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PETIT CAREME.

Imprimerie cL'Amédée Sàintin, rue Saint-Jacques, 38.

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CARÊME

MASSILLON,

EVE QUE DE CLERMONÏ.

PARIS

LEBIGRE FRÈRES, LIBRAIRES,

RUE DE LA HARPE, 26.

1834

SERMON

POUR LA FÊTE

DE LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE.

DES EXEMPLES DES GRANDS.

Ecce positus est hic in ruinam et in resurrectionem multo- rum in Israël.

Celui que 'vous voyez est établi pour la ruine et pour la résurrection de plusieurs en Israël. Luc. 2. 3^.

Sire,

Telle est la destinée des rois et des princes de la terre , d'être établis pour la perte comme pour le salut du reste des hommes ; et quand le ciel les donne au monde , on peut dire que ce sont des bienfaits ou des ehâtimens publics que sa miséricorde ou sa justice prépare aux peuples.

Oui , Sire , en ce jour heureux vous fûtes donné à la France , et , porté dans le temple saint , le pontife vous marqua , sur les autels , du massillon. i

6 PETIT CARÊME.

signe sacré de la foi , il fut vrai de dire de vous : Cet enfant auguste vient de naître pour la perte comme pour le salut de plusieurs.

Jésus-Christ lui-même , prenant possession au- jourd'hui dans le temple de sa nouvelle royauté , n'est pas exempt de cette loi. Il est vrai que ses exemples , ses miracles et sa doctrine , qui vont assurer le salut à tant de brebis d'Israël , ne de- viendront une occasion de chute et de scandale pour le reste des Juifs que par l'incrédulité qui les rendra plus inexcusables , et qu'ainsi le même Evangile, qui sera le salut et la rédemption des uns , sera la ruine et la condamnation des autres.

Heureux les princes et les grands , si leur sain- teté toute seule était pour les hommes corrompus une occasion de censure et de scandale , et si leurs exemples , comme ceux de Jésus-Christ , ne devenaient l'écueil et la condamnation du vice qu'en le rendant plus inexcusable, en devenant l'appui et le modèle de la vertu I

Ainsi , mes Frères , vous que la Providence a i élevés au-dessus des autres hommes , et vous sur- tout , Sire , vous que la main de Dieu , protectrice de cette monarchie, a comme retiré du milieu des ruines et des débris de la maison royale pour vous placer sur nos têtes ; vous qu'il a rallumé comme une étincelle précieuse dans le sein même des ombres de la mort , il venait d'éteindre toute voire auguste race , et vous étiez sur le

PETIT CAUEME. 7

point de vous éteindre vous-même; oui, Sire, je le répète , voilà les destinées que le ciel vous prépare : vous êtes établi pour la perte comme pour le salut de plusieurs : Posilus in ruinam et in rcsurrectionem multorum in Israël.

Les exemples des princes et des grands rou- lent sur cette alternative inévitable : ils ne sau- raient ni se perdre ni se sauver tout seuls. Vé- rité capitale qui va faire le sujet de ce discours.

PREMIÈRE PARTIE.

Sire , comme le premier penchant des peuples est d'imiter les rois , le premier devoir des rois est de donner de saints exemples aux peuples. Les hommes ordinaires ne semblent naître que pour eux seuls ; leurs vices ou leurs vertus sont ob- scurs comme leur destinée : confondus dans la foule , s'ils tombent ou s'ils demeurent fermes , c'est également à l'insu du public ; leur perte ou leur salut se borne à leur personne : ou du moins leur exemple peut bien séduire et détourner quel- quefois de la vertu, mais il no saurait imposer et autoriser le vice.

Les princes et les grands , au contraire , ne semblent nés que pour les autres. Le même rang qui les donne en spectacle les propose pour mo- dèles ; leurs mœurs forment bientôt les mœurs publiques : on suppose que ceux qui méritent

8 PETIT CARÊME.

nos hommages ne sont pas indignes de notre imitation : la foule n'a point d'autre loi que les exemples de ceux qui commandent : leur vie se reproduit, pour ainsi dire , dans le public ; et , si leurs vices trouvent des censeurs , c'est d'ordi- naire parmi ceux mêmes qui les imitent.

Aussi la même grandeur qui favorise les pas- sions les contraint et les gêne; et, comme dit un ancien , plus l'élévation semble nous donner de licence par l'autorité , plus elle nous en ôte par les bienséances 1.

Mais d'où viennent ces suites inévitables que les exemples des grands ont toujours parmi les peuples ? le voici : du côté des peuples , c'est la vanité et l'envie de plaire ; du côté des grands , c'est l'étendue et la perpétuité.

Je dis la vanité du côté des peuples. Oui , mes Frères , le monde , toujours inexplicable , a de tout temps attaché également de la honte et au vice et à la vertu : il donne du ridicule à l'homme juste ; il perce de mille traits l'homme dissolu : les passions et les oeuvres saintes fournissent la même matière à ses dérisions et à ses censures ; et, par une bizarrerie que ses caprices seuls peu- vent justifier, il a trouvé le secret de rendre en même temps et le vice méprisable et la vertu ri- dicule. Or les exemples de dissolution dans les grands , en autorisant le vice , en ennoblissent

1 Ita , in maxima fortuna , mininia licentia est. SALLUST.

PETIT CAREME. f)

la honte et l'ignominie , et lui ôtent ce qu'il a de méprisable aux yeux du public : leurs passions deviennent bientôt dans les autres de nouveaux titres d'honneur , et la vanité seule peut leur for- mer des imitateurs.

Notre nation surtout, ou plus vaine, ou plus frivole , comme on l'en accuse , ou , pour parler plus équitablement et lui faire plus d'honneur , plus attachée à ses maîtres et plus respectueuse envers les grands , se fait une gloire de copier leurs mœurs, comme un devoir d'aimer leur per*- sonne : on est flatté d'une ressemblance qui , nous rapprochant de leur conduite , semble nous rapprocher de leur rang. Tout devient honorable d'après de grands modèles; et souvent l'ostenta- tion toute seule nous jette dans des excès aux- quels l'inclination se refuse. La ville croirait dé- générer en ne copiant pas les mœurs delà cour : le citoyen obscur , en imitant la licence des grands , croit mettre à ses passions le sceau de la grandeur et de la noblesse; et le désordre, dont le goût lui-même se lasse bientôt, la vanité toute seule le perpétue.

Mais , Sire , d'un autre côté , tout reprend sa place dans un état les grands , et le prince surtout , adorent le Seigneur. La piété est en honneur dès qu'elle a de grands exemples pour elle : les justes ne craignent plus ce ridicule que le monde jette sur la vertu , et qui est l'écueil de

i.

IO PETIT CARÊME.

tant d'âmes faibles ; ont craint Dieu sans craindre les hommes ; la vertu n'est plus étrangère à la cour ; le désordre lui-même n'y va plus la tête levée , il est réduit à se cacher , ou à se couvrir des apparences de la sagesse ; la licence ne pa- raît plus revêtue de l'autorité publique ; et, si le vice n'y perd rien, le scandale du moins dimi- nue. En un mot, les devoirs de la religion en- trent dans l'ordre public ; ils deviennent une bienséance que le monde lui-même nous im- pose : le culte peut encore être méprisé en secret par l'impie ; mais il est vengé du moins par la majesté et la décence publique. Le temple saint peut encore voir au pied de ses autels des pé- cheurs et des incrédules ; mais il n'y voit plus de profanateurs : le zèle de votre auguste bisaïeul avait par des lois sévères puni souvent et tou- jours flétri de son indignation et de sa disgrâce ce scandale dans son royaume. Il peut se trouver encore des hommes corrompus qui refusent à Dieu leur cœur ; mais ils n'oseraient lui refuser leurs hommages. En un mot, il peut être encore aisé de se perdre , mais du moins il n'est pas honteux de se sauver.

Or , quand l'exemple des grands ne servirait qu'à autoriser la vertu , qu'à la rendre respecta- ble sur la terre , qu'à lui ôter ce ridicule impie et insensé que le monde lui donne , qu'à mettre les justes à couvert de la tentation des dérisions

PETIT CAREME. II

et des censures , qu'à établir qu'il n'est pas hon- teux à l'homme de servir le Dieu qui l'a fait naî- tre et qui le conserve , que le culte qu'on lui rend est le devoir le plus glorieux et le plus honora- ble à la créature , et que le titre de serviteur du Très-Haut est mille fois plus grand et plus réel que tous les titres vains et pompeux qui entourent le diadème des souverains; quand l'exemple des grands n'aurait que cet avantage , quel honneur pour la religion , et quelle abondance de béné- dictions pour un empire !

Sire , heureux le peuple qui trouve ses modèles dans ses maîtres , qui peut imiter ceux qu'il est obligé de respecter , qui apprend dans leurs exemples à obéir à leurs lois , et qui n'est pas contraint de détourner ses regards de ceux à qui il doit des hommages !

Mais , quand les exemples des grands ne trou- veraient pas dans la vanité seule des peuples une imitation toujours sûre , l'intérêt et l'envie de leur plaire leur donnerait autant d'imitateurs de leurs actions que leur autorité forme de prétendans à leurs grâces.

Le jeune roi Roboam oublie les conseils d'un père le plus sage des rois ; une jeunesse inconsi- dérée est bientôt appelée aux premières places , et partage ses faveurs en imitant ses désordres.

Les grands veulent être applaudis ; et, comme l'imitation est de tous les applaudissements le

12 PETIT CAREME.

plus flatteur et le moins équivoque, on est sur de leur plaire dès qu'on s'étudie à leur ressem- bler : ils sont ravis de trouver dans leurs imita- teurs l'apologie de leurs vices , et ils cherchent avec complaisance dans tout ce qui les envi- ronne de quoi se rassurer contre eux-mêmes.

Ainsi l'ambition , dont les voies sont toujours longues et pénibles , est charmée de se frayer un chemin plus court et plus agréable : le plaisir , d'ordinaire irréconciliable avec la fortune , en devient l'artisan et le ministre : les passions , déjà si favorisées par nos penchans , trouvent encore dans l'espoir de la récompense un nouvel attrait qui les anime ; tous les motifs se réunis- sent contre la vertu : et , s'il est si malaisé de se défendre du vice qui plaît , qu'il est difficile de ne pas s'y livrer , lorsque , de plus , il nous ho- nore !

Tel est , Sire , le malheur des grands que des passions injustes entraînent. Leur exemple cor- rompt tous ceux que leur autorité leur soumet : ils répandent leurs mœurs en distribuant leurs grâces ; tout ce qui dépend d'eux veut vivre comme eux. Sire , n'estimez dans les hommes que l'amour du devoir , et vos bienfaits ne tom- beront que sur le mérite : condamnez dans les au- tres ce que vous ne sauriez vous justifier à vous- même. Les imitateurs des passions des grands insultent à leurs vices en les imitant. Quel mal-

PETIT CAREME. l3

heur, quand le souverain, peu content de se livrer au désordre , semble le consacrer par les grâces dont il l'honore dans ceux qui en sont ou les imitateurs ou les honteux ministres! quel opprobre pour un empire ! quelle indécence pour la majesté du gouvernement ! quel décourage- ment pour une nation , et pour les sujets habi- les et vertueux à qui le vice enlève les grâces destinées à leurs talens et à leurs services ! quel décri et quel avilissement pour le prince dans l'opinion des cours étrangères ! et de quel dé- luge de maux dans le peuple ! les places occu- pées par des hommes corrompus ; les passions , toujours punies par le mépris , devenues la voie des honneurs et de la gloire ; l'autorité , établie pour maintenir l'ordre et la pudeur des lois , méritée par les excès qui les violent ; les moeurs corrompues dans leur source; les astres qui de- vaient marquer nos routes changés en des feux errans qui nous égarent; les bienséances même publiques, dont le vice est toujours jaloux , ren- voyées comme des usages surannés à l'antique gravité de nos pères ; le désordre débarrassé de la gène même des ménagemens ; la modération dans le vice devenue presque aussi ridicule que la vertu.

Mais, Sire, si la justice et la piété dans les grands prennent la place des passions et de la licence , quelle source de bénédictions pour les

l4 PETIT CARÊME.

peuples ! C'est la vertu qui distribue les grâces ; c'est elle qui les reçoit : les honneurs vont cher- cher l'homme sage qui les mérite et qui les fuit, et fuient l'homme vendu à l'iniquité qui court après; les fonctions publiques ne sont confiées qu'à ceux qui se dévouent au bien public; le crédit et l'intrigue ne mènent à rien ; le mérite et les services n'ont besoin que d'eux-mêmes ; le goût même du souverain ne décide pas de ses lar- gesses ; rien ne lui paraît digne de récompense dans ses sujets que les talens utiles à la patrie ; les faveurs annoncent toujours le mérite , ou le suivent de près ; il n'y a de mécontens dans l'état que les hommes oiseux et inutiles ; la paresse et la médiocrité murmurent toutes seules contre la sagesse et l'équité des choix ; les talens se déve- loppentparles récompenses qui les attendent; cha- cun cherche à se rendre utile au public ; et toute l'habileté de l'ambition se réduit «à se rendre digne des places auxquelles on aspire. En un mot, les peuples sont soulagés , les faibles soutenus , les vicieux laissés dans la boue , les justes honorés , Dieu béni dans les grands qui tiennent ici-bas sa place ; et , si l'envie de leur plaire peut former des hypocrites , outre que le masque tombe tôt ou tard , et que l'hypocrisie se trahit toujours par quelque endroit elle-même, c'est du moins un hommage que le vice rend à la vertu , en s'ho- norant même de ses apparences.

PETIT CARÊME. l5

Voilà du côté des peuples les suites que la va- nité et l'envie de plaire attachent toujours aux exemples des grands : de leur côté , c'est l'éten- due et la perpétuité qui en font comme le signal ou du désordre ou de la vertu parmi les hommes.

DEUXIÈME PARTIE.

Je dis l'étendue , une étendue d'autorité : que de ministres de leurs passions n'enveloppent-ils pas dans leur condamnation et dans leur desti- née!

Si un amour outré de la gloire les enivre , tout leur souffle la désolation et la guerre ; et alors , Sire, que de peuples sacrifiés à l'idole de leur orgueil ! que de sang répandu qui crie vengeance contre leur tête ! que de calamités publiques dont ils sont les seuls auteurs ! que de voix plaintives s'élèvent au ciel contre des hommes nés pour le malheur des autres hommes ! que de crimes nais- sent d'un seu1 crime! Leurs larmes pourraient- elles jamais laver les campagnes teintes du sang de tant d'innocens? etleurrepentirtout seul peut- il désarmer la colère du ciel , tandis qu'il laisse encore après lui tant de troubles et de malheurs sur la terre?

Sire, regardez toujours la guerre comme le plus grand fléau dont Dieu puisse affliger un em- pire; cherchez à désarmer vos ennemis plutôt

l6 PETIT CARÊME.

qu'à les vaincre. Dieu ne vous a confié le glaive que pour la sûreté de vos peuples , et non pour le malheur de vos voisins. L'empire sur lequel le ciel vous a établi est assez vaste ; soyez plus ja- loux d'en soulager les misères que d'en étendre les limites ; mettez plutôt votre gloire à réparer les malheurs des guerres passées qu'à en entre- prendre de nouvelles ; rendez votre règne im- mortel par la félicité de vos peuples plus que par le nombre de vos conquêtes ; ne mesurez pas sur votre puissance la justice de vos entreprises , et n'oubliez jamais que , dans les guerres les plus justes, les victoires traînent toujours après elles autant de calamités pour un état que les plus san- glantes défaites.

Mais , si l'amour du plaisir l'emporte dans les souverains sur la gloire, hélas! tout sert à leurs passions , tout s'empresse pour en être les mi- nistres , tout en facilite le succès , tout en ré- veille les désirs , tout prête des armes à la vo- lupté : des sujets indignes la favorisent ; les adulateurs lui donnent des titres d'honneur ; des auteurs profanes la chantent et l'embellissent ; les arts s'épuisent pour en diversifier les plaisirs ; tous les talens destinés par l'auteur de la nature à servir à l'ordre et à la décoration de la société ne servent plus qu'à celle du vice; tout devient les ministres, et par les complices de leurs passions injustes. Sire ? qu'on est à plaindre dans

PETIT CAREME. \rj

la grandeur! les passions, qui s'usent par le temps, s'y perpétuent par les ressources ; les dégoûts , toujours inséparables du désordre, y sont réveil- lés par la diversité des plaisirs; le tumulte seul, et l'agitation qui environne le trône , en bannit les réflexions , et ne laisse jamais un instant le souverain avec lui-même. Les Nathans eux-mê- mes , les prophètes du Seigneur se taisent et s'affaiblissent en l'approchant : tout lui met sans cesse sous l'œil sa gloire ; tout lui parle de sa puissance , et personne n'ose lui montrer même de loin ses faiblesses.

A l'étendue de l'autorité ajoutez encore une étendue d'éclat ; ce n'est pas à leur nation seule que se borne l'impression et l'effet contagieux de leurs exemples. Les grands sont en spectacle à tout l'univers ; leurs actions passent de bouche en bouche, de province en province , de nation en nation ; rien n'est privé dans leur vie ; tout ap- partient au public : l'étranger, dans les cours les plus éloignées , a les yeux sur eux comme le ci- toyen : ils vont se faire des imitateurs jusque dans les lieux leur puissance leur forme des enne- mis ; le monde entier se sent de leurs vertus ou de leurs vices; ils sont, si j'ose le dire , citoyens de l'univers : au milieu de tous les peuples se passent des événemens qui prennent leur source dans leurs exemples ; ils sont chargés devant Dieu delà justice ou des iniquités des nations;

MASSILLON. 2

l8 PETIT CARÊME.

et leurs vices et leurs vertus ont des bornes en- core plus étendues que celles de leur empire.

La France surtout, qui depuis long -temps fixe tous les regards de l'Europe , est encore plus en spectacle qu'aucune autre nation ; les étran- gers y viennent en foule étudier nos mœurs , et les porter ensuite dans les contrées les plus éloi- gnées : nous y voyons même les enfans des sou- verains s'éloigner des plaisirs et de la magnifi- cence de leur cour, venir ici comme des hommes privés substituer à la langue et aux manières de leur nation la politesse de la nôtre , et , comme le trône a toujours leurs premiers regards , se former sur la sagesse et la modération , ou sur l'orgueil et les excès du prince qui le remplit. Sire , montrez-leur un souverain qu'ils puissent imiter : que vos vertus et la sagesse de votre gouvernement les frappent encore plus que votre puissance ; qu'ils soient encore plus surpris de la justice de votre règne que de la magnificence de votre cour : ne leur montrez pas vos richesses , comme ce roi de Juda aux étrangers venus de Babylone ; montrez-leur votre amour pour vos sujets, et leur amour pour vous , qui est le véri- table trésor des souverains : soyez le modèle des bons rois; et, en faisant l'admiration des étran- gers , vous ferez le bonheur de vos peuples.

Mais ce n'est pas seulement aux hommes de leur siècle que les princes et les grands sont re-

PETIT CAREME. I C)

devables ; leurs exemples ont un caractère de per- pétuité qui intéresse tous les siècles à venir.

Les vices ou les vertus des hommes du com- mun meurent d'ordinaire avec eux ; leur mé- moire périt avec leur pesonne : le jour de la ma- nifestation tout seul révélera leurs actions aux yeux de l'univers ; mais , en attendant , leurs œuvres sont ensevelies , et reposent sous l'obscu- rité du même tombeau que leurs cendres.

Mais les princes et les grands , Sire , sont de tous les siècles ; leur vie , liée avec les événe- mens publics , passe avec eux d'âge en âge ; leurs passions, eu conservées dans des monumens pu- blics, ou immortalisées dans nos histoires , ou chantées par une poésie lascive , iront encore pré- parer des pièges à la dernière postérité : le monde est encore plein d'écrits pernicieux qui ont transmis jusqu'à nous les désordres des cours précédentes : les dissolutions des grands ne meu- rent point ; leurs exemples prêcheront encore le vice ou la vertu à nos plus reculés neveux, et l'histoire de leurs mœurs aura la même durée que celle de leur siècle.

Que d'engagemens heureux, Sire, leur état seul ne forme-t-il pas aux grands et aux rois pour la piété et pour la justice ! S'ils y trouvent plus d'attraits, pour le vice, que de puissans motifs n'y trouvent-ils pas aussi pour la vertu î quelle noble retenue ne doit pas accompagner

20 PETIT CAREME.

des actions qui seront écrites en caractères in- effaçables dans le livre de la postérité I quelle gloire mieux placée que de ne point se livrera des vices et à des passions dont le souvenir souil- lera l'histoire de tous les temps et les hommes de tous les siècles ! quelle émulation plus louable que de laisser des exemples qui deviendront les titres les plus précieux de la monarchie, et les monumens publics de la justice et. de la vertu ! enfin quoi de plus grand que d'être pour le bonheur même des siècles à venir, de compter que nos exemples seuls formeront une succes- sion de vertu et de crainte du Seigneur parmi les hommes , et que de nos cendres mêmes il en renaîtra d'âge en âge des princes qui nous seront semblables !

Telle est, Sire, la destinée des bons rois, et tel fut votre auguste bisaïeul , ce grand roi que nous vous proposerons toujours pour modèle : hélas ! il le sera de tous les rois à venir. N'oubliez jamais ces derniers momens cet héroïque vieillard , comme aujourd'hui Siméon , vous te- nant entre ses bras, vous baignant de ses larmes paternelles, et offrant au Dieu de ses pères ce reste précieux de sa race royale, quitta la vie avec joie , puisque ses yeux voyaient l'enfant mi- raculeux que Dieu réservait encore pour être le salut de la nation et la gloire d'Israël.

$ire ? ne perdez jamais de vue ce grand specr-

PETIT CAREME. 21

tacle, ce père des rois mourant, et voyant re- vivre en vous seul l'espérance de toute sa pos- térité éteinte; recommandant votre enfance à la tendre et respectable dépositaire 1 de votre pre- mière éducation , laquelle , en formant vos pre- mières inclinations , et pour ainsi dire vos pre- mières paroles , fut sur le point de recueillir vos derniers soupirs ; confiant le sacré dépôt de votre personne au pieux prince 2 qui vous inspire des sentimens dignes de votre sang ; à l'illustre ma- réchal 3 qui a reçu comme une vertu héréditaire la science d'élever les rois , et qui , devenu un des premiers sujets de l'état, vous apprendra à devenir le plus grand roi de votre siècle ; au pré- lat fidèle 4 qui , après avoir gouverné sagement l'Eglise, lui formera en vous son plus zélé pro- tecteur ; enfin à toute la nation , dont vous êtes en même temps et le précieux pupille et le père.

Puissiez-vous , Sire, n'effacer jamais de votre souvenir les maximes de sagesse que ce grand prince vous laissa dans ces derniers momens comme un héritage plus précieux que sa cou- ronne !

Il vous exhorta à soulager vos peuples ; soyez- en le père, et vous en serez doublement le maître.

Il vous inspira l'horreur de la guerre , et vous exhorta de ne pas suivre là-dessus son exemple ;

1 Madame la duchesse de Vantadour. 2 Le duc du Maine. iw 3 Le maréchal de Villeroi. 4 L^ancien évêque de Fréjus.

2.

22 PETIT CAREME.

soyez un prince pacifique ; les conquêtes les plus glorieuses sont celles qui nous gagnent les cœurs.

Il vous avertit de craindre le Seigneur : mar- chez devant lui dans l'innocence ; vous ne régne- rez heureusement qu'autant que vous régnerez saintement.

Sire , que les dernières paroles de ce grand roi, de ce patriarche de votre famille royale , soient , comme celles du patriarche Jacob mourant , les prédictions de ce qui doit arriver un jour à sa race! et puissent ses dernières instructions deve- nir la prophétie de votre règne !

Ainsi soit-il.

SERMON

POUR LE PREMIER DIMANCHE DE CARÊME.

SUR LES TENTATIONS DES GRANDS.

Jésus ductus est in desertum a spiritu , ut tentaretur a dia- bolo.

Jésus fut conduit par V esprit dans le désert pour y être tenté par le diable. Matth. 4- I-

Sire ,

Les signes éelatans qui avaient accompagné la naissance et les commencemens de la vie de Jé- sus-Christ ne permettaient pas au démon d'igno- rer que le Très-Haut ne le destinât à de grandes choses.

Plus il entrevoit les premières lueurs de sa grandeur future , plus il se haie de lui dresser des pièges. Sa descendance des rois de Juda, son droit à la couronne de ses ancêtres , les prophé- ties qui annonçaient que, dans les derniers temps,

24 PETIT CARÊME.

Dieu susciterait de la race de David le prince de la paix et le libérateur de son peuple , tout ce qui annonce la grandeur de Jésus-Christ arme la malice du tentateur contre son innocence.

Les grands , Sire , sont les premiers objets de sa fureur : plus exposés que les autres hommes à ses séductions et à ses pièges , il commence de bonne heure à leur en préparer ; et, comme leur chute lui répond de celle de tous ceux presque qui dépendent d'eux , il rassemble tous ses traits pour les perdre.

Changez ces pierres en pain 1 , dit-il à Jésus- Christ. Il l'attaque d'abord par le plaisir ; et c'est le premier piège qu'il dresse à leur innocence.

Puisque vous êtes (ils de Dieu , ajoute-t-il , il enverra ses anges pour vous garder 2. Il continue par l'adulation ; et c'est un trait encore plus dan- gereux dont il empoisonne leur âme.

Enfin je vous donnerai les royaumes du monde, et toute leur gloire 3. Il finit par l'ambition ; et c'est la dernière et la plus sûre ressource qu'il emploie pour triompher de leur faiblesse.

Ainsi le plaisir commence à leur corrompre le cœur, l'adulation l'affermit dans l'égarement et lui ferme toutes les voies de la vérité ; l'ambition consomme l'aveuglement, et achève de creuser le précipice. Exposons ces vérités importantes, après avoir imploré , etc. Ave , Maria.

iMatth. 4. 3. 2 Ibid. 6.-3 ILid. 8. 9.

PETIT CARÊME. 25

PREMIERE PARTIE.

Sire, le premier écueil de notre innocence, c'est le plaisir. Les autres passions, plus tardives, ne se développent et ne mûrissent, pour ainsi dire, qu'avec la raison : celle-ci la prévient, et nous nous trouvons corrompus avant presque d'a- voir pu connaître ce que nous sommes : ce pen- chant infortuné, qui souille tout le cours de la vie des hommes , prend toujours sa source dans les premières mœurs; c'est le premier trait em- poisonné qui blesse l'âme ; c'est lui qui efface sa première beauté , et c'est de lui que coulent en- suite tous ses autres vices.

Mais ce premier écueil de la vie humaine de- vient comme Recueil privilégié de la vie des grands. Dans les autres hommes, cette passion déplorable n'exerce jamais qu'à demi son empire ; les obstacles la traversent, la crainte des discours publics la retient, l'amour de la fortune la par- tage.

Dans les princes et dans les grands , ou elle ne trouve point d'obstacles , ou les obstacles eux- mêmes, facilement écartés, l'enflamment et Tir-? ritent. Hélas ! quels obstacles a jamais trouvés là- dessus la volonté de ceux qui tiennent en leurs mains la fortune publique? Les occasions prévien- nent presque leurs désirs; leurs regards, si j'ose

2.6 PETIT CARÊME.

parler ainsi , trouvent partout des crimes qui les attendent; l'indécence du siècle et l'avilissement des cours honorent même d'éloges publics les at- traits qui réussissent à les séduire : on rend des hommages indignes à l'effronterie la plus hon- teuse ; un bonheur si honteux est regardé avec envie, au lieu de l'être avec exécration ; et l'adu- lation publique couvre l'infamie du crime public. Non, Sire, les princes, dès qu'ils se livrent au vice, ne connaissent plus d'autre frein que leur volonté, et leurs passions ne trouvent pas plus de résistance que leurs ordres,

David veut jouir de son crime : l'élite de son armée est bientôt sacrifiée ; et par périt le seul témoin incommode à son incontinence. Rien ne coûte et rien ne s'oppose aux passions des grands : ainsi la facilité des passions en devient un nouvel attrait; devant eux toutes les voies du crime s'a- planissent, et tout ce qui plaît est bientôt pos- sible.

La crainte du public est un autre frein pour la licence du commun des hommes. Quelque cor- rompues que soient nos mœurs, le vice n'a pas encore perdu parmi nous toute sa honte : il reste encore une sorte de pudeur publique qui nous force à le cacher ; et le monde lui-même , qui semble s'en faire honneur , lui attache pourtant encore une espèce de flétrissure et d'opprobre : il favorise les passions , et il impose pourtant des

PETIT CAREME. 2H

bienséances qui les gênent; il fait des leçons pu- bliques du vice et de la volupté, et il exige pour- tant le secret et une sorte de ménagement de ceux qui s'y livrent.

Mais les princes et les grands ont secoué ce joug : ils ne font pas assez de cas des hommes pour redouter leurs censures; les hommages pu- blics qu'on leur rend les rassurent sur le mépris secret qu'on a pour eux : ils ne craignent pas un public qui les craint et qui les respecte ; et, à la honte du siècle , ils se flattent avec raison qu'on a pour leurs passions les mêmes égards que pour leur personne. La distance qu'il y a d'eux au peuple le leur montre dans un point de vue si éloigné, qu'ils le regardent comme s'il n'était pas : ils méprisent des traits partis de si loin , et qui ne sauraient venir jusqu'à eux ; et, presque toujours devenus les seuls objets de la censure publique , ils sont les seuls qui l'ignorent.

Ainsi, plus on est grand, Sire , plus on est re- devable au public. L'élévation , qui blesse déjà l'orgueil de ceux qui nous sont soumis , les rend des censeurs plus sévères et plus éclairés de nos vices : il semble qu'ils veulent regagner par les censures ce qu'ils perdent par la soumission ; ils se vengent de la servitude par la liberté des dis- cours. Non , Sire , les grands se croient tout per- mis, et on ne pardonne rien aux grands ; ils vi- vent comme s'ils n'avaient point de spectateurs,

28 PETIT CAREME.

et cependant ils sont tout seuls comme le spec- tacle éternel du reste de la terre.

Enfin l'ambition et l'amour de la fortune dans les autres hommes partage l'amour du plaisir; les soins qu'elle exige sont autant de momens déro- bés à la volupté ; le désir de parvenir suspend du moins des passions qui de tout temps en ont été l'obstacle : on ne saurait allier les mouvemens sages et mesurés de l'ambition avec le loisir, l'oi- siveté , et presque toujours le dérangement et les extravagances du vice : en un mot , la débauche a toujours été l'écueil inévitable de l'élévation; et jusques ici les plaisirs ont arrêté bien des espé- rances de fortune , et l'ont rarement avancée.

Mais les princes et les grands , qui n'ont plus rien à désirer du côté delà fortune, n'y trouvent rien aussi qui gêne leurs plaisirs : la naissance leur a tout donné; ils n'ont plus qu'à jouir, pour ainsi dire , d'eux-mêmes : leurs ancêtres ont tra- vaillé pour eux ; le plaisir devient l'unique soin qui les occupe : ils se reposent de leur élévation sur leurs titres ; tout le reste est pour les passions.

Aussi les enfans des hommes illustres sont d'ordinaire les successeurs du rang et des hon- neurs de leurs pères, et ne le sont pas de leur gloire et de leurs vertus : l'élévation dont la nais- sance les met en possession les empêche toute seule de s'en rendre dignes : héritiers d'un grandi nom, il leur paraît inutile de s'en faire un à eux-

PETIT CAREME. 2()

mêmes ; ils goûtent les fruits d'une gloire dont ils n'ont pas goûté l'amertume : le sang et les tra- vaux de leurs ancêtres deviennent le titre de leur mollesse et de leur oisiveté : la nature a tout fait pour eux : elle ne laisse plus rien à faire au mé- rite; et souvent l'époque glorieuse de l'élévation d'une race devient, un moment après, elle-même, sous un indigne héritier, le signal de sa déca- dence et de son opprobre : les exemples là-dessus sont de toutes les nations et de tous les siècles.

Salomon avait porté la gloire de son nom jus- qu'aux extrémités de la terre ; l'éclat et la magni- ficence de son règne avait surpassé celle de tous les rois d'Orient : un fils insensé devient le jouet de ses propres sujets , et voit dix tribus se choisir un nouveau maître. Les enfans de la gloire et de la magnificence sont rarement les enfans de la sagesse et de la vertu ; et il est presque plus rare de soutenir la gloire et les honneurs auxquels on succède que de les acquérir soi-même.

DEUXIÈME PARTIE.

Le plaisir est donc le premier écueil des grands, et c'est par que le tentateur commence à les séduire; il continue par l'adulation. Le plaisir corrompt le cœur par le vice ; l'adulation achève de le fermer à la vertu. Les attraits qui environ- nent le trône soufflent de toutes parts la volupté ;

MASSILLON. 3

3o PETIT CARÊME.

l'adulation la justifie. Le désordre laisse toujours au fond de l'âme lever dévorant; mais le flatteur traite le remords de faiblesse, enhardit la timidité du crime, et lui ôte la seule ressource qui pouvait le ramener à la pudeur de l'ordre et de la raison.

Sire , quel fléau pour les grands , que ces hommes nés pour applaudir à leurs passions , ou pour dresser des pièges à leur innocence ! quel malheur pour les peuples , quand les princes et les puissans se livrent à ces ennemis de leur gloire, parce qu'ils le sont de la sagesse et de la vérité ! Les fléaux des guerres et des stérilités sont des fléaux passagers ; et des temps plus heureux ra- mènent bientôt la paix et l'abondance : les peu- ples en sont affligés ; mais la sagesse du gouver- nement leur laisse espérer des ressources. Le fléau de l'adulation ne permet plus d'en attendre; c'est une calamité pour l'état, qui en promet toujours de nouvelles : l'oppression des peuples déguisée au souverain ne leur annonce que des charges plus onéreuses ; les gémissemens les plus touchans que forme la misère publique passent bientôt pour des murmures ; les remontrances les plus justes et les plus respectueuses, l'adulation les travestit en une témérité punissable ; et l'impos- sibilité d'obéir n'a plus d'autre nom que la rébel- lion et la mauvaise volonté qui refuse. Que le Seigneur *, disait autrefois un saint roi, confonde

iPs. ii. 4.

PETIT CARÊME. 3l

ces langues trompeuses et ces lèvres fausses qui cherchent à nous perdre , parce qu'elles ne s'étu- dient qu'à nous plaire!

Sire , défiez-vous de ceux qui , pour autoriser les profusions immenses des rois, leur grossissent sans cesse l'opulence de leurs peuples. Yous suc- cédez à une monarchie florissante, il est vrai, mais que les pertes passées ont accablée : le zèle de vos sujets est inépuisable; mais ne mesurez pas là-dessus les droits que vous avez sur eux : leurs forces ne répondront de long- temps à leur zèle, les nécessités de l'état les ont épuisées; lais- sez-les respirer de leur accablement : vous aug- menterez vos ressources en augmentant leur ten- dresse. Ecoutez les conseils des sages et des vieillards auxquels votre enfance est confiée, et qui présidèrent aux conseils de votre auguste bis- aïeul; et souvenez-vous de ce jeune roi de Juda dont je vous ai déjà cité l'exemple, qui, pour avoir préféré les avis d'une jeunesse inconsidérée à la sagesse et à la maturité de ceux aux conseils desquels Salomon son père était redevable de la gloire et de la prospérité de son règne, et qui lui conseillaient d'affermir les commencemens du sien par le soulagement de ses peuples, vit un nouveau royaume se former des débris de celui de Juda; et, pour avoir voulu exiger de ses sujets au-delà de ce qu'ils lui devaient, il perdit leur amour et leur fidélité qui lui était due. Les con-

32 PETIT CARÊME.

seils agréables sont rarement des conseils utiles ; et ee qui flatte les souverains fait d'ordinaire le malheur des sujets.

Oui, Sire, par l'adulation, les vices des grands se fortifient; leurs vertus mêmes se corrompent. Leurs vices se fortifient : et quelle ressource peut- il rester à des passions qui ne trouvent autour d'elles que des éloges? Hélas! comment pour- rions-nous haïr et corriger ceux de nos défauts que l'on loue, puisque ceux mêmes qu'on censure trouvent encore au-dedans de nous non seule- ment des penchans , mais des raisons même qui les défendent? Nous nous faisons à nous-mêmes l'apologie de nos vices : l'illusion peut-elle se dis- siper lorsque tout ce qui nous environne nous les donne pour des vertus?

Leurs vertus mêmes se corrompent; c'est l'ex- périence de tous les siècles , disait Assuérus : les suggestions flatteuses des méchans ont toujours perverti les inclinations louables des meilleurs princes, et les plus anciennes histoires nous en fournissent des exemples : Et ex veteribus proba- tur historiis... quomodo malis quorumdam sug- gestionibus regum studia depraventur '. C'était un roi infidèle qui faisait cet aveu public à ses sujets : les conseils spécieux et iniques d'un flat- teur allaient souiller toute la gloire de son em- pire ; la fidélité du seul Mardochée arrêta le bras

ïEsth. 16.7.

PETIT CARÊME. 33

prêt à tomber sur les innocens. Un seul sujet fi- dèle décide souvent de la félicité d'un règne et de la gloire du souverain ; et il ne faut aussi qu'un seul adulateur pour flétrir toute la gloire du prince , et faire tout le malheur d'un empire.

En effet, l'adulation enfante l'orgueil, et l'or- gueil est toujours l'écueil fatal de toutes les ver- tus. L'adulateur, en prêtant aux grands les qua- lités louables qui leur manquent, leur fait perdre celles mêmes que la nature leur avait données ; il change en sources de vice des penchans qui étaient en eux des espérances de vertu : le cou- rage dégénère en présomption ; la majesté qu'in- spire la naissance, qui sied si bien au souverain, n'est plus qu'une vaine fierté qui l'avilit et le dégrade ; l'amour de la gloire , qui coule en eux avec le sang des rois leurs ancêtres , devient une vanité insensée qui voudrait voir l'univers entier à leurs pieds , qui cherche à combattre seulement pour avoir l'honneur frivole de vaincre , et qui, loin de dompter leurs ennemis, leur en fait de nouveaux et arme contre eux leurs voisins et leurs alliés : l'humanité , si aimable dans l'élévation , et qui est comme le premier sentiment qu'on verse dès l'enfance dans l'âme des rois, se bor- nant à des largesses outrées et à une familiarité sans réserve pour un petit nombre de favoris . ne leur laisse plus qu'une dure insensibilité pour les

5.

34 PETIT CARÊME.

misères publiques : les devoirs mêmes de la reli- gion , dont ils sont les premiers protecteurs , et qui avaient fait la plus sérieuse occupation de leur premier âge, ne leur paraissent plus bien- tôt que les amusemens puérils de l'enfance. Non , Sire , les princes naissent d'ordinaire vertueux , et avec des inclinations dignes de leur sang : la naissance nous les donne tels qu'ils devraient être; l'adulation toute seule les faits tels qu'ils sont.

Gâtés par les louanges , on n'oserait plus leur parler le langage de la vérité : eux seuls ignorent dans leur état ce qu'eux seuls devraient connaître; ils envoient des ministres pour être informés de ce qui se passe de plus secret dans les cours et dans les royaumes les plus éloignés , et personne n'oserait leur apprendre ce qui se passe dans leur royaume propre ; les discours flatteurs assiègent leur trône , s'emparent de toutes les avenues , et ne laissent plus d'accès à la vérité. Ainsi le sou- verain est seul étranger au milieu de ses peuples ; il croit manier les ressorts les plus secrets de l'empire , et il en ignore les événemens les plus publics : on lui cache ses pertes , on lui grossit ses avantages, on lui diminue les misères pu- bliques; on le joue à force de le respecter : il ne voit plus rien tel qu'il est; tout lui paraît tel qu'il le souhaite.

Telles sont les tristes suites de l'adulation. Ce- pendant , Sire , c'est le vice le plus commun

PETIT CARÊME. 35

des cours , et l'éeueil des meilleurs princes. A peine le jeune roi Joas eut-il perdu le fidèle pon- tife Joïada , ce sage tuteur de son enfance , et le seul homme par qui la vérité allait encore jus- qu'aux pieds de son trône , que , séduit par les flatteries des courtisans , dit l'Ecriture, il se livra à leurs mauvais conseils et a ses propres fai- blesses : Delinitus obsequiis eorum, acquievit eisx.

C'est l'adulation qui fait d'un bon prince un prince pour le malheur de son peuple : c'est elle qui fait du sceptre un joug accablant , et qui, à force de louer les faiblesses des rois, rend leurs vertus mêmes méprisables.

Oui , Sire , quiconque flatte ses maîtres les tra- hit : la perfidie qui les trompe est aussi criminelle que celle qui les détrône : la vérité est le premier hommage qu'on leur doit ; il n'y a pas loin de la mauvaise foi du flatteur à celle du rebelle : on ne tient plus à l'honneur et au devoir dès qu'on ne tient plus à la vérité , qui seule honore l'homme, et qui est la base de tous les devoirs. La même infamie qui punit la perfidie et la révolte devrait être destinée à l'adulation : la sûreté publique doit suppléer aux lois, qui ont omis delà compter parmi les grands crimes auxquels elles décernent des supplices : car il est aussi criminel d'attenter à la bonne foi des princes qu'à leur personne sa- crée ; de manquer à leur égard de vérité que de

1 2. Parai. 2^. 17.

36 PETIT CARÊME.

manquer de fidélité, puisque l'ennemi qui veut nous perdre est encore moins à craindre que l'a- dulateur qui ne cherche qu'à nous plaire.

Mais l'adulation la plus dangereuse est dans la bouche de ceux qui , par la sainteté de leur ca- ractère, sont établis les ministres de la vérité. Allez , dit le Seigneur à l'esprit de mensonge; en- trez dans la bouche des prophètes du roi Achab; vous réussirez , vous le tromperez , et sa séduc- tion est inévitable : Decipies etprœvalebis^ . Hélas! si l'adulation a tant de charmes lors même que les vices et les dissolutions du flatteur en affai- blissent l'autorité et la rendent suspecte , quelle séduction ne forme-t-elle point lorsqu'elle est consacrée par les apparences mêmes de la vertu! Quel avilissement pour nous , si nous faisons du ministère même de la vérité un ministère d'adu- lation et de mensonge; si, dans ces chaires mêmes, destinées à instruire et à corriger les grands, nous leur donnons de fausses louanges qui achèvent de les séduire ; si le seul canal par la vérité peut encore aller jusqu'à eux n'y porte qu'une lueur trompeuse qui leur aide à se méconnaître; si nous empruntons le langage flatteur et rampant des cours , en venant leur annoncer la parole géné- reuse et sublime du Seigneur; et si, loin d'être ici les maîtres et les docteurs des rois , nous ne sommes que les vils esclaves de la vanité et de la

1 3. Reg. 22. 22.

PETIT CARÊME. 3^

fortune! Mais quel malheur pour les grands de trouver d'indignes apologistes de leurs vices parmi ceux qui en auraient être les censeurs ! d'en- tendre autour de leur trône les ministres et les interprètes de la religion parler comme le cour- tisan , et de trouver des adulateurs ils auraient trouver des Ambroises I

O vous , Sire , que Dieu a établi pour comman- der aux hommes , n'aimez dans les hommes que la vérité ; elle seule les rend aimables : fermez l'o- reille aux discours qui vous flattent; le flatteur hait votre personne , il n'aime que vos faveurs : écoutez les louanges qui nous prêtent de fausses vertus comme des reproches publics de nos vices véritables : souvenez-vous que l'amour des peu- ples est l'éloge le moins suspect du souverain : les bons et les mauvais princes ont été également loués pendant leur vie ; il semble même que les basses flatteries ont été encore plus prodiguées à ces derniers : la haine publique se cache d'ordi- naire sous l'adulation. Sire, rendez-vous digne d'être loué, et vous mépriserez les louanges.

TROISIÈME PARTIE.

L'adulation ferme donc le cœur à la vérité ; mais l'ambition est bientôt le triste fruit de Taveu- glement jette l'adulation, et achève de creuser le précipice : c'est le dernier piège que le démon

38 PETIT CARÊME.

tend aujourd'hui à Jésus-Christ : «Je vous donnerai les royaumes du monde et toute leur gloire. »

Oui, sire, c'est l'adulation qui mène toujours les grands à la gloire insensée et mal entendue de l'ambition ; et ce désir insensé de gloire , ne mène-t-il point un cœur qui s'y livre !

Cette passion infortunée rend d'abord malheu- reux l'ambitieux qu'elle possède ; elle l'avilit en- suite et le dégrade ; enfin elle le couduit à une fausse gloire par des moyens injustes qui lui font perdre la gloire véritable : tels sont les caractères honteux de l'ambition , de ce vice dont le monde honore ses héros , et dont ils s'honorent si fort eux-mêmes.

Ce n'est pas que je prétende autoriser dans les grands , non plus que dans le reste des hommes , une vie molle et obscure , des sentimens bas et timides ; et, sous prétexte de blâmer l'ambition, consacrer l'oisiveté et l'indolence.

Je sais qu'il y a une noble émulation qui mène à la gloire par le devoir : la naissance nous l'in- spire, et la religion l'autorise : c'est elle qui donne aux empires des citoyens illustres, des ministres sages et laborieux , de vaillans généraux, des au- teurs célèbres, des princes dignes des louanges de la postérité. La piété véritable n'est pas une pro- fession de pusillanimité et de paresse : la religion n'abat et n'amollit point le cœur, elle l'ennoblit et l'élève ; elle seule sait former de grands hommes :

PETIT CARÊME. 3g

on est toujours petit quand on n'est grand que par la vanité. Ainsi la mollesse et l'oisiveté blessent également les règles de la piété et les devoirs de la vie civile ; et le citoyen inutile n'est pas moins proscrit par l'Evangile que par la société.

Mais l'ambition , ce désir insatiable de s'élever au-dessus et sur les ruines mêmes des autres ; ce ver qui pique le cœur et ne le laisse jamais tran- quille ; cette passion qui est le grand ressort des intrigues et de toutes les agitations des cours, qui forme les révolutions des états , et qui donne tous les jours à l'univers de nouveaux spectacles ; cette passion , qui ose tout, et à laquelle rien ne coûte, est un vice encore plus pernicieux aux empires que la paresse même.

Déjà il rend malheureux celui qui en est pos- sédé : l'ambitieux ne jouit de rien ; ni de sa gloire, il la trouve obscure ; ni de ses places , il veut mon- ter plus haut ; ni de sa prospérité , il sèche et dé- périt au milieu de son abondance ; ni des hom- mages qu'on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu'il est obligé de rendre lui-même ; ni de sa faveur, elle devient amère dès qu'il faut la par- tager avec ses concurrens ; ni de son repos , il est malheureux à mesure qu'il est obligé d'être plus tranquille : c'est un Aman , l'objet souvent des désirs et de l'envie publique , et qu'un seul hon- neur refusé à son excessive autorité rend insup- portable à lui-même.

^O PETIT CARÊME.

L'ambition le rend donc malheureux ; mais de plus elle l'avilit et le dégrade. Que de bassesses pour parvenir! Il faut paraître , non pas tel qu'on est, mais tel qu'on nous souhaite. Bassesse d'adu- ïation ; on encense et on adore l'idole qu'on mé- prise : bassesse de lâcheté; il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces : bassesse de dissimu- lation ; point de sentimens à soi , et ne penser que d'après les autres : bassesse de dérèglement; deve- nir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui nous dépendons, et entrer en part de leurs désordres pour participer plus sûrement à leurs grâces : enfin bassesse même d'hypocrisie ; emprunter quelquefois les appa- rences de la piété, jouer l'homme de bien pour parvenir, et faire servir à l'ambition la religion même qui la condamne. Ce n'est point une peinture imaginée ; ce sont les moeurs des cours, et l'histoire de la plupart de ceux qui y vivent.

Qu'on nous dise après cela que c'est le vice des grandes âmes : c'est le caractère d'un cœur lâche et rampant; c'est le trait le plus marqué d'une âme vile. Le devoir tout seul peut nous mener à la gloire : celle qu'on doit aux bassesses et aux intrigues de l'ambition porte toujours avec elle un caractère de honte qui nous déshonore ; elle ne promet les royaumes du monde et toute leur gloire qu'à ceux qui se prosternent devant l'ini-

PETIT CARÊME. ^l

quité, et qui se dégradent honteusement eux- mêmes : Si cadens adoraveris me1. On reproche toujours vos bassesses à votre élévation; vos places rappellent sans cesse les avilissemens qui les ont méritées ; et les titres de vos honneurs et de vos dignités deviennent eux-mêmes les traits publics de votre ignominie. Mais , dans l'esprit de l'am- bitieux , le succès couvre la honte des moyens : il veut parvenir, et tout ce qui le mène est la seule gloire qu'il cherche : il regarde ces vertus romaines qui ne veulent rien devoir qu'à la pro- bité , à l'honneur et aux services , comme des ver- tus de roman et de théâtre, et croit que l'élévation des sentimens pouvait faire autrefois les héros de la gloire, mais que c'est la bassesse et l'avilisse- ment qui fait aujourd'hui ceux de la fortune.

Aussi l'injustice de cette passion en est un der- nier trait encore plus odieux que ses inquiétudes et sa honte. Oui, mes frères, un ambitieux ne connaît de loi que celle qui le favorise : le crime qui l'élève est pour lui comme une vertu qui l'en- noblit. Ami infidèle, l'amitié n'est plus rien pour lui dès qu'elle intéresse sa fortune : mauvais ci- toyen , la vérité ne lui paraît estimable qu'autant qu'elle lui est utile : le mérite qui entre en con- currence avec lui est un ennemi auquel il ne par- donne point ; l'intérêt public cède toujours à son intérêt propre : il éloigne des sujets capables, et

\ Matth. 4- 9-

MASSILLON. ^

42 PETIT CARÊME.

se substitue à leur place ; il sacrifie à ses jalousies le salut de l'état ; et il verrait avec moins de rejrret les affaires publiques périr entre ses mains que sauvées par les soins et parles lumières d'un autre.

Telle est l'ambition dans la plupart des hommes, inquiète, honteuse, injuste. Mais, Sire, si ce poison gagne et infecte le cœur du prince , si le souverain , oubliant qu'il est le protecteur de la tranquillité publique , préfère sa propre gloire à l'amour et au salut de ses peuples ; s'il aime mieux conquérir des provinces que régner sur les cœurs; s'il lui paraît plus glorieux d'être le destructeur de ses voisins que le père de son peuple ; si le deuil et la désolation de ses sujets est le seul chant de joie qui accompagne ses victoires; s'il fait servir à lui seul une puissance qui ne lui est donnée que pour rendre heureux ceux qu'il gouverne ; en un mot, s'il n'est roi que pourle malheur des hommes, et que , comme ce roi de Babylone, il ne veuille élever la statue impie , l'idole de sa grandeur, que sur les larmes et les débris des peuples et des na- tions ; grand Dieu ! quel fléau pour la terre ! quel présent faites-vous aux hommes dans votre colère en leur donnant un tel maître!

Sa gloire, Sire, sera toujours souillée de sang : quelque insensé chantera peut-être ses victoires; mais les provinces , les villes , les campagnes en pleureront : on lui dressera des monumens su- perbes pour immortaliser ses conquêtes ; mais les

PETIT CAREME.

cendres encore fumantes de tant de villes autrefois florissantes, mais la désolation de tant de campa- gnes dépouillées de leur ancienne beauté, mais les ruines de tant de murs sous lesquels des ci- toyens paisibles ont été ensevelis, mais tant de calamités qui subsisteront après lui seront des monumens lugubres qui immortaliseront sa vanité et sa folie. Il aura passé comme un torrent pour ravager la terre, et non comme un fleuve majes- tueux pour y porter la joie et l'abondance : son nom sera écrit dans les annales de la postérité parmi les conquérans , mais il ne le sera pas parmi les bons rois, et l'on ne rappellera l'histoire de son règne que pour rappeler le souvenir des maux qu'il a faits aux hommes. Ainsi son orgueil *, dit l'Esprit de Dieu, sera monté jusqu'au ciel; sa tête aura touché dans les nuées ; ses succès auront égalé ses désirs ; et tout cet amas de gloire ne sera plus à la (in qu'un monceau de boue qui ne lais- sera après elle que l'infection et l'opprobre.

Grand Dieu ! vous qui êtes le protecteur de l'en- fance des rois, et surtout des rois pupilles, éloi- gnez tous ces pièges de l'enfant précieux que vous nous avez laissé dans votre miséricorde. Il peut vous dire , comme autrefois un roi selon votre cœur: «Mon père et ma mère m'ont abandonné2.»

1 Si ascenderit usque ad cœlum superbia ejus , et caput cjus nubes tetigcrit, quasi sterquilinium in fine perdetur. (Job. 20. 6.7.) 2 Vs. 26. 10.

44 PETIT CARÊME.

A peine avais- je les yeux ouverts à la lumière , qu'une mort prématurée les ferma en même temps à Adélaïde , qui m'avait porté dans son sein , et dont les traits aimables et majestueux sont encore peints sur mon visage; et au prince pieux de qui je tiens la vie , et dont les sentimens religieux seront toujours gravés dans mon cœur : Pater meus et mater mea dereliquerunt me. Mais vous, Seigneur , qui êtes le père des rois et le Dieu de mes pères , vous m'avez pris sous votre protection et mis à couvert sous l'ombre de vos ailes et de votre bonté paternelle : Dominus autem assumpsit me1.

Grand Dieu! gardez donc son innocence comme un trésor encore plus estimable que sa couronne; faites-la croître avec son âge ; prenez son cœur entre vos mains , et que le feu impur de la vo- lupté ne profane jamais un sanctuaire que vous vous êtes réservé depuis tant de siècles : Custodi innocentiam 2.

Voyez ces semences de droiture et de vérité que vous avez jetées dans son âme ; cet esprit de justice et d'équité qui se développe de jour en jour, et qui paraît être avec lui; cette aver- sion naissante pour les artifices et les fausses louanges du flatteur ; et ne permettez pas que l'a- dulation corrompe jamais ces présages heureux de notre félicité future : Et vide œquitatem 3.

i Ps. 26. 10. 2 ps. 36. 37.-3 ibid.

PETIT CARÊME. /j5

Qu'il règne pour notre bonheur , et il régnera pour sa gloire. Que son unique ambition soit de rendre ses sujets heureux ; que son titre le plus chéri soit celui de roi bienfaisant et pacifique : il ne sera grand qu'autant qu'il sera cher à son peu- ple. Qu'il soit le modèle de tous les bons rois ; et que ce prince pacifique puisse laisser encore après lui des princes qui lui ressemblent! Quoniam sunt reliquiœ homini pacifico l. Recevez ces vœux, ô mon Dieu ! et qu'ils soient pour nous les gages de la tranquillité de la vie présente et l'espérance de la vie future !

Ainsi soit-il. *Ps. 36. 37.

4-

SERMON

POUR LE SECOND DIMANCHE DE CARÊME.

SUR LE RESPECT QUE LES GRANDS DOIVENT A LA RELIGION.

Et ccce apparuerunt illis Moyses et Elias cum Jesu lo- quentes.

En même temps ils 'virent paraître Moïse et Elie qui s'entre tenaient avec Jésus. Matth.17. 3.

Sire,

Ce sont les deux plus grands hommes qui eus- sent encore paru sur la terre qui viennent aujour- d'hui sur la montagne sainte rendre hommage à la gloire et à la grandeur de Jésus-Christ :

Moïse, ce dieu de Pharaon , ce législateur des peuples , ce vainqueur des rois , ce maître de la nature , et plus grand encore par le titre de ser- viteur fidèle de la maison du Seigneur.

PETIT CAREME. ^7

Elie, cet homme miraculeux , la terreur des princes impics , qui pouvait faire descendre le feu du ciel , ou s'y élever lui-même sur un char de gloire et de lumière , et plus célèbre encore par le zèle saint qui le dévorait que par toutes les mer- veilles qui accompagnèrent sa vie.

Cependant l'un et l'autre n'avaient été grands que paroe qu'ils avaient été les images de Jésus- Christ. Ils viennent donc adorer celui qu'ils avaient figuré , et rendre à ce divin original la puissance et la gloire qui appartiennent à lui seul, et dont ils n'avaient été eux-mêmes que comme les précurseurs et les dépositaires.

Telle est , Sire , la destinée des princes et des grands de la terre. Ils ne sont grands que parce qu'ils sont les images de la gloire du Seigneur et les dépositaires de sa puissance. Ils doivent donc soutenir les intérêts de Dieu , dont ils représen- tent la majesté , et respecter la religion , qui seule les rend eux-mêmes respectables.

Je dis la respecter : elle exige d'eux un respect de fidélité, figuré par Moïse, qui leur en fasse observer les maximes ; et un respect de zèle , re- présenté dans Elie , qui les rende protecteurs de sa doctrine et de sa vérité.

Fidèles dans l'observance de ses maximes ; zé- lés dans la défense de sa doctrine et de sa vérité. Ave, Maria.

48 PETIT CAREME.

PREMIÈRE PARTIE.

Sire , èlre grand et vivre en chrétien n'ont rien d'incompatible , ni dans les fonctions de l'au- torité , ni dans les devoirs de la religion : ce se- rait dégrader l'Evangile et adopter les anciens blasphèmes de ses ennemis , de le regarder comme la religion du peuple et une secte de gens obscurs.

Il est vrai que les Césars , et les puissans selon le siècle ne crurent pas d'abord en Jésus-Christ : mais ce n'est pas que sa doctrine réprouvât leur état; elle ne réprouvait que leurs vices : il fallait même montrer au monde que la puissance de Dieu n'avait pas besoin de celle des hommes ; que le crédit et l'autorité du siècle étaient inutiles à une doctrine descendue du ciel ; qu'elle se suffisait à elle-même pour s'établir dans l'univers; que toutes les puissances du siècle, en se déclarant contre elle et en la persécutant , devaient l'affermir ; et que , si elle n'eût pas eu d'abord les grands pour ennemis, elle eût manqué du principal caractère qui les rendit ensuite ses disciples.

La loi de l'Evangile est donc la loi de tous les états ; plus même la naissance nous élève au-des- sus des autres hommes, plus la religion nous fournit des motifs de fidélité envers Dieu. Je dis des motifs de reconnaissance et de justice.

Oui, mes frères, ce n'est pas le hasard qui vous a fait naître grands et puissans. Dieu , dès

PETIT CARÊME. 49

le commencement des siècles , vous avait destiné cette gloire temporelle, marqués du sceau de sa grandeur, et séparés de la foule par l'éclat des titres et des distinctions humaines. Que lui aviez- vous fait pour être ainsi préférés au reste des hommes, et à tant d'infortunés surtout qui ne se nourrissentque d'un pain de larmes et d'amer- tume ? Ne sont-ils pas comme vous l'ouvrage de ses mains et rachetés du même prix? n'êtes-vous pas sortis de la même houe? n'êtes-vous pas peut- être chargés de plus de crimes? le sang dont vous êtes issus, quoique plus illustre aux yeux des hommes , ne coule-t-il pas de la même source empoisonnée qui a infecté tout le genre humain ? Vous avez reçu de la nature un nom plus glorieux; mais en avez-vous reçu une âme d'une autre es- pèce et destinée à un autre royaume éternel que celle des hommes les plus vulgaires? Qu'a vez-vous au-dessus d'eux devant celui qui ne connaît de titres et de distinctions dans ses créatures que les dons de sa grâce? Cependant Dieu , leur père comme le vôtre , les livre au travail, à la peine , à la misère et à l'affliction ; et il ne réserve pour vous que la joie , le repos , l'éclat et l'opulence : ils naissent pour souffrir , pour porter le poids du jour et de la chaleur , pour fournir de leurs peines et. de leurs sueurs à vos plaisirs et à vos profusions; pour traîner, si j'ose parler ainsi, comme de vils animaux le char de votre grandeur.

50 PETIT CAlîEME.

et de votre indolence. Cette distance énorme que Dieu laisse entre eux et vous a-t-elle jamais été seulement l'objet de vos réflexions, loin de l'être de votre reconnaissance? Vous vous êtes trouvés , en naissant , en possession de tous ces avantages ; et, sans remonter au souverain dispensateur des choses humaines, vous avez cru qu'ils vous étaient dûs , parce que vous en aviez toujours joui. Hé- las! vous exigez de vos créatures une reconnais- sance si vive, si marquée, si soutenue, un assu- jétissement si déclaré de ceux qui vous sont re- devables de quelques faveurs ; ils ne sauraient sans crime oublier un instant ce qu'ils vous doi- vent ; vos bienfaits vous donnent sur eux un droit, qui vous les assujétit pour toujours. Mesurez là-dessus ce que vous devez au Seigneur, le bien- faiteur de vos pères et de toute votre race. Quoi ! vos faveurs vous font des esclaves, et les bien- faits de Dieu ne lui feraient que des ingrats et

des rebelles ?

Ainsi , mes Frères , plus vous avez reçu de lui , plus il attend de vous. Mais , hélas ! cetle loi de reconnaissance que tout ce qui vous environne vous annonce , et qui devrait être , pour ainsi dire, écrite sur les portes et sur les murs de vos palais, sur vos terres et sur vos titres, sur l'éclat de vos dignités et de vos vêtemens, n'est point même écrite dans votre cœur ! Dieu reprendra ses propres dons , mes Frères , puisque , loin de lui

PETIT CAREME. 5l

en rendre la gloire qui lui est due, vous les tour- nez contre lui-même : ils ne passeront point à votre postérité ; il transportera cette gloire à une race plus fidèle : vos descendans expieront peut- être dans la peine et dans la calamité le crime de votre ingratitude; et les débris de votre élévation seront comme un monument éternel le doigt de Dieu écrira jusqu'à la fin l'usage injuste que vous en avez fait.

Que dis-je! il multipliera peut-être ses dons ; il vous accablera de nouveaux bienfaits ; il vous élèvera encore plus haut que vos ancêtres : mais il vous favorisera dans sa colère; ses bienfaits seront des châtimens; votre prospérité consommera vo- tre aveuglement et votre orgueil ; ce nouvel éclat ne sera qu'un nouvel attrait pour vos passions ; et l'accroissement de votre fortune verra croître dans le même degré vos dissolutions , votre irré- ligion et votre impénitence.

C'est donc une erreur , mes Frères , de regar- der la naissance et le rang comme un privilège qui diminue et adoucit à votre égard vos devoirs envers Dieu et les règles sévères de l'Evangile. Au contraire, il exigera plus de ceux à qui il aura plus donné; ses bienfaits deviendront la mesure de vos devoirs ; et , comme il vous a distingués des autres hommes par des largesses plus abon- dantes, il demande que vous vous en distinguiez aussi par une plus grande fidélité. Mais , outre la

52 PETIT CARÊME.

reconnaissance qui vous y engage, plus tout al- lume les passions dans votre état , plus vous avez besoin de vigilance pour vous défendre. Il faut aux grands de grandes vertus : la prospérité est comme une persécution continuelle contre la foi ; et, si vous n'avez pas toute la force et le courage des saints , vous aurez bientôt plus de vices et de faiblesses que le reste des hommes.

Mais d'ailleurs sur quoi prétendez-vous que Dieu doit se relâcher en votre faveur , et exiger moins de vous que du commun des fidèles? Avez- vous moins de plaisirs à expier ? votre innocence est-elle le titre qui vous donne droit à son indul- gence? vous ëtes-vous moins livrés aux désirs delà chair pour yous croire plus dispensés des violences qui la mortifient et la punissent? Votre élévation a multiplié vos crimes, elle adoucirait votre pé- nitence? vos excès vous distinguent encore plus du peuple que votre rang , et vous prétendriez trouver là-dessus dans la religion des exceptions qui vous fussent favorables?

Quelle idée de la Divinité avons-nous , mes Frères? quel dieu de chair et de sang nous for- mons-nous ? Quoi î dans ce jour terrible Dieu seul sera grand; le roi et l'esclave seront con- fondus ; les œuvres seules seront pesées , Dieu n'exercerait que des jugemens favorables envers ces hommes que nous appelons grands ; ces hom- mes qu'il avaitcomblés de biens, qui avaient été les

PETIT CARÊME. 53

heureux de la terre , qui s'étaient fait ici-bas une injuste félicité , et qui, oubliant presque tousl'au- teur de leur prospérité , n'avaient vécu que pour eux-mêmes ? et il s'armerait alors de toute sa sé- vérité contre le pauvre qu'il avait toujours affligé? et il réserverait toute la rigueur de ses jugemens pour des infortunés qui n'avaient passé que des jours de deuil et des nuits laborieuses sur la terre , et qui souvent l'avaient béni dans leur affliction , et invoqué dans leur délaissement et leur amer- tume? Vous ètesjuste , Seigneur, et vos jugemens seront équitables.

Mais, Sire, quand ces motifs de justice etdere- connaissance n'engageraient pas les grands à la fi- délité qu'ils doivent partant de titres à Dieu, que de motifs n'en trouvent-ils pas en coréen eux-mêmes!

N'est-ce pas en effet la sagesse et la crainte de Dieu toute seule qui peut rendre les princes et les grands plus aimables aux peuples ? C'est par elle , disait autrefois un jeune roi , que je deviendrai illustre parmi les nations ; que les vieillards res- pecteront ma jeunesse; que les princes qui sont autour de mon trône baisseront par respect les yeux devant moi; que les rois voisins, quelque redoutables qu'ils soient, me craindront; que je serai aimé dans la paix et redouté dans la guerre : Per hanc timebunt me regcs horrendi: in multilu- cline andebor bonus, et in bello fortis 1 . C'est par iSap. 8. i3. i5.

MASSILLON. 5

54 PETIT CARÊME.

elle que mon règne sera agréable à votre peuple , ô mon Dieu ! que je le gouvernerai justement, et que je serai digne du trône de mes pères : Per hanc disponam populum tuum juste , et ero clignits sediiun patris mei i.

Non, Sire, ce ne sera ni la force de vos armées, ni l'étendue de votre empire, ni la magnificence de votre cour, qui vous rendront cher à vos peu- ples : ce seront les vertus qui font les bons rois, la justice , l'humanité , la crainte de Dieu. Vous êtes un grand roi par votre naissance; mais vous ne pouvez être un roi cher à vos peuples que par vos vertus. Les passions qui nous éloignent de Dieu nous rendent toujours injustes et odieux aux hommes ; les peuples souffrent toujours des vices du souverain : tout ce qui outre l'autorité l'affaiblit et la dégrade ; les princes dominés par les passions sont toujours des maîtres incommodes et bizarres; le gouvernement n'a plus de règle quand le maître lui-même n'en a point : ce n'est plus la sagesse et l'intérêt public qui président aux conseils, c'est l'intérêt des passions : le caprice et le goût forment les décisions que devait dicter l'amour de l'ordre , et le plaisir devient le grand ressort de toute la prudence de l'empire. Oui, Sire, la sagesse et la piété du souverain toute seule peut faire le bonheur des sujets, et le roi qui craint Dieu est toujours cher «à son peuple.

'S;ip. 9. 12.

PETIT CARÊME. 55

Mais si la crainte de Dieu rend dans les princes et les grands l'autorité aimable, c'est elle encore, Sire, qui la rend glorieuse. Tous les biens et tous les succès, disait encore un sage roi, me sont ve- nus avec elle , et c'est par elle que l'honneur et la gloire m'ont toujours accompagné : Et innumc- rahilis honeslas per matuis ilhus x . Dieu ne prend pas sous sa protection ceux qui ne vivent pas sous ses ordres.

Je sais que l'impie prospère quelquefois, qu'il paraît élevé comme le cèdre du Liban, et qu'il semble insidter le ciel par une gloire orgueilleuse qu'il ne croit tenir que de lui-même. Mais atten- dez : son élévation va lui creuser elle-même son précipice : la main du Seigneur l'arrachera bien- tôt de dessus la terre : la lin de l'impie est pres- que toujours sans honneur ; tôt ou tard il faut enfin que cet édifice d'orgueil et d'injustice s'écroule : la honte et les malheurs vont succéder ici-bas à la gloire de ses succès : on le verra peut-être traî- ner une vieillesse triste et déshonorée; il finira par l'ignominie; Dieu aura son tour, et la gloire de l'homme injuste ne descendra pas avec lui dans le tombeau.

Repassez sur les siècles qui nous ont précédés, comme disait autrefois un prince juif à ses en- fans : Cogitalc generationes singulas2 ; et vous verrez que le Seigneur a toujours soufflé sur les

1 Sap. 7. ii. 2 Mach. 2. 6i .

56 PETIT CARÊME.

races orgueilleuses, et en a fait sécher la racine; que la prospérité des impies n'a jamais passé à leurs descendons ; que les trônes eux-mêmes , et les successions royales, ont manqué sous des prin- ces fainéans et efféminés ; et que l'histoire des crimes et des excès des grands est en même temps l'histoire de leurs malheurs et de leur décadence.

Mais enfin , Sire, en quoi les princes et les grands sont moins excusables lorsqu'ils aban- donnent Dieu, c'est que d'ordinaire ils naissent avec des inclinations plus nobles et plus heureuses pour la vertu que le peuple.

J'étais encore enfant , disait le roi Salomon , mais je me trouvais déjà les lumières d'un âge avancé, et je sentais que je devais à ma naissance une âme bonne et des sentimens plus élevés que ceux des autres hommes : Puer autem eram in- geniosus, et sortitus sum animant bonam^ .

Le sang , l'éducation , l'histoire des ancêtres , jettent dans le cœur des grands etles princes des semences et comme une tradition naturelle de vertu. Le peuple , livré en naissant à un naturel brut et inculte, ne trouve en lui, pour les devoirs sublimes de la foi, que la pesanteur et la bassesse d'une nature laissée à elle-même : les bienséances inséparables du rang, et qui sont comme la pre- mière école de la vertu, ne gênent pas ses pas- sions : l'éducation fortifie le vice de la naissance ;

1 Sap. 8. 19.

PETIT CAREME. 5^

les objets vils qui l'environnent lui abattent le cœur et les sentimens ; il ne sent rien au-dessus de ce qu'il est ; dans les sens et dans la boue, il s'élève difficilement au-dessus de lui-même. Il y a dans les maximes de l'Evangile une noblesse et une élévation les coeurs vils et rempans ne sauraient atteindre : la religion, qui fait les grandes âmes , ne paraît faite que pour elles ; et il faut être grand , ou le devenir , pour être chrétien.

Je n'ignore pas que la grâce supplée à la na- ture ; que la chair et le sang ne donnent aucun droit au royaume de Dieu; que les premiers hé- ros de la foi sortirent d'entre le peuple ; que les vases de boue , entre les mains de l'ouvrier sou- verain , deviennent bientôt des vases de gloire et de magnificence; et que tout chrétien est grand, parce qu'il est pour le ciel.

Mais une haute naissance nous prépare , pour ainsi dire , aux sentimens nobles et héroïques qu'exige la foi : un sang plus pur s'élève plus ai- sément; il en doit moins coûter de vaincre les passions à ceux qui sont nés pour remporter des victoires : le mensonge et la duplicité entrent plus difficilement dans un coeur à qui la vérité ne sau- rait nuire, et qui n'a rien à craindre ni à espérer des hommes : l'espérance d'une fortune éclatante ne peut corrompre la probité de ceux qui ne voient plus de fortune au-dessus de la leur , et qui tiennent en leurs mains la fortune et la desti-

5.

58 PETIT CAUÊME.

née publiques : le respect humain n'intimide et n'arrête plus la vertu des grands , eux que tout le monde fait gloire d'imiter, et dont les mœurs deviennent toujours la loi de la multitude : la bassesse de la débauche et de la dissolution trouve moins d'accès dans une finie que la naissance des- tine à de grandes choses : la règle et les devoirs sont moins étrangers à ceux qui sont établis pour maintenir l'ordre et la règle parmi les peuples : s'ils sont entourés de plus de pièges, ils trouvent en eux plus de freins et plus de ressources : la nature toute seule a environné leur âme d'une garde d'honneur et de gloire : enfin les premiers penchans dans les grands sont pour la vertu , et ils dégénèrent dès qu'ils les tournent au vice. Ils doivent donc à la religion un respect de fidélité qui leur en fasse observer les maximes; mais ils lui doivent encore un respect de zèle qui les rende défenseurs de sa doctrine et de sa vérité.

DEUXIÈME PARTIE.

La religion est la fin de tous les desseins de Dieu sur la terre : tout ce qu'il a fait ici-bas , il ne l'a fait que pour elle ; tout doit servir à l'a- grandissement de ce royaume de Jésus-Christ. Les vertus et les vices , les grands et le peuple , les bons et les mauvais succès, l'abondance ou les calamités publiques , l'élévation ou la décadence

PETIT CARÊME. 59

des empires, tout enfin, clans l'ordre des conseils éternels , doit coopérer à la formation et à l'ac- croissement de celle sainte Jérusalem. Les tyrans l'ont purifiée par les persécutions ; les fidèles la perpétuent par la charité ; les incrédules et les libertins l'éprouvent et l'affermissent parles scan- dales : les justes sont les témoins de sa foi ; les pasteurs, les dépositaires de sa doctrine; les prin- ces et les puissans, les protecteurs de sa vérité.

Ce n'est pas assez pour eux d'obéir à ses lois ; c'est le devoir de tout fidèle : la majesté de son culte, la sainteté de ses maximes , le dépôt de sa vérité doivent trouver une sûre protection dans leur autorité et dans leur zèle.

Je dis la majesté de son culte. Rien, Sire, n'ho- nore plus la religion que de voir les grands et les princes confondus au pied des autels avec le reste des fidèles , dans les devoirs communs et exté- rieurs de la foi : c'est à eux à opposer leurs hom- mages publics et respectueux dans le temple saint aux irrévérences et aux profanations publiques , et à venir montrer à la multitude combien il est indécent à des sujets de paraître sans pudeur et sans contrainte au pied du sanctuaire, devant le- quel les princes et les rois eux-mêmes s'anéan- tissent : ils doivent cet exemple aux peuples , et ce respect à la majesté du culte saint. Hélas ! ils regardent comme une bienséance de leur rang d'autoriser parleur présence les plaisirs publics,

60 - PETIT CARÊME.

et ils croiraient souvent se dégrader en paraissant à la tête des cantiques de joie et des solennités saintes de la religion î Ils se font un intérêt d'état de donner du crédit par leur exemple aux arau- semens du théâtre et aux vains spectacles du siè- cle : l'Eglise est-elle donc moins intéressée que leurs exemples en donnent aux spectacles sacrés et religieux de la foi ?

Les plaisirs publics n'ont pas besoin de pro- tection. Hélas! la corruption des hommes leur répond assez de la perpétuité de leur crédit et de leur durée ; et , s'ils sont nécessaires aux états , l'autorité n'a que faire de s'en mêler : de tous les besoins publics, c'est celui qui court le moins de risque.

Mais les devoirs de la religion , qui ne trou- vent rien pour eux dans nos coeurs, il faut que de grands exemples les soutiennent : le culte achève de s'avilir dès que les princes et les grands le né- gligent : Dieu ne paraît plus si grand, si j'ose parler ainsi , dès qu'on ne compte que le peuple parmi ses adorateurs : sa parole n'est plus écou- tée, ou perd tous les jours son autorité, dès qu'elle n'est plus destinée qu'à être le pain des pauvres et des petits : les devoirs publics de la piété sont abandonnés, tout tombe et languit, si la religion du prince et des grands ne le soutient et ne le ra- nime. C'est ici l'intérêt du culte se trouve mêlé avec celui de l'état ; il importe au souverain

PETIT CARÊME. 6l

de maintenir et les dehors augustes de la religion, et l'unité de sa doctrine, qui soutiennent eux- mêmes le trône, et d'accoutumer ses sujets à ren- dre à Dieu et à l'Eglise le respect et la soumis- sion qui leur sont dûs, de peur qu'ils ne les lui refusent ensuite à lui-même. Les troubles de l'E- glise ne sont jamais loin de ceux de l'état ; on ne respecte guère le joug des puissances quand on est parvenu à secouer le joug de la foi : et l'hé- résie a beau se laver de cet opprobre, elle a par- tout allumé le feu de la sédition ; elle est née dans la révolte ; en ébranlant les fondemens de la foi, elle a ébranlé les trônes et les empires; et partout, en formant des sectateurs, elle a formé des rebelles : elle a beau dire que les persécu- tions des princes lui mirent en main les armes d'une juste défense ; l'Eglise n'opposa jamais aux persécutions que la patience et la fermeté; sa foi fut le seul glaive avec lequel elle vainquit les tyrans : ce ne fut pas en répandant le sang de ses ennemis qu'elle multiplia ses disciples; le sang de ses martyrs tout seul fut la semence de ses fidèles : ses premiers docteurs ne furent pas envoyés dans l'univers comme des lions pour por- ter partout le meurtre et le carnage, mais comme des agneaux pour être eux-mêmes égorgés : ils prouvèrent, non en combattant, mais en mourant pour la foi , la vérité de leur mission : on devait les traîner devant les rois pour y être jugés comme

62 PILTIT CARÊME.

des criminels, et non pour y paraître les armes à la main et les forcer de leur être favorables : ils respectaient le sceptre dans des mains même pro- fanes et idolâtres, et ils auraient cru déshonorer et détruire l'œuvre de Dieu en recourant , pour l'établir, à des ressources humaines.

Les princes affermissent donc leur autorité en affermissant l'autorité de la religion. Aussi c'est à eux que le culte doit sa première magnificence : ce fut sous les plus grands rois de la race de Da- vid que le temple du Seigneur vit revivre sa gloire et sa majesté : les Césars, sous l'Evangile , tirè- rent l'Eglise de l'obscurité les persécutions l'avaient laissée : les Charlemagne, les saint Louis, relevèrent l'éclat de leur règne en relevant celu i du culte ; et les monumens publics de leur piété , que les temps n'ont pu détruire, et que nous respectons encore parmi nous, font plus d'hon- neur a leur mémoire que les statues et les inscrip- tions qui , en immortalisant les victoires et les conquêtes , n'immortalisent d'ordinaire que la va- nité des princes et le malheur des sujets.

Biais les mêmes motifs qui obligent les grands à soutenir la majesté et la décence extérieure du culte les rendent en même temps protecteurs de la sainteté de ses maximes : il faut qu'ils appren- nent au peuple à respecter la piété, en respec- tant eux-mêmes ceux qui la pratiquent; c'est une protection publique qu'ils doivent à la vertu.

PETIT CARÊME. 63

Oui , Sire , les gens de bien sont la seule source du bonheur et de la prospérité des empires : c'est pour eux seuls cpie Dieu accorde aux peuples l'a- bondance et la tranquillité. S'il se fût trouvé dix justes dans Sodôme , le feu du ciel ne serait ja- mais tombé sur cette ville criminelle. L'état pé- rirait, le trône serait renversé , nos villes abîmées et réduites en cendres , et nous aurions le même sort que Sodôme et Gomorrhe , si Dieu ne voyait encore au milieu de nous des serviteurs fidèles ; s'il ne nous laissait encore une semence sainte; si l'innocence peut-être de l'enfant auguste et précieux, la seule semence qui nous reste du sang de nos rois , n'arrêtait les foudres que la disso- lution publique de nos mœurs aurait déjà at- tirer sur nos têtes : JYisi Dominus reliquisset no- bis semen, sicut Sodoma facti essemus , et sicut Gomorrha similes fuissemus^ . Les princes , Sire, sont donc intéressés à protéger la vertu , puisque les empires et les monarchies , et le monde entier ne subsistera que tant qu'il y aura de la vertu sur la terre.

Mais ce n'est pas , Sire , par un simple respect que les princes doivent honorer les gens de bien : c'est par la confiance ; ils ne trouveront d'amis fidèles que ceux qui sont fidèles à Dieu : c'est par les emplois publics ; l'autorité n'est sûre et bien placée qu'entre les mains de ceux qui le crai-

J Rom. 9. 29.

64 PETIT CARÊME.

gnent : c'est par des préférences ; les grands ta- lens sont quelquefois les plus dangereux , si la crainte de Dieu ne sait les rendre utiles : c'est par l'accès auprès de leur personne ; la familia- rité n'a rien à craindre de ceux qui respecteraient même nos rebuts et nos mauvais traitemens : c'est enfin par les grâces ; nos bienfaits ne sauraient faire des ingrats de ceux que le devoir tout seul et la conscience nous attache.

Quel bonheur, Sire, pour un siècle, pour un empire, pour les peuples , lorsque Dieu leur donne dans sa miséricorde des princes favorables à la piété! Par eux croissent et s'animent les talens utiles à l'Eglise : par eux se forment et sont pro- tégés des ouvriers fidèles destinés à répandre la science du salut , à arracher les scandales du royaume de Jésus-Christ, et à ranimer la foi par des ouvrages pleins de l'esprit qui les a dictés : par eux s'élèvent au milieu de nous des maisons saintes , des établissemens pieux , l'innocence est préservée , le vice sauvé du naufrage trouve un port heureux : par eux enfin nos neveux trou- veront encore ces ressources publiques de salut, monumens heureux qui perpétuent la piété dans les empires , qui assurent aux princes la recon- naissance des âges à venir , qui mettent la posté- rité dans leurs intérêts , et qui les rendent les héros de tous les siècles.

Non , Sire , la gloire des monumens que l'or-

PETIT CARÊME. 65

gueil ou l'adulation ont élevés sera ou ensevelie dans l'oubli par le temps , ou effacée par les cen- sures et les jugemens plus équitables de la posté- rité : les races futures disputeront à la plupart des souverains les titres et les honneurs que leur siècle leur aura déférés; mais la gloire des secours publics accordés à la piété, et qui subsisteront après eux, ne leur sera pas disputée, et, quelque grand qu'ait été le roi que nous pleurons encore , de tous les monumens élevés si justement pour immortaliser la gloire de son règne , les deux édi- fices pieux et augustes la valeur d'un côté, et la noblesse du sexe de l'autre , trouveront jusqu'à la fin des ressources sûres et publiques , sont les titres qui lui répondent le plus des éloges et des actions de grâces de la postérité.

Tel est le zèle de protection que les princes et les grands doivent à la sainteté des maximes de la religion : mais ils le doivent encore au dépôt sacré de sa doctrine et de sa vérité ; et notre siè- cle surtout, l'irréligion fait tant de progrès, doit encore plus réveiller là-dessus leur attention et leur zèle.

J'avoue que les impies ont été de tous les siè- cles ; que chaque âge et chaque nation a vu des esprits noirs et superbes dire non seulement dans le cœur et en secret , mais oser blasphémer tout haut qu'il n'y a point de Dieu; et que, dès le temps même de Salomon , le souvenir des mer-

MASSILLON. 6

66 PETIT CARÊME.

veilles du Seigneur en Egypte et dans le désert était encore si récent , ils proposaient déjà , con- tre tout culte rendu au Très-Haut, ces doutes impies qui sont devenus le langage vulgaire de l'incrédulité.

Mais , s'il a paru autrefois des impies , le monde lui-même les a regardés avec horreur ; et ces enne- mis de Dieu n'ont paru sur la terre que pour être comme le rebut et l'anathème de tous les hommes.

Aujourd'hui, hélas! l'impiété est presque de- venue un air de distinction et de gloire : c'est un titre qui honore ; et souvent on se le donne à soi- même par une affreuse ostentation , tandis que la conscience n'ose encore secouer le joug , et nous le refuse. Aujourd'hui c'est un mérite qui donne accès auprès des grands ; qui relève , pour ainsi dire, la bassesse du nom et de la naissance; qui donne à des hommes obscurs, auprès des princes du peuple , un privilège de familiarité dont nos mœurs mêmes , toutes corrompues qu'elles sont, rougissent; et l'impiété, qui devrait avilir l'éclat même de la naissance et de la gloire, décore et ennoblit l'obscurité et la roture. Ce sont les grands qui ont donné du crédit à l'impie ; c'est à eux à le dégrader et à le confondre.

Quelle honte pour la religion , mes Frères ! les plus grands hommes du paganisme ne parlaient qu'avec respect des superstitions de l'idolâtrie , dont ils connaissaient la puérilité et l'cxtrava-

PETIT CARÊME. 67

gance : ils pensaient avec les sages , et ils n'o- saient parler que comme le peuple : ils n'auraient osé , avec toute leur réputation et leurs lumières , insulter tout haut un culte si insensé, mais que la majesté des lois de l'empire et l'ancienneté rendaient respectable ; et Socrate lui-même, l'hon- neur de la Grèce, ce premier philosophe du monde, si estimé de tous les siècles , et qui devait être si cher au sien, perd la vie par un arrêt public d'Athènes , pour avoir parlé avec moins de cir- conspection de ces dieux bizarres auxquels ses ci- toyens devaient moins de respect et d'honneur qu'à lui-même.

Et parmi nous le Dieu du ciel et de la terre est insulté hautement , sans que le zèle public se ré- veille! etsousl'empiremêmedelafoi, deshommes vils et ignorans font des dérisions publiques d'une doctrine descendue du ciel, et on applaudit à l'impiété ! et , dans un royaume le titre de chrétien honore nos rois, l'incrédulité impunie devient même un titre d'honneur pour des sujets! Les vaines idoles auraient donc eu le ministère public pour vengeur contre les savans et les sages, et le seul Dieu véritable ne l'aurait pas contre les libertins et les insensés!

Vengez l'honneur de la religion, vous, mes Frères , dont les illustres ancêtres en ont été les premiers dépositaires , et dont vous devez être par conséquent les premiers défenseurs : éloignez l'im- pie d'auprès de vous ; n'ayez jamais pour amis les

68 PETIT CARÊME.

ennemis de Dieu : il y a tant de dignité pour les grands à ne pas souffrir qu'on insulte et qu'on avilisse devant eux la foi de leurs pères! Ce doit être , pour vous , manquer de respect à votre rang , que d'en manquer en votre présence à la religion que vous professez ; c'est un langage indécent qui blesse les égards et les attentions qui vous sont dues : on vous méprise en méprisant devant vous le Dieu que vous adorez. N'écoutez donc qu'avec une indignation qui ferme la bouche à l'incrédule les discours de l'incrédulité: comme c'est la va- nité seule qui fait les impies, ils seront rares dès qu'ils seront méprisés.

Ayez vous-mêmes un noble et religieux respect pour les vérités de la religion. La véritable élé- vation de l'esprit , c'est de pouvoir sentir toute la majesté et toute la sublimité de la foi : les grandes lumières nous conduisent elles - mêmes à la sou- mission ; l'incrédulité est le vice des esprits faibles et bornés : c'est tout ignorer que de vouloir tout connaître : les contradictions et les abîmes de l'impiété sont encore plus incompréhensibles que les mystères de la foi ; et il y a encore moins de ressource pour la raison à secouer tout joug qu'à obéir et à se soumettre.

Que votre respect et votre zèle pour la religion de vos pères cultive et fasse croître celui du jeune prince auprès duquel vos noms et vos dignités vous attachent, et dont l'éducation est , pour ainsi dire , confiée à tous ceux qui ont l'honneur de

PETIT CARÊME. (*)

l'approcher de plus près : qu'il retrouve en vous les premiers témoins de la foi que ses ancêtres placèrent sur le trône : que le zèle pour la dé- fense de l'Eglise qui coule en lui avec le sang soit encore réveillé et animé par vos exemples : que les erreurs et les profanes nouveautés soient les premiers ennemis qu'il se propose de com- battre ; et qu'il soit encore plus jaloux qu'on ne j touche point aux anciennes bornes de la foi qu'à celles de. la monarchie.

Que la tranquillité de son règne , ô mon Dieu ! devienne celle de l'Eglise : que les troubles qui l'agitent soient calmés avant qu'il puisse les con- naître : que la concorde et l'union rétablies parmi nous préviennent la sévérité de ses lois , et ne laissent plus rien à faire à son zèle : que son règne soit le règne de la paix et de la vérité : que le lion et l'agneau vivent ensemble paisiblement sous son empire ; et que cet enfant miraculeux , comme dit Isaïe , les mène encore et les voie réunis dans les mêmes pâturages : Et puer parvulus minabit eos^ . Que le camp des infidèles et des Philistins ne se réjouisse plus de nos dissensions ; et que , s'ils entendent encore des clameurs autour de l'arche , ce ne soient plus celles qui annoncent ses périls et des malheurs nouveaux, mais ses triom- phes et sa gloire.

Ainsi soit-il. ils. ii. 6.

6.

SERMON

POUR LE TROISIEME DIMANCHE DE CARÊME.

SUR LE MALHEUR DES GRANDS QUI ABANDONNENT DIEU.

Cura immundus spiritus exierit de homine , ambulat per loca inaquosa , qua;rens requiem , et non invenit.

Lorsque l'esprit immonde est sorti d'un homme , il s'en va ■par des lieux arides, cherchant du repos , et il n'en trouve point. Luc. 1 1. 2^.

Sire

Cet esprit inquiet et immonde qui sort et ren- tre dans l'homme d'où il est sorti ; qui change sans cesse de lieu ; qui essaie de toutes les situa- tions , et ne peut se plaire et se fixer dans au- cune ; qui court toujours pour découvrir des sen- tiers agréables et délicieux , et qui ne marche jamais que par des lieux tristes et arides ; qui cherche repos et ne le trouve pas ; c'est l'image

PETIT CAREME. <] I

de l'humeur et du caractère des grands de la terre , toujours plus inquiets, plus agités et plus mal- heureux que le simple peuple , dès que , livrés à leurs passions et à eux-mêmes , ils ont abandonné Dieu.

C'est la figure naturelle de cet état d'élévation et de prospérité si envié du monde, et si peu digne d'envie selon Dieu. Le bonheur, Sire , n'est pas attaché à l'éclat du rang et des titres ; il n'est attaché qu'à l'innocence de la vie : ce n'est pas ce qui nous élève au-dessus des autres hommes qui nous rend heureux , c'est ce qui nous récon- cilie avec Dieu. Vous portez la plus belle cou- ronne de l'univers : mais, si la piété ne vous aide à la soutenir, elle va devenir le fardeau même qui vous accablera. En un mot, point de bonheur il n'y a point de repos , et point de repos Dieu n'est point.

Ainsi l'élévation toute seule ne fait pas le bon- heur des grands , si elle n'est accompagnée de la vertu et de la crainte du Seigneur; au contraire , plus on est grand, plus on vit malheureux , si l'on ne vit point avec Dieu.

Yérité importante qui va faire le sujet de ce discours. Implorons , etc. Ave, Maria.

Sire , si l'homme n'était fait que pour la terre , plus il y occuperait de place , et plus il serait heureux.

72 PETIT CAREME.

Mais l'homme est pour le ciel : il porte écrits dans son cœur les titres augustes et ineffaçables de son origine ; il peut les avilir , mais il ne peut les effacer. L'univers en lier serait sa possession et son partage , qu'il sentirait toujours qu'il se dégrade , et ne se satisfait pas en s'y fixant : tous les objets qui l'attachent ici-bas l'arrachent, pour ainsi dire , du sein de Dieu , son origine et son repos éternel , et laissent une plaie de remords et d'inquiétude dans son âme qu'ils ne sauraient plus fermer eux-mêmes : il sent toujours la dou- leur secrète de la rupture et de la séparation ; et tout ce qui altère son union avec Dieu le rend irréconciliable avec lui-même.

Cependant nous nous promettons toujours ici- bas une injuste félicité. Nous courons tous dans cette terre aride , comme l'esprit de notre Evan- gile , après un bonheur et un repos que nous ne saurions trouver. A peine détrompés , par la pos- session d'un objet, du bonheur qui semblait nous y attendre , un nouveau désir nous jette dans la même illusion ; et, passant sans cesse de l'espé- rance du bonheur au dégoût , et du dégoût à l'es- pérance , tout ce qui nous fait sentir notre mé- prise devient lui-même l'attrait qui la perpétue.

Il semble d'abord que cette erreur ne devrait être à craindre que pour le peuple. La bassesse de sa fortune laissant toujours un espace immense au-dessus de lui , il serait moins étonnant qu'il se

PETIT CAREME. ^3

figurât une félicité imaginaire dans les situations élevées il ne peut atteindre , et qu'il crût , car tel est l'homme , que tout ce qu'il ne peut avoir, c'est cela même qui est le bonheur qu'il cherche.

Mais l'éclat du rang , des titres et de la nais- sance , dissipe bientôt cetle vaine illusion. On a beau monter et être porté sur les ailes de la for- tune au-dessus de tous les autres, la félicité se trouve toujours placée plus haut que nous-mê- mes : plus on s'élève , plus elle semble s'éloigner de nous : les chagrins et les noirs soucis montent et vont s'asseoir même avec le souverain sur le trône : le diadème qui orne le front auguste des rois n'est souvent armé que de pointes et d'épi- nes qui le déchirent ; et les grands , loin d'être les plus heureux, ne sont que les tristes témoins qu'on ne peut l'être sans la vertu sur la terre.

Il est vrai même que l'élévation nous rend plus malheureux , si elle ne nous rend pas plus fidèles à Dieu, Les passions y sont plus violentes , l'ennui plus à charge , la bizarrerie plus inévitable ; c'est- à-dire le vide de tout ce qui n'est pas Dieu , plus sensible et plus affreux.

PREMIÈRE RÉFLEXION.

Les passions plus violentes. Oui , Sire, les pas- sions font tous nos malheurs ; et tout ce qui les flatte et les irrite augmente nos peines. Un grand

^4 PETIT CARÊME,

voluptueux est plus malheureux et plus à plaindre que le dernier et le plus vil d'entre le peuple : tout lui aide à assouvir son injuste passion, et tout ce qui l'assouvit la réveille : ses désirs croissent avec ses crimes ; plus il se livre «à ses penchans , plus il en devient le jouet et l'esclave : sa prospérité ral- lume sans cesse le feu honteux qui le dévore, et le fait renaître de ses propres cendres : les sens , devenus ses maîtres, deviennent ses tyrans : il se rassasie de plaisirs, et sa satiété fait elle-même son supplice ; et les plaisirs enfantent eux-mêmes, dit l'esprit de Dieu , le ver qui le ronge et qui le dévore : Et dulcedo illius vermes1. Ainsi ses in- quiétudes naissent de son abondance : ses désirs , toujours satisfaits , ne lui laissant plus rien à dési- rer, le laissent tristement avec lui-même : l'excès de ses plaisirs en augmente de jour en jour le vide , et, plus il en goûte, plus ils deviennent tris- tes et amers.

Son rang même , ses bienséances , ses devoirs , tout empoisonne sa passion criminelle. Son rang; plus il est élevé , plus il en coûte pour la dérober aux regards et à la censure publique : ses bien- séances ; plus il en est jaloux , plus les alarmes qu'une indiscrétion ne trahisse ses précautions et ses mesures sont cruelles : ses devoirs ; parce qu'il les faut toujours prendre sur ses plaisirs.

Non , Sire , le trône vous êtes assis a autour

1 Job. 24. 20.

PETIT CARÊME. 7 5

de lui encore plus de remparts qui le défendent contre la volupté que d'attraits qui l'y engagent : si tout dresse des pièges à la jeunesse des rois , tout leur tend les mains aussi pour les aider à les éviter. Donnez-vous à vos peuples, à qui vous vous devez ; le poison de la volupté ne trouvera guère de moment pour infecter votre cœur ; elle n'ha- bite et ne se plaît qu'avec l'oisiveté et l'indo- lence : que les soins de la royauté en deviennent pour vous les plus ehers plaisirs. Ce n'est pas régner de ne vivre que pour soi-même. Les rois ne sont que les conducteurs des peuples ; ils ont , à la vérité , ce nom et ce droit par la naissance , mais ils ne le méritent que par les soins et l'ap- plication. Aussi les règnes oisifs forment un vide obscur dans nos annales ; elles n'ont pas daigné même compter les années de la vie des rois fai- néans ; il semble que, n'ayant pas régné eux- mêmes , ils n'ont pas vécu : c'est un chaos qu'on a de la peine à éclaircir encore aujourd'hui ; loin de décorer nos histoires , ils ne font que les ob- scurcir et les embarrasser; et ils sont plus connus par les grands hommes qui ont vécu sous leur règne que par eux-mêmes.

Je ne parle pas ici de toutes les autres passions, qui , plus violentes dans l'élévation , font sur le cœur des grands des plaies plus douloureuses et plus profondes. L'ambition y est plus démesurée. Hélas I le citoyen obscur vil content dans la me-

76 PETIT CARÊME.

diocrité de sa destinée : héritier de la fortune de ses pères , il se borne à leur nom et à leur état ; il regarde sans envie ce qu'il ne pourrait souhaiter sans extravagance ; tous ses désirs sont renfermés dans ce qu'il possède ; et, s'il forme quelquefois des projets d'élévation , ce sont de ces chimères agréables qui amusent le loisir d'un esprit oiseux , mais non pas des inquiétudes qui le dévorent.

Au grand, rien ne suffit, parce qu'il peut pré- tendre à tout : ses désirs croissent avec sa fortune ; tout ce qui est plus élevé que lui le fait paraître petit à ses yeux ; il est moins flatté de laisser tant d'hommes derrière lui que rongé d'en avoir en- core qui le précèdent ; il ne croit rien avoir s'il n'a tout ; son âme est toujours aride et altérée ; et il ne jouit de rien, si ce n'est de ses malheurs et de ses inquiétudes.

Ce n'est pas tout : de l'ambition naissent les jalousies dévorantes ; et cette passion si basse et si lâche est pourtant le vice et le malheur des grands. Jaloux de la réputation d'autrui , la gloire qui ne leur appartient pas est pour eux comme une tache qui les flétrit et qui les déshonore : ja- loux des grâces qui tombent à côté d'eux, il semble qu'on leur arrache celles qui se répandent sur les autres : jaloux de la faveur, on est digne de leur haine et de leur mépris dès qu'on l'est de l'ami- tié et de la confiance du maître : jaloux même des succès glorieux à l'état , la joie publique est sou-

PETIT CAREME- *]n

vent pour eux un chagrin secret et domestique; les victoires remportées par leurs rivaux sur les ennemis leur sont plus amères qu'à nos ennemis mêmes ; leur maison , comme celle d'Aman , est une maison de deuil et de tristesse , tandis que Mardochée triomphe et reçoit au milieu de la capitale les acclamations publiques ; et , peu con- tens d'être insensibles à la gloire des événemens , ils cherchent à se consoler en s'efforçant de les obscurcir par la malignité des réflexions et des censures : enfin cette injuste passion tourne tout en amertume , et on trouve le secret de n'être ja- mais heureux , soit par ses propres maux , soit par les biens qui arrivent aux autres.

Enfin parcourez toutes les passions ; c'est sur le cœur des grands qui vivent dans l'oubli de Dieu qu'elles exercent un empire plus triste et plus ty- rannique. Leurs disgrâces sont plus accablantes ; plus l'orgueil est excessif, plus l'humiliation est amère : leurs haines plus violentes ; comme une fausse gloire les rend plus vains, le mépris aussi les trouve plus furieux et plus inexorables : leurs craintes plus excessives ; exempts de maux réels » ils s'en forment même de chimériques, et la feuille que le vent agite est comme la montagne qui va s'écrouler sur eux : leurs infirmités plus affli- geante ; plus on tient à la vie, plus tout ce qui la menace nous alarme. Accoutumés à tout ce que les sens offrent de plus doux et de plus riant , la

MASSILLON. n

78 PETIT CARÊME.

plus légère douleur déconcerte toute leur féli- cité , et leur est insoutenable : ils ne savent user sagement ni de la maladie , ni de la santé , ni des Liens , ni des maux inséparables de la condition humaine : les plaisirs abrègent leurs jours ; et les chagrins, qui suivent toujours les plaisirs, pré- cipitent le reste de leurs années. La santé, déjà ruinée par l'intempérance , succombe sous la multiplicité des remèdes : l'excès des attentions achève ce que n'avait pu faire l'excès des plaisirs ; et , s'ils se sont défendu les excès , la mollesse et l'oisiveté toute seule devient pour eux une espèce de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l'art, et que les précautions usent et épuisent elles-mêmes : enfin leurs assujétis- semens plus tristes ; élevés à vivre d'humeur et de caprice , tout ce qui les gêne et les contraint les accable : loin de la cour, ils croient vivre dans un triste exil; sous les yeux du maître, ils se plaignent sans cesse de l'assujétissement des de- voirs et de la contrainte des bienséances : ils ne peuvent porter ni la tranquillité d'une condition privée , ni la dignité d'une vie publique : le re- pos leur est aussi insupportable que l'agitation , ou plutôt ils sont partout à charge à eux-mêmes. Tout est un joug pesant à quiconque veut vivre sans joug et sans règle.

Non , mes Frères , un grand dans le crime est plus malheureux qu'un autre pécheur : la pro-

PETIT CARÊME. 79

spérité l'endurcit, pour ainsi dire , au plaisir , et ne lui laisse de sensibilité que pour la peine. Vous l'avez voulu , ô mon Dieu ! que l'éléva- tion , qu'où regarde comme une ressource pour les grands qui vivent dans l'oubli de vos comman- demens , soit elle-même leur ennui et leur sup- plice.

DEUXIÈME RÉFLEXION.

Je dis leur ennui ; et c'est une seconde réflexion que me fournit le malheur des grands qui ont abandonné Dieu : non seulement les passions sont plus violentes dans cet état si heureux aux yeux du monde , mais l'ennui y devient plus insup- portable.

Oui, mes Frères, l'ennui, qui paraît devoir être le partage du peuple , ne s'est pourtant , ce semble , réfugié que chez les grands ; c'est comme leur ombre qui les suit partout : les plaisirs, pres- que tous épuisés pour eux , ne leur offrent plus qu'une triste uniformité qui endort ou qui lasse : ils ont beau les diversifier , ils diversifient leur ennui : en vain ils se font honneur de paraître à la tète de toutes les réjouissances publiques ; c'est une vivacité d'ostentation ; le cœur n'y prend pres- que plus de part : le long usage des plaisirs les leur a rendus inutiles : ce sont des ressources usées , qui se nuisent chaque jour à elles-mêmes : semblables à un malade à qui use longue langueur

80 PETIT CARÊME.

a rendu tous les mets insipides , ils essaient de tout , et rien ne les pique et ne les réveille ; et un dégoût affreux , dit Job , succède à l'instant à une vaine espérance de plaisir dont leur âme s'était d'abord flattée : Et spes illorum abominalio animœ 1 .

Toute leur vie n'est qu'une précaution pénible contre l'ennui , et toute leur vie n'est qu'un en- nui pénible elle-même : ils l'avancent même en se hâtant de multiplier les plaisirs : tout est déjà usé pour eux à l'entrée même delà vie; et leurs premières années éprouvent déjà les dégoûts et l'insipidité que la lassitude et le long usage de tout semble attacher à la vieillesse.

Il faut au juste moins de plaisirs, et ses jours sont plus heureux et plus tranquilles. Tout est délassement pour un cœur innocent : les plaisirs doux et permis qu'offre la nature , fades et en- nuyeux pour l'homme dissolu , conservent tout leur agrément pour l'homme de bien : il n'y a même que les plaisirs innocens qui laissent une joie pure dans l'âme ; tout ce qui la souille l'at- triste et la noircit. Les saintes familiarités et les jeux chastes et pudiques d'Isaac et de Rebecca dans la cour du roi de Gerare suffisaient à ces âmes pures et fidèles : c'était un plaisir assez vif pour David de chanter sur sa lyre les louanges du Seigneur , ou de danser avec le reste de son

"*"* Job .II. 20\

PETIT CAREME. 8l

peuple autour de l'arche sainte : les festins d'hos- pitalité faisaient les fêtes les plus agréables des premiers patriarches , et la brebis la plus grasse suffisait pour les délices de ces tables innocentes.

Il faut moins de joie au-dehors à celui qui la porte déjà dans le cceur ; elle se répand de sur les objets les plus indifférens : mais , si vous ne portez pas au-dedans la source de la joie vérita- ble , c'est-à-dire la paix de la conscience et l'in- nocence du cœur , en vain vous la cherchez au- dehors : rassemblez tous les amusemens autour de vous; il s'y répandra toujours du fond de votre âme une amertume qui les empoisonnera : raffinez sur tous les plaisirs , subtilisez-les , mettez-les dans le creuset ; de toutes ces transformations il n'en sortira et résultera jamais que l'ennui.

Grand Dieu , ce qui nous éloigne de vous est cela même qui devrait nous rappeler à vous : plus la prospérité multiplie nos plaisirs , plus elle nous en détrompe ; et les grands sont moins excusables et plus malheureux de ne pas s'attacher à vous, mon Dieu ! parce qu'ils sentent mieux et plus sou- vent le vide de tout ce qui n'est pas vous.

TROISIÈME RÉFLEXION.

Et non seulement ils sont plus malheureux par l'ennui qui les poursuit partout , mais encore par la bizarrerie et le fond d'humeur et de caprice

7-

8'2 PETIT CAIIOIE.

qui en sont inséparables. Lorsqu'il sera rassasié, dit Job , son esprit paraîtra triste et agité ; l'iné- galité de son humeur imitera l'inconstance des flots de la mer , et les pensées les plus noires et les plus sombres viendront fondre dans son âme : Cum satialus fuerit , arctabitur , œstuabit, et om- nis dolor irruet super eum l .

Telle est , Sire , la destinée des princes et des grands qui vivent dans l'oubli de Dieu , et qui n'usent de leur prospérité que pour la félicité de leurs sens. Eunuyés bientôt de tout , tout leur est à charge , et ils sont à charge à eux-mêmes : leurs projets se détruisent les uns les autres ; et il n'en résulte jamais qu'une incertitude univer- selle que le caprice forme , et que lui seul peut fixer : leurs ordres ne sont jamais , un moment après, les interprètes sûrs de leur volonté : on déplaît en obéissant : il faut les deviner , et ce- pendant ils sont une énigme inexplicable à eux- mêmes : toutes leurs démarches, dit l'Esprit-Saint, sont vagues , incertaines , incompréhensibles : f^agisunt grès sus ejus , et investigabiles2. On a beau s'attacher à les suivre , on les perd de vue à chaque instant : ils changent de sentier ; on s'é- gare avec eux , et on les manque encore : ils se lassent des hommages qu'on leur rend, et ils sont piqués de ceux qu'on leur refuse : les serviteurs les plus fidèles les importunent parleur sincérité,

1 Job. 20. 22. 2Prov. 5. 6.

PETIT CAREME. 83

et ne réussissent pas mieux à plaire par leur eom- plaisanee. Maîtres bizarres et incommodes ., tout ce qui les environne porte le poids de leurs ca- prices et de leur humeur, et ils ne peuvent le porter eux-mêmes : ils ne semblent nés que pour leur malheur, et pour le malheur de ceux qui les servent.

Voyez Saùl au milieu de ses prospérités et de sa gloire. Quel homme aurait passer des jours plus agréables et plus heureux? D'une fortune obscure et privée, il s'était vu élever sur le trône : son règne avait commencé par des victoires : un fils , digne de lui succéder , semblait assurer la couronne à sa race : toutes les tribus soumises fournissaient à sa magnificence et à ses plaisirs , et lui obéissaient comme un seul homme : que lui manquait-il pour être heureux , si l'on pou- vait l'être sans Dieu?

Il perd la crainte du Seigneur , et avec elle il perd son repos et tout le bonheur de sa vie. Livré à un esprit mauvais et aux vapeurs noires et bi- zarres qui l'agitent , on ne le connaît plus , et il ne se connaît plus lui-même : la harpe d'un berger, loin d'amuser sa tristesse , redouble sa fureur : ses louanges et ses victoires, chantées par les filles de Juda, sont pour lui comme des censures et des opprobres : il se dérobe aux hommages publics , et il ne peut se dérober à lui-même : David lui dé- plaît en paraissant au pied de son trône , et , s'en

84 PETIT CARÊME.

éloignant , il est encore plus sûr de déplaire : touché de sa fidélité , il fait son éloge , et se re- connaît moins juste et moins innocent que lui ; et le lendemain il lui dresse des embûches pour s'en assurer et lui faire perdre la vie : la tendresse de son propre fils l'ennuie et lui devient suspecte : tous les courtisans cherchent , étudient ce qui pourrait adoucir son humeur sombre et bizarre ; soins inutiles I lui-même ne le sait pas : il a né- gligé Samuel pendant la vie de ce prophète , et il s'avise de le rappeler du tombeau et de le consul- ter après sa mort : il ne croit plus en Dieu , et il est assez crédule pour aller interroger les dé- mons : il est impie , et il est superstitieux ; destin, pour le dire ici en passant , assez ordinaire aux incrédules. Ils traitent d'imposteurs les Samuels , les prophètes autrefois envoyés de Dieu ; ils re- gardent comme une force d'esprit de mépriser ces interprètes respectables des conseils éternels , et de se moquer des prédictions que les événemens ont toutes justifiées ; ils refusent au Très-Haut la connaissance de l'avenir , et le pouvoir d'en favoriser ses serviteurs fidèles ; et ils ont la fai- blesse populaire d'aller consulter une pythonisse. Oui, mes Frères, le malheureux état des grands dans le crime est une preuve éclatante qu'un Dieu préside aux choses humaines. Si les hommes en- nemis de Dieu pouvaient être heureux , ils le se- raient du moins sur le trône ; mais quiconque ,

PETIT CARÊME. 85

dit un roi lui-même, quiconque, fût-il maître de l'univers , s'éloigne de la règle et de la sagesse , il s'éloigne du seul bonheur l'homme puisse as- pirer sur la terre : Sapicntiam enim et discipli- nant qui abjicit , infclix est 1 .

Pins même vous êtes élevé , plus vous êtes mal- heureux : comme rien ne vous contraint , rien aussi ne vous fixe : moins vous dépendez des au- tres , plus vous êtes livré à vous-même : vos ca- prices naissent de votre indépendance ; vous re- tournez sur vous votre autorité : vos passions ayant essayé de tout , et tout usé , il ne vous reste plus qu'à vous dévorer vous-même : vos bizarre- ries deviennent l'unique ressource de votre ennui et de votre satiété ; ne pouvant plus varier les plaisirs déjà tous épuisés , vous ne sauriez plus trouver de variété que dans les inégalités éter- nelles de votre humeur , et vous vous en prenez sans cesse à vous du vide que tout ce qui vous environne laisse au-dedans de vous-même.

Et ce n'est pas ici une de ces vaines images que le discours embellit , et l'on supplée parles or- nemens à la ressemblance. Approchez des grands ; jetez les yeux vous-même sur une de ces personnes qui ont vieilli dans les passions , et que le long usage des plaisirs a rendues également inhabiles et au vice et à la vertu : quel nuage éternel sur l'humeur î quel fond de chagrin et de caprice I

1 Sap. 3. il.

86 PETIT CARÊME.

rien ne plaît, parce qu'on ne saurait plus soi- même se plaire : on se venge sur tout ce qui nous environne des chagrins secrets qui nous déchirent; il semble qu'on fait un crime au reste des hommes de l'impuissance l'on est d'être encore aussi criminel qu'eux : on leur reproche en secret tout ce qu'on ne peut plus se permettre à soi-même ; et l'on met l'humeur à la place des plaisirs.

Non, mes Frères, tournez-vous de tous les côtés : les grands , séparés de Dieu , ne sont plus que les tristes jouets de leurs passions , de leurs caprices , des événemens et de toutes les choses humaines. Eux seuls sentent le malheur d'une âme livrée à elle-même , en qui toutes les res- sources des sens et des plaisirs ne laissent qu'un vide affreux, et à qui le monde entier, avec tout cet amas de gloire et de fumée qui l'environne , devient inutile , si Dieu n'est point avec elle. Ils sont comme les témoins illustres de l'insuffi- sance des créatures et de la nécessité d'un Dieu et d'une religion sur la terre. Eux seuls prouvent au reste des hommes qu'il ne faut attendre de bonheur ici-bas que dans la vertu et dans l'inno- cence ; que tout ce qui augmente nos passions multiplie nos peines ; que les heureux du monde n'en sont , pour ainsi dire , que les premiers mar- tyrs , et que Dieu seul peut suffire à un cœur qui n'est fait que pour lui seul.

Dieu de mes pères, disait autrefois un jeune

PETiT CARÊME. 87

roi , et qui dès l'enfance, comme vous , Sire , était monté sur le trône ; Dieu de mes pères , vous m'a- vez établi prince sur votre peuple , et juge des en- fans d'Israël : au sortir presque du berceau , vous m'avez placé sur le trône ; et en un âge l'on ignore encore l'art de se conduire soi-même, vous m'avez choisi pour être le conducteur d'un grand peuple : Deus patrum meorum, tu elegistime re- gem populo tuo '.Vous m'avez environné de gloire , de prospérité et d'abondance; mais la magnificence de vos dons sera elle-même la source de mes malheurs et de mes peines , si vous n'y ajoutez l'amour de vos commandemens et la sagesse. Envoyez-la-moi du haut des cieux , elle as- siste sans cesse à vos côtés ; c'est elle qui pré- side aux bons conseils, et qui donnera à ma jeunesse toute la prudence des vieillards et toute la majesté des rois mes ancêtres ; elle seule m'a- doucira les soucis de l'autorité et le poids de ma couronne : Ut mecum sit et mecum laboret 2 : elle seule me fera passer des jours heureux, et me soutiendra dans les ennuis et les pensées in- quiètes que la royauté traîne après elle : Et erit allocutio cogitalionis et lœdii mei 3. Je ne trouve- rai de repos au milieu même de la magnificence de mes palais , et parmi les hommages qu'on m'y rendra , qu'avec elle : Inlrans in domum meam , conquiescam cum illa^. Les plaisirs finissent par

1 Sap. 9. 7. 2lbid.9. 10. 3 ILid. 8. 9. 4Sap. 8. 16.

88 PETIT CAREME.

l'amertume; le trône lui-même, grand Dieu! si vous n'y êtes assis avec le souverain , est le siège des noirs soucis. Mais votre crainte et la sagesse ne laisse point de regret après elle : on ne s'en- nuie point de la posséder ; et la joie même et la paix ne se trouvent jamais qu'avec elle : Ncc cnim habct amaritudincm conversatio illius , nec lec- dium , sed lœtitiam et gaudium * .

Heureux donc le prince, ô mon Dieu I qui ne croit commencer à régner que lorsqu'il commence à vous craindre , qui ne se propose d'aller à la gloire que par la vertu, et qui regarde comme un malheur de commander aux autres , s'il ne vous est pas soumis lui-même !

Donnez donc, grand Dieu! votre sagesse et votre jugement au roi , et votre justice à cet en- fant de tant de rois 2 : vous , qui êtes le secours du pupille, rendez-lui par l'abondance de vos béné- dictions ce que vous lui avez ôté en le privant des exemples d'un père pieux et des leçons d'un au- guste bisaïeul : réparez ses pertes par l'accroisse- ment de vos grâces et de vos bienfaits : vous seul , grand Dieu ! tenez-lui lieu de tout ce qui lui man- que : regardez avec des yeux paternels cet enfant auguste que vous avez , pour ainsi dire , laissé seul sur la terre, et dont vous êtes par conséquent le premier tuteur et le père : que son enfance, qui le rend si cher à la nation, réveille les entrailles

^ap. 8. 16. 2Ps. 71. 1.

PETIT CAREME. 89

de votre miséricorde et de votre tendresse : en- vironnez sa jeunesse des secours singuliers de votre protection : la faiblesse de son âge et les grâces qui brillent déjà dans ses premières an- nées nous arrachent tous les jours des larmes de crainte et de tendresse ; rassurez nos frayeurs en éloignant de lui tous les périls qui pourraient menacer sa vie , et récompensez notre tendresse en le rendant lui-même tendre et humain pour ses peuples : rendez-le heureux en lui conser- vant votre crainte , qui seule fait le bonheur des peuples et des rois : assurez la félicité de son règne par la bonté de son cœur et par l'inno- cence de sa vie : que votre loi sainte soit écrite au fond de son âme et autour de son diadème pour lui en adoucir le poids ; qu'il ne sente les soucis de la royauté que par sa sensibilité aux misères publiques ; et que sa piété , plus encore que sa puissance et ses victoires , fasse tout son bonheur et le nôtre.

Ainsi soit-il.

MASSILLON.

SERMON

POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE CARÊME.

SUR L'HUMANITE DES GRANDS ENYERS LE PEUPLE.

Cura sulilevasset oculos Jésus et vidissct quia multitudo maxima venit ad eum

Jésus ayant levé les yeux , el ■voyant une grande foule de peuple qui menait à lui Joan. 6. 5.

dIRE,

Ce n'est pasla toute-puissance de Jésus-Christ, et la merveille des pains multipliés par sa seule parole , qui doit aujourd'hui noustoucher et nous surprendre. Celui par qui tout était fait pouvait tout sans doute sur des créatures qui sont son ou- vrage; et ce qui frappe le plus les sens dans ce prodige n'est pas ce que je choisis aujourd'hui pour nous consoler et nous instruire.

C'est son humanité envers les peuples. Il voit

PETIT CAREME. Cjl

une multitude errante et affamée au pied de la montagne , et ses entrailles se troublent , et sa pitié se réveille, et il ne peut refuser aux besoins de ces infortunés non seulement son secours , mais encore sa compassion et sa tendresse : Vi- da turbam multam , et miser lus est eis l.

Partout il laisse échapper des traits d'huma- nité pour les peuples. A la vue des malheurs qui menacent Jérusalem , il soulage sa douleur par sa pitié et par ses larmes.

Quand deux disciples veulent faire descendre le feu du ciel sur une ville de Samarie, son hu- manité s'intéresse pour ce peuple contre leur zèle, et il leur reproche d'ignorer encore l'esprit de douceur et de charité dont ils vont être les mi- nistres.

Si les apôtres éloignent rudement une foule d'enfans qui s'empressent autour de lui , sa bonté s'offense qu'on veuille l'empêcher d'être acces- sible ; et plus un respect mal entendu éloigne de lui les faibles et les petits , plus sa clémence et son affabilité s'en rapproche.

Grande leçon d'humanité envers les peuples que Jésus-Christ donne aujourd'hui aux princes et aux grands. Ils ne sont grands que pour les autres hommes; et ils ne jouissent proprement de leur grandeur qu'autant qu'ils la rendentutile aux autres hommes.

lMatlh. 14. 14.

C)2 PETIT CARÊME.

C'est-à-dire , l'humanité envers les peuples est le premier devoir des grands ; et l'humanité en- vers les peuples est l'usage le plus délicieux de la grandeur.

PREMIÈRE PARTIR

Sire, toute puissance vient de Dieu, et tout ce qui vient de Dieu n'est établi que pour l'utilité des hommes. Les grands seraient inutiles sur la terre , s'il ne s'y trouvait des pauvres et des mal- heureux : ils ne doivent leur élévation qu'aux be- soins publics ; et, loin que les peuples soientfaits pour eux , ils ne sont eux-mêmes tout ce qu'ils sont que pour les peuples.

Quelle affreuse providence, si toute la multi- tude des hommes n'était placée sur la terre que pour servir aux plaisirs d'un petit nombre d'heu- reux qui l'habitent , et qui souvent ne connais- sent pas le Dieu qui les comble de bienfaits!

Si Dieu en élève quelques-uns , c'est donc pour être l'appui et la ressource des autres. Il se dé- charge sur eux du soin des faibles et des petits ; c'est par qu'ils entrent dans l'ordre des con- seils de la sagesse éternelle. Tout ce qu'il y a de réel dans leur grandeur, c'est l'usage qu'ils en doivent faire pour ceux qui souffrent; c'est le seul trait de distinction que Dieu ait mis en nous :

PKTIT CAREME. C)3

ils ne sont que les ministres de sa bonté et de sa providence, et ils perdent le droit et le titre qui les fait grands , dès qu'ils ne veulent l'être que pour eux-mêmes.

L'humanité envers les peuples est donc le pre- mier devoir des grands ; et l'humanité renferme l'affabilité, la protection et les largesses.

Je dis l'affabilité. Oui, Sire, on peut dire que la fierté , qui d'ordinaire est le vice des grands , ne devrait être que comme la triste ressource de la roture et de l'obscurité. Il paraîtrait bien plus pardonnable à ceux qui naissent , pour ainsi dire , dans la boue , de s'enfler, de se hausser, et de tâcher de se mettre , par l'enflure secrète de l'orgueil, de niveau avec ceux au-dessous des- quels ils se trouvent si fort par la naissance. Rien ne révolte plus les hommes d'une naissance ob- scure et vulgaire que la distance énorme que le hasard a mise entre eux et les grands : ils peuvent toujours se flatter de cette vaine persuasion , que la nature a été injuste de les faire naître dans l'obscurité, tandis qu'elle a réservé l'éclat du sang et des titres pour tant d'autres dont le nom fait tout le mérite : plus ils se trouvent bas, moins ils se croient à leur place. Aussi l'insolence et la hauteur deviennent souvent le partage de la plus vile populace ; et plus d'une fois les an- ciens règnes de la monarchie l'ont vue se sou- lever, vouloir secouer le joug des nobles et des

8.

g/j. PETIT CAREME.

grands , et conjurer leur extinction et leur ruine entière.

Les grands , au contraire , placés si haut par la nature , ne sauraient plus trouver la gloire qu'eu s'abaissant : ils n'ont plus de distinction à se donner du côté du rang et de la naissance ; ils ne peuvent s'en donner que par l'affabilité ; et , s'il est encore un orgueil qui puisse leur être per- mis, c'est celui de se rendre humains et acces- sibles.

11 est vrai même que l'affabilité est comme le caractère inséparable et la plus sûre marque de la grandeur : les descendans de ces races illustres et anciennes , auxquels personne ne dispute la supériorité du nom et l'antiquité de l'origine, ne portent point sur leur front l'orgueil de leur nais- sance : ils vous la laisseraient ignorer, si elle pou- vait être ignorée : les monumens publics en par- lent assez sans qu'ils en parlent eux-mêmes : on ne sent leur élévation que par une noble simpli- cité : ils se rendent encore plus respectables en ne souffrant qu'avec peine le respect qui leur est ; et parmi tant de litres qui les distinguent, la politesse et l'affabilité est la seule distinction qu'ils affectent. Ceux, au contraire, qui se parent d'une antiquité douteuse, et à qui l'on dispute tout bas l'éclat et les prééminences de leurs an- cêtres , craignent toujours qu'on n'ignore la gran- deur de leur race, l'ont sans cesse dans la bouche,,

PETIT CARÊME. g5

croient en assurer la vérité par une affectation d'orgueil et de hauteur, mettent la fierté à la place des titres; et, en exigeant au-delà de ce qui leur est , ils font qu'on leur conteste même ce qu'on devrait leur rendre. ^-

En effet, on est moins touché de son élévation quand on est pour être grand. Quiconque est ébloui de ce degré éminent la naissance et la fortune l'ont placé, c'est-à-dire qu'il n'était pas fait pour monter si haut : les plus hautes places sont toujours au-dessous des grandes âmes; rien ne les enfle et ne les éblouit, parce que rien n'est plus haut qu'elles.

La fierté prend donc sa source dans la médio- crité , ou n'est plus qu'une ruse qui la cache ; c'est une preuve certaine qu'on perdrait en se mon- trant de trop près : on couvre de la fierté des défauts et des faiblesses que la fierté trahit et manifeste elle-même : on fait de l'orgueil le sup- plément, si j'ose parler ainsi, du mérite; et on ne sait pas que le mérite n'a rien qui lui ressem- ble moins que l'orgueil.

Aussi les plus grands hommes, Sire, et les plus grands rois ont toujours été les plus affables. Une simple femme thécuite venait exposer sim- plement à David ses chagrins domestiques ; et, si l'éclat du trône était tempéré par l'affabilité du souverain, l'affabilité du souverain relevait l'é- clat et la majesté du trône.

g6 PETIT CAREME.

Nos rois, Sire, ne perdent rien à se rendre ac- cessibles : l'amour des peuples leur répond du res- pect qui leur est dû. Le trône n'est élevé que pour être l'asile de ceux qui viennent implorer votre justice ou votre clémence : plus vous en rendez l'accès facile à vos sujets, plus vous en augmen- tez l'éclat et la majesté. Et n'est-il pas juste que la nation de l'univers qui aime le plus ses maîtres ait aussi plus de droit de les approcher? Mon- trez, sire, à vos peuples tout ce que le ciel a mis en vous de dons et de talens aimables; laissez- leur voir de près le bonheur qu'ils attendent de votre règne : les charmes et la majesté de votre personne , la bonté et la droiture de votre cœur as- sureront toujours plus les hommages qui sont dûs à votre rang que votre autorité et votre puissance.

Ces princes invisibles et efféminés, ces Assué- rus devant lesquels c'était un crime digne de mort pour Esther même d'oser paraître sans ordre , et dont la seule présence glaçait le sang dans les veines des supplians , n'étaient plus, vus de près, que de faibles idoles , sans âme , sans vie , sans courage, sans vertu; livrés dans le fond de leurs palais à de vils esclaves; séparés de tout com- merce, comme s'ils n'avaient pas été dignes de se montrer aux hommes, ou que des hommes faits comme eux n'eussent pas été dignes de les voir : l'obscurité et la solitude en faisaient toute la ma- jesté.

PETIT CAREME. g-J

Il y a dans l'affabilité une sorte de confiance en soi-même qui sied bien aux grands , qui fait qu'on ne craint point de s'avilir en s'abaissant, et qui est comme une espèce de valeur et de cou- rage pacifique : c'est être faible et timide que d'être inaccessible et fier.

D'ailleurs, Sire ! en quoi les princes et les grands qui n'offrent jamais aux peuples qu'un front sé- vère et dédaigneux sont plus inexcusables , c'est qu'il leur en coûte si peu de se concilier les cœurs : il ne faut pour cela ni effort, ni étude; une seule parole , un sourire gracieux , un seul regard suf- fit : le peuple leur compte tout : leur rang donne du prix à tout. La seule sérénité du visage du roi, dit l'Ecriture, est la vie et la félicité des peuples ; et son air doux et humain est pour les cœurs de ses sujets ce que la rosée du soir est pour les terres sèches et arides : In hilaritale qui- tus régis vitaj et clemeniia ejus quasi imber se- rotinus ' .

Et peut-on laisser aliéner des cœurs qu'on peut gagner à si bas prix ? n'est-ce pas s'avilir soi-même que de dépriser à ce point toute l'humanité ? et mérite-t-on le nom de grand quand on ne sait pas même sentir ce que valent les hommes?

La nature n'a-t-elle pas déjà imposé une assez grande peine aux peuples et aux malheureux de les avoir fait naître dans la dépendance, et comme

1 Prov. 16. i5.

Ç)8 PETIT CAUEMIL.

dans l'esclavage? n'est-ce pas assez que la bas- sesse ou le malheur de leur condition leur fasse un devoir et comme une loi de ramper et de ren- dre des hommages? faut-il encore leur aggraver le joug par le mépris et par une fierté qui en est si digne elle-même? Ne suffit-il pas que leur dé- pendance soit une peine? faut-il encore les en faire rougir comme d'un crime? et, si quelqu'un devait être honteux de son état, serait-ce le pau- vre qui le souffre, ou le grand qui en abuse ?

Il est vrai que souvent c'est l'humeur toute seule , plutôt que l'orgireil , qui efface du front des grands cette sérénité qui les rend accessibles et affables : c'est une inégalité de caprice plus que de fierté. Occupés de leurs plaisirs , et lassés des hommages , ils ne les reçoivent plus qu'avec dé- goût : il semble que l'affabilité leur devienne un devoir importun et qui leur est à charge. A force d'être honorés , ils sont fatigués des honneurs qu'on leur rend , et ils se dérobent souvent aux hommages publics pour se dérober à la fatigue d'y paraître sensibles. Mais qu'il faut être dur pour se faire même une peine de paraître humain I N'est-ce pas une barbarie, non seulement de n'être pas touchés , mais de recevoir même avec ennui les marques d'amour et de respect que nous don- nent ceux qui nous sont soumis? n'est-ce pas dé- clarer tout haut qu'on ne mérite pas l'affection des peuples, quand on en rebute les plus tendres

PETIT CAREME. g(}

témoignages ? Peut-on alléguer là-dessus les mo- inens d'humeur et de chagrin que les soins de la grandeur et de l'autorité traînent après soi ? L'hu- meur est-elle donc le privilège des grands pour être l'excuse de leurs vices ?

Hélas! s'il pouvait èlre quelquefois permis d'ê- tre sombre, bizarre chagrin, à charge aux autres et à soi-même, ce devrait être à ces infortunés que la faim, la misère , les calamités, les néces- sités domestiques, et tous les plus noirs soucis environnent : ils seraient bien plus dignes d'ex- cuse, si , portant déjà le deuil, l'amertume, le désespoir souvent dans le cœur, ils en laissaient échapper quelques traits au-dehors. Mais que les grands , que les heureux du monde , à qui tout rit , et que les joies et les plaisirs accompagnent partout , prétendent tirer de leur félicité même un privilège qui excuse leurs chagrins bizarres et leurs caprices ; qu'il leur soit permis d'être fâ- cheux, inquiets, inabordables, parce qu'ils sont plus heureux ; qu'ils regardent comme un droit acquis à la prospérité d'accabler encore du poids de leur humeur des malheureux qui gémissent déjà sous le joug de leur autorité et de leur puis- sance ; grand Dieu ! serait-ce donc le privilège des grands, ou la punition du mauvais usage qu'ils font de la grandeur ? car il est vrai que les capri- ces et les noirs chagrins semblent être le partage des grands ; et l'innocence de la joie et de la sé- rénité n'est que pour le peuple.

IOO PETIT CAKtME.

Mais l'affabilité qui prend sa source dans l'hu- manité n'est pas une de ces vertus superficielles qui ne résident que sur le visage : c'est un sen- timent qui naît de la tendresse et de la bonté du cœur. L'affabilité ne serait plus qu'une insulte et une dérision pour les malheureux , si , en leur montrant un visage doux et ouvert , elle leur fer- mait nos entrailles , et ne nous rendait plus ac- cessibles à leurs plaintes que pour nous rendre plus insensibles à leurs peines.

Les malheureux et les opprimés n'ont droit de les approcher que pour trouver auprès d'eux la protection qui leur manque. Oui, mes Frères, les lois qui ont pourvu à la défense des faibles ne suffisent pas pour les mettre à couvert de l'injus- tice et de l'oppression : la misère ose rarement réclamer les lois établies pour la protéger; et le crédit souvent leur impose silence.

C'est donc aux grands à remettre le peuple sous la protection des lois : la veuve , l'orphelin , tous ceux qu'on foule et qu'on opprime ont un droit acquis à leur crédit et à leur puissance ; elle ne leur est donnée que pour eux , c'est à eux à porter au pied du trône les plaintes et les gémis- semens de l'opprimé : ils sont comme le canal de communication, et le lien des peuples avec le sou- verain , puisque le souverain n'est lui-même que le père et le pasteur des peuples. Ainsi ce sont les peuples tout seuls qui donnent aux grands le droit qu'ils ont d'approcher du trône, et c'est pour

PETIT CAREME. IOI

les peuples tout seuls que le trône lui-même est élevé : en un mot, et les grands et le prince ne sont, pour ainsi dire , que les hommes du peuple.

Mais, si , loin d'être les protecteurs de sa fai- blesse, les grands et les ministres des rois en sont eux-mêmes les oppresseurs ; s'ils ne sont plus que comme ces tuteurs barbares qui dépouillent eux- mêmes leurs pupilles; grand Dieu! les clameurs du pauvre et de l'opprimé monteront devant vous ; vous maudirez ces races cruelles ; vous lancerez vos foudres sur les géans ; vous renverserez tout cet édifice d'orgueil, d'injustice et de prospérité, qui s'était élevé sur les débris de tant de malheureux; et leur prospérité sera ensevelie sous ses ruines.

Aussi la prospérité des grands et des ministres des souverains qui ont été les oppresseurs des peuples n'a jamais porté que la honte , l'ignomi- nie et la malédiction à leurs descendans. On a vu sortir de cette tige d'iniquité des rejetons hon- teux , qui ont été l'opprobre de leur nom et de leur siècle : le Seigneur a soufflé sur l'amas de leurs richesses injustes, et l'a dissipé comme la poussière ; et, s'il laisse encore traîner sur la terre des restes infortunés de leur race , c'est pour les faire servir de monument éternel à ses vengean- ces ; et, perpétuer la peine d'un crime qui perpé- tue presque toujours avec lui l'affliction et la mi- sère publique dans les empires.

La protection des faibles est donc le seul usage

MASS1LLON. 9

102 PETIT CAREME.

légitime du crédit et de l'autorité ; mais les se- cours et les largesses qu'ils doivent trouver dans notre abondance forment le dernier caractère, de l'humanité.

Oui , mes Frères, si c'est Dieu seul qui vous a fait naître ce que vous êtes, quel a pu être son dessein en répandant avec tant de profusion sur vous les biens de la terre ? A-t-il voulu vous faci- liter le luxe , les passions et les plaisirs qu'il con- damne? Sont-ce des présens qu'il vous ait faits dans sa colère ? Si cela est, si c'est pour vous seuls qu'il vous a fait naître dans la prospérité et dans l'opulence , jouissez-en , à la bonne heure ; faites- vous , si vous le pouvez , une injuste félicité sur la terre ; vivez comme si tout était fait pour vous ; multipliez vos plaisirs ; hâtez-vous de jouir ; le temps est court ; n'attendez plus rien au-delà que la mort et le jugement : vous avez reçu ici-bas votre récompense.

Mais , si , dans les desseins de Dieu , vos biens doivent être les ressources et les facilités de votre salut, il ne laisse donc des pauvres et des mal- heureux sur la terre que pour vous : vous leur tenez donc ici-bas la place de Dieu même : vous êtes , pour ainsi dire, leur providence visible : ils ont droit de vous réclamer et de vous exposer leurs besoins : vos biens sont leurs biens, et vos largesses le seul patrimoine que Dieu leur ait as- signé sur la terre.

PETIT CARÊME. I o3

DEUXIÈME PARTIE.

Et qu'y a-t-il dans votre état de plus digne d'en- vie que le pouvoir de faire des heureux ? Si l'hu- manité envers les peuples est le premier devoir des grands , n'est-elle pas aussi l'usage le plus délicieux de la grandeur ?

Quand toute la religion ne serait pas elle-même un motif universel de charité envers nos frères , et que notre humanité à leur égard ne serait payée que par le plaisir de faire des heureux et de soula- ger ceux qui souffrent , en faudrait-il davantage pour un bon cœur ? Quiconque n'est pas sensible à un plaisir si vrai , si touchant , si digne du cœur, il n'est pas grand , il ne mérite pas même d'être homme. Qu'on est digne de mépris , dit saint Am- broise , quand on peut faire des heureux, et qu'on ne le veut pas ! Injelix cujus in potestate est tan- torum animas a morte defendere , et non est vo- liuitas i.

Il semble même que c'est une malédiction atta - chée à la grandeur. Les personnes nées dans une fortune obscure et privée n'envient dans les grands que le pouvoir de faire des grâces et de contri- buer à la félicité d'autrui : on sent qu'à leur place on serait trop heureux de répandre la joie et l'al- légresse dans les cœurs en y répandant des bien-

i S. Amb. in vitaNab. i3.

Io4 PETIT CAllÊME.

faits , et de s'assurer pour toujours leur amour et leur reconnaissance. Si , dans une condition médiocre , on forme quelquefois de ces désirs chimériques de parvenir à de grandes places , le premier usage qu'on se propose de cette nouvelle élévation , c'est d'être bienfaisant , et d'en faire part à tous ceux qui nous environnent : c'est la première leçon de la nature , et le premier sen- timent que les hommes du commun trouvent en eux. Ce n'est que dans les grands seuls qu'il est éteint : il semble que la grandeur leur donne un autre cœur, plus dur et plus insensible que celui du reste des hommes ; que, plus on est à portée de soulager des malheureux , moins on est touché de leurs misères ; que» plus on est le maître de s'atti- rer l'amour et la bienveillance des hommes, moins on en fait cas ; et qu'il suffit de pouvoir tout , pour n'être touché de rien.

Mais quel usage plus doux et plus flatteur, mes Frères , pourriez-vous faire de votre élévation et de votre opulence? Vous attirer des hommages? mais l'orgueil lui-même s'en lasse : commander aux hommes et leur donner des lois ? mais ce sont les soins de l'autorité , ce n'en est pas le plai- sir : voir autour de vous multiplier à l'infini vos serviteurs et vos esclaves? mais ce sont des té- moins qui vous embarrassent et vous gênent , plutôt qu'une pompe qui vous décore : habiter des palais somptueux ? mais vous vous édifiez ,

PETIT CAREME. I o5

dit Job , des solitudes les soucis et les noirs chagrins viennent bientôt habiter avec vous : y rassembler tous les plaisirs? ils peuvent remplir ces vastes édifices , mais ils laisseront toujours votre cœur vide : trouver tous les jours dans votre opulence de nouvelles ressources à vos caprices ? la variété des ressources tarit bientôt ; tout est bientôt épuisé ; il faut revenir sur ses pas, et re- commencer sans cesse ce que l'ennui rend insi- pide , et ce que l'oisiveté a rendu nécessaire. Em- ployez tant qu'il vous plaira vos biens et votre autorité à tous les usages que l'orgueil et les plai- sirs peuvent inventer : vous serez rassasié , mais- vous ne serez pas satisfait ; ils vous montreront la joie , mais ils ne la laisseront pas dans votre cœur.

Employez-les à faire des heureux , à rendre la vie plus douce et plus supportable à des infortu- nés que l'excès de la misère a peut-être réduits mille fois à souhaiter, comme Job, que le jour qui les vit naître eût été lui-même la nuit éter- nelle de leur tombeau : vous sentirez alors le plai- sir d'être grand , vous goûterez la véritable douceur de votre état : c'est le seul privilège qui le rend digne d'envie. Toute cette vaine montre qui vous environne est pour les autres ; ce plai- sir est pour vous seul ; tout le reste a ses amer- tumes ; ce plaisir seul les adoucit toutes : la joie de faire du bien est tout autrement douce et tou-

9-

Io6 PETIT CAREME.

chante que la joie de le recevoir : revenez-y en- core, c'est tin plaisir qui ne s'use point; plus on le goûte , plus on se rend digne de le goûter : on s'accoutume à sa prospérité propre, et on y de- vient insensible ; mais on sent toujours la joie d'être l'auteur de la prospérité d'autrui : chaque bienfait porte avec lui ce tribut doux et secret dans notre âme : le long usage qui endurcit le cœur à tous les plaisirs le rend ici tous les jours plus sensible.

Et qu'a la majesté du trône elle-même , Sire , de plus délicieux que le pouvoir de faire des grâces ? Que serait la puissance des rois , s'ils se condamnaient à en jouir tout seuls? une triste solitude , l'horreur des sujets , et le supplice du souverain. C'est l'usage de l'autorité qui en fait le plus doux plaisir ; et le plus doux usage de l'autorité , c'est la clémence et la libéralité qui la rendent aimable.

Nouvelle raison : outre le plaisir de faire du bien , qui nous paie comptant de notre bienfait, montrez de la douceur et de l'humanité dans l'usage de votre puissance, dit l'esprit de Dieu , et c'est la gloire la plus sûre et la plus durable les grands puissent atteindre : In mansuetu- dine opéra tua perfice, et super hominum gloriam diligeris 1 .

Non , Sire , ce n'est pas le rang , les titres , h\

1 Eecl. 3.19.

PETIT CAREME. I (VJ

puissance , qui rendent les souverains aimables : ce n'est pas même les talens glorieux que le monde admire , la valeur , la supériorité du gé- nie , l'art de manier les esprits et de gouverner les peuples : ces grands talens ne les rendent aimables à leurs sujets qu'autant qu'ils les ren- dent bumains et bienfaisans. Vous ne serez grand qu'autant que vous leur serez cher : l'amour des peuples a toujours été la gloire la plus réelle et la moins équivoque des souverains : et les peu- ples n'aiment guère dans les souverains que les vertus qui rendent leur règne beureux.

Et , en effet , est-il pour les princes une gloire plus pure et plus toucbanle que celle de régner sur les cœurs ? La gloire des conquêtes est tou- jours souillée de sang ; c'est le carnage et la mort qui nous y conduit ; et il faut faire des malheu- reux pour se l'assurer : l'appareil qui l'environne est funeste et lugubre ; et souvent le conquérant lui-même, s'il est humain, est forcé de verser des larmes sur ses propres victoires.

Mais la gloire, Sire, d'être cher à son peuple et de le rendre heureux n'est environnée que de la joie et de l'abondance : il ne faut point élever de statues et de colonnes superbes pour l'immor- taliser : elle s'élève dans le cœur de chaque sujet un monument plus durable que l'airain et le bronze, parce que l'amour dont il est l'ouvrage est plus fort que la mort : le titre de conquérant

Io8 PETIT CARÊME.

n'est écrit que sur le marbre : le titre de père du peuple est gravé dans les cœurs.

Et quelle félicité pour le souverain de regarder son royaume comme sa famille, ses sujets comme ses en fans ; de compter que leurs cœurs sont en- core plus à lui que leurs biens et leurs personnes , et de voir, pour ainsi dire , ratifier chaque jour le premier choix de la nation qui éleva ses ancêtres sur le trône ! La gloire des conquêtes et des triom- phes a-t-elle rien qui égale ce plaisir ? Mais , de plus , Sire , si la gloire des conquérans vous tou- che , commencez par gagner les cœurs de vos su- jets ; cette conquête vous répond de celle de l'uni- vers. Un roi cher à une nation valeureuse comme la vôtre n'a plus rien à craindre que l'excès de ses prospérités et de ses victoires.

Ecoutez cette multitude que Jésus-Christ ras- sasie aujourd'hui dans le désert : ils veulent l'éta- blir roi sur eux : Ut râpèrent eum , et facerent eum rcgcm1. Ils lui dressent déjà un trône dans leur cœur , ne pouvant le faire remonter encore sur celui de David et des rois de Juda ses ancêtres : ils ne reconnaissent son droit à la royauté que par son humanité. Ah ! si les hommes se donnaient des maîtres , ce ne serait ni les plus nobles ni les plus vaillans qu'ils choisiraient ; ce serait les plus tendres , les plus humains , des maîtres qui fussent eu même temps leurs pères.

1 Joan. 6. i5.

PETIT CAUEME. 1 Ot)

Heureuse la nation , grand Dieu ! à qui vous destinez dans votre miséricorde un souverain de ce caractère ! D'heureux présages semblent nous le promettre: la clémence et la majesté peintes sur le front de cet auguste enfant nous annoncent déjà la félicité de nos peuples; ses inclinations douces et bienfaisantes rassurent et font croître tous les jours nos espérances. Cultivez donc , ô mon Dieu ! ces premiers gages de notre bonheur : rendez-le aussi tendre pour ses peuples que le prince pieux auquel il doit la naissance, et que vous n'avez fait que montrer à la terre : il ne voulait régner , vous le savez , que pour nous rendre heureux ; nos misères étaient ses misères, nos afflictions étaient les siennes , et son cœur ne faisait qu'un avec le nôtre. Que la clémence et la miséricorde croissent donc avec l'âge dans cet enfant précieux , et coulent en lui avec le sang d'un père si humain et si miséricordieux : que la douceur et la majesté de son front soit toujours une image de celle son âme : que son peuple lui soit aussi cher qu'il est lui-même cher à son, peuple : qu'il prenne dans la tendresse de la na- tion pour lui la règle et la mesure de l'amour qu'il doit avoir pour elle : par il sera aussi grand que son bisaïeul , plus glorieux que tous ses ancêtres, et son humanité sera la source de notre félicité sur la terre et de son bonheur dans le ciel.

Ainsi soit-il.

SERMON

POUR

LE JOUR LE L'INCARNATION.

SUR LES CARACTÈRES DE LA GRANDEUR DE JÉSUS-CHRIST.

Hic erit magnus.

Il sera grand. Luc. i. 32.

Sire ,

Quand les hommes augurent d'un jeune prince *ju'il sera grand , cette idée ne réveille en eux que des victoires et des prospérités temporelles ; ils n'établissent sa grandeur future que sur des malheurs publics; et lès mêmes signes qui annon- cent l'éclat de sa gloire sont comme des présages sinistres qui ne promettent que des calamités au reste de la terre.

Mais ce n'est pas à ces marques vaines et lu- gubres de grandeur que l'ange annonce aujour-

PETIT CAREME. I I I

cFhui à Marie que Jésus-Christ sera grand : le langage du ciel et de la vérité ne ressemble pas à l'erreur et à la vanité des adulations humaines ; et Dieu ne parle point comme l'homme.

Jésns-Christ sera grand parce qu'il sera le Saint et le Fils de Dieu : Sanctum , vocabitur Fi- lius Dei^ ; parce qu'il sauvera son peuple : Ipse enim sulvum faciet populum suum 2y parce que son règne ne finira plus : Et. regni ejus non erit finis 3. Tels sont les caractères de sa grandeur : une grandeur de sainteté; une grandeur de mi- séricorde ; une grandeur de perpétuité et de durée. Et voilà les caractères de la véritable grandeur. Ce n'est pas , Sire , dans l'élévation de la nais- sance , dans l'éclat des titres et des victoires, dans l'étendue de la puissance et de l'autorité, que les princes et les grands doivent la chercher : ils ne seront grands comme Jésus-Christ qu'autant qu'ils seront saints, qu'ils seront utiles aux peu- ples , et que leur vie et leur règne deviendra un modèle qui se perpétuera dans tous les siècles; c'est-à-dire qu'ils auront comme Jésus-Christ une grandeur de sainteté , une grandeur de miséri- corde , une grandeur de perpétuité et de durée. îLuc. i. 35. 2 Mat th. 21. 3 Luc. i. 33.

1 1 2 PETIT CAREME.

PREMIÈRE PARTIE.

Sire, l'origine éternelle rie Jésus-Christ, son titre de fils de Dieu , qui est le titre essentiel de sa sainteté, l'est aussi de sa grandeur et de son éminence. Il n'est pas appelé grand parce qu'il compte des rois et des patriarches parmi ses an- cêtres , et que le saug le plus auguste de l'univers coule dans ses veines ; il est grand parce qu'il est le Saint et le Fils du Très-Haut : toute sa aran- deur a sa source dans le sein de Dieu , d'où il est sorti ; et le grand mystère de ses voies éternelles, qui se manifeste aujourd'hui, va puiser tout son éclat dans sa naissance divine.

Nous n'avons de grand que ce qui nous vient de Dieu. Oui , mes Frères, que les grands se van- tent d'avoir comme Jésus-Christ des princes et des rois parmi leurs ancêtres : s'ils n'ont point d'autre gloire que celle de leurs aïeux ; si toute leur grandeur est dans leur nom ; si leurs titres sont leurs uniques vertus; s'il faut rappeler les siècles passés pour les trouver dignes de nos hom- mages, leur naissance les avilit et les déshonore, même selon le monde. On oppose sans cesse leur nom à leur personne : le souvenir de leurs aïeux devient leur opprobre : les histoires sont écrites les grandes actions de leurs pères ne sont plus que des témoins qui déposent contre eux : on cherche ces glorieux ancêtres dans leurs indignes succès-

PETIT CARÊME. I |3

scurs : on redemande à leurs noms les vertus qui ont autrefois honoré la patrie ; et cet amas de gloire dont ils ont hérité n'est plus qu'un poids de honte qui les flétrit et qui les accable.

Cependant la plupart portent sur leur front l'orgueil de leur origine. Ils comptent les degrés de leur grandeur par des siècles qui ne sont plus , par des dignités qu'ils ne possèdent plus, par des actions qu'ils n'ont point faites, par des aïeux dont il ne reste qu'une vile poussière , par des monumens que les temps ont effacés ; et se croient au-dessus des autres hommes, parce qu'il leur reste plus de débris domestiques de la rapidité des temps, et qu'ils peuvent produire plus de ti- tres que les autres hommes de la vanité des choses humaines.

Sans doute une haute naissance est une pré- rogative illustre à laquelle le consentement des nations a attaché de tout temps des distinctions d'honneur et d'hommage ; mais ce n'est qu'un titre , ce n'est pas une vertu : c'est un engage- ment à la gloire ; ce n'est pas elle qui la donne : c'est une leçon domestique et un motif honorable de grandeur ; mais ce n'est pas ce qui nous fait grands : c'est une succession d'honneur et de mé- rite ; mais elle manque, et s'éteint en nous dès que nous héritons du nom sans hériter des vertus qui l'ont rendu illustre. Nous commençons, pour ainsi dire , une nouvelle race ; nous devenons des

MASSILLON. IO

1 l4 PETIT CARÊME.

hommes nouveaux; la noblesse n'est]plus que pour notre nom, et la roture pour notre personne.

Mais , si , devant le monde même , la naissance sans la vertu n'est plus qu'un vain titre qui nous reproche sans cesse noire oisiveté et notre bas- sesse , qu' est-elle devant Dieu , qui ne voit de grand et de réel en nous que les dons de sa grâce et de son esprit qu'il y a mis lui-même?

C'est donc notre naissance selon la foi qui fait le plus glorieux de tous nos titres. Nous ne som- mes grands que parce que nous sommes , comme Jésus-Christ , enfans de Dieu , et que nous sou- tenons la noblesse et l'excellence d'une si haute origine. C'est elle qui élève le chrétien au-dessus des rois et des princes de la terre : c'est par elle que nous entrons aujourd'hui dans tous les droits de Jésus-Christ ; que tout est à nous ; que tout l'univers n'est que pour nous ; que les patriarches et tous les élus des siècles passés sont nos ancê- tres ; que nous devenons héritiers d'un royaume éternel ; que nous jugerons les anges et les hom- mes ; et que nous verrons un jour à nos pieds toutes les nations et les puissances du siècle.

Telle est, Sire, la prérogative des enfans de Dieu. Aussi nos rois ont mis le titre de chrétien à la tête de tous les titres qui entourent et enno- blissent leur couronne ; etle plus saint de vos pré- décesseurs n'allait pas chercher la source et l'ori- gine de sa grandeur dans le nombre des villes et

PETIT CABÊME. Il5

des provinces soumises à son empire, mais dans le lieu seul il avait été mis par le baptême au au nombre des enfans de Dieu.

Mais , Sire , ce n'est pas assez , dit saint Jean , d'en porter le nom , il faut l'être en effet : Utfilii Del nomlnemur et simus 1 . Si les enfans des rois, dégénérant de leur auguste naissance, n'avaient que des inclinations basses et vulgaires ; s'ils se proposaient la fortune d'un vil artisan comme l'objet le plus digne de leur cœur, et seul capable de remplir leurs grandes destinées; si, perdant de vue le trône ils doivent un jour être élevés, ils ne connaissaient rien de plus grand que de ramper dans la boue, et d'être confondus par leurs sentimens et leurs occupations avec la plus vile populace, quel opprobre pour leur nom et pour la nation qui attendrait de tels maîtres!

Tels, et encore plus coupables, Sire, sont les enfans de Dieu quand ils se dégradent jusqu'à vivre comme les enfans du siècle. La grâce de votre baptême vous a élevé encore plus haut que la gloire de votre naissance , quoiqu'elle soit la plus auguste de l'univers : par celle-ci vous n'êtes qu'un roi temporel; l'autre vous rend héritier d'un royaume éternel : la première ne vous fait que l'enfant des rois ; par l'autre vous êtes devenu l'enfant de Dieu. Tous les jours nous voyons croître et se développer dans votre majesté des

1 S Joan. Ep. i . 3. i.

I IO PETIT CAREME.

sentimens et des inclinations dignes de la nais- sance que vous avez eue des rois vos ancêtres ; mais ce ne serait rien , si vous n'en montriez en- core qui répondissent à la grandeur de la nais- sance que vous tenez de Dieu , lequel vous a mis par le baptême au nombre de ses enfans.

Or, par tout ce qu'exige une naissance royale, jugez , Sire , de ce que doit exiger une naissance toute divine. Si les enfans des rois doivent être au-dessus des autres hommes ; si la moindre bas- sesse les déshonore ; si le plus léger défaut de cou- rage est une tache qui flétrit tout l'éclat de leur naissance; si on leur fait un crime d'une simple inégalité d'humeur; s'il faut qu'ils soient plus vaillans , plus sages, plus circonspects , plus doux, plus affables, plus humains, plus grands que le reste des hommes ; si le monde exige tant des enfans de la terre, qu'est-ce que Dieu ne doit pas demander des enfans du ciel ! quelle inno- cence î quelle pureté de désirs! quelle élévation de sentimens ! quelle supériorité au-dessus des sens et des passions! quel mépris pour tout ce qui n'est pas éternel ! qu'il faut être grand pour sou- tenir l'éminence d'une si haute origine ! Premier caractère de la grandeur de Jésus-Christ, une grandeur de sainteté : Hic eril magnus , etfilius Altissimi vocafyitur.

PETIT CAREME. 1 I 7

DEUXIÈME PARTIE.

Mais, en second lieu, il sera grand, parce qu'il sauvera son peuple : Ipse enim salvwnfaciet po- pulum suumj second caractère de sa grandeur , une grandeur de miséricorde.

Il ne descend sur la terre que pour combler les hommes de ses bienfaits. Nous étions sous la servitude et sous la malédiction , et il vient rom- pre nos chaînes et nous mettre en liberté : nous étions ennemis de Dieu et étrangers à ses pro- messes , et il vient nous réconcilier avec lui , et nous rendre citoyens des saints et enfans d'une nouvelle alliance : nous vivions sans loi , sans joug, sans Dieu dans ce inonde, et il vient être notre loi , notre vérité , notre justice , et répandre l'abondance de ses dons et de ses grâces sur tout l'univers. En un mot, il vient renouveler toute la nature , sanctifier ce qui était souillé , fortifier ce qui était faible, sauver ce qui était perdu, réunir ce qui était divisé. Quelle grandeur ! car il n'y a rien de si grand que de pouvoir être utile à tous les hommes.

Et telle est la grandeur les princes et les sou- verains , et tout ce qui porte le nom de grand sur la terre doit aspirer : ils ne peuvent être grands qu'en se rendant utiles aux peuples , et leur por- tant, comme Jésus-Christ , la liberté, la paix et l'abondance.

10.

I l8 PETIT CARÊME.

Je dis la liberté , non celle qui favorise les pas- sions et la licence : c'est un nouveau joug el une servitude honteuse que ce funeste libertinage ; et la règle des mœurs est le premier principe de la félicité et de l'affermissement des empires. Ce n'est pas celle encore ou qui s'élève contre l'autorité légitime , ou qui veut partager avec le souverain celle qui réside en lui seul, et, sous prétexte de la modérer, l'anéantir et l'éteindre. Il n'y a de bon- heur pour les peuples que dans l'ordre et dans la soumission; pour peu qu'ils s'écartent du point fixe de l'obéissance , le gouvernement n'a plus de règle : chacun veut être à lui-même sa loi ; la con- lusion , les troubles , les dissensions , les attentats, l'impunité, naissent bientôt de l'indépendance; et les souverains ne sauraient rendre leurs sujets heureux qu'en les tenant soumis à l'autorité , et leur rendant en même temps l'assujétissement doux et aimable.

La liberté , Sire , que les princes doivent à leurs peuples , c'est la liberté des lois. Vous êtes le maître de la vie et de la fortune de vos sujets ; mais vous ne pouvez en disposer que selon les lois : vous ne connaissez que Dieu seul au-dessus de vous , il est vrai ; mais les lois doivent avoir plus d'autorité que vous-même : vous ne com- mandez pas à des esclaves ; vous commandez à une nation libre et belliqueuse , aussi jalouse de sa liberté que de sa fidélité , et dont la soumission

PETIT CARÊME. I IQ

est d'autant plus sûre , qu'elle est fondée sur l'a- mour qu'elle a pour ses maîtres. Ses rois peuvent tout sur elle , parce que sa tendresse et sa fidélité ne mettent point de bornes a son obéissance; mais il faut que ses rois en mettent eux-mêmes à leur autorité, et que, plus son amour ne connaît point d'autre loi qu'une soumission aveugle , plus ses rois n'exigent de sa soumission que ce que les lois leur permettent d'en exiger : autrement, ils ne sont plus les pères et les protecteurs de leurs peuples, ils en sont les ennemis et les oppresseurs; ils ne régnent pas sur leurs sujets , ils les subju- guent.

La puissance de votre auguste bisaïeul sur la nation a passé celle de tous les rois vos ancêtres : un règne long et glorieux l'avait affermie; sa haute sagesse la soutenait , et l'amour de ses sujets n'y mettait presque plus de bornes : cependant il a su plus d'une fois la faire céder aux lois , les prendre pour arbitres entre lui et ses sujets , et soumettre noblement ses intérêts à leurs décisions.

Ce n'est donc pas le souverain, c'est la loi, Sire, qui doit régner sur les peuples. Vous n'en êtes que le ministre et le premier dépositaire. C'est elle qui doit régler l'usage de l'autorité ; et c'est par elle que l'autorité n'est plu s un joug pour les sujets, mais une règle qui les conduit, un secours qui les protège , une vigilance paternelle qui ne s'as- sure leur soumission que parce qu'elle s'assure

120 PETIT CAREME.

leur tendresse. Les hommes croient être libres quand ils ne sont gouvernés que par les lois : leur sommission fait alors tout leur bonheur , parce qu'elle fait toute leur tranquillité et toute leur con- fiance : les passions, les volontés injustes, les désirs excessifs et ambitieux que les princes mêlent h l'usage de l'autorité , loin de l'étendre , l'affai- blissent : ils deviennent moins puissans dès qu'ils veulent l'être plus que les lois ; ils perdent en croyant gagner : tout ce qui rend l'autorité injuste et odieuse l'énervé et la diminue : la source de leur puissance est dans le cœur de leurs sujets; et, quelque absolus qu'ils paraissent, on peut dire qu'ils perdent leur véritable pouvoir dès qu'ils perdent l'amour de ceux qui les servent.

J'ai dit encore la paix et l'abondance, qui sont toujours les fruits heureux de la liberté dont nous venons de parler : et voilà les biens que Jésus- Christ vient apporter sur la terre; il n'est grand que parce qu'il est le bienfaiteur de tous les hommes. Oui, Sire, il faut être utile aux hommes pour être grand dans l'opinion des hommes. C'est la reconnaissance qui les porta autrefois a se faire des dieux même de leurs bienfaiteurs : ils adorè- rent la terre qui les nourrissait , le soleil qui les éclairait ; des princes bienfaisans ; un Jupiter roi de Crète, un Osiris roi d'Egypte, qui avaient donné des lois sages à leurs sujets , qui avaient été les pères de leurs peuples , et les avaient ren-

PETIT CAKEME. 121

dus heureux pendant leur règne : l'amour et le respect qu'inspire la reconnaissance fut si vif, qu'il dégénéra même en culte.

Il faut mettre les hommes dans les intérêts de notre gloire , si nous voulons qu'elle soit immor- telle ; et nous ne pouvons les y mettre que par nos bienfaits. Les grands talens, et les titres qui nous élèvent au-dessus d'eux , et qui ne font rien à leur bonheur, les éblouissent sans les toucher, et de- viennent plutôt l'objet de l'envie que de l'affection et de l'estime publique. Les louanges que nous donnons aux autres se rapportent toujours par quelque endroit à nous-mêmes ; c'est l'intérêt ou la vanité qui en sont les sources secrètes ; car tous les hommes sont vains et n'agissent presque que pour eux, et d'ordinaire ils n'aiment pas à donner en pure perle des louanges qui les humilient, et qui sont comme des aveux publics de la supério- rité qu'on a sur eux : mais la reconnaissance l'em- porte sur la vanité; et l'orgueil souffre sans peine que nos bienfaiteurs soient en même temps' nos supérieurs et nos maîtres.

Non , Sire , un prince qui n'a eu que des vertus militaires n'est pas assuré d'être grand dans la postérité. Il n'a travaillé que pour lui; il n'a rien fait pour ses peuples ; et ce sont les peuples qui assurent toujours la gloire et la grandeur du sou- verain. Il pourra passer pour un grand conqué- rant, mais on ne le regardera jamais comme un

122 PETIT CAREME.

grand roi : il aura gagne des batailles , niais il n'aura pas gagné le cœur de ses sujets : il aura conquis des provinces étrangères , mais il aura épuisé les siennes : en un mot, il aura conduit habilement des armées , mais il aura mal gou- verné ses sujets.

Mais , Sire , un prince qui n'a cherché sa gloire que dans le bonheur de ses sujets ; qui a préféré la paix et la tranquillité, qui seule peut les rendre heureux , à des victoires qui n'eussent été que pour lui seul, et qui n'auraient abouti qu'à flatter sa vanité; un prince qui ne s'est regardé que comme l'homme de ses peuples ; qui a cru que ses trésors les plus précieux étaient les cœurs de ses sujets ; un prince qui , par la sagesse de ses lois et de ses exemples , a banni les désordres de son état , corrigé les abus , conservé la bienséance des mœurs publiques, maintenu chacun à sa place, réprimé le luxe et la licence, toujours plus fu- nestes aux empires que les guerres et les calamités les plus tristes ; rendu au culte et à la religion de ses pères l'autorité, l'éclat, la majesté, l'unifor- mité qui en perpétuent le respect parmi les peu- ples; maintenu le sacré dépôt de la foi contre toutes les entreprises des esprits indociles et in- quiets ; qui a regardé ses sujets comme ses enfans, son royaume comme sa famille ; et qui n'a usé de sa puissance que pour la félicité de ceux qui la lui avaient confiée : un prince de ce caractère sera

PETIT CARÊME. 123

toujours grand , parce qu'il l'est dans le coeur des peuples. Les pères raconteront à leurs en fan s le bonheur qu'ils eurent de vivre sous un si bon maître ; ceux-ci le rediront à leurs neveux; et dans chaque famille ce souvenir, conservé d'âge en âge, deviendra comme un monument domestique élevé dans l'enceinte des murs paternels , qui perpé- tuera la mémoire d'un si bon roi dans tous les siècles.

Non , Sire, ce ne sont pas les statues et les in- scriptions qui immortalisent les princes ; elles deviennent tôt ou tard le triste jouet des temps et de la vicissitude des choses humaines. En vain Rome et la Grèce avaient autrefois multiplié à l'infini les images de leurs rois et de leurs Césars, et épuisé toute la science de Fart pour les rendre plus précieuses aux siècles suivans ; de tous ces monumens superbes , à peine un seul est venu jusqu'à nous. Ce qui n'est écrit que sur le marbre et sur l'airain est bientôt effacé ; ce qui est écrit dans les cœurs demeure toujours.

TROISIÈME PARTIE.

Aussi le dernier caractère de la grandeur de Jésus-Christ, c'est la durée et la perpétuité de son règne : Et regni cjus non erit finis. Il était hier , il est aujourd'hui , et il sera dans tous les siècles : ses bienfaits perpétueront sa royauté et

124 PETIT CARÊME.

sa puissance : les hommes de tous les temps le reconnaîtront , l'adoreront comme leur chef , leur libérateur, leur pontife toujours vivant, et qui s'offre toujours pour nous à son père ; il sera même le prince de l'éternité; il régnera sur tous les élus dans le ciel , et l'Eglise triomphante ne sera pas moins son royaume et son héritage que celle qui combat sur la terre. C'est ici une gran- deur de perpétuité et de durée.

En effet , la gloire qui doit finir avec nous est toujours fausse. Elle était donnée à nos titres plus qu'à nos vertus : c'était un faux éclat qui envi- ronnait nos places , mais qui ne sortait pas de nous-mêmes : nous étions sans cesse entourés d'admirateurs , et vides au-dedans des qualités qu'on admire : cette gloire était le fruit de l'er- reur et de l'adulation , et il n'est pas étonnant de la voir finir avec elles. Telle est la gloire de la plupart des princes et des grands : on honore leurs cendres encore fumantes d'un reste d'éloge ; on ajoute encore cette vaine décoration à celle de leur pompe funèbre; mais tout s'éclipse et s'éva- nouit le lendemain : on a honte des louanges qu'on leur a données ; c'est un langage suranné et insipide qu'on n'oserait plus parler : on en voit presque rougir les monumens publics elles sont encore écrites , et elles ne semblent subsister que pour rappeler publiquement un souvenir qui les désavoue : ainsi les adulations ne survivent

PETIT CARÊME. l?.5

jamais à leurs héros ; et les éloges mercenaires , loin d'immortaliser la gloire des princes , n'im- mortalisent que la bassesse, l'intérêt et la lâcheté de ceux qui ont été capables de les donner.

Pour connaître la grandeur véritable des sou- verains et des grands , il faut la chercher dans les siècles qui sont venus après eux : plus même ils s'éloignent de nous , plus leur gloire croît et s'affermit lorsqu'elle a pris sa source dans l'amour des peuples. On dispute encore aujourd'hui à un de vos plus vaillans prédécesseurs les éloges ma- gnifiques que son siècle lui donna à l'envi ; et, malgré la gloire de Marignan, on doute si la va- leur doit le faire compter parmi les grands rois qui ont occupé votre trône : et avec moins de ces talens brillans qui font les héros , et plus de ces vertus pacifiques qui font les bons rois, son prédécesseur sera toujours grand dans nos his- toires , parce qu'il sera toujours cher à la nation dont il fut le père. On ne compte pour rien les éloges donnés aux souverains pendant leur rè- gne , s'ils ne sont répétés sous les règnes suivans : c'est que la postérité, toujours équitable, ou les dégrade d'une gloire dont ils n'étaient rede- vables qu'à leur puissance et à leur rang , ou leur conserve un rang qu'ils durent à leur vertu bien plus qu'à leur puissance. Il faut, Sire , que la vie d'un grand roi puisse être proposée comme une règle à ses successeurs , et que son règne dc-

MASSILLOJV. I I

126 PETIT CAREME.

vienne le modèle de tous les règnes à venir : c'est par qu'il sera , si je l'ose dire, éternel comme le règne de Jésus-Christ : Et regni ejus non crit finis.

Le règne de David fut toujours le modèle des bons rois de Juda , et sa durée égala celle du trône de Jérusalem. Ce ne furent pas ses victoires toutes seules qui le rendirent le modèle des rois ses suc- cesseurs , Saiil en avait remporté comme lui sur les Philistins et sur les Amalécites ; ce fut sa piété envers Dieu , son amour pour son peuple , son zèle pour la loi et pour la religion de ses pères , sa soumission à Dieu dans les disgrâces , sa mo- dération dans la victoire et dans la prospérité , son respect pour les prophètes qui venaient de la part de Dieu l'avertir de ses devoirs et lui ou- vrir les yeux sur ses faiblesses , les larmes publi- ques de pénitence et de piété dont il baigna son trône pour expier le scandale de sa chute , les ri- chesses immenses qu'il amassa pour élever un temple au Dieu de ses pères , sa confiance dans le grand-prétre et dans les ministres du culte saint , le soin qu'il prit d'inspirer à son fils Salo- mon les maximes de la vertu et de la sagesse , et enfin le bon ordre et la justice des lois qu'il éta- blit dans tout Israël.

Voilà , Sire , la grandeur que votre majesté doit se proposer. Régnez de manière que votre règne puisse être éternel ; que non seulement il

PETIT CAREME. 12?

vous assure la royauté immortelle des enfans de Dieu, mais encore que, dans tous les âges qui suivront, on vous propose aux princes vos suc- cesseurs comme le modèle des bons rois.

Ce ne sera pas seulement en remportant des victoires que vous deviendrez un grand roi : ce sera votre amour pour vos peuples , votre fidé- lité envers Dieu , votre zèle pour la religion de vos pères , votre attention à rendre vos sujets heureux, qui feront de votre règne le plus bel en- droit de nos histoires et le modèle de tous les rè-

gnes a venir.

Aimez vos peuples, Sire; et que ces mêmes paroles si souvent portées à vos oreilles trouvent toujours un accès favorable dans votre cœur. Soyez tendre, humain , affable, touché de leurs misères , compatissant «à leurs besoins , et vous serez un grand roi , et la durée de votre règne égalera celle de la monarchie. Dieu vous a établi sur une nation qui aime ses princes , et qui par cela seul mérite d'en être aimée. Dans un royaume les peuples naissent , pour ainsi dire , bons su- jets , il faut que les souverains, en naissant, nais- sent bons maîtres. Vous voyez déjà tous les cœurs voler après vous : Sire , l'amour ne peut se payer que par l'amour ; et vous ne seriez pas digne de la tendresse de vos sujets , si vous leur refusiez la vôtre.

Il n'y a point d'autre gloire pour les rois : leur

128 PETIT CARÊME.

grandeur est toute dans l'amour de leurs peuples ; ce sont eux qui perpétuent de siècle en siècle la mémoire des bons princes. Et quelle gloire en ef- fet pour un roi de régner encore après sa mort sur les cœurs de ses sujets ; d'être sûr que , dans tous les temps à venir, les peuples, ou regrette- ront de n'avoir pas vécu sous son règne , ou se félicileront d'avoir un roi qui lui ressemble ï Quelle gloire , Sire , de faire dire de soi dans toute la suite des siècles, comme la reine de Saba le disait de Salomon : Heureux ceux qui le vi- rent , et qui vécurent sous la douceur de ses lois et de son empire ! heureux l'âge qui montra à la terre un si bon maître ! heureuses les villes et les campagnes qui virent revivre sous son règne l'a- bondance , la paix, la joie, la justice, l'innocence des âges les plus fortunés! heureuse la nation que le ciel favorisera un jour d'un prince qui lui soit semblable !

Grand Dieu! c'est vous seul qui donnez les bons rois aux peuples ; et c'est le plus grand don que vous puissiez faire à la terre. Vous tenez en- core entre vos mains l'enfant auguste que vous destinez à la monarchie : son âge , son innocence , le laissent encore l'ouvrage commencé de vos mi- séricordes : il n'est pas encore sorti de dessous la main qui le forme et qui l'achève. Grand Dieu! il est encore temps , formez-le pour le bonheur des peuples à qui vous l'avez réservé ; et que cette

PETIT CAREME. I 29

prière , si souvent ici renouvelée , ne lasse pas votre bonté, puisqu'elle intéresse si fort le salut et la félicité d'une nation que vous avez toujours protégée.

C'est sous les bons rois que votre culte s'affer- mit; que la foi triomphe des erreurs; que l'af- freuse incrédulité est bannie ou obligée de se ca- cher ; que les nouvelles doctrines sont proscrites ; que les esprits rebelles ne trouvent de protection et de sûreté que dans l'obéissance et dans l'unité ; que vos ministres , paisibles dans l'exercice de leurs fonctions , et veillant sans cesse à la con- servation du dépôt, voient l'autorité de l'empire donner les mains à celle du sacerdoce ; et que tous les cœurs, déjà réunis au pied du trône, portent la même union et la même concorde au pied des autels. Ajoutez donc en lui de jour en jour , ô mon Dieu, de ces traits heureux qui pro- mettent de bons rois à leurs peuples : que l'ou- vrage de vos miséricordes croisse et se développe tous les jours en lui avec ses années. Nous ne vous demandons pas qu'il devienne le vainqueur de l'Europe ; nous vous demandons qu'il soit le père de son peuple. C'est la puissance de votre bras qui nous l'a conservé , en frappant autour de son berceau tout le reste de sa famille royale ; que ce soit elle qui nous le forme et qui nous le prépare : il est, comme Moïse , l'enfant sauvé des funérailles de toute sa race ; qu'il soit comme lui

1 1.

J3o PETIT CARÊME.

le sauveur et le libérateur de son peuple; et que ce premier prodige qui L'a retiré du sein de la mort soit pour nous le présage assuré de ceux que vous nous faites espérer sous son empire.

Ainsi soit-il,

SERMON

POUR

LE DIMANCHE DE LA PASSION

SUR LA FAUSSETE DE LA GLOIRE HUMAINE.

Si ego glorifico meipsum, gloria mca niliil est.

Si je me glorifie moi-même , ma gloire ri est rien. Joan.

8. 54.

Sire,

Si lu gloire du monde sans la crainte de Dieu était quelque chose de réel, quel homme jusque avait paru sur la terre qui eût plus de lieu de se glorifier lui-même que Jésus-Christ?

Outre la gloire de descendre d'une race royale, et de compter les David et les Salomon parmi ses ancêtres , avec quel éclat n'avait-il pas paru dans le monde !

Suivez-le dans tout le cours de sa vie : toute la nature lui obéit ; les eaux s'affermissent sous ses pieds; les morts entendent sa voix; les démons, frappés de sa puissance , vont se cacher loin de

l32 PETIT CARÊME.

lui ; les cieux s'ouvrent sur sa tèle et annoncent eux-mêmes aux hommes sa gloire et sa magnifi- cence ; la boue entre ses mains rend la lumière aux aveugles ; tous les lieux par il passe ne sont marqués que par ses prodiges : il lit dans les cœurs ; il voit l'avenir comme le présent ; il en- traîne après lui les villes et les peuples : personne avant lui n'avait parlé comme il parle ; et , char- mées de son éloquence céleste, les femmes de Juda appellent heureuses les entrailles qui l'ont porté.

Quel homme s'était jamais montré sur la terre environné de tant de gloire ? et cependant il nous apprend que, s'il se l'attribue à lui-même, et que sa gloire ne soit qu'une gloire humaine , sa gloire n'est plus rien : Si ego glorifico meipsum, gloria mea nihil est.

La probité mondaine , les grands talens , les succès éclatans ne sont donc plus rien dès qu'ils ne sont que les vertus de l'homme ; et il n'y a point de gloire véritable sans la crainte de Dieu. C'est ce qui va faire le sujet de ce discours.

PREMIÈRE PARTIE.

Sire , il y a long-temps que les hommes , tou- jours vains , font leur idole de la gloire : ils la perdent la plupart en la cherchant, et croient l'avoir trouvée quand on donne à leur vanité les louanges qui ne sont dues qu'à la vertu.

PETIT CARÊME. l33

Il n'est point de prince ni de grand, malgré la bassesse et le dérèglement de ses mœurs et de ses penehans, à qui de vaines adulations ne promet- tent la gloire et l'immortalité, et qui ne compte sur les suffrages de la postérité, son nom même ne passera peut-être pas, et du moins il ne sera connu que par ses vices. Il est vrai que le inonde, qui avait élevé ces idoles de boue , les renverse lui-même le lendemain, et qu'il se venge à loisir dans les âges suivans, par la liberté de ses censu- res, delà contrainte et de l'injustice de ses éloges.

Il n'attend pas même si tard : les applaudisse- mens publics qu'on donne à la plupart des grauds pendant leur vie sont presque toujours à l'instant démentis par les jugemens et les discours secrets : leurs louanges ne font que réveiller l'idée de leurs défauts ; et, à peine sorties de la bouche même de celui qui les publie, elles vont, s'il m'est per- mis de parler ainsi , expirer dans son coeur, qui les désavoue.

Mais, si la gloire humaine est presque toujours dégradée devant le tribunal même du monde , aurait-elle quelque chose de plus réel aux yeux de Dieu, devant qui il n'y a de véritables grands que ceux qui le craignent? Qui autem liment te, magni erunt apud le per omnia 1 .

Et, pour mettre cette vérité dans un point de vue qui nous la montre tout entière, remarquez,

i Judith. 16. 19.

l34 PETIT CARÊME.

je vous prie, mes Frères, que les hommes ont de tout temps établi la gloire dans l'honneur et la probité, dans l'éminence et la distinction des ta- lens , et enfin dans les succès éclatans.

Or, sans la crainte de Dieu, toute probité hu- maine est ou fausse , ou du moins elle n'est pas sûre : les plus grands talens deviennent dange- reux, ou a celui qui s'en glorifie , ou à ceux au- près desquels il en fait usage : et enfin les suc- cès les plus éclatans ou prennent leur source dans le crime, ou ne sont souvent que des crimes écla- tans eux-mêmes : Si ego glorijîco meipsum, glo- ria mea nihil est.

Je dis premièrement que la probité humaine sans la crainte de Dieuestpresque toujours fausse, ou du moins qu'elle n'est jamais sûre.

Je sais que le monde se vante d'un fantôme d'honneur et de probité indépendant de la reli- gion : il croit qu'on peut être fidèle aux hommes sans être fidèle à Dieu ; être orné de toutes les vertus que demande la société sans avoir celles qu'exige l'Evangile ; en un mot , être honnête homme sans être chrétien.

On pourrait laisser au monde cette faible con- solation, ne pas lui disputer une gloire aussi vaine et aussi frivole que lui-même, et, puisqu'il re- nonce aux vertus des saints, lui passer du moins celles des hommes. C'est l'attaquer par son en- droit sensible et dans son dernier retranchement,

PETIT CAREME. l35

de vouloir lui ôtcr le seul nom de bien qui lui reste, et qui le console de la perte de tous les au- tres , et de le déposséder d'un honneur et d'une probité qu'il croit n'appartenir qu'à lui seul , et qu'il dispute même souvent aux justes.

Ne le troublons donc pas dans une possession si paisible, et en même temps si injuste. Conve- nons qu'au milieu de la dépravation et de la dé- cadence des mœurs publiques, le monde a en- core sauvé du débris des restes d'honneur et de droiture; que, malgré les vices et les passions qui les dominent, paraissent encore sous ses étendards des hommes fidèles à l'amitié , zélés pour la patrie, rigides amateurs de la vérité, es- claves religieux de leur parole, vengeurs de l'in- justice , protecteurs de la faiblesse ; en un mot, partisans du plaisir , et néanmoins sectateurs de la vertu.

Voilà les justes du monde , ces héros d'hon- neur et de probité qu'il fait tant valoir, qu'il op- pose même tous les jours avec une espèce d'insulte et d'ostentation aux véritables justes de l'Evan- gile. Il les dégrade pour élever son idole : il se vante que l'honneur et la véritable probité ne ré- sident que chez lui : il nous laisse l'obscurité, les petitesses, les travers, et tout le faux de la vertu, et s'en arroge à lui-même l'héroïsme et la gloire. Mais qu'il seraitaisé de venger l'honneur de Dieu contre le culte vain et pompeux que le monde rend à son idole I il n'y aurait qu'à souffler sur

l36 PETIT CAREME.

cet édifice d'orgueil et de vanité, à peine en re- trouver iez-vous les faibles vestiges.

Ces hommes vertueux , dont le monde se fait tant d'honneur , n'ont au fond souvent pour eux que l'erreur publique : amis fidèles , je le veux ; mais c'est le goût, la vanité ou l'intérêt, qui les lie, et dans leurs amis ils n'aiment qu'eux-mêmes : bons citoyens , il est vrai ; mais la gloire et les honneurs qui nous reviennent en servant la pa- trie sont l'unique lien et le seul devoir qui les at- tache : amateurs de la vérité, je l'avoue ; mais ce n'est pas elle qu'ils cherchent , c'est le crédit et la confiance qu'elle leur acquiert parmi les hom- mes : observateurs de leur parole ; mais c'est un orgueil qui trouverait de la lâcheté et de l'incon- stance à se dédire; ce n'est pas une vertu qui se fait une religion de ses promesses : vengeurs de l'injustice; mais, en la punissant dans les autres, ils ne veulent que publier qu'ils n'en sont pas ca- pables eux-mêmes : protecteurs de la faiblesse ; mais ils veulent avoir des panégyristes de leur générosité ; et les éloges des opprimés sont ce que leur offre de plus touchant leur oppression et leur misère. En un mot, dit l'Ecriture, on les appelle miséricordieux : ils ont toutes les vertus pour le public ; mais, n'étant pas fidèles à Dieu , ils n'en ont pas une seule pour eux-mêmes : Multi homi- nes miséricordes vocantur; virum autem Jîdelem quis invcniet * ?

1 Prov. 1.6.

PETIT CARÊME. l37

Mais, quand la probité du monde ne serait pas presque toujours fausse , il faudrait convenir du moins qu'elle n'est jamais sûre. La religion toute seule assure la vertu, parce que les motifs qu'elle nous fournit sont partout les mèrnes. La honte et l'opprobre en seraient le prix devant les hommes, qu'elle n'en paraîtrait que plus belle et plus glo- rieuse à l'homme de bien : sa vie même serait en péril , qu'il ne voudrait pas la racheter aux dé- pens de sa vertu : le secret et l'impunité ne sont pas pour lui des attraits pour le vice, puisque Dieu est le seul témoin qu'il craint, et le reproche de sa conscience la seule peine qui l'afflige : la gloire même et les acclamations publiques le sollicite- raient à une entreprise ambitieuse et injuste, qu'il préférerait le devoir et la règle qui la con- damnent aux applaudissemens de l'univers qui l'approuve. Enfin changez tant qu'il vous plaira les situations d'un véritable juste; le monde peut varier à son égard ; les suffrages publics qui l'é- lèvent aujourd'hui peuvent demain le dégrader et l'abattre ; sa fortune peut changer ; mais sa verlu ne changera point avec sa fortune.

Il ne s'agit pas ici de nous alléguer des exem- ples où la piété la plus estimée s'est démentie plus d'une fois. Outre que le monde est plein de faux justes , et que tous ceux qui en portent le nom aux yeux des hommes n'en ont pas le mérite de- vant Dieu , c'a été de tout temps l'injustice du

MASSILLON. 12

l38 PETIT CAKE ME.

monde d'attribuer à la vertu les faiblesses de l'homme. Le juste peut tomber, mais la vertu seule peut le défendre ou le relever de ses chutes : elle seule marche sûrement, parce que les prin- cipes sur lesquels elle s'appuie sont toujours les mêmes : les occasions ne l'autorisent pas contre le devoir , parce que les occasions ne changent jamais rien aux règles : la lumière et les regards publics sont pour elle comme la solitude et les ténèbres : en un mot, elle ne compte les hommes pour rien, parce que Dieu seul, qui la voit, doit être son juge.

Trouvez, si vous le pouvez, la même sûreté dans les vertus humaines. Nées le plus souvent dans l'orgueil et dans l'amour de la gloire , elles y trouvent, un moment après, leur tombeau : formées par les regards publics , elles vont s'é- teindre le lendemain, comme ces feux passagers, dans le secret et les ténèbres : appuyées sur les circonstances , sur les occasions , sur les juge- mens des hommes , elles tombent sans cesse avec ces appuis fragiles : les tristes fruits de l'amour- propre , elles sont toujours sous l'inconstance de son empire : enfin, le faible ouvrage de l'homme, elles ne sont, comme lui , à l'épreuve de rien.

Qu'il s'offre à ce vertueux du siècle une occa- sion sûre de décréditer un ennemi ou de supplan- ter un concurrent ; pourvu qu'il conserve la ré- putation et la gloire de la modération, il sera peu touché d'en avoir le mérite : que sa vengeance

PETIT CAREME. 1 39

n'intéresse point son honneur , elle ne sera plus indigne de sa vertu : placez-le dans une situation il puisse accorder sa passion avec l'estime pu- blique , il ne s'embarrassera pas de l'accorder avec son devoir : en un mot , qu'il passe toujours pour homme de bien , c'est la même chose pour lui que de l'être.

Tout Israël paraît applaudir d'abord à la ré- volte d'Absalon : Achitophel, cet homme si sage et si vertueux dans l'estime publique, et dont les conseils étaient regardés comme les conseils de Dieu , préfère pourtant le parti du crime , il trouve les suffrages publics et l'espérance de son élévation , à celui de la justice, qui ne lui offre plus que le devoir.

Non , mes Frères, rien n'est sûr dans les ver- tus humaiues, si la vertu de Dieu ne les soutient et ne les fixe. Soyez bienfaisant, juste, généreux, sincère : vous pouvez être utile au public ; mais vous devenez inutile à vous-même : vous faites des œuvres louables aux yeux des hommes ; mais en ferez-vous jamais une véritable vertu? Tout est faux et vide dans un cœur que Dieu ne rem- plit point (c'est un roi lui-même qui parle); et connaître votre justice et votre vertu, ô mon Dieu, c'est la seule racine qui porte des fruits d'immor- talité, et la source de la véritable gloire : Vani autem sunt omnes homines in quibus non subest scientia Dei 1 . 4 Sap. i3. i.

l4<> PETIT CARÊME.

C'est donc en vain qu'on met la véritable gloire dans l'honneur et la probité mondaine : on n'est grand que par le cœur; et le cœur vide de Dieu n'a plus que le faux et les bassesses de l'homme.

DEUXIÈME PARTIE.

Mais peut-être que les vertus civiles toutes seules sont trop obscures, et que la distinction et la supériorité des grands talens nous donnera plus de droit à la gloire.

Hélas î Sire, que sont les grands talens, que de grands vices , si , les ayant reçus de Dieu , nous ne les employons que pour nous-mêmes ? Que de- viennent-ils entre nos mains? souvent l'instru- ment des malheurs publics ; toujours la source de notre condamnation et de notre perte.

Qu'est-ce qu'un souverain avec une valeur bouillante, et dont les éclairs brillent déjà de toutes part dès ses plus jeunes ans , si la crainte de Dieu ne le conduit et ne le modère ? un astre nouveau et malfaisant qui n'annonce que des ca- lamités à la terre. Plus il croîtra dans cette science funeste, plus les misères publiques croîtront avec lui : ses entreprises les plus téméraires n'offri- ront qu'une faible digue à l'impétuosité de sa course : il croira effacer par l'éclat de ses victoi- res leur témérité ou leur injustice : l'espérance du succès sera le seul titre qui justifiera l'équité de ses armes : tout ce qui lui paraîtra glorieux

PETIT CAREME. l/fl

deviendra légitime : il regardera les momens d'un repos sage et majestueux comme une oisiveté honteuse et des momens qu'on dérobe à sa gloire ; ses voisins deviendront ses ennemis dès qu'ils pour- ront devenir sa conquête ; ses peuples eux-mêmes fourniront de leurs larmes et de leur sang la triste matière de ses triomphes : il épuisera et renver- sera ses propres états pour en conquérir de nou- veaux ; il armera contre lui les peuples et les na- tions ; il troublera la paix de l'univers ; il se ren- dra célèbre en faisant des millions de malheureux. Quel fléau pour le genre humain ! et, s'il y a un peuple sur la terre capable de lui donner des éloges, il n'y a qu'à lui souhaiter un tel maître.

Repassez sur tous les grands talens qui rendent les hommes illustres ; s'ils sont donnés aux im- pies , c'est toujours pour le malheur de leur na- tion et de leur siècle. Les vastes connaissances empoisonnées par l'orgueil ont enfanté ces chefs et ces docteurs célèbres de mensonge qui dans tous les âges ont levé l'étendard du schisme et de l'erreur, et formé dans le sein même du christia- nisme les sectes qui le déchirent.

Ces beaux esprits si vantés , et qui par des ta- lens heureux ont rapproché leur siècle du goût et de la politesse des anciens, dès que leur cœur s'est corrompu, ils n'ont laissé au monde que des ouvrages lascifs et pernicieux, le poison, pré- parc par des mains habiles, infecte tous les jours

12.

l/j-2 PETIT CARÊME.

les mœurs publiques , et les siècles qui nous suivront viendront encore puiser la licence et la corruption du nôtre.

Tournez-vous d'un autre côté : comment ont paru sur la terre ces génies supérieurs, mais am- bitieux et inquiets , nés pour faire mouvoir les ressorts des états et des empires , et ébranler l'u- nivers entier ? Les peuples et les rois sont deve- nus le jouetde leur ambition et de leurs intrigues : les dissensions civiles et les malheurs domestiques ont été les théâtres lugubres ont brillé leurs grands talens.

Un seul homme obscur, avec ces avantages éminens de la nature , mais sans conscience et sans probité, a pu s'élever, les siècles passés, sur les débris de sa patrie ; changer la face entière d'une nation voisine et belliqueuse, si jalouse de ses lois et de sa liberté ; se faire rendre des hom- mages que ses citoyens disputent même à leurs rois ; renverser le trône, et donner à l'univers le spectacle d'un souverain dont la couronne ne peut mettre la tête sacrée à couvert de l'arrêt inouï qui le condamna à la perdre.

Esprits vastes , mais inquiets et turbulens, ca- pables de tout soutenir, hors le repos ; qui tour- nent sans cesse autour du pivot même qui les fixe et qui les attache ; et qui, semblables à Samson, sans être animés de son esprit , aiment encore mieux ébranler l'édifice et être écrasés sous ses

PETIT CARÊME. 1^3

ruines que de ne pas s'agiter et faire usage de leurs talens et de leur force. Malheur au siècle qui produit de ces hommes rares et merveilleux ! et chaque nation a eu là-dessus ses leçons et ses exemples domestiques.

Mais enfin, si ce n'est pas un malheur pour leur siècle , c'est du moins un malheur pour eux-mê- mes. Semblables à un navire sans gouvernail que des vents favorables poussent à pleines voiles, plus notre course est rapide, plus le naufrage est inévitable : rien n'est si dangereux pour soi que les grands talens dont la foi ne règle pas l'usage : les vaines louanges qu'attirent ces qualités bril- lantes corrompent le cœur ; et , plus on était avec de grandes qualités, plus la corruption est profonde et désespérée. Dieu abandonne l'orgueil à lui-même : ces hommes si vantés expient sou- vent dans la honte d'une chute éclatante l'injus- tice des applaudissemens publics ; leurs vices dés- honorent leurs talens : ces vastes génies, nés pour soutenir l'état, ne sont plus, dit Job, que de fai- bles roseaux qui ne peuvent se soutenir eux-mê- mes. On a vu plus d'une fois les pierres même les plus brillantes du sanctuaire s'avilir et se traî- ner indignement dans la boue ; et les plus grands talens sont souvent livrés aux plus grandes faibles- ses : Qui ducit sacerdotes inglorios ? et optimales supplantât 1. 1 Job. 12. 19.

l44 PETIT CARÊME.

TROISIÈME PARTIE.

Les succès éclatans et les grands événemens qui les suivent ne méritent pas plus de louanges dans les ennemis de Dieu , et ne leur donnent pas plus de droit à la gloire que leurs talens.

Je sais que le monde y attache de la gloire, et que d'ordinaire chez lui ce ne sont pas les vertus, mais les succès, qui font les grands hommes. Les provinces conquises , les batailles gagnées , les négociations difficiles terminées , le trône chan- celant affermi , voilà ce que publient les titres et les inscriptions , et à quoi le monde consacre des éloges et des monumens publics pour en im- mortaliser la mémoire.

Je ne veux pas qu'on abatte ces marques de la reconnaissance publique : tout ce qui est utile aux hommes est digne en un sens de la reconnaissance des hommes : comme l'émulation donne les sujets illustres aux empires , il faut que les récompenses excitent l'émulation , et que les succès voient tou- jours marcher après eux les récompenses.

Le gouvernement politique ne sonde pas les cœurs ; il ne pèse que les actions : il est même en ce genre des erreurs nécessaires à l'ordre pu- blic : tout ce qui l'embellit doit être glorieux : et les mœurs ou les motifs qui ne déshonorent que la personne ne doivent pas ternir des succès qui ont honoré la patrie.

PETIT CARÊME. l45

Mais , s'il est permis au monde d'exalter la gloire de ses héros , il n'est pas défendu à la vé- rité de ne pas parler comme le monde : hélas î il en est si peu qu'il ne dégrade lui-même ! Ceux que la distance des temps et des lieux éloigne de ses regards sont les seuls à couvert de ses traits ; ceux qui vivent sous ses yeux n'échappent guère à sa censure ; et il cesse de les admirer dès qu'il a le loisir de les connaître : et en cela ne l'accu- sons point de malignité et d'injustice ; il faut l'en croire , puisqu'il parle contre lui-même.

Et en effet , je ne vous dis pas : Percez jusque dans les motifs des actions les plus éclatantes et des plus grands événemens : lout en est brillant au-dehors , vous voyez le héros : entrez plus avant , cherchez l'homme lui-même ; c'est que vous ne trouverez plus , dit le sage , que de la cendre et de la boue : Cinis est enim cor ejus , et terra supervacua spes illius 1 .

L'ambition, la jalousie, la témérité , le hasard , la crainte souvent et le désespoir ont donné les plus grands spectacles et les événemens les plus brillans à la terre. David ne devait peut-être les victoires et la fidélité de Joab qu'à sa jalousie con- tre Abner. Ce sont souvent les plus vils ressorts qui nous font marcher vers la gloire ; et presque toujours les voies qui nous y ont conduits nous en dégradent elles-mêmes.

i Sap. i5. 10.

146 PETIT CAUÊMF..

Aussi écoutez ceux qui ont approché autrefois de ces hommes que la gloire des succès avait ren- dus célèbres ; souvent ils ne leur trouvaient de grand que le nom : l'homme désavouait le héros : leur réputation rougissait de la bassesse de leurs moeurs et de leurs penchans : la familiarité tra- hissait la gloire de leurs succès : il fallait rap- peler l'époque de leurs grandes actions , pour se persuader que c'étaient eux qui les avaient faites. Ainsi ces décorations si magnifiques qui nous éblouissent et qui embellissent nos histoires ca- chent souvent les personnages les plus vils et les plus vulgaires.

Non , Sire , il n'y a de grand dans les hommes que ce qui vient de Dieu : la droiture du cœur , la vérité , l'innocence et la règle des mœurs , l'empire sur les passions , voilà la véritable gran- deur , et la seule gloire réelle que personne ne peut nous disputer : tout ce que les hommes ne trouvent que dans eux-mêmes est sali , pour ainsi dire , par la même boue dont ils sont formés : le sage tout seul , dit un grand roi , est en posses- sion de la véritable gloire ; celle du pécheur n'est qu'un opprobre et une ignominie : Gloriamsapien- tcs possidebunt y stultorum exaltalio , îgnojninia1.

La religion , la piété envers Dieu , la fidélité à tous les devoirs qu'il nous impose à l'égard des autres et de nous-mêmes ; une conscience pure 1 Prov. 3. 35.

PETIT CAREME. 1 4y

et à l'épreuve de tout ; un cœur qui marche droit dans la justice et dans la vérité , supérieur à tous les obstacles qui pourraient l'arrêter , insensible à tous les attraits rassembles autour de lui pour le corrompre , élevé au-dessus de tout ce qui se passe , et soumis à Dieu seul ; voilà la véritable gloire et la base de tout ce qui fait les grands hommes. Si vous frappez ce fondement, tout l'é- difice s'écroule, toutes les vertus tombent; et il ne reste plus rien , parce qu'il ne reste que nous- mêmes.

Sire , votre règne serait plein de merveilles ; vous porteriez la gloire de votre nom jusqu'aux extrémités de la terre ; vos jours ne seraient mar- qués que par vos triomphes ; vous ajouteriez de nouvelles couronnes à celles des rois vos ancêtres ; l'univers entier retentirait de vos louanges : si Dieu n'était point avec vous , si l'orgueil, plutôt que la justice et la piété , était l'âme de vos en- treprises , vous ne seriez point un grand roi ; vos prospérités seraient des crimes , vos triomphes des malheurs publics : vous seriez l'effroi et la terreur de vos voisins ; mais vous ne seriez pas le père de votre peuple : vos passions seraient vos seules vertus; et, malgré les éloges que l'adu- lation , la compagne immortelle des rois , vous au- rait donnés , aux yeux de Dieu , peut-être même de la postérité , elles ne paraîtraient plus que de véritables vices.

l48 PETIT CARÊME.

Ce n'est donc pas cette gloire humaine, grand Dieu , que nous vous demandons pour cet enfant auguste : elle paraît déjà peinte sur la majesté de son front ; elle coule même dans ses veines avec le sang des rois ses ancêtres ; et vous l'avez fait naître grand aux yeux des hommes dès que vous l'avez fait naître du sang des héros : c'est la gloire qui vient de vous. Rehaussez les dons de la na- ture , dont vous l'avez ennobli , par l'éclat im- mortel de la piété : ajoutez à toutes les qualités aimables qui le rendent déjà les délices de son peuple toutes celles qui peuvent le rendre agréable à vos yeux : laissez à sa naissance et à la valeur de la nation le soin de cette gloire qui vient du monde ; nous ne vous demandons , grand Dieu ! que de veiller au soin de sa conservation et de son salut. L'histoire de ses ancêtres est un titre qui nous répond de l'éclat et des prospérités de son règne ; mais vous seul pouvez répondre de l'innocence et de la sainteté de sa vie : la gloire du monde est comme l'héritage qu'il a reçu de ses pères selon la chair; mais vous , grand Dieu ! qui êtes son père selon la foi , donnez- lui la sa- gesse , qui est la gloire et l'héritage de vos enfans. Que son cœur soit toujours entre vos mains , et son cœur sera encore plus grand que ses succès et ses triomphes : qu'il vous craigne , grand Dieu ! ses ennemis le craindront; ses peuples l'aimeront; il deviendra à l'univers un spectacle digne de l'ad-

PETIt CARÊME. l49

miration de tous les siècles ; et, comme nous n'au- rons plus rien à craindre pour sa gloire , nous n'aurons plus rien aussi à souhaiter pour notre bonheur. ^

Ainsi soit-il.

MASSILLON.

SERMON

POUR

LE DIMANCHE DES RAMEAUX.

SUR LES ÉCUEILS DE LA PIÉTÉ DES GRANDS.

Ecce rex tuus venit tibi mansuetus.

Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur. Mattli. 21. 5.

I

Sire,

Partout ailleurs Jésus-Christ semble n'exercer qu'avec une sorte de ménagement les fonctions éclatantes de son ministère. Il se dérobe aux em- pressemens d'un peuple qui veut l'élever sur le trône : il choisit le sommet solitaire d'une mon- tagne écartée pour manifester sa gloire à trois dis- ciples : les dénions eux-mêmes , qui veulent la publier , sont forcés par ses ordres de la cacher et de la taire.

Aujourd'hui il paraît en roi , et comme un roi qui vient prendre possession de son empire. Il

PETIT CAUÊME. l5l

souffre des hommages publics ; il dispose en maître de l'appareil innocent de son triomphe : Dicile quia Dominus his opus habeO . Il entre dans le temple ; et , par des châtimens éclatans , il rend à ce lieu sacré la majesté que l'indécence d'un trafic honteux lui avait ôtée. Ce n'est plus cet homme qui se dérobe aux regards publics ; c'est le fils de David qui donne des lois, qui exerce une auto- rité suprême , et qui veut avoir tout Jérusalem pour témoin de son zèle et de sa puissance.

Il est donc ici le modèle de la piété des grands. Les vertus privées ne leur suffisent pas ; il leur faut encore les vertus publiques : ce serait peu de les avoir jusques ici exhortés à la piété ; l'essentiel est de leur montrer quelle est la piété de leur état : quoique l'Evangile propose h tous la même doc- trine 9 il ne propose pas à tous les mêmes règles : les devoirs changent avec l'état; plus il est élevé , plus ils se multiplient ; plus nos places nous ren- dent redevables au public , plus elles exigent de vertus publiques ; et nous devenons mauvais , si nous ne sommes bons que pour nous-mêmes.

Or la piété des grands a trois écueils à crain- dre , qui peuvent changer en vices toutes leurs vertus.

Premièrement , une piété oisive et renfermée en elle-même , qui les éloigne des soins et des de- voirs publics.

* Matth. 21.3.

l5a PETIT CARÊME.

Secondement , une piété faible , timide , scru- puleuse , qui jette l'indécision dans leurs entre- prises et dans toute leur conduite.

Enfin une piété crédule et bornée, facile à re- cevoir l'impression du préjugé , et incapable de revenir quand une fois elle J'a reçue.

C'est-à-dire qu'il faut à la piété des grands la vigilance publique , qui fait agir ; le courage et l'élévation , qui font décider et entreprendre ; en- fin , ou les lumières qui empêchent d'être sur- pris , ou une noble docilité qui se fait une gloire de revenir dès qu'elle a senti qu'on l'a surprise.

PREMIÈRE PARTIE.

Sire , la piété véritable est l'ordre de la société ; elle laisse chacun à sa place ; fait de l'état Dieu nous a placés l'unique voie de notre salut ; ne met pas une perfection chimérique dans des œuvres que Dieu ne demande pas de nous ; ne sort pas de l'ordre de ses devoirs pour s'en faire d'étrangers ; et regarde comme des vices les vertus qui ne sont pas de notre état.

Tout ce qui trouble l'harmonie publique est un excès de l'homme , et non un zèle et une per- fection de la vertu. La religion désavoue les œu- vres les plus saintes qu'on substitue aux devoirs; et l'on n'est rien devant Dieu quand on n'est pas ee que l'on doit être.

PETIT CARÊME. l53

Il y a donc une piété , pour ainsi dire , propre de chaque état. L'homme puhlic n'est point ver- tueux , s'il n'a que les vertus de l'homme privé : le prince s'égare et se perd par la même voie qui aurait sauvé le sujet ; et le souverain en lui peut devenir très-criminel , tandis que l'homme est ir- réprochable.

Ainsi le premier écueil de la piété des grands est de les retirer des soins publics et de les ren- fermer en eux-mêmes. Comme l'indolence et l'a- mour du repos est le vice ordinaire des grands, il devient encore plus dangereux et plus incorri- gible quand ils le couvrent du prétexte de la vertu : la gloire peut réveiller quelquefois dans les grands l'assoupissement de la paresse; mais celui qui a pour principe une piété mal entendue est en garde contre la gloire même , et ne laisse plus de ressources : un reste d'honneur et de res- pect pour le public et pour la place qu'on occupe rompt souvent les charmes d'une oisiveté hon- teuse, et rend aux peuples le souverain qui se doit à eux ; mais, quand ce repos indigne est oc- cupé par des exercices pieux , il devient à ses yeux honorable : on peut rougir d'un vice; mais on se fait honneur de ce qu'on croit une vertu.

Mais, Sire, un grand, un prince n'est pas pour lui seul ; il se doit à ses sujets : les peuples , en l'élevant , lui ont confié la puissance et l'auto- rité, et se sont réservé en échange ses soins, son

i5„

l54 PETIT CAREME.

temps , sa vigilance : ce n'est pas une idole qu'ils ont voulu se faire pour l'adorer; c'est un surveil- lant qu'ils ont mis à leur tète pour les protéger et pour les défendre : ce n'est pas de ces divini- tés inutiles qui ont des yeux et ne voient point , une langue et ne parlent point , des mains et n'a- gissent point : ce sont de ces dieux qui les pré- cèdent, comme parle l'Ecriture, pour les con- duire et les défendre : ce sont les peuples qui , par l'ordre de Dieu, les ont faits tout ce qu'ils sont ; c'est à eux à n'être ce qu'ils sont que pour les peu- ples. Oui, Sire, c'est le choix de la nation qui mit d'abord le sceptre entre les mains de vos an- cêtres ; c'est elle qui les éleva sur le bouclier mi- litaire , et les proclama souverains : le royaume devint ensuite l'héritage de leurs successeurs ; mais ils le durent originairement au consentement libre des sujets : leur naissance seule les mit en- suite en possession du trône ; mais ce furent les suffrages publics qui attachèrent d'abord ce droit et cette prérogative à leur naissance : en un mot, comme la première source de leur autorité vient de nous, les rois n'en doivent faire usage que pour nous. Les flatteurs , Sire , vous rediront sans cesse que vous êtes le maître , et que vous n'êtes comptable à personne de vos actions. Il est vrai que personne n'est en droit de vous en demander compte; mais vous le devez à vous-même, et, si je l'ose dire , vous le devez à la France , qui vous

PETIT CARÊME. 1 55

attend , et à toute l'Europe , qui vous regarde : vous êtes le maître de vos sujets ; mais vous n'en aurez que le titre, si vous n'en avez pas les ver- tus : tout vous est permis ; mais cette licence est l'écueil de l'autorité, loin d'en être le privilège : vous pouvez négliger les soins de la royauté; mais , comme ces rois fainéans si déshonorés dans nos histoires, vous n'aurez plus qu'un vain nom de roi dès que vous n'en remplirez pas les fonc- tions augustes.

Quel serait donc ce fantôme de piété qui ferait une vertu aux grands et au souverain de craindre et d'éviter la dissipation des soins publics ; de ne vaquer qu'à des pratiques religieuses comme des hommes privés et qui n'ont à répondre que d'eux-mêmes ; de se renfermer au milieu d'un petit nombre de confidens de leurs pieuses illu- sions , et de fuir presque la vue du reste de la terre? Sire, un prince établi pour gouverner les hommes doit connaître les hommes : le choix des sujets est la première source du bonheur public; et, pour les choisir, il faut les connaître. Nul n'est à sa place dans un état le prince ne juge pas par lui-même : le mérite est négligé , parce qu'il est , ou trop modeste pour s'empresser , ou trop noble pour devoir son élévation à des solli- citations et à des bassesses : l'intrigue supplante les plus grands talens; des hommes souples et bornés s'élèvent aux premières places, et les ineil-

l56 PETIT CAREME.

leurs sujets demeurent inutiles. Souvent un Da- vid , seul capable de sauver l'état, n'emploie sa valeur dans l'oisiveté des champs que contre des animaux sauvages; tandis que des chefs timides, effrayés de la seule présence de Goliath, sont à la tête des armées du Seigneur. Souvent un Mar- dochée, dont la fidélité est même écrite dans les monumens publics , qui , par sa vigilance , a dé- couvert autrefois des complots funestes au sou- verain et à l'empire, seul en état, par sa probité et par son expérience, de donner de bons con- seils et d'être appelé aux premières places , rampe à la porte du palais, tandis qu'un orgueilleux Aman est à la tête de tout , et abuse de son auto- rité et de la confiance du maître.

Ainsi les fonctions essentielles aux grands ne sont pas la prière et la retraite. Elles doivent les préparer aux soins publics , et non les en détour- ner ; ils doivent se sanctifier en contribuant au salut et à la félicité de leurs peuples : les grâces de leur état sont des grâces de travail , de soins , de vigilance : quiconque leur promet , dit l'E- vangile , qu'ils trouveront Jésus-Christ dans le désert, ou dans le secret de leur palais , est un faux prophète : Ecce in deserto , ecce in pénétra- libus , nolite credere *. Ils y seront seuls et livrés à eux-mêmes : Dieu n'est point avec nous dans les situations qu'il ne demande pas de nous ; et

1 Matth. 24. 26.

PETIT CARÊME. 1 5^

le jcalme nous nous croyons le plus en sûreté , si la main du Seigneur ne nous y conduit et ne nous y soutient, devient lui— même le gouffre qui nous voit périr sans ressource : une piété oisive et retirée ne sanctifie pas le souverain ; elle l'a- vilit et le dégrade.

Eh quoi ! Sire , tandis que celui que son rang et sa naissance établissent dépositaire de l'auto- rité publique se renfermerait dans l'enceinte d'un petit nombre de devoirs pieux et secrets , les soins publics seraient abandonnés; les affaires demeu- reraient ; les subalternes abuseraient de leur au- torité; les lois céderaient la place à l'injustice et à la violence ; les peuples seraient comme des bre- bis sans pasteur; tout l'état dans la contusion et dans le désordre? et Dieu, auteur de l'ordre public, regarderait avec des yeux de complaisance une piété oisive qui le renverse? et les peuples, exposés à la merci des flots, n'auraient pas droit de dire à ce pilote endormi et infidèle, avec plus de rai- son que les disciples sur la mer ne le disaient à Jésus-Christ : Seigneur , il vous est donc indif- férent que nous périssions , et notre perte ou notre salut n'est plus une affaire qui vous intéresse ÏMa- gister , non ad te pertinet quia perimus * ? La re- ligion autoriserait donc des abus que la raison elle- même condamne.

Mais la religion elle-même n'est-elle pas né-

lMarc. 4. 38.

l58 PETIT CAREME.

cessairement liée à l'ordre public? elle tombe ou s'affaiblit avec lui. Les mœurs souffrent toujours de la faiblesse des lois : la confusion dugfouverne- ment est aussi funeste à la piété des peuples qu'au bonheur des empires : le bon ordre de la société est la première base des vertus chrétiennes ; l'ob- servance des lois de l'état doit préparer les voies à celles de l'Evangile. L'Eglise ne doit compter sur rien dans un empire le gouvernement n'a rien de fixe : aussi les états la multitude gou- verne , et ceux elle partage la puissance avec le souverain , sans cesse exposés à des révolutions, se départent aussi facilement des lois que du culte de leurs pères : les soulèvemens y sont aussi im- punis que les erreurs ; et c'est l'hérésie a trouvé son premier asile : elle se fortifie au mi- lieu de la confusion des lois et de la faiblesse de l'autorité : elle doit toujours sa naissance ou son progrès aux troubles et aux dissensions publiques : les règnes les plus faibles et les plus agiles ont toujours été parmi nous , comme partout ailleurs, les règnes funestes de son accroissement et de sa puissance ; et , dès que l'harmonie civile se dé- ment, toute la religion elle-même chancelle.

Aussi les plus saints rois de Juda , Sire , mê- laient les devoirs de la piété avec ceux de la royauté. Le pieux Josaphat , au sortir du temple il venait tous les jours offrir ses vœux et ses sa- crifices au Dieu de ses pères , envoyait, dit l'E-

PETIT CAREME. l5ç

criture, dans toutes les villes de Juda , des hommes habiles et des prêtres éclairés , pour rétablir l'au- torité des lois et la pureté du culte , que les mal- heurs des règnes précédens avaient fort altérées.

David lui-même , malgré ces pieux cantiques qui faisaient son occupation et ses plus chères délices , et qui instruiront jusqu'à la fin les peu- ples et les rois , paraissait sans cesse à la tète de ses armées et des affaires publiques : ses yeux étaient ouverts sur tous les besoins de l'état ; et , ne pouvant suffire seul à tout , il allait chercher jusqu'aux extrémités de la Judée des hommes fidèles pour les faire asseoir à ses côtés , et parta- ger avec eux les soins qui environnent le trône : Oculi mei ad fidèles terrœ , ut sedeant mecum 1 .

Les plus pieux rois vos prédécesseurs ont tou- jours été les plus appliqués à leurs peuples. Celui surtout que l'Eglise honore d'un culte public des- cendait même dans le détail des différends de ses sujets; et, comme il en était le père, il ne dédai- gnait pas d'en être l'arbitre. Jaloux des droits de sa couronne , il voulait la transmettre à ses suc- cesseurs avec le même éclat et les mêmes préro- gatives qu'il l'avait reçue de ses pères. Il croyait que l'innocence de la vie seule ne suffit pas au souverain , qu'il doit vivre en roi pour vivre en saint , et qu'il ne saurait être l'homme de Dieu , s'il n'est pas l'homme de ses peuples.

1 Ps. IOO. 6.

l6o PETIT CAREME.

Il est vrai , Sire , que la piété dans les grands va quelquefois dans un autre excès. Elle les jette dans une multitude de soins et de détails inutiles; ils se croient obligés de tout voir de leurs yeux et de tout toucher de leurs mains : les plus gran- des affaires les trouvent souvent insensibles , tandis que les plus petits objets réveillent leur attention et leur zèle : ils ont les sollicitudes de l'homme privé ; ils n'ont pas celles de l'homme public : ils peuvent avoir la piété du sujet , ils n'ont pas celle du prince. Ce n'est pas à eux ce- pendant à abandonner le gouvernail pour vaquer à des fonctions obscures qui n'intéressent pas la sûreté publique : leurs mains sont premièrement destinées à manier ces ressorts principaux des états, qui font mouvoir toute la machine; et tout doit être grand dans la piété des grands.

DEUXIÈME PARTIE.

Mais, si l'inaction en est le premier écueil, l'in- certitude et l'indécision, que traîne d'ordinaire après soi une conscience timide et scrupuleuse, ne paraissent pas moins à craindre.

Ce n'est pas que je prétende autoriser ici cette sagesse profane qui fait toujours marcher les in- térêts de l'état avant ceux de l'Evangile , ni cette erreur commune qui ne croit pas l'exactitude des règles de l'Evangile compatible avec les maximes du gouvernement et les intérêts de l'état.

PETIT CARÊME. l6l

Dieu j qui est auteur des empires , ne l'est— il pas des lois qui les gouvernent ? a-t-il établi des puissances qui ne puissent se soutenir que par le crime? et les rois seraienl-ils son ouvrage, s'ils ne pouvaient régner sans que la fraude et l'injus- tice fussent les compagnes inséparables de leur règne? n'est-ce pas la justice et le jugement qui soutiennent les trônes ? la loi de Dieu ne doit-elle pas être écrite sur le front du souverain , comme la première loi de l'empire ? et , s'il fallait toujours la violer pour maintenir la tranquillité des socié- tés humaines , ou la loi de Dieu serait fausse , ou les sociétés humaines ne seraient pas l'ouvrage de Dieu.

Quelle erreur, mes Frères , de se persuader que ceux qui sont en place ne doivent pas regarder de si près à la rigidité des règles saintes ; que les empires et les monarchies ne se mènent point par des maximes de religion ; que la loi de Dieu est la règle du particulier , mais que les états ont une règle supérieure à la loi de Dieu même ; que tout tomberait dans la langueur et dans l'inaction, si les maximes du christianisme conduisaient les af- faires publiques ; et qu'il n'est pas possible d'être en même temps et l'homme de l'état et l'homme de Dieu I

Quoi , mes Frères ! la justice, la vérité, la bonne foi , seraient funestes au gouvernement des étals et des empires? La religion , qui fait tout le bon-

MASSILLON l4-

IÔ2 PETIT CARÊME.

heur et toute la sûreté des peuples et des rois , en deviendrait elle-même l'écueil ? Un bras de chair soutiendrait plus sûrement les royaumes que la main de Dieu , qui les a élevés ? Les peuples ne pourraient devoir l'abondance et la tranquillité qu'à la fraude et à la mauvaise foi de ceux qui les gouvernent ? Et les ministres des rois ne pour- raient acheter que par la perte de leur salut le salut de la patrie ? Quel outrage pour la religion et pour tant de bons rois qui n'ont régné heureu- sement que par elle !

J'avoue , Sire , que , lorsque le souverain est ambitieux et médite des entreprises injustes , l'ar- tifice et la mauvaise foi deviennent comme iné- vitables à ses ministres , ou pour cacher ses mau- vais desseins, ou pour colorer ses injustices. Mais que le prince soit juste et craignant Dieu, la jus- tice et la vérité suffiront alors pour soutenir un trône qu'elles-mêmes ont élevé : l'habileté de ses ministres ne sera plus que dans leur équité et dans leur droiture : on ne donnera plus à la fraude et à la dissimulation les noms pompeux d'art de régner et de science des affaires. En un mot , donnez-moi des Davids et des Pharaons amis du peuple de Dieu, et ils pourront avoir des Nathans et des Joseplis pour leurs ministres.

C'est donc déshonorer la religion , dit saint Au- gustin 1 , de croire qu'elle ne doit pas être consul- te Civ.Dei.

PETIT CARÊME. l63

tée dans le gouvernement des républiques et des empires. Mais c'est lui faire un égal outrage de prendre dans une piété mal entendue des motifs d'indécision et d'incertitude qui entrevoient par- tout les apparences du mal , et qui opposent sans cesse un fantôme de religion aux entreprises les plus justes et aux maximes les plus capitales.

C'est à la sagesse humaine et corrompue à être incertaine et timide : toujours enveloppée sous de fausses apparences, elle doit toujours craindre qu'un coup d'œil plus heureux ne la perce enfin et ne la démasque. Mais la sagesse qui vient du ciel nous rend plus décidés et plus tranquilles : on marche avec bien plus de sécurité quand on ne veut marcher que dans la lumière : l'homme ver- tueux tout seul a droit d'aller la tète levée , et de défier la prudence timide et incertaine de l'homme trompeur : une sainte fierté sied bien à la vérité.

Aussi c'est se faire une fausse idée de la piété de se la figurer toujours timide , faible , indécise , scrupuleuse , bornée , se faisant un crime de ses devoirs et une vertu de ses faiblesses ; obligée d'a- gir, et n'osant entreprendre ; toujours suspendue entre les intérêts publics et ses pieuses frayeurs ; et ne faisant usage de la religion que pour mettre le trouble et la confusion elle aurait mettre l'ordre et la règle. Ce sont les défauts que les hommes mêlent souvent à la piété ; mais ce ne sont pas ceux de la piété même : c'est le caractère

l64 PETIT CAREME.

d'un esprit faible et borné; mais ce n'est pas une suite de l'élévation et de la sagesse de la religion : en un mot, c'est l'excès de la vertu ; mais la vertu finit toujours l'excès commence.

Non, Sire, la piété véritable élève l'esprit, ennoblit le cœur, affermit le courage : on est pour de grandes choses quand on a la force de se vaincre soi-même : l'homme de bien est capable de tout dès qu'il a pu se mettre par la foi au-des- sus de tout : c'est le hasard qui fait les héros : c'est une valeur de tous les jours qui fait le juste : les passions peuvent nous placer bien haut ; mais il n'y a que la vertu qui nous élève au-dessus de nous-mêmes.

Quel règne , Sire , plus glorieux en Israël que celui de Salomon tandis qu'il demeura fidèle à la loi de ses pères ? Quel gouvernement plus sage et plus absolu ? Tous les raffinemens de la politique ont-ils jamais poussé si loin l'art de régner et de conduire les peuples ? Quelle gloire et quelle ma- gnificence environnaient son trône ! La piété en avi- lissait-elle la majesté? Quel prince vit jamais ses sujets plus soumis , ses voisins s'estimer plus heu- reux de son alliance , et des souverains , à la tête des empires plus vastes et plus puissans que le sien , avoir pour sa personne des égards et des dé- férences qu'ils ne devaient pas à sa couronne ? Les sages des autres nations ne se regardaient-ils pas comme des insensés devant lui ? Ne venait-on pas

PLT1T CARÊME. l65

des contrées les plus éloignées admirer l'ordre et l'harmonie qui lui faisaient gouverner tous ses su- jets comme un seul homme ? N'est-ce pas dans les préceptes divins qu'il nous a laissés que les princes apprennent encore tous les jours à régner ? et la piété serait-elle l'écueil du gouvernement , puis- que c'est elle seule qui lui valut la sagesse ?

Heureux s'il ne fût pas sorti de ses premières voies, et si les égaremens de sa vieillesse n'eus- sent pas flétri la gloire de son règne , et altéré le bonheur de ses sujets ! Ils ne commencèrent à éprouver des charges excessives , et ne cessèrent d'être heureux que lorsqu'il cessa lui-même d'être fidèle à Dieu , et que , corrompu par les femmes étrangères , il ne mit plus de bornes à ses profu- sions et à l'oppression de ses peuples , et prépara à son fils le soulèvement qui sépara dix tribus du royaume de David , et leur donna un nouveau maître.

Hélas I les hommes , pour excuser leurs vices 7 cherchent à décrier la vertu : comme elle est in- commode aux passions , ils voudraient se per- suader qu'elle est funeste à la conduite des états et des empires, et lui opposer l'intérêt public, pour se cacher à soi-même l'intérêt personnel , qui seul en nous s'oppose à elle. La crainte du Seigneur est la seule source de la véritable sagesse ; et ce qui met l'ordre dans l'homme peut seul le mettre dans les états.

14.

l66 PETIT CARÊME.

TROISIÈME PARTIE.

Enfin l'indécision et l'incertitude conduisent souvent au préjugé et à la surprise , c'est le der- nier écueil de la piété des grands.

Oui , mes frères , la piété a ses erreurs comme le vice. Plus on aime la vérité, plus tout ce qui se couvre de ses apparences peut nous séduire : la vertu simple et sincère juge des autres par elle- même : c'est presque toujours notre propre obli- quité qui nous instruit à la défiance ; on est moins en garde contre la fraude et l'artifice quand on n'a jamais fait usage que de la droiture et de la simplicité ; et les justes sont plus exposés à être surpris , parce qu'ils ignorent eux-mêmes l'art de surprendre.

Mais c'est dans les grands surtout , Sire , que la piété doit craindre les préjugés et la surprise : outre que les suites en sont plus dangereuses , c'est que , nés , disait autrefois Assuérus , plus droits et plus sincères, ils sont d'autant plus sus- ceptibles de préjugés qu'ils aiment moins la peine de l'examen et l'embarras de la défiance ; et qu'ils trouvent plus court et plus aisé de juger sur ce qu'on leur dit que de l'approfondir et de s en convaincre : Dum aures principum simplices , et ex sua natura alios œstimantes , callida frauda decipiunt ".

îEsth. 16. 6.

PETIT CARÊME. 167

Et de combien de sortes de préjugés la piété dans les grands ne peut-elle pas les rendre ca- pables ! Préjugés de crédulité. C'est la piété elle- même qui ouvre souvent leurs oreilles à la ma- lignité delà calomnie ; et, plus ils aiment la vertu, plus aisément on leur rend suspects de dissolu- tion et de vice ceux qu'une basse jalousie a inté- rêt de perdre. Mais tout zèle qui cherche à nuire doit leur tire suspect : la véritable piété , ou ne croit pas facilement le mal , ou , loin de le publier, le cache du moins et l'excuse : elle ne cherche pas à rendre son frère odieux à ses maîtres ; elle ne cherche qu'à le réconcilier avec Dieu : les dé- lations secrètes se proposent plus le renversement de la fortune d'autrui que le règlement de ses mœurs ; et d'ordinaire le délateur découvre plus ses propres vices que les vices de son frère.

Préjugés de confiance. L'hypocrite prend sou- vent auprès d'eux la place de l'homme de bien : ils donnent aux apparences de la piété l'accès , les places , la confiance , qui n'étaient dûs qu'à la piété elle-même : ils chargent de soins publics ceux qui , par leurs lumières bornées , n'étaient nés que pour vaquer aux fonctions les plus ob- scures : des mœurs réglées tiennent lieu auprès d'eux des plus grands talens et des services les plus importans ; et ils décrient la vertu par les faveurs mêmes dont ils l'honorent.

Enfin préjugés de zèle. C'est ici les princes

l68 PETIT CARÊME.

les plus pieux ont trouvé souvent dans leur zèle même l'écueil de leur piété : les Constantin , les Théodose ont vu autrefois leur amour pour l'E- glise se tourner contre l'Eglise même , et favo- riser l'erreur par un zèle de la vérité. Les princes, Sire , ne doivent toucher à la religion que pour la protéger et pour la défendre : leur zèle n'est utile à l'Eglise que lorsqu'il est demandé par les pasteurs : les sollicitations des dépositaires de la doctrine sont les seules qui doivent avoir du cré- dit auprès d'eux , lorsqu'il s'agit de la doctrine elle-même ; toute autre voix que la voix una- nime des pasteurs doit leur être suspecte. C'est ici ils ne doivent se réserver que l'honneur de la protection , et leur laisser celui de la déci- sion et du jugement : les évêques sont leurs su- jets; mais ils sont leurs pères selon la foi : leur naissance les soumet à l'autorité du trône ; mais , sur les mystères de la foi , l'autorité du trône fait gloire de se soumettre à celle de l'Eglise. Les princes n'en sont que les premiers enfans ; et nos rois ont toujours regardé le titre de ses fils aînés comme le plus beau titre de leur couronne : ils n'ont point d'autre droit que de faire exécuter ses décrets , et, en s'y soumettant les premiers , donner l'exemple de la soumission aux autres fidèles. Dès qu'ils ont voulu aller plus loin , et usurper sur la doctrine un droit réservé au sa^. cerdoce ? ils ont aigri les maux de l'Eglise , loin.

PETIT CAREME. 169

d'y remédier : leurs tempéramens ont été de nou- velles plaies , et ont enfanté de nouveaux exeès : toutes les conciliations inventées pour calmer les esprits rebelles et les ramener à l'unité les ont autorisés dans leur séparation et leur révolte ; et leur autorité a toujours perpétué les erreurs quand elle a voulu se mêler toute seule de les rapprocher de la vérité. Ils peuvent environner l'arche et la garder comme David ; mais ce n'est pas à eux à y porter les mains : le trône est élevé pour être l'appui et l'asile de la doctrine sainte ; mais il ne doit jamais en être la règle , ni le tri- bunal d'où partent ses décisions.

Hélas ! si les passions et les intérêts humains n'environnaient pas le trône , sans doute la piété des souverains serait la plus sûre ressource de l'Eglise : mais souvent ou l'on fait agir leur reli- gion contre leurs propres intérêts , ou l'on se sert du vain prétexte de leurs intérêts pour les faire agir contre la religion même.

Les préjugés sont donc presque inévitables à la piété des grands : mais c'est l'obstination dans le préjugé qui rend le mal plus incurable. Il ne leur est pas honteux d'avoir pu être surpris : hé- las ! comment pourraient-ils s'en défendre ? tout ce qui les environne presque s'étudie à les trom- per : est-il étonnant que l'attention se relâche quelquefois , et qu'ils puissent se laisser séduire ? l'artifice est plus habile et plus persévérant que

I^O PETIT CAREME.

la défiance ; il prend toutes les formes et met à profit tous les momens : et quand tous ceux pres- que qui nous approchent ont intérêt que nous nous trompions , nos précautions elles-mêmes les aident souvent à nous conduire au piège.

Mais , Sire , s'il n'est pas honteux aux princes d'être surpris , malheur inévitable à l'autorité su- prême , il leur est glorieux d'avouer qu'ils ont pu l'être : rien n'est plus grand dans le souverain que de vouloir être détrompé, et d'avoir la force de convenir soi-même de sa méprise. Assuérus ne crut point déroger à la majesté de l'empire en déclarant , même par un édit public , que sa bonne foi avait été surprise par les artifices d'A- man. C'est un mauvais orgueil de croire qu'on ne peut avoir tort; c'est une faiblesse de n'oser re- culer , quand on sent qu'on nous a fait faire une fausse démarche : les variations qui nous ramè- nent au vrai affermissent l'autorité , loin de l'af- faiblir : ce n'est pas se démentir que de revenir de sa méprise : ce n'est pas montrer aux peuples l'inconstance du gouvernement; c'est leur en éta- ler l'équité et la droiture. Les peuples savent as- sez et voient assez souvent que les souverains peuvent se tromper; mais ils voient rarement qu'ils sachent se désabuser et convenir de leur méprise ; il ne faut pas craindre qu'ils respectent moins la puissance qui avoue son tort et qui se condamne elle-même ; leur respect ne s'affaiblit

PETIT CAREME. I^I

qu'envers celle ou qui ne le connaît pas , ou qui le justifie : et, dans leur esprit, rien ne déshonore l'autorité que la faiblesse qui se laisse surprendre, et la mauvaise gloire qui croirait s'avilir en con- venant de son erreur et de sa surprise.

Sire , fermez l'oreille aux mauvais conseils et aux insinuations dangereuses de l'adulation : mais, comme elles se couvrent du voile du bien public , et que tôt ou tard elles trouvent accès auprès du trône , si l'inattention vous les a fait suivre , que l'intérêt seul de votre gloire , quand vous serez détrompé , vous les fasse à l'instant désavouer. Il est encore plus glorieux d'avouer sa surprise que de n'avoir pas été surpris : rien n'est plus beau dans le souverain , qui ne dépend de personne , que de vouloir toujours dépendre de la vérité : on craindra de vous en imposer, quand l'imposture et l'adulation démasquée n'aura plus à attendre que votre désaveu et votre colère. C'est l'orgueil des rois tout seul qui autorise et enhardit les adulations et les mauvais conseils : et, s'il est vrai que ce sont d'ordinaire les adulateurs qui font les mauvais rois, il est encore plus vrai que ce sont les mauvais rois qui forment et multiplient les adulateurs.

C'est en évitant ces écueils que la piété des grands deviendra respectable , qu'ils lui rendront la gloire et la dignité que les dérisions du monde ou les faiblesses de la fausse vertu lui ont presque ôée ; et qu'on n'entendra plus se perpétuer parmi

I-J2 PETIT CAREME.

les hommes ce blasphème si injurieux à la reli- gion : que les princes pieux sont les moins pro- pres à gouverner , et que la piété peut en faire de grands saints , mais qu'elle n'en fera jamais de grands rois.

Puissent ces discours licencieux , Sire , ne ja- mais blesser l'innocence de vos oreilles! mais, si l'adulation ose les porter un jour jusques au pied de votre trône , qu'il en sorte des éclairs et des foudres pour confondre ces ennemis de la reli- gion et de votre véritable gloire ! Ecoutez ces adulations impies comme des blasphèmes contre la majesté des rois, comme des outrages faits a vos plus glorieux ancêtres , aux Charlemagne , aux saint Louis , à votre auguste bisaïeul : c'est par une piété tendre et sincère qu'ils devinrent de grands rois ; leur zèle pour la religion les a encore plus illustrés que leurs victoires ; les louan- ges que l'Eglise leur donnera à jamais dureront autant que l'Eglise elle-même : leurs grandes ac- tions ou auraient été ensevelies dans la révolution des temps , ou n'eussent eu qu'un éclat vulgaire , si la piété ne les eût immortalisées.

Soyez , Sire , comme eux le défenseur de la gloire de Dieu , et il ne permettra pas que la vôtre s'efface jamais de la mémoire des hommes : jus- tifiez , en vous proposant ces grands modèles , que la piété ne déshonore point les rois ; que le» passions toutes seules avilissent le trône et dégra-

PETIT CAREME. 1^3

dent le souverain ; qu'on n'est pas digne de ré- gner quand on ne règne pas sur soi-même ; et que, pour être dans les âges suivans aussi grand qu'eux aux yeux des hommes , il faut avoir été comme eux fidèles à Dieu.

Grand Dieu ! plus le trône est environné de pièges , plus les rois ont besoin que vous les en- vironniez de votre protection et des secours de votre grande miséricorde : mais, plus une tendre jeunesse et une enfance délaissée à elle-même et à tous les périls de la royauté expose cet enfant auguste, plus il doit deveuir l'objet de vos soins et de votre tendresse paternelle.

Armez de bonne heure l'innocence de son cœur contre les dérisions qui avilissent la piété , et contre les écueils de la piété même : donnez-lui ces vertus qui sanctifient l'homme , et qui font en même temps le grand roi : faites qu'il respecte ceux qui vous servent, et qu'il serve lui-même le Dieu de ses pères avec cette majesté qui seule peut rendre les rois respectables.

Jetez les yeux sur lui du haut du ciel, grand Dieu ! et voyez ici à vos pieds cet enfant auguste et précieux , la seule ressource de la monarchie , l'enfant de l'Europe , le gage sacré de la paix des peuples et des nations : les entrailles de votre mi- séricorde n'en sont-elles pas émues ? regardez-le , grand Dieu ! avec les yeux et la tendresse de toute la nation.

MASSILLON. l5

1^4 PETIT CARÊME.

Ecoutez la première voix de son cœur inno- cent , qui vous dit ici , comme autrefois un saint roi : Dieu de mes pères , regardez-moi : laissez- vous toucher de pitié à la vue des périls que mon âge et mon rang me préparent , et qui vont m'en- tourer de toutes parts au sortir de l'enfance : Respice in me, et miserere mei^ : soyez vous- même le défenseur de mon trône et de ma jeu- nesse ; conservez l'empire à l'enfant de tant de rois , et qui ne connaît pas de titre plus glorieux que d'être le premier-né de vos enfans : Da im- perium puero tuo.

Mais que la conservation d'une couronne ter- restre , grand Dieu ! ne soit pas le seul de vos bienfaits : sauvez le fils d'Adélaïde , des Blanche , des Clotilde , et de tant de pieuses princesses qui me portent encore devant vous dans leur sein comme l'enfant de leur amour et de leurs plus chè- res espérances : Et salvum fac jilium ancillœ tuœ : et, puisque l'innocence attire toujours sur elle vos regards les plus propices et les plus ten- dres , conservez-la-moi , grand Dieu ! aussi long- temps que ma couronne , afin qu'après avoir ré- gné par vous heureusement sur la terre , je puisse régner avec vous éternellement dans le ciel.

Ainsi soit-il. iPs. 85. 16.

SERMON

POUR

LE VENDREDI SAINT.

SUR LES OBSTACLES QUE LA VERITE TROUVE DANS LE COEUR DES GRANDS.

Astiterunt reges terrae , et principes convenerunt in unum , adversns Dominum , et adversus Chris tu m ejus.

Les rois de la terre se sont présentés > et les princes se sont assemblés contre le Seigneur et contre son Christ. Ps. 2. 2.

SlRE ,

Toutes les puissances de la terre semblent se réunir aujourd'hui pour condamner Jésus-Christ à la mort ; et la mort de Jésus-Christ n'est qu'une condamnation éclatante des passions des grands et des puissans de la terre.

C'est un pontife éternel qui s'offre lui-même pour son peuple , comme la seule victime capable d'expier ses iniquités et d'apaiser la colère de Dieu : c'est un ministre et un envoyé de son père, qui rend témoignage par son sang à la vérité de

1^6 PETIT CAREME.

sa mission et de son ministère : c'est un roi qui entre en possession par sa mort de l'empire de l'univers : il réunit en sa personne tous les titres glorieux dont l'orgueil des hommes se pare.

Cependant ce pontife est livré aujourd'hui par la jalousie des grands-prêtres : ce ministre et cet envoyé du ciel oppose en vain son innocence à l'ambition et à la lâcheté d'un ministre de César: ce roi , à qui toutes les nations ont été données comme son héritage , devient le jouet de l'indif- férence et de la vaine curiosité d'un roi usurpa- teur de la Judée. Il fallait que tout ce qui porte le nom de grand sur la terre , la jalousie des pon- tifes, la lâcheté de Pilate et l'indifférence d'Hé- rode , en condamnant Jésus-Christ , fissent écla- ter sa grandeur et sa puissance : Astiterunt reges terrœ , etc.

De toutes les instructions que nous offre au- jourd'hui le spectacle de la croix , il n'en est pas ici de plus convenable ; et, puisque nous ne sau- rions en exposer à votre piété toutes les circon- stances , contentons-nous de vous y montrer les obstacles que la vérité trouve dans le cœur des grands de la terre ; c'est-à-dire Jésus-Christ con- damné à la mort par les passions des grands, et les passions des grands condamnées parla]mortde Jésus-Christ.

PliTIT CAREME. I77

PREMIÈRE PARTIE.

Sire , la vérité , toujours odieuse aux grands , trouve encore aujourd'hui sur la terre les mêmes ennemis qui l'attachèrent autrefois avec Jésus- Christ sur la croix : la jalousie la persécute ; un lâche intérêt la sacrifie ; l'indifférence la méprise, et la tourne même en risée.

Mais, de toutes les passions que les hommes opposent à la vérité , la jalousie est la plus dan- gereuse , parce qu'elle est la plus incurable : c'est un vice qui mène à tout , parce qu'on se le dé- guise toujours à soi-même ; c'est l'ennemi éternel du mérite et de la vertu ; tout ce que les hommes admirent l'enflamme et l'irrite; il ne pardonne qu'au vice et à l'obscurité; et il faut être indigne des regards publics pour mériter ses égards et son indulgence.

Si les prodiges de Jésus-Christ avaient moins éclaté dans la Judée, les princes des prêtres, moins éblouis de sa gloire , ne lui eussent pas disputé son innocence ; et leur zèle jaloux ne l'aurait pas trouvé digne de mort, s'il ne l'eût été des louanges et des acclamations publiques : Quid facimus, quia hic homo midi a signa facit i?

Telle est l'impression de haine et de jalousie que la grande renommée de Jésus-Christ fait sur

1 Joan. il. [y] .

i5.

1^8 PETIT CAREME.

le cœur des pontifes et des prêtres, des déposi- taires de la loi et de la religion. Mais, hélas! faut- il que le sanctuaire lui-même devienne presque toujours l'asile d'une passion si méprisable ; que les dons éclatans de l'Esprit de paix et de charité mettent l'amertume et la division parmi ses minis- tres ; que la moisson si abondante , et qui manque d'ouvriers , excite des sentimens de jalousie parmi le petit nombre de ceux qui travaillent ; que les anges destinés au ministère ne puissent arracher les scandales du royaume de Jésus-Christ sans y en mettre souvent un nouveau ; que , dès la nais- sance de l'Evangile, cette triste zizanie se soit glissée parmi ses plus saints ouvriers ; et que l'Eglise sou- vent soit presque aussi affligée par le faux zèle qui la défend que par l'erreur même qui l'attaque? Pourvu que Jésus-Christ soit annoncé , la gloire n'en est-elle pas commune à tous ceux qui l'aiment? ne partageons- nous pas ses triomphes, dès que nous ne combattons que pour lui ? et tous les succès qui agrandissent son royaume ne deviennent-ils pas les nôtres? C'est lui seul qui donne l'accrois- sement; et nos faibles travaux ne sont plus comptés pour rien dès que nous les comptons nous-mêmes pour quelque chose.

Tous les traits les plus od ieux semblent se réunir dans un cœur domine cette passion injuste de l'envie. Cependant c'est le vice et comme la con- tagion universelle des cours, et souventla première

PETIT CAREME. I^Q

source de la décadence des empires : il n'est point de bassesse que cette passion ou ne consacre , ou ne justifie : elle éteint même les sentimens les plus nobles de l'éducation et delà naissance; et, dès que ce poison a gagné le cœur, on trouve des âmes de boue la nature avait d'abord placé des âmes grandes et bien nées.

La mauvaise foi n'est plus comptée pour rien : ces grands-prêlres cherchent eux-mêmes de faux témoignages contre Jésus-Christ; eux qui devaient proscrire ces hommes infâmes qui font un trafic honteux de la vérité et de l'innocence des autres hommes , ils se les associent , et favorisent le crime qui favorise leur passion.

C'est ainsi que ce vice ne rougit point de se faire des appuis honteux et méprisables. Les hommes les plus décriés et les plus perdus, on les adopte dès qu'ils veulent bien adopter et servir l'amertume secrète qui nous dévore : ils nous deviennent chers dès qu'ils peuvent devenir les vils instrumens de notre passion ; et ce qui devait les rendre encore plus hideux à nos yeux efface en un instant toutes leurs taches. Le inonde ne manque jamais de ces hommes vendus à l'iniquité , dont l'unique emploi est de noircir auprès des grands ceux qui ont le malheur de leur déplaire, ou qui plaisent trop pour être de leur goût; et ces hommes corrompus , et qu'on devrait bannir de la société, ne manquent jamais de trouver des grands qui les écoutent et

l8o PETIT CAKÊME.

qui les protègent. On érige en mérite le zèle qu'ils étalent pour nos intérêts , et on leur fait une vertu d'un ministère infâme, dont on rougit tout bas soi- même : Doeg l'Iduméen devient cher à Saiil dès qu'il devient le ministre de sa jalousie et de sa haine contre David.

Mais de quoi n'est pas capable un cœur que la jalousie noircit et envenime ! Non seulement on applaudit à l'imposture, mais on ne craint pas de s'en rendre coupable soi-même. Ces pontifes, té- moins des prodiges et de la sainteté de Jésus- Christ, ne pouvant ignorer qu'il est fils de David, et descendu des rois de Juda; ayant ouï de sa propre bouche qu'il fallait rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, le font pourtant passer pour un séditieux, un ennemi de César, et qui veut en usurper la souveraine puis- sance ; un impie qui veut renverser la loi et le temple de ses pères; enfin pour un homme de néant, dans la boue et dans la plus vile populace.

Cette passion arrière est comme une frénésie qui change tons les objets à nos yeux : rien ne nous paraît plus sous sa forme naturelle. David a beau remporter des victoires sur les Philistins et assurer la couronne à son maître ; aux yeux de Saiil ce n'est plus qu'un ambitieux qui veut monter lui- même sur le trône. En vain Jérémie justifie la vé- rité de ses prédictions par les événemens et par la sainteté de sa vie; les prêtres, jaloux de sa réputa-

PETIT CARÊME. t8l

tion , publient que c'est un imposteur et un traître qui annonce les malheurs et la ruine entière de Jérusalem, plus pour décourager ses citoyens et favoriser l'ennemi que pour prévenir la destruc- tion entière de sa patrie.

Tout s'empoisonne entre les mains de cette fu- neste passion : la piété la plus avérée n'est plus qu'une hypocrisie mieux conduite ; la valeur la plus éclatante , une pure ostentation , ou un bon- heur qui tient lieu de mérite ; la réputation la mieux établie, une errevir publique il entre plus de prévention que de vérité ; les talens les plus utiles à l'état, une ambition démesurée qui ne cache qu'un grand fonds de médiocrité et d'in- suffisance ; le zèle pour la patrie, un art de se faire valoir et de se rendre nécessaire ; les succès même les plus glorieux, un assemblage de circonstances heureuses qu'on doit à la bizarrerie du hasard plus qu'à la sagesse des mesures ; la naissance la plus illustre , un grand nom sur lequel on est enté , et qu'on ne tient pas de ses ancêtres.

Enfin la langue du jaloux flétrit tout ce qu'elle touche ; et ce langage si honteux est pourtant le langage commun des cours : c'est lui qui lie les sociétés et les commerces : chacun se cache la plaie secrète de son cœur, et chacun se la com- munique : on a honte du nom du vice, et l'on se fait honneur du vice même.

Enfin il emprunte même les apparences du zèle

l8? PETIT CARÊME.

et de l'amour du bien public : les intérêts de la nation et la conservation du temple et de la loi paraissentconsacrer la jalousie des pontifes contre Jésus-Christ.

Le zèle du bien public devient tous les jours comme la déeoration et l'apologie de ce vice. Il semble qu'on ne craint que pour l'état, et on n'en- vie que les places de ceux qui gouvernent : on blâme les choix du maître comme tombant sur des sujets incapables ; mais ce n'est pas l'intérêt public qui nous pique , c'est la jalousie et le cha- grin de n'avoir pas été nous-mêmes choisis : les places nous aspirions ne sont jamais, selon nous , données au mérite ; la faveur du maître et le bien de l'état ne nous paraissent jamais aller ensemble : on se donne pour amateur de la patrie, et on n'en aime que les honneurs et les préémi- nences. Aman trouve la puissance et la religion des Juifs dangereuses à l'empire; mais ce n'est pas l'état qu'il a dessein de sauver , c'est Mardochée qu'il veut perdre. Les courtisans de Darius accu- sentDaniel d'avoir violé la loi des Perses; mais ce n'est pas de la majesté de la loi qu'ils sont jaloux, c'est la gloire et la faveur de Daniel qu'ils haïssent.

Tout est plein dans les cours de ces zèles de ja- lousie : on étale le titre de bon citoyen , et on ca- che dessous celui de jaloux : on a sans cesse l'état dansla bouche, et la jalousie dans le cœur : on pa- raît contristé quand les événemens sont malheu-

PETIT CARÊME. l83

reuxet ne répondent pas aux vues et aux mesures de ceux qui sont en place ; et l'on s'applaudit plus du blâme qui en retombe sur eux qu'on n'est tou- ché des maux qui en peuvent revenir à la patrie.

Et voilà un des plus tristes effets de cette passion infortunée. Ces pontifes demandent quelesang du juste soit sur eux et sur leurs enfans : la désolation du temple et de la cité sainte , la cessation des sa- crifices , la dispersion de Juda, la perte de tout ne leur paraît rien, pourvu que l'innocent périsse.

Et combien de fois a-t-on vu des hommes pu- blics sacrifier l'état à leurs jalousies particulières; faire échouer des entreprises glorieuses à la pa- trie , de peur que la gloire n'en rejaillît sur leurs rivaux ; ménager des événemens capables de ren- verser l'empire pour ensevelir leurs concurrens sous ses ruines , et risquer de tout perdre pour faire périr un seul homme ! Les histoires des cours et des empires sont remplies de ces traits honteux, et chaque siècle presque en a vu de tristes exem- ples. Mais le véritable zèle du bien public ne cher- che qu'à se rendre utile ; et à l'homme vertueux et qui aime l'état les services tiennent lieu de ré- compense.

Première passion dans les pontifes qui livre au- jourd'hui Jésus-Christ , la jalousie : mais , en se- cond lieu , c'est un lâche intérêt dans Pilate qui le condamne. .

l84 PETIT CAREME.

DEUXIÈME PARTIE.

Oui, mes Frères, la passion, le dieu des grands, c'est la fortune. Ils veulent plaire à César, et c'est le seul devoir qui les occupe : tout ce qui favo- rise leur élévation s'accorde toujours avec leur conscience; la probité qui nuirait à leur fortune, et qui leur ferait perdre la faveur du maître , n'est plus pour eux que la vertu des sots. Mais dès qu'on craint plus la disgrâce de César que le reproche de sa conscience , si l'on n'a pas en- core sacrifié l'honneur et la probité, ce n'est pas le cœur et la volonté , c'est l'occasion qui a man- qué aux plus grands crimes.

En effet, il paraît d'abord dans le caractère de Pilate des restes de droiture et de probité : sa conscience s'élève en faveur de l'innocent; il sem- ble lui-même plaider sa cause ; il n'ose le déli- vrer, et il souhaite pourtant qu'on le délivre : premier degré de l'ambition, la lâcheté. On aime le devoir et l'équité lorsqu'il est utile ou glorieux de se déclarer pour elle; qu'on peut compter sur les suffrages publics; que notre fermeté va nous donner en spectacle au monde, et que nous de- venons plus grands aux yeux des hommes parla défense héroïque de la vérité que nous ne l'au- rions été par la dissimulation et la souplesse : nous cherchons la gloire et les applaudisse- mens dans le devoir ; et presque toujours c'est

PETIT CAREME. l85

la vanité qui donne des défenseurs à la vérité. A la lâcheté succède la crainte. On menace Pi- late de l'indignation de César : Si hune dimittis , non es amicus Cœsaris â. A cette raison tous les droits les plus sacrés s'évanouissent, et ne sont plus comptés pour rien. On n'est pas digne de soutenir la justice et la vérité quand on peut ai- mer quelque chose plus qu'elle : une démarche opposée à l'honneur et à la conscience est bien plus à craindre pour une âme noble que la colère de César. Mais d'ailleurs , Sire , c'est servir la gloire du prince que de ne pas servir à ses passions : il est beau d'oser s'exposer à son indignation plutôt que de manquer à la fidélité qu'on lui a jurée ; et, si les princes comme vous peuvent compter sur un ami fidèle , il faut qu'ils le cherchent parmi ceux qui les ont assez aimés pour avoir eu le cou- rage d'oser quelquefois leur déplaire : plus ceux qui leur applaudissent sans cesse sont nombreux, plus l'homme vertueux qui ne se joint point aux adulations publiques doit leur être respectable. Mais cet héroïsme de fidélité est rare dans les cours : à peine se trouva-t-il un Daniel dans l'em- pire parmi tous les satrapes , qui ne connaissaient point d'autre loi que la volonté du prince. Telle est la destinée des souverains : la même puis- sance qui multiplie autour d'eux les adulateurs y rend aussi les amis plus rares.

1 Joan. 19. 12.

&USS1LL0N. l6

l86 PETIT CARÊME.

Aussi la crainte de déplaire à César conduit Pi- late au dernier degré de la lâcheté ; il abandonne et livre Jésus-Christ. Les cris de ce peuple furieux ne peuvent être calmés que par le sang du juste : s'exposer à leur violence, ce serait allumer le feu de la sédition : il vaut encoremieuxquerinnocent périsse que si toute la nation allait se révolter con- tre César ; et il faut acheter le bien public par un crime.

Et voilà toujours le grand prétextedel'abusque ceux qui sont en place font de l'autorité : il n'est point d'injustice que le bien public ne justifie : il semble que le bonheur et la sûreté publique ne puisse subsister que par des crimes ; que l'ordre et la tranquillité des empires ne soient jamais dus qu'à l'injustice et à l'iniquité ; et qu'il faille renoncer à la vertu pour se dévouer à la patrie.

Non , Sire, je l'ai déjà dit ailleurs, et on ne saurait trop le redire , la loi de Dieu est toute la force et toute la sûreté des lois humaines : tout ce qui attire la colère du ciel sur les états ne saurait faire le bonheur des peuples; l'ordre et l'utilité publique ne peuvent être le fruit du crime : on sert mal la patrie quand on la sert aux dépens des règles saintes : c'est saper les fondemens de l'édifice pour l'embellir et l'élever plus haut; c'est, en affaiblissant ses principaux appuis, y ajouter de vains ornemens qui hâtent sa ruine. Les empires ne peuvent se soutenir que par l'é-

PETIT CAREME. 1 87

quité des mêmes lois qui les ont formés ; el l'injus- tice «a bien pu détrôner des souverains , mais elle n'a jamais affermi les trônes : les ministres qui ont outré la puissance des rois l'ont toujours affai- blie ; ils n'ont élevé leurs maîtres que sur la ruine de leurs états ; et leur zèle n'a été utile aux Césars qu'autant qu'il a respecté les lois de l'empire.

C'est done la jalousie dans les princes des prê- tres qui persécute aujourd'hui Jésus-Christ; un vil intérêt dans Pilate, qui le livre ; et enfin une indifférence criminelle dans Hérode , qui en fait un sujet de mépris et de risée.

Hélas I quelle autre destinée pouvait se pro- mettre la doctrine de l'Evangile en se montrant à une cour superbe et voluptueuse? La doctrine sainte n'offre rien qui ne combatte l'orgueil et la volupté; et il n'y a de grand pourceux qui habitent les palais des rois que le plaisir et la gloire. Si vous n'y paraissez pas sous ces étendards , ou l'on vous prend pour un censeur et un ennemi , ou ils vous méprisent comme un homme d'une autre es- pèce, etun nouveau venu qui vient portcraumilieu d'eux un langage inouï et des manières étrangères.

Nous-mêmes , dans ces chaires chrétiennes qui seules leur parlent encore le langage delà vérité, nous-mêmes nous venons souvent ici affaiblir ce langage divin ; respecter ce que nous devrions combattre; adoucir par des idées humaines la sé- vérité des règles saintes ; autoriser presque leurs

l88 PETIT CAREME.

préjugés avant d'oser combattre leurs passions ; et, sous prétexte de ne pas les révolter contre la vérité, la leur rendre presque méconnaissable.

Hérode , instruit des merveilles qu'on publiait de. Jésus-Christ , s'attend à lui voir opérer des prodiges; et, dans cette attente, il le voit arri- ver à sa cour avec joie : ce n'est pas la vérité qui 1 intéresse, c'est une vaine curiosité qu'il veut sa- tisfaire, et faire servir Jésus-Christ de spectacle à son loisir et à son oisiveté. Car c'est de tout temps que la plupart des princes et des grands ont fait de la religion un spectacle : les mystères les plus augustes et les plus terribles, égayés par tous les attraits d'une harmonie recherchée, de- viennent pour eux comme des réjouissances pro- fanes qui les amusent : ils ne cherchent que le plaisir des sens jusque dans les devoirs d'un culte qui n'est établi que pour les combattre : il faut que la religion, pour leur plaire, emprunte les joies et tout l'appareil du siècle; et qu'un specta- cle digne des anges ait encore besoin de décora- tion pour être un spectacle digne d'eux.

Hérode fait à Jésus-Christ des questions vaines tt frivoles : Inlerrogabal eum multis scrmonibus* j de ces questions l'orgueil et l'irréligion ont plus de part que l'amour de la vérité ; qu'on propose plutôt pour se faire une gloire de ses doutes que par un désir sincère de les éclaircir ; de ces ques-

1 Luc. 2.3. 9.

PLTIT CARÊtME. 189

tions qui n'aboutissent à rien qu'à nous affermir dans l'incrédulité, qui n'ont de sérieux que l'aveu- glement d'où elles prennent leur source ; de ces questions l'on discourt des vérités éternelles du salut comme de ces véri!és douteuses et peu intéressantes que Dieu a livrées à l'oisiveté et à la dispute des hommes , l'on traite ce qui doit décider du bonheur ou du malheur éternel comme un problème indifférent dont les deux côtés ont leur vraisemblance , et l'on peut opter; de ces questions enfin qui sont plutôt des dérisions se- crètes de la foi que les recherches respectueuses d'un véritable fidèle.

Et voilà le seul usage que la plupart des grands font de Jésus-Christ; des questions éternelles sur la religion : Interrogabat eummultis sermonibus ; faisant de Jésus-Christ et de sa doctrine un sujet oiseux et frivole d'entretien et de contestation, au lieu d'en faire l'objet de leur espérance et de leur culte; s'informant de la vérité d'un avenir et de cette autre patrie qui nous attend après le trépas avec moins d'intérêt qu'ils n'écouteraient les rela- tions d'une terre inconnue et peut-être fabuleuse, nul mortel n'a pu encore aborder ; parlant des faits miraculeux qui établissent la certitude et la divinité delà religion de leurs pères avec la même incertitude qu'ils parleraient d'un point peu im- portant d'histoire qu'on n'a pas encore éclairci : et, par la manière peu sérieuse dont ils veulent

16.

I90 PETIT CAREME.

s'instruire delà foi , montrant qu'ils l'ont tout-à- fait perdue.

Aussi Jésus-Christ n'oppose qu'un silence pro- fond à la vanité des questions d'Hérode. On ne mérite les réponses de la vérité que lorsque c'est le désir de la connaître qui l'interroge; et c'est dans le cœur de ceux qui parlent et disputent plus sur la religion qu'elle est d'ordinaire plus effa- cée. Oui , mes Frères, on a déjà trouvé la vérité quand on la cherche de bonne foi : il ne faut, pour la trouver, ni creuser dans les abîmes , ni s'élever au-dessus des airs; il ne faut que l'écouter au- dedans de nous-mêmes. Un cœur innocent et do- cile entend d'abord sa voix; les doutes et les recherches que forme l'orgueil , loin de la rappro- cher de nous, ferment les yeux à sa lumière : elle aveugle les sages et les juges orgueilleux de ses mystères , et ne se communique qu'à ceux qui font gloire d'en être les disciples. La soumis- sion est la source des lumières : plus on veut raisonner, plus on s'égare : plus on doute, plus Dieu permet que les doutes augmentent : la rai- son , une fois sortie de la règle , ne trouve plus rien qui l'arrête; plus elle avance, plus elle se creuse de précipices. Aussi l'hérésie, d'abord ti- mide dans sa naissance, va toujours croissant, et ne garde plus de mesures dans ses progrès : elle n'en voulait d'abord, parmi nous, qu'aux abus prétendus du culte ; elle a depuis attaqué le culte

PETIT CAREME. JC)I

lui-même : elle se plaignait que nous dégradions Jésus-Christ de sa qualité de médiateur; elle a enfanté des disciples qui l'ont dégradé de sa di- vinité et de sa naissance éternelle : elle voulait réformer la religion ; elle a fini par les approuver toutes, ou, pour mieux dire, par n'en plus avoir et n'en plus connaître aucune : elle prétendait s'en tenir «à la lettre aux livres saints; et cette lettre a été pour elle une lettre de mort , et ses faux prophètes y ont puisé un fanatisme et des visions sur l'avenir que l'événement a démenties, et dont elle a rougi elle-même. Non , mes Frères, la foi est le seul point qui peut fixer l'esprit hu- main : si vous passez au-delà , vous n'avez plus de route assurée; vous entrez dans une terre té- nébreuse et couverte des ombres de la mort ; vous n'y voyez plus que des fantômes , les tristes en-> fans des ténèbres ; et, comme la raison n'a plus de frein, l'erreur aussi n'a plus de bornes.

En effet, les questions d'Hérode le conduisent à faire de Jésus-Christ un sujet de risée : S prévit autem illum Herodes * ; et toute sa cour suit son exemple ; cum exercito suo. La vertu la plus pure, dès qu'elle déplaît au souverain , est bientôt digne de l'oubli et du mépris même du courtisan : c'est le goût du prince qui décide presque toujours pour eux de la vérité et du mérite : leur religion est toute , pour ainsi dire , sur le visage du mai-

1 Luc. 23. ii.

Ig}$ PETIT CAKÊME.

tre : c'est leur loi et leur évangile ; et ils n'ont rien de plus fixe dans leur culte que les caprices et les passions de l'idole qu'ils adorent.

Aussi l'attention , Sire , la plus essentielle que les rois doivent à la place Dieu les a fait as- seoir, c'est de rendre la religion respectable, en ne se permettant jamais la plus légère dérision qui puisse en blesser la majesté. Les plus jeunes années de votre auguste bisaïeul ne le virent ja- mais s'écarter de cette règle : ce fut pour lui la règle de tous les temps et de tous les lieux : son respect pour la religion de ses pères imposa tou- jours devant lui un silence éternel à l'impiété : son langage fut toujours le langage du premier roi chrétien , c'est-à-dire le langage respectable de la foi : l'irréligion était le seul crime auquel il ne pardonnait point : tout était sérieux pour lui sur cet article : nulle joie, nul plaisir n'autorisa jamais devant lui la moindre dérision qui pût in- téresser le culte de ses ancêtres : religieux jus- qu'au milieu des réjouissances d'une cour jeune et florissante , la foi ne souffrit jamais des plai- sirs et des dissipations inévitables à la jeunesse des rois. Sur ce point, Sire , tout devient capital dans la bouche d'un souverain : une simple légè- reté va autoriser la licence de l'impiété, ou faire de nouveaux impies : on croit plaire en enchéris- sant; etles railleries du maître deviennentbienlôt des blasphèmes dans la bouche du courtisan.

PETIT CARÊME. I g3

Telles sont les passions que les grands oppo- sent à la vérité , et qui condamnent Jésus-Christ à la mort. Que ne puis-je achever , et vous mon- trer les passions des grands condamnées par la mort de Jésus-Christ !

Hélas ! en est-il une seule que sa croix ne con- fonde ? Il ne meurt que pour rendre témoignage à la vérité, il en est le premier martyr; et les grands craignent la vérité , et il est rare qu'elle ait accès auprès de leur trône. Il n'est roi que pour être la victime de son peuple ; et les peuples sont d'ordinaire la victime de l'ambition des princes et des rois. Les marques de son autorité , son sceptre, sa couronne , sont les instrumens de ses souffrances; et l'unique usage que les grands font de leur autorité , c'est de la faire servir à leurs plaisirs injustes. Au milieu de ses peines et de ses douleurs , il n'est occupé que de nos intérêts ; et les grands , au milieu de leurs plaisirs , ne dai- gnent pas même s'occuper des peines et des souf- frances de leurs frères. Il souffre à notre place ; et les grands croient que tout doit souffrir pour eux. Il vient de tous les peuples ne faire qu'un peuple , réconcilier toutes les nations , éteindre toutes les guerres ; et c'est la vanité des grands qui les allume et qui les éternise sur la terre. Que dirai-je ? il n'est roi que parce qu'il est sauveur; ses bienfaits forment tous ses titres ; ses qualités glorieuses ne sont que les différens offices de son

19^ PETIT CAREME.

amour pour nous ; tout ce qu'il est de plus grand, il ne l'est que pour les hommes , il est tout à nos usages ; et les grands comptent le reste des hom- mes pour rien , et ne croient être nés que pour eux-mêmes.

Voilà . Sire, le grand modèle des rois. Du haut de sa croix, il instruit les grands et les princes de la terre : Regardez , leur dit-il , et faites selon ce modèle : j'ai quitté mon royaume , et je suis descendu de ma gloire pour sauver mes sujets ; vous n'êles rois que pour eux , et lenr bonheur doit être l'unique objet de tous les soins attachés à votre couronne. Oui, Sire, c'est un roi qui donne sa vie pour son peuple ; et il ne vous demande que votre amour pour le vôtre : c'est un roi qui ne va conquérir le monde que pour l'acquérir à Dieu; ne combattez que pour lui, et vous serez toujours sûr de la victoire : c'est un roi qui fait de la croix son trône et le lieu de ses douleurs et de ses souffrances ; regardez le vôtre comme un lieu de soins et de travail , et non comme le siège de la volupté et de la mollesse : c'est un roi qui ne veut régner que sur les cœurs ; l'usage le plus glorieux de votre autorité , c'est celui qui vous as- surera l'amour de vos peuples : c'est un roi qui vient apporter la paix , la vérité , la justice aux hommes , et qui ne veut que les rendre heureux ; Sire , régnez pour notre bonheur , et vous régne- rez pour le vôtre.

PETIT CARÊME. ICj5

O mon Sauveur ! c'est aujourd'lmi que vous commencez à régner vous-même sur toutes les nations ; vos derniers soupirs sont comme les pré- mices sacrées de votre règne ; et c'est par la croix que vous allez conquérir l'univers. Grand Dieu! que ce soit elle qui affermisse le règne de l'enfant précieux que vous voyez ici à vos pieds ; que la religion en consacre les prémices et en couronne la durée : ce sont ses glorieux ancêtres qui l'ont placée parmi nous sur le trône ; que ce soit elle qui y soutienne l'enfant auguste qui ne peut vous offrir encore que son innocence , la foi de ses pères , les malheurs qui ont entouré son ber- ceau royal, et la tendresse la plus vive de ses sujets.

Conservez l'enfant de tant de saints et de tant de protecteurs de la foi sainte : ils exposèrent au- trefois leur vie et leur couronne pour aller recou- vrer votre héritage ; conservez le sien à cet enfant précieux, afin qu'il puisse un jour défendre et protéger l'Eglise que le Père vous donne aujour- d'hui comme l'héritage que vous avez acquis par votre sang : ils revinrent chargés des dépouilles sacrées de la croix ; que ce dépôt saint dont ils en- richirent cette ville régnante , que ce gage pré- cieux de la piété de ses pères sollicite aujourd'hui surtout vos grâces en sa faveur : n'abandonnez pas l'héritier de tant de princes qui ont été les premiers défenseurs de votre nom et de votre

I()6 PETIT CARÊME.

gloire. Les coups de votre colère l'ont épargné au milieu des débris de son auguste famille ; laissez- nous, grand Dieu, jouir de votre bienfait, que nous avons acheté si cher : que ce reste heureux de tant de têtes augustes que nous avons vues tomber à la fois répare nos pertes et essuie nos larmes : comblez-le lui seul de toutes les grâces que vous aviez réservées dans vos trésors éternels à tant de princes qui devaient régner à sa place, et auxquels sa couronne était destinée : réunissez en lui tout ce que vous deviez partager sur les autres ; et que son règne rassemble toutes les bé- nédictions et tous les genres de bonheur que nous nous promettions séparément sous les règnes des princes qu'une mort prématurée nous a enlevés , et auxquels vous n'avez refusé sans doute sur la terre une couronne que la naissance leur desti- nait que pour leur en préparer dans le ciel une éternelle.

Ainsi soit-il.

SERMON

PODR

LE JOUR DE PAQUES.

SUR LE TRIOMPHE DE LA RELIGION.

Exspolians principatus et potestates , traduxit confidenter palam triumphans illos in semetipso.

Jésus-Christ ayant désarmé les principautés et les puis- sances , il les a menées hautement en triomphe à la face de tout le monde , après les avoir vaincues en sa propre personne. Col. 2. i5.

Sire,

Les vains triomphes des conquérans n'étaient qu'un spectacle d'orgueil , de larmes , de déses- poir et de mort : c'était le triomphe lugubre des passions humaines ; et ils ne laissaient après eux que les tristes marques de l'ambition des vain- queurs et de la servitude des vaincus.

Le triomphe de Jésus-Christ est aujourd'hui , pour les nations mêmes qui deviennent sa con- quête, un triomphe de paix, de liberté et de gloire.

MASSILLON. 17

I98 PETIT CARÊME.

Il triomphe de ses ennemis , mais pour les déli- vrer et les associer à sa puissance : il triomphe du péché ; mais, en effaçant et attachant à la croix cet écrit fatal de notre condamnation , il en fait couler sur nous une source de sainteté et de grâce : triomphe de la mort, mais pour nous assurer l'im- mortalité.

Telle est la gloire de la religion ; elle n'offre d'abord que les opprobres et les souffrances de la croix ; mais c'est un triomphe glorieux, et le plus grand spectacle que l'homme puisse donner à la terre. Rien ici-bas n'est plus grand que la vertu : tous les autres genres de gloire , on les doit au hasard ou à l'adulation, et à l'erreur publique ; celle-ci , on ne la doit qu'à Dieu et à soi-même. On en fait une honte aux princes et aux puissans ; et cependant c'est par elle seule qu'ils peuven t être grands, puisque c'est par elle seule qu'ils peuvent triompher de leurs ennemis, de leurs passions, et de la mort même.

Exposons ces vérités si honorables à la foi , et consacrons à la gloire de la religion l'instruction de ce dernier jour, qui est le grand jour des triom- phes de Jésus-Christ.

PREMIÈRE PARTIE.

Sire, la gloire des princes et des grands a trois écueils à craindre sur la terre : la malignité de

PETIT CAREME. ig()

l'envie, ou les inconstances de la fortune qui l'ob- scurcissent; les passions qui la déshonorent; en- fin la mort même qui l'ensevelit , et qui change en censures les vaines adulations qui l'avaient exaltée.

La religion seule les met à couvert de ces écueils inévitables , et toute. la gloire humaine vient d'ordinaire échouer : elle les élève au-dessus des événemens et de l'envie ; elle leur assujétit leurs passions ; enfin elle leur assure après leur mort la gloire que la malignité leur avait peut-être refu- sée pendant leur vie. C'est ce qui fait aujourd'hui le triomphe de Jésus-Christ ; et c'est ce modèle glorieux que nous proposons aux grands de la terre.

Toute la gloire de sa sainteté et de ses prodi- ges n'avait pu le sauver des traits de l'envie ; et son innocence avait paru succomber aux puis- sances des ténèbres qui l'avaient opprimée. Mais sa résurrection attache à son char de triomphe ces principautés et ces puissances mêmes : sa gloire sort triomphante du sein de ses opprobres : sa croix devient le signal éclatant de sa victoire : la Judée seule l'avait rejeté, et l'univers entier l'adore.

Oui, mes frères, quelle que puisse être la gloire des grands sur la terre, elle a toujours a craindre : premièrement, la malignité de l'envie qui cher- che à l'obscurcir. Hélas ! c'est à la cour surtout

200 PETIT CAREME.

cette vérité n'a pas besoin de preuve. Quelle est la vie la plus brillante Ton ne trouve des taches? sont les victoires qui n'aient une de leurs faces peu glorieuse au vainqueur? quels sont les succès les uns ne prêtent au hasard les mêmes événemens dont les autres font honneur aux talens et à la sagesse? quelles sont les actions héroïques qu'on ne dégrade en y cherchant des motifs lâches et rampans? en un mot, sont les héros dont la malignité, et peut-être la vérité, ne fasse des hommes ?

Tant que vous n'aurez que cette gloire le monde aspire, le monde vous la disputera : ajou- tez-y la gloire de la verlu; le monde la craint et la fuit , mais le monde pourtant la respecte.

Non, Sire, un prince qui craint Dieu et qui gouverne sagement ses peuples n'a plus rien à craindre des hommes. Sa gloire toute seule aurait pu faire des envieux; sa piété rendra sa gloire même respectable : ses entreprises auraient trouvé des censeurs ; sa piété sera l'apologie de sa con- duite : ses prospérités auraient excité la jalousie ou la défiance de ses voisins ; il en deviendra par sa piété l'asile et l'arbitre : ses démarches ne se- ront jamais suspectes , parce qu'elles seront tou- jours annoncées parla justice : on ne sera pas en garde contre son ambition, parce que son ambi- tion sera toujours réglée par ses droits : il n'at- tirera point sur ses états le fléau de la guerre,

PETIT CAREME. 9.01

parce qu'il regardera comme un crime de la por- ter sans raison dans les états étrangers : il récon- ciliera les peuples et les rois, loin de les diviser pour les affaiblir et élever sa puissance sur leurs divisions et sur leur faiblesse : sa modération sera le plus sûr rempart de son empire : il n'aura pas besoin de garde qui veille à la porte de son pa- lais ; les cœurs de ses sujets entoureront son trône et brilleront autour à la place des glaives qui le défendent : son autorité lui sera inutile pour se faire obéir ; les ordres les plus sûrement accom- plis sont ceux que l'amour exécute ; et la soumis- sion sera sans murmure, parce qu'elle sera sans contrainte : toute sa puissance l'aurait rendu à peine maître de ses peuples ; par la vertu , il de- viendra l'arbitre même des souverains. Tel était, Sire, un de vos plus saints prédécesseurs , à qui l'Eglise rend des honneurs publics, et qu'elle re- garde comme le protecteur de votre monarchie. Les rois ses voisins, loin d'envier sa puissance, avaient recours à sa sagesse : ils s'en remettaient à lui de leurs différends et de leurs intérêts : sans être leur vainqueur, il était leur juge et leur ar- bitre; et la vertu toute seule lui donnait sur toute l'Europe un empire bien plus sûr et plus glorieux que n'auraient pu lui donner ses victoires. La puissance ne nous fait que des sujets et des es- claves : la vertu toute seule nous rend maîtres des hommes.

*7-

202 PETIT CAREME.

Mais, si elle nous met au-dessus de l'envie, c'est elle encore qui nous rend supérieurs aux événemens. Oui, Sire, les plus grandes prospé- rités ont toujours ici-bas des retours à craindre : Dieu, qui ne veut pas que notre cœur s'attache notre trésor et notre bonheur ne se trouvent point, fait quelquefois du plus haut point de notre élévation le premier degré de notre décadence : la gloire des hommes, montée à son plus grand éclat, s'attire, pour ainsi dire, à elle-même des nuages : l'histoire des états et des empires n'est elle-même que l'histoire de la fragilité et de l'in- constance des choses humaines : les bons et les mauvais succès semblent s'être partagé la durée des ans et des siècles ; et nous venons de voir le règne le plus long et le plus glorieux de la mo- narchie finir par des revers et par des disgrâces.

Mais sur les débris de cette gloire humaine votre pieux et auguste bisaïeul sut s'en élever une plus solide et plus immortelle. Tout sembla fon- dre et s'éclipser autour de lui ; mais c'est alors que nous le vîmes à découvert lui-même , plus grand par la simplicité de sa foi et par la constance de sa piété que par l'éclat de ses conquêtes : ses prospérités nous avaient caché sa véritable gloire ; nous n'avions vu que ses succès ; nous vîmes alors toutes ses vertus : il fallait que ses malheurs éga- lassent ses prospérités ; qu'il vît tomber autour de lui tous les princes les appuis de son trône ; que

PETIT CARÊME. 2o3

votre vie même fût menacée, cette vie si chère à la nation, et le seul gage de ses miséricordes que Dieu laisse encore à son peuple; il fallait qu'il demeurât tout seul avec sa vertu pour paraître tout ce qu'il était : ses succès inouïs lui avaient valu le nom de Grand , ses sentimens héroïques et chrétiens dans l'adversité lui en ont assuré pour tous les âges à venir le nom et le mérite.

Non , mes Frères , il n'est que la religion qui puisse nous mettre au-dessus des événemens; tous les autres motifs nous laissent toujours entre les mains de notre faiblesse. La raison de la phi- losophie promettait la constance h son sage, mais elle ne la donnait pas : la fermeté de l'orgueil n'était que la dernière ressource du décourage- ment; et l'on cherchait une vaine consolation en faisant semblant de mépriser des maux qu'on n'était pas capable de vaincre. La plaie qui blesse le cœur ne peut trouver son remède que dans le cœur même ; or la religion toute seule porte son remède dans le cœur : les vains préceptes de la philosophie nous prêchaient une insensibilité ri- dicule, comme s'ils avaient pu éteindre les sen- timens naturels sans éteindre la nature elle-même : la foi nous laisse sensibles , mais elle nous rend soumis, et cette sensibilité fait elle-même tout le mérite de notre soumission : notre sainte philo- sophie n'est pas insensible aux peines; mais elle est supérieure a la douleur. C'était ôter aux hom-

■J.o/± PETIT CAREME.

mes la gloire de la fermeté dans les souffrances que de leur en ôter le sentiment ; et la sagesse païenne ne voulait les rendre insensibles que parce qu'elle ne pouvait les rendre soumis et patiens : elle apprenait à l'orgueil à cacher et non à sur- monter ses sensibilités et ses faiblesses : elle for- mait des héros de théâtre , dont les grands senti- mens n'étaient que pour les spectateurs, et aspi- rait plus à la gloire de paraître constant qu'à la vertu même de la constance.

Mais la foi nous laisse tout le mérite de la fer- meté , et ne veut pas même en avoir l'honneur devant les hommes : elle sacrifie à Dieu seul les sentimens de la nature , et ne veut pour témoin de son sacrifice que celui seul qui peut en être le rémunérateur : elle seule donne de la réalité à toutes les autres vertus , parce qu'elle seule en bannit l'orgueil qui les corrompt , ou qui n'en fait que des fantômes.

Ainsi qu'on vante l'élévation et la supériorité de vos lumières , qu'une haute sagesse vous fasse regarder comme l'ornement et le prodige de votre siècle, si cette gloire n'est qu'au-dehors, si la re- ligion , qui seule élève le cœur , n'en est pas la première base , le premier échec de l'adversité renversera tout cet édifice de philosophie et à& fausse sagesse ; tous ces appuis de chair s'écrou- leront sous votre main ; ils deviendront inutiles à votre malheur : on cherchera vos grandes quu-

PETIT CARÊME. 2o5

lités dans votre découragement ; et votre gloire ne sera plus qu'un poids ajouté à votre affliction, qui vous la rendra plus insupportable. Le monde se vante de faire des heureux ; mais la religion toute seule peut nous rendre grands au milieu de nos malheurs mêmes.

DEUXIÈME PARTIE.

Premier triomphe de Jésus-Christ : il triomphe de la malignité de l'envie, et de tous les opprobres qu'elle lui avait attirés de la part de ses ennemis. Mais il triomphe encore du péché : il emmène captif ce premier auleurdela captivité de tous les hommes : il nous rétablit dans tous les droits glorieux dont nous étions déchus , et nous rend par la grâce la supériorité sur nos passions , que nous avions perdue avec l'innocence.

Second avantage de la religion : elle nous élève au-dessus de nos passions , et c'est le plus haut degré de gloire l'homme puisse ici-bas attein- dre. Oui, mes Frères, en vain le monde insulte tous les jours à la piété par des dérisions insen- sées ; en vain , pour cacher la honte des passions , il fait presqu'à l'homme de bien une honte de la vertu ; en vain il la représente , aux grands sur- tout , comme une faiblesse et comme l'écueil de leur gloire ; en vain il autorise leurs passions par les grands exemples qui les ont précédés , et par

206 PETIT CARÊME.

l'histoire des souverains qui ont allié la licence des mœurs avec un règne glorieux et l'éclat des victoires et des conquêtes : leurs vices , venus jus- qu'à nous, et rappelés d'âge en âge, formeront jus- qu'à la fin le trait honteux qui efface l'éclat de leurs grandes actions et qui déshonore leur histoire.

Plus même ils sont élevés , plus le dérèglement des mœurs les dégrade; et leur ignominie , dit l'Esprit de Dieu, croit à proportion de leur gloire 1 . Outre que leur rang , en les plaçant au-dessus de nos têtes, expose leurs vices comme leur personne aux yeux du public , quelle honte lorsque ceux qui sont établis pour régler les passions de la multitude deviennent eux-mêmes les vils jouets de leurs passions propres , et que la force, l'au- torité , la pudeur des lois se trouve confiée à ceux qui ne connaissent de loi que le mépris public de toute bienséance , et leur propre faiblesse ! Ils devaient régler les mœurs publiques, et ils les cor- rompent : ils étaient donnés de Dieu pour être les protecteurs de la vertu, et ils deviennent les ap- puis et les modèles du vice.

Toute la gloire humaine ne saurait jamais ef- facer l'opprobre que leur laisse le désordre des mœurs et l'emportement des passions : les vic- toires les plus éclatantes ne couvrent pas la honte de leurs vices : on loue les actions , et l'on mé- prise la personne : c'est de tout temps qu'on a vu

1 Mach. I. 42.

PETIT CAREME. 20^

la réputation la plus brillante échouer contre les mœurs du héros , et ses lauriers flétris par ses fai- blesses : le monde , qui semble mépriser la vertu, n'estime et ne respecte pourtant qu'elle : il élève des monumens superbes aux grandes actions des conquérans ; il fait retentir la terre du bruit de leurs louanges ; une poésie pompeuse les chante et les immortalise; chaque Achille a son Homère; l'é- loquence s'épuise pour leur donner du lustre : l'appareil des éloges est donné a l'usage et «à la vanité ; l'admiration secrète et les louanges réelles et sincères , on ne les donne qu'à la vertu et à la vérité.

Et , en effet , le bonheur ou la témérité ont pu faire des héros ; mais la vertu toute seule peut former de grands hommes : il en coûte bien moins de remporter des victoires que de se vaincre soi- même : il est bien plus aisé de conquérir des pro- vinces et de dompter des peuples que de dompter une passion : la morale même des païens en est convenue. Du moins les combats*où préside la fermeté , la grandeur du courage , la science mi- litaire , sont de ces actions rares que l'on peut compter aisément dans le cours d'une longue vie ; et, quand il ne faut être grand que certains mo- mens , la nature ramasse toutes ses forces , et l'or- gueil, pour un peu de temps, peut suppléer à la vertu. Mais les combats de la foi sont des combats de tous les jours : on a affaire à des ennemis qui

2o8 PETIT CARÊME.

renaissent de leur propre défaite : si vous vous lassez un instant , vous périssez : la victoire même a ses dangers ; l'orgueil , loin de vous aider , de- vient le plus dangereux ennemi que vous ayez à combattre : tout ce qui vous environne fournit des armes contre vous ; votre cœur lui-même vous dresse des embûches ; il faut sans cesse recom- mencer le combat. En un mot, on peut être quel- quefois plus fort ou plus heureux que ses enne- mis ; niais qu'il est grand d'être toujours plus fort que soi-même !

Telle est pourtant la gloire de la religion : la philosophie découvrait la honte des passions ; mais elle n'apprenait pas à les vaincre , et ses préceptes pompeux étaient plutôt l'éloge de la vertu que le remède du vice.

Il était même nécessaire à la gloire et au triom- phe de la religion que les plus grands génies , et toute la force de la raison humaine se fût épuisée pour rendre les hommes vertueux. Si les Socrate et les Platon ^'avaient pas été les docteurs du monde avant Jésus-Christ , et n'eussent pas en- trepris en vain de régler les mœurs et de corriger les hommes par la force seule de la raison, l'homme aurait pu faire honneur de sa vertu à la supériorité de sa raison , ou à la beauté de la vertu même : mais ces prédicateurs de la sagesse ne firent point de sa- ges; et il fallait que les vains essais delà philosophie préparassent de nouveaux triomphes à la grâce.,

PETIT CAREME. 20Q

C'est elle enfin qui a montré à la terre le vé- ritable sage , que tout le faste et tout l'appareil de la raison humaine-nous annonçait depuis si long- temps. Elle n'a pas borné toute sa gloire, comme la philosophie , à essayer d'en former à peine un dans chaque siècle parmi les hommes : elle en a peuplé les villes , les empires , les déserts ; et l'u- nivers entier a été pour elle un autre lycée, , au milieu des places publiques 4 , elle a prêché la sagesse à tous les hommes. Ce n'est pas seule- ment parmi les peuples les plus polis qu'elle a choisi ses sages ; le Grec et le Barbare , le Romain et le Scythe ont été également appelés à sa di- vine philosophie : ce n'est pas aux savans tout seuls qu'elle a réservé la connaissance sublime de ses mystères ; le simple a prophétisé comme le sage , et les ijmorans eux-mêmes sont devenus ses docteurs et ses apôtres : il fallait que la véritable sagesse pût devenir la sagesse de tous les hom- mes.

Que dirai-je ? sa doctrine était insensée en ap- parence ; et les philosophes soumirent leur raison orgueilleuse à cette sainte folie : elle n'annonçait que des croix et des souffrances ; et les Césars de- vinrent ses disciples : elle seule vint apprendre aux hommes que la chasteté , l'humilité , la tem- pérance , pouvaient être assises sur le trône , et que le siège des passions et des plaisirs pouvait

1 Prov. 8. 1,3,4.

MASSILLON. l8

2IO PETIT CAREME.

devenir le siège de la vertu et de l'innocence : quelle gloire pour la religion î

Mais , Sire , si la piété des grands est glorieuse à la religion , c'est la religion toute seule qui fait la gloire véritable des grands. De tous leurs titres, le plus honorable c'est la vertu : un prince, maître de ses passions ; apprenant sur lui-même à com- mander aux autres ; ne voulant goûter de l'auto- rité que les soins et les peines que le devoir y attache ; plus touché de ses faules que des vaines louanges qui les lui déguisent en vertus ; regar- dant comme l'unique privilège de son rang l'exem- ple qu'il est obligé de donner aux peuples ; n'ayant point d'autre frein ni d'autre règle que ses désirs, et faisant pourtant à tous ses désirs un frein de la règle même ; voyant autour de lui tous les hom- mes prêts à servir à ses passions , et ne se croyant fait lui-même que pour servir à leurs besoins ; pou- vant abuser de tout , et se refusant même ce qu'il aurait eu droit de se permettre ; en un mot, en- touré de tous les attraits du vice , et ne leur mon- trant jamais que la vertu : un prince de ce caractère est le plus grand spectacle que la foi puisse donner à la terre : une seule de ses journées compte plus d'actions glorieuses que la longue carrière d'un conquérant ; l'un a été le héros d'un jour, l'autre l'est de toute la vie.

PETIT CAREME. 211

TROISIÈME PARTIE.

C'est ainsi que Jésus-Christ triomphe aujour- d'hui du péché : mais il triomphe encore de la mort ; il nous ouvre les portes de l'immortalité, que le péché nous avait fermées ; et le sein même de son tombeau enfante tous les hommes à la vie éternelle.

C'est le dernier trait qui achève le triomphe de la religion. L'impiété ne donnait à l'homme que la même fin qu'à la bête : tout devait mourir avec son corps ; et cet être si noble , seul capable d'ai- mer et de connaître , n'était pourtant qu'un vil assemblage de boue que le hasard avait formé , et que le hasard seul allait dissoudre pour toujours.

La superstition païenne lui promettait au-delà du tombeau une félicité oiseuse, les vains fan- tômes des sens devaient faire tout le bonheur d'un homme qui ne peut être heureux que par la vérité.

La religion nous ouvre des espérances plus no- bles et plus sublimes : elle rend à l'homme l'im- mortalité que l'impiété de la philosophie avait voulu lui ravir , et substitue la possession éter- nelle du bien souverain à ces champs fabuleux et à ces idées puériles de bonheur que la supersti- tion avait imaginées.

Mais cette immortalité , qui est la plus douce espérance de la foi ? n'est promise qu'à la foi même :

212 PETIT CAREME.

ses promesses sont la récompense de ses maximes ; et, pour ne mourir jamais , même devant les hom- mes, il faut avoir vécu selon Dieu.

Oui , mes Frères , cette immortalité même de renommée , que la vanité promet ici-bas dans le souvenir des hommes, les grands ne peuvent la mériter que par la vertu.

La mort est presque toujours l'écueil et le terme fatal de leur gloire : les vaines louanges, dont on les avait abusés pendant leur vie, descendent pres- que aussitôt avec eux dans l'oubli du tombeau : ils ne survivent pas long-temps à eux-mêmes ; ou , s'il en reste quelque souvenir parmi les hom- mes , ils en sont plus redevables à la malignité des censures qu'à la vanité des éloges : leurs louan- ges n'ont eu que la même durée que leurs bien- faits : ils ne sont plus rien dès qu'ils ne peuvent plus rien : leurs adulateurs mêmes deviennent leurs censures (car l'adulation dégénère toujours en ingratitude ) ; de nouvelles espérances forment un nouveau langage ; on élève sur les débris de la gloire du mort la gloire du vivant ; on embellit de ses dépouilles et de ses vertus celui qui prend, sa place. Les grands sont proprement le jouet des passions des hommes ; leur gloire n'a point de consistance assurée , et elle augmente ou diminue avec les intérêts de ceux qui les louent.

Combien de princes vantés pendant leur vie n'ont pas même laissé leur nom à la postérité î et

PETIT CARÊME. 21 3

que sont les histoires des états et des empires , qu'un petit reste de noms et d'actions échappé de cette foule innombrable qui , depuis la naissance des siècles , est demeurée dans l'oubli !

Qu'ils vivent selon Dieu , et leur nom ne pé- rira jamais de la mémoire des hommes : les princes religieux sont écrits en caractères ineffaçables dans les annales de l'univers. Les victoires et les con- quêtes sont de tous les siècles et de tous les rè- gnes , et elles s'effacent , pour ainsi dire , les unes les autres dans nos histoires : mais les grandes actions de piété , plus rares , y conservent toujours tout leur éclat. Un prince pieux se démêle tou- jours delà foule des autres princes dans la pos- térité : sa tète et son nom s'élèvent au-dessus de toute cette multitude, comme celle de Saûl s'é- levait au-dessus de toute la multitude des tribus : sa gloire va même croissant en s'éloignant ; et> plus les siècles se corrompent, plus il devient un grand spectacle par sa vertu.

Oui , Sire , on a presque oublié les noms de ces premiers conquérans qui jetèrent dans les Gaules les premiers fondemens de votre monarchie : ils sont plus connus par les fables et par les romans que parles histoires ; et l'on dispute même s'il faut les mettre au nombre de vos augustes prédéces- seurs : ils sont demeurés comme ensevelis dans les fondemens de l'empire qu'ils ont élevé ; et leur valeur , qui a perpétué la conquête du royaume à

18.

2l4 - PETIT CAREME.

leurs descendans, n'a pu y perpétuer leur mé- moire.

Mais le premier prince qui a fait asseoir avec lui la religion sur le trône des Français a immor- talisé tous ses titres par celui de chrétien : la France a conservé chèrement la mémoire du grand Clovis : la foi est devenue , pour ainsi dire , la pre- mière et la plus sûre époque de l'histoire de la mo- narchie : et nous ne commençons à connaître vos ancêtres que depuis qu'ils ont commencé eux- mêmes à connaître Jésus-Christ.

Les saints rois dont les noms sont écrits dans nos annales seront toujours les titres les plus pré- cieux de la monarchie , et les modèles illlustres que chaque siècle proposera à leurs successeurs.

C'est sur la vie , Sire , de ces pieux princes vos ancêtres qu'on a déjà fixé vos premiers regards : on vous anime tous les jours à la vertu par ces grands exemples. Souvenez-vous des Charlema- gne et des saint Louis , qui ajoutèrent à l'éclat de la couronne que vous portez l'éclat immortel de la justice et de la piété ; c'est ce que répèlent tous les jours à votre majesté de sages instructions s ne remontez pas même si haut ; vous touchez à des exemples d'autant plus intéressans qu'ils doi- vent vous être plus chers ; et la piété coule de plus près dans vos veines avec le sang d'un père pieux et d'un auguste bisaïeul.

Vous êtes , Sire , le seul héritier de leur trône ;

PETIT CARÊME. 2l5

puissiez-vous l'être de leurs vertus! puissent ees grands modèles revivre en vous par l'imitation , plus encore que par le nom I puissiez-vous de- venir vous-même le modèle des rois vos succes- seurs !

Déjà , si notre tendresse ne nous séduit pas ; si une enfance cultivée par tant de soins et par des mains si habiles, et l'excellence de la nature semble prévenir tous les jours celle de l'éducation, ne nous fait pas de nos désirs de vaines prédic- tions ; déjà s'ouvrent à nous de si douces espé- rances; déjà nous voyons briller de loin les pre- mières lueurs de notre prospérité future ; déjà la majesté de vos ancêtres peinte sur votre front nous annonce vos grandes destinées. Puissiez-vous donc , Sire , et ce souhait les renferme tous , puis- siez-vous être un jour aussi grand que vous nous êtes cher !

Grand Dieu ! si ce n'étaient que mes vœux et mes prières , les dernières sans doute que mon mi- nistère , attaché désormais par les jugemens se- crets de votre providence au soin d'une de vos églises , me permettra de vous offrir dans ce lieu auguste; si ce n'étaientlà que mes vœux et mes priè- res; eh! qui suis-je , pour espérer qu'elles pus- sent monter jusqu'à votre trône? mais ce sont les vœux de tant de saints rois qui ont gouverné la mo- narchie, et qui, mettant leurs couronnes devant l'autel éternel aux pieds de l'Agneau, vous deman-

2l6 PETIT CAHÊME.

dent pour cet enfant auguste la couronne de jus- tice qu'ils ont eux-mêmes méritée.

Ce sont les vœux du prince pieux surtout qui lui donna la naissance, et qui, prosterné dans le ciel, comme nous l'espérons, devant la face de votre gloire , ne cesse de vous demander que cet unique héritier de sa couronne le devienne aussi des grâces et des miséricordes dont vous Saviez prévenu lui-même.

Ce sont les vœux de tous ceux qui m'écoutent, el qui , ou chargés du soin de son enfance , ou at- tachés de plus près à sa personne sacrée , répan- dent ici leur cœur en votre présence , afin que cet enfant précieux, qui est comme l'enfant de nos soupirs et de nos larmes, non seulement ne pé- risse pas , mais devienne lui-même le salut de son peuple.

Que dirai-je encore? ce sont, ô mon Dieu! les vœux que toute la nation vous offre aujourd'hui par ma bouche; cette nation que vous avez protégée dès le commencement , et qui, malgré ses crimes , est encore la portion la plus florissante de votre Eglise.

Pourrez-vous , grand Dieu ! fermer à tant de vœux les entrailles de votre miséricorde? Dieu des vertus, tournez-vous donc vers nous : Deus vir- tutum convcrtcrc 1 . Regardez du haut du ciel , et voyez, non les dissolutions publiques et secrètes,

^s. 79. i5, 16.

PETIT CAREME. 21 7

mais les malheurs de ce premier royaume chrétien, de cette vigne si chérie que votre main elle-même a plantée, et qui a été arrosée du sang de tant de martyrs ! Respice de cœlo , et vide , et visita vineam istam quam plantavit dextera tua. Jetez sur elle vos anciens regards de miséricorde : et, si nos cri- mes vous forcent encore de détourner de nous votre face , que l'innocence du moins de cet auguste enfant que vous avez établi sur nous vous rappelle et vous rende à votre peuple : Et super filium ho- minis , quem confirmasii tibi.

Vous nous avez assez affligés, grand Dieu î es- suyez enfin les larmes que tant de fléaux que vous avez versés sur nous dans votre colère nous font répandre : faites succéder des jours de joie et de miséricorde à ces jours de deuil , de cour- roux et de vengeance; que vos faveurs abondent vos châtimens avaient abondé; et que cet en- fant si cher soit pour nous un don qui répare toutes nos pertes.

Faites-en , grand Dieu , un roi selon votre cœur, c'est-à-dire le père de son peuple , le protecteur de votre Eglise, le modèle des mœurs publiques, le pacificateur plutôt que le vainqueur des nations, l'arbitre plus que la terreur de ses voisins ; et que l'Europe entière envie plus noire bonheur et soit plus touchée de ses vertus qu'elle ne soit jalouse de ses victoires et de ses conquêtes.

2l8 PETIT CARÊME.

Exaucez des vœux si tendres et si justes , ô mon Dieu ! et que ces faveurs temporelles soient pour nous un gage de celles que vous nous préparez dans l'éternité.

Ainsi soit-il.

PIN DU PETIT CAREME.

SERMON

SUR

LES VICES ET LES VERTUS DES GRANDS.

Ostendit ei omnia régna mundi, et gloriam corum ; et dix.it ei : Hœc omnia tibi dabo , si cadens adoraveris me.

Le démon montra à Jésus-Christ tous les royaumes du monde t et toute la pompe et la gloire qui les environnent et il lui dit : Je vous donnerai toutes ces choses, si, en fous pro- sternant devant moi, vous m'adores. Mattb. /{.. 8, 9.

M RE

Les prospérités humaines ont toujours été un des pièges les plus dangereux dont le démon s'est servi pour perdre les hommes : il sait que l'amour de la gloire et de l'élévation nous est si naturel , que rien ne nous coûte pour y parvenir, et que l'usage en est si séduisant, que rien n'est plus rare que la piété environnée de grandeur et de puis- sance.

220 PETIT CAREME.

Cependant, mes Frères, c'est Dieu seul qui élève les grands et les puissans ; qui vous place au-dessus des autres, afin que vous soyez les pères des peuples , les consolateurs des affligés , les asiles des faibles , les soutiens de l'Eglise , les protec- teurs de la vertu , les modèles de tous les fidèles.

Souffrez donc, mes Frères, qu'entrant dans l'esprit de notre Evangile , je vous expose ici les périls et les avantages de votre état, et qu'avant que d'entrer dans le détail des devoirs de la vie chrétienne, dont je dois vous entretenir durant ces jours de salut, je vous marque , à l'entrée presque de cette carrière , les obstacles et les fa- cilités que vous offre , pour les accomplir, l'élé- vation où la Providence vous a fait naître.

Il y a de grandes tentations attachées à votre état, je l'avoue; mais aussi il s'y trouve de grandes ressources : on y naît, ce semble, avec plus de passions que le reste des hommes ; mais aussi on peut y pratiquer plus de vertus : les vices y ont plus de suite ; mais aussi la piété y devient plus utile : en un mot , on y est bien plus coupable que le peuple quand on y oublie Dieu ; mais aussi on y a bien plus de mérite quand on lui est fidèle.

Mon dessein donc aujourd'hui est de vous re- présenter les grands biens ou les grands maux qui accompagnent toujours vos vertus ou vos vices; est de vous faire sentir ce que peut pour le bien ou pour le mal l'élévatiïm vous êtes nés ; est

PETIT CAKÊME. 17.1

enfin de vous rendre le désordre odieux en vous développant les suites inexplicables que vos pas- sions traînent après elles , et la piété aimable par les utilités incompréhensibles qui suivent toujours vos bons exemples. Ce ne serait pas assez de vous marquer les périls de votre état , il faut aussi vous en découvrir les avantages : la chaire chrétienne invective d'ordinaire contre les grandeurs et la gloire du siècle; mais il serait inutile de vous parler sans cesse de vos maux, si l'on ne vous en présen- tait en même temps les remèdes. C'est ces deux vérités que je me propose de réunir dans ce dis- cours , en vous exposant quelles sont les suites infinies des vices des grands et des puissans , et quellessontlesutilités inestimables de leurs vertus. Ave, Maria.

PREMIÈRE PARTIE.

Un jugement très-sévère est réservé à ceux qui sont élevés , dit l'Esprit de Dieu : on fera miséri- corde aux pauvres et aux petits ; mais le Seigneur déploiera toute la puissance de son bras pour châtier les grands et les puissans : Exiguo con- ceditur misericordia y pofentes autem polenter far- inent a patientur*.

Ce n'est pas , mes Frères , que le Seigneur re- jette les grands et les puissans , comme dit l'Ecri- ture, puisqu'il est puissant lui-même ; ou que le

1 Sap. 6. 7.

MASSILLON. IQ

111 PETIT CARÊME.

rang el l'élévation soient auprès de lui des titres odieux qui éloignent ses grâces , et fassent presque tout seuls notre crime. 11 n'y a point en lui d'ac- ception de personne ; il est le Seigneur des cèdres du Liban comme de ï'hysope qui croît dans les plus profondes vallées ; il fait lever son soleil sur les plus hautes montagnes comme sur les lieux les plus bas et les plus obscurs ; il a formé les astres du ciel comme les vers qui rampent sur la terre; les grands sont même les images plus naturelles de sa grandeur et de sa gloire , les ministres de son autorité , les canaux de ses libéralités et de sa ma- gnificence; et je ne viens pas ici, mes Frères, selon le langage ordinaire , prononcer des ana- tbèmes contre les grandeurs humaines , et vous faire un crime de votre état, puisque votre état vient de Dieu , et qu'il ne s'agit pas tant d'en exa- gérer les périls que de vous montrer les moyens infinis de salut attachés à l'élévation la Provi- dence vous a fait naître.

Mais je dis, mes Frères , que les péchés des grands et des puissans ont deux caractères d'é- normité qui les rendent infiniment plus punissa- bles devant Dieu que les péchés du commun des fidèles : premièrement , le scandale ; secondement, l'ingratitude.

Le scandale. Il n'est point de crime, mes Frè- res , auquel l'Evangile laisse moins d'espérance de pardon qu'à celui d'être un sujet de chute à

PETIT CAREME. 22J

nos frères : Malheur à l'homme qui scandalise, dit Jésus-Christ ; il lui serait plus avantageux d'être précipité au fond de la mer que de devenir une occasion de perte et de scandale au plus petit d'entre mes disciples 1 . Premièrement, parce que vous peraez une âme qui devait jouir éternel- lement de Dieu ; secondement , parce que vous faites périr votre frère , pour lequel Jésus-Christ était mort; troisièmement, parce que vous de- venez le ministre des desseins du démon pour la perte des âmes ; quatrièmement, parce que vous êtes cet homme de péché , cet antechrist dont parle Y Apôtre ; car Jésus-Christ a sauvé l'homme , et vous le perdez ; Jésus-Christ a formé de véri- tables adorateurs à son père , et vous les lui ôtez ; Jésus-Christ nous a acquis par son sang , et vous lui ravissez sa conquête ; Jésus-Christ est le mé- decin des âmes, et vous en êtes le corrupteur ; il est leur voie , et vous êtes leur piège ; il est le pas- teur qui vient chercher les brebis qui périssent , et vous êtes le loup dévorant qui tuez et perdez les ouailles que son père lui avait données : cin- quièmement enfin , parce que tous les autres pé- chés meurent, pour ainsi dire, avec, le pécheur; mais les fruits de ses scandales seront immortels, ils survivront à ses cendres , ils subsisteront après lui , et ses crimes ne descendront pas avec lui dans le tombeau de ses pères. 1 Mattl». 18. 6, 7.

224 PETIT CARÊME.

Achan fut puni avec tant de rigueur pour avoir pris seulement une règle d'or parmi les dépouilles que le Seigneur s'était consacrées : mon Dieu î quelle sera donc la punition dé* celui qui ravit à Jésus-Christ une âme qui était sa dépouille pré- cieuse , rachetée , non avec de l'or et dèYargent , mais de tout le sang divin de l'Agneau sans tache? Le veau d'or fut réduit en poussière pour avoir fait prévariquer Israël : grand Dieu ! et tout l'éclat qui environne les grands et les puissans les met- trait-il à couvert de votre colère dès qu'ils ne sont élevés que pour être à votre peuple une oc- casion de chute et d'idolâtrie ? Le serpent d'airain lui-même , ce monument sacré des miséricordes du Seigneur sur Juda , fut brisé pour avoir été une occasion de scandale aux tribus : Mon Dieu ! et le pécheur, déjà si odieux par ses propres cri- mes , sera-t-il épargné lorsqu'il devient un piège et une pierre d'achoppement à ses frères?

Or, mes Frères , voilà le premier caractère qui accompagne toujours vos péchés , vous que le rang et la naissance élèvent sur le commun des fidèles : le scandale. Les âmes vulgaires et obscures ne vivent que pour elles seules , confondues dans la foule , et cachées aux yeux des hommes par la bassesse de leur destinée. Dieu seul est le témoin secret de leurs voies et le spectateur invisible de leurs chutes ; si elles tombent , ou si elles de- meurent fermes , c'est pour le Seigneur tout seul ,

PETIT CAREME. 225

qui les voit et qui les juge : le monde, qui ignore même leurs noms , n'est pas plus instruit de leurs exemples : leur vie n'a point de suite : ils peuvent faire des chutes , mais ils tombent tout seuls ; et , s'ils ne se sauvent pas , leur perte du moins se borne à eux, et ne devient pas celle de leurs frères.

Mais les personnes nées dans l'élévation de- viennent comme un spectacle public sur lequel tous les regards sont attachés : ce sont ces maisons bâties sur la montagne , qui ne sauraient se ca- cher, et que leur situation toute seule découvre ; ces flambeaux luisans qui traînent partout avec eux l'éclat qui les trahit et qui les montre. C'est le mal- heur de la grandeur et des dignités ; vous ne vivez plus pour vous seul ; à votre perte ou à votre salut est attachée la perte ou le salut de tous ceux qui vous environnent ; vos moeurs forment les mœurs publiques ; vos exemples sont les règles de la mul- titude ; vos actions ont le même éclat que vos titres : il ne vous est plus permis de vous égarer à l'insu du public ; et le scandale est toujours le triste pri- vilège que votre rang ajoute à vos fautes.

Je dis le scandale , premièrement d'imitation. Les hommes imitent toujours le mal avec plaisir, mais surtout lorsque de grands exemples le leur proposent ; ils trouvent alors une sorte de vanité dans leurs égaremens , parce que c'est par qu'ils vous ressemblent : le peuple regarde comme un bon air de marcher sur vos traces ; la ville croit

*9-

226 PETIT CARÊME.

se faire honneur en prenant tout le mauvais de la cour; vos mœurs forment un poison qui gagne les peuples et les provinces, qui infecte tous les états , qui change les mœurs publiques , qui donne à la licence un air de noblesse et de bon goût , et qui substitue à la simplicité de nos pères et à l'innocence des mœurs anciennes la nouveauté de vos plaisirs , de votre luxe , de vos profusions et de vos indécences profanes. Ainsi c'est de vous que passent jusque dans le peuple les modes im- modestes , la vanité des parures, les artifices qui déshonorent un visage la pudeur toute seule devrait être peinte , la fureur des jeux , la facilité des mœurs , la licence des entretiens , la liberté des passions , et toute la corruption de nos siècles. Et d'où croyez-vous , mes Frères , que vienne cette licence effrénée qui règne parmi les peuples? Ceux qui vivent loin de vous , dans les provinces les plus reculées , conservent encore du moins quelque reste de l'ancienne simplicité et de la première innocence; ils vivent dans une heureuse ignorance de la plupart des abus dont votre exem- ple a fait des lois. Mais, plus les pays se rappro- chent de vous, plus les mœurs changent, plus l'in- nocence s'altère , plus les abus sont communs ; et le plus grand crime des peuples, c'est la science de vos mœurs et de vos usages. Dès que les chefs des tribus furent entrés dans les tentes des filles de Madian , tout Juda prcvariqua , et il s'en

PETIT CAREME. 11 7

trouva peu qui se conservassent purs de l'iniquité commune. Grand Dieu î que le compte des riches et des puissans sera un jour terrible, puisque , outre leurs passions infinies , ils se trouveront en- core coupables devant vous des désordres publics , de la dépravation des mœurs , de la corruption de leur siècle ; et que les péchés des peuples devien- dront leurs crimes propres !

Secondement, un scandale de complaisance. On cherche à vous plaire en vous imitant ; vos in- férieurs , vos créatures , vos esclaves se font de la ressemblance de vos mœurs une voie pour arriver à votre bienveillance : ils copient vos vices , parce que vous les leur comptez comme des vertus ; ils entrent dans vos goûts pour entrer dans votre confiance ; ils s'étudient à l'envi ou de vous suivre ou de vous surpasser , parce que vous n'aimez en eux que ce qui vous ressemble. Hélas ! mes Frères , combien d'âmes faibles , nées avec des principes de vertu, et qui , loin de vous , n'au- raient trouvé en elles que des dispositions favo- rables au salut , ont trouvé dans l'obligation leur fortune les mettait de vous imiter le piège de leur innocence !

Troisièmement, un scandale d'impunité. Yous ne sauriez plus reprendre dans ceux qui dépen- dent de vous les abus et les excès que vous vous permettez vous-même : vous êtes obligé de leur souffrir ce que vous ne voulez pas vous interdire :

228 PETIT CARÊME.

il faut fermer les yeux à des désordres que vous autorisez par vos mœurs, et , de peur de vous con- damner vous-même , faire grâce à ceux qui vous ressemblent. Une femme mondaine , et tout oc- cupée de plaire , répand sur tout son domestique un air de licence et de mondanité ; sa maison de- vient un écueil d'où l'innocence ne sort jamais en- tière ; chacun imite au-dedans les passions qu'elle fait éclater au-dehors ; et il faut qu'elle dissimule ces dérèglemens , parce que ses mœurs ne laissent plus rien à faire à ses censures. Vous le savez , mes Frères , et la dignité de la chaire chrétienne ne me défend pas de le dire ici , quel désordre , dans ces maisons destinées et ouvertes à un jeu éternel , parmi ce peuple de domestiques que la vanité a multiplié à l'infini ! que vos plaisirs coûtent cher à ces infortunés , qui , loin de vos yeux , n'ayant plus de frein qui les retienne, et cherchant à oc- cuper une oisiveté vos amusemens les laissent , sentent autoriser par vos exemples les inclinations déréglées qui leur viennent de la bassesse de leur éducation et d'un sang vil et méprisable ! O mon Dieu î si celui qui néglige le soin des siens est devant vous pire qu'un infidèle, quel est donc le crime de celui qui les scandalise, et qui leur fait trouver la mort et la condamnation ils auraient trouver des secours de salut et l'asile de leur innocence !

Quatrièmement , un scandale d'office et de né-

PETIT CAREME. 22g

cessité. Combien d'infortunés périssent pour ser- vir à vos plaisirs et à vos passions injustes ! Les arts dangereux ne subsistent que pour vous ; les théâtres ne sont élevés que pour fournir à vos délassemens criminels; les harmonies profanes ne retentissent de toutes parts et ne corrompent tant de cœurs que pour 'flatter la corruption du vôtre ; les ouvrages funestes à l'innocence ne passent à la dernière postérité qu'à la faveur de vos noms et de votre protection. C'est vous seuls , mes Frères , qui donnez à la terre des poètes lascifs , des au- teurs pernicieux , des écrivains profanes ; c'est pour vous plaire que ces corrupteurs des mœurs publiques perfectionnent leurs talens , et cher- chent , dans un succès qui n'a pour but que la perte des âmes , leur élévation et leur fortune ; c'est vous seuls qui les protégez , qui les récom- pensez , qui les produisez , qui leur ôtez même , en les honorant de votre familiarité, ce caractère de honte et d'infamie que les lois de l'Eglise et de l'état leur avaient laissé, et qui les flétrissait aux yeux des hommes.

Ainsi c'est par vous que les peuples participent à ces désordres ; que ce poison infecte les villes et les provinces ; que ces plaisirs publics deviennent la source des misères et de la licence publique ; que tant de victimes infortunées renoncent à la pudeur pour servir à vos plaisirs ; et , cherchant à soulager la médiocrité de leur fortune par l'usage

^3o PETIT CARÊME.

des talens que vos passions toutes seules ont ren- dus utiles et recommandables , viennent sur des théâtres criminels chanter des passions pour flat- ter les vôtres , périr pour vous plaire , perdre leur innocence en la faisant perdre à ceux qui les écoutent, devenir des écueils publics et le scandale de la religion , porter même le malheur et la dissension dans vos familles, et vous punir, femme du monde , de l'appui et du crédit que vous leur donnez par votre présence et par vos applaudissemens , en devenant l'objet criminel de la passion et de la mauvaise conduite de vos enfans, et partageant peut-être avec vous-même le cœur de votre mari , et ruinant sans ressource ses affaires et sa fortune.

Cinquièmement , un scandale de durée. C'est peu , mes Frères , que la corruption de nos siècles soit presque le seul ouvrage des grands et des puissans ; les siècles à venir vous devront peut- être encore une partie de leur licence et de leurs désordres. Ces poésies profanes qui n'ont vu le jour qu'à votre occasion corrompront encore des cœurs dans les âges qui nous suivront : ces au- teurs dangereux que vous honorez de votre pro- tection passeront entre les mains de nos neveux, et vos crimes se multiplieront avec le venin dan- gereux qu'ils portent avec eux , et qui se com- muniquera d'âge en âge : vos passions mêmes , immortalisées dans les histoires après avoir été

PETIT CAREME. 23 I

un scandale pour votre siècle, le deviendront encore aux siècles suivans : la lecture de vos éga- remens , conservés à la postérité , se fera encore des imitateurs après votre mort ; on ira encore chercher des leçons de crime dans le récit de vos aventures ; et vos désordres ne mourront point avec vous. Les voluptés de Salomon fournissent encore des blasphèmes et des dérisions aux im- pies , et des motifs de sécurité au libertinage : l'emportement de la femme de Putiphar s'est con- servé jusqu'à nous , et son rang a immortalisé sa faiblesse. Telle est la destinée des vices et des passions des grands et des puissans : ils ne vivent pas pour leur siècle seul ; ils vivent pour les siè- cles à venir , et la durée de leur scandale n'a point d'autres bornes que celle de leur nom.

Vous le savez vous-mêmes , mes Frères , en- core aujourd'hui, ne lit-on pas tous les jours avec un nouveau péril ces mémoires scandaleux faits dans le siècle de nos pères , qui ont conservé jus- qu'à nous les désordres des cours précédentes, et immortalisé les passions des principales personnes qui les composaient? Les dérèglemens d'un peu- ple obscur et du reste des hommes qui vivaient alors sont demeurés ensevelis dans l'oubli ; leurs passions ont fini avec eux; leurs vices , obscurs comme leurs noms , ont échappé à l'histoire , et ils sont à notre égard comme s'ils n'avaient ja- mais été ; et tout ce qui nous reste de ces âges passés , ce sont les égaremens de ceux que leur

9,32 PETIT CAREME.

rang et leur naissance distinguaient dans leur siècle ; ce sont leurs passions qui en inspirent tous les jours de nouvelles par la naïveté du style et par la licence des auteurs qui nous les ont con- servées ; et l'unique privilège de leur condition , c'est que les vices des petits ont fini avec leur vie, au lieu que ceux des grands et des puissans renaissent , pour ainsi dire , de leurs cendres , pas- sent d'âge en âge , sont gravés dans les monumens publics, et ne s'effacent plus de la mémoire des hommes. Quels crimes , grand Dieu! qui sont le scandale de tous les siècles , Fécueil de tous les états , et qui serviront jusqu'à la fin d'attrait au vice , de prétexte au pécheur , et de modèle au dérèglement et à la licence !

Enfin un scandale de séduction. Vos exemples, en honorant le vice , rendent la vertu méprisable : la vie chrétienne devient un ridicule dont on a honte devant vous : l'extérieur de la piété est un mauvais air dont on se cache en votre présence, comme d'un travers qui déshonore. Combien d'âmes touchées de Dieu ne résistent à sa grâce et à son esprit que de peur de perdre auprès de vous ce degré de confiance qu'une longue société de plaisir leur a donné ! Combien d'âmes dégoûtées du monde n'osent se déclarer et revenir à Dieu , pour ne pas s'exposer à vos dérisions insensées ; imitent encore vos mœurs et vos plaisirs, dont Ja grâce les a détrompées, et donnent à la complai- sance et à des égards injustes pour votre rang

PETIT CARÊME. 233

mille démarches dont leur propre goût et leur nouvelle foi les éloigne!

Je ne parle pas , mes Frères , des préjugés con- tre la vertu, que vous perpétuez dans le monde ; de ces discours déplorables contre les gens de bien , que votre autorité confirme , qui de vous passent jusqu'au peuple, et maintiennent dans tous les états ces vieilles préventions contre la piété , et ces dérisions éternelles des justes , qui ôtent à la vertu toute sa dignité, et confirment les pécheurs dans le vice.

Et de , mes Frères, que de justes séduits ! que de faibles entraînés ! que d'âmes chancelantes retenues dans le désordre ! que d'impies et de li- bertins rassurés I quel obstacle devenez-vous au fruit de notre ministère I que de cœurs préparés n'opposent à la force de la vérité que nous an- nonçons que les longs engagemens qui les lient à vos mœurs et à vos plaisirs , et ne trouvent que vous seuls en eux qui servent comme de mur et de bouclier à la grâce ! Mon Dieu ! quel fléau pour un siècle , quel malheur pour les peuples qu'un grand selon le monde, qui ne vous craint pas, qui ne vous connaît pas , et qui méprise vos lois et vos ordonnances éternelles! c'est un présent que vous faites aux hommes dans votre colère, et la plus terrible marque de votre indignation sur les villes et sur les royaumes.

Oui , mes Frères ; voihà ce que vous êtes quand

1MASSILLON. 20

234 PETIT CAREME.

vous n'êtes pas à Dieu. Voilà le premier caractère de vos fautes, le scandale : votre destinée décide d'ordinaire de celle des peuples ; les désordres des petits sont toujours la suite de vos désordres ; et les péchés de Jacob, dit le Prophète , c'est-à-dire du peuple et des tribus , ne viennent que de Sa- marie , le siège des grands et des puissans : Quod scelus Jacob ? nonne Samaria 1 ?

Mais , quand le scandale , inséparable des pé- chés des grands et des puissans , n'y ajouterait pas un nouveau degré d'énormité qui leur est propre, l'ingratitude , qui en fait le second caractère , suf- firait pour attirer sur eux cet abandon de Dieu qui ferme pour toujours ses entrailles à la bonté et à la miséricorde.

Je dis l'ingratitude, mes Frères : car Dieu vous a préférés à tant de malheureux qui gémissent dans l'obscurité et dans l'indigence ; il vous a élevés, il vous à fait naître au milieu de l'éclat et de l'a- bondance ; il vous a choisis sur tout le peuple pour vous combler de bienfaits ; il a rassemblé sur vous seuls les biens , les honneurs, les titres , les distinc- tions et tous les avantages de la terre; il semble que sa providence ne veille que pour vous seuls ^ tandis que tant d'infortunés mangent un pain de tribulalion et d'amertume ; la terre ne semble pro-' duire que pour vous seuls, le soleil ne se lever ne se coucher que pour vous seuls ; le reste des» iMich. i. 5.

PETIT CAREME. 235

hommes même ne paraissent nés que pour vous , et pour servir à votre grandeur et à vos usages; il semble que le Seigneur n'est occupé que de vous seuls , tandis qu'il oublie tant d'âmes obscures dont les jours sont des jours de douleur et de mi- sère , et pour lesquelles il semble qu'il n'y a point de Dieu sur la terre : et cependant vous tournez contre Dieu tout ce que vous avez reçu de lui ; votre abondance sert à vos passions ; votre élé- vation facilite vos plaisirs , et ses bienfaits de- viennent vos crimes.

Oui , mes Frères , tandis que mille malheureux sur lesquels sa main s'appesantit avec tant de ri- gueur ; tandis qu'une populace obscure , pour qui la vie n'a rien que de dur et de triste , l'invoque , le bénit, lève les mains vers lui dans la simpli- cité de son cœur , le regarde comme son père , et lui donne des marques d'une piété simple et d'une religion sincère : vous , mes Frères , qu'il accable de bienfaits ; vous , pour qui le monde tout entier semble fait, vous ne le connaissez pas, vous ne daignez pas lever les yeux sur lui , vous ne pen- sez pas seulement qu'il y a un Dieu au-dessus de vous qui se mêle des choses de la terre ; vous lui rendez pour action de grâces des outrages, et la religion n'est que pour le peuple.

Hélas! mes Frères, vous trouvez si noir et si indigne lorsque ceux dont l'élévation était votre ouvrage vous oublient, vous méconnaissent, se déclarent contre vous , et n'usent du crédit dont

236 PETIT CA11KME.

ils vous sont redevables que pour vous éloigner et pour vous détruire ! Mais , mes Frères , ils ne font que vous rendre ce que vous faites envers Dieu. Votre élévation n'est-elle pas son ouvrage? n'est- ce pas sa main toute seule qui a séparé vos an- cêtres de la foule , et qui les a placés à la tête des peuples? n'est-ce pas la disposition seule de la Providence qui vous a fait naître d'un sang il- lustre, et qui vous a fait trouver tout d'un coup en naissant , et sans qu'il vous en coûtât rien , ce qu'une vie entière de soins et de peines n'aurait pas pu même vous faire attendre? Qu'aviez-vous à ses jeux plus que tant d'infortunés qu'il laisse dans la misère ? Ali ! s'il n'avait eu égard qu'aux qualités naturelles de l'âme, à la droiture, à la pudeur , à l'innocence et à la modestie , combien d'âmes obscures , nées avec toutes ces vertus , au- raient dû vous être préférées et occuper la place vous êtes ! s'il n'eût consulté que l'usage que vous deviez faire un jour de ses bienfaits , com- bien de malheureux , dans la même situation vous vous trouverez , auraient été l'exemple des peuples , les protecteurs de la vertu , et glorifié le Seigneur dans leur abondance , eux qui , dans leur indigence mêma l'i évoquent et le bénissent , au lieu que vous le faites blasphémer , et que vo- tre exemple devient une séduction pour son peuple! Et cependant il vous choisit , et il les rejette ; il les humilie , et il vous élève ; il est pour eux un maître dur et sévère , et pour vous un père libéral

PETIT CARÊME. 23e]

et magnifique. Que pouvait -il faire davantage pour vous engager à le servir et à lui être fidèles? qu'y a-t-il de plus puissant que les bienfaits pour attirer les cœurs et pour s'assurer des hommages ? C'est de vous seul , Seigneur, disait David au mi- lieu de sa prospérité , que vient la magnificence qui m'environne , la gloire de mon nom , la puis- sance où je suis élevé ; et il est juste , ô mon Dieu , de vous glorifier dans vos dons , de mesurer ce que je vous dois sur ce que vous avez fait pour moi , et de faire servir mon élévation et tout ce que je suis à voire gloire : Tua est, Domine , ma- gnificentia , et polenlia , et gloria... Nunc igitur , Deus noster , conjîlemur tibi , et laudamus nomen tuum inclytum 1 .

Et cependant, mes Frères, plus il a fait pour vous , plus vous vous élevez contre lui. Ce sont les riches et les puissans qui vivent sans autre Dieu dans ce monde que leurs plaisirs injustes ; c'est vous seul qui lui disputez les plus légers hommages , qui vous croyez dispensés de tout ce que sa loi a de pénible et de sévère , qui ne croyez être nés que pour jouir de vous-mêmes, pour faire servir ses bienfaits à vos passions , et qui laissez au simple peuple le soin de le servir, de lui rendre grâces , et d'observer avec religion les ordonnances de sa loi sainte.

Ainsi souvent, mes Frères, le peuple l'adore,

1 Parai. 29. 1 1 , l3.

20.

238 PETIT CAREME.

et vous l'outragez ; le peuple l'apaise , et vous l'ir- ritez ; le peuple l'invoque , et vous l'oubliez ; le peuple le sert avec un bon zèle , et vous méprisez ses serviteurs ; le peuple lève sans cesse les mains vers lui , et vous cloutez même s'il existe, vous qui seuls ressentez les effets de sa libéralité et de sa puissance : ses châtimens lui forment des ado- rateurs , et ses bienfaits ne lui valent que des dé- risions et des outrages.

Je dis ses bienfaits , mes Frères , car il ne les a pas même tous bornés à votre égard aux biens extérieurs de la fortune ; il vous a fait naître en- core avec des dispositions plus favorables à la vertu que le simple peuple ; un cœur plus noble et plus élevé , des inclinations plus heureuses , des sentimens plus dignes de la grandeur de la foi; plus de lumière, plus d'élévation, plus de connaissance , plus d'instruction , plus de goût pour les bonnes choses : vous avez reçu delà na- ture ces inclinations fortunées qui se communi- quent avec le sang, des passions plus douces , des mœurs plus cultivées , des bienséances plus voi- sines de la vertu ; cette politesse qui adoucit l'hu- meur ; cette dignité qui retient les saillies du tem- pérament; cette humanité qui rend plus sensible aux impressions de la grâce. De combien de bien- faits abusez-vous donc , mes Frères, quand vous, ne vivez pas selon Dieu! Quel monstre d'ingrati- tude qu'un grand , qu'un homme comblé d'hon-

PETIT CAREME. 239

neurs et de prospérité , et qui ne lève jamais les yeux au ciel pour adorer la main qui les lui dis- pense !

Et d'où croyez-vous aussi, mes Frères, que viennent les calamités publiques, les fléaux qui affligent les villes et les provinces? Ce n'est que pour punir l'usage injuste que vous faites de l'a- bondance que Dieu frappe quelquefois de stérilité les terres et les campagnes : sa justice , indignée que vous employiez contre lui ses propres bien- faits , les soustrait à vos passions , répand son in- dignation sur la terre , permet les guerres et les dissensions , renverse vos fortunes , éteint vos fa- milles , fait sécher la racine de votre postérité , fait passer à des mains étrangères vos titres et vos possessions , et vous rend les exemples éclatans de l'inconstance des choses humaines , et les mo- numens anticipés de sa colère contre les cœurs in- grats et insensibles aux soins paternels de sa pro- vidence.

Voilà , mes Frères , les deux caractères insépa- rables de vos péchés , le scandale et l'ingratitude: voilà ce que vous êtes quand vous n'êtes pas fidèles à Dieu : voilà à quoi peut-être vous n'avez pas fait attention. Vous ne sauriez être médiocrement coupables dès que vous l'êtes : les passions sont les mêmes dans le peuple et parmi les puissans ; mais il s'en faut bien que le crime soit égal, et souvent un seul de vos crimes entraîne plus de

2/jO PETIT CAREME.

malheurs, et a devant Dieu des suites plus éten- dues et plus terribles , qu'une vie entière d'ini- quité dans une âme obscure et vulgaire. Mais aussi , mes Frères , vos vertus ont le même avan- tage et la même destinée ; et c'est ce qui me reste à vous dire dans la dernière partie de ce dis- cours.

DEUXIÈME PARTIE.

Si le scandale et l'ingratitude sont les suites inséparables des vices et des passions des per- sonnes élevées , leurs vertus aussi ont deux ca- ractères particuliers qui les rendent infiniment plus agréables à Dieu que celles du commun des fidèles : premièrement, l'exemple; secondement, l'autorité. Et voilà, mes Frères, une vérité bien consolante pour vous que la Providence a fait naître dans l'élévation, et bien capable de vous animer à servir Dieu et de vous rendre la vertu aimable. Car ce serait vous tromper que de re- garder l'état vous êtes nés comme un obstacle au salut et aux devoirs que la religion nous im- pose. J'avoue que les écueils y sont plus dange- reux que dans une destinée plus obscure , les tentations plus vives et plus fréquentes ; et eu vous marquant les avantages que vous pouvez trou- ver dans l'élévation par rapport au salut, je ne prétends pas en dissimuler les périls que Jésus-

PETIT CAREME. ll\ I

Christ nous a marqués lui-même dans l'Evangile.

Je veux seulement établir cette vérité, que vous pouvez faire plus pour Dieu que le simple peuple; qu'il revient à la religion infiniment plus d'avantages de la piété d'une seule personne éle- vée que de celle presque d'un peuple entier de fidèles ; et que vous êtes d'autant plus coupables quand vous oubliez Dieu, qu'il tirerait plus de gloire de votre fidélité, et que vos vertus ont des suites plus étendues pour l'utilité de l'Eglise et pour l'édification des fidèles.

La première, c'est l'exemple. Une âme d'entre le peuple qui craint Dieu ne le glorifie que dans son cœur ; c'est un enfant de lumière qui marche pour ainsi dire dans les ténèbres : elle lui rend des hommages , mais elle ne lui en attire point : renfermée dans l'obscurité de sa fortune, elle ne vit que sous les yeux de Dieu seul ; elle souhaite que son nom soit glorifié , et lui rend par ses dé- sirs la gloire qu'elle ne peut lui rendre par ses exemples : ses vertus sont utiles à son salut ; mais elles sont comme perdues pour le salut de ses frères : elle est ici-bas comme ce trésor caché dans la terre, que le champ de Jésus-Christ porte à son insu , et dont il ne fait aucun usage.

Mais, pour vous, mes Frères, qui vivez expo- sés aux regards publics et à la vue de tous les peuples , vos exemples de vertu deviennent aussi éclatans que vos noms ; vous répandez la bonne

24^ PETIT CARÊME.

odeur de Jésus-Christ partout celle de voire rang et de vos titres est répandue ; vous faites glorifier le nom du Seigneur partout le vôtre se fait connaître : la même élévation qui apprend à tous les hommes que vous êtes sur la terre leur apprend aussi ce que vous faites pour le ciel : les avantages de la nature découvrent partout en vous les merveilles de la grâce : les peuples , les villes , les provinces, qui entendent sans cesse répéter vos noms , sentent réveiller avec eux l'idée de vertu que vos exemples y ont attachée. Vous honorez la piété dans l'esprit du public ; vous la prêchez à ceux que vous ne connaissez pas ; vous devenez , dit le prophète, comme un signal de vertu élevé au milieu des peuples : tout un royaume a les yeux sur vous et parle de vos exemples ; et jusque dans les cours étrangères votre piété devient un évé- nement aussi connu que votre naissance. Le bruit de la sagesse de Salomon était répandu dans toutes les cours de l'Orient , dit l'Ecriture ; et celle d'E- than l'Ezrahite, d'Héman et de Calcol, les prin- cipaux des enfans de Mahol, n'était pas moins connue à Jérusalem, malgré la distance des lieux qui les faisait vivre si loin de la Palestine.

Or, dans cet éclat quel attrait de vertu pour les peuples! Premièrement, les grands modèles touchent bien plus , et la piété devient comme un bou air pour le peuple dès que l'exemple des grands l'autorise. Secondement, l'idée de faiblesse

PETIT CAREME. 2/Î3

que les hommes attachent à la vertu tombe dès qu'elle est ennoblie de vos noms, pour ainsi dire, et qu'on peut lui faire honneur de vos exemples. Troisièmement, la modestie et la frugalité n'ont plus rien de honteux pour le reste des hommes dès qu'ils voient en vous qu'on peut être grand et modeste , et que la fuite du luxe et de la pro- fusion , non seulement ne fait point de honte aux petits, mais donne même une nouvelle dignité à l'élévation et à la naissance. Quatrièmement, com- bien d'âmes faibles rougiraient de la vertu , que votre exemple rassure, qui ne craignent plus de marcher après vous , et qui trouvent même beau de suivre vos traces ! Cinquièmement , combien d'âmes trop sensibles encore aux intérêts de la terre craindraient que la piété ne fût un obstacle à leur élévation , et trouveraient peut-être dans t^ette tentation l'écueilde tous leurs désirs de pé- nitence, si elles n'apprenaient, en vous voyant, que la piété est utile à tout , et qu'en attirant les grâces du ciel, elle n'éloigne pas celles de la terre ! Sixièmement, vos inférieurs , vos créatures , vos esclaves, tous ceux qui dépendent de vous, trou- vent la vertu bien plus aimable depuis qu'elle est •devenue un moyen sûr de vous plaire, et que le îmême progrès qu'ils font dans la piété , ils le font tlans votre confiance et dans votre estime.

Enfin , mes Frères , quel honneur pour la reli- gion lorsqu'elle peut montrer en vos personnes

244 PETIT CARÊME,

qu'elle sait encore se former des justes qui mé- prisent les honneurs, les dignités, les richesses; qui vivent au milieu des prospérités sans en être éblouis ; qui sont élevés aux premières places sans perdre de vue les biens éternels; qui possèdent tout comme ne possédant rien ; qui sont plus grands que le monde entier, et regardent comme de la boue tous les avantages de la terre dès qu'ils deviennent un obstacle aux promesses que la foi leur montre dans le ciel ! Quelle confusion pour les impies de sentir, en vous voyant marcher dans les voies du salut au milieu de toutes les prospé- rités humaines, que la vertu n'est pas un pis-aller ; qu'en vain ils tâchent de se persuader qu'on n'a recours à Dieu que lorsque le monde nous man- que, puisque, comblés des faveurs du monde, vous ne laissez pas d'aimer l'opprobre de Jésus- Christ! Quelle consolation même pour notre mi- nistère de pouvoir nous servir de vos exemples dans ces chaires chrétiennes pour confondre les pécheurs d'une destinée plus obscure ; de pouvoir leur citer vos vertus pour les faire rougir de leurs vices; de pouvoir leur faire honte de toutes les vaines excuses qu'ils nous opposent, en leur allé- guant votre fidélité à la loi de Dieu ; en leur mon- trant que les périls qui les environnent ne sont pas plus grands que les vôtres ; que les objets des passions au milieu desquels ils vivent sont moins séduisans; que le monde ne leur offre pas plus

PETIT CAREME. 245

de charmes et plus d'illusion qu'il vous en offre; que , si la grâce peut se former des cœurs fidèles jusque dans les palais des rois , elle peut s'en for- mer à plus forte raison dans le tumulte des villes et sous le toit du citoyen et du magistrat; et qu'ainsi on trouve le salut partout, et que notre état ne devient un prétexte favorable à nos pas- sions que lorsque la corruption de notre cœur est la véritable raison qui les autorise!

Oui, mes Frères, je le répète, vous donnez, quand vous servez Dieu, une nouvelle force à notre ministère; plus de poids aux vérités que nous annonçons aux peuples ; plus de confiance à notre zèle; plus de dignité à la parole de Jésus- Christ; plus de crédit à nos censures; plus de consolation à nos travaux; et en jetant les yeux sur vous , le monde trouve la décision des vérités qu'il nous avait contestées. Que de biens, mes Frères, reviennent donc à l'Eglise de vos exem- ples ! vous donnez du crédit à la piété; vous ho- norez la religion 3ans l'esprit des peuples; vous animez les justes de tous les états ; vous consolez les serviteurs de Dieu ; vous répandez dans tout un royaume une odeur de vie qui confond le vice et qm autorise la vertu ; vous maintenez les règles de l'Evangile contre les maximes du monde : on vous cite dans les villes et dans les provinces les plus éloignées pour encourager les faibles et agrandir le royaume de Jésus-Christ : les pères

MASS1LLON. 21

246 PETIT CARÊME.

apprennent vos noms à leurs enfans pour les ani- mer à la vertu; et, sans le savoir, vous devenez le modèle des peuples , l'entretien des petits , l'é- dification des familles, l'exemple de tous les états et de tous les ordres. A peine les principaux des tribus dans le désert, et les femmes les plus dis- tinguées eurent apporté à Moïse leurs ornemens les plus précieux pour la construction du taberna- cle, que tout le peuple, entraîné parleur exem- ple, vint en foule offrir ses dons et ses présens , et qu'il fallut que Moïse mît des bornes à leurs pieux empressemens , et modérât l'excès de leurs lar- gesses.

Àh ! mes Frères, que de biens, encore une fois, vos seuls exemples peuvent faire parmi les peu- ples! les plaisirs publics décriés dès que vous ne les autorisez plus par votre présence; les modes indécentes proscrites dès que vous les négligez ; les usages dangereux surannés dès que vous les abandonnez; la source de presque tous les dés- ordres tarie dès que vous vivez selon Dieu : et de que d'âmes préservées ! que de malheurs prévenus î que de crimes arrêtés ! que de maux empêchés ! Quel gain pour la religion qu'une seule personne élevée qui vit selon la foi ! quel présent Dieu fait à la terre, à un royaume , à un peuple, quand il lui donne des grands et des puissans qui vivent dans sa crainte ! Et quand l'intérêt seul de votre âme, mes Frères, ne suffirait pas pour vous

PETIT CARÊME. 247

rendre la vertu aimable, l'intérêt de tant d'âmes à qui vous êtes une occasion de salut en vivant selon Dieu ne devrait-il pas préférer la crainte et l'amour de sa loi à tous les vains pla isirs de la terre ? Est-il de plaisir plus doux pour un bon cœur que de devenir une source de salut et de bénédiction pour ses Frères?

Et ce qu'il y a ici d'heureux pour vous, mes Frères, c'est que vous ne vivez pas seulement pour votre siècle; je l'ai déjà dit , vos exemples passe- ront jusques aux siècles suivons : les vertus des simples fidèles périssent, pour ainsi dire, avec eux; mais vos vertus seront conservées dans nos histoires avec vos noms. Yous deviendrez un mo- dèle de piété pour vos neveux comme vous l'avez été pour les peuples qui ont vécu avec vous ; vos rangs et vos emplois , vous liant aux principaux événemens qui se passent dans notre siècle , vous feront passer avec eux jusques aux siècles à venir ; les cours qui succéderont à la nôtre trouveront encore l'histoire de vos mœurs et de vos saints exemples mêlée avec l'histoire publique de nos jours ; vous donnerez encore du crédit à la piété dans les âges qui nous suivront ; le souvenir de vos vertus, conservé dans nos annales, y servira en- core d'instruction à vos deseendans qui les liront : et l'on pourra dire un jour de vous, comme de ces hommes célèbres et pleins de gloire et de justice dont parle l'Ecriture, que votre piété n'a pas fini

2^8 PETIT CARÊME.

avec vous; que le souvenir de vos vertus passera d'âge en âge, que les peuples raconteront jusqu'à la fin votre sagesse et vos exemples; que l'Eglise publiera vos louanges; et que les biens que vous avez faits, et l'odeur de votre vie se conservera toujours au milieu de nous avec les descendans qui naîtront de la gloire de votre sang, et qui suc- céderont à vos noms et à vos titres : Quorum prê- tâtes non defuerunt; cum semine eorum permanent bona 1 .

Mais ce n'est pas tout, mes Frères : l'exemple rend vos vertus un bien public, et c'est leur premier caractère; mais l'autorité, qui en est le second, achève et soutient les biens infinis que vos exemples ont commencés : et quand je dis l'au- torité, mes Frères, que ne puis-je développer ici tout ce que cette idée me découvre d'immense dans les suites fécondes de la piété des grands et des puissans !

Premièrement, la protection de la vertu. La vertu timide est souvent opprimée, parce qu'elle manque ou de hardiesse pour se montrer, ou de protection pour se défendre : la vertu obscure est souvent méprisée , parce que rien ne la relève aux yeux des sens , et que le monde est ravi de pou- voir faire un crime à la piété de l'obscurité de ceux qui la pratiquent. Mais dès que vous en pre- nez vous-mêmes le parti , mes Frères , ah ! la

1 Eecl. 44- IO i ïl-

PETIT CAREME. 249

vertu ne manque plus de protection : vous deve- nez les interprètes des gens de bien auprès du prince, déjà si favorable lui-même à la piété , et les canaux par lesquels ils trouvent tous les jours accès auprès du trône; vous mettez en place des hommes justes qui deviennent des exemples pu- blics ; vous produisez des serviteurs de Dieu , des hommes pleins de lumière, de science et de vertu, qui seraient demeurés dans la poussière, et qui , à la faveur de votre nom et de votre appui, parais- sent dans le public, mettent en oeuvre leurs ta- lens , enrichissent quelquefois l'Eglise d'ouvrages saints et chrétiens, contribuent à l'édification des fidèles , à l'instruction des peuples , à la consom- mation des saints; apprennent les règles de la vertu à ceux qui les ignorent, les apprendront à nos neveux, et feront passer dans tous les siècles suivans , avec les monumens pieux de leur zèle , les fruits immortels de la protection dont vous avez honoré la vertu , et de votre amour pour les justes. Que dirai-je, mes Frères? vous soutenez le zèle des gens de bien dans les entreprises saintes, et votre protection les anime et leur fait surmonter tous les obstacles dont le démon traverse toujours les œuvres qui doivent glorifier Dieu et contribuer au salut des âmes. Que d'établissemens utiles au- jourd'hui, et qui sont une source de bénédiction, dans l'Eglise , n'ont autrefois leur naissance qu'au crédit d'une seule personne élevée à qut

21.

2ÔO PETIT CARÊME.

Dieu avait mis dans le cœur de protéger une œu- vre dont il devait tirer un jour tant de gloire I que de pieux desseins et avantageux à l'Eglise exé- cutés auraient échoué , si l'autorité d'un juste en place et élevé dans l'Eglise n'eût aplani toutes les voies qui semblaient en rendre l'exécution impos- sible! que de saints ministres de Jésus-Christ, soutenus dans leurs fonctions, auraient cédé aux contradictions et privé par leur retraite les peu- ples de leurs instructions et de leurs exemples, si leur vertu n'eût trouvé dans la piété des grands et des puissans une protection qui assurait la paix à leur troupeau et l'autorité à leur ministère!

Que dirai-je encore, mes Frères? vous rendez par vos exemples la vertu respectable à ceux qui ne l'aiment pas; et ce n'est pas une honte d'être chrétien, dès que par on vous ressemble : vous ôtez à l'impiété cet air de confiance et d'ostenta- tion avec lequel elle ose tous les jours paraître ; et le libertinage n'est plus un bon air dès que votre conduite l'improuve : vous maintenez parmi les peuples la religion de nos pères; vous conser- vez la foi aux siècles qui nous suivront; et sou- vent il ne faut qu'un grand dans un royaume ferme dans la foi pour arrêter le progrès de l'er- reur et des nouveautés, et conserver à tout un état la foi de ses ancêtres. La seule Esther cou- serva le peuple et la loi de Dieu dans un grand empire, le seul Mathathias tint bon contre les au-

PETIT CARÊME. 25 1

tels étrangers, et empêcha les superstitions de prévaloir au milieu de Juda ; et la France ne doit les lumières de l'Evangile et la connaissance de Jésus-Christ qu'à la piété d'une sainte princesse qui conquit à la foi , avec le cœur d'un époux in- fidèle, un royaume qui depuis en a toujours été le plus ferme appui et la portion la plus pure et la plus florissante. O mes Frères, que vous êtes grands quand vous êtes à Jésus-Christ! et que votre naissance et votre élévation paraissent avec bien plus d'éclat et de dignité dans les fruits im-< menses de votre piété que dans le faste de vos passions, et tout le vain attirail des magnificences humaines !

Secondement, les récompenses de la vertu. Vous la mettez en honneur en lui donnant, dans le choix des places qui dépendent de vous , les préférences qui lui sont dues, et ne confiant les emplois qu'à ceux dont la piété mérite la confiance publique; en ne comptant sur la fidélité des sub- alternes qu'autant qu'ils sont fidèles à Dieu, et recherchant principalement dans les hommes la droiture de la conscience etl'innocence desmœurs, sans quoi tous les autres talens ne forment plus qu'un mérite équivoque qui devient ou nuisible ou inutile.

Et de , mes Frères , quel nouveau bien pour le public ! quel bonheur pour un royaume les gens de bien occupent les premières places ,

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les emplois sont les récompenses de la vertu , les affaires publiques ne sont confiées qu'à ceux qui cherchent plus les intérêts publics que leurs intérêts propres , et qui ne comptent pour rien le gain du monde entier, s'ils venaient à perdre leur àme !

Quel avantage pour les peuples lorsqu'ils trou- vent leurs pères dans leurs juges; les protecteurs de leurs faiblesses dans les arbitres de leur des- tinée ; les consolateurs de leurs peines dans les in- terprètes de leurs intérêts ! que d'abus prévenus ! que de larmes essuyées ! que d'injustices évitées ! quelle paix dans les familles ! quelle eonsolation pour les malheureux ! quel honneur même pour la vertu lorsque les peuples sont ravis de la voir en place , et que le monde lui-même , tout monde qu'il est, est pourtant bien aise d'avoir des gens de bien pour défenseurs et pour juges î quel at- trait pour la vertu , lorsqu'on voit qu'elle est de- venue le chemin des grâces , et qu'outre les pro- messes du siècle à venir, elle a encore pour elle les récompenses de la terre ! Promissionem ha- bens vitœ quœ nunc est, ctfuturœ1.

Et ne dites pas, mes Frères , qu'en récompen- sant la vertu on ne corrige pas les pécheurs , et qu'on multiplie seulement les hypocrites. Je sais jusqu'où l'amour de l'élévation peut pousser les hommes , et quels abus ils son capables de laire

1 Tïm. 4. 8.

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de la religion pour arriver à leurs fins ; mais du moins vous obligez le vice de se cacher ; du moins vous lui ôtez l'éclat et la sécurité qui le répand et le communique; vous conservez du moins l'ex- térieur de la religion parmi les peuples ; vous mul- tipliez du moins les exemples de la piété parmi les fidèles ; et, s'il n'y a pas moins de dérèglement , les scandales du moins sont plus rares. .

Enfin les saintes largesses de la vertu. Mais je sens que mon sujet m'entraîne, et il est temps de finir. Oui, mes Frères, que de nouveaux biens encore pour les peuples dans l'usage chrétien et charitable de vos richesses ! vous mettez l'inno- cence à couvert ; vous préparez des asiles de pé- nitence aux crimes ; vous rendez la vertu aimable aux malheureux par les ressources qu'ils trouvent dans la vôtre ; vous assurez aux maris la fidélilé de leurs épouses , aux pères le salut de leurs en- fans , aux pasteurs la sûreté de leurs brebis , la paix aux familles, la consolation aux affligés, l'in- nocence à la veuve délaissée , un secours à l'or- phelin , le bon ordre au public , à tous l'appui de leur vertu ou le remède de leurs vices.

Et ici , mes Frères , comprenez , si vous pou- vez, les fruits immenses de votre vertu et les a van- tages inexplicables qu'en retire l'Eglise. Que de scandales évités ! que de crimes prévenus ! que de maux publics arrêtés ! que de faibles conser- vés î que de justes affermis ! que de pécheurs rap->

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peies î que d'âmes retirées du précipice ! Que vous contribuez, mes Frères, quand vous servez Dieu , à la gloire de l'Eglise , à l'agrandissement du royaume de Jésus-Christ , à l'honneur de la religion , à la consommation des saints , au salut de tous les fidèles ! Qu'il se trouvera un jour d'élus dans le ciel , de toute langue et de toute tribu , qui mettront à vos pieds leur couronne d'immor- talité , comme pour confesser publiquement qu'ils vous en sont redevables î Quelle consolation pour vous de pouvoir vous dire à vous-mêmes qu'en ser- vant Dieu vous lui attirez des serviteurs , et que votre piété devient unesource de bénédictions pour les peuples ! Non , mes Frères , s'il y a quelque chose de flatteur dans l'élévation , ah ! ce n'est pas les vaines distinctions que l'usage y attache ; c'est d'y pouvoir devenir , en servant Dieu , la source des biens publics , le soutien de la reli- gion , la consolation de l'Eglise , et les principaux instrumens dont Dieu se sert pour l'accoinplisse- mentdeses desseins de misérîcordesurleshommes. Que vous perdez donc , mes Frères , en ne vi- vant pas selon Dieu ! que l'Eglise perd en vous perdant! que nous perdons nous-mêmes lorsque vous nous manquez î de combien d'avantages pri- vez-vous les fidèles ! quelles consolations vous ôlez-vous à vous-mêmes ! quelle joie dans le ciel pour la conversion d'un seul pécheur élevé dans le siècle ! Que vous êtes coupables , mes Frères ,

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quand vous ne vivez pas selon Dieu ! Vous ne pouvez ni vous perdre ni vous sauver tout seuls : vous ressemblez ou à ce dragon de l'Apocalypse , qui , en tombant du ciel , il était élevé , en- traîne par sa chute la plupart des étoiles dans l'abîme ; ou à ce serpent mystérieux dont parle Jésus-Christ , qui , étant élevé sur la terre , attire heureusement tout après lui : vous êtes établis pour la perte ou pour le salut de plusieurs , des plaies ou des ressources publiques. Puissiez- vous, mes Frères , connaître vos véritables intérêts , sentir ce que vous êtes dans les desseins de Dieu , ce que vous pouvez pour sa gloire , ce qu'il at- tend de vous, ce qu'en attend l'Eglise , ce que nous en attendons nous-mêmes ! Ah ! vous avez une si grande idée de votre rang et de vos places par rapport au monde !

Mais , mes Frères , permettez-moi de vous le dire , vous n'en connaissez pas encore toute la grandeur ; vous ne voyez qu'à demi ce que vous êtes ; vous êtes encore bien plus grands par rap- port à la piété, et les privilèges de votre vertu sont bien plus brillans et plus singuliers que ceux de vos titres. Puissiez-vous , mes Frères , remplir toute votre destinée ! Et vous, ô mon Dieu ! tou- chez , durant ces jours de salut , par la force de la vérité que vous mettez dans nos bouches , les grands et les puissans ; attirez à vous des cœurs dont la conquête vous assure celle du reste des

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fidèles ; ayez pitié de vos peuples en sanctifiant ceux que votre providence a mis à leur tête : sau- vez Israël en sauvant ceux qui le régissent ; donnez à votre Eglise de grands exemples qui perpétuent la vertu d'âge -en âge , et qui aident jusqu'à la fin à former cette assemblée immortelle de justes qui vous bénira dans tous les siècles.

Ainsi soit-il.

FIN.