PÉCHÉS PRIMITIFS

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LOUIS MAETERLINCK

Péchés primitifs

(Art et Folklore)

AVEC DE NOMBREUSES ILLUSTRATIONS

PARIS

MERCVRE DE FR AN CELçiap,.,

XXVI, RVE DE CONDE, XXVk^,.

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BUOttHWQA

JUSTIFICATION DU TIRAGE.

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AVANT-PROPOS

L'étude raisonnée des passions humaines, telles que les représente l'art réaliste de la Flandre médiévale, constitue, croyons-nous, un sujet de nature à intéresser vivement, non seulement les- savants folkloristes de tous les pays, mais même la généralité du public.

Le temps n'est plus, l'on demandait exclu- sivement aux études historiques de nous rensei- gner sur la suite chronologique des princes ré- gnants, ou de nous donner la sèche nomenclature des batailles perdues ou gagnées ; ce qui nous in- téresse davantage aujourd'hui, c'est une recons- titution aussi vivante que possible de nos civilisa- tions abolies et surtout l'étude non fardée des passions de l'homme.

Comment nos ancêtres vivaient-ils ? Quels étaient leurs péchés ? Quels étaient leurs vices ?

1*

AVANT-PROPOS

Quels étaient leurs préjugés, leurs croyances à la sorcellerie et à l'enfer ? Quelles idées se faisaient- ils de la majesté divine et du démon, le père de tous les péchés ?

L'image des vices et celle de leur punition exemplaire en enfer fut de tout temps un sujet favori dans l'art primitif de tous les pays, et son évolution dans l'esthétique flamande est d'autant plus intéressante à étudier que la civilisation des grands pays voisins s'y refléta de la façon la plus inattendue.

Comme le sol de la Belgique est formé des allu- vions de fleuves venant de France et d'Allemagne, sa culture, dit M. H. Pirenne, est une sorte de syncrétisme l'on retrouve, mêlés l'un à l'autre et modifiés l'un par l'autre, les génies des deux races.

« Sollicitée de toutes parts, la Belgique a tou- jours été largement accueillante. Elle est ouverte comme ses frontières, et l'on retrouve chez elle, à ses belles époques, le riche et harmonieux as- semblage des meilleurs éléments de la civilisation franco-allemande. C'est dans cette admirable réceptivité que réside son originalité ; c'est pour- quoi elle a rendu à l'Europe de signalés services et c'est à quoi elle doit d'avoir possédé, sans sa-

AVANT-PROPOS

crifier l'individualité des deux races dont elle est faite, une vie nationale commune. »

L'éminent historien belge ajoute : « Il faut con- sidérer ce pays, divisé ethnographiquement entre la race romane (ou wallonne) et la race germa- nique (ou flamande), comme un microcosme de l'Europe occidentale... et les bassins de la Meuse et de l'Escaut n'ont pas seulement servi de champs de bataille à l'Europe ; mais c'est par la Belgique que s'est effectué le commerce des idées entre le monde latin et le monde germanique qui se touchent sur son territoire. »

Ce qui est vrai au point de vue de son histoire est vrai aussi au point de vue de son art. D'abord tributaires des grands pays voisins, ce n'est qu'au xive siècle que les artistes flamands commen- cèrent à affirmer leur originalité. Mais si nous les voyons se transformer et progresser, c'est grâce surtout au centre d'art qu'était alors Paris, les nombreux artistes de la Flandre furent tou- jours appréciés et choyés par les plus grands princes mécènes français.

C'est dans ce milieu fécond que se dévelop- pèrent nombre de miniaturistes franco-flamands, dont M. J. de Mely a retrouvé, comme par mi- racle,bien des noms ignorés jusqu'ici. Ils rompent

AVANT-PROPOS

avec les traditions, « ils crèvent la toile du fond », comme le dit d'une façon si pittoresque le comte Durrieu ; et ils animent leurs sites, urbains ou champêtres, de scènes vivantes et réalistes re- constituant toute la vie populaire, d'autrefois.

De prestigieux enlumineurs, tels que les frères de Limbourg ; des peintres tels que les Van Eyck, qui révolutionnèrent si profondément la pein- ture primitive, virent le jour dans une même ré- gion (le Limbourg), c'est-à-dire aux confins des pays flamand, français et allemand, montrant une fois de plus l'heureux résultat de ces mélanges de race dont bénéficient les pays frontière comme la Belgique.

Et dans leurs œuvres, savantes comme art, mais si naïves comme observation, nous voyons régner et se développer l'illustration contempo- raine de toutes les passions humaines, le cycle répréhensible de tous les péchés !

Dès les premiers bégaiements de l'art franco- flamand, les images du démon, ou du péché, prirent une place prépondérante. On reconnaît les monstres et les guivres de l'enfer dans les fibules et les boucles de ceinture des époques franques ou barbares, comme dans les sculptures et les manuscrits les plus primitifs.

AVANT-PROPOS

Mais c'est surtout dans les peintures apparte- nant aux écoles des van Eyck et de van der Wey- den, que l'histoire du Péché peut être le mieux étudiée. Les divers épisodes de la Passion du Christ, les martyres des Saints et des Saintes sont des occasions propices pour nous montrer, pris sur le vif, la colère, la rage, ou la luxure des princes médiévaux, la cruauté raffinée de leurs bourreaux, la constance de leurs victimes, la froide indifférence des juges, ainsi que la curio- sité malsaine des spectateurs. A côté de ces images réalistes, nous voyons revivre les hor- reurs des répressions médiévales, le Jugement dernier, les représentations du Paradis et de l'Enfer, si fréquentes chez les grands primitifs, nous apprennent à connaître l'idée qu'on se fai- sait de la divinité et de sa justice, ainsi que du séjour des bienheureux, ou du lieu de supplice des maudits.

L'enfer surtout, avec ses innombrables damnés, le pèsement des âmes, les tortures des réprouvés, fourmille d'épisodes précieux pour reconstruire l'histoire du péché et celle des idées morales ayant cours au Moyen âge.

Après cette époque, les aspects anecdotiques, les scènes profanes ou diaboliques qui se juxta-

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AVANT-PROPOS

posent dans les interprétations des sujets reli- gieux, prennent une importance de plus en plus grande. Elle3 correspondent d'ailleurs avec la vogue grandissante des diableries et du grotesque dans les mystères en Flandre, en France, en Alle- magne ou en Angleterre.

L'image du péché et des vices est représentée, non seulement en peinture et en sculpture sur les murs des églises et des monastères, mais on la voit choisie comme un sujet favori pour les ta- pisseries flamandes qui ornent les demeures des grands. Le péché puni apparaît encore dans les danses macabres dont la vogue fut si grande dans tous les pays, vers l'époque de la Renais- sance.

Les cauchemars peints de Jérôme Bosch et l'œuvre moralisatrice de Pierre Breughel le Vieux, dont on connaît la série inoubliable des Vertus et des Vices, nous montrent l'apogée de ce genre qui se continuera dans les scènes de cabarets et de kermesses des petits maîtres néerlandais, puis par les épisodes galants ou grivois des peintres et graveurs franco-allemands du xvine siècle, pour aboutir à nos grands caricaturistes anglais, fran- çais et allemands du xixe siècle.

Pour ce qui regarde le texte, nous n'avons eu

AVANT-PROrO?

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qu'à choisir entre les anciennes chroniques ou les récits du temps, en puisant de préférence dans les documents inédits, et notamment les poésies moralisatrices flamandes non encore traduites en langue française.

LE DÉMON ET L'ENFER

Avant d'étudier le Péché chez nos ancêtres pri- mitifs, il y a lieu d'examiner, tout d'abord, quelle était l'idée qu'ils se faisaient jadis du démon, considéré de tout temps comme le père de tous les péchés.

Le rôle de Satan apparaît comme un des fac- teurs les plus importants de l'histoire populaire et folklorique de l'humanité primitive. Réels ou imaginaires, tous les malheurs qui vinrent frapper les hommes furent considérés comme des preuves tangibles de l'influence néfaste du Malin.

Après avoir causé la perte de nos premiers pa- rents, c'est Satan qui suggère le meurtre d'Abel, ainsi que les innombrables péchés et forfaits punis

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PECHES PRIMITIFS

par le déluge et la destruction de Sodome et de Gomorrhe. Avant la venue du Messie, nous voyons les démons tromper les hommes en rendant des oracles menteurs et en les effrayant par mille pres- tiges ; n'allèrent-ils pas jusqu'à détourner à leur profit l'encens d'Israël ?

Même après le sacrifice du fils de Dieu, alors que leur puissance eût être anéantie, ne les voit- on pas étendre encore leur empire et la crainte qu'ils inspiraient ? Des légions infernales s'at- taquent aux plus pieux anachorètes, les super- cheries de l'Ennemi se multiplient de toutes les façons : il excite les tempêtes, tord le cou aux im- pies, couche avec les femmes, prédit l'avenir et, par les sorciers et les sorcières, triomphe de l'Eglise, jusque sur les bûchers...

Cette évolution de la démonologie dans la chré- tienté primitive est des plus intéressante à suivre, car elle laissa des traces originales et nombreuses dans tous les domaines, notamment dans les pre- mières manifestations de la littérature et de l'art franco-flamands (1).

(1) Dr P.-H. van Moerkerke, De satire in de nederlandsche Kunst der Middeleeuwen, p. 122 (Van Looy, Amsterdam, 1904), et J.-E. Wessely, Die Gestalten des Todes und des Teufels in der darstellenden Kunst (Leipzig, 1876).

Voir surtout : Dr P. Leendertz. jr., Middelnederlandsche dramalische Poëzie. Publié dans la Bibliolheek van Middel-

LE DEMON ET I. ENFER

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16 PÉCHÉS PRIMITIFS

Il est certain que le souvenir des anciens dieux, qui persista bien longtemps après la conversion superficielle des barbares habitant la Gaule, fut pour beaucoup dans la place considérable occu- pée par le démon, dès l'origine, dans la religion chrétienne. Jadis nébuleux ou enveloppé de mys- tère, on ne s'en fit pas tout d'abord, c'est-à-dire à l'époque païenne, une idée matérielle f »i t exacte. Dans le christianisme, au contraire, l'image dia- bolique se dessina immédiatement d'une façon bien déterminée, tant au physique qu'au moral. Chose digne d'être notée, le démon semble, pour ainsi dire, appartenir au culte même, il remplit un rôle très important, celui de vengeur de la di- vinité outragée.

Il y intervient comme un rouage nécessaire au bon fonctionnement de la justice divine, de même que le bourreau constituait sur la terre le plus in- dispensable auxiliaire de la répression primitive.

Remarquons en passant que, d'après l'ensei- gnement ecclésiastique, Satan n'incarne pas le principe du Mal, comme Ciwa, l'antithèse de Brahma dans la religion indoue, mais constitue, ainsi que l'homme, une véritable créature de

nederlandsche Letterkunde, sous la rédaction du Prof. J. Ver- dam avec la collaboration du Dr J. Te Winkel et Prof. J. Franck, Leiden, A. W. Sijthof, et Groningen, Wolters, 1907.

LE DEMON ET L ENFER

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Dieu. Lucifer, jadis ange glorieux, précipité en punition de sa rébellion dans les profondeurs de l'enfer, n'y vit pas seul. Il y commande à une lé- gion de démons et de serviteurs, damnés comme

Fie. 2. Un damné emporté par le démon (Ms. du ixe siècle Bibliothèque de Valenciennes).

lui. Ni lui, ni ses acolytes ne sont les adversaires de la divinité, mais bien de l'homme, des anges et de toute la hiérarchie céleste. Leur grande joie est d'entraîner les créatures de Dieu dans le mal. Déjà ils ont réussi dans leur œuvre lorsqu'ils ten- tèrent et perdirent Adam et Eve, qui, pour leur

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punition, connurent le travail et la mort. La croyance aux châtiments de l'enfer affirma sur- tout et consolida la puissance du démon, qui tou- jours, cependant, reconnut Dieu comme un maître suprême. Terrible et brutal, c'est ainsi surtout qu'il nous apparaît dans les sculptures et dans les mystères franco-flamands aux époques les plus primitives. Plus tard, seulement, nous le verrons souple, trompeur et ironique, faisant songer déjà au moderne Méphistophélès.

L'Allemand Mone, dans son Altdeutscfies Schauspiel, a mis en lumière l'influence littéraire qu'exerça la France dans maintes particularités des mystères de son pays, notamment dans les diableries, les disputationes, qui devinrent de plus en plus nombreuses dans les drames religieux fla- mands à mesure qu'on se rapproche des temps modernes.

Si les mystères et les drames religieux français, allemands et anglais sont en général assez bi< n connus, il n'en est pas de même de ceux qui furent composés dans l'ancienne langue thioise. J'ai même pu constater que ceux-ci ne furent jamais traduits.

Les drames religieux flamands et néerlandais sont, croit-on, nous n'en avons pas cependant trouvé de preuves certaines, moins anciens que ceux d'origine française et la plupart inspirés

LE DÉMON ET I.'eN'FER 19

par ces derniers. Ici comme en France, le person- nage du démon, d'abord peu important, s'accrut peu à peu, pour devenir au xve siècle un élément très important, sinon le principal, dans plusieurs de ces mystères.

On sait que les « diableries » étaient destinées à réveiller l'attention du public, souvent lassée par des dissertations théologiques plutôt longues, et que les démons y remplissaient l'emploi des clowns de nos cirques. Rabelais nous décrit leur costume, qui devait, à peu de différence près, être le même en Belgique aux époques les plus primitives :

« Ces deables estoient tous capparassonnez de peaulx de loups, de veauls et de béliers... ceints de grosses courroies es quelles pendoient grosses cymbales de vaches et sonnettes de mulets à bruit horrifique. Tenoient en main aulcuns bastons noirs pleins de fuzée, aultres portoient longs tisons allumez sur lesquels à chascun carrefour jectoient pleines poignées de parasins en poudre dont sor- tent feu et fumée terrible... »

Les parties des mystères flamands interve- naient les démons étaient toujours particulière ment soignées, comme costumes et c mme accessoires. On ajoutait généralement, comme note comique, au grand supplice des damnés (et des spectateurs) l'émission d'od-eurs infectes, soit d'une façon

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naturelle rappelant les exploits des pétomanesi soit d'une façon articielle, en brûlant du cuir, de la corne, ou du crin, dont on connaît les fumées mal odorantes.

Voici, d'après Schotel, ce que se disaient les spectateurs du temps :

Nous sommes effrayés lorsque les démons apparaissent et

parlent. Ils sont si effroyables de visages et ont de si grandes mandi- bules.

T vel rimpelt van aengste als sy syn aengevloghen in de lufte Sy verspryden sulk affreuselycke stanck inde dufte l

La peau nous plisse (dans le dos) lorsqu'ils volent dans l'air (1), car ils répandent dans l'atmosphère une si affreuse puanteur...

Dans le « Maastrichtsch Paaschspel », ou Jeu de Pâques de Maastricht, qui date du xive siècle, Satan ne joue qu'un rôle assez effacé. Ce n'est que dans le Jeu des Vierges sages et des Vierges folles, « het Spel van de Vyf Vroede en Vyf Dwaeze Maegden », qu'il commence à constituer un élé-

(1) On sait qu'à Bourges, dans le Jeu des Actes des Apôtres, représenté en 1536, on vit aussi voler « les démons qui apparaissent dans les airs ». Voir à ce sujet G. Cohen, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français au Moyen âge (Paris, 1906), et Soens, De Roi van het Booze Beginsel (Gand, publication de l'Académie royale flamande).

LE DÉMON ET l'eSFER 21

ment comique, dont la drôlerie devait s'accroître si rapidement.

Dans cette représentation, nous voyons, dès le lever du rideau, la diabolique séquelle de Lucifer et de ses suppôts se réjouir en gambadant des malheurs des humains. Puis apparaît le ciel, et Satan ordonne à ses démons de lui amener les Vierges folles répudiées par leur Fiancé Céleste. Avant de les livrer, le Christ se tourne vers les spectateurs et se plaint de leur paresse, de leur orgueil, de leur sottise, de leurs bavardages qui occasionnèrent la perte d'un temps précieux qui eût été si nécessaire à leur salut.

« Ici, dit l'auteur, les démons, pleins d'empres- sement, s'emparent des Vierges folles et montrent toute la joie que leur procure une capture aussi agréable. »

C'est par des chorégraphies variées qu'ils montrent leur bonheur :

Waeschai ! noijt blyder van aile dagen myn ;

Poey ! Poey ! Ach ! Ach ! ken wyste wat bedryvende zyn

Dan ghenoelic te springen op en neer !

Jamais nous n'avons eu un jour plus heureux ; Poey ! Poey ! Ach ! Ach ! Jamais meilleure raison ne s'est pré- sentée de sauter joyeusement en l'air et de retomber en cadence.

Dans toute la pièce, l'auteur a soin de ridiculi-

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ser les Vierges Folles en leur prêtant des expres- sions émaillées de vulgarités et de sottises. Leur loquacité fait contraste avec les paroles sensées et rares des Vierges sages. Les premières font penser au proverbe flamand :

Menich isser die gehaet wort van wegen zyn veel clappen. Beaucoup sont haïes à cause de leur bavardage.

Puis, lorsque « Hoverdie » (l'Orgueil diabolique), personnifiant une des Vierges Folles, revendique la première place parmi ses sœurs, on voit qu'elle commence par l'offrir à l'une d'elles, voulant faire étalage de sa bonne éducation, et espérant que, non moins polie, celle-ci la refusera.

Dans une autre scène comique, « Tydverlies » (Temps perdu) et « Sotte Collacie » (Folle Conver- sation) chantent très faux les vulgaires refrains des veilleurs de nuit. On sait que ces couplets, qui changeaient à chaque heure, ne bril- laient pas par la modestie des expressions et qu'à côté de leçons de morale et de proverbes ils étaient émaillés de sottises.

Ils dépassent si bien la mesure qu'Hoverdie, excédée de ces affreuses vocalises, s'écrie :

Genoeg ! Beware me ! ]Val eeii zingen ! Assez ! Qu'on m'en délivre ! Quels chants !

LE DEMON ET L ENFER

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Dans la Première joie de Marie, « de Eerste Bliscap van Marie », qui date déjà du xve siècle, nous voyons un démon, Nijt > (l'Envie), se ré- jouir de la faute d'Adam :

Fig. 3. La gueule de l'Enfer avec des démons et des dam- nés. — La tentation de saint Gutlac (Ms. du xne siècle) Musée Britannique.

Myn mager vel Dut ic dus na heb liggen verbiten Es nu soe vrolic, hel waent splilen...

Ma peau maigre, dans laquelle j'ai mordu bien souvent [de rage], est maintenant joyeuse, elle menace d'éclater [de joie].

Et le chef des démons, Lucifer, d'ajouter

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Mi selven en can ic niet bedwingen, le sal ut minen velle springen van bliscepen... le lâche dat ic schudde...

Je ne puis me contenir ; je sauterais hors de ma peau [de joie]. Je ris que tout mon corps remue en songeant que l'homme est enfin privé de la grâce divine.

Lorsque s'engage le procès de Satan, Lucifer et Nijt trouvent une nouvelle occasion de faire rire les spectateurs ; car le juge suprême a condamné l'humanité tout entière et semble la leur livrer comme une proie certaine. Satan donne aussitôt des ordres pour faire plus de place en enfer, et il commande de forger mille instruments de sup- plice nouveaux :

Doet maken alrande instrument,

Van rueslers, van crânien en van tangen,

Daer ghi den mensce met selt ontfangen.

Van capen, van pannen en van ketelen,

Van pecke en van gloeyende zetelen

Om yegelicke na sinen state

't Ontfane : Coninge en prelate,

Al saelter commen, ryf en raf.

Helle maect feeste :

H et wert al onse, beide minsle en meesle.

Faites faire toutes sortes d'instruments de torture, des grils, des tisonniers, des pinces, pour recevoir tous ces damnés. Il faut préparer des fourneaux et des chaudrons, chauffer le goudron et le fauteuil en fer rougi pour rece-

LE DEMON ET L ENFER

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voir, selon leur rang, rois et prélats, nobles et manants- Enfer, faites fête, car tous nous appartiendront, depuis le plus grand jusqu'au plus petit.

Dans le Jeu de la septième ou dernière joie de Marie, nous voyons encore Lucifer dans la plus

Fie. 4. Le démon sous la forme d'un dragon s'altaque à l'homme vicieux .Chapiteau de l'église de Saint-Gervais à Maestricht (xiie siècle).

grande exubérance, car cette fois il espère s'em- parer, aidé de ses suppôts, de l'âme de Marie.

Plein d'impatience il réunit ses phalanges mau- dites et donne des ordres :

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Lucifer. Ici ! Ici ! Démons, lutins (neckers), valets damnés. Je vous ordonne de venir. donc êtes-vous ? ? Dites !

Les démons. Ici, Maître ! Nous sommes tous ici.

Lucifer. - Sortez de l'enfer, faux traîtres ! Cuisiniers imitiles ! Vous êtes tous là-dessous, vautrés dans le fumier à vous engraisser comme des pourceaux. Debout, pares- seux ; sortez de votre bauge ; que faites-vous ?

Les démons. Nous faisons de notre mieux, Maître ! Nous tourmentons et nous martyrisons les âmes le plus affreusement possible. Nous les rôtissons, nous les faisons bouillir, nous les écrabouillons. (Il nous est impossible de donner la liste complète des supplices énumérés).

Lucifer. Allons ! D'après ce qu'il me semble, vous êtes actifs. Mais il s'agit d'autre chose aujourd'hui. Il s'agit de cette femme, de la Mère de Celui qui, un jour, força les portes de l'enfer. Sa place est ici ! Allez ! prenez-la !

Ici le comique s'accentue. Malgré les objurga- tions de Lucifer qui les excite en criant : « Brue ! Brue ! », les démons n'avancent qu'en se poussant, puis reculent dans une terreur abjecte. Enfin, sur l'injonction énergique de leur chef, ils s'élancent soudain. Mais Michel est pour rompre leur élan. Il les fait reculer, d'abord parla force de sa dialec- tique ; puis, le raisonnement devenant inutile, il a recours aux coups. Les horions s'échangent au milieu de clameurs épouvantables, la mêlée est générale, pour finir par le triomphe des anges, tandis que les cohortes de l'enfer mordent la poussière.

LE DÉMON ET l'eNFER 27

Dans Je Jeu du Saint-Sacrement de Nieuwevaert, « Het Spel van den Heiligen Sacra mente vander Xieuwevaert », les scènes diaboliques deviennent encore plus nombreuses, tout en étant toujours bien motivées.

L'auteur de ce drame religieux, Smekens, nous annonce ces diableries des le prologue :

Duvelrye sal commen m ans spel, Hoe dat in den buée soe niel en slaet, Maer ghy mueght bevroeden wel Dat de duyvels mesten in aile quaet, Orn dueght te beletten es al Itaer dael In mensche qualyevaert verbliden Des zy dit Sacrement benyden...

Si les diableries ne figurent pas dans le Livre (Saint), on peut être assuré qu'en réalité les démons sont toujours présents lorsqu'il s'agit d'empêcher le Bien et de faire le Mal. Car on sait combien ils se réjouissent des malheurs de l'homme et qu'ils jalousent le Saint-Sacrement.

Les démons qui apparaissent dans ce jeu por- tent des noms expliquant leurs caractères respec- tifs, tantôt actif, tantôt passif. A la première catégorie appartient « Sondich Becoren » (Amour du Vice), à la seconde « Belet van Deugden » (Em- pêchement au Bien).

Dès le lever du rideau, nous assistons à une que- relle très animée entre les démons. Leurs disputes

28 PÉCHÉS PRIMITIFS

et leurs batailles pour rire sont accompagnées d'un dialogue, en forme de rondeau, émaillé d'in- jures et de gros mots, parfois intraduisibles, mais qui expose cependant très clairement la situa- tion (1).

Ils déplorent que, malgré la conjuration des dé- mons et des lutins (neckerkens), l'hostie perdue a été retrouvée. Mais leur désespoir n'est pas long. Ils espèrent encore aller chercher des âmes dans le monde et les amener en enfer.

Sondich. Wy sullen noch sielen met craken halen. Belet. Wy sullen noch al ons ketels vullen. "Sondich. Wy sullen den mensch wel verdullen : Daer in derven wy et voer sorgen.

Amour du vice. Nous chercherons encore des âmes avec nos crochets.

Empêchement au bien. Nous remplirons encore tous nos chaudrons.

Amour du vice. Nous affolerons comme par le passé l'homme, et nous ferons tous nos efforts dans ce but.

Ils s'empressent de mettre leur projet à exé- cution et se rendent auprès de l'avocat Macaire, à qui ils suggèrent de ne pas croire à l'authenticité du Saint-Sacrement retrouvé. Ce rôle ridicule at- tribué à un avocat nous rappelle combien furent

(1) Dr P. -H. van Moerkerke (op. cit., pp. 135 et sui- vantes), et Dr Leendeutz, déjà cité.

LE DEMON ET I. ENFER

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fréquentes au Moyen âge, et même jusqu'au com- mencement du xixe siècle, les satires dirigées contre les savants (1).

Fig. 5. Damné tourmenté par les bêtes infernales. Un des supports du chandelier de Milan (xne siècle).

C'est « Empêchement au Bien » qui exprime de la façon la plus exubérante la joie que lui cause la sottise de Macaire :

(1) Voir notre Genre satirique dans la peinture flamande^ 2e édition (Bruxelles, G. van Oest, 1907), et le Genre sati- rique, fantastique et licencieux dans la sculpture flamande et wallonne (Paris, J. Schemit, 1910).

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Ach ! Ach ! Ay ! ic sal can lachen verwoeden. Ah ! Ah ! Il me fera mourir de fou rire.

Arrivés à l'endroit l'hostie a été exhumée du sol, les démons, sûrs de leur proie, se querellent à l'avance pour la possession de l'âme de Macaire, qui, croient-ils, ne leur échappera plus. Nou- veaux gros mots, batailles, fumées et odeurs in- fectes.

Mais l'Avocat est enfin convaincu : frappée, par lui, de cinq coups de couteau, l'hostie est là, ruisselante de sang. On lui voit faire des mi- racles et des guérisons, à la grande rage des dé- mons.

Vaincus, ceux-ci essayeront, disent-ils, de cal- mer la colère de Lucifer, en lui amenant un grand nombre d'âmes païennes.

Ces âmes païennes sont celles des Prussiens, que l'auteur, peu versé en géographie, appelle aussi des Sarrasins.

Sodich. De Kerstenen sullen gaen vechten Thegen de heydene, by den ribben Dair sullen wy zielen met hoopen hebben, Oui Lucifer te payene. Ach ! Ach ! Chay !

Belit. Waer saelt ghedijen ?

Sondich. In Pruysschen merke (ou Marke).

Belit. Ghy dort my verblyen

Om dal de zarasijnen worden gequell.

LE DÉMON ET I.ENFER 31

Sondich. - Ileer Wouter van Roosbeke es int velt Hy saisi cloven tôt di tanden.

Sondich. Les chrétiens vont se battre

Contre les païens : parles côtes [du Christ] (1) nous aurons des âmes en tas Pour consoler Lucifer...

Belit. Oîi cela aura-t-il lieu ?

Sondich. En Prusse, dans les Marches (2).

Belit. Cela me cause de la joie

De voir 1rs Sarrasins tourmentés.

Sondich. Sire Wouter de Roosbeke est en campagne Il va les fendre jusqu'aux dents.

Le combat est très typique. Sire Wouter re- commande aux chrétiens de frapper sans se préoc- cuper du code, ou des règles regulen ») des combats loyaux. Les païens crient « Mamet ! Marne! ! » (Mahomet) ; les chrétiens « Jhésus ! Jhé- sus ». Les Prussiens, comme les démons dans les mystères, jouent un rôle comique un peu ridicule.

(1) Formule de jurement usitée en Flandre au Moyen âge. On y jurait de même par le flanc du Christ, par sa force et sa vigueur, ou par ses boyaux sacrés. On invoquait aussi les fesses de Mahomet (Mamels billeri).

(Voir notre Genre satirique, fantastique et licencieux dans lu < ulpture, etc., op. cit., pp. 77 et 78).

(2) M. G. Cohen, consulté, croit qu'il faut lire '< In Pruys- schen Marke <>, expression qu'il faut traduire par la Marche de Brandebourg, ce qui explique la campagne dont il est question dans le mystère. Nous partageons cette manière de voir.

32 PÉCHÉS PRIMITIFS

Dans leurs injures, mêlées de menaces, les trivia- lités abondent. %

Lorsque, écrasé par le nombre, Sire Wouter offre rançon, les païens refusent, disant que les chrétiens périront brûlés à petit feu. Ainsi, ajoute un loustic, « ils ne mourront pas à cause de leurs pieds froids » (Van voetkouden sterven).

Dans ce péril extrême, le chef des chrétiens in- voque avec ferveur le Saint-Sacrement de Nieu- wevaert. La scène suivante nous montre que l'hostie miraculeuse a fait merveille. Par le dia- logue des démons, on apprend que les païens prus- siens ont été exterminés et que leurs âmes, trans- portées en enfer, ont rempli à en déborder la plupart des chaudrons diaboliques.

Sondich. Wy hebben ghëvull den meesten keelele. Soe vol sielen, helsche slanghen, Daller twintich aen dooren hanghen F.nde aen den heyse bicans een duyst.

Amour du vice. Nous avons rempli le plus grand de nos chaudrons d'âmes damnées, vipères infernales, si bien qu'une vingtaine pendent aux anses et près d'un millier aux crochets.

Quand le Saint-Sacrement, à la suite de l'inon- dation et de l'écroulement de l'église de Nieuwe- vaert, est mis en sûreté à Bréda, Sondich et Belet finissent le jeu par une terrible querelle ; après

LE DEMON ET L ENFER

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Fig. 6. L'enfer, le démon et les bêtes de l'Apocalypse (Ms. du xme siècle) Bibliothèque de Cambrai.

34 PÉCHÉS PRIMITIFS

une joute oratoire, les plus grosses injures pleuvent, on en vient aux mains... et la pièce finit par une bataille acharnée aux péripéties les plus merveilleuses et les plus comiques.

Les démons figurent encore plus à l'avant-plan dans le Jeu de saint Trond, « het spel van Sint Trudo », écrit dans la première partie du xvie siècle par un Dominicain louvaniste, Chré- tien Falstraets. Comme dans les tentations de Jérôme Bosch, on y voit se dérouler la vie du saint qui, ainsi que saint Antoine, fut si terrible- ment tourmenté par des démons prenant toutes les- formes. Les plus acharnés à sa perte sont Baal- berith (le démon de la colère) et Léviathan (le démon de l'orgueil). Lucifer, trônant dans l'en- fer, ouvre le mystère en injuriant très copieuse- ment, en des vers rimes, et de très originale façon, ses deux serviteurs absents.

Après une centaine de lignes, entremêlées de jurons et d'imprécations, vient l'entrée des dé- mons. Leurs dialogues ne sont pas moins riches en grossièretés, surtout lorsqu'ils s'aperçoivent que celui qu'ils considéraient déjà comme une proie certaine pourrait bien leur échapper. La façon dont ils commentent le baptême du saint est intraduisible ; à peine osons-nous citer ces vers :

LE DEMON ET L ENFER

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Fie;. 7, 8, 9, 10. Idée qu'on se faisait des Démons au moyen- âge. Ms. Imperatoris Justiniani Institutiones (xmc siècle] Bi- bliothèque de Gand.

36 PÉCHÉS PRIMITIFS

Baalberith. Tes nu wel ghemaeckl. (C'est bien fait maintenant !)

Léviathan. Ja, tes wel ghescheten. (Oui, c'est bien chié).

Baalberith. TJ ay neefken, dat kraekt. (Hélas, neveu, cela pète !)

Léviathan. - Ja da ntoeght gy elen. (Oui, vous pouvez le manger).

Baalberith. Ten bay niet ghecreten. (Rien ne sert de crier).

Léviathan. Die dieff, die pape. (Ce voleur! Ce curé).

Ils se lancent les injures les plus étranges, sur- tout lorsque l'on songe qu'elles émanent d'un au- teur religieux, appartenant à l'ordre des Domini- cains.

A côté de gros mots appartenant au genre sca- tologique dont nous avons donné une idée, nous notons : sale sorcière, « galgen aes » (gibier de po- tence), lie des voleurs, « venyn saeyere » (semeur de venin), et comme nous l'avons vu plus haut, curé de paroisse « paepe ».... On sait qu'à cette époque la jalousie était grande entre les moines et le clergé séculier.

Notre religieux ne dédaigne pas l'ironie sati- rique.

Lorsque Trond commence la construction d'une église, les deux démons lui conseillent d'édifier plutôt des établissements de plaisir, d'un rapport immédiat plus certain :

LE DEMON ET L ENFER

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Léviathan. Wa ! maeck (liever) een stove 1 Wa ! faites plutôt une étuve (ou bain public). -On sait qu'au Moyen âge les étuves étaient assimilées aux lieux de bauche.

Baalberith. Ja ! Oft een bordeel. (Oui ! Ou bien un bordel !)

Satan maintient son autorité hiérarchique par la crainte de châtiments de vidangeurs en délire, dignes souvenirs des grossières farces de couvents d'autrefois.

Baalberith. Bor ! Vous, Léviathan, vous, l'enfant des cavernes infernales, vous allez encore être mis sous le cul de Lucifer, pour être inondé de matières fécales en pu- nition de votre lenteur au travail.

Et la « belle histoire » de saint Trond finit par la mort du bienheureux, dont l'âme, sous la forme d'un petit enfant, tout nu, fait comme s'il était vivant van een clyn kindeken ghemaeckt oft levende (ware) heil bloot en naeckt »), est trans- portée au ciel par les anges, malgré la résistance et les cris de rage des démons. Dans leur désap- pointement, ceux-ci recommencent leurs rixes et leurs querelles jusqu'au moment Lucifer inter- vient et les précipite en enfer ; ils y subiront les plus affreux et les plus dégoûtants châtiments, y

3

38 PÉCHÉS PRIMITIFS

compris, spécifie-t-il, celui dont il a été question plus haut (1).

Troublions pas d'ajouter que cette dernière scène de dispute et de rixe devait paraître d'autant plus risible que nos démons y figuraient portant les traces visibles des coups déjà reçus : Balbérith, la tête couverte d'emplâtres et de bandages, et Léviathan, plus mal partagé, sautant péniblement à l'aide d'une béquille, le bras en écharpe (2).

La « Belle histoire, très merveilleuse et véri- table, de Mariken de Nimègue, qui vécut plus de sept ans avec un démon qui la séduisit » (de Sehone historié ende zeer wonderlycke ende waerach-

(1) Voir, au sujet de ce châtiment dégoûtant, le travail du Dr J.-W. Muller, Over eenige onde benamingen der Hel (A propos de quelques vieilles dénominations de l'enfer), Album Kern, pp. 257-262. L'Enfer y est désigné par cette périphrase : « Hy sit onder Lucifers staart. » (Il est assis sous la queue de Lucifer).

(2) Des démons éclopés portant les marques des châti- ments infligés par Lucifer se rencontrent souvent parmi les enluminures des anciens manuscrits franco-flamands. Dans une miniature du xive siècle, figurant dans le 5 de la Bibliothèque de Saint-Omer, nous voyons une scène du Jugement dernier, figurent deux diables, l'un, ayant une jambe de bois et la tête bandée, poussant une brouette qu'un autre tire à l'aide d'une bretelle. Dans l'étrange véhicule sont assis un roi, un évêque et une femme. (Voir la fig. 73 de notre Genre satirique, etc., première édition p. 85).

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tige gheschiedenis \>an Marihen van Nimmegan, hoe sy meer dan seven jaren met den duyvel woonde en verkeerde), mérite d'être mieux connue, car elle constitue une peinture des plus curieuses de la vie populaire et religieuse au Moyen âge en pays flamand ainsi que de la croyance du dé- mon.

Peut-être même ce mystère rappelle-t-il des événements historiques, ee qui expliquerait le réalisme vécu qui s'en dégage. Remarquons, en outre, que le démon, qui est, avec Mariken, le pro- tagoniste du drame, ne porte aucun des noms clas- siques et connus des suppôts de Satan, mais bien un simple nom d'homme : « Moenen ».

Voici le résumé de ce mystère, qui n'a pas été traduit en langue française jusqu'ici :

Un soir, le démon Moenen trouve la jeune et belle Mariken assise et pleurant amèrement au pied d'une haie épaisse onder een groote dicke haghe »), hors la porte de Nimègue.

Elle a été chassée de sa demeure par une tante marâtre qui, dans une scène terrible, l'avait faus- sement accusée d inconduite et de relations répré- hensibles avec son' oncle, « Heer Ghysbrecht », un prêtre très dévot. La mégère avait terminé ses injures et ses souhaits de la voir en enfer, en faisant des allusions déplacées au sujet de son honneur, « haren magdom » (pucelage), et en lui

40 PÉCHÉS PRIMITIFS

refusant un lit, ne voulant pas héberger une « pa- pen hoer » (une putain de curé).

Dans son désespoir, Mariken appelle à son se- cours Dieu ou le diable :

Coml nu lot mi ende helpt mi beclagen, Got of die Duvel, tes mi alleleens.

Venez à moi, accourez à ma plainte, Dieu ou le diable, n'importe qui.

Tout réjoui de cet appel, l'Ennemi, « qui ne songe qu'à tendre ses filets et à happer avec son crochet les âmes pour leur damnation » (die altyt zyn stricken ende netten spryt, hakende altyt na de verdoemenis der zielen), s'approche de Mariken qui, tout d'abord, s'effraie à sa vue. Elle invoque le ciel, qu'elle appelle à son secours :

Hulpt God ! hoe verschrick ick ! Wat myns, ick en weet van mi selven nauwelyck Met dat ick dien mensche ben aenschouwelyck. Hulpe, hoe flouwelyc servait mi therle !

Au secours, mon Dieu, quel effroi ! suis-je ? Je vais m'évanouir Tant cet homme est effrayant. A l'aide ! comme mon cœur faiblit !

Il n'est pas difficile à Moenen de circonvenir Mariken par de belles paroles. Il lui fait promettre

LE DEMON ET L ENFER

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:g. 11, 12 13, 14. Démons et bêtes infernales. Ms Imperatoris Jusliniani Institutiones (Ms. du xme siècle) Bibliothèque de Gand.

42 ■> PÉCHÉS PRIMITIFS

de vivre avec lui et de changer son nom en celui d Emmeken (Emma), car il lui est impossible de prononcer le sien, qui est aussi celui de la mère du Christ.

Dans cette conversation, ainsi que dans ses ac- tions futures, notre démon a ceci de particulier qu'il semble fort peu se rappeler son origine infer- nale. Il ne remplit ses fonctions diaboliques que lorsqu'il s'agit de s'emparer de l'âme de la tante d'Emmeken, maudite pour s'être suicidée. Dans un accès de désespoir causé par la perte du parti du jeune duc de Gueldre, la méchante femme s'est en effet coupé la gorge, et Moenen se réjouit de sa damnation (1). Ce qui ne l'empêche pas de faire remarquer au public combien il est insensé de s'attacher outre mesure aux choses de la poli- tique, et de suivre la personne des princes au point de leur sacrifier la vie. Tout cela, dit-il, au profit de l'Enfer, qui récolte ainsi annuellement, par suite des guerres et des crimes qu'elles occa- sionnent, des milliers d'âmes.

(1) Nous avons l'ait remarquer, dans notre Genre satirique' dans la sculpture flamande et wallonne (Paris, J. Schemit, 1910), que les suicides étaient très rares au Moyen âge en pays flamand, et qne pour emporter les suicidés hors de leur maison, on les tirait, la corde au cou, sous le seuil de la porte, par une espèce de tunnel ; leurs cadavres étaient en- suite pendus aux fourches patibulaires.

LE DÉMON ET LENFER 43

L'étrange couple vient habiter Anvers, que 1 auteur semble si bien connaître qu'il y a lieu de croire qu'il naquit en cette ville. Comme Méphis- tophélès dans la cave-brasserie d'Auerbach, une des scènes de notre mystère nous montre Moenen assis avec sa belle et mangeant des crevettes dans une taverne du port, il suscite une querelle qui dégénère bientôt en rixe sanglante.

Ils demeurent en pays flamand jusqu'au mo- ment où, la nostalgie de sa ville natale survenant, Mariken demande instamment de retourner à Ni- mègue. Or, il se fait que, le jour de leur arrivée en cette ville,, a lieu un pèlerinage accompa.né d'une grande procession. Dans le cortège religieux figure un char, l'on joue,, en « Wagenspel » (Jeu sur chariot), le mystère de « Mascheroen ».

Nous voyons ici, prise sur le vif, l'influence considérable qu exerçaient les drames religieux sur le public médiéval, et tout spécialement ceux figuraient les démons et les châtiments des damnés dans l'enfer. On sait que, dans Mascheroen, l'avocat de Lucifer ainsi nommé tient tête à la A ierge Marie, qui s'est constituée la protectrice de l'humanité contre les entreprises du Malin.

Emmeken s'émeut en entendant la péroraison- de la divine avocate, proclamant : que n'importe < ;uel péché commis par l'homme peut être par- dôfinié, ^..àce à une contrition parfaite ; que per-

44 PÉCHÉS PRIMITIFS

sonnellement elle préférerait souffrir les pires supplices plutôt que de voir se perdre une âme, et qu'elle serait prête à revivre l'affreux calvaire que jadis les Juifs lui firent souffrir pour la sauver. La compagne de Moenen est saisie par le remords. Elle comprend que sa vie a été mauvaise et elle désire passionnément obtenir son pardon.

Moenen, troublé, essaie de la dissuader par des arguments fallacieux. Emmeken résiste, si bien que le Méchant, exaspéré, finit par montrer son vrai caractère.

"Moenen. Ryst ! in aller duvets namen.

Oft ic draech u ghecousl en ghescoeyl in Cacabo ! Emmeken. Oeh Heer ! ntfermt u myns ! Moenen. Ja ! eest also ?

Nu hoor ic wel dut achter denken in haer gaet

çnaeghen Toi in't'werck der wolcken wil ic se drrghen Tooanen hooghe, ende werpen se van boven

neder. Coml se dan ie haer selven weder So heeft se gheluck. die leelycke vrucht Hier ! Hier ! ghi moel mede in de ludht.

Moenen. - Venez ! au nom de tous les diables, ou bien, telle que xous êtte, chaussé de bas et de souliers, je vous emporte à Cacabo (?)

Emmrken. O Seigneur ! Protégez-moi !

Moenen. Oui ! C'est ainsi ? Je aois maintenant que le repentir la ronge. Je l'emporterai jusque dans les nuages,

LE DÉMON ET l'eNFER 45

à la hauteur de plusieurs tours superposées, puis je la jet- terai par terre. Si elle en revient, elle aura du bonheur, ce mauvais fruit ! Ici ! Ici ! avec moi, vous irez dans les airs !

Effectivement, Moenen l'enlève « plus haut que les clochers et les maisons » et, de là-haut, il la pré- cipite avec violence dans la rue, espérant lui voir se rompre le cou, « den hais te breken ». Mais Ma- riken tombe au milieu de la procession devant les pieds de son oncle, le prêtre « Heer Gysbrecht », De là, grand courroux, rage comique de Moenen, qui s'écrie après maintes imprécations :

Minen steert ic bepisse van rechter kwaetheden l Nu en weet icker gheenen raet teghen.

Je pisse sur ma queue de rage ! Positivement je ne sais plus que faire.

Puis il continue ses doléances :

C'est la faute de ce maudit saint curé heilighe paep*e »), ses prières me rendent le chemin dangereux ; si j'en avais le pouvoir, elle serait déjà en enfer.

Mais le diable ne lâche pas si vite sa proie. Il ose réclamer Emmeken à son oncle. Celui-ci, fai- sant un usage opportun de son pouvoir religieux et des vertus exorcisantes de son bréviaire, prouve à tous que Moenen n'est pas un homme, mais bien un affreux serviteur de Lucifer.

3*

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PECH.ES PRIMITIFS

Pour obtenir le pardon de sa nièce, Sire Gvs- brecht se dirige avec elle vers Cologne, toujours suivi par Moenen, qui, dans sa colère, leur suscite toutes sortes d'obstacles. Tonnerre, éclairs, vent. Il jette devant eux des chênes et d'autres arbres pour les tuer, ou obstruer leur chemin.

C'est à Rome seulement que Mariken, car celle- ci a repris son nom primitif, reçoit enfin l'absolu- tion plénière de ses crimes par le pape en per- sonne. Sur les conseils du Souverain Pontife, elle ira finir pieusement ses jours dans le couvent bien connu de Maestricht, elle mourra en odeur de sainteté.

Le jeu de Mascheroen (1), qui se trouve si inti- mement mêlé au mystère de Mariken de Ni- mègue, est aussi mentionné dans d'autres docu- ments de la littérature néerlandaise. Dans le Mer- Jijn de Jacob Maerlant, se rencontre un long pas- sage où Dieu, la Vierge et le procureur du diable, « Masceroen », se querellent et se disputent au su- jet de la damnation partielle ou totale de l'huma- nité. Dans le poème : « Dit es van Maskeroen v, (Ceci est de Maskeroen), la réminiscence est plus complète. On y remarque même que les adver- saires de l'avocat du diable n'agissent pas tou-

(1) Mascheroen (masearon) veut dire grand masque. (Voir Worp, Geschiedenis van het dramœ... in Xederland, t. I, p. 39).

LE DEMON ET L ENFER

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jours avec une grande correction, et qu'à plu- sieurs reprises la force prime le droit.

Les diableries qui accompagnaient ce mystère

Fr« 15. Les Péchés sous la forme de bètes assiègent l'homnie pour le précipiter dans la gueule de l'Enfer (Ms. les Vers Moraux, xme siècle) Bibliothèque de Bruxelles.

étaient destinées, comme d'usage, à amuser le pu- blie. La note comique nous apparaît surtout dans une scène Mascheroen, la Bible en main, com- bat Dieu par ses propres paroles.

48 PÉCHÉS PRIMITIFS

Dan troc ule sinen poiteniere Maskaroen ene bibele scier e ; H y creei, hi maecte groot ghescal : « Hoort ! Hemele ! Wat ic spreeken sal ; Dat was int Latin, alsic versta. < Audite cela et terra ! Si sweghen al van groote wondre.

Alors Maskaroen tira une Bible de son pourpoint, et, tout en faisant de grands embarras, il s'écria : « Ecoute ciel ! ce que je te dirai :

Audite cela (sic) et terra !

C'était du latin, si je comprends bien.

Alors, tous se turent dans le plus grand émerveillement.

L'avocat diabolique cite les paroles mêmes que Dieu prononça après la faute commise par nos premiers parents, dans le Paradis Terrestre, c'est- à-dire : « Que si Adam et Eve mangeaient du fruit défendu, ils mourraient. »

Et l'Ennemi d'ajouter.

Dites ! Oh Justicier ! Dites ! N'est-il pas vrai que vous avez proféré ces mots ?

Le procureur de Satan se montre très expert dans ses sophismes, généralement captieux. Ce genre étant alors fort à la mode, nous en citons un exemple, à titre de curiosité :

Dans son évangile, saint Jean a dit que « le diable est menteur comme son père » (chap. vin, verset 44).

LE DÉMON ET l'eNFER 49

Or, si Dieu est le père du diable par génération, il est menteur comme lui, ce qui est impie. S'il est son père par création, Dieu n'est pas juste, ce qui constitue un autre blas- phème. Ainsi le diable n'est pas l'ouvrage de Dieu, et, dans ce cas, personne ne l'ayant fait, il est éternel, etc., etc.

Dans sa lutte oratoire avec Mascheroen, la Vierge Marie passe parfois des moments pleins d'angoisse, car l'arsenal de ses arguments ortho- doxes n'est pas toujours suffisamment fourni pour répondre à l'attaque du Malin, si copieuse- ment appuyée de textes bibliques.

Grâce pourtant à l'intervention divine, l'avo- cate de l'humanité triomphe enfin, et le démon, convaincu d'injustice et de mensonge, doit fuir en enfer, devant la réprobation... et les coups des acteurs et souvent même du public, qui prenait part à l'action finale.

On a pu constater jusqu'ici combien le génie d'invention du démon est pauvre, lorsqu'il s'agit de tenter l'homme et de l'entraîner dans la perdi- tion éternelle. Satan nous apparaît surtout dans ces mystères flamands comme un chasseur primi- tif et brutal. Accompagné de ses limiers, il s'élance sans détours sur une proie, qui fuit éperdue de- vant lui. Sa tactique simpliste consiste surtout à affoler sa victime par la terreur qu'il inspire.

Mariken de Nimègue fait exception. Il en est de même du Miracle de Théophile, « Ene scone mira-

50 PÉCHÉS PRIMITIFS

cel, dat Onze Vrouwe dede ane Theophiluse ende een scone exempel », qui fut joué avec le plus grand succès sur les scènes religieuses belges, à partir du xve siècle.

Le récit, qui est, croit-on, d'origine grecque, doit être considéré pour ainsi dire comme univer- sel. Déjà au xe siècle, nous le retrouvons dans un poème latin écrit par sœur Hroswitha, religieuse, au couvent de Gandersheim, en Saxe (1).

En France, il apparaît dans sa forme dramatique dès le xme siècle, grâce au poète Rutebceuf (2). D'après Petit de Julleville il fut aussi joué au xive siècle, notamment à Aunai, en 1384 (3).

Le Vaderlandsch Muséum nous apprend qu'en 1483 les confrères ou rhétoriciens flamands de Deinze jouèrent : « Een groet spel van Thehoufe- luze », dont le texte ne nous est malheureusement pas parvenu. Mais le littérateur belge Blommaert en a analysé une autre version, qui constitue une œuvre remarquable.

(1) Vignoïv Rétif de la Bretonne, Poésies latines de Roswith (Lapsus et conversio Theophili vira Domini). Voir aussi Perk, Tooneel arbeid eener non uit de Xe eeuw. Amster- dam, 1886, p. 198.

(2) Monmerqué et Michel, Théâtre français du Moyen âge. p. 136.

(3) Petit de Julllaille, Mystères du Moyen âge, t. II, pp. 5 et 120.

LE DEMON ET L ENFER

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Nous y voyons une nouvelle incarnation du dé- mon, où son caractère méchant se développe et se déroule en ses replis les plus cauteleux.

Voici le sujet :

Théophile était un savant, aussi vertueux que modeste. Lorsque son évêque vint à mourir, on lui

Fis*, lfi. Intermède de mystère. Les démons portent les damnés dans la gueule de l'Enfer. (Psautier de la reine Marie. Ms. du xive siècle) Musée Britannique.

offrit le siège épiscopal ; mais, à force d'instances, il parvint à éviter ce lourd fardeau dont il se croyait indigne. De mauvaises langues commen- cèrent alors à le calomnier, et cela avec une telle insistance que le nouvel évêque le mit en disgrâce et lui fit abandonner ses hautes fonctions ainsi que son entourage.

C'est ici que le Méchant entre en scène. Il déve-

PECHES PRIMITIFS

loppe en Théophile le regret de ne plus jouir de la •considération générale. Il montre jusqu'où il au- rait pu s'élever, tandis qu'aujourd'hui

Ceux qui jadis le saluaient jusqu'à terre feignent de ne ipas le voir :

Die hem le voren neghen lot de erden Dienen te voren scone groeten...

Comme le démon connaît bien le cœur humain ! Comme il sait choisir la plaie saignante, pour y verser son venin !

Théophile succombe à la tentation.

Il a entendu parler d'un Juif connu comme sor- cier. Après de longues hésitations et maintes do- léances, dont il fait part au public, il se dirige, à minuit, vers la demeure du maudit, demandant en grâce son aide, dans sa situation désolée.

Le Juif lui promet son concours, mais il doit renier Dieu et l'Eglise, pour se mettre complète- ment au service de Satan. Théophile consent à tout ; il reviendra à la même heure le lendemain, pour être présenté à son futur maître.

Guidé par le Juif, Théophile se rend au rendez- vous. En chemin son guide lui donne des conseils, notamment celui de ne pas machinalement se si- gner à la vue des affreux démons qu'il verra en- tourer le trône de Lucifer, « car celui-ci règne

LE DEMON ET L ENFER

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comme un roi sur d'innombrables serviteurs ». A la vue du parjure, Lucifer feint de se mon- trer indigné. Comment un chrétien, un prêtre servant Dieu et la Vierge, ose-t-il se montrer de- vant lui ? Enfin il lui demande ce qu'il désire.

Fie. 17. Le Draco maris. Bête à forme diabolique que l'on croyait existante au Moyen âge (Le Bestiaire de Gand, xve siècle) Ms. exécuté pour Baphael Mercatel, bâtard de Pbilippe-le-Bon (Bibl. de l'évêché).

Le Juif tâche de calmer la colère du monarque infernal, dont les manifestations exagérées de- vaient paraître plutôt comiques. Il lui promet que Théophile abandonnera la foi chrétienne et de- viendra son serviteur. Alors seulement Lucifer promet son appui et s'engage à lui restituer son ancienne puissance.

Mais ayant appris, à ses dépens, que les chré-

54 PÉCHÉS PRIMITIFS

tiens ne tiennent pas toujours leurs promesses, et même les serments qu'ils ont faits au démon (allu- sion plutôt blessante pour les dévots spectateurs), il lui demande une reconnaissance écrite, scellée en due forme de son sceau.

Ghi sel mi scriven eenen brief Seldire aendoen den zegel dyn.

Vous m'écrirez une lettre Et y ajouterez votre cachet.

.Théophile remet la lettre cachetée. Puis, selon l'usage, il doit embrasser le démon puant, en signe de vasselage. Cette cérémonie, qui s'exécute non sans répugnance de la part du renégat, devait aussi constituer une scène fort amusante.

Dès le lendemain, l'effet du pacte se fait sentir. L'évêque, revenu à de meilleurs sentiments, fait réintégrer le prêtre indigne dans ses fonctions primitives, et celui-ci commence une vie de péché et de honte.

Cependant arrive ce que Lucifer craignait. Dieu, qui est miséricordieux die goedertieren est »), c'est le démon lui-même qui le reconnaît, inspire à Théophile le regret de la perte « de sa noble âme », et nous voici à la scène poignante du repentir.

Le seul rayon d'espoir qui lui reste, c'est lin-

LE DÉMON ET L ENFER 55

tervention miraculeuse de la Vierge. Mais com- ment arracher sa lettre des griffes du démon ?

In jour que Théophile, harrassé par les péni- tences et les veilles, s'est endormi, la Vierge lui apparaît et laisse doucement tomber dans son sein la lettre fatale, qu'elle vient enfin d'arracher non sans peine, au démon...

L'histoire finit par la mort édifiante du protégé de Marie, et par une longue, trop longue mercu- riale de l'évêque.

Dans les versions françaises du même miracle jouées en Wallonie, nous trouvons ces conseils sa- tiriques donnés par Satan à 1 ex-chrétien :

.lamé povre homme n*a(i)meius.

Si povre ho m surpris te proie (prie)

Tornc l'oreille, va ta voie.

Si aucuns envers toi s'umélie

Répons orgueil et félonie...

(Car) Dousor (douceur), humilitez, piliez

Et charitez, et amistiez,

Jeune, fere pénitence

Me mettent grand duel (deuil) en la pance.

Dans ce mystère nous assistons aussi à la lutte tragi-comique de Satan et de la Vierge, lorsqu'elle se met en devoir de reprendre l'écrit :

Rent la charte que du clerc as, Car tu as fait trop vilain cas.

0<j PÉCHÉS PRIMITIFS

Mais le Démon, fort de son droit, de répondre sans hésiter :

J'aim mie(u)x assez que l'on me pende !

Alors viennent les menaces, dont la série finit par ces mots :

Et je te foulerai la pance.

Ce n'est que par crainte de cette dernière voie de fait que le démon vaincu rend enfin la pré- cieuse lettre.

On sait que le libretto de ce drame franco-fla- mand se rencontre non seulement dans la série des miracles français, mais qu'il se retrouve déjà dans ses grandes lignes dans les contes antérieurs, no- tamment dans le Mystère du Chevalier qui donne sa femme au Diable, et même dans la Farce du Munyer, de qui le diable emporte l'Ame en enfer. La Fraude pieuse du xive siècle, rappelée par Yiollet-le-Duc, à propos des célèbres ferronneries des portes de la cathédrale de Paris, nous montre un artiste, Biscornet, signant également une « charte », il promet son âme au démon si celui- ci l'aide dans lexécution de son chef-d'œuvre.

Le même sujet figure aussi dans le théâtre de Calderon. Une entente pareille est conclue entre le diable et l'amoureux Cyprianus, qui, ayant sous-

LE DÉMON ET I.'enFER 57

crit de son sang une reconnaissance, put exercer longtemps sur la terre les pouvoirs surnaturels les plus exhorbitants.

Dans une scène d'exorcisme pour rire, d'un « Tafelspeelken » ou « jeu de table flamand », in- titulé « Nu Noch » (Et après), le rôle comique est tenu, comme d'habitude, par un mari berné, battu, et pas content (il finit cependant par avoir le dernier mot, en répondant invariablement « et après » chaque fois que sa mégère l'injurie), nous voyons un jovial curé énumérer une longue liste de démons de tous genres, dont il feint de vouloir délivrer l'homme.

Parmi ceux-ci nous citerons les diables de l'air : « de duvelen die zyn in de lucht » ; les « nachtri- ders », esprits infernaux qui chevauchent la nuit \ les « neckers » ou esprits des eaux ; les « avontronc- ken » (1) ou lutins ; les « kaboutermannetjes » ou gnomes ; les « cocketoisen » ou « basilisten », les basilics (?) ; les « mare » ou « nachtme rien », les démons du cauchemar, tourmentant les hommes pendant leur sommeil ; les « varende vrouwen »,. les femmes volantes, qui, comme les sorcières, traversent l'espace à califourchon sur un balai ~T les « naturken », une variété de ces derniers dé-

fi) On donnait aussi ce nom injurieux aux enfants nés d'une courtisane.

.Mb PECHES PRIMITIFS

mons femelles ; les « catten » ou chats, compa- gnons obligés des maudits, qui dansaient le mer- credi, jour néfaste...

La littérature néerlandaise nous a laissé aussi de nombreux portraits du démon, mais parmi ceux-ci la note comique est rare.

La plus belle de ces descriptions se trouve dans l'œuvre de Vondel, dont l'Adam en exil (Adam in ballingschap) et le Lucifer sont encore populaires et joués de nos jours en Néerlande et sur les scènes flamandes de Belgique (1).

Gelyck de klaere dagh in naeren nachet, \\ anneer de zon verzinckt, vergeet met goud te brallen ; Zoo wort zyn schoonheit, in't zincken, onder't vallen In een wanchapenheit verandert...

Comme la clarté du jour se change en une profonde nuit, Au moment disparaît le soleil ; Ainsi, tandis que Lucifer tombe dans l'abîme, Sa beauté se transforme en une laideur repoussante. Son rayonnant visage devient un mufle féroce ; Ses dents, des pointes acérées, faites pour ronger le métal ; Ses pieds, ses mains, se changent en griffes ; Les couleurs irisées de son vêtement deviennent une peau

noirâtre De son dos, hérissé de poils, partent deux ailes de dragon... Son corps réunit en un seul monstre

(1) Voir sur ce grand dramaturge néerlandais, Camille Looten, Etude sur le poète néerlandais Vondel, Thèse pré- sentée à la Faculté des lettres de Paris (Lille, 1889).

LE DEMON ET L ENFER 0\)

Les formes hideuses de sept animaux (les péchés capitaux) :

Un lion plein d'orgueil, un porc glouton et vorace,

Un âne paresseux, un rhinocéros enflammé de colère,

Un singe lascif et sans pudeur, un dragon rongé par l'envie,

Un loup, image de l'avarice sordide...

Cet impressionnant portrait, qui évoque les plus terribles représentations de l'Enfer et du Juge- ment dernier, exécutées par les grands sculpteurs français primitifs aux époques romane et go- thique, rappelle, jusqu'à un certain point, le pas- sage connu d'Agrippa d'Aubigné (les Tragiques, livre V), qui débute ainsi :

...Un changement estrange

Lui donna front de diable et osta celuy d'ange ;

L'ordure le flétrit, tout au long se respend...

Mais nous voilà bien loin du rôle comique du démon dans les mystères. Revenons à la note drôle avec un poète français du xvme siècle, qui consacre au démon ces quelques vers burlesques :

Il a la peau d'un rôt qui brûle,

Le front cornu, Le nez fait comme une virgule,

Le pied crochu ; Le... fuseau dont filait Hercule

Noir et tordu, Et, pour comble de ridicule,

La queue au eu.

60 PÉCHÉS PRIMITIFS

Cette poésie ultra-légère, attribuée aux Bour- guignon Bernard Piron, rappelle bien mieux les amusants diables gambadeurs flamands du Jeu des Vierges sages et des Vierges jolies, ainsi que les joyeux drilles : Belet, Sondich, heviaihan et Bal- berith, qui déridèrent si souvent les ducs de Bour- gogne, lorsqu'ils jouèrent devant eux, à Bruges ou à Gand, les diableries drolatiques du Jeu du Saint- Sacrement de Niewve\>aert ou celles du Mystère de saint Trond.

Il nous reste à examiner, d'une façon succincte, l'idée que l'on se faisait de l'enfer au Moyen âge. Cette tâche sera relativement facile, vu le nombre considérable de personnes pieuses qui, depuis les époques les plus reculées, assurent avoir visité le séjour des damnés, qu'ils purent décrire ainsi

di' i'ISU.

Les documents les plus anciens, pour ce qui concerne la Flandre, tant française que belge, sont : Die Dietsche Lucidarius, d'après le texte d'Anselme de Canterbury, datant du xie siècle, et le Van een Rudder, hiet Tondalus (d'un che-

LE DÉMON ET l'eNFER 61

valier qui s'appelait Tondalus), ce dernier récit ayant été écrit au xne siècle.

« Arrivés devant un pont étroit, dit le hardi chevalier, nous vîmes une bête effroyable dont la gueule immense était largement ouverte. Ses mâ- choires étaient solidement soutenues par deux cariatides géantes. Dans le fond de la gorge, au milieu des flammes, on apercevait des âmes en quantités innombrables : des femmes, des hommes, des curés, des clercs, des chanoines, des évêques et même des comtes, des princes et des rois. Les papes eux-mêmes n'étaient pas exceptés et tous ces damnés étaient aux prises avec une lé- gion de démons affreux qui les frappaient à grands coups de crochets, et leur faisaient subir les tour- ments les plus variés (1). »

Non sans une pointe de satire, Tondalus fait remarquer que là-bas les grands de la terre n'ob- tiennent aucune faveur et que l'égalité entre les damnés est parfaite. « Chacun souffre sans aucune différence : homme ou femme, noble ou manant.

(1) « Vrouwen, mans, papen, clerken, bisscoppen, moncker canoncke, princen, graven, coninghe, heeren, niemene ghe- sondert ; voor deser beesten mont, stont eene menichte van duvelen, die de sielen dwonghen daer in te gane, maar eer siere in ghinghen, so pynden sy se met grooten sla- ghen ende met menigheranden tormenten. » Dr van

MOERKERKE, 0D. Cit., p. 146.

f>2 PÉCHÉS PRIMITIFS

La même peine est appliquée à toute la gent monacale, plus sévèrement même aux curés, aux évêques et aux prélats, car ceux-ci, dit-il, « con- naissant mieux les Saintes écritures, ont eu d'au- tant plus grand tort de ne pas s'inspirer de leurs principes pendant leur vie terrestre. »

Dans une vallée, il voit aussi de nombreuses forges, les âmes sont torturées dans des foui- naises ardentes ; plus loin, dans une profonde obs- curité, il entend des hurlements déchirants et de grands coups de tonnerre. Puis devant lui se pré- senta un trou carré, « comme un puits », d'où sort une colonne de feu et de fumées puantes, qui s'élevait jusqu'au ciel, entraînant avec elle, comme des étincelles éblouissantes, une quantité d'âmes et de démons qui montaient et retom- baient avec les vapeurs dans les plus grandes pro- 1 fondeurs de l'abîme rougissent des fourneaux en flammes.

« Au plus profond de ce puits infernal, trônait I Lucifer, et ce prince des démons soufflait son ha-i leine embrasée sur les démons et les âmes qui des-i fendaient jusque dans son séjour maudit... »

Dans le « Reis van sint Brandaen » (ou le Voyage) de saint Brandon), nous constatons cette même égalité dans les peines infernales. Ici on voit également torturés les seigneurs prévaricateurs,? les femmes adultères, les échevins déloyaux. I

LE DEMON ET L ENFER

63

.... Le Saint s'effraye des affreuses grimaces cau- sées parleur douleur : leurs clameurs étaient telles

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Fie. 18. Le Polipus. Bêle de forme diabolique que l'on croyait existante au Moyeu âge. Bestiaire de Gand, xve siècle.

qu'il les entendait de très loin sortant du profond soupirail qui donne vue sur le lieu de damnation éternelle.

Une description de 1 enfer, plus belle encore, se

64 PÉCHÉS PRIMITIFS

trouve dans une pièce de vers flamands datant du xme siècle. Elle est intitulée : Van den Levene ons Heeren (De la vie de Notre-Seigneur). Ce poète, vrai précurseur du Dante, indique, lui aussi, comme entrée de l'enfer, une profonde vallée :

Die helle staat in een dal.

Lui aussi fait alterner, dans son séjour infernal, les endroits les plus brûlants, avec d'autres régnent des glaces éternelles. On y entend aussi •des plaintes, des pleurs et des hurlements qui croissent à chaque moment, car la douleur est immense, le deuil est général :

Daer is suchtinghe, rouwe ende bitter seer Daer weent men ende crit emmermeer,

Le feu et les flammes brûlent affreusement les corps : « s'ils" étaient mués en une masse de fer, ils rougiraient, pour se fondre aussitôt après. »

Près de ces fournaises infernales, se trouve un ruisseau, « si froid, si noir, si cruel, que si la moitié de la mer y était jetée, celle-ci gèlerait incon- tinent » :

Bi den viere staet ene beke, So coût, so swert, so grueleke, Half die zee, waer sier in gedaen, Sie vervorse te yse saen.

LE DEMON ET L ENFER

Sur le feu infernal pendent de grandes chau- dières bien remplies de damnés. D'autres âmes sont étendues comme des suppliciés sur les roues et les gibets patibulaires.

Dans l'obscurité, « car ici les flammes n'ont pas cet éclat lumineux qui réjouit, » de formidables dragons rampent, soufflant le feu et les flammes par leurs gosiers empestés...

Dès cette époque les descriptions de l'empire de Satan deviennent de plus en plus minutieuses.

Dans 1' « Enfer de saint Patrice » du Révérend Père Henriquez, nous trouvons notamment une Jiste très complète des châtiments réservés aux damnés. Il nous fait même connaître leur menu, qui n'est ni varié, ni appétissant, car il consiste « en chair de crapauds, de vipères, mélangés d'ex- créments de bêtes immondes » ; leur breuvage « c'est l'urine et le fiel des mêmes animaux... » ; pour se reposer, ils ont le choix entre « des lits rou- gis ou des grils en fer ardens » ; et, lorsque dans sa clémence, Dieu songe à les rafraîchir, » il leur en- voie une pluie de plomb fondu, accompagnée de soufre et d'huile bouillante ».

Une description pour ainsi dire ignorée du pur- gatoire et de l'enfer, due à la collaboration de deux moines pieux : Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, et Denys le Chartreux, mérite d'être rappelée. On remarquera que, si les peines du purgatoire y

4*

66 PÉCHÉS PRIMITIFS

ont été peut-être un peu trop corsées, c'est parce que les tourments subis en cet endroit peuvent être rachetés par des prières, des indulgences et des messes, dont le juste prix est toujours si bien venu pour augmenter le casuel des couvents et des cures.

Comme dans les romans les plus modernes, notre moine parle à la première personne. Lais- sons-lui la parole i

» J'avais saint Nicolas pour conducteur, il me fit parcourir un espace immense, horrible, peuplé de défunts que Ton tourmentait de mille manières affreuses. On me dit que ces gens-là n'étaient pas damnés, que leur supplice finirait avec le temps et que je voyais le purgatoire. Je ne m'attendais pas à le trouver si rude ; tous pleuraient à chaudes larmes et poussaient de grands gémissements.

» Les uns brûlaient dans un feu violent ; les autres baignaient dans des chaudières de soufre, de poix, de plomb et d'autres métaux qui bouil- lonnaient vigoureusement et ne puaient pas moins. Les démons faisaient frire ceux-ci dans une poêle, tandis que des serpents venimeux mor- daient ceux-là de leurs longues dents acérées... » Ici. le bon moine juge utile de faire une réflexion de nature à donner aux fidèles du courage à la poche :

» Depuis que j'ai vu toutes ces choses, je sais

LE DÉMON ET l'eNFER 67

bien que si j'avais quelque parent (ou ami) dans le purgatoire, je vendrais jusqu'à ma chemise et souffrirais mille morts pour les en tirer... » (En fai- sant naturellement dire beaucoup de messes).

« ... En pénétrant plus avant, nous arrivâmes eu enfer. C'était un champ aride, couvert d'épaisses ténèbres, coupé de ruisseaux de soufre bouillant ; on ne pouvait faire un pas sans marcher sur des insectes hideux, gros, difformes, jetant du feu par les narines. Les démons, avec des crochets de fer, happaient, les âmes et les jetaient dans des chau- dières où elles fondaient avec les matières liquides; après cela, on leur rendait leur forme pour de nou- velles tortures.

» Ces châtiments se faisaient en bon ordre, avec une variété et une vitesse surprenante. Chacun était tourmenté selon ses crimes et les membres coupables pâtissaient (naturellement) le plus. » Ici il nous est impossible de suivre le véridique religieux dans les détails qu'il donne lorsqu'il s'agit de punir les péehés qui causèrent la destruc- tion de Sodome et de Gomorrhe !!!

» Plus loin, dans les bains brûlants et dans les fournaises ardentes, je remarquai des prieurs de moines (il les connaissait) qui expiaient leur into- lérance, leur hypocrisie et le peu de soin qu'ils prenaient de leur troupeau... » Remarquons que la gourmandise des moines nous semble bien

<68 PÉCHÉS PRIMITIFS

cruellement punie, lorsqu'on voit ces malheureux: « avaler des charbons ardents pour... dès prunes, mangées avec un sentiment de volupté dam- na ble ».

« Je vis aussi, ajoute le chartreux, des évêques punis pour leur vie déréglée et pour avoir aban- donné leur diocèse à leurs vicaires. Je remarquai plusieurs prêtres impudiques ; il y en avait peu dans le purgatoire, mais beaucoup en enfer ; je n'en fus pas surpris, vu le grand nombre de forni- cations et de crimes de toutes sortes qu'ils com- mettent. J'y vis encore des religieux ; les uns ex- piaient de grands crimes ; d'autres étaient punis parce qu'ils avaient perdu un temps précieux au bain, à des soins de propreté ridicules et à se rogner les ongles. Les abbés et les abbesses qui avaient eu des amours sensuelles n'étaient pas épargnés... Je remarquai en ces lieux de souffrance un roi puissant,... et, à ma grande surprise, entre le6 griffes de démons, un saint évêque dont les re- liques faisaient des miracles...

» Enfin je revins dans ma cellule et, tremblant, je me mis au lit. »

Les peintures que nous font les prédicateurs français des tourments de l'enfer sont plus ter- ribles encore, mais la plupart s'expriment en un style tel qu'il est difficile de les reproduire même dans des ouvrages spéciaux.

LE DEMON ET L ENFER

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Parmi ces Révérends mal embouchés, presque tous cordeliers, qui prêchèrent en Flandre, il faut citer Michel Menot, surnommé à tort langue d'or, Olivier Maillard et de Barlette, qui obtin- rent le plus grand succès grâce à leurs sermons corsés dans le style adopté plus tard par le Père Du Chêne.

!Fig. 19. Le Bytiro. Bète de forme diabolique que l'on croyait existante au Moyen âge. Bestiaire de Gand, Ms. du xve siècle.

Il est vrai que de leur temps, c'est-à-dire au XVe siècle, la foi aveugle de jadis avait bien baissé. Les traditions du Moyen âge cédaient peu à peu la place au scepticisme et à la libre-pensée des temps modernes et ces « arlequins en soutane ou •en frac », comme les appelait Voltaire, « ces pieux bateleurs ou charlatans sacrés, bons tout au plus à

70 PÉCHÉS PRIMITIFS

débiter des farces spirituelles, faisant concurrence aux bouffons de la place publique en amusant le peuple sur les tréteaux », savaient ce qu'ils fai- saient, car c'était la seule voie capable de frapper encore ceux dont la foi endormie était loin d'être morte (1).

Le côté burlesque de leurs sermons affectait la forme et ne constituait, surtout dans la pensée des étranges orateurs, qu'une concession inévi- table pour se faire écouter par la foule.

Dans leurs exemples, comme dans leurs ser- mons, ils n'insistent guère sur le bonheur des élus. « Les aspirations célestes ne suffisent plus à ces bourgeois raisonneurs et goguenards, il leur fallait la terreur (2) »; aussi est-ce aux expiations de l'enfer qu'ils demanderont leurs terribles argu- ments ; c'est le- séjour des maudits qu'ils invo- queront « pour y montrer le mauvais riche se tor- dant au milieu des flammes dévorantes et sollici- tant du juste Lazarre, heureux dans le sein d'Abraham, rien qu'une goutte d'eau pour ra- fraîchir le bout de sa langue ». C'est de l'enfer que

(1) L'abbé Alexandre Samouillan, Olivier Maillard, sa prédication et son temps (Thèse présentée à la Faculté des Lettres de Bordeaux), p. 129, Paris, E. Thorin, 1891.

(2) Ch. Labitte, Les Prédicateurs de la Ligue, Etudes littéraires (Revue de Paris, 1839 et 1840), Introduction et t. I. Menot, p. 289).

LE DÉMON ET l'eNFER 71

Maillard fera partir ce cri formidable du docteur Raymond, célèbre autrefois par sa science et ses talents.

« Je suis condamné par le juste jugement de Dieu ! »

Et cette voix « qui foudroie toutes les gran- deurs » viendra frapper de stupeur la nombreuse

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Fig. 20. ^L'homme aux prises avec le péché, figuré par des bêtes (Bestiaire de Strasbourg xve siècle).

assistance réunie autour des restes de l'illustre savant pour lui rendre les derniers honneurs (1).

C'est l'enfer que Maillard vient ouvrir pour confondre les hommes de loi, pour effrayer les femmes mondaines, les nobles, et les ecclésias- tiques de tous rangs. Il appelle en témoignage des damnés illustres qui parlent par sa bouche.

Il voue à l'enfer tous ceux qui ont péché.

(1) Abbé Alex. Samolillan, op. cit., p. 130.

72 PÉCHÉS PRIMITIFS

«A tous les diables, s'écrie-t-il, ces usuriers- qui croient avoir effacé les mille millions de pé- chés qui les souillent, parce qu'ils auront mis six blancs dans le tronc !

«A tous les diables, ces prédicateurs por- teurs de bulles et d'indulgences apocryphes, qui exploitent la crédulité des fidèles !

« A tous les diables ces évêques simoniaques qui poussent l'audace jusqu'à dire que : s'ils sa- vaient que leur père n'eût pas gagné ou payé des indulgences, jamais ils ne prieraient pour lui !

« A tous les diables, car tous sont des vo- leurs ! Sunt omnes jures... »

L'image « des trente mille diables » qui revient si souvent dans ses sermons est une preuve que son indignation est portée à son comble. Il repré- sente le démon et l'enfer d'une laideur telle que rien ici-bas ne peut en donner une idée. « Deman- dez plutôt à ce jeune Frère prêcheur, dit-il, qui voyant un jour Satan sous une forme corporelle, en conçut une telle frayeur qu'il poussa un grand cri et tomba mort (1) ».

Lui-môme l'avait vu. Mais il lui était impossible de le décrire. « Mais je n'hésiterais pas un moment à me précipiter dans une fournaise au milieu d'une fumée ardente, dit-il, plutôt que de revoir ne fût-

(1) Abbé Alex. S.vmouillan, op. cit., p. 131.

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ce que d'un coup d'œil les horreurs que je viens d'entrevoir. »

La légende de Hugues de Magdebourg, si popu- laire au Moyen âge, résume sous une forme sai- sissante, l'idée qu'on se faisait de la réception d'une âme en enfer.

Nous y trouvons maints détails qui mettent en évidence la férocité froidement haineuse et per- fide qu'on attribuait alors à Satan (1).

« Quand les satellites de Lucifer, traînant à l'aide d'une chaîne la malheureuse âme de Hugues en criant : Place ! Place ! Voilà notre prince ! furent arrivés au pied du trône de Satan, celui-ci se leva, et saluant amicalement le nouveau venu, il lui dit :

« Soyez le bienvenu ! Nous sommes dispo- sés, moi et les miens, à faire tout pour vous être agréable ! »

Malgré l'aménité des paroles, Hugues trembla, lorsque Satan se tournant vers les siens s'écria :

« Cette chère âme doit être bien fatiguée après une si longue route ; elle a peut-être besoin de prendre quelque nourriture ? Qu'on lui donne à manger ! »

Hugues répondit qu'il n'avait pas faim.

L'autre insiste, et, sur un signe de leur roi, les

(1) Cu. Labitte, op. cit., p. 162.

74 PÉCHÉS PRIMITIFS

démons le saisirent avec force, lui ouvrirent la bouche et versèrent à longs flots du soufre brû- lant dans son gosier.

« Qu'on lui donne maintenant le bain des princes », reprit Lucifer.

Non loin de se trouvait un puits avec un cou- vercle. Dès qu'on l'enleva,des flammes dévorantes s'élevèrent vers le ciel, capables de consumer les arbres, les montagnes et les rochers. L'âme infor- tunée de Hugues fut précipitée dans ce puits. Et lorsqu'on l'en retira comme un fer incandescent pour la présenter à Satan, celui-ci lui demanda en souriant :

« N'avez-vous pas trouvé votre bain suave et digne d'un prince ? »

Alors la fureur et le désespoir de Hugues ne connurent plus de bornes, se voyant damné pour toujours, il se mit à proférer d'horribles blas- phèmes.

« Malédiction ! hurla-t-il, malédiction sur toi, ô Satan, sur ta famille, et sur tes suggestions qui m'ont perdu ! Malédiction sur Dieu qui m'a créé ! Malédiction sur la terre qui m'a porté ! Malédiction sur les parents qui m'ont donné le jour ! Malédiction sur toutes les créatures du ciel et de la terre ! »

A ces imprécations du damné, qui surpassent tout ce que la tragédie antique a de plus fort, les

LE DEMON ET L ENFER

démons bondissent de joie, ils battent des mains en signe de triomphe :

« En voilà un, s'écrient-ils, qui est digne de vivre avec nous, car il connaît parfaitement notre antienne et sait chanter notre office ! Qu'on le conduise à la première école de l'enfer afin qu'il voie, qu'il entende, qu'il apprenne et qu'il re- çoive sa dernière formation ! Qu'il y demeure et qu'il n'en sorte plus dans les siècles des siècles ! »

A ces mots tous se précipitent sur cette créature maudite et coururent la plonger dans l'abîme. »

Comme le dit M. Samouillan, ce sourire énig- matique et cruel qui accompagne les plus épou- vantables tortures, ce langage mielleux et railleur, cette exquise urbanité de manières ve- nant agjraver par l'ironie du contraste l'horreur des tourments et le profond abîme d'humiliation dans lequel est tombé l'infortuné prince, tous ces traits ne complètent-ils pas admirablement la physionomie sinistre et grimaçante de ce précur- seur de Méphistophclès ? Ne sont-ils pas en même temps une évocation de ce siècle rude et violent, à la barbarie froide et raffinée, à la plai- santerie lugubre , qui a vu les tortures de l'inqui- sition, les exécutions de Louis XI et les crimes des ducs de Bourgogne?

Le brave père Arnoux, chanoine de Riez, donne de l'enfer une idée moins tragique :

76 PÉCHÉS PRIMITIFS

» Les filles vaines, les femmes hautaines, les vefves mignardes, les damoiselles pompeuses et les dames superbes, pour punition de l'ornement débordé qu'elles font à leurs cheveux et desguise- ments de leurs sourcilleuses peruques, elles auront la teste pelée, car (en enfer) on ne verra plus ces belles peruques, ces cheveux blonds en forme de casamats sur la teste esparpillez et ondoyans sur ces fronts emperlez...

« Et pour punition du desbordement de vos su- perbes habits, en enfer, vous serez toutes nues à vostre grande honte et confusion, de quoy les diables feront de très grandes risées, vous repro- chant haut et clair devant tous vos lubricitez, crimes et paillardises, et tout ce que vous aurez fait de plus voluptueux et de plus deshonneste..-

» Ha femmes ! ha filles ! ha demoiselles ! ha mesdames ! que ne pensez-vous à cela ? Hélas vous êtes si vergogneuses et craignez tant la honte que pour rien au monde vous ne voudriez per- mettre qu'un homme vous vist nues une seule fois,, et fut -il celuy que vous estimez le plus ; et cepen- dant vous n'avisez pas que pour punition de vos- vanitez et débordemens, mille et autre fois mille fois, on vous traînera nues par tout l'enfer, non devant un homme, mais devant cent mille qui, à gorge déployée, se mocqueront et riront de vous, voyant vos hontes et vos vergongnes. De quelle

LE DEMON ET L ENFER

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confusion serez-vous saisies quand vous vous ver-

Fig. 21. L'enfer du théâtre de Valenciennes. Fragment de la Passion jouée en 1547 (Bibl. nat. de Paris).

rez ainsi traînées nuës; monstrant à découvert tout ce que vous aurez de plus honteux et menées

PECHES PRIMITIFS

en tel équipage, mille fois le jour, avec la fanfare des trompettes que les diables sonneront avec grandes risées et mocqueries, en criant :

» Voyez, voyez ! voicy la paillarde ! voici la putain ! Voici telle dame, de tel lieu !

» La nommant par son propre nom et surnom, la quelle tant et tant de fois a forniqué, disant le nombre avec un tel et tant avec un tel, et plusieurs fois avec un autre, voici la putain ! venez la voir !

» Et alors, cent mille et autres cent mille, qui très bien te cognoistront, tes parents, ton père, ta mère, ton mary et tous tes voisins,... tous, accou- reront pour te voir, pour se rire et se moquer de toy, disant l'un à l'autre : la voilà la putain ! la voilà !... Qu'elle soit tourmentée. Sus, sus les diables, sus les démons, sus ! sus les furies infer- nales, jetez-vous sur elle, et qu'on luy rende au- tant de tourmens et de supplices qu'elle a eu de plaisirs en sa vie !

» Femmes, ce n'est pas moy, mais c'est Sainct Jean l'Evangéliste, qui dit, en son Apoca- lypse, cela estre très véritable ! »

Ces prédicateurs du xve siècle, comme ils con- naissent déjà toutes les gradations du Péché, toutes les embûches que le démon vient tendre aux humains !

« Voici, dit le père Maillard, cinq femmes, aux- quelles une entremetteuse est chargée d'offrir une

LE DEMON ET L ENFER

79

bague de la part d'un débauché. Elle se présente chez la première, celle-ci refuse de lui parler : voilà une femme franchement honnête ! La deu- xième lui répond : « Rapportez à votre maître qu'il s'est trompé d'adresse et que je ne suis pas de ces femmes qui ont foulé aux pieds toute pu- deur. » Cette femme est honnête également, mais moins que la première, car elle a consenti à ré- pondre. La troisième fait entrer la proxénète, considère la bague et la trouve fort belle.

« Assurément, dit-elle, ce bijou est su- perbe !

« Il est à vous si vous le voulez.

« Non, je ne le veux pas ; mon mari le sau- rait. » Elle refuse comme les deux autres, mais c'est une mauvaise femme. Elle a consenti, elle est déjà adultère au fond de son cœur.

La progression devient plus sensible encore.

La quatrième refuse en disant que son mari est très méchant : « Qu'il lui couperait le nez pour lui enlever le moyen de recommencer ses coquette- ries. » Ici la peur seule est le motif de la résistance. Le crime a été consenti. « Cette femme ne vaut rien du tout. »

La dernière, c'est une parisienne à qui le moine réserve l'honneur de franchir le dernier de- gré de la perversité, prend hardiment la bague et répond :

80 PÉCHÉS PRIMITIFS

« Mon mari sort le mercredi ; dites à votre maître que j'irai le voir ce jour-là. »

Ah ! cette femme-là, affirme Maillard, c'est une franche coquine. Elle est mûre pour l'enfer.

Puis il étudie le péché de luxure sur une âme neuve, sur une vierge qui vient de succomber à la tentation du démon : « La première fois, dit-elle, à vous parler franchement, mon père, j'étais tou- jours en pleurs, j'éprouvais une grande douleur dans l'âme; la deuxième fois, je sentis encore un remords, mais non aussi vif que le premier, le péché m'était devenu supportable ; la troisième fois, il pesait légèrement sur ma conscience ; la quatrième, toute trace de remords avait disparu, la cinquième, j'y trouvais du plaisir ; la sixième, je désirais le péché et j'étais triste quand je ne pouvais le commettre ; la septième fois, j'en étais arrivée à un tel degré d'endurcissement que je me disais à moi-même :

« Non, il n'est pas possible que ceux qui agissent ainsi se damnent, comme l'affirment les prédicateurs ! (1) »

« Encore une âme gagnée par le démon, dit Maillard, encore une damnée pour garnir la mar- mite du séjour infernal ! »

Nous avons vu que dans les représentations re-

(1) Abbé A. Samouillan, op. cit., p. 107.

LE DÉMON ET LENFER 81

ligieuses exécutées en pays flamand, toujours la mise en scène de l'enfer était particulièrement soignée et que le réalisme y était poussé très loin.

L'invention delà poudre à canon devait appor- ter bientôt un élément nouveau de terreur dans ces figurations de l'empire de Satan. Et cet ana- chronisme,qui ne choquait personne, devint, avec le temps, de plus en plus populaire. Les pièces d'artillerie font rage dans la plupart des scènes infernales.

On fait grand tonnerre et on tire canon, dans le Mystère de Saint-Vincent, datant de 1476. Une imposante artillerie tonne aussi pour la défense de Béthulie dans le Mystère du Vieil Testament, joué à Rouen en 1474. « Adonc, crient tous les dyables ensemble et les tambours et autres tonnerres faits par engins et gectent les couleuvrines... » Voilà, dit M. Cohen, un tumulte qui devait réjouir les oreilles peu délicates. Cet emploi du canon est très ancien et il ne mit guère de temps à passer du champ de bataille à la scène (1).

On l'employait déjà avant 1380, dans le « Mys- tère de la Passion », qui se jouait annuellement à Paris ; en 1384, on le retrouve employé à Aunay-

(1) Gustave Cohen, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français au Moyen âge, p. 160-161, Paris, Champion, 1906.

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PECHES PRIMITIFS

les-Bondy, près Paris, et non pour la première fois sans doute ; mais les machinistes étaient plus inex- périmentés encore que les artilleurs, car cela ne se passa pas sans qu'il y eût mort d'hommes ; la pre- mière fois, l'aide-machiniste succomba aux brû- lures causées par une décharge inattendue, et la seconde fois, la bourre alla frapper dans l'œil un spectateur trop curieux (1). Parfois on remplaçait le bruit des canons par un tonneau rempli de pierres, ou de boules de bois, rapidement re- muées (2).

Milton au xvne siècle n'évitera pas le même tra- vers. Il fera intervenir la poudre à canon, dans la bataille des bons et des mauvais anges. On peut s'en convaincre en lisant son chant VIe qu'il con- sacre tout enlier à cette lutte.

Dans l'épopée anglaise, le combat dure trois jours. Au bout de la première journée, les bons anges ont l'avantage ; les chefs ennemis sont bles- sés, leur armée mise en déroute. Mais, pendant la nuit, Satan découvre fort à propos des gise- ments de poudre ; il invente des canons et des couleuvrines, qui, le lendemain, mettent le dé- sordre dans les rangs des milices sacrées con-

(1) A. Thomas, Le théâtre à Paris au XVIe siècle, dans la Romania, t. XXI, 1893. '

(2) G. Cohen, op. cit., p. 160-161.

LE DÉMON ET LEXFER 83

duites par saint Michel. Un moment déconcertés par cette artillerie satanique, les bons anges se ressaisissent et jettent sur les bouches à feu des quartiers de montagnes qui les écrasent. Mais Satan n'en demeure pas moins le maître du champ de bataille, et il faut que le Verbe lui- même intervienne pour mettre fin au combat en foudroyant ses ennemis.

Comme le fait remarquer M. C. Looten, la nar- ration du même combat faite par Vondel, à une époque antérieure, est plus concise et de meilleur goût. On n'y fait intervenir ni canons, ni mi- traille (1).

Les rhétoriciens flamands prirent bien souvent^ et cela jusqu'à des époques tardives, l'enfer comme sujet de leurs poésies de concours. Il figure encore dans les œuvres poétiques d'Antoine de Roovere (Anvers, 1562). Une pièce de vers figurant dans ses R.thoricale werken, porte le titre à'Een goet vermaen (Un bon avertissement). Nous y voyons apparaître sur le théâtre les quatre fins de l'homme : la Mort, le Jugement dernier, Y Enfer, et la Vie éternelle.

Suivant les traditions anciennes, notre 1 héto- ricien dépeint encore l'empire de Satan comme un lieu plein de cris de pleurs et de grincements

(1) C. Looten, op. cit., p. 212.

84 PÉCHÉS PRIMITIFS

de dents. Les damnés nus y souffrent les plus épouvantables supplices. Les plus grands froids alternent avec des chaleurs affreuses. Les odeurs infectes que répandent les démons constituent ici encore une aggravation notable aux tourments des damnés, démembrés et torturés de toutes les façons.

Barnen, brader», tormentelyek schenden Nu coude, dan hitte ; stanck boven stanck !

(Supplicier, rôtir, écarteler, tantôt du froid, ta-ntôt de la chaleur, l'une puanteur surpassant l'autre...)

Tandis que les cris et les hurlements des damnés servent de musique et d'accompagnement à la danse infernale des démons :

Cryschen, huylen, caermen is den sanck Des duvels dans...

A l'époque de Pierre Breughel le Vieux, la han- tise du démon s'affirme de plus en plus. L'imagi- nation des artistes de son école s'évertue à lui donner les formes les plus étranges et les plus hi- deuses. Tantôt il se présente sous l'apparence d'un homme monstrueux, pourvu d'ailes et d'une queue, tantôt il est constitué par un amalgame de fragments de bêtes les plus disparates. Sa tête

LE DEMON ET L ENFER

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est celle d'un carnassier, ses pattes et ses ailes celles d'un insecte... ses bras sont les pinces d'un crustacé. Des légions de démons de toutes formes circulent partout.

Et l'auteur du Mystère de la passion, peut j: 'écrier :

Je vois tous les diables en l'air, Plus épais que troupeau de mouches, Qui vont faire leurs escarmouches Avec un tas de sorcières, Et ont plein leurs gibecières De gros tisons et de charbons Pour faire rôtir les jambons A des tas de larrons pendus...

Comme on a pu le constater, l'idée que se firent de l'enfer les poètes flamands ressemble étrange- ment à celle que s'en faisaient les sculpteurs pri- mitifs français aux époques romane et gothique.

Les chaudières de l'enfer, les supplices diabo- liques les plus affreux figurent déjà sur le tympan de la cathédrale romane d'Autun, comme parmi les sculptures gothiques de Notre-Dame de Paris. Une marmite, pleine de damnés hurlants et grima- çants, chauffe dans la gueule d'une bête mons- trueuse, sur le tympan du porche de Saint-Etienne à Bourges ; des rois, des prélats et des moines en- chaînés sont précipités dans une des chaudières

86 PÉCHÉS PRIMITIFS

de l'enfer à la cathédrale de Reims. Les serpents diaboliques, « de helsche slangen », dévorent les parties sexuelles des luxurieux, dans les églises de Moissac (Saint-Pierre) et de Charlieu.

Les démons, qui perdent les humains en se pré- sentant à eux entourés de créatures séduisantes ou lubriques, se montraient souvent aux frontons des cathédrales en un cortège menaçant et mons- trueux destiné à les affoler. Leur rôle devient encore plus actif après la mort de l'homme, lors- qu'ils assistent à ce jugement solennel : à la «pèse des âmes ». Car on sait que l'âme du juste et de l'injuste devait être pesée par un ange dans des balances, où, sur un plateau étroit sont placés, d'un côté, les vices, de l'autre, les vertus, en sym- boles matériels et visibles. La pèse des âmes de- vient bientôt un tournoi, dans lequel se combat- tent l'ange, l'avocat du défunt, et le diable, son accusateur perfide. Et trop souvent, hélas ! le malin l'emporte.

L'accusateur a d'ailleurs beau jeu, car ces âmes à juger sont « pétries de boue et d'immondice » ; aussi le voit-on bientôt traîner avec joie en enfer papes, empereur et rois, liés à la même chaîne, dont lui, le démon, se constitue, en riant, 1-e garde- chiourme...

De semblables scènes furent surtout représen- tées sur les monuments religieux, avant l'inven-

LE DEMON ET L ENFER

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tion de la Danse des morts, règne le même esprit niveleur, de justice impitoyable.

Comme le dit Champ fleury, e'est dans la pi se des âmes que le diable justifie le mieux son titre de « malin ». Car à sa terrible puissance, il joint ici la tromperie et l'astuce.

Qu'une âme immaculée soit placée dans la ba- lance, il n'hésite pas à faire des efforts pour in- fluencer le plateau qu'il attire de son côté. Sur un chapiteau roman de l'église de Chauvigny, un suppôt du démon appoite un lézard, symbole du mal, afin d'en charger la balance, qui contient les péchés du mort. Et le même sujet, nous le retrou- vons à Conques, au Mans et à Bourges. Satan en personne s'accroche au fléau de la balance, aidé par les larves de l'enfer, sur l'impressionnant bas- relief du fronton de la cathédrale d'Autun. Dans une sculpture de l'église de Monastier (Velay), le diable, sous la forme d'une truie, emporte une femme luxurieuse et nue, tandis qu'il retourne la tête pour suivre plein de méfiance les actions de l'ange qu'il suspecte de vouloir le tromper pendant qu'il pèse deux autres âmes. Plus sour- nois, à la Sainte-Chapelle, à Paris, on l'aperçoit qui se cache sous le plateau de la balance qu'il tire subrepticement à lui, à l'aide de son cro- chet...

Mais en avançant dans le Moyen âge, le démon,

88 PÉCHÉS PRIMITIFS

jadis effrayant et terrible commence à s'humani- ser de plus en plus.

Comme le constate Viollet-le-Duc, dès le xme siècle, « l'esprit gaulois commence à percer. » Le diable prend un caractère moins effroyable. « Il est souvent ridicule, son caractère est plus dé- pravé que terrible ; sa physionomie plus ironique <jue sauvage, ou cruelle, parfois il triche, souvent il est dupé. Vers la fin du Moyen âge, le diable a vieilli ; il ne fait plus ses affaires... » Il a vieilli, oui, mais il ne peut mourir, car son fils le Péché ré- gnera toujours sur les pauvres humains.

II

PÉCHÉS PRIMITIFS

Le péché, c'est le cas de le dire, est vieux comme le monde. Il apparaît avec l'homme sur la terre, et c'est vainement qu'il fut combattu par toutes les religions.

Suivre l'évolution du péché à travers les âges, ce serait faire l'histoire de l'humanité tout en- tière. Le sujet est évidemment trop vaste pour cette simple étude. Aussi nous contenterons- nous de jeter un simple coup d'oeil sur les mœurs primitives des anciens habitants de la Belgique et du nord de la France, et cela depuis les dé- buts de l'histoire jusqu'au xvie siècle.

Les auteurs anciens ont fait le plus sombre ta- bleau de la férocité et de la sauvagerie des races primitives que les Romains eurent à combattre lorsqu'ils firent la conquête de cette partie de la

90 PÉCHÉS PRIMITIFS

Gaule. On connaît leurs péchés favoris, leurs ex- cès de nourriture, leur penchant pour l'ivrognerie et la paillardise, les rixes sanglantes qui suivaient leurs orgies, ainsi que leurs cruels sacrifices hu- mains.

La civilisation latine eut peu de prise sur eux. Elle ne fit guère sentir ses effets que le long et dans le voisinage immédiat de la chaussée romaine qui, partant de Soissons et de Reims, au sud, de Boulogne au nord, atteignait l'Escaut à Cambrai, puis traversait la forêt Charbonnière, côtoyait la Meuse et la Sambre pour passer par Tongres, et enfin, après avoir franchi la Meuse à Maestricht, se dirigeait vers Cologne. On l'avait surnommée la rue des Prêtres, parce que c'est par que vinrent les premiers missionnaires, qui essayèrent vaine- ment de convertir les habitants de ces parages à la religion du Christ. Ajoutons qu'à côté de ces vertueux apôtres circulaient, plus nombreux, sur la même route, des pèlerins moins moroses': les légionnaires et les fonctionnaires, accompagnés, ou suivis, de leurs courtisanes et de leurs parasites, philosophes sans préjugés, payant en saillies d'es- prit les miettes du festin qu'on leur abandonnait. Des bandes pittoresques de mimes et d'histrions, amuseurs patentés des deux sexes, qui figuraient même dans les cortèges des triomphateurs ro- mains, voyageaient avec eux sur la même route.

PECHES PRIMITIFS

91

Ces jongleurs, ces faiseurs de tours, ces montreurs de bêtes dressées, ces musiciens et baladins de tous pays, impressionnèrent vivement, par leurs dislocations et leurs fantasmagories, les popula-

Fig. 22. Les Péchés. La gourmandise d'un parasite qui s'étrangle en mangeant et un histrion musicien. Terres cuites gauloises. Musée de Saint-Geimain.

tions incultes de ces contrées et laissèrent des traces nombreuses dans leur art primitif.

Inutile de faire remarquer que la fréquentation de ces nomades déclassés n'était pas faite pour propager la vertu, et qu'elle eut pour résultat

92 PÉCHÉS PRIMITIFS

d'ajouter aux crimes et aux excès autochtones les péchés plus raffinés, mais non moins répré- hensibles, de la Rome de la décadence.

Saint Piat commença, dans le nord de la France et dans la Belgique actuelle, cette série d'apostolats qui devaient se succéder pendant longtemps, tan is que les cruelles populations indigènes se chargeaient chaque fois de fournir à •ces hardis missionnaires la couronne du martyre.

Tongres, cependant, possédait déjà un évêque au ive siècle. Tournai suivit son exemple en 482. Chose étrange, jusqu'au règne de Philippe II, il n'y eut dans toute la Belgique que deux évêchés : •celui de Liège, qui succéda à celui de Tongres, et celui de Tournai.

Dans une lettre de saint Paulin, datant de 339, •on constate non seulement que les peuples de la Flandre étaient idolâtres, mais qu'ils conser- vaient encore à cette époque les mœurs et le culte barbare des anciens Germains. L'auteur de la vie de saint Folcuin nous dépeint ces mêmes habi- tants sous des couleurs plus sombres encore. Un distique du temps les qualifie de gens fera ou de « gent féroce ». Les écrivains pieux du temps sont unanimes à constater que c'était un peuple in- domptable, barbare et farouche, aucunement sus- ceptible de recevoir l'impression de la religion chrétienne. Les saints martyrs Amand et Lié vin,

PECHES PRIMITIFS

93

qui périrent dans les plus affreux supplices au vne siècle, parlant de tout l'espace compris entre la Meuse et le Rhin, la Dendre et l'Escaut, as- surent qu'il était habité par des barbares, qui, ja- dis réfractaires aux dieux de Rome, repoussaient encore avec la même énergie le culte chrétien.

Les Celtes autochtones faisaient des sacrifices humains. Ces sacrifices avaient lieu soit au début d'une campagne, soit pour arrêter une contagion ou quelque autre calamité, pour implorer la pro- tection des dieux ou apaiser leur courroux. On sacrifiait de préférence des voleurs et des brigands. On immolait aussi les prisonniers de guerre, qui étaient brûlés avec les animaux pris dans le com- bat. A défaut de ces victimes étrangères, on choi- sissait parmi les Celtes mêmes, et c'était au sort de les désigner.

Les Germains sacrifiaient, comme les Celtes et les Gaulois, des victimes humaines. C'étaient, comme chez ces derniers, ou bien des criminels ou bien des personnes désignées par le sort. Le plus honoré de leurs dieux, d'après Tacite, était Odin, que l'annaliste assimile à Mercure et au- quel, dit-il, à certains jours, ils se permettaient d'immoler même des hommes ; Mars, Hercule se laissaient calmer par le sang des animaux.

Quoique Tibère, selon Pline, et Claude, selon Suétone, eussent aboli les sacrifices humains dans

PECHES PRIMITIFS

les Gaules, la Belgique, étant plus indépendante, conserva cette affreuse coutume jusqu'au ive siècle. Les Saxons établis dans la Flandre se montraient encore plus cruels pour les victimes qu'ils immolaient, et les" Frisons conservèrent même cet usage jusqu'après le vne siècle.

Les Germano-Belges, comme les Celto-Belges, avaient des prêtres, mais leur pouvoir était moins grand. Ils présidaient aux assemblées nationales, sacrifiaient aux dieux et remplissaient également les fonctions de bourreau. « Il n'est permis, dit Ta- cite, qu'aux prêtres de réprimander, d'empri- sonner et de châtier, car c'est en exécution des volontés des dieux. »

Les peuples germaniques, comme les Celtes, étaient superstitieux et consultaient le sort. Ces pratiques ancestrales furent toujours considérées comme de très grands péchés par les ministres de la religion chrétienne.

L'Indiculus superstitionum et paganinarum, sommaire des superstitions et des pratiques païennes condamnées par le concile de Leptines ou Lestines (aujourd'hui Estinnes près de Binche), tenu en 743, nous montre combien étaient encore

PÉCHÉS PRIMITIFS 95

vivaces, au vnie siècle, les traditions populaires primitives, dont le souvenir et la pratique avaient résisté aux édits sévères de Théodose et aux or- donnances des rois francs (1).

Fig. 23. Petit dieu lubrique belgo-romain, trouvé à Tongres (Bronze).

Ce document péremptoire nous prouve que les Flamands et les Wallons, même ceux convertis

(1) Ce document précieux .nous a servi souvent de base pour rechercher les origines folkloriques d'usages et de mœurs encore usités dans le Nord de la France et la Bel- gique actuelle. Voir à ce sujet : Mayer, Abhandlung ùber die von dem Leptineneisdien Konzilium auf gezœhlten ùber- glaubischen und heidischen Gebrseuche der alten Tetschen (1828).

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PECHES PRIMITIFS

à la religion nouvelle (1), continuèrent à pratiquer les anciennes coutumes idolâtres, malgré les ob- jurgations des prêtres catholiques, qui, indulgents pour les péchés même capitaux, s'indignaient surtout de la persistance des habitudes peu ortho- doxes qui accompagnaient des cérémonies reli- gieuses, telles que les baptêmes, les mariages ou les funérailles.

Les deux premiers chapitres de 1' « Indiculus »• nous apprennent que Ton incinérait encore les cadavres, ou bien que, si on les enterrait, on avait soin de placer dans les sépulcres de la nourriture et de la boisson, pratiques que le Concile qualifie du plus grand des sacrilèges : « Maxima sacri- legia. »

Le chapitre v parle des « sacrilegia per eccle- sias », qui nous montrent l'origine des fêtes peu morales de l'Ane, des Innocents et des Fous, ou bien du couronnement de la Reine des concubines des prêtres, toutes cérémonies réprél.ensilles pro- venant du paganisme et que la Religion fut forcée de tolérer jusque dans ses églises.

Les anciens chroniqueurs, tant flamands que wallons, décrivent avec un grand luxe de détails

(1) Il y a lieu de faire observer ici que la plupart des con- versions étaient imposées. On sait que Dagobert fit conduire de force les Flamands au baptême, qui leur fut administre par saint Amand.

PÉCHÉS PRIMITIFS 97

les nombreux péchés qui se commettaient à l'oc- casion de certaines fêtes religieuses traditionnelles,. Le transfert annuel des reliques de saint Liévin à Hauthem fut pendant longtemps le prétexte de- scandales inouïs, dont nous avons donné maints détails typiques dans des études antérieures (1)^

« C'estoit, dit un de ces écrivains, ung pèleri- nage ou voyaige plus de malédiction que de dé- votion et où, chascun an, dix mille péchiez mor- tels s'y faisoient et commettoient tant par yvro- greries, débatz, paillardise, blasphèmes, jure- ments exécrables et aultres grands et énormes péchiés et meschantés, car la plus grande partie y alloient pluz par passe-temps, follies et jon- nesse, et pour y mal faire, tant hommes que femmes, que par dévotion de piété. »

Ces ignobles débauches dont nous reparlerons plus longuement plus loin, ne furent abolies qu'avec grand'peine au xvie siècle, grâce aux édits de Charles-Quint.

Encore de nos jours, une fois l'an, les placides métayers des Polders, se soumettant aux exi- gences d'une hérédité orageuse, libres de tous liens, s'abandonnent aux transports de leurs ins- tincts prolifiques. Et durant trois jours, ce sont

(1) Le Genre satirique, fantastique et licencieux dans la sculpture flamande, Paris, Schemit, 1910.

G

98 PÉCHÉS PRIMITIFS

des tempêtes de rut, véritables dionysiaques, dont les moissons demeurent bouleversées (i).

Un autre concile dit : « Illud etiam non admit- tendum quod quœdam mulieres sceleratœ rétro post Satanam conversœ, demonum illusionibus et phantasmatibus seductae, credunt se et profi- tentur nocturnis horis cum Diana paganorum dea et innumera multitudine mulierum equitare super quasdam bestias, et multa terrarum spatia intempestivae silentio pertransire ejusque jussio- nibus velut dominée obedire et certis noctibus ad ejus servitutem evocari », montrant ainsi l'origine et l'antiquité des danses erotiques et diaboliques du sabbat ainsi que des voyages des sorcières à travers les airs, sur un manche à balai, sur un bouc ou sur toute autre bête immonde. Comme on le remarquera, la magie et la sorcellerie n'étaient encore regardées, aux vne et vme siècles, que comme une superstition et non pas comme un crime, qui devait mener, plus tard, aux bûchers, de pauvres filles, vieilles ou jeunes. On brûla en Flandre des sorcières jusqu'à la fin du xvme siècle.

M. L. Vanderkindere (2) nous fournit aussi des

(1) Eue Baie, VEpopée flamande, p. 152. Paris et Bruxelles, Lebègue, 1903.

(2) Léon Vanderkindere, le Siècle des Arlevelde,

PECHES PRIMITIFS

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preuves certaines de la persistance de ces tradi- tions païennes. Il nous rappelle qu'au xne siècle on voyait encore annuellement à Maestricht, à Tongres et dans les villages limitrophes, l'antique bateau porté sur un char, qui, selon Tacite, était le principal symbole du culte de la Nerthus ger-

Fig. 24. Bête diabolique (Le Pé^hé ?). Fibule franque trouvée à Anderleeht près Bruxelles (ve siècle). Musée du cinquantenaire. v

manique, et que les tisserands qui conduisaient ce char païen le traînaient jusqu'à Léau et peut- être même jusqu'au delà de Louvain. « Sur le parcours de cet étrange cortège, les femmes affo- lées, demi-nues, les cheveux épars, formaient des rondes lascives, comme si elles avaient voulu ré-

Bruxelles, 1879, p. 344. Voir aussi Grimm, Mythologie, p. 237, et Simrock, Mythologie, p. 388, qui fournissent encore de très intéressants commentaires.

UOTHECA )

100

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veiller les ardeurs barbares des prêtresses de la mystérieuse divinité du Nord. »

On croyait aussi à Wotan, le Dieu des com- bats, qui sortait avec un bruit terrible du Goud- berg, quand la guerre était proche ; croyance tra- ditionnelle si invétérée qu'au xive siècle elle exis- tait encore. Les chroniqueurs du temps rappor- tent que, dans la nuit qui précéda la fatale ba- taille de Roosebeke, les Gantois entendirent un grand cliquetis d'armes et des rumeurs de voix d'hommes en courroux, qui provenaient du Goud- berg ou de la montagne de Godan (Wotan) (1).

Les dieux lubriques n'étaient pas en moins grand honneur chez les Flamands. Des auteurs tels que Gramaye, se basant sur l'existence au- dessus de la porte du Bourg, près du Steen, à An- vers, d'une statuette de Se mi ni ou de Frico, le Priape Scandinave, expliquent ainsi l'invocation : Semini God ! (Dieu Semini) qui revient encore constamment sur les lèvres de bonnes femmes de

(1) Simrock, Mythologie, p. 185. Plusieurs endroits, en Allemagne, sont appelés montagne du Dieu ou God berg. Ils étaient consacrés à ce Dieu.

PÉCHÉS PRIMITIFS 101

<la Flandre, lorsqu'elles se récrient de surprise ou de compassion. Ce souvenir se retrouve encore dans le sobriquet Seminis menschen (enfants ou gens de Sémini), qui désigne, chez les Anversois, les libertins ou les paillards, ce qui ferait supposer que le grand port belge aurait été consacré jadis à Adversa et Verpum, surnoms de Priape, le dieu des jardins (1).

M. Georges Eekhoud, d'après le chroniqueur anversois Ketgen, nous rappelle en outre que cette statuette de Semini fut mutilée en 1586, sous le règne des archiducs Albert et Isabelle, grâce aux bons soins des Pères Jésuites, qui se trouvèrent bellement offusqués par les attributs virils, trop ostensibles, de l'idole. Car le Karageuz occidental, dit-il, « ne levait pas que les mains ». •On rabota, on réduisit presque à rien le relief extravagant de la divinité grivoise qui se trouvait représentée sous les traits d'un jeune satyre.

La pierre sculptée, actuellement remisée au musée lapidaire du Steen, porte, encore visibles, les traces de cette pudique amputation (2).

(1) Georges Eekhoud, les Origines fabuleuses d'Anvers (Belgique art. et litt., juillet 1910).

(2) Nous verrons plus loin que, dans l'art gallo-romain, parmi les objets de fouilles trouvés en Belgique, on rencontre •de nombreuses statuettes licencieuses et grotesques. Un grand nombre de ces sculptures furent détruites par ordre

6*

102 PÉCHÉS PRIMITIFS

Rappelons, en passant, et dans ce même ordre d'idées, que c'est à Anvers que l'on conservait à la cathédrale, dans un précieux reliquaire, un étrange fétiche chrétien emprunté à l'attribut de Priape, c'est-à-dire le Saint Prépuce, qui fut dé- truit au xvie siècle par les iconoclastes.

Les fêtes païennes des anciens habitants de la Gaule belgique servaient surtout de prétextes à des orgies gastronomiques, le porc, emblème de la gourmandise et de la luxure, figurait en bonne place sur la table du festin. Entre le 21 oc- tobre et le 14 janvier, on célébrait la fête de Joël ou du nouvel an ; on consultait le sort et l'on of- frait cet animal aux Dieux. La victime était égorgée selon les rites, la tête levée vers le ciel, quand on voulait honorer les dieux célestes, la tête tournée vers la terre, lorsqu'elle était sacri- fiée aux autres divinités. Quand le porc était des- tiné aux dieux infernaux, on l'immolait dans une fosse destinée à recevoir son sang. On réservait des morceaux de choix que Ton mettait sur le feu

A rappeler ici que Marc van Vaernewyck, dans son Miroir des antiquités néerlandaises, publié en 1568 (traduction fran- çaise de M. Fris), cite parmi les trouvailles faites de son temps près de Gand : « un petit bonhomme, en terre cuite, lotit nu et lauré, portant dans sa chevelure de petites cornes de bélier », très semblable, nous paraît-il. au Dieu Semini ou Priape jadis exposé sur la porte du Bourg à Anvers.

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sacré, après l'avoir couvert de branches vertes en y ajoutant des gâteaux et de la bière. Le restant de l'animal était mangé dans un festin pantagrué- lique, largement arrosé, auquel assistaient le

Fig. 25. L'homme tourmenté par les péchés, sous forme de bêtes. Boucle de ceinture franquc trouvée à Andcrlecht (vic siècle) Musée du Cinquantenaire à Bruxelles.

piètre et les amis, qui emportaient quelques por- tions de la victime pour les suspendre dans la mai- son (1).

(1) C'est encore actuellement à cette même époque que l'on tue le porc, en Belgique, et que l'on suspend, dans l'âtrc familial (pour les fumer), des jambons, des saucisses et du

104 PÉCHÉS PRIMITIFS

Quelquefois la fête de Joël se célébrait en fé- vrier. A cette fête, après avoir pratiqué nombre de cérémonies superstitieuses, on faisait égale- ment l'offrande d'un porc. Cette occasion était encore choisie pour passer une grande partie du jour et de la nuit à manger et à boire de la bière; la fê:e se terminait par des luttes qui dé- généraient trop souvent en combats le sang était généreusement répandu (1).

L'église eut soin de maintenir l'usage de ces fêtes gastronomiques et bachiques si populaires, qu'elle fit coïncider avec ses solennités religieuses 'propres. Le mot kermesse, qui évoque l'idée de gourmandise et des ripailles les plus extravagantes chez les habitants de la Flandre, se décompose d'ailleurs en kerk (église) et mis (messe), ce qui nous prouve bien son origine chrétienne.

Les fêtes de la Fécondité donnaient évidem- ment lieu à des pratiques le péché de luxure n'était pas oublié. Nous avons des preuves que la nudité chez les habitants de la Belgique primitive était regardée comme peu choquante et qu'elle

lard, dont on voit les paysans de Brueghel et de D. Te- niers si friands.

(1) On verra parmi les sculptures monumentales des églises flamandes et wallonnes (gargouilles, frises, miséri- cordes et autres sculptures), que les porcs y sont représentés fréquemment d'une façon grotesque ou satirique.

PECHES PRIMITIFS

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persista pendant bien longtemps. Les gens du peuple et les paysans, comme c'est encore le cas en Italie, y avaient l'habitude de se dépouilller en été de tous leurs vêtements. Un ancien chro-

Fig. 26. Le premier péché. Fragment de fonts baptis- maux trouvé à Gand (xie siècle). Musée lapidaire de cette ville.

niqueur du xne siècle rapporte que des moines étrangers, de passage en Flandre, furent froissés à la vue de ce sans-gêne et qu'ayant interpellé ces adamistes, hommes et femmes, ils reçurent pour réponse : « Nous faisons ce qui nous plaît. Ce ne sont pas vos affaires. »

106 PÉCHÉS PRIMITIFS

Dans la Rymbybel ou bible rimée (1), qui date du xive siècle, et dans d'autres manuscrits médié- vaux, nous voyons encore des laboureurs flamands et des paysannes sans vergogne travailler nus dans les champs.

Toutes les saisons étaient marquées par des fêtes et des orgies, qui survivent encore aujour- d'hui dans les solennités religieuses ou à l'occa- sion des kermesses. La fête de la Saint- Jean, avec ses feux de joie, est probablement un reste de la fête du solstice jadis célébrée par les Belges païens. Les jours furent également dédiés chacun à une divinité particulière : le dimanche (Sondag) au so- leil ; le lundi (Mandag) à la lune ; le mardi (Di- samdag ou Tydesdag) au génie de Tyr ; le mer1 credi (Godentag) à Odin ; le jeudi (Thorstag ou Donderdag) à Thor ; le vendredi (Yreydag) à Freya ; le samedi (Saterdag) aux Génies et à Sa- turne.

Sous les rois Francs, plus d'un tiers des Fran- çais et presque la moitié des Belges, qui faisaient

(1) Rymbybel de }~cm Maerlant, manuscrit de la Biblio- thèque royale de Bruxelles, datant de 1369.

PÉCHÉS PRIMITIFS 107

alors partie du royaume, étaient encore plongés dans les ténèbres de l'idolâtrie.

Le christianisme avait commencé cependant de bonne heure la lutte contre les péchés primitifs autochtones ; mais, comme nous l'avons vu plus haut, la religion nouvelle ne s'était guère déve- loppée que dans les villes occupées par les garni- sons romaines, qui campaient sur les bords de la Meuse et du Rhin.

En 313 et 319, Constantin accorda au clergé chrétien les mêmes faveurs et les mêmes privi- lèges qu'avaient obtenus jadis les prêtres païens. Après la mort de l'empereur Julien, qui leur fut moins favorable, ils surent acquérir de nouveaux avantages, car dès cette époque nous voyons que les évêques furent mis sur le même rang que les gouverneurs de provinces. Dans les Gaules, ils occupèrent la première place aux assemblées na- tionales et, chose curieuse, conservèrent les fonc- tions de bourreaux. Comme jadis les anciens prêtres païens, ils étaient notamment chargés de fouetter et de punir les esclaves et les serfs des seigneurs. Ils eurent aussi à veiller à l'exécution des ordonnances royales, et obtinrent l'inspection particulière des comtes ou gouverneurs de pro- vince, ainsi que le droit de légaliser les testaments dans leurs diocèses.

Ces dispositions jointes aux dons volontaires

108 PÉCHÉS PRIMITIFS

des souverains et des fidèles, contribuèrent à aug- menter rapidement les richesses de l'Eglise et le pouvoir de ses ministres. Elles s'accrurent encore grâce à la dîme qui changea en contributions fixes- et légales les dons jadis volontaires. Cette cou- tume ne devint cependant générale que sous le règne de Charle magne (1).

Cet accroissement des richesses ne fut guère fa- vorable à la lutte que la religion nouvelle avait entreprise contre les péchés des idolâtres, et, ô honte, ce furent les ecclésiastiques eux-mêmes qui donnèrent bienlôt l'exemple d'une vie dissolue et vicieuse. Leur avarice et leur avidité devinrent insatiables.

Tous les moyens leur étaient bons pour arriver à augmenter les dons en argent et en terres que leur prodiguaient pourtant les souverains ou

(1) En 743, il y eut une grande famine. Les prêtres firent répandre le bruit qu'on avait entendu dans les airs plu- sieurs voix àe démons qui avaient déclaré avoir dévoré les moissons, parce qu'on ne payait pas régulièrement la dîme. Il fut en conséquence ordonné qu'on la payerait, sans manquer, dans la suite. Il est singulier, remarque Sainte- Foix, que les diables s'intéressassent si vivement à notre clergé.

PECHES PRIMITIFS

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autres personnes riches et pieuses. Les prêtres avaient établi cette maxime : qu'on pouvait, pour s'assurer une bonne place au paradis, racheter les injustices les plus criantes, les crimes, même les plus

Fig. 27. Le péché de Ponce-Pilate. (Chapiteau du xie siècle). Musée lapidaire de Gand. Ruines de Saint- Bavon.

énormes, par des donations généreuses faites en faveur des églises (1).

Dans un diplôme du roi des Francs, Dagobert I, daté de 637, nous lisons : « Il faut, avec les biens

(1) Mezerai, Histoire de France, t. I, p. 235.

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périssables de ce monde, acquérir les biens éter- nels... faites-vous des amis de la mammone d'ini- quité ; il faut avec la mammone d iniquité acheter (mercari)les biens célestes et éternels; et, si nous donnons aux prêtres des quantités suffisantes de fonds en terre, nous recevrons en récompense les tabernacles éternels. » Dans les testaments, faits par le clergé, se trouvent souvent ces mots : « Je donne à tel saint, à telle sainte, pour le repos de mon âme et l'expiation de mes crimes, tel bien que je possède justement ou injustement. »

Un moine anonyme, auteur de la vie de T)ago- bert, rapporte que, ce prince étant mort, il fut condamné pour ses péchés par le jugement de Dieu. Un saint ermite, nommé Jean, le vit en- chaîné sur une barque les diables le battaient à tour de bras. Ils conduisaient sa pauvre âme en Sicile, elle devait, être précipitée dans les gouffres de l'Etna (une des portes de l'Enfer), lorsque saint Denis, dont le feu roi avait large- ment doté l'église, apparut dans un globe lumi- neux précédé d'éclairs et de tonnerre. Après un combat acharné, le saint mit les démons en fuite et porta en triomphe au ciel ce bienfaiteur de la religion. On ne manqua pas de représenter ce mi- racle édifiant sur le tombeau de Dagobert, dans la magnifique église de Saint-Denis, qu'il avait bâtie et comblée de dons.

PÉCHÉS PRIMITIFS 111

Si les saints conduisaient au paradis les plus grands scélérats lorsque ceux-ci se montraient gé- néreux pour l'Eglise, ce fut le cas pour Dago- bert, qui fit égorger inutilement dans leur lit vingt mille Bulgares,, il n'y avait ..d'autre part, point de salut à espérer pour ceux qui avaient osé, pour quelque cause que ce fût, porter la main sur les biens ecclésiastiques. Charles Martel, qui préserva l'Europe et la chrétienté du joug mahométan, fut damné « de corps et d'âme », pour s'être servi de l'or de quelques monastères afin de payer ses sol- dats qui menaçaient de se débander faute de solde. Dans la vie de saint Eucher, nous apprenons que ce saint, qui, lui aussi, visita l'enfer, y vit Charles Martel condamné à brûler éternellement « en corps et en âme » pour avoir dépouillé de leur argent quelques églises. Et lorsque, sur l'ordre de Boni- face, évêque de Mayence, et de Fulrad, archi-eha- pelain de Pépin le Bref, on ouvrit son tombeau, on constata que son corps avait disparu et l'on n'y trouva, « sur un fond tout brûlé, qu'un gros ser- pent qui en sortit avec une fumée puante (1) ».

(1) Nous voyons ici une preuve que le Péché (ou le démon) était encore symbolisé à cette époque par le serpent emblé-

112 PÉCHÉS PRIMITIFS

L'histoire fourmille d'anecdotes pareilles, dé- peignant, d'une façon par trop naïve, la supersti- tion, l'avarice et la fourberie d'un clergé déjà cor- rompu. Lorsque, sous le coup de leurs menaces de punitions éternelles, les pères déshéritaient leurs enfants en leur faveur, les prêtres avaient soin de poser (c'était l'usage) quelques deniers sur la poi- trine des nouveau-nés pour marquer leur consen- tement. Ils se réservaient d'ailleurs de faire confir- mer leur ruine lorsqu'ils devenaient plus âgés. (Voir à ce sujet la Bulle de l'an 1131, ou charte concernant le consentement des enfants aux dons faits aux églises à leur préjudice.)

L'avarice des ecclésiastiques et leur esprit de lucre expliquent en grande partie la naissance d'abus connus sous le nom de fraudes pieuses (fraudes piœ). « A l'exemple des prêtres païens, ils supposaient des miracles », et en répandaient habilement le bruit de tous côtés afin d'attirer la foule crédule, qu'il s'agissait d'exploiter. « On fit

matique, qui figure si souvent sur les fibules et boucles de ceintures des peuples barbares qui envahirent la Gaule.

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ainsi passer certains tombeaux pour ceux de saints confesseurs ; on enrichit de noms imaginaires le catalogue des bienheureux faisant miracles, et les os de voleurs de grand chemin furent métamor- phosés en saintes reliques. » On enterrait des os humains dans des endroits écartés et puis on pré- tendait avoir reçu de Dieu l'ordre de les déterrer pour les exposer en grande pompe à la vénération publique. Quantité de moines simoniaques par- couraient les provinces, vendant de fausses re- liques et séduisaient la multitude par les combats ridicules qu'ils simulaient avec des démons.

La simonie était d'ailleurs un délit général, et l'on propageait habilement l'idée que la fin du monde était proche pour mieux exploiter la cré- dulité du peuple.

On sait que la terreur de l'an mil fut générale et combien profitable au clergé. Les esprits timo- rés, et il y en avait beaucoup à cette époque, crurent à la sombre prophétie de l'ermite Bern- hard de Thuringe, qui, dès 900, annonça la fin du monde pour le dernier jour de 999. Croyant ne plus avoir besoin de leurs biens terrestres, et vou- lant s'assurer une place dans le ciel, beaucoup de fidèles donnèrent leurs richesses, aux églises et aux monastères. Les donations faites, les uns s'acheminèrent vers la Terre Sainte, tandis que les autres attendirent dans l'épouvante le jour

PECHES PRIMITIF-

115

prochain du Jugement dernier. « Il y eut, dans l'attente du jour fatal, comme une suspension de vie, le pouls de l'humanité sembla arrêté (1). » Il y a lieu de croire que le Péché lui-même fut un moment vaincu.

Les trafiquants de la crédulité publique avaient espéré qu'à défaut d'un bouleversement complet on verrait tout au moins s'accomplir quelque dé- sastre, même lointain. Mais rien ! pas le moindre tremblement de terre, pas d'éclipsé, pas même une simple tempête. Le temps, au jour fatal, fut d'un calme désolant. La fin du monde ayant raté, la terreur générale se disssipa, laissant le clergé plus riche, tandis que le Péché, un moment enrayé, reparut et progressa dans toutes les classes de la société.

Dans la lutte contre le Péché, Y excommunica- tion constituait aux mains du clergé une arme ter- rible, faite pour affoler les ennemis de l'Eglise. Un homme en pénitence publique était, suspendu de truites les fonctions ; il ne pouvait se faire la barbe,

(1) L. Lamboreli.e, le Mercantilisme clérical à travers l'histoire, pp. 32-42.

116 PÉCHÉS PRIMITIFS

ni couper ses cheveux, ni se laver, ni changer de linge : toute communication avec d'autres hommes lui était interdite. On sonnait les cloches, surtout cloche en colère, « campana irata ». On déposait à terre les reliques des saints ; le crucifix était placé sur des épines. Dans la suite on jeta avec violence les livres saints, la Vierge et la croix. On alla plus loin ; suivant l'usage des païens, on traînait à l'aide d'une corde les images des saints, celle du Christ et de sa Mère, oïï les frappait ! Cela afin de réveiller la colère céleste contre les spolia- teurs des biens de l'église ou du culte.

Raoul Tortaire nous raconte qu'un seigneur Adalard, avoué de l'église d'Arvincourt, ayant pillé les biens du chapitre, une femme de ce lieu vint, indignée, soulever les draperies qui cou- vraient l'autel et, frappant vigoureusement le tombeau de saint Benoît, patron de l'église, s'écria : « Benoît, vieux paresseux, es-tu tombé en léthargie ? Que fais-tu ? Tu dors ? Pourquoi souffres-tu que ceux qui te servent soient accablés d'outrages ? »

Et aussitôt, dit le chroniqueur, le seigneur con- cussionnaire fut puni de son brigandage impie.

On sait que des formules et des cérémonies ef- frayantes faites pour frapper le peuple, accompa- gnaient les excommunications. L'horreur qu'ins- piraient les excommuniés était incroyable. Sainte-

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Foix rapporte qu'une fille de joie, avec qui Eudes le Pelletier avait passé quelques moments agréables, ayant appris quelques jours après qu'il avait été frappé par l'Eglise, fut si saisie qu'elle tomba en des convulsions terribles ; celles-ci ne furent guéries que par l'intercession d'un saint diacre.

Il n'est pas étonnant que les trop grandes ri- chesses amassées par le clergé, jointes à l'igno- rance et à la barbarie générales, aient bientôt porté les mœurs du clergé à un tel point de disso- lution que l'on se demande ce que durent être les vices et les péchés de la multitude, à cette époque.

Les témoignages unanimes des auteurs les plus graves et les plus religieux nous donnent des dé- tails incroyables sur la dépravation des ecclésias- tiques. Le luxe, l'orgueil, l'avarice, la luxure, la colère et la paresse, tous les péchés capitaux^ figurent parmi les vices que leur imputent des prêtres historiens.

Dans un capitulaire de l'an 769, le dévot Charle- magne lui-même dut défendre aux évoques de ré- pandre le sang des hommes, païens ou chrétiens, et d'avoir plusieurs épouses (plures uxores). Dans

7*

118 PÉCHÉS PRIMITIFS

un capitulaire de 801. il leur défend de porter les armes des guerriers, d'avoir des courtisanes étran- gères, de fréquenter les tavernes mal famées, de s'enivrer et de forcer les autres à imiter leur vie crapuleuse. Dans celui de 811, Charlemagne re- proche aux évêques de vivre avec des concubines, et d'employer la violence pour obliger des laïcs à se faire prêtres, chanoines, ou moines. Il leur reproche surtout leur gourmandise, leur paillar- dise et leur ivrognerie : « Ces hommes font les dé- vots et les saints, et ils n'ont pas honte de rester à table jusqu'au milieu de la nuit. Gorgés de nour- riture et de vin, ils se rendent en cet état à l'église. Ils ne célèbrent pas, comme ils sont obligés de le faire, le service divin. Pauvres lors de leur ordina- tion, on les voit bientôt acheter des alleux, des esclaves..., ne vivant désormais que d'iniquités, d'oppression et de rapine. »

Et cependant ce très célèbre roi franc, un des héros les plus illustres de l'histoire universelle, ternissait lui-même ses grandes qualités par tous les vices d'un barbare sanguinaire. Neuf femmes qu'il répudia, sans beaucoup de formalités, at- testent la licence de sa vie privée... Prodigue de sang, il employait les moyens les plus cruels pour servir son ambition. Il fit décapiter en un jour quatre mille Saxons qui n'avaient pas voulu être baptisés, boucherie épouvantable qui servit de

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prologue à ses autres édits persécuteurs, con- damnant à mort non seulement ceux qui refu- saient le baptême, mais même les chrétiens qui se permettaient de manger de la viande en ca- rême (1).

Fig. 29 et 30. Les péchés chevauchant les bêtes de l'Enfer. Supports de la Cuve baptismale de Tirlemont. (xne siècle).

Plus tard, en 1030, Gérard, évêque de Cambrai, écrivait encore à l'abbé Saint-Vaast, à Arras : « Ceux qui se font appeler les pasteurs du peuple sont des loups ; ils vivent des péchés du peuple... le monde est rempli de prêtres, mais, lors de la moisson du Seigneur, il ne s'en trouvera qu'un

(1) Hallam. L'Europe au Moyen âge, t. I, p. 22.

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petit nombre. » Orderic Vital, dans son Histoire ecclésiastique, dit : « Après l'arrivée des Normands, les mœurs du clergé devinrent si dépravées que les ecclésiatiques, les prêtres et même les évêques vivaient publiquement avec des concubines et se glorifiaient de leur grand nombre d'enfants. »

Cette dépravation des religieux paraissait si na- turelle que nous voyons naïvement raconter, par le chroniqueur de Saint-Bertin, cette anecdote :

« Le moine Héribert, qui devint abbé en 1065, avait arraché une des serves de l'abbaye des mains d'un ravisseur ; la nuit suivante, en revenant de matines, il trouve la fille dans sa couchette ; il s'étonne et l'interroge ; elle s'explique sans em- barras ; le moine pour la sauver n'avait-il pas voulu faire d'elle sa maîtresse (1) ? »

C'était chose toute naturelle aux yeux de la pauvrette.

Léon IX, dans le concile de Reims, accuse le clergé de simonie, de se livrer à la guerre et au pillage, de détenir injustement des personnes en

(1) Guérard, Cartulaire de Saint-Omer, p. 189. « Esti- roabam, domine, causa ereptionis me» te carnale commer- cium affectare in me. » La réponse d'Héribert à la fille n'est pas moins charmante : « Non est, inquit, mihi nunc commo- dum huic rei operam dare. » Quant à s'indigner, il n'y songe pas : « Il ne me convient pas de m'occuper de cela mainte- nant », dit-il seulement.

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prison, de commettre le crime de sodomie, etc.. Et le concile de Paris, en l'an 1212, nous prouve que les mœurs ecclésiastiques n'étaient pas moins dépravées à cette époque.

Les évêques se livraient avec fureur aux plaisirs défendus de la chasse ; armés de pied en cap, ils allaient à la guerre et se trouvaient à tous les com- bats. Ce dernier abus date du règne de Charles Martel. « Les évêques et les abbés, dit Gaillard, suivirent ce prince à la tête de leurs vassaux ; le reste du clergé les imita... On peut croire qu'avec la valeur des soldats ces nouveaux guerriers en prirent les mœurs et les habitudes, car on ne dis- tinguait plus, même extérieurement, un ecclésias- tique d'un laïc... Ils portaient de riches baudriers des épées garnies d'or et de pierreries, des éperons d'or, les habits militaires les plus recherchés et les plus luxueux. » Les églises furent abandonnées et pendant ce temps les ouailles retournèrent à l'idolâtrie et aux superstitions les plus grossières..

Dans un capitulaire de 769, Charlemagne avait déjà défendu cet abus, mais sans succès. Vers 803 les guerriers de ses états lui adressèrent une sup- plique, demandant avec instance qu'il défendît

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aux ecclésiastiques de marcher avec eux aux com- bats. « Nous demandons, disaient -ils, à genoux que les évoques soient dispensés désormais d'aller à la guerre... qu'ils restent dans leurs diocèses, ils nous aideront plus par leurs prières que par l'épée, en levant les mains au ciel, comme Moïse... »

Charlemagne fit droit à ces plaintes, mais beau- coup d'ecclésiastiques- s'opposèrent à cette ordon- nance et n'obéirent que contraints. Sous Louis le Débonnaire, ils avaient déjà repris leurs habi- tudes anciennes et lorsque la féodalité, aux xe et xie siècles, eut élevé plusieurs évêques et abbés à la dignité de princes temporels, ceux-ci reprirent plus que jamais leurs habits militaires précieux. Beaucoup de ces prélats disaient la messe bottés et éperonnés, leurs gantelets de fer déposés sur l'autel, à côté d'eux.

Les princes-évêques de Liège de grands pé- cheurs devant le Seigneur furent du nombre de ces prêtres-soldats, et, longtemps après, on verra encore les abbés mitres de Gembloux, par exemple^ officier pontificalement et monter à l'autel ayant en main deux pistolets chargés, qu'ils plaçaient à côté du Saint-Ciboire.

Ces pasteurs armés ne se distinguaient que trop par leur cruauté. Il serait facile d'en rappeler de nombreux exemples. En 1136, Nicolas, évêque de Cambrai, fit arracher, dans un moment de colère,

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les yeux à tous les habitants serfs de la terre de Saint- Aubert, il guerroyait.

Beaucoup d'entre eux éludaient les canons de l'Eglise, qui défendaient aux ecclésiastiques de

Fig. 31. Les péchés, sous la forme de bêtes, s'attaquent à l'homme. Chapiteau de la crypte de Rolduc (xne siècle).

répandre le sang, en se servant de massues avec lesquelles ils assommaient leurs ennemis. Guil- laume le Breton, dans son poème sur Philippe le Bel, dit que Philippe de Dreux, évêque de Beau- vais, fameux par ses brigandages et ses cruautés, s'armait d'une masse d'armes sans picots « et

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faisait canoniquement tomber à ses pieds tous ceux qu'il pouvait atteindre. »

On comprendra aisément qu'avec une vie aussi relâchée et des mœurs aussi dépravées le clergé était extrêmement paresseux et ignorant. Même dans les conciles, beaucoup de prélats signaient à l'aide d'une croix, ou bien leurs noms étaient ins- crits par un collègue complaisant. Vers le temps de Charlemagne, il n'y avait pas un prêtre sur mille capable d'écrire une simple lettre de salutation. « Louis le Débonnaire, ayant assemblé plusieurs prélats pour signer un acte important, fit cher- cher vainement une écritoire dans son palais ainsi que dans ceux de ses évêques. On finit cependant par en trouver une chez le Chancelier » (1). Plus tard, Pétrarque se plaignit également de ne trou- ver qu'avec la plus grande difficulté de la mau- vaise encre, lors de son séjour à Liège.

Les péchés, je dirai même les crimes, commis par les chrétiens ignorants et barbares, ennemis de la science et de l'art païens, ne peuvent être passés sous silence.

(1) Montxinot, Hist. de Lille, p. 45.

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On sait qu'au Moyen âge, lorsque le parchemin était rare et cher, les bons moines n'hésitaient pas à substituer aux textes de Cicéron, de Salluste ou d'autres auteurs de l'antiquité, leurs homélies et

Fie. 32. Le Péché dompté par l'homme pieux. Chapiteau de l'église de Saint-Servais à Maestricht (xne siècle).

leurs vies de saints. Ces manuscrits, ainsi grattés,, sont connus sous le nom de « palimpsestes ». Hee- ren, dans son* histoire de la littérature classique, prouve que l'incendie de Constantinople par les croisés, en 1204, a fait perdre plus d'ouvrages an- ciens que tous les désastres dus aux barbares.

126 PÉCHÉS PRIMITIFS

On sait de plus que le fanatisme des premiers chrétiens et leur ignorance furent surtout la cause delà perte de presque tous les chefs-d'œuvre de l'art antique. Depuis les édits de Constantin et de Théodose, qui permirent la destruction des temples païens, les disciples de la religion nouvelle s'em- pressèrent de pulvériser avec une rage sauvage les plus beaux monuments antiques et les plus belles statues de marbre, pour en faire de la chaux. Si bien que Ton peut dire que ce ne sont pas les barbares qui détruisirent les superbes monuments de Rome, mais bien les chrétiens. Saint Martin de .Tours se rendit célèbre par son zèle à renverser dans toute la Gaule les temples et les statues des anciens dieux. Saint Trophyme, archevêque d'Arles, fit renverser une superbe série de statues de dieux et de déesses, qui décoraient l'amphi- théâtre célèbre de cette ville. L'une de celles-ci, la statue de la Vénus d'Arles, fut heureusement retrouvée, comme par miracle, au xvne siècle. Les croisés ajoutèrent, auxnombreux péchés qu'ils commirent lors de la prise de Constantinople, le crime plus irréparable de faire fondre toutes les statues en bronze que Constantin et ses successeurs avaient réunies dans cette ville. Que d'autres exemples encore pourrait-on citer si l'on voulait faire un inventaire complet des crimes et du vandalisme destructeur des premiers chrétiens !

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Mais revenons au péché proprement dit.

Malgré les progrès faits par la religion nouvelle, malgré des conversions de plus en plus nom- breuses, les anciens chroniqueurs, presque tous prêtres, font un tableau affreux de la société pri- mitive tant chrétienne que païenne. De grossiers plaisirs, des débauches insensées accompagnaient d'affreuses misères, de terribles cruautés.

Dans son Histoire des Francs, Grégoire, évêque de Tours, s'étend sur les horreurs inouïes qui ac- compagnaient les guerres d'alors. Il nous montre les Thuringiens massacrant les otages, suspendant les enfants aux arbres par le nerf de la cuisse, fai- sant périr d'une mort cruelle plus de deux cents jeunes filles liées par les bras au cou des chevaux, qu'ils forçaient, à coups d'aiguillons acérés, à fuir, déchirant ainsi et mettant en" pièces les corps nus qu'ils emportaient. Il raconte d'autre part que de jeunes femmes outragées étaient étendues sur les ornières des chemins, où, clouées en terre par des pieux, elles étaient écrasées par les lourds chariots de guerre, qui ne laissaient après leur passage, en pâture aux chiens et aux coi beaux, que des os broyés, des chairs écrasées.

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Puis nous assistons à des scènes de vengeance. Ces mêmes Thuringiens, avec femmes et enfants, fuient devant Théodoric vainqueur, qui en fait un tel carnage que leurs cadavres suffirent à com- bler le fleuve Unstrut, que les Francs passèrent sur leurs corps amoncelés.

En décrivant les vicissitudes de l'histoire des guerres civiles de son temps, le pieux écrivain ap- plique avec raison à ses contemporains ce verset de l'Evangile : « Le frère livrera le frère à la mort, et le père le fils ; les enfants se soulèveront contre leur père et leur mère et les feront mourir (1). »

Effectivement, ne voyons-nous pas Clovis, mal- gré son baptême, pratiquer tous les péchés et se souiller des crimes les plus affreux ? Généreux pour l'Eglise, dont il avait besoin, il se montre avare pour ses leudes, dont il paye le sang et le dévouement par des baudriers et des bracelets en cuivre doré. Dans ses colères redoutables, il tue sans hésiter ceux qui l'ont offensé, et même, de sang-froid, égorge de sa main des rois vaincus et parmi ceux-ci ses plus proches parents. Il va no- tamment jusqu'à engager un fils à tuer son père, pour pouvoir le condamner à mort et confisquer ses biens.

Pins c'est Chilpéric, polygame et adultère, qui

(1) Evangile selon saint Mathieu, chap. x, vers. 21.

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torture ses ennemis désarmés avant de les tuer, qui fait assassiner sa femme Galsuinthe, sœur de Brunehilde, pour épouser Frédégonde, digne com- pagne d'un pareil scélérat.

Le roi Schramne s'entoure de jeunes hommes de basse naissance et vit avec eux dans la dé-

Fig. 33. Le péché de la colère et de la cruauté. Ms. de la bi- bliothèque de Douai (xne siècle).

bauche la plus éhontée. S'étant permis de faire en- lever des filles d'un sénateur sous les yeux de leur père, Clotaire le fait brûler dans une cabane, il avait fui, avec sa femme et ses enfants.

Rauchingue, plus méchant, s'amusait à effrayer ses serviteurs lorsqu'ils éclairaient ses orgies. Il les forçait à appliquer, jusqu'à ce qu'ils s'étei- gnissent, leurs flambeaux sur leurs chairs nues et,

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riant des larmes que leur arrachait la douleur, leur faisait recommencer ce jeu cruel. Des jeunes gens qui s'aimaient s'étant réfugiés dans une église pour fuir ses cruautés, le prêtre, avant de les livrer, lui fait jurer qu'il ne leur fera aucun mal et qu'il ne les séparera pas ; puis, quand ils sont en son pouvoir, il les fait enfermer vifs dans un cercueil : « la jeune fille arrangée en manière de morte, le serviteur au-dessus », disant en riant qu'ainsi il restait fidèle à son serment.

Moins criminel, le roi Parthénius sacrifiait sur- tout à la gourmandise. D'une voracité inouïe, il prenait de l'aloès pour digérer rapidement ses aliments et pouvoir recommencer de nouvelles orgies, et, sans respect pour les personnes pré- sentes, « laissait échapper le bruit de ses en- trailles ». Aussi lâche que gourmand, il supplie deux évêques de Trêves de le cacher dans un pa- nier de linge sale, pour le soustraire aux re- cherches de ses ennemis.

Les reines n'étaient pas moins esclaves du pé- ché. On connaît la cruauté proverbiale de Frédé- gonde, représenté nue, dans la gueule de l'enfer, sur un chapiteau de la cathédrale de Tournai. Les chroniqueurs citent l'ingéniosité des supplices qu'elle fit appliquer aux hommes et aux femmes dont elle croyait avoir à se plaindre, faisant mou- rir dans les tortures Mammole, accusé de sorcelle-

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rie, et jusqu'au vertueux évêque de Rouen : Pré- textât.

Austrechilde, la femme du roi Gontran, qui pendant sa vie commit tant de crimes, obtient de son époux qu'il mît à mort, après son décès, les médecins qui l'avaient soignée pendant sa ma- ladie.

Ne voyons-nous pas sainte Clotilde elle-même, orgueilleuse et colère, vouer au trépas les fils de Clodomir, qu'elle chérissait, lorsque, ayant à choi- sir entre une épée et des ciseaux, elle s'écria : « Je les préfère morts que tondus (1) ! » Ce crime res- tera un opprobre pour Clotaire, qui égorgea de sa main ces enfants malgré leurs larmes et leurs sup- plications.

Si, dans les palais ensanglantés, régnaient les péchés les plus affreux, des crimes non moins épouvantables se commettaient jusque dans les demeures des évêques. A côté de prélats vertueux, Grégoire de Tours cite de nombreux collègues dont les turpitudes font frémir.

A Avitus, qui était un homme pieux, « ennemi acharné de l'infâme luxure », succéda l'évêque Priscus, qui fut un débauché immonde et un blas- phémateur. Rompant avec la règle établie par son prédécesseur, il installa sa femme dans le pa-

(1) C'est-à-dire prêtres.

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lais épiscopal et celle-ci, avec ses servantes, aussi dévergondées qu'elle, se permettait d'entrer la nuit dans les cellules des hommes consacrés à Dieu.

L'évêque Cautin, devenu exécrable à tous, s'adonnait au vin sans mesure et en buvait de telles quantités que quatre hommes étaient né- cessaires pour l'emporter de sa table. Aussi avare que cruel, tous les moyens lui étaient bons pour augmenter ses richesses. Le prêtre Athanase,ayant refusé, malgré ses caresses et ses menaces, de se dessaisir de la charte des propriétés qu'il avait reçues de Clotilde, fut enfermé par ses ordres dans un tombeau au milieu d'ossements puants, dont il s'échappa comme par miracle.

Pour obtenir les honneurs épiscopaux, Caton forçait une foule de pauvres gens à chanter ses louanges et, devenu évêque, faisait crier dans son église, pour de l'argent, qu'il était un grand saint très cher à Dieu.

Cruel et pillard, l'évêque du Mans, Bodégésile, ([ne sa femme à l'âme inhumaine stimulait encore au crime, commet toutes sortes d'horreurs et laisse une mémoire exécrée. Après sa mort, sa veuve sacrilège s'approprie les biens de l'Eglise en disant : « c'est mon mari qui les a gagnés », et, dans sa rage erotique, coupe aux hommes « les parties naturelles avec la peau du ventre et fait

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brûler aux femmes, avec des fers ardents, les par- ties secrètes de leur corps ».

En citant ces derniers crimes, le pieux chroni- queur ajoute ces mots qui font rêver : « qu'elle commit encore beaucoup d'autres iniquités qu'il vaut mieux passer sous silence. »

L'exemple de tous les crimes venait d'ailleurs de haut. Dès le ive siècle, les évêques de Rome, comblés de largesses par Constantin, avaient commencé non seulement à jouir de tous les avan- tages de l'opulence, mais à se laisser entraîner au vice. Damase (mort en 384), élu par la violence, fait massacrer les partisans de son rival d'Ursin et laisse une mémoire souillée de cruautés, de dé- bauches et d'adultères. Non moins sanguinaire et colère, Léon Ier se complaît à faire torturer, non seulement les hérétiques, mais aussi ses ennemis personnels. Hilaire, qui lui succède, suit son exemple.

Au vie siècle, l'orgueilleux et fanatique Hor- midas ne se contente pas de persécuter les héré- tiques des deux sexes, mais les fait fouetter nus publiquement. Cruel et colère, Vigile condamne son prédécesseur Silvère à mourir de faim et finit

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sa vie criminelle excommunié ; son cadavre fut même traîné dans les rues de Rome, la corde au cou. Le fanatique Pelage Ier se distingue par les persécutions sanglantes dont il poursuit les reli- gions dissidentes.

Même Grégoire Ier, dit le Grand, le pape le plus respecté du vie siècle, ne se contente pas de suppli- cier les hérétiques et les sorciers, mais il fait brûler la bibliothèque Palatine, fondée par l'empereur Auguste, dont les livres avaient été respectés jus- qu'alors par les barbares. C'est aussi pendant son pontificat que l'on trouva, dit-on, dans ses vi- viers, six mille têtes d'enfants nouveau-nés, fruits du commerce des prêtres que le pontife sépara de leurs femmes légitimes en établissant le célibat.

Le commencement du vne siècle nous rappelle d'autre part l'avarice sordide de Sabinien, qui> par un temps de famine, fit vendre à prix d'or les blés accaparés, renfermés dans les greniers ponti- ficaux, et laissa mourir de faim le peuple trop pauvre pour lui en acheter.

Le vme siècle frémit des cruautés de Constan- tin Ier, qui emprisonna l'archevêque de Ravenne, dont il fit arracher la langue et crever les yeux, tandis qu'il fit subir au patriarche Callinique un sort plus terrible encore. Etienne VII ordonne au bourreau de crever les yeux et d'arracher la langue à Théodore, l'ami du pape Constantin II dépos-

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sédé. |Et ce dernier, attaché à un cheval, d énormes poids suspendus aux pieds, est conduit par le bourreau sur la place publique on lui crève les yeux. Le prêtre Walpert a les ongles ar-

Fig. 3i. Les péchés de jalousie et de luxure. Ms. de la Bi- bliothèque de Douai (xne siècle).

radiés et les chairs tenaillées par des pinces ar- dentes.

Les papes du ixe siècle ne sont pas moins cruels. En 817, Pascal fait crever les yeux et trancher la tête à Théodore et à Léon, deux prêtres romains restés fidèles à la France. Simoniaque, Eugène II abuse déjà de la crédulité des peuples. Il fait com- nirice des sépulcres italiens, et vend comme des

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reliques saintes des ossements putréfiés pris au hasard. Etienne VII fait déterrer le cadavre de Formose, son prédécesseur, et le soufflette sur les deux joues en plein synode/ puis ordonne que, privé de sa tête et de ses doigts, on jette le ca- davre dans le Tibre.

Le xe siècle voit Sergius II, l'amant de la fa- meuse courtisane Marozie, mener publiquement une vie souillée de débauches et de vices. Le fils de ce couple monstrueux devient pape à son tour sous le nom de Jean VII, et surpasse ses parents par le nombre et l'ingéniosité de ses crimes. Gré- goire V est non moins célèbre par ses cruautés et fait promener ses victimes sanglantes et mutilées par les rues de Rome.

Au xie siècle les papes criminels et vicieux abondent. Nous voyons Benoît IX, pape à douze ans, chassé par les Romains pour ses débauches éhontées. Sous le nom de Grégoire VII, Hilde- brand, un moine de Cluny, usurpe le siège ponti- fical, puis, se plaçant au-dessus des princes de la terre, il lance plein d'orgueil l'anathème aux rois, excitant des guerres cruelles qui mirent à feu et à sang l'Allemagne et l'Italie. Au xne siècle, ne voyons-nous pas Adrien IV, fils d'un mendiant an- glais, faire brûler vif Arnaud de Brescia, coupable d'avoir prêché contre le luxe des prêtres et les abo- minations des Pontifes romains, tandis que Cèles-

PÉCHÉS PRIMITIFS 137

tin III, dans une colère que ne désarme pas même la mort de son ennemi, fait exhumer et trancher la tête de Tancrède, dont le jeune fils Guillaume est fait eunuque, puis aveuglé ? On sait que c'est ce même pape cruel qui condamna le comte Jour- dan à être attaché sur une chaise en fer et à rece- voir sur sa tête une couronne de même métal rou- pie au feu.

Les rois catholiques les plus orthodoxes, ks reines pieuses elles-mêmes continuaient à se distin- guer par leurs vices et leurs cruautés.

Au xie siècle, ne voyons-nous pas la cruelle Constance, fille de Guillaume, comte d'Arles, et femme de Robert le Pieux, mener, malgré ses pra- tiques bigotes, une vie de péché, d'orgueil et de luxure ? On sait que, l'âge ayant mis un terme à ses ignobles débauches, elle se jeta plus que ja- mais dans la dévotion la plus outrée et crut expier ses crimes en persécutant la secte hérétique des manichéens. Etant venue à Orléans avec plusieurs évêques, la reine fit condamner par un concile ces malheureux dissidents qui furent tous brûlés sans qu'il leur fût permis de se défendre.

Cette furie, dit-on, non contente de s'être mon- trée juge implacable, voulut encore remplir

138 PÉCHÉS PRIMITIFS

l'office de bourreau : elle fut d'autant plus cruelle que les prêtres lui avaient affirmé que l'excès de sa rigueur rachèterait, auprès de Dieu, le châti- ment qu'avait mérité l'énormité de ses crimes. Elle-même creva avec des baguettes les yeux d'une jeune Italienne dont l'exaltation religieuse avait converti un grand nombre de fidèles à la religion de Manès ; elle-même s'arma de pinces ardentes et tenailla la poitrine et le ventre de sa victime ; ensuite elle fit emporter ce corps horri- blement mutilé sur le bûcher furent consumés les hérétiques. Ces infortunés attachés à des po- teaux, on disposa au-dessus de leurs têtes un gril de fer, sur lequel fut placé le chanoine Etienne, l'ancien confesseur de la reine. Le feu ayant été mis au bûcher, les malheureuses victimes de la superstition poussèrent bientôt des cris terribles arrachés paf des souffrances épouvantables. Et Constajice, cette souveraine en horreur à l'huma- nité, laissant éclater une joie sauvage, montrait en riant à son époux, Robert le Pieux, les convul- sions affreuses du chanoine Etienne, qui se tor- dait sur son gril de fer.

Très différents des Manichéens, des Ariens, des Albigeois, des Vaudois, des Lollards, Begards, et

PECHES PRIMITIFS

139

autres prédécesseurs moroses des Protestants, qui tous conseillaient une vie pure et le retour à la simplicité de l'Eglise primitive, nous voyons des hérésiarques flamands donner l'exemple de Tor- i-ïieil et de la luxure.

Fig. oô. Le péché de la colère. Ms. de la Bibliothèque de Douai (xne siècle).

Tanchelin, qui prêchait à la fois contre l'into- lérance du clergé et contre la tyrannie des bur- graves, est dépeint, dans les diatribes dirigées contre lui par les moines du temps, comme un véritable « pourceau d'Epicure (1) ».

(1) Georges Eekhoud, op. cit., pp. 42 et suivantes.

140 PÉCHÉS PRIMITIFS

Venu, dit-on, de la Zélande, il remonta l'Es- caut, pour s'établir à Anvers vers l'an 1100, ses doctrines furent aussitôt acclamées par les fils de Priape qui, à sa voix, mirent à mort leur burgrave Alaric, reconnaissant le prophète comme leur chef spirituel et temporel. A Anveis, ainsi qu'au nord de la Flandre, le terrain était bien préparé poui le recevoir. Partout couvaient encore les anciennes croyances idolâtres. Dans toute cette région, d'une population assez dense, on ne trouvait qu'un seul prêtre chrétien, honni et conspué par la foule. Un peu en dehors du burg, il y avait bien une petite église, fondée en 1096 par Godefroi de Bouillon, et desservie par un chapitre de chanoines, mais ceux-ci, isolés de la chrétienté, retournaient peu à peu au culte primitif, lorsque parut l'étrange hérésiarque.

D'anciens portraits, il en existe un peint par le Bruxellois Bertrand van Orley au xvie siècle, le représentent vêtu d'habits somptueux. Sa che- velure noire est relevée en tresses entremêlées de rubans de soie tissés d'or. Longue par derrière, elle est coupée assez court sur le devant. « Une ivresse dionysiaque illumine son visage^, un peu hâlé, aux yeux de velours, aux longs cils, aux lèvres captivantes. Il orne sa longue barbe en la partageant en une infinité de petites touffes au- tour desquelles il enroule des fils d'or. D'autres

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fois, il maintient ses cheveux sur la nuque au moyen d'un tressoir enrichi de perles et de pierre- ries... »

> m i i UJ^

Fig. 36 et 37. Le péché au couvent. Moine ergoteur ou hérétique dont le corps se termine en forme de bête infer- nale. Ms.:Imperatoris Justiniani Institutiones (xme siècle). Bibliothèque de Gand. Le monstre plus petit figure dans une vie de saint Amand (même dépôt). Ms. du xie siècle.

Lorsqu'il apparaît en public, il est entouré du plus grand apparat. 3.000 hommes armés l'escor- tent ou marchent devant lui, l'épée nue à la main.

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Sa vue exerce un prestige irrésistible sur la jeu- nesse et surtout sur les femmes. Quant à sa pa- role, sa séduction était plus grande encore.

« Il fascinait ses admiratrices à un tel point que toutes se donnaient à lui presque publiquement, répudiant leurs mères, fuyant leur mari, persua- dées d'accomplir une œuvre agréable à la nature.

« La presse était telle autour du prophète que, pour ne pas être broyé par ses fanatiques, il se vit forcé de prêcher du haut des toits ou dans une barque de pêcheur détaché du rivage. Au dire des chanoines d'Utrecht (d'après leur réquisitoire adressé à l'archevêque de Cologne), dès qu'il apparaissait, la multitude tombait à ses genoux. Les mêmes chanoines assurent qu'il abreuvait son peuple de l'eau de ses baignoires, prétendant leur administrer ainsi un sacrement plus efficace que le baptême. Sans doute fut-il grisé par l'encens trop capiteux de ses fidèles, ce qui nous rend excu- sables ses extravagances, somme toute assez inoffensives. Semblable à tous les simples mortels divinisés par leurs frères, il dut connaître cepen- dant, après l'exaltation, l'abattement, et même le désespoir... »

Un jour, excédé de prestige, Tanchelin aspira à l'obscurité ; il éprouva le besoin de se jeter aux pieds du Saint-Père, à l'exemple de Tannhaeuser transfuge des voluptés du "S énusberg. Fut-il

PECHES PRIMITIFS

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maudit par le vicaire du Christ ? Il y a lieu'de le supposer, mais les détails manquent. Dans tous les

Fig. 38. La pèse des âmes. Satan essaie de fausser la jus- tice divine. Fragment du portail de la cathédrale d'Autun (xue siècle).

cas, Tanchelin revint de Rome et regagna la ville de Priape, où, exaspéré par les reproches ou l'ana*

144 PÉCHÉS PRIMITIFS

thème du Pape, il se remit à prêcher de plus belle l'érotisme. Mais, pendant son absence, un revire- ment s'était produit chez une partie des Enfants de Sémini. En 1122, il fut arrêté et jeté en prison sur l'ordre de l'évêque de Cologne. Parvenu à s'échapper, il se sauva à Bruges, mais y trouva un peuple moins épris de paganisme, et fut con- damné à l'exil par le clergé. Revenu dans sa ville préférée, auprès de ses amis, les libres marchands, les pêcheurs insoumis ou naufrageurs, toujours prêts à recourir aux rapines et à la piraterie quand leurs industries maritimes ne leur rappor- taient pas de quoi subvenir aux exigences de leur tempérament et de leurs appétits, ces grands en- fants épris de la vie voluptueuse et plantureuse le reçurent en triomphe, et Tanchelin leur donna plus que jamais l'exemple de la joie et des désirs assouvis. Il les amusait parfois par des facéties dionysiaques étranges...

Ses détracteurs rappellent ce trait mirifique : Un jour que le peuple était rassemblé autour de lui, il se fit apporter une image de la Sainte Vierge, mit sa main dans celle de la mère de Dieu et assura qu'ils étaient fiancés.

D'une voix que nous nous plaisons à croire insi- dieuse, dit M. Eekhoud, il invita ses fidèles à offrir des présents aux futurs époux. Ils devaient aussi se charger des frais de la noce qui devait

PÉCHÉS PRIMITIFS 145

être digne d'aussi hauts personnages. Ayant fait mettre deux troncs, l'un à sa droite, l'autre à la gauche de l'image sainte, il s'écria : « Que les hommes déposent leurs offrandes de ce côté et les femmes de l'autre, afin que je voie lequel des deux sexes nous porte le plus d'attachement. » Et la multitude d'accourir, chargée de présents de toute nature, les femmes allant jusqu'à se dépouiller de leurs colliers et de leurs pendants d'oreilles.

Avec un forgeron qu'il avait connu en prison, lors de sa captivité à Cologne, il fonda notamment une association de douze hommes représentant les douze apôtres. Une femme jouant le rôle de la Vierge était menée de l'un à l'autre et cela, tou- jours d'après la lettre des chanoines d'Utrecht, « pour fortifier leurs liens fraternels par le commerce charnel qu'elle avait avec chacun d'eux ».

Le duc de Brahant Godefroi le Barhu se décida enfin à hannir l'étrange prophète. Malgré les prières de ses fidèles, il fut emharqué de force dans une galère sur l'Escaut. C'est alors qu'un prêtre fanatique, qui se trouvait parmi les passa- gers, le frappa d'un coup mortel, mettant ainsi fin à ce schisme peu connu...

l^lG PÉCHÉS PRIMITIFS

.Mais il faut se borner.

Ce simple coup d'œil jeté sur les mœurs de nos ancêtres primitifs suffira pour donner une idée de ce que fut le Péché jusqu'au xne siècle.

Il nous reste à souligner l'importance considé- rable qu'exerça le Péché dans tout l'art primitif franco-flamand, et cela depuis ses premiers bé- gaiements.

Son image apparaît déjà de la façon la plus impressionnante dans la décoration des fibules et des boucles de ceintures des peuples barbares qui envahirent la Gaule. Le Péché y est figuré par des formes de monstres fantastiques et par des ser- pents ou des dragons diaboliques, « de helsche Slangen », dont les corps enlacés motivent des nattages compliqués.

Dans l'art gallo-romain, au contraire, l'image du Péché se présente plutôt sous une forme sati- rique indulgente, presque cynique. Dans nos études précédentes sur le genre satirique en Flandre, nous avons décrit une petite statuette, conservée à Tongres, qui représente un person- nage grotesque portant à diverses places de son corps, et notamment en guise de nez, les attributs

PECHES PRIMITIFS

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du Dieu Priape. Un ancêtre de l'Uylenspieghel flamand relève en riant ses vêtements pour mon- trer sans vergogne sa jeune virilité. Le vase d'Herstal offre à notre vue de graves péchés de

Fig. 39. Une femme, un usurier, un évèque et un roi en- traînés en enfer, à l'aide de cordes, par des démons. Relief du portail de Saint Urbain à Troyes.

luxure. D'autres sculptures, comme la statuette du musée de Saint-Germain, qui représente un parasite glouton s'étranglant en essayant d'avaler un trop gros morceau de nourriture, font songer à la gourmandise, tandis que d'autres images d'hommes et d'animaux se rapportent aux vices

148 PÉCHÉS PRIMITIFS

qui complètent la série de péchés capitaux (1).

Dans l'art français à ses débuts, notamment dans la sculpture romane primitive, nous assistons à l'éclosion d'une esthétique nouvelle, devien- nent de plus en plus nombreuses les conceptions animales ou monstrueuses figurant le Péché.

La figure humaine, d'abord exceptionnelle, de- vient peu à peu prédominante. Nous voyons lutter, et se poursuivre entre les feuillages des rinceaux romans, tous les péchés. Des histrions,des centaures et des sirènes symbolisent la luxure ; des soldats sanguinaires personnifient la colère et la cruauté, tandis que des hommes terrifiants et des démons incarnent toutes les autres turpitudes humaines.

La plupart des péchés sont représentés avec une précision redoutable. L'avarice, sous les traits d'un usurier abject, a toujours une bourse pleine d'or attachée au cou, tandis que la luxure punie est figurée par des hommes et des femmes nus, dont les parties sexuelles sont dévorées par les bêtes infernales. Sur les tympans et les chapi- teaux des églises ou des monastères se déroulent des scènes terribles l'on voit la punition exem- plaire des damnés dans l'enfer, bien leurs an- goisses à l'heure du jugement dernier.

(1) Pour les figures, voir notre Genre .satirique dans la peinture flamande, 2e édition (Bruxelles, Van OestetC,e 1907).

PÉCHÉS PRIMITIFS 149

Les péchés et les démons apparaissent partout. Ils se carrent de bonne heure sur la vasque et au pied des fonts baptismaux. Bientôt on les voit envahissant tout le mobilier liturgique ; ils s'agrippent aux encensoirs et aux reliquaires ; ils figurent sur la crosse ou le « tau » des saints évoques et des abbés mitres. Ne les voit-on même pas ramper et railler au bas du Crucifix et de l'Os- tensoir contenant l'hostie ?

Saint Bernard de Cluny, dans une lettre restée célèbre, s'éleva avec force contre ces ornementa- tions étranges, qu'il jugeait « ridicules et de na- ture à distraire les fidèles ». Il ne comprenait pas qu'à ses époques, l'ignorance était générale, c'était par l'image seule qu'on pouvait lutter contre le Péché, en le représentant dans toute son horreur.

Villon nous montre combien était encore grande de son temps l'influence de ces peintures et de ces sculptures suggestives, que l'on appela à juste titre les « bibles du pauvre » ou les archives des illettrés ». Ne fait-il pas dire à sa mère :

Femme je suis pauvrette et ancienne Qui rien ne scay, onque lettres ne leuz, Au Moustier voy, dont je suis paroissienne, Paradis painct sont harpes et luz, Et un enfer, dampnés sont boulluz, Lung me faiet pour, l'autre joye et liesse...

150 PÉCHÉS PRIMITIFS

Et ces enfers, vraies images de la Justice divine, plaisaient d'autant mieux au peuple souffrant, malheureux, qu'ils étaient strictement égalitaires. Car on y voyait punis de même tous ceux qui avaient péché : papes et rois, reines et courtisanes, clercs et laïcs, comme les plus pauvres artisans.

III

LE PECHE AU MOYEN AGE

Les péchés et les vices, qui avaient effrayé les moralistes des xie et xne siècles, ne furent guère moins nombreux ni moins répréhensibles aux xine et xive siècles. Les poètes flamands du temps nous ont laissé des peintures très vivantes et très réalistes des écarts moraux de toutes les classes de la société. Malheureusement, ces ou- vrages écrits en dialecte thiois n'ont été jusqu'ici traduits dans aucune des grandes langue's euro- péennes et sont ainsi restés généralement ignorés.

Voici comment s'exprime le Gantois Baudewyn

152 PÉCHÉS PRIMITIFS

van der Lore dans son poème intitulé « Dit 's tyts- verlies » (Ceci est la perte de notre temps) (1).

Die penniiic es der werelt hère

Dat scande was, dat's worden ère,

Dat ère was, dat's worden scande,

Gods vriende syn der werelt viande,

Die goedertierne heet men beesten ;

Ende si huwen souder vrucht,

Oude kintsheit es worden joecht,

Ende jonghe kintsheit, die niet en weet,

Maect men wethouders ochte beleet.

Het werden kinderen ridders en papen.

Deen kint gaet bi den anderen slapen,

Eer hare cnecht es verjaert ;

Si gaen ghewapent sonder baert,

Elc die moert anderen, sonder nyt.

Vrouwen draghen nions habyt,

Die manne gaen ghecleet als wive,

Niémen en mach sonde doen metten live,

Na dat woert der luxttrien.

Manne, maghe ende ghebueren

Elc anderen haer wive ontvrien ;

Papen ende wethouders die houden amien

Boven haer belof van trouwen.

Lettel scamen hem die vrouwen,

Die maeghde hebben bout ghelaet ;

Bastardie varinghe gaet

Boven wettelike trouwe.

(1) Voir Chev. Ph. Blommaert, Oudvlaemsche Gedichlen der XII6, XIII6 en XIV6 eewven, Gand, L. Hebbelynck,1841.

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 153

L'argent est le maître du monde. Ce qui fut honte est devenu honneur, Ce qui fut honneur est devenu honte,.

Les amis de Dieu sont considérés comme les ennemis du monde, Les miséricordieux sont appelés imbéciles (bêtes),

et les gens qui les traitent ainsi meurent d'excès ! Ils se marient pour n'avoir pas de fruits ; L'enfance de jadis est devenu la jeunesse Et parmi cette jeunesse ignorante se recrutent les juges et les administrateurs. Des en- fants deviennent chevaliers ou prêtres, L'un enfant couche avec l'autre, Avant d'être majeur ; Ils vont armés, avant de porter de la barbe ; Et s 'entretuent sans rancune comme sans raison ; Les femmes portent des- habits d'homme, Les hommes sont habillés comme des femmes ; Personne ne peut pécher par le corps, telle est l'ordonnance (la loi) sur la Luxure, et cependant des gens mariés, des alliés par la parenté, Se ravissent mu- tuellement leurs femmes. Les curés et les prêtres ont des maîtresses, Malgré leurs vœux de chasteté. Les femmes n'ont pas de pudeur, Même les vierges ont des airs effrontés, Et partout les bâtards, enfants de l'amour, Sont préférés à ceux dont la descendance est légitime....

Comme on le voit, tous les péchés qui s'épa- nouissent actuellement dans les capitales mo- dernes : l'avarice, ou la soif de l'or ; le vol, la luxure, le malthusianisme, les crimes des arrivistes et des jeunes, les débauches précoces ou séniles ; l'adultère, la prostitution, la paresse, la simonie, le d .el, les mœurs inverties, florissaient déjà dans les grandes villes de la Flandre aux xine cl XIVe siècles.

154 PÉCHÉS PRIMITIFS

L'orgueil était un péché général. Chacun vou- lait sortir de son état ; les prétentions les plus ridi- cules s'étalaient au grand jour. « Une fille, sa mère eût-elle vendu des légumes, des nattes ou des poulets, voulait être appelée : Demoiselle » (1).

Cette soif des grandeurs, ce besoin de luxe et de plaisirs, devait avoir une influence fâcheuse sur la moralité publique.

« Au lieu de travailler, dit Boendaele, l'homme préfère dormir, boire et jouer. Sa femme ne peut gagner assez en filant ; le pain et la bière font dé- faut ; elle en est réduite à emprunter au dehors, ou bien des entremetteuses s'emparent d'elle, et la livrent à des galants qui lui achètent de beaux habits » (2).

La jeunesse se consume dans la luxure et s'abîme la santé. « Si les filles vierges ne savaient pas quelles sont les suites d'une faiblesse et ne craignaient de porter pendant neuf mois un en- fant, nulle jeune fille ne serait encore pucelle » :

Ende en waert dat men kint daer af draghet Men vonde cume enighe maghet (3).

(1) Vaderlandsch Muséum, t. I, p. 76. (Petite pièce du xive siècle).

(2) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 907 et suiv.).

(3) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 1025 et suiv.).

T.E PKCHE AU MOYEN ACE

L55

Presque tous les hommes cherchent à séduire des filles pour les abandonner aussitôt après. « Y a-t-il. ajoute Boendaele, une seule belle femme

Fie. 'iO. Les péchés, sous la forme de dénions, tour- mentent Gutlae, un saint anachorète. Rouleau de saint Gntlac (xuc siècle). Musée Britannique.

qui pour de l'argent ne mette en vente son à me et son corps ? Car le péché et la honte lui importent peu » (1).

'1) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 11G3 et suiv.

156 PÉCHÉS PRIMITIFS

« Que fait-on le dimanche ? On va à la taverne, on boit jusqu'à en perdre la raison, on passe le temps à jouer. Les femmes courent à la danse ; elles vident ensemble quelques brocs et finissent par se quereller ; elles dévoilent les secrets de l'al- côve, répètent sur le compte de chacun des tas d'histoires vraies ou fausses, et au bout de la journée elles ont dépensé le gain de la semaine. »

« Les filles qui ont à craindre les conséquences d'une faute vont danser et se fatiguer outre me- sure pour se faire avorter ; elles s'adressent aussi à de vieilles sorcières pour en obtenir des sorti- lèges. Elles avalent des herbes ou des sirops ; ou bien elles ont encore d'autres méthodes que je n'ose pas même nommer » (1).

Les péchés de la société flamande, aux xme et xive siècles, nous sont encore connus par une curieuse œuvre satirique, « Achte personenwens- chen » (Souhaits de huit personnes), du même van der Lore.

L'auteur nous y fait assister à un banquet fan- taisiste, où se trouvent réunis : un chevalier, accompagnant une « demoiselle de haut lignage », un clerc savant, avec une fraîche « nonne»,, un moine avec sa béguine, ainsi qu'un curé dont la maîtresse est une femme mariée. Après avoir bien

(1) Boendaele, Niwe Doclrinael (v. 1723 et suiv.).

LE PECHE AU MOYEN AGE

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mangé, et bu davantage, après avoir chanté des « bourdes », chacun émet des vœux, car, re-

H

Fig. 41. Le péché sous la forme d'une bête. La Pa- resse (L'âne) (Imperatoris Justiniani Institutiones. Ms.du xme siècle). Bibliothèque de Gand.

marque judicieusement le poète, « personne n'est content de son état, ni de sa fortune ! »

158 PÉCHÉS PRIMITIFS

Le chevalier parle d'abord :

Je wenschene ter stonde,

Om voghelen ende om honde

Om wapene ende om peert...

Met vrouwen ende om vrome knechten,

Vlieghen, jaghen met winden

Tornieren, joesten, vechten...

Je me souhaite à l'instant même, des faucons et des chiens de chasse ; Je veux des armes de prix et des che- vaux, — un ménage luxueux avec de nombreuses femmes ainsi que des varlets valeureux, chasser au faucon et au lévrier, je veux me battre à la guerre et aux tournois.

Et une vie si édifiante, si bien remplie, devait naturellement se terminer par une place digne de son rang au paradis :

Ende na die leste stonde Te varen in hemelryc.

La jeune fille, de son roté, aspire aux hommages; elle veut :

Danser et monter à cheval, Chasser au faucon et aux chiens Jouer du hautbois et de la cornemuse.

Dansen ende reyen Vlieghen ende jaghen Pipen ende scalmeyen...

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 159

Puis (le plus tard possible) mourir entre les bras de son amant qui doit la suivre au tombeau.

Alors le clerc, regardant sa « frische » (fraîche) religieuse, souhaite abandonner pour elle ses études et tout son savoir :

Ende met u verteeren Myn goet, al mine jaren, Ghelt panden ende boeken...

(Il veut jouir, avec sa maîtresse, de ses belles années, dé- penser tout son bien, même emprunter sur ses livres).

De son côté, la nonnette s'écrie : « Par le Dieu tout-puissant, je veux tout ce que désire mon amant » :

le wille den liule mijn Ende mijn nonne-ghewant Ende cloester altemale In gloede ware verbrant...

(Je souhaite de tout mon cœur que mon costume de reli- gieuse et tous les couvents, jusqu'au dernier, soient brûlés et réduits en cendres ,pour toujours festoyer comme au- jourd'hui).

Le moine, qui regarde en riant sa béguine, souhaite, lui aussi, d'avoir tous les jours en abon- dance des mets succulents et des vins généreux.

160 PÉCHÉS PRIMITIFS

Baden ende stoven Altoes ende banquetteren, Springhen, dansen en hoven Dobbelen goet verteren...

(Car il aime la bonne chère et les femmes et veut surtout de l'argent pour aller dans les bains et les étuves (1) ; ban- queter, jouer, parier, au risque de perdre sa fortune).

La béguine, plus gourmande, est prête à échanger son costume pour un festin comme celui-ci. Elle souhaite continuer à mener une vie joyeuse :

Ende met aile closterieren

vYel te sine ghemint...

Aise cen heilich kint...

Myn sonden hem verclaeren

Ende doen al haer bevel.

(Elle désire être au mieux avec tous les moines, qui se réjouissent avec elle et l'appellent « ma chère enfant ». Elle aime aussi à leur déclarer ses péchés et à accomplir tout ce qu'ils lui commandent comme pénitence).

Le curé de paroisse « de parochie pape », plus pratique, souhaite voir augmenter son casuel, en trafiquant mieux que jamais des sacrements, tels

(1) On sait que les bains et les étuves, ainsi que les jeux de paume, étaient assimilés, au Moyen âge, aux mauvais lieux. Il y avait trois sortes de bains, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes, et les troisièmes pour les deux sexes réunis.

LE PECHE AU MOYEN AGE

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Fig. 42, 43, 44. Les péchés sous les formes de brtes. Ij'orgueit (le cheval). La colère (le loup) et la luxure] (le porc). Imperatoris Justiian Institutiones (Ms. du xme siècle). Bibliothèque de Gand.

162 PÉCHÉS PRIMITIFS

([ue baptêmes, enterrements ou mariages. Il désire gagner davantage sur la cire et le suif :

Ende vêle cappelane

Te hebben onder mi

Als me niet en luste op te stane

Dat si mi hilden vri,

In't dopen, graven, ende trouwen.

Il lui faut aussi de nombreux chapelains, tou- jours prêts à le remplacer lorsqu'il ne lui plaît pas de se lever. Mais il spécifie cependant vouloir con- server pour lui seul la confession de ses parois- siennes.

Quant à la femme adultère, elle voue son mari « aux vers ». Elle préfère, dit-elle, aux laïques gros- siers et brutaux, la société plus policée des bons curés, toujours gras, aux paroles si onctueuses :

Met goeden papen vet Te hebben compaengie ; Si hebben warme eledere Ende sachte seden, Den vrouwen teder Eest grote salicheden...

(Car ils ont de si chauds vêtements, des mœurs si douces. Leur compagnie, ajoute-t-elle, est une grande bénédiction pour les tendres et sensibles petites femmes !...)

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 103

Jan Declerc, greffier de la ville d'Anvers, plus connu sous le nom de Boendaele, qui est celui du hameau près de Tervueren il naquit, écrivit en 1345 un « Dietsche Doctrinale ofte spieghel der Sonden » [Le Doctrinal flamand ou Miroir des péchés) qui constitue un document encore plus précieux pour le sujet qui nous occupe.

L'écrivain, se mettant au-dessus de toute con- sidération personnelle, fait un tableau très impar- tial des mœurs répréhensibles du xive siècle. Il cloue au pilori les clercs comme les laïques, car tous, dit-il, s'adonnent au péché. Les uns comme les autres ont soif d'honneurs et d'argent ; ils exploitent leurs situations élevées pour accumuler des trésors simoniaques; les prêtres vendent leur influence pour extorquer des cadeaux importants, ou bien ils trafiquent sans honte des indulgences. De 1ère dénonce sans crainte les prélats cou- pables, les magistrats et les juges prévaricateurs. Il critique aussi les pèlerinages, qui souvent dégé- nèrent en saturnales éhontées, et se moque sur- tout du culte idolâtre que les dévots rendent aux images soi-disant miraculeuses.

Daer ic begrippe die sotten riesen Die een stom beld also verkiesen Ende aenbidden voor onsen Heer Gods. (Ceux qui sottement choisissent une statue stupide, et l'im- plorent directement comme si c'était iSotre-Seigneur Dieu).

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Il met surtout ses lecteurs en garde contre les diverses formes du péché de luxure qu'il énumère :

ÎVeemin, den eersten noem hic soe, Int latin Fornicacio. Adulterium die ander sie Incestus die derde soe comter ti, Peccatum contra naturam Geen sonde maeckt God so grain ; Die vijfte hierna heet stuprum En die sesde heet Raptum... (1)

(Je nommerai d'abord l'amour charnel, en latin Forni- cacio, — Adulterium est la seconde, Incestus la troi- sième, — Peccatum contra naturam, Aucun péché ne met Dieu plus en colère, la cinquième se nomme Stuprum, Et la sixième Raptum...).

Le péché de gourmandise fut plus que jamais en hon eur aux xme et xive siècles. Les fêtes civiles et religieuses servaient de prétextes aux ripailles (bras partyen) les plus truculentes et les plus prolongées.

Un naïf et dévot proverbe flamand n'assure-t-il pas que :

(1) Jan De Clerc, Dietsche Doctrinael ofte spieghel der sonden. Manuscrit 18642 du fonds Van Hulthem (Bibl. royale, Bruxelles). Voir aussi Pu. Blommaert, Oudvlaems- che Gedichlen der XIe, XIIe, XIIIe en XIVe eeuwen, Gand, 1851, p. 86.

LE PECHE AU MOYEN AGE

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Die eet wel Bid wel !

(Celui qui mange bien, prie bien !)

Les excès gastronomiques des Belges, qui, d'après M. E. Baie, valurent à la Flandre « une notoriété que les autres nations n'acquirent que

Fig. 45. Le péché dans les. couvents mixtes. (Livre d'Heures. Ms.du xive siècle). Musée Britanique.

par leurs vertus », se retrouvent presqu'à chaque page de son histoire.

"\ illani, en décrivant la bataille de Groeninghe qui fut si fatale à la noblesse française, appelle les Flamands des Conigli pieni de burro. Connaissant leur gourmandise, les condottieri dirent au Conné- table : « Les Flamands sont de grands mangeurs ;

1GG PÉCHÉS PRIMITIFS

ils ont l'habitude de manger et de boire toute la journée; en les tracassant et en les tenant à jeun, ils ne sauront résister et quitteront bientôt leurs rangs pour aller se rafraîchir. »

Les Brugeois dans les bruyères de Beverhout. parlant par expérience, donnèrent plus tard le même conseil à leur comte, quand ils se mesurè- rent avec les « Kwaden » (les mauvais), c'est-à- dire les Tisserands gantois.

S'il faut en croire Froissart, la veille de la tuerie de Roosebeke, c'est encore à un magnifique souper que Philippe von Artevelde invita ses ca- pitaines et leur promit d'emmener à Gand le roi de France, « pour lui apprendre à parler le fla- mand ».

Le gourmand Wenceslas, qui donna des* fêtes mémorables à Bruxelles, se fit suivre à la bataille de Basweiler (1371) d'une légion de valets por- tant des pâtés et des flacons, tandis qu'un simple bourgeois, Yoens, Chef des Gantois, en mission pour sceller entre les communes de la Flandre une nouvelle alliance, assiste, en compagnie des joyeuses demoiselles de la ville de Damme, à un banquet si copieux que, gavé de nourritures et de luxures, il meurt la nuit suivante, victime de ses péchés favoris.

Bruxelles, comme Bruges, Gand et Damme, méritait alors la réputation d'une véritable ville

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE lf>7

de plaisir. « On y menait la vie plantureuse qui convient encore si bien aux vrais bourgeois fla- mands. » Le poète Eustache Deschamps, qui demeura dans la capitale de la Belgique actuelle entre les années 1380 et 1383, lui consacra ce ron- deau, où il regrette si amèrement les aimables péchés, ou « déliz » qu'il eut le plaisir d'y com- mettre :

Adieu, beauté, liesse, tous deliz, Chanter, dancer et tous esbatemens ! Cent mille foys à vous me recommans. Brusselle, adieu les bains sont jolys (1), Les estuves, les fillettes plaisans ! Adieu, beauté liesse et tous déliz ! Belles chambres, vins de Rhin, molz liz, Coussins, plouviers et capons, et fesans, Compaignie douce et courtoises gens, Adieu, beauté, liesse et tous déliz.

Tous les moralistes flamands s'élevèrent vaine- ment contre cette gourmandise générale, contre cette vie grasse et plantureuse, contre cet amour

(1) Nous avons vu que les bains et les étuves étaient assi- milés aux bordels et autres mauvais lieux. Il existe un poème aussi curieux que rare : « De Stove >>, (L'Etuve), par Jean van den Dale, publié pour la première fois à Bruxelles, en 1528, et porté sur l'index de Philippe II. Il est consacré aux péchés et excès qui se commettaient dans les bains et les étuves en Flandre.

168 PÉCHÉS PRIMITIFS

•fies plaisirs de la table, cet abus des bains et des étuves, se commettaient, selon eux, tant de péchés mortels de toutes natures :

Nu ghesoden, nu ghebraden, Nu pasteijiden, tarten, nu vladen, Nu maleviseije, nu bier, nu wijn Nu ghinghebaers of specie fijn (1).

(Viandes les plus rares, tantôt rôties tantôt bouillies ; pâtés, flans, malvoisie, bière, vin, gingembre, épices fines, on ne songe qu'à la mangeaille, qui gonfle les ventres et fait déborder les chairs),

« Il mourait alors, ajoute Jan de Weert, dans son Leken Spieghel, plus de gens de trop manger ' et de trop boire, que de faim. »

A une réunion de quatre cents Dominicains à Anvers, ces religieux gourmands consommèrent : « 2.500 livres de pain, 4 aimes et 24 quarts de vin ; 2 tonnes de bière, 4 porcs, 6 moutons, 203 pou- lets, 821. faisans, 24 perdreaux (on n'avait pu en trouver davantage), 170 couples de pigeons, 12 hé- rons, sans compter les pâtés de viande et 400 pe- tits gâteaux aux raisins (2). »

Les chroniques si précieuses de Le Muisit, qui signe T « humble abbé du monastère de Saint-

(1) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 1257 et suiv.).

(2) Mertens et Torfs, Geschiedenis van Antwerpen, t. III, p. 41.

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Martin à Toûrnay (1) », nous prouvent que les mœurs de la population wallonne de la Belgique actuelle ne valaient pas mieux que celles que nous avons vu déplorer par les moralistes fla- mands. Lui aussi constate le désordre qui régnait au commencement du xive siècle dans toutes les classes de la société. Il nous dépeint le peuple

Fie. 46. Supplice d'un damné. Tiré d'une estampe de P. Breujrhel le Vieux (xvie siècle).

abruti par le malheur;, tombé dans l'abîme de la dégradation et du vice, ayant perdu jusqu'au sen- timent de la dignité humaine, tandis qu'à côté de cette misère dont on ne peut se faire une idée s'étalent la licence et le luxe inouï des grands, qui semblaient poussés par le démon lui-même à une véritable fureur de jouissances à tout prix.

(1) Conservées à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Dép* des manuscrits).

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170 PÉCHÉS PRIMITIFS

Grâce à lui nous connaissons les tares et les vices du campagnard ou de l'artisan du Hainaut ; les fourberies et les prêts usuraires des marchands et des Juifs ; il prend à partie l'homme de guerre, car, dit-il, « son métier c'est le meurtre et la rapine ». Il ose l'appeler d'une façon satirique le cheval ou la monture du diable » :

Superbi militis, equi diaboli Hic illuc cursitant, féroces, valedi Virosque, bestia ubi reperiunt Nituntur rapere, vel interficiant.

Il stigmatise non moins durement les nobles et les patriciens. Il critique leur costume, leurs chausses si étroites qu'elles accusent les formes des cuisses et soulignent les parties déshonnêtes du corps. Il s'étonne que, chose plus damnable encore, la plupart des femmes prennent sans ver- gogne un grand plaisir à les voir, se présenter ainsi. Les dames, d'ailleurs, ne sont pas moins dé- vergondées dans leur mise : elles portent des robes si serrées et si bien collées à leurs corps qu'elles paraissent nues comme des bêtes. Avec cela, outrageusement décolletées, de faux che- veux sur le front, elles posent sur leur tête ces affreuses coiffures à cornes qui font songer aux démons de l'enfer. Ainsi attifées, elles troublent

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par leurs caquets les sermons, les offices, et même les funérailles, en provoquant les hommes par leurs gestes, leurs rires et leurs œillades dépla- cées. Quant aux autres inventions nouvelles : chansons licencieuses, jeux et danses déshonnêtes, il préfère les passer sous silence, « car cela l'en- traînerait trop loin ».

Aussi le pieux aLbc trouve-t-il tout naturel que de si nombreux péchés finirent par attirer sur le monde la colère divine. Celle-ci se manifesta sous la forme d'une effroyable peste en 1349. Le fléau fit oublier par son horreur tous les maux passés et présents. Comme par miracle, dit le Muisit, le Péché s'en trouva pour un temps vaincu. Les hommes renoncent à l'ivrognerie, à la débaurhe, aux blasphèmes, aux jeux de hasard et à leurs pires défauts. On se hâtait partout de faire bénir par l'Eglise les liens illégitimes ; tous, tant les hommes que les femmes, deviennent des petits saints.

« Par un effet de la grâce divine, les hommes abandonnent leurs vêtements immodestes, les femmes déposent leurs cornes et leurs haucettes (?) Les hommes cessèrent de jurer par les saints noms de«Jésus-Christ, de la Passion, de la Vierge Marie, et de tous les Saints. On n'entendit plus parler de jeux de dés, plus de danses et de chan- sons déshonnêtes. Les désordres et querelles pu»

172 PÉCHÉS PRIMITIF?

bliques si communes entre les deux sexes avaient, disparu ; on faisait des pénitences publiques, et chacun, oubliant ses rancunes personnelles, se réconciliait avec ses ennemis. Oui, ajoute le chro- niqueur véridique, « cela s'est vu à Tournay, que le Seigneur fasse à ses habitants la grâce de persé- vérer ! »

Ces pénitences publiques consistaient surtout en flagellations cruelles. Des Fustigeants, venus de diverses contrées, « marchaient d'un pas ca- dencé et chantaient des cantiques chacun selon leur idiome ; les Flamands en flamand, les Bra- bançons en teutonique et les Français en fran- çais )>. Ils étaient nus, ou presque nus, et se fla- gellaient jusqu'au sang à l'aide de fouets à trois nœuds, garnis de pointes de fer acérées. Ils vou- laient par leurs coups racheter tous les péchés et aussi détruire les ennemis du Christ. Ces ennemis, naturellement, c'étaient les Juifs, qu'on accusait d'usure, parce qu'ils étaient riches, et de magie diabolique, parce qu'ils pratiquaient l'hygiène et parfois la médecine.

Ils furent rendus responsables de l'épidémie, car on assurait qu'ils empoisonnaient les fontaines et qu'ils pratiquaient l'envoûtement . de leurs ennemis. Les tortures les plus atroces leur firent bientôt avouer mille péchés imaginaires et parmi €eux-ci, le plus affreux, le plus grand de tous, la

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profanation d'une hostie consacrée qui, percée de coups de couteau, laissait couler le sang divin. I ne curieuse miniature du manuscrit nous montre la punition des Juifs de Bruxelles, brûlés jusqu'au dernier en place publique, dans des

Fie 47. Le péché dans la guerre des classes. Le seigneur (le chat) assiégé par le peuple qui se venge (les rats). Livre d'Heures du xive siècle. (Musée Britannique).

fosses profondes le bourreau les précipite aux applaudissements de la foule.

Vingt- cinq mille personnes périrent de la peste dans la seule ville de Tournai, des familles entières disparurent. Le Muisit remarque, chose étrange de la part d'un abbé, que le clergé ne se mit pas en peine de conjurer les ravages de l'épidémie et cela parce qu'il y faisait bien ses affaires. Il déplore et décrit avec maints détails les scandales du monde

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174 PÉCHÉS PRIMITIFS

ecclésiastique de Tournai et finit par constater que « le prêtre a les ouailles qu'il mérite ! »

Nous voilà bien loin de la belle devise de Yan der Lore qui, dans sa « Pucelle de Gand » (de Maghet van Ghent), s'écrie :

Suver leven ende vri

Gaet voer goût, voer dierbaer stenc !

(Vivre pur et libre, vaut mieux que l'or et les pierres les

plus précieuses).

Dans son Jari s Teestye, le poète Boendaele nous dépeint lui aussi la vie mauvaise des ecclésias- tiques de son temps. Il nous montre les hauts prélats flamands, s'enfonçant chaque jour davan- tage dans le péché et le vice (1).

« Ils pratiquent l'usure ; ils vendent de tout ; ils courent de taverne en taverne, dansent, vont au bal. Ils jouent à des jeux frivoles, font des paris et blasphèment à qui mieux mieux.

« Ce n'est pas à l'église qu'ils restent le plus longtemps, mais l'on boit, l'on séduit les femmes, qu'eux, les pasteurs, entraînent au péché. Ils vont aussi à la chasse, et après, fatigués, ils ronflent dans leurs stalles pendant les saints offices, laissant chanter et s'égosiller à leur place leurs vicaires et leurs chapelains. Dans les cou-

(1) Jans Teestye, cite dans Van deh Kindere, p. 332.

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vents de femmes, les abbés et les abbesses font bonne chère (et le reste), tandis que les simples moines doivent se contenter d'un œuf, ou « d'un sale hareng » ( en smerigen haring), arrosé de mauvaise bière, alors que Ton sait que les abbés ont leurs caves pleines d'excellent vin du Rhin. »

Ruysbroeck (l'Admirable) ne parle pas autre- ment de leurs péchés. « Ce sont les disciples de Judas qui gouvernent l'église (1)... Jésus voya- geait sur une ânesse ; aujourd'hui les abbés visi- tent leurs gens à la tête de quarante chevaux. Pour absoudre les péchés, ils réclament de l'ar- gent ; le riche seul peut, sans danger, servir le diable toute l'année... Un usurier vient-il à mourir : s'il le demande, on l'enterrera devant l'autel... Ainsi chacun a ce qu'il désire : le diable a l'âme, l'évêque l'argent, et le fou ses courtes jouissances (2). »

Les nonnes, dit encore Ruysbroeck, dans ses Van Seven Sloten, ne songent qu'à leurs toilettes : « Au lieu de couleurs noires ou grises, elles choi- sissent des nuances éclatantes bleues, vertes et rouges... les unes font leurs robes si amples qu'on en pourrait tailler trois en une seule, les autres si

(1) 12 Beghinen, cité dans Van der Kindere, p. 332.

(2) Ruysbroeek, Expositie van den Tabernacule, cité par Van der Kindere, p. 333.

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étroites qu'elles semblent nues et leurs jupes collées à leur corps. Parfois, le jupon de dessous est si court qu'il ne descend que jusqu'aux ge- noux, parfois il est si long qu'elles doivent le re- trousser, pour qu'il ne traîne pas dans la boue. A leur ceinture pend tout un clinquant d'argent, de sorte que la nonne s'en va résonnant comme une poule, à laquelle on aurait attaché une sonnette... Aussi tout ce qui émane d'elles est un poison qui plaît au diable, et c'est lui qui les servira éternel- lement dans les appartements impurs de l'enfer! »

<( Les ménages irréguliers des prêtres, dit l'auteur du Nïwe doctrinael, sont dans l'ordre. Ils élèvent leurs bâtards et les marient richement. Plus d'un ne se contente pas d'un ménage, ni d'une femme, ni de deux ni de trois. Ils ne se privent d'aucune, fût-ce de leur propre nièce. »

Quant aux moines, eux aussi se conduisaient de manière à exercer la verve satirique des con- teurs. Dans le fabliau intitulé Vcn den Monich, (du Moine), un religieux a mis à mal une jeune fille et il appelle le diable à son secours, pour le tirer d'affaire ; mais le malin lui joue un tour (sca- tologique) que l'on ne peut essayer de présenter au lecteur, même à mots couverts, la crudité du Moyen âge étant parfois par trop grossière (j).

(1) L. VAN DER KlNDERE, Op. Cit., p. 337.

LE PKCIÎE AU MOYEN AGE

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La gourmandise et l'ivrognerie des religieux étaient proverbiales. Ruysbroeck raconte l'histoire de trois moines qui, pour satisfaire leurs péchés favoris, furent entraînés aux plus coupables excès. Deux d'entre eux étant morts par accident, ils

Fig. 48. Un évêque gourmand pile avec sa crosse un mets délectable. (Psautier du xive siècle. Musée Britannique).

apparaissent au survivant et lui révèlent qu'ils sont damnés. Ayant demandé quelle était leur peine, l'un des maudits « laisse tomber une goutte de sueur sur un candélabre en cuivre qui se trou- vait là, et qui, en un instant, fut fondu.. .Et telle fut, ajoute le poète, la mauvaise odeur, que les moines durent pendant trois jours quitter le couvent » (1).

(1) Van Otterloo, John Ruysbroek, p. 358.

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Les monastères mixtes étaient nombreux en Flandre. Parmi les principaux, on cite l'abbaye des Prémontrés de Saint-Nicolas, à Furnes.

Mais là, comme ailleurs, et malgré les précau- tions prises, le désordre était extrême. Dès le xme siècle, on se vit forcé de transporter les sœurs dans un bâtiment séparé (1).

Les béguines et leurs confesseurs commet- taient des « actes abominables et énormes (2) » ; les moines et les frères convers se livraient dans les couvents à de véritables combats (3), tandis cfue dans les retraites de femmes, la discorde était perpétuelle.

Ecoutons le témoignage d'un contemporain, Louis van Velthem, prêtre lui-même, qui, sans songer à se poser en réformateur, expose naïve- ment la situation :

« Le peuple déteste les religieux. On commence à se dire : Jusqu'à quand supporterons-nous les péchés et les méfaits de ces bêtes avides, qui vi- vent ici comme des loups ? Sus ! Il est temps.

(1) Chronicon et Cartularium Abb. S. yicolai Furneiisis, publié par la Société d'Emulation, p. 7 et suiv.

(2) Codex Dunensis, p. 375. Voir aussi sur les couvents de femmes la pièce : « Een scone exempel », Belg. Mus., I, 326.

(3) « Ab excommunicatione quam injiciendo manus vio- lentas invicem in se ipsos fréquenter incurrunt. * Codex Dunensis, n. XXIV, p. 35.

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Leur habit fait leur seule puissance. Ils devraient nous protéger, ils ne font que nous exploiter ! »

Van Maerlant n'avait-il pas dit déjà que « le bonheur des laïcs faisait pleurer les clercs, et que les prêtres étaient joyeux quand la mort enlevait quelqu'un, car, disaient -ils, n'était-ce pas un ennemi de moins ? »

Comme l'a si bien fait remarquer Van der Kin- dere : « Au milieu de ces incohérences, dans cette société si profondément imbue du sentiment religieux, mais au fond de laquelle grondait la révolte, il fallait essayer une réforme au sein même de l'Eglise. » C'est en s'emparant de cette idée féconde que François d'Assise et Dominique de Gusman, pour combattre le Péché, créèrent de nouveaux ordres mendiants, Franciscains et Dominicains dont la fortune devait être écla- tante.

« La milice nouvelle se mit à parler aux fidèles la langue qu'ils comprenaient ; elle exalta l'idéal de la piété vraie : faisant elle-même profession de ne rien posséder, elle pouvait sans inconséquence célébrer le renoncement aux choses terrestres et mettre au-dessus de tout l'amour pur, l'amour céleste.

« A cet appel, la foule ne résista point, elle fut conquise d'un trait comme d'une passion victo- rieuse, elle se donna tout entière : au lieu de pré-

180 PÉCHÉS PRIMITIFS

lats avides, vaniteux, grassement dotés, grasse- ment nourris, elle voyait avec ravissement des hommes simples, vêtus comme les plus pauvres, sévères pour eux-mêmes, charitables pour autrui, partageant avec les petits leurs joies et leurs misères, et, sous l'influence de la flamme ardente qui animait leurs discours, elle se sentait comme anoblie (1). »

C'est dans la seconde moitié du xme siècle que ces ordres mendiants s'établissent en Flandre ; ils s'emparent du confessionnal, des chaires, de renseignement. Alliés à la plèbe, confondus avec elle, ils prennent pied dans la famille, dans la cité. Les comptes des grandes villes flamandes ne les oublient pas : on leur fait des aumônes, on leur donne des pitances petansen ») dans les jours difficiles; on voit figurer souvent parmi ces dons des tonneaux de harengs. On leur fait dire des messes, on subsidie leurs écoles.

En échange, les moines sont les fidèles compa- gnons du peuple. Ils sont avec les Flamands, quand ceux-ci se rebellent contre le roi de France, ou bien contre le comte. Bravant les excommuni- cations du pape, ils marchent avec les Gantois dans tous leurs combats. Ils sont à la bataille de Courtrai ; à Beverhoutsveld, avec Philippe van

(1) L. VAN DER KlNDERE, Op. Cil., p. 353.

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Artevelde ; ils seront aux batailles de Roosebeke, d'Audenarde et de Termonde...

« Quand l'interdit pèse sur la Flandre et que les cérémonies du culte sont suspendues, ils conti- nuent à dire les offices et calment les inquiétudes. Ils inspirent une telle confiance que, dans les

Fig. 49. Le péché puni. Le tyran (le chien) est conduit au gibet par le peuple (les lièvres). Livre d'Heures du xive siècle. (Musée Britannique).

périodes critiques, c'est dans leurs couvents que l'on dépose les chers privilèges, les précieuses chartes de la Cité (1). »

Cet âge d'or ne fut hélas pas de longue durée. Le diable et les péchés étaient aux aguets pour perdre ces moines révolutionnaires. Leurs que- relles avec les prêtres séculiers et les chapitres firent bientôt scandale. N'ayant rien en propre,

(1) L. Vanderkindere, op. cit., p. 357.

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forcés de vivre d'aumônes, ils étaient entraînés à flatter les gens pour en obtenir des dons. ta Pour de l'argent, dit le curé Van Velthem, ils absolvent tous les péchés : un voleur, un assassin, un usurier, un ravisseur de jeunes filles, un adultère est sûr de son pardon, s'il a de quoi leur donner ». Et il ajoute : « Flatterie, haine et bassesse ; hypocrisie et médisance, voilà par le démon les tient. »

Ruysbroeck n'est pas moins sévère pour eux. « Ils cherchent la laine plus que l'agneau ; avides et oisifs, rien ne peut les satisfaire ; blé, œufs, fromage, argent, ils prennent tout ; on leur donne à contre-cœur, mais peu leur importe... Un homme riche est-il malade, deux frères s'en vont le circonvenir. D'autres visitent ses filles, ce qui est un grand scandale... » Cet état de choses s'ex- plique d'ailleurs aisément quand on songe que c'étaient des hommes grossiers et peu éclairés, chez qui le diable et les sens devaient prendre rapidement le dessus, trouvant sa dernière expression dans la débauche et dans le vice.

Même chez des moines plus instruits, comme les frères du libre Esprit, dans le Brabant, par exemple, parmi lesquels se trouvaient des femmes, telle la fameuse Bloemardine (Marie Blomard de Valenciennes), on confondit trop souvent l'amour charnel avec l'amour divin.

Plus répréhensibles encore furent à Bruxelles,

LE PÉCHÉ AU MOYEN-AGE 183

vers la fin du siècle, les hommes dits de l'intelli- gence [Hommes intelligentiae) qui, s'il faut en croire les chroniqueurs, vivaient dans une abo- minable promiscuité ; les deux sexes ne reculant devant aucune souillure, prétendant avoir dé- couvert les moyens les plus raffinés de pécher.

Dans leurs sacrifices infâmes, ils osaient se montrer dans un état de nudité complète. »

Selon ces hérésiarques spécieux : « les vœux de pénitence, de chasteté, de virginité, n'aboutissent qu'au triomphe de l'hypocrisie. Ne vaut-il pas mieux alors répudier un idéal mensonger ; rejeter le jeûne et les mortifications inutiles et enlever à la virginité sa prétendue auréole ? Les actes nécessaires de la vie, même les plus répugnants, ne peuvent entraîner ni mérite ni démérite. Dieu est partout, donc il est dans la pierre, comme dans les parties sexuelles de l'homme et de la femme ; dans l'enfer, comme dans l'Eucharistie. » Ils ajoutaient que « le pain ordinaire et le pain de la cène peuvent également nourrir les porcs. » Ils disaient encore : « Si aux deux extrémités de l'autel ont lieu, d'une part, la consécration de l'hostie, et de l'autre l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, ces deux actes ont identiquement la même valeur. » Maximes choquantes, mais qu'il y a lieu de rappeler, puisque nous évoquons les péchés d'une époque.

184 PÉCHÉS PRIMITIFS

Comme on le voit, la Flandre, au xive siècle, était déjà mûre pour la Réforme. Boendaele semble même l'avoir prévue, lorsqu'il s'écrie :

...hets gheseyt van ouden daghen Dat men noch sal die Papen jaghen En die kerke doghen sal, En bi der Papen ghebreke al, So dat Paeus en Cardinale Bisscoppen en't paepscap altemale Haer crunen selen decken doer den vaer En hen berghen hier en daer Ofte't foie soudse verslaen.

(Jans Teesteye, v. 3682 et suiv.).

« Il a été dit depuis longtemps,

Que l'on finira par chasser le clergé,

Et que l'Eglise en souffrira

Par ra faute même du prêtre ;

Si bien que papes et cardinaux

Les évêques et la moinaille toute entière,

Cacheront bientôt, pleins d'effroi, leur tonsure,

Et chercheront de toutes parts à se cacher

Pour que le peuple ne les assomme pas. »

Dans les autres pays, à Rome notamment, le clergé, certains papes mêmes, donnaient l'exemple de tous les péchés.

L'avarice et la cruauté de Boniface VIII sont proverbiales. La colère et l'envie rongeaient son cœur et ce n'est pas sans raisons que Dante mit

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ce pontife parmi les damnés de son Enfer. On sait que ce pape, craignant le retour au pouvoir de Célestin V, son prédécesseur, qui par humilité chrétienne avait abdiqué après cinq mois de règne, le fit incarcérer, et que cette innocente victime de son envie mourut en prison, empoisonné selon les uns, après des traitements odieux selon les autres. Ce qui n'empêche pas Boniface de

Fig. 50. - Le péché dans la guerre des classes. Le saigneur armé poursuit l'homme nu (le peuple). Ms. duxvxe siècle (Bibliothèque de Cambrai).

rendre justice à son ennemi mort : poussé peut- être par le remords, il le fit canoniser sous son pontificat.

Ce fut son avarice qui le poussa à créer les Jubilés, qui produiront cette véritable marée d'or, affluant de toutes les contrées chrétiennes pour venir s'accumuler dans les coffres de son palais papal. Mais ces excès de pouvoir, ces ri- chesses immenses amenèrent une réaction ; et

186 PÉCHÉS PRIMITIFS

l'orgueil de Boniface fut abaissé par cette France même, qui jusqu'alors avait été favorisée par la papauté.

Ce fut Philippe le Bel qui secoua le joug sacer- dotal. Il affirma que les princes ne courberaient plus la tête devant les pontifes romains et que le clergé obéirait à ses lois. Il alla même jusqu'à con- fisquer la papauté au profit de la France, en éta- blissant Boniface à Avignon, recommençant ainsi une nouvelle « captivité de Babylone ».

Ce fut encore un pape. Clément V, qui pousse Philippe le Bel à accuser les Templiers de crime* imaginaires, et à les faire condamner aux plus affreux supplices, pour pouvoir s'emparer de leurs immenses richesses.

Partout la rapacité des ecclésiastiques indi- gnait même les souverains les plus pieux. En 1252, Blanche de Ca,stille, la dévote femme de Louis VIII, alors régente, avait appris que le chapitre de Paris retenait dans ses prisons du cloître de Notre-Dame de nombreux paysans originaires de Chatenay, qui n'avaient pu payer leurs fermages. Ils s'y trouvaient avec femmes et enfants, entassés sans air et sans nourriture. et mouraient tous les jours en grand nombre.

La souveraine crut devoir intervenir et fit des remontrances au chapitre qui, insolemment, lui répondit : « Nous sommes maîtres chez nous,

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la royauté n'a rien à voir avec la juridiction de l'Eglise I »

Quoique vieille, Blanche de Castille se leva de son fauteuil et, outrée de colère, commanda aux gentilshommes de sa Cour de la suivre ; puis, frappant de son bâton la porte de la prison, elle la fit enfoncer sans retard. « Alors, dit le chroni- queur Lachaise, on vit sortir des souterrains des femmes et des enfants hâves, défigurés, presque morts, qui tombèrent aux pieds de leur bienfai- trice, en demandant la continuation de sa pro- tection, car, disaient-ils, la vengeance du clergé leur aurait coûté cher par la suite. »

Et pourtant, cette reine très catholique, qui brava à cette occasion la colère ecclésiastique, et nie me 1 excommunication, ne fut pas sans re- proches. On connaît ses amours adultères et sa- crilèges avec Romain Bonaventure, cardinal de Saint -Ange et légat du pape Honoré III. Envoyé à Paris pour entraîner le roi Louis VIII dans une nouvelle guerre contre les Albigeois, il prit le parti de séduire la reine, la vraie maîtresse de la France, pour mieux arriver à ses fins.

On sait combien cette guerre cruelle fut fertile en péchés de toutes sortes. Massacres, parjures et trahisons. On se souvient que la ville d'Avignon ayant eu confiance en la parole royale.se rendit à la condition d'avoir la vie sauve et, qu'au mépris du

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serment royal, on vit tous ses habitants passés au fil de l'épée. Un pauvre vieillard, à cause de sa religion, fut brûlé en grande pompe à Narbonne, donnant le triste spectacle d'un condamné à che- veux blancs, perclus, courbé, marchant à peine, entraîné au supplice et torturé de la façon la plus barbare.

Thibaut IV, comte de Champagne, qui devint roi de Navarre, obtint également les faveurs de la fière Espagnole. Elle l'aima même jusqu'au crime, car on dit que son amant hâta singulière- ment la mort de son mari, le père de saint Louis.

Philippe le Bel, qui fut un grand roi pour la France, en marchant résolument dans les voies de la politique moderne, n'en fut pas moins aussi un grand pécheur devant l'Eternel. Avide, cruel et rapace, sans foi ni scrupule, ce souverain faux monnayeur et voleur fit brûler un nombre im- mense d'hérétiques, dont le crime principal était de posséder des biens qu'il convoitait et qu'il faisait confisquer à son profit.

On connaît les désordres de sa Cour, les scan- dales erotiques de la Tour de Nesle, la conduite de sa femme et de ses filles ; de la trop célèbre Marguerite de Bourgogne, la reine Margot ; de Blanche, comtesse de la Marche, et de Jeanne, qui toutes donnèrent l'exemple du libertinage le plus éhonté. Même après leur disgrâce, alors

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qu'elles étaient reléguées à l'abbaye de Maubuis- son, elles continuèrent leur vie déréglée. On sait leur fin tragique et les cruautés qui accompagnè- rent le châtiment de deux de leurs amants, les chevaliers Philippe et Gauthier d'Alnay qui, sur l'ordre du roi, furent écorchés vifs, châtrés, déca- pités, puis pendus par les aisselles à la fourche patibulaire (1).

Philippe le Bel fut surtout maudit par les Fla- mands, car il en fut l'adversaire le plus impi- toyable. Ils détestaient également Boniface VIII qui, aussi longtemps qu'il avait cru pouvoir s'en- tendre avec le roi de France, les ignora ou leur fut hostile. Mais lorsque la guerre éclata impla- cable entre les souverains de France et de Rome, tout changea. « On réveille Boniface, qui exulte lorsqu'on lui apprend le désastre sanglant de la bataille des Eperons d'or, près de Courtrai. Subi- tement, il se prend à aimer les Flamands, il les défend, il réclame la liberté de leur comte Gui de Dampierre... »

Mais cette sympathie tardive fut éphémère, car bientôt les papes, devenus les serviteurs delà

(1) Marguerite et Blanche eurent la tête rasée, et furent emprisonnées au château-fort des Andelys, puis au château Gaillard, elles endurèrent de longues souffrances. Louis le Hutin, devenu roi de France, y fit étouffer ou étouffa lui-même sa femme entre deux matelas.

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France, laissent plus que jamais la Flandre livrée sans contrôle spirituel à la rapacité et aux injus- tices du clergé (1).

Les clercs et les moines étaient privilégiés en tout. Des évoques étrangers étaient juges et pro- nonçaient souverainement lorsqu'il s'agissait de testaments, de mariages, de magie ou d'hérésies. Toujours, grâce à eux, les prêtres criminels étaient sauvés du châtiment qu'ils méritaient, dès qu'ils montraient leur tonsure ou prouvaient qu'ils étaient clercs. Les malfaiteurs laïques, connaissant ces prérogatives, se faisaient passer comme étant d'église. Les cathédrales et les cou- vents étaient devenus des refuges inviolables pour tous ceux qui se réclamaient du clergé. Les moines de Saint-Amand, à Gand, se servent du corps de leur saint patron comme d'un bouclier, pour garder un de leurs amis que les partisans de la France veulent saisir. Deux frères nommés Boc, condamnés à mort, se réfugient à l'église Sainte- Pharaïlde, en la même ville, et sont sauvés, grâce à une émeute provoquée par le clergé, qui préten- dait qu'ils étaient clercs et comme tels ne rele- vaient pas de la justice séculière. Les abus devin-

(1) Lotjis Vander kindere, Le siècle des Artesxlde, déjà cité. Voir aussi H. Pirenxe, Histoire de Belgique, t. III, p. 323-326, 331, 2.

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rent si criants, dès la fin du xme siècle, que les évêques durent sévir. Il fut décidé que clercs ou laïques seraient également punis ; a ces derniers un peu moins cependant, à cause de leur dignité.» Cette justice relative fut de courte durée car, dans une lettre épiscopale de 1419, l'abbé de

Fil. 51. Les péché de la femme. Satire delà coquetterie et du 'l'colletage exagéré des patriciennes. (Chroniques de Fioissart. Ms, du Musée Britannique, xve siècle).

Saint-Pierre, à Gand, fut autorisé à absoudre^ fji'ore religionis, les délits et crimes commis par des religieux, « pour une fois seulement », lorsqu'il s'agit de coups et blessures, du jeu de dés, ou de la fréquentation des « tavernes de bière ou de vin, des bains, des bordels, et autres mauvais lieux ». L'official de Tournai signale de son côté, en 1368, la conduite de certains criminels qui abu-

192 PÉCHÉS PRIMITIFS

sent du droit d'asile, en se réfugiant dans les églises, et y « passent la nuit avec des femmes de mauvaise vie, et n'en sortent que pour commettre de nouveaux méfaits (1) ».

La justice ecclésiastique maintint longtemps les brutalités des combats judiciaires. Il arrivait souvent qu'une des parties, craignant de perdre son procès en Flandre ou dans le Brabant, se hâtait de provoquer son ennemi devant l'évêque de Liège qui, heureux de présider au duel, excom- muniait celui qui refusait de se battre en champ clos.

Les affaires de mœurs étaient surtout, pour les juridictions synodales, des occasions précieuses d'extorquer de fortes sommes au profit de l'évêque, et cela malgré l'opinion des communes. Philippe le Bel, d'accord avec les papes, se pro- nonça vainement contre les tribunaux ecclésias- tiques lorsqu'il s'agissait d'affaires temporelles car, avec des témoins achetés et des juges préva- ricateurs, la personne la plus innocente était obligée de payer largement en Flandre pour se purger d'accusations fausses, ou de crimes ima- ginaires.

(1) « Minières et meretrices tam de die quam de noctu in ecclesiis retinendo ac recipiendi », 1368. Van Duyse, In- ventaire de Gond, 454. Voir Vander kindere, op. cit., p. 314.

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 193

Des individus sans qualité, sans garantie mo- rale, imputent aux meilleurs citoyens, même à leurs femmes, les crimes et les péchés les plus honteux: « super criminibus libidinis sive luxurii, fornicationis, adulterii, stupri, seu usurarum (1) ». Il suffit que deux d'entre eux fassent la même déclaration, pour que la dénonciation soit admise, et si, dans les sept jours, ils ne se hâtent pas de payer les lourdes amendes encourues, leurs noms sont proclamés publiquement dans les églises.

On devine les résultats de cette procédure odieuse qui constituait un véritable chantage. Des scandales horribles, des haines sans fin, des homicides, en furent la conséquence. On cite l'exemple de plusieurs femmes mariées ainsi dénoncées ; l'une d'entre elles, affreusement mal- traitée par son mari, est vengée par ses frères qui tuent l'époux récalcitrant; bannis de Bruges, ils sont exécutés pour avoir rompu leur ban.

Le curieux tarif des amendes nous a été con- servé. Une simple promenade ou wandeling (la cri minai conversation des Anglais) ne coûtait que 3 sous et 1 denier ; mais un adultère coûtait !' livres. Les péchés les plus affreux avaient ainsi leur tarif ou prix fixes : les blasphèmes, les par- jures, les sacrilèges, l'usure, les fornications

(1) Inventaire des archives de Bruges, I, p. 222.

194 PÉCHÉS PRIMITIFS

de tous genres, la sodomie, l'adultère, les ma- riages clandestins, les viols, l'inceste, les sorti- lèges, l'hérésie, les combats dans les cimetières. 1 exploitation du vice dans les bordels, tout cela se rachetait, et la conscience redevenait libre et nette, lorsqu'on avait payé les amendes pres- crites.

Des prêtres simoniaques exploitaient les Fla- mands, depuis leur naissance jusqu'à leur mort. L'instruction était entre leurs mains. Ils font le commerce sans payer patente, clerici mercatores. Les promesses, les pardons et les indulgences vont à ceux qui donnent. Quant aux avares, c'est-à- dire ceux qui osent défendre leurs biens, l'excom- munication constitue une arme toujours prête. Quelques malheureux se sont permis de pécher dans un vivier appartenant à l'abbaye de Saint - Trond ; une bonne excommunication réprimera cet affreux péché (1). Il en est de même pour ceux qui ne délivrent pas les legs extorqués. L'auteur du Niewe Doctrinael écrit : « La simonie pénètre tout le clergé ; on ne donne jamais les bénéfices aux clercs pauvres, qui ont du mérite... Ne voit- on pas des curés faire eux-mêmes les testaments de leurs paroissiens malades et les obliger à le sceller de leur sceau avant de leur donner le sacre- Il) Cartulaire de Samt-Trond, I, p. 241-289.

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meut ? C'est ainsi, ajoute le poète, que les curés se font des rentes. »

Dans l'épopée animale du Renard, qui prit, croit-on, naissance en pays flamand, le poète populaire n'épargne pas les chefs de l'Eglise. « A Rome, dit Martin, un des personnages du deu- xième « Reinaert », il m'est facile d'obtenir l'abso- lution de tous les péchés. J'ai mon oncle Si- méon, il est puissant, il aide volontiers ceux qui sont généreux. » Puis plus loin, le même Martin, qui est clerc de l'évèque de Cambrai, s'engage à faire excommunier qui l'on voudra. « Car sa nièce a l'honneur d être la maîtresse d'un cardinal, et, grâce à elle, il obtient tout ce qu'il désire. »

Tous les moyens étaient bons, aux prêtres et aux moines, lorsqu'il s'agissait d'accroître leurs richesses. Saint Louis, roi de France, édifié par le récit qu'on lui avait fait de la vie austère et silen- cieuse des disciples de saint Benoit, en fit venir six et leur donna une maison avec jardin et vignes, sise à Gentilly. Ces Bénédictins, voyant de leurs fenêtres le vaste et beau palais de Vauvert, bâti par le roi Robert, en ce moment inhabité, songèrent aussitôt à se l'approprier. Dès ce jour, des esprits vinrent hanter le vieux château royal ; on y entendit la nuit des hurlements terrifiants ; on y voyait et entendait des spectres traînant des chaînes, et, plus terrible, un monstre vert avec

■V.'C, PÉCHÉS PRIMITIFS

une longue barbe blanche, moitié homme, moitié serpent, semblait toujours prêt à s'élancer sur les passants. Que faire d'un pareil château ? Les Bénédictins le demandèrent à saint Louis, qui le leur donna avec toutes ses terres et dépendances, en échange de leurs prières. Ce changement de propriétaire suffit pour mettre en fuite les reve- nants dont dès lors on n'entendit plus parler. Le nom d'enfer et du diable Vauvert resta seul attaché au nom de la rue, avait eu lieu tout ce ta- page diabolique, dont les moines surent profiter d'une façon plus habile qu'honnête.

Les rois les plus vertueux, dans leur lutte contre le Péché, se montrèrent non seulement cruels, mais même parfois licencieux. Saint Louis, malgré ses messes journalières, ses communions hebdo- madaires, malgré les coups de discipline qu'il se faisait donner par son confesseur ; malgré le ciliée qu'il portait pendant le carême, de enait intolérant et sanguinaire lorsqu'il s'agissait de frapper la luxure et tous ceux qui ne croyaient pas comme lui.

Le Sire de Joinville nous apprend, par exemple, dans ses mémoires, qu'au siège de Saint-Jean- d'Acre, en Syrie, Louis IX ayant défendu à ses capitaines d'avoir des relations charnelles avec des Vierges folles, qui s'étaient établies près du camp des croisés, un chevalier fut surpris avec

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52. Le péché dans les bains mixtes au Moyen âge. Fragment d'une gravure au burin du Maitre aux bandeiolles (xve siècle).

198 PÉCHÉS PRIMITIFS

1 une d'elles en posture inconvenante et que jus- tice sévère en fut faite.

On lui laissa le choix :

« Ou bien, que la ribaude avec laquelle il avoit esté trouvé, le mèneroit parmi l'ost (armée) en chemise et avec une corde liée au membre qui avoit pesché ; ou, s'il ne vouloit telle chose souf- frir, qu'il perdrait son cheval, son armure et har- nois et qu'il seroit chassé et fourbany de l'ost du ru y. »

Le chevalier, d'après Joinville, préféra perdre son armure et quitter l'armée plutôt que de se soumettre à la promenade humiliante.

Ce genre de châtiment, si peu décent, fut en usage en Belgique et y persista jusqu'au com- mencement du xvie siècle. Nous en avons la preuve par une miséricorde satirique (1) de l'église de Walcourt datant de 1531, qui nous montre un personnage en chemise qu'une femme entraîne en riant à sa suite, à l'aide d'une corde attachée au membre coupable, de la façon prescrite par Saint Louis.

La comtesse de Flandre, Marguerite, fut i»lus (ruelle. Ayant appris que son époux, Louis de

(1) Cette miséricorde se trouve reproduite plus loin. ii°% 81 : elle est empruntée à notre Genre satirique, fantas- tique et licencieux dans la sculpture, etc.. Jean Schemit. Pa- ris, rue Laffitte, 52, 1910.

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 199

Maie, qui était coutumier du fait, avait séduit en 1359, une demoiselle de bonne famille, elle attira celle-ci chez elle et lui fit couper le nez en sa pré- sence. Prise d'épouvantables convulsions, la malheureuse qui était enceinte des œuvres de son suborneur, succomba aussitôt en mettant au monde deux enfants qui ne survécurent pas à leur mère.

Les châtiments de l'ancien droit pénal flamand étaient plus terribles encore. Ceux, qui étaient coupables de viol, avaient la tête tranchée par le glaive, ou bien elle était « sciée au moyen d'une planche » (1).

Dans la grande charte de; Gantois, datant de 12^7 (2ï. nous voyons que les satyres de cette époque, et même leurs complices, passaient un mauvais quart d'heure lorsqu'ils osaient s'atta- quer à une patricienne :

Si la demoiselle avait résisté (pendant le viol) et crié: Au secours! la peine de mort était par- tagée par tous ceux qui, ayant entendu l'appel, n'étaient pas venus à la rescousse. « Les séducteurs qui n'usaient pas de violence, étaient simplement punis par la perte du nez ou des oreilles (si on les

(1) Voir Poullet, Ancien droit pénal, p. 249 et suiv.

(2) Archives de la ville de Gand. Voir à ce sujet notre Genre satirique dans la sculpture, etc., édition de 1910, pp. 59 à 62.

200 PÉCHÉS PRIMITIFS

surprenait) ou bien par le bannissement s'ils avaient réussi à prendre la fuite. »

Malgré la sévérité dont on usait envers les filles légères de ce temps, la prostitution avait pris un tel développement que les échevins, impuissants à enrayer le mal, durent se contenter de reléguer ribauds et ribaudes dans certains quartiers éloi- gnés de la ville. A Gand, ce fut le quartier malsain, souvent inondé, d'Outre-Escaut, « Overschelde », qui fut choisi. C'est que vivait toute une popu- lation spéciale, surveillée par un « roi des ribauds » qui était fonctionnaire de la ville. C'est aussi, que s'étaient établis les tavernes mal famées, les bains et les étuves, où, d'après les registres com- munaux « la morale éprouvait les plus scandaleux -et les plus terribles échecs ».

Despars, dans s.a Chronique de Flandre, nous -apprend que la fréquentation de ces mauvais lieux n'était pas sans danger, car en l'espace de dix mois, en 1379, « quatorze cents personnes furent cruellement blessées ou tuées dans des établissements de ce genre dans la seule ville de Gand, en y comprenant les environs. » (Il doit y avoir ici de l'exagération).

Des pièces officielles, conservées aux archives de Gand, nous ont transmis les noms de quelques enseignes de ce genre de maisons. Parmi celles-ci

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nous en avons trouvé de suggestives, qui méritent d'être rappelées.

Dans une plainte adressée par un curé de Gand à l'official de Saint-Baron, nous apprenons que dans un lupanar appelé « de Koekonte »( la vulve de vache), on entendait tous les soirs des bruits de

Fig. 53, 54, 55. Le péché dans la lutte pour la supério- rité des sexes. Malgré sa force, l'homme vaincu finit par demander grâce à genoux. (Sculptures de la cathédrale de Strasbourg).

querelles et de rixes. Une autre taverne mal famée intitulée « de Goud bloeme » (la fleur d'or) était mieux connue sous le nom significatif de So- doma (!) ; aussi les rixes et les injures adressées aux passants étaient intolérables.

D'après une autre enquête spirituelle, le Chien vert, le Chapeau vert, et bien d'autres établisse- ments de ce genre, étaient dans le même cas. Une rue de cette ville, probablement à cause de la

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PECHES PRIMITIFS

qualité des dames qui l'habitaient, s'appelait du nom ébouriffant de « Kontentast », ou tâte vulve ! Et notons que le nom de cette rue ne fut changé qu'au commencement du xixe siècle !

La loi était impitoyable pour les femmes lé- gères s'aventurant hors des quartiers de la ville qui leur avaient été assignés. Une ordonnance gantoise, du 6 janvier 1350, défend « à toute femme folle de son corps, de se promener vers le soir depuis les halles jusqu'au pont aux herbes, appelée alors « Veebrugghe »), sous peine de se voir enlever sa robe par le roi des ribauds qui, en cas de récidive, pouvait lui couper une oreille ». L'ordonnance du 14 juin de la même année mena- çait également de cette peine les courtisanes qui s'asseyaient à l'intérieur des remparts. « Binnen den vesten, up hare eene hoire ».

Les plus puissantes familles flamandes se vouaient des haines mortelles bien pires que les vengeances corses. Ces haines ou « Veeten » se transmettaient de générations en générations, féroces, implacables. A Bruges, ce sont les Gruut- huse et les Molenbeke ; à Louvain, les Colveren et les Blankaerde. A Bruxelles, une rivalité

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d'amour et le meurtre du chevalier Van der Noot déchaîne une suite de sanglantes représailles. A G and;, la querelle entre les Rym et les Alyn dure plus de vingt ans. A cause d'elle, un échevin est massacré dans une église. La « Veete » entre Mathieu de Saint-Bavon et Jan Bor)uut, un des

Fig. 56 et 57. Le péché chez les mimes et les musiciens. Leurs extrémités animales prouvent que leurs vices les ra- valent, malgré leurs formes séduisantes, au niveau de la brute. (Le Bestiaire de Strasbourg. Sculptures).

premiers personnages de la cité, donne lieu à de véritables batailles, laissant sur le terrain, de chaque côté, de nombreux tués et de blessés ; le comte de Flandre eut la plus grande peine à apaiser ces vengeances en 1306.

Les lois de la guerre étaient encore plus bar- bares. Des faits atroces fourmillent dans l'histoire df la Flandre. Le chroniqueur Olivier de Dix- mude trouve tout naturel que, pendant la lutte contre Louis de Maie, ses chevaliers s'étant avan-

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ces jusqu'aux portes de Gand, ils se soient amusés à couper le nez et les oreilles à d'inof- fensifs bourgeois.

En 1380, d'autres gentilshommes s'emparent sur la Lys de quarante barques, et renvoient les bateliers à Gand, après leur avoir fait trancher les mains et crever les yeux. Chaque rébellion, lors- qu'elle était étouffée, donnait lieu à une série d'exécutions l'on prodiguait les supplices. « Sohier Janssonne, un des compagnons de Zanne- quin, est promené nu dans les rues de Bruges, et brûlé d'un fer rouge à chaque carrefour, puis brisé sur la roue et décapité. Guillaume de Deken, ancien bourgmestre de la même ville, est attaché au pilori : on lui tranche les mains, on le roue, tandis que le lendemain on le fait écarteler par des chevaux (1). »

Les supplices édictés par la loi ordinaire ne sont pas moins révoltants. On abuse des verges sur les corps nus, on imprime un fer rouge sur les joues, on suspend par les pouces, on brise les jointures des bras ou des jambes, on perce la langue des blasphémateurs avec une alêne rougie, on opère les plus affreuses mutilations, on écar- telle, on brûle à petit feu dans une cage d'osier, ou bien on enferme les condamnés dans une chau-

(1) L. VAN DER Kl.NDERE, Op. Cit., p. 423.

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 205

dière pleine d'huile que l'on fait bouillir lente- ment. Les femmes adultères, d'autre part, sont enterrées vives, ou lapidées...

Les juges avaient toute latitude dans le choix du châtiment. Parfois ils s'ingénient à trouver des peines bizarres, presque comiques, consti- tuant surtout une humiliation pour les coupables. Dans les Bydragen tôt het oudvlaemsch StrafrechtT (contributions à l'ancien droit pénal flamand), Can- niert nous rappelle qu'en 1356, un luxurieux ayant voulu abuser d'une servante, fit choir la pâtisserie qu'elle portait ; on le condamne aussitôt à faire cuire sept pâtés semblables. Jean Waerloos, en 1354, ayant renversé, dans des circonstances ana- logues, le pot au lait de Lisbette Hontscoete, il devra, le jour de Pentecôte, se rendre à l'église de Sainte-Pharaïlde, portant suspendus à son cou deux vases pleins de lait, l'un devant, l'autre derrière. Une médisante sera forcée de faire, pieds nus et en jupon court, le tour de son voisi- nage, proclamant sa faute (1354). Des batailleurs, Jan Dorpman et Josse de Backere,sont condamnés à un pèlerinage à Tournai ; ils iront au marché aux tripes, s'agenouilleront devant l'étal le mieux fourni en viande de porc, puis, en guise de ré- conciliation, ils iront baiser le mufle d'une vache ! Après quoi, Jan achètera autant de boudins qu'ils pourront en consommer à deux, et Josse payera

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206 PÉCHÉS PRIMITIFS

la bière. Enfin, tous deux reviendront à Gand avec un morceau de boudin de porc cousu à leur cha- peron (1).

Le cochon, pourquoi ne l'appellerions-nous pas par son nom ? a toujours joué un rôle im- portant dans la vie populaire flamande. Nous avons vu la vogue de cet animal, qui symbo- lise les péchés de gourmandise, de luxure et de paresse ; il était dès les temps primitifs sacrifié aux dieux païens et faisait les frais de toutes les fêtes. On le voit prodigué dans toute la littérature fla- mande, si bien que l'on a pu dire que le mot « zwyn « ou » verken » (cochon), qui revient si sou- vent dans les « bourdes » et dans les fabliaux thiois même dans ceux librement imités de mo- dèles français. fait le fond de la langue des ha- bitants de la Flandre.

Lorsque, dans un poème amoureux du temps, un amant implore sa maîtresse, dont il vante les hautes vertus, le sympathique soupirant a soin de se nommer « een arem zwyn » (un pauvre co- chon), probablement pour mieux attendrir sa belle.

Le moraliste Boendaele, lui-même, compare ceux qui se livrent au péché d'orgueil à des pour-

(1) Cannaert, Bydragen tôt hel oudvlaemsche Strajrechl, p. 102.

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ceaux immondes. Et pour expliquer cette compa- raison, il se montre lui-même d'une rusticité abso- lument répugnante (1).

Les cochons vaguaient librement partout. Ils faisaient alors pour ainsi dire partie de la famille des artisans et des paysans flamands. On dut prendre des ordonnances pour empêcher leur circulation pendant certaines heures. Le règle- ment de Matines menace de confiscation ceux qui pénétreront dans les églises et les cimetières. On redoutait particulièrement, péché bizarre, que les barbiers leur jetassent le sang tiré à leurs clients (2)yet,dans cette crainte;les villes de Bruges et de Gand stipulent qu'un terrain spécial sera réservé au jet du précieux liquide.

L'épithète plus moderne de «vache » (Coe), n'est pas inconnue non plus. Dans un conte inti- tulé « t' Goede wyf maect den Goeden man » (La bonté de la femme fait celle du mari), l'époux jaloux se déguise pour éprouver la vertu de sa moitié et lui laisse un souvenir dont on devinera

(1) Dans ce passage que nous n'osons traduire, il parle des... ouvertures et des sécrétions les plus dégoûtantes de L'homme. Il les décrit et les énumère pour proclamer enfin que ses contemporains « sont plus infects que les plus sales pourceaux ».

(2) Gilliodts, Invent, des Archives (an. 1336), 424 (Cité par Vanderkindere) .

208 PÉCHÉS PRIMITIFS

la nature, lorsque Ton saura que celle-ci en ra- contant ses aventures, finit par s'écrier : « Hoe stoncti te nacht, die vule onreine coe! » (Comme il puait cette nuit,cette sale et dégoûtante vache !)

A cette époque, le Roman du Renard (1) jouissait d'une vogue si générale, tous les péchés étaient symbolisés par des animaux. Les vices des puissants : leur colère, leur envie, leur orgueil surtout, étaient personnifiés par le roi Noble, le Lion. Le Seigneur cruel et rapace, par Isengrin, le loup. Thibert, le chat, c'était le vil courtisan, non moins méchant, mais qui ajoutait à ses vices la fausseté et la trahison. Brun, l'ours, Cornard, le bélier, l'âne, le porc, tant d'autres encore, incarnaient les autres péchés, tandis que Reinart (le Goupil), qui symbolisa le peuple et pratiqua tous les péchés, berne tout le monde, grâce à sa ruse et à son astuce.

Dans l'art au Moyen âge, l'image du Péché prend une importance de plus en plus considérable Bestial et énorme, nous le voyons s'accouder sur les balustrades des tours de Notre-Dame à Paris, où, grimaçant d'un rire cruel, il semble se réjouir des vices et des crimes qui se commettent jus-

(1) D'après H. Pirenne, le roman de Renard aurait pris naissance en Flandre et aurait probablement été écrit par un Lillois.

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 209

qu'aux pieds du lieu saint. A Chartres, ce sont les sept vierges folles qui symbolisent les sept péchés capitaux, tandis qu'à l'église de la Chapelle à Bruxelles, ce sont des bêtes, surtout des porcs, représentant l'humanité coupable, qui sont sculp- tés sur la frise qui règne à l'extérieur du chœur. Partout, sous la forme de gargouilles hideuses ou grotesques, des monstres semblent vomir avec effort le péché ou l'ordure, sur le monde vicieux et méchant qui les entoure.

Familière et satirique, l'image du péché, sous toutes les formes, devient de plus en plus nom- breuse dans les lettrines et les encadrements de pages des manuscrits flamands. Ici, une truie, habillée à la dernière mode de Bruges, ou de Gand, se pavane juchée sur des échasses pour pa- raître plus grande (1), caricaturant ainsi le luxe et l'orgueil des bourgeoises ou des patriciennes ; là, des cochons, portant la robe du moine ou de l'abbé mitre, stigmatisent les péchés et les vices de la vie monacale. Des griffons ou des chevaux, dont les corps sont terminés par des bustes d'hommes d'armes, symbolisent les crimes des chevaliers et des soldats, tandis que des sirènes,

(1) Çig. 70 de notre Genre satirique (2e éd.). Ajoutons que cette truie, pour faire la satire des robes si décolletées d'alors, étale sans pudeur ses nombreuses mamelles.

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des singes, dans des poses risquées, personnifient

la luxure et les autres péchés qui ravalent l'homme au rang de la brute.

Déjà, les hùchiers ou les sculpteurs de stalles se permettent, sur leurs miséricordes et leurs par- closes, des satires mordantes de toutes les classes de la société. Nous y voyons défiler le seigneur puissant, mais brutal : le musulman, ce terrible ennemi de la chrétienté ; l'artisan goguenard et grossier ; la femme astucieuse et médisante ; les bateleurs et les courtisanes impudiques. Puis, c'esl le démon et les bêtes infernales, évoquant les craintes et les terreurs de l'au-delà. Des scènes de gourmandise et de luxure Stigmatisent encore d'autres péchés, que nous retrouvons aussi dans l'image des plaisanteries primitives, l'élément scatologique n'est pas toujours le plus répréhen- sible.

Cette floraison étrange, dont l'acre parfum blesse les Ames sensibles, constitue cependant une documentation précieuse, parce que réaliste et contemporaine. On y voit revivre et palpiter le cœur d'un peuple, et cela dans des manifestations folkloriques familières ignorées par l'historien. On y reconnaît jusqu'à l'apport des races qui for- mèrent les habitants de la Flandre. Dans les scènes de beuverie et d'ivresse, dans les rixes de cabaret, dans les combats terribles qui se livrent

LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 211

entre des hommes ou des bêtes monstrueuses^ s évoque le souvenir atavique des Germains en- vahisseurs de la Gaule primitive., dont nous avons signalé déjà l'intempérance, la rusticité et les colères frénétiques, tandis que d'autres sujets, non moins typiques, stigmatisant la vanité, l'as- tuce, l'avarice, ou la paillardise, semblent se rapporter aux péchés héréditaires des anciens Celtes, ou Gaulois autochtones.

L'étude de ces documents nouveaux, qui se placent entre la barbarie finissante et l'aurore d'une civilisation nouvelle, est d'autant plus intéressante, que c'est à cette époque que nous assistons à une des plus grandes transformations de l'esthétique flamande primitive. C'est alors que nous voyons éclore l'art réaliste de statuaires néerlandais, tels que Claes Sluter, le génial auteur du Puits de Moïse à Dijon. C'est à ce moment que de grands miniaturistes flamands travaillent à Paris pour des princes mécènes français, « trouent la toile du fond », créent le paysage, frayant enfin le chemin à cet art puissant de la Flandre, que les van Eyck devaient porter à son apogée, et dont les formules nouvelles, partout adoptées, devaient régner pendant plus d'un siècle sur l'art des principaux pays de l'Europe, y compris la France.

IV

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE

Les chroniqueurs du xve siècle (1), panégyristes attitrés des ducs de Bourgogne, aveuglés par

(1) Voir les Chroniques du temps écrites en langue fla- mande par Jan et Olivier van Dixmude, par Jan van Da- dizeele, le Dagboek der Gentsche Collacie (ou Journal de la Collace gantoise), ainsi que celles écrites en français par des auteurs belges, tels Froissart, Chastellain, du Clercq, le sire de Haynin, Olivier de la Marche, Monstrelet, Le- febvre de Saint-Remy, Mathieu d'Escouchy, Molinet, etc. Il y a lieu de citer encore les chroniques en langue latine de Jean Brandon, le Religieux des Dunes, Gilles de Roye, Adrien de But, Edmond de Dynter, le Religieux de Saint- Denis, sans parler de nombreuses autres relations ano- nymes. Mentionnons surtout les Mémoires de Philippe de Commines, qui se posa dès lors comme le père des historiens modernes.

214 PÉCHÉS PRIMITIFS

réclat et le luxe de leur cour fastueuse ont fait croire jusqu'ici, qu'à un moment la France s'épuisait dans sa lutte contre les Anglais, et s'ap- pauvrissait par ses guerres intestines des Bour- guignons et des Armagnacs, l'Angleterre se débattait et souffrait des horreurs de la guerre des deux Roses, seuls les Pays-Bas jouissaient d'une prospérité incomparable, u comme si, dit un écrivain d'alors, à proprement parler, les richesses leur eussent abondé du ciel (1). »

En réalité, si le xve siècle fut somptueux, il fut surtout sinistre. Les hautes classes de la société, luttaient de richesse et de luxe, mais vivaient dans le vice, tandis que le peuple, envieux et brutal, agonisait sous la triple étreinte de l'Eglise, des Ducs et des Gildes.

La préoccupation de la Mort, du Démon et de la Folié était générale. Les invasions étrangères, les guerres civiles, les famines et les pestes décimaient tour à tour les populations.

Les malheurs du temps avaient émoussé le ju- gement et effacé jusqu'à la distinction du bien et du mal ! On considérait la vie comme un moment de jouissances passagères, dont on devait user, et même abuser de son mieux. Aberration très favo-

(1) P. Frédéricq, Essai sur le rôle politique et social des ducs de Bourgogne, etc., Gand, 1875.

LE PECHE AU MOYEN AGE

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rable à l'augmentation du péché, et quinous ex- plique comment prirent naissance, dans la litte-

Fig. 58. Un sortilège d'amour (Le péché chez la femme). Peinture attribuée à Jean van Eyck (Musée de Leipzig).

rature comme dans l'art, des espèces de culteg burlesques de la F- lie et de la Mort. C'est alors que

216 PÉCHÉS PRIMITIFS

dans la Flandre bourguignonne, comme en France et en Allemagne, nous voyons se for- mer des sociétés joyeuses qui, dans leur désir de réagir contre les terreurs générales, osèrent ba- fouer jusqu'à la fin dernière de l'homme. Les images de la mort et du péché étaient d'ailleurs partout. On les voyait s'étaler non seulement dans les représentations, plus nombreuses que jamais, de l'Enfer et du Jugement dernier, mais elles apparaissaient même dans l'intérieur des maisons des riches, sous la forme de danses ma- cabres tissées en tapisseries, dont on ornait les murs. Ces farandoles tragiques furent même re- présentées en tableaux vivants.

L'histoire nous apprend qu'au mois d'oc- tobre 1424, la danse macabre fut publiquement dansée par des vivants dans le cimetière des Inno- cents à Paris, digne théâtre d'un si lugubre spec- tacle. On sait que cette représentation eut lieu en présence de Philippe le Bon et du duc de Bedfort entrés en vainqueurs dans cette capitale, après la bataille de Verneuil. Dans les comptes des ducs de Bourgogne, nous trouvons encore des preuves que la danse macabre fut aussi dansée devant Philippe le Bon à Bruges, en 1449. Voici un do- cument qui s'y rapporte :

« A Nicaise de Cambray, painctre, demeurant en la ville de Douay, pour lui aidier à def frayer au

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LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 217

mois de septembre l'an 1449, dans la ville de Bruges, quant il a joué devant mondict seigneur, en son hostel, avec ses autres compoignons, cer- tain jeu, histoire et moralité sur le fait de la danse macabre. VIII francs. »

Le triomphe de la mort plaisait au grand nombre, car c'était la victoire de l'égalité, un sé- rieux avertissement donné à tous ceux qui vivent dans le péché, et croient être par leur rang au- dessus des lois humaines. C'était le triomphe de l'inexorable niveleuse, qui montre l'inanité de l'orgueil et de la puissance, comme celle de la science, de la grandeur et de la beauté. Dans la terrible sarabande, défilaient à leur rang : papes et empereurs, moines et paysans, nobles dames et catins, guerriers et savants, vieillards et nouveau- nés... chacun portant des attributs indiquant sa position sociale ou son état. Comme dans les fi- gurations artistiques du Jugement dernier, les grands de la terre y marchaient les premiers, hon- teux et craintifs, tandis que de pauvres bergers, des mendiants et des infirmes, s'avançaient sans crainte, car pour eux le repos éternel ne pouvait être qu'une amélioration à leur état.

Et la terrible faucheuse, qui entraînait dans le branle tous ceux qui avaient péché, on la voyait pour la première fois sous sa forme emblématique la plus hideuse, celle d'un squelette humain, éta-

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218 PÉCHÉS PRIMITIFS

lant avec un cynisme railleur « la nudité su- prême qui eût rester vêtue de terre », dit Mi- chelet.

L'orgueil et l'envie, la colère et la cruauté, furent des péchés communs aux quatre ducs de Bourgogne qui régnèrent successivement sur la Flandre. Philippe le Bon devait ajouter à ces pé- chés de sa race la luxure et même l'avarice, mal- gré les dépenses et les prodigalités inouïes qui accompagnèrent son règne.

Philippe le Hardi, qui devint comte de Flandre après la mort de son beau-père, Louis de Maie, probablement assassiné à Lille en 1384 d'après ses ordres (1), avait préludé à son règne par la terrible tuerie de Roosebeke. Il s'était donné le cruel plaisir de saccager et d'incendier Courtrai, rroyant venger ainsi la noblesse française du dé- sastre des Eperons d'or. On connaît ses rancunes et ses cruautés. A Paris il présida aux terribles exécutions « en masse », qui amenèrent l'étouffe- ment définitif des libertés communales en France.

Déjà lorsqu'il était captif en Angleterre, après la bataille de Poitiers, sa bravoure lui valut dès

(1) Voir les curieuses discussions auxquelles se livre, à ce sujet, un auteur gantois du xvme siècle, le P. Bernard de Jonche, Het leven van Philip pus den Stoute (la Vie de Philippe le Hardi), cité par P. Frédéricq dans son Essai sur le rôle politique et social des ducs de Bourgogne.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 219

l'âge de seize ans son surnom de Philippe le Hardi, il succomba au péché de colère, devant son vain- queur, Edouard III. Un jour que l'échanson du roi d'Angleterre avait servi son maître avant le roi de France, il osa le frapper en lui disant :

« Qui donc t'a appris à servir le vassal avant le seigneur ? »

Et l'on sait qu'Edouard, avec sa courtoisie habituelle, se contenta simplement de répondre :

« Vous êtes bien Philippe le Hardi. »

Les chroniqueurs flamands décrivent ses co- lères terribles, ses paroxysmes que ses plus proches avaient la plus grande peine à calmer. On sait qu'il ne pardonna aux députés gantois, qui avaient refusé de s'agenouiller devant lui, que lorsque trois princesses de sa famille eurent im- ploré leur pardon en se prosternant elles-mêmes à ses pieds. L'incendie et le sac de Damme, les « Ambachten » (les Quatre Métiers) mis à feu et à sang, témoignent de ses goûts sanguinaires.

Son orgueil se montra nettement dès 1386, lorsque la flotte française se réunissant à l'Ecluse, pour tenter une descente en Angleterre, Philippe voulut éclipser par ses fastueuses dépenses tous les autres princes réunis. Sa nef n'était pas seule- ment la plus grande et la plus belle, mais elle se distinguait aussi par sa plus grande richesse. Elle était peinte en dehors en couleur azur, et

220 PÉCHÉS PRIMITIFS

couverte d'ornements dorés. On y voyait cinq grandes bannières aux armes du duché de Bour- gogne, du comté de Flandre, du comté d'Artois, du comté de Rhétel et du comté de Bourgogne ; quatre pavillons de mer, à fond d'azur et à queue blanche ; trois mille étendards avec la devise du duc, que l'on avait aussi brodés en or sur les voiles avec des marguerites tout autour. En 1392, le duc déploya non moins de magnificence aux négocia- tions de Lelinghen. Ses tentes, ou plutôt sa rési- dence temporaire avait la forme d'un château- fort flanqué de tours. Elle était richement ornée de décors peints et dorés, dominant les logements de sa suite, qui était composée de plus de trois mille personnes. L'ensemble, disent les chroni- queurs « avait l'aspect, non d'un camp, mais d'une ville pavoisée et en fête ».

Chose digne de remarque, Philippe le Hardi, ne laissa pas comme les autres princes de son temps, des bâtards reconnus. L'altière Marguerite de Maie, son épouse, avait seule eu le don de domi- ner ce prince par son caractère impérieux et re- doutable. A l'âge de soixante-treize ans. Philippe mourut insolvable, malgré ses immenses revenus, et sa femme renonça publiquement à sa succes- sion, en venant selon l'usage déposer, sur le cer- cueil de son époux, sa bourse, son trousseau de clefs et sa ceinture, pendant le service solennel

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 221

célébré à sa mémoire à la cathédrale d'Arras, en 1404 (1).

Jean sans Peur lui succéda après la mort de Marguerite de Maie, décédée en 1405. Les historiens disent qu'il était de « petite taille, l'œil d'un bleu clair, mais petit, le regard ferme et menaçant ». On connaissait déjà sa bravoure, on apprit à con- naître bientôt son âme orgueilleuse, son caractère sombre et violent. Voulant se débarrasser de son oncle Louis d'Orléans, prince léger et débauché qui avait été le rival de son père, il sut éviter une guerre qui paraissait fatale en feignant de se ré- concilier solennellement avec lui. Les deux princes s'embrassèrent, communièrent ensemble et cou- chèrent dans le même lit. Puis, lorsque Jean eut gagné l'amitié de Louis, il le fit traîtreusement assassiner dans la nuit du 27 novembre 1407.

Après avoir nié son crime, il partit de Flandre, il s'était enfui, pour en'rer audacieusement à Paris à la tête d'une armée, et, en cour plénière, devant le Dauphin et les princes du sang, la no- blesse, l'université et le clergé, il osa charger un

(1) De Barante, Les ducs de Bourgogne, t. I, p. 199 et Paul Frédéricq, op. cit. Remarquons ici que l'on dit en- core aujourd'hui en flamand « Mettre la clef sur le tombeau » (De sleutel op het graf leggen), pour indiquer que l'on refuse une succession grevée de trop de dettes.

PECHES PRIMITIFS

Cordelier, Jean le Petit, de faire l'apologie de son meurtre.

« Je ne sais, dit de Laborde à cette occasion, aucun fait de l'histoire plus propre à former un tableau des mœurs de ce temps. Tous les senti- ments y ont cours : la galanterie dans sa forme effrénée, la jalousie dans ses vengeances brutales, la vanité blessée, dans sa révolte sanguinaire ; et, lorsque le crime est commis, la hardiesse cynique qui l'avoue, la violence qui l'impose, le prêtre et l'homme de loi qui l'excusent. »

Faux-monnayeur et cruel, Jean sans Peur, lors de la révolte de Liège contre l'évêque de cette ville, Jean de Bavière, institua les massacres af- freux qui succédèrent à l'écrasement des Liégeois. Le due défendit de faire quartier et assista avec joie aux noyades et aux exécutions en masse qui valurent au prélat guerrier le surnom de Jean sans Pitié, nom que Jean sans Peur mérita mieux que lui.

Son retour en France fut l'occasion de nouveaux crimes. Mais ses injustices et ses spoliations lui valurent des ennemis puissants dont le chef, d'Ar- magnac, déchaîna cette affreuse guerre civile qui ruina tant de villes et empêcha, pendant des an- nées,les semailles et les vendanges dans les champs de la France. S'intitulant l'ami du peuple, on le voit avec ses alliés. 1 ^s bouchers et les écorcheurs

LE PÉCHK SOLS LE DUCS DE BOURGOGNE 223

de Paris, organis-er, les 12 et 13 juin 1418, ces hor-

Fig. 59. Le péché chez la femme. Le combat pour la cu- lotte, par Israël van Meckene. (Gravure du xve siècle).

ribles massacres des Armagnacs sans défense, qui fjurenl égorgés., sans sacrements, et, après leur

224 PÉCHÉS PRIMITIFS

mort, traités en excommuniés, leurs cadavres jetés nus dans les fossés de la ville, ou bien donnés en pâture aux pourceaux, qui se trouvaient alors au marché au bétail (1).

Les massacres des Armagnacs dans les prisons ont laissé les souvenirs de mille horreurs. On ar- racha sur le corps du Connétable et de ses parti- sans une lanière de peau sanglante, de gauche à droite, figurant Fécharpe des Armagnacs. Les nobles furent traînés par les rues de la ville sui- des claies, et d'autres jetés des fenêtres, sur les piques des assassins. Une femme grosse étant tombée morte sur le pavé, on vit son enfant palpi- ter dans ses flancs ; et les furieux de dire :

« Tiens, le petit chien remue encore 1 (2) »

On sait que, la trahison appelant la trahison, les Armagnacs feignirent à leur tour un désir de rapprochement et qu'ils attirèrent Jean sans Peur à l'entrevue du pont de Montereau-sur-Yonne, ils l'assassinèrent sous les yeux du Dauphin, le 10 août 1419.

Son fils, le comte de Charolais, qu'on n'appelait pas encore Philippe le Bon, nom qu'il ne mérila

(1) M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, etc., t. I, p. 291.

(2) M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, elc, t. I, p. 376.

LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE _-0

pas d'ailleurs, mais Philippe Y « Asseuré », se trou- vait à Gand, lorsqu'il apprit le meurtre de son père. En digne fils de Jean, il se mit dans une co- lère épouvantable, jurant de venger cette mort dans des flots de sang. Les chroniqueurs décrivent très physiologiquement sa fureur : « Gectant un haut effrayeux cry avec toutes manières lamen- tables, (il) se rua sur un lict ; et là, gisant subite- ment défiguré de visage, privé de parole et tout amorty d'esprit, les yeux lui commencèrent à tourner, les lèvres à noircir, les dents à estreindre, les bras et les jambes à tirer à mort. » (1)

Cette description réaliste de la colère portée à son paroxysme se retrouve encore dans les Merk- waerdige gebeurtenissen (Faits remarquables) d'Olivier de Dixmude. Il décrit, lui aussi,, à di- verses reprises les colères épouvantables de Phi- lippe le Bon, notamment la scène violente qu'il eut avec son fils Charles, qui devait porter le surnom si justifié de Téméraire.

« Alors le sang lui tira à cœur, et (il) devint pâle et puis à coup enflambé, et si espoentable en son vis (âge), que hideur estoit à le regarder. Et de fait regarda son fils si fellement, que bon faisoit à juger qu'en son cœur avait diverses variations criminelles envers luy, car entre les vivans n'avoit

(1) Kervyn de Volkaersbeke, Chroniques, t. I, p. 49.

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PECHES PRIMITIFS

homme tant à redoubter courcié que luy seul. Et pourtant la duchesse, qui estoit présente à ces langages et trambloit de hyde et de peur, doub- tant que le père ne se mesusat en son fils, hastive- ment prist son fils et le boutant devant elle, le fist vuider de l'oratoire et elle mesme le sievoit sans mot dire à son mary. »

Chastellain, qui vécut dans l'intimité du duc Philippe, dit également que ses colères ressem- blaient à des accès de folie et qu'alors « ses sourcils qu'il avait gros et houssus, et tous ses crins, se dressoient comme cornes en son ire. »

En France il dirigeait la cause anglaise avec Bedford, transformant le pays occupé par leurs armées en une vaste solitude. « Jusqu'à la Loire, dit Barante, les campagnes étaient désertes, il n'y avait plus d'habitants que dans les bois et dans les forteresses. Quand on voyait l'ennemi, les cloches étaient sonnées, les laboureurs en toute hâte rentraient dans la ville ; les troupeaux avaient pris l'instinct de fuir d'eux-mêmes au son du tocsin... »

Philippe le Bon était esclave de la luxure. I n de ses contemporains remarque qu'il « avait en lui et le vice de la chair, et estoit durement lu- brique et fraisle en cet endroit». D'après la tradi- tion, l'institution de la Toison d'or aurait eu pour origine la glorification d'une maîtresse rousse,

I.E PECHE SUIS LES DUCS DE BOURGOGNE __/

dont il lit porte* la toison secrète à des souverains, comme un insigne de l'honneur suprême !

Selon non s, il y aurait lieu de croire que son intimité inexplicable avec son valet de chambre van Eyck, ces » voyages et services secrets » lar- gement rétribués d'ailleurs, n'eurent pas seule- ment pour but des missions diplomatiques et ma- trimoniales, mais furent des voyages de galanterie destinés à amener au souverain des maîtresses nouvelles, choisies selon les goûts du plus grand peintre flamand de l'époque.

A cause peut-être du sang portugais qui coulait dans ses veines, Charles le Téméraire se montra plus colérique et plus brutal que son père. Sou- vent ses rages insensées dégénéraient en férocités atroces. Son orgueil indomptable et son entête- ment le rendaient alors sourd aux avis de ses an is les plus dévoués. « Pour ce qu'il estoit, dit le chro- niqueur, terrible à ses gens qui trembloient de- vant lui. »

Abusant cruellement des droits de la guerre, il mit à sac de la façon la plus terrible Liège et Di- nant. On sait que, dans ces deux villes, l'incendie et les massacres n'épargnèrent personne, et que L'on égorgea même les malheureux réfugiés dans les églises, avec leurs femmes et leurs enfants. À Xesles, les cruautés ne furent pas moins révol- tantes. Lorsque le duc entra à cheval dans le lieu

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PECHES PRIMITIFS

saint converti en un charnier, à la vue des milliers de cadavres gisant « dans un demi pied de sang », il ne put s'empêcher de s'écrier en se si- gnant :

« J'ai de bons bouchers avec moi, et voilà une bien belle vue ! »

Au sac de Dinant, Charles montra une rapacité excessive. Tout fut pillé, et il alla jusqu'à faire enlever le plomb des toits. Ce butin immense fut chargé sur des bateaux qui descendirent la Meuse. Le sac de Liège fut plus effroyable encore ; l'or, l'argent, les ornements sacrés des communautés religieuses, les pierreries, les livres furent volés rapidement ; puis ce fut le tour des cloches des églises; celles-ci furent dépouillées même du plomb de leurs toits. Voleur et sacrilège, il permit que les tombeaux des évêques et des nobles fussent violés, pour dérober aux cadavres les ornements et bijoux que la piété y avait déposés (1).

Chastellain, dans ses Chroniques, assure que le duc était peu aimé de ceux qui l'entouraient ; « par estre trop roide et dur à ses gens... par espé- cial aux nobles hommes. » On raconte, dit de Ba- rante, qu'un jour, après avoir suivi la chasse, le sire Philippe de Commines, excédé de fatigue, s'était jeté tout vêtu sur un lit. Quand son maître

(1) Paul Ffédéricq, op. cit., p. 89.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 229

vint pour se coucher, il trouva que son chambel- lan, au lieu de l'attendre, s'était endormi. Ce lui sembla un grand manque de respect :

« Attends, s'écria-t-il en colère, je vais te débotter, pour que tu sois plus à Taise ! »

Et lui tirant sa botte, il la lui jeta avec force à la tête. Ce qui valut à Commines le surnom de tête bottée. On assure que le gentilhomme con- serva à son maître une éternelle rancune de cette offense (1).

Ses colères et ses brutalités, qui avaient failli le faire massacrer avec toute sa suite lorsque les Gantois révoltés mirent sa patience à une si dure épreuve à l'occasion de sa première visite à la ca- pitale de la Flandre, s'aggravèrent encore avec l'âge. Sans égards pour la naissance ou pour le grade, tout le monde devait ployer devant lui. Il frappait à coups de bâton, tuait même parfois, à l'armée, ceux « qui ne se tenaient pas bien à l'ordonnance et n'épargnait non plus le grand que le petit » ; cela lui arriva même pendant le siège de Nancy.

Les traditions de luxe, qui s'étaient établies en Flandre dès la fin du xive siècle, s'étaient encore augmentées au xve siècle, et la corruption des mœurs était extrême. L'autorité civile tâchait

(1) De Barante, op. cit., t. II, p. 395.

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PECHES PRIMITIFS

vainement de réagir contre la débauche et les faux-ménages, qui se multipliaient. Le magistrat de Louvain, en 1406, permet la recherche de la paternité. Il va plus loin. Une femme qui prétend qu'on lui a promis mariage n'a qu'à le jurer, pour que son séducteur soit obligé de l'épouser dans les quinze jours (1). Les rapts et les viols étaient fréquents, malgré les punitions exemplaires dont les satyres de l'époque étaient passibles.

La cour de Bourgogne « était un théâtre d'am- bitions mesquines,-de débauches et de corruption ; l'argent y était le seul dieu invoqué, la vénalité des emplois et des faveurs trônait sans par- tage (2). » Les courtisans et les nobles étaient d'une rapacité inouïe. « Ne sais quels officiers affa- més, dit Du Clerq, qui estoient autour du Duc engloutissoient tout. » On ne voyait que fonc- tionnaires concussionnaires et prévaricateurs, tandis que le clergé, simoniaque et cupide, se dis- tinguait par sa luxure et ses vices. Notre chroni- queur Du Clerq ajoute que « mesme régnoit en- core plus icelluy péchié de luxure es preslats ei en touts gens d'église. » Le moine Jean Brugman nous trace, d'autre part, une sombre peinture de l'intérieur des abbayes et des couvents des Pays-

(1) M. Poullet, Ancienne Constitution Brabançonne, p. 80.

(2) Henné et Wauters, Histoire de Bruxelles, t. I, p. 266.

LE PECHE SOLS LES DUCS DE BOURGOGNE

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Bas, s'étalaient, avec tous les péchés, l'hypo- crisie, les plaisirs delà tabfc et la débauche (1)-

Fig. 60. Le péché chez la femme. Elles se disputent entre elles une culotte. Gravure d'un graveur ineonnu du xve siècle. (Musée de Berlin).

Le Pape Martin V dut écrire aux chanoines d'Anvers, en 1422, pour défendre à ceux qui avaient des sorties sur le cimetière qui entourait la cathédrale, de faire entrer par dans leur de-

(1) Moll, Johannes Brugman, et Hofdyk, Ons voorges- iacht. t. V, p. 59-61. Voir aussi Paul Frédéricq, op. cit.. P. 97.

-32 péchés rniMiTiFS

meure des femmes de mauvaise vie (concubinœ). A Arnhem, cinq femmes mariées sont bannies pour leurs relations répréhensibles avec les cha- noines anversois, « sommighe van den Capittel » de l'église de Sainte Walburge. Ces débauches se révélaient parfois de la façon la plus étrange. Pen- dant les inondations de Dinant de 1460, qui firent périr de nombreux habitants, on trouva l'abbé d'un couvent de cette \'ïlle, noyé en « l'eauwe du fleuve avec sa concubine dans ur.e chambre de l'abbaye (1). »

En 1414 et en 1422, Févêque de Tournai, écri- vait aux abbés de Saint-Bavon et de Saint-Pierre à Gand, pour leur prescrire des cérémonies de pu- rification devenues nécessaires par suite des pro- fanations qui avaient eu lieu dans leurs églises, sanguinis çel seminis effusione.

D'autres ordonnances, celles de 1419 et 1461, défendent aux religieux des mêmes abbayes, d'avoir des armes, de jouer gros jeu, d'avoir des dettes à l'insu de l'abbé, de chasser, d'avoir des chiens, de quitter l'habit de l'ordre pour se diver- tir et se livrer à la débauche en ville : Item, quis in loco sacro cura aliqua muliere delinquat. It., quis eu m moniali seu alla muliere quoeumque vinculo

(1) Du Clercq, Mémoires, 1. IV, c. xm (t. III, p. 56), et Paul Frédéricq, op. cit., p. 98.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 233

castitatis vel -marital! constricta, carnaliter delin- quat. It., si quis quamcumque virgvnem defloravit. Il, si quis injecit manum violentant in quamcumque personam religiosam seu aliam quamcumque.

Des clercs, portant tonsure, osaient tenir des bordels, des cabarets ou des maisons de jeu. « Een clerc, die leeft ende hem geneert met bor- deel te houden, of cabaret of dobbel schole... (1) »

« Lors c'estoit grande pitié, ajoute Du Clerq, que le péché de luxure régnoit moult fort et par espécial es princes et gens mariés ; et estoit le plus gentil compagnon, qui plus de femmes sca- voit tromper et avoir au moment, qui plus luxu- rieulx estoit. »

On peut se faire une idée du ton inconvenant, on peut dire licencieux, qui était toléré à la cour des ducs de Bourgogne, par les plaisanteries et les amusements alors à la mode. Parmi les « entre- mets » des banquets figuraient des femmes nues, des « syrènes », tandis que sur la table même des enfants également nus, dans la pose du « Man- nekenpis » de Bruxelles, urinaient de l'eau de rose. Parmi « certains ouvraiges ingénieux de joyeusetê et plaisantce » que Philippe le Bon fit exécuter en 1432-1433, à son château favori de Hesdin, nous voyons figurer, parmi les automates, les trapes

(1) M. Poullet, Ancienne constitution brabançonne, p. 80.

234 PÉCHÉS PRIMITIFS

pour culbuter, les surprises et pièges de toutes sortes : « VIII conduiz pour mouiller les dames par dessoubz (1) ». Les dames de la cour se signalaient d ailleurs par l'indécence de leur mise, leur ivro- gnerie et par leur conduite dissolue.

Chose curieuse, les prédicateurs du temps s élevèrent plus contre les coiffures ou hennins dits « à cornes » que contre le décolletage outré des femmes de haut rang. Le père Thomas Connet, un Breton, appartenant à l'ordre des Carmes, qui visita la Flandre, la Picardie et l'Artois, prêchait sur des échafauds ornés de tapisseries, sur les places publiques. Après avoir fulminé contre les mœurs et les péchés du temps, il ne manquait pas d'exciter les enfants, et l'on verra combien ils étaient méchants à cette époque, à poursuivre et à molester les dames qui portaient ce genre de coiffure. Partout ses prêches, farcis de bouffonne- ries et d'allusions triviales, souvent indécentes, provoquèrent un tumulte et des bagarres, qui eurent pour résultat que les dames de condition durent abandonner pour un temps leurs hennins, pour adopter le béguin des femmes de petit état. On brûlait publiquement les coiffures proscrites devant la populace rassemblée. « Les femmes des patriciens accouraient pour faire brûler leurs

(1) Delaborde, t. I, pp. 268-269.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 235

lourds chaperons soutenus par des pièces de cuir avec baleines, et les nobles demoiselles leurs coif- fures à grandes cornes d'où pendaient leurs longs voiles à queue. »

Jacques Legrand, sous le nom de Jacobus Magnus, de l'ordre des Augustins, ose prêcher en présence de la cour contre les dérèglements d'Isa- beau de Bavière. Il lui reproche que la « seule ^ énus règne dans son entourage, les bom- bances et 1 ivresse font de la nuit le jour et qu elle même ose se mêler à leurs danses las- cives. »

Plus mal embouchés, le Cordelier Michel Menot, surnommé à tort langue d'or, Voltaire l'honora de ses spirituelles moqueries ; Barlette, qui dans un sermon indiqua sans détour à quel dé- tail physiologique la Samaritaine reconnut que le Christ était juif : Maillard, plus trivial, et tant d'autres, montrèrent dans leurs sermons bravant l'honnêteté ce que devait être le ton et la gros- sièreté des simples profanes à cette époque.

Le Père Olivier Maillard, qui prêcha en Flandre, à Bruges et à Gand, constitue la figure la plus in- téressante de ce groupe de prédicateurs hardis, dont il réunit à un haut degré les qualités et les définit s. Son célèbre sermon du 5e dimanche du carême à Bruges, il osa bafouer devant Maxi- milien d'Autriche les désordres et les mœurs

236 PÉCHÉS PRIMITIFS

corrompues de la cour, est considéré comme un de ses chefs-d'œuvre oratoires les plus com- plets (1).

A cette noblesse si fière, si orgueilleuse, si avide <le plaisir, il ordonne de « baisser le front ». Il re- proche à ces courtisans leurs pillages, leurs par- jures et leurs blasphèmes. Il cloue au pilori « ces nobles non mariés qui vivent et couchent avec leurs servantes », ces « nobles dames qui gardent les bijoux et les lettres de leurs amants » ; ces « fines fumelles de Cour, ces jeunes garches dé- bauchées », qui entouraient l'archiduc Philippe ; ces « jeunes gaudisseurs » qui font de la nuit le jour et restent sourds aux plaintes et aux misères des « suppliants ».

Et ces interpellations insolentes, il les termine invariablement par cet ordre impérieux : « pour "vos péchés, baissez le front ! »

Les sermons de ce moine, aussi incorruptible que fanatique, constituent un réquisitoire des plus sanglants et des plus complets contre le péché au xve siècle. Les souverains, les clercs et les laïques ; les évêques, les prélats et les moines, sont succes-

(1) Voir à ce sujet M. l'abbé Alexandre Samouillan, Olivier Maillard, sa prédication et son temps (Thèse pré- sentée à la Faculté des Lettres de Bordeaux), Paris, Ernest Thorin, 1891.

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sivement pris à partie. Mais c'est surtout le monde féminin qu'il se plaît à fustiger de sa main rude. C'est pour la femme qu'il réserve ses épi- grammes les plus acérées, ses mots les plus crus, ses invectives les plus mordantes Son obscénité est d'ailleurs pareille à celle que l'on observe en guise d'humour dans les contes égrillards des trouvères du temps. Et ainsi que ceux-ci, le Père Maillard considère la compagne de l'homme comme étant la plus puissante auxiliaire du démon.

Il déplore et jette un triste jour sur la galanterie à son époque et insiste sur le « nombre infini » de courtisanes qui jouissaient alors d'une considéra- tion qui nous étonne. Nous apprenons par ses ser- mons qu'elles étaient reçues dans les plus hon- nêtes sociétés du monde ; postées aux portes des collèges et des universités, mêlées au train quoti- dien de la vie, non seulement elles avaient accès dans les rues et dans les maisons, en dépit de toutes les ordonnances existantes, mais encore elles venaient jusque dans les églises braver l'honnêteté et la morale.

Combien de fois ne voyons-nous pas le fou- gueux Cordelier les interpeller directement et s'écrier :

« Que dites-vous, viles courtisanes, qui vi- vez comme des chiennes ? »

238 PÉCHÉS PRIMITIFS

« Etes-vous là, viles courtisanes, écrites au livre des damnés ? Dites à vos lenones qu'ils viennent avec vous, et qu'ils boivent avec vous le fiel des dragons. »

Puis une autre fois :

« Vous, pauvres courtisanes, dites à vos amants qu'ils vous défendent le jour du Jugement dernier (1). »

Et malgré les insultes du moine farouche, les pauvrettes venaient chaque jour plus nombreuses à ses sermons. L'église n'était-elle pas d'ailleurs un endroit favorable à l'étalage de leurs grâces, et leur curiosité perverse n'était-elle pas secouée, par les traits satiriques dont elles étaient l'objet ? N'était-ce pas une réclame gratuite, qui les inté- ressait et les amusait ? Et lorsqu'un de leurs amis commençait à se détacher d'elles, comme le dit Maillard, dans un de ses sermons, elles pouvaient s'écrier :

Allons, allons, je vois que vous avez été au sermon de ce prédicateur. Vous allez donc vous faire Chartreux ? (2) »

Les « filles folles de leur corps » ne se conten- taient pas de se montrer dans le lieu saint, « elles

(1) Abbé A. Samouillan, op. cit., p. 322 (Serin. Quadrag., f. 45, et adv. f. 45, col. 2).

(2) Abbé A. Samouillan, op. cit., p. 323 (Serm. Quadrag., f. 64, col. 3).

240 PÉCHÉS PRIMITIFS

s'y livraient à leur commerce infâme », affirme le moine.

« Si les murs de cette église avaient des yeux et des oreilles, je crois qu'ils en diraient de belles. Vous levez ici vos faces impudentes, et vous faites en secret des signes impudiques et d^shonnêtes à vos amants. »

Les anathèmes pleuvaient encore plus drus sur les « viles entremetteuses, sur ces diaboliques, sur ces infâmes pourvoyeuses de la débauche » que Maillard ne plaindrait pas, « lors même qu'il les verrait écorcher toutes vives. » Menot, de son côté, les appelle « femmes maudites, tisons d'enfer, malheureuses truandes ! (1) »

Puis s'adressant à ceux qui font les lois, Maillard s'écrie :

« Je vous invite à la damnation éternelle si vous ne corrigez pas les abus de la prostitution. Quel exemple pour ces pauvres petites demoi-

(1) « Toda vita tua maie usa es corpore tuo a XV anno usque ad XL et, postea quam non potuisti amplius facere sicut eonsueveras, studuisti ponere alias in loco tuo et fuisti infortunata puella et post diablesse maquerelle... Credis tu. et cum maledicta anima tua damnata fuerit ad pœnas aeternas, quod Deus sit contentus ? Non, non sed illa ite- rum accipiet fetidum corpus et corruptum. Elle prendra son corps puant, infect et plus corrompu qu'une vieille savate. Corpus tuum erit diabolus hispidus. » (F. 90, col. 2).

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 241

selles honnêtes (pauperculae) quand elles voient à côté d'elles s'étaler le luxe insolent de ces putains qui portent de grosses chaînes d'or et les écrasent de leurs toilettes voyantes ! »

Notre moraliste voudrait non seulement ex- clure les courtisanes des églises, elles font scandale, mais même les séquestrer hors de l'en- ceinte des villes, « dont elles empoisonnent l'air par leur présence ».

« Ah, soupire-t-il, si Saint Louis vivait encore, lui qui balaya sins pitié, hors des villes de France,, les filles de joie et leurs maquerelles ! »

Il insiste sur les mœurs corrompues et bestiales de l'époque ; il étale sans rougir, avec les détails les plus immondes, les pratiques contre nature. Il s'élève contre les parents, des mères même, qui vendent leurs enfants, garçons et filles, pour un commerce infâme :

« Nos habemus multas matres vendentes filias suas et sunt lenœ filiarum suarum et faciunt eis lucrari matrimonium suum ad pœnam corporis sui ». (Adv. f. 481 col. 3 et passim).

« L'église doit être un lieu sacré, que la plèbe comme la noblesse doit respecter ». Et que voit- on ? dit Menot : si quelque gentillâtre entre dans le lieu saint, il faut que sa femme se lève et l'em- brasse bec à bec. A tous les diables pareils privi- lèges ! »

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PECHES PRIMITIFS

Et les flirtages des jeunes filles, commencés à l'église,comment finissent-ils ? « Certaines herbes », avalées à propos, effacent les traces du péché.

Maillard nous assure qu'avec son oreille exer- cée il pouvait entendre sortir « du fond des la- trines, des étangs et des fleuves, les gémissements des enfants qu'elles y avaient jetés. »

Quoique religieux, il s'attaque aux nombreux péchés pratiqués par les ecclésiastiques de son temps. Il stigmatise surtout les prêtres simo- niaques qui trafiquent de tous les sacrements, « forçant ceux qui n'ont pas de quoi payer la cé- rémonie du mariage, à demeurer dans l'adultère et le concubinage. » Il dénonce les prédicateurs d'indulgences apocryphes, les trafiquants de fausses reliques qui :

« Vendent les elles (ailes) et les plumes Du Saint-Esprit lassus des cieux. »

Et qui, « d'un tison trouvé dans une étuve ou dans un bordel, font un fragment du bûcher qui servit à brûler saint Laurent. »

« Certaines reliques retrouvées dans les ta- vernes et les bordeaux ne prouvent-elles pas, ajoute-t-il, que ces vendeurs coupables avaient passé par là, pour s'adresser de préférence aux buveurs, aux joueurs et aux blasphémateurs? »

Tous les moyens sont bons, dit-il, pour les

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prêtres, lorsqu'il s'agit de gagner de l'argent. Ils se déshonorent dans les métiers les plus vils. « Il y a des ecclésiastiques qui tiennent des tavernes et des auberges : ils fabriquent des chaussures, vendent du drap, cousent des tuniques. Ils prêtent avec usure le blé qu'ils récoltent sur leurs béné- fices. On trouve parmi eux des cuisiniers, des échansons et même des laquais pour dames (pour ne pas parler plus clairement), des usuriers, des cabaretiers, des courtiers de débauche. Le seul métier infâme qu'ils n'aient pas exercé c'est celui de bourreau. »

Et cet argent, acquis par des moyens ina- vouables, s'écrie Clemangis, o ils le dévorent au jeu, aux bordeaux, dans les festins et les ban- quets ». « Ils vivent, dit Maillard, non pas selon les leçons du Christ, mais d'après celles d'Epi- cure... et lorsqu'ils se sont avilis, gorgés de vin et de nourriture, ils se battent, ils crient, ils se dé- mènent, et leurs lèvres souillées blasphèment le nom vénéré de Dieu et des saints... »

Ce libertinage des mœurs, n'est pas, selon notre moine prêcheur, le vice le plus répréhensible dans les couvents. « Un moine, dit-il, s'abstiendra très bien de la fornication, mais il s'interdira difficile- ment les murmures, les dérisions et les moqueries, dont il accable ses frères plus réguliers. Car hélas, l'envie infecte les cloîtres ! »

244 PÉCHÉS PRIMITIFS

v

Dans les couvents de femmes, c'était surtout la vanité et la mondanité qui s'y étaient glissées. Il nous montre les religieuses bernardines « pom- peusement habillées, qui mieux appèrent demoi- selles que religieuses. Ces nobles nonnes comptant leurs pas, traînant leurs queues à la façon des paons et ne souffrant pas qu'on les appelle mes sœurs, mais bien Mesdames ! »

Mais le grand péché, le vice capital du clergé et des religieux, c'était d'après lui la cupidité. Il dénonce leurs intrigues, « car la plupart ne sont entrés dans la religion que pour avoir abbayes et bénéfices... Il faut les voir se démener de tous côtés pour arriver aux biens qu'ils convoitent... On vend les bénéfices comme on vend les chevaux, en pleine place publique... et une fois coiffés de la mitre, ils thésaurisent. »

« Maigres et affamés, d'abord, on les voit s'en- graisser bientôt du sang, de la laine et du lait de leurs brebis. Semblables aux mouches, plus ils sont maigres, plus ils mordent. » Leurs dignités ^minentes exaspèrent leur soif de luxe et de plai- sir. Menot stigmatise, lui aussi, ces vicaires du Christ « montés sur leurs mules harnachées d'or et d'argent... Ils portent un pourpoinctde velours... et ainsi bien bigarrés et merveilleusement desguisés, on voit traîner derrière eux une longue queue fa- briquée avec la peau des misérables. » Ils vont à la

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chasse. « Que dire, s'écrie Barlette, de ce cardinal qui prend 6.000 ducats d'or du bien des pauvres pour les jeter à ses chiens, à ses oiseaux et à ses valets ? » Sur leurs maîtresses peu austères, on voit resplendir telle robe, telle' bague, tel joyau, dont l'indiscret Maillard se permet de contrôler la provenance, finissant par s'écrier avec Menot : « Ah notre mère la sainte Eglise est bien traitée par ces gens-là ! »

Les Registres des chartes de l'Audience de la Chancellerie des ducs de Bourgogne constituent encore une source peu connue pour l'histoire du Péché et des mœurs au xve siècle (1). Parmi ces documents, les lettres de rémission ou de rappel de ban nous intéressent surtout.

Nous y constatons que Philippe le Bon, si sé- vère lorsqu'il s'agissait de ses ennemis personnels ou politiques, se montrait plutôt indulgent lors- qu'il avait affaire à de simples péchés concernant ou « navrant »le prochain. Un domestique voleur, Sohier, sujet du pays de Flandre, se fait pardon- ner son péché en assurant qu'il n'avait pu sup- porter les injures que son maître, un chanoine de

(1) Ch. Petit-Dutaillis, Documents nouveaux sur les mœurs populaires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas au XVe siècle (Lettres de rémission de Philippe-le-Bon), t. IX de la Bibliothèque du XVe siècle, Paris, H. Champion, 1908.

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246 PÉCHÉS PRIMITIFS

Liège, avait adressées au chef de la Maison de Bourgogne, alors en guerre avec les Liégeois. Il remet sa peine à Yeulvain Voet, « chevaucheur » de son écurie, qui, non content d'enlever à son ami intime, Maître Jean, sa femme et une partie de ses biens, le « bâti et navra telement que tost après il termina vie par mort. > D'autre part il pardonne à d'Ostelet, son archer, qui tue Dancoine dans une taverne de Lille, parce qu'il voulait le forcer d'accepter en sa compagnie une fille de joie, « une basselecte (bachelette) querant son pain ». Un infanticide, péché plus grave,est également remis. Il est vrai qu'il s'agit de noble demoiselle Antoi- nette de Claerhout, qui a été séduite, par un simple compagnon, George Perche, « et tant se feussent accoinctiez ensemble que de ses œuvres feust enceinte et engrossé d'enfant. » Le crime avait eu lieu alors qu'elle était en visite chez son oncle au château de Lichtervelde. Interrogée elle avoue son infanticide ; elle reconnaît même avoir mangé une herbe abortive...

On sait que la justice, au Moyen âge, était im- pitoyable pour ce crime ; Antoinette de Claerhout avait non seulement tué son enfant, mais l'avait voué' à la damnation éternelle ; l'instruction spéci- fie par deux fois qu'elle l'a jeté à l'eau « tel qu'il était issu de son corps », c'est-à-dire sans l'avoir nettoyé ni baptisé. Le châtiment inéluctable

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était la mort. Mais la coupable était gentille femme, partie de noble génération », et le duc préféra « grâce et miséricorde à rigueur de justice., surtout en faveur d'aucuns seigneurs et autres ses parents et amis, qui nous en ont humblement supplié et requis. »

Paillard lui-même, Philippe pardonne volontiers les péchés de l'amour. Monnart le « bosquillon » (bûcheron), pauvre homme « agié de plus de soixante ans, chargé de femme et d'enfans », a été condamné pour « enforcement de femmes ». Mis à la question, il a avoué avoir commis de nom- breux viols, battant les femmes qui lui résistaient et leur extorquant de l'argent, notamment Sain- teron Blainquarde « pour ce qu'elle ne vouloit souffrir que ledit Monnart la congneust charnelle- ment. » Par plusieurs fois « il avait mangié avec elle poulez embléz (poulets volés). » Il avait aussi connu « une josne fille en certains blez emprez journéz », ainsi que la maîtresse du « mangnier » (meunier) et diverses autres femmes. Les parents de ce satyre, plus que mûr, obtiennent cependant son pardon à cause de la basse naissance des vic- times et de l'âge du coupable. « Actendu Testât desdictes femmes, de longtemps qu'il y a, et l'aige â'iceluy Monnaert. »

Il pardonne encore à de Scelewe, qui tue la niant de sa femme adultère : à Hans de Lies-

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velt, qui enlève Catherine Colins pour l'épouser, à Willemine la barbière, qui avait acheté de l'arse- nic pour empoisonner son mari ; à Antoine de Bavichove, qui séquestre un jeune homme pour 1 empêcher de conclure un mariage fâcheux ; à Abel de Woumen, qui a tué Mathieu de Wolbele à un souper de relevailles, sans compter nombre d'autres batailleurs pour des rixes de cabaret alors qu'ils étaient en état d'ivresse.

Le relâchement des mœurs se marque surtout par le nombre considérable de bâtards dont il est fait mention dans les chroniques. La cour et la noblesse, tant flamande que brabançonne, s'inspirait volontiers des traditions de la galante- rie française dont la réputation était déjà bien établie. Le flamand de Meyer, après avoir raconté les violences impudiques commises par la noblesse française sur les femmes et les jeunes filles de Soissons, en 1414, ajoute : Gens enim gallica tali- bus in rébus omnium longe fœdissima est, ideoque le gis mus nonnumquam cum capiuntur a Turcis, castratos ab Mis, metutantœ impudicitiœ. Philippe le Bon donnait au grand jour l'exemple de l'in- conduite. « On se perd, dit de Laborde, au milieu des dots données par. le duc à ses maîtresses, en les mariant à ses familiers, des pensions données à ses bâtards et aux bâtards de ses bâtards. » On compte vingt-quatre de ses maîtresses et seize de

LE PECHE SOES LES DUCS DE BOURGOGNE

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ses bâtards qui furent reconnus. Sa noblesse était •encore plus prolifique. Le Sire Jean de Glymes se glorifiait d'avoir quarante bâtards ; le duc Jean de

Fig. 64. Le péché de luxure. Des débauchés malades vont soumettre leu cas à un spécialiste. Détail agrandi d'un des péchés représentés sur les semelles de poutres de Damme. (Scupture du xve siècle).

Clèves, soixante trois, tandis que le Sire Gérard de Culemborch n'en eut que trente....

Les enfants illégitimes jouaient d'ailleurs un rôle fort en vue. Sur les listes des fonctionnaires auliques des princes bourguignons, figurent un grand nombre de bâtards, investis des plus hautes

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charges. Dunois, le bâtard d'Orléans, et Antoine, le grand bâtard de Bourgogne, prouvèrent, sinon par leurs vertus, du moins par leur courage et leur esprit, qu'ils étaient dignes de la grande im- portance qu'ils prirent dans l'Etat.

La quantité d'enfants légitimes ou illégitimes, laissés sans 'éducation ni instruction, dans les villes et les campagnes, était devenue une véri- table calamité publique.

Leurs méfaits, leurs crimes peut-on dire, dé- passent l'imagination. Les chroniqueurs flamands et wallons du xve siècle racontent des épisodes qui seuls peuvent donner une idée de la méchanceté et de la cruauté de la jeunesse à cette époque.

Nicolas Despars, qui écrivit en langue thioise, une Chronique de la Flandre « De Chronijcke van den lande ende grafschepe-van Vlaendre», nous rap- pelle qu'en 1489, alors qu'on n'entendait parler que de guerres et de batailles, une grande quantité d'enfants de dix à treize ans s'organisèrent mili- tairement dans les rues de Bruges. Ils étaient tous armés, « ghestaect ende gewapent naar haerlieder manière van doene », et marchaient en ordre de bataille,avec leurs étendards déployés et précédés de tambours et de fifres. Quelques-uns étaient du côté du roi des Romains, tandis que d'autres sou- tenaient le parti de la Flandre, « de drie steden van Vlaenderen. »

LE PÉCHÉ SOLS LES DUCS DE BOURGOGNE 251

Bientôt les escarmouches devinrent conti- nuelles, jusqu'à ce qu'un jour, arrivés devant le local des archers, sur le rempart, ils livrèrent une véritable bataille rangée qui dégénéra en un ter- rible carnage. Ils s'attaquèrent avec une si grande et « horribele » furie, que cinq d'entre eux restèrent morts sur le terrain et que tous les autres, sans exception, furent plus ou moins grièvement blessés. « Si bien, dit Despars, qu'ils durent s'aliter durant de longs jours, occasionnant ainsi de grandes dépenses et de vifs chagrins à leurs pa- rents qui d'abord avaient ri en voyant se préparer cette bataille enfantine. » La journée, ajoute-t-il, aurait été bien plus sanglante, si les femmes du faubourg de Berchem ne s'étaient courageuse- ment jetées dans la mêlée en relevant, détail ty- pique, leurs longues traînes « hune langhe ster- ten », et en tapant dans le tas, corrigeant comme ils le méritaient, « ontfaende mits dien rechts loon naer werken», ces valeureux mais cruels petis Bru-- geois.

Un chanteur de geste de Béthune, Jean Surquet surnommé Hoccalus, qui écrivit une Histoire des guerres et troubles de Flandres contre Maximilien roy des Romains, décrit le même carnage enfantin, le 26 février 1489: « Six jours devant les quares- maulx (mercredi des Cendres), advint à Brugts une adventure que l'on debveroit avoir pitié...

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advint que les petits enfants de la ville et jusques au nombre de cinq à six cents se assemblèrent et firent un capitaine nommé Coppenolle,et de l'autre ung nommé Moneta,et se mirent en deux bandes... et commenchèrent à combattre les ungs contre les aultres, et tellement qu'ilz tuèrent le capitaine Moneta et autres enfants en assez bonne quantité... et crioient les ungs « Coppenole ! » et les autres « Moneta i>} qui estoit signe que l'on debvoit noter j mais telz en y eubt qui le notèrent mal, en mons- trant qu'ilz en estoient joyeulx, et disaient que c'estoit bon signe, puisque le capitaine Moneta estoit mort. »

On ne sut jamais laquelle des deux bandes fut victorieuse.

Les enfants wallons n'avaient pas attendu cet exemple pour se montrer plus terribles encore. L'abbé chroniqueur Johannes de Los (1455-1514) nous apprend qu'en 1466, à cause des troubles occasionnés par la ligue contre le prince-évêque de Liège, Louis de Bourbon, les esprits se trou- vèrent si exaltés que des enfants de sept à qua- torze ans se mêlèrent violemment à la querelle. Ils étaient du côté de Marc de Bade, dont l'image figura sur leur bannière, avec un ange qui le cou- ronnait. Tous les quartiers avaient leurs bandes armées, chacune précédée d'une bannière pareille plus petite. Ils parcouraient la ville, criant « vive

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Bade », et forçaient les passants, sous peine de sé- vices graves, à crier comme eux. Bientôt ils s'at- taquèrent aux chanoines, dont ils prirent d'assaut les maisons qui furent livrées par eux au pillage. Leur nombre grossissant, ils entrèrent en cam- pagne, tambour battant, bannières déployées, semant la terreur dans les campagnes. Ils s'avan- cèrent même jusqu'à Visé, dévastant tout sur leur passage, brûlant et pillant surtout les propriétés et habitations des chanoines, ainsi que celles des partisans de Louis de Bourbon.

Ce ne fut que lorsque les parents furent rendus responsables de leurs brigandages, on peut dire de leurs crimes, que ceux-ci ramenèrent non sans peine chez eux leurs enfants, dont le capitaine « Ly Gardir » fut décapité pour prix de ses mé- faits (1).

Rares étaient les jeunes gens qui fréquentaient alors les écoles. Ceux qui voulaient étudier la théologie, la médecine ou le droit, se rendaient à Oxford, à Orléans, à Montpellier, mais surtout à Bologne ou à Paris. Les Flamands y formaient une « tribu » de la « Grande Nation » germanique. On sait que ces « escholiers » constituaient dans

(1) Voir à ce sujet notre étude Les Enfants terribles, parue dans la Belgique artistique et littéraire, 1er novembre 1910 (Bruxelles).

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PECHES PRIMITIFS

les grands centres une sorte de population à part, remuante, tapageuse, avec laquelle il fallait comp- ter. On les voyait rôder dans les rues avec leurs « robes à grant erre, leurs cappucions jus aux coustés », leurs « chaperons tout ung tenant », tou- jours enquête de nouvelles aventures et de nou- velles rixes trop souvent les jeunes Flamands et Wallons brillaient au premier rang.

Leur turbulence et leur paillardise devait être bien connue dans le Brabant, car, lorsque Jean IV, au xve siècle, voulut ériger une université à Bruxelles, les habitants firent entendre des pro- testations énergiques, « estimant que l'honneur de leurs filles aurait couru trop de dangers. »

Le chroniqueur De Meyer, qui est Flamand de cœur et d'âme, déplore, lui aussi, les excès de ses compatriotes. Car chose grave, dit-il, « Fivresse la plus crapuleuse n'est que peccadille à leurs yeux. »

Les femmes n'étaient guère plus sobres que les hommes. Brocs et bouteilles ne leur faisaient pas peur et leur ivrognerie était naturellement accom- pagnée de tous les péchés qu'entraîne ce vice.

Plusieurs Keures mentionnent comme un délit spécial, les coups portés à l'aide d'un pot (1). Elles punissaient plus sévèrement les blessures infligées en état d'ivresse. Le lundi était un jour de

(1) M. Poullet, Ancien droit pénal du Brabant, p. 315.

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débauche général ; filles et garçons formaient de grandes troupes bruyantes appelées labayen. On allait vider ensemble nombre de brocs de bière. Puis on se livrait à des violences et à des excès qui finissaient généralement par des désordres graves. trop souvent le sang coulait. Les dettes de ca-

Fig. 65. Le péché dans les plaisanteries. Reproduit d'après une illustration de la Nef des Fous de Sébastien Brand (xve siècle).

baret amenaient parfois entre petites villes [de véritables batailles, accompagnées de dépréda- tions, de violences, de mutilations et d'emprison- nements illicites.

Le surnom bien connu de « kiekefreeters » (dé- voreurs de poulets), donné encore de nos jours aux Bruxellois, constitue un souvenir de la ba- taille de Bassweiler, les Brabançons furent

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taillés en pièces, le 21 mars 1370. Cette défaite fut d'après les chroniqueurs du temps la conséquence de leur gourmandise bien connue, car « leurs var- lets derrière eulx portoyent flacons et bouteilles de vin troussés à leur selles et aussi, parmi ce, pastez de saumons, de truite et d'anguilles, enve- loppés de belles tovailles (serviettes) sans compter maints chapons et volailles, dont ils étaient par- ticulièrement friands. »

On ignore que bien d'autres villes flamandts méritèrent le même surnom. Dans une chronique manuscrite, de B. de Ra:itere (xve siècle), nous voyons que les Gantois, voulant brillamment re- cevoir Philippe le Bon et sa suite, lorsqu'il leur rendit visite le 23 août 1438, envoyèrent leurs pourvoyeurs de volailles habituels à Audenarde, pour y acheter tous les poulets qui se présente- raient sur le marché. Les Gantois eurent vite fait d'acheter de grand matin, et aux plus hauts prix, toutes les volailles exposées en vente, si bien que lorsque les habitants d'Audenarde se présen- tèrent, ils n'en trouvèrent plus pour eux- mêmes.

Frustrés dans leur gourmandise, les Audenar- dais outrés se révoltèrent et crièrent aux Gantois : « Weg ! Weg ! Wy kunnen zeer wel zelve onze kiekens opfreten ! » (Arrière ! Arrière ! Nous pou- vons fort bien manger nous-mêmes nos poulets).

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 257

Et, la querelle s'envenimant, des gros mots elle dégénéra en rixe, et les Gantois, malgré les pro- diges de valeur, durent fuir au plus vite abandon- nant, non seulement leurs poulets, mais de nom- breux blessés et même un mort.

Battus et pas contentSjles Gantois se plaignirent à Philippe le Bon de cette agression brutale, qui fut la cause que les poulardes grasses manquèrent sur la table du duc. Ils obtinrent comme repré- saille de pouvoir emprisonner sur le champ deux députés Àudenardais, le chevalier Wouter van der Meere et Bernard van Maerke, qui se trou- vaient encore à Gand.

Puis, Philippe le Bon, poursuivant son voyage, s'en vint à Audenarde, il mangea de si succu- lents poulets, qu'il ne put refuser la grâce des deux députés, qui expiaient si durement l'amour immo- déré de la volaille de leurs concitoyens. Ceux-ci sont encore appelés aujourd'hui les « Poulets d'Au- denarde ! » (De Kiekens van Audenaerde).

Les fêtes du Carnaval, les kermesses, les pèle- rinages étaient restés l'occasion de déchaînements de passions d'une violence dont on ne peut se faire une idée. Le Carnaval durait alors depuis la fin de décembre jusqu'au mercredi des Cendres. Pendant ces fêtes tumultueuses, les brutalités et les farces les plus grossières étaient de règle. Des édits défendant le jet de chats crevés et d'autres

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charognes, celui de boue, d'ordure et de matières fécales, donnent une idée des « confetti » lancés à cette époque.

Parmi les fêtes et privilèges, auxquels les bour- geois de Gand étaient le plus attachés, figurait alors YAuwet, ou le Guet, qui se célébrait annuelle- ment les mercredi, jeudi et vendredi de la Mi-Ca- rême.

C'était une espèce de prise d'armes, ou d'émeute pour rire, qui était l'occasion d'excès, de débauches et de rixes, le sang finissait tou- jours par être généreusement versé. Cette fête typique mérite d'être décrite, car elle nous ex- plique la facilité et la rapidité avec laquelle s'or- ganisaient au Moyen âge les guerres civiles qui ensanglantèrent trop souvent les principales villes de la Belgique (1).

Il fallut, en 1539, la main de fer de Charles- Quint pour mettre fin à cet abus, dont un chroni- queur anonyme du temps, témoin oculaire, nous a laissé une description détaillée des plus cu- rieuses. Il nous apprend d'abord que les corpora- tions gantoises, au nombre de cinquante-trois, y participaient, et que, dans le cortège armé qui s'organisait à cette occasion, ne figuraient que des

(1) Voir à ce sujet notre étude : YAuwet à Gand {Belgique Artistique et littéraire, 1er août 1911).

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hommes d'élite richement équipés, dont les belles armures, bien entretenues, ainsi que les « harnas » ou harnais de guerre, étaient conservés dans les maisons des divers métiers, pour qu'on les trouvât toujours prêtes à servir en cas de mobilisation soudaine.

« Ils n'estoient pas armés en piétons, mais en hommes d'armes depuis le couppet de la teste jusqu'au bas des pieds, chascun tenant en sa main une hache d'armes ou autre baston (hallebarde) de bonne deffense. » Et en cet état ils étaient si empêtrés, que s'ils « eussent esté mis par terre, il n'eust été en leur puissance de eulx savoir se re- lever. »

Comme toute fête flamande, celle du Guet, commençait par un banquet, donné par chacun des métiers. Et les futurs guerriers y besoignaient de si grand cœur que leur toilette militaire ne se faisait pas sans peine, « la plupart estoient yvres avant de s'armer de leurs dictes armures. » Avec du temps et de la patience tout finissait par s'ar- ranger; et, couverts de fer à l'extérieur et « bien armez de vin par dedens, lors estoient -ils en leur grant forche et vigueur », et il leur semblait « qu'ils se sentoient les seigneurs de toutes les autres villes de Flandre et que le comte ne pouvoit rien faire sans eulx. »

C'est dans cet état qu'on partait pour le lieu du

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rassemblement. Les doyens des corporations, en costumes somptueux, marchaient en "tête, tandis que leurs hommes, armés jusques aux dents, les suivaient. Comme c'était le soir, ils étaient éclai- rés par « forche torches et fallots », tandis que leurs « tambours d'allemans » et les trompettes faisaient un vacarme à réveiller les morts.

Arrivés devant la maison échevinale, le Guet devait se concentrer, on servait aux jurés et autres autorités un nouveau et « très honou- rable banquet ». Les compagnons armés, qui n'avaient pu trouver place à ces secondes agapes, attendaient dans les rues qui entourent l'Hôtel- de-ville, tenant les torches allumées et faisant jouer les musiques. Pour faire prendre patience à tout ce monde et en attendant la mise en marche du cortège, on passait par les fenêtres de la maison communale des pâtisseries, du vin, des « espèches » (épices), ainsi que toutes sortes de dragées et de fruits confits.

Tous se trouvant alors prêts, entre, onze heures et minuit la grosse cloche « Roelant » se mettait à sonner au beffroi.

C'était le signal du départ, et l'armée improvisée partait en un ordre parfait, chaque place ayant été assignée d'avance. Les échevins de la ville, en grand costume d'apparat, marchaient en tête,, accompagnés de leurs sonneurs de trompettes à

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 261

cheval, qui tous avaient des insignes et des ins- truments eu argent. Après venaient les corpora- tions, avec leurs tambours et leurs flûtes d'Alle- magne qui, dit le chroniqueur, « jouaient à la voilée, comme s'ils eussent été à la bataille », mê- lant leurs musiques guerrières aux sons des grandes cloches et du carillon... Puis, le tour delà ville terminé, on revenait à l'Hôtel-de-ville, le magistrat remerciait officiellement ses milices de l'honneur qu'on venait de faire à la cité gantoise.

Enfin, après avoir accepté « derechief ypocras et drageries », tous les groupes se rendaient à leurs maisons corporatives respectives, pour prendre part à un dernier festin, auquel on trouvait en- core moyen de faire largement honneur ; car, dit l'écrivain témoin oculaire de ces ripailles, « ils y bancquet oient toute la nuyt et se parennyvroient comme véritables pourcheaux. »

Pendant les trois nuits que durait cette fête, la ville semblait en état de siège et parfois même comme si elle avait été prise d'assaut. On com- prend qu'excités par la boisson et suggestionnés par le port de leur costume militaire, ces artisans grossiers se divertissaient brutalement et que leurs plaisanteries étaient d'un goût plus que douteux. Nous connaissons leurs projectiles ; les maisons ouvertes étaient envahies par les soldats impro- visés, qui entraient par escalade, non sans peine,

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262 PÉCHÉS PRIMITIFS

dans celles qui leur étaient inhospitalières. « Zy moesten het huis beclemmen met groote moete», dit un auteur du temps. Inutile d'ajouter que la vertu des femmes passait plus d'un mauvais quart d'heure parmi ces bandes d hommes avinés, dont les batailles simulées dégénéraient trop sou- vent en de véritables massacres laissant sur le carreau maints morts et blessés.

« C'estoit, dit le chroniqueur, une vraye ydo- latrie et mahommerie à veoir et innumérables maulx et péchiez se faisoient et commectoient, tant par yvrognerie, paillardise, debatz, homicide et autres telles et semblables meschantéz, ou Dieu le tout puissant estoit bien souvent grande- ment offensé et plus qu'ils n'eussent fait le jour, à cause que c'estoit la nuyt... »

Ces guerres civiles pour rire, malgré les péchés qui les accompagnaient, n'étaient que jeux d'en- fants à côté des horreurs bien réelles qui se com- mettaient, même en France, entre des factions ennemies. L'histoire nous apprend que vers 1422, le bâtard Vaurus, qui appa tenait au parti des Armagnacs, ne se contentait pas de piller et de tuer les partisans de la cause du duc de Bour- gogne. Il emmenait à son château près de Meaux, attachés par les poings à l'arçon de sa selle, les prisonniers dont il espérait une rançon. Et, lorsque celle-ci n'arrivait pas au jour dit, le mal-

Fig. 66. Le péché dans les bains mixtes. La Fontaine de Jou- vence par le Maître aux banderolles. (Gravure du xve siècle).

264 PÉCHÉS PRIMITIFS

heureux était régulièrement pendu à un grand orme bien connu dans la contrée. L'arbre de Vau- rus, c'est ainsi qu'on l'appelait, était toujours surchargé de pendus, et l'histoire de l'un d'entre eux excita longtemps l'indignation générale.

Un jour un jeune homme, marié depuis un an à peine, ayant sa femme sur le point d'accoucher, se trouva emmené parmi les prisonniers dont on demandait une rançon. Torturé, il fit connaître le nom et la demeure de sa compagne, qui fut invi- tée à payer sans retard une somme exagérée pour le libérer. L'argent étant rare, sa femme n'arriva avec la somme qu'après le jour fixé, et le bâtard, acceptant sa rançon convenue, lui dit qu'elle trou- verait son mari sur l'arbre fatal. Comme elle osait lui reprocher son crime, Vaurus en colère fit cou- per les robes de la pauvre femme jusqu'à la taille,, puis, la fit attacher presque nue, au tronc de l'orme de façon que les pieds des pendus vinssent lui frôler la tête. Pendant toute la nuit, on enten- dit jusqu'à Meaux les cris lamentables de la mal- heureuse que personne n'osait secourir. A ses af- freuses tortures morales vinrent bientôt se joindre les douleurs de l'accouchement. Les loups seuls, attirés par ses plaintes, accoururent, et le lende- main l'on ne retrouva sous l'arbre que les restes sanglants de la mère et quelques lambeaux de l'enfant que les loups avaient arrachés à ses flancs-

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 265

Le pèlerinage, ou transfert annuel des reliques de saint Liévin de Gand à Hauthem, était, au xve siècle, le prétexte de scandales affreux. Des chroniqueurs contemporains ont laissé des des- criptions très vivantes de cette fête religieuse, le péché, sous toutes les formes, était si ouverte- ment pratiqué.

Malgré la mauvaise réputation dont ce pèleri- nage jouissait, presque toute la population valide de Gand se portait à Hauthem. Plus de douze cents voitures étaient insuffisantes pour y conduire les bourgeois aisés qui s'y rendaient, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants.

'< C'estoit, dit un écrivain du commencement du xvie siècle, un voyaige plutôt de malédiction que de dévotion, car s'y faisoit coustumièrement une œuvre qui faisait enfler à plusieurs filles, et aussi à plusieurs femmes tant vesves (veuves) que mariées, les ventres, qui estoit un bien beau miracle... Car telles y allaient pucelles, qu'elles en revenaient fumelles, et telles y allaient preudes femmes, qu'elles n'en revenaient telles comme elles estoient lors de leur retour (1). »

Voici comment les choses se passaient :

(1) M. Gachard, Relations des troubles de Gand sous Charles-Quint, par un anonyme du XVIe siècle, Bruxelles:. Hayez, 1846, p. 103 et suiv.

266 PÉCHÉS PRIMITIFS

Entre onze heures et minuit de la « préveille des dits saints Pierre et Paul, un grand nombre de commun peuple de la ville de Gand se rassemblait devant le monastère de saint Bavon». Au coup de minuit, la porte s'ouvrait et en un instant toute cette racaille se précipitait comme folle dans l'église, « menant ung tel bruit qu'il sembloit que l'église devoit fondre en abisme. » On se jetait, sur la châsse de saint Liévin, qui était enlevée de haute lutte par les plus forts,ou les plus adroits. Celle-ci était en argent doré, mais protégée contre les brutalités de cette populace en délire par une « treille » ou grille en fer forgé. Puis, malgré son poids, elle était enlevée par douze hommes, qui se dirigeaient; « courant, criant et huant jusqu'au dict village de Hauthem », traversant comme une trombe, les champs, les haies, les bois, les fossés, pleins d'eau. « Comme gens sans entendement et menant ung tel bruyt, comme si tous les diables y eussent estes. »

Pour se guider dans cette course infernale, pendant la nuit, la plupart portaient des flam- beaux, ou des torches, et ces lueurs fantastiques faisaient ressembler les étranges pèlerins à des démons plutôt qu'à d'honnêtes chrétiens. tj£

Au matin, ils arrivaient à Hauthem, il y avait kermesse. se vendaient comme à une foire toutes espèces de marchandises, spéciale-

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURCOCM: 2T,7

ment des vivres et les breuvages les plus variés, dont on consommait plus que de raison. On se serait cru, dit le chroniqueur, dans un camp au milieu d'une puissante armée. Tant il y avait de gens armés de toutes conditions par bandes « échades et confrairies, les ungs ayans avec eulx tambours et fluttes d'Aile mans, les autres de trompettes et aussi forche muses (cornemuses) et autres divers instruments, jouans de tous les cos- téz qui estoit chose admirable à uuvr..., d'autres dansaient ou faisoient mille débats ou passe- temps, car la plupart n'étaient point venus par dévotion mais bien par plaisir et amusement. »

Le lendemain, à midi, se faisait le retour à Gand. La « fierté » ou châsse était reprise avec la même brutalité, et le nouveau voyage se faisait par un autre chemin, « en meisme estât comme ilz est oient partis, menant tel bruyt avec rneuses (cornemuses) et tambours. » Ils rentraient à Gand, « tous déchiérés et des locquetez, ayant chapeaulx faits de branches de viengnes (vignes) et autres verdures sur leurs testes... rapportant des mer- cheries et petits bibelotz et jollitez qu'ils don- noient et ruoient aux femmes et filles, qui es- toient tant es fenestres que devant les huis des maisons... »

Comme le remarque très bien l'anonyme, ces bacchanales périodiques présentaient non seu-

268 PÉCHÉS PRIMITIFS

lement le spectable des « dix mil péchiez mortels qui s'y commettoient, tant par yvronneries, dé- bats^ homicides, paillardises, blasphèmes, pure- ments exécrables et autres graves et énormes péchiez ; » mais elles facilitaient et provoquaient même Téclosion de troubles graves, que la turbu- lente populace gantoise était toujours heureuse de susciter. Bien des émeutes et séditions san- glantes avaient pris naissance à l'occasion du retour d'Hauthem. Ce fut notamment le cas pour la révolte des Gantois, lors de la prestation du serment de Charles le Téméraire dont il a été question plus haut.

Chose curieuse, des cortèges armés, connus sous le nom de « Marches », existent encore de nos jours en Belgique. Dans ces pèlerinages, à la fois reli- gieux et militaires, on voit les plus étranges dé- ploiements de forces armées, exhibant à côté de défroques guerrières presque modernes, les an- ciens fourniments des soldats de Napoléon Ier ou de Louis-Philippe. Armés de vieux fusils et d'armes bizarres, ces volontaires, piétons et cava- liers, jouent au sérieux leur rôle de soldats, et font parler la poudre plus que de raison.

Parmi ces promenades, toutes décrites dans la revue folklorique belge Wallonia (1), il faut citer la

(1) Wollonia, Liège, t. II, p. 125 à 130 ; t. III, p. 101 ; t. XIII, p. 225, etc.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 269'

Marche de sainte Rolande à Gerpinnes, à laquelle une cavalerie redoutable prend une part impor-

Fig. 67. Le péché dans les bains mixtes. (Fragment d'une gravure d'Albert Durer).

tante ; la Marche de saint Eloi, à Laneffe, ainsi que Marche de la Madeleine à Jumet, le cortège,

270 PÉCHÉS PRIMITIFS

arrivé « al terre al danse coffre le très étrange spec- tacle d'une sauterie endiablée générale, à laquelle participent non seulement les farouches soldats de la suite, mais aussi le clergé et même les sta- tues, des saints et des saintes, emportées par leurs porteurs dans le délire chorégraphique. La fête de sainte Madeleine ayant lieu le 22 juillet, on peut s'imaginer ce qu'un pareil pèlerinage coûte de sueurs aux participants assoiffés, et quelles affaires d'or font les vivandières, en costume tra- ditionnel, chargées d'abreuver ces agiles pèlerins.

Ayant assisté à une de ces marches, nous avons constaté que le contingent militaire y était divisé en vingt-cinq groupes ayant pour la plupart leurs tambours et leurs musiques. Dans l'infante- rie nous avons noté les voltigeurs de l'empereur, les gardes forestiers, les zouaves, les bleus (jeunes et vieux en deux corps séparés), les jockeys pied),, les artilleurs, les sapeurs, etc., et parmi les cavaliers les mamelucks, les Arabes, les lanciers, et l'état- major.

Non moins curieuse est la Marche de la Puce- lette de Wasme, qui a lieu tous les ans en souvenir du chevalier Gilles de Clan, lequel sauva jadis une jeurte vierge des griffes d'un dragon, ou ta- vasque, qui infestait les marais du voisinage. La « Pucelette » porte sur la tête une étrange cou- ronne ornée de hautes plumes et, probablement

LE PÉCHÉ SOVS LES DUCS DE BOURGOGNE 271

pour être certain de sa virginité, oh a soin de la choisir parmi les fillettes ayant moins de cinq ans, ce qui semble plutôt injurieux pour la vertu de celles qui ont dépassé cet âge.

Les traces des péchés flamands et wallons ne se retrouvent pas seulement dans l'histoire et les mœurs intimes des habitants de la Belgique et du nord de la France ; nous en trouvons encore un curieux écho dans le blason populaire, c'est-à- dire dans les sobriquets des villes et des com- munes de ces pays. Les péchés le plus souvent rappelés sont ceux de la luxure et de la gourman- dise. Plus d'une cinquantaine de localités belges pourraient figurer sous le titre de Rabelaisiana (1), grâce aux dictons qui s'y rapportent. La réputa- tion de mauvais coucheurs attribuée aux Fla- mands s'étendait au loin. Les folkloristes français Gaidoz et Sébillot disent qu'en Provence « estro

(1) Parmi celles-ci nous pouvons citer : Ancienne, Beaumont, Beyne, Beursay, Biesmes, Bouchoute, Bres- soux, Brouckom, Chenée, Chemay, Courtrai, Crisnée, Cuesme, Erquenne-, Hal, Herstal, Diest, Ecaussines, Car- rières, Eecloo, Enghien, Huy, Knocke, Liège, Lixhe, Ma- lonne, Liefferinghe, Molembaix, Namur, Odeur, Ognée, Opwyck, Othée, La Panne, Queu-du-Bois, Saint-Denis- Bovesse, Saint-Nicolas, Saint-Trond, Satteghem, Statte, Tamise, Thuin, Uytkerke, Vilvorde, Vesqueville et Xhert- dremael.

PECHES PRIMITIFS

de Flandro » veut dire : « être flambé » et qu'en Languedoc on constate que :

Qui va en Flandre sans couteau

Il perd du beurre maint morceau (1).

Nous avons retrouvé ces instincts meurtriers dans les vengeances privées ou « veeten » qui en- sanglantèrent la Flandre pendant tout le Moyen âge. La « faide » (2) issue d'un meurtre ou d'une simple injure entraînait toute la famille, noble ou roturière, en des guerres longues et atroces. Les Flamands étaient demeurés, jusqu'à la première moitié du xive siècle, comme le dit le chroniqueur Hariulphe, « des âmes indociles et sanguinaires. » La persistance de coutumes brutales telles que Y « Auwet » et le pèlerinage d'Hauthem, nous prouve assez que chaque communier flamand était resté un guerrier, aux mœurs violentes et vindicatives. Nous voyons par les documents judiciaires de l'époque qu'il en était de même chez les chevaliers, les commerçants ou les culti- vateurs, dont les querelles féroces amenaient de véritables batailles rangées sur les places pu-

(1) Voir notre Genre satirique (2e édition), pp. 260 et 261.

(2) Il y a lieu de croire que le mot faide ou fede est d'ori- gine germanique comme le mot flamand Veete, qui a une consonnance presque pareille.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 273

bliques et dans les campagnes qui en restaient

Fig. 68. Le péché dans les étuyes (Stove). (Gravure d'Albert Durer).

ensanglantées. Les nobles flamands, comme ceux de tous les autres pays de la Chrétienté, se fai-

PECHE?- PRIMITH

saient suivre par des bandes armées prêtes à tout. Jean de Gavre, par exemple, est « jour- nellement accompagné de plusieurs serviteurs et varlets armés et embastonnés pour entretenir sa guerre. (1) » Les roturiers, qui ne peuvent se donner ce luxe, ont leurs parents et amis, qui leur viennent en aide, munis d'armes terribles, que les coutumes locales et les ordonnances dé- fendent en vain de porter et qui ajoutent encore aux horreurs des vendetta dans les Pays-Bas.

C'est à la fin du xve siècle, que prit naissance un nouveau péché : le péché de sorcellerie, qui de- vait faire naître bientôt une répression impi- toyable. La bulle du pape Innocent VIII, datée du 5 décembre 1484, donnait les détails les plus ef- frayants sur les manœuvres des sorciers et des sorcières. On parlait des crimes des démons in- cubes, succubes (incubi ac succubi) qui entrete- naient avec des femmes et des filles, voire même avec des religieuses, un commerce charnel re- poussant. Elles recevaient, en échange de leurs faveurs, un pouvoir terrible, capable non seule- ment de détruire les récoltes et les animaux, mais

(1) Voir à ce sujet le très intéressant travail de M. 6h. Pe- tit-Dutaillis, Documents nouveaux sur les mœurs popu- laires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas au XVe siècle [Lettres de rémission de Philippe-le-Bon), p. 39 et suiv., Paris, H. Champion, 1908.

LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE _/•>

d'infliger aux humains les maux les plus exorbi- tants : empêchant les femmes de concevoir, les maris d'engendrer, ou même d'accomplir leur de- voir conjugal. Ac eosdem hommes ne gignere et midi ères ne concipere, virosque uxoribus et mulieres ne viris actus conjugales reddere valeant impedire.

Les chroniqueurs du temps énu nièrent le nombre incroyable de personnes accusées du péché de sorcellerie, qui périrent après d'affreux supplices dans les Flandres, le Brabant et le pays de Liège. Des localités entières furent dépeuplées. Sur de simples dénonciations, les personnes les mieux famées étaient jetées en prison et mises à la torture.

C'est aux péchés de colère et de meurtre, que Bruges, d'après la légende, doit les nombreux cygnes qui depuis la fin du xve siècle naviguent sur ses eaux tranquilles. Cette charge fut imposée aux Brugeois en expiation du meurtre de leur écoutête Lanchals. « Lang hais » en flamand signi- fie long col, et « les blancs oiseaux aux longs cous onduleux, au plumage neigeux, les poètes voient le reflet des âmes virginales ; les cygnes, les beaux cygnes de Bruges, porteraient ainsi dans leur grâce immaculée le souvenir d'un assassi- nat... (1) » et d'un sang cruellement versé.

(1) Fierens-Gevaert, Psychologie d'une ville, essai sur Bruges, p. 164 (Paris, Alcan, 1901).

276

PECHES PRIMITIFS

Mais c'est surtout l'art flamand qui nous montre le Péché dans ses manifestations les ,plus bizarres et les plus affreuses. Nous voyons ses images de plus en plus nombreuses, dans la sculp- ture monumentale, et dans la décoration du mo- bilier religieux.

Les miséricordes des stalles ainsi que leurs parcloses (1) servent de prétextes à des compo- sitions satiriques tous les péchés de l'homme et de la femme sont pris à partie, et cela sans pa- raître choquer les sentiments de décence des fidèles. Les sculpteurs des culs de lampe des édi- fices civils, notamment les semelles de poutres de l'Hôtel-de- Ville de Damme, présentent surtout des détails ultra réalistes (2), qui feraient suppo- ser que les habitants de ce port de mer, méritèrent fort bien leur surnom de « pourceaux d'Epicure ». Parmi ces sculptures il faut citer une scène licen- cieuse se passant dans un bain mixte, alors assimilé aux mauvais lieux, et sujet plus curieux encore, des victimes de Vénus allant soumettre leur cas à un spécialiste (xve siècle).

Parmi les enluminures des manuscrits de la

(1) Voir notre Genre satirique, etc. dans la sculpture, Schemit, Paris, 1910.

(2) Voir notre Genre satirique, etc. dans la sculpture, Schemit, Paris, 1910 (fig. 66 et 67). Ces illustrations sont reproduites plus haut, fig. 61, 62, 63 et 64.

LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE

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Fig. 69. Le péché dans le brigandage et le meurtre. (Tiré du Mittelœlterliches Hausbuch du prince de Waldburg- ■\Yolfeeg, xve siècle).

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PECHES PRIMITIFS

même époque, on remarque des scènes plus com- pliquées, où le Péché est pris à partie dans ses formes les plus inattendues. Dans le manuscrit de Cangé, par exemple, intitulé les Quarante mi- racles de Nostre Dame, ne voyons-nous pas l'illus- tration du miracle de l'arcediacre, qui murtrit [tua) un evesque pour estre evesque à sa place, représenté au moment le démon vient saisir le prêtre cri- minel à une table de festin, entouré de ses musi- ciens et de ses amuseurs patentés en souliers à la poulaine ?

Plus loin le miniaturiste ose représenter un pape en chemise, la tiare en tête, que des anges chassent en enfer à grands coups de pieds au der- rière, illustrant le péché de simonie de celui qui, par convoitise, vendit le basme [baume) dont on ser- vait deux lampes en la chapelle de Saint-Pierre, dont saint Pierre s'apparut à lui en lui disant qu'il serait dampné. Dans un autre miracle nous voyons un pape, non moins criminel, autoriser un roi (de Hongrie) à épouser sa fille, qui se coupe la main pour échapper à l'inceste (1).

Dans les miracles de Nostre Dame joués par les Pays de l'Assomption ou de l'Immaculée Concep- tion du nord de la France, au commencement du

(1) Voir notre Genre satirique dans la peinture (2e édition), p. 111, 112.

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 279

xvie siècle, durent apparaître, jouées au naturel, des scènes encore plus incroyables, s'il faut en ju- ger d'après certains titres : Comment Salomée, qui ne crédit pas que Nostre-Dame eust enfanté virgiria- lement, sans œuvre d'homme, perdit les mains pour ce qu elle le voulust esprouver, etc. (1). »

Dans une Vie et Miracles de Mgr Sainct Martin, datant de la fin du xve siècle (Bibl. Nationale), nous voyons d'autre part la satire d'un péché féminin moins affreux : le bavardage dans le lieu saint (2).

Lue des plus belles images du péché et de la

|l! Voir notre Genre satirique dans la peinture (2e édition), p. 114.

(2) Voici, d'après une intéressante étude de M. G. Cohen, Rabelais et la légende de saint JMarlin (Paris, Champion, 1910), la scène interprétée par l'artiste. « Ainsi, comme saint .Martin disoit sa messe... deux femmes, lesquelles estoyent venues pour ouyr la messe, caquettoient ensemble et, à costé d'elles ung diable lequel escripvoit en du parchemin ce qu'elles disoient ; mais les deux femmes furent si longue- ment à caquetter que le dyable n'avoit plus de parchemin... Lors se prinst à tirer son parchemin avecques les dents pour le allonger et tira tellement que son parchemin rompit el oheut le diable à la renverce et se cuyda casser le col. » Causant ainsi un autre péché, car saint Biiz, qui avait vu la scène, se prit à rire oubliant il était. (Champfleury reproduit le même sujet d'après une tapisserie dans son Histoire de la caricature au Moyen âge, p. 83, Paris, Dentu, 1871 .

280 PÉCHÉS PRIMITIF?

méchanceté humaine, nous est fournie par une grande et superbe miniature du manuscrit 9079 de la collection de Bourgogne, conservé à la bibliothèque royale de Bruxelles. Elle est con- nue sous le nom de l'Arbre du Péché ou des Ba- tailles (1). Nous y voyons l'arbre maudit porter comme fruit à chacune de ses branches, des hommes, même des femmes, qui se combattent. En haut des rois se gourmandent d'importance, un peu plus bas des évêques en costume liturgique se frappent à l'aide de leur crosse. Puis se suivent hiérarchiquement, en descendant de branche en branche, des combats non moins acharnés entre gentilshommes, savants, chevaliers, bourgeois et paysans, tandis que leurs épouses se battent à coups de quenouille. Pour montrer que le Péché et la désunion régnent partout, l'artiste a figuré le ciel, Dieu lui-même combat l'Orgueil, symbolisé par les anges rebelles, qui sont foudroyés et préci- pités du ciel.

Dès les débuts de la peinture flamande primi- tive, les écoles des van Eyck et de van Weyden multiplient les Jugements derniers les pécheurs reçoivent les plus terribles châtiments. On y re- marque déjà d'affreux démons semblant s'ac-

(1) Genre satirique dans la peinture (2e éd.), p. 147 [fig. 147). (Voir notre frontispice),

LE PECHE SOUS LES

S DUCS DE BOURGOGNE 281

Fig. 70. La punition du péché au Moyen âge. (Du Mitte- Iaelterliches Hausbuch du prince de Waldburg-Wolfeeg, xve siècle).

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282 PÉCHÉS PRIMITIFS

quitter avec plaisir de leur terrible besogne] tandis que les martyres des saints rappellent les horreurs bizarres des répressions judiciaires.

On ignore généralement qu'à côté de nombreux sujets religieux, Jean van Eyck peignit des sujets profanes d'un caractère très léger, en représentant des femmes nues à leur toilette, ou des bains ou étuves de femmes, qui ornèrent les murs des palais princiers du temps. Ce détail mérite d'être souli- gné car il corrobore l'hypothèse émise plus haut, au sujet de son rôle de messager amoureux du duc de Bourgogne.

Mais c'est surtout dans les créations fani as- tiques et réalistes de Jérôme van Aken, plus connu sous le nom de Bosch, que nous retrouvons la hantise du Péché sous toutes les formes. Doué d'un génie créateur vraiment admirable, le peintre de Bois-le-Duc donne une importance prépondé- rante à ce monde profane et diabolique, que les premiers primitifs n'avaient fait qu'effleurer.

Dans ses Jugements derniers, pullulent les scènes de massacres et de lubricité sadiques dans ses Tentations de saint Antoine, nous voyons de pieux anachorètes aux prises avec la luxure et les démons personnifiant les autres pé- chés capitaux ; dans son Chariot de foin, de l'Es curial, le foin représente le péché ; dans ses Délices terrestres, du Prado, des centaines de

LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 283

figures d'hommes et de jeunes femmes nues se livrent aux joies corruptrices de l'amour charnel ; dans ses Aveugles, ses Grands poissons mangent les petits, son Enfant prodigue, ses Mendiants ba- tailleurs, ses Christ aux outrages et tant d'autres encore, nous voyons revivre tous les péchés, tous les vices de cette cour de Bourgogne, dont les mœurs, à la fois voluptueuses et féroces, les croyances tour à tour mystiques et' sataniques, se continuèrent pendant les règnes des princes lubriques et guerroyeurs qui suivirent, tels Maximilien d'Autriche (gendre du Téméraire) et Philippe le Beau, le prince de très paillarde mé- moire.

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LE PÉCHÉ SOUS LE RÈGNE DE CHARLES-QUINT

Pour bien comprendre l'époque de Charles- Quint et le caractère complexe de ce grand po- tentat, il est nécessaire de rappeler en quelques mots ses ascendants et ses proches, qui tous joi- gnirent à des dons exceptionnels des écarts de conduite regrettables.

Machiavel, qui connut fort bien le grand-père de Charles- Quint, lorsqu'il fréquentait sa cour en qualité d'ambassadeur de Florence, décrit ainsi l'empereur Maximilien :

« Dissipateur et besoigneux ; inconstant et ir- résolu, défiant et crédule, il est homme de guerre et sait commander une armée il fait régner la discipline. Plein de courage dans le péril il ne le cède à personne comme capitaine... » D'un autre

PECHES PRIMITIFS

côté, nous savons que sa bravoure et sa galanterie envers les femmes le firent surnommer, comme François Ier, le roi chevalier. Ami des arts, on ra- conte que Durer, parvenant difficilement à se hisser à la place qu'il devait occuper pour achever certaine peinture murale;, il ordonna à un gentil- homme de sa suite d'aider le grand peintre alle- mand à se placer sur son échafaud et que, le cour- tisan se montrant humilié de devoir rendre un tel service, Maximilien lui dit :. « Je puis d'un paysan faire un noble comme vous, mais d'un noble je ne saurais faire un aussi grand artiste ! »

Malheureusement ces belles qualités étaient ternies par des vices de tous genre. Sa luxure était grande ; n'importe quelle femme, quelle que fût sa condition, lui semblait bonne pour assouvir ses passions. Dans ses colères épouvantables, il s'attaquait avec une rage sans égale à tous ceux qui le contrariaient, ou qui simplement n'étaient pas de son avis. Ne le voyons-nous pas à Worms, en 1495, relever le défi d'un obscur gentilhomme français, Claude de Balbé, qui avait osé provo- quer les Allemands, et le vaincre en un combat singulier ? Quoique catholique, il va, dans sa co- lère, jusqu'à braver les foudres de l'Eglise. Dans ses lettres, il ne craint pas de s'attaquer même au Pape. Il le traite de « Maudit prêter pape » (sic) et ajoute qu'il mérite d'être chapitré d'importance

LE PECHE SOC-

LE REGNE DE CHARLES-QUINT

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« veu ses grans péchiez et abusions » (lettre du 29 juin 1510). Dans une autre missive il semble espérer que Luther l'aidera à assouvir sa haine sacrilège, lorsqu'il écrit : « Il (Luther) pourra être

Fig. 71. Les péchés aux kermesses et fêtes : Nasentanz zu Gumpelsbrunn. Estampe de Nicolas Mildeman (xvie siècle).

bon à quelque chose ! » Parfois son orgueil confine à la folie ; dans une lettre écrite, à sa fille, Mar- guerite d'Autriche (le 18 septembre 1512), il lui confie « qu'il a projet de se faire élire pape, afin d'être un jour saint et d'être adoré par elle (!) » A la fois avare et prodigue, il était méprisé par

288 PÉCHÉS PRIMITIFS

le peuple flamand. Les Italiens l'avaient sur- nommé Massimiliano poco denari. Ils savaient cpae le meilleur moyen d'obtenir sa signature, en cas d'urgence, c'était de la lui acheter. Et l'on avait toujours soin de stipuler d'avance la somme d'ar- gent qui serait offerte à cet empereur concussion- naire lorsque son approbation était indispensable. Quoique Marie de Bourgogne, son épouse, ait laissé une mémoire sans tache, elle était la fille de Charles le Téméraire, et le sang brûlé de son père ainsi que celui de ses aïeux, Philippe le Hardi et Philippe le Bon, de très paillarde mémoire, dut se transmettre par elle au père de Charles- Quint.

On sait que fort jeune, elle mourut d'une chute de cheval, pendant qu'elle sacrifiait à son plaisir favori : la chasse. Ayant la cuisse cassée, près du kassin, elle ne voulut à aucun prix, est-ce par pudeur ou par entêtement, montrer la partie malade à S2S médecins ; et ceux-ci ne purent ainsi combattre la gangrène qui l'emporta.

Son fils Philippe le Beau, sur lequel les Fla- mands avaient porté leurs espérances, montra comme son père les plus brillantes qualités. Malheureusement celles-ci furent annihilées par les vices qu'il tenait de Maximilien. Vincent Qui- rini, ambassadeur de Venise, dans sa « Relation », le décrit ainsi : « Beau de corps, vigoureux et bien

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portant ; apte à jouter, adroit aux exercices du corps et du cheval, soigneux et. vigilant à la guerre, supportant facilement toute espèce de fatigue. Il était naturellement bon, magnifique, libéral, affable, et si familier avec tout le monde qu'il en oubliait parfois le décorum royal... »

L'histoire impartiale laisse de lui un souvenir moins flatteur. Elle nous le montre esclave de ses caprices, et de ses passions, auxquelles il sacri- fiait ses plus grands intérêts. Luxurieux, vain, lé- ger, inconstant, il s'aliéna l'estime de ses alliés et de ses parents. Subissant de louches influences, il mérita le surnom de Croit conseil que lui don- nèrent les Italiens. Il fit surtout le désespoir de sa jeune femme, et laissa après lui, dans les Pays- Bas, le trouble et la désorganisation, présages d'une effrayante et prochaine décadence.

Dans les Relations d'Antoine de Lcilaing, nous trouvons une peinture très réaliste des tortures morales qu'il infligea à sa malheureuse épouse : Jeanne de Castille. Espagnole, dévote et amou- reuse, les amours adultères de son mari exci- tèrent en elle un sentiment de jalousie passionnée, qui finit par s'exaspérer jusqu'à la folie. « La chose est tellement allée, dit le chroniqueur, que la bonne reine n'a eu, en trois ans, non plus de bien ni de repos qu'une femme damnée... Et pour en dire la vérité, elle avoit occasion de ce faire :

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car, comme je vous ai dit, son mari estoit beau, jeune et bien nourri, et il lui semblait qu'il pouvait beaucoup plus accomplir œuvres de nature qu'il n'en faisoit... ». Elle le voyait avec désespoir en- traîné par de jeunes gens dissolus qui l'attiraient à des parties de plaisir et « lui faisoient présent de belles filles ». Les rapports qu'elle recevait de ses soi-disants amis, la surexcitaient encore davan- tage. « Ces rapports estant peult-estre aucunes fois pires que les faits. » Dans sa jalousie aveugle elle se conduisait en « femme désespérée », ne voyant plus que « les personnes qui estoient con- traints la servir et lui donner à boire, manger et administrer ses nécessités. » Dans sa folie com- mençante, « elle n'eust de cesse que les dames qui estoient en sa compagnie ne fussent renvoyées... et fit tant qu'elle demeura seule de toutes femmes du monde, fors que d'une lavandière qui aucunes fois lavoit son linge, en sa présence... faisant ses nécessités et se servant comme une povre es- clave. »

Sa jalousie, qui lui Talut souvent de mauvais traitements de la part de son mari, la porta par- fois jusqu'aux péchés et sévices les plus répréhen- sibles.

Varillas nous rapporte « qu'ayant fait garotter, un jour, par ses domestiques, une des maîtresses de son mari, une jeune Brabançonne d'une grande

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beauté, elle lui coupa sa riche chevelure blonde, et lui lacéra la figure à coup de ciseaux. »

Un sombre mystère, plane sur la mort précoce de son mari, qui mourut presque subitement en Espagne, après un somptueux banquet qui lui lut offert à l'occasion de sa nomination comme gouverneur de la ville de Burgos. Il y a tout lieu de croire que, pris au piège par son beau-père, le fourbe et cauteleux Ferdinand le Catholique, ce- lui-ci prit les précautions nécessaires pour mettre un terme à la carrière politique d'un rival devenu dangereux, car, affirmait-il : « la bonne foi est un filet dont les mailles ne retiennent que les niais. »

On connaît la tragique folie de Jeanne, qui sui- vit la mort de son volage époux. Sur l'avis d'un moine, son confesseur, elle fit ouvrir le tombeau de Philippe le Beau ; car le religieux lui avait as- suré que son simple attouchement aurait suffi à le réveiller de son sommeil. C'est alors qu'elle en- treprit ce voyage macabre, accompagnée d'un cadavre embaumé, qui toutes les nuits partageait la couche nuptiale...

Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien, et sœur de Philippe le Beau, constitue une figure plus intéressante dans l'histoire des Pays-Bas. Ses actes politiques : la paix de Gorcum et la paix des Dames, témoignent de son génie diploma- tique, tandis que l'on voit sa puissante énergie

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suppléer à l'incurie de son père, en palliant ses fautes, et plus tard seconder, avec une habileté hors ligne, les plus hautes conceptions politiques de son neveu : Charles- Quint.

Dès sa jeunesse elle fait présager ce que Ton pouvait attendre de son courage et de son esprit. Elle avait seize ans lorsque, se rendant en Es- pagne pour rejoindre son second fiancé, l'Infant don Juan, elle vit son navire assailli par une fu- rieuse tempête et faillit périr. C'est alors, dans ce danger pressant, qu'elle composa, dit-on, cette épitaphe bien connue :

Ci-gyst Margot, la gente demoiselle, Qu'eut deux maris et si mourut pucelle.

Malheureusement bien des défauts, nombre de vices ternirent ses grandes qualités. Plus que gourmande, elle mangeait et buvait avec excès. Dans ses comptes, si bien tenus et si intéressants à consulter, on voit ses préférences. Ainsi elle donne « quatre livres à ung messaiger Andoille, parce qu'il luy a présenté pour son dîner un plat de belles tripes et boudins de porc. » Elle fait payer dix livres pour un veau gras que la ville de Malines lui offre en. 1515. Ses pâtés, à la manière des Pays-Bas, ont une telle réputation, que le 8 juin 1508, l'empereur Maximilien la prie d'ad-

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mettre en ses cuisines le nommé Josse Weert, pour apprendre à les faire...

Par une ordonnance du 1er mars 1525, Mar- guerite règle le service de sa table. On est effrayé de la quantité incroyable de plats qui s'y suc- cèdent. On constate qu'ils sont encore consommés sur des assiettes de pain bis. Pour « le disner, pièce de bœuf d'environ 10 livres, « ung muteau » (jar- ret) pour le bouillon ; du mouton, un chapon (ou en ce lieu une bonne poule), deux poulets, une pièce de veau ou de chevreau ; pour le rôti, du co- chon (comme gros rost) ; des pigeons, perdrix ou « conin » (lapin), pour le petit « rost ». Sans comp- ter tripes, saucisses, pâté de veau, de mouton et de porc, et sans oublier les petits et grands pâtés de dessert : riz, fromage, fruits, oublies, le tout selon les saisons...

Pour se rafraîchir elle exige deux lots de vin et trois lots de cervoise. Mais « Item es jours de jeûne, Madame ne veut avoir pour ses collations que deux tasses de confitures, suffisamment gar- nies (1). »

Inébranlable dans ses résolutions, la résistance à ses ordres ou la moindre contradiction même

(1) Extrait d'un manuscrit de la bibliothèque royale de La Haye, reproduit par de Reiffenberg, Appendices à l'histoire des ducs de Bourgogne, X, 255.

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lui étaient insupportables. Les lois, les libertés communales, les immunités du clergé, les préroga- tives de la noblesse, rien ne pouvait arrêter son impérieuse volonté. L'opposition, fût-elle légale, la mettait en colère et lui faisait dicter, pour punir pareil forfait, des ordonnances de ce genre : « mettre les récalcitrans au sacq en ung bateau, pour les noyer au fond (1). »

Plus d'un sombre mystère se passa à la cour de Marguerite, à en juger par cette pièce de comp- tabilité datée de 1508. « A Gérard le flamang, chevaucheur de ladicte escurie, la somme de IX sols, pour le VIJe jour dudit mois (janvier) et dudit lieu (Malines), à toute diligence, porter lettres closes de par madite dame à ceux de la loy de la ville de Xamur, par lesquelles on leur mandoit de incontinent envoier devers madite dame le Maistre des haultes œuvres d'icelle ville, pour aucunes choses secretz, dont n'est besoing de faire icy déclaration. » (Compte de J. Micault, /. c. (n° 1880) (2).

Si dans la vie politique cette femme célèbre se montra une vraie disciple de Machiavel, sans pi-

(1) Alexandre Henné, Histoire du règne de Charles- Quint en Belgique, Bruxelles, Leipzig, 1858, t. IV, p. 353 (Relation de G. Contarini).

(2) Alexandre Henné, op. cit., t. I, p. 190.

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tié pour ses ennemis, elle sut conserver pour ses amis « les grâces aimables de son sexe et ne resta pas insensible aux douces sensations de l'amour.» Deux manuscrits conservés à la bibliothèque de Douai, écrits par de Maloteau de Villerode, disent qu'Antoine de Lalaing, pendant qu'il était au service de Marguerite, en qualité de grand maître d'hôtel, eut « des embrassements » de cette prin- cesse un fils appelé Philippe de Lalaing, seigneur de la Mouillerie et Maffle. Brassart (1) dit que, se- lon la chronique scandaleuse d'alors, Antoine de Lalaing en eut deux ou trois. On sait d'ailleurs qu'elle le créa comte et l'enrichit (2). Brantôme lui attribue une vie très dissolue. Il assure qu'elle « ayma la belle Lasdomie Fortenguerre » (Forte- guerra, célèbre beauté de sa cour), ainsi que d'autres femmes « lascivement et paillardement, comme Sapho, la lesbienne ». Une de ses filles

(1) Brassart, Notice historique et généalogique de l'an- cienne et illustre famille des seigneurs et comtes de Lalaing (Douai, 1847).

(2) Dans une note écrite en marge de la page 155 de l'ou- vrage de J.-B. Maurice, Le Blason des armoiries de tous les chevaliers de l'Ordre de la Toison d'Or, M. Brassart dit : « Il reste encore une postérité de ces enfants au pays d'Alost, sous le nom de Lalaing de la Moullerie... Quant à Philippe, qui fut de la tige des Lalaings d'Audenarde, il y a erreur. Il eut pour mère Isabeau, bâtarde d'Haubourdin. »

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d'honneur reçut également ses faveurs, et l'on s'en étonnait, car d'autres la surpassaient en beauté, « lorsqu'il fust trouvé et descouvert qu'elle estoit hermaphrodite, qui lui donnait du passe-temps sans autre inconvénient ni scandale ».

Les péchés bien flamands, de gourmandise, et de paillardise, pratiqués par Marguerite d'Au- triche, trouvèrent des trésors d'indulgence chez ses administrés qui la chérirent malgré ses dé- fauts et ses crimes. En vain le sang des victimes de son intolérance religieuse cria-t-il vengeance ; le peuple se plaisait à voir une souveraine fami- lière^ s'intéressant à ses mœurs, partageant ses plaisirs, ses curiosités et ses craintes. Elle était d'ailleurs très généreuse pour les pauvres gens, qui jamais ne s'adressaient en vain à sa charité, comme en fait foi son livre de compte célèbre. Superstitieuse, Marguerite était de son époque, époque l'on brûlait les sorciers, mais on les consultait néanmoins en cachette. Elle avait aussi grande foi dans les astrologues et magiciens, bra- vant en cela les défenses de la religion catholique romaine.

Dans les Archives du royaume (n° 1803, f. IJC XXXV), nous voyons figurer « VIIJ aulnes de bon velours noir, que madite dame a fait délivrer a ung nommé Leogum, astrologue et varlet de chambre de M. de Ravestain... en faveur d'au-

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cuns bons et agréables services qu'il luy a faicts. » Elle donne à « ung autre compaignon appor- tant certains petits fantômes, alans et cheminant par engins, dessus une table, la somme de iiij livres d'or de xx sols pièce. » Une « damoiselle faite de bois allant également par engins » excite non moins son intérêt, et vaut à celui qui la montre la somme de quatre carolus d'or.

Elle rétribue largement tous ceux qui l'amusent : montreurs d'ours, nains, fous, bateleurs, baladins, escamoteurs et charlatans de toutes sortes. Ceux qui flattent sa gourmandise par des plats ou des fruits rares, tels que trippes grasses, figues fraîches, grenades etc., sont tous généreusement récompensés. Pleine de bonté pour les victimes de Cupidon, elle marie les amoureux et soigne surtout les enfants abandonnés, tant bâtards que légitimes. Les membres des Chambres de Rhéto- rique, les comédiens, les poètes et les chanteurs de lais ou de ballades, elle composa elle-même de bonnes poésies, étaient toujours bien ac- cueillis. Elle aimait et comblait de ses dons les bons religieux et les prédicateurs éloquents. Plu- sieurs moines figurent même périodiquement dans le compte de ses largesses sans autre men- tion.

C'est sans doute sa familiarité proverbiale, et ses instincts paillai ds qui donnèrent naissance

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à bien des légendes, peu édifiantes, qui rappellent le sans-2,ène et la liberté de ses mœurs. Nous es-

Fig. 73. Le péché à la Cour du Pape. Estampe satirique du xvie siècle.

sayerons. en gazant un peu, de donner une idée de l'un de ces contes, pris au hasard.

Ayant appris que dans un couvent du Brabant existait un moine capable'de renouveler les tra-

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vaux d'Hercule, elle se mit aussitôt en voyage pour aller le voir. Arrivé au monastère indiqué, elle demanda au frère portier s'il était vrai que parmi ses moines se trouvait un homme aussi extraordinaire.

« Oui, illustre dame, répondit celui-ci, et justement le voilà à sa fenêtre, il s'amuse à casser des noix. »

Marguerite leva les yeux et aperçut un athlète nu, aux muscles puissants, qui brisait effective- ment des noix avec quelque chose de très dur... mais qui n'était certainement pas son poing !

Sans s'émouvoir, elle dit :

« Ce n'est pas mal, mais Hercule aurait fait mieux que cela. Je veux lui parler. »

On la conduisit alors à la cellule du moine.

« Est-il vrai, dit-elle, comme on le prétend, que vous seriez capable de renouveler les travaux qui illustrèrent le dieu païen de la force et de la vigueur ? »

Oui, Madame, répondit le moine, et peut- être ferai-je davantage !

« Alors ce fameux exploit, qui lui permit de ravir la couronne d'innocence aux douze filles vierges d'un roi, vous le renouvelleriez ? (Ce tra- vail d'Hercule est apocryphe).

« Certainement, c'est peu de chose !

« Je voudrais bien voir cela, dit Marguerite.

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 301

« Il ne tient qu'à vous, répond le moine.

Et sans plus de préambule, ils se mettent... à compter. Pour ne pas faire d'erreur on convient de marquer chaque fois un trait à la craie.

« Neuf ! dit bientôt le moine.

« Pardon, huit ! dit Marguerite.

a Je vous assure que c'est neuf !

« Non huit, je n'en démordrai pas !

« Ah vous le prenez ainsi, fait alors l'autre, en effaçant les marques. C'est bien ! Il n'y a rien de fait ! Recommençons. »

Peut-être ce moine héroïque figure-t-il d'une façon anonyme dans les comptes de la Gouver- nante des Pays-Bas, parmi les nombreux reli- gieux qui reçurent pendant si longtemps et pério- diquement ses largesses.

La sœur de Charles- Quint, Marie de Hongrie, qui succéda à Marguerite d'Autriche en qualité de Gouvernante des Pays-Bas, eut également des titres à la célébrité.

Quoique moins connue, elle ne fut pas infé- rieure à sa devancière dans son rôle politique. Elle la surpassa même par son activité et son énergie. Peu portée vers l'amour, elle fut sur- nommée « Diane la chasseresse », parce qu'elle n'avait, dit Strada, que des goûts virils, et était passionnée pour les exercices du corps, surtout la chasse, et l'équitation. Devenue veuve, elle se

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contenta du souvenir de son premier époux, qu'elle appelait le « parangon des mariz ». Elle ne fut nullement coupable des mœurs galantes et des intrigues amoureuses, que lui prêtèrent des auteurs français voulant se venger de la haine qu'elle portait à la France.

Malheureusement, à côté d'éminentes qualités, on doit déplorer chez cette princesse une dureté de cœur qui la rendit bientôt odieuse, non seule- ment au peuple flamand, mais lui valut, de la part des historiens français, le juste renom de cruauté. Ceux de Gand, surtout, lui vouèrent une haine mortelle, lui attribuant leurs malheurs et les sommes considérables qu'on leur soutira. Le Vénitien B. Navagero dit, lui aussi : « Elle était très dure. » Brantôme, de son côté, affirme qu' « elle avait le cœur grand et dur, qui mal aisément s'amolissoit ; et la tenoit-on, tant de son côté que du nostre, un peu trop cruelle ; mais tel est le naturel des femmes et mesme des grandes, qui sont très promptes à la vengeance quand elles sont offensées. »

Si elle montre quelque pitié, notamment, pour la veuve d'un malheureux qu'elle fit exécuter dans la cour des bailles du palais de Bruxelles, en lui accordant 200 carolus (1), on la retrouve impi-

(1) « Quictance de >t carolus, pour la vesve de Jehan

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toyable lorsqu'elle ordonne de « châtier rigoureu- sement » la désobéissance de charretiers, qui avaient été mis en réquisition pour le transport de ses bagages (1). Elle fut surtout cruelle dans la répression des délits de chasse et fit exécuter les édits de Charles -Quint sur le braconnage avec \uir extrême rigueur : « Les ungs estoient eschaf- faudés et avoient l'oreille senestre coupée », d'autres étaient bannis, flagellés, ou bien envoyés aux galères (2). L'histoire lui reproche avec d'au- tant plus de raison les rigueurs odieuses déployées contre les Bruxellois et les Gantois, qu'il lui eût été facile de prévenir des troubles expiés par le sang de tant de victimes. L'humanité lui repro- chera plus sévèrement encore d'avoir dirigé d'atroces persécutions contre les malheureux ré- formés, dont elle avait d'abord, sinon partagé, du moins approuvé les doctrines (3).

Charles- Quint, qui fut le plus grand souverain de son temps, hérita des brillantes qualités et des

Schoof, exécuté sur les bailles de ceste ville « (Registre aux mandements et lettres patentes de l'audience, 20729).

(1) Lettre du 4 octobre 1538. App. à la Relation des troubles de Gand, voir Alexandre Henné, op. cit., t. V, p. 159.

(2) Edits de Charles-Quint de 1531 (Forêts, Edits sur la chasse, dans l'ouvrage cité (I'Alexandre Henné, t. V, p. 370 et suiv.)

(3) Alexandre Henné, op. cit., pp. 159 et 160.

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vices de sa race. Ses actions politiques les plus éclatantes furent malheureusement ternies, par des passions égoïstes, pour la satisfaction des- quelles il sacrifia, sans scrupules, le bien-être et le bonheur de son peuple.

Dans son inexorable politique, il n'admit ja- mais aucune considération d'humanité ; on le trouva toujours implacable dans ses vengeances, et cela dès l'âge des plus généreuses aspirations. Comme nous l'apprennent les lettres écrites par Charles de Lannoy à Marguerite d'Autriche, déjà, le 7 octobre 1522, à son arrivée en Espagne il or- donna les plus cruelles exécutions (1). Et si par- fois il sembla se montrer accessible à la clémence, il faut toujours y reconnaître son intérêt et sa facilité hypocrite à régler sa conduite d'après les lieux et les circonstances.

Les supplices qui effrayaient Bruxelles, Gand et Anvers, les édits sanguinaires contre les re- formés^ le présentent à juste titre sous les plus sombres couleurs ! Comme le remarque A. Henné, « il était surtout dominé par la soif du pouvoir et soumettait tout aux calculs de la raison d'Etat. » N'alla-t-il pas jusqu'à vouloir faire épouser sa nièce, Christine de Danemark, une enfant âgée de

(1) Voir à ce sujet, Alexandre Henné, op. cit., t. X, p. 311, et Reg. Collection de documents historiques, t. II.

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 305

douze ans, nullement formée, par le duc de Mi- lan, et cela malgré les objurgations de Marie de Hongrie (1) ?

Fig. 74. Le péché puni, ou les supplices au xvie siècle. Estampe tirée du Layenspieghel (Augsbourg, 1512).

Traître et sans foi, les Français l'appelaient Charles qui triche, « faisant, dit Brantôme une

(1) « Selon le droit de nature, ose-t-elle lui écrire, je tiens que c'est contre Dieu et raison de la marier si tempre ; car quelques femmes ne sont pas de si tempre venue les unes que les autres, et n'y a encore nulle apparence de femme en elle... Et que serait-ce si elle devenait enchainte... qu'elle

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allusion badine et vraie pourtant, sur le mot : Autriche... et l'allusion n'estoit pas mauvaise, car il a esté un grand trompeur et un peu trop man- queur de foy. » Son cœur sec n'eut d'affection, ni d'attachement pour personne. « Il ne connut ni les charmes de l'amitié, ni les délices de l'amour ». On sait qu'il laissa dans un état voisin de l'indi- gence, Jeanne van der Geenst, une jeune servante des de Lalaing, qui fut la mère de Marguerite de Parme, et qui avait eu son premier amour.

Malheur à qui touchait à son autorité. Constam- ment maître de lui-même, il savait pourtant plaire et séduire quand il le voulait. Il sut faire la conquête, même des Flamands.

« Sa gaieté, tempérée ailleurs par une cer- taine réserve, était vive et franche en Belgique, il jouissait d'une grande popularité. Alors qu'il ne se montrait dans les autres pays qu'entouré de l'élite de sa noblesse, il se plaisait à vivre là- bas dans une sorte de familiarité avec ses compa- triotes de la Flandre, dont il possédait bien Fidiome et dont nul ne connut mieux que lui l'es- prit, le génie et les mœurs (1). »

et l'enfant y demeureroient... ma conscience et l'amour que je porte à l'enfant me contraignent à le dire... pour ma des- charge envers Dieu, vostre Majesté, ma nièce et le monde. » (Lettre du 25 août 1533, Correspondenz, II, p. 87).

(1) D'après la Relation de Marino Cavalli, I, c. « Il savait

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Il naquit à Gand, à la Cour du Prince, le « Prin- cenhof », dans un cabinet d'aisance, sa mère, Jeanne la Folle, s'était retirée un instant. Etrange lieu de naissance pour un si grand empereur !

Cette tradition explique les vers suivants, qu'un Gantois osa proposer pour orner le s-ocle de la statue de Charles-Quint lorsqu'elle fut placée sur le marché du Vendredi de sa ville natale :

Il naquit dans la merde, Il vécut dans le sang, Il mourut dans la bière !

I n autre Gantois proposa d'apposer, sur les restes de la Cour du Prince, l'inscription sui- vante :

Dans la mauvaise odeur Ci naquit Charles-Quint, Qui fut grand empereur Mais mauvais citoyen.

On rapporte (1) qu'étant enfant, le futur empe- reur montrait déjà des instincts belliqueux. Bien

plaire aux Flamands et aux Bourguignons par la familiarité, aux Italiens par l'esprit et la discrétion, aux Espagnols par une noble sévérité. »

(1) Les actions héroïques et plaisantes de l'Empereur Charles V. Approuvé par la censure en 1674. Bruxelles. L. De Wienne, imprimeur (sans nom d'auteur).

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souvent on dut lui ôter des mains une épée nue et on le surprit lardant de grands coups de pointes les figures armées qui paroissoient dans les tapis- series. » Il s'amusait aussi à irriter les lions en cage au « Princen hof ou Cour du prince » palais il habitait. Le jeune Charles aimait à former des escadrons de ses pages et de ses favoris, dont il se déclarait le chef ; toujours il menait les siens à la victoire. Puis il se plaisait à se faire porter en triomphe. Déjà alors, il connaissait la façon de prendre les hommes ; il calma la révolte d'un en- fant qui se plaignait d'être toujours le général des Turcs et voulait à son tour être le chef des chré- tiens, en lui donnant le chapeau, le cordon et les plumes qu'il portait ; ce qui lui permit de le battre encore pendant longtemps malgré ces vaines pa- rures.

Sa jeunesse fut orageuse et il rechercha tous les plaisirs de son âge. Nous le voyons figurer dans les joutes, dans les tirs et, selon l'usage, dans les fêtes populaires des serments. Très porté aux plai- sirs sensuels, il eut de nombreuses maîtresses et quantité de bâtards. De nombreuses familles gantoises, les van Melle, les van Loo, les Dey- noot, etc., appartenant toutes aux anciennes corporations des bouchers ou des marchands de poissons,s'enorgueillissent encore de cette origine impériale irrégulière. On les appelle « Keysers kin-

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 30&

deren » ou les enfants de V Empereur. Mais jamais, dans sa poursuite du plaisir, il n'imita l'exemple de François Ier qui trop souvent sacrifia à ses maîtresses son temps et ses affaires.

C/était le soir, mystérieusement, qu'il se livrait à la galanterie. On conservait jadis, à l'arsenal de Bruxelles, la cotte de mailles, la lanterne sourde et les deux poignards dont il se servait, disaient les catalogues, quand il allait la nuit en bonne for- tune (1). Comme nous l'avons vu plus haut, il n'était pas très délicat dans le choix de ses maî- tresses ; toutes les femmes étaient à sa conve- nance, quelle que fût leur condition (2). « Car il y avait en lui plus de luxure que d'amour », di- sent les chroniqueurs. Brantôme nous assure que « lorsqu'il couchoit avec une belle dame, car il aimoit l'amour et trop pour ses gouttes, il n'en eust jamais party qu'il n'en eust jouy trois fois. »

Sa gourmandise et ses excès de boisson, plus que ses travaux et les fatigues de la guerre rui- nèrent bientôt ses forces et hâtèrent sa fin. « Ce grand homme qui savait maîtriser ses passions, ne savait pas contenir ses appétits ; il était maître de son âme... il ne l'était pas de son estomac (3). »

(1) Alexandre Henné, op. cit., t. X, p. 315.

(2) Relation de Badoaro, I, c.

(3) Mignet, Charles-Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yusle, cité par A. Henné, X, p. 316.

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« Pour ce qui est de la table, dit l'ambassadeur vénitien Badoaro, l'empereur a toujours fait des excès. » Toutes les correspondances s'accor- dent à constater cette gloutonnerie qui lui va- lut les reproches de son confesseur et attristait ses plus fidèles serviteurs. Malgré les avis incessants de ses médecins, il se gavait des aliments les plus nuisibles à sa santé. Jusque dans sa retraite au couvent de Saint-Yuste, malgré les cruels avertis- sements de la nature, il resta toujours rebelle à tout espèce de régime (1).

Badoaro, dans sa Relation, nous apprend au juste ce qu'il mangeait : « Le matin, il prenait à son réveil, une boîte de chapons pétris, une écuelle de lait sucré et des épices. Il allait ensuite se re- poser. A midi on lui servait plusieurs espèces de viandes, et, après avoir goûté dans l'après-dinée, il mangeoit encore à son souper de beaucoup de choses. » Il avait le palais tellement usé, ajoute cette Relation, que, se plaignant un jour à Mon- falconetto, son majordome, de ne trouver sur sa table que des choses insipides, celui-ci lui répon- dit :

« Je ne pourrais complaire à sa Majesté, qu'en faisant des pâtés d'horloges. »

(1) Alexandre Henné, op. cit., t. X, p. 316.

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Allusion à la passion de l'empereur pour l'hor- logerie.

Roger Ascham, secrétaire de l'ambassadeur d'Angleterre, qui le vit manger au banquet de la diète d'Augsbourg en 1550, s'émerveille de le voir engloutir de larges tranches de bœuf bouilli, de mouton rôti, du lièvre cuit au four, du chapon et cent autres choses. « « Cinq fois je le vis vider sa coupe, ne buvant jamais moins d'un litre de vin du Rhin, chaque fois. » Il aimait beaucoup les fruits, surtout les melons, reconnus comme très indigestes.

Orgueilleux vis-à-vis des grands (1), il aimait, comme le fera plus tard Henri IV, à voyager in- cognito, et à s'asseoir sans façon à la table d'un artisan, lorsque le fumet de quelque bonne cui- sine excitait sa gourmandise. Un savetier, chez qui il s'était attablé familièrement, séduit par l'odeur d'une oie grasse, reçoit l'autorisation de mettre sur son enseigne « A la botte couronnée ». Dans ses voyages, il riait volontiers des réparties

(1) On sait que François Ier, ayant reçu un jour une lettre de l'empereur, commençant selon la coutume par : Charles, par la grâce de Dieu, Empereur des Romains, Roi d'Espagne, de Caslille, de Léon, d'Aragon, de Navarre, de Jérusalem, de Naples, etc., le roi de France voulut lui faire la leçon en si- gnant simplement sa réponse : François, seigneur de Chan- tilly.

312 PÉCHÉS PRIMITIFS

parfois grossières qu'il s'attirait. Incommodé par les cris d'un porc, qu'un paysan, suivant le même chemin que lui, conduisait au marché, il lui dit :

« Camarade, ne connaissez-vous pas la ma- nière de faire taire un porc ?

« Non, dit le paysan.

« Et bien, dit l'empereur, tirez-lui la queue, il se taira.

« Ah ! merci, bourgeois, fit l'autre. On voit bien que vous avez nourri de nombreux co- chons ! »

A Berchem, en Brabant, une auberge porte en- core aujourd'hui le nom de « Karel, houd den lan- tern » (Charles, tiens la lanterne). Cette enseigne rappelle qu'en 1540, Charles-Quint, suivi de Messieurs de Beveren et de Condé, dut aller d'ur- gence rejoindre son frère Ferdinand à Bruxelles. Surpris par l'obscurité, il fit lever un paysan pour éclairer son chemin. Celui-ci, ayant bu plus que de raison, amusa l'empereur par ses propos et son humeur grotesque.

A un certain moment l'ivrogne demanda le nom de celui qu'il éclairait.

« On m'appelle Karl, dit celui-ci.

« Et bien, Karl, tiens la lanterne, je dois pisser ! »

L'auteur anonyme des Actions héroïques et plai- santes ajoute, qu' « étant en besogne, il lui

LE PECHE SOUS LE REGNE

DE CHARLES-QUINT 3 1 '. \

échappa certain bruit. Et le Prince de lui dire en. riant :

Fig. 75. Les mendiants et les vagabonds, voleurs d'en- fants. Estampe de Lucas de Leyden, dite Eulenspieghel.

« Eh ! tu pètes, mon ami !

« Oui-da, répartit le paysan, il n'est si bon roussin qui ne pète en pissant, et c'est mon ordi-

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314 PÉCHÉS PRIMITIFS

naire de péter en pissant. » A cette réponse naïve, l'Empereur rit aux éclats et raconta dès le soir cette plaisanterie à son frère et à sa sœur, qui ne s'en amusèrent pas moins.

Charles-Quint connaissait ses péchés et ceux de sa famille.

Logeant un jour, dans un château, on l'avait reçut avec apparat, il lut au matin, à la grande confusion de ses hôtes, l'inscription suivante, sculptée sur le fronton de la cheminée :

Qui peut dire que dans sa race Il n'y eust larron ni putain Il peut effacer ce quatrain Et mectre un aultre à sa place.

Sans se fâcher, l'empereur haussa les épaules en disant : « // n'y a pas de Rivière sans guet ni de famille sans tache. »

Comédien consommé, il avait l'esprit trop élevé pour être, comme le feraient croire ses discours officiels et les relations de certains moines fana- tiques, un observateur dévot des pratiques reli- gieuses (1). Il joua la piété, comme il joua souvent

(1) Voir la Relation de fray Martin de Angulo, prieur de Yuste, reproduite par Sandoval, et celle exhumée par M. Gachard (Bull, de l'Académie royale de Belgique, XII, IIe partie, 250).

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 315

la douceur, la sincérité ou la clémence. Brisant les résistances du clergé dans ses états, il refusa tou- jours d'abaisser sa couronne devant la tiare. Ne menaça-t-il pas Paul III de lancer ses Allemands à l'assaut du Saint-Siège, en envoyant le duc d'Albe rétablir les Colonna, et en lui promettant les horreurs d'un second sac de la ville éternelle.

On sait, par les chroniqueurs du temps, combien la prise de Rome fut accompagnée de crimes de toutes sortes : « Et alors, dit Brantôme, les Espa- gnols et les lansquenets, bien aise se mirent à desrober, tuer et violer femmes, sans tenir aucun respect ni à l'aage, ni à dignité, ni à hommes ni à femmes, ni sans espargner les sainctes reliques des temples, ni les vierges, ni les moniales (religieuses) : jusques que leur cruauté ne s'estendit pas seu- lement sur les marbres et antiques statues. Les lansquenets imbus de la religion nouvelle, et les Espagnols, encore aussi bien que les autres, s'ha- billoient en cardinaux et esvesques en leurs habits pontificaux, et se pourmenoient ainsi parmy la ville. Au lieu d'estafiers, faisoient marcher, à costé ou au devant, en habits de laquais, ces pauvres ecclésiastiques, les assommaient de coups... tout en faisant procession et disant des létanies... (2) »

(2) Brantôme, La vie des grands capitaines étrangers, t. I, p. 316 et suiv.

316 PÉCHÉS PRIMITIFS

Ce ne fut pas tout : « Hz ne se contentaient pas d'avoir pris, pillé et saccagé jusqu'à la terre ; il falut que les cardinaux, évesques, ambassadeurs (même ceux de leur nation) donnassent encore de l'argent pour la paie des soldats. »

Et quand les plus hauts personnages les mena- çaient de les dénoncer à l'empereur : « c'est alors qu'ils faisoient pis, se moquaient d'eux en di- sant : Da mi dineros, y non consejos ! (Donnez-moi •de l'argent et non pas des conseils). »

« Quant aux dames, il ne faut demander com- ment elles furent traiçtées. Des courtizanes des plus belles de la ville, ils n'en voulaient point et fes laissoient « para los laguayos et rapazos » (pour les lacquais et les goujats), qui s'en donnaient du bon temps ; mais ilz s'attachoient aux marquises, comtesses, baronnesses et grandes dames, leur fait sant exercer Testât de courtizanes publicques, et faisant plaisir à leurs compagnons, leur faisan- croire que c'estoit ce qu'elles vouloient, et qu'elles estoieht trop chaudes, et qu'il falloit les rafrais- chir... même les filles (vierges) et religieuses qu'ils n'espargnaient non plus que les autres, et firent un bordeau très friand de leur couvent, car on dit misse de nonain ; d'autres, que c'est la perdrix dos femmes... »

Bref, si l'avarice fut commune à ces messieurs, la paillardise ne le leur fut pas moins. On violait les

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE Cil AR LES-QUJIST 317

femmes en présence de leurs maris... Longtemps après on appeloit ces grandes dames, les reli- gieuses, ou les reliques du sac de Rome... Ce fut bonheur pour les soldats, et malheur pour les pau- vrettes. « Encore aucunes regrettèrent leur par- tance de Rome, tant elles y estoient habituées ; et qui pis est, force religieuses, filles et femmes, en suivirent aucuns à Naples... tant elles se plai- soient à ce doux plaisir... (1) »

Tout prouve que Charles-Quint usa de la reli- gion comme d'un masque. Dans son entourage, les seigneurs qu'il affectionnait le plus ne se gê- naient guère pour tourner en ridicule les pratiques de la religion romaine (2). Et quand plus tard, miné par les maladies, il prit sa retraite à Yuste, poussant l'austérité jusqu'à l'ascétisme, cette fin pieuse n'empêcha pas l'inquisition de faire le procès de sa mémoire et de poursuivre ses chefs spirituels. L'archevêque de Tolède, Barthélémy Caranza, son confesseur, qui l'administra, fut arrêté en 1559 comme hérétique, et Constantin Ponce, son prédicateur ordinaire, mourut en pri-

(1) Brantôme, Vies des grands capitaines étrangers {Œuvres complètes, t. I, p. 316 et suiv.).

(2) Parmi ces gentilshommes il faut citer : Philippe et Maximilien de Bourgogne, les de Buren, les d'Aerschot, d'Epi- noy, de Praet, de Bréderode, de Bugnicourt, d'Egmont, etc. {Alex. Henné, op. cit.).

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PECHES PRIMITIFS

son, tandis que son cadavre jugé par le tribunal de T Inquisition fut brûlé en place publique.

Comme on a pu le constater, tous les péchés furent largement pratiqués par cet empereur ca- tholique. Dans ses vengeances froidement calcu- lées, il fit verser des torrents de sang. Comme le dit A. Henné : « Sous son règne, l'Italie, ce berceau de la civilisation, tombe dans la barbarie et il lui faut trois siècles pour se relever ; l'Espagne épuisée prévoit sa prochaine décadence ; l'Alle- magne porte en elle les germes de l'affreuse guerre de trente ans. Quant aux Pays-Bas,dont il connut la prospérité à son apogée, il en commença la ruine. Des mesures commerciales prohibitives, des taxes écrasantes, la piraterie, d'effroyables dévastations arrêtèrent l'essor que prenait ce pays si riche, qu'il exploita de la façon la plus in- digne. L'incessante pénurie du trésor livrait d'autre part la Flandre aux brigandages de sa soldatesque, annonçant à la nation les plus sombres destinées. »

Le peuple flamand qui avait accueilli avec tant de transports d'allégresse l'avènement de Charles- Quint, se détourna de lui, car toutes les classes de la société eurent de nombreuses raisons de désaf- fection et de mécontentement. Tout le monde se plaignait : La noblesse appauvrie par ses dé- penses de luxe et de guerre, « le prince d'Orange

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT .'_! 1 9

confessa à la reyne de Hongrie, qu'il devoit lor& 800.000 francs » (1) ; le clergé, dont les immunités forent tant de fois violées ; la bourgeoisie, dont il lacéra les privilèges ; les gens du peuple écrasé^ d'impôts, en proie à toutes les calamités, pou- vaient-ils conserver de l'affection pour ce prince, qui dilapidait leur or, leur sang, leurs larmes, dans l'unique but d'étendre sa puissance et son auto- rité ?

Plein d'indulgence pour ses vices personnels, Charles-Quint essaya cependant de réagir contre les vices et les défauts de ses sujets.

Le luxe exagéré des princes de l'église le révol- tait. Voyant un jour dans une réunion un cha- noine portant un chapeau tout doré et chamarré, il le mit sur sa tête, en demandant à son entou- rage :

« A qui ressemblé-je ? A un soldat ou à un chanoine ? (2) »

Puis s'adressant à l'évêque Gerclao, il lui dit :

(1) Voir M. Groen van Prinsterer, Mémoires des sonnes et causes des troubles du Pays d'Embas, rédigé par Gran- rille, I. c, t. XXXVIII. «Aile de groote heeren staecken in schulden on aermoed, etc. » (Tous les grands seigneurs étaient forcés de faire des dettes et s'appauvrissaient, et, par là, étaient portés au changement et à la désaffection) . Cité par Alexandre Henné, (op. cit.).

(2) Les actions héroïques et plaisantes, etc., p. 61.

320 PÉCHÉS PRIMITIFS

«Monsieur l'évêque, réformez vos ecclésias- tiques, particulièrement à l'égard des habits qu'ils portent. Si leurs prébendes sont trop grasses, en- voyez-en le revenu à notre chambre des Comptes pour être mieux emploie. »

La leçon fut d'autant plus rude, que l'évêque, à qui Charles-Quint s'adressait ainsi était lui- même revêtu d'ornements luxueux, et portait une croix d'or enrichie de diamants de grand prix. Anvat son départ, celui-ci dut entendre cette ad- monestation :

« Ceux qui portent ainsi la croix du Christ, et veuillent (sic) aller de pair avec les empereurs, ne sont pas ceux qui ont soin de leurs brebis (1). »

D'autre part, ses nombreux édits, sur lesquels : « l'empereur vouloit que, pour la chose publique, on se reglast », quoiqu'incomplets, sont pourtant çà et dignes d'éloges. Ils nous sont surtout précieux parce qu'ils constituent un tableau réa- liste, très vivant, de la vie répréhensible des ha- bitants de la Flandre à son époque.

Il affectait de donner l'exemple du respect à la loi. Brantôme nous rapporte que : « l'Empereur avoit de coustume de saluer souvent les gibets de vans les quels il passoit, monstrant ainsi qu'il honoroit grandement la justice, tenant en cela de

(1) Les actions héroïques et plaisantes, etc., p. 80.

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 321

son ayeule Ysabelle de Castille, qui s'éjouissait fort quand elle voyoit les gibets bien garnis de malfaicteurs. » C'est elle qui « disoyt que quatre choses luy plaisoient fort :

Un homme d'armes dans le camp, Un esvesque en habit pontifical, Une belle dame couchée au lict, Et un larron et un méchant au gibet.

(Hombre d'armas en campo, Obispo en habito ponti- fical. — linda dame en la cama, Y un ladron y veillaco en la horca).

Ses premiers édits de police datent.de 1531, niais antérieurement déjà, dès la fin du xve siècle et surtout au commencement du xvie, les magis- trats plébéiens, choisis parmi les membres des métiers, avaient apporté de notables améliorations dans l'administration des lois urbaines. On avait perfectionné les règlements de la voirie et de la salubrité publique ; des mesures avoient été prises pour empêcher les incendies si terribles à cette époque, ainsi que la divagation des animaux, rendant leurs maîtres responsables des accidents qu'ils occasionnent.

Les magistrats étaient armés pour punir les perturbateurs de la tranquillité publique. Les dé- linquants condamnés pour tapage nocturne doivent porter sur leurs épaules une tonne dite

322 PÉCHÉS PRIMITIFS

« heyecke » et demander pardon à Dieu et à la Jus- tice ; ou bien, suspendus dans un panier, ils servent de risée à la populace, qui les couvre de boue (1). De fortes amendes apprenaient aux bu- veurs qu'il ne fallait pas rester au cabaret après avoir entendu la cloche de la retraite. La loi était impitoyable envers les fripons qui fréquentaient les maisons de jeu. Le livre des « crismes » cite ceux qui sont bannis après avoir été rasés et co- pieusement flagellés ( année 1520). D'autres « sont eschavotés sur une carette et battus de verghes parmy les quatre coings du marchié », pour avoir joué avec -des cartes biseautées, ou avec de « faulz dez. » (années 1513-1514, 1521-1522 et 1529- 1530).

Nous voyons sauvegarder la morale publi- que. En 1511-1512, Claudine Mallengien, native d'Amiens, est « eschavotée pour ce qu'elle alloit en habyt d'homme. » De nombreuses personnes sont « eschavotées et mises sur un tonneau devant l'Hôtel-de-ville », à cause de leur déshonnête vie. Quiconque mésuse de son mariage ou commet adultère, est pendu et la femme jetée dans un puits, s'il y a récidive. La loi d'Anvers, du 1er mars 1513, porte que la femme mariée qui

(1) Voir notre Genre satirique dans la sculpture, etc., pp. 212, 214 et 215 (fig. 130. 131 et 133).

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 323

abandonnera le toit conjugal pour cohabiter avec un homme sera flétrie par un morceau de drap rouge cousu au haut de sa robe par le bourreau. On châtie la séduction et l'excitation à la clé-

Fig. 76. Les péchés des Chevaliers. Paysans parodiant un tournoi. Estampe conservée à l'Université d'Elangen. (Graveur inconnu, xvie siècle).

bauche ; « Barbe, femme de Jason Darue, est battue de verges sur la prison pour maquerelaige par elle commis de ses propres filles. » De plus on lui pend au cou « la pierre de justice attachée de chaînes de fer autour de son col », et, enveloppée de drapeaulx rouges », elle est ainsi conduite de

324 PÉCHÉS PRIMITIFS

« plache en plache. » (Compte de J. Despars,. 1537-1538).

Alors qu'on ne l'interdit pas, on réprime tout au moins la prostitution, en soumettant les « filles de l'amoureuse vie » à de dures conditions et en leur assignant des quartiers distincts. A Ypres, une ordonnance du 5 juin 1555, décrète une amende contre tout célibataire surpris dans un lieu de prostitution, tandis qu'un homme marié était puni à la discrétion du juge. A Louvain, on n'était pas mrins sévère aux coureurs de mau- vais lieux : « Lng bastard Jehan de Melery, le- quel de nuyt s'estoit advanché d'aller bûcher à la fenestre d'une femme qui faisoit plaisir aux josnes gens, tellement que la dicte fenestre fut rompue » est, en 1512-1513, condamné à « ij li- vres xv sols d'amende. » Les bannissements et les amendes pleuvent sur les « filles folles de leur corps », d'autant plus que le « mal de Naples » avait fait son apparition dès 1495, et que l'on craignait son infection.

Des mesures sévères sont prises contre les trompeurs qui se servent de fausses mesures. Gare aux boulangers dont le pain n'a pas le poids, ou bien la grandeur voulue ; malheur aux épiciers qui falsifient leur marchandise, à l'or- fèvre qui vend de faux bijoux! Le 24 mai 1549, un orfèvre de Bruxelles et son fils sont attachés

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 325

par l'oreille au pilori, et durent y demeurer jus- qu'à ce qu'ils s'en fussent arrachés d'eux-mêmes, naturellement moins l'oreille.

Le frelateur de vins, le marchand qui expose des denrées avariées, les charlatans, qui débitent de « faux unguenents et drogues » ou font des dupes de n'importe quelle manière, sont bannis, rasés et battus de verges. Nicolas Roffet est eschavoté et ses longs cheveux et sa barbe sont rasés ; on lui prend autour du corps ses fausses lettres apos- toliques qui le reconnaissent comme ermite « et soubz umbre de dévotion lui ont acquit plusieurs aulmones, lesquelles incontinent il despendoit au bourdeau » .! Compte de Despars, 1513-1515).

On châtiait la médisance chez « les femmes noyseuses », et l'immoralité dans les chansons. Damien Vincent est « eschavoté et fustigié de verghes » publiquement pour avoir chanté chan- sons scandaleuses. L'oubli des commandements de l'église est sévèrement puni. Georges Piers, Jean Deyle et nombre d'autres taverniers sont cruellement flagellés pour avoir « vendu servoise ung jour de feste », ou « pendant la grant messe ». Jehan Andrieus est « lyé à une estache et battu de verges pour avoir ouvré un dimanche » ; Tho- mas Spiercart doit aller à la procession en che- mise « estant en son linge avec une torse en sa main » et payer une amende de xx livres. Ceux

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326 PÉCHÉS PRIMITIFS

qui mangent de la viande le vendredi ou le sa- medi ; ceux qui en vendent le dimanche et aux bonnes fêtes ; ceux qui prennent le nom de Dieu en vain, ceux qui profèrent de « deshonnêtes pa- roles », étaient exposés enchaînés sur une es- taque, ou emprisonnés pendant de longs jours. Pour faciliter les exécutions et épargner des frais du bourreau, les délinquants, vagabonds, (blytres), mendiants sont forcés de se battre mu- tuellement de verges. Une bande de « blytres et blytresses » ayant refusé de « battre ung l'autre », le « hault officier de Gand » est appelé pour fusti- ger cruellement « l'un des dits blytres jusque qu'il se accorderoit de battre les aultres » et « veu l'obstination des dits blytres, lesquels aimaient mieux mourir que de battre l'ung l'autre, ledit hault officier fist lui mesme les dictes exécutions (an. 1512) ». Une longue liste de mendiants punis « allant pour Dieu », prouve combien le paupé- risme avait envahi le « pays plat » malgré les ri- gueurs des lois qui considéraient le vagabondage comme un indice suffisant pour autoriser la tor- ture.

Vainement on bannissait les « cockins », ou « Snaphans », etc., on les punissait de peines arbi- traires, les mendiants pullulaient plus que jamais, refusant tout travail. Les couvents et établisse- ments charitables richement dotés, les hôpitaux

LE PECHE SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT

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et les hospices fastueux, au lieu de secourir les malheureux réservaient leurs richesses pour leurs moines et religieuses qui vivaient dans le luxe et la mollesse, avec l'argent donné dans un but cha- ritable.

Fig. 77. La folie de l'avarice. D'après une gravure de la Nef des Fous de Sébastien Brand (xvie siècle).

« Partout apparaissaient la misère et son fu- nèbre cortège, engendrant de hideuses maladies qui frappaient les riches après avoir décimé les pauvres : poussant les hommes au vol, les jeunes femmes à la prostitution, les vieilles au métier infâme d'entremetteuses, voire même d'empoi-

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PECHES PRIMITIFS

sonneuses (ou d'avorteuses) ; laissant l'enfance croupir dans le vice ; menaçant la société des plus effroyables révolutions. (1) »

La loi était particulièrement sévère lorsqu'il s'agissait des bandes malfaisantes d'égyptiens ou de bohémiens, qui devenaient de plus en plus nombreuses. Partout bannies pour leurs nié- faits, elles reparaissaient aussitôt en d'autres lieux. Les comptes des villes mentionnent de nombreux salaires donnés aux trompettes pu- bliant leur « délogiement ». Un placard, du 22 sep- tembre 1506, prescrit de raser la tête de ces vaga- bonds et de les flageller publiquement, avant leur expulsion. Ces mandements furent renouvelés en 1524, 1534, 1536 et 1538. Mais ces mesures furent impuissantes ; bravant les supplices de toute es- pèce, ces bandes redoutées restèrent dans le pays, se recrutant de vagabonds indigènes, et se livrant aux pires brigandages (2).

Les édits de 1531 défendaient vainement la mendicité « pour ce que présentement les pauvres

(1) Alexandre Henné, op. cit., t. V, p. 197.

(2) En 1525, deux prétendus Egyptiens furent pendus à Courtrai. « Barbe et Margriete Janssens, estant accou- trez en Egyptiennes », furent fustigés et bannies du pays d'Alost. Nombre d'autres sont mis à la torture, battus de verges et bannis (Compte de J. de Montmorency, 13571, an 1553.

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 329

affluent en nos pays de par deçà» ; on punit ceux qui demandent l'aumône, car beaucoup d'indivi- dus, ainsi que leurs femmes et enfants négligent d'apprendre un métier lucratif et préfèrent s'adon- ner à o méchante et mauvaise vie/ en allant pour Dieu ».

Les moines, les prisonniers et les lépreux étaient seuls autorisés à mendier. Ces derniers ayant leur costume spécial. « Ayant les dits ladres, en la manière accoutumée, leurs chapeaux, gants, manteaux et enseignes ». La misère était si grande que les pauvres usurpaient le costume des lé- preux pour mendier impunément. Il fallut une nouvelle ordonnance, en 1547, pour en défendre le port illicite.

Un autre édit défendit de donner de l'argent « aux ivrognes, oiseux, billeteurs, gazetteurs et autre semblables gens ».

Pendant que le paupérisme croissait, le luxe des vêtements, de la table, des fêtes, était poussé à l'extrême dans toutes les classes de la société» C'est vainement que Charles-Quint essaye d'op- poser une barrière à ces excès. Le gouvernement étalait lui-même une telle somptuosité, qu'elle sti- mulait les nobles et les patriciens à imiter ses prodigalités.

L'aristocratie féodale, à son déclin, avait terni ses qualités en adoptant le servilisme des cours.

330 PÉCHÉS PRIMITIFS

Le luxe avait engendré la mollesse et la soif des plaisirs. Plus d'un chevalier de la Toison d'or s'en- tend réprimander, en plein chapitre, pour son ivrognerie et ses mauvaises mœurs. Les fortunes les plus considérables sont dissipées. De Decker (1) dit que « la noblesse (des Pays-Bas) s'est depuis longtemps déréglée et mise en arroi par usures et despens superflus ; despensant quasi plus du double qu'elle n'aVoit vaillant, en bâtimens^ meubles, festins, danses, mascarades, jeux de dez et cartes, habits,livrées, suites de valets et géné- ralement en toutes sortes de délices, luxe et su- perfluités. »

Dans les Pays-Bas, nous l'avons vu précédem- ment, le luxe de table et les péchés de gourman- dise avaient toujours été de règle. Pour la bour- geoisie et le peuple, tout devenait prétexte à li- bations et à festins. On célébrait le lundi perdu, le carnaval (2), les tirs des serments l'on fêtait par des banquets et des orgies celui qui abattait le « papegay (3) ». Les métiers et les confréries, les sociétés de rhétorique avaient aussi leurs fêtes

(1) Cité par de Gerlache, Histoire du royaume des Pays- Bas, p. 71.

(2) Nous avons parlé longuement des fêtes du carnaval en Flandre, dans nos volumes : le Genre satirique dans la peinture et la sculpture flamande, déjà cités.

(3) Le perroquet ou l'oiseau principal du tir à la perche.

LE PECHE SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT

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dont la sobriété était bannie, sans compter les kermesses ou ducasses que célébraient successive- ment les diverses paroisses de chaque ville et de chaque village.

Fig. 78. - Le péché et le monde diabolique au xvie siècle. Fragment d'une estampe de Pierre Breughel le vieux, re- présentant : Un sorcier à l'œuvre.

Les jeux des couronnes « croenspel » étaient si fréquents qu'il y en avait dans toutes les rues. Le pèlerinage d'Hauthem et « l'auwet » existaient en- core à Gand en 1539_, avec tous les excès que nous avons signalés plus haut. Il y avait la fête aux ânes à Malines et à Douai, décrite par Azevedo ; celle de la principauté de Plaisance à Valenciennés;

332 PÉCHÉS PRIMITIFS

la fête du prévôt des Etourdis à Bouchain ; la procession dansante et la procession immobile à Echternach et à Prum ; celle de Notre-Dame de Wavre, qui donnait lieu à de si terribles batailles entre ceux de Namur et ceux de Liège, et enfin le « cavité » de Bouvigne, toutes fêtes religieuses qui attiraient une affluence innombrable de fidèles, accompagnée de mendiants, de filous et de vaga- bonds de toutes sortes, s'enivrant et se livrant aux péc'iés et aux pires excès.

Beaucoup de ces processions existent encore, notamment celle de Hal, celle des Pénitents et des rhétoriciens à Furnes, ainsi que le combat de la Tarasque ou du « Lumeçon » de Mons. D'autres cortèges religieux actuels, connus sous le nom de « Marches », comportent des déploiements de forces armées comiques exhibant à côté de dé- froques militaires presque modernes, les anciens fourniments des soldats de Napoléon ou de Louis- Philippe, qui sont encore l'occasion de maint péché.

Dans les tournois, la noblesse belge avait con- servé son caractère chevaleresque ; seulement son contact avec l'Espagnol, habitué aux scènes san- glantes, avait exercé une influence regrettable. L'on croyait manquer de courage lorsque le sang ne rougissait pas abondamment le champ clos.

La tuerie qui marqua l'entrée de Charles-Quint à Valladolid restera comme un exemple de la

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 333

cruauté des tournois du temps. D'après la « Chro- nyck van Brabant » (Chronique du Brabant),lors de la réception du jeune souverain en cette ville, en 1517^ on résolut de donner un combat composé de soixante hommes d'armes, tous Flamands ou Wallons, séparés en deux groupes de trente contre trente. Le roi qui « volloit bien que on monstrât en Espaigne la hardiesse des gentilshommes de ses pays » permit le combat au fer non émoussé. Les combattants de leur côté, désireux de faire parade de leur valeur devant des étrangers, dont ils n'avaient pu mériter les sympathies, appor- tèrent dans cette lutte une telle fureur que bientôt la lice fut couverte de chevaux tués et de cavaliers blessés ; l'acharnement fut si grand, qu'on vit les blessés se relever pour combattre encore. Le sang coulait à flots : « les gens qui les regardaient crioient Jésus ! Jésus ! Le roi déffendoit de frap- per ; les dames crioient et pleuroient. Quelque cry qu'il y eust, les capitaines rendoient couraige à leurs gens et recommenchioient de plus beau. » Il fallut envoyer des gardes en grand nombre pour séparer les combattants et arrêter cette bou- cherie. Charles jura, dit-on, que de sa vie il ne souffrirait plus pareil tournoi (1).

(1) Philippe de Croy et Jacques de Luxembourg, Charles de Lannoy et Adrien de Croy, commandaient chacun

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334 PÉCHÉS PRIMITIFS

Lors du voyage du fils 3e Charles- Quint dans les Pays-Bas (1547), voyage décrit par Jean Chris- tobal Calvete d'Estrella, il y eut cependant dans les principales villes de la Flandre des tournois et des combats tout aussi sanglants. A Binche, parmi les réjouissances organisées par Marie de Hongrie, figura la prise d'assaut d'une citadelle symbolique, étaient enfermées des dames. On y tira des deux côtés des coups de couleu- vrines et des fusées qui brûlèrent cruellement maints combattants. Les assiégés jetaient avec violence à la tête des assaillants tout ce qui leur tombait sous la main, occasionnant ainsi la mort et des blessures graves. Ce ne fut qu'en envoyant sur la brèche des troupes fraîches qu'on réussit enfin à délivrer les dames cachées dans les case- mates.

Le comique lui-même était cruel. Le même au- teur nous rappelle que, dans le cortège organisé à Bruxelles lors de la joyeuse entrée de l'Infant, le plus applaudi des chars renfermait une musique bien singulière. C'était un orgjue ayant une ving- taine de tuyaux, dans chacun desquels on avait renfermé un matou vivant. Les queues qui sor-

quinze hommes vêtus de leurs couleurs (Voir Alexandre Henné, t. V, p. 230-231 et notre Genre satirique, etc., déjà cité).

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 335

taient par la partie inférieure étaient reliées aux touches de l'orgue et se trouvaient violemment tirées quand on touchait la note correspondante, produisant ainsi chaque fois un miaulement la- mentable.

C'était un jeune homme déguisé en ours qui jouait de cet instrument cruel. Le chroniqueur, ajoute que les chats étaient rangés de façon à produire la succession de la gamme chromatique. Aux sons de cette musique infernale, dansaient des singes, des loups, des cerfs et d'autres ani- maux déguisés, dont on obtenait les bonds et les trémoussements les plus drôles en les maintenant sur une plaque de fer bien chauffée (1).

Les troubles de Gand et le supplice cruel du Grand Doyen Liévin Pyn, accusé par la populace d'avoir falsifié la paix Cadzand et d'avoir violé le « secret » l'on conservait les privilèges de la cité, appartiennent à l'histoire. On connaît, par les chroniques du temps, tous les détails des tor- tures atroces qu'il dut subir et dont il sortait : « si tiré et si allongé que il ne se eusfSeu soustenir sur aucun de ses membres.» On dut le placer sur un fau- teuil en osier, pour le reporter dans son cachot. Le lendemain, ayant rétracté ses aveux arrachés par

(1) Voir notre Genre satirique dans la peinture flamande, 2e éd., p. 259.

336 PÉCHÉS PRIMITIFS

la douleur, il fut pour une troisième fois remis à la question, et un orfèvre, Willeken de Mey, « com- mit sur lui tel outrage et inhumanité, que par honnesteté on n'en peut parler. »

On admira son courage et sa constance, mais ceux-ci ne purent désarmer ses ennemis, qui attribuèrent sa fermeté à un sortilège. Il fut com- plètement rasé. « On requit qu'on mit les cordes es vieilles plaies de la première torture » et, le maître des hautes œuvres ayant déclaré que « la chair de ces plaies estoit morte », on lui enjoignit de plus tirer sur les orteils, ce « qu'il fist tellement que l'une des cordes se rompist ».

En présence des passions déchaînées et de la lâche pusillanimité des échevins de la keure, Liévin Pyn fut naturellement condamné à mort, malgré tout ce que put faire pour lui Marie de Hongrie. « Après un repas, auquel assistèrent multitude de gens de bien qui le vindrent consoler, il se con- fessa et but le vin des condamnés. » Ce fut « assis sur une chaière » qu'il dut être porté sur l'écha- faud, dressé en face du Graven Steen ou château des Comtes. Pendant le trajet il « viest et recon- gnut plusieurs de ses amis, dont il prist congié de cœur d'homme : de sorte que plusieurs feurent constraints de plourer de pitiez, mais luy-mesme les resconfortoit. » Lorsque sa tête fut tombée, ses enfants et ses amis purent inhumer son cadavre.

LE PECHE SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT

337

L'histoire nous apprend également de quelle façon cette mort et la lacération du « calfsvel » qui suivit (1) furent cruellement vengées par Charles-Quint, qui, pendant des années, rumina

Fig. 79. Les péchés des chevaliers. Fragment d'une es- tampe de Pierre Breughel le vieux (xvie siècle).

sa froide vengeance. On connaît les cruautés et les humiliations dont il abreuva les citoyens de la fière cité gantoise, qui, confiants en leur souverain, lui avaient bénévolement ouvert leurs portes (2)..

(1) La charte de Charles-Quint était appelée calfsvel ou « peau de veau ».

(2) Les révoltés gantois durent faire amende honorable.

338 PÉCHÉS PRIMITIFS

Combien ses partisans, les riches bourgeois de Gand, durent-ils regretter leur confiance, lors- qu'ils se virent pressurés à outrance par les im- pôts, ruinés par les confiscations, pillés et volés par une soldatesque brutale qui les chassa même de leurs demeures ancestrales, pour ériger à leur place une menaçante citadelle. Ils avaient craint pour leur vie et la hache du bourreau décima leurs rangs. Ils avaient redouté le gouvernement des masses et ils étaient tombés sous le despotisme d'un tyran arbitraire et sanguinaire ! Ce ne fut que lorsque l'abaissement de sa ville natale fut complet, que Charles-Quint se retira, poursuivi par les regards haineux de ses victimes. Sa ven- geance était satisfaite, mais elle dut lui laisser un goût de cendres, car ses rigueurs impitoyables, ses cruautés persistantes avaient indigné même les autres provinces de son empire et, dès ce jour, voyant sa popularité perdue, il songea à abdiquer. Il ne voulut pas cependant quitter les Pays- Bas, sans donner une impulsion nouvelle à son œuvre de réorganisation et de perfectionnement de la justice, commencée en 1531. Il en était temps, car plus que jamais le péché et le vice régnaient dans toutes les classes de la société. Il essaya sur-

en chemise et la corde au cou, ce qui leur valut le surnom, qui les indigne encore aujourd'hui, de « strop dragers ».

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 339

tout de combattre les abus, la licence des armées et les scandaleuses dilapidations des gouverne- ments. Les paysans ruinés par les guerres, les pestes et les famines, tombaient de plus en plus dans le vagabondage et le brigandage. Le pays était couvert comme d'une vermine par des bandes de mendiants qui, plus que jamais, com- mettaient tous les excès et désolaient non seule- ment les campagnes, mais pénétraient jusque dans les villes. Il fut ordonné, de les traquer par- tout; en cas de résistance, on pouvait les extermi- ner sans quartier. Et cet édit cruel fut rigoureuse- ment exécuté, comme le prouve le nombre effrayant d'exécutions relatées dans les comptes. du temps.

Des édits protégèrent les mineurs, les préser- vant des péchés de séduction et de spoliation ; ils empêchèrent les mariages prématurés et clandes- tins, tolérés par l'Eglise ; la légitimation « des bastards engendrés par gens de religion, ou laïques constant leur mariage ». Ils défendirent les corvées injustifiées et autres charges dont on avait abusé au Moyen âge...

Et cependant, malgré les progrès apportés à l'administration de la justice, malgré la violence des remèdes employés, les mœurs barbares et corrompues subsistaient encore dans toute leur rudesse.

340 PÉCHÉS PRIMITIFS

En compulsant les comptes des justiciers du xvie siècle, on est effrayé de l'énormité des crimes et des péchés qui se commettaient, ainsi que de l'atrocité des supplices. A chaque page ce sont des actes d'une brutalité incroyable : homicides, viols, infanticides, incendies, brigandages à main armée, sans compter les crimes contre nature, les monstruosités telles que la pédérastie, la so- domie, la bestialité, qui semblaient enracinées dans les mœurs de l'époque (1).

Malheureusement cette nouvelle législation n'était pas seulement cruelle, elle était souvent in- juste. Sur la déposition d'un seul témoin, les in- culpés étaient soumis à d'effroyables tourments. Des faits montrent l'ignorance ou la cupidité de la plupart des juges, trop souvent concussion- naires, surtout dans les campagnes. Que de drames lamentables ! « Ung nommé Jehan Symon, de la seigneurie de Brogne (près Bruxelles), est accusé d'avoir, après boire, torturé et jehenné ung pri- sonnier sans loy ne jugement, si bien que v jours après,le dict prisonnier termina sa vie par mort (2).»

(1) Les comptes des officiers de justice présentent un nombre infini de procès de pédérastes et de sodomites qu'on brûlait à cette époque. Ces faits sont trop répugnants pour être reproduits (Ces crimes étaient, d'ailleurs, encore plus fréquents en d'autres pays).

(2) Compte de J. de Bergues, an 1537-1538,n° 15213, f. ixx.

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 341

Que de malheureux périssaient aussi sous les plus absurdes accusations I Les bûchers étaient dressés en permanence pour punir les accusés de sorcellerie et de maléfices. Car toujours les mal- heureux, cédant aux questions ordinaires et ex- traordinaires, finissaient par avouer les crimes imaginaires les plus odieux et les plus extrava- gants. Presque toutes les soi-disant sorcières re- connaissaient, comme Anthonyne de Tenre- monde (1), « avoir eu commerce avec le dyable d'enfer ».

Chose curieuse, le plus grand criminel, une fois qu'il a avoué ses crimes, a droit, dès lors, à tous les égards. Lorsqu'il se rend au supplice, il reçoit un pot de vin pour se réconforter, et peut espérer qu'une jeune fille vienne le sauver en l'épousant sur l'échafaud. Les magistrats qui présidaient à l'exécution ne s'oubliaient pas. C'est toujours aux frais de la justice qu'ils terminaient leur journée judiciaire par « un honourable banquet », le pé- ché de gourmandise n'était pas oublié.

Que d'autres bizarreries dans cette législation encore primitive. On mettait les bigames au pi- lori, l'homme entre deux quenouilles., la femme entre deux bonnets (ou chapeaux masculins)..

(1) Compte de Renier Sallaert, an 1535-1536, 13921,. f. xiu et xiiij.

342 PÉCHÉS PRIMITIFS

puis on les bannissait après les avoir fustigés publi- quement jusqu'au sang. Les adultères enduraient un châtiment analogue, lorsqu'on ne parvenait pas à corrompre le magistrat. Celui-ci avait aussi à juger les nombreux procès intentés à des ani- maux, procès monstrueux ou ridicules, dont on retrouve tant de traces, non seulement dans les «ampagnes mais même dans les villes impor- tantes (1).

Les méfaits des animaux étaient considérés comme de véritables péchés, car nous voyons le clergé excommunier toutes sortes de bêtes cou- pables et même des insectes (2). En 1545, le 25 décembre, un porc est brûlé publiquement à Bruxelles, sur la Grand'place. D'autres « pour- cheaux ou truyes, sont miz à mort et la teste ex- posée sur une roue » à Namur, à Flavion, Gem- bloux, Campenhout et en divers autres lieux. Tous avaient gravement « meurtri ou mengié ung josne enffant ».

Charles-Quint réserva aux blasphémateurs une gradation dans les châtiments : l'amende pour une

(1) Compte de Ph. d'Orley, an 1544, 12814, f. xu.

(2) Ce sujet a été souvent traité en divers pays. Voir pour les Pays-Bas, dans la Belgique Judiciaire, t. XVII, 27, une remarquable analyse de la consultation de Bar- thélémy de Chasseneux, De Ecccommunicatione animalium insectofum.

LE PÉCHÉ SOUS LE HÈGNE DE CHARLES-QUINT 343

première faute, le pilori et la langue percée pour la seconde, la fustigation et le bannissement per- pétuel pour une troisième. D'un autre côté, il

Fie. 80. Le péché de luxure puni. Miséricorde de stalle de l'église de Saint-Materne à "Walcourt (xvie siècle, époque de Charles-Quint).

rogne les immunités ecclésiastiques et enlève au clergé la juridiction spirituelle et les censures dont il abusait. Les prêtres durent savoir parler la langue du pays et il leur imposa l'obligation de résider en leur cure, ils se faisaient ordinaire- ment remplacer jusqu'ici par un desservant.

344 PÉCHÉS PRIMITIFS

Le droit d'asile dans les églises est violé dès que l'autorité souveraine est en cause.

La lutte contre le péché de luxure fut fermement poursuivie. Dans un espace de soixante ans, c'est-à- dire de 1528 à 1588, onze ordonnances différentes ayant trait à la prostitution furent édictées par la seule ville de Gand.

Nous en trouvons de très bizarres. Ainsi une ordonnance, portant la date de 1541, enjoint de diriger en cortège les filles légères qui s'étaient établies dans la ville, au quartier spécial qui leur avait été assigné. Le texte de 1559 est plus expli- cite : « Que ceux qui auront été trouvés tenant des tavernes ou bordels clandestins, aussi bien l'hôte que l'hôtesse, ainsi que les femmes légères, seront conduits avec accompagnement de flûtes, de cornemuses ou de tambours, au quartier d'Outre-Escaut dit « Overschelde (1). » On se figure l'étrange spectacle. En tête les musiciens, destinés à attirer la foule, puis derrière eux un chariot ouvert se trouvait le personnel fémi- nin de la maison close, puis, les encadrant, le roi

e -

(1) Jan van de Vivere, Chronycke van Ghent [Chronique de Gand), p. 385, et Memorie bock der Stad Gent, III, p. 115. « Dat de ghone die bevonden zullen zyn zulck vuyl ravot houdende, alzo wel de werden, werdinnen als lichte vrau- wen, gheleedt zullen (worden) openbaerlyc, met musicke, pype ofte tromenele jnt voornomde gheweste over Schilde. »

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 345

des ribauds et ses gardes, qui protégeaient les dé- linquants contre les farces grossières et les pro- jectiles mal odorants des spectateurs. Le but de cette singulière cérémonie devait être, comme l'exposition au pilori, d'inspirer de la honte aux coupables.

Il est vrai que la conduite des hommes et des femmes de mauvaise vie était intolérable. Ils s'at- taquaient même aux religieux. Un chroniqueur contemporain, Jan van de Vivere, nous apprend qu'en 1531 « les libertins (putiers) ainsi que les filles folles de leur corps (lichte meyschens) se per- mettaient de molester la nuit les R. R. P. P. Au- gustins de Gand, pendant qu'ils chantaient ma- tines et qu'ils brisaient leurs vitraux à l'aide de divers projectiles... »

Dans tout l'art du xvie siècle, le monde vicieux, sous toutes ses formes, s'étale et prend une impor- tance de plus en plus grande. Les martyres des Saints et des Saintes, les représentations de Y En- fer et du Jugement dernier, les tentations d'ana- chorètes, sont encore les prétextes choisis pour nous montrer le Péché et la cruauté humaine, dans ses manifestations les plus affreuses. Le monde patibulaire grouille et semble revivre dans les sculptures décoratives des édifices civils et religieux. Les sujets les plus licencieux, les compositions les plus osées s'étalent surtout sur

3i6 PÉCHÉS PRIMITIFS

les ornementations et les miséricordes des stalles contemporaines, notamment sur celles de l'église de Walcourt (1).

Dans la peinture, c'est Breughel le Vieux et les nombreux peintres de son école qui s'ingénient à représenter les péchés les plus diaboliques. Ses inoubliables compositions fantastiques, ses séries dites des Vertus et des Vices, nous montrent, dans une mise en page moyenâgeuse pleine de sor- celleries et de drôleries, l'orgueil, cette vanité des grands et des faibles ; Y envie, obscure et lâche ; la colère qui tue ; la luxure et la gourmandise qui ravalent l'homme au niveau de la brute ; l'ava- rice, qui tarit la prospérité ; la paresse, cette mère du paupérisme et des autres vices ; et tout cela forme un.contraste saisissant avec les vertus cardi- nales : la prudence qui guide et apprend ; la force qui permet de vaincre le mal ; la tempérance qui enrichit et éclaire, et enfin la justice dont chacun a soif.

Depuis son enfance jusqu'à sa mort, tous les péchés de l'homme sont ainsi passés en revue. Dans son œuvre immense trop peu connue, nous voyons défiler les péchés juvéniles : Vâne à l'école et les jeux enfantins du musée de Vienne ; ceux de la jeunesse et de l'âge mûr : satires des cuisines

(1) Voir nos fig. 80 et 8.

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QVINT TliT

des Gras et des Maigres, ou de la Mi-carême. En d'autres tableaux on voit se dérouler toutes les scènes répréhensibles, qui accompagnaient les pèlerinages, les processioJis et les kermesses,

Fig. 81. - Le péché de luxure puni. Miséricorde de Stalle de l'église de Saint-Materne à YYalcourt (xvie siècle, époque de Charles-Quint.)

toujours la sobriété, la douceur et la chasteté recevaient de si terribles accrocs.

Dans son impressionnante composition : la Ba- taille des tire-lire et des coffres-forts, s'affirme la guerre brutale des classes, la soif de l'or.

h'égoïsme et l'insouciance, sont également pris

348 PÉCHÉS PRIMITIFS

à partie. On les voit s'étaler dans le Pays de Co- cagne, dans la Pie sur le gibet, et surtout dans cette composition typique de « Elk» (chacun), les mé- tiers, les commerçants et les avares flamands ou- blient, dans des querelles et des jalousies mes- quines, l'armée étrangère que l'on voit s'avancer au loin et qui va bientôt les exploiter et les ruiner.

D'autre part la Parabole des aveugles, du musée de Naples, dont le Louvre possède une excellente réplique, nous montre l'ignorance et l'outrecui- dance de ceux qui osent assumer la lourde charge de conduire et de diriger les autres sans y être préparés.

Plus impressionnante est la composition des Mauvais bergers, qui stigmatise les méchants de tous rangs qui abusent méchamment de leur force et de leur pouvoir pour exploiter les faibles sans défense.

Même dans ses compositions religieuses, no- tamment dans sa Marche au Calvaire de Vienne, Breughel nous fait assister à ces déploiements mili- taires qui accompagnaient les nombreuses exécu- tions judiciaires Ton suppliciait les malheureux condamnés pour cause de religion ; le Massacre des Innocents, d'autre part, c'est l'occupation d'un village flamand par une armée espagnole, et ce- lui qui préside à ce drame, froid et rigide sous son armure, porte une barbe blanche et ressemble

LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 349

comme un frère au sinistre duc d'Albe, dont le portrait, peint par Coello, se trouve au mus<jje de Bruxelles !

D'autres épisodes de la vie du Christ, tels le Payement de la dîme ou la Fuite en Egypte, cons- tituent également des satires cachées, dirigées contre un gouvernement étranger, toujours prêt à pressurer le peuple et à noyer dans des flots de sang les moindres velléités d'indépendance poli- tique ou religieuse.

De nombreuses compositions d'une portée plus mordante furent malheureusement détruites, d'après les ordres du peintre lui-même. Son bio- graphe, Cari van Mander, nous assure que, sentant sa mort prochaine, Breughel se fit apporter un nombre considérable de dessins qu'il fit brûler, « craignant que leur nature frondeuse ne valut à sa jeune femme quelque désagrément. »

L'importance de l'œuvre satirique et moralisa- trice de cet artiste génial, trop peu connu, méritait d'être soulignée, car il doit être considéré comme le précurseur de nos plus mordants et de nos plus spirituels caricaturistes français modernes : les Forain, les Abel Faivre, les Hermann Paul, les Ibels, les Stérister et tant d'autres encore, qui, grâce à nos libertés actuelles, peuvent désormais flageller d'une main sûre les péchés et les vices modernes sans s'entourer des obscurités jadis

20

350 PÉCHÉS PRIMITIFS

nécessaires. Ce sont ces disciples de Breughel qui nous montrent, dans les journaux illustrés d'au- jourd'hui, le navrant cortège des politiciens repus, des ventres dorés, des banquiers véreux, des mé- decins dichotomiques, des vendus, des femmes stérilisées à la mode, dont le luxe chèrement acheté fait contraste avec le monde famélique des envieux, des déclassés, des alcooliques, des gigolos et des filles.

INDEX ANALYTIQUE

Chapitre I. Le Démon et l'Enfer 13

Rôle du démon dans l'histoire de l'humanité. Dé- monologie payenne et chrétienne. Satan serviteur de Dieu. Rouage nécessaire à l'administration de sa Justice. Idée que l'on se faisait du démon au Moyen Age. Son rôle dans les mystères flamands, j non traduits jusqu'ici. Les Vierges sages et les Vierges folles. Le Jeu de Pâques de Maastricht. Les démons danseurs ; leur intervention comique.

Le Jeu de la septième joie de Marie. Le Jeu ilu Saint Sacrement de Nieuvaart. - Les diableries du jeu de saint Trond.— Le démon devenu un pre- mier rôle dans la Belle histoire de Mariette de Ni- mèque. de Mascharoen et du Miracle de Théophile.

Les bourdes et Jeux de table flamands. Por- trait de Lucifer d'après Yondel, autres portraits.

rdée que l'on se faisait de l'enfer et des supplices des damnés au Moyen âge. Le Dielsche Lucidarius, le

352

PECHES PRIMITIFS

Chevalier Tontalus, saint Brandon, saint Pa- trice, etc., font de visu la description du séjour in- fernal. — L'Enfer dépeint par les prédicateurs fran- çais venus en Flandre. La réception de Hugues de Magdebourg chez les damnés. Un précurseur de Méphistophélès. Les dames damnées d'après le père Arnoux. Les gradations du péché, la séduction, la luxure, la vanité, etc. Emploi du canon et de la poudre dans les mystères et dans la chute des Anges rebelles de Milton qui imita Vondel. L'enfer et les rhétorieiens flamands. Les démons et l'enfer dans l'art franco-flamand primitif. Le Jugement dernier, la pèse des âmes, les damnés, les danses des m~,rts, leur signification.

Chapitre II. Péchés Primitifs

Evolution du Péché à travers les âges. Le Péché primitif en France et dans la Relgique actuelle. Sauvagerie et férocité des races qui habitaient le nord de la Gaule. Réfractaires à l'emprise ro- maine, ils martyrisent successivement tous les apôtres qui viennent prêcher chez eux la foi nou- velle. — La rue des prêtres fut aussi la rue des lé- gionnaires et des courtisanes. Les Celtes comme les Germains faisaient des sacrifices humains. Les Saxons plus cruels encore. Les prêtres ido- lâtres remplissent les fonctions de bourreau. Les nouveaux convertis à la religion chrétienne conti- nuent leurs anciennes pratiques payennes. Les s.icrilèges, Origines des fêtes de l'âne, des Fous

INDEX ANALYTIQUE 353

et de la reine des Concubines. Scandales lors des fêtes religieuses ou kermesses. - Fêtes licen- cieuses . Origine du sabbat et des voyages en l'air des sorcières. Persistance des traditions payennes dans le christianisme. Le Char de Ner- thus, la montagne de Wodan, les dieux lubriques. Simini, le Priape du Nord, adoré à Anvers. Les sacrifices du porc, les orgies qui les accompa- gnent. — La fête de Jcël. La fête de la Fécon- dité. — La nudité dans les champs en été. Autres fêtes payennes. Le christianisme chez les Francs. Privilèges du clergé ; sa richesse. Les prêtres chrétiens peuvent aussi fouetter et punir. La Dîme. Epoque de Charlemagne : licence du clergé, sa rapacité. Dagobert et Charles Martel sont damnés pour avoir touché aux biens de l'Eglise. Les fraudes pieuses. Miracles suppo- sés et truqués. Simonie. Les terreurs de l'An Mil. Les excommunications. Dépravation des prêtres guerriers. Le moine Héribert. Anec- dotes. — Les Evêques à la chasse et à la guerre. Leur ignorance, leurs méfaits. Horreurs des guerres primitives. Grégoire de Tours. Ava- rice et cruauté de Théodoric, de Clovis et de Chil- péric, etc. Les reines criminelles. Crimes des Evêques et de leurs épouses. Les papes crimi- nels, les hérésiarques licencieux flamands. Tan- chelin à Anvers. Ses débauches et son culte de la volupté. Importance du Péché dans tout l'art primitif. Les bijoux francs et barbares. Les

20'

354 INDEX ANALYTIQUE

dieux lubriques gallo-romains. Le Péché et son image envahit l'Eglise et même les objets du culte.

Saint Bernard et ses objurgations. Portée de l'image sur l'homme primitif. - Les vers de Villon.

Chapitre III. Le Péché au Moyen âge 151

Les poètes et les moralistes flamands ont laissé des peintures saisissantes, mais ignorées, du péché aux ' xme et xive siècles. Le Gantois Baudewyn van der Lore, dans son Dits tyts verlies, stigmatise les vices de ses contemporains. Jean de Clerc, dit Boendaele, fait de même dans son Miroir du Péché.

Eustache Deschamps chante la vie facile mais licencieuse à Bruxelles. Jean de Weert et d'au- tres s'en prennent surtout à la luxure, à la gour- mandise et à l'ivrognerie des Flamands. Un moine, Le Muisit, décrit le Péché dans la partie wallonne du pays. 11 considère la peste qui ra- vagea le Tournaisis comme un châtiment de Dieu. Son influence sur la morale. - Les Flagellants.

Les Juifs ; l'hostie profanée. Les prêtres et leur vie répréhensible. Ruysbroeck, dans ses Seven Sloten, fait la satire des péchés des moines et des religieuses. Le luxe dans les couvents. Les monastères mixtes sont supprimés. Louis van Velthem constate l'animosité qui est générale contre les ecclésiastiques. Van Maerlant, dans ses satires contre la vie dissolue des prêtres et leur luxe, prévoit la Réforme. Création de nouveaux

PÉCHÉS PRIMITIFS 355

ordres mendiants ; leur âge d'or. Ils ne résistent pas aux tentations du démon. Les horreurs et les bizarreries des répressions judi- ciaires. — Importance du cochon dans la vie fla- mande. — Le mot « Vache » considéré déjà comme une injure. Le Péché et le Roman du Renard. Le Péché dans l'art au Moyen âge en France et en Belgique. Naissance du réalisme flamand présa- geant les grands miniaturistes franco-flamands et le siècle des van Eyck.

Chapitre I\ . Le Péché sous les Ducs de Bourgogne. 213

L xve siècle fut à la fois somptueux et sinistre. Préoccupation de la Mort. Crainte du Démon et de l'Enfer. Le Péché règne de plus en plus. La Danse macabre ; son succès, sa portée. Phi- lippe-le-Hardi, ses péchés et ses crimes. Jean- sans-Peur et la guerre des Armagnacs. Horreurs et massacres. Fureurs du duc. Philippe-le-Bon ne mérite pas son nom. A des péchés hérédi-., taires, il ajoute une luxure inouïe. Jean van Eyck lui choisit ses maîtresses. Ses bâtards. La toison d'or. Charles-le-Téméraire ; ses co- lères, ses cruautés. Commines, tête bottée. Tableau des péchés de la cour de Bourgogne. La luxure chez les nobles et les prélats. Les Chroni- queurs. — Vie licencieuse des chanoines d'Anvers et des abbés de Saint-Pierre à Gand. Les clercs tonsurés tiennent des bordels et des maisons de jeu. Les plaisanteries licencieuses à la Cour et

356 PÉCHÉS PRIMITIFS

au château d'Hesdin. Les péchés contemporains dépeints et stigmatisés par les prédicateurs du temps : Jacques Le Grand-Michel Menot, Barlette et Maillard. Leurs sermons sont des réquisitoires sanglants dirigés contre le Péché au xve siècle. - Satires mordantes des péchés de la femme, consi- dérée comme l'auxiliaire du démon. Les courti- sanes anathémisées. Le Péché à l'Eglise. Les fausses reliques, la simonie et l'orgueil des prêtres.

Le péché puni par les ducs de Bourgogne. Les Registres judiciaires. Les enfants illégitimes. Leurs vagabondages, leurs jeux criminels. San- glantes batailles enfantines à Bruges et à Liège. Meurtres, incendies, pillages. Répression cruelle.

Péchés du peuple flamand. - Sa gourmandise et son ivrognerie. Les femmes. Anecdotes. Les mangeurs de poulets de Bruxelles, d'Aude- naerde et de Gand. Les fêtes tumultueuses du Carnaval. Brutalités, gaîtés cruelles. L'Awvet, ou le Guet à Gand : nombreux péchés commis à l'occasion de cette prise d'arme annuelle. Les crimes de la guerre des Armagnacs en France. L'arbre de Vaurus. Le pèlerinage d'Hauthem.

Voyage de malédiction et de péchés ; descrip- tion. — Persistance de ces pèlerinages armés. Les marches armées actuelles en pays wallon. Les veeien ou vendetta flamandes. Le péché de sorcellerie ; sa répression. Le péché dans l'art flamand à l'époque bourguignonne. Les miséri- cordes de stalles satiriques, fantastiques et licen-

INDEX ANALYTIQUE 357

cieuses. - Les péchés sculptés sur les poutres cie Damme. Les bains, les étuves et le nu dans l'art de van Eyck et des peintres de son école. Le péché dans les enluminures des manuscrits. la' arbre du péché ou des batailles. Le Péché dans l'œuvre de Jérôme Bosch.

Chapitre V. Le Péché sous le règne de Charles- Quint 285

Les tares morales des ancêtres de Charles Quint. L'empereur Maximilien. Ses colères, son orgueil, son avarice. Philippe le Beau et Jeanne la Folle ; leurs péchés. Marguerite d'Autriche ; sa gour- mandise, sa paillardise et ses colères. Anecdotes.

Marie de Hongrie ; sa cruauté. Naissance de Charles-Quint. Anecdotes. Ses péchés dans son enfance. Son caractère. Ses débauches cachées. Sa gourmandise incroyable. Sa paillardise. Ses familiarités avec les Flamands.

Anecdotes. Le sac de Rome ; ses horreurs. Viols et crimes des Espagnols et des Allemands. Charles-Quint fait la leçon aux évêques. Ses édits. Répression cruelle de tous les crimes. Exemples. Les délinquants forcés de se fouetter l'un l'autre. Les mendiants et les vagabonds. LesCokins et les Snaphans.- Le luxe des grands.

La noblesse flamande ruinée par son luxe. Fêtes nombreuses. Cruautés des tournois. Yalladolid le Comique même était cruel. Les passions déchaînées du peuple. La révolte des

358 PÉCHÉS PRIMITIFS

Gantois. Froide vengeance de Charles-Quint. Nouveaux édits. Progrès de la Justice. Mœurs barbares. Bizarreries des répressions judiciaires.

Exemples curieux. La débauche et la prosti- tution réléguées dans certaines parties des villes.

Punitions de débauchés. Les péchés dans l'art flamand au xvie siècle. Les sculptures li- cencieuses des stalles d'églises. Les peintures de Breughel le Vieux. Sa série remarquable des vertus et des vices. Les péchés de l'homme et de la femme pris à partie. Ses satires politiques. Breughel le Vieux précurseur des grands caricatu- ristes modernes.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 5

I. Le démon et l'enfer 13

II. hés primitifs 89

III. Le péché au Moyen âge 151

IV. Le péché sous les ducs de Bourgogne . 213 V. : Le péché sous le règne de Charles- Quint 285

Index analytique 351

A CHE D'IM PR 1ME R Le viogt-deux juin mil neuf cent douze

PAR

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