre.

Des voiles de pêcheurs voguent et virent dans les ressacs entre Gharvbde et Scylla.

La mer est un miroir uni, plein de soleil. Dans le lointain, nous aper- cevons les îles Lipari, ombres bleuâ- tres.

... Le crépuscule va s'éteindre bien- tôt. Des nuages changeants courent

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sur la ligne basse du ciel. Nous pas- sons assez près du Stromboli, cône magnifiquement crevassé. Sur une des pentes, un blanc village couronné de vignes, sourit aux menaces du volcan, qui fume le jour et flamboie dans les ténèbres.

... Je quitte le pont du bateau pen- dant que le soir vient à grand pas. Je descends et je trouve dans la salle une enfant de douze ans qui travaille à un ouvrage délicat de dentelles. Ses frêles doigts vont et viennent, agiles, laissent et reprennent les tuseaux enroulés de fil de lin. Cette jeune fille, née à Sparte, a les traits de ces idoles primitives tirées il n'y a pas longtemps du sol helléniqne. Son ample chevelure se renfle au haut du front ; ses larges yeux sombres de- meurent immobiles sous de longs cils recourbés. Son maintien fier, son air de mélancolie décente disposent tout de suite en sa faveur . J'apprends qu'elle s'appelle Aréti, comme dans les chan- sons klephtiques ou dans ce poème de VErotocrite^ monument du moyen âge grec. Elle est orpheline de père et de mère : elle émigré en Amérique avec sa sœur aînée et son petit frère, qui porte l'antique nom de Brasidas,

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ce général vainqueur de Cléon à Amphipolis, qui mourut au milieu de la victoire...

Nous entrons dans le port de Na- ples, par une nuit sans lune.

Ce ne sont pas à présent ces palpi' talions d'un vivace soleil sur les col- lines surchargées d'odorants bocages, ni le miroitement de la mer bleue glissent les barques des joueurs de mandoline et des chanteuses de seize ans : beautés drues, aux lourdes hanches, à la face animale, aux chi- gnons épais. Mais c'est quelque chose comme une planche de grand caractère, tout exécutée à l'eau-forte: là-bas, le froid éclat de l'électricité nous fait deviner les quais, les rues, les places et les façades des maisons , et, par-dessus, les hauteurs de la ville s'enguirlandent de becs de gaz. Autour du bateau, dans lombre mou- vante du remous se signale déjà, par son rude langage, la canaille des col- porteurs. Ils ne tardent point à en- vahir le pont pour y étaler, à la lueur de lampes fumeuses, leurs brimbo- rions en faux corail. Pendant cette scène, le Vésuve crache du feu.

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Je m'éveille pour jouir d'une agréa- ble bonace pétillent les rayons du matin.

La brise enfle les voiles triangu- laires des tartanes qui prennent leur course sinueuse au travers de riants écueils. Les côtes blanchissantes de l'Italie vont disparaître...

Nous avons gagné le large. Debout à la poupe du navire, je suis des yeux le sillage qui laboure la mer à perte de vue. L eau murmure tout bas, l'é- cume crève et tournoie irisée sous le soleil. La pensée humaine est trop faible pour interpréter le sentiment qui ramène ce spectacle à une notion de la destinée. Des mouettes en grand nombre nous suivent ; elle^ rament de leurs longues ailes et poussent leur cri singulier.

. . . Mon cœur tressauta lorsque j'en- trevis les belles ombres que faisaient dans le lointain les îles d'Hyères.

De douces rêveries le long des sables, pendant des jours d'espoir aveugle encore, revolèrent dans mon souvenir...

Nous passons maintenant tout près

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de ces hauts rochers qui annoncent Marseille, ces rochers, muraille jaune et blanche donne le soleil.

Il n'y a rien de plus gai qu'une brume matinale de décembre sur le Vieux-Port de Marseille.

La lydienne Arachné, ni la fille de Zeus elle-même, n'ont pu sans doute rien tisser de plus délicat que cette brume délicieuse : tamis fin d'où, l'autre jour, un clair soleil s'écoulait plus pur pour jouer parmi les mâts immobiles des navires amarrés, ra- jeunir les parois rongées des vieilles maisons, et, descendant sur les quais, rythmer les gestes des passants ra- pides.

Si vous vous trouvez à Marseille par une matinée vaporeuse, comme celle dont je parle, arrêtez-vous au bas de la Canebière, devant le Vieux- Port, et levez les yeux. Vous jouirez dune charmante surprise. Tout là- haut, la brume fait avec le clocher et la coupole de Notre-Dame de la Garde, un admirable dessin à l'es- tompe. Et les toits des maisons cou- pant la base de l'églisC; elle vous ap-

paraîtra comme suspendue dans le ciel...

Quelques-unes des ruelles escar- pées de la vieille ville portent des noms gracieux de fleurs ou de fruits. D'autres s'appellent de la Lune blanche, des Marquises, de la Vieille Monnaie, des Quatre Pâtissiers. . . Dans ce quartier tout suinte et chancelle, les murs et les pavés ; puis c'est une débauche de couleurs criardes et de lignes brisées. Mais rien n'y semble répugnant ou triste, ni la misère, ni la laideur...

Dans une échoppe, une brunette lève les plus beaux yeux du monde, en plumant un poulet. Des vieilles ratatinées qui trottinent vendent des pommes d'amour qui sont de bien jo- lies petites tomates. Garez-vous ! un âne nain arrive au galop, en traînant une charrette. Au fond de ce dédale, par-dessus un fouillis de pignons, un vieux clocher poreux dresse sa croix de fer. Des femmes passent, un pa- nier sur la tête, en balançant les han- ches. Des Italiennes, lourdes, les cheveux lissés sur les tempes, de gros anneaux aux oreilles, semblent,

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avec leurs châles et leurs fichus, lais- ser en marchant comme une traînée bigarrée.

Je fais les cent pas sur une petite place surannée il y a de la pro- portion. Des laveuses sont grou- pées autour d'une sorte de bassin qu'alimente une fontaine couverte de mousse. De très vieux platanes, fort beaux, entourent la place ; ils ont le tronc marbré d'une infinité de veines et leur feuillage se teint en ce mo- ment, d'un gris légèrement glauque... Je songe à quelque belle image an- cienne aux couleurs presque effacées.

Les kiosques de fleurs qui bordent le Cours Saint-Louis sont presque des pagodes et les marchandes qui y trô- nent hissées, semblent des idoles, en vérité de bon accueil.

Ces marchandes se tiennent là, avec leurs gros traits et leur peau de bistre, sans impatience mais tou- jours prêtes à jacasser. Les roses de toute sorte, les violettes, les œillets vifs, les tendres chrysanthèmes com- posent le principal de l'étalage, cou- chés sur un lit de fougères noires et

vertes. Quelques lys aussi, hauts et frêles, émergent à côté, d'un vase étroit, tandis que le houx et le laurier nouent des guirlandes sévères, au- tour du rebord supérieur des kios- ques.

Le crépuscule descend sur le Vieux-Port : ciel vaporeux, mer grise dont la surface bouge à peine. Les bateaux, grands et petits, les felou- ques, les tartanes, les barques sont contre les quais, immobiles, avec leurs coques et leurs carènes pein- turlurées, leurs iines mâtures, leurs cordages, leurs cheminées noires, blanches ou mi-parties.

Le jour cède peu à peu. Des lu- mières s'allument le long des mai- sons ; elles s'allument, éclatent, traî- nent et tremblent sur l'eau.

Le pavé est glissant, usé, disjoint. Des marchands de poissons s'y ins- tallent, sous de petites lumières qui font de grandes ombres.

Des gars à forte encolure, de lour- des matrones aux nez écrasés, aux ventres énormes, président à la vente.

La nuit gagne la ville. Des gueuses vont et viennent dans les bars, avec

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la souplesse de la vague. Des Mal- tais, des Italiens, des gens à face de négriers stationnent en fumant leur pipe à long tuyau de roseau. Il pleut doucement.. .

Stendhal visita Marseille en 1837 . Il y vint par la route d'Aix, en chaise de poste et dans un tourbillon de poussière .

« En été, dit-il, ce pays ne se com- pose que de coteaux calcinés et d'une poussière qui pénètre partout ; je puis toujours écrire avec le doigt sur les manches de ma redingote. »

Il ne faut pas se figurer que Sten- dhal déteste le midi. Il aime ce pays l'ombre est un besoin ; il est fou du naturel de ses habitants, de leur sans façon, de leur manie, prétend-il, de dire ouvertement quelque chose qui peut être désagréable.

Il chante les louanges de Marseille et de ses environs, semés de bastides à la blancheur éblouissante.

Certes, par un temps ensoleillé, ces collines douces que couronnent, de distance à distance, les pins élancés, touffus à la cime, ces platanes four-

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rés de lierre, au bord delà route, ces modestes maisons de plaisance d'où s'envole la fumée même &eY Odyssée^ ce sont un régal non seulement pour les yeux mais en même temps pour l'àme éprise d'eurj'thmie.

Et quant à cette blancheur éblouis- santé qui semble avoir frappé Sten- dhal, qui dira jamais tout son charme idéal et toute sa vertu philosophique ! Pourrais-je oublier ces deux petits cyprès que j'ai vus aux environs d'Aubagne ? Ils se tenaient à l'entrée d'une blanche clôture, avec l'air d'une résignation si gaie !

Stendhal sait goûter les grâces de la Méditerranée.

« Rien n'est propre, dit-il, et pur comme les côtes du golfe de Bandol, que j'apercevais à ma droite, en re- venant ce matin à Marseille... »

Et il conclut :

« Un paysage qui reproduirait exactement cette vue passerait pour sec et hors de nature à Paris. »

Le railleur Stendhal ne s'y trompe point. Mais Paris n'est pas coupable. Il doit savoir à quoi s'en tenir sur la beauté. Son ciel est un miracle de finesse ; la Seine coule avec la simpli- cité d'un hexamètre homérique, et les

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bois de ses environs sont dignes de servir de sanctuaire aux Muses et à la déesse-vierge, Diane au manteau de pourpre, qui pare son épaule d'un carquois.

Moi aussi j'ai admiré le golfe de Bandol et toute cette côte aiguë. Je la préfère à la molle Rhiera, riche en jardins pendent les citrons d'or.

Mais que voulez-vous ? Tenez : es- thétiquement le paysage attique ef- face tout. Cependant, ils sont nom- breux, même là-bas, ceux qui trou- vent que l'Hymette manque d'arbres.

Un jour, une Athéniennemelecon- fessa.

Madame, lui dis-je, j'ai l'hon- neur de connaître un brasseur suisse lequel partage votre sentiment.

Ce brasseur et cette belle Athé- nienne avaient peut-être raison, à leur manière.

♦H»

APRES-MIDI

Les derniers rayons que cette après- midi claire d'hiver envoie à mes croi- sées, pénètrent jusqu'à ma table de travail. Cette lumière qui ne brûle point et qui égaie avec modération, joue un instant sur les boiseries et sur le papier des murs.

Ainsi, pour conserver sa grâce, la vie à son déclin doit flotter sur les accidents du monde, légère et trans- parente.

... Je suis revenu habiter, après neuf ans bientôt, une maison s'écoulèrent mes heures de poésie, non les plus fortes, mais les plus pu- res et les plus aimables.

Il est pour le poète une douce saison, celle la dernière fleur s'ef- feuille et le premier fruit commence à se nouer. Alors, le destin, qui me-

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nacedéjà, empreint rinspiration d'une gravité suffisante, tandis que l'art continue encore ses mille coquette- ries.

Plus tard l'harmonie résonne pro- fondément, mais les cordes de la lyre laissent tomber des gouttes de sang réel, qui, peut-être, font horreur aux Muses.

Si j'avais la folie d'espérer une lon- gue existence, j'oserais me flatter de concilier un jour la Douleur et l'Art.

. . . L'aile de mes plus beaux rêves a frémi sous ce toit qui m'abrite de nouveau. Ils ne furent pas toujours exempts de lassitude ; mais comme ils savaient retomber gentiment sur la terre !

Je veux me plonger dans mes sou- venirs, lorsque je monterai, au mi- lieu de la nuit, l'escalier connu, lors- que je marcherai dans mon cabinet d'étude, en quête de vers, devant le brasier de coke, à la lueur de la lampepalladienne. Et quand reviendra l'automne, si je rentre un jour au matin levant, je traverserai encore le cher jardin qui est le plus beau de Paris, et je prendrai dans mes mains,

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comme autrefois, les belles feuilles mortes entassées dans les allées hu- mides.

Mais je ferai tout cela par jeu, car il est malplaisant de porter le joug des émotions avec un vieux cœur dans la poitrine...

«•«♦

VERONE

On mande de Vérone que la mai- son des Capulets menace ruine. Ces murs, témoins de la naissance, de l'amour et de la mort de Juliette, tendre fille, vont s'écrouler : les en- trepreneurs de démolitions les guet- tent déjà.

« On assure, disent les journaux, qu'un garage d'automobiles avait été installé, en ces dernières années, dans la maison de Juliette, et l'on croit que la trépidation de ces engins brutaux a pu hâter sa ruine. »

Avant ce coup de grâce de l'auto- mobilisme, la poétique demeure avait sans doute reçu, dans le cours des siècles, d'autres blessures, moins tan- gibles, mais aussi cruelles : par exem- ple, le contact delà vulgarité morale.

Pour moi, je regarderai toujours

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sans tristesse l'adversité fondre sur les plus belles choses. Je découvre en cela une règle établie fort sagement.

La légende qui s'attache à cette maison de Vérone est-elle fondée ? Roméo et Juliette eux-mêmes ont-ils vécu réellement ? Oh ! la vaine en- quête!... Qu'un passant, en sa jeune ardeur, écoute ici, par une tendre nuit parfumée, le chant du rossignol, et que cet autre, le cœur las, recon- naisse en souriant amèrement le tire- lire de l'alouette !

Laissons aussi le touriste indiffé- rent, qui visite l'antique maison, son Baedeker à la main, se figurer un ins- tant, que là, dans ces salles vermou- lues, un soir d'autrefois, au milieu des lumières et des fleurs de la fête joyeuse, la vue d'un jeune cavalier a fait soupirer une enfant de quinze ans, son ennemie héréditaire : « Mon unique amour est de mon unique haine. Ah ! je l'ai vu trop tôt sans le connaître, ou je Tai connu trop tard. Amour monstrueux, qui me condamne à aimer un ennemi abhorré ! »

Dans ma jeunesse s'élevait encore à Paris, au détour d'une rue déserte,

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une maison qui passait pour avoir servi de retraite amoureuse à un roi de France. Je nai pas oublié certain escalier de marbre, lézardé et moussu, qui descendait dans un vaste jardin sans arbres. Seul un grand orme res- tait toujours debout et continuait peut- être à donner son ombrage à l'amour : un buvetier avait installé des tables autour de cet orme séculaire.

A Bonn, sur le Rhin, je voulus vi- siter la maison de Beethoven. Je mon- tai un escalier tortueux, je sonnai à une porte au fond d'un couloir plein de moisissure; un homme aux lon- gues moustaches tombantes, qui fu- mait une interminable pipe de porce- laine, vintm'ouvrir. Je n'arrivai point à me faire entendre. Je quittai le Rhin et les elfes sans avoir pu contempler l'épinette de l'illustre musicien.

... Nous possédons deux vieux ré- cits italiens sur les aventures de Ro- méo et Juliette. Ces récits sont tou- chants et gracieux ; Shakespeare y puisa l'ensemble de sa pièce et plus dun détail. Cependant, c'est au génie du poète que les amants de Vérone doivent l'immortalité : il a soufflé sur

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eux, il a précisé le sens de leur tra- gique rencontre.

Il est permis de soutenir que l'amour est de tous les âges. Mais c'est dans la première jeunesse qu'il montre une grande netteté. Plus tard, on l'a vu, certes, et véhément et ter- rible à l'excès, toujours mêlé, néan- moins, de quelque autre passion qui le gâte. Dans Roméo et Juliette, Sha- kespeare veut tracer un tableau sé- rieux de l'amour sans alliage ; il lui faut donc deux adolescents pour hé- ros, et le malheur comme dénoue- ment.

J'espère que mon destin ne me con- duira jamais dans la ville de Vérone. Il pourrait brouiller ainsi un de mes souvenirs, le plus délicieusement co- loré :

Je me tenais, il y a longtemps, sur un remblai oii j'attendais le train qui allait d'Italie en Allemagne. Un jour d'été mourait à l'horizon calme. J'avais à mes pieds un fau- bourg de Vérone; les rayons du cou- chant doraient une porte ou arc de triomphe ; des gens qui passaient en voiture chantaient un air ; une dou-

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ceur planait. Et je me souviens que dans tout cela j'évoquais inconsciem- ment les Gapulets et les Montaigus sur la place publique : Tybalt et Mer- cutio, et les domestiques et la nour- rice.. .

Le train arriva bientôt au milieu de grands sifflements, et j'eus à peine le temps de me précipiter dans un wagon. Deux dames s'y trouvaient : lune âgée, corpulente et haute en couleur, l'autre très jeune, blonde et languissante, avec des yeux d'un gris léger. Nous causâmes pendant que le train brûlait les rails. Elles étaient Polonaises, la mère et la fille. La mère m'offrit des sandwichs au ca- viar, et je tombai tout de suite amou- reux fou de la fille. Gela dura jusqu'au lendemain nous nous séparâmes. J'avais vingt ans, le cœur sensible et peu de constance. ..

PROMENADES

Je goûte encore, comme autrefois, un entretien mélancolique ou railleur avec les paysages des environs de Paris ; et nous savons, eux et moi, nous donner le mot sur plus d'une chose...

A la 'gare de L..., j'avais pris la diligence pour F... C'était par un de ces matins d'été le soleil fait trem- bler l'ombre des feuilles sur la route.

Ce doux tremblement m'allait au cœur, et je ne songeais pas à me plaindre d'une forte odeur deprise que répandaient de hauts colis, mes seuls compagnons de voyage. Ces colis étaient destinés au prochain bureau de tabac.

Nous roulions entre deux files de ces peupliers qui sont tout grâce dans leurs corselets d'argent.

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Lorsque nous arrivâmes à F..., midi sonnait à Thorloge de la vieille église juchée sur un tertre, derrière un bouquet d'arbustes à la sombre verdure.

Je m'assis pour boire, devant le seuil d'un cabaret. Un pan de mur, un peu courbé, y formait angle et protégeait contre le chaud du jour.

En face s'ouvrait une large grille, qui laissait voir une cour en contre- bas, pleine de fumier. Des poules gloussaient, un coq chanta. Un chat tigré regardait devant lui, immobile. Un beau rosier grimpait sur le mur, à côté d'une échelle dressée. Des gé- raniums égayaient une lucarne.

Trois ou quatre vaches vinrent de- vant la grille, menées par une vieille à chapeau de paille. Les bêtes allaient, roulant leurs flancs, dodelinant de leurs têtes lourdes aux prunelles olympiennes.

Des bouchers, des boulangers fai- saient halte, dans leurs voiturettes, de- vant les maisons et les boutiques. O la belle viande, le bon quignon de pain !

Une jeune servante passa, rapide, dans un char à bancs ; assise entre des corbeilles vides, un nœud d'écar- late dans ses cheveux.

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Je n'ai point entendu, ce jour-là, crier dans sa carriole le marchand de peaux de lapin, dont la voix me ber- çait jadis dans mes courses, de Fon- tenay-aux-Roses à Saulx-les-Ghar- treux.

... Dans l'après-midi, le mal du passé me ramena au village de R... J'entrai dans ce jardin, mes dé- lices ! et je souris amèrement en voyant comme le temps y avait rendu les arbres drus, et comme il avait renforcé leurs feuillages...

... L'autre semaine, je partis pour une douce vallée, qu'illustra, au com- mencement du siècle dernier, le séjour d'un grand écrivain, beau ténébreux classico-romantique.

A l'auberge, des couples man- geaient et buvaient dans les kiosques et sous les charmilles. Je préférai la salle du haut je fus seul. J'écartai les rideaux des quatre fenêtres don- nant sur la route ; en face, un im- mense parc déployait l'écran de ses frondaisons séculaires, et je pus ainsi jouir d'une véritable pénombre verte.

Soudain des cris et des fanfares éclatèrent. C'était une bande joyeuse,

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en chapeaux et cocardes de carnaval, qui prenait l'auberge d'assaut. Et tous ces gens soufflaient à perdre haleine dans des buccins et des con- ques en carton. On eût pu les croire du cru, mais c'étaient des fourreurs de Paris, qui s'en donnaient à cœur joie.

Je les laissai pour regarder par une fenêtre, de l'autre côté.

Je vis une petite voiture arrêtée, là, contre la clôture du parc. Elle était attelée d'un jeune mulet qui fai- sait jouer ses oreilles de la façon la plus intéressante .Bien assuré sous ses oeillères, l'animal prenait tranquille- ment sa pitance dans un sac qui lui emprisonnait la mâchoire...

Songez-vous quelquefois à l'âme des bêtes ?

... Une douce pluie trempe et enve- loppe la nature.

Les ormes, les acacias, les platanes, le long du chemin ; à gauche, un en- clos de pêchers et de poiriers ; plus loin, la lisière d'un taillis ; même les fusains, dans leurs caisses, devant l'auberge ; tout semble respirer avec joie sous l'humidité.

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Une maison de paysans laisse béer sa porte ; et, sur ce trou noir, je dis- tingue frémir le réseau fmde la pluie.

Des charrettes passent; des chiens, tout mouillés, le poil collé, rasent les murs.

De la banne sous laquelle je suis à couvert, l'eau s'égoutte en perles et vient troubler les flaques sur le sol...

... 0 Arcueil aux nobles arcs ro- mains, ô Bièvre, riant village, j'aime à me promener à travers vos cam- pagnes, et le souvenir de Ronsard vous rapproche davantage de mon cœur.

Plus d'une fois, dans le soleil ou dans l'ombre, confondant en mon esprit le présent avec le passé, j'ai foulé le rapide chemin qui dévale le long de l'aqueduc d'Arcueil. Il me souvient qu'un matin de septembre, c'est par un autre côté que j'ai gagné le village. J'ai longé les ruelles qui partent de la route d'Orléans. Il pleuvait. C'était une de ces douces pluies qui me prennent dans leur ré- seau léger, délicieusement.

L'eau coulait entre les pavés avec un murmure. Des poules picoraient

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au chant clair du coq. Le foin entassé dans les cours sentait l'humidité, et, sur le seuil des portes, des paysans silencieux regardaient dans le vide.

J'ai souvent aussi fait le voyage de Bièvre. Au temps j'étais encore semblable au rapide fils de Pelée, je m'y rendais pédestrement, en partant de Malakoff. Quel plaisir j'ai goûté un jour au milieu de la route, à voir tomber autour de moi des grê- lons, tandis que je m'abritais sous un grand arbre aux branches et au feuillage drus ! Maintenant je prends le chemin de fer pour aller me pro- mener mélancoliquement sur la route ombreuse qui va de Bièvre à Vau- boyen. Et il m'est arrivé quelquefois de rimer, tout en marchant, des vers faciles :

Dans la vallée Au creux charmant, La Bièvre coule Et se déroule Comme un ruban.

«^

QUELQUES SOUVENIRS

SUR

IPHIGÉNIE

C'est un après-midi du printemps de 1896 que j'ai dicté le premier acte d'Iphigénie, complet (je n'y ai changé depuis qu'une demi-douzaine de mots), au docte et très cher ami dont il sera encore question plus loin.

Je me souviens que je dictais presque sans reprendre haleine, et quant à mon ami, il ne se lassait pas de faire courir une plume joyeuse sur les larges feuilles d'un papier couleur de l'astre du jour.

Ce beau manuscrit finit par revenir entre mes mains, après avoir, comme Ulysse, erré longtemps.

... Il ne faut pas, à toute occasion, se prendre les tempes entre les

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mains, ou noyer se? pupilles dans l'infini. Ce sont façons (moitié niai- serie, moitié ruse) de faux artistes et de faux savants.

Mais il convient, certes, que celui qui reçoit des Muses un beau présent, rende grâces au ciel, et ne se demande point comme l'insensé : Pourquoi Dieu est-il ?

... Ma mémoire a toujours gardé minutieusement le souvenir des cir- constances et du décor qui entourent la naissance de mes divers ouvrages poétiques.

Cette particularité si c'en est une atteint le plus haut point pour ce qui regarde Iphi génie.

Telle scène, telle réplique, tel vers isolé, ramènent devant moi du fond du passé, une multitude de petits ta- bleaux qui se sont déroulés au milieu des heures et des saisons de ma vie intime.

Une sentence prononcée par le chœur fut composée une nuit d hiver, en traversant un carrefour dont je n'ai point oublié le nom, tandis que la bise glaçait le poil de ma mous- tache.

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C'est par une nuit semblable, le long d'une grille de square, que le Roi Agamemnon commença cette plainte désespérée que le grand ac- teur Silvain porta au comble du tra- gique :

C'est un ouvrage, hélas! plein de solidité Que la divinité Pour notre perte tisse...

Il y a des passages cherchés long- temps et trouvés inopinément sous un bec de gaz, que je griffonnai sur un feuillet arraché, contre le battant d'une porte.

Plus d'un couplet tendre chanta à mes oreilles dans la fumée opaque d'un estaminet, au bruit des billes choquées et aux exclamations des joueurs de manille.

En revanche, sur une blanche route qui mène aux extrêmes collines du Quercy,je crus entendre que le fleuve Tarn mêlait dans ses murmures ces paroles :

Que ton âme est bien née, Fille d' Agamemnon, tu n'as pas mérité

Ta fausse destinée, Et qu'Artémis pour toi montre de cruauté !

C'est dans ce même charmant pays, cher à mon cœur, sur le seuil d'une

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ferme riante et de bon accueil, sous la belle lumière du jour, que je fis pa- raître devant la vierge d'Argos le vaillant fils de la Néréide.

Autour de cette ferme je recevais Ihospitalité, une vaste étendue de prairies et de vignobles s'allongeait d'un côté à perte de vue vers l'hori- zon, et de l'autre jusqu'au pied d'une chaîne d'harmonieux coteaux.

A quelques pas, le long d'un pâtu- rage où gambadaient de jeunes che- vaux, une rivière poissonneuse faisait mille courbes en courant limpide sur du gravier. Pendant l'été, ses bords étroits étaient envahis par une végé- tation touffue d'arbrisseaux et de plantes épineuses.

Un peu plus loin, dans un petit bois de chênes-verts, il y avait moyen de suspendre un hamac et de faire la sieste en rêvant.

Gomme je regrette à présent, et le grognement du cochon que les fer- miers engraissaient avec sollicitude, et le cri aigu des pintades malicieuses, perchées sur les hauts arbres de la cour, qui m'impatientaient alors !

Mais le chant du coucou me fut toujours agréable, lorsqu'il se mêlait, à riieure du crépuscule, au son des

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cloches rustiques ; et j'aimais, sous le clair soleil nocturne de juillet, à tenir conversation avec le grillon, après avoir largement fait honneur à l'armagnac de mon hôte.

J'avais déjà composé un assez grand nombre de scènes d'Iphigénie, sans que l'héroïne elle-même eût en- core parlé.

Enfin, au commencement de mars 1895, après une nuit entière consa- crée au travail et au doute, lorsque parut l'aube claire, la fille d'Agamem- non fit entendre sa voix dans les scè- nes II et III du deuxième acte.

Cette aube fut le prélude d'une journée ensoleillée qui, pour imiter parfaitement la commune destinée, s'assombrit tout à coup de pluie, puis brilla de nouveau. Je ne me souviens pas comment cette journée finit...

Vous pensez bien que je ne tardai point de courir annoncer la bonne nouvelle à mon ami, celui dont il fut déjà question dans ces souvenirs.

Je montai quatre à quatre ses six étages et sonnai violemment à la porte. L'homme docte vint m'ouvrir

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tout ensommeillé. Sans y prêter atten- tion, je me mis à crier avec ce ton de naïveté qui m'est propre lorsque je m'abandonne à mon naturel :

Iphigénie a parlé !

Le temps était beau, mon ami par- tageait ma joie ; nous décidâmes de rendre grâces aux Muses par des liba- tions suburbaines et en parcourant les bois.

Après avoir déjeuné gaîment dans une auberge de Verrières, nous fîmes une partie de billard dont les coups étaient marqués par l'horloge en- rouée de la vieille église. Ensuite, en longeant un sentier, nous gagnâmes les taillis du bois. Il nous fallut grim- per et lutter contre des jeunes branches qui fouettaient. Bientôt nous nous trouvâmes au beau milieu d'un carrefour d'où partaient des allées ombreuses, pleines de lumière tamisée.

Je comprends que la forêt de Fon- tainebleau, si colorée et si sculpturale, contente les peintres, mais ce sont les tendres bois de Verrières qui parlent le mieux au cœur et à l'es- prit.

Nous n'étions plus qu'a quelques pas d'un bouchon sur la route de

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Versailles, lorsque les nuées d'Aris- tophane commencèrent à secouer leurs humides voiles sur les cimes des arbres et sur les collines d'alen- tour.

Nous nous réfugiâmes chez l'au- bergiste où je gagnai à mon ami douze parties de piquet consécutives, dont il fut peu satisfait.

Le cinquième acte me ramène aux bords du Tarn et dans les vallons du Quercy. J'y ai passé vingt-quatre heures fort pittoresques chez le bon curé de C..., dans un presbytère gen- timent enfoui sous la verdure.

Ce curé, jeune campagnard, simple et avisé à la fois, à qui la langue allait toujours, était lié avec mon hôte de L*** et, certain après-midi qu'il passait devant la ferme et qu'il faisait fort chaud, nous l'invitâmes à se ra- fraîchir .

Le verre en main, nous causâmes de mille choses sacrées et profanes. Enfin le curé nous fit une description attrayante de sa résidence :

C'est une Tempe, nous dit-il.

Il nous engage à partir avec lui sur-

I iMi-wûr-oii..

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le-champ, et d'y passer vingt-quatre heures.

Vite, nous faisons atteler et nous voilà tous trois roulant sur la route poudreuse. C'était en plein mois de juillet.

Après avoir traversé un pont sur le Tarn et remonté une pente, nous arrivons à La Française, bourg du Quercy, juché sur une hauteur d'où l'on découvre la plus agréable vue du monde. Le marché aux chiens de La Française attirait jadis les amateurs de fort loin ; mais il paraît que ce marché est, depuis quelques années, en pleine décadence.

Nous relayâmes chez des amis du curé pour noas reposer un instant et boire de la bière mêlée de limonade, suivant la mode du pays. Puis notre voiture descendit la pente opposée et nous nous enfonçâmes dans les méan- dres forestiers, qui ne tardèrent point à nous conduire au presbytère de C... Il s'élevait au centre d'un vallon riant et verdoyant.

Un véritable courtil abondant en fruits entourait la maison, et non loin du seuil, un puits, sous la garde de sa margelle, résonnait aux moindres ondulations de l'air.

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L'horizon borné de ces lieux repliait l'âme sur elle-même.

Pendant que le curé nous faisait les honneurs de son habitation, en compagnie de sa grand mère, véné- rable octogénaire fort alerte, un coup de feu retentit au loin.

Ah ! ah ! dit le curé avec un sou- rire, c'est le glas de notre lapin de garenne.

Bientôt le dîner nous fournit une explication satisfaisante de ce mys- tère.

Ce repas fut parfait de tout point : gai, succulent, bien arrosé. Notre hôte y avait prié quatre ou cinq de ses confrères, desservants des parois- ses voisines. Il y eut aussi un Père blanc tout barbu et dégagé comme un zouave .

Nous fîmes honneur au lapin de garenne et à un grand nombre d'au- tres plats accommodés avec art parla grand'mère. Puis, après le café et l'armagnac, les ecclésiastiques remon- tèrent dans leurs cabriolets et prirent congé de nous.

Les larges ombres de la nuit étaient descendues depuis longtemps sur la campagne. Notre hôte, mon ami de L... et moi, nous continuâmes àdevi-

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ser en fumant des cigarettes. Cepen- dant, nous ne tardâmes pas à nous re- tirer dans nos chambres pour dormir.

Je me réveillai au gazouillis des oiseaux. Un clair soleil se répandait jusque sur mon lit.

Dehors, j'admirai de nouveau les beaux arbres, les claires eaux et toute cette heureuse retraite le bon curé coulait des jours paisibles. Après le déjeuner, qui fut également gai et agréable, nous nous apprêtions à par- tir pour Montauban, lorsque tout à coup je devins sombre :

Mais, fis-je, c'est impossible ! J'oubliais que nous sommes aujour- d'hui un vendredi treize.

Le curé se mit à rire et essaya de me faire honte de ma superstition.

Je compris qu'il avait un pressant besoin d'aller ce jour-là à Montauban.

Bon, lui dis-je, vous le voulez! Partons, mais je vous préviens qu'il nous adviendra quelque traverse.

Nous partîmes sur la voiture de mon ami, traînée par un bon vieux cheval. Nous repassâmes le pont sur le Tarn, qui coulait impétueux, mais sans désordre. Le temps était beau : il faisait un grand soleil, fourmillant vie.

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Nous avions fait ainsi un peu moins d'une lieue, je crois, lorsque tout cet éclat, toute cette sérénité de l'air firent place, et avec quelle promp- titude ! à un assombrissement voisin de la nuit. Des grondements couru- rent dans les nuages et une trombe d'eau s'abattit soudain. Nous eûmes à peine le temps de traverser la route pour chercher abri sous le hangar d'une maison abandonnée. C'était une de ces bourrasques d'été célèbres dans la région. Le ciel ruisselait, et la foudre nous tenait dans un cercle de flammes.

Eh bien ! Monsieur le curé, dis- je, c'est aujourd'hui un vendredi treize.

Il se signa plusieurs fois sans ré- pondre.

A vrai dire, il eut raison de passer outre au vendredi et au treize. Le temps se hâta de se remettre au beau et notre curé put se trouver à Mon- tauban sans trop de retard pour ses affaires.

Je ne me moque point : au fort de la tempête, pendant que mon ami pestait et que le curé se signait à

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chaque coup de tonnerre, je traçais dans mon esprit tout le plan d'une scène pour le cinquième acte à.' Ip In- génie. C'est celle il y a un hymne à Artémis, qui produisit tant d'effet sur le théâtre et qui ne se trouve point dans Euripide.

. . . Depuis près de trois ans, je ne songeais plus à Iphigénie. Mon livre des Stances accaparait ma sensibilité et mon courage. Mais tout à coup, vers le milieu du mois de novembre 1899, je ressentis des remords cui- sants.

Je me disais :

Si je ne termine pas Iphigénie avant la fin de l'année, il faudra que je n'y pense plus !

Après cette menace à moi-même, je mis mon soin à irriter mon imagina- tion, de telle sorte que les cinq cents vers environ qui manquaient étaient parachevés à la première heure de Tannée 1900.

Je cours chez le copiste de la rue Saint-Marc et le presse de hâter la besogne. Il ne tarde pas à me satis- faire : bientôt, je reçois le manuscrit,

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je l'enferme dans un tiroir et n'y pense plus, jusqu'à l'été 1903, Silvain vint m'arracher l'œuvre pour la faire applaudir à Orange et sur la scène de rOdéon.

Tous les journaux ont loué en cette occasion le dévouement artistique de Silvain et chacun admira comme son désintéressement, son activité intelli- gente, surent mener à bonne fin une entreprise que le manque de temps et la pénurie des moyens rendaient malaisée.

Ah ! c'était merveille de le voir nuit et jour sur la brèche, réglant la mise en scène et y revenant sans cesse afin de retoucher quelque détail, répréhensible seulement pour son expérience inspirée. Prodiguant à ses camarades ses solides conseils, sachant leur communiquer son pro- pre diable au corps, il trouvait encore, au milieu de tout cela, le temps d'ap- profondir toujours davantage son rôle écrasant d'Agamemnon.

Il faudrait pouvoir conter par le menu ces héroïques répétitions, d'a- bord auTrocadéro, puis dans le foyer et sur la scène de l'Odéon,

M™e Louise Silvain, Iphigénie belle et frémissante, M^^ Tessandier, qui

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est la tragédie même, Albert Lam- bert fils, Achille idéal que j'avais rêvé après Euripide» et Fenoux qui le suppléa sans défaillance, et Boyer, et Duparc, et les choreutes, jeune et brillant essaim, tous, malgré l'heure matinale, la distance à parcourir et la fatigue de leurs devoirs quotidiens, rivalisaient d'empressement et de zèle passionné dans un dessein l'art seul était le prix.

Et n'oublions pas aussi la bonne grâce enjouée de M. Laurent Léon, chef d'orchestre de la Comédie-Fran- çaise, qui sut adapter, pour la repré- sentation, avec sa science éprouvée, la partition de Gluck.

^^

TABLE DES MATIERES

Henry Becque 5

L'Automne 13

Sainte-Beuve et Hugo .... 26

George Sand en passant ... 36

Nietzsche et la poésie .... 47

En Grèce 53

Coups d'œil 67

Après-midi 79

Vérone 82

Promenades 87

Quelques souvenirs sur « Iphi-

génie » 93

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Quelques Cadences . . . i voi

La Vierge assassinée . . mjvoI.

De Uegel aux Cantines du Nord,

i.-vol. Henry Bordeaux. Deux 'Méditations sur la Mort,

Henri Bremond. Gomez Carrillo.

P. DE BOUCHAUO.

Jean Lorrain. Pela DAN.

M.\LfU< EDEliUÉRIN.

Eugénie DE G uÉRiN.

Stendhal. Edouard Rod. Jean Moréas,

Le Charme d'Athènes. .

Quelques petites Ames d'ici et d'ailleurs i vol.

Étapes Italienne

Heures de Cor st . ... . v.-i.

La Dernière Leçon de Léonard de Vinci i vol.

Origine et Esthétique de la Tra- gédie . - i vol

Le Centaure sui*. «^ la Bac- chante, précédé d'une nodcc par Edmond Pilon . . i vol.

Reliquice avec une notice par Edmond Pilon . . )I.

Peîisées et Impressi' )1.

Reflets d'Amérique >l.

Paysages et Sentiments i vol.

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