SxJ^bris

PROFESSORJ. S.WILL

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PENDANT L'ORAGE

A LA MEMOIRE

DE

JEAN-PIERRE BARBIER

TOMBÉ AV CHAMP d'hONNEVR

LE VINGT-SIX DÉCEMBRE MCMXIV

CE LIVRE EST PVBLIÉ PAR SES AMIS

i

REMY DE GOURMONT

PENDANT L'ORAGE

PARIS

LIBRAIRIE ANCIENNE EDOUARD CHAMPION

5, Quai Malaquais, $

1915

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :

5 ex. sur Chine,

5 ex. sur Japon,

25 ex. sur Hollande,

4fO

érotés de i à 35.

N" 63

Gw

ftPR 791610

5

RENTRÉE

9 octobre 19 14.

Mon retour à Paris, d'où j'étais parti fin juin fort innocemment, n'est un événement que pour moi, mais c'en est un tout de même, car j'en avais longtemps désespéré. Jusqu'à ces derniers jours, les trains étaient si rares et si mal commodes sur les lignes transversales, qu'il n'y fallait pas songer pour un homme à qui sont interdites la marche et les longues stations dans les courants d'air. Un vieux poète bohème, souvent sans gîte, disait un jour de lui-même : « J'étais prisonnier dans la rue. » Pour moi, j'étais prisonnier dans la cam- pagne. Petit mal, cause tout au plus d'ennui et d'éner- vement, si on le compare au destin infiniment dur de tant d'autres ! Ah ! que je les ai vécus et que je les vis encore, ces maux écrasants ! Ces hordes n'ont pas pié- tiné que les populations qui se trouvaient sous leur che- min, elles ont marché sur le cœur même de la France et l'angoisse a été ressentie partout à la fois. Comme elle pesait hier, cette angoisse unanime, sur les effusions

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du retour ! Les gens montaient vite dans une voiture et allaient se réfugier sous la lampe familiale, pour penser au lendemain et préparer leur vie d'hiver. Rien d'égoïste pourtant dans cette préoccupation. En traversant le plateau de Versailles, les yeux, les oreilles, le cœur sur- tout, toute la sensibilité de toutes ces vies se portait plus loin, au delà des horizons, vers ceux qui combattent pour ceux qui sont demeurés.

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SOUVENIR

10 octobre 19 14.

Le dernier article que j'écrivis pour la France, le 2 août, était intitulé Le Tocsin. C'est par ce son d'alarme que nous avions appris, la veille, vers cinq heures, la mobilisation générale. Que de fois depuis je l'ai entendu dans mes nuits, et que de fois sans doute je l'entendrai encore! Nous ne savions pas alors, dans ce coin de la France, que c'était aussi un signal de guerre, mais nous en avions le pressentiment et dès lors commença pour nous l'ère de l'angoisse. Deux heures plus tard, les paysans affluaient à la gare, partaient, quelques-uns en uniforme, parce qu'ils étaient en congé. C'est une soirée que je n'oubUerai jamais. Les jours suivants, à l'angoisse se mêla je ne sais quel obscur sentiment de confiance, de l'admiration pour l'ordre et la régularité qui se mon- traient partout. Plus tard, un jour de marché, j'entendis un paysan dire avec une énergie que je ne soupçonnais pas : « Nous sommes sept dans ma famille qui partons tous. Nous n'emporterons ni or ni argent, car si nous

tombons sur le champ de bataillle, nous ne voulons pas qu'une parcelle de la fortune de la France aille entre leurs mains ! » Dés lors, j'eus davantage encore de con- fiance. Ce paysan avait fait le sacrifice de sa vie, mais non celui de sa fortune et celui du succès final. Il fit un assez long discours, fiévreux et haché, pendant lequel il buvait force tasses de cidre, puis il monta dans sa car- riole et disparut. Il avait fait jusqu'au bout son devoir de laboureur qui, ayant semé, puis récolté, vient vendre les produits de son travail. Son devoir de soldat allait commencer, et, comme il avait été sans doute un âpre paysan, il allait devenir un âpre combattant.

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ANVERS

13 octobre 1914.

J'ai encore connu Anvers dans toute la richesse de sa vie flamande. On y parlait peu français et, allemand, pas du tout. Il paraît que cela avait beaucoup changé ces dernières années et que le germanisme en avait fait, avant la conquête brutale, la conquête commerciale. C'était un chagrin pour les vieux flamands qui voyaient se modifier sous leurs yeux le caractère original de la vieille cité. J'espère qu'ils ne l'auront pas trop endom- magée et qu'au jour prochain de l'évacuation, elle se retrouvera elle-même, pleinement rendue à ses forces naturelles et originales. Le seul ennemi que je trouvai à Anvers, ce fut la pluie, d'une violence et d'une qualité que seul pourrait peindre un Verhaeren. Dans les mau- vais jours, l'air lui-même semble se métamorphoser en eau. Le ciel et l'Escaut ne font qu'un. On a la sensation d'être seul dans la foule ruisselante. Malgré cela, ou peut-être grâce à cet excès, je ressentais je ne sais quel charme étrange à vivre parmi ce peuple dont rien ne

Pendant l'Orage. ^

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décourageait l'activité. D'ailleurs, même à Anvers, la pluie n'est qu'un accident, quoique fréquent, et je me souviens aussi de ces avenues ensoleillées, des magni- fiques promenades qui conduisent à son musée, à ses Quentin Metzis. Quelle douceur mettent ces chefs- d'œuvre dans le souvenir et comme en un tel moment elle se fait plus pénétrante. Ah ! jours que je ne reverrai pas, jours d'allègres voyages, maintenant séparés de ceux qui me restent à vivre par une brume de sang, soirs de pluie, de vent et de falots, matinées dans le brouil- lard jaune de l'Escaut, vous aviez un goût de printemps...

II

COMMUNION

15 octobre 1914-

C'est un très beau mot que celui de cette dame qui disait l'autre jour, à propos des « Taube » : « C'est un danger qui ne me déplaît pas. Il nous rapproche des combattants. Il nous anoblit. » Voilà un sentiment très digne et que plus d'un cœur partagera, mais il faut bien dire que ce péril, bien que suspendu sur nos têtes, n'est pas de ceux dont il soit permis de frémir. Il est bien moindre, à tout prendre, que celui que faisaient encore courir aux Parisiens, il n'y a pas plus de trois mois, les automobiles, et aux automobilistes, le goût inconsidéré de la vitesse. Risquer sa vie, risquer son intégrité cor- porelle, ce qui est pire, n'y sommes-nous pas de long- temps habitués ? Quand on avait traversé quelques ave- nues fréquentées, quand on avait fait une course à pied à travers Paris, n'avait-on point bravé dix fois la mort ? Mais c'était sans y penser. Tous les dangers ne sont pas imaginaires, mais c'est l'imagination qui les rend redou- tables. A la guerre même, et dans l'effroyable guerre

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moderne, il est moindre que ne se le représente notre sensibilité. Quand on a les nerfs solides (les miens sont malheureusement très fragiles), on arrive très vite à en dominer l'impression. La meilleure preuve, ce sont ces lettres de bonne humeur et de sang-froid qui nous arrivent du front, griffonnées entre deux volées de mitraille. Quoi qu'invente l'homme pour se faire peur, il n'arrive pas à subjuguer la volonté des braves. Unissons- nous à ceux-là par la pensée et nous serons braves aussi contre la pensée déprimante.

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FANTOME

22 octobre 19 14.

Il y a entre ma vie présente et le passé un rideau de brouillard que d'un geste je m'efforce parfois de dissiper un instant. Mais il est si épais que je parviens rarement à y creuser une étroite meurtrière par je puisse, l'es- pace d'un éclair, apercevoir les choses d'autrefois. Je pourrais dire tout simplement, abandonnant une image trop difficile à bien préciser, que le passé, qu'hier encore je touchais, avec lequel je vivais sans effort, le rappelant vers moi d'un signe aussitôt obéi, que ce passé sans lequel le présent n'a plus d'assise et chancelle, n'existe plus, et, chose extraordinaire, n'a jamais existé. Alors, comment est-ce que je vis puisque le présent dépend du nasse, comme un fils dépend de son père ? Mais c'est bien simple, je ne vis pas, je ne suis qu'un fantôme qui flotte dans l'air, sans consistance, sans formes précises, à l'état d'essai ou de résidu de vie. Ses efforts pour se relier aux choses et en prendre connaissance sont rare- ment heureux. Quand il croit s'être accroché à quelque

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souvenir, à quelque témoin d'hier, non encore pulvérisé, cette épave tout à coup échappe à ses doigts de fantôme et, fantôme elle-même, fond dans l'air épais, se répand en vapeur, en quelque chose de mou et de fluide, qui s'en va. Parfois ce pauvre être désemparé arrive à saisir un Hvre dans sa bibhothéque, un Hvre jadis aimé dont il se propose un grand plaisir, mais à mesure qu'il lit les pages de jadis, ce plaisir rancit, comme un parfum qui peu à peu tourne à l'aigre. Et les êtres qu'il rencontre lui disent, d'une voix d'au-delà : « Nous sommes tous ainsi, tous nous avons pareille aventure, nous flottons et nous flotterons, fantômes, éternellement. » C'est un cauche- mar, assurément, un cauchemar. Je me réveillerai, car il faut que je me réveille.

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ÉTAT D'ESPRIT

octobre 19 14.

J'ai reçu des nouvelles du front ; lequel, on ne me le dit pas. Le timbre de la poste est mystérieux. Il porte seulement ces mots peu explicites : Trésor et Postes, 20 octobre. Attaché comme cycliste à un état-major, ce jeune soldat a sans doute eu des facilités de communi- cation car, d'où qu'elle vienne, sa lettre n'a mis qu'un temps presque normal à me parvenir. La dernière fois que je l'avais vu, il faisait avec impatience son temps de service, méditant surtout sur les activités dans lesquelles il allait s'engager ; la brusque et violente guerre n'a pas beaucoup modifié son état d'esprit. Comme tous les jeunes gens, il songe à l'avenir plutôt qu'au présent qui n'est pour lui qu'un dur moment à passer. Il s'agirait de longues grandes manœuvres qu'il ne serait pas plus calme et plus confiant. N'ayant d'autre responsabilité que soi-même et s'étant une fois pour toutes confié au hasard, qui l'a jusqu'ici protégé, il exécute, quels qu'ils soient, les ordres commandés et s'en trouve bien. C'est que

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l'absence de responsabilité, dans des circonstances diffi- ciles, est un grand soulagement. L'obéissance est le der- nier bonheur de ceux qui ont remis leur volonté entre les mains de leurs chefs. Comme cela simplifie la vie, comme cela la rend facile ! Agir et n'avoir pas le poids de ses actes, mettre toute son intelligence dans l'accom- plissement d'un ordre dont on n'a à discuter ni les termes, ni l'esprit ! A mesure que l'on monte dans la hiérarchie militaire ou la hiérarchie sociale, on se trouve plus ou moins astreint à l'initiative. Alors, adieu la paix. Je ne serais pas étonné que ce jeune soldat dise plus tard, en songeant à ces rudes moments : « Ce fut le temps le plus heureux de ma vie! »

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IDÉES TURQUES

27 octobre 19 14.

C'est une manière de parler : il ne peut s'agir d'idées, mais seulement de reflets, de lueurs d'idées. Comme tous les peuples en décadence, en effet, les Turcs mêlent à beaucoup de présomption, une invincible tendance à imiter ce qui semble avoir réussi aux autres peuples avec lesquels ils sont plus ou moins en contact. Ils parlent même d'indépendance, ils parlent de liberté, ils parlent de nationalisme. Pour commencer, ils vont rendre la justice turque aux Européens qui vivent dans leur empire. Ce sera joli. Les puissances les avaient jugés incapables d'organiser vraisemblablement un service des postes. Les lettres contiennent quelquefois de l'argent. C'est bien tentant pour un Turc. On les avait soustraits à la tentation. Cependant, profitant de la folie européenne, ils ont secoué le joug postal et fermé les bureaux étrangers. Alors a commencé, de même que le régne de la justice turque, le régne de la poste turque. Il est facile de vendre des timbres et d'en encaisser le montant, mais il est

Pendant l'Orage. 3

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ennuyeux de faire parvenir à destination les correspon- dances. Aussi bien, quel besoin est-il de distribuer lettres et journaux ? Les journaux surtout sont innombrables. Quel embarras ! Il serait si simple de les confisquer au passage. La besogne serait faite. Ainsi fut-il décidé pour commencer. On verra ensuite. Donc, on accepte les journaux à la poste turque, mais on les confisque du même coup. Ne sont- ils pas pleins de bavardages et de nouvelles générale- ment désagréables pour l'autorité ? La poste turque fonctionne.

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A L'ACADÉMIE

28 octobre 1914-

On a prêté à l'Académie le projet d'accueillir par ac- clamations M. Maeterlinck. L'acclamation est peu acadé- mique et on regrettera qu'il ait fallu les tragiques cir- constances actuelles pour que l'Académie reconnaisse qu'un écrivain belge, après tant de beaux livres, soit digne de prendre place à côté de plusieurs écrivains français qui font moins d'honneur à la France que M. Maeterlinck n'en fait à la Belgique. Puis il y a la question de la naturalisation. Il est dur, en ce moment- ci, pour un Belge, de cesser d'être Belge, même pour devenir Français. Je voudrais autre chose. Je voudrais que M. Maeterlinck posât sa candidature, fît les visites d'usage, fut soumis à un scrutin et que personne n'eût l'air de s'apercevoir qu'il y a je ne sais quelle entorse aux règlements. Il deviendrait Français puisqu'il serait membre de l'Académie française et il resterait Belge, car c'est un honneur qu'on ne saurait songer à lui enle- ver. Et M. Emile Verhaeren entrerait par la même porte

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à la prochaine vacance. Le regret serait de ne pas pou- voir les faire entrer fraternellement tous les deux le même jour. Dans le milieu littéraire français ils con- quirent d'abord la gloire, avant d'être adoptés par le grand public, on ne met pas en effet l'un d'eux au pre- mier rang. Le grand poète n'y cède pas la place au grand prosateur, essayiste et dramaturge. Tous les deux sont parmi les plus beaux représentants de la littérature fran- çaise.

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L'AUXILIAIRE

30 octobre 1914.

C'était, avant la guerre, une position militaire sans éclat, mais de tout repos. L'auxiliaire, quel que fût son âge, était celui dont on n'a pas besoin. On le laissait donc vaquer paisiblement à ses affaires et, pourvu qu'il se présentât à certaines revues annuelles et même plus espacées, on se tenait pour satisfait. Cependant l'heure est venue on a eu besoin de tout le monde et l'auxi- liaire a été utilisé à toutes sortes de besognes, fort peu en rapport, la plupart du temps, avec ses occupations civiles. J'en connaissais un qui était professeur dans un lycée de province, myope, peut-être, mais robuste et de belle apparence. Mobilisé dés le premier jour, on le dési- gna pour l'emploi de fossoyeur et, depuis, mélancolique et sans gloire, à la suite des armées françaises, il crr^ .e des tombes. J'allais dire que c'est une destinée shakes- pearienne, parce que je pensais à la scène d'Hamlet et du fossoyeur... C'est plutôt du Scarron ou du Lucien. C'est bien du Lucien, que la besogne qui est échue à un autre

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soldat auxiliaire, connu dans les lettres. Il fut soudaine- ment mué en brûleur de café. Il fit ce que l'on voit faire dans les petites rues de Paris aux garçons épiciers : il tourne la manivelle parmi une odorante fumée. Cela dut lui paraître bien drôle les premiers jours. Je suis sûr qu'il pensait à Philippe de Macédoine devenu savetier aux enfers. Puis il languit à ce métier improvisé, devint malade, faillit mourir. Pauvre auxiliaire ! Un fusil, peut- être, lui eût mieux convenu.

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LA GUERRE ET L'ART

4 novembre 19 14.

Voici la première manifestation artistique collective au sujet de la guerre : « La grande guerre, par les artistes », album périodique de huit planches sous une couverture. Il faut féliciter de cette initiative les maisons Berger-Levraut et George Grés, qui essaient de rendre ainsi à la librairie un peu de son activité. J'ai lieu de croire qu'une tentative analogue se prépare dans une direction toute littéraire et philosophique. L'intérêt en moment-ci est moins de faire des choses absolument réussies que de faire quelque chose, de prouver au pubUc et à soi-même qu'on est, dans des genres divergents, toujours capable d'effort et de bonne volonté. Il y a d'ailleurs beaucoup plus que de la bonne volonté dans la première livraison de cet album, qui séduira non pas seulement le passant et le curieux, mais aussi l'amateur. Il n'est pas mort, l'amateur. Il collectionne toujours, et cela est bon signe. Mais qu'il sache que l'on a particuliè- rement pensé à lui et qu'on lui a fait des tirages de luxe,

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comme d'habitude. Il faut reprendre ses habitudes dans toutes les circonstances cela est possible. Hier, par ce beau dimanche, il y avait sans doute beaucoup de monde dans les cimetières, il y en avait aussi beaucoup sur les quais de la rive gauche. On bouquinait, comme d'habi- tude. Les solitaires, les isolés, par goût ou par nécessité, sont très nombreux à Paris. Que feraient-ils des longues soirées s'ils n'avaient pas la lecture ? Joignez à cela quelques images et les tristes heures passent moins lourdes.

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LE GOUMIER VAINQUEUR

8 novembre 19 14.

C'est une image donnée par un journal. A travers les rues de Furnes aux maisons découpées comme pour y étager des pots de fleurs, des cavaliers algériens con- duisent un convoi de prisonniers allemands qu'ils ont probablement capturés eux-mêmes, et c'est vraiment une bien jolie réponse à la manière méprisante dont l'empe- reur allemand parla de ces braves gens. Mais peut-être commence-t-il à revenir sur leur compte et à trouver qu'il n'est point nécessaire, pour faire un bon soldat, de se nourrir habituellement de choucroute, de bière et de musique allemande. Seul, peut-être, M. Romain Rolland est humilié, dans son patriotisme international, de voir la civiHsation allemande mise à mal par des gaillards un peu colorés de ton, plus colorés, en vérité, que son style plâtreux. Mais comment va-t-il concilier son respect de la culture germanique avec l'alliance des Germains et des Turcs ? Est-ce que nous allons voir Jean-Christophe renier sa patrie d'adoption qui s'est souillée avec le

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Bachi-Bouzouck ? Il le devrait pour être logique avec ses dernières idées sur l'échelle de la dignité humaine. Au reste, cela m'est parfaitement égal, ne m'étant jamais beaucoup intéressé à la logique des musicographes. Au fait, je ne mésestime nullement M. Romain Rolland, dont le nom ne m'est venu à l'idée qu'à propos d'un petit tableau militaire fort suggestif. Si même il écrivait plus proprement, je lui ferais même une place parmi les écrivains recommandables. Mais qu'il médite sur le goumier menant en laisse un vaincu germain, qui sait ? peut-être Jean-Christophe lui-même.

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RÊVE

9 novembre 1914-

L'autre jour j'ai passé la nuit prés d'une batterie qui ne cessait de tirer et qui me rendait la vie bien désa- gréable. Je dois dire à ma louange que je n'avais pas peur, mais j'étais agacé avec parfois cette angoisse que cela ne finirait jamais, que la vie s'écoulerait désormais ainsi, qu'il en fallait prendre son parti. C'était la nuit, puisque j'étais couché dans mon lit, qui s'était souvent trouvé établi parmi le bruit des obus, et c'était le jour, puisqu'on y voyait parfaitement, qu'on distinguait même les flots de la mer au delà des dunes basses. Je devais évidem- ment ce mauvais rêve à une lecture trop attentive d'un épisode de la bataille et aussi à un certain mouvement de fièvre qui m'emportait au pays des vilaines chimères. Malgré l'activité, le bruit et le danger, c'était morne, parce que c'était sans espoir. On était d'une façon définitive. On y vivrait désormais et surtout on y mourrait, mais la vie était si ennuyeuse que la mort était comptée pour peu de chose. J'en étais de mes

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sensations de rêve péniblement rassemblées quand j'ai vu un jeune officier venu du front, qui me donna des impressions tout à fait réelles, mais pas absolument contradictoires à celles que j'avais rêvées. On a bien la sensation, là-bas, d'être établis dans la bataille, comme dans un état nouveau auquel on se fait, mais dont on ne prévoit pas la fin. Pourtant ? Oui, la fin viendra tout de même. Ce sera une nouvelle phase du rêve.

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L'ÉTAT DE GUERRE

10 novembre 19 14.

Les événements actuels sont fort durs, non seule- ment pour les nations directement en guerre, mais pour l'Europe entière et on peut dire pour le monde civilisé tout entier. Ceux qui ne souffrent pas très cruellement ont une sensation de malaise. Ils comprennent qu'il se passe quelque chose d'anormal, que les rouages sociaux sont faussés. Ils se disent que leur situation va peut-être devenir précaire. Les bombes que Ion échange sur les bords de l'Yser pourraient bien tomber un de ces jours jusque dans la caisse d'un épicier de Chicago et déjà je croirais volontiers qu'on y a éprouvé des commotions fâ- cheuses. N'en soyons pas surpris, l'état de guerre au sein même de la civiHsation retentit jusqu'en ses parties les plus éloignées. Rien de plus naturel. On explique cela par la complexité du monde moderne et l'enchevêtrement inextricable des intérêts. Je trouve que le mot moderne est trop dans l'explication proposée. Il en fut toujours de même sans doute. Une commotion dans les centres

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vitaux a toujours retenti jusqu'aux extrémités de l'orga- nisme. Seulement autrefois, on n'y faisait pas attention. On n'était pas habitué à la paix. C'est elle qui semblait anormale, qui semblait une surprise ménagée aux hommes par les Dieux. La plupart des grandes civilisa- tions de l'antiquité se sont développées parmi de furieux états de guerre. Que l'on pense aux petites et glorieuses républiques grecques. Elles ne connurent la paix que pour connaître la décadence. Les batailles et les sièges furent constants en Italie jusqu'au xvi^ siècle. Dans la tragédie humaine, la paix ne fut peut-être jamais qu'un entr'acte.

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^^ BULLETIN DES ÉCRIVAINS «

II novembre 19 14.

C'est une très bonne idée qu'ont eue trois écrivains qu'il faut nommer, René Bizet, Fernand Divoire, Gas- ton Picard, de publier sous ce titre : « Bulletin des Écri- vains, 1914-1915 », une gazette des hauts faits, des morts glorieuses, des blessures, des destinées des écri- vains jetés dans la mêlée, arrachés soudain à leurs tra- vaux, à leurs rêves, à leurs pacifiques espoirs. Mais paci- fiques ou ardents, les uns et les autres, selon leur âge ou leur santé, sont partis, vont partir, par un geste quel- conque tentent de se rendre utiles à la patrie menacée. Mourir pour la patrie, j'ai cru longtemps que ce n'était qu'une romance guerrière, mais voilà que je ne sais que trop que c'est la plus poignante et la plus noble des réalités. Près de vingt jeunes gens appartenant aux lettres sont morts au champ de bataille, plus de trente ont été blessés, et les deux listes vont s'accroissant tous les jours; d'autres ont sortir tout perclus des affreuses tranchées. Un poète anglais me demandait l'autre jour

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des nouvelles de son confrère Charles Vildrac : ce fin et charmant poète a été blessé ; blessés : Robert Veyssié, Alfred Drouin. Mais n'y eut-il pas des oublis ou m'a- t-on donné de faux renseignements ? Je croyais qu'il fallait déplorer aussi la mort du poète Gojon. Ce bulletin pré- cisera les nouvelles. Il est précieux et saisissant. On y voit l'œuvre de mort dans toute son horreur aveugle et comment nous sommes à une heure les plus jeunes sont les moins sûrs du lendemain. On se demande même, si cette fauchaison continue, s'il y aura un lende- main pour la jeune littérature. Il y a toujours des lende- mains, mais jeunes et vieux en garderont pour long- temps un trouble singulier et douloureux.

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DES LETTRES

13 novembre 19 14.

C'est une des choses qui m'intéressent le plus dans les tristes journaux d'aujourd'hui, que ces lettres trouvées sur des ennemis, ces carnets le soldat teuton a con- signé ses observations, d'abord ses espérances, plus récem- ment ses ennuis et ses doléances d'une campagne inter- minable. Elles étaient fréquentes, il y a encore quelques semaines. Elles se font plus rares. On dirait que ce n'est plus la même armée que nous avons en face de nous et que la seconde ou la troisième n'a même plus le cou- rage de noter ses mauvaises aventures. Un soldat qui n'a plus la certitude de la victoire n'a pas grand courage à conter ou des espérances trop incertaines ou des mécomptes trop certains. Ces impressions que j'ai tirées de lectures fragmentaires ne sont peut-être pas très exactes. On n'a en effet pubHé ces lettres trouvées, ces feuilles de route, qu'à regret, dirait-on, et sans méthode, comme des épisodes insignifiants, alors qu'on aurait pu y trouver la véritable psychologie de l'envahisseur. Tout

Pendant l'Orage. 5

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de même, il s'y révèle une grande naïveté. Ces soldats, arrachés soudain aux professions les plus diverses, semblent tout d'abord continuer la campagne d'il y a quarante-quatre ans. Leur formation intellectuelle n'a pas eu d'autre fondement que cette histoire trop réelle, mais amplifiée jusqu'à la légende. Aussi sont-ils très à Taise avec eux-mêmes tant qu'elle semble recommencer. Quand elle bifurque, c'est le désarroi ou le silence. L'es- prit allemand est d'une lenteur extraordinaire. Ils mirent très longtemps, en 1870, à croire à leur victoire. En 19 14 leur résistance à la mauvaise fortune sera tenace. N'ayons de ce côté aucune illusion. Il faudra les piler pour qu'ils se jugent vaincus.

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UN SCULPTEUR

14 novembre 19 14.

Je ne sais pas exactement quel était l'âge du sculpteur José de Charmoy. Peut-être eût-il être au feu et, avec son caractère chevaleresque, il eût accepté ce devoir avec joie ; mais depuis de longs mois il ne quittait plus sa chambre et guère son lit. L'automne avait rongé ses dernières forces. Il s'est éteint hier au milieu des gran- dioses rêves d'art qui le hantaient sans cesse. Charmoy, alors inconnu, s'était brusquement révélé, il y a quelques années, par le si original monument de Baudelaire qui se voit au cimetière Montparnasse, un ricanement de bronze plane comme le destin sur le néant charnel du poète des Fleurs du Mal II était célèbre. Il aurait pu exploiter fructueusement son génie, mais sa nature le préservait des petitesses et des habiletés. Il se voua à une œuvre plus haute encore, qui devait symboHser la puissance, la sérénité, la douleur magnifiée, la maîtrise de soi qui font le génie de Beethoven. .Cette œuvre qui fut il y a deux ans la gloire du Salon d'automne, étonna

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par sa sévérité et par sa grandeur. On n'était plus accou- tumé à de telles œuvres qui ne tirent leur beauté que de l'expression même de la pensée. Il fut très difficile de lui assigner une place publique et je ne sais pas si le débat a été tranché. Qu'en adviendra-t-il ? Elle est. Je ne suis pas inquiet, on la redécouvrira un jour. Charmoy ne pouvait pas se reposer, encore qu'il eût besoin de repos, encore plus que de gloire, et il est mort comme il achevait le Tombeau du Poète, une belle chose encore. Tombeaux ! Tombeaux! Charmoy avait la hantise des tombeaux, et voici le sien qui s'ouvre à l'heure des morts prématurées.

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PSYCHOLOGIE

15 novembre 19 14.

Les Allemands ont été d'excellents théoriciens de la psychologie, mais ils ont quelque mal à saisir les faits particuliers et à les mettre d'accord avec leurs principes. C'est que, si la psychologie est une science, elle est aussi un art de nuances, de finesses, de pénétration, surtout de bon sens. Il y a un mois et demi à deux mois, un avion allemand fit une excursion sur Rouen et y sema, non pas des bombes, mais des petits papiers d'une teneur fort curieuse. On y mettait les Français et particulière- ment les Rouennais en garde contre « la perfidie des Anglais ! » Historiquement, la ville était bien choisie pour un avertissement de ce genre. Les Anglais, Rouen, Jeanne d'Arc, il semble y avoir une profonde antinomie entre ces termes. Rien de plus juste, mais le sentiment historique n'est pas invariable, les événements actuels l'ont bien prouvé. Les Allemands en sont toujours au bûcher de Rouen. Naïveté! Cela n'a aucun rapport avec le présent. Un historien jugerait toujours défavorable-

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ment la conduite des Anglais au xv'^ siècle, mais quelle influence cela pourrait-il avoir sur ses sentiments pour les Anglais de l'an 19 14? Aucune, d'aucun genre, cela est trop évident pour qu'il soit besoin d'insister. Cela n'em- pêche pas les Allemands de persévérer et de mettre en garde les Français d'aujourd'hui contre leurs alliés. Richard Dehmel, poète allemand qui connaissait bien Paris, qui y avait des amis même, et qui, à cette heure, gît, paraît- il, dans une tranchée en face des nôtres, a repris ce thème dans sa lettre aux écrivains français. Quel manque de perspicacité ! Je n'aurais pas cru cela de lui. C'est à se demander si ce message était bien authentique. Per- fide Albion! Nous connaissons cet air, nous l'avons chanté les premiers, mais comme, maintenant, il nous fait rire !

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LA GUERRE ET L'ÉDUCATION

i8 novembre 19 14.

Du temps de Napoléon, l'Europe vivait dans la guerre perpétuelle. Ici ou là, le canon tonnait. Il est vrai que c'était, vue de France, la guerre hors frontières, mais on pensait cependant aux risques et toute l'éducation avait pour but de donner aux jeunes gens les moyens de sur- monter la possible mauvaise fortune. Les Concourt rap- portent dans leur Journal ce que disait à son fils un homme de ces temps : « Il faut que tu saches le latin, on peut se faire comprendre partout quand on sait le latin. Il faut que tu saches le violon, parce que si tu es prisonnier de guerre dans un village, tu pourras faire danser les paysans et cela te rapportera quelques sous; et si tu es prisonnier dans une ville, on pensera de toi que tu es un homme distingué, appartenant à une bonne famille et cela t'ouvrira les sociétés et te fera faire de bonnes connaissances. Et puis il faut que tu dormes sur l'affût d'un canon comme sur un lit... » Il aurait pu ajouter quelques recommandations non moins utiles sur

40 la faim, la soif, l'ennui, les privations de tout ordre qu'il faut s'habituer à supporter. Qui sait si demain le terras- sement, le creusement des tranchées ne deviendra pas une des choses enseignées, et non pas théoriquement, à la jeunesse, et qui sait si on ne l'habituera pas, les ayant creusées, à savoir y vivre, y dormir, à s'y adapter comme un animal à sa tanière ? La surface de la terre tendant, en état de guerre, à devenir inhabitable, il fau- dra acquérir, de même que certains grands fourmihers, l'art de disparaître instantanément sous terre et d'y cheminer, conquête qui ira de pair avec celle de l'air.

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LE ROI DES BULGARES

20 novembre 19 14.

Le personnage que Voltaire appelle [ainsi dans Candide n'est autre que Frédéric IT. Les Bulgares n'existant pas comme nation à cette époque, il n'y eut aucune méprise et chacun reconnut le roi de Prusse. Voltaire le con- naissait bien, ainsi que les mœurs de son armée, et voici ce qu'il en dit, au chapitre III de l'inimitable roman. Candide, ayant assisté à une terrible bataille entre les armées du roi des Bulgares et celle du roi des Abares, bataille « les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer », sort de la cachette d'où il surveillait philosophiquement « cette boucherie hé- roïque » et se dirige vers la frontière hollandaise : « Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village abare que les Bulgares avaient brûlé selon les lois du droit public. Ici, des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égor- gées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles san-

Pefidant l'Orage. 6

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glantes ; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi-brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre, à côté de bras et de jambes coupés ». Ne dirait-on pas l'aspect d'un village belge, après que les Allemands y eurent passé? Voltaire a bien vu que ces actes barbares étaient considérés par les Prussiens d'alors comme des manifestations du droit pubUc. Je sais bien qu'il y a beaucoup d'ironie là-dedans et qu'il raille bien plutôt qu'il ne stigmatise les excès de la guerre, mais que les exemples qu'il en donne aient été empruntés aux mœurs des armées du « roi des Bulgares », c'est proba- blement que ces mœurs étaient déjà des modèles de cette barbarie.

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LA CROIX-ROUGE

21 novembre 19 14.

L'armée n'est heureusement à l'œuvre que sur une petite, quoique importante encore, partie du territoire, mais il est une institution, souvent militaire, souvent purement civile, que l'on voit travailler jusque dans les moindres bourgades de France : c'est la Croix-Rouge. Les hommes tuent et se font tuer, les femmes soignent les blessés. A chacun sa besogne. Pour être moins pé- rilleuse, la seconde n'est pas moins noble. C'est le moyen qui leur est donné de participer à la tâche sou- veraine : elles en pourraient être fiéres, si d'autres sen- timents ne les pressaient en ce moment. La Croix- Rouge! Que serait, aujourd'hui, une telle guerre, si la Croix-Rouge n'existait pas? Et pourtant, elle a eu un commencement. La bataille de Solférino s'est encore déroulée, a entassé des monceaux de pauvres blessés sans que la charité privée ait eu l'idée de venir à leur secours. Alors, je pense au Genevois Dunant, à cet homme de bien auquel tant de malheureux soldats

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doivent l'existence, les soins, le réconfort, les secours qui permettent à la vie de lutter contre la mort. Henri Dunant était un voyageur et un historien. Je ne sais pas comment il fut appelé à s'occuper de cette question poignante, la relève des blessés sur le champ de bataille, mais il donna à l'œuvre qu'il entreprenait sa forme définitive et une forme si flexible qu'elle a pu s'adapter à toutes les circonstances, grouper toutes les bonnes volontés et toutes les charités. Il lui donna tout, sauf peut-être son nom, dont je ne connais pas l'origine. Certes, il y a toujours eu des médecins et des brancar- diers militaires, mais eux-mêmes reconnaissent que sans la Croix-Rouge ils seraient insuffisants. Honorons donc ce brave Dunant et donnons-lui un souvenir et un élan d'admiration, à cette heure s'affirme plus que jamais la beauté et la grandeur de son œuvre d'humanité.

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LE VILLAGE BELGE

22 novembre 19 14.

Il est situé à Paris, car c'est en France, maintenant, qu'il faut chercher la Belgique, le Gouvernement au Havre et à Dunkerque, les habitants un peu partout. L'ancien séminaire de Saint-Sulpice ne servait à rien, on avait projeté d'y transférer le musée du Luxembourg, mais ce projet, comme tant d'autres, somnolait. Ce fut heureux, si quelque chose d'heureux peut arriver en ces temps-ci, car ce vaste bâtiment s'est trouvé à point pour recueillir un groupe important de pauvres réfugiés belges, plus d'un millier. C'est un village, c'est aussi une hôtellerie. Les uns y sont installés à demeare, les autres y passent, qui n'ont trouvé que des travaux tem- poraires, dans leur exil momentané et toujours plein d'espoir. Beaucoup de femmes et d'enfants, beaucoup de familles. On les a réunies dans des galeries phalansté- riennes, dans de petites chambres. Ici ou là, les hôtes sont pourvus de tout. L'œuvre qui veille sur eux veut qu'ils soient confortablement nourris, chaudement vêtus,

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et même, car il n'y a pas de cheminées dans l'ancien asile ascétique, des poêles, puisque le froid est venu, ronflent dans les couloirs. Le village a même un méde- cin qui le visite tous les jours et se dévoue là, comme il s'est dévoué ailleurs, le docteur Lasne-Desvareilles. C'est lui qui m'a révélé cette œuvre qui, ennemie de la réclame (elle en a besoin, cependant), a été fondée, dés les pre- miers événements cruels du mois d'août, par un groupe de commerçants, d'habitants du quartier, au premier rang desquels il faut nommer M. Pellier, l'officier de paix du VI^ Cela fait que ses gardiens de la paix sont devenus les bons gendarmes du village, en même temps que ses dévoués protecteurs. Allez voir cela, vous serez bien venus si vous êtes des curieux sympathiques, mais mieux encore si vous n'y venez pas les mains vides.

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LE NEUTRE

23 novembre 19 14.

Aux yeux d'un belligérant, jamais un neutre ne rem- plira son devoir de neutre. Ce devoir est en effet bien difficile, non seulement à remplir, mais à concevoir. Le neutre est celui qui ne serait ni pour, ni contre, qui verrait, avec la même indifférence, la victoire ou la défaite de l'un des partis, qui serait, en un mot, aussi dépouillé de sympathie que d'antipathie. On peut rêver cela, quand il s'agit d'une guerre sans importance entre deux peuplades obscures ou même entre deux peuples secondaires, mais quand il s'agit d'un résultat qui pèsera sur l'Europe entière, sur le monde entier, est-ce pos- sible ? Si la balance pèse à droite ou à gauche, les inté- rêts du neutre seront lésés ou favorisés. Comment lui demander une impassibilité, qui serait vraiment stoïque? Tout ce que peut faire le neutre qui veut le paraître, qui ne veut encourir de reproches ni d'un côté ni de l'autre, est d'observer les régies du droit international, qui sont assez hmitées et assez précises, et de les observer méca-

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niquement, pour ainsi dire, sinon en esprit, du moins à la lettre et avec crainte. Mais qui saura ce qui se passe dans son cœur? Qui pourra sonder ses vœux secrets? Le neutre, d'une impassibilité rigoureuse, serait une sorte de monstre inhumain, quasiment inconcevable. Il ne faut pas évidemment aller jusqu'à dire : « Celui qui n'est pas pour moi est contre moi. » On ne peut pas se déclarer neutre et prendre parti. Il ne faut pas choisir et c'est ce qui rend la qualité de neutre si délicate. Le plus habile se conduira avec le plus d'égoïsme. Il pensera à soi d'abord, mais sans se faire d'illusions, car cet égoïsme même sera mal interprété. En somme, il est si difficile d'être un vrai neutre, qu'il vaut peut-être mieux être belligérant.

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LEUR MISSION

2 décembre 19 14.

Il ne faut pas confondre Hugo de Claparéde, profes- seur de droit à Genève, avec Edouard Claparéde, le directeur des Archives de psychologie, dont je ne con- nais pas les sympathies, mais dont je doute qu'elles puissent, en tout cas, s'exprimer d'une façon aussi mala- droite. Donc Hugo de Claparéde se fit emboîter et rabrouer, l'autre jour, à Genève, par son auditoire, pour avoir parlé de la « mission des armées allemandes ». Qu'y a-t-il donc dans la cervelle de ce protestant har- gneux ? N' a-t-il pas encore pardonné à l'ancienne France d'avoir forcé jadis ses ancêtres à émigrer à Genève? Sa rancune lui aurait-elle crevé, sur le cœur, au moment même tout lui commandait au moins la réserve, sinon le silence? Et puis, quelle maladresse de s'en aller parler, à Genève, pays neutre et qui aurait pu être envahi, de la mission des armées allemandes qui ont traité comme l'on sait la Belgique! Si M.Hugo de Clapa- réde réprouve toute solidarité de son pays avec la

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France, n'aurait-il pas pu tout au moins montrer quelque sympathie pour la malheureuse Belgique ? Belle mis- sion, en vérité, que celle de ravager et de détruire un petit pays innocent qui ne fit que son devoir, qui était d'essayer de défendre, même par les armes, sa neutralité consacrée par les traités ! Certes, la conduite des Allemands dans le nord de la France a été également sauvage, mais c'est un grand pays qui peut et qui sait se défendre efficacement. La Belgique ne le pouvait pas. L'agression contre ce pays a été odieuse ; elle demeurera impardonnable. Travestir cela en mission, quelle mentalité! Et c'est de Genève que cela nous vient, d'une ville neutre de civiHsation française ! Méprisons ce professeur, comme le méprisent ses élèves.

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GUERRES D'AUTREFOIS

5 décembre 1914.

Je lis dans un manuel historique : « 1692. Aux Pays- Bas, Louis XIV prend Namur. » Et dans les mêmes années on trouve aussi les noms de Mons, de Charleroi, de Bruxelles, de Dixmude, et d'autres villes associées à la guerre actuelle de la façon la plus triste. Une bataille, au xvii^ siècle, devait avoir quelque chose de majes- tueux : il nous en reste la vision dans les tableaux de Van der Meulen, encore qu'il ait peut-être mis un peu trop d'ordre dans ses parades guerrières. Mais un siège, si l'on s'en rapporte aux correspondants de guerre du temps (c'était Racine, c'était Boileau) pouvait avoir un air de fête, qui nous paraîtra bien singulier. Les gens de ce temps-là étaient évidemment très civilisés : ils passaient avec une extrême rapidité de l'état de guerre à l'état de galanterie, ou plutôt mêlaient intimement ces deux états. C'est au point qu'on ne s'y reconnaît plus. On prit Namur. Est-ce un siège, est-ce un ballet ? M™^ de Maintenon préside. Elle se multiplie. Les forts

52 se sont rendus, la ville est prise, le roi fait porter des rafraîchissements dans la tente des officiers et des sol- dats. Les dames vont visiter ces braves et assister à leur collation. Mais ce n'est pas tout. M*"^ de Maintenon veut traiter elle-même les officiers. Elle les invite et leur fait donner rendez-vous à une abbaye voisine. Les reli- gieuses sont cloîtrées. La règle, pour cette fois, sera lettre morte. « Les officiers, les seigneurs s'installèrent au réfectoire, et par un traitement inouï de politesse, les dames servirent elles-mêmes à toutes les tables... » N'allons pas plus loin. Restons-en sur le raffinement inouï de politesse et comparons les deux époques.

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LE TRICOT D'HONNEUR

6 décembre 19 14.

Le général Jofîre a reçu un tricot d'honneur, qui est aussi un tricot d'amour, un tricot toutes les femmes de sa petite patrie, Rivesaltes, ont collaboré, des grand' mères aux petites filles, un tricot auraient bien voulu mettre la main aussi les autres femmes de France. De tous les honneurs, de tous les mouvements de recon- naissance qui sont allés vers lui depuis le commence- ment de la guerre, c'est peut-être à ce témoignage de sa ville natale qu'il aura été le plus sensible, car ce rude soldat est aussi, j'en suis certain, un homme sensible. Son souci d'épargner la vie de ses troupes, si opposé au gaspillage féroce de vies humaines que pratique l'ennemi, en est une des preuves. Ce n'est pas seulement la raison qui lui conseille cela, c'est la sensibiUté. Il pense à l'ave- nir de la France, il pense à tant de belles jeunesses sacrifiées à la patrie, il pense aussi à ces femmes qui ont pensé à lui et qui lui devront la joie de revoir ceux qui sont partis. C'est pour cela qu'il n'est pas seulement

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admiré, mais aimé et vénéré. C'est pour cela que l'idée des femmes de Rivesaltes, si jolie et si touchante, a semblé aussi si raisonnable et si juste. Et puis, à courir par ces temps, de bataille en bataille, par ces temps et par tous les temps, on n'est pas sans risquer un peu de sa santé ; le tricot le mettra à l'abri des mauvais froids. Et quand même il le ferait ranger dans une valise, tout simplement, il lui tiendrait encore chaud, ne fût-ce qu'au cœur.

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ALSACE-LORRAINE

8 décembre 19 14.

Nos armées ont repris sérieusement pied en Alsace, mais, soit directement, soit comme conséquence de l'en- semble des opérations, il semble bien maintenant que cette province et sa voisine redeviendront françaises. Ce serait pour nous le seul résultat de la campagne, qu'il serait encore considérable. C'est donc le moment de revenir un peu sur les espoirs de reconquête, qui au cours de ces quarante dernières années, avaient fini par sembler tellement chimériques que l'on en parlait le moins possible. Le feu sacré était toutefois entretenu par Dérouléde, qui mourut l'an passé non seulement en y pensant toujours, mais en en parlant toujours. Même, à un moment, sa Ligue des Patriotes avait pu paraître dangereuse pour la paix. Elle était surtout exaspérante pour ceux qui avaient pris leur parti d'un état de choses de fait qu'ils ne voyaient pas la possibilité de changer à notre profit. Je fus de ceux-là, et j'ai à me reprocher un article je malmenais, non l'idée de patrie, certes, mais

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le groupement bruyant qui s'en servait mal à propos et, me semblait-il, indiscrètement. C'était une erreur, et je m'aperçois maintenant que cette « Ligue indiscrète » n'a pas été sans influence sur le magnifique mouvement de patriotisme qui a fait se lever jusqu'aux socialistes et pacifistes français, jusqu'aux anarchistes français, dans un mouvement de défense qui portera ses fruits. Les idées sont modelées par les événements, qui sont nos maîtres. Celles qui sont possibles dans l'état de paix naturelle deviennent inconvenantes dans l'état de cataclysme. Il est des hommes trop concrets auxquels il faut, plus qu'à d'autres, la leçon de ces événements maîtres. Ils sont parmi les meilleurs, parce qu'ils sont les plus sincères.

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VIEILLES CHOSES

II décembre 19 14.

Il y a une grande mélancolie à feuilleter les publica- tions et les revues de tout genre qui parurent au moment la guerre éclatait, quelques-unes même après l'ouver- ture des hostilités. Elles nous semblent vieilles d'un demi-siècle, c'est-à-dire deux fois vieilles, car les choses de l'esprit rajeunissent en s'éloignant vers l'ancienneté. Quoi ? C'est de cela que nous nous occupions quand la bataille allait s'engager autour de nos destinées ? Quelles futilités ! Et cependant, ces questions aboHes, comme on les regrette et comme on voudrait que le moment fût revenu de nous y intéresser encore ! Comme elles nous semblent heureuses, les époques nous discutions sérieusement de l'avenir du cubisme ou des mérites res- pectifs du vers libre et du vers réguHer ! Il fut un mo- ment, au mois d'août, je crus fermement que tout cela était fini, à tout jamais, qu'il ne serait plus jamais question ni d'art, ni de poésie, ni de littérature, ni de science même, mais je crois bien que j'exagérais.

Pendant l'Orage. *

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L'esprit tend naturellement vers les habitudes qui maintiennent son activité. On se rappelle la légende du siège de Paris, d'un fervent ou d'un distrait qui bouquinait sur les quais, au bruit des obus. J'ai vu l'autre jour quelque chose, non de pareil, mais d'analogue, un monsieur converti par un ami au culte des livres rares commencer une collection de premières éditions à l'heure des écrivains désespèrent encore d'achever jamais l'œuvre qu'ils ont commencée, puis abandonnée. C'était un sage. Le jour viendra, en effet, il vient déjà, on sent son approche, les petites passions de la curio- sité vont égoïstement reprendre et envahir à nouveau la vie.

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LA CONFIANCE

13 décembre 1914-

Il y a longtemps que je l'ai dit pour la première fois : la vie est un acte de confiance. Il faut, pour vivre, avoir confiance dans sa santé, dans sa fortune, dans son tra- vail, dans sa femme, dans ses amis. Quand une de ces sources de confiance est atteinte, la vie est endommagée ; quand toutes ont fléchi, la vie est impossible. Con- fiance n'est pas certitude. Il n'y a pas de certitude pour les activités qui se développent dans l'avenir, il y en a à peine pour les actes présents, mais la confiance est précisément le sentiment qui joue le rôle que la certitude assume dans la région intellectuelle. Ce n'est qu'un sentiment. Comme tel, il est pure- ment subjectif, attaché à un individu ou à un groupe. Il est conservateur de cet être, ou de ce groupe d'êtres. Il n'est pas créateur, quoique sans lui la création soit impossible. Il ne détermine pas les résuhats, mais sans lui les résultats ne pourraient être déterminés. C'est un des chapitres les plus curieux de la psychologie mêlée de

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l'intelligence et des sentiments et celui on démontre le mieux la dépendance de ces deux activités. Un peuple qui n'aurait pas confiance en lui-même ne pourrait vaincre. Il n'est donc pas inutile de constater la confiance des combattants, puisqu'elle montre qu'ils sont dans les seules conditions l'on peut, comme le répète chaque jour le général Bonnaldans le titre de ses articles, atteindre au succès final. Du point du vue de la raison toute nue, la confiance n'aurait pas grande valeur, puis- qu'on peut toujours la ranger dans le chapitre des illu- sions, mais l'homme ne se sert jamais de sa raison pure qui n'est qu'une conception philosophique, et même le langage a devancé l'objection des abstracteurs en unis- sant les deux termes dans une locution : confiance rai- sonnée. Derrière ce boucHer, la confiance est peut-être une force invincible.

él

NOUVELLES LITTÉRAIRES

14 décembre 1914.

Elles nous viennent maintenant des tranchées, des dépôts, des hôpitaux, des camps de prisonniers. Qui est mort, qui est blessé, qui est malade? Le Bulletin des Ecri- vains, n° 2, répond à ces questions pour le mois qui vient de s'écouler. 11 n'a pas été très meurtrier pour les lettres, d'où on peut en inférer qu'il a été le même pour l'ensemble des armées, malgré la fréquence des combats et la progression des lignes, mais il n'y a pas mal de blessés, quelques prisonniers et encore des disparus. Avec ces trois catégories, on ferait un excellent som- maire de revue ou de journal littéraire, on ahmenterait une librairie. Que faut-il entendre par « disparus » ? On reporte toujours à cette liste le charmant du Fresnois. Hélas ! Quel espoir laisse-t-il encore ? Il est disparu depuis les premiers combats en Belgique. Serait-il blessé grièvement et prisonnier en Allemagne? Triste perspec- tive et c'est la meilleure. Il en est de même du jeune romancier Alain-Fournier. Cependant, son ordonnance

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aurait pu revenir sur le lieu du combat il était tombé et reconnaître le corps. Il est donc peu permis, à moins d'une erreur inexplicable, d'avoir des doutes sérieux. Par prudence, les rédacteurs l'ont mis parmi les disparus. Ce serait une perte très sensible pour les lettres. En somme ce bulletin continue d'être un document très triste et très glorieux, quoique la gloire qui échoit à quelques- uns soit une gloire définitive et sans le lendemain qu'ils avaient rêvé. Mais les lendemains sont bien incertains et peut-être vaut-il mieux mourir en pleine force et en pleine jeunesse que d'en courir les risques. Il y a long- temps que les Anciens, si sages, avaient mis au premier rang des amis des dieux ceux qui meurent jeunes. Ce qui nous paraît une injustice du sort est peut-être un pri- vilège. N'importe ! Il est douloureux pour ceux qui le contemplent.

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LA VIE DANGEREUSE

15 décembre 19 14.

Vers la fin du mois de juillet, j'avais eu l'occasion de rassembler quelques idées sur ce que les Américains et en particulier M. Roosevelt appelaient « la vie dange- reuse » et qu'ils tenaient pour un idéal. Puis d'autres soucis que littéraires me prirent comme tout le monde et j'oubliai la spéculation. Mais je puis dire qu'à l'heure présente, pas plus qu'à des moments plus heureux, cet état, qui est actuellement le nôtre, me semble assez éloigné d'un idéal sensé. Sans doute, cela exalte néces- sairement certaines qualités de l'être humain, mais aux dépens de tant d'autres ! Il est peut-être bon de l'avoir traversé, mais qu'aurait édifié l'homme s'il avait vécu toujours dans une perpétuelle alerte ? Il n'aurait même pas atteint la période barbare, il serait encore à l'état sau- vage. La vie dangereuse est un moyen de conquérir la maîtrise de soi, ce n'est pas un état dont la perpétuité soit souhaitable. Dernièrement, un poète qui était sur le front écrivait à des amis : « Envoyez-moi des livres qui

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traitent de la guerre, qui me la fassent aimer, car, réduit à mes seules forces, je n'y puis parvenir. » Autre chose est de subir courageusement, autre chose est d'aimer. Il n'en eut pas le temps, d'ailleurs. Une balle, deux jours après, le couchait sur le champ de bataille. S'il y a des pressentiments, Alfred Drouin n'y échappa point. Com- ment aimer ce qui va vous détruire? Une telle mort aurait fait un bel épisode de Servitude et Grandeur militaires, si Vigny avait vu de plus prés ce qu'il n'a conté qu'imaginativement. Mais la plupart de ceux qui vivent la vie la plus dangereuse n'en ont point cons- cience et c'est pourquoi ils la supportent, sans analyser leurs sentiments. Je considère comme deux fois héroïque l'homme de pensée ou de réflexion qui s'avance au mi- lieu de la mitraille, car la vie est plus dangereuse pour lui que pour un autre.

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JUGEMENTS

17 décembre 19 14.

Laissons au-dessus de la guerre, je vous en prie, quelques noms allemands. Gœthe ou Beethoven appar- tiennent à tous les peuples par ce qu'ils ont mis d'hu- main dans tous les peuples. Ils n'ont ni bombardé Reims, ni signé le manifeste des intellectuels d'outre-Rhin. La guerre n'a pas changé la valeur de leur âme. J'en dirais autant de Schopenhauer et de Nietzsche dans l'ordre philosophique. Ils n'ont pas pensé en allemand, ils ont pensé en humain. C'est à coup sûr un sot que celui qui écrivait l'autre jour « le hideux Schopenhauer ». C'est aussi un ignorant, car il devrait savoir que les crocs de son pessimisme n'ont pas épargné ses compatriotes, moins encore que les autres peuples. « En prévision de ma mort, dit-il dans ses Memorabilia, je fais cette confession que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise infinie et que je rougis de lui appartenir ». Je crois vrai- ment, que s'il était notre contemporain, il ne reviserait pas son jugement, encore qu'on puisse n'y voir qu'une

Pendant VOrage. 9

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rude boutade et peut-être une imitation de la manière de Voltaire. Ces grands Allemands du passé nous appar- tiennent d'ailleurs presque autant qu'à l'Allemagne. Ils ont tous si5'cé le lait de la culture française, Gœthe le premier. Schopenhauer doit beaucoup à Chamfort et à Voltaire. Nietzsche, qui haussait les épaules à l'idée seule de culture allemande, avait l'esprit plein de nos plus pénétrants écrivains. Pour moi, je ne les abandonne pas plus que je n'abandonnerais Shakespeare ou Léopardi. Je n'ai pas conscience, en les aimant, d'aimer la pensée alle- mande, mais bien la pensée humaine.

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INDUSTRIES DE GUERRE

22 décembre 19 14.

Ce sont les petites industries dont je veux parler, les industries accessoires basées sur notre besoin de bien- être relatif et destinées à diminuer autant que possible rinconfort du soldat en campagne. Je suis bien sûr que le paysan serbe, dans un climat analogue, s'est moins préoccupé que nous des nuits en plein air et que ses soeurs ou sa mère ont, moins fébrilement que les nôtres, ourdi les tricots de laine. La race est plus dure. Ce tra- vail personnel de la laine, sa transformation en vêtements de toute forme, aura été pour les femmes de France le grand œuvre de cet hiver. Beaucoup ne savaient qu'à peine ou ne savaient plus, car on trouvait tous ses besoins et aussi toutes ses fantaisies dans le commerce. C'est donc un métier qu'elles ont apprendre ou dans lequel elles ont se perfectionner. Voilà la première des petites industries créées par la guerre. Il en est d'autres du même genre qui nécessitaient un outillage hors de la portée des particuliers. De tous côtés ont surgi d'ingé-

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nieux moyens d'assurer le couchage du soldat, en le pré- servant soit du froid, soit de la pluie. Les abondantes pluies de l'automne avaient fait sortir le « parapluie du soldat », qui est à la fois une couverture, un manteau et un sac de couchage. Ces inventions se sont multipliées. La chimie s'ingéniait de son côté à combiner des sys- tèmes de réchauffage des aUments sans feu visible. Nous eûmes le « réchaud des tranchées ». Enfin la pharmacie découvrit qu'elle détenait nombre de spécialités qui sem- blaient avoir été imaginées pour assurer la santé de qui couche à la belle étoile. Il n'est pas jusqu'à un stylo- graphe bien connu qui ne semble avoir été inventé qu'en vue de la correspondance militaire. Et sous toutes ces formes apparaît notre ingéniosité.

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L'Héroïque Belgique

22 décembre 1914-

Parmi les publications illustrées à la gloire de la Bel- gique, le grand album intitulé L Héroïque Belgique est assu- rément le plus saisissant par son texte, aux meil- leurs écrivains, par les nombreuses images dont il est semé. On y voit ce qu'était la Belgique avant la guerre. On y voit ce qu'ils ont fait de cette belle province euro- péenne, que tant de personnes connaissaient, que toutes aimaient et admiraient dans son art, dans son histoire, dans la légende. La conduite des Allemands en Belgique les a déshonorés'devant l'opinion du monde, elle a mon- tré aussi la bêtise orgueilleuse et cruelle de ce peuple soudain déchaîné. C'est à pleurer d'abord, c'est aussi à n'y rien à comprendre. Ils ont la prétention d'annexer la Belgique et ils commencent par la terroriser, par l'in- cendier, par la détruire, par massacrer les habitants, par les affamer, par les ruiner! Au point de vue de la piraterie, c'est stupide. Le pirate qui a mis la main sur une riche cargaison, ne la jette pas au fond de la mer ; ce serait

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de la déraison. Mais on n'analyse pas un tel forfait et sur- tout on ne le compare à rien. J'aurais voulu, dans LHé- roïque Belgique, quelques récits de témoins nous montrant les tueurs fusillant les populations, comme à Dinant, par exemple, mais ces choses n'ont paru que peu à peu dans les journaux, et à cette heure on ne sait pas encore tout. L'intérêt de cet ouvrage est surtout de nous faire regarder du côté des Belges, du côté des héros, car la Belgique, devant les crocs du monstre, fut héroïque, c'est incontestable et, si elle a provisoirement tout perdu, elle a gagné du moins une épithéte, que l'histoire ne lui contestera jamais.

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LA "MÈRE-HENRY

26 décembre 1914.

Enfin, nous savons à peu prés ce que c'est que le signal de la Mère-Henry dont nous parlèrent plusieurs fois les communiqués. C'est un groupe de rochers isolés situé au nord de Senones, lequel est lui-même au nord de Saint-Dié. Un journal en a donné la photographie. Il m'a semblé que l'on distingue sur la plate-forme du rocher principal une cabane ou une chaumière. On accède par des passerelles fortement incHnées. Cela doit être une des curiosités du pays. Que de coins et de points pittoresques auront été ravagés au cours de cette guerre, et je ne parle ni des villes, ni des villages, ni de ces jolies habitations qui surgissaient de partout dans cette France envahie si riche, et la nature était si doucement domptée, si plaisamment asservie par un peuple intelligent, respectueux de la beauté naturelle, mais toujours disposé à la faire tourner à ses plaisirs ou à ses besoins! Qu'est devenue la passerelle de la Mère- Henry, qu'est devenue la chaumière que je crois aper-

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cevoir sur la plateforme ? Le rocher lui-même est-il intact ? Il n'y a pas que les maisons qui constituent un pays civilisé, il y a la manière dont les habitants ont assuré la survie des éléments pittoresques fournis par la nature. Il y en a beaucoup dans ces régions de l'Est et de l'Aisne. Quel aura été leur sort? Certes, une cathédrale de Reims, un hôtel de ville d'Arras sont des pertes irréparables pour la civilisation, mais le signal de la Mère-Henry, s'il est détruit, ne sera-t-il pas déploré, lui aussi ?

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L'IRRÉDENTISME

10 janvier 191 5.

M. Prezzolini écrit dans La Voce : « Il ne faut pas que l'Italie fasse la guerre pour T. T. (Trieste et Trente). Tout le monde me croit irrédentiste. Je ne le suis pas et le moment est venu de le dire, je suis si peu irréden- diste que, si demain l'Autriche nous offrait Trente, Trieste, llstrie et la Dalmatie, à condition de ne pas déclarer la guerre aux deux Empires, je serais d'avis de refuser. Si nous obtenions Trente, Trieste, l'Istrie, la Dalmatie et Vallona par-dessus le marché, mais si, en même temps, l'Allemagne, grâce à cela, parvenait à écraser la France et à abattre l'Angleterre et à juguler la Russie, nous nous serions mis dans une situation pire que la situation ac- tuelle où nous n'avons pas T. T. et le reste, mais nous avons notre liberté. La question de la guerre n'est pas la question de l'irrédentisme ; c'est la question de la liberté italienne. La question de la guerre n'est pas une question d'irrédentisme, c'est une question d'italianité. Elle ne peut ni se discuter ni se résoudre sur la base du

Pendant l'Orage.

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sort de T. et de T., mais sur la base du soît de l'Italie. Nous ne nous battrons pas pour 700.000 Italiens mais nous nous battrons pour 40.000.00 d'Italiens. L'irréden- tisme est provincial. Il y a trop de gens qui voient aujourd'hui l'Italie à travers Trieste, bien plus: à travers Pola et peut-être à travers Lussinpiccolo. Il faut voir Trieste et Lussinpiccolo à travers l'Italie. Est-ce clair ? La question n'est pas de planter le drapeau italien sur Saint-Just (cathédrale de Trieste). La question est de libé- rer l'Europe de la domination allemande : ce qui est, on nous l'accordera, quelque chose de plus important. » Je ne puis traduire tout l'article, bien qu'il le mérite. Ceci montre du moins comment un des esprits les plus dis- tingués de la jeune Italie comprend aujourd'hui l'irréden- tisme.

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CALMANTS

8 janvier 191 5.

Il est un moyen de mieux supporter nos ennuis pré- sents, c'est de les comparer à ceux de tels de nos con- temporains qui semblaient encore moins que nous destinés à pâtir de la guerre. Edison, dont le laboratoire a été détruit par un incendie, qui a éprouvé de grosses pertes, se dit, paraît-il : « Qu'est-ce que ce malheur auprès des déceptions qu'a déjà éprouvées le Kaiser, auprès de celles qu'il éprouvera encore ? Malgré tout, je suis encore plus heureux que lui. » C'est une méthode qui a été de tout temps enseignée par les philosophes. Il faut toujours comparer son état présent à l'état des hommes qui nous apparaît comme le pire. Presque rui- nés et prêts à désespérer, regardons du côté de ceux qui le sont absolument et non du côté de ceux qui sont prospères. Notre amertume en sera notablement dimi- nuée. On trouve toujours un plus malheureux que soi et, si on ne le trouvait pas, on peut toujours l'imaginer. Mais en ces temps, on n'a pas besoin, hélas, si à

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plaindre que l'on soit, de faire appel à son imagination pour trouver plus à plaindre que soi-même. Il suffit de regarder à droite ou à gauche pour être bientôt forcé de convenir qu'on est parmi les privilégiés. Si la vie est le plus précieux bien, ce qui n'est pas toujours sûr de la vie toute nue, pensez à ceux qui sont morts ; mais si vous ne la concevez pas sans la richesse, pensez à ceux qui se sont réveillés un matin ruinés sans phrase ; s'il vous faut qu'elle s'écoule dans un pays libre et pacifique, pensez aux Belges : vous n'en êtes pas et vous pourriez en être. Il y a des millions de malheurs qui vous ont été épargnés. Je reconnais que la méthode n'est pas, en somme, très satisfaisante, le malheur d'autrui pouvant fort bien accroître le vôtre, mais par le temps présent, je n'ai pas mieux à vous offrir. Pensez aux Belges.

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TABLEAUX DE GUERRE

II janvier 191 5.

Je lis à la date du 22 juin 1869, dans le Journal des Goncoiirt : « Le général Bataille nous entretient de l'émotion au feu. Pas d'émotion une fois l'action enga- gée, mais avant, par exemple, aux premiers coups de fusil qui se tirent sur les lignes d'un camp, quand on est couché encore, alors un sentiment de compression à la poitrine, avec, au fond de soi, une sorte de tristesse. Il y aurait un bien curieux, un bien intéressant et un bien nouveau volume, à faire de fragments de récits militaires intitulé : La Guerre, l'on ne serait que le sténographe intelligent de choses contées. » Ce passage de Jules Concourt, qui allait mourir à l'aurore d'une guerre annonciatrice de celle-ci, montre bien la diffé- rence entre l'idée que l'on pouvait se faire alors d'une guerre et l'idée qu'on est forcé de s'en faire aujourd'hui. Un tel livre à l'heure présente serait bien différent de ce qu'il imaginait, et surtout la réalité y ajouterait des pages auxquelles il ne songeait pas, les pages de l'horreur.

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Coup sur coup, viennent de paraître deux séries d'en- quête, une enquête belge et une enquête française, sur la conduite infâme des armées allemandes. Ah! que nous sommes loin des guerres de jadis et que nous sommes rapprochés au contraire des guerres plus lointaines, si lointaines qu'on les croyait chimériques, accomplies en Europe par les barbares envahisseurs de l'empire romain ! On n'aura plus besoin, pour connaître le dernier degré de la cruauté, de compulser les anciennes chroniques : l'histoire contemporaine y suffira. Nous sommes voués pour les historiens à être considérés comme les témoins des plus grands excès qui aient été exercés par des hommes sur l'humanité. Nous aurons vu la barbarie. Nous sommes les contemporains des Huns.

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RAPPROCHEMENTS

I" janvier 191 5.

Je trouve, dans la Dépêche de Toulouse, cette citation, relevée dans Tacite au premier livre des Annales. Un général romain, lieutenant de Germanicus, harangue ses légions : « Que la sagesse régie nos ardeurs. Restons dans les tranchées. Attendons le moment propice pour refouler l'ennemi. Puis nous prendrons l'offensive qui nous mènera jusqu'au Rhin. » Dirait-on pas que c'est le général Joffre lui-même qui vient de parler ? L'histoire se répéterait-elle à ce point que les mêmes mots puissent servir à caractériser, à travers les siècles, les mêmes situations ? Non, sans doute, et ce n'est qu'une illusion, qui vient de ce que, dans deux situa- tions analogues, on ne prend qu'un détail particulier ou bien qu'on ne se sert que d'expressions tellement géné- rales qu'elles peuvent convenir à des circonstances qui ne sont pas très éloignées l'une de l'autre. La langue latine fixe admirablement les traits généraux et manque de précision pour le détail. Au commencement du der-

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nier siècle, on a pu écrire un résumé d'histoire de la Révolution, en ne se servant que de citations ou cen- tons d'historiens latins. Mais ce genre de littérature ne sert qu'à jeter de la confusion dans les esprits. Il n'en est pas de même d'une simple citation appropriée qui nous montre qu'il n'est pas de circonstances absolument uniques. J'avoue même que j'ai un faible pour ces rap- prochements, tout en me rendant compte de leur ina- nité fondamentale. Cela amuse les esprits énervés par une longue attente. Cela calme leur impatience et c'est aussi d'un bon enseignement philosophique. Le même article se terminait par cette réflexion de Vauvenargues, qui est en effet à méditer : « Le contemplateur, molle- ment couché dans une chambre tapissée, invectivera-t-il contre le soldat qui passe les nuits de l'hiver au bord d'un fleuve et qui veille en silence, armé pour le salut de la patrie ? »

INVOCATION

5 janvier 191 5.

Je crois que c'est Léon Bloy qui a dit dans son style exaspéré qu'il n'y a pas de nom plus prostitué que celui de Dieu. En termes plus modérés, il n'y en a pas dont on abuse davantage ; c'est la grande ressource de ceux qui n'ont plus rien à dire, et l'on s'en remet à Dieu quand l'espoir raisonnable est devenu humainement impossible. Sans doute, cela est touchant dans nombre de circon- stances, et je ne voudrais pas ravir aux malheureux l'expression suprême de leurs dernières angoisses. Mais quand cet appel prend des formes comiques, des formes familières et protectrices, il est impossible de ne pas en rire. Il y a une phrase du dernier manifeste de l'empe- reur allemand qui m'a fait cet effet-là. Elle est si drôle que je doute même un peu qu'elle ait été exactement traduite : « Confiant, dit-il, dans l'aide éclairée de Dieu... » Cet homme assurément divague. Il juge l'infini. Il lui accorde certaines qualités d'intelligence. Evidemment la prochaine fois il le nommera conseiller intime et lui

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décernera la croix de fer. Il divague ou, dans son émo- tion, il laisse voir le fond de sa nature qui est faite de bêtise allemande et d'orgueil allemand. Comment ce Dieu ne serait-il pas flatté d'être jugé si favorablement par un si grand personnage ? Et comment ce détenteur de la victoire ne la remettrait-il pas aux mains de qui sait l'apprécier en termes aussi décisifs ? Dieu prend ici toute l'apparence d'un fétiche, d'une idole d'antichambre. Et c'est le Père naturellement qui, comme l'a dit un courtisan, est réservé à l'usage de l'empereur. Il l'em- porte en voyage dans sa valise et le place sur son bureau, quand il écrit ses proclamations.

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LA PREMIÈRE GUERRE

12 janvier 191 5.

Quelqu'un me demande avec ingénuité : « Quelle a été la première guerre ? » Et moi, avec une non moindre ingénuité, j'ouvre une chronologie et je cherche. Pas bien longtemps, car à la réflexion, je me rends compte que la question est absurde. Si haut que l'on remonte, on trouve une société, analogue aux sociétés actuelles des hommes. En rien, il n'y a eu de commencement. Le commence- ment est une conception de l'esprit. Autrefois, même, est devenu un mot qui n'a plus qu'une valeur relative, car plus on examine le passé et plus on s'aperçoit qu'il ressemble beaucoup au présent. L'évolution de l'huma- nité a été tout extérieure. Il y eut des temps sans canons, il y eut des temps sans épées de métal, mais des temps sans guerre ou sans violence, cela dépasse l'entendement. Si l'on conçoit un moment de l'histoire de la terre sans la présence d'une humanité plus ou moins intelligente, on se trouve encore en face de sociétés animales fort guerrières, telles que les fourmis et les termites. Dés

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qu'il y eut vie, il y eut aussi bataille. Oui, demandez- vous plutôt, non pas quelle fut la première guerre, mais quelle fut la première paix, quelle fut la période la vie ne se dressa pas contre la vie. Pensez qu'il y a des luttes mortelles non seulement entre les animaux, mais entre les plantes, qu'il y en a peut-être entre les minéraux, que la vie d'une espèce est incompatible avec la vie de telle autre espèce. Il y a décidément beaucoup de philo- sophie dans le mot de Darwin. Toute la philosophie y est peut-être incluse.

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L'AUTRE HOPITAL

12 janvier 191 5.

Il y a un hôpital malades et blessés n'ont pour lits que de la paille et s'en contentent fort bien. Ils ne sont d'ailleurs ni très blessés ni très malades, car s'ils avaient la moindre fracture, la moindre fièvre un peu suspecte, on ne les recevrait pas. La plupart ne sont qu'épuisés, fourbus par les longues marches, amaigris par la nourri- ture incertaine. Quelques semaines de repos et de soins élémentaires les remettent sur pied, ce qui est une manière de parler, car s'ils n'étaient pas sur pied, on ne les soignerait pas. L'hôpital est situé dans un beau et vaste parc et s'étend sur plus d'un kilomètre de long, car il ne contient qu'un rez-de-chaussée et des greniers. En effet, il est réservé aux chevaux. C'est une organi- sation intelligente à laquelle on a pensé pour la première fois lors de cette guerre, et qui rend les plus grands services, car on redonne à l'armée plus de la moitié de ceux que l'on a relevés en piteux état sur les champs de bataille. Mais, en dehors de l'utilité, n'y a-t-il pas une

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satisfaction d'apprendre que ces pauvres bêtes, qu'on abandonnait jadis aux corbeaux et aux vautours, sont enlevées, soignées, traitées enfin comme de bons com- pagnons qu'ils sont ? On a souvent parlé avec enthou- siasme du cheval de combat qui s'exalte à l'odeur de la poudre, ce qui n'est peut-être qu'une métaphore, mais on n'avait pour lui aucune pitié, dés qu'il cessait d'être un animal utile. Maintenant, on le dorlote, on caresse ses maigres côtes et, s'il n'a qu'une balle sous la peau, on la lui ôte délicatement, on le met au vert et on lui donne d'excellentes rations bien mesurées. C'est bien ce que nous devions à notre plus noble conquête.

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LES RUINES

14 janvier 191 5.

Un écrivain, M. Jean Desthieux, qui prépare à ce sujet une enquête pourl^ Rwm, me demande mon avis en ces termes : « Faudra-t-il restaurer ou reconstruire, suivant les cas, la cathédrale de Reims, l'hôtel de ville d'Arras et nos autres monuments nationaux sur lesquels les Allemands ont tenu à laisser une trace durable de leur passage ? Ou vaudra-t-il mieux conserver ces monuments dans l'état les aura laissés l'envahisseur? » Il faudra les reconstruire ou les restaurer, cela ne fait aucun doute. Ni Reims, ni Arras ne peuvent demeurer avec un hôtel de ville en ruines, avec une cathédrale sans toit. On a pu laisser dans un coin de Paris les ruines devenues pittoresques de l'ancienne cour des comptes, mais ce n'était pas un monument unique et indispensable à la cité. Si bien qu'on a fini par édifier à sa place une gare ! Je ne suppose pas que l'on réserve le même sort ni à la vieille cathédrale historique, ni au vieil hôtel de ville, donc il faut reconstruire ou il faut

réparer. Cela ne veut pas dire qu'architectes et maçons aboliront le souvenir des outrages allemands aux vieilles pierres, pas plus que les chirurgiens n'abolissent en soi- gnant les blessés le souvenir des maux infligés aux per- sonnes. C'est cela. Il faudra traiter les monuments bles- sés comme on traite les personnes blessées. Dans bien des cas, la blessure sera difficilement réparable, le monument gardera des cicatrices. Tant mieux, et puissent-elles durer aussi longtemps que le souvenir qui se transmettra dans les cœurs de générations en géné- rations.

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LES UNS ET LES AUTRES

15 janvier 1915.

Ils tombent à droite, ils tombent à gauche. Le troi- sième Bulletin des Ecrivains qui nous donne l'éloge de Pierre Gilbert par Charles Maurras, nous annonce la mort de Léon Bonneff. L'un appartenait à la Revue cri- tique des Idées et des Livres, à la littérature nationaliste et néo-classique. L'autre appartenait à l'Humanité, à la littérature socialiste et naturaliste. L'un défendait la tra- dition, l'autre défendait la révolution, mais tous deux défendaient la France. Je crois bien qu'ils s'ignoraient l'un l'autre. Surtout, ceux qui aimaient l'un n'aimaient pas l'autre. On s'aperçoit maintenant que tous les deux servaient la même cause. J'ai réuni ces deux noms, parce qu'ils me sont tombés sous les yeux. J'aurais pu en prendre deux autres. Toutefois, de Bonneff, j'avais lu le dernier livre et j'en avais gardé une impression assez forte. C'était beaucoup moins de la littérature que des documents, mais des documents d'une rare intensité de vie et singulièrement poignants. Didier, homme du

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peuple, c'est un genre que j'aime assez, parce qu'il ne s'appuie pas sur le vain talent littéraire, mais sur l'obser- vation des mœurs et des faits sociaux. Bonneff est l'un de ceux qui nous avaient donné sur la guerre le livre docu- menté qu'il nous faudra et qui nous viendra certainement, mais je ne sais d'où, le livre de faits et non de déclama- tions, le livre sans anecdotes, sans larmes, sans gloire, le livre terrible. Méditez sur cette conception du livre de la guerre, jeunes gens qui nous reviendrez, l'œil etl'oreille encore troublés de ce que vous aurez vu et de ce que vous aurez entendu. En attendant, il nous faut compter ceux qui ne le feront pas et qui auraient pu le faire et notre tristesse augmente.

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POÈMES DE FRANCE

20 janvier 191 5.

Les revues littéraires ont à peu prés toutes cessé de paraître et celles qui ont persévéré s'ouvrent plus volon- tiers à des considérations politiques ou économiques qu'à la poésie. Cela faisait mal l'affaire de M. Paul Fort, dont la fécondité toujours en éveil avait besoin de se répandre. Alors il a fondé les « Poèmes de France », un petit bulletin qui, depuis deux mois passés, nous apporte tous les quinze jours quelques « ballades » douloureu- sement émues ou ironiques. Il faut entendre « ballades » au sens bien particulier qu'a donné Paul Fort à ce poème. Son premier recueil s'appelait II y a des cris. Les ballades qu'il a données depuis sans se lasser jamais furent toujours des cris : cris d'amour, cris de joie, cris qui sont des étonnements, cris qui sont des sanglots, cris qui sont toujours de la poésie. Un autre eût appelé cela des chants ou des odes, mais il a si bien fait que l'on s'est habitué au mot « ballade » et qu'il semble que rien ne convienne mieux à ces poésies

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jaillissantes l'émotion est encore familière, même quand elle est héroïque. Les voilà, ces poèmes de la guerre dont on attendait le clairon et le sanglot, le cri et le sifflement : « Halte ! et dans la splendeur de l'automne empourprée, JofFre a laissé traduire au clairon son beau cri : Qui vole matinal de Verdun à Paris, Sur le coteau, sous bois, au fleuve et par les prés ! » Ainsi commence la « ballade « de La victoire de la Marne. Comment ne se trouve-t-il pas un riche amateur qui fasse envoyer aux armées cent mille exemplaires de ce Poème de France ? Cela leur serait un beau réconfort et, lu en face des « Autres », quel effet sur les cœurs!

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A SAN-FRANCISCO

21 janvier 1915.

C'est une très bonne idée que la France a eue d'offrir à la Belgique désemparée une place dans son palais d'Ex- position à San-Francisco. Ainsi les Américains sauront, non ce que peut aujourd'hui la Belgique industrielle et la Belgique artistique, mais ce qu'elle pouvait il y six mois, ce qu'elle peut encore en puissance. Sa vie n'est pas morte, elle est suspendue. Cette double exposition affirmera encore une autre vérité dont la révélation sera probablement désagréable à ses vainqueurs d'un jour, c'est que les deux pays, le petit et le grand, unis dans la résistance commune, le doivent rester, la guerre finie. Une partie de la Belgique se croyait des affinités avec l'Allemagne, comme elle se croyait en opposition avec les idées françaises. Il n'est pas besoin de beaucoup de perspicacité pour prévoir que cet état d'esprit ne renaîtra jamais. Le palais de San-Francisco sera, après d'autres, un signe visible de l'union qui survivra aux cruelles cir- constances d'aujourd'hui. Parmi ce que la Belgique

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pourra exposer en Amérique, il y aura, dit-on, les maquettes des principales villes belges, telles qu'elles étaient encore il y a six mois. On y verra Liège, Bru- xelles, Anvers. On y verra Louvain, qui n'est plus que cendres. Les Américains, grands fondateurs et enrichis- seurs d'universités, se demandent encore par quelle aber- ration les Allemands détruisirent Louvain, centre uni- versitaire connu dans le monde entier. Ils seront sen- sibles à la reproduction en miniature de la vieille cité vouée à l'étude. Ils penseront au deuil que cela serait pour eux si des barbares venaient ravager Harvard, Cor- nell ou An Arbor. A tous les points de vue, la Bel- gique à San-Francisco soulèvera de profondes émotions.

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LES ZEPPELINS

23 janvier 191 5.

J'avais, comme tous mes contemporains de civilisation plus ou moins humanitaire, la conception d'une guerre décente, le soldat ne visait que le soldat, l'habi- tant n'était menacé que de réquisitions, les bombar- dements des villes ouvertes n'étaient pas à craindre, une guerre en somme les civils ne risquaient rien, ou peu de chose en comparaison des combattants. Mais tout en me sentant révolté contre la manière allemande brutale et cruelle, je suis obligé de reconnaître qu'elle ne contredit pas l'histoire ni les bas instincts de l'huma- nité déchaînée. C'était sans doute un honneur pour l'hu- manité d'avoir réussi au cours des siècles à limiter les horreurs de la guerre et à faire que les guerres modernes ne ressemblaient plus que de noms aux guerres anciennes. J'ai toujours sous les yeux le spectale que me donna le récit du sac de Rome par l'armée du connétable de Bour- bon selon un chroniqueur du nom de Buonaparte. Il faut avoir lu cela pour savoir ce que fait d'une ville une

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soldatesque victorieuse, libre de se livrer pendant plu- sieurs jours à tous ses instincts. C'était la récompense qu'un général donnait à son armée et c'était peut-être pour jouir de cette licence, bien plus que pour une solde problématique, que tant d'hommes s'enrôlaient et ris- quaient leur vie. L'histoire à la main, les Allemands auraient pu faire bien pis qu'ils n'ont fait. Ils n'ont été que de bien médiocres imitateurs. Ils voudraient, dit-on, innover quelque peu au moyen de leurs Zeppelins. En sont-ils capables ? Nous verrons bien.

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UN VIEUX PORTRAIT

29 janvier 1915.

Christophe Dupuy, le frère de l'historien, a écrit au xvii^ siècle un recueil des opinions et des conversations du cardinal du Perron, qui mérite probablement peu de crédit, mais qui n'en est pas moins fort curieux, même quand il serait plutôt l'expression de l'esprit de Dupuy que l'expression de l'esprit du cardinal. Mais ceci est un point sans importance pour le moment. Ce recueil, Perroniana, nous intéresse parce qu'il contient un portrait du caractère allemand. N'ayant pas le volume sous la main je cite d'après un des collaborateurs de ï Intermé- diaire. C'est à propos des diverses nations de l'Europe : « La plus curieuse et la plus brutale nation, à mon gré, c'est l'Allemande, ennemie de tous les étrangers; ce sont des esprits de bière, et de poisse, envieux de tout ce qui se peut; c'est pour cela que les affaires se font si mal en Hongrie : car ils portent envie aux étrangers et sont marris quand ils font bien, et pour eux ils ne font rien. Si un Français ou un ItaUen sort à l'écart, ils le

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tuent, cela est assuré. Les Anglais encore sont plus polis de beaucoup, la noblesse est fort civilisée, il y a de beaux esprits. Les Polonais sont honnêtes gens, ils aiment les Français et ont de beaux esprits : les Allemands, leur veulent un grand mal. » On voit que le caractère des nations change peu. « Esprits de bière et de poisse », esprits lourds et gluants, esprits pâteux et sans initia- tive, tels ils furent toujours et tels ils resteront éternel- lement. A propos d'esprit de bière et de poisse, je ne puis m'empêcher de remarquer avec quelle vérité et quelle verdeur, quelle hardiesse aussi, le moindre des écrivains du xvii^ siècle manie sa langue. C'est le charme de ces gens à perruque que leur pensée est presque toujours aussi nette que leur verbe est original.

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TIPPERARY

6 février 19 15.

I

Au grand Londres vint un jour un Irlandais, Les rues étaient pavées d'or, tout le monde était gai. Les refrains de Piccadilly, du Strand et de Leicester square Excitaient Paddy, qui se mit à chanter :

Il y a loin à Tipperary,

Il y a loin pour y aller;

Il y a loin à Tipperary,

Il y a loin chez ma bien-aimée !

Bonsoir, Piccadilly,

Adieu, Leicester square !

Il y a loin à Tipperary,

Mais c'est qu'est mon cœur.

II

Paddy écrivit à son amie MoUy l'Irlandaise :

« Si vous ne recevez pas cette lettre, faites-le moi savoir.

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Et si je fais des fautes, chère MoUy, disait-il,

C'est que ma plume est mauvaise, ne m'en veuillez pas :

Il y a loin à Tipperary, etc..

III

Molly répondit joliment à Paddy l'Irlandais : Mike Malonez voudrait bien m'épouser, Laisse le Strand et Piccadilly ou bien je t'en voudrai, Car l'amour me rend idiote et j'espère qu'il en est de

[même pour toi.

Il y a loin à Tipperary, etc..

Et voilà la fameuse chanson de marche anglaise. C'est un refrain populaire et une amicale satire de la naïveté irlandaise.

lOI

LA LOTERIE

10 février 191 5.

Cinquante numéros, ou peu s'en faut, sont déjà sortis à la loterie funèbre et glorieuse. Cinquante jeunes écri- vains sont morts au feu ou des suites de leurs blessures depuis le début de la guerre. C'est ce que nous apprend le 4 du Bulletin spécial consacré au mouvement litté- raire d'aujourd'hui. Encore dans cette liste ne sont pas compris quelques disparus, sur le sort desquels il y a bien peu d'espoir, ou plutôt bien peu de doute. Il y avait eu un temps, non d'arrêt, mais de ralentissement et voilà que la liste du dernier mois s'est tout à coup grossie de treize noms. L'un d'eux est celui du poète Emile Despax dont le Double Bouquet publiait encore un poème, alors même qu'il tombait. Despax s'était un peu éloigné des luttes littéraires. Il avait été nommé sous-préfet, mais il était resté poète et il jouissait plus que jamais de sa répu- tation précoce. Il n'y a pas encore beaucoup d'années que je m'étais entremis pour faire publier dans de bonnes conditions son premier livre au Mercure de France, et je

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vois encore ce beau jeune homme entrer du même coup dans le bonheur et dans la vie littéraire. Je me laisse plus émouvoir par le destin de ceux qui suivaient ma carrière et que j'avais connus. C'est un sentiment fort naturel et que j'accepte, mais je pense aussi aux autres, à ceux qui m'étaient tout à fait étrangers, qui suivaient dans la vie des routes nous ne devions jamais nous rencontrer. Ce Bulletin des écrivains n'est pas une œuvre de vanité, mais une œuvre de solidarité et de respect. Beaucoup y sont célébrés pour la dernière fois peut-être, beaucoup y sont nommés qui même ne le seront plus jamais. C'est bien le moins que nous nous apercevions qu'ils sont morts, ceux qui meurent pour nous, et que nous méditions un instant sur leur destinée.

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LE BON PORTRAIT

13 février 191 5.

J'ai eu l'occasion, ces temps derniers, de faire venir de Londres une traduction anglaise du poète latin Lucrèce. Pourquoi? Ce serait trop long à expliquer. Enfin, le livre est venu et je me suis mis à lire la notice sur le traduc- teur mise en tête du volume, que je n'ai pu fermer avant de l'avoir achevée. Il n'est pas un genre littéraire les Anglais soient davantage nos maîtres que celui de la biographie. Eux seuls savent faire le bon portrait, celui qui marche, qui parle, que l'on voit, que l'on entend. C'est merveilleux. Le traducteur de Lucrèce fut un pro- fesseur de Cambridge auquel ce travail valut une grande réputation d'écrivain et d'érudit. Il s'appelait J. Munro et son biographe s'appelle J.-D. Duff, également de Cam- bridge. Il nous apprend que Munro était de taille moyenne avec de larges épaules, les cheveux châtains foncé, partagés en deux par une raie médiane et bouclés. Il avait l'habitude, quand il parlait, de les caresser et de les tirer. Son visage était entièrement rasé. Les yeux

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étaient bleus, très expressifs, le nez large, les lèvres ser- rées aux coins tombants. Je néglige d'autres détails. Il portait un chapeau haut, des vêtements noirs et quand il se promenait, tenait ses mains derrière le dos. Il ne fumait pas et ne prenait pas de thé. Après dîner il se reti- rait dans son salon il s'asseyait dans un haut fauteuil à gauche de sa cheminée, un livre à la main, et quand il avait un visiteur, c'est sur ce livre qu'il parlait. Il posait sur un tabouret ses pieds chaussés de pantoufles. Il déjeu- nait de très bonne heure et ne prenait que du pain et du beurre, ainsi qu'à son lunch. Sa conversation s'égarait très souvent sur l'antiquité. Il détestait les « potins » et baissait la voix quand il parlait des scandales de la cour de Tibère. Il lisait le Times et ne se servait que de plumes d'oie.

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LES VALEURS

i6 février 191 5.

La guerre, une guerre comme celle-ci, est à la fois créatrice et destructrice de valeurs. Mais comme rien ne se crée de rien et qu'il y a toujours une matière préexistante, disons qu'elle est transformatrice de valeurs. Un homme qui était peu de chose dans son métier, ou qui même était quelque chose dans son métier sans éclat et d'une utilité limitée, devient à la guerre un homme d'action et d'initiative, passe au rang des meilleurs. On a vu cela, déjà, dans la carrière des généraux de Napo- léon. Cela se renouvelle avec les présentes circonstances. On voit aussi le phénomène opposé : un général arrivé à son grade, je ne dis pas par l'intrigue, mais par le bon exercice de facuhés surtout bureaucratiques, lorsqu'il est mêlé à l'action, tombe à plat et se relève bon tout au plus à faire un chef de dépôt ou un contrôleur. Quand ils n'ont point passé par la guerre, beaucoup se mépre- naient sur leur vocation. Dans un autre ordre d'idées, on voit des polémistes, qui avaient atteint à un bon

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degré d'influence, se montrer tout à coup telles que de vieilles badernes et d'autres, méprisés, passer soudain au rang de maîtres. Les valeurs artistiques ou littéraires ont fréquemment subi la même oscillation. Très rares sont celles qui ont survécu au choc. Même retour : ce qui nous paraissait niaiserie prend tout à coup une valeur et, l'illusion aidant, nous semble très important. D'une façon générale, on ne demandait et elles ne donnent plus ce qu'elles avaient accoutumé de donner. Il est probable que la plupart de ces transformations de valeurs ne sur- vivront pas à la guerre, mais elles auront du moins fait mieux voir l'influence des circonstances sur les juge- ments humains et démontré une fois de plus qu'il n'est pas d'absolu qui ne puisse être influencé par le relatif.

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COMMENT LA NOMMER ?

21 février 191 5-

Et d'abord aura-t-elle un nom particulier en dehors de celui des années elle se déroule ? On ne désigne pas autrement la guerre de 1870-71, qui a désormais perdu tout droit à la désignation particulière de guerre franco- allemande, car si on la nommait encore ainsi, on pour- rait demander à laquelle? M. Pitollet examine cette question dans le dernier numéro de V Intermédiaire et parmi les noms qu'il indique, comme déjà employés ou proposés, il est curieux que ne figure pas le nom le plus employé en France, au moins par l'imagerie, et qui est la Grande Guerre. Cela répond assez aux expressions adop- tées ou proposées, soit par les Anglais (La Guerre euro- péenne), soit par les Allemands (La Guerre mondiale). Il y a encore bien d'autres expressions qui ne sont pas des plus mauvaises, quoiqu'elles ne caractérisent qu'un aspect des choses, comme Guerre des Alliés. Quant à Guerre des nations, cela est un peu vague, car toute guerre mérite ce nom-là. Au fait, est-ce que le som

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de nommer une guerre appartient aux contemporains ? Est-ce que ce sont les contemporains qui baptisèrent la guerre de Cent ans ou même la guerre de Trente ans ? Laissons faire les historiens. Ils trouveront bien quelque chose qui sera accepté par tous. Pour les acteurs ou les témoins d'une guerre qui retentit dans le monde entier, il n'y a qu'un mot acceptable, au moins provisoirement, la Guerre. C'est celle-là, celle l'on participe, celle que l'on voit se dérouler sous ses yeux, et non une autre. La guerre dont nous souffrons est la seule qui nous importe. Un qualificatif ne fait que l'amoindrir. Vraiment, il est bien inutile de lui chercher un autre nom. C'est la guerre, avec ses horreurs, ses deuils, ses héroïsmes et tout ce que les Allemands y ont ajouté de barbarie et de stupidité.

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BRUNSWICK

27 février 191 5.

Le nom de Brunswick lu dans un journal et signalé comme un camp de prisonniers français ramène mon esprit sur Stendhal, qui séjourna à Brunswick, en 1806, comme inspecteur du mobilier et des bâtiments de la couronne. Il avait vingt-cinq ans et se trouvait faire figure de maître dans un pays, hier encore ennemi, mais qui ne songeait plus à l'être. La docilité de tant de petits et grands royaumes allemands à accepter le vain- queur, ses soldats, ses fonctionnaires, est surprenante. Beyle, à Brunswick, ne trouva que des sympathies et lui- même sympathisa fortement avec les femmes du pays, sur lesquelles il donne des détails qui prouvent leur obéis- sance. Si je restais ici quelque temps, dit-il, j'établirais un petit sérail. Comme ces guerres de Napoléon étaient franches et honnêtes, qu'elles laissaient peu d'amertume aux vaincus ! Beyle, malgré les femmes et tout en tra- vaillant de son métier d'intendant, s'ennuyait fort à Brunswick. Il n'en étudia pas moins les mœurs du pays,

no

et si bien qu'il y prit l'idée d'une étude générale sur l'Allemagne, qu'il n'a jamais écrite ni commencé d'écrire, à moins qu'on y rattache le Voyage à Brunswick, qui a été publié en 1898, par M. de Mitty. Le pays lui semble affreux; les routes sont si mauvaises qu'elles en sont un danger, si bien que les voitures passent à travers champs. Les paysans sont mous, paresseux, stupides. La nourriture, selon son expression, y est bêtifiante : soupe à la bière, choucroute, rôti avec salade de racines de choux, le tout d'une odeur détestable. Comme fruits, je cite Standhal : « Des fi'aises, mais allemandes, ça veut dire grosses, belles et sans parfum. » Mais ce sont les lits qui lui rendent la vie le plus pénible, car les draps sont inconnus et l'on couche entre deux coussins. Et cela continue, nous donnant la vision d'un petit coin de la vieille Allemagne sans grâce et sans goût.

III

TUÉ A L'ENNEMI

II mars 191 5

Dans une revue qui publie tous les mois une nécrolo- gie très variée mais qui retient surtout les noms de per- sonnes touchant aux lettres, à l'érudition, à l'enseigne- ment libre, je trouve naturellement une nouvelle men- tion, à la suite de ces noms pacifiques : tué à l'ennemi. Je vois des professeurs de lycée et des professeurs de petit séminaire, des journalistes et des congréganistes, un membre de l'institut d'archéologie orientale du Caire, un abbé « directeur de la manécanterie des petits chan- teurs à la Croix-de-Bois », un membre de l'Ecole fran- çaise de Rome, des professeurs de droit, des avocats, des archivistes, un bénédictin, un sulpicien. Mais les pro- fesseurs de tout ordre sont de beaucoup les plus nom- breux, sans doute parce que leur profession est la plus répandue. L'instituteur primaire n'est pas matière à nécro- logie, sauf dans les journaux de son pays et les revues spéciales, mais il a en disparaître un nombre consi- dérable. C'est une liste comme celle que je viens de par-

I 12

courir qui fait bien voir que toutes les professions sont frappées exactement en raison de leur nombre. La liste complète des « tués à l'ennemi » donnerait un tableau véridique de la vie de la nation. Un officier de carrière ne court pas un plus grand péril que le plus pacifique des civils. Vous auriez parié que ce capitaine d'infanterie avait plus de chance de mourir de mort violente que ce professeur de solfège. Erreur. Le professeur restera sur le champ de bataille et le capitaine deviendra colonel. Les professions les plus éloignées du militaire dissimulent un soldat et souvent, jusqu'à un âge avancé, un officier. Voyez l'archéologue Déchelette, tué à l'ennemi à l'âge de cinquante-trois ans. C'est une des raisons qui avaient fait juger une guerre de ce genre impossible. Le poète allemand Dehmel est soldat dans les tranchées à l'âge même de Déchelette. Personne, sinon les invalides, n'est plus assuré de mourir dans son lit. Ceux qui ont imposé ce résultat à la moitié de l'Europe sont de singu- liers amis de l'humanité.

113

UN AMÉRICAIN ÉCRIT

13 mars 1915.

Je traduis : « Le socialisme est un militarisme sans canons. C'est de la militarisation industrielle. L'Etat est déifié au lieu du Kaiser. La France décapita un roi et offrit aux adorations une Déesse de la Raison. Les Alle- mands abattront un empereur et érigeront une Déesse, appelée Nous, Vous, État, Tous. Le socialisme est puissant en Allemagne, parce que les Allemands sont un troupeau et non une race d'individus. Militarisme, routine, économie, système, voilà leurs fétiches verbaux et ils révèlent l'âme d'un peuple. L'empire allemand, depuis cinquante ans, n'a plus de cerveaux, mais une collection de trous à pigeons. Le peuple allemand est philistin et bourgeois au fond du cœur. Du militarisme au socialisme, il n'y a qu'un pas, parce que les deux systèmes ne sont opposés que superficiellement. Ils émanent tous les deux du même instinct psychologique, l'impérieux besoin de l'autorité chez un peuple, l'aveu qu'il est sans espérance comme individu... Ceci explique

Pendant V Orage. ij

114

l'étonnante unité des Allemands. Ils sont collectivistes, et que cela soit un Kaiser ou un Liebknecht qui les appelle, c'est la même chose. Ils obéissent. Ils ont tou- jours obéi. Et leur « culture », leur « intellectualisme » est strictement académique, autoritaire, collectiviste, subventionné. Voilà le secret de l'Allemagne d'aujour- d'hui, tout y est subventionné, chacun y a son salaire. On appelle cela législation collectiviste. Toute chose, dans l'empire, est étiquetée et évaluée... Sous un tel régime, l'instinct, la spontanéité, la santé mentale, le goût naturel tombent à rien. Tout ce qui est utile est légitime. Apprenez vos leçons. Devoir, devoir, devoir. L'individu n'est rien et le socialisme, le militarisme, l'utilitarisme sont tout, de plus en plus tout... » L'auteur montre ensuite comment l'utilitarisme trop conscient aura mené un peuple immense à l'inconscience et à la ruine. Ce court et suggestif article vient d'être donné par Benjamin de Casseres à ÏEvening Sun de New-York. C'est l'écrivain le plus fougueux, le plus indépendant, mais souvent le plus paradoxal et quelquefois le plus poétiquement obscur que je connaisse.

115

LES OTAGES

14 mars 1915-

Qu'une armée envahissante fasse des otages civils, cela se comprend à la rigueur, mais quel besoin est-il de les maltraiter, de choisir des vieillards infirmes et de les faire marcher à coups de crosse au pas accéléré d'un cheval, de choisir des femmes et de les entasser dans des chariots ou des wagons sans leur donner à manger, de tirer de temps en temps dans le tas un coup de revolver, de faire souffrir enfin ces innocents par tous les moyens dont peut disposer un soldat brutal? Ce sont des crimes et non des crimes imposés par la guerre aveugle, mais des crimes d'élection, des crimes perpétrés avec autant de sang-froid que de stupidité. Un de leurs raffinements semble avoir été de séparer les mères de leurs enfants et d'ajouter ainsi à la torture physique un supphce moral presque insupportable. Mais peut-on vraiment considérer comme des otages, ces gens emme- nés en Allemagne sans autre but que de les faire souf- frir, puisque souvent on les arrachait d'un village que

les troupes allemandes évacuaient après une brève occupation ? Non, décidément on ne comprend pas le but de ces mesures odieuses. C'est le mal pour le mal. Ainsi jadis le Peau-Rouge attachait ses prisonniers au poteau et s'amusait à les torturer. Peut-être pourrait-on y voir un but secret, celui de créer entre les deux pays une inimitié éternelle ? S'il en est ainsi, reconnaissons qu'ils ont réussi, car des procédés si lâches ne peuvent jamais être pardonnes. Ils ont semé dans les provinces du nord de la France et en Belgique de la haine, de l'horreur et du mépris pour des siècles. Mais ne croyons pas à des desseins si profonds. Pour moi je n'hésite pas à percevoir derrière tous ces actes plus encore que les mauvais instincts du sauvage, la stupidité de la brute. Qu'ils aient pour principe : tout ce qui est utile est légi- time, soit. Mais, dans les faits relatés dans le second rap- port Payelle, l'utilité n'apparaît jamais. C'est pourquoi, il n'y a rien à comprendre, mais il faut se souvenir et penser aux représailles. Pas de Tolstoïsme, mais du Biblisme, de l'implacable BibHsme.

117

KANT

i8 mars 1915

Je ne sais vraiment pourquoi ce matin, dans la som- nolence du réveil, j'ai été obsédé par un nom que je n'ai jamais évoqué volontairement, celui d'Emmanuel Kant, le grand philosophe de l'Allemagne, qui, grâce aux efforts de nos universitaires, était devenu, depuis cin- quante ans, le véritable maître de la philosophie fran- çaise. Kant était, certes, un grand génie philosophique, mais la division de son œuvre en deux systèmes contra- dictoires aurait le rendre suspect aux éducateurs de notre jeunesse. Les principes métaphysiques que pose sa « raison pure », sa « raison pratique » les reprend et les arrange de façon à en faire un catéchisme protestant tout à fait contraire au génie de la race française qui veut évoluer selon un dogmatisme moins étroit. Après avoir posé par exemple, comme logicien, que l'amour, ou si l'on veut, la conservation de l'espèce, est une fonction sacrée, il le considère pratiquement comme une « indé- cence » à laquelle un honnête homme ne peut se livrer

II»

qu'avec honte. Je me souviens d'avoir lu à ce sujet dans une revue kantienne une discussion bien amusante. D'accord avec ses conclusions (Kant était un logicien épouvantable), il s'astreignit à une virginité, tempérée par des exercices solitaires, qui le mena froidement au dédain des autres plaisirs terrestres, le vin excepté, pour lequel il avait un certain penchant. Sa philosophie, à laquelle on a voulu donner un caractère d'universalité, est, bien au contraire, celle d'un vieux garçon allemand et se présente comme anti-sociale, sauvagement égoïste. Kant est un cénobite barbare et sans rayonnement, sans bonté. Il y avait cependant des fenêtres à son esprit. Il eut de l'enthousiasme pour la Révolution française et la seule fois qu'il sortit de Kœnisberg, ce fut pour aller au devant du courrier de France.

119

HIER ET DEMAIN

8 avril 191 5

Après huit mois d'interruption, le Mercure de France s'est décidé à reparaître. Ce n'est pas, je pense, qu'il prenne enfin, ou déjà, son parti de la guerre durât-elle dix ans, il ne s'y habituerait pas, mais quand on veut vivre, il faut vivre la vie telle qu'elle est. On ne lutte qu'un moment contre les vagues aussi fortes que celles la tempête roule l'Europe et le monde. Il faut couler ou accepter le courant, qu'il nous porte. Le Mercure était une revue plus attentive aux œuvres désintéressées de l'esprit qu'aux préparations guerrières: il se réveille o-uerrier. A peine si c'est un choix de sa volonté. Il est guerrier, parce que la France entière est guerrière et qu'il fait partie de la France. Il n'y a pas vraiment place aujourd'hui pour un autre sentiment : il était même inutile d'en tenter l'expérience. On n'eût pas trouvé, même dans les pays neutres, des rédacteurs assez diony- siaques pour sourire avec un dédain ivre parmi les ruines de la civilisation qu'un peuple arrogant (d'une arrogance

120

qui fléchit un peu chaque jour) essaie d'accumuler autour de nous. Il faut se rendre au plus pressé, qui est de secourir cette civiHsation qu'on a eu un instant la vision de voir tomber sous les lourdes bottes qui la piétinaient. Quand elle sera debout, bien étayée, nous chanterons encore, nous danserons encore: l'heure n'est pas venue. Les écrivains de ma génération ont eu ce privilège, dont ils ont peut-être un peu abusé, de pouvoir évoluer librement et d'aller jusqu'au bout de leurs idées et de leurs préférences. Il est à craindre, car cet état était cer- tainement agréable, que les générations qui nous suivent ne retrouvent plus la même liberté d'allures. Aussi loin que je puisse voir dans le prochain avenir, il m'apparaît, barré par de terribles préoccupations de défense, non moins que par un souvenir qui longtemps pèsera sur les volontés. Ce sera un autre monde, j'en ai conscience. Pourtant j'espère aussi que les cauchemars seront vaincus et qu'on saura trouver une méthode se conciHera le devoir de défendre la vie et le devoir de la vivre.

121

L'INVITATION

17 avril I9t5.

C'est une nouvelle œuvre de guerre que veut fonder M. Jean de Bonnefon. Il s'agit, dit-il, de trouver des personnes habitant la campagne qui accueilleraient, non comme des hospitalisés, mais comme des invités, les blessés de la guerre parmi les artistes et les écrivains. C'est une joHe idée, mais délicate et d'une réaUsation difficile. Il faut bien connaître quelqu'un et être sûr de lui et de son caractère pour l'inviter à passer quelques mois chez soi, au miheu des siens, de ses enfants, pour lui ouvrir ainsi toute grande son intimité. Mais il s'agit de la guerre et de ses suites et cela lèvera bien des scrupules, fera taire bien des répugnances. Il ne faut pas d'ailleurs susciter d'avance les obstacles. Ils se présenteront d'eux- mêmes en grand nombre. Il vaudrait mieux tâcher de vaincre ceux que l'on ne devine que trop et montrer, par exemple, qu'il s'agira souvent de blessés, d'êtres fatigués, anémiés, troublés par des mois de campagne et que les inconvénients d'une longue présence dans la famille

Pendant l'Orage. ^^

122

doivent être comptés pour peu de chose quand il s'agit d'un grand bienfait à distribuer à des hommes qui ont longtemps souffert et qui souffriront longtemps. D'ailleurs, cela ne peut s'adresser qu'à un petit nombre d'invités et aussi à un petit nombre d'invitants. M. de Bonnefon parle d'étendre cet accueil à la famille du soldat-artiste ou du soldat-écrivain. Cela restreint encore le nombre des mai- sons qui peuvent s'ouvrir à ce genre d'hospitahsation intime. Au fait, n'y en aurait-il que quelques-unes que ce serait encore heureux d'en avoir forcé la porte avec cette idée, qui est charmante et dont l'auteur doit être grandement féhcité. Elle peut même avoir une grande portée sociale et de grands résultats. Nous ne serons pas toujours en état de guerre. Il peut en résulter des habi- tudes d'hospitalité des plus heureuses pour notre sociabi- lité qui devenait un peu égoïste.

123

LE FLEUVE MONTE

19 avril 1915-

Le fleuve monte, le fleuve de sang... Le premier Bulletin des Ecrivains parut dans les premiers jours de novembre. Il notait sous sa rubrique « Tombés au champ d'honneur », dix-sept noms. Au mois de décembre, il y en avait vingt-cinq. Au mois de janvier, le total montait à trente-six ; au mois de février, il était de quarante-huit; en mars, de cinquante-huit. Il atteint soixante-huit en avril. A cette liste il faut ajouter onze disparus, trop bien nommés, car il y en a peu qui reviendront. C'est donc en huit mois révolus une moisson de quatre-vingts écri- vains, la plupart tout jeunes. Depuis les temps civilisés aucune génération littéraire n'avait eu sans doute un pareil destin. Et il ne faut pas se flatter que cela soit fini. Peut-on se consoler en songeant que la moisson a été encore plus abondante de l'autre côté, non de la barri- cade, mais des tranchées? En tout cas, cela ne ressuscitera pas les nôtres. Aujourd'hui, ceux que je veux pleurer plus spécialement ne figurent même pas sur ces Hstes.

124

Ce sont les poètes, les écrivains, les créateurs de l'art ou de la pensée qui n'étaient encore rien qu'une fleur à peine ouverte et qui ont été et qui seront fauchés avant d'être connus même d'eux-mêmes. Des générations ont vécu, ont peiné, ont obscurément pensé à celui en lequel elles s'épanouiraient un jour, et voilà qu'il est tombé, comme la vie s'ouvrait pour lui. Salvete, flores martyruml comme dit le vieux poète Prudence. Sans doute, c'est un privilège de n'avoir pas goûté aux,^ tristesses de la vie,

mais qui n'en a pas connu l'ameçrame n'en a pas non plus connu la douceur, car amertume et douceur sont étrangement mêlées dans ce roseau qu'à vingt ans on s'apprête à broyer innocemment pour en extraire le suc. Ce n'est pas, croyez-le, que je fasse plus de cas de la vie qu'elle ne mérite. Mais serait-elle encore plus mauvaise, comme nous n'avons que celle-là, il est tentant de vou- loir la connaître, et il est dur de s'en retourner sans avoir vu de la comédie traditionnelle autre chose qu'un tra- gique prologue.

TABLE

TABLE

Rentrée 5

Souvenirs 7

Anvers 9

Communion 11

Fantôme 13

Etat d'esprit 15

Idées turques 17

A l'Académie 19

L'Auxiliaire 21

La guerre et l'art 23

Le goumier vainqueur 25

Rêve 27

L'état de guerre 29

« Bulletin des écrivains » ? i

Des lettres 33

Un sculpteur 35

Psychologie 37

La guerre et l'éducation 39

Le roi des Bulgares 41

La Croix-Rouge 43

Le village belge 45

Le neutre 47

Leur mission 49

Guerres d'autrefois 51

Le tricot d'honneur 53

Alsace-Lorraine 55

Vieille chose 57

I2b

La confiance c ^

Nouvelles littéraires 6 1

La vie dangereuse 63

Jugement 65

Industries de guerre 67

L'héroïque Belgique 69

La « Mère Henry » yi

L'irrédentisme -73

Calmants 75

Tableaux de guerre yy

Rapprochements y^

Invocation 81

La première guerre 83

L'autre hôpital 85

Les ruines 87

Les uns et les autres 89

Poèmes de France 91

A San Francisco 93

Les Zeppelins 95

Un vieux portrait 9y

Tipperary 99

La loterie loi

Le bon portrait 103

Les valeurs 105

Comment la nommer ? loy

Brunswick 109

Tué à l'ennemi m

Un américain écrit 113

Les otages 115

Kant iiy

Hier et demain 119

L'invitation 121

Le fleuve monte 123

Achevé d'imprimer LE 29 JUIN 191 5

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