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FRANÇAISE.

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PENSÉES

DE NICOLE

DE PORT ROYAL

DE SON TRAITE

sur ees moyens de conserver ea paix avec ees hommes;

ET PT.ECEBEES

» UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES.

Par J.-B.-J. CHAMPAGNAC.

PARIS, MÉNARD ET DESENNE, LIBRAIRES,

RUE GIT-LE-COEUR, 8.

1828.

NOTICE

SUR NICOLE

Pierre Nicole, l'un des illustres cénobites de Port-Royal, naquit à Chartres le 19 octobre 1625. Le goût de l'étude et des lettres étant en quelque sorte un bien héréditaire dans sa famille , il le cul- tiva de bonne heure sous les yeux de son père , Jean Nicole , avocat au parlement et juge officiai de l'évêque de Chartres. Ces premiers travaux fu- rent récompensés par des fruits d'une précocité remarquable. Au rapport de quelques biographes, dès l'âge de quatorze ans, le jeune Nicole était initié à tous les mystères des langues d'Athènes et de Rome, et connaissait tous les chefs-d'œuvre littéraires de l'antiquité.

Destiné à l'Église, autant par sa propre vocation que par le vœu de ses parens , Nicole vint à Paris, en 1642 , pour y étudier les subtilités scolastiques, qu'on décorait encore alors du nom de philosophie , et passer ensuite au cours de théologie. C'est à peu près de cette époque que datent ses premières liaisons avec Port-Royal des Champs , et surtout avec les pieux et savans solitaires qui ont fait la gloire de cette sainte maison. Allant rendre de fréquentes visites à deux de ses tantes , religieuses de ce monastère, Nicole n'eut pas besoin d'un autre patronage pour s'y ménager un librt accès -

ij :-.Oïir.E

il en profita pour rechercher et obtenir l'amitié des habitans de ce désert, dont plus tard il devait partager la retraite , les travaux et les malheurs.

Pendant sa théologie, qu'il fit eu Sorbonne avec un succès peu commun , il s'appliqua à l'étude de la langue hébraïque , et se mit à lire dans ce sa- vant idiome tout l'ancien Testament et en même temps la version grecque des Septante. Mais il ap- portait à ce travail tant d'ardeur et d'opiniâtreté, que sa vue s'étant considérablement affaiblie , il fut obligé d'v renoncer au bout de quelque temps. Toutefois ses études théologiques profitèrent des momens qu'il regrettait de ne pouvoir consacrer à l'hébreu; il étudia ces matières délicates et ardues dans les ouvrages de saint Augustin et de saint Thomas; circonstance qui justiiie le zèle aident et infatigable avec lequel il combattit pour leur doc- trine. La tournure de son esprit , naturellement juste, méditatif et pénétrant, le rendait propre à saisir d'une main sûre le iil conducteur dans l'obscur labyrinthe d'arguties et de distinctions dont la théologie est quelquefois hérissée.

Cestravnux, quelque application qu'ils exigeas- sent, n'absorbaient pas entièrement les instans de Nicole. Sous la modeste dénomination de petites écoles de Port-Royal, florissait alors et dès son début, un établissement consacré à l'instruction de la jeu- nesse, qui vit se former dans sou sein une riche pe- pinière d'hommes célèbres dans plus d'un genre, et d'où M tant d'ouvrages solides et métho-

diques, qui serrent encore aujourd'hui de modèles < t de guides pour l'enseignemeul classique. x - am ourul a la hante réputation de < mérita d'être le compaj n< elol el des

par son eèle et pai les oins éclairés qu*il prodiguait

SUR NICOLE. iîj

a ses élevés dans la classe de belles-lettres, dont la direction lui était confiée.

Bientôt la société des jésuites , qui déjà se mon- trait jalouse d'exploiter le monopole de l'instruc- tion publique , fut alarmée des succès de cette institution naissante. Elle mit aussitôt sur pied tons ses agens , fît manœuvrer l'intrigue , employa toute son influence pour canser la raine des petites écoles , établissement dont la rivalité pouvait deve- nir dangereuse pour ses propres collèges. On alla même plus loin : on n'est pas toujours délicat sur le choix des moyens, quand il s'agit de se défaire- d'un émule importun. A force de calomnies , de tra- casseries arbitraires, de persécutions, on parvint d'abord à obtenir la dispersion des professeurs et des écoliers , et bientôt après la destruction de ces écoles.

Un exposé succinct de la méthode suivie pal Nicole pour l'instruction de ses élèves sera la meil- leure apologie des maîtres de Port-Royal , et la ré- ponse la plus victorieuse qu'on puisse adressera leurs détracteurs intéressés. Plusieurs des principes de Nicole sur l'enseignement sont consignés dans son excellent traité de V Education d'un prince. Néan- moins il sera curieux de le suivre un moment dans l'application qu'il faisait de cette judicieuse théorie. Il mettait entre les mains de ses élèves les écrits de Quintilien, plusieurs livres de Cicéron , des morceaux choisis de Virgile , et Y Art poétique d'Horace. Il leur en faisait remarquer les endroits les plus capables de former leur esprit et leur goût; il expliquait avec une grande netteté les diverses ligures employées par ces auteurs, ou comme 01- nemens , ou comme moyens de persuasion ; il montrait dans ces ouvrages tout ce qu'il y trouvait

IV NOTICE

de conforme aux règles de l'art, et les passage* qui offraient une fidèle imitation de la belle na- ture. .Puis venait l'enseignement de la philosophie et de la logique.

Bien diffèrent de ces professeurs, qui ne sont ani- més que du désir de faire briller leur esprit, Nicole n'avait pour but que d'éclairer et de développer celui de ses élevés. Pour répandre plus de clarté dans ses entretiens, il les entremêlait d'exemples faciles à saisir et de comparaisons justes et palpables. Comme il laissait à chacun la liberté des objec- tions , il y répondait d'une manière nette et lim- pide ; et il ne lui arrivait jamais d'interrompre on de suspendre ces colloques instructifs , qu'il ne vît clairement que ses explications ne laissaient pas le moindre nuage dans l'intelligence de ses auditeurs.

Une telle métbode devait produire d'heureux ré- sultats. Aussi Nicole compta-t-il parmi ses écoliers des sujets de la première distinction , entre autres Angran, Lenain de Tillemont, connu depuis par de savans mémoires sur l'bistoire ecclésiastique, et Jean Racine , dont le nom seul éclipse les plus bril- lantes épithètes.

Les bommes sortis de cette école n'oublièrent jamais qu'ils £y avaient puise une éducation aussi pieuse qu'éclairée , et nourrirent toujours au fond de leur cœur une vive reconnaissance pour leurs anciens maitrcs. Racine seul se dépouilla un moment de ce noble sentiment à l'égard de Nicole , et voici dans quelle circonstance. Le professeur de Port- Royal, réfulant, dans ses Lettres à un J'isiontiaire. les opinions extravagantes de Desmarest de Saint- Sorlin, auteur de comédies et de romans tombés dans un juste oubli, avait avancé « qu'un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoison

SUR NICOLE. V

neur public, non des corps, mais des âmes des fidèles. » Racine, déjà en possession de ses pre- miers succès dramatiques , se piqua vivement de cette sortie, dans laquelle il se trouvait enveloppé, et comme par esprit de corps, prit en main la cause de ses confrères en Melpomène et en Thalie. Aussitôt il lança, contre Nicole et contre tout Port- Royal, une réponse pleine de sel et de malice, mais plus remarquable par le style que par la jus- tesse des raisons et l'exactitude des faits. Nicole , usant d'une indulgence toute paternelle envers un jeune bomme qu'il regardait comme son enfant, n'opposa qu'un profond silence à cette attaque personnelle. Encouragé par le succès , Racine se préparait à décocher une seconde lettre ; mais Boi- leau lui représenta que cet ouvrage ferait honneur à son esprit , mais que ce serait aux dépens de son cœur, parce qu'il attaquait des hommes fort esti- més , et le plus doux de tous , auquel il avait lui- même , comme aux autres, de grandes obligations. « Eh bien ! répondit Racine , pénétré de ce repro- che, le public ne verra pas cette seconde lettre. » Il tint parole , retira tous les exemplaires qu'il put trouver de la première ; et ce fut à sou insu et contre ses intentions que la seconde fut publiée quelque temps après par Rrossette , dans une édi- tion des oeuvres de Roileau. Racine ne négbgea rien pour faire oublier ses torts à Nicole et à ses autres maîtres de Port-Royal ; il n'eut pas de peine à faire sa paix avec eux, et cette réconciliation fut accompagnée de circonstances touchantes.

Plus d'une fois, Racine employa son crédit poui ces vertueux solitaires ; il écrivit l'histoire de leui maison religieuse ; et ce qui prouve encore mieux l'attachement et le respect qu'il leur portait, c'est

VJ NOTICE

l'article de son testament dans lequel il sollicite l'honneur d'être enterré à Port-Royal des Champs, et d'être inhumé clans le cimetière, au pied de la fosse de M, Hamon, l'un de ses anciens professeurs dans cette maison. Témoignage frappant de recon naissance et d'humilité, qui scmhle ajouter un titre de plus à la gloire de ce grand poète !

Peu après la destruction des petites écoles , Nicole s'était retiré à Port-Royal des Champs. Il s'y associa aux travaux et aux persécutions du grand Ârnauld et de ses savans compagnons.

On ne saurait trop admirer cette sorte de fra- ternité qui s'était établie entre ces hommes illus- tres, et qui leur faisait mettre en commun les fruits de leurs veilles et de leurs études. Leur haute sagesse les rendait bien supérieurs aux futiles jouissances de l'amour-propre ; ils ne voyaient que le bien qu'ils pouvaient faire par leurs ouvrages . et non la vaine gloire de s'en proclamer les auteurs. Leur so- litude était une Thébaide, un nouveau Paraclet du savoir et de la piété; elle répandait un parfum de sainteté dans tout le pays à la ronde.

C'est que Nicole composa , en société avec Ar- nauld, un grand nombre d'écrits pour la défense de Jansénius et de sa doctrine. Presque tous ceux de ces ouvrages qui ont été publics en latin sont dus à la plume de Nicole : on y remarque une dic- tion pure , élégante et facile. Quant au fond des choses, il ne nous appartient pas d'émettre un avis >ui des questions aussi subtiles que celles de la grâce efficace et de la grâce suffisante, questions qui di- visèrent les plus habiles théologiens et allumèrent de si vives querelles entre les jésuites «i les jansé- nistes. I/histoire même de ces débats saintement Mflicules fatiguerait nos lecteurs, sans les satisfaire

SUR NICOLE. VÎj

pleinement ; nous les renvoyons aux Provinciales de Pascal , chef-d'œuvre dans lequel les adversaires de Port-Royal sont marqués de stigmates indé- lébiles. Il faut remarquer cependant que les jésui tes, triomphant, sinon par la force des raisons et du talent, mais par la puissance de leur crédit, usèrent peu généreusement de la victoire , et crurent ne pouvoir mieux signaler leur avantage , qu'en per- sécutant leurs antagonistes. Arnauld, condamné par la Sorbonne , se vit forcé de chercher un asile aux terres étrangères. Nicole alors ne craignit pas de combattre au grand jour pour défendre la cause de son ami malheureux : il remplit ce noble ministère avec un entier dévouement, jusqu'eni^o,, époque la persécution, l'atteignant lui-même, le contraignit de se cacher, puis de se réfugier dans ies Pays-Bas.

Après différentes courses , il obtint , par suite des sollicitations de quelques amis , la liberté de revenir à Chartres , sa ville natale , et quelque temps après à Paris. Le repos qu'on lui accordait ne fut pas oisif. Il en profita pour continuer ses Essais de morale, dont il avait commencé la publication en 167 i. Il se livra concurremment à la composi- tion d'une foule d'autres ouvrages utiles à la reli- gion et aux bonnes mœurs. Nicole mourut le 16 novembre 1G9.J, finissant ses jours comme il avait toujours vécu, au sein de la plus fervente piété.

Tiien que doué de toutes les vertus que l'on peut désirer dans ceux qui sont revêtus du caractère sa- rerdotal, et quoique la candeur et la simplicité de ses mœurs l'y portassent naturellement, Nicole n'entra jamais dans les ordres sacrés. La part qu'il avait prise aux disputes sur la doctrine de Jahsé- nius le contraria dans cette vocation. Sollicité , au commencement de 1676, de tenter des démarches

Tlij NOTICE

a ce sujet, il consulta Pavillon, évêque d'Aleth, qui, sachant que Nicole avait essuyé de la part de son évêque un refus fondé sur ses opinions théologi- ques , lui fit envisager dans cette décision de son pasteur un arrêt de la Providence , qui voulait le retenir dans l'état de simple clerc. Toutefois la re- ligion n'y perdit rien : toute sa vie , Nicole fat l'un de ses plus fermes défenseurs, et par ses exemples et par ses écrits.

Tous ses instans étaient partagés entre la prière, la méditation , l'étude ou la composition. Il éta't du nombre de ces hommes que Fontenelle appelle ingénieusement des ambitieux de cabinet. On ne saurait, sans admirer vivement l'activité laborieuse de son esprit, le suivre pas à pas dans la multipli- cité de ses travaux divers. Tantôt , on le voit com- poser, pour l'instruction de la jeunesse, son Dé- lectas epigraminatiim , ou choix des meilleures épigrammes des anciens et des modernes , suivi d'un excellent choix de sentences tirées des poètes et autres auteurs grecs , latins, espagnols et italiens; ces quatre langues lui étaient familières. Tantôt . il jette , avec Arnauld , les fondemens de la saine dialectique, dans cet Art de penser, plus connu sous le titre de Logique de Port-Royal , livre sage et bien écrit , où, comme l'a dit Chénier , quelques erreurs du temps sont rachetées par des vérités de tons les siècles. Plus tard, Nicole fournit à Pascal le plan et les matériaux de plusieurs de ses célè- bres Provinciales , et traduit en latin cet im- mortel ouvrage, en l'accompagnant de notes. On sait que cette version eut presque autant de suc- cès que l'original ; outre qu'elle est fidèle , elle se distingue encore par une élégante latinité, mo- delée sur celle de Térence, que l'auteur avait pi as particulièrement étudié. Que d'Alembert ait iio-

SUR NICOLE. iX

niquement demandé, en parlant de cette tra- duction , « si le style épistolaire doit être le même que celui de la comédie ? » peu importe; malgré tout le mérite et toute la philosophie de celui qui l'a faite, on sent facilement que cette objection porte à faux. Le style épistolaire, comme celui de la comédie , est susceptible de pren* dre tous les tons, depuis le plaisant jusqu'au su- blime ; j'en prends à témoin les Lettres de Sévigné et les chefs-d'œuvre de Molière. Qui empêcherait donc que le style du Misanthrope et du Tartufe ne fût le même que celui des Provinciales , dont il a été dit qu'elles offraient un heureux mélange de plaisanterie fine et d'éloquence forte, du sel de Molière et de la dialectique de Rossuet ?

Une singularité bien remarquable dans la vie de Nicole, c'est que, d'une humeur exemplairement pacifique et modérée , il se trouva engagé dans toutes les querelles théologiques de son temps. Il fut , pour ainsi dire, le Mélanchthon de Port-Royal, comme Arnauld le Luther. Claude, Jurieu, et d'au- tres ministres protestans éprouvèrent la force de ses raisonnemens et l'orthodoxie de sa doctrine, dans ses écrits intitulés : la Perpétuité de la Foi ; les Prétendus Réformés convaincus de schisme ; l'Unité de l Eglise, et les Préjugés contre les Calvi- nistes. Les jésuites et les casuistes relâchés ren- contrèrent en lui un rude adversaire; il écrivit, pour les évêques de Saint-Pons et d'Arras, au pape Innocent XI, contre les dangers de lenr morale accommodante et facultative.

Je passe sous silence d'autres contestations moins importantes; mais je dois noter les débats d'Ar- nauld et de Nicole sur la grâce. Chose étrange, H qui semble démontrer l'extrême difficulté de cetle

b

X XOTICE

matière , la grâce divisa , mais d'opinion seulement, deux hommes qui avaient si long-temps combattu pour elle et sous la même bannière ; deux bommes liés par une longue amitié, par les mêmes travaux, par de communes tribulations ! C'était une véri- table guerre civile entre des citoyens d'une même rite. L'extrême vivacité d'Arnauld sur la matière de la grâce, dont il était jaloux comme d'une pro- priété acquise par de pénibles veilles, n'avait pas permis qu'il supportât de sang froid quelques sm- timens particuliers de Nicole sur ce sujet, et fut la seule cause de tout ce démêlé. Nicole prit aussi parti contre le célèbre réformateur de la Trappe , l'abbé de Rancé , en faveur du savant INIabiïlon, dans l'intéressante question des Etudes monasti- ques. Enfin, peu auparavant sa mort , il se déclara favorable à Bossuet contre les quiétistes. C'était . pour me servir d'une expression triviale à force d'avoir été employée, mais bien juste dans la cir- constance, c'était , dis-je , mourir les armes à la main et sur La brèche. Au reste, on doit dire, à la louange de Nicole, que, dans toutes ces disputes l'en- frainait comme malgré lui son zèle pour la mo- rale et pour La foi . il ne s'écarta jamais des limites posées par la modération et la charité chrétienne. Il était si naturellement enclin à la mansuétude, qu'il disait, à l'occasion d » petits différends qui agi- taient quelquefois Port-RoyaL, < qu'il n'était pas des guerres civiles.

Quels que fussent les talens et le savoir de Nicole , sa modestie était plus grande encore ; bien rare ac- compagnemenl dans tous les genre* de mérite. iv rue toujours il publiait ses ouvrages sous le manteau de L'anonyme, ou .sous des noms sup- pofé*, s.ms s'inquiéter qu'on Us attribuai à d'au-

sua NICOLE. xj

très. Il ne subsistait pourtant que de leur produit. Racine le fils rapporte que le grand débit des trois volumes de la Perpétuité de la Foi ayant fait dire dans le public que Nicole profitait du travail d'au- fcrrii, parce qu'on croyait cet ouvrage commun en- tre lui et Arnauld , qui n'y avait mis qu'un seul chapitre de sa façon, notre modeste solitaire souf- frit ce discours sans y répondre, sans même cher- cher à redresser en rien le jugement du vulgaire.

Le père Bouhours , ayant relevé plusieurs ex- pressions des traductions de Port-Royal , Sacy refusa de se soumettre aux observations de l'Aris- tarqne jésuite; Nicole, au contraire, .dit haute- ment qu'il en profiterait ; en effet , dans ses Essais de morale , il ne fit pas usage des expressions qui lui paraissaient avoir été justement censurées.

La tournure méthodique de son esprit ne con- venait nullement an genre oratoire ; deux fois , et par pure complaisance, il s'essaya dans ce genre de composition , et deux fois sans succès ; il fit, pour l'abbé de Roquette, l'oraison funèbre d'une prin- cesse de Conti , et le panégyrique de saint Fran- çois de Paule. Ces deux productions , totalement dépourvues delà chaleur, des mouvemens passion- nés, et des figures vivantes que veut l'éloquence, sont au-dessous du médiocre. L'auteur en plaisante lui-même fort à l'aise dans une de ses lettres. Nicole eût été peut-être plus heureux dans le sermon or- dinaire , mais plutôt à la manière de Rourdaloue , qu'à celle de Massillon.

La duchesse de Longueville, zélatrice ardente de Nicole et des jansénistes, étant morte en 1679, il disait à ce sujet : J'ai perdu tout mon crédit , j'ai même perdu mon ahbaye, car cette princesse était la seule qui m'appelât monsieur l'abbé.

XÏj SOTICE

Nicole , si habile dans la polémique , et la plume à la main, perdait tous ses avantages dans la conversation. En parlant du comte de Tréville , homme d'esprit de ses amis , il disait : « Il me bat dans la chambre, mais je ne suis pas plus tôt au bas de l'escalier, que je l'ai confondu. »

Ce profond moraliste . qui connaissait si bien tous les replis du cœur humain . était, dans le com- merce de la vie, d'une simplicité d'enfant, timide à l'excès, sans aucun usage du monde. Quelques- unes de ses naïvetés seraient dignes de La Fontaine : elles égayaient quelquefois les solitaires de Porl- Royal , comme un peu plus tard celles de L'immor- tel fabuliste amusaient les loisirs des illustres et joyeux convives d'Auteuil.

Ses belles et nombreuses qualités de l'esprit et du cœur lui avaient conquis beaucoup d'amis; outre ses compagnons de Port-Royal , qu'il aimait comme ses frères , il pouvait citer encore tout ce qu'il y avait de plus distingué dans Paris par la naissance, l'esprit, la science et la piété. Le poète Santeuil, Racine et Roileau , Bossuet, se paraient de son ami- tié. La duchesse de Longueville le voyait avec plai- sir et bienveillance. Le grand Condé, qui nourrissait pour lui une estime toute particulière, l'envoya cher- cher plus d'une fois pour s'entretenir avec lui. Des suffrages aussi eminens ne doivent être comptés qu'à part, et suffiraient seuls pour faire l'éloge de celui qui en éiait l'objet.

Il nous reste à parler du principal titre de Ni- cole, c'est-à-dire de celui sans lequel, de nos jours, ttius les autres ne seraient peut-être pas mis en lumière.

Ses écrits théologiques, premiers fondemens dr sa réputation, ont pattC »T6C les événemens et \c\

SUR NICOLE. XUJ

disputes qui les ont fait naître. Telle est , à peu d'exceptions près , la destinée de tout ouvrage de circonstance. Il n'en est pas de même des Essais de morale que nous a laissés Nicole , et qui , sous ce titre modeste , présentent une belle suite de traités achevés. Il s'y montre véritablement rnora- Uste; moraliste bienveillant, conscencieux , éclairé. Il procède bien autrement que ces casuistes qu'il avait attaqués , lesquels employaient toute la subti- lité de la scolastique à déterminer quelle autorité a le poids nécessaire pour justifier des actions dou- teuses, à classer métbodiqueinent les péchés, tan- tôt par genres et par espèces, tantôt suivant leur gravité respective. Nicole interroge le cœur de l'homme ; il y porte pour ainsi dire le scalpel de l'analyse, y découvre nos facultés, nos sentimens, nos passions ; puis, invoquant l'autorité de la raison et celle de la religion , il nous apprend à chercher le bonheur et la paix dans l'accomplissement de nos devoirs. C'est un vrai guérisseur d'âmes , médecin plein de dévouement et de charité , d'un diagnostic sûr, fertile en conseils prudens et en remèdes efficaces.

Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, La- bruyère , Vauverurrgues , sont sans doute , chacun dans son genre , des écrivains plus originaux que Nicole ; ce dernier est peut-être plus essentielle- ment moraliste. Il n'a pas l'expression forte et pit- toresque de Montaigne , ni la brusquerie éloquente et souvent sublime de Pascal, ni l'énergique briè- veté de La Rochefoucauld, ni ces tournures ingé- nieuses, vives et piquantes, qui prêtent tant de charme aux Caractères de Labruyère , ni enfin cette onction pathétique et persuasive qui entraine d-'ins Vauvenargues. Eu revanche , il présente un

XIV HOTÏCE

corps d'observations suivies, pleines de profondeur, de lumière et de sagacité, dont il tire des conclu- sions utiles, et qu'il accompagne de préceptes salu- taires; c'est un cours complet de morale.

Quant au fond, ses idées ont bien quelques traits de ressemblance avec celles de Pascal ; mais sa morale diffère de celle de l'auteur des Provin- ciales , en ce que , au lieu de ce caractère impérieux , décisif , et quelquefois désolant, qui éclate dans les Pensées de Pascal , elle se distingue par une bon compatissante, qui semble craindre d'être vue , mais qui n'en est pas moins active, et qui, sans recourir aux artifices de l'éloquence , nous conduit par de- grés, et de raisonnement en raisonnement, à des vérités palpables et dégagées de tout nuage.

En lisant les autres moralistes, on s'aperçoit qu'avant tout ils envisageaient la gloire ; en Usant Nicole , on ne peut s'empêcber d'admirer dans l'au- teur une abnégation parfaite; mais sous cette ap- parente humilité, il porte plus haut ses projets, et tend vers un but bien au-dessus de la gloire; il demande des hommes un plus grand et plus rare succès que les louanges et même que les récom- penses ; il veut les rendre meilleurs. Quelques- uns des traités philosophiques de Cicéron , entre autres ceux des Devoirs et de l'Amitié, ont pu ser- vir de modèles à ceux de Nicole; pourtant ces der- niers ont un avantage inappréciable qui devait manquer aux ouvrages de L'orateur romain ; ils sont fortement empreints du sceau du christianisme.

La Harpe, qui, dans son Cours de Littérature glisse quelquefois sur des matières importantes, pour s'appesantir avec complaisance sur des sujets secondaires, n'accorde à Nicole que cinq on su lignes dédaigneuses, qui poui i aient faire croire qu'il

SUR NICOLE. XT

n'avait pas lu les Essais de morale. Palissot ap- précie beaucoup mieux ce livre. Il dit qu'il est utile, plein de solidité et de raison. « C'est, ajoute- t-il, le caractère dominant des écrits de cet auteur; mais comme il s'adresse rarement à l'imagination; comme il s'attache plus aux preuves qu'à l'agrément, son style, quoique très-clair, très-pur, très-exact, fatigue un peu par sa monotonie. Il paraît trop froid et trop didactique. » Ce jugement est fondé si l'on ne considère dans ce livre que le plaisir de la lecture ; mais si Ton cherche le but et l'utilité , on doit trouver Palissot un peu trop sévère. Les livres de ce genre sont faits pour être étudiés, médités, et non pour être nonchalamment parcourus par des lecteurs désœuvrés on frivoles.

Les contemporains de Nicole* qui, certes, avaient bien le droit d'être aussi difficiles que nous, lui rendaient une justice plus entière. Bayle , dans son Dictionnaire historique , qualifie Nicole l'une des plus belles plumes de l'Europe. Les journalistes de Trévoux , bien que jésuites , louent le soin avec lequel il approfondit les matières , le bel ordre dans lequel il les dispose, la précision de ses idées, la justesse de ses conclusions , et son exactitude géo- métrique . jointe à une grande connaissance du cœur humain et à une grande pureté d'expression. Madame de Sévigné ne se lasse pas de faire l'éloge des Essais de morale ; elle en parle avec admiration dans plus de vingt lettres. Tantôt elle écrit à sa fille que « ce livre est de la même étoffe que Pascal; que cette étoffe est merveilleuse, qu'on ne s'en ennuie pas ; » tantôt que « le cœur humain n'a ja- mais été mieux anatomisé; que cette morale esl délicieuse et le livre admirable. »

'le faisceau d'éloges, Venus de lieux bien diffe-

XV] NOTICE SUR NICOLE.

rens, atteste l' unanimité des sentimens sur le mérite des Essais de morale. C'est pourquoi nous avons cru répondre au vœu du public éclairé , en pu- bliant un recueil de Pensées diverses , puisées dans les nombreux volumes qui composent cette pré- cieuse collection.

On trouvera sans doute avec plaisir , à la suite des Pensées , le traité complet sur les moyens de conserver la paix avec les hommes , traité qui a tou- jours été distingué entre tous les autres , et qu'on croirait être une émanation de l'Evangile ou de l'Imitation de Jésus-Cbrist. Cest de ce traité que madame de Sévigné écrivait : « Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m'enlève ; surtout je suis char- mée du troisième traité Lisez-le, je vous piie ,

avec attention , et vovez comme il fait voir nette- ment le cœnr humain, et comme chacun s'y trouve, et philosophes, et jansénistes, etmolinistes, et tout le monde enlin; ce qui s'appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c'est ce qu'il fait ; il nous découvre ce que nous sentons tous es jours, et que nous n'avons pas l'esprit de demèlei ou la sincérité d'avouer. » Ailleurs , elle dit : « Sa- vez-vous ce que je fais ? je recommence le traité, et je voudrais en faire un bouillon et l'avaler. »

Je ne saurais mieux terminer cetie notice que par le jugement de Yoltaire, qui en formera le digne couronnement. Voici comme il s'exprime dans le Siècle de Louis XIV , article Nicole: - Essais de morale, qui sont utiles au genre humain, ne périront pas. Le traité sur les moyens de conserver la paix dans la société est un chef- d'œuvre auquel on ne trouve rien d'égal dans l'an- tiquité. »

T. -H. -.T. Chavpm.nw

PENSEES MORALES

SUR DIVERS SUJETS.

ORGUEIL ET FAIBLESSE DE L HOMME.

L'orgueil est une enflure du cœur, par laquelle l'homme s'étend et se grossit en quelque sorte en lui-même, et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d'excellence.

Un grand, dans son idée, n'est pas un seul homme; c'est un homme environné de tous ceux qui sont à lui, et qui s'imagine avoir autant de bras qu'ils en ont tous en- semble, parce qu'il en dispose et qu'il les remue.

On prend plaisir à gagner à toutes sortes de jeux, même sans avarice, et l'on n'aime point à perdre. C'est que quand on perd , on se regarde comme malheureux, ce qui

2 Pi>SEES MORALES.

renferme l'idée de faiblesse et de misère j et quand on gagne, on se regarde comme heureux, ce qui présente à l'esprit celle de force, parce qu'on suppose qu'on est fa- vorisé de la fortune.

L'homme se fait en quelque sorte une éternité de sa vie, parce qu'il ne s'occupe point de tout ce qui est en-deçà et au-delà; et un monde du petit cercle de créatures qui l'environnent, sur lesquelles il agit ou qui agissent sur lui ; et c'est par la place qu'il se donne dans ce petit monde, qu'il se forme cette idée avantageuse de sa gran- deur.

Plus Dieu sera grand et puissant à nos yeux, plus nous nous trouverons petits et faibles, et ce n'est qu'en perdant de vue cette grandeur infinie , que nous nous es- timons quelque chose.

Si les hommes ne se promettent pas po- sitivement l'immortalité et l'éternité, parce que ce serait une illusion trop grossière .

PENSÉES MORALES. 3

au moins n'envisagent-ils jamais les bornes de leur vie et de leur fortune. Ils sont bien aises de les oublier et de n'y songer pas.

I! est étrange que les hommes puissent s'appuyer sur leur vie, comme sur quelque chose de solide, eux qui ont des avertisse- mens si sensibles et si continuels de leur instabilité.

Les hommes estiment leur science, leur lumière, leur vertu, la force et l'étendue de leur esprit. Ils croient être capables de grandes choses. Les discours ordinaires des hommes sont tout pleins des éloges qu'ils se donnent les uns aux autres pour ces qualités d'esprit. Et la pente qu'on a à recevoir sans examen tout ce qui est à son avantage, fait que si on en a quel- qu'une, on n'en juge pas par ce qu'elle a de réel, mais par cette idée commune qu'on en aperçoit dans les autres.

Comme on n'en est pas plus riche pour savoir toutes les visions de ceux qui ont cherché l'art de faire de l'or; de même on

4 PENSÉES MORALES.

n'en est pas plus savant, pour avoir dans sa mémoire toutes les imaginations de ceux qui ont cherché la vérité sans la trouver. Quel plus grand exemple peut-on avoir de la faiblesse de l'esprit humain, que de voir que, pendant trois mille ans, ceux d'entre les hommes qui semblent avoir eu le plus de pénétration, se soient occupés à raisonner sur la nature, et qu'après tant de travaux et un nombre innombrable d'écrits qu'ils ont faits sur cette matière, il se trouve qu'on en est à recommencer, et que le plus grand fruit qu'on puisse tirer de leur ouvrage, est d'y apprendre que la philosophie est un vain amusement, et que ce que les hommes en savent n'est presque rien? Ce qui est étrange est que l'homme ne connaît pas même son ignorance , et que cette science est la plus rare de toutes.

Nous ne connaissons que la surface el l'écorce de la plupart des choses. Nous en

détachons comme une fouille délicate pour en faire l'objet de notre pensée. Si les ob- jets sont un peu étendus, ils nous confon

PENSÉES MORALES. 5

«lent. Il faut nécessairement que nous les considérions par parties, et souvent la multiplicité de ces parties nous rejette dans la confusion que nous voulions éviter.

Voilà donc à quoi se réduit cette science des hommes que l'on vante tant, à con- naître, une à une, un petit nombre de vé- rités, d'une manière faible et tremblante. Mais de ces vérités, combien y en a-t-il peu d'utiles ? et de celles qui sont utiles en elles-mêmes , combien y en a-t-il peu qui le soient à notre égard, et qui ne puissent devenir des principes d'erreur?

Si l'on ne voit point de chemin, on s'é- gare; si l'on en voit plusieurs, on se con- fond; et la lumière de l'esprit qui fait dé- couvrir plusieurs raisons est aussi capable de nous tromper , que la stupidité qui ne voit rien.

L'esprit de l'homme étant si faible, si borné, si étroit, si sujet à s'égarer, est en même temps si présomptueux qu'il n'y a rien dont il ne se puisse croire capable, pourvu qu'il se trouve des gens qui l'en flattent.

6 PENSÉES MORALES.

Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions qui nous emportent, tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, comme un vaisseau sans voile et sans pi- lote, et ce n'est pas la raison qui se sert des passions, mais ce sont les passions qui se servent de la raison pour arriver à leur fin. C'est tout l'usage que l'on en fait or- dinairement.

Une grimace, une parole de chagrin, nous mettent en colère et nous nous pré- parons à la repousser, comme si c'était quelque chose de bien redoutable. Il faut nous flatter et nous caresser comme des enfans, pour nous tenir en bonne humeur; autrement nous jetons des cris à notre mode comme les enfans à la leur.

Nous sommes comme des oiseaux qui sont en l'air, mais qui n'y peuvent demeu- rer sans mouvement, ni presque en un même lieu , parce que leur appui n'est pas solide, et que d'ailleurs ils n'ont pas assez de force et de vigueur en eux pour résister à ce qui les porte en bas; de sorte qu'il

PENSEES MORALKS.

fout qu'ils se remuent continuellement, et par de nouveaux battemens de l'air, ils se font sans cesse un nouvel appui. Autre- ment, s'ils cessaient d'user de cet artihce que la nature leur apprend, ils tombe- raient comme les autres choses pesantes. Notre faiblesse spirituelle a des effets tout semblables. Nous nous appuyons sur les jugemens des hommes , sur les plaisirs des sens, sur les consolations humaines, comme sur un air qui nous soutient pour uq temps.

Ne vous imaginez pas que ce brave qui marche à l'assaut avec tant de fierté mé- prise sérieusement la mort et qu'il consi- dère fort la cause qu'il soutient. Il est tout possédé de la crainte des jugemens qu'on ferait de lui s'il reculait; et ces jugemens le pressent comme un ennemi, et ne lui permettent pas de penser à autre chose. Voilà la source de ce grand courage.

Qui est-ce qui n'est pas convaincu que c'est une bassesse de se croire digne d'es-

S PENSEES 310RALES.

time, parce qu'on est bien vêtu, qu'on est bien à cheval , qu'on est juste à placer une balle, qu'on marche de bonne grâce? Ce- pendant combien y en a-t-il peu qui soient au-dessus de ces choses-là, et qui ne soient pas flattés quand on les en loue?

Moins l'homme agit en homme, plus il est content. Les actions la raison a beaucoup de part le lassent et l'incom- modent, et sa pente est de se réduire, au- tant qu'il peut, à la condition des bêtes.

On ne considère guère parmi les hommes d'autre orgueil que celui qui consiste à s'attribuer des qualités que l'on n'a pas ; mais le fond de ce vice est de s'élever pour les qualités que l'on croit avoir, soit qu'on les ait, soit qu'on ne les ait pas. C'est une sorte de vanité, si l'on s'imagine les avoir, lorsqu'on en est dépourvu. Mais c'est tou- jours orgueil de s'y plaire, quand on les aurait, de vouloir que les hommes nous en estiment, et d'avoir de la complaisance dans cette estime. Il y a toujours en cela non seulement de Terreur et de l'ignorance,

PENSEES MORALES. 9

mais de l'injustice et du larcin. Il est meil- leur, si l'on veut, d'avoir certaines qua- lités humaines et certains talens, que de ne les avoir point; mais il vaut mieux de beaucoup en être privé , que d'en faire un sujet d'élévation et d'orgueil. Ainsi, la plu- part des talens rabaissent en effet ceux qui les ont, en les rendant plus vains et plus orgueilleux.

L'orgueil est l'amour de l'excellence, et par conséquent l'amour de l'indépendance, de la grandeur, de la préférence, de l'es- time, des louanges, de la confiance et de l'amour des hommes, car on excelle par tout cela.

Il n'est pas nécessaire , pour être orgueil- leux , de croire que l'on a plus de mérite que les autres et qu'on est digne de leur être préféré. Il suffit de le désirer; car il y en a qui connaissent leur bassesse, et qui ne laissent pas d'être orgueilleux, par l'a- mour qu'ils ont pour la grandeur et pour tout ce qui les pourrait rehausser dans l'esprit des hommes. Ainsi l'orgueil ne con-

IO PENSÉES MORALES.

siste pas seulement dans une vaine com^ plaisance pour les qualités qu'on croit avoir; il consiste aussi dans le désir de les avoir, et même dans le dépit que l'on sent d'en être privé.

DE LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU.

Le passé est un abîme sans fond qui en- gloutit toutes les choses passagères; et l'avenir est un autre abîme qui nous est impénétrable. L'un de ces abîmes s'écoule continuellement dans l'autre : l'avenir se décharge dans le passé en coulant par le présent. Nous sommes placés entre ces deux abîmes; car nous sentons l'écoule- ment de l'avenir dans le passé, et c'est ce qui fait le présent; comme le présent fait toute notre vie. Ce qui en est passé n'est plus, et ce qui en est futur n'est pas encore. Voilà notre état. Et ce que nous devons faire, c'est de prendre la part que Dieu veut que nous prenions au présent, et de regarder et le passé et l'avenir de la ma- nière qu'il veut que nous les regardions.

PENSÉES MORALES. ÎI

INCONSTANCE DE LHOMME.

L'homme est si misérable, que l'incons- tance par laquelle il abandonne ses des- seins est en quelque sorte sa plus grande vertu , parce qu'il témoigne par qu'il y a encore en lui quelque reste de grandeur qui le porte à se dégoûter des choses qui ne méritent pas son estime et son amour.

SUR LA MISERE DE LHOMME.

Le comble de la misère, dit saint Au- gustin, c'est d'être misérable et de n'être pas touché de sa misère. Cependant ce comble de misère fait l'état commun des hommes, et rien presque ne leur convient plus généralement que d'être tous ensemble accablés de maux, et insensibles à ces maux qui les accablent.

12 PENSEES MORALES.

sur l'activité de l'ame HUMAINE.

Le plaisir de l'âme consiste à agir et à s'occuper de quelqu'objet qui lui plaise, et la cessation de son action, ou son action plus languissante lui cause ordinairement du dégoût et de l'ennui. C'est ce qui fait que l'on s'ennuie dans la solitude, parce qu'on n'y a d'ordinaire que des pensées faibles, et que les objets qui se présentent ne nous remuent pas assez vivement; car sitôt qu'on y est assez agité, on cesse aussi de s'y ennuyer.

DU NÉANT DES CHOSES DU MONDE.

Il est étrange comment les hommes ont tant de peine à se persuader du néant du monde, puisque toutes choses les en aver- tissent. Car qu'est-ce autre chose que l'his- toire de tous les peuples et de tous les hommes , qu'une instruction continuelle que les choses temporelles ne sont rien? Puisqu'en nous décrivant ce qu'elles ont

PENSÉES MORALES. l3

été, elles nous font voir en même temps qu'elles ne sont plus; que toutes ces gran- deurs et toutes ces pompes qui ont étonné les hommes de temps en temps, tous ces princes, tous ces conquérans, toutes ces magnificences, tous ces grands desseins sont rentrés dans le néant à notre égard; que ce sont des vapeurs qui se sont dissi- pées et des fantômes qui se sont évanouis.

INCOMPRÉHENSIBILITÉ DE l'hOMMÉ.

Il y a dans l'homme une sensibilité pro- digieuse, capable de mouvemens déme- surés de tristesse, d'amour, de joie, de crainte, de désespoir; et une insensibilité étonnante , capable de résister aux objets les plus terribles. Les mêmes choses font mourir les uns et n'émeuvent pas seule- ment les autres, sans que l'on voie bien la raison et la cause de ces différens effets.

LES JUGEMENS TÉMÉRAIRES.

Les jugemens téméraires sont les sources de ce qu'on appelle préventions; ou plutôt

14 PENSÉES MORALES.

les préventions ne sont que des jugemens téméraires que l'on fait de l'esprit, de la disposition, ou des intentions des autres, dont on se laisse fortement préoccuper; car, au lieu qu'il n'y a point de peintre qui voulût entreprendre de faire le portrait d'un visage sur la description qu'on lui en ferait en passant , nous non* formons sou- vent en nous-mêmes le portrait des gens, sur des discours inconsidérés qu'on aura faits devant nous, ou sur quelque action passagère. Et après avoir conçu ces im- pressions, nous y ajoutons ensuite toutes les autres actions : et cette idée nous sert de clef pour expliquer tout le reste de leur conduite, et de règle pour nous conduire à leur égard. Ainsi , comme nous en avons mal jugé, nous nous conduisons aussi mal en leur endroit , et nous les traitons d'une manière qui leur fait connaître notre pré- vention et qui leur donne à leur tour de l'éloi'uiement de nous.

■©■

On remédie à la malignité en se remplis- sant le cœur de charité, et en l'y attirant

PENSÉES MORALES. l5

du ciel par les voies que l'Écriture nous en ouvre. On y remédie en faisant souvent réflexion sur les vertus et les bonnes qua- lités des autres, en détournant sa vue de leurs défauts, en s'appliquant beaucoup à soi-même et à ses propres misères.

Nous sommes ravis de dire : Cette per- sonne ne m'a point trompé: je l'ai toujours connue telle qu'elle était; jamais je n'en ai pu avoir bonne opinion. Et nous ne nous disons jamais à nous-mêmes : Je me suis bien trompé en telle et telle occasion. J'ai soupçonné telle et telle personne de cer- tains défauts sur des apparences que j'ai reconnues depuis très - fausses. J'ai suivi légèrement en telle et telle occasion l'im- pression qu'on m'a voulu donner, et j'ai reconnu depuis que j'avais mal fait de la recevoir si facilement, sans en chercher d'autres preuves.

Il faut remarquer qu'ordinairement on ne se contente pas de juger des actions particulières, mais que l'on forme un juge-

l6 PENSÉES MORALES.

ment absolu des personnes mêmes. On regarde les unes comme imparfaites et mé- prisables , et les autres comme dignes d'es- time. On dit des unes qu'elles ne sont bonnes à rien, et l'on relève les autres comme de fort grands sujets. Or, souvent il n'y a rien de plus téméraire que ces sortes de jugemens. Car il y a des personnes qui font peu paraître ce qu'elles ont de bon, et d'autres il parait plus de bien qu'elles n'en ont. Il y en a qui ont des défauts plus visibles et plus importuns aux autres, qui ne laissent pas d'avoir un fonds de lumière et d'équité, et une attache à leurs devoirs essentiels qui les soutient dans les occa- sions importantes; et d'autres, au contraire, qui, faisant peu de fautes extérieures, ont un certain défaut de raison et de lumière, et de certains intérêts secrets qu'elles ne connaissent pas elles-mêmes, qui produi- sent de grands renversemens dans les grandes occasions.

La passion et le peu de justesse d'esprit altèrent presque toujours la vérité. Dans les

PENSEES MORALES. 17

discours que les hommes font les uns des autres, ceux qui paraissent le plus sincères, et qu'on ne saurait soupçonner de men- songe et d'imposture, ne laissent pas de nous tromper, parce qu'ils se trompent souvent les premiers.

On croit ordinairement que les jugemens téméraires ne sont blâmables que lorsque l'on juge en mal , et que l'on condamne le prochain; et on ne se fait aucun scrupule de juger témérairement en bien , parce qu'il n'y a point en cela de malignité. Mais si c'est une moindre faute, c'en est une néanmoins, parce que c'est toujours une action contraire à la vérité et à la raison.

Il y a un milieu entre juger en mal et juger en bien , qui est de ne juger point : entre blâmer et louer, qui est de ne faire ni l'un ni l'autre. Il faut de la connaissance pour juger en mal, il en faut aussi pour juger en bien et pour louer, et ainsi ce ■qui convient à ceux qui n'en ont point, ,c'est de suspendre leur jugement.

l8 PENSÉES MORALES.

La devise d'un païen était qu'à mesure qu'il vieillissait, il apprenait toujours plu- sieurs choses ; mais un chrétien pourrait en quelque sorte en prendre une toute contraire , et dire qu'à mesure qu'il vieillit dans l'exercice de la vertu, il désapprend toujours plusieurs choses, c'est-à-dire qu'il reconnaît toujours de plus en plus qu'il y a une infinité de choses que le monde avance hardiment , et qu'il soutenait autre- fois avec les autres, comme des vérités cer- taines, qui non seulement ne le sont pas, mais qui sont au contraire très-fausses; ce qui lui donne une aversion extrême de cet air présomptueux et décisif, et de cette multitude de maximes téméraires que des personnes peu éclairées proposent d'ordi- naire sans défiance et sans scrupule.

RÈGLE POUR ÉVITER LES JUGEMENS TÉMÉRAIRES.

Pour éviter Les jugemens téméraires aux- quels on se laisse si facilement aller à l'é- gard des autres, il ny aurait qu'à reniai-

PENSÉES MORALES. I9

quer ce qui nous choque dans ceux que les autres font de nous; car il serait aisé, par ce moyen, de se former certains prin- cipes et certaines maximes pour nous ré- gler dans nos jugemens, en se servant de la délicatesse de l'amour-propre pour les découvrir, et de l'amour de l'équité et de la justice pour en user à l'égard du prochain, après nous être convaincus que nous voulons que les autres en usent envers nous-mêmes.

COMPENSATION DANS LES DIVERSES CONDITIONS.

Toutes les choses du monde se réduisent d'elles-mêmes à une espèce d'équilibre , et les biens et les maux des diverses condi- tions se balancent tellement qu'on les trouve presque dans toutes en une égale proportion. Ainsi l'erreur des hommes consiste principalement en ce qu'ils s'ima- ginent que leur condition est plus heureuse que celle des autres, ou que celle des au- tres au contraire est plus heureuse que la leur. Et la vérité est, que toutes les coiuli-

20 PENSEES MORALES.

tions sont à peu près également heureuses ou malheureuses.

INCERTITUDE DES HOMMES DANS LEUR CONDUITE.

Qui demanderait à tous les hommes ils vont , ils répondraient tous d'une com- mune voix, qu'ils vont à la mort et à l'éternité, que toutes leurs démarches les avancent vers ce terme si effroyable, et qu'ils ne savent pas même si chaque pas qu'ils font ne les y fera point arriver. Car tous ces chemins ont cela de commun, qu'on ne voit point si l'on est proche ou éloigné de leur fin. Mais qui leur deman- derait ensuite pourquoi ils vont par ce chemin, plutôt que par un autre, et quel fondement ont ces maximes par lesquelles ils s'y conduisent, on verrait qu'à peine y ont -ils fait réflexion, qu'ils ont embrassé les premières lueurs qui les ont frappés, que les règles qu'ils suivent n'ont point d'autre source qu'une coutume qu'Us ont embrassée sans examen, <»u des discours

PENSÉES MORALES. 11

téméraires dont ils ont fait des principes, on enfin que leurs passions et leurs ca- prices.

Il n'y a pas seulement une morale de Chrétiens, une morale de Juifs, de Turcs, de Persans, de Brachmanes, de Sabis, de Parsis, de Chinois, de Brasiliens, qui con- siste dans certaines maximes qui sont com- munes à chacune de ces sociétés; mais parmi ceux qui font profession de la même religion, il y a souvent de différentes mo- rales, selon les différentes professions. Les magistrats ont certaines maximes, les gen- tilshommes en ont d'autres ; il y a une mo- rale de soldats, de marchands, d'artisans, de partisans, et même de voleurs, de ban- dits, de corsaires; puisque ces gens ont certaines régies qu'ils observent entre eux aussi fidèlement que les autres hommes ob- servent leurs lois, et qu'ils se font comme les autres une conscience qui approuve leur genre de vie.

Ce qui est admirable , est que les hommes

22 PENSEES MORALES.

reconnaissent qu'ils ont besoin de maître et d'instruction pour toutes les autres choses; ils les étudient avec quelque soin; ils sont dociles envers ceux qui les leur montrent; il n'y a que la science de vivre qu'ils n'apprennent point et qu'ils ne dé- sirent point d'apprendre, ou qu'ils appren- nent avec si peu de soin qu'il semble qu'elle n'en vaille pas la peine.

SUR LE DANGER DES ENTRETIENS DES HOMMES.

Ce que l'on appelle honneur en générai n'a presque point d'objet certain. Les hom- mes le placent ils veulent, selon leur fan- taisie , et il y a peu de choses honorables qui ne puissent devenir honteuses par un autre tour d'imagination. De sorte que, quoiqu'il ne dépende pas de l'opinion de nous faire aimer l'honneur, et que cette inclination soit naturelle, il dépend néan- moins de l'opinion de l'attacher à une chose plutôt qu'à une autre.

PENSÉES MORALES. 23

Pour ce qui est des choses temporelles, la concupiscence les approche des hommes, et les leur fait vivement sentir : et la viva- cité de ce sentiment, jointe à l'ardeur qu'ils aperçoivent dans les autres pour ces mêmes choses, augmente infiniment l'idée qu'ils en ont. Ils n'en jugent plus par leur prix véritable, mais par ce prix qu'elles ont dans l'opinion des hommes. Ainsi, en s'ex- citant les uns les autres à Fenvi à les ai- mer et à les concevoir comme grandement estimables, elles remplissenl premièrement leur esprit, et ensuite tout leur cœur.

Il suffit de voir qu'une chose est aimée et désirée de plusieurs personnes, pour croire qu'elle mérite de l'être, puisqu'en la possédant, on se regarde comme envi- ronné de tous les jugemens avantageux de cette foule de gens qui nous jugent heureux de la posséder.

Nos chutes viennent ordinairement de nos faux jugemen?; nos faux jugemens de nos fausses impressions; et ces fausses im-

24 PENSÉES MORALES.

pressions du commerce que nous avons les uns avec les autres par le langage.

Les hommes en sont venus jusqu'à un tel point de corruption, qu'il n'est point honteux parmi eux de n'être pas homme de bien. Un homme dit, sans crainte de se déshonorer, qu'il ne vaut rien. Il le dit pour le faire croire. On le croit; et ce qui est étonnant, on ne l'en estime pas moins, on n'en a pas même pitié. C'est que l'on attache uniquement son esprit à une cer- taine honnêteté apparente qu'il v a dans cet aveu de bonne foi de son dérèglement, et que l'on ne passe pas plus avant. C'est toute l'impression que nous font ces sortes de discours.

Les discours des hommes sont pleins d'illusions et de tromperies. On v loue ce qu'il faut mépriser, et on y méprise ce qu'il faut louer. On y porte à désirer ce qu'il faut fuir, et à craindre ce qui n'est point à craindre. On y représente comme heureux ceux que l'on doit regarder comme misé-

PENSEES MORALES. 2.5

râbles , et comme misérables ceux que l'on doit regarder comme les plus heureux des hommes. Et ce qui est étrange , est que les discours des gens de bien ne son t pas exempts de cette séduction , parce qu'ils empruntent du monde son langage en plusieurs occa- sions, et qu'ils sont môme souvent obligés de l'emprunter; car on ne les entendrait pas, si leur langage était si différent de celui des autres.

Qu'est-ce que cette gloire humaine qui fait tant d'impression sur nos esprits, et qu'est-ce qu'elle a de réel et de solide de- vant Dieu? Elle consiste toute dans la vue de quelque jugement avantageux, que d'au- tres portent de nous : et ces personnes sont d'ordinaire des gens qui nous connaissent peu , qui nous aiment peu , et dont le juge- ment n'est ni fort solide, ni fort estimable par notre aveu même : de sorte que sou- vent nous les méprisons en toute autre chose. Ces jugemens nous sont d'ailleurs entièrement inutiles. Ils n'ajoutent rien ni à notre âme, ni à notre corps : ils ne di-

3

l6 PENSÉES MORALES.

minuent aucun de nos maux ; ils ne serveiit qu'à nous tromper, en nous portant à juger de nous, non sur la vérité, mais sur l'opi- nion d'autrui; et après nous avoir amusés durant la vie, ils disparaissent tout d'un coup à l'heure de notre mort, parce que nous perdons alors le sentiment de toutes ces choses. Voilà ce que c'est que cette fu- mée et cette vapeur qui nous enfle et qui nous remplit.

LA GRANDEUR ET LA JUSTESSE D'ESPRIT.

Qu'est-ce donc qu'avoir de l'esprit? Il en faut juger par la comparaison de la vue du corps , qui est l'image de celle de l'Âme. Avoir bonne vue , c'est voir les choses telles qu'elles sont, c'est-à-dire les grandes comme grandes, et les petites comme petites. Ceux qui verraient une montagne comme une fourmi, et une fourmi comme une monta- gne, auraient très-mauvaise vue. Il en est de même des esprits : ceux qui conçoivent les grandes choses, c'est-à-dire les choses spirituelles, comme grandes, et d'une ma-

PENSÉES MORALES. 27

uièrc plus vive et plus lumineuse, et qui voient les petites, c'est-à-dire celles du monde, dans leur petitesse naturelle, sans les grossir ni les augmenter par leur ima- gination, sont les grands esprits et les es- prits justes.

l'amour-propre.

Nous désirons d'être aimés pour nous aimer encore davantage. L'amour des au- tres envers nous fait que nous nous jugeons plus dignes d'amour, et que notre idée se présente à nous d'une manière plus aimable. Nous sommes bien aises qu'ils jugent -de nous comme nous en jugeons nous-mêmes, parce que notre jugement, qui est toujours faible et timide quand il est tout seul , se rassure quand il se voit appuyé de celui d'autrui , et ainsi il s'attache à soi-même avec d'autant plus de plaisir, qu'il est moins troublé par la crainte de se tromper.

C'est une chose dure d'être méprisé et condamné par les autres, mais il est encore

28 PENSÉES MORALES.

plus dur d'être méprisé et condamné par soi-même; parce qu'il n'y a personne que nous aimions mieux que nous, et dont nous désirions davantage l'estime et l'appro- bation.

DES RUSES DE l'aMOUR-PROPRE.

Qui laisserait agir l'aniour-propre, il ne manquerait pas, lorsqu'il est obligé de re jeter de fausses louanges, de se dédomma- ger de ce désaveu par d'autres qui pour- raient passer pour vraies. Après s'être pro- curé la gloire de la sincérité , il saurait bien retenir une partie de Thonneur qu'on lui voulait faire. S'il désavouait de faux titres, il en substituerait d'autres véritables; et re- connaissant qu'il n'a pas les qualités qu'on lui voudrait donner, il en mettrait en vue d'autres qui feraient à peu près le même effet.

LA GRANDEUR.

Les hommes ont des instincts tout con- traires à l'égard de la grandeur, qui nais

PENSEES MORALES. 29

sent néanmoins également de leur corrup- tion naturelle. Ils l'aiment, ils la haïssent, ils l'admirent, ils la méprisent; ils l'aiment, parce qu'ils y voient tout ce qu'ils désirent, les richesses, le plaisir, l'honneur, la puis- sance. Ils la haïssent, parce qu'elle les ra- baisse et les humilie, et qu'elle leur fait sentir la privation ils sont de ces biens qu'ils aiment. Ils l'admirent, parce qu'ils en sont éblouis; ils la méprisent aussi quel- quefois, ou ils font semblant de la mépriser, afin de s'élever dans leur imagination au- dessus des grands, et de se bâtir ainsi une grandeur imaginaire, par le rabaissement de ceux qui sont l'objet de l'admiration des personnes du commun.

Le mépris humain de la grandeur ne se rencontre d'ordinaire qu'en certaines gens qui couvrent leur orgueil du nom de phi- losophie, et qui ne pouvant satisfaire leur ambition en se faisant grands, tâchent de satisfaire leur malignité en rabaissant ceux qui le sont. Puisque nous ne pouvons par- venir a la grandeur, vengeons-nous à en mé-

V

3o PENSÉES MOKA] Es.

dire, disait assez agréablement Montaigne, pour exprimer ce sentiment naturel d'or- gueil.

Les hommes ont une telle opposition à s humilier sous d'autres, et à les reconnaî- tre pour plus grands qu'eux, que pour y accoutumer leur âme , il faut en quelque sorte y accoutumer leur corps, afin que l'âme en prenne insensiblement le pli et la posture, et passe de la cérémonie à la vé- rité. Et c'est pourquoi il a été bon que ces respects extérieurs fussent incommodes , parce que autrement elle ne se serait pas aperçue qu'ils sont destinés à honorer les grands , et elle aurait pu s'y attacher pour le seul plaisir ou pour la commodité qu elle y aurait trouvée, et les rendre ainsi indif- féremment à tout le monde; ce qui n'aurait point produit cet effet, d'imprimer insen- siblement dans l'esprit des sentimens de révérence pour ceux qu'on honore de cette soi te.

L'honueui attaché à la condition des

FESSEES MORALES. 3l

grands fait honorer leurs vices s'ils sont vicieux, et fait de même honorer toutes les vertus lorsqu'elles paraissent en eux. I.a modestie dans les habits, la fuite des diver- tissemens dangereux, l'observation exacte des lois de l'Église, ne passent plus pour honteuses, lorsque les grands en font une publique profession. En les imitant, on se croit à couvert de la moquerie des hommes, et l'on fait gloire de suivre ceux que la gloire suit toujours.

Cette grandeur fait que dès leur jeunesse les grands sont accoutumés à voir que tout le monde leur cède et se rend à toutes leurs inclinations, et cela leur persuade insensi- blement que tous ces gens, qui leur témoi- gnent tant de déférence et tant de respect, ne sont nés que pour eux, et pour contri- buer ou à leur divertissement ou à leur grandeur. Ainsi, ils croient n'avoir autre chose à faire qu'à en jouir et à travailler à l'augmenter, en faisant servir à cette fin toutes les personnes qui sont dans leur dé- pendance; et il ne leur vient presque jamai> rlans l'esprit que cpUc grandeur, et ton- i es

32 PENSÉES MORALES.

autres biens qu'ils possèdent, ne sont au -contraire destinés, par l'ordre de Dieu, que pour servir ceux qui leur sont assujettis.

On voit ordinairement que les grands qui ont les vices des grands, sont tellement oc- cupés de leur grandeur, et que toutes leurs pensées se renferment tellement en eux- mêmes, qu'ils ne rendent presque jamais aucun service gratuit à personne. Ils sont avares de leur recommandation comme de leur bien, de peur que s'ils obtenaient, quel- ques grâces pour les autres, on ne leur en tînt compte sur celles qu'ils espèrent pour eux-mêmes : ce qui fait que leurs plus in- times amis n'osent leur demander leur fa- veur dans leurs affaires, à moins qu'ils ne l'aient achetée par des services réels, et que ce soit plutôt une récompense qu'une grâce. Ainsi ils font véritablement trafic de leur crédit et de leurs paroles ; et l'on peut dire, sans leur faire tort, qu'ils ne sont que des marchands d'une condition plu-, relevée.

La vtr itf cherche quelquefois les petits

PENSÉES MORALES. 33

et elle se présente à eux sans qu'ils la de- mandent; mais il faut que les grands la cherchent avec grand soin, et qu'ils aillent au-devant d'elle, s'ils la veulent trouver en f-e monde.

DES LIVRES.

Il y a des poisons dans les livres, qui sont visibles et grossiers. Il y en a d'invi- sibles et de cachés. Il y a des livres qui sont, tout empestés, et d'autres qui ne sont cor- rompus qu'en certaines parties, et il y en a peu qui ne le soient en cette manière. Car les livres sont les ouvrages des hommes; et la corruption de l'homme se mêle dans la plupart de ses actions. Et comme elle con- siste dans l'ignorance et dans la concupis- cence, presque tous les livres se ressentent de ces deux défauts.

Ils se ressentent de son ignorance par les maximes fausses qui y sont semées. Ils se ressentent de la concupiscence, parce que les passions qui nous possèdent s'impriment dans nos livres, et portent ensuite cette im-

3 4 PENSÉES MORALES.

pression insensible jusque dans l'esprit de ceux qui les lisent.

de l'éducation d'un prince, et de l'enseignement en général.

Un prince n'est pas à lui, il est à l'État; Dieu le donne aux peuples en le faisant prince : il leur est redevable de tout son temps. Et sitôt qu'il est capable de discer- nement, il commet une double faute, s'il ne s'applique avec tout le soin qu'il peut aux études et aux exercices qui servent à le disposer à s'acquitter des devoirs d'un prince. Car il ne se fait pas seulement tort à soi-même, en abusant de son temps, mais il fait tort à l'État, auquel il le doit.

Former le jugement, c'est donner à un esprit le goût et le discernement du vrai ; c'est le rendre délicat à connaître les faux raisonnemens un peu cachés ; c'est lui ap- prendre à ne se pas éblouir par un vain éclat de paroles vides de sens, à ne se payer pas de mots ou de principes obscurs , à ne •ic satisfaire jamais qu'il n'ait pénétré jus-

PENSÉES MORALES. Vj

qu'au fond des choses ; c'est le rendre subtil à prendre le point dans les matières embarrassées , et à discerner ceux qui s'en écartent ; c'est le remplir de principes de vérité qui lui servent à la trouver dans toutes choses, et principalement dans celles dont il a le plus de besoin.

La morale est la science des hommes, et particulièrement des princes, puisqu'ils ne sont pas seulement hommes, mais qu'ils doivent aussi commander aux hommes , et qu'ils ne le sauraient faire s'ils ne se con- naissent eux-mêmes , et les autres daus leurs défauts et dans leurs passions, et s'ils ne sont instruits de tous leurs devoirs. C'est donc dans cette science qu'il les faut prin- cipalement former. Comme l'usage en doit être continuel, l'étude en doit être conti nuellc. On ne saurait trop tôt la commen- cer, parce qu'on ne peut trop tôt commen- cer à se connaître, et elle est d'autant plus rommode , que toutes choses y peuvent servir; car on trouve partout les hommes et leurs défauts.

36 PENSEES MORALES.

Rfen n'est si difficile que de se propor- tionner à l'esprit des enfans , et c'est avec raison qu'un homme du monde Montaigne) dit que c'est l'effet dune âme bien forte et bien élevée de se pouvoir accommoder à ces allures puériles. Il est facile de faire des discours de morale pendant une heure : mais d'y rapporter toujours tontes choses, sans qu'un enfant s'en aperçoive et s'en dé- goûte, c'est ce qui demande une adresse qui se trouve en peu de personnes.

On doit considérer que le temps de la jeunesse est presque le seul temps la vérité se présente aux princes avec quelque sorte de liberté ; elle les fuit tout le reste de leur vie. Tous ceux qui les environnent ne conspirent presque qu'à les tromper, parce qu'ils ont intérêt de leur plaire, et qu'ils savent que ce n'en est pas le moyen que de leur dire la vérité. Ainsi leur vie n'est pour l'ordinaire qu'un songe, ils ne voient que des objets faux et des fantômes trompeurs. Il f.iut donc qu'une personne chargée de V'instruction d'un prince se représente sou

PENSÉES MORALES. $",

vent que cet enfant, qui est commis à ses soins , approche d'une nuit la vérité l'a- bandonnera , et qu'il se hâte ainsi de lui dire et de lui imprimer par avance dans l'es- prit tout ce qui est le plus nécessaire pour se conduire dans les ténèbres que sa condi- tion apporte avec soi par une espèce de nécessité.

L'instruction a pour but de porter les esprits jusqu'au point ils sont capables d'atteindre. Elle ne donne ni la mémoire, ni l'imagination, ni l'intelligence ; mais elle les cultive toutes en partie en les fortifiant l'une par l'autre. On aide le jugement par la mémoire, et l'on soulage la mémoire par l'imagination et le jugement.

I.A RHÉTORIQUE.

La vraie rhétorique est fondée sur vraie morale, puisqu'elle doit toujours im- primer une idée aimable de celui qui parle, et le faire passer pour honnête homme : ce qui suppose que l'on sache en quoi con- siste l'honnêteté, et ce qui nous l'ait aimei

38 PESSÉES MORALES.

C'est mal parler que de se faire ou haïr, ou mépriser en parlant. Et cette règle oblige d'éviter tout ce qui ressent la vanité, la lé- gèreté, la malignité, la bassesse, la bruta- lité, l'effronterie, et généralement tout ce qui donne l'idée de quelque vice et de quel- que défaut d'autrui.

l'éloquence.

Il y a deux sortes de beautés dans l'élo- quence, auxquelles il faut tâcher de rendre les enfans sensibles. L'une consiste dans les pensées belles et solides, mais extraordi- naires et surprenantes. Lucaiu , Sénèque et Tacite sont remplis de ces sortes de beautés.

L'autre, au contraire, ne consiste nulle- ment dans les pensées rares, mais dans un certain air naturel, dans une simplicité fa- cile, élégante et délicate, qui ue bande point l'esprit, qui ne lui présente que des images communes, mais vives et agréables, et qui sait si bien le suivre dans ses mouvemens, qu'elle ne manque jamais de Lui proposer sur chaque sujet les objets dont il peut

PENSÉES MORALES. 3o,

être touché, et d'exprimer toutes les pas- sions et les mouvemens que les choses qu'elle représente y doivent produire. Cette beauté est celle de Térence et de Virgile; et l'on voit , par là, qu'elle est encore plus difficile que l'autre, puisqu'il n'y a point d'auteurs dont on ait moins approché que de ces deux- là.

Si l'on ne sait mêler cette beauté natu- relle et simple avec celle des grandes pen- sées, on est en danger d'écrire et de parler d'autant plus mal, que l'on s'étudiera da- vantage à bien écrire et à bien parler : et plus on aura d'esprit , plus on tombera dans un genre vicieux. Car c'est ce qui fait qu'on se jette dans le style des pointes, qui est un très-mauvais caractère. Quand même les pensées seraient solides et belles en elles- mêmes, néanmoins elles lassent et accablent l'esprit, si elles sont en trop grand nombre , et si on les emploie en des sujets qui ne les demandent point. Sénèque qui est admira- ble, étant considéré par parties, lasse l'es- prit quand on le lit tout de suite; el je crois que si Quintilien a dit de lui avec rai-

4o PENSEES MORALES,

son qu'il est rempli de défauts agréables, abundat dulcibus vitiis, on en pourrait dire, avec autant de raison, qu'il est rempli de beautés désagréables par leur multitude et par le dessein qu'il paraît avoir eu de ne dire rien simplement, et de tourner tout en forme de pointe. Il n'y a point de défauts qu'il faille plus faire sentir aux enfans lors- qu'ils sont un peu avancés, que eclui-là, parce qu'il n'y en a point qui fasse plus perdre le fruit des études , en ee qui regarde le langage et l'éloquence.

INCERTITUDE DES TRAVAUX DE l'uOMME.

Operosè nîhil agant : Ces gens se remuent toujours sans rien avancer. C'est la plus gé- nérale devise des hommes. Ils s'empressent, et leur empressement se termine à rien; ils tout des châteaux de carte que le vent em- porte. Pour travailler, il faut connaître le but de son travail. Ct lui '/ni cherche le bien a raison de se lever avant le jour y dit l'E- criture; mais si on n< sait pas esl lf bien, I- vain se léve-t-on (\\\ matin pour l'aller

PENSÉES MORALES. 4l

chercher. Les gens actifs n'avancent pas j)Ins que les paresseux, quand ni les uns ni les autres ne savent ce qu'il faut faire.

En suis-je bien plus heureux pour savoir ce que les philosophes m'apprennent de la nature de l'âme, de son siège, de sa durée? C'est un air, disent-ils, c'est un feu, c'est une lumière , c'est une harmonie , c'est une quintessence, c'est un esprit, c'est une par- tie de l'âme du monde. Elle est dans le cœur, dans le ventre, dans le cerveau, dans une glandule du cerveau. Elle passe d'un corps à un autre, elle s'envole en haut, elle descend en bas, elle pérît, elle demeure long-temps, elle subsiste toujours, elle de- vient Dieu, elle devient démon. Me voilà bien avancé; mais je veux que ce soient des vérités. Sont-cc des vérités qui me soient utiles et auxquelles j'aie raison de prendre intérêt?

J>E LA CONNAISSANCE DE SOI-MEME ET DES AUTRES.

I /homme veut se voir, parce qu'il csl vain ; il évite de se voir, parce qu'étant vain,

4*

42. PENSÉES MORALES-

il ne peut souffrir la vue de ses défauts et de ses misères. Pour accorder donc ces dé- sirs contraires, il a recours à un artiûce di- gne de sa vanité , par lequel il trouve moyen de les contenter tous deux en même temps. C'est découvrir d'un voile tous ses défauts, de les effacer en quelque sorte de l'image qu'il se forme de lui-même, et de n'y laisser que les qualités qui le peuvent relever à ses propres yeux. S'il ne les a pas effectivement, il se les donne par son imagination: et, s'il ne les trouve pas dans son propre être, il les va chercher dans les opinions des hom - mes, ou dans les choses extérieures qu'il attache à son idée, comme si elles en fai- saient partie; et par le moyen de cette illu- sion , il est toujours absent de lui-même et présent à lui-même; il se regarde continuel- lement, et il ne se voit jamais véritablement, parce qu'il ne voit, au lieu de lui-même, que le vain fantôme qu'il s'en est formé.

Un capitaine, en se regardant soi-même, \oii un fantôme à cheval, qui commande à des soldats. Un prince \oit un homme ri

PENSÉES MORALES. l\li

chement vêtu, qu'on regarde avec respect, et qui se fait obéir par quantité de gens. Un magistrat voit un homme revêtu des ornemens de sa dignité, qui est révéré des autres hommes, parce qu'il est en état de les obliger ou de leur nuire. Une femme vaine se représente une idole qui charme par sa beauté ceux qui la voient. Un avare se voit au milieu de ses trésors. Un ambi- tieux se représente entouré de gens qui s'a- baissent sous sa grandeur. Et ainsi , chacun n'a pour but, dans toutes ses actions dont l'amour-propre est le principe, que d'atta- cher toujours à l'idée qu'il a de lui-même de nouveaux ornemens et de nouveaux titres.

D'où pensez -vous que vient cet ennui qui accable ceux qui ont été dans les grandes places, quand on les réduit à vivre en re- pos dans leur maison ? Ce n'est pas seule- ment de ce qu'ils s'y voient trop, et que la vue de leurs misères et de leurs défauts les y vient troubler. Peut-être que c'est une des causes de leur chagrin, mais ce u'esl pas la seule, (l'est aussi parce qu'ils i

4 » PENSEES MORALES.

voient pas assez et qu'il y a moins de choses qui renouvellent l'idée de leur moi. Cette idée faisait leur plaisir dans leur fortune , et l'absence de ce plaisir fait leur chagrin pendant ce qu'ils appellent disgrâce.

La principale distinction des grands et des petits , de ceux qui ont de la réputation et de ceux qui n'en ont pas, c'est qu'il y a plus de gens qui font le portrait des uns <jue des autres. Que de gens font le portrait d'un prince! Tout son royaume, tous les pays étrangers sont pour lui une académie de peintres, dont il est le modèle. Ceux qui en sont plus éloignés ne le représentent que par des traits plus grossiers. Ceux qui en sont plus près en font des portraits plus yifs et plus ressemblans. Un homme du commun, au contraire, qui vit dans sa fa- mille, n'est peint que par le petit nombre de ceux qui le connaissent ; et les portraits qu'on fait de lui ne sortent guère hors de l'enceinte de sa ville.

Que Ton choisisse le plus grand et le plus orieilX homme du monde, et qu'on lui

PENSÉES MORALES. 4^

donne un esprit assez étendu pour contem- pler tout à la fois toute cette variété de ju- gemëns qu'on fait de lui , et pour jouir plei- nement de tout le spectacle des pensées et des mouvemens qu'il excite dans les autres, il n'y a point de vanité qui puisse subsister à cette vue. Pour un petit nombre de juge- mens avantageux, il en verrait une infinité qui lui déplairaient. Il verrait que les sen- timens qu'il dissimule , ou qu'il ne connaît point, sautent aux yeux de la plupart des gens ; que souvent ils ne s'entretiennent d'autre chose, et qu'on ne le regarde que par cet endroit. Il verrait que le monde est bien peu touché de toutes ces belles qualités dont il se flatte; que les uns ne les voient seulement pas, les autres les regardent avec froideur, les autres n'y remarquent que ce qu'elles ont de défectueux , les autres les obscurcissent et les défigurent en y joignant des défauts qu'ils connaissent en lui; et que de tout cela il se forme un portrait qui n'est propre qu'à faire mourir son orgueil.

On entend parler à toute heure avec me-

46 PENSÉES MORALES.

pris de gens qui se trompent eux-mêmes. On voit qu'ils sont l'objet ordinaire de la moquerie des hommes. Car il n'y a rien de plus ridicule qu'un homme trompé par sa propre vanité. Cependant on ne pense point qu'on est soi-même cet homme trompé et ridicule, qu'on dit peut-être de nous eu notre absence ce qu'on dit des mitres de- vant nous, que nous y donnons autant de sujet qu'eux, et qu'il n'y a pas d'apparence qu'on ait plus d'égards pour nous que pour tous les autres.

Que dirait-on d'un homme qui, voyant tous les jours son image dans un miroir, et s'y regardant sans cesse, ne s'y recon- naîtrait jamais et ne dirait jamais, me voilà? Ne laccuscrait-on pas d'une stupidité peu différente de la folie? C'est néanmoins ce que font tous les jours les hommes, et c'est même l'unique secret qu'ils ont trouvé pour se rendre heureux. Ils voient à tous mo- mens l'image de leurs propres défauts dans rcux di1 tous les autres, et ils ne les v ven - lent jamais reconnaître.

PENSÉES MOHAEES. 47

Le principe général de l'amour-propre, c'est qu'on ne peut rien condamner en nous par un mouvement d'équité et de justice, Ainsi , dès-lors que quelqu'un fait voir qu'il ne nous approuve pas en tout, on lui atta- che l'idée de prévention, de jalousie, ou quelque autre, encore moins favorable. Et comme personne n'aime à se faire regarder ainsi , il se forme parmi les hommes une espèce de conspiration à se dissimuler les sentimens qu'ils ont les uns des autres, et il n'y a pas d'accord mieux gardé que ce- lui-là, parce qu'il est fondé sur un senti- ment propre, dont il v a peu de personnes qui soient exemptes.

On ne dit pas la vérité aux grands , parce qu'on a intérêt de la leur cacher; on ne la dit pas non plus aux petits, parce qu'on n'a pas assez d'intérêt de la leur dire.

Au lieu que la charité oblige à avertir les personnes mêmes de leurs défauts, pour leur donner moyen de s'en corriger, et à les cacher aux autres, pour ne pas blesser

48 PENSÉES MORALES.

leur réputation, on fait d'ordinaire tout le contraire, et l'on parle de ces défauts à tout le monde, à l'exception de ceux-là seule- ment qu'il serait utile d'en avertir.

Il ne fout presque rien à l'amour-propre pour prendre parti. Il se fait des intérêts secrets dans les choses mêmes il ne pa- raît point en avoir. Les moindres avances, les moindres engagemens, les moindres vues de plaire ou de déplaire, suffisent pour oter l'équilibre, et pour porter l'esprit à ne cher- cher des raisons que d'un côté. Combien y en a-t-il , par exemple , qui n'ont point d'au- tres raisons de demeurer dans un sentiment, sinon qu'il faudrait quelque peine à exa- miner les raisons contraires? Ils fuient le travail de s'instruire, parce qu'il serait pé- nible; ils veulent juger et décider, parce qu'ils veulent paraître savans; et pour sa- tisfaire tout ensemble ces deux inclinations, ils supposent, sans. autre examen, que ce qu'ils ont appris est vrai.

Le inonde esl plein de gens qui reniai-

PENSÉES MORALES. 49

quent les défauts des autres avec un discer- nement admirable , qui ne leur pardonnent rien, et qui, était sujets aux mêmes ou à de plus grands défauts qu'eux , n'y font pas la moindre réflexion. Les personnes les plus vaines ne laissent pas de se moquer de la vanité des autres ; les plus trompés se rient de ceux qu'ils croient trompés ; les plus in- justes reprochent aux autres leur injustice; les plus aigres font des leçons de douceur; les plus prévenus parlent avec force contre les préventions; les plus opiniâtres sont les premiers à accuser les autres d'opiniâtreté. Ii est bien difficile qu'on n'ait pas envie d'avertir ces sortes de gens qu'ils feraient bien de se dire à eux-mêmes ce qu'ils di- sent aux autres , et de se reconnaître dans les portraits qu'ils en font. Nosce te Ipsum.

Comme l'ignorance de soi-même est la source de tous les vices, on peut dire que la connaissance de soi-même est le fonde- ment de toutes les vertus.

La prudence dépend tellement de la con-

5o PENSÉES MORALES.

naissance de soi-même, qu'on ne fait guère de fautes d'imprudence, que parce qu'on ne se connaît pas assez. Car la plupart des entreprises mal concertées et des desseins téméraires viennent de la présomption de ceux qui les forment, et cette présomption vient de l'aveuglement ils sont à l'égard d'eux-mêmes.

Qu'on fasse réflexion sur ceux qui rem- plissent les charges et les emplois du monde et sur le lieu qu'ils occupent, et l'on trou- vera que presque personne n'est bien placé. Combien y a-t-il de gens qui, n'ayant que des bras et point de tète, choisissent des emplois qui auraient besoin de tête et non de bras? Combien y en a-t-il qui, n'étant nés que pour obéir, et non pour conduire, occupent des places il est besoin de con- duire, et non d'obéir? Combien v en a-t-il qui s'engagent dans des ministères qui sont au-dessus de leur lumière, de leur force et de leur vertu? Et combien peu s'en retirent par la connaissance de leur incapacité? Cha- cun se croit capable de tout, et ne born<-

PENSÉES MORALES. 5l

ses prétentions que par l'impuissance il se trouve de s'élever plus haut.

Si tout ce qui est clans l'esprit d'un flat- teur était développé et exprimé, on le pour - rait réduire à cet étrange compliment : « Ne vous imaginez pas, monsieur, que je croie rien des louanges que je vous donne. J'ai pour vous tout le juste mépris que vous méritez; mais comme je sais que vous êtes assez vain pour croire qu'on ait dans le cœur les sentimens d'estime que je vous témoigne , et que l'amour excessif que vous avez pour vous - même vous pourra dis- poser par à me faire les grâces que je souhaite , j'ai cru , pour les obtenir, devoir employer un moyen qui devrait attirer tout le contraire. » Voilà ce que les grands pour- raient voir dans l'esprit de la plupart des gens qui les louent, s'ils savaient joindre aux expressions de ces flatteurs ce qu'ils pourraient connaître de leurs pensées.

Il y a bien des gens qui ne font guère ce qu'il faut pour se faire aimer; mais il ay

52 PENSÉES MORALES.

en a point qui ne soient bien aises d'être aimés , et qui ne regardent avec plaisir dans les autres cette pente du cœur tourné vers eux qui est ce qu'on appelle amour. Que, s'il ne paraît pas qu'on travaille fort à s'at- tirer cet amour, c'est qu'on aime encore mieux imprimer dos sentimens de crainte et d'abaissement sous sa grandeur, ou que, désirant avec trop de passion de plaire à certaines gens , on se met moins en peine de plaire aux autres.

Quiconque se loue et étale ce qu'il croit avoir de bon, prétend par appliquer les autres à soi, et c'est à peu près la même chose que s'il les priait bonnement de lui donner des louanges et de le regarder avec estime et avec amour.

A force de regarder certaines actions comme capables de nous attirer l'infamie publique et l'aversion des honnêtes gens, il s'en forme dans l'esprit une idée coufuse, qui nous les représente comme haïssables, aans que l'esprit démêle pourquoi, et cetti

PENSÉES MORALES. 53

idée suffit pour exciter dans le cœur un mouvement d'aversion et d'éloignement.

Ce serait une chose infinie que de mar- quer en particulier toutes les instructions que nous pouvons tirer du commerce des hommes et de la considération de leurs ac- tions.

Il sufat de dire, en général, qu'il n'y a point de livre qui en fournisse un si grand nombre ni de si variées, et que les meilleurs livres mêmes ne consistent presque que dans les réflexions que des gens éclairés ont faites sur la conduite des hommes , et que nous pourrions faire comme eux , si nous y étions appliqués ; qu'elles ne se tirent pas seule- ment de l'exemple des personnes illustres, ni des actions éclatantes, mais des personnes les plus basses et des actions les plus ordi- naires ; qu'on peut apprendre à connaître les hommes et à se connaître par la con- duite de ses serviteurs , par les entretiens des paysans , des artisans , des hommes , des femmes, et des esprits les plus petits et

les plus bornés.

5*

54 PENSEES MORALES.

DES RAPPORTS.

Il y en a qui ne manquent jamais, quand ils veulent qu'une chose ne soit pas redite, d'exiger expressément le secret. Et la cou- tume n'en est pas mauvaise , parce que cela applique davantage l'imagination de ceux à qui on parle et les exempte de la peine de discerner s'ils peuvent ou ne peuvent pas rapporter ce qu'on leur a dit; puisqu'a- près avoir promis expressément le secret, il n'y a plus à délibérer. Mais, outre que cette précaution serait assez incommode dans un long entretien , et qu'il y en a même qui seraient choqués qu'on eût si peu de confiance en leur discrétion, il est difficile de la pratiquer toujours, et il faudrait pour cela une application dont bien des gens ne sont pas capables. Il faut donc que le se- cret naturel supplée au défaut d'un enga- gement exprès, n'y ayant que cette seule différence entre l'obligation naturelle au seeret et celle qui vient d'une promesse expresse, que dans la dernière on ne laisse

PENSÉES MORALES. 55

pas à celui qu'on y engage la liberté de dis- cerner s'il peut ou ne peut pas rapporter ce qu'on lui a dit, au lieu que dans l'autre on s'en remet à sa discrétion , et l'on sup - pose qu'il aura assez d'honnêteté pour ne rapporter pas ce qu'il jugera être pré- judiciable à celui dont il a appris ce qu'il sait.

On corrige à tout moment, dans ce qu'on écrit, des équivoques qui s'y glissent, de peur qu'elles ne portent de faux sens dans l'esprit des autres. On prévient les doutes qui se peuvent exciter dans leur esprit sur ce qu'on leur propose, et les fausses con- séquences qu'ils en pourraient tirer : et avec tout cela, on n'évite pas toujours que ce qu'on écrit ne soit mal pris et mal entendu, et qu'on ne soit obligé à de longs éclaircis- semens. Que doit-il arriver dans des entre- tiens passagers, l'on n'apporte ni soin ni application, ni précaution; l'on n'ex- prime la plupart des choses qu'imparfaite- ment, et s'en remettant souvent à l'intelli- gence de ceux à qui l'on parie?

56 PENSÉES MORALES.

Le sens de nos expressions n'est pas tout renfermé dans les termes dont on se sert pour s'exprimer : il dépend quelquefois des discours qui l'ont précédé. Un ton, une in- flexion, un geste, un air du visage, en changent la signification, et souvent même il dépend des pensées de ceux à qui l'on parle: de sorte que, si faute d'attention, ils ne prennent pas garde à cette suite, à ce ton, à cet air, ou si l'on s'est trompé en leur at- tribuant certaines pensées qu'ils n'avaient point et qui faisaient néanmoins partie du sens, ils se trompent presque nécessaire- ment dans l'intelligence de ce qu'on leur dit, et conçoivent tout un autre sens que celui qu'on leur voulait faire concevoir.

Le monde est naturellement si malin , qu'il seconde toujours ceux qui veulent dé- truire la réputation d'autrui; et s'il a quel- quefois de l'estime pour certaines gens, c'est on quelque sorte malgré lui et contre sa première inclination : de sorte qu'il est tou- jours bien aise qu'on lui aide à se défaire de cette estime , comme d'une chose qui

PENSÉES MORALES. S1]

l'incommode. Qu'y a-t-il donc de plus ri- dicule que de se repaître de cette vaine fu- mée , et d'en faire la fin de ses actions et de ses travaux?

SUR LES SOUPÇONS.

Il y a des gens, qui n'osent s'éclaircir de leurs soupçons, de crainte de choquer ceux dont ils les ont conçus, en s'en ouvrant à eux. Mais il y a bien de l'apparence que l'amour-propre a plus de part dans cette reserve que la charité. La charité n'est pas si timide, parce qu'elle ne suppose pas si facilement que ceux à qui l'on expose ces soupçons s'en puissent blesser. Elle croirait leur faire injure de leur attribuer une déli- catesse aussi injuste que celle-là. Elle sait même entrer dans ces éclaircissemens d'une manière si simple et si humble, qu'il est presque impossible de s'en blesser. Car, bien loin de faire paraître de l'attache à ces soupçons, elle fait voir au contraire qu'elle ne désire rien davantage que de les quitter en changeant de sentiment. On ne s'offensr

58 PENSÉES MORALES.

guère contre ceux qui demandent à être éclaircis avec cet esprit-là.

SUR LES MAUVAIS PREDICATEURS.

Il y a des prédicateurs qui choquent lçs auditeurs inteliigens et judicieux, en s'é- criant mal à propos sur de petites choses, en s'échauffant sur des sujets qui ne le méritent pas , et en faisant paraître je ne sais combien de faux mouvemens qui in- commodent étrangement ceux qui ont l'idée de la justesse, aussi bien pour les mouve- mens que pour les choses Ce qui les dé- tourne du droit chemin , et qui les jette dans la fausse éloquence , dans les pensées vaines et de nulle édification, est souvent qu'ils ont d'autres vues que celles qu'ils de- vraient avoir en sf acquittant de leur minis- tère. Us veulent paraître savans, éloqucns, habiles; ils se piquent de bel-esprit, en un mot, ils parlent pour eux-mêmes, et non pour leurs auditeurs; et en parlant de la sorte, ils ne parlent souvent ni pour les au- diteurs, ni pour eux- mêmes.

PENSÉES MORALES. 69

SUR LA MORT.

Qu'est-ce que la vie dc^ hommes, qu'un combat perpétuel contre la mort? L'on ne mange que pour ne* point mourir de faim. L'on ne boit qu'afin de ne pas mourir de soif. L'on ne dort que pour s'empêcher de mourir par le défaut de sommeil. L'on ne travaille que pour repousser la mort que la disette nous pourrait causer. L'on ne se repose qu'afin de ne pas mourir de lassi- tude. L'on est donc sans cesse aux prises avec la mort. En étant ainsi obligés de faire de continuels efforts pour la repousser, il est bien étrange que nous puissions nous empêcher d'y penser.

L'image de la mort, quand elle est pro- che et certaine, ébranle les plus intrépides et les plus fermes. Et quand on annonce à quelqu'un qu'il n'a plus que fort peu de temps à vivre , on est bien plus en peine de modérer la crainte qu'il en conçoit que de le porter à y penser.

ÔO PENSEES MORALES.

Ou peut prévoir ordinairement la chute des bâtimens , parce que Ton en voit pres- que toutes les parties , et il y a des voies certaines de s'en assurer quand on en doute. Mais le corps humain est un édifice qu'on ne saurait visiter : c'esj; une machine dont les ressorts sont cachés , et qui peut être toute prête à se briser et à tomber en ruine, sans qu'on s'en aperçoive. Tel croit être bien éloigné de la mort , qui la porte dans le sein. Et tel en est effectivement fort éloigné à ce moment, qui en sera tout proche un moment après.

Il est plus terrible qu'on ne pense de se voir étendu dans un lit, une croix à la main, attendant le coup de la mort et l'exécution de la sentence donnée contre tous les hom- mes, de voir que non seulement ceux qui nous environnent , mais que toutes les créa- tures ensemble, sont dans l'impuissance de nous secourir, de sentir la mort qui s'em- pare peu à peu de notre corps, d'éprouver le renversement qui la précède , et enfui de se voir périr et anéantir à l'égard du monde.

PENSEES MORALES.

&1

ïl est bon de considérer que nous nous verrons tous, avant que de mourir, dans le dernier rang des hommes, c'est-à-dire dans un état auquel on préférerait les plus viles d'entre les conditions des hommes. Il n'y a point, par exemple , de roi mourant qui ne voulut être le dernier de ses sujets. Et il n'y a point de misérable esclave qui voulût changer sa fortune avec celle de ce roi qui n'aurait plus qu'un quart-d'heure à vivre. Il est donc déjà en effet dans cet extrême rabaissement ; il est déjà privé de toute sa félicité humaine, et il éprouve déjà cette mort avant celle du corps.

Ainsi , toutes les grandeurs et tous les plaisirs ont pour terme, dès cette vie même, le dernier degré de la bassesse et de la mi- sère. C'est la fin qui attend la plus écla- tante vie du monde.

Quel aveuglement est-ce donc de regar- der comme un bonheur la possession et la jouissance des créatures, l'abondance des richesses , l'élévation des grandeurs hu- maines, les grands emplois, les grandes

62 PENSÉES MORALES.

affaires, ta pompe, l'éclat, la réputation du monde , et tout ce qui flatte les sens et la vanité des hommes ? Hélas ! est-on heu- reux d'avaler des poisons dont on doit bien- tôt avoir les entrailles déchirées ? Est-on heureux de se lier à la roue sur laquelle on doit souffrir un cruel supplice? Que peu- vent produire dans l'âme tous ces objets de cupidité, que de fortes attaches, que des nœuds étroits? Et que produiront ces atta- ches et ces nœuds quand la mort viendra à nous séparer de ces objets , sinon de ter- ribles douleurs ?

Apprenons de la fin du temps à juger du prix du temps, et apprenons du prix du temps à juger de la vie du monde et de la nôtre. Car à quoi l'emploie-t-on , et à quoi l'avons-nous nous-mêmes employé jusqu'ici? Que fait-on de ce temps si précieux ? Les uns le passent en des désordres grossiers, les autres endevainsamusemens, les autres en des desseins chimériques et en des tra- vaux inutiles; les autres ne savent qu'en faire , et ne cherchent qu'à le perdre. On

PENSÉES MORALES. 63>

le donne au premier venu. On se le laisse ravir sans s'en plaindre ; c'est la seule chose dont on est libéral. On estime sages ceux qui le consument à chercher de vains éta- blissemens , et généreux ceux qui le per- dent pour un vain honneur. La vie des hommes est à tout prix, et on la donne souvent pour rien , c'est-à-dire qu'on donne tout pour un néant.

SUR LA CRAINTE DE LA MORT.

Il n'y a rien de plus inutile que les efforts que* font les philosophes païens et ceux qui raisonnent en païens, comme Montaigne, pour délivrer les hommes de la crainte de la mort.

Cette crainte , qu'ils considèrent comme un des plus grands maux de la vie, est ce qui travaille le moins la plupart des hommes. Qu'on jette les yeux sur les pauvres, qui font les trois quarts du monde , on n'en trouvera point qui pensent à la mort avec grand effroi.

La plupart des riches même sont très-

64 PENSEES MOBALES.

peu frappés de cette crainte , et comme ils la regardent toujours comme éloignée , ils la regardent aussi avec assez de froideur.

Ensuite, les maladies qui les surprennent portent avec elles les remèdes de cette crainte , par l'affaiblissement de l'esprit qu'elles causent , qui dispose mieux à re- cevoir ta mort sans frayeur que toutes les raisons d'Epictète et de Sénèque.

Ce n'est pas même un bien que d'inspirer aux hommes le mépris de la mort ; il est dangereux d'en bannir la crainte de l'esprit du commun des hommes , parce que l'a* mour du bien est trop faible pour les re- tenir dans l'ordre.

SUR LES JUGEMEXS DES HOMMES.

Il y a peu de choses qui fassent- plus d'impression sur notre esprit que les ju- gemeris que les hommes portent de nous, soit en bien, soit en mal. Il est étrange combien les pensées des autres hommes ont de part à nos actions. Leurs soupçons, leurs défiances | leurs mépris nous troublent,

PENSÉES MORALES. 65

nous aigrissent , nous inquiètent. Leur louange, leur approbation, leur confiance, leur affection, nous gagnent, nous soutien- nent, nous élèvent, nous donnent de la la joie ; on s'y repose , on s'y assure , l'on s'en croit plus fort.

SUR LES PASSIONS.

Quelle misère de n'être maître ni de son esprit ni de son cœur , et de voir l'un oc- cupé de mille pensées ridicules et déréglées, et l'autre agité d'une infinité de mauvais desseins et de sentimens corrompus , sans pouvoir arrêter cette malheureuse fécon- dité ! d'être obligé de vivre avec cette foui*1 d'ennemis intérieurs ; d'être toujours aux mains avec, eux, sans pouvoir jamais les exterminer ! Il ne faut point autre chose pour se perdre que de se livrer à eux et de cesser de les combattre, et l'on ne s'en peut garantir que par une résistance continuelles

6*

66 PENSÉES MORALES,

SUR LA VIE HUMAINE

La vie humaine est toute pleine cle fausses voies qui nous détournent de notre chemin, et qui nous engagent dans des égaremens dangereux , et. la cupidité qui vit toujours en nous est un conseiller infidèle, qui nous sollicite continuellement d'entrer dans ces voies et qui nous les fait paraître agréables.

sur l'obéissance.

On n'aime à commander aux autres, ni à se conduire soi-même, que parce qu'on s'en croit capable. Il ne faut donc , pour aimer que les autres nous conduisent, qu'être bien convaincus de nos ténèbres et de la faiblesse de nos lumières. Quand on est bien per- suadé de son imprudence et de sa témérité, OD est toujours bien aise de n'être point chargé des événemens. Or, quand làmeest bien pénétrée de- ces seutimens, bien loin que ce lui soit une peine d'être soumise à la volonté d'autrui , elle ne trouve sa paix

PENSÉES MOftALES. 67

et son repos qu'en cette soumission. L'assu- jétissement ne lui est plus un joug , mais

un soulagement.

SUR LE TRAVAIL ET L EMPLOI DU TEMPS.

Pour le travail , chacun doit le propor- tionner à son état et au temps qu'il y peut employer; mais rien ne contribue plus au repos et au bonheur de la vie , que savoir s'y divertir et y passer son ennui, et utile- ment, autant de temps que l'on veut.

On s'amuse apprendre aux personnes de qualité des arts et des exercices de peu d'usage ; mais on ne pense point à leur ap- prendre à savoir se divertir dans un travail solitaire. Cependant cette science est de toute une autre importance que toutes celles qu'on a soin de leur montrer. Car c'est elle qui les rend indépendantes des compagnies, des entretiens, des visites, des divertisse-

mens du monde C'est ce qui fait que l'on

n'est nulle part isolé et déplacé, parce qu'il est facile de trouver partout une chambre l'on soit seul.

68 PENSÉES MORALES.

SUR LA DIVERSITÉ DES OPINIONS DES HOMMES.

Les gens du monde méprisent intérieure- ment les philosophes et les enfans, les uns comme se repaissant de spéculations vides et creuses , les autres comme s'attachant à un vain plaisir, et n'en voyant pas le peu de solidité. Les philosophes méprisent et les gens du monde comme n'étant point tou- chés des beautés de l'esprit et de la nature, et les enfans comme étant trop touchés des objets des sens. Les enfans ne méprisent personne , ils jouissent sans réflexion de la beauté de l'objet qui les attire : et je pense que, bien que toutes ces trois dispositions soient défectueuses , celle des enfans l'est moins que les autres.

Si tout le monde avait des palais , per- sonne ne se trouverait heureux d'en avoir. Qui est-ce qui compte entre les avantages de sa condition , de voir le soleil , les étoi- les , les nuées, les campagnes, les monta- gnes ? Toutes les beautés de la pâture ne noos

PENSÉES MORALES. 69

sont rien , parce qu'elles sont communes à tous. Et l'envie que les hommes ont de se distinguer les a portés à attacher leur plai- sir à des parterres , à des allées , à des lambris, à des vases, à quelques ornemens qui sont infiniment moins beaux que les objets communs qui sont exposés à tout le monde, et cela parce que les pauvres ne jouissent pas de ces objets et qu'on loue les riches de les avoir.

Le plaisir des hommes est donc un plai- sir de vanité et de malice. 11 est tout ap- puyé sur les faux jugemens des hommes , qui louent excessivement certaines choses, parce que les autres ne les peuvent pas avoir. Ce n'est pas ce qu'il y a de réel dans les objets qui nous plaît , c'est de voir que nous avons ce que les autres n'ont pas. Ces plaisirs d'orgueil sont proprement ceux dont les hommes sont insatiables. Ils se dégoûtent de tous les autres ; mais ils ne se lassent jamais de ceux-là , parce qu'il y a des bornes dans les plaisirs des sens, mais il n'y en a point dans ceux de l'or- gueil.

PEHSEES MORALES.

DES DIFFERENTES MANIERES DE BLESSER LA VÉRITÉ.

On peut blesser la venté en diverses ma- nières, et il n'est pas juste que ceux qui la blessent d'une manière parlent durement de ceux qui la blessent en une autre. On blesse la vérité en la combattant , en lui résistant, en ne lui cédant pas, en inspirant aux autres la fausseté. Cela est vrai ; mais on ne la blesse pas moins en s'en glorifiant, et en l'employant à nos intérêts et à notre vanité, en la faisant servir d'arme contre la charité. Que ceux qui blâment les autres d'une simple ignorance et d'un défaut d'in- telligence prennent garde s'ils n'ont point déshonoré la vérité en ces autres manières , qui ne lui sont pas moins injurieuses.

Celui qui combat la vérité en est ennemi en ce point : mais celui qui s'en sert contre ia charité , en fait un usage aussi indigne d'elle, puisque Dieu ne donne jamaisla vérité pour affaiblir la charité.

PENSEES MORALES. 71

DES PASSIONS DES PETITS ET DES GRANDS.

Les passions des petits sont quelquefois aussi fortes que celles des grands; mais elles sont impuissantes. Comme ils y trouvent des obstacles de toutes parts, ils sont obli- gés de les modérer. Et ainsi, elles demeu- rent sans effet : mais le malheur des .grands est, ou que l'on ne s'oppose point à leurs passions, ou que, s'ils y trouvent quelques obstacles , ils trouvent aussi bien des moyens de les surmonter. Mille gens se joignent à eux pour les y aider. On les pousse à les satisfaire, et on leur fait un honneur de ne pas reculer. Ainsi ils s'en- foncent de plus en plus dans les fautes mêmes , auxquelles ils s'étaient portés avec peu de passion.

SLR l/.lNTER-

A quels dangers n'expose point ceux qui vivent dans le monde la nécessité de sub- sister et de conserver son bien pour soi et

72 PENSEES MORALES.

pour ses enfans ? La plupart des gens du monde sont tellement occupés de ce soin , qu'ils ne pensent qu'à cela. Il y en a peu que ces soins n'engagent à des injustices, et au moins à des sollicitudes dangereuses.

SUR I.À MEDISANCE.

Les personnes du monde sont exposées par leur état à entendre une infinité de mé- disances. La curiosité porte à les écouter, la malignité à les croire , la légèreté à les ré- pandre et à les communiquer à d'autres. Ainsi, selon saint Bernard, une seule mé- disance fait souvent périr un grand nombre de personnes , ceux qui les écoutent avec plaisir et ceux qui les publient.

SUR LA PRESOMPTION.

Le grand écueil de tous les hommes , et surtout des jeunes personnes , est de vou- loir éprouver si ce qu'on leur représente comme dangereux l'est autant qu'on leur dit. IK croieflt qu'ils jugeront oiieui d<

PF.XSEES MORALES. 7 >

Unit par leur propre essai que par la lu- mière d'autrui, ou par la simple défense de la loi. Ils espèrent qu'il y aura une excep- tion pour eux , et qu'ils auront assez de discernement et de force pour découvrir le piège tombent les autres, et pour l'éviter. Aussi de tels essais ne sont jamais impunis. Car, ou ils affaiblissent, ce qui est leur effet ordinaire, ou ils rendent présomptueux, ce qui est un mal sans comparaison plus grand.

C'est une maxime certaine que l'orgueil est toujours dans la même proportion que la misère, et que rien ne marque plus une ex- trême faiblesse, qu'une grande présomption.

DES DEVOIRS MUTUELS DES INFÉRIEURS

ET DES SUPÉRIEURS.

Pour nous acquitter de ce que nous de- vons aux hommes, il faut leur rendre ce qu'on doit, non seulement selon la justice, mais aussi selon la charité; car la charité est un devoir et une espèce de justice.

C'est un devoir invariable que celui de

7

; \ PE3SKES MORALES.

l'affection; nous la devons. à nos ennemis, et à plus forte raison à nos amis. C'est en- core un autre devoir indispensable que celui du respect envers tons ceux qu'on est obligé de regarder comme au-dessus de soi, selon l'ordre de Dieu , parce que cet ordre est chose subsistante et qui ne dépend point des qualités personnelles.

Mais il faut bien examiner en quoi con- siste ce respect, parce qu'il y a un combat mutuel entrç la concupiscence des infé- rieurs qui tend à le diminuer, et celle des su] irrieurs qui tend à l'augmenter. L'homme désire naturellement de n'être sujet à per- sonne et de dominer sur tout le monde. Par la première inclination, il est porte à refu- ser tout aux supérieurs, et par la seconde à exiger tout des inférieurs.

L'une et l'autre inclination est également vicieuse, et vient de la même racine d'or- gueii, qui porte d'un coté à l'indépendance et de l'autre à la tyrannie. Il n'es! point vrai que nous soyons sujets <'ii tt.ut à nos supérieurs. Il n'est pOÛll vrai que nous ue leur soyons soumis en rien. Il v a un

FEHSKE6 MORALES. 7J

milieu, et c'est ce milieu que nous cherchons.

Il est facile de juger comment on doit agir avec ceux qu'on respecte. Il faut tâ- cher d'avoir les sentimens les plus justes et les plus raisonnables qu'au peut avoir d'eux; mais après qu'on a réglé ses senti- mens autant qu'on peut selon la vérité, il faut les leur dire dans toute l'étendue se- lon laquelle ils sont capables de les souf- frir, en mesurant ses paroles sur la vérité d'une part, et sur leur force ou leur faiblesse de l'autre. Voilà le devoir des inférieurs.

Mais, pour les supérieurs, on peut dire qu'ils ne sauraient donner trop de liberté aux inférieurs de leur dire leurs sentimens, et qu'ils n'ont jamais une juste raison de se choquer qu'on les leur découvre, pourvu qu'on le fasse sans malignité, sans colère, sans indiscrétion. Car, encore qu'il y ait de l'imprudence et du défaut de charité dans celui qui ne sait pas se proportionner à l'esprit d'un autre, c'est-à-dire à sa fai- blesse, néanmoins celte faiblesse n'excuse nullement celui qui s'en blesse, parce ()\v c'est uno faiblesse d'orgueil.

7^> PENSÉES MORAI.Es.

Il est si nécessaire de donner cette liberté à nos amis, et généralement à tout le monde, que l'on peut dire que le défaut de cette ou- verture est la cause de la plupart des dés- ordres du monde, à commencer depuis les princes jusqu'aux plus petits d'entre le peu- ple. Car pourquoi y a- 1— il tant de désor- dres dans le monde? C'est que personne ne dit la vérité aux autres, parce qu'on sait qu'elle n'est agréable à personne.

Il ne faut pas être prince pour empêcher qu'on ne nous la dise : chacun se fait prince pour cela. Si on ne l'est point par nais- sance, on le devient par humeur. On té- moigne qu'on ne trouve pas bon qu'on nous dise ce que l'on pense de nous : et quand quelqu'un se hasarde de nous le dire, si l'on ne peut s'attacher au fond, on se prend à la manière; ce qui suffit pour em- pêcher qu'on nous le dise jamais. Car c'est une chose pénible que de dire aux autres ce qui ne leur plaît pas , parce que l'on aime naturellement à plaire. (Test pourquoi, t»i l'on y ajoute de nouvelles difficultées par •>"i) humeur, et si l'on exige tant de pn

PENSEES MORALES. 77

cautions étudiées de ceux qui voudraient nous rendre cet office, on aime mieux lais- ser tout là, et ainsi toute notre vie on nous laisse dans l'erreur que nous aimons.

Il arrive de qu'on ne fait dans le monde que s'entre-tromper et s'entre-flat- ter; parce que chacun sait que la vérité est odieuse, et qu'il n'y a que la complaisance qui agrée. On vit dans une espèce d'illu- sion, sans se connaître soi-même, et sans connaître les autres; et l'on tombe dans une infinité de fautes, parce qu'on ne peut pas proportionner ses actions et ses paroles aux dispositions des autres que l'on ignore et que l'on veut ignorer.

DU SCANDALE.

Le monde a donné au mot de scandale une signification fort resserrée : car il n'en- tend d'ordinaire par ce terme que les ac- tions qu'il appelle scandaleuses, c'est-à-dire relies qui frappent l'esprit par leur énor- mité, et qui y causent de l'horreur.

Scandale signifie ce qui cause une chute.

78 FESSEES MORALES.

un péché , ou qui est capable d'en cau- ser. Ainsi scandaliser, c'est donner occa- sion de chute à quelqu'un. Or, encore qui les actions infâmes, injustes et cruelles qui causent de l'horreur, soient effectivement scandaleuses, parce que celui qui les com- met porte, autant qu'il peut, les autres à les imiter, on peut dire néanmoins que ces actions qui portent leur condamnation Mil- le front, sont en quelque sorte les moins scandaleuses, parce qu'elles font tomber moins de personnes. L'horreur qu'on en conçoit, bien loin d'être un scandale, en est au contraire un remède et un préser- vatif, puisque c'est ce qui nous empêche d'imiter les actions vicieuses.

Il y a donc bien plus de scandale dans cer taines actions qui ne frappent point l'esprit d'un sentiment d'horreur, qui: se glissent dou- cement dans l'âme, parer qu'elles sont com- munément ou approuvées ou tolérées. G tions sont d'autant plus scandaleuses, que l'esprit se porte plus facilement à les imiter, et qu'elles sont ainsi de véritables causes «le chutes.

PENSEES MORALES.

SLR LLs PASSIONS

Pour voir les passions dans leur dil for- mite naturelle, il faut les considérer toutes nues et dépouillées de ce (aux éclat qu'elles empruntent ou des personnes ou des ob- jets, et pour cela , il est bon de les regarder dans les personnes basses et obscures, et dans les petites affaires, où, n'étant que peu excitées par ce qui est au-dehors, elles naissent toutes du dedans, et elles se mon- trent telles qu'elles sont.

l'abus de la prévention.

Il faut se délier des maximes générales, parce qu'il y a peu de vérités générales : elles ont toutes leurs exceptions et leurs bornes, et l'on en peut faire des appli- cations très - fausses ; parce que l'esprit, étant occupé de la vérité apparente de la maxime, examine souvent avec peu de soin les sujets il l'applique.

Les maximes de la jurisprudence ne dis pensenl jamais de c< lies delaraison,el ainsi

So PENSÉES MORALES.

cfi que la raison condamne comme injuste et déraisonnable ne peut être justifié par aucun principe, ni aucune maxime d'une autre science.

Il n'y a poi.it de principe de raison plus évident que celui-là : qu'il faut se rendre aux choses claires, qu'il faut douter des choses douteuses, et qu'il faut juger plus vraisemblable ce qui est appuyé sur des preuves plus vraisemblables. Il y a un de- voir de conviction et de persuasion, parce que nous le devons à l'évidence ; un devoir de doute , parce qu'il est contre la raison de ne douter pas des choses douteuses; et un devoir d'opinion , c'est-à-dire qu'il y a obligation de juger qu'une chose dont on nous apporte des preuves plus vraisembla- bles est en effet plus vraisemblable, qui est ce qu'on appelle opinion.

LES CONTRADICTIONS.

Jl n'y a point de personnes plus contre- disantes et plus contredites que celles qui sont les plus môflcrécs dans leurs senti-

PENSEES MORALES.

«S!

mens. Cela paraît étrange et est pourtant vrai. La raison en est que la plupart du inonde se jette dans l'excès, ou en blâmant, ou en approuvant : d'où il arrive que les personnes modérées qui ne louent rien et qui ne blâment rien avec excès , mais qui souvent approuvent le bien et blâment le mal dans les mêmes personnes se trou- vent toujours contraires au jugement des autres.

LA MODERATION.

Il y a une modération de langage et une modération de sentiment, et ce sont deux qualités très-différentes. Car souvent ceux qui sont dans des sentimens justes et mo- dérés ne sont point modérés dans leurs discours, et y font paraître plus de cha- leur qu'il ne faut. Et au contraire, il arrive souvent que des personnes dont les senti- mens sont très-injustes et très-excessifs ne laissent pas d'être très-modérées dans leurs paroles ; ce qui ne sert qu'à les abuser, en leur faisant prendre cette modération appa-

8'2 PENSÉES MORALES.

rente pour une véritable modérât lun de sentiment.

DESRESPECTS.

Les respects qui sont dûs à notre charge peuvent s'exiger avec quelque sorte do jus- tice , parce qu'ils sont certains , mais non ceux qui sont dûs à notre mérite; c'est une bassesse que de croire en avoir ; mais c'est une tyrannie d'obliger les autres à croire que nous en avons : il faut le leur montrer et les en persuader , mais non pas les forcer à le croire malgré qu'ils en aient.

DIFFÉRENTES SORTES D ESFRIT.

Il y a des esprits qui n'ont que de la surface sans fond; il v en a qui ont du fond sans surface, et il v en a enfin qui oui t surface et fond tout ensemble. Les pre- miers trompent le inonde et se trompent eux-mêmes, «tant pris et s<- prenant pour ce qu'ils ne sont pas. Le monde se tronq» dans les seconds, en ne les prenant paspouj

PENSÉES MORALES. 83

ce qu'ils sont, mais ils ne se trompent pas eux-mêmes. Il n'y a que les derniers qui ne trompent ni les autres ni eux-mêmes.

Il y a des gens propres à trouver des vérités; d'autres qui sont propres à trouver des images aux vérités, comme des compa- raisons; d'autres qui sont propres à trouver des vérités aux images. Ce sont trois ca- ractères différens d'esprits.

Le premier vient de la lumière et de la subtilité de l'esprit. Le second vient d'un feu d'esprit qui, concevant les choses vi- vement, trouve par cette vivacité même des comparaisons pour les exprimer.

Le troisième ne vient ni de feu ni de subtilité d'esprit, mais d'une certaine agi- lité qui applique la même image à diverses idées de vérité qui sont dans l'esprit, et qui trouve ainsi facilement celle à qui elle con- vient.

Il y a des gens qui ne font qu'effleurer les matières, et qui s'y promènent comme des mouches; ils n'approfondissent rien : d'autres au contraire laisse n des traces et cavenl ce qu'ils manient.

«4 PENSEES MORALES.

Ce sont deux qualités différentes d'esprit que d'avoir beaucoup de lumières et de bien juger des choses : l'une vient d'une fertilité qui produit beaucoup de pensées par la comparaison de divers objets qui se pré- senient à l'esprit; l'autre, d'une exactitude qui fait examiner chacune de ces pensées avec plus d'attention et de pénétration. Les terres qui portent le plus de vin ne por- tent pas toujours le meilleur.

La stérilité qui parait dans plusieurs esprits vient quelquefois de leur jugement qui, retranche une infinité de pensées, et qui prenant les choses par la voie natu- relle, ne s'écarte point tant en d'autres détours plus longs et moins naturels.

Les esprits abondans voient tout ce qui est à l'entour de leur objet. Les esprits pénétrans voient tout ce qui est dans cet objet.

Pourquoi les gens qui paraissent bétes dans la conversation commune font-ils souvent paraître beaucoup d'esprit quand on les excite? C'est qu'il y a un froid et une cha- leur d'esprit; or le froid de ces gens-là est

PENSÉES MORALES. 85

stupide, parce que leurs esprits ne sont point assez agités; et au contraire leur chaleur est spirituelle, parce qu'étant exci- tés, ils trouvent et remuent beaucoup de choses.

C'est un assez grand mal que de con- naître les défauts de son esprit , de les sentir et de ne pouvoir les corriger. Il y en a qui sont sots si doucement, qu'ils ne s'en aperçoivent point du tout; leurs pa- roles et leurs jugemens sont toujours d'ac- cord, et ils ne sentent jamais aucun re- proche intérieur qui les avertisse de leurs défauts.

Mais ces autres dont nous parlons ne sont pas de même; comme ils ne disent rien de bon, ils n'approuvent presque rien de ce qu'ils disent; ils sont toujours leurs premiers censeurs, et leur esprit ne leur sert quasi que pour condamner ce qui en naît.

La différence des uns et des autres con- siste, ce semble, en ce que les uns n'ont qu'un esprit, et que les autres en ont deux. Ceux qui sont ainsi contens d'eux-mêmes

8

86 PENSÉES MORALES.

jugent et parlent par le même esprit, c'est-à- dire que leurs paroles égalent et suivent leurs pensées, et qu'ils n'ont pas plus de lumières qu'ils en font paraître. Ces per- sonnes ont d'ordinaire quelque facilité de parler, et comme elles pensent peu et que leur esprit est extrêmement borné, qu'ils ne conçoivent rien de grand ni de subtil , leur imagination s'accoutume à leur four- nir promptement les images des sons qui sont nécessaires pour exprimer ces choses communes.

Mais ces autres qui sont malheureux dans leurs défauts, ne sont pas de même; ils ont une lumière assez étendue, mais fort obscure; ils ont l'idée du vrai et du bien, mais ils ne se conçoivent que confusément, de sorte que, <piand il s'agit de s'exprimer, comme leur entretien ne leur donne pas le temps de chercher les termes propres , ils sont contraints de hasarder et de prendre les premiers venus, et le plus souvent ils n'expriment rien moins que ce qu'ils ont dans l'esprit.

Ainsi les véritables gens d'esprit sont

PENSÉES MORALES. 87

ceux qui n'en ont qu'un, mais qui est juste, et qui conçoit assez promptement et assez nettement les choses pour les exprimer sur- le-champ d'une manière agréable. Les sots heureux sont ceux qui n'ont aussi qu'un esprit et qui disent les sottises sans s'en apercevoir.

Mais les gens d'entre -deux, qui ont un double esprit, sont nécessairement malheu- reux en ce qu'ils sentent leurs défauts; et l'on peut dire que ce double-esprit fait qu'ils sont sots aux sots et ne le sont pas aux gens d'esprit, parce que les uns ne voient que leurs défauts , et que les autres sentent au contraire davantage ce qu'ils ont de bon.

On peut avoir l'esprit très-juste, très- raisonnable, très-agréable , et très-faible en même temps : l'extrême délicatesse de l'esprit est une espèce de faiblesse. On sent vivement les choses , et on succombe à ce sentiment si vif. Il y a des gens qui sont douloureux partout.

88 PENSÉES MORALES.

0RIOINE DES CÉRÉMONIES.

Si les hommes étaient parfaitement rai- sonnables , il eût suffi de faire connaître qu'un tel est magistrat, afin de lui rendre obéissance ; mais parce qu'ils sont grossiers et attachés à leurs sens, il a été utile de donner à ces magistrats certains ornemens extérieurs qui les distinguassent, et d'or- donner qu'on leur fît certains gestes , et , pour ainsi dire , certaines grimaces qu'on appelle cérémonies. Celte invention a réussi selon le dessein de ceux qui l'ont trouvée.

Mais ces cérémonies ont incontinent changé de nature dans l'esprit du peuple; car, au lieu qu'on ne doit au magistrat qu'un respect purement extérieur , et une recon- naissance qu'il est magistrat, c'est-à-dire charge de faire exécuter les lois, ce qui peut subsister avec l'idée qu'il est un méchant , un malheureux, un homme digne de mé- pris, le peuple et tous les esprits charnels, mesurant tout par leur orgueil , trouvent que c'est une grande chose et un grand

PENSÉES MORALES. 89

bonheur, que de donner ainsi des ordres, d'être obéi , et de recevoir des honneurs extérieurs : ainsi, il commence à considérer les magistrats comme grands , élevés , heu- reux; et ces magistrats, connaissant les ju- gemens qu'on porte d'eux , commencent aussi à s'en estimer davantage, et à se plaire dans leur condition.

SUR LE BONHEUR.

Le bonheur ne nous est guère sensible en cette vie que par la délivrance du mal. Nous n'avons pas de biens réels et positifs. Heu- reux celui qui voit le jour, dit un aveugle; mais un homme qui voit clair ne le dit plus. Heureux celui qui est sain , disent les ma- lades; mais quand ils sont sains ils ne sen- tent plus le bonheur de la santé.

SUR LE STYLE DE L'ÉCRITURE SAINTE.

Il y a dans l'écriture un caractère inimi- table à tous les hommes ; nul de ceux qui :'oiit point voulu paraître plus que des

90 PENSÉES MORALES.

hommes ne s'est avisé de se servir de ce langage ; et ceux qui ont voulu l'imiter , comme Mahomet , en sont plus éloignés que les singes ne le sont des hommes.

SUR L ELOQUENCE.

L'éloquence ne doit pas seulement causer un sentiment de plaisir , mais elle doit lais- ser le dard dans le cœur.

C'est un mauvais discours que celui dont on ne retient rien.

SUR LA BIZARRERIE.

Il est dangereux de s'acquérir la réputa- tion de bizarre , parce qu'il n'y a rien qui détruise tant la confiance qu'on pourrait avoir en nous , et qui nous fasse plus re- garder comme des gens avec qui il n'y a aucune mesure à prendre : la raison en est que le fondement de la confiance qu'on ;i en certaines gens , et qui les l'ait regarder comme sûrs, c'est qu'on les croit incapables de s'écarter de l'honnêteté et de la raison

PENSEES MORALES. f)I

Or, comme la bizarrerie consiste à s'écarter sans- raison des règles communes , et à se conduire par des caprices déraisonnables , elle donne une juste défiance de ceux en qui on reconnaît ces sortes de procédés, parce qu'on ne saurait plus sur quoi se fonder.

La bizarrerie est une éclipse de raison , sans aucune cause certaine et réglée. Ainsi, comme on ne sait quand elle doit arriver, on la craint toujours.

DU CHAGRIN ET DU DIVERTISSEMENT.

C'est un sentiment dangereux que de dire qu'il faut mesurer ses divertisscmens par 1< besoin que l'on a d'éviter le chagrin, qu'ainsi chacun doit avoir pour principe de n'être pas chagrin , et que l'on doit prendre au- tant de divertissement qu'il est nécessaire pour cela. Car cette règle est très-capable de tromper ceux qui s'y voudront arrêter: •chacun s'imaginera qu'il sera chagrin et qu'il i besoin de divertissement.

Si une femme ne joue, elle se trouvera

92 PENSÉES MORALES.

chagrine , et pour éviter le chagrin elle jouera. Si l'autre demeure à la maison, elle sera chagrine ; il faut donc qu'elle passe sa vie en visites, en en-tre tiens, et qu'elle soit comme cette femme dont parle l'Écriture, qui ne pouvait demeurer en sa maison. En- fin il n'y aura point de divertissement que l'on ne se permette par cette règle , parce que la privation de ce divertissement ren- dra chagrin , et que le chagrin le rendra permis.

On doit avoir une règle presque toute contraire , qui est de ne se relâcher en rien par la crainte du chagrin , et de souffrir le chagrin comme un autre mal ; parce moyen, la plupart de nos chagrins passeront, et l'accoutumance les dissipera.

SUR LA CONDUITE DES HOMMES.

Il y a deux grands ressorts de la conduite des hommes, la fantaisie et la raison. J'ap- pelle raison une connaissance véritable des choses telles qu'elles sont, qui fait que nous en jugeons sainement, et que nous les aimons

PENSÉES MORALES. 9^

et les haïssons selon qu'elles méritent ; et j'appelle fantaisie une impression fausse que nous nous formons des choses , en les concevant autres qu'elles ne sont , ou plus grandes ou plus petites , plus plaisantes ou plus fâcheuses qu'elles ne sont effective- ment , ce qui nous engage en plusieurs ju- gemens faux et produit des passions dérai- sonnables.

L AMITIE.

Un des défauts des hommes est de ne sa- voir pas aimer les hommes tels qu'ils sont, et de fonder l'amour qu'on leur porte sur une fausse espérance de trouver en eux ce qu'on ne trouve pas dans les hommes, qui est une exemption de tout défaut : de vient qu'on se rebute des moindres défauts qu'on découvre en eux , et que l'on conclut qu'ils n'ont rien d'aimable, parce qu'ils ne sont pas aimables en tout.

Ce n'est point sur les simples préventions de l'esprit qu'il faul juger des gens, puisque tout le monde y est sujet , mais sur la ma-

g4 PENSEES MORALES.

nière dont on y agit. On ne saurait presque éviter de se prévenir , mais on peut agir très-diversement , lorsqu'on est prévenu. Il y en a qui ont des préventions aigres , fa- rouches , impétueuses , sans règle , sans mesure, qui leur font oublier en un moment tous les devoirs de l'honnêteté et de l'ami- tié à l'égard de ceux qui ont le malheur d'en être l'objet. Il y en a , au contraire , dont les préventions sont civiles et obligeantes , et qui, demeurant dans leurs tètes telles qu'elles sont, les laissent agir à l'égard de leurs amis avec la même bonté qu'ils avaient accoutumé d'avoir pour eux : parce qu'ils ont devant les yeux ce principe d'équité , qui est d'une extrême conséquence dans la vie: que, si l'on rompt avec ses amis à cause des diversités de sentiment qui arrivent sur des points de conduite, il n'y aura plus d'union et d'amitié parmi les chrétiens qui puisse avoir quelque fermeté et quelque stabilité. Chacun voudra assujettir les au- tres à ses sentimens ; ce ne seront que con- testations et divisions continuelles.

PENSÉES MORALES. 95

Ce qu'on appelle dans le monde amitié et affection n'est le plus ordinairement que de beaux noms dont on couvre l'a- mour-propre, et la véritable charité v a si peu de part, que l'on pourrait presque dire que nous n'aimons dans les autres que nous-mêmes.

Si cela n'était, pourquoi serions-nous si peu touchés de ce que nous voyons de bien dans les autres, quand nous n'y apercevons aucun regard vers nous ? Et pourquoi se- rions-nous au contraire si insensibles à ce que nous y voyons de mal , quand ils ont de la complaisance pour nous? L'idée d'être aimé couvre en quelque sorte à notre égard tous les défauts du prochain ; et l'idée de ne l'être pas anéantit toutes ses vertus et grossit tous ses défauts. On supporte tout de ceux qui nous aiment, et tout nous est insupportable de la part de ceux dont nous croyons n'être pas aimés.

Qu'une personne soit éclairée, vigilante, laborieuse , appliquée à toutes sortes de bonnes œuvres; s'il arrive par quelque ren- contre qu'elle soit un peu prévenue contre

g6 PENSÉES MORALES.

nous, nous ne regardons toutes ses vertus» qu'avec dégoût ; les louanges qu'on lui donne nous incommodent, et nous lui pré- férons, au moins en affection et en ten- dresse, des personnes imparfaites qui nous témoigneront plus d'affection. Nous serons fermes à l'égard de l'une , et ouverts à Re- gard de l'autre, parce que ce pauvre cœur ne s'ouvre et ne se ferme que par l'amour- propre. Nous ne savons pas même nous aimer raisonnablement , ni régler notre af- fection par nos véritables intérêts. Et j'ai fait quelquefois réflexion que des offices trés-réels et très-solides étaient souvent ef- facés par de fades complaisances , et que de deux personnes dont l'une rendrait des ser- vices très-utiles , mais avec quelque cha- grin, l'autre témoignerait seulement de la complaisance, sans être utile à rien; l'on préférait d'ordinaire la complaisante à l'autre , au moins par la pente du cœur et par l'inclination qui ne manquait pas en- suite de se faire paraître, lorsqu'on était en état de se passer des services de celui dont l'humeur était un peu plus chagrine.

PENSEES MORALES. O/J

Le plus sûr , pour conserver ses amis , est de les laisser agir comme ils l'entendent, d'avoir de la reconnaissance quand ils agis- sent bien , et de n'en rien témoigner quand ils agissent autrement. On ne doit rien exi- ger de ce qui dépend de la bonne volonté, et à quoi on n'est pas obligé par un devoir de justice. Chacun à ses vues, ses princi- pes, ses défauts, et il faut peu s'occuper de ceux d'autrui , ayant tant de matière de s'occuper en soi-même.

Il en est des amis comme des habits. Il y en a qui ne sont bons que pour l'été , d'autres pour l'hiver, d'autres pour le prin- temps et pour l'automne. Mais comme on ne jette pas les habits d'été , dès-lors que leur saison est passée, et qu'on les réserve pour une autre année, ii faut de même épargner ses amis, quoiqu'ils ne soient pas bons en certains temps, et les réserver pour ceux ils peuvent être d'usage. Il y en a qui ne sont bons que pour le mois de juil- let, lorsqu'il n'y a pas de froid à craindre, et le nombre en est assez grand.

9^ PEXSÉES MORALES.

DE L'ESPRIT DE CHARITE.

Si l'on est maltraité par des gens d'une humeur difficile, il ne faut regarder le sujet de notre trouble que lorsque la cha- leur en est passée, et alors il se faut ré- duire ;tux bornes de la vérité. Or se ré- duire à ces bornes, c'est en retrancher tout ce qui est incertain, n'étant pas juste d'attribuer aux autres des dispositions in- certaines.

Ce retranchement va assez loin ; car il oblige d'abord à ne juger jamais du fond de l'esprit qui fait agir et parler les au- tres, parce que nous ne le connaissons pas. Souvent il n'y a nulle malice dans ces em- portemens; c'est une simple faiblesse d'une imagination qui se prévient aisément, qui reçoit de vives impressions des objets, qui ne les examine pas, et qui les suit avec chaleur dans ses discours. Retranchons donc d'abord toutes ces idées ooires de malignité, de haine, d'envie, et ne donnons nolut de noms si odieux à des effets d'une

PENSEES MORALES, 99

imagination faible. Demandons à nous- mêmes, si nous ne nous prévenons jamais contre personne, si nous ne portons jamais nos jiïgemens au-delà de levidence, et apprenons des fautes que nous avons faites en ce genre à souffrir patiemment celles que l'on peut faire contre nous.

La seconde idée qu'il faut retrancher, c'est celle qui nous fait regarder ces dis- positions d'esprit comme fixes, durables, perpétuelles. Quand elles léseraient, nous n'en savons rien et nous ne le devons pas juger; mais pour l'ordinaire, les passions sont sujettes à bien des vicissitudes. La vi- vacité de l'imagination qui les excite con- tribue souvent à les détruire. Si ces per- sonnes sont aujourd'hui prévenues,peut-ètre ne le seront-elles pas demain. Il ne faut que laisser passer ces tempêtes, le beau temps ne manquera guère à revenir , pourvu qu'on ne se tienne pas fier et serré, et qu'on ne néglige pas, dans les occasions que l'on a, de les éclaircir avec humilité de ce qui aura pu leur faire de la peine.

IOO PENSEES MORALES.

DE LA DÉFIANCE DE SOI-MEME.

Lors même que nous croyons avoir le plus de raison, nous devons toujours crain- dre de nous tromper dans ce que nous imaginons voir avec le plus d'évidence. Et ainsi nous devons être bien aises d'avoir lieu de rendre compte de notre conduite à des personnes sages et éclairées. Le monde est plein de gens qui se trompent de bonne foi, et qui ne voient point en eux - mêmes ce que les autres y voient. Et cela nous doit suffire pour craindre pour nous, ce que nous voyons que tant de gens ne crai- gnent pas assez pour eux-mêmes, et pour avoir de la défiance des choses mêmes dont nous croyons être les plus assurés.

DE LA CIVILITÉ HUMAINE COMPARÉE A LA CHARITÉ.

Si nous étions tels que nous devrions être, nous trouverions dans tout ce qui 11 rive aux autres de quoi nous instruire

PENSÉES MORALES. IOI

nous-mêmes; nous nous revêtirions de tous les sentimens qu'ils devraient avoir; nous nous réjouirions de tous leurs biens, nous serions touchés de tous leurs maux, et nous profiterions ainsi des uns et des autres. La civilité humaine a établi qu'on disLj que l'on fait tout cela, quoique, pour l'ordinaire, on ne dise pas trop \rai; mais aussi cela n'est-il pas absolument faux. Quand on désire sincèrement de le faire , c'est avoir en quelque sorte tous ces sen- timens, que de désirer de les avoir; parce que c'est avoir la charité que d'aimer la charité. Ces devoirs établis par la coutume, nous marquent donc en même temps les sentimens que nous devrions avoir, et nous fournissent des occasions de les ré- duire en pratique.

DE L'INJUSTICE DES HOMMES ENTRE EUX.

J'ai été frappé de la misère des hommes, qui, suivant les sombres lumières de leurs raisonnemens, se partagent en différent sentimens, qui se terminent presque tou-

9*

I05 PENSEES MORAEES.

jours à se justifier eux-mêmes et à con- damner les autres; de sorte qu'on peut presque dire de tous les hommes que c'est une société de gens qui s'entre-condam- nent. Ce ne sont pas seulement les bons qui éprouvent ce procédé de la part des mé- dians qu'ils sont obliges de condamner; ce ne sont pas seulement les médians qui le pratiquent à l'égard des autres bons ou médians ; ce sont les gens de bien même et ceux qui voudraient bien l'être qui l'éprou- vent tous les jours de la part de ceux à qui ils voudraient être le plus unis. Ce ne sont que des unions ouvertes ou cachées; peu de personnes s'approuvent sincèrement les unes les autres. L'on garde quelquefois certains dehors et l'on se contraint plus avec certaines personnes qu'avec d'autres; niais parmi ces dehors, Dieu voit souvent dans le cœnr qu'on se condamne très-durre- ment les uns les autres.

PENSEES MORALES.

[03

REGLES POUR S ECLAIRER L ESPRIT ET LE COEUR DANS LES DISPUTES.

Les règles pour conduire sûrement notre esprit, sont d'appliquer de bonne foi sa lumière pour connaître, si l'on peut, la vé- rité dans les choses que l'on est obligé de juger par soi-même, et dans les choses dont on doit juger par autorité; de s'ap- pliquer de bonne foi à comparer l'autorité des personnes qui les décident, en ne pré- férant pas sans raison les unes aux autres y et ne portant pas cette déférence au-delà de la raison.

A ne s'attacher au sentiment qu'on pré- férera que selon la mesure de son évidence qui n'étant qu'humaine, doit être toujours accompagnée de défiance , par la vue des egaremens de ceux que nous croyons être dans l'erreur. Car, quoique nous jugions qu'ils se trompent selon une lumière par- ticulière, nous devons craindre de nous tromper nous-mêmes, selon une lumière plus générale, c'est-à-dire selon la connais-

ï<>4 PEN'SÉES MORALES.

sance que nous devons avoir de la faiblesse de nos lumières, et l'expérience sensible que nous avons tous les jours, que l'on se trompe très -souvent dans les choses que l'on croit le plus évidentes.

La règle pour conduire le cœur est de chercher toutes les excuses raisonnables pour couvrir les défauts et les erreurs que nous sommes obligés d'attribuer au pro- chain, en n'attribuant jamais à un certain principe ce qui peut naître d'un autre; en regardant leurs actions du meilleur biais qu'il est possible, en bornant sa lumière à ce que l'on voit, sans se donner la liberté de deviner au-delà. C'est de désirer inté- rieurement que le prochain n'ait point la faute ou le défaut que nous sommes obligés de lui imputer. Ce qui paraîtra, si nous sommes bien aises qu'il s'en justifie, si nous l'écoutons avec inclination et sans désespé- rer que la justice puisse être de son côté.

Qui aurait soin de demeurer ferme dans ces règles ne commettrait guère de fautes dans les partages d'opinions si ordinaires parmi les hommes.

PENSEES MORALES. IQJ

S! R LES CONTESTATIONS.

On peut remarquer presque dans tous les différens, les contestations et les que relies qui arrivent parmi les hommes, que lorsqu'on s'est emporté de part et d'autre en des paroles de chaleur et de passion , chacun s'occupe ensuite à se justifier soi- même, à chercher des raisons pour mon- trer qu'il a eu raison de parler comme il a fait, et a trouver au contraire que ceux avec qui il a eu ce différent avaient grand tort; la cause en est évidente, quoique peu de personnes s'en aperçoivent, c'est que les ressorts qui font agir notre esprit et qui l'appliquent aux objets sont l'orgueil et l'amour-propre, et non pas la raison, la vérité et nos intérêts réels.

DU LANGAGE D\NS LA CONVERSATION.

Il est bon de parler toujours sérieuse ment; car quand on ne se sert que dex- pr< -ions simples et naturelles, et qu'elles

106 PENSÉES MORALES.

sont prises en quelque mauvais sens , c'est en quelque sorte la faute de ceux qui les y prennent, parce que l'on a droit de suppo- ser en ceux à qui 1 on parle l'intelligence des mots ordinaires. Mais quand on s'en sert dans un sens extraordinaire, et qui tient de la raillerie, c'est la faute de ceux qui s'en servent, s'ils ne sont pas entendus.

SUR CICERON.

Il y a des livres à lire et d'autres à ap- prendre par mémoire. On choisit d'ordi- naire Cieéron dans les collèges, pour le faire apprendre par cœur aux enfans , et on le lit peu; cependant il semble que l'on devrait faire tout le contraire. Car il n'y a pas tant de choses vivement éclatantes dans cet auteur qui méritent d'être retenues en particulier, et il y a au contraire, une infinité de choses étendues et fort bien écrites qui méritent d'être lues; les ou- vrages mêmes qu'on leur fait apprendre qui sont ses Oraisons, à l'exception de trois ou quatre, sont les moins considé-

PENSEES MORALES. IO7

rables de tous ; et ses livres philosophiques , comme les Tusculanes, les livres de la Nature des Dieux, de la Divination, des Offices , de la Fin de l'Homme, de Y J ini- tié, de la Vieillesse et même ses Lettres, sont infiniment plus utiles et plus propres à former le styie et l'esprit des ènfans. Les livres de Y Orateur sont aussi fort beaux, mais le style en est un peu long et par conséquent moins propre à être imité, étant difficile de se soutenir en écrivant en latin d'un style long et périodique.

SUR LES ESSAIS DE MONTAIGNE.

Montaigne est un homme qui, après avoir promené son esprit par toutes les choses du monde, pour juger ce qu'il y a en elles de bien et de mal, a eu assez de lu- mières pour en reconnaître la sottise et la vanité.

Il a très-bien découvert le néant de la grandeur et l'inutilité des sciences; niais comme il ne connaissait guère d'autre vie que celle-ci, il a conclu qu'il n'y avait

jort Censées morales.

donc rien à faire qu'à tacher de passer agréa

blement le petit espace qui nous en est donné.

SUR LES PENSÉES DE PASCAL.

Il vient de paraître un livre qui est peut-être un des pins utiles que l'on puisse mettre entre les mains des princes; c'est le recueil des Pensées de 31. Pascal. Outre l'avantage qu'on en peut tirer pour les af- fermir dans la véritable religion, il y a de plus un air si grand, si élevé et en même temps si simple, si éloigné d'affectation dans tout ce qu'il écrit, que rien n'est plus capable de leur donner le goût et l'idée d'une manière noble et naturelle d'écrire et de parler.

Je ne dirai pas que fout soit également bon. Qu'on me permette donc d'exprimer ma pensée. J'y trouve un grand nombre de pierres assez bien taillées et capables d'orner un grand bâtiment; mais le reste ne m'a paru que des matériaux confus, sans que je visse l'usage que M. Pascal en voulait faire-.

PENSEES MORALES. IOO,

Il v a même quelques sentimens qui ne me paraissent point tout à fait exacts, et qui ressemblent à des pensées hasardées, que l'on écrit seulement pour les examiner avec plus de soin.

Ses réflexions sur les Principes naturels me paraissent trop générales. Nous nous aimons naturellement, c'est-à-dire notre corps, notre âme, notre être; nous aimons tout ce qui est naturellement joint à ces premiers objets de notre amour, comme le plaisir, la vie, l'estime, la grandeur; nous haïssons tout ce qui y est contraire, comme la douleur, la mort, l'infamie : la bizarrerie des coutumes n'a lieu que dans les choses qui ne sont pas naturellement liées avec ce.-» premiers objets de nos affections.

M. Pascal suppose que l'ennui vient de ce que l'on se voit, de ce que l'on pense à soi, et que le divertissement consiste en ce qui nous ôte cette pensée; cela est peut-être plus subtil que solide.

Mille personnes s'ennuient sans penser à eux; ils s'ennuient, non de ce qu'ils pen- sant, mais de ce qu'ils ne pensent pas assez*

10

1IO PEKSKtS MORALES.

Le plaisir de l'âme consiste à penser, et à penser vivement et agréablement; elle s'ennuie sitôt qu'elle n'a plus que des pen- sées languissantes, ce qui lui arrive dans la solitude, parce qu'elle n'y est pas si forte- ment remuée : c'est pourquoi ceux qui sont bien occupés d'eux-mêmes peuvent s'at- trister , mais ne s'ennuient pas.

La tristesse et l'ennui sont des mouve- mens différens; l'ennui cherche le divertis- sement, la tristesse le fuit : l'ennui vient de la privation du plaisir et de la langueur de l'âme qui ne pense pas assez; la tristesse vient des pensées vives, mais affligeantes. M. Pascal confond tout cela; je pourrais faire encore plusieurs objections sur ces pensées, qui me semblent quelquefois un peu trop dogmatiques, et qui incommo- dent ainsi mon amour-propre, qui n'aime pas à être régenté si fièrement.

PE5SEES MORAIE», ]Ii

i>u discours sua l'histoire UNIVERSELLE,

PAR ROSSUET.

Il y a dans ce livre tant d'esprit, de so- lidité, d'élévation, de grandeur, de génie, de lumière sur le fond de la religion, qu'il serait honteux de ne l'avoir pas lu et relu plusieurs fois. Je ne sais même pas s'il n'y aurait pas de l'injustice en cela. Car c'est un devoir que les personnes judicieuses doivent aux ouvrages solides et judicieux comme celui-là , de les distinguer , par une application et une approbation particu- lières , de la foule de ces écrits qui ne sont propres qu'à contenter l'imagination, et non la raison. Il est peu de livres un esprit bien fait puisse trouver plus de lu- mières.

Quel livre peut plus contribuer à bohs inspirer une liante idée de la Divinité, que cet excellent ouvrage, qui fait voir d'une manière si noble et si profonde que, depuis la chute de l'homme , tout n'existe que pour Jesus-Christ et par Jésus-Cln^t ; que tout

il A PENSEES MORALE?.

tend à lui comme à la fin de toute conduite de Dieu sur les hommes; que tout sert à relever sa gloire et sa grandeur; que tous les siècles qui l'ont précédé n'ont servi qu'à préparer sa venue, à marquer les besoins que les hommes ont de lui, à prouver la religion qu'il devait établir ; que tous ceux qui l'ont suivi ne servent qu'à relever sa miséricorde et sa puissance; qu'il n'y aura que la seule grandeur de Jésus- Christ tout entier, c'est-à-dire du chef et des membres , qui subsistera éternellement , et que tout le reste sera détruit et abîmé dans l'extrémité de la misère et de la bassesse?

Tout ce que l'on peut accorder aux va- peurs, langueurs et autres prétextes dont 1rs dames ne manquent jamais quand elles \mlent s'exempter de quelque lecture qui demande une application sérieuse , est de passer légèrement sur la première et troi- sième partie de cet ouvrage, dont l'une con- tient un abrégé rapide de l'histoire de 5ooo ans , très-noblement écrit, et l'autre des réflexions judicieuses sur rarcroissement et l.i décadence des grands empires. Mais la

PENSÉES MORALES. Il3

seconde partie, qui est la principale, mérite sans doute que celles qui sont capables d'en profiter fassent céder le divertissement à l'utilité, et qu'elles s'accoutument à cher- cher leur divertissement dans la vue de ces grands objets qui fournissent à l'âme une nourriture forte et solide.

DE L OPINIATRETE.

Il y en a qui traitent d'opiniâtres tous ceux qui ne sont pas de leur sentiment , et qui , se mettant en possession de la vérité , ne croient pas qu'on leur puisse rien con- tester sans opiniâtreté. Mais cette idée est très-fausse. Il n'y a point proprement d'o- piniâtreté à n'être pas du sentiment d'un autre. Si l'on a raison de n'en être pas, on est louable de ne s'y pas rendre ; et si l'on se trompe, c'est une erreur de l'esprit. Mais c'est toujours un effet de sincérité que d'a- vouer de bonne foi que l'on n'est pas per- suadé de ce sentiment. Qu'est-ce donc que d'être opiniâtre? C'est d'être attaché à son sentiment vrai ou faux: en sorte qu'on ac

Il4 PENSEES MORALES.

s'imagine pas pouvoir avoir tort, et que l'on ne daigne pas examiner les raisons de ceux qui sont persuadés que nous nous trompons ; c'est se blesser d'être contredit et s'imaginer qu'en combattant notre opi- nion on combat la raison même.

DE LA LOUANGE ET DU BLAME.

La louange et le blâme sont des actions difficiles, qui ont besoin de beaucoup d'é- gards et de précautions. Souvent les louan- ges ne sont qu'un commerce de vanité. On loue ceux qui nous louent, ou de qui l'on espère être loué, et l'on se regarde presque toujours soi-même dans les louanges que l'on donne aux autres. On veut paraître équitable, éviter le soupçon de jalousie, plaire à ceux qui estiment ceux que l'on loue.

DE L'iNCOXSTANCE HUMAINE.

Ce sont les divers intérêts des hommes qui sont les causes ordinaires de leur in- constance; car, comme ces intérêts chau-

PENSE KS .MORALES.

geDt , ceux qui ont pour but de plaire aux. hommes sont obligés de changer avec eux.

DE LA MODERATION.

La modération chrétienne renferme la douceur, puisqu'elle retranche toute rigueur de nos paroles, de nos actions et de notre cœur.Il y a toujours de l'excès dans l'aigreur, parce que nous n'en devons point avoir; et cette même modération est une vraie mo- destie , parce qu'elle bannit de nos actions et de nos paroles l'orgueil, la vanité, la hardiesse, l'effronterie, qu'elle calme nos passions, et qu'elle ne permet pas qu'elles se produisent.

de l'humilité.

L'humilité doit être toujours le fonde- ment de toute vertu chrétienne , de tout emploi, de tout ministère. Qui y entre et qui est obligé de se montrer aux hommes sans s'y être bien établi, sans s'être bien dit à soi-même ce qu'il n'est pas, non snm, est bien en danger, en se faisant voir et en

llG PENSEE> MORALES.

montrant par ses paroles, par ses actions,

qu'il est quelque chose, qu'il est savant, éloquent, éclairé, qu'il a des talens de conduite et de prudence; il est bien en danger, dis-je, de faire naufrage contre deux écueils, très-dangereux, qui sont la faveur et la disgrâce des hommes. Car il arrive d'ordinaire de deux choses l'une, ou que le monde, favorisant ceux qui se mon- trent à lui, les élève et les porte aux di- gnités éclatantes et à des engagemens dont ils ne sont pas capables par le défaut des vertus intérieures, ou que se bandant contre eux ou faisant ses efforts pour les oppri- mer, il leur suscite des traverses et des persécutions qui surpassent leurs forces, et dans lesquelles ils s'affaiblissent, ils succombent, ils abandonnent la justice et la vérité pour se conserver la sûreté et le repos de cette vie

DES VISITES.

1 es visites, quand elles sont faites comme |] faul, SOIll des devoirs de la vie phi étteuu<

PENSÉES MORALES. 1*7

et des actions de charité. Ce sont des liens nécessaires de la société civile, des moyens d'augmenter et d'entretenir l'union des cœurs, et enfin des occasions propres ou à édifier le prochain, ou à en recevoir de l'édification. Peu de gens sont assez spiri- tuels pour se passer de ces secours. Il faut quelque nourriture , aussi bien à leur cha- rité envers les hommes, qu'à leur piété en- vers Dipu : et comme leur amour pour Dieu s'évanouirait bientôt s'ils n'avaient aucun commerce avec lui par le moyen de la prière et des bonnes œuvres qu'ils font dans la vue de lui plaire; de même leur amitié envers les hommes se refroidirait bientôt si elle n'était entretenue par des témoigna- ges réciproques de charité.

PE LA CUPIDITÉ.

Les hôtelleries sont une assez vive image du règne de la cupidité et de l'amour-pro- pre. Car d'ordinaire chacun n'y songe qu'à soi et ne s'y met guère en peine des autres. Des cens s'v rassemblent de divers lieux

Il8 PENSEES MORALES.

pour divers desseins, et occupés de diffé- rentes affaires; et ils croient n'avoir rien à faire qu'à songer à eux, et à s'y accommoder le mieux qu'ils peuvent, pendant qu'ils sont obligés d'y faire séjour, sans se mettre en peine de ceux qui y logent avec eux. Or, c'est presque la disposition générale de tout le monde. Car combien y trouve-t-on peu de gens qui s'intéressent sincèrement pour les autres, et qui aient eu un désir effectif de les servir? Cependant il ne laisse pas de se former des villes, des républi- ques et des royaumes de gens ainsi disposés, qui n'ont point d'autre lien entre eux que leur cupidité et leur intérêt. Ainsi le monde entier n'est réellement qu'une grande hô- tellerie, où chacun ne songe en effet qu'à soi.

Il n'y a rien dont on tire de plus grands services que de la cupidité même des hom- mes. Mais afin qu'elle soit disposée à les rendre, il faut qu'il y ait quelque chose qui la retienne. Car si on la laisse à elle- même, elle n'a ni bornes, ni mesures. Au

PRWSEES MORALES. II9

lieu de servir à la société humaine, elle la détruit. Il n'y a point d'excès dont elle ne soit capable lorsqu'elle n'a point de lien, son inclination et sa pente allant droit au vol, aux meurtres, aux injustices et aux plus grands déréglemens.

Qui n'admirerait un homme qui aurait trouvé l'art d'apprivoiser les lions, les ours, les tigres et les autres bétes farouches , et de les faire servir aux usages de la vie ? Or, c'est ce que fait l'ordre des états. Car les hommes pleins de cupidité sont pires que des tigres, des ours et des lions. Chacun (Youx voudrait dévorer les autres : ce- pendant, par le moyen des lois et des po- lices, on apprivoise tellement ces bétes féroces, que l'on en tire tous les services humains que l'on pourrait tirer de la plus pure charité.

DES PLAISIRS TERRESTRES.

Toutes les joies du monde sont fondées sur l'illusion ei/la fausseté.

La .joie de la jouissance et de la pos-

ISO PENSEES MORALES,

session des biens créés est toujours ac- compagnée non seulement de la crainte de les perdre, mais de la certitude d'en être éternellement privé. C'en est une con- dition inséparable; et par conséquent, elle contient beaucoup plus de mal que de bien , et elle ne nous peut satisfaire que parce qu'il nous plaît de nous cacher le mal qu'il enferme. On peut de même être assuré que, quel que soit ce bien dont nous jouissons ou dont nous espérons de jouir, en peu de temps on y deviendra insensible. Car rien n'est capable de nous donner long-temps de la joie. La gran- deur, les richesses, les victoires, et tout ce qui excite les plus violens désirs , tout cela, dis- je, n'est pas capable, après quel- que temps , de surmonter les moindres chagrins. Ainsi, non seulement il n'y a pas de joie humaine qui soit éternelle, mais il n'y en a point qui soit durable. Ce n'est qu'une émotion passagère, qui est bientôt suivie de dégoûts et d'insensibilité.

PENSEES MORALES. 121

DE LA RELIGION CHRETIENNE.

La religion chrétienne est tellement con- forme à la raison, qu'elle ne condamne rien que la raison ne condamne et qui ne soit fondé sur la fausseté et l'illusion.

11E LA DÉVOTION.

Une femme se croira dévote, en faisant de longues prières , en passant les jours et les nuits à l'église, pendant qu'elle néglige le soin qu'elle doit avoir de son mari , de ses enfans, de ses domestiques. Elle ne s'acquitte donc pas par de ce qu'elle doit à sa famille, et par conséquent elle pêche contre la règle de l'apôtre : acquit- tez-vous envers tous de tout ce que vous leur devez.

DE LA MISÉRICORDE DE DIEU.

Il ne faut point douter de l'étendue et do la grandeur de la miséricorde de Dieu. Elle

122 PMISE1S MORALES.

surpasse infiniment toutes les iniquités des hommes. Elle exige seulement d'eux, lors- qu'elle les appelle, et qu'elle leur fait la grâce de les toucher, qu'ils emploient tout le reste de leur vie dans des œuvres de justice proportionnées à leurs péchés et aux forces de leur corps et de leur esprit. En pratiquant cette règle jusqu'à la fin de leur vie, ils "doivent espérer que Dieu ne man- quera pas de leur donner la récompense de la vie éternelle ,• aussi bien qu'à ceux qui l'auraient servi depuis le commencement de leur vie.

I)F. LA FIERTÉ.

Un air de fierté et d'ascendant est très- capable d'imposer aux âmes faibles. Il couvre les défauts de ceux qui l'emploient. On craint de s'opposer à la vérité en s'op- posait à eux; et l'on ne se sert point de son discernement pour en juger, parce que l'esprit, par une fausse humilité, fait con- science d'en user. On souffre même dans ces gens autorisés des défauts visibles, parce qu'on n'en juge point.

PENSÉES MORALES. 123

DE LA CREDULITE

Il semble que la crédulité, quoique im- prudente, soit un principe moins mauvais que la présomption et l'orgueil. Cependant elle a à peu près les mêmes effets; et ce qui est étrange, c'est qu'elle est capable d'en- gager ceux qui s'y laissent aller, à des ju- gemens pleins de présomption et d'orgueil. C'est par faiblesse qu'on se livre à ces es- prits fiers, qui se rendent maîtres de la créance des peuples par un air d'autorité : mais quand on s'y est une fois livré on em- prunte leur jugement et on traite les autres avec la même hauteur qu'on les a vu traiter à ces directeurs. Combien de gens se don- nent la liberté d'en décrier d'autres dont ils ne voudraient pas juger par eux-mêmes, seulement parce qu'ils en ont ouï parler à ceux qui les conduisent? Il ne leur plaît jamais de considérer que ces directeurs se pouvant tromper, c'est une grande impru- dence à eux que de se mettre en danger d'avancer des calomnies en suivant leur

124 PENSÉES MORALES.

jugement : au lieu qu'ils pourraient de- meurer en sûreté, en ne jugeant point et en se taisant. Cependant la crédulité rem- porte. Les ignorans parlent avec la même confiance que les savans.

de l'évangile.

Jésus-Christ n'est pas seulement admi- rable dans la hauteur et la sainteté de ses préceptes, mais aussi dans la manière dont il les propose et dans la sagesse avec la- quelle il ménage toutes les lumières, et même toutes les préventions qu'il trouve dans ceux à qui il parle, pour les conduire â la vérité.

SUR LA VIE DES GENS DU MONDE.

Qu'on examine la vie du monde, et la conduite des gens qui agissent par cupidité, et l'on trouvera que ce n'est qu'un vrai trafic bas et mercenaire. On n'y donne rien pour rien; et ceux qui n'ont rien à donner n'ont rien à y espérer. Tout y entre en

PENSÉES MORALES. ISS

commerce , paroles , louanges , services , té- moignages, considérations, crédit, prières, sollicitations , autorité. C'est ce qui fait si fort rechercher les charges l'on peut nuire et servir : car tout cela entrant dans le trafic du monde , rend tout facile à ceux qui les ont. On leur accorde tout sur le prix de ce qu'on espère d'eux, ou que l'on craint d'eux; mais il n'y a rien de plus abandonné qu'un homme qui n'a que la raison et la justice pour lui. Personne ne se croit chargé de ses intérêts, et ceux qui ont assez de conscience pour ne le pas op- primer ne manquent guère de prétexte pour s'exempter de le protéger. Ainsi, dans la vérité, le monde n'est qu'une compa- gnie de marchands de toutes robes, de tout rang.

La vie des gens du monde n'est qu'une vie de commerce, comme on l'a déjà dit; mais c'est le plus honteux et le plus indigne commerce du monde. C'est un commerce de boue pour boue , de fumier pour fu- mier, de bagatelles pour bagatelles. Ce que l'on y donne n'est rien non plus que ce

a*

I2Ô PENSÉES MORALES.

qu'on y reçoit : ou plutôt c'est le plus préjudiciable et le plus insensé trafic du monde ; car on y donne tout pour n'acqué- rir rien. On y donne son temps, sa vie, son éternité, sa félicité, pour acquérir, et encore avec incertitude, des biens si vils et si méprisables , qu'on est bien plus heureux de s'en passer et d'en être privé, que de les posséder et d'en jouir.

DEVOIRS ET OBLIGATIONS DE l'amTTIL.

Qui ne connaît point le secret de ses amis , n'est point en danger de le découvrir, par légèreté ou par imprudence. Il n'est point soupçonné de l'avoir découvert, et il est par conséquent exempt de tous les re- proches que ces soupçons peuvent attirer. Il n'est point non plus en danger de donner de mauvais conseils , ni d'autoriser des af- faires mal entreprises. C'est donc tout à fait injustement qu'on s'offense de ce qu'on ne nous dit pas tout , puisque cette réserve nous est utile. Cependant on s'offense que nos amis ne nous fassent pas confiance di

PENSÉES MORALES. 12J

ce qu'ils découvrent à d'autres. C'est que l'on aime plus la satisfaction de son amour- propre que la sûreté de sa conscience. La confiance nous flatte, parce que c'est une marque qu'on nous croit prudens et fidèles; et l'on aime mieux cette vaine réputation que d'être exempt du danger effectif l'on s'expose , en prenant part aux affaires d'autrui. Il est vrai que les païens ont cru que, quand on avait un ami, il lui fallait tout dire ; mais c'était une suite de l'idée fausse et chimérique d'amitié qu'il leur avait plu de se former. L'amitié ne nous doit point aveugler sur le sujet de nos amis, ni nous porter à prétendre qu'ils se doivent aveu- gler à notre égard. Ils peuvent connaître nos défauts, comme nous pouvons connaî- tre les leurs; et c'est même un des princi- paux devoirs de l'amitié, de travailler réci- proquement à s'en corriger l'un l'autre , après les avoir connus. On peut donc con- naître que quelque secret est dangereux à un ami , et qu'il est capable d'en abuser par indiscrétion ou autrement. Et en ce cas , il est certain que la raison nous oblige de le

128 PENSÉES MORALES.

lui cacher, et qu'il ne doit point s'en offen- ser comme d'un défaut d'amitié. On cache aux malades, selon le corps, quantité de choses qui les peuvent inquiéter, de crainte de nuire à leur santé. Et pourquoi ne cache- rions-nous pas de même à nos amis tout ce que nous jugeons leur pouvoir nuire selon l'âme ? Il est vrai qu'on se peut tromper en crovant ses amis ou indiscrets ou impru- dens. Biais tandis que cette pensée qu'on a d'eux ne se termine qu'à leur cacher des choses inutiles , elle ne leur fait point de tort; et c'est être trop délicat sur soi-même , que de ne pouvoir souffrir d'être soup- çonné d'un défaut que Ton n'a pas.

DES PAROLES ET DES PENSÉES.

Il y a une telle communication entre le cœur et la langue , que c'est presque la même chose de régler la langue que de ré- gler le cœur. Il est difficile que le cœur soit déréglé sans que la langue le soit ; mais il est impossible que la langue soit déréglée sans que le cœur le soit. Toutes les fautes

PENSEES MORALES. 1^9

qu'on fait dans les paroles sont en même temps des fautes du cœur. Ainsi ne point vouloir réprimer sa langue, c'est ne vouloir point corriger la corruption de son cœur, puisque c'est le cœur qui fait parler la langue, selon l'évangile. Tous les dérégle- mens de nos pensées ne paraissent pas dans nos paroles ; mais tous les dérégle- jnens de nos paroles sont conçus dans nos pensées. Et il y a même quelque chose de pis dans les paroles que dans les pensées. Car il y a des pensées qui ne sont pas vo- lontaires, et qui se présentent d'elles-mê- mes à l'esprit sans qu'il les approuve ni les autorise; mais les paroles sont des pen- sées toutes volontaires, puisqu'on ne parle que parce qu'on veut parler.

DE LA MORALE PUREMENT THEORIQUE,

Ceux qui ne font qu'écouter simplement la vérité, sans avoir soin de la mettre en pratique, se trompent eux-mêmes en plu- sieurs manières.

Ils s'imaginent souvent avoir les vertus,

l3o PENSÉES MORALES.

parce qu'ils en ont l'idée. Ainsi , sans être en effet pins vertueux , ils n'en deviennent que plus orgueilleux.

Ils se persuadent d'être plus disposés à les pratiquer, à cause de la connaissance qu'ils en ont ; cependant ils y sont moins disposés que les autres : car ces connais- sances stériles émoussent la pointe des vé- rités, et les empêchent de pénétrer dans le cœur. Une vérité qu'on n'a jamais enten- due cause d'abord à l'âme une certaine surprise qui la touche assez vivement; mais quand elle s'est accoutumée à l'entendre , elle y devient insensible.

Ils croient être plus riches par l'amour de ces vérités qu'ils ont dans l'esprit, et elles ne font au contraire qu'augmenter leur pauvreté. Car le lieu de la vérité n'est pas l'esprit, mais le cœur. Elle ne nous est donnée que pour être adorée, aimée et pratiquée par le cœur. Quiconque donc la retient dans son esprit, sans la réduire en pratique et sans l'aimer, la retient dans un lieu indigne d'elle. Enfin, il en est non un possesseur légitima , niais un injuste usur-

PENSÉES MORALES. l3l

pateur. La vérité est , dans son esprit , comme un arrêt qui le condamne, et qui rend témoignage contre lui. Ainsi, le soin qu'il a de faire amas de vérités, est sem- blable à la folie d'un homme qui , pour s'honorer, ferait un amas de sentences et d'arrêts qui le condamneraient au fouet et à la potence.

La parole de Dieu est un miroir. Elle est seule capable de nous représenter à nous- mêmes tels que nous sommes. Elle nous avertit de nos défauts, et elle nous donne lieu de nous connaître. Mais afin de rendre cette connaissance durable , et d'empêcher qu'elle ne s'efface, il faut réduire la vérité en pratique , et que le cœur en soit pénétré. Autrement, elle se perd et se dissipe , et on ne la connaît pas mieux que si on n'y avait jamais fait de réflexion.

Il n'est pas même nécessaire pour cela de cesser de l'écouter. Il faut quitter un miroir pour cesser de s'y voir ; mais on peut continuer de s'appliquer à la considé- ration des vérités, et cesser en même temps de s'y voir soi-même, parce qu'on les rap-

l32 PENSÉES MORALES.

porte à d'autres objets. Il y en a qui n'y voient que les défauts des autres. On pour- rait , disent-ils, se servir de ce passage de l'écriture contre tels et tels. Un prédicateur n'y voit que l'usage qu'il en peut faire dans ses sermons. Cette pensée , dira-t-il , sera Lien placée dans tel et tel discours, et j'en puis faire une fort belle application. Il se conçoit préchant cette vérité , mais il ne se prêche point lui-même. Un savant y verra le moven de s'acquérir la réputation d'homme exact et pénétrant. Ainsi, par l'ap- plication de ces vérités à ces usages qui ne regardent que les autres , on s'accoutume à ne se les appliquer jamais à soi-même, et tant s'en faut qu'on y apprenne à se connaître, que c'est un moyen de ne se connaître jamais, et de ne point faire ré- flexion sur soi, pendant qu'il semble qu'on est tout occupé des principales vertus.

PENSEES MORALES. i33

DE LA MALIGNITÉ , DE LA TÉMÉRITÉ ET DE LA PRÉSOMPTION DANS LES PAROLES.

Qui veut s'appliquer avec le soin néces- saire à corriger les défauts de ses paroles , doit avoir en vue d'y en éviter trois prin- cipaux : la malignité, la témérité et la pré- somption. Il faut éviter la malignité, parce que la langue est l'instrument le plus prompt de tontes les passions malignes. C'est canal que prennent ordinairement la colère , la haine, la joie du mal d'autrui , et toutes les autres passions qui tendent à nuire au prochain. C'est par la langue que l'on produit au dehors les calomnies , les médisances, les soupçons injustes, les in- jures, et généralement tout ce qui peut blesser la charité. C'est la porte par sortent les blasphèmes et les emportemens contre Dieu , et toutes les saillies d'un es- prit déréglé et furieux. Enfin , toutes les passions qui ôtent à l'esprit sa tranquillité altèrent d'ordinaire le ton de nos paroles, et portent «lans l'esprit des autres de sem-

l34 PENSÉES MORALE».

blables rnouvemens. Il faut retrancher tout ceia de nos paroles , parce que c'est le moyen de le retrancher de notre cœur , et parce que le mal devient infiniment plus grand en se communiquant aux autres par la parole. On ne saurait concevoir les maux que les paroles causent dans l'esprit des autres, en v éteignant la charité, et en y excitant des passions déréglées.

Le monde connaît assez la malignité des paroles; et l'on peut dire que c'est un des défauts sur lequel on fait d'ordinaire le plus de réflexion. Mais on n'en fait pres- que point sur la témérité avec laquelle on avance une infinité de choses ou fausses ou incertaines. Chacun prend des sentimens et se fait des maximes avec une légèreté pro- digieuse. On les ramasse dans les discours des gens sans lumière; on les reçoit sans examen; on les produit sans discernement Il suffit à la plupart du monde, pour les avancer , qu'ils les aient dites plusieurs fois. Ce qu'on a reçu sans examen devient cer- tain à notre égard en le répétant. C'est ainsi que le monde se remplit de jugemens faux

PENSÉES MORALES. l35

et d'opinions téméraires. Chacun croit qu'il est honteux de reconnaître qu'il ne sait pas tout. Et l'on aime mieux parler au hasard que de faire paraître qu'on ignore quelque chose.

Cette témérité est encore beaucoup plus dangereuse quand on l'emploie à l'égard des cas de conscience. Car une décision téméraire peut être la cause d'une infinité de mauvaises actions. On engage par les i<ens à des charges et des emplois qui ne leur conviennent point. On leur ôte le scru- pule sur plusieurs choses dont ils en de- vraient avoir. Enfin on leur procure une fausse paix dans des états le trouble leur serait infiniment plus avantageux.

Ce défaut est ordinairement joint à un autre, qui est la présomption, qui, donnant aux gens trop de confiance en leur lumière , les porte à proposer leurs scntimens d'une manière fière et décisive. C'est ce qui arrive d'ordinaire aux personnes qui sont peu contredites, parce que leur qualité, leurs rharges, leurs richesses, leurs talens les mettant au-dessus des autres, et leur fai-

l36 PENSÉES MORALES.

saut trouver une complaisance aveugle dans ceux qui sont au-dessous d'eux , ils s'attachent à leurs sentimens et à leurs pen- sées , et attribuent à leur lumière ce qui n'est qu'un effet de l'impression qu'ils font sur l'esprit des autres par des qualités qui n'ont rien de commun avec la vérité. Ainsi, ils prennent d'ordinaire un air de hardiesse et de fierté. Ils ne doutent de rien et par- lent décisivement de tout.

4

DE LA VENGEANCE.

Quiconque rend le mal pour le mal, aug- mente le mal d'autrui sans diminuer le sien ; ou plutôt il augmente le mal du pro- chain, et se fait un nouveau mal beaucoup pire que celui qu'il avait reçu. Celui qui s'est porté à nuire au prochain, et à lui faire quelque outrage , est déjà bien à plaindre. Il a fait une plaie dangereuse à son âme. Il faut donc éviter de lui en faire une nouvelle. Or, on lui en fait une en se vengeant de lui. Car on augmente par sa haine et son aversion qui fait sa plaie, fifais

PENSEES MORALES. 1^7

de plus, on s'en fait une à soi-même par cette vengeance: car on se prive, par là, du bien de la patience et de la charité; et l'on se rend criminel , d'innocent qu'on était auparavant.

DE LA PRIÈRE CHRETIENNE.

Le ternie de prière se peut prendre ge - néralement , ou particulièrement. Étant pris généralement, il comprend toutes les bonnes pensées de l'esprit qu'une ame chré- tienne peut former en la présence de Dieu , lorsqu'elles sont jointes avec quelques bons mouvemens de la volonté. Dans ce sens, s'entretenir devant Dieu de ses grandeurs, de ses œuvres, de ses bienfaits, l'en louer, l'en remercier , penser aux souffrances de Jésus-Christ, s'en attendrir, y compatir, faire des résolutions de souffrir à son exemple; enfin toutes les considérations, affections et résolutions qu'on peut former, sont des prières.

Le mot de prière, étant pris particuliè- rement , ne comprend que les demandes

l38 PENSÉES MORALES.

que l'on fait à Dieu, par l'esprit de charité, de quelque bienfait qu'on attend de lui, soit pour soi-même, soit pour le prochain.

DU PARDON DES OFFENSES.

Il ne suffit pas d'avoir pardonné une lois les offenses qu'on a reçues, mais il les faut pardonner continuellement et empêcher que la malignité du cœur ne les rétablisse insensiblement dans notre imagination, et ne porte de nouveau le cœur à une aver- sion volontaire contre ceux dont on s'est cru offensé. Ce qui fait voir que ce n'est pas peu de chose que de blesser la charité par quelque offense faite au prochain; car outre le mal qu'on lui fait, s'il en conçoit quelque sentiment d'aversion et quelque désir de vengeance, on lui cause une tenta- tion continuelle , après même qu'il a par- donné , par le souvenir de l'injure qui, ne s'effaçant pas entièrement de sa mémoire, peut à tout moment renouveler la mém< plaie. C'est pour remédier à cette plaie si contraire à la charité que Jésus-Christ nous

PENSÉES MORALES. l3<)

a obligés à réitérer le pardon des offenses , toutes les fois que nous lui demandons la rémission de nos péchés, en récitant l'orai- son dominicale.

DE L'IMMUTABILITÉ DE DIEU.

11 faut concevoir l'immutabilité de Dieu par opposition à la mutabilité des créatures, sur laquelle on peut considérer que nous ne voyons dans le monde que changemens perpétuels. Tout passe. Tout finit. Rien n'est stable ni permanent. Non seulement les par- ticuliers, mais les États et les royaumes, ont leurs âges, leurs vicissitudes, leurs révolu- tions. Ce ne sont à tous momens que chan- gemens de théâtre. Les uns sortent pour faire place à d'autres; et l'on voit en moins de rien renouveler la face du monde.

Bien loin de trouver de la stabilité dans les choses qui sont hors de nous , nous n'en saurions trouver en nous-mêmes.

C'est un flux et un reflux continuel pensées et de mouvemens. Nous ne voyons presque jamais les mêmes objets d'un même

I^O PENSÉES MORALES.

œil. Ce qui nous paraît vrai , bon et utile aujourd'hui, nous paraîtra demain faux, mauvais et inutile. Nos affections et nos humeurs sont encore plus changeantes que nos jugemens. Nous éprouvons une variété perpétuelle de mouvemens et de disposi- tions différentes , tantôt agités et tantôt tranquilles, tantôt tristes et tantôt gais, tantôt pleins de courage et tantôt découra- gés et abattus. Enfin nous ne trouvons en nous-mêmes rien de ferme, rien d'uni- forme, rien de constant.

La mutabilité est si naturelle à l'homme , qu'elle lui est nécessaire; l'uniformité d'une action suffit pour le détruire: s'il mange, s'il dort, s'il se repose, s'il marche, s'il travaille sans discontinuation, il est mort. Il suffit, pour perdre l'esprit, de s'appli- quer trop long-temps à un même objet, sans variété. La constance même et la fer- meté, quand on les attribue à l'homme, ne marquent qu'un changement moins dé- réglé ; car on ne prétend pas dire , par exemple, que l'homme constant pense tou- jours aux. mêmes choses, et aime toujours

PJEN<jJ£ES MORALES, l^-*

les moines objets par une aetion conti- nuelle; mais on veut dire que, quand il y pense, il n'en forme point de jugemens contraires les uns aux autres; et que, quand son cœur se porte vers un objet, c'est avec des mouvemcns qui sont de même genre, quoique fort inégaux entre eux.

Pour concevoir donc l'immutabilité de Dieu , il n'y a qu'à en retrancher toutes les idées de la mutabilité des créatures. Son être est incapable d'altération ; il ne reçoit ni augmentation ni diminution , ni diver- sité de perfection; parce qu'étant parfait, il ne peut rien acquérir de'uouyeau , ni rien perdre de ce qu'il a. Il n'y a point en Dieu de succession ni de contrariété de pensées. Il pense toujours aux mêmes choses , et il comprend tout par une pensée unique et immuable. Sa volonté est aussi stable que son intelligence. Il aime toujours les mêmes choses, et dans le même degré et par la même action. Enfin il fait toujours les mêmes choses, parce que son opération n'est autre chose que la volonté qu'il a qu<- les choses soient faites, et que sa volonté (">l son essence et sa substance.

T/,2 PENSEES MORALES.

DE l'eMPIFxE DE L'HABITUDE.

Un peu d'habitude adoucit presque tout ce qui paraît le plus affreux dans la vie. Combien de choses avons-nous regardées comme insupportables, et que nous suppor- tons néanmoins sans peine dans la suite ? Combien de gens les souffrent , non seule- ment sans impatience, mais encore même avec joie ? Elles ne sont donc pénibles que par l'imagination. Or , l'habitude et le temps corrigent et détruisent absolument l'ima- gination; pourquoi nous priverons -nous donc pour un mal de fantaisie , et que le temps guérit nécessairement, d'un bien réel qu'il ne tient qu'à nous de nous procurer?

L'habitude adoucit même les calamités et les misères réelles. Personne, dit un phi- losophe païen , ne pourrait souffrir les adversités, si elles faisaient dans la suite une impression aussi vive qu'elles font au commencement.

Ainsi donc, à plus forte raison , l'habi- tude peut-elle adoucir certains états qui m

PENSÉES MORALES. 14^

sont pénibles que parce que notre imagi- nation nous les représente comme tels.

de l'envie.

L'envie est une espèce de tristesse que Ton conçoit du bien qui arrive au pro- chain ; elle produit aussi une joie maligne du mal qui lui arrive; parce que la même passion qui fait que l'on s'attriste du bien du prochain , fait que l'on se réjouit do son mal et de son rabaissement.

La source de l'envie, c'est l'orgueil ; car on n'a de la jalousie du bien des autres , que parce qu'on appréhende que le bien ne les élève au-dessus de nous, ou ne les égale à nous ; c'est pourquoi l'envie ne s'at- tache point à ceux à qui on ne peut être comparé. On n'est point, par exemple, ja- loux de ceux qui sont morts , ni de ceux qui ne sont pas encore nés , parce qu'ils ne nous font aucune concurrence.

7f4 PENSEES MORALES.

DE LA COLERE.

La colère est un soulèvement de l'âme contre la personne dont on croit avoir reçu quelque injure ou quelque déplaisir , qui nous porte à lui désirer du mal et à lui en faire si l'on peut.

Comme cette passion a de très-mauvais effets, qu'elle trouble la raison, qu'elle fait sortir L'âme de son assiette naturelle, qu'elle lui cause des transports, des convulsions et une espèce de fureur ; qu'elle la pousse à toutes sortes d'excès, qu'elle ruine sou- vent les familles et les états; la sagesse hu- maine a toujours cru qu'il était très-impor- tant de porter les hommes non seulement a réprimer les mouvemens. de la colère, mais aussi à les étouffer, s'il était pos- sible.

Pour y parvenir , elle a tâché d'abord de donner de l'horreur de cette passion , par l'état elle met le corps, et par les marques extérieures de dérèglement qu'elle y imprime. Car il n'y a point de passion

PENSÉES MORALES. l4$

dont l'image soit plus capable de causer de l'aversion ; les autres ont quelque chose d'attirant et de trompeur , mais la colère n'a rien que d'affreux et de terrible. Elle nous a ensuite proposé divers exemples des excès la colère a porté les hommes, et principalement les princes : elle a ensuite opposé d'autres exemples de modération et de douceur, capables d'attirer à l'amour de ses vertus; et enfin elle a donné quel- ques remèdes , soit pour réprimer la co- lère quand elle est née, soit pour l'empê- cher de naître.

La philosophie humaine ne s'arrètant qu'aux causes secondes, ne pouvait per- suader les hommes que ce qu'on souffrait fût juste, et ainsi elle ne pouvait ôter de l'esprit d'un homme offensé, que l'offen- seur ne lui eût fait tort, et que ce qu'il souffrait ne fût injuste. Mais la religion chrétienne va bien plus loin : elle nous fait voir que ce que nous prenons pour injure, et qui est injuste en effet de la part des hommes, a une cause première qui l'or donne sans injustice; ainsi elle nous montre

1^6 PENSÉES MORALES.

qu'on ne nous fait jamais d'injustice ; que nous méritons tous les traitemens que nous pouvons recevoir des hommes ; qu'ils n'en sont point les premières causes; qu'ils ne sont que les simples instrumens et les sim- ples ministres des ordres de Dieu ; et par là, elle apaise nos plaintes d'une manière bien plus efficace; elle nous fait découvrir dans ces traitemens que nous prétendons injurieux, non seulement la justice de Dieu, mais encore sa bonté qui les permet , par des vues de miséricorde, pour nous donner moyen d'en profiter , pour guérir le plus grand de nos maux, qui est l'orgueil, et pour nous procurer le plus grand des biens, qui est l'humilité.

DE LA HAIXF.

Si on regarde la haine en général, ce n'est qu'un simple éloignement d'un objet qui nous paraît contraire à notre propre bien; mais en la regardant comme une in- clination vicieuse, on doit dire que c'est le même sentiment que la colère; c'est-à-

PEWsfcïs MOIiALES. l47

dire uu sentiment d'aigreur contre une personne dont on croit avoir été offensé ; avec cette différence qu'il est plus affermi dans l'âme et qu'il subsiste sans émotion; c'est pourquoi la colère persévérante pro- duit la haine, l'âme se faisant une disposi- tion fixe et constante de ces sentimens tu- multueux qu'on appelle colère; et c'est la raison de ce précepte de l'Écriture qui nous ordonne d'apaiser notre colère avant le coucher du soleil, de peur qu'elle ne se change en haine. Il y a donc plus d'eloi- gnement et d'aigreur dans la haine et plu -s d'impétuosité dans la colère.

pf. l'aumôhs.

L'aumône nous est commandée par cette raison générale qu'il faut aimer le prochain. Il y faut joindre plusieurs autres raisons, qui en forment en quelque sorte un devoir de justice.

La principale de ces raisons esi que la Providence ayant créé des biens suffisant! pour la nouriiliiK de tons les hommes, pe

l48 PENSEES MORALES.

les a distribués inégalement , qu'afin de faire subsister les pauvres par l'assistance des riches. Ainsi , en ne donnant pas aux pauvres ce que l'on a de trop , on renverse ce dessein de la Providence ; on donne oc- casion aux pauvres de murmurer contre Dieu, et on use des biens qu'on a reçus de Dieu contre son intention.

DU MENSOXGE.

Le mensonge est une déclaration exté- rieure de nos pensées et de nos mouvemens intérieurs, contraire à ces pensées et à ces mouvemens.

Tout mensonge est un démenti qu'on donne à la vérité et à Dieu même. Il en- ferme plusieurs autres déréglemens; c'est wne espèce de violentent de la foi publique et de la convention qui est entre les hommes; car la société des hommes ne pont subsister - m-, l<- commerce du langage, et ce com-

O G

merce demande deux choses : l'une, que celui qui parle, parle conformément à sa pensée; l'autre, que celui à qui l'on parle.

PENSÉES MORALES. I ty

ic croie ; et la créance de l'un n'est fondée que sur la fidélité de l'autre. Ainsi le men- teur qui viole de sa part la première des conditions, est visiblement injuste; car il veut être cru comme s'il parlait conformé- ment à sa pensée, et cependant il viole la condition sans laquelle il est injuste de prétendre d'être cru.

Il est donc clair que l'opinion qu'il est permis de mentir, détruit la société des hommes. Or, toute opinion qui détruit la société des hommes est fausse, et par con- séquent il est faux qu'il soit quelquefois permis de mentir.

]>E L HYPOCRISIE.

L'hypocrisie consiste proprement à avoir dessein de donner par ses actions exté- rieures une opinion plus avantageuse de sa vertu, que la vérité ne le permet.

Je dis que c'est avoir le dessein ; car il est certain que tout le monde serait hypo- crite , si l'hypocrisie consistait à donner en effet une opinion de sa vertu qui aille au-

i3"

l5o PENSEES MORALES.

delà de la vérité ; parce qu'il y a une Infinité de défauts dans nos dispositions intérieures; et cependant nos actions extérieures les représententsouvent, comme si elles étaient sans défauts.

PUS QUALITÉS D'UN VRAI MINISTRE DE LA RELIGION.

Les qualités nécessaires pour s'acquit- ter dignement des emplois ecclésiastiques , sont :

i°. Le mépris du monde et l'éloignement des désirs séculiers, et un goût pour les choses spirituelles et divines;

2°. L'amour de la retraite, qui est une marque de ce goût spirituel; car l'amour du monde pousse l'àme au dehors, afin de jouir du monde; mais il faut prendre garde que cet amour de la retraite tende à s'en- tretenir de Dieu , et non a s'entretenir de soi-même ;

3°. Estimer plus les moindres fonctions de l'église, que les plus grandes dignités. ft préférer 1rs marques de cet étal a ions

PENSKBS MOKA LES. Ul

les autres ornemens. Car on juge facilement qu'un homme qui porte de longs cheveux, et qui veut paraître dans un autre état que celui que l'église prescrit aux clercs, n'est pas appelé à l'église ;

4°. L'amour de la prière, qui est le vrai canal des lumières de Dieu ;

5°. Une certaine droiture d'esprit qui fait bien juger des choses et éviter les excès des entètemens;

6". L'exemption des passions qui s'irri- tent beaucoup par le commerce du monde et par les emplois ecclésiastiques ;

7°. La patience courageuse, pour ne se pas décourager par les contradictions, les oppositions et les difficultés;

8°. La douceur d'esprit pour supporte? les défauts du prochain;

9°. La lumière qui fait comprendre la vérité et empêche de s'égarer ;

io°. La défiance de soi-même, de son propre esprit, qui porte à n'être pas témé- raire dans ses avis, et à prendre conseil quand on ne voit pas assez clair ;

) i°. Certaines vertus qu'il faut rivair

l52 PENSÉES MORALES.

pour s'acquitter de ces ministères, comme la prudence, la chasteté, le zèle du salut des âmes, et surtout une charité qui nous fasse aimer Dieu plus que nos intérêts, plus que nos parens, plus que nous-mêmes;

12°. L'éloignement d'ambition et du dé- sir du sacerdoce, l'exemption des défauts pour lesquels l'église exclut des ordres ceux qui les ont , comme certaines difformités qui rendent la personne méprisable.

DE L'ÉTAT DU MARIAGE.

Le mariage est l'union légitime d'un homme et d'une femme, par laquelle ils s'obligent mutuellement à une société de vie inséparable : ce qui exclut une domi- nation impérieuse du mari sur la femme , ou de la femme sur le mari.

Un mariage sans union est une espèce d'enfer : car la présence d'une personne dont on est intérieurement divisé, et pour laquelle on sent de l'aversion, jointe à la pensée qu'on ne peut en être délivré que par la mort , augmente cette peine jus-

PENSÉES MORALES. l53

qu'à un point qui ne se peut exprimer.

Il est très-rare que l'on trouve, en se mariant, une personne avec qui l'on puisse être long-temps uni. Toutes les imperfec- tions , bizarreries , mauvaises humeurs , se découvrent tout autrement dans une société telle que celle du mariage, qu'elles ne font dans les liaisons moins étroites et plus extérieures. L'on se fait d'ordinaire une manière de converser avec les gens du dehors , qui n'est pas choquante; mais on se dépouille de ce masque dans la vie do- mestique, et l'on se montre tel que l'on est. Ainsi, il est incroyable ce qu'une honnête femme a à souffrir d'un mari bizarre , dé- raisonnable et brutal; et ce qu'un honnête homme a à endurer d'une femme emportée, capricieuse, coquette, déraisonnable et qui prend tout de travers.

Les mauvais choix que l'on fait dans les mariages viennent ordinairement de l'am- bition , et de l'avarice des parens et de ceux qui se marient , et de plus , de cer- taines lois chimériques qu'ils se mettent dan3 l'esprit ; par exemple, qu'il faut être

I 54 PENSÉES MORALES.

dans un certain rang dans le monde, et j vivre avec un certain éclat ; que c'est un très-grand mal d'être un peu au-dessous de l'état auquel on prétend avoir droit. Ainsi, pour éviter ce malheur d'imagination et d'ambition, on préférera une fille riche, mais mondaine, qui aura la tète pleine des folies du monde, avec qui on n'aura ja- mais de paix ni d'union véritable , à une fille sage , modeste et bien élevée.

Fiy DES PISSEES.

TRAITÉ

DES

moyens dp: conserver la paix AVEC LES HOMMES.

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Hommes citoyens de plusieurs villes. Ils doivent procurer la paix de toutes ; et s'appliquer en particulier a vivre en paix dans la société où. ils passent leur vie et dont ils font partie.

Toutes les sociétés dont nous faisons partie, toutes les choses avec lesquelles nous avons quelque liaison et quelque com- merce , sur lesquelles nous agissons et qui agissent sur nous, et dont le différent état est capable d'altérer la disposition de notre

l56 DE LA PAIX

âme , sont les villes nous passons le temps de notre pèlerinage, parce que notre âme s'y occupe et s'y repose.

Ainsi le monde entier est notre ville, parce qu'en qualité d'habitans du inonde, nous avons liaison avec tous les hommes, et que nous en recevons même tantôt de l'utilité et tantôt du dommage. Les Hollan- dais ont commerce avec ceux du Japon. Nous en avons avec les Hollandais. Nous en avons donc avec ces peuples qui sont aux extrémités du monde, parce que les avan- tages que les Hollandais en tirent leur donnent le moyen ou de nous servir, ou de nous nuire. On en peut dire autant de tous les autres peuples. Ils tiennent tous à nous par quelque endroit, et ils entrent tous dans la chaîne qui lie tous les hommes entre eux par les besoins réciproques qu'ils ont les uns des autres. Mais nous sommes encore plus particulièrement citoyens du royaume nous sommes nés et nous vivons, de la ville nous habitons, de la société dont nous faisons partie ; et enfin nous nous pouvons dire en quelque sorte

AVEC LES HOMMES. l57

citoyens de nous-mêmes et de notre propre cœur; car nos diverses passions et nos di- verses pensées tiennent lieu d'un peuple avec qui nous avons à vivre ; et souvent il est plus facile de vivre avec tout le monde extérieur, qu'avec ce peuple intérieur que nous portons en nous-mêmes.

L'Écriture, qui nous oblige de chercher la paix de la ville Dieu nous fait habi- ter, l'entend également de toutes ces diffé- rentes villes. C'est-à-dire qu'elle nous oblige de chercher et de désirer la paix et la tran- quillité du monde entier, de notre royaume, de notre ville , de notre société et de nous- mêmes. Mais comme nous avons plus de pouvoir de la procurer à quelques-unes de ces villes qu'aux autres, il faut aussi que nous y travaillions diversement.

Car il n'y a guère de gens qui soient en état de procurer la paix, ni au monde, ni à des royaumes, nia des villes, autrement que par leurs prières. Ainsi notre devoir à cet égard , se réduit à la demander sincè- rement à Dieu et à croire que nous y sommes obligés. Et nous le sommes en effet, puis-

l58 DE LA PAIX

que les troubles extérieurs qui divisent les royaumes viennent souvent du peu de soin que ceux qui en font partie ont de de- mander la paix à Dieu, et de leur peu de reconnaissance, lorsque Dieu la leur a ac- cordée. Les guerres temporelles ont de si étranges suites et des effets si funestes pour les âmes mêmes, qu'on ne saurait trop les appréhender. C'est pourquoi saint Paul, en recommandant de prier pour les rois du monde, marque expressément comme un principe de cette obligation, le besoin que nous avons pour nous-mêmes de la tran- quillité extérieure: Ut quidam et tranquil- lam vltam àgamus.

On se procure la paix à soi-même, en réglant ses pensées et ses passions. Et par cette paix intérieure , on contribue beau- coup à la paix de la société dans laquelle on vit , parce qu'il n'y a guère que les pas- sions qui la troublent. 3Iais comme cette paix avec ceux qui nous sont unis par de» liens plus étroits et par un commerce plus fréquent, est d'une extrême importance pour entretenir la tranquillité dans nous-

AVEC LES HOMMES. l5c}

mêmes, et qu'il n'y a rien de plus capable de la troubler que la division opposée à cette paix, c'est de celle-là principalement qu'il faut entendre cette instruction du pro- phète : Quœrîte pacem civitatis ad quam transrnigrare vos fer/. Cherchez la paix de la ville qui est le lieu de votre exil.

CHAPITRE II.

Union de la raison et de la religion à nous inspirer le soin de la paix.

Les hommes ne se conduisent d'ordi- naire dans leur vie, ni par la foi, ni par la raison. Ils suivent témérairement les im- pressions des objets présens ou les opi- nions communément établies parmi ceux avec qui ils vivent. Et il y en a peu qui s'appliquent avec quelque soin à considé- rer ce qui leur est véritablement utile poui passer heureusement cette vie, ou selon Dieu, ou selon le monde. S'ils y faisaient

lÔO DE LA PAIX

réflexion , ils verraient que la foi et la rai- son sont d'accord sur la plupart des devoirs et des actions des hommes; que les choses dont la religion nous éloigne sont souvent aussi contraires au repos de cette vie qu'au bonheur de l'autre, et que' la plupart de celles elle nous porte contribuent plus au bonheur temporel que tout ce que notre ambition et notre vanité nous l'ont rechercher avec tant d'ardeur.

Or, cet accord de la raison et de la foi ne paraît nulle part si bien que dans le devoir de conserver la paix avec ceux qui nous sont unis , et d'éviter toutes les occa- sions et tous les sujets qui sont capables de la troubler. Et si la religion nous prescrit ce devoir comme un des plus essentiels à la piété chrétienne, la raison nous y porte aussi comme à un des plus importans pour notre propre intérêt.

Car on ne saurait considérer avec quel- que attention la source de la plupart des inquiétudes et des traverses qui nous arri- vent ou que nous voyons arriver aux autres, qu'on ne reconnaisse qu'elles viennent or-

AVEC LES HOMMES. l6f

dinairement de ce qu'on ne se ménage pas assez les uns les autres. Et si nous voulons nous faire justice, nous trouverons qu'il est rare qu'on médise de nous sans sujet, et que l'on prenne plaisir à nous nuire et à nous choquer de gaîté de cœur. Nous y con- tribuons toujours pour quelque chose. S'il n'y en a pas de causes prochaines , il y en a d'éloignées. Et nous tombons, sans y pen- ser , dans une infinité de petites fautes , à l'égard de ceux avec qui nous vivons, qui les disposent à prendre en mauvaise part ce qu'ils souffriraient sans peine, s'ils n'a- vaient déjcà un commencement d'aigreur dans l'esprit. Enfin, il est presque toujours vrai que si l'on ne nous aime pas , c'est que nous ne savons pas nous faire aimer.

Nous contribuons donc nous-mêmes à ces inquiétudes , à ces traverses et à ces trou- bles que les autres nous causent ; et comme c'est en partie ce qui nous rend malheu- reux , rien ne nous est plus important , même selon le monde, que de nous appli- quer à les éviter. Et la science qui nous apprend à le faire nous est mille fois plus

14*

l6'2 DE LA PAIX

utile que toutes celles que les hommes ap- prennent avec tant de soin et tant de temps. C'est pourquoi il y a lieu de déplorer le mauvais choix que les hommes font dans l'étude des arts, des exercices et des scien- ces. Ils s'appliquent avec soin à connaître la matière et à trouver les moyens de la faire servir à leurs besoins. Ils apprennent l'art de dompter les animaux et de les em- ployer à l'usage de la vie, et ils ne pensent pas seulement à celui de se rendre les hommes utiles , et d'empêcher qu'ils ne les troublent et ne rendent leur vie malheu- reuse, quoique les hommes contribuent in- finiment plus à leur bonheur ou à leur malheur que tout le reste des créatures.

C'est ce que la raison nous dicte touchant ce devoir. Mais si l'on en consulte la reli- gion et la foi, elles nous y engagent encore tout autrement par l'autorité de leurs pré- ceptes et par les raisons divines qu'elles nous en apportent. Jésus-Christ a tellement aimé la paix qu'il en a fait deux des huit béatitudes qu'il nous propose dans l'Évan- gile : Heureux y dit-il , ceux qui sont doux ,

AVEC LES HOMMES. l63

parce qu'ils posséderont la terre. Ce qui com- prend la tranquillité de cette vie et le repos de l'autre. Heureux, dit-il encore, ceux qui seront pacifiques , parce qu'ils auront le nom d'en/ans de Dieu, qui est la plus haute qualité dont les hommes soient capables, et qui n'est due par conséquent qu'à la plus grande des vertus. Saint Paul fait une loi expresse touchant la paix, en commandant de la garder autant qu'il est possible avec tous les hommes, si ficri potest, cum omnibus hominibus pacem habentes. Il nous défend les contentions, et nous ordonne la pa- tience et la douceur avec tout le monde : Servum Dornini non oportet litigare , sed mansuetum esse ad omnes. Et enfin il nous déclare que l'esprit de contention n'est point celui de l'église. Siquis videtur contentiosus esse, nos talem consuetudinem non habemus, neque Ecclcsia Dei.

Il n'y a guère d'avertissement plus fré- quent dans les livres du Sage, que ceux qui "endent à nous régler dans le commerce que *ous avons avec le prochain, et à nous faire

164 Dfi LA PAIX

éviter ce qui peut exciter des divisions et des querelles. C'est dans cette vue qu'il nous dit que la douceur dans les paroles multi- plie les amis et adoucit les ennemis : verbum dulce multipliait amicos, et que les gens de bien sont pleins de douceur et de complai- sance : et lingua eucharis in bono homine abundat.

Il dit en un autre endroit que les réponses douces apaisent la colère, et que celles qui sont aigres excitent la fureur : responsio mollis frangit iram, sermo durus suscitât fu- rorcm. Il dit que le sage se fait aimer par ses paroles : sapiens in verbis seipsum ama- bilem fa cit.

Enfin il relève tellement cette vertu qu'il l'appelle l'arbre de vie, parce qu'elle nous procure le repos, et dans cette vie et dans l'autre : lingua placabilis lignum vitœ.

Il a bien voulu nous apprendre que l'a- vantage que cette vertu nous apporte en nous faisant aimer est préférable à ceux que les hommes désirent le plus , qui sont l'honneur et la gloire. Car c'est un des sens

AVEC LES HOMMES. l65

de ces paroles : fili , in mansuctudlne opéra tua pcrfice et super hominum gloriam dili- geris : mon fils, accomplissez vos œuvres avec douceur, et vous vous attirerez non seulement l'estime , mais aussi l'amour des hommes.

Le Sage y compare les deux choses que les hommes y recherchent principalement des autres hommes, qui sont l'amour et la gloire. La gloire vient de l'idée de l'excel- lence ; l'amour de l'idée de la bonté; et cette bonté se témoigne par la douceur ; or il nous apprend dans cette comparaison que, quoi- que l'estime des hommes flatte plus notre vanité, il vaut mieux néanmoins en être aimé. Car l'estime ne nous donne entrée que dans leur esprit, au lieu que l'amour nous ouvre leur cœur. L'estime est souvent ac- compagnée de jalousie, mais l'amour éteint toutes les malignes passions, et ce sont celles- qui troublent notre repos.

66 DE LA PAIX

CHAPITRE III.

Raison du devoir de garder la paix avec ceux avec qui Von vit.

On peut tirer de L'Ecriture une infinité de raisons pour nous exciter à conserver la paix avec les hommes par tous les movens qui nous sont possibles.

I. Il n'y a rien de si conforme a l'esprit de la loi nouvelle que la pratique de ce de- voir ; et l'on peut dire qu'elle nous y porte par son essence même. Car. au lieu que la cupidité, qui est la loi de la chair, désunis- sait l'homme d'avec Dieu , elle le désunit d'avec lui-même par le soulèvement des passions contre la raison, et d'avec tous les autres hommes en s'en rendant ennemi, et le portant à tâcher de s'en rendre le tyran. Le propre, au contraire, de la charité, qui est cette loi nouvelle que Jésus-Christ est venu apporter au monde, c'est de réparer toutes les desunions que le péché a pro-

AVEC LES HOMMES. 167

duites; de réconcilier l'homme avec Dieu, en l'assujettissant à ses lois ; de le réconci- lier avec lui-même, en assujettissant ses passions à la raison ; et enfin de le récon- cilier avec tous les hommes, en lui étant le désir de les dominer.

Or, un des principaux effets de cette charité, à l'égard des hommes, est de nous appliquer à conserver la paix avec eux, puis- qu'il est impossible qu'elle soit vive et sen- sible dans le cœur, sans y produire cette application. On craint naturellement de blesser ceux que l'on aime. Et cet amour nous faisant regarder toutes les fautes que nous commettons contre les autres comme grandes et importantes , et toutes celles qu'ils commettent contre nous comme pe- tites et légères, il éteint par la plus ordi- naire source des querelles, qui ne naissent le plus souvent (pie des fausses idées qui grossissent à notre vue tout ce qui nous touche en particulier, et qui amoindrissent tout ce qui touche les autres.

TI. Il est impossible d'aimer les hommes, sans désirer de les servir; et il est impos-

l68 DE LA PAIX

sible de les servir sans être bien avec eux ; de sorte que le même devoir qui nous charge des autres hommes, selon l'Écriture, pour les servir en toutes les manières dont nous sommes capables, nous oblige aussi de nous entretenir en paix avec eux , parce que la paix est la porte du cœur, et que l'aversion nous le ferme et nous le rend entièrement inaccessible.

III. Il est vrai que l'on n'est pas toujours en état de servir les autres par des discours d'édification , mais il y aura bien d'autres manières de les servir. On le peut faire par le silence, par des exemples de modestie, de patience et de toutes les autres vertus; et c'est la paix et l'union qui leur ouvre le cœur pour les en faire profiter.

Or, la charité, non seulement embrasse tous les hommes; mais elle les embrasse en tous temps. Ainsi, nous devons avoir la paix avec tous les hommes, et en tous temps; car il n'y en a pas nous ne devions les aimer et désirer de les servir , et par con- séquent il n'y en a point nous ne devions ôter, de notre part, tous les obstacles qui s'y

AVEC LES HOMMES. 1 69

pourraient rencontrer, dont le plus grand est l'aversion et l'éloignement qu'ils pour- raient avoir pour nous. De sorte que lors même que l'on ne peut conserver avec eux une paix intérieure qui consiste dans l'union de senî.imens, il faut tâcher au moins d'en conserver une extérieure, qui consiste dans les devoirs de la civilité humaine, afin de ne se rendre pas incapable de les servir quelque jour, et de témoigner toujours à Dieu le désir sincère que l'on en a.

De plus, si nous ne leur servons pas ac- tuellement, nous sommes au moins obligés de ne leur pas nuire; or, c'est leur nuire que de les porter, en les choquant, à tom- ber en quelque froideur à notre égard. C'est leur causer un dommage réel, que de les disposer par l'éloignement qu'ils conce- vront de nous, à prendre nos actions ou nos paroles en mauvaise part , à en parler d'une manière peu équitable, et qui blesse- rait leur conscience , et enfin à mépriser même la vérité dans notre bonche, et à n'ai- mer pas la justice, lorsque c'est nous qui la défendons.

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I70 DE LA PAIX

Ce n'est donc pas seulement i'intérèt des hommes, c'est celui de la vérité même, qui nous oblige à ne les pas aigrir inutilement contre nous; si nous l'aimons, nous devons éviter de la rendre odieuse par notre im- prudence, et de lui fermer l'entrée du cœur et de l'esprit des hommes, en nous la fer- mant à nous-mêmes : et c'est aussi pour nous porter à éviter ce défaut, que l'Écriture nous avertit que les sages ornent la science^ c'est-à-dire qu'ils la rendent vénérable aux hommes, et que l'estime qu'ils s'attirent par leur modération fait paraître plus auguste la vérité qu'ils annoncent : au lieu qu'en se faisant ou mépriser ou haïr des hommes , on la déshonore, parce que le mépris et la haine passent ordinairement delà personne à la doctrine.

Il est vrai qu'il est impossible que les gens de bien soient toujours en paix avec les hommes, après que Jésus-Christ les a avertis qu'ils ne devaient pas espérer d'être autre- ment traités d'eux qu'il l'a été lui-même. C'est pourquoi saint Paul, en nous exhor- tant de conserver la paix avec *ux . y ajoute

AVEC LES HOMMES. I7I

cette restriction, s'il est possible, sifieripo— test; sachant que cela n'est pas toujours possible, et qu'il y a des occasions il faut par nécessité hasarder de les choquer, en s'opposant à leurs passions ; mais afin de le faire utilement, et sans avoir un juste sujet de crainte que nous n'ayons contribué aux suites fâcheuses qui en naissent quel- quefois, il faut éviter avec un extrême soin, de les choquer inutilement, ou pour des choses de peu d'importance , ou par une manière trop dure, parce qu'il n'y a en ef- fet que ceux qui épargnent les autres, au- tant qu'il est en leur pouvoir, qui les puis- sent reprendre avec quelque fruit.

Si saint Pierre donc, sachant bien qu'il est inévitable que les chrétiens souffrent et soient persécutés, leur recommande de ne se pas attirer leurs souffrances par leurs crimes, on leur peut dire de même qu'é- tant inévitable qu'ils soient haïs des hom- mes, ils doivent extrêmement éviter de se faire haïr par leur imprudence et leur in- discrétion, et de perdre par le mérite qu'ils peuvent acquérir par cette sotie di souffrance.

1^1 DE LA PAIX

Voici encore une autre raison qui rend la paix nécessaire, et qui nous oblige de la procurer, autant qu'il nous est possible; c'est que la correction fraternelle est un de- voir qui nous est recommandé expressé- ment par l'Évangile, et dont l'obligation est très - étroite. Cependant, il est certain qu'il y a peu de gens qui le puissent pra- tiquer utilement et sans causer plus de mal que de bien à ceux qu'ils reprennent; mais il ne faut pas pour cela qu'ils s'en croient dispensés. Car, comme on n'est pas exempt de fautes devant Dieu, lorsqu'on se met par imprudence hors d'état de prati- quer la charité corporelle , et qu'il nous impute le défaut des bonnes œuvres, dont nous nous privons par notre faute ; nous ne devons pas plus nous croire exempts •de péchés, lorsque le peu de soin que nous avons de conserver la paix avec notre pro- chain nous met dans l'impuissance de pra- tiquer envers lui la charité spirituelle que nous lui devons.

Enfin, notre intérêt spirituel et la charité que nous nous devons à nous-mêmes, nous

AVEC LES HOMMES. 17 )

doit porter à éviter tout ce qui nous peut commettre avec les hommes, et nous ren- dre l'objet de leur haine ou de leur mépris. Car rien n'est plus capable d'éteindre ou de refroidir dans nous-mêmes la charité que nous leur devons, puisqu'il n'y a rien de si difficile que d'aimer ceux en qui l'on ne trouve que de la froideur ou même de l'a- version.

CHAPITRE IV.

Régie générale pour conserver lu paix. Vc blesser personne y et ne se blesser de rien. Deux manières de choquer les autres. Contredire leurs opinions ; s'opposer à leurs pussions.

Mais la peine n'est pes de se commettre soi-même de la nécessité de conserver l'u- nion avec le prochain; c est de la conserves? effectivement en évitant tout ce qui la peut altérer. Il est certain qu'il n'y a qu'une charité abondante qui puisse produire ce

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1~4 I>E LA PAIX

grand effet; mais entre les moyens humains qu'il est utile d'y employer, il semble qu'il n'y en a point de plus propre que de s'appliquer à bien connaître les causes or- dinaires des divisions qui arrivent entre les hommes, afin de les pouvoir prévenir. Or, en les considérant en général, on peut dire qu'on ne se brouille avec les hommes, que parce qu'en les blessant , on les porte à se séparer de nous; ou parce qu'étant blessés par leurs actions ou par leurs pa- roles , nous venons nous-mêmes à nous éloi- gner d'eux, et à renoncer à leur amitié. L'un et l'autre se peut faire, ou par une rupture manifeste, ou par un refroidisse- ment insensible. .Mais, de quelque manière que cela se fasse, ce sont toujours ces mé- contentemens réciproques qui sont les cau- - s des divisions; et l'unique moyen de les éviter, c'est de ne faire jamais rien qui puisse blesser personne, et de ne se blesser jamais de rien.

Il n'y a rien de i facile (jne de prescrire cela <n général, mais il y a peu de chose |. u diiiïrile à pratiquer en particulier; et

AVEC LES HOMMES. I7&

i'ou peut dire que c'est ici une des deux règles qui , étant fort courtes dans les pa- roles, sont d'une extrême étendue dans le sens, et renferment dans leur généralité un grand nombre ds devoirs très-importans. C'est pourquoi il est bon de la développer, en examinant plus particulièrement par quels moyens on peut éviter de blesser les hommes , et mettre son esprit dans la dis- position de ne se point blesser de ce qu'ils peuvent faire ou dire contre nous.

Le moyen de réussir dans la pratique du premier de ces devoirs , est de savoir ce qui les choque et ce qui forme en eux cette impression qui produit l'aversion et l'eloi- gnement. Or, il semble que toutes les causes s'en peuvent réduire à deux, qui sont de contredire leur opinion, et de s'opposer à leurs passions. Mais comme cela se peut faire en diverses manières , que ces opi- nions et ces passions ne sont pas toutes de même nature, et qu'il y en a pour les- quelles ils sont plus sensibles que pour d'autres, il faut encore pousser cette re- cherche plus loin, ^n considérant plus en

*1& DE LA PA1V

détail les jugemens et les passions qu'il est plus dangereux de choquer.

CHAPITRE V.

Cause de t attache que les hommes ont à leurs opinions. Qui sont ceux qui y sont plus sujets.

Les hommes sont naturellement attachés à leurs opinions, parce qu'ils ne sont jamais sans quelque cupidité qui les porte à dé- sirer de régner sur les autres, en toutes les manières qui leur sont possibles. Or, on y règne en quelque sorte par la créance. Car c'est une espèce d'empire que de faire recevoir son opinion aux autres. El ainsi 1 opposition que nous y trouvons nous blesse à proportion que lions aimons plus cette sorte de domination. L'homme met sa joie , dit l'Écriture , dans les sentimens qu'il propose : lœtatur ho/no in sente/aie oris sul. Car en les proposant il les rend siens, il en fait son bien, il s'v attache

AVEC LES HOIÏMES. I77

dlotérêt; et les détruire, c'est détruire quelque chose qui lui appartient. On ne le peut faire sans lui montrer qu'il se trom- pe; et il ne prend point plaisir à s'être trompé. Celui qui contredit un autre dans quelque point, prétend en cela avoir plus de lumières que lui. Et ainsi , il lui présente en même temps deux idées désagréables : l'une qu'il manque de lumières , l'autre que celui qui le reprend le surpasse en intelli- gence. La première l'humilie, la seconde l'irrite et excite sa jalousie. Ces effets sont plus vifs et plus sensibles à mesure que la cupidité est plus vive et plus agissante; mais il y a peu de gens qui ne les ressentent en quelque degré , et qui souffrent la con- tradiction sans quelque sorte de dépit.

Outre cette cause générale, il y en a plusieurs autres qui rendent les hommes plus attachés à leur sens, ou plus sensibles à la contradiction. Quoiqu'il semble que la piété, en diminuant l'estime qu'on peut avoir de soi-même, et le désir de dominer sur l'esprit des autres, doive diminuer l'at- tache à ses propres sentimens, elle fait sou-

I78 S F. LA PAIX

vent un effet tout contraire. Car, comme les personnes spirituelles regardent toutes choses par des vues spirituelles, et qu'il leur arrive néanmoins quelquefois de se tromper, il leur arrive aussi quelquefois de spiritunliser certaines faussetés, et de re- vêtir des opinions ou incertaines ou mal fondées, des raisons de conscience qui les portent à s'v attacher opiniâtrement. De sorte qu'appliquant l'amour qu'elles ont en général pour la vérité, pour la vertu, et pour les intérêts de Dieu , à ces opinions qu'elles n'ont pas assez examinées, leur zèle s'excite et s'échauffe contre ceux qui les combattent ou qui témoignent de n'en être pas peisuadés; et ce qui leur reste même de cupidité, se mêlant et se confon- dant avec ces mouvemens de zèle , se ré- pand avec d'autant plus de liberté, qu'elles y résistent moins et qu'elles ne distinguent point ce double mouvement qui agit dans leur cœur, parce que leur esprit n'est sen- siblement occupé que de ces raisons spiri- tuelles , qui leur paraissent être l'unique source de leur zèle

AVEC LES HOMMES. I79

C'est par un effet de cette illusion se- crète , que l'on voit des personnes fort à Dieu, s'attacher tellement à des opinions de philosophie, quoique très-fausses, qu'elles regardent avec pitié ceux qui n'en sont pas persuadés, et les traitent d'amateurs de nouveautés , lors même qu'ils n'avancent rien que d'indubitable. Il y en a devant qui l'on ne saurait parler contre les formes substantielles, sans leur causer de l'indi- gnation. D'autres s'intéressent pour Aris- tote et pour les anciens philosophes, comme ils pourraient faire pour des Pères de l'Église. Quelques-uns prennent le parti du soleil , et prétendent qu'on lui fait in- jure en le faisant passer pour un amas de poussière qui se remue avec rapidité. La vérité est que ce n'est point la cupidité qui produit ces mouvemens , et que ce ne sont que certaines maximes spirituelles qui sont vraies en général, et qu'ils appliquent mal en particulier. Il faut avoir de 1 aversion de la nouveauté. Il ne faut pas prendre plaisir à rabaisser ceux que le consente- ment public de tous les gens habiles a jugés

l8o DK LA PAIX

dignes d'estime : il est encore vrai ; mais avec tout cela, quand il s'agit de choses qui n'ont pas d'autres règles que la raison , la vérité connue doit l'emporter sur toutes ces maximes; et elles ne doivent servir qu'à nous rendre plus circonspects, pour ne nous pas laisser surprendre par de légères apparences.

Toutes les qualités extérieures qui, sans augmenter notre lumière, contribuent à nous persuader que nous avons raison , nous rendant plus attachés à notre sens, nous rendent aussi plus sensibles à la con- tradiction. Or, il y en a plusieurs qui pro- duisent en nous cet effet.

Ceux qui parlent bien et facilement sont sujets à être attachés à leur sens, et à ne se laisser pas facilement détromper; parce qu'ils sont portes à croire qu'ils ont le même avantage qu'ils ont sur l'esprit des autres, qu'ils ont, pour le dire ainsi, sur la langue des autres : l'avantage qu'ils ont en cela leur est visible et palpable , au lieu que leur manque de lumière et d'exactitude dans le raisonnement leur est caché. De

AVEC LES HOMMES. l8l

plus , la facilité qu'ils ont à parler donne un certain éclat à leurs pensées , quoique fausses , qui les éblouit eux-mêmes ; au lieu que ceux qui parlent avec peine obscur- cissent les vérités les plus claires et leur donnent l'air de fausseté; et ils sont sou- vent obligés de céder et de paraître con- vaincus, faute de trouver des termes pour se démêler de ces faussetés éblouissantes.

Ce qui fortifie cette attache dans ceux qui ont cette facilité de parler, c'est qu'ils entraînent d'ordinaire la multitude dans leurs sentimens, parce qu'elle ne manque jamais de donner l'avantage de la raison à ceux qui ont l'avantage de la parole. Et. ce consentement public revenant à eux, les rend encore plus contents de leurs pensées, parce qu'ils prennent déjà sujet de les croire conformes à la lumière du sens commun. De sorte qu'ils reçoivent des autres ce qu'ils leur ont prêté, et sont trompés à leur tour par ceux mêmes qu'ils ont trompés.

Il y a plusieurs qualités extérieures qui produisent le même effet, comme la w&~

iG

tSi de la paix

dération, la retenue, la froideur, la pa- tience. Car ceux qui les possèdent, se comparant par avec ceux qui ne les ont pas , ne sauraient s'empêcher de se préférer à eux en ce point; en quoi ils ne leur font pas d'injustice. Mais, comme ces sortes d'avantages paraissent bien plus que ceux de l'esprit, et qu'ils attirent la créance et l'autorité dans le monde, ces personnes passent souvent jusques à préférer leur ju- gement à celui des autres qui n'ont pas ces qualités; non en croyant, par une vanité grossière, avoir plus de lumière d'esprit qu'eux, mais d'une manière plus fine et plus insensible. Car, outre l'impression que fait sur eux l'approbation de la multitude, à qui ils imposent par leurs qualités exté- rieures, ils s'attachent de plus aux défauts qu'ils remarquent dans la manière dont les Mitres proposent leur sentiment, et ils vien- nent enfin à les prendre insensiblement pour des marques de défauts de raisons. Il y en a même à qui le soin qu'ils ont eu de demander à Dieu la lumière dont ils ont besoin pour se conduire en certaines

AVEC LES HOMMES. l85

occasions difficiles, suffit pour préférer les sentimens ils se trouvent , à ceux des autres en qui ils ne voient pas la même vigilance dans la prière; mais ils ne consi- dèrent pas que le vrai effet des prières n'est pas tant de nous rendre plus éclairés, que de nous obtenir plus de défiance de nos propres lumières, et de nous rendre plus disposés à embrasser celles des autres. De sorte qu'il arrive souvent qu'une per- sonne moins vertueuse aura en effet plus de lumières sur un certain point , qu'une autre qui aura beaucoup plus de vertu. Mais en même temps, toute cette lumière lui servira beaucoup moins par le mauvais usage qu'elle en fait, Cfue si elle avait ob- tenu par ses prières et la docilité pour recevoir la vérité d'un autre et la grâce d'en bien user.

Ceux qui ont l'imagination vive et qui conçoivent fortement les choses, sont en- core sujets à s'attacher à leur propre juge- ment ; parce que l'application vive qu'ils vmt à certains objets les empêche d'éten- dre assez la vue de leur esprit pour fofraex

l84 DE LA PAIX

un jugement équitable, qui dépend de la comparaison de diverses raisons. Ils se remplissent tellement d'une raison, qu'ils ne donnent plus entrée à toutes les autres, et ils ressemblent proprement à ceux, qui sont trop près des objels, et qui ne voient ainsi que ce qui est précisément devant eux.

C'est par plusieurs de ces raisons que les femmes, et particulièrement celles qui ont beaucoup d'esprit, sont sujettes à être fort arrêtées à leur sens , car elles ont d'ordinaire un esprit d'imagination, c'est- à-dire plus vif qu'étendu; et ainsi elles s'occupent fortement de ce qui les frappe , et considèrent fort peu le reste. Elles par- lent bien et facilement, et par elles at- tirent la créance et l'estime. Elles ont de la modération et elles sont exactes dans les actions de piété. De sorte que tout contribue à leur faire exprimer leurs pro- pres pensées , parce que rien ne les porte à s'en défier.

Enfin, tout ce qui élève les hommes dans le monde, comme 1rs richesses, la puis-

AVEC LES HOMMES. IOI)

sauce, l'autorité, les rend insensiblement plus attachés à leurs sentimens, tant par la complaisance et la créance que ces cho- ses leur attirent, que parce qu'ils sont moins accoutumés à la contradiction; ce qui les y rend plus délicats. Comme on ne les avertit pas souvent qu'ils se trompent , ils s'accoutument à croire qu'ils ne se trom- pent point , et ils sont surpris lorsqu'on entreprend de leur faire remarquer qu'ils y sont sujets comme les autres.

Ce serait , la vérité , abuser de ces observations générales , que d'en prendre sujet d'attribuer en particulier cette attache vicieuse à ceux en qui l'on remarque les qualités qui sont capables de la produire, parce qu'elles ne la produisent pas néces- sairement. Ainsi l'usage qu'on en doit faire n'est pas de soupçonner ou de condamner personne en particulier sur ces signes in- certains; mais seulement de conclure que quand on traite avec des personnes qui, par leur état ou par la qualité de leur esprit, peuvent avoir ce défaut , soit qu'ils l'aient

ou ne l'aient pas effectivement , il est tou-

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ï86 *>& LA PAIX

jours utile de se tenir davantage sur ses gardes , pour ne pas choquer , sans de grandes raisons , leurs opinions et leurs sentimens. Car cette précaution ne saurait jamais nuire, et elle peut être très-utile en de certaines rencontres.

CHAPITRE VI.

Quelles .sont les opinions rjuil est plus dangereux de choquer.

Mais il faut remarquer que, comme il y a des personnes qu'il est plus dangereux de contredire que d'autres, il y a aussi cer- taines opinions auxquelles il faut avoir plus d'égard. Et ce sont celles qui ne sont pas particulières à une seule personne du lieu l'on vit, mais qui y sont établies par une approbation universelle. Car en cho- quant ces sortes d'opinions, il semble qu'on se veuille élever au-dessus de tous les au- tres; et l'on donne lieu à tous eeux qui eu

AVEC LES HOMMES. 187

-sont prévenus de s'y intéresser avec d'au- tant plus de chaleur, qu'ils croient ne s'in- téresser pas pour leurs propres sentimens, mais pour ceux de tout le corps. Or la malignité naturelle est infiniment plus vive et plus agissante, lorsqu'elle a un prétexte honnête pour se couvrir, et qu'elle se peut déguiser à elle-même , sous le prétexte du zèle que l'on doit avoir pour ses supérieurs et pour le corps dont on fait partie.

Celte remarque est d'une extrême im- portance pour la conservation de la paix. Et pour en pénétrer l'étendue, il faut ajou- ter qu'en tout corps et en toute société, il y a d'ordinaire certaines maximes qui ré- gnent , qui sont formées par le jugement de ceux qui y possèdent la créance, et dont l'autorité domine sur les esprits. Souvent ceux qui les proposent y ont peu d'attache, parce qu'elles leur paraissent à eux-mêmes peu claires : mais cela n'empêche pas que les inférieurs recevant ces maximes sans examen, et par la voie de la simple auto- rité, ne les reçoivent comme indubitables, et que, faisant d'ordinaire consister lem

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bonheur à les maintenir, à quelque prix que ce soit, ils ne s'élèvent avec zèle con- tre ceux qui les contredisent. Ces maximes et ces opinions regardent quelquefois des choses spéculatives et des questions de doc- trine. On estime en quelques lieux une sorte de philosophie, en d'autres une autre. Il y en a toutes les opinions sévères sont bien reçues , et d'autres elles sont toutes suspectes. Quelquefois elles regardent l'estime que l'on doit faire de certaines personnes, et principalement de celles qui sont de la société même, parce que ceux qui y régnent par la créance leur donnent à chacun leur rang et leur place, selon la manière dont ils les traitent ou dont ils en parlent; et cette place leur est confirmée par la multitude, qui autorise le jugement des supérieurs et qui est toujours prête de le défendre.

Or, comme ces jugemens peuvent être faux et excessits, il peut arriver que des particuliers de cette société même ne les ap- prouvent pas, et qu'ils trouvent ces places mal données ; et s'ils n'en usent avec bien

AVEC LES HOMMES. 1 89

de la discrétion, et qu'ils n'apportent de grandes précautions pour ne pas choquer ceux avec qui ils vivent, par la diversité de leurs sentimens , il est difficile qu'ils ne se fassent condamner de présomption et de témérité , et que l'on ne porte même ce qu'ils auront témoigné de leurs sentimens beaucoup au-delà de leur pensée, en les accusant de mépriser absolument ceux dont ils n'auraient pas toute l'estime que les au- tres en ont.

Pour éviter donc ces inconvéniens et beaucoup d'autres dans lesquels on peut tomber en combattant les opinions reçues, il faut en quelque lieu et en quelque so- ciété que l'on soit , se faire un plan des opinions qui y régnent et du rang que chacun y possède, afin d'y avoir tous les égards que la charité et la vérité peuvent permettre.

Il se peut faire que plusieurs de ces opinions soient fausses, et que plusieurs de ces rangs soient mal donnés; mais le premier soin que l'on doit avoir est de se défier de soi-même dans ce point. Car s'il

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y a dans les hommes une faiblesse natu- relle qui les dispose à se laisser entraîner sans examen par l'impression d'autrui , il y a aussi une malignité naturelle qui les porte à contredire les sentimens des autres, et principalement de ceux qui ont beau- coup de réputation. Or, il faut encore plus -éviter ce vice que l'autre, parce qu'il est plus contraire à la société, et qu'il marque une plus grande corruption dans le cœur et dans l'esprit_, de sorte que pour y résis- ter, il faut, autant que Ton peut, favori- ser les opinions des autres , et être bien aise de les pouvoir approuver, et prendre même pour un préjugé de leur vérité de ce qu'elles sont reçues.

AVEC LES HOMMES.

CHAPITRE VII.

L'impatience qui porte à contredire les autres est un défaut considérable. Qu'on n'est ]>as obligé de contredire toutes les fausses opinions. Qu'il faut avoir une retenue générale , et se passer de confi- dent, ce qui est difficile à l' amour-propre.

L'impatience qui porte à contredire les autres avec chaleur ne vient que de ce que nous ne souffrons qu'avec peine qu'ils aient des sentimens différées des nôtres. C'est parce que ces sentimens sont con- traires à nos sens, qu'ils nous blessent, et non pas parce qu'ils sont contraires à la vérité. Si nous avions pour but de profiter à ceux que nous contredisons , nous pren- drions d'autres mesures et d'autres voies. Nous ne voulons que les assujétir à nos opinions, et nous élever au-dessus d'eux, ou plutôt nous voulons tirer , en les con- tredisant, une petite vengeance du dépit

I92 DE LA PAIX

qu'ils nous ont fait en choquant nos sens. De sorte qu'il y a tout ensemble dans ce procédé et de l'orgueil qui nous cause ce dépit, et du défaut de charité qui nous porte à nous en venger par une contradic- tion indiscrète , et de l'hypocrisie qui nous fait couvrir tous nos sentimens corrompus du prétexte de l'amour de la vérité et du désir charitable de désabuser les autres; au lieu que nous ne recherchons en effet qu'à nous satisfaire nous-mêmes. Et ainsi, on nous peut justement appliquer ce que dit le sage : Que les avertissemens que donne un homme qui veut faire injure sont faux et trompeurs : Est correptio men- dax in ira contumeliosi. Ce n'est pas qu'il dise toujours des choses fausses, mais c'est qu'en voulant paraître avoir le dessein de nous servir en nous corrigeant de quelque défaut , il n'a que le dessein de déplaire et d'insulter.

Nous devons donc regarder cette impa- tience qui nous porte à nous élever saas discernement contre tout ce qui nous pa- raît faux , comme un défaut très-considé-

AVEC LES HOMMES. 10,3

rable , et qui est souvent beaucoup plus grand que l'erreur prétendue dont nous voudrions délivrer les autres. Ainsi, comme nous nous devons à nous - mêmes la pre- mière charité , notre premier soin doit être de travailler sur nous-mêmes, et de tâcher de mettre notre esprit en état de suppor- ter sans émotion les opinions des autres , qui nous paraissent fausses, afin de ne les combattre jamais que dans le désir de leur être utiles.

Or, si nous n'avions que cet unique dé- sir , nous reconnaîtrions sans peine qu'en- core que toute erreur soit un mal , il y en a néanmoins beaucoup qu'il ne faut pas s'efforcer de détruire , parce que le remède serait souvent pire que le mal , et que s'at- tachant à ces petits maux, on se mettrait hors d'état de remédier à ceux qui sont vraiment importons. C'est pourquoi encore que Jésus-Christ fût plein de toute vérité , comme dit saint Jean, on ne voit pas qu'il ait entrepris d'ôter aux hommes d'autres erreurs que celles qui regardaient Dieu et les moyens de leur salut. Il savait tous

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19 f DE LA PAIX

leurs égaremens dans ies choses de la na- ture. Il connaissait mieux que personne en quoi consiste la véritable éloquence. La vérité de tous les événemens passés lui était parfaitement connue. Cependant il n'a pas donné charge à ses apôtres , ni de combattre les erreurs des hommes dans la physique , ni de leur apprendre à bien par- ler, ni de les desabuser d'une infinité d'er- reurs de fait, dont leurs histoires étaient remplies.

!Xous ne sommes pas obligés d'être plus charitables que les apôtres. Et ainsi, lors- que nous apercevons qu'en contredisant certaines opinions qui ne regardent que des choses humaines, nous choquons plu- sieurs personnes , nous les aigrissons, nous les portons à faire des jugemens berné raires et injustes , non seulement nous pouvons nous dispenser de combattre ces opinions, mais même nous y sommes sou- vent obligés par la loi de la charité.

Mais en pratiquant cette retenue, il fan: qu'elle soit entière, et il ne se faut pas contenter de ne choquer pas en face ceux

AVEC LES HOMMES. 19^>

qu'on se croit obligé de ménager ; il ne faut faire confidence à personne des senti- mens que l'on a d'eux, parce que cela ne sert de rien qu'à nous décharger inutile- ment. Et il y a souvent plus de danger de dire à d'autres ce que l'on pense des per- sonnes qui ont du crédit et de l'autorité dans un corps, et qui régnent sur les es- prits, que de le dire à eux-mêmes, parce que ceux à qui l'on s'ouvre, ayant souvent moins de lumière, moins d'équité, moins de charité, plus de faux zèle et plus d'em- portement , ils en sont plus blessés que ceux même de qui on parle ne le seraient; et enfin, puisqu'il n'y a presque point de personnes vraiment secrètes, que tout ce qu'on dit des autres leur est rapporté, et encore d'une manière qui les pique plus qu'ils ne le seraient de la chose même. Et ainsi, il n'y a aucun moyen d'éviter ces inconvéniens , qu'en gardant presque une retenue générale à l'égard de tout le monde. Cette précaution est très - nécessaire , mais elle est difficile; car ce n'est pas uno chose aisée que de se passer de confident,

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quand on désapprouve quelque chose dans le cœur, et qu'on se croit obligé de ne le pas témoigner. L'amour -propre cherche naturellement cette décharge , et on est bien aise au moins d'avoir un témoin de sa retenue. Cette vapeur maligne qui porte à contredire ce qui nous choque étant en- fermée dans un esprit peu mortifié, fait un effort continuel pour en sortir; et souvent le dépit qu'elle cause s'augmente par la violence qu'on se fait à la retenir. Mais plus ces mouvemens sont vifs, plus nous devons en conclure que nous sommes obligés de les réprimer , et que ce n'est pas à nous à nous mêler de la conduite des autres, lors- que nous avons tant de besoin de travailler sur nous-mêmes.

Ainsi, en résistant à cette envie de par- ler des défauts d'autrui , lorsque la pru- dence ne nous permet pas de les découvrir, il arrivera ou que nous reconnaîtrons dans la suite que nous n'avions pas tout à fait raison , ou que nous trouverons le temps de nous en ouvrir avec fruit; et par nous pratiquerons ce que l'Écriture nous

AVEC LES HOMMES. 1 97

ordonne par ces paroles : L'homme de bon sens retiendra en lui-même ses paroles, jus- qu'à un certain temps, et les lèvres de plu- sieurs publieront sa prudence : Bonus sen- sus usquè in tempus abscondet verba illius, et labia multorum enarrabunt sensum illius. Or, quand ni l'un ni l'autre n'arriverait, nous jouirons toujours du bien de la paix, et nous pourrons justement espérer la ré- compense de cette retenue dont nous nous serions privés , en nous abandonnant à nos passions.

CHAPITRE VIII.

Qu'il faut avoir égard à l'état l'on est dans V esprit des autres , pour les con- tredire.

S'il faut avoir égard , comme j'ai dit, à la qualité , à l'esprit et à l'état des per- sonnes , quand il s'agit de les contredire , il en faut encore plus avoir à soi-même ,

<7*

igS UE LA PAIX

et à l'état l'on est dans leur esprit ; car , puisqu'il ne faut combattre les opinions des autres que dans le dessein de leur procurer quelque avantage, il faut voir si l'on est en état d'y réussir; et comme ce ne peut être qu'en les persuadant , et qu'il n'y a que deux moyens de persuader , qui sont l'au- torité et la raison , il faut bien connaître ce que l'on peut par l'un et par l'autre.

Le plus faible est sans doute celui de la raison ; et ceux qui n'ont que celui-là à employer n'en peuvent pas espérer un grand succès , la plupart des gens ne se conduisant que par autorité. C'est donc sur quoi il faut particulièrement s'examiner ; et si nous sentons que nous n'avons pas le crédit et l'estime nécessaires pour faire bien recevoir tous noa avertissemens , nous de- vons croire ordinairement que Dieu nous dispense de dire ce que nous pensons sur les choses qui nous paraissent blâmables , et que ce qu'il demande de nous en cette occasion , c'est la retenue et le silence. En suivant une autre conduite , on ne fait que se décrier et se commettre sans profiter à

AVEC LES HOMMES. IQ9

personne , et troubler la paix des autres et la sienne propre.

L'avis que Platon donne de ne prétendre réformer et établir dans les républiques que ce qu'on se sent en état de faire ap- prouver à ceux qui les composent , tantum contendere in republicd , quantum probare civibus tuis possù, ne regarde pas seule- ment les états, mais toutes les sociétés par- ticulières; et ce n'est pas seulement la pen- sée d'un païen, mais une vérité et une règle chrétienne qui a été enseignée par saint Augustin, comme absolument néces- saire au gouvernement de l'Église. Le vrai pacifique, dit ce saint, est celui qui corrige ce qu'il peut des désordres qu'il connaît, et qui, désapprouvant par une lumière équi- table ceux qu'il ne peut corriger , ne laisse pas de les supporter avec une fermeté iné- branlable. Que si ce père prescrit cette conduite à ceux mêmes qui sont chargés du gouvernement de l'Église , et s'il veut que la paix soit leur principal objet , et qu'ils tolèrent une infinité de choses, de peur de la troubler , combien est-elle plus

200 DE LA. PAIX

nécessaire à ceux qui ne sont chargés de rien, et qui n'ont que l'obligation commune à tous les Chrétiens, de contribuer ce qu'ils peuvent au bien de leurs frères. Car , comme c'est une sédition dans un état po- litique d'en vouloir réformer les désordres, lorsque l'on n'y est pas dans un rang qui en donne le droit, c'est aussi une espèce de sédition dans les sociétés, lorsque les particuliers qui n'y ont pas d'autorité s'é- lèvent contre les sentimens qui y sont éta- blis, et que, par leur opposition, ils trou- blent la paix de tout ce corps ; ce qui ne se doit néanmoins entendre que des dés- ordres qu'on doit tolérer, et qui ne sont pas si considérables que le trouble que l'on causerait en s'y opposant. Car il y en a de tels qu'il est absolument nécessaire aux particuliers même de s'y opposer ; mais ce n'est pas de ceux-là dont nous parlons présentement.

AVEC LES HOMMES. ÎIOI

CHAPITRE IX.

Qu'il faut éviter certains défauts en contredisant les autres.

Il ne faut pourtant pas porter les maxi- mes que nous avons proposées , jusqu'à faire généralement scrupule , dans la con- versation , de témoigner que l'on n'ap- prouve pas quelques opinions de ceux avec qui l'on vit. Ce serait détruire la société au lieu de la conserver , parce que cette contrainte serait trop gênante , et que chacun aimerait mieux se tenir en son par- ticulier. Il faut donc réduire cette réserve aux choses plus essentielles et auxquelles on voit que les gens prennent plus d'inté- rêt, et encore y aurait-il des voies pour les contredire de telle sorte qu'il serait im- possible qu'ils s'en offensassent. Et c'est à quoi il faut particulièrement s'étudier, le commerce de la vie ne pouvant même sub-

202 DE LA PAIX

sisîer , si l'on n'a la liberté de témoigner que l'on n'est pas du sentiment des autres.

A.insi , c'est une chose très - utile que d'étudier avec soin comment on peut pro- poser ses sentimens d'une manière si douce, si retenue et si agréable, que personne ne s'en puisse choquer. Les gens du monde le pratiquent admirablement à l'égard des grands, parce que la cupidité leur en l'ait trouver les moyens. Et nous les trouve- rions aussi bien qu'eux , si la charité était aussi agissante en nous que la cupidité l'est en eux, et qu'elle nous fit autant ap- préhender de blesser nos frères, que nous devons regarder comme supérieurs dans le royaume de Jésus-Christ, qu'ils appréhen- dent de blesser ceux qu'ils ont intérêt de ménager pour leur fortune.

Cette pratique est si importante et si né- cessaire dans tout le cours de la vie, qu'il faudrait avoir un soin tout particulier de s'y exercer. Car souvent, ce ne sont pas tant nos sentimens qui choquent les autres, que la manière hère , présomptueuse, passion- née, méprisante, insultante, avec laquell<

AVEC LÈS HOMMES. 2o3

nous les proposons. Il faudrait donc ap- prendre cà contredire civilement et avec humilité, et regarder les fautes que l'on y fait comme très-considérables.

Il est difficile de renfermer dans des règles et des préceptes particuliers toutes les diverses manières de contredire les opi- nions des autres sans les blesser. Ce sont les circonstances qui les font naître, et la crainte charitable de choquer nos frères qui nous les fait trouver. Mais il y a cer- tains défauts généraux qu'il faut avoir en vue d'éviter , et qui sont les sources ordi- naires de ces mauvaises manières. Le pre- mier est l'ascendant, c'est-à-dire une ma- nière impérieuse de dire ses sentimens que peu de gens peuvent souffrir, tant parce qu'elle représente l'image d'une âme fière et hautaine, dont on a naturellement de l'aversion, que parce qu'il semble que l'on veuille dominer sur les esprits , et s'en rendre le maître. On connaît assez cet air, et il faut que chacun observe en particulier ce qui le donne.

C'est, par exemple , une espèce d'ascen-

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dant que de faire paraître du dépit dès qu'on ne nous croit pas , et d'en faire des reproches ; car c'est comme accuser ceux à qui l'on parle, ou d'une stupidité qui fait qu'ils ne sauraient entrer dans nos raisons, ou d'une opiniâtreté qui les empêche de s'y rendre. Nous devons être persuadés , au contraire, que ceux qui ne sont pas con- vaincus par nos raisons ne doivent pas être ébranlés par nos reproches , puisque ces reproches ne leur donnent aucune lu- mière , et qu'ils marquent seulement que nous préférons notre jugement au leur, et que nous ne# nous soucions pas de l«s blesser.

C'est encore un fort grand défaut que de parler d'un air désisif , comme si ce qu'on dit ne pouvait être raisonnablement con- testé. Car l'on choque ceux à qui l'on parle de cet air , ou en leur faisant sentir qu'ils contestent une chose indubitable, ou en leur faisant paraître qu'on leur veut ôter la li- berté de l'examiner et d'en juger par leur propre lumière, ce qui leur parait une do- mination injuste.

AVEC LES HOMMES. 205

C'est pour porter les religieux à éviter cette manière choquante , qu'un saint leur prescrivait d'assaisonner tous leurs discours par le sel du doute, opposé à cet air dog- matique et désisif , omnis sermo veste?' clubi- tationis sale sit conditus ; parce qu'il croyait que l'humilité ne permettait pas de s'attri- buer une connaissance si éclairée de la vé- rité, qu'il ne laissât aucun lieu d'en douter. Car ceux qui ont cet air affirmatif té- moignent non seulement qu'ils ne doutent pas de ce qu'ils avancent, mais aussi qu'ils ne veulent pas qu'on en puisse douter. Or c'est trop exiger des autres et s'attribuer trop à soi-même. Chacun veut être juge de ses opinions, et ne les recevoir que parce qu'il les approuve. Tout ce que ces per- sonnes gagnent donc par là, est que l'on s'applique encore plus qu'on ne ferait aux raisons de douter de ce qu'ils disent, parce que cette manière de parler excite un désir secret de les contredire, et de trouver que ce qu'ils proposent avec tant d'assurance n'est pas certain, ou ne l'est pas au point qu'ils se l'imaginent.

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206 DE LA PAIX

La chaleur qu'on témoigne pour ses opi- nions est un défaut différent de ceux que je viens de marquer, qui sont compatibles avec la froideur. Celui-ci fait croire que, non seulement on est attaché à ses senti- mens par persuasion , mais aussi par pas- sion ; ce qui sert à plusieurs de préjugé de la fausseté de ces sentimens, et leur fait une impression toute contraire à celle que l'on prétend. Car le seul soupçon qu'on a plutôt embrasse une opinion par passion que par lumière, la leur rend suspecte. lis y résis- tent comme à une injuste violence qu'on leur veut faire, en prétendant leur faire en- trer par force les choses dans l'esprit; et souvent même prenant ces marques de pas- sion pour des espèces d'injures, ils se por- tent à se défendre avec la même chaleur qu'ils sont attaqués.

C'est un défaut si visible que de s'em- porter dans la dispute à des termes inju- rieux et meprisans, qu'il n'est pas néces- saire d'en avertir. Mais il est bon de remar- quer qu'il y a de certaines rudesses et de certaines civilités qui tiennent du mépris,

AVEC LES BOHMES, 207

quoiqu'elles puissent venir d'un autre prin- cipe. C'est bien assez qu'on persuade à ceux que l'on contredit qu'ils ont tort et qu'ils se trompent, sans leur faire encore sentir par des termes durs et humilians, qu'on ne leur trouve pas la moindre étincelle de raison. Et le changement d'opinions on les veut réduire est assez dur à la nature, sans y ajouter encore de nouvelles duretés. Ces termes ne peuvent être bons que dans les réfutations que l'on fait par écrit, l'on a plus dessein de persuader ceux qui les li- sent du peu de lumière de celui qu'onréfute, que de l'en persuader lui-même.

Enfin la sécheresse qui ne consiste pas tant dans la dureté des termes, que dans le défaut de certains adoucissemens , choque aussi pour l'ordinaire, parce qu'elle en- ferme quelque sorte d'indifférence et de mépris. Car elle laisse la plaie que la con- tradiction fait, sans aucun remède qui en puisse diminuer la douleur. Or, ce n'est pas avoir assez d'égard pour les hommes, <pie de Leur faire quelque peine sans la res- sentir et KU1S essayer de l'adoucir : et c'est

Sto8 DE LA. PAIX

ce que la sécheresse ne fait point; parce qu'elle consiste proprement à ne le point faire, et à dire durement les choses dures. On ménage ceux que l'on aime et que l'on estime, et ainsi on témoigne proprement à ceux que l'on ne ménage point qu'on n'a ni amitié ni estime pour eux.

CHAPITRE X.

Qui sont ceux qui sont les plus obligés d'évi- ter les défauts marqués ci— dessus. Qu'il faut régler son intérieur aussi bien que son extérieur , pour ne pas choquer ceux avec qui Von vit.

Il n'y a personne qui ne soit obligé de tâcher d'éviter les défauts que nous avons marqués. 3Iais il y en a qui y sont bien plus obligés que les autres, parce qu'il y en a en qui ils sont plus choquans et plus visibles. L'ascendant, par exemple, n'est pas un aussi taraud défaut dans un supérieur, dans un

AVEG LES HOMMES. 20J)

vieillard, dans un homme de qualité, que dans un inférieur, un jeune homme, un homme de peu de considération. On en peut dire autant des autres défauts, parce qu'ils blessent moins, en effet, quand ils se trou- vent dans des personnes considérables, et qui ont autorité. Car dans celles-là on les confond presque avec une juste confiance que leur dignité leur donne, et ils en pa- raissent d'autant moins; mais ils sont ex- traordinairement choquans dans les per- sonnes du commun, de qui l'on attend un air modeste et retenu.

Les savans voudraient bien s'attribuer en cette qualité le droit de parler dogma- tiquement de toutes choses , mais ils se trompent. Les hommes n'ont pas accordé ce privilège à la science véritable, mais à la science reconnue. Si la nôtre n'est pas dans ce rang , c'est comme si elle n'était pas à l'égard des autres : et ainsi, elle ne nous donne aucun droit de parler décisi- vement, puisque tout ce que nous disons doit toujours être proportionné à l'esprit de ceux à qui nous parlons, et que cette

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2IO DE LA PAiX

proportion dépend de l'estime et de la. créance qu'ils ont pour nous, et non pas de la vérité.

Pour parler donc avec autorité et décisi- vement, il faut avoir la science et la créance tout ensemble , et Ton choque presque tou- jours les gens si l'on manque de l'un ou de l'autre. Il s'ensuit de queles gens de mau- vaise mine, les petits hommes, et générale- ment tous ceux qui ont des défauts exté- rieurs et naturels , quelque habiles qu'ils soient, sont plus obligés que les autres de parler modestement et d'éviter l'air d'as- cendant et d'autorité. Car à moins d'avoir un mérite fort extraordinaire , il est bien rare qu'ils s'attirent du respect. On les re- garde presque toujours avec quelque sorte de mépris : parce que ces défauts frappent les sens et entraînent l'imagination; et que peu de gens sont touchés des qualités spi- rituelles et sont même capables de les dis- cerner.

On doit conclure de ces remarques que (es principaux moyens pour ne point bles- ser les hommes se réduisent au silence et à

AVEC LES HOMMES. 1l\

la modestie, c'est-à— dire à la suppression des sentimens qui pourraient choquer, lors- que l'utilité n'est pas assez grande pour s'y exposer; et à garder tant de mesure, quand on est obligé de les faire paraître, qu'on en ôte, autant qu'il est possible, ce qu'il y a de dur dans la contradiction.

Mais on ne réussira jamais dans la pra- tique de ces règles, si l'on ne travaille que sur l'extérieur, et que l'on ne tâche de ré- former l'inférieur même. Car c'est le cœur qui règle nos paroles, selon le sage : cor sa- picntis erudiet os ejus. Il faut donc tâcher d'acquérir cette sagesse et cette humilité de cœur, en gémissant devant Dieu des mou- vemens d'orgueil que l'on ressent, en lui demandant sans cesse la grâce de les répri- mer, et en tâchant d'entrer dans les dispo- sitions dont cette retenue est une suite na- turelle, et qui la produisent sans peine, lorsque nous y sommes bien établis.

Il faut pour cela tâcher d'être vivement touché du danger l'on s'expose, en bles- sant les autres par son indiscrétion. Car les plaies des âmes ont cela de commun aver

212 DE LA PAIX

celles du corps, que , quoiqu'elles ne soient pas toutes mortelles de leur nature, elles le peuvent toutes devenir, si on les irrite et les envenime. La gangrène se peut mettre à la moindre égratignure si des humeurs ma- lignes se jettent sur la partie blessée. Ainsi le moindre mécontentement que l'on aura donné à quelqu'un par une contradiction imprudente, peut être cause de sa mort spirituelle et de la nôtre, parce que ce sera le principe d'une aigreur qui pourra s'aug- menter dans la suite, jusqu'à éteindre la charité en lai et en nous. Ce refroidissement le disposera à prendre en mauvaise part d'autres paroles qu'il aurait sou fiertés sans peine, s'il n'avait point eu le cœur aigri; il en sera moins retenu à notre égard et il nous portera peut être à lui parler encore plus durement en d'autres occasions : les occa- sions même deviendront plus fréquentes, et la froideur se changeant en haine, ban- nira entièrement la charité.

Non seulement ces accidens sont possi- bles, mais ils sont ordinaires. Car il arrive rarement que les inimitiés et les haines qui

AVEC LES SOMMES. 2l3

teent l'âme n'aient été précédées, et ne soient même attachées à ces petits refroi- dissemens que les indiscrétions produisent. C'est pourquoi je ne m'étonne point que le sage demande avec tant d'instance à Dieu, qu'il imprime un cachet sur ses lèvres, su- per labia mca signaculum ccrtum , de peur que sa langue ne le perdit, ne lingua mca perdat me ; et je comprends aisément qu'il demandait à Dieu par qu'il n'en sortît aucune parole sans son ordre, comme on ne tire rien d'un lieu l'on a mis un sceau, sans l'ordre de celui qui l'y a mis. C'est-à- dire, qu'il désirait de pouvoir veiller avec; tant d'exactitude sur toutes ses paroles, qu'il n'y en eût aucune qui ne fût réglée selon les lois de Dieu , qui sont les mêmes que celles de la charité ; parce que, si l'on ne s'attache qu'à celles qui s'en écartent visi- blement et grossièrement, il est impossible qu'il n'en échappe beaucoup d'autres qui produisent de très-mauvais effets.

C'est donc une étrange condition que celle des hommes dans cette vie. Non seu- lement ils marchent toujours vers une éter-

2l4 f>E LA PAIX

nite de bonheur on de malheur : mais cha- que démarche, chaque action, chaque pa- role, les détermine souvent à l'un ou à l'autre des deux états : leur salut ou leur perte y peuvent être attachés, quoiqu'elles ne paraissent d'aucune conséquence. Nous sommes tous sur le bord d'un précipice, et souvent il ne faut que le moindre faux pas pour nous y faire tomber. Une parole in- discrète fait d'abord sortir l'esprit de son assiette, et notre propre poids est capable de l'entraîner ensuite jusque dans l'abîme.

CHAPITRE XI.

Qu'il faut respecter les hommes , et ne re- garder pas comme dure l'obligation que l'on a de les ménager. Que c'est un bien de n'avoir ni autorité ni créance.

Mus il ne suffit pas de ménager les hommes, il les faut encore respecter; n'y ayant rien qui nous puisse plus éloigner de

AVEC LES HOMMES. 2 1 J>

les blesser, que ce respect intérieur que nous aurions pour eux. Les serviteurs n'ont point de peine à ne pas contredire leurs maî- tres, ni les courtisans à ne pas choquer les rois , parce que la disposition intérieure d'assujettissement ils sont apaise l'ai- greur de leurs sentimens et règle insensi- blement leurs paroles. Nous serions au même état, à l'égard de tous les chrétiens, si nous les regardions tous comme nos su- périeurs et comme nos maîtres , ainsi que saint Paul nous l'ordonne; si nous considé- rions Jésus-Christ en eux ; si nous nous souvenions qu'il les a mis en sa place, et si, au lieu d'appliquer notre esprit à leurs dé- fauts , nous nous appliquions aux sujets que nous avons de les estimer et de les préférer a nous.

Surtout, il faut tâcher de ne pas regarder cette obligation au silence, à la retenue, à la modestie dans les paroles, comme une nécessité dure et fâcheuse; mais de la con- sidérer, au contraire, comme heureuse, fa- vorable et avantageuse; parce qu'il n'y a rien de plus propre à nous tenir dans l'hu-

2lC DP. L.t J'klX

milite, qui est \r plus grand bonheur des chrétiens. C'est ce qui nous doit rendre ai- mable tout ce qui nous y engage, comme, par exemple, le manque d'autorité et tous les défauts naturels qui l'attirent. Car il est vrai , d'une part , que ceux, qui n'ont pas d'autorité ni de créance sont obliges de parier avec plus de modestie et plus d'égard que les autres, quelque science et quelque lumière qu'ils aient; mais il est vrai aussi qu'ils s'en doivent tenir beaucoup plus heu- reux.

Car ce n'est pas un petit danger que d'être maître de ses esprits, et de leur donner le branle et les impulsions que l'on veut, parce qu'il arrive de qu'on leur communique toutes les faussetés dont on est prévenu, et tous les jugemens téméraires que l'on forme. Au lieu que ceux qui ne sont point en cet état sont exempts de ce péril, et que s'ils se trompent, ils ne se trompent que pour eux et n'ont point à répondre pour les autres. Ils ne voient point, de plus, dans ceux qui les environnent, ces jugemens avantageux à leur égard, qui sont la plus grande nourri-

AVEC LRS HOMMES. 21 7

ture de la vanité; et comme les hommes s'at- tachent peu à eux, ils en sont moins portés à s'attacher eux-mêmes aux hommes, et ils ont plus de facilité à ne regarder que Dieu dans leurs actions.

Ce n'est pas qu'il faille rechercher di- rectement cette privation d'autorité et de créance, et que nous n'ayons sujet de nous humilier, quand c'est par nos défauts que nous l'avons attirée. Mais de quelque sorte qu'elle arrive, si nous ne sommes pas obli- gés d'en aimer la cause, il faut pourtant reconnaître que les effets en sont favora- bles; puisque cet état nous retranche cette nourriture de l'orgueil, qu'il nous exempte de prendre part à beaucoup de choses dan- gereuses ; et que, nous obligeant à une ex- trême modération dans les paroles, il nous met à couvert d'une infinité de périls. Il est vrai qu'il nous prive aussi du bien d'édifier les autres. Mais, comme Dieu nous a charge s plus particulièrement de notre salut que de celui de nos frères, il semble qu'il y ait plus de sujet de désirer cet état que de s'en affliger; et que ceux qui y sont réduits, d<

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2l8 DE LA PAIX

quelque manière que cela soit arrivé, ont raison de dire à Dieu avec confiance et avec joie : Il m'est bon que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos ordonnances pleines de justice : bonwn mihi quia humiliasti me, ut discam justifieationes tuas.

CHAPITRE XII.

Que, quoique le dépit que les hommes ont , quand on s' 'oppose à leurs passions , soit i/n'ustc , il n'est pas à propos de ■> > oppo- ser. Trois sortes de passions , justes , in- différentes , injustes. Comment on se doit conduire à l'égard des passions injustes.

Ce que nous avons dit des moyens de ne point blesser les hommes en contredisant leurs opinions, nous donne beaucoup d'ou- verture pour comprendre de quelle sorte il les faut ménager dans leurs passions, puisque ces opinions mêmes en font partie, et qu'ils ne se piquent, quand on com- bat leurs opinions, que parce qu'ils les

AVEC LES HOMMES. 2 1 9

aiment et qu'ils y sont attachés par passion.

Ce dépit qu'ils ressentent, quand on s'op- pose à leurs désirs, vient de la même source que celui qu'ils ont quand on contredit leur sentiment; c'est-à-dire, d'une tyrannie na- turelle par laquelle ils voudraient dominer sur tous les hommes, et les assujétir à leurs volontés. Mais parce qu'elle paraît trop dé- raisonnable, lorsqu'elle se montre à décou- vert, l'amour-propre a soin de la déguiser en couvrant les passions d'un voile de jus- tice et en leur persuadant que l'opposition qu'ils y trouvent ne les offense que parce qu'elle est injuste et contraire à la raison.

Mais encore que ce sentiment soit injuste et qu'on ne dût pas l'avoir, il n'est pas juste néanmoins de se mettre au hasard de l'ex- citer par son indiscrétion : et il peut sou- vent arriver que, comme celui qui s'offense de ce qu'on ne suit pas ses inclinations a tort, celui qui ne les suit pas en a encore davantage ; parce qu'il manque à quelque devoir à quoi la raison L'obligeait, et qu'il est cause des fautes que ce dépit fait com- mettre à ceux qui le ressentent.

220 DE LA PAIX

Il faut donc s'appliquer à ce que l'on doit aux inclinai ions des autres, parce qu'autre- ment il est impossible d'éviter les plaintes , les murmures, les querelles qui sont con- traires à la tranquillité de l'esprit et à la cha- rité, et par conséquent à l'état d'une vie vraiment chrétienne.

Or, il faut remarquer d'abord que nous ne recherchons pas ici le moyen de plaire aux hommes, mais seulement celui de ne leur pas déplaire et de ne nous pas attirer leur aversion, parce que cela suffît à la paix dont nous parlons. Il est vrai qu'en gagnant leur affection , on y réussit mieux, mais souvent cette affection coûte trop à acqué- rir. Il faut se contenter de ne pas se faire haïr, et d'éviter les reproches et les plaintes. Et c'est ce que l'on ne peut faire qu'en étu- diant les inclinations des hommes, et en les suivant autant que la justice ou l'exige ou le permet.

Entre ces inclinations, il y en a que l'on peut appeler justes, d'autres indifférentes et d'autres injustes. Il ne faut jamais con- tenter positivement celles qui sont injustes;

AVEC LES HOMMES. 221

mais il n'est pas toujours nécessaire de s'y opposer. Lorsqu'on le fait, il faut toujours comparer le bien et le mal , et voir si l'on a sujet d'espérer un plus grand bien de cette opposition, que le mal qu'elle pourra cau- ser. Car on peut appliquer à toute sorte de gens la règle que saint Augustin donne pour reprendre les gens du monde : Que , s'il y a à craindre qu'en les irritant par la répré- hension, on ne les porte à faire quelque mal plus grand que nest le bien qu'on leur veut procurer, c'est alors un conseil de charité, de ne les pas reprendre , et non pas un prétexte de la cupidité. Au reste, il ne faut pas s'ima- giner qu'il soit besoin de peu de vertu pour souffrir ainsi en patience les défauts que l'on ne croit pas pouvoir corriger, et que la liberté qui fait reprendre fortement les désordres soit plus rare et plus difficile que la disposition d'une personne qui en gémit devant Dieu, qui se fait violence pour n'en rien témoigner, et qui, bien loin d'en mépri- ser les autres, s'en sert pour s'humilier soi- même par la vue de la misère commune des hommes. Car cette disposition renferme en

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222, DE LA PAIX

même temps la pratique de la mortifica- tion, en réprimant l'impétuosité naturelle qui porte à s'élever contre ceux que l'on n'est pas en état de corriger; celle de l'hu- milité, en nous donnant une idée plus vive de notre propre corruption; et celle de la charité, en nous faisant supporter patiem- ment les défauts du prochain.

Enfin , on résiste par à l'un des grands défauts des hommes, qui est que leurs pas- sions se mêlent partout, et que c'est par qu'ils choisissent jusqu'aux vertus qu'ils veulent pratiquer. Us veulentreprendre ceux qu'il faudrait se contenter de souffrir, et se contentent de souffrir ceux qu'il faudrait re- prendre. Ils s'appliquent aux autres quand Dieu demande qu'ils ne s'appliquent qu'à eux-mêmes, et ils veulent ne s'appliquer qu'à eux-mêmes lorsque Dieu veut qu'ils s'ap- pliquent aux autres. S'ils ne peuvent pra- tiquer certaines actions de vertu qu'ils ont dans l'esprit, ils abandonnent tout; au lieu de voir que cette impuissance Dieu les met à l'égard de ces vertus leur donne le moyen d'en pratiquer d'autres qui seraient

AVEC LES HOMMES. 223

d'autant plus agréables à Dieu , que leur vo- lonté et leur propre choix y auraient moins de part.

C'est encore une faute que l'on peut com- mettre sur ce sujet, de prendre la charge de s'opposer aux passions mêmes les plus injustes, lorsque d'autres le peuvent faire avec plus de fruit que nous; parce qu'il est visible que cet empressement vient d'une espèce de malignité qui se plaît à incom- moder. Car il s'en mêle dans les répréhen- sions justes, aussi bien que dans les injustes ; et elle est même bien aise d'avoir des pré- textes justes de s'opposer aux autres, parce que ceux qu'elle contriste le sont d'autant plus qu'ils l'ont mieux mérité.

Cette même règle oblige de prendre lés voies les moins choquantes et les plus douces, quand on est obligé de faire quelque action désagréable au prochain; et il ne faut pas se croire exempt de faute, lorsqu'on se contente d'avoir raison dans le fond , et que l'on n'a nul égard à la manière dont on fait les choses, que Ton prend aucun soin d'en diminuer l'amertume et de per-

224 DE LA PAIX

suader à ceux dont on traverse les pas- sions, que c'est par nécessité que l'on s'y porte, et non par inclination.

CHAPITRE XIII.

Comment on se doit conduire à l'égard des passions indifférentes et justes des au- tres.

J'appelle passions indifférentes celles dont les objets, n'étant pas mauvais d'eux- mêmes, pourraient être recherchés sans passion et par raison, quoique peut-être on les recherche avec une attache vicieuse. Or, dans ces sortes de choses , nous avons encore plus de liberté de nous rendre aux inclinations des autres; car nous ne sommes pas leurs juges , et il faut une évidence en- tière pour avoir droit de juger qu'ils ont trop d'attache à ces objets, d'ailleurs inno- cens. Nous ne savons pas même si ces at- taches ne leur sont point nécessaires, puis-

AVEC LES HOMMES. 223

qu'il y a bien des gens qui tomberaient dans un état dangereux , si on les séparait tout d'un coup de toutes les choses aux- quelles ils ont de l'attache. De plus, ces sortes d'attache se doivent détruire avec prudence et circonspection, et nous ne de- vons point nous attribuer le droit déjuger de la manière dont il s'y faut prendre. En- fin , il est souvent à craindre que nous ne leur fassions plus de mal par l'aigreur que nous leur causons , en nous opposant in- discrètement à ces passions que l'on appelle innocentes, que nous ne leur procurons de bien par l'avis que nous leur don- nons.

Il peut donc y avoir de l'indiscrétion à parler fortement contre l'excès de la pro- preté devant les personnes qui y ont de l'at- tache; contre l'inutilité des peintures de- vant ceux qui les aiment ; contre les vers et la poésie devant ceux qui s'en mêlent. Ces sortes d'avertissemens sont des espèces de remèdes; ils ont leur amertume, leur désagrément et leur danger. Il faut donc les donner avec les mêmes précautions que

22Ô DE LA PAIX

les médecins dispensent les leurs; et c'est agir en empirique ignorant, que de les pro- poser à tout le monde sans discernement.

Il suffit, pour se rendre aux inclinations des autres, lors même qu'on les soupçonne d'y avoir de l'attache, de ne pas voir clai- rement qu'on leur soit utile en s'y opposant. Il faut de la lumière et de l'adresse pour entreprendre de les guérir ; mais le défaut de l'une ou de l'autre suffit pour se rendre à leurs désirs dans les choses qui ne sont pas mauvaises d'elles-mêmes. Car alors on a droit de régler ses actions par la loi géné- rale de la charité, qui nous doit rendre dis- posés à obliger et à servir tout le monde ; et l'utilité d'acquérir leur affection, en leur témoignant qu'on les aime , se rencontrant toujours dans cette condescendance, il faut un avantage plus grand et plus clair pour nous porter à nous en priver.

J'appelle passions justes celles dans les- quelles nous sommes obligés, par quelques lois, de suivie les autres, quoiqu'il ne soit peut-être pas juste qu'ils exigent de nous cette déférence. Car, comme nous soin-

AVEC LES HOMMES. 11^

mes plus obligés de satisfaire à nos obliga- tions que de corriger leurs défauts , la raison veut que nous nous acquittions avec simplicité de ce que nous leur devons , et que nous leur ôtions ainsi tout sujet de plainte, sans nous mettre en peine s'ils ne l'exigent point avec trop d'empire ou trop d'empressement. Or, pour comprendre l'é- tendue de ces devoirs, il faut savoir qu'il y a des choses que nous devons aux hom- mes selon certaines lois de justice, que l'on appelle proprement lois, et d'autres que nous leur devons selon de simples lois de bienséance, dont l'obligation naît du con- sentement des hommes , qui sont convenus entre eux de blâmer ceux qui y manque- raient. C'est de cette dernière manière que nous devons à ceux avec qui nous vivons les civilités établies entre les honnêtes gens, quoiqu'elles ne soient point réglées par des lois expresses; que nous leur devons cer- tains services, selon le degré de liaison que nous avons avec eux ; que nous leur de- vons une correspondance d'ouverture et de confiance, à proportion de ce qu'ils

228 DE LA PAIX

nous eu témoignent. Car les hommes ont établi toutes ces lois. Il y a de certaines choses qu'on doit faire pour ceux avec qui on est en un certain degré de familiarité, que l'on pourrait refuser à d'autres, sans qu'ils eussent droit de le trouver mauvais. Il faut tâcher de se rendre exact à tous ces devoirs, autrement il est impossible d'é- viter les plaintes , les murmures et l'aver- sion des hommes. Car il n'est pas crovable combien ceux qui ont peu de vertu sont choqués quand on manque de leur rendre les devoirs de reconnaissance et de ci- vilité établis dans le monde, et combien ces choses refroidissent le peu qu'ils ont de charité. Ce sont des objets qui les trou- blent et qui les irritent toujours, et qui dé- truisent l'édification qu'ils pourraient rece- voir du bien qu'ils voient en nous; parce que ces défauts qui le> blessent en particu- lier leur sont infiniment plus sensibles que des vertus qui ne les regardent point.

AVF.C LF.S HOMMES. 22g

CHAPITRE XIV.

Que la loi éternelle nous oblige à lu gratitude.

La charité nous obligeant à compatir à la faiblesse de nos frères, et à leur ôter tout sujet de tentation , nous oblige aussi à nous acquitter avec soin des devoirs que nous avons marqués. Mais ce n'est pas la charité seulement, c'est la justice même, et la loi éternelle, qui le prescrit, comme il est facile de le faire voir, tant au regard des témoi- gnages de gratitude qu'à l'égard des de- voirs de civilité à laquelle on peut réduire les autres dont nous avons parlé, comme l'ouverture, la confiance, l'application, qui sont des espèces de civilités.

La source de toute la gratitude que nous devons aux hommes est que, comme Dieu se sert de leur ministère pour nous procu- rer divers biens de l'àme et du corps, il veut aussi que notre gratitude remonte à lui par

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23o DE LA FAIX

les hommes, et qu'elle embrasse les instru- mens dont il se sert. Et comme il se cache dans ses bienfaits , et qu'il veut que les hommes en soient les causes visibles, il veut aussi qu'ils tiennent sa place pour recevoir extérieurement de nous les effets de la re- connaissance que nous lui devons. Ainsi, c'est violer l'ordre de Dieu, que de se vou- loir contenter d'être reconnaissant envers lui , et de ne l'être point envers ceux dont il s'est servi pour nous faire sentir les effets de sa bonté.

Si donc les hommes sont attentifs par un mouvement intéressé à ceux qui leur doi- vent de la reconnaissance, Dieu l'est aussi, selon l'Écriture, mais par une justice toute pure et toute désintéressée. Car c'est ce que dit le sage dans ces paroles : Deus prospec- ter est ejus qui reddit gratiam. Et il faut se servir de cette double attention pour exci- ter la nôtre, et pour tenir nos yeux arrêtés et sur les hommes qui nous demandent ces devoirs , et sur Dieu qui nous ordonne de les rendre.

Il ne faut pas prétendre s'en exemptei

AVEC LES H031MES. 2'3l

par le prétexte dii désintéressement et de la piété de ceux à qui nous avons obligation , et sur ce qu'ils n'attendent rien de nous. Car, quelque désintéressés qu'ils soient, ils ne laissent pas de voir ce qui leur est du; et il est rare qu'ils le soient jusqu'au point de n'avoir aucun ressentiment, lorsque l'on a peu d'application à s'en acquitter. Outre que, s'ils n'en viennent pas jusqu'aux repro- ches, il est très-aisé qu'ils prennent un cer- tain ton qui fait à peu près le même effet qu'un ressentiment humain. Ils disent qu'ils ne peuvent pas s'aveugler pour ne pas voir que ces personnes en usent mal, mais qu'ils les en dis pensentde bon cœur. Ainsi, en les en dispensant, on ne laisse pas de blâmer leur procédé, et par on vient insensible- ment à les moins aimer, et. enfin à leur don- ner moins de marque d'affection.

Il en est de même des devoirs de civilité. Les gens les plus détachés ne laissent pas de remarquer quand on y manque ; et les autres s'en offensent effectivement. Quand on n'est pas persuadé parles sens qu'on est aimé et considéré, il est difficile que le cœur

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le soit, ou qu'il le soit vivement. Or, c'est la civilité qui fait cet effet sur les sens, et par les sens sur l'esprit; et si l'on y manque, cette négligence ne manque jamais de pro- duire dans les autres un refroidissement qui passe souvent des sens jusqu'au cœur.

CHAPITRE XV.

Baisons fondamentales du devoir de la civilité»

Les hommes croient qu'on leur doit la civilité, et on la leur doit en effet selon qu'elle se pratique dans le monde; mais ils n'en savent pas la raison. S'ils n'avaient pas d'autre droit de l'exiger que celui que leur donne la coutume, on ne la leur devrait pas. Car cela ne suffit pas pour asservir les autres à certaines actions pénibles. Il faut remonter plus haut pour en trouver la source, aussi bien que dans ce qui regarde la gratitude. Et s'il est vrai, comme le dit un homme de Dieu, qu'il n'y a rien de si

AVEC LES HOMMES. 233

civil qu'un bon chrétien, il faut qu'il y ait des raisons divines qui y obligent : et ce que nous allons dire peut aider à les découvrir. Il faut considérer pour cela que les hom- mes sont liés entre eux par une infinité de besoins qui les obligent par nécessité de vi- vre en société, chacun en particulier ne se pouvant passer des autres : et cette société- est conforme à l'ordre de Dieu , puisqu'il permet ces besoins pour cette fin. Tout ce qui est donc nécessaire pour la maintenir est dans cet ordre, et Dieu le commande en quelque sorte par cette loi naturelle qui oblige chaque partie à la conservation de son tout. Or, il est absolument nécessaire, afin que la société des hommes subsiste, qu'ils s'aiment et se respectent les uns les autres; car le mépris et la haine sont des causes certaines de désunion. Il y a une in- finité de petites choses très-nécessaires à la vie, qui se donnent gratuitement, et qui n'entrant pas en commerce, ne se peuvent acheter que par l'amour. De plus, cette so- ciété étant composée d'hommes qui s'ai- nienl eux- mêmes, et qui sont pleins de

2*34 I,E 1A paix

leur propre estime, s'ils n'ont quelque soin de se contenter et de se ménager récipro- quement, ce ne sera qu'une troupe de gens mal satisfaits les uns des autres, qui ne pourront demeurer unis. Mais, comme l'a- mour et l'estime que nous avons pour les autres ne paraissent point aux yeux, ils se sont avisés d'établir entre eux certains de- voirs qui seraient des témoignages de res- pect et d'affection ; et il arrive de néces- sairement que de manquer à ces devoirs, c'est témoigner une disposition contraire à l'amour et au respect. Ainsi, nous devons ces actions extérieures à ceux à qui nous devons les dispositions qu'elles marquent'; et nous leur faisons injure en y manquant, parce que cette omission marque des senti- mens nous ne devons pas être à leur égard.

On peut donc et l'on doit même se ren- dre exact aux devoirs de civilité que lc> hommes ont établis ; et les motifs de cette exactitude sont non seulement très-justes, mais ils sont même fondés sur la loi de Dieu. Ou le doil Faire pour éviter de don

AVEC LKS HOMMES. 7.JJ

ner l'idée qu'on a du mépris ou de l'indif- férence pour ceux à qui on ne les rendrait pas; pour entretenir la société humaine, à laquelle il est juste que chacun contribue, puisque chacun en retire des avantages très- considérables ; et enfin pour éviter les re- proches intérieurs ou extérieurs de ceux à l'égard de qui on y manquerait, qui sont les sources des divisions qui troublent la tranquillité de' la^vie et cette paix chrétienne qui est l'objet de ce discours.

236 DE LA PAIX

DEUXIEME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Quil ne faut pas établi?' sa paix sur la cor- rection des autres. Utilité de la suppres- sion des plaintes. Qu elles font ordinaire- ment plus de mal que de bien.

Il ne suffit pas , pour conserver la paix avec les hommes, d'éviter de les blesser; il faut encore savoir souffrir d'eux lorsqu'ils font des fautes à notre égard. Car il est impos- sible de conserver la paix intérieure, si l'on est si sensible à tout ce qu'ils peuvent faire et dire de contraire à nos inclinations et à nos sentimens : et il est difficile même que le mécontentement intérieur que nous aurons conçu n'éclate au dehors, et ne nous dispose à agir envers ceux qui nous auront choqués d'une manière capable de les choquer à leur

AVEC LES HOMMES. 2$7

tour : ce qui augmente peu à peu les diffé- rends, et les porte souvent aux extrémités.

Il faut donc tâcher d'arrêter les divisions et les querelles dans leur naissance même; et l'amour propre ne manque jamais de nous suggérer, sur ce sujet, que le moyen d'y réussir serait de corriger ceux qui nous incommodent, et de les rendre raisonnables, en leur faisant connaître qu'ils ont tort d'agir avec nous comme ils font. C'est ce qui nous rend si sujets à nous plaindre du pro- cédé des autres et à faire remarquer leurs défauts , ou pour les corriger de ce qui nous déplaît en eux, ou pour les en punir par le dépit que nos plaintes leur peuvent causer, et par le blâme qu'elles leur attirent.

Mais, si nous étions nous-mêmes vraiment raisonnables , nous verrions sans peine que le dessein d'établir la paix sur la réforma- tion des autres est ridicule par cette raison même que le succès en est impossible. Plus nous nous plaindrons des procédés des au- tres , plus nous les aigrirons contre nous sans les corriger. Nous nous ferons passer pour délicats, fiers, orgueilleux, et le pis

238 DE LA PAIX

est que cette opinion qu'on aura de nous ne sera pas tout à fait injuste, puisqu'en ef- fet ces plaintes ne viennent que de délica- tesse et d'orgueil. Ceux mêmes qui témoi- gneront entrer dans nos raisons , et qui croiront qu'on nous aura fait quelque injus- tice, ne laisseront pas d'être mal édifiés de notre sensibilité. Et comme les hommes sont naturellement portés à se justifier, si ceux dont nous nous plaindrons ont un peu d'a- dresse, ils tourneront les choses de manière que l'on nous donnera le tort. Car souvent le même défaut de justesse d'esprit et d'é- quité qui fait faire aux gens les fautes dont nous nous plaignons , les empêche aussi de les reconnaître, et leur fait prendre pour vrai et pour juste tout ce qui peut servir à les en justifier.

Que si ceux dont nous nous plaignons sont élevés au-dessus de nous par le rang, par la créance et par l'autorité, les plaintes que nous en pourrions faire seraient en- core plus inutiles et plus dangereuses. Elles ne nous peuvent donner que de la satisfac- tion maligne <'t passagère, de les faire con-

AVEC LES HOMMr.v I^Q

damner par ceux à qui nous nous en plain- drions ; et elles produisent dans la suite de mauvais effets, durables et permanens, en aigrissant ces gens-là contre nous, et en rom- pant toute l'union que nous pourrions avoir avec eux.

La prudence nous oblige donc à prendre une route toute contraire; à quitter abso- lument le dessein chimérique de corriger tout ce qui nous déplaît dans les autres, et à tâ- cher d'établir notre paix et notre repos sur notre propre réformation et sur la modé- ration de nos passions. Nous ne rendrons compte de leurs actions qu'autant que nous y aurons donné occasion; mais nous ren- drons compte de nos actions, de nos pa- roles et de nos pensées. Nous sommes char- gés de travailler sur nous-mêmes, et de nous corriger de nos défauts : et si nous le fai- sions comme il faut, rien de ce qui vien- drait du dehors ne serait capable de nous troubler.

Nous ne manquerons jamais, dans les af- faires temporelles, de préférer un bien cer- tain qui nous regarde à un bien incertain

2.'|0 DE LA PAIX

qui regarde les autres. Si nous eu faisions de même dans les affaires de notre salut, nous reconnaîtrions tout d'un coup que le parti de se plaindre est ordinairement un parti faux et que la raison condamne. Car, en ne nous plaignant point, nous profitons certainement à nous-mêmes. Et il est fort incertain qu'en nous plaignant nous pro- fitions au prochain. Pourquoi donc nous privons-nous du bien de la patience , sous prétexte de leur procurer le bien de la cor- rection ? Il faudrait au moins qu'il v eût une grande apparence d'y réussir : et à moins que de cela, c'est agir contre la vraie raison, que de renoncer, sur une espérance aussi incertaine, au bien certain qu'apporte la souffrance humble et paisible.

On peut dire, en général, à l'égard du silence, qu'il faut des raisons pour parler, mais qu'il n'en faut point pour se taire; c'est-à-dire qu'il suffit, pour être oblige au silence, de n'avoir pas d'engagement à parler. Mais cette maxime se peut encore appliquer avec plus de raison à ce silence qui étouffe les plaintes. Il faut des raison*

AVEC LES HOMMES. 2.4 I

très-fortes et très-évidentes pour se plain- dre : mais pour ne se plaindre pas, il suffit de ne pas être dans une nécessité évidente de se plaindre.

Quelles dettes remettrons-nous à nos frères , si nous exigeons d'eux , par nos plaintes, tout ce qu'ils nous peuvent de- voir, et si nous nous vengeons d'eux pour les moindres fautes qu'ils commettent con- tre nous, en les faisant condamner par tous ceux que nous pouvons ? Comment pourrons -nous demander à Dieu avec quelque confiance qu'il nous remette nos offenses, si nous n'en remettons aucune de celles que nous croyons qu'on nous fait?

Il n'y a rien, au contraire , de plus utile, que de supprimer ainsi ses plaintes et son ressentiment. C'est le meilleur moyen d'ob- tenir de Dieu qu'il ne nous traite pas selon la rigueur de sa justice , et qu'il n'entre pas, comme dit l'Écriture, en jugement avec nous. C'est la voie la plus sûre d'as- soupir les différends dans leur naissance, et d'empêcher qu'ils ne s'aigrissent. C'est

242 DE LA PAIX

une charité qu'on pratique envers soi-même, en se procurant le bien de la patience , en ne s'attirant pas la réputation de délicat et de pointilleux, et s'épargnant la peine que l'on ressent , lorsque l'adresse des hommes à se justifier fait que l'on nous donne ou- vertement le tort dans les choses nous croyons avoir raison. C'est une charité que l'on fait aux autres , en les souffrant dans leurs faiblesses, et en leur épargnant et la petite confusion qu'ils ont méritée, et les nouvelles fautes qu'ils feraient peut-être en se justifiant et en chargeant de nou- veau ceux à qui ils ont déjà donné sujet de se plaindre. Enfin, c'est ordinairement le meilleur moyen de les gagner , l'exemple de notre patience étant bien plus capable que nos plaintes de leur changer le cœur envers nous. Car les plaintes ne peuvent tout au plus que leur faire corriger l'exté- rieur, qui est peu de chose; et elles aug- mentent plutôt l'aversion intérieure, qui produit les choses dont nous nous plai- gnons.

Que perdons-nous en faisant résolution

AVEC LKS HOMMES. 2^"i

de ne nous point plaindre ? Rien du tout, je dis même pour ce monde. On n'en mé- dira pas davantage de nous. Au contraire, sitôt que l'on s'apercevra de notre retenue, on sera moins porté à en médire. On ne nous en traitera pas plus mal. On nous en aimera davantage. Tout se réduira à quel- ques incivilités , et à quelques discours in- justes auxquels nous ne remédierons pas en nous plaignant. Cette maligne satisfac- tion que nous recevons en communiquant notre mécontentement aux autres par nos plaintes, vaut-elle la peine de nous priver du trésor que nous pouvons acquérir par l'humilité et par la patience?

Le temps le plus propre pour nous con- firmer dans cette résolution, c'est lorsqu'il nous arrive de nous échapper en quelques plaintes; car nous ne reconnaissons jamais mieux )a vanité et le néant de ce plaisir que nous y avions cherché. C'est alors qu'il faut que nous nous disions à nous-mêmes : C'est donc pour cette vaine satisfaction que nous nous sommes privés du bien inesti- mable de la patience et de la récompense

244 LA paix

que nous en pouvions espérer de Dieu ? A quoi nous ont servi nos plaintes , et que nous en revient-il? Nous avons tâché de faire condamner par les hommes ceux dont nous nous sommes plaint, et peut- être ils n'ont condamné que nous : mais ce qui est certain , c'est que Dieu nous à con- damnés de malignité, d'impatience et de peu d'estime des biens du ciel. Avant ces plaintes , nous avions quelque avantage sur ceux qui nous avaient offensés : mais en nous plaignant, nous nous sommes mis au dessous d'eux , parce que nous avons su- jet de croire que la faute que nous avons commise contre Dieu est plus grande que toutes celles que les hommes peuvent faire contre nous. Ainsi nous nous sommes fait beaucoup plus de tort que nous n'en pou- vions recevoir par les petites injustices des hommes. Car elles ne nous pouvaient pri- ver que de choses peu considérables, au lieu que l'injustice que nous nous faisons à nous-mêmes par ces plaintes d'impatience nous prive du bien éternel qui est atta- ché à chaque bonne action. Nous avons

AVEC LTiS HOMMES. 2^5

donc infiniment plus de sujet de nous plaindre de nous-mêmes que des autres.

Ces considérations peuvent beaucoup servir pour réprimer l'inclination que nous avons à nous décharger le cœur par des plaintes, et pour nous régler extérieure- ment dans nos paroles. Mais il n'est pas possible que nous demeurions long-temps dans cette retenue, si nous laissons agir au dedans notre ressentiment dans toute sa force et toute sa violence. Les plaintes extérieures viennent des intérieures, et il est bien difficile de les retenir quand on en a le cœur rempli. Elles échappent toujours et se font ouverture par quelque endroit. Outre que la principale fin de la modéra- tion extérieure étant de nous procurer la paix extérieure, il servirait peu d'être mo- déré et patient au dehors, si tout était au dedans dans le désordre et dans le tumulte. Il faut donc tâcher d'étouffer aussi bien ces plaintes que l'âme l'orme en elle-même, et dont elle est l'unique témoin , que celles qui éclatent devant les hommes : et le seul moyen de le faire , est de se dépouiller ei<

2^6 DE LA PAIX

l'amour des choses qui les excitent. Car, enfin , on ne se plaint point pour des choses qui sont absolument indifférentes.

Les sujets de plaintes sont infinis, puis- qu'ils comprennent tout ce que nous pou- vons aimer, et en quoi les hommes nous peuvent nuire ou déplaire. On les peut néanmoins réduire à quelques chefs géné- raux , comme le mépris , les jugemens in- justes, les médisances, l'aversion, l'inci- vilité, l'indifférence ou l'inapplication, la réserve ou le manque de confiance, l'in- gratitude, les humeurs incommodes.

Nous haïssons naturellement toutes ces choses, parce que nous aimons celles qui v sont contraires; savoir, l'estime et l'amour des hommes, la civilité, l'application à ce qui nous regarde, la confiance, la recon- naissance, les humeurs douces et com- modes. Ainsi , pour se délivrer de l'im- pression que font sur notre esprit ces objets de notre haine, il faut travailler à nous dé- livrer de l'attache que nous avons aux ob- jets contraires. Il n'y a que la grâce qui le puisse faire. Mais comme la grâce se sert

AVEC LES HOMMES. 247

des moyens humains , il n'est pas inutile de se remplir l'esprit des considérations qui nous découvrent la vanité de ces objets de notre attachement. Et c'est la vue que nous avons dans les réflexions suivantes que nous ferons sur les causes ordinaires de nos plaintes, en commençant par l'amour de l'estime et de l'approbation des hommes.

CHAPITRE II.

Vanité et injustice de la complaisance que l'on prend dans les jugemens avantageux qu'on porte de nous.

Rien ne fait plus voir combien l'homme est profondément plongé dans la vanité, dans l'injustice et dans l'erreur, que la corn - plaisance que nous sentons lorsque nous nous apercevons qu'on juge avantageuse- ment de nous , et qu'on nous estime : parce que, d'une part, la lumière qui nous reste, toute aveugle qu'elle est , ne l'est point à

2^8 DE LA PAIX

cet égard, et qu'elle nous convainc claire- ment que cette passion est vaine , injuste et ridicule; et que, de l'autre, tout con- vaincus que nous en sommes, nous ne la saurions étouffer, et nous la sentons tou- jours vivante au fond de notre cœur. Il est bon néanmoins d'écouter souvent ce que la raison nous dit sur ce sujet. Si cela n'est pas capable d'éteindre entièrement cette malheureuse pente, c'est assez au moins pour nous en donner de la honte et de la confusion, et pour en diminuer les effels. Il y a peu de gens assez grossièrement vains pour aimer des louanges visiblement fausses, et il ne faut qu'avoir un peu d'honnêteté pour n'être pas bien aise que l'on se trompe tout à fait sur notre sujet. C'est une sottise, par exemple, dont peu de personnes sont capables, que d'aimei à passer pour savant dans une langue que l'on n'a jamais étudiée , ou pour habile dans les mathématiques, lorsque l'on n'y sait rien du tout. On aurait peine à ne pas res- sentir quelque confusion intérieure d'une vanité si basse. Mais, pour peu de Fonde-

AVEC LES HOMMES. 2^9

ment qu'ait cette estime, nous la recevons avec une complaisance qui nous convainc à peu près de la même bassesse et de la même mauvaise foi. Car, pour en donner quelque image, que dirait-on d'un homme qui, se trouvant frappé et défiguré, depuis les pieds jusqu'à la tête, d'un mal horrible et incurable , sans avoir rien de sain qu'une partie du visage , et sans savoir même si cette partie ne serait point corrompue au dedans , l'exposerait à la vue en cachant tout le reste, et se verrait louer avec plaisir de la beauté de cette partie? On dirait sans doute que l'excès de cette vanité appro- cherait de la folie. Cependant ce n'est qu'un portrait de la nôtre, et qui ne la repré- sente pas encore dans toute sa difformité. Nous sommes pleins de défauts, de péchés , de corruption. Ce que nous avons de bon est fort peu de chose , et ce peu de chose est souvent gâté et corrompu par mille vues et mille retours d'amour-propre. Et, néanmoins, il arrive que des gens, qui ne voient pas la plupart de nos défauts, re- gardent avec quelque èstimece peu de bien

'2JO DE LA PAIX

qui pavait ta bous, qui est peut-être tout corrompu. Ce jugement, tout aveugle et tout mal fondé qu'il est, ne laisse pas de nous flatter.

Je dis que cette image ne représente pas notre vanité dans toute sa difformité. Car celui qui, se trouvant frappé d'un mal si étrange, se plairait dans l'estime que l'on ferait de la beauté de cette partie saine, serait sans doute vain et ridicule; mais au moins il ne serait pas aveugle, et ne laisse- rait pas de connaître son état. Mais notre vanité est jointe à cet aveuglement. En ca- chant aux autres nos défauts, nous tâchons de nous les cacher à nous-mêmes, et c'est à quoi nous réussissons le mieux. TSous ne voulons être vus que par ce petit endroit que nous considérons comme exempt de défaut , et nous ne nous regardons nous- mêmes que par-là.

Qu'est-ce donc que cette estime qui nous flatte ? un jugement fondé sur la vue d'une petite partie de nous-mêmes , et sur l'igno- rance de tout le reste. Et qu'est-ce que cette complaisance ? une vue de nous-

A V KG LES HOMMES. "2 SI

mêmes pleine d'aveuglement, d'erreur, d'il- lusion, dans] aquelle nous ne nous con- sidérons que par un petit endroit, en ou- bliant toutes nos misères et toutes nos plaies.

-Mais qu'y-a-t-il de si agréable et de si digne de notre attache dans ces iugemens ? Interrogeons-nous nous-mêmes, ou plutôt interrogeons notre propre expérience; elle nous dira qu'il n'y a rien de plus vain et de moins durable que celte estime. Celui qui nous aura approuvé dans quelque rencontre particulière , n'en sera pas moins disposé à nous rabaisser dans une autre. Souvent cette estime même en sera la cause, parce qu'elle excite plutôt la jalousie que l'affec- tion. Après avoir tiré de la bouche des hommes quelques louanges vaines et sté- riles, ils nous préféreront les derniers des hommes qui seront plus dans leurs intérêts. Ils empoisonneront les témoignages qu'ils ne pourront refuser à ce que nous avons de bon de la remarque maligne de nos dé- fauts. Ils estimeront en nous ce qu'il y a de moins estimable, et. ils condamneront ce

2J2 DE LA PAIX

qui méritera d'y être estimé. De bonne foi , ne faut-il pas avoir une extrême bassesse de cœur, ou une petitesse d'esprit bien étrange, pour se plaire à un objet si vain et si méprisable?

Supposons même l'estime la plus judi- cieuse et la plus sincère que nous puissions nous imaginer, et que notre vanité puisse souhaiter ; relevons-la par la qualité des personnes , par leur esprit , et par tout ce qui peut le plus servir à flatter l'inclination que nous y avons; qu'y-a-t-il d'aimable et de solide en tout cela, à ne regarder cette estime qu'en elle-même? C'est un regard de ces personnes vers nous, qui suppose que nous avons quelque bien, mais qui ne l'y met pas, et qui n'y ajoute rien. Us nous laissent tels que nous sommes; et ainsi il nous est entièrement inutile. Ce regard ne subsiste qu'autant qu'ils s'appliquent à nous; et cette application est rare. Tel de eux dont restitue nous flatte ne pensera pas à nous deux fois l'an : et quand il y pensera, il y pensera peu, en nous ou- bliant le reste du temps.

à V1LC LES HOMMES. 2L>3

Ce regard d'estime est de plus un bien si fragile que mille rencontres nous le peu- vent faire perdre, saus qu'il y ait même de notre faute. Un faux rapport, une inad- vertance, une petite bizarrerie, effacera toute cette estime, ou la rendra plus nui- sible qu'avantageuse ; car quand l'estime es.t jointe à l'aversion, elle ne fait qu'ou- vrir les yeux pour remarquer les défauts, et le cœur pour recevoir favorablement tout ce qu'on entend dire contre ceux que l'on estime et que l'on hait, parce qu'on hait même cette estime, et que l'on est. bien aise de s'en délivrer comme d'une chose dont on se trouve chargé.

Si nous ne voyons point ce regard d'es- time dans l'esprit des autres, il esta notre égard comme s'il n'était point. Si nous le voyons , c'est un objet dangereux pour nous, dont la vue nous peut ravir le peu de vertu que nous avons. Quel est donc ce bien qui ne sert de rien quand on ne le voit pas, et qui nuit quand on le voit , et qui a tout ensemble toutes ces qualités d'être vain, inutile , fragile , dangereux ?

3t

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CHAPITRE III.

Qu'o/? n'a pas choit de s'offenser du mépris, ni desjugemens désavantageux qu'on fait de nous.

Si nous n'aimions point l'approbation des hommes, nous serions peu sensibles à tous les discours désavantageux qu'ils pour- raient faire de nous , puisque l'effet n'en serait tout au plus que de nous priver d'une chose qui nous serait indifférente. Mais parce qu'il y en a qui s'imaginent qu'encore qu'il ne soit pas permis de dé- sirer l'estime, on a sujet néanmoins de s'offenser du mépris et de la médisance, il est bon d'examiner ce qu'il y a de réel dans ces objets qui irritent si fort nos passions.

Pour reconnaître donc combien notre délicatesse est injuste sur ce point, et que tous les sentimens qu'elle excite en nous

AVEC LK3 HOMMES. ^55

sont contraires à la vraie raison et ne nais- sent pas tant des objets même, que de la corruption de notre cœur, il ne faut que considérer que ces juge mens et ces discours qui nous blessent peuvent être de trois sortes. Car ils sont ou absolument vrais, ou absolument faux, ou vrais en paFtic, et en partie faux. Or, dans toutes ces diverses espèces, le ressentiment que nous en avons est également injuste.

Si ces jugemens sont vrais, n'est-ce pas une chose horrible de ne se mettre pas en peine que nos défauts soient connus de Dieu, et de ne pouvoir souffrir qu'ils le soient des hommes ? Et peut-on témoigner plus visiblement que l'on préfère ces hom- mes à Dieu? N'est-ce pas le comble de l'in- justice de reconnaître que nos péchés mé- ritent une éternité de supplices, et de ne pas accepter avec joie une peine aussi gère que l'est la petite confusion qu'ils nous attirent devant les hommes?

Cette connaissance que les hommes ont de nos fautes et de nos misères, ne les aug- mente pas ; elle serait capable ail contraire

2 56 DE LA PAIX

<le les diminuer, si nous la souffrions hum- blement.

C'est donc une folie toute visible de n'avoir aucun sentiment des maux réels que nous nous faisons nous-mêmes, et de sentir si vivement des maux imaginaires qui ne nous peuvent faire que du bien : et cette sen- sibilité n'est qu'une preuve évidente de la grandeur de notre aveuglement, qui doit nous apprendre que ce que les autres con- naissent de nos défauts n'en est qu'une bien petite partie.

Que si ces jugemens et ces discours sont faux et mal fondés , le ressentiment que nous en avons n'en est guère moins dérai- sonnable et moins injuste. Car pourquoi le jugement de Dieu, qui nous justifie, ne suffit- il pas pour nous faire mépriser celui des hommes? Pourquoi ne fait-il pas sur nous le même effet que l'approbation de nos amis et de ceux que nous estimons, qui suffit ordinairement pour nous consoler de ce que les autres peuvent penser ou dire contre nous? Pourquoi la raison, qui nous (ail voit que ces discours ne nous peuvent nuire.

AVEC LES HOMMES. 25-7

qu'ils ne font aucun mal par eux-mêmes, ni à notre âme , ni à notre corps , qu'ils nous peuvent même être très-utiles, a-t-elle si peu de pouvoir sur notre cœur qu'elle ne nous puisse faire surmonter une passion si vaine et si déraisonnable?

Nous ne nous mettons pas en colère lors- que l'on s'imagine que nous avons la fièvre quand nous sommes assurés de ne pas l'a- voir. Pourquoi donc s'aigrit-on contre ceux qui croient que nous avons commis des fautes que nous n'avons point commises, ou qui nous attribuent des défauts que nous n'avons pas; puisque leur jugement peut encore moins nous rendre coupable de ces fautes et nous donner ces défauts, que la pensée d'un homme qui croit que nous avons la fièvre n'est capable de nous la donner effectivement? C'est, dira-t-on, qu'on ne méprise pas une personne qui a la fièvre et que c'est un mal qui ne nous rend pas vils aux yeux du monde , et qu'ainsi le ju- gement de ceux qui nous l'attribuent ne nous blesse pas : mais que ceux qui nous imputent des défauts spirituels y joignent

2 30 DE LA PAIX

ordinairement le mépris, et causent la même idée et le même mouvement dans les autres.

C'est en effet la véritable cause de ce sentiment ; mais cette cause n'en fait que mieux connaître l'injustice; car, si nous nous faisions justice nous-mêmes, nous re- connaîtrions sans peine que ceux qui nous attribuent des défauts que nous n'avons pas ne nous en attribuent pas aussi un grand nombre d'autres que nous avons ef- fectivement; et qu'ainsi nous gagnons à tous ces jugemens dont nous nous plai- gnons, quelque faux qu'ils soient. Les ju- gemens des hommes nous seraient infini- ment moins favorables, s'ils étaient entiè- rement conformes à la vérité, et si ceux qui les font connaissaient tous nos véritables maux. S'ils nous font donc quelque petite injustice, ils nous font grâce en mille ma- nières, et nous ne voudrions pour rien qu'ils nous traitassent avec une exacte justice.

Mais nous sommes si déraisonnables et >i injustes, que nous voulons profiter de l'ignorance des hommes. Nous ne pouvons

4VIX LLS HOMMES. 2J<)

Souffrir qu'ils nous ôtent rien de ce que nous croyons avoir : et nous voulons con- server dans leur esprit la réputation de beaucoup de bonnes qualités que nous n'avons pas. Nous nous plaignons de ce qu'ils croient voir en nous des défauts qui n'y sont pas, et nous ne comptons pour rien de ce qu'ils n'y voient pas une infinité de défauts qui y sont réellement, comme si le bien et le mal ne consistaient que dans l'opinion des hommes.

SLnous n'avons donc aucun sujet de nous plaindre, ni des jugemens véritables, ni même des faux, nous n'en avons point par conséquent de nous offenser de ceux qui sont vrais en partie, et en partie faux. Ce- pendant, par le plus injuste partage qu'on se puisse imaginer, nous nous blessons de ce qu'ils ont de faux, et nous ne nous hu- milions point de ce qu'ils ont de véritable. Et au lieu qu'il faudrait étouffer le ressen- timent que nous avons de ce qu'ils ont de faux et d'injuste, par celui que nous de- vrions avoir de ce qu'ils ont de vrai, non-, étouffons au contraire , par le vain senti-

2Ô0 DE LA PAIX

nient' que nous avons de quelque fausseté et de quelque injustice qui y est mêlée, ce- lui que nous devrions avoir de ce qu'ils ont

CHAPITRE IV.

Que la sensibilité que nous ('prouvons à l'é- gard des discours et des jugemens désa- vantageux que l'on fait de nous vient de l'oubli de nos maux. Quelques remèdes de cet oubli et de cette sensibilité.

Je ne prétends pas que ces considérations suffisent pour nous corriger de notre in- justice, mais elles peuvent au moins nous en convaincre ; et c'est quelque chose que (Yen être convaincu. Car il y a toujours, dans toutes ces plaintes intérieures et dans ce dé- pit que nous ressentons des jugemens et des discours qu'on fait de nous, un oubli de nos défauts et de nos misères véritables ; puisqu'il est impossible que ceux qui les connaîtraient dan> leur grandeur réelle, et

AVEC LIS HOMMES. 1l6 l

qui en auraient le sentiment qu'ils devraient, pussent s'occuper des discours et des juge- mens des hommes. Un homme chargé de dettes, accablé de procès, de pauvreté, de maladies, ne pense guère à ce que l'on peut dire de lui. La réalité de ses maux véritables ne lui permet pas de s'appliquer à ces maux imaginaires.

Aussi le vrai remède de cette délicatesse qui nous rend si sensibles à ce que l'on dit de nous, est de nous appliquer fortement à nos maux spirituels, à nos faiblesses, à nos dangers, à notre pauvreté et au juge- ment que Dieu fait de nous, et qu'il nous fera connaître à l'heure de notre mort. Si ces pensées étaient aussi vives et aussi con- tinuelles dans notre esprit qu'elles y de- vraient être, il serait malaisé que les ré- flexions sur les jugemens des hommes y pussent trouver entrée, ou du moins qu'elles l'occupassent tout entier, et le remplissent de dépit et d'amertume comme elles font si souvent.

Il est utile pour cela de comparer les ju- gemens des hommes avec celui de Dieu, et

■2(J1 DE LA PAÎX

d'en considérer les diverses qualités. Les jugemcns des hommes sont souvent faux , injustes, incertains, téméraires, et toujours inconstans, inutiles, impuissans; soit qu'ils nous approuvent ou nous désapprouvent, ils ne changent rien à ce que nous sommes, et ne nous rendent, en effet, ni plus heureux, ni plus malheureux. 3Iais c'est du jugement que Dieu portera de nous que dépend tout notre mal. Ce jugement est toujours juste, toujours véritable, toujours certain et iné- branlable; les effets en sont éternels. Quelle plus grande folie peut-on donc s'imaginer, que de n'appliquer son esprit qu'à des juge- mcns humains, qui nous importent si peu, et d'oublier celui de Dieu , d'où dépend tout notre bonheur!

On prétend souvent colorer envers soi- même le dépit intérieur que ces jugemens désavantageux nous causent d'un prétexte de justice, en s'imaginaut que nous n'en sommes blessés que parce qu'ils sont in- justes, et que ceux qui le^ font ont tort. Mais si cela était, nous serions aussi touchés des jugemens injustes que l'on fait des autres

AVEC LES HOMMES. '263

que de ceux que Fou fait de nous; et comme cela n'est pas, c'est se flatter que de ne pas voir que c'est l'amour-propre qui produit ce dépit que nous sentons dans les choses qui nous regardent. Ce n'est pas l'injustice en soi qui nous blesse, c'est d'en être l'ob- jet. Qu'on lui en donne un autre , notre res- sentiment cessera , et nous nous contente- rons de désapprouver tranquillement et sans émotion cette même injustice qui nous donnait tant d'indignation.

Cependant, si nous raisonnions plus juste, nous trouverions que ces jugemens desa- vantageux ne nous regardent point propre- ment, et que c'est le hasard et non le choix: qui les détermine à nous avoir pour objet. Car il faut que ceux qui jugent ainsi de nous aient été frappés par quelques apparences qui les y aient portés. Et quoique ces appa- rences fussent trop légères, puisque nous supposons que ces jugemens sont faux, il est pourtant vrai que ces personnes avaient l'esprit disposé à former ces jugemens sur ces apparences, de sorte qu'ils ne sont nés que sur la rencontre de ces apparences

H6\ DE LA PAIX

avec leur mauvaise disposition. Elles au- raient produit le même effet, s'ils les avaient vues en quelque autre. Ainsi, nous ne devons point croire que ces jugemens nous regar- dent en particulier : nous devons seulement supposer que ces gens étaient disposes à juger mal de toute personne qui les frappe- rait par telle ou telle apparence. Le hasard a voulu que ce fût nous. Mais cette mau- vaise disposition et cette légèreté d'esprit, qui produit les jugemens téméraires, n'était pas moins indifférente d'elle-même qu'une pierre jetée en l'air, qui blesse celui sur qui elle tombe, non pas par choix et parce qu'il est un tel homme, mais parce qu'il s'est rencontré au lieu elle devait tomber. Il y a de plus une bizarrerie ridicule dans le dépit que nous avons des jugemens et des discours desavantageux qu'on a faits de nous. Car il faut avoir peu de connaissance du monde pour n'être pas persuadé qu'il est impossible qu'on n'en fasse. On médit des princes dans leurs antichambres. Leurs domestiques les contrefont. On parle des défauts de ses amis, et on se fait une e^ptrr

A\EC LEt> HOMMES. 265

d'honneur de les reconnaître de bonne foi. Il y a même des occasions l'on le peut faire innocemment. Quoi qu'il en soit, il est certain que le monde est en possession de parler librement des défauts des autres dans leur absence. Les uns le font par malignité, les autres bonnement; mais il y en a peu qui ne le fassent. Il est donc ridicule de se promettre d'être le seul au monde qu'on épargnera; et si ces jugemens et ces dis- cours nous mettent en colère, nous n'en de- vons jamais sortir. Car il n'y a point de temps nous ne devions nous tenir assurés en général, ou qu'on parle, ou qu'on a parlé de nous autrement que nous ne voudrions. Mais parce qu'une colère continuelle nous incommoderait trop, il nous plaît de nous l'épargner sans raison, et d'attendre à nous fâcher qu'on nous rapporte ce qui se dit de nous , et qu'on nous marque ceux qui en parlent. Cependant ce rapport n'y ajoute presque rien, et avant qu'on nous l'eût fait, nous devions nous tenir presque aussi as- surés que l'on parlait de nous et de nos défauts, que si l'on nous en eût déjà avertis

a3

266 DE LA PAIX

Ce petit degré d'assurance que produit le rapport qu'on nous fait est bien peu de chose , pour changer comme il fait l'état de notre âme.

Ainsi , de quelque manière que l'on con- sidère cette sensibilité que nous éprouvons en ces rencontres, on trouvera qu'elle est toujours ridicule et contraire à la raison.

CHAPITRE Y.

Qu'il est injuste de vouloir être aimé des hommes.

Quand on désire d'être aimé des hommes, et que l'on est fâche d'en être haï, à cause que cela sert ou nuit à nos desseins, ce n'est pas proprement vanité ni dépit, c'est inté- rêt bon ou mauvais, juste ou injuste. Et ce n'est pas ce que nous considérons ici, où. nous n'examinons que l'impulsion que font par eux-mêmes dans notre cœur les senti- mens d'amour ou de haine qu'on a pom

AVEC LES HOMMES. 267

nous : la seule vue de ces objets n'étant en effet que trop capable de nous plaire ou de nous troubler sans que nous en considé- rions les suites. Car comme l'estime que nous avons pour nous-mêmes est jointe à un amour tendre et sensible, nous ne dési- rons pas seulement que les hommes nous approuvent, nous voulons aussi qu'ils nous aiment; et leur estime ne nous satisfait nul- lement, si elle ne se termine à l'affection. C'est pourquoi rien ne nous choque tant que l'aversion , ni n'excite en nous de plus vifs ressentimens. Mais quoiqu'ils noussoient devenus naturels depuis le péché, ils ne laissent pas d'être injustes, et nous ne som- mes pas moins obligés de les combattre; ce qu'on peut faire par des réflexions peu dif- férentes de celles que nous avons proposées contre l'amour de l'estime.

La recherche de l'amour des hommes est injuste, puisqu'elle est fondée sur ce que nous nous jugeons nous-mêmes aimables, et qu'il est faux que nous le soyons. Elle naît d'aveuglement et d'une ignorance vo- lontaire de nos défauts. Un homme accablé

2.6S DE LA PAIX

de maux, et dans l'indigence, se contenterait bien qu'on eût de la charité pour lui et qu'on le souffrît. ]\Tous n'en demanderions pas da- vantage , si nous connaissions bien notre état , et nous le connaîtrions , si nous ne nous aveuglions point volontairement.

Quiconque sait qu'il mérite que toutes les créatures s'élèvent contre lui peut-il prétendre que ces mêmes créatures le doi- vent aimer ? Au lieu donc que nous regar- dions l'amour des hommes comme nous étant dû, et leur aversion comme une in- justice qu'ils nous font* nous devrions au contraire regarder leur aversion comme nous étant due, et leur affection comme une grâce que nous ne méritons pas.

Mais s'il est injuste, en général de se croire digne d'être aimé, il l'est encore beaucoup plus de vouloir être aimé par la force. Rien n'est plus libre que l'amour,, et on ne doit pas prétendre de l'obtenir par des re- proches, ni par des plaintes. C'est peut-être par notre faute que l'on ne nous aiine pas ; c'est peut-être aussi par la mauvaise dispo- sition des autres ; mais ce qui est certain ,

AVEC LES HOMMES. 269

c'est que !a force et la colère ne sont pas des moyens pour se faire aimer.

INous ne prenons pas garde, de plus, que ce n'est pas proprement sur nous que tombe cette aversion; car la source de toutes les aversions est la contrariété qui se rencontre entre la disposition l'on est et ce que Ton croit voir dans les autres. Or, cette dis- position agit contre tous ceux en qui cette contrariété paraît. Quand il arrive donc, ou que nous avons en effet ces qualités qui sont l'objet de l'aversion de certaines per- sonnes, ou que nous ne nous montrons à eux que par des endroits qui leur donnent lieu de nous les attribuer, nous ne devons point nous étonner que leur disposition fasse son effet contre nous; elle l'aurait fait de même contre tout autre : et ce n'est pas proprement nous qu'ils haïssent, c'est cet homme en général qui a telles et telles qua- lités qui les choquent.

On hait en général les avares, les gens intéressés, les présomptueux. On croit en particulier que nous le sommes; cette aver- sion générale agit donc contre nous. Qu'est-

a3«

I^O DE LA PAIX

ce qui nous blesse en cela? Est-ce cette aversion générale? Mais elle est juste en quelque manière : car un homme en qui ces défauts se rencontrent mérite qu'on ait quelque espèce d'aversion pour lui. Est-ce le jugement que l'on fait de nous? Mais ce jugement est formé sur quelques apparences qui peuvent être légères à la vérité, mais qui ne laissent pas d'emporter l'esprit de ceux qui les voient. Nous devons donc les plaindre de leur légèreté et de leur faiblesse, au lieu de nous plaindre de leur injustice.

Quand le^ hommes nous aiment, ce n'est pas nous proprement qu'ils aiment, leur amour n'étant fondé que sur ce qu'ils nous attribuent des qualités que nous n'avons pas, ou qu'ils ne voient pas en nous des dé- fauts que nous avons. Us en font de même, quand ils nous haïssent. Ce que nous avons de bon ne leur paraît point alors, et ils ne voient que nos défauts. Or, nous ne sommes ni cette personne sans défauts, ni cette per- sonne qui n'a rien de bon. Ce n'est donc pas tant nous qu'un fantôme qu'ils haïssent *'t ainsi nous avons tort, et de nous satis-

AVEC LES HOMMES. 27 1

faire de leur amour, et de nous offenser de leur haine.

3Iais quand cet amour ou cette haine nous regarderait directement dans notre être véritable , que nous en revient-il de bien ou de mal, à ne considérer, comme nous avons dit, ces sentimens qu'en eux- mêmes? Ce ne sont que des vapeurs pas- sagères qui se dissipent d'elles-mêmes en moins de rien , les hommes étant incapables de s'arrêter long-temps à un même objet. Quand elles subsisteraient, elles n'auraient aucun pouvoir par elles-mêmes de nous rendre plus heureux ni plus malheureux:. Ce sont des choses entièrement séparées de nous qui n'ont sur nous aucun effet, à moins que notre àme ne s'y joigne, et que, par une imagination fausse ou trompeuse, elle ne les prenne pour des biens ou pour des maux. Qu'on iwiisse ensemble l'amour de toutes les créatures, et qu'on le rende le plus ardent et le plus tendre qu'on se le puisse imaginer, il n'ajoutera point le moindre degré de bonheur, ni à notre âme, ni à notre :orps. Et si notre âme s'y amuse, bien loin

»72 DE LA PAIX

d'en devenir meilleure , elle en deviendra pire par la vanité qu'elle en concevra. Qu'on unisse de même contre nous l'aversion de tous les hommes ensemble, elle ne saurait diminuer le moindre de nos véritables biens, qui sont ceux de l'âme. Cette seule considé- ration de l'impuissance de l'amour et de la haine des créatures à nous servir ou à nous nuire, ne devrait- elle pas suffire pour nous v rendre indifférées ?

Quelle liberté serait celle d'un homme qui ne se soucierait point d'être aimé, qui ne craindrait point d'être haï, et qui ferait néanmoins, par d'autres motifs , tout ce qui est nécessaire pour être aimé et pour n'être point haï? qui servirait les autres sans en attendre de récompense, non pas même celle de leur affection, et qui ferait toujours son devoir envers eux, indépendamment de leur disposition envers lui? qui ne se pro- poserait, dans les offices qu'il leur rendrait, qu'un objet stable et permanent, qui est d'obéir à Dieu sans aucune vue des créa- turcs , qui ne peuvent que diminuer la ré- compense qu'il doit attendre de Dieu?

AVEC LES HOMMES. 27 3

Qui pourrait haïr un homme de cette sorte, et même s'empêcher de l'aimer? Il arriverait donc qu'en ne craignant point la haine des hommes, il l'éviterait, et que, sans rechercher leur amour, il ne laisserait pas que de se l'acquérir; au lieu que ceux que la passion d'être aimés rend si sensibles à l'aversion ne font d'ordinaire que se [l'atti- rer par cette délicatesse incommode.

CHAPITRE VI.

Qu'il est injuste de ne pouvoir souffrir l'in- différence. Que l'indifférence des autres envers nous nous est plus utile que leur amour.

Il y a encore quelque chose de plus dérai- sonnable quand nous nous offensons de ce que les autres ont de l'indifférence pour nous. Car s'il était à notre choix de leur imprimer tels sentimensque nous voudrions, ce serait rclui-là proprement que notre véritable in-

2 ; 4 DE LA PAIX

térèt nous devrait faire choisir. Leur amour est un objet dangereux qui attire notre cœur et qui l'empoisonne par une douceur mortelle. Leur haine est un objet irritant qui nous met en danger de perdre la charité ; mais l'indifférence est un milieu très-pro- portionné à notre état et à notre faiblesse, et qui nous laisse la liberté d'aller à Dieu, sans nous détourner vers les créatures.

Tout amour des autres pour nous est une espèce de lien et d'engagement , |non seu- lement parce que la concupiscence s'y at- tache et que nous craignons de le perdre , mais aussi parce qu'il produit certains de- voirs dont il est difficile de se bien acquit- ter. Comme il ouvre leur cœur pour nous, il nous oblige d'user de cette ouverture pour notre bien spirituel, et cet usage n'est pas facile. Il est vrai que c'est un grand bien, quand on le sait ménager : mais c'est un bien qu'il ne faut pas souhaiter, parce qu'il est accompagne de trop de dangers. On s'ar- rête d'ordinaire à cette affection, on s'y plaît, on craint de la perdre : et bien loin que ce nous soit une occasion de porter les autres

AVEC LES HOMMES. 1"j J

à Dieu, c'en est souvent une de nous dé- tourner nous-mêmes, et de nous amollir, en nous faisant entrer dans leurs passions.

Mais, dit-on, pourquoi cette personne a- t-elle tant d'indifférence pour moi, puisque je n'en ai point pour elle? pourquoi n'a-t- elie aucune application à ce qui me touche, puisque je m'applique avec tant de soin à ce qui peut la regarder? Ce sont les discours que l'amour-propre forme dans le cœur des gens sensibles et qui ont peu de vertu, mais dont il est aisé de découvrir l'injustice.

Si notre unique fin, dans la complaisance que nous avons eue pour les hommes, a été de les attacher à nous et de faire qu'ils nous traitassent de la même sorte, nous méritons d'être privés d'une si vaine récom- pense.

Mais si nous avons eu un autre but, si nous ne nous sommes appliqués aux hom- mes que pour obéir à Dieu, cette application ne portc-t-elle passa récompense avec elle- même, et pourrons-nous en exiger une autre sans injustice?

Il est vrai qu'il peut y avoir de la faute

•276 DE LA PAIX

dans l'application et l'indifférence des autres pour nous ; mais c'est Dieu et non pas nous que cette faute regarde. Elle leur nuit à eux et non pas à nous. Elle nous peut don- ner sujet de les plaindre, mais non pas de nous plaindre d'eux, et ainsi le ressenti- ment qui nous en reste est toujours injuste, puisqu'il n'a point d'autre objet que lui-

CHAPITRE VIL

Combien le dépit qu'on ressent contre ceux qui manquent de reconnedssance envers nous est injuste.

Rien ne marque plus combien la foi est éteinte et peu agissante dans les chré- tiens, que ce dépit qu'ils ont quand on n'a pas pour eux toute la reconnaissance qu'on devrait, parce qu'il n'y a rien de plus op- posé aux lumières de la foi.

S'ils regardaient comme ils doivent les services qu'ils rendent aux autres, ils les

AVEC LES HOMMES. 277

considéreraient comme des grâces qu'ils ont reçues de Dieu, et dont ils sont rede- vables à sa bonté, et comme des œuvres qu'ils ont lui offrir et consacrer sans aucun égard aux créatures.

Ils regarderaient ceux à qui ils ont rendu ces services comme leur ayant en quelque façon procuré ce bien, et par conséquent ils croiraient qu'ils ont plus reçu d'eux qu'ils ne leur ont donné.

Ils craindraient comme le plus grand des malheurs de recevoir en ce monde la ré- compense de ces œuvres, et d'être privés de celle qu'ils auraient reçue en l'autre, s'ils avaient regardé Dieu plus purement.

Ils reconnaîtraient que ces œuvres, telles qu'elles soient, ont été mêlées de plusieurs imperfections, et qu'ainsi ils ont sujet de s'en humilier et de désirer de s'en purifier par la pénitence.

Le moyen d'allier avec ces sentimens la foi doit porter, ce dépit et ce chagrin que nous éprouvons quand les hommes manquent à ce que nous nous imaginons qu'ils nous doivent? n'est-ce pas faire voir

2-8 DE LA PAIX

au contraire que nous n'avons travaille que pour les hommes, que nous n'avions regardé qu'eux, et qu'ainsi les œuvres dont nous nous glorifions sont un larcin que nous avons fait à Dieu, et dont il a droit ce nous punir ?

Si dans les services que nous avons ren- dus aux hommes nous n'avons eu |que les hommes en vue , c'est un bien pour nous qu'ils en soient méconnaissais , parce que leur ingratitude nous peut servir à obtenir miséricorde de Dieu, si nous la sourirons comme il faut. Si nous n'avons regarde que Dieu, c'est encore un bien que les hommes ne nous en récompensent pas, parce que la vue que nous aurions de leur reconnaissance est plus capable que toute chose de dimi- nuer ou d'anéantir la récompense que nous attendons de Dieu. De quelque manière que nous considérions donc la gratitude des hommes, nous trouverons que, si c'est un bien pour eux. c'est un mal pour n et que leur ingratitude nous est infiniment plus avantageuse. Leur gratitude n'est ca- pable que de nous ravir le fruit de nos meil-

AVEC LES HOMMES. 279

leures actions, et d'augmenter le châtiment des mauvaises. Leur ingratitude nous con- serve le fruit des bonnes, et nous peut ser- vir à payer ce que nous devons à la justice de Dieu pour les mauvaises.

On ne ferait jamais cette injustice à un prince qui aurait promis de grandes récom- penses à ceux qui le serviraient, et qui s'of- fenserait qu'on en attendît d'ailleurs que de lui, de préférer les caresses de quelques- uns de ses sujets, aux biens solides qu'on aurait sujet d'espérer de lui. C'est néan- moins la manière dont nous agissons tous les jours envers Dieu. Il promet un royaume éternel aux services charitables qu'on rend au prochain, mais il veut que l'on se con- tente de cette récompense, et que Ton n'en attende point d'autres. Cependant l'esprit de la plupart des hommes est continuelle- ment occupé à examiner si l'on leur rend ce qu'on leur doit, si ceux qu'ils ont servi sentent les obligations qu'ils leur ont, et s'ils s'acquittent ponctuellement des devoirs que les hommes ont établis pour marquer la re- connaissance.

7.So DE LA. PAIX

Si l'on avait donc les vrais sentimens que la foi doit inspirer, on serait persuadé que comme Dieu nous fait une grande irràce lorsqu'il nous donne moyen de servir les autres, il nous en fait une autre qui n'est pas moindrelorsqu'il permet que les hommes ne nous en témoignent pas la reconnais- sance qu'ils devraient. Car c'est mettre ordre, en nous donnant un trésor inestimable, que ce trésor nous demeure, et qu'on ne nous le ravisse pas.

Mais notre joie doit être pleine et accom- plie, lorsque nous avons lieu de croire que les personnes qui semblent manquer de reconnaissance envers nous sont d'elles- mêmes très-reconnaissantes, et que cela ne vient que de l'ignorance de l'obligation qu'elles nous ont. Car, quoiqu'il nous soit toujours réellement avantageux que les autres manquent de gratitude pour nous , néanmoins nous ne le devons pas souhaiter, parce que c'est ordinairement un mal pour eux. Mais il n'y a rien que de souhaitable, lorsque ce n'est un mal ni pour eux ni pour nous, et que, sans qu'ils soient coupables

AVEC LES HOMMES. iS l

«d'ingratitude, ils ne nous mettent point en danger , par une reconnaissance humaine , de perdre la récompense que nous atten- dons de Dieu.

Il y a donc non seulement beaucoup d'in- justice dans cette attente de la reconnais- sance des autres, mais aussi beaucoup de bassesse, et ce nous devrait être un grand sujet de confusion, quand nous considérons pour quelles choses nous nous privons d'une récompense éternelle. Ces devoirs de reconnaissance que nous exigeons se réduisent le plus souvent à un simple com- pliment ou à quelques civilités inutiles, et ce sont les choses que nous préférons à Dieu et aux biens qu'il nous promet.

Souvent même nous sommes cause du défaut que nous imputons aux autres. Nous éteignons la gratitude dans leur cœur par la manière dont nous les servons , et nous avons presque toujours l'air de croire , quand nous voyons que l'on est moins re- connaissant pour nous qu»e pour d'autres, qu'il y a quelque chose en nous cjui n'attire pas la reconnaissance. Mais soit que cela

*4'

282 DE LA PAIX

arrive par notre faute, ou par celle des autres, c'est toujours une faiblesse que de se piquer quand on ne nous rend pas des devoirs que nous voyons clairement ne nous pouvoir être que dangereux.

CHAPITRE VIII.

Qu'il est injuste (F exiger la confiance des autres, et que c'est un grand bien que l'on n'en ait pas pour nous.

La confiance qu'on a pour nous étant une marque d'amitié et d'estime, ce n'est pas merveille, si elle flatte notre amour- propre, et si la réserve de ceux que nous croyons devoir avoir ces sentimens pour nous, le blesse ot l'incommode. Mais la raison et la foi doivent nous donner des sentimens tout contraires, et nous persuader fortement que la réserve que les autres au- ront pour nous nous est beaucoup plus avantageuse que leur confiance.

AVEC LES HOMMES. 203

Quand il n'y aurait point d'autre raison, sinon qu'il nous est utile d'être privés de ces petites satisfactions qui contentent et nourrissent notre vanité, elle nous devrait suffire pour nous porter à embrasser avec joie ces occasions d'une mortification spi- rituelle, oui nous pourrait être d'autantplus avantageuse , qu'elle combat directement la principale de nos passions. Mais il y en a encore plusieurs autres aussi solides et aussi importantes que celle-là. Et en voici quelques-unes :

Celui qui s'ouvre à nous nous consulte en quelque sorte , et nous ne lui saurions parler après cela sans prendre part à sa conduite, parce qu'il est comme impossible d'éviter que ce que nous dirons n'ait quel- que rapport à ce qu'il nous aura décou- vert ; et il ne se peut même que nous ne fassions par quelque impression sur son esprit, parce qu'il est disposé, par cette ou- verture même, à nous écouter et à nous croire. Or, ce n'est pas un petit danger que d'être obligé de parler dans ces cir- constances, parce qu'il faut beaucoup de

a84 DE PAIX

lumière pour le pouvoir faire utilement et pour soi et pour les autres. Souvent on ne fait qu'a^oriser les gens dans leurs pas- sions, parce qu'on est naturellement porté à ne les pas contrister, et l'on seconde ainsi le désir secret qu'ils ont de trouver des approbateurs de leur conduite , qui est ordinairement ce qui les porte à s'ouvrir.

Il v a peu de gens qui puissent recevoir l'effusion du cœur et de l'esprit des autres sans participer à leur corruption. On entre insensiblement dans leurs passions ; on se prévient contre ceux contre qui ils sont prévenus : et comme la confiance qu'ils ont pour nous nous porte à croire qu'ils ne voudraient pas nous tromper, nous em- brassons leurs opinions et leurs jugemens, sans prendre garde qu'ils se trompent sou- vent les premiers; et nous nous remplis- sons ainsi de toutes leurs fausses impres- sions.

On se charge souvent par de diverses choses qu'il faut tenir secrètes; ce qui n'est pas un fardeau peu considérable, puisqu'il oblige à une application très-incommode

AVEC LKS HOMMES. 2^5

pour ne se pas laisser surprendre, et qu'il met souvent au hasard de blesser la vérité. Et comme il arrive d'ordinaire que ces cho- ses viennent à être sues par diverses voies, le soupçon en tombe naturellement sur ceux à qui on en a fait confidence.

On contracte même, par la confiance et l'ouverture des autres pour nous, quelque sorte d'obligation de s'ouvrir à eux , de s'y confier, parce qu'on les choque si on ne les traite comme on en est traité : au lieu que ceux qui agissent avec plus de réserve ne trouvent point mauvais qu'on en use de même à leur égard. Or, cette obligation est souvent plus incommode, puisqu'on n'y saurait manquer sans fâcher les gens, ni s'en acquitter sans se mettre en danger de leur nuire, ou de se nuire à soi-même, par l'abus qu'ils peuvent faire de ce qu'on leur découvre.

Enfin, si nous considérons de plus com- bien le plaisir que nous avons quand on se fie en nous est peu réel et plein de vanité; combien il est injuste d'exiger de* autres une chose qui doit être aus^i libre

286 DE LA PAIX

que la découverte de ses secrets; et si nous nous faisons justice à nous-mêmes, en re- connaissant que, puisque l'on n'a pas d'ou- verture pour nous, il faut qu'il y ait en nous quelque chose qui l'éloigné : il sera difficile que nous ne condamnions ces dé- pits intérieurs que la réserve nous cause, et que nous n'avons honte de notre fai - blesse.

CHAPITRE IX.

Qu'il faut souffrir sans chagrin l'incivilité des autres. Bassesse de ceux qui exigent la civilité.

La civilité nous gagne. L'incivilité nous choque. Mais l'un nous gagne et l'autre nous choque, parce que nous sommes hommes, c'est-à-dire tons vains et tous in- justes.

I! y a très-peu de civilités qui nous doi- vent plaire, même selon la raison humaine, parce qu'il y en a trè>:-peu qui soient sin-

AVEC LES HOMMES, 287

cères et désintéressées. Ce n'est souvent qu'un jeu de paroles et un exercice de va- nité, qui n'a rien de véritable et de réel. Se plaire en cela, c'est se plaire à être trompé. Car ceux qui nous en témoignent le plus 'en apparence sont peut-être les premiers qui se moquent de nous sitôt qu'ils nous ont quittés.

La plus sincère et la plus véritable nous est toujours inutile, et même dangereuse. Ce n'est tout au plus qu'un témoignage qu'on noi;s aime et qu'on nous estime. Et ainsi, elle nous présente deux objets qui flattent notre amour-propre, et qui sont ca- pables de nous corrompre le cœur.

Toutes celles qu'on nous rend nous en- gagent à des servitudes fâcheuses. Car le monde ne donne rien pour rien. C'est un commerce et une espèce de trafic qui a pour juge l'amour-propre ; et ce juge oblige à une égalité réciproque dL> devoirs, et au- torise les plaintes que l'on lait contre ceux qui y manquent.

Les civilités nous corrompent même le jugement, parce qu'elles nous portent sou-

-l88 DE LA PJLIJ

vent à préférer ceux de qui nous les rece- vons à d'autres qui ont les qualités essen- tielles qui méritent notre estime.

Mais comme les civilités qu'on nous rend nous servent peu , l'incivilité nous fait peu de mal ; et ainsi , c'est une faiblesse extrême que d'en être choqué. Ce n'est souvent qu'un défaut d'application , qui vient de ce que l'esprit est occupé «à d'autres choses plus solides. Et ceux qui sont les moins exacts en civilité sont souvent ceux qui ont plus de désirs effectifs de nous ren- dre des services réels etimportans.

Quand même elle viendrait d'indiffé- rence, et même de peu d'affection, quel bien nous ôte-t-elle? quel mal est-ce qu'elle nous apporte? et comment pouvons-nous espé- rer que Dieu nous remette ces dettes im- menses dont nous lui sommes redevables, par les lois inviolables de la justice éter- nelle, si nous ne remettons pas aux hommes de petites déférences qu'ils ne nous doi- vent que par des établissemeus humains?

Ce n'est pas que Dieu n'autorise ces éta- blissemens, et qu'ainsi ou ne se doive de hx

ÀVF.C LKS HOMMES. 289

civilité les uns aux autres , même selon la loi de Dieu , comme nous l'avons montré dans la première partie de ce traité- Mais c'est une sorte de dette qu'il ne nous est jamais permis d'exiger. Car ce n'est pas à notre mérite qu'on la doit, c'est à notre faiblesse. Et comme nous ne devons pas être faibles, et que c'est par notre faute que nous le sommes , notre premier devoir consiste à nous corriger de cette faiblesse ; et nous n'avons jamais droit de nous plain- dre de ce qu'on n'y a pas assez d'égard, et moins encore de souhaiter ce qui ne sert qu'à l'entretenir.

CHAPITRE X.

Qu'il faut souffrir les humeurs ira ommodes.

Cf. n'est pas assez pour conserver la paix, et avec soi-même et avec les autres, de ne choquer personne et de n'exiger de personne ni amitié, ni estime, ni confiance.

29O DE LA. PAIX

ni gratitude , ni civilité; il faut encore avoir une patience à. l'épreuve de toutes sortes d'humeurs et de caprices. Car, comme il est impossible de rendre tous ceux avec qui l'on vit, justes, modérés et sans dé- fauts, il faudrait désespérer de pouvoir conserver la tranquillité de son âme , si on l'attachait à ce moyen.

Il faut donc s'attendre qu'en vivant avec les hommes , on y trouvera des humeurs fâcheuses , des gens qui se mettront en co- lère sans sujet , qui prendront les choses de travers, qui raisonneront mal, qui au- ront un ascendant plein de fierté, ou une complaisance basse et désagréable. Les uns seront trop passionnés , les autres trop froids. Les uns contrediront sans raison . d'autres ne pourront souffrir que Ton contredise en rien. Les uns seront envieux et malins; d'autres insolents, pleins d'eux- mêmes, et sans égards pour les autres. On en trouvera qui croiront que tout leur est dû, et qui, ne faisant jamais réflexion sur la manière dont ils agissent envers les au- tres, ne laisseront pas d'en exiger des de-

AVEC LES HOMMES. 2g 1

férenees excessives. Quelle espérance de vivre en repos, si tous ces défauts nous ébranlent, nous troublent, nous renversent, et font sortir notre âme de son assiette?

Il faut donc les souffrir avec patience et sans se troubler , si nous voulons posséder nos âmes, comme parte l'Écriture, et em- pêcher que l'impatience ne nous fasse échapper à tous momens , et nous précipite dans tous les inconvéniens que nous avons représentés. Mais cette patience n'est pas une vertu bien commune. De sorte qu'il est bien étrange qu'étant si difficile d'une part et si utile de l'autre, on ait si peu de soin de s'y exercer, au même temps que l'on s'étudie à tant d'autres choses inutiles et de peu de fruit.

Un des principaux moyens de l'acquérir est de diminuer cette forte impression que les défauts des autres font sur nous; et pour cela, il est utile de considérer :

Que les défauts étant aussi communs qu'ils sont, c'est une sottise d'en être sur- pris , et de ne s'y pas attendre. Les hom- mes sont mêlés de bonnes et de mauvaises

2g2 DE LA PAI\

qualités. Il les faut prendre sur ce pied-la : et quiconque veut profiter des avantagea que l'on reçoit de leur société doit se ré- soudre à souffrir en patience les incommo- dités qui y sont jointes;

2°. Qu'il n'y a rien de plus ridicule que d'être déraisonnable parce qu'un autre l'est; de se nuire à soi-même, parce qu'un autre se nuit; et de se rendre participant des sottises d'autrui, comme si nous n'a- vions pas assez de nos propres défauts et de nos propres misères, sans nous charger encore des défauts et des misères de tous les autres. Or , c'est ce que l'on fait en s'impatientant des défauts d'autrui;

3°. Que quelque grands que soient les défauts que nous trouvons dans les autres, ils ne nuisent qu'à ceux qui les ont, et ne nous font aucun mal, à moins que nous n'en recevions volontairement l'impression. Ce sont des objets de pitié et non de co- lère ; et nous avons aussi peu de sujet de nous irriter contre les maladies de l'esprit des autres, que contre celles qui natta o uent que le corps. Il y a même cette dit

AVEC LES HOMMES. 20,3

ference que nous pouvons contracter les maladies du corps malgré que nous en ayons, au lieu qu'il n'y a que notre vo- lonté qui puisse donner entrée dans nos âmes aux maladies de l'esprit;

4°. Nous ne devons pas seulement re- garder les défauts des autres comme des maladies, mais aussi comme des maladies qui nous sont communes : car nous y som- mes sujets comme eux. Ii n'y a point do défauts dont nous ne soyions capables; et s'il y en a que nous n'ayons pas effective- ment, nous en avous peut-être de plus grands. Ainsi, n'ayant aucun sujet de nous préférer à eux, nous trouverons que nous n'en avons point de nous choquer de ce qu'ils font, et que, si nous souffrons d'eux , nous les faisons souffrir à notre tour;

5°. Les défauts des autres, si nous les pouvions regarder d'une vue tranquille et charitable , nous seraient des instructions plus utiles; nous en venions bien mieux la difformité que des nôtres, dont l'amour- proprc nous cache toujours une partie. Ils nous pourraient donne) b< u de remarquer

u5*

294 DE LA PAIX

que les passions fout d'ordinaire un effet tout contraire à celui que l'on prétend. On se met en colère pour se faire croire; et l'on est d'autant moins cru que l'on fait paraître plus de colère. On se pique de ce qu'on n'est pas aussi estimé qu'on croit le mériter; et on l'est d'autant moins qu'on cherche plus à l'être. On s'offense de n'être pas aimé; et en le voulant être par force, l'on attire encore plus l'aversion des gens.

?sous v pourrions voir aussi, avec éton- nement, à quel point ces mêmes passions aveuglent ceux qui en sont possédés; car ces effets, qui sont sensibles aux autres, leur sont d'ordinaire inconnus. Et il arrive souvent que , se rendant odieux , incom- modes et ridicules à tout le monde, ils sont les seuls qui ne s'en aperçoivent pas.

Et tout cela nous pourrait faire ressou- venir ou des fautes nous sommes autre- fois tombés par des passions semblables, ou de celles nous tombons encore par d'autres passions, qui ne sont peut-être pas moins dangereuses, et dans lesquelles nous ne sommes pas moins aveugles : et par

AVKC LES HOMMES. 20,5

toute notre application se portant à nos propres défauts, nous en deviendrons beau- coup plus disposés à supporter ceux des autres.

Enfin, il faut considérer qu'il est aussi ridicule de se mettre en colère pour les fautes et les bizarreries des autres, que de s'offenser de ce qu'il fait mauvais temps, ou de ce qu'il fait trop froid ou trop chaud; parce que notre colère est aussi peu capable de corriger les hommes que de faire changer les saisons. Il y a même cela de plus déraisonnable en ce point, qu'en se mettant en colère contre les sai- sons, on ne les rend ni plus ni moins in- commodes; au lieu que l'aigreur que nous concevons contre les hommes les irrite contre nous et rend leurs passions plus vi- ves et plus agissantes.

*9°

DE LA PAIX

CONCLUSION.

Ce que nous avons vu jusquici suffit pour donner une légère idée des moyens qui peuvent servir à conserver la paix en- tre les hommes, et ils sont tous compris dans ce verset du psaume : Pax multa dili- gentibus legem tuam , et non est Mis scan- dalum : ceux qui aiment votre loi jouissent d'une paix abondante , et ils n'en sont point scandalisés. Car, si nous n'aimions que la loi de Dieu, nous nous rendrions attentifs à ne pas choquer nos frères; nous ne les irriterions jamais par des contestations in- discrètes; et jamais leurs fautes ne non* seraient une occasion de colère, d'aigreur , de trouble et de scandale , puisque ces fautes ne nous empêchent pas de demeurei attachés à cette loi; qu'elle nous oblige de les souffrir avec patience; et que c'est en particulier ce précepte de la toléra chrétienne que l'apôtre appelle la loi dj

AVEC LES HOMMES. 297

^esus-Christ. Portez , dit -il, les fardeaux les uns des autres , et vous observerez la loi de Jésus-Christ.

Nous devons donc reconnaître que toutes nos impatiences et tous nos troubles vien- nent de ce que nous n'aimons pas assez cette loi de charité; que nous avons d'au- tres inclinations que celles d'obéir à Dieu; et que nous cherchons notre gloire, notre plaisir, notre satisfaction dans les créatures. Ainsi, le principal moyen pour établir l'âme dans une paix solide et inébranlable, c'est de l'affermir dans cet unique amour qui ne regarde que Dieu en toutes choses , qui ne désire que de lui plaire , et qui met tout son bonheur à obéir à ses lois.

FIN.

TABLE DES MATIERES.

PENSÉES.

Notice sur Nicole Page i

Ame; son activité i u

Amitié. 92 et suiv. 126

Amour propre 27 e( 28

Aumône 147

Bizarrerie 90

Blâme et louange 114

Bonheur 89

Bossuet; de son Discours sur l'histoire univer- selle , ni

Cérémonies; leur origine 88

Chagrin et divertissement 91

Charité 98

Cicéron; sur ses ouvrages 106

Civilité 100

Colère 144

Compensation dans les conditions de la vie . 19

Contestation io5

Connaissance de soi-même et des autres. 41 etsuiv.

Contradictions 80

Conversations ; leurs dangers 22 etsuiv.

Crédulité 123

Cupidité 117

3ûO TABLE DES MATIERES.

Défianee de soi-même Pag. ioo

Devoirs des inférieurs et des supérieurs. ... 7 3

Dévotion i2i

Dieu 10, 121, 1.39

Disputes; règles à leur sujet io3

Divertissement et chagrin, voyez Chagrin.

Écriture sainte 89

F.loquence 38 et 90

Enseignement 34 et suiv.

Envie iâ3

Esprit humain; sa grandeur et sa justesse. . . 26

Esprits de différentes sortes 82. et sw\-,

Évangile 124

Eaiblesse de l'homme , . . . 1 etsuû>.

Fierté 12a

Gloire 25

Gens du monde 124

Grandeur et grands 28

Habitude; son empire 142

Haine 146

Homme (F); son orgueil et sa faiblesse. . 1 et suiv.

son ineompréhensibilité i3

son inconstance n

sa misère ibid.

Hommes; leur conduite 20 et 94

incertitude de leurs travaux. . 4oefWi\ Honneur 22

TABLE DES MATIERES. 3oi

Humilité " Pag. n5

Hypocrisie 149

Incompréhensibilité de l'homme, voyez Homme.

Inconstance 1 1 et i i 4

Injustice des hommes entre eux ior

Instruction; son but 34

Intérêt 71

Jugement 34

Jugement des hommes 64

Jugemens téméraires i3 et suiv. 18 et suiv.

Langage des conversations io5

Livres 33

Louange et blâme 1 1 4

Mariage i5a

Médisance 72

Mensonge 148

Modération n5et suw.

Montaigne; sur ses Essais 107

Morale 3i

Morale purement théorique 129

Mort 59 ,63 et suiv.

Néant des choses du monde 12

Obéissance 66

Opinion ; son pouvoir 92

Opinions ; leur divei sise 68

Opiniâtreté ii3

Orgueil de l'homme . . 1 et

3o2 TABLE UES MATIERES.

Pardon des offenses. . Pag. i38

Paroles et pensées 128

Paroles; vices qui les gâtent i33

Pascal; sur ses Pensées 108

Passions 65, 71 et 79

Plaisirs 119

Présomption 72

Prévention , 79

Prédicateurs 58

Prêtres, rojez Religion.

Prières 187

Prince (de l'éducation d'un) 3^etsuiv.

Princes ibid.

Piapports 54

Religion chrétienne 121

Des qualités de ses bons ministres. i5o

Respects 82

rhétorique 37

Scandale 77

Secret 10

Soupçon D7

Temps ; son emploi 67

Travail. . . : . . ibid.

Vengeance l36

S a in- 70

Vie 66 et siiir.

\ tSrteS.. . Il6

TABLE DES MATIERES.

3o3

r&AITE DES MOYENS CONSERVER LA TAIX AVEC LES HOMMES.

Première partie Pag. ï55

Deuxième partie 236

Conclusion 296

UN LA I ABT.i

1MPRIUEBU: DE MARCHAND DU BREC1L,

Rue rlr la Harpe , n. 80.

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JNIVERSITY OF TORONTO UBRARY

Nicole, Pie- Qle de Port Pensées ?3 Royal