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\jniversitas BIBUOTHECA

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DU MEME AUTEUR : Poésie

PREMIERS POÈMES I VOl .

POÈMES I vol .

LES JEUX RUSTIQUES ET DIVINS I VOl.

LES MÉDAILLES d'aRGILE I VOl .

LA CITÉ DES EAUX I VOl .

LA SANDALE AILÉE I VOl .

Roman

LA CANNE DE JASPE -. I VOl .

LA DOUBLE MAITRESSE I VOl .

LE TRÈFLE BLANC I VOl »

LES AMANTS SINGULIERS . . I VOl .

LE BON PLAISIR I VOl .

LE MARIAGE DE MINUIT I VOl.

LES VACANCES d'uN JEUNE HOMME SAGE I VOl .

LES RENCONTRES DE M. DE BRÉOT I VOl .

LE PASSÉ VIVANT I VOl .

LA PEUR DE l'amOUR I VOl .

Littérature

FIGURES ET CARACTÈRES I VOl .

SUJETS ET PAYSAGES I VOl.

ESQUISSES VÉNITIENNES (IllustratioDS de Maxime Dethomas)

i

POEMES

1887-1892

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :

Trois exemplaires sur Japon impérial, numérotés de i à 3, et douze exemplaires sur Hollande van Gelder, numérotés de 4 à i5.

JUSTIFICATION DU TIRAGE :

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.

HENRI DE REGNIER

POÈMES

1887-1892

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES

TEL qu'en songe AUGMENTÉS DE PLUSIEURS POEMES

SEPTIÈME ÉDITION

PARIS

SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANGE

XXVI, RVE DE GONDÉ,<'5c^4v °^/0>>

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MCMVII

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Tous droits rêservésj^

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POEMES

ANCIENS ET ROMANESQUES

(1890)

A LOUIS METMAN

1.

PRÉLUDE

Je t'ai laissée en Vomhre d'or du vieux Palais le chanvre roui pend à la poutre rude. Assise comme un songe à l'âtre tu filais^

Hôtesse du seuil morne et de la solitude, Seule ombre passagère au gel des purs miroirs Que ta face de n'y sourire plus dénude !

Du fond des murs épais et des éhènes noirs Ton regard m'a suivi comme un oiseau, fidèle A mon sang hasardé dans le péril des soirs.

8 POÈMES, 1887-1802

Qu'il coulcy s'il ne doit fleurir une asphodèle , Qu'il coule glorieux dans l'écume et le vent Pour toi qui restes en la maison qui te cèle

Jalouse seulement de la Mort qui souvent

Elle l'imprévue, elle, hélas, une autre amante

Baise en l'ombre les lèvres pâles du vivant.

Cendres oit fut jadis la flamme véhémente I Le foyer violet suggère le tombeau, Présage à qui ta foi veille qui le démente.

Tu files a ton rouet le triste écheveau Monotone et sans fin comme l'année, Omphale, Mais de l'Automne renaîtra l'Eté plus beau.

Le luxe parera ta tête triomphale

Selon un ordre ouvré de pierres et de fleurs,

O pâle à t' endormir qui t'éveillais plus pâle !

Etoile de l'amant parti vers les ailleurs, Toi sa pensée étrange et l'ombre de son âme. Toi qui restes l'absente en la gloire des pleurs.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES

Toi pour qui le glaive rutile et la nef rame Et la main plonge au poil fauve de la toison Qu'à la proue a lavée une écume de lame.

Ouïs ! l'Hydre a saigné ses têtes de poison.

Les oiseaux saccageurs que la flèche transperce

Tombent lourds, un à un, au lac de l'horizon;

Le taureau frustré du rapt beugle et se renverse.

Le sanglier résiste au Belluaire et lui

Songe au troupeau rué des monstres qu'il disperse.

L'aurore est pâle encor d'avoir été la Nuit Et des mufles crispés ont mordu l'herbe grasse En leurs crinières oii de l'or s'effile et luit.

Le mal mystérieux agonise et trépasse ;

Les douze Epreuves ont purgé V ombre et voici

La massue et le glaive au poing nu qui terrasse ;

La campagne est salubre et le bois êclairci D'où, Vâpre survivant des griffes et des haines Par les routes s'en vient de là'bas jusquici.

10 POÈMES, 1887-1892

// a lavé le sang de ses bras aux fontaines Et laisse avec orgueil traîner sur les cailloux La toison du bélier et les peaux néméennes;

Il vient à toi VOmphale, âme de ses courroux. Toi son âme vivante et qui gardes, ô douce. Le songe du soleil mort en tes cheveux roux.

Voici le tribut pris aux beaux jardins où, pousse Varbre de V Hespéride qu'un monstre gardien Regardait seffruiter parmi Vherbe de mousse*

Quitte le noir parvis du Palais ancien Qui claustra ton exil de la terre mauvaise Et lève~toi devant Celui qui se veut tien!

Il a foulé le mal de son pied nu qui pèse Sur la gorge étouffée et la gueule qui mord Jusqj£a ce que le dernier cri râle et s'apaise;

Dans le sombre Hadès il a vaincu la Mort Par qui le long sanglot emplit la maison vide. Et le voici maître du Sceptre et du Trésor,

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 11

De grandes fleurs ont refleuri la terre aride Qui sera mère à ton sourire puéril, Héritier médéen des philtres de Colchide,

Ton honneur est le prix que (voulut son péril I Pends la peau léonine à tes épaules nues Sous les griffues que joint un fermoir de béryl»

Les monstres accroupis se crispent dans les nues

En songes tristes acculés au fond du soir.

Et la quenouille est douce aux porteurs de massues.

Au trône quil dressa royal et pour fy voir. Sois son âme éternelle, ô son âme éphémère. Toi qu'à surnvre belle a forcé son espoir,

Et si son cœur, hélas, mordu par la chimère Durant le dur travail de ton nom illustré Élude sa tristesse en quelque cendre amère.

Laisse le bûcher d'or fumer au ciel sacré I

LA VIGILE DES GREVES

r

Nul luxe épanoui de roses par l'Eté

Ne pare l'Ile aride vient un vent de cendre,

De l'aube au crépuscule, inexorable, épandre

Un destin de désastre et de stérilité.

Les sables roux qui d'eux ont leurs seules automnes

Saignent, le soir, ainsi que des lames de glaives;

Sol nu, tel qu'au sommeil cuivré des mauvais rêves

Il en surgit hanté du vol des Tisiphones I

Et sur le cap cabré comme une croupe stable,

Pour mieux voir vers la Mer et la Terre fleurie,

Se haussent, en couvrant d'une main leurs yeux clairs

14 POÈMES, 1837-1892

Que cligne l'âpre vent de la cendre et du sable, Des femmes, chevelure éparse vers les mers, Et portant, tour à tour, de l'aurore aux nuits lentes. Des amphores d'onyx, des miroirs et des lampes.

Un exil de jadis et de terres rie

Autour des Villes d'ombre une fête de palmes

Pleure en leurs voix d'amour et veille dans leur songe

Ah! quand viendront vers Elles le bruit lent des rames

Et la proue écumante et le rostre qui plonge

Et des yeux doux pour encor croire à leur mensonge 1

Elles sont lasses de porter, les Vigilantes, Les miroirs, les amphores vides et les lampes.

I

I 4

Par les jours éclatants et les nuits pluvieuses

Notre exil a pleuré sur la plage des Mers

,Vers la terre, là-bas, efflorescente et merveilleuse,

Vers la terre, là-bas, et par delà les mers.

Par delà les jours éclatants et les nuits pluvieuses.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQTjiES 15

Le vent féroce éteint nos lampes en fumées,

Nos lampes brûlait l'huile d'or d'antiques pressoirs

Et tout le parfum mort des vieilles Idumées;

La pluie a dilué l'huile des antiques pressoirs

Et nos larapee d'or pur sont mortes, ô fumées !

L'âpre vent a tari le flot de nos amphores

Et chante un écho d'ombre en leur inanité;

Nos Amants plongaient jadis aux Fontaines nos amphores

Si lourdes aujourd'hui d'un poids d'inanité;

Et leurs flancs sont perlés de pluie et de gouttes sonores.

La pluie à nos miroirs ruisselle en larmes claires Gomme pour y pleurer de doux mirages de sourires Et des saints surgis à l'avant des galères Et des baisers à l'appui des balustres de porphyres Et des visages puérils d'aurores claires.

16 POÈMES, 1887.1892

L'eau des sources choit, le soir, La mort unanime des roses Était heureuse de nous voir Peigner nos chevelures fauves...

Un peu de cette eau nos miroirs î

Les Fontaines étaient sonores En les bois de Lune et de Nuit; Cristal se mire et s'isole Quelque astre qui du ciel a fui...

L'onde est tarie en nos amphores!

Les escaliers courbaient leurs rampes.. Oh, les pieds froids sur les pavés!... Les portes et les hautes chambres Pour le sommeil nu des Psychés...

L'huile est figée au fond des lampes!

POEMES ANCIENS ET ROMANESQUES 17

Qu'il vienne à nos exils, et vers nos seins et vers nos lèvres

Le Bienvenu d'espoir sûr d'être Celui-là,

Qu'il vienne à notre exil

Le Bienvenu d'amour sûr d'être Celui-là,

Vers l'oÉfre de nos seins gorgés et l'ardeur de nos lèvres!

Et nous irons vers lui qui vient de l'occident Dans le frisson et dans le rire de nos dents.

Nous irons vers lui, chairs ancillaires et nues, Comme au Roi-Maître les servantes inconnues.

Nos cheveux sécheront ses blancs pieds écorchés, Nous avons faim d'amour et soif du vieux péché.

Qu'il vienne à notre exil, et vers nos seins etvers nos lèvres

Le Bienvenu d'amour sûr d'être Celui-là,

Qu'il vienne à notre exil

Le Bienvenu d'espoir sûr d'être Celui-là^

Vers i'oÊfre de nos seins gorgés et l'ardeur de nos lèvres 1

18 POÈMES, 1887-1892

Ils sont venus pendant les siècles de nos larmes Haute fresque en passage sur l'occident clair Avec des chants, des cris, des palmes et des armes. Longer la côte adverse et sa grève de mer. j

1

Des Marchands durs sortis des Tyrs et des Garthages Passaient en supputant des nombres sur leurs doigts, Sans voir que le soleil aux barreaux, d'or des cages Striait d'ombre les lynx et les onces des bois.

Les ânes roux chargés de coffres et de caisses Broutaient, en titubant, des roses, et les soirs S'irritaient des grelots tintés par les ânesses Trottant parmi les béliers blancs et les boucs noirs.

Puis ce furent des Bouffons et des Astrologues Contemplant tour à tour les astres et les fleurs^ Et des courriers équestres escortés de dogues Qui jappent dans la nuit et flairent les voleurs.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 19

Les grands Chevaliers d'ombre et de fer, loin des joutes, Aux échos du passé, poussière et fol ébat! Chevauchent deux à deux lavés par les absoutes Vers le sang des graals et l'espoir du combat;

Des Pèlerins^ sous la cagoule et sous la loque, Besaces au côté, coquilles et bourdons. Se signent par la croix de qui leur lèpre invoque Pour les nouveaux péchés le sang des vieux pardons;

Des apôtres drapés en gestes d'Evangile

Conversent bas avec des Anges, et tous ceux

Pour qui la femme est moins qu'un or ou qu'une argile

Passent, indifférents, mornes ou radieux I

Et des Barbares blonds épars à l'aventure, Précédant les hordes tumultueuses, ont Pourpré la mer d'un sang occulte de blessure Pour aller vers nous par delà le flot profond.

20 POÈMES, 1887-1892

Le bienvenu d'amour sûr d'être celui-là Viendra-t-il, quelque soir, vers l'exil de nos lèvres, En le cortège des flûtes ou dans l'éclat Des tambourins grondeurs et des trompettes brèves?

Viendra-t-îl des vergers, des glaciers ou des fleuves, Doux moissonneur, lier en gerbes nos cheveux? Pâtre des monts de neige où, stalactites, pleurent Les clairs cristaux de gel dardés et douloureux,

Ou sûr pêcheur grandi dans l'Ile des Silences

Et parmi les roseaux des anses de soleil

Aux gestes des filets épars aux fuites lentes

Des poissons, ombre alerte au creux sable vermeil?

L'amour sonnera-t-il par sa voix des fanfares En rapts brusques mordus de baisers et de cris, Ou chantera-t-il, glorifiantes et graves, Des promesses d'hymens et de rites fleuris?

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 21

Nageur victorieux de l'onde qu'il assaille De l'élan de ses bras et de son corps roidi, Surgira-t-il, prestigieux de nacre pâle, Nu héros hors du flot, tout debout et bondi ?

Surgira-t-il de l'onde, idole et simulacre, Roi posthume et vivant de nos désirs, ou tel 4

Qu'un moissonneur de nos cheveux, ou tel qu'un pâtre Qui cherche nos yeux clairs aux Etoiles du ciel ?

A nos amphores d'argile Que fêla le long chemin Il viendra boire un matin.

L'eau qui réconforte est aux amphores d'argile,

A nos amphores en or Il boira le sang des grappes Un midi, poudreux d'étapes, Poèmes.

22 POÈMES, 1887-1892

Car le vin qui rend ivre est aux amphores d'or,

A nos amphores d'onyx Boira sa soif léthéenne . La nuit s'étoile, qu'il vienne

Goûter le Népenthès aux amphores d'onyx \

Ce sera comme un soir de Noces enfantines Par delà les Thulés et les Occitanies ; Les cortèges iront aux chemins des collines Vers l'hospitalité des seuils sans avanies.

Nous t'aurons rencontré proche de la Fontaine se miraient nos yeux el la première Etoile ; Tu demandais à boire et la Ville prochaine. Nous nous sommes aimés à cause de l'Etoile.

Le blanc Palais drapé d'un vieux luxe de soie S'ouvre en colonnes de marbre sur la mer pâle;

POÈiMES ANCIENS ET ROMANESQUES 23

La cire en l'argent brûle sans pleur qui larmoie Nous mettrons à ton doigt la plus antique opale.

Nous ferons ruisseler Tamphore inexliaustible Qui s'accurve selon la courbe de nos hanches, Et nous abreuverons ta soif inexhaustible De vin de lèvres et de neige de chairs blanches.

Nos seins aigus seront les montagnes d'aurore, Doux pâtre; ô Moissonneur, tes blés, nos chevelures comme aux épis ondule le vent sonore. Nos yeux, les glauques lacs, Pêcheur, tu captures.

Le visage blessé d'épines et si pâle Que les pleurs et le sang y semblent pierreries, Et tel autre plus doux que frusta de son haie L'automne des soleils et des douleurs mûries ;

La face d'ambiguïté, morte et royale, Triste de tout l'orgueil et des idolâtries.

24 POÈMES, 1887-1892

Celle que le masque d'emprunt ravine et taie Et celle qu'empourpra le vin des saouleries

Qu'il y ruisselle, Vin ou Sang, Larmes ou Fard, La luxure ou l'ennui, la douleur et la honte ; S'il veut tenter encore un suprême regard

A ce qu'il fut jadis et par delà les soirs Et par delà sa vie encore, qu'il affronte Le mensonge ébloui des magiques miroirs !

A nos miroirs menteurs s'enchevêtre et se tord Un cadre de guirlande survit une rose, Et dans la floraison de la torsade éclose , Un pur cristal, qui fut une onde, songe et dort.

En leur silence glauque un éclair rôde encor, Fuite ou lueur d'une aurore qui se propose D'errer longuement, divaguante et morose, Eclat d'antiques yeux dilatés par la mort.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 25

Qu'un vent vaste chasse la nuée, et voici

Que tout le bleu cristal par le ciel éclairci

Est saphyr, lac gelé, source, fleuve et fontaine ;

Et ceux qui marchent loin de leurs natals Avrils Riront, transfigurés, du hasard qui les mène De se mirer aïeuls à se voir puérils.

Viens dans ta barque, dans ta barque fleurie, Vers Texil de nos soirs et la terre attérie. Nous nous lèverons à Tappel de tes rames Pour être ta conquête, ta charge fleurie, A toi le nocturne Passeur des pauvres Ames.

L'amer flot transgressé chantera sous tes rames, Les sillages seront comme un chemin d'été Sr"iore de vent doux et gai de roses blanches, Et l'écume éparse en roses blanches Sera comme un chemin le soir a venté Une chute de roses des branches !

3r

26 Ï>0ÈME5, 1887-1892

Viens dans la barque et sois le Passeur des pauvres Amesl

Nous chanterons selon nos âmes un chant vague A peine un peu plus haut que celui de la vague, Assises dans ta barque et nos cheveux trop longs Et qui debout nous ruissellent aux talons, Si le vent ébloui, pour jouer, ne les tord Épars jusques au flot s'effondre leur or Gomme un trésor dont s'allège une Nef qui sombre; Et sur la proue aveugle en la nuit qu'elle troue Oscillante et mystérieuse et lourde d'ombre, Nous mettrons une de nos lampes allumée D'inextinguible flamme et d'huile sans fumée Pour éclairer la marche aveugle de la proue.

Et l'Étoile luira sur la barque du Passeur d'âmes, Qui par la mer est venu vers l'exil des pauvres Ames.

En ta maison dort un silence de lune Qui passe par la vitre et filtre sous les portes,

fl

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 27

Comme s'y glisse aussi le sable de la dune

Si fin qu'il semble une cendre de blondes Mortes,

Des Mortes douces qui moururent quelque soir Dans la chambre plus déserte d'elles, chaque soir.

Nous viendrons regarder par les carreaux sans fleurs De givre, ni d'étoffe, ni de soie, La chambre solitaire désespoirs veilleurs Pleurèrent les veuvages de ta joie.

Nous rouvrirons les portes après tant d'années Et nous parlerons bas à cause du silence Et des présences d'anciennes destinées Et du foyer éteint faute de vigilance.

Nous rallumerons la lampe à ton chevet,

Nous attendrons ton ordre debout à ton chevet.

28 POÈMES, 1887-1892

0 notre roi, pour les délices

De ta vie et de ton chemin,

Prends en tes mains nos pâles mains

Abdicatrices

Qui ne masqueront plus la ruse de la face

Et qui laissèrent défleurir au vent qui passe

Les pampres des thyrses.

Nos pas marcheront dans tes pas, Nos yeux ne verront que tes yeux, Ton rire les fera joyeux. Ta fatigue les rendra las.

Rêve-nous tes palais, tes jardins, tes fontaines Et tes terrasses d'or bat la mer du soir Et ta forêt magique dans la nuit tu mènes La Licorne d'argent, la Guivre et le Paon noir.

Rêve-nous la douceur de tes Épouses mortes Qui dorment au tombeau de ton âme et qui sont.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 29

Sous le double verrou des grilles et des portes, Ton regret; ton amour posthume et ton frisson.

Nous qui sommes la Lettre éternelle du Livre Symbole nul, si nul ne lit le mot qui dort ! Sois l'esprit qui s'inculque et suscite et fait vivre Et l'Amour triomphal qui sauve de la Mort.

Mets notre chevelure en pennon à ta hampe, Doux chevalier, rêve par nous ton rêve épars Et viens à nous de par la vie et les hasards.

Nous sommes le Miroir et l'Amphore et la Lampe.

LE FQL AUTOMNE

Et chante dans ta chair le chœur des TÎeux priapes. Francis Yielé-Griffin

Le fol automne épuise aux guirlandes ses roses Pâles comme des lèvres et des sourires ; Et le mal est d'avoir vécu parmi les roses, Les masques, les glorioles, les délires I

Les Aegypans rieurs buvaient aux outres neuves Le vieux vin survit Tardeur des Etés ; Les vignes, égrenant les grappes dans les fleuves. Gonflaient l'ambre clair de leurs maturités.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 31

Les roses ont fleuri les coupes et les thyrses

Et le pan des robes puériles; l'âme

Des fontaines pleurait dans l'ombre; autour des thyrses

Les pampres semblaient un sang de torche en flamme.

L'automne fol s'épuise en suprêmes guirlandes, Les satyres roux rôdent par les bois, Et l'on suspend les masques vides par guirlandes le vent rit aux trous des bouches sans voix.

Il

Les Satyres mordirent au bas de ta robe lourde Les guirlandes d'émeraude et les grappes de rubis; Leurs dents chaudes ont baisé tes habits, Les pieds lors ont foulé les traînes lourdes; Et les Aegypans blonds et les Satyres roux Ont gambadé devant toi comme des fous, A l'odeur de forêt de ta chantante chevelure, Au parfum de vendange de ta chair mûre.

32 POÈMES, 1887-1892

Quand tu passas le long de la mer,

Quand tu passas le long de la grève,

Les Tritons blancs t'ont suivie et t'ont chanté

Les chansons de la mer,

Aux échos de la grève;

En leur conque de nacre torse ils t*ont chanté

La chanson endormie en la concavité

Des spires bleuâtres et profondes,

La chanson de la mer maternelle aux vieux mondes

Qui s'effondrent et rentrent en son immensité.

Ta chair n'était-elle pas blanche comme l'écume

Kt tes yeux pers comme la mer qui dort à la dune

Et ta face un déclin pâle de lune

A l'horizon marin parmi des chevelures d'écume ?

Et je fus fou comme les Tritons et les Satyres

De ta chair, de tes cheveux, de tes rires,

Et j'ai rougi mes lèvres aux coraux de tes parures

Et je t'ai dit dans la forêt et près de la lame,

A toi l'Indulgente à toutes les aventures

Vers qui vont la chair et Tâme,

L'Ode des ors secrets et de l'antique flamme-I

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 33

III

Avec la double odeur de la chair et du soir Et les souffles épars comme des chevelures, Voici luire des torches hautes au bois noir,

La poursuite dénoue aux nuques les brûlures Des cheveux roux vit le feu des astres clairs, Et les talons légers foulent les herbes mûres;

Une torche s'embrase en un bouquet d'éclairs Ou secoue aux étangs mornes des pierreries Ou s'enfouit vivante en des antres ouverts.

La forêt vaste éclate en voix vers les prairies D'où les papillons lourds viennent se brûler l'or De leur vol nocturne autour des torches fleuries j

Et des rires, abeilles dont l'essaim vif mord Et harcèle ceux qui les voulurent captives. M'assaillent dans la nuit si l'une échappe encor;

Poèmes. %

34 POÈMES, 1887-1892

Toutes ont défié les folles tentatives

Des mains à saisir l'ombre inerte fuit l'odeur

De leurs cheveux épars et des chairs évasives :

Faunesses dont la lèvre sanglante a l'ardeur Des grandes roses qui survivent à Forage, Filles de la terre ivre et du soleil fardeur,

Satyresses dont la main folâtre saccage

Les lys présomptueux qui frôlent leurs genoux,

Celles de qui le rire est un oiseau sans cage,

Celles qui marchent dans les ronces et les houx Et vont vers les vergers et les enclos des plaines Pour y voler le soir les fleurs et les fruits doux,

Les hanches et les seins, la lèvre et les haleines

Pures d'avoir humé le vent des soirs d'été,

Les yeux clairs et changeants comme l'eau des fontaines^

Les cheveux épandant par flot l'antiquité

Des ors les plus sacrés et la splendeur nocturne.

Toute la chair qui fait toute la nudité...

...Dormir en la nuit vide un sommeil taciturne.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 35

IV

Rien de plus qu'un songe resté des chevelures Que le vent dispersa parmi l'aube et le soir N'atteste avoir vaincu les folles encolures.

Et ce qui frissonna d'un trésor fauve ou noir Au front de la Rebelle ou de la Souriante, Fugitive apparue éblouir un miroir

Ou poser sur notre âme un pied nu de vaillante, N'est plus qu'un souvenir de soleil ou de nuit Vers qui la mémoire s'égare ou s'oriente.

Si la lèvre a mordu la lèvre pour un fruit Et des paroles merveilleuses et des rires, Quel écho de mystère en a gardé le bruit ?

La Voix qui fut divine à pleurer ses délires, Eperdue et plus grave et vaste que la mer, Comme s'il y vivait l'âme d'antiques lyres,

36

POÈMES, 1887-1892

Abdique sa splendeur insolite et se perd

Plus tard parmi l'ombre agressive qu'elle souille

D'y crier quelque insulte et quelque outrage amer;

Glaive d'or éclaté qui se rompt et se rouille 1 Les yeux savants d'aurore et d'astres et de fleurs, Les yeux devant qui l'Ange exulte et s'agenouille,

Qu'esl-ce du songe vain des Mers et des Ailleurs

Et d'avoir vu la chair et la toison impure

pour seuls diamants s'ornent d'éclairs nos pleurs?

0 cœur triste et sanglant comme une grappe mûre Que se disputent dans un bois roux et vermeil s'altère à mourir un feu de chevelure

Des Faunesses ivres de cris et de soleill

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 37

Celles qui fuyaient dans la forêt sont revenues. Leur chevelure s'effile r.omme un soir de nues. Les torches de jadis sont mortes en leurs mains nues.

Comme ce cœur saigna parmi ce bois de Faunesses

Entre les mains spoliatrices et chasseresses!

0 quel cri d'angoisse, écho des antiques détresses I

Elles qui portaient émeraude et rubis en frange Par qui je fus ivre de chair et d'odeur étrange A dire leur chevelure forêt ou vendange 1

Ce fut en des soirs chantaient les Voix et les Lyres,

les cortèges menaient la danse des Satyres,

Et les gemmes craquaient sous les pas parmi les rires.

La flamme, les cris, les rires sont morts et nous-mêmes. Terne pierrerie à l'or frontal des diadèmes, Mourez selon les torches noires en les mains blêmes

38 POÈMES, 1887-180Î

Et là-baS; aux rampes des terrasses merveilleuses, Comme un lis se fane la quenouille des fileuses D'attendre encoi la laine des toisons fabuleuses.

VI

Le langoureux passé dont notre âme fut ivre, Soir violet et grave souffle un vent fleuri, Prolonge la morne misère de survivre Par delà l'heure heureuse la lèvre a souri.

Insatiable en son mensonge d'être lasse De son désir crié par toute la forêt, La tristesse d'avoir vécu l'heure qui passe Vers le songe d'alors sourit et pleurerait.

Les oiseaux éperdus comme des feuilles mortes Que chasse au ciel d'exil l'automne des bois morts^ 0 bienvenus ! et toi la Colombe qui portes Le rameau du message et la clef des trésors.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 39

Les couchants éblouis célèbrent les prestiges

Des jours morts sur qui pleut la splendeur de mourir

Le lac a-t-il noyé la nudité des Stryges?

le GrilTon a-t-il enterré saphyr?

Les oiseaux et le vent et l'or des ciels et l'ombre, Tout ce qui fut les soirs vécurent les yeux, Et la nuit éphémère pleure la mer sombre Et l'aurore divine et les midis joyeux,

Tout le passé fatal avec son odeur ivre De vendanges de Vie et de moissons d'Eté, Vers la tristesse insatiable de survivre Pleure sa mon elle gloire d'avoir été.

Doux oiseaux, vous savez la forêt et le fleuve Et la plaine et toutes les îles de la mer mon âme à Naxos fut l'Ariane veuve, Et l'aurore stérile et le printemps amer.

Les vols exténués s'abattent aux terrasses D'où l'on jette des roses au flot, et la Tour A couvert de son ombre au soir vos ailes lasses Que la Ville épeura de cloche et de tambour.

40

POÈMES, 1887-1892

Le vent fleuri d'avoir ailé les roses mûres Sème ma vie éparse aux routes du passé, Oh, viens m'étre le souffle un peu des chevelures Dont le poids doux parmi les fleurs s'est prélassé!

N'es-tu la fauve odeur des antiques Satyres Par qui s'irrite en moi l'obscur legs d'une ardeur. Ame des antres d'ombre ouverts comme des rires Soupir de flûte étrange et triste, ô vent rôdeur?

r

Les rires éperdus de l'Eté qui suïï'oque Et le sanglot qui lutte et pleure sont à moi D'avoir été jadis ivre en la forêt glauque Tordre des cheveux roux comme des ors de roi.

Les choses furent de pourpres et d'hyacinthe La torsade a noué sa gloire aux thyrses tors, Et les palmes ont crû parmi la cendre éteinte les torches du soir ont enfoui leurs morts.

Ma mémoire, ce sont des roses et des fleuves Et ces oiseaux parmi le vent et les soirs clairs Et des réveils tristes et plus las que des veuves Et la forêt sanglante à l'orient des mers.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 41

Et comme un fruit tombé dont le sang les enivre, Voici mordre à mon cœur automnal et mûri D'avoir vécu la joie et la douleur de vivre, Les oiseaux éperdus parmi le vent fleuri.

VI

Il passe avec de vains sourires A leurs lèvres pâles et mortes, Des troupes fauves de Satyres Et des masques de toutes sortes.

Des robes qui furent vermeilles S'accrochent aux ronces et des Thyrses tordus et dénudés Montrent une souche de treilles.

Il ruisselle des chevelures Merveilleuses dont l'or s'altère; Des gemmes s'éteignent obscures Aux manteaux que le vent lacère.

POÈMSS.

42 POÈMES, 1887-1892

Passages par folles déroutes De masques qui furent ma vie, Lèvres de rire ou d'ironie Que ternit la cendre des routes;

Ombres vagues sans destinée Autre que d'être de la nuit, Éphémère sans plus enfui Qu'un vain phalène d'autre année.

Parmi tout ce qui fut ce songe Et ce flot perdu qui dévale, Nulle mémoire ne se songe Mystérieuse et nominale.

LK SALUT A L'ETRANGERE

J'offre ma coupe vide souffre un monstre d'or, STÉniANE Mallarm

Anx ruines de Vie antérieure et morte,

Au fronton dominant l'ombre cave de la porte

s'engouffrent les feuilles comme les ailes mortes

Des vols de crêpe épars sur les étangs de moire,

Face de doux relief et triste épiphanie

Double de Songe et Sœur de Mémoire,

Et sourire posthume qui se renie !

Masque pâle entre ses bandeaux et pour la mnrt Sans funèbre laurier au front ni pierrerie, Lèvres de pourpre stricte le silence crie, Et les yeux clos comme des yeux d'enfant qui dort,

44 POÈMES, 1887-1892

Masque pâle sans au front une pierrerie

Ni funèbre laurier au delà de la mort,

Quelle parole est morte à la lèvre meurtrie

De quel aveu pour que la lèvre en saigne encor?

Masque éperdu vers les étoiles, Son intacte blancheur de marbre a vaincu l'ombre Et la face s'exhume éternelle de l'ombre Blanche et grave sous les étoiles.

Masque plus pâle que l'aurore Et la lune aux étangs mirée et faciale, Etrange et frustre et d'une douceur faciale Ainsi qu'une lune d'aurore.

Masque ébloui sous le soleil Fixe et grave d'une candeur inaltérée, Nulle soif n'a disjoint la lèvre inaltérée Rouge fruit gorgé de soleil.

Masque sans larme sous la pluie la pluie aux soirs d'ombre éperdument ruisselle, Paupières closes d'où rien autre ne ruisselle Que les froides larmes de pluie.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 45

Masque muet au vent quî passe,

Au vent qui passe et joue en les lèvres aphones

A simuler la voix de ces lèvres aphones

le mensonge du vent passe!

Je t'ai connu vivant, hilare et nimbé d'or Sous le triple laurier et sous la pierrerie, Yeux à la vie et bouche éloquente et mûrie Pour le baiser et pour la colère qui mord.

J'ai vu vivre tes yeux, tes yeux, ô pierreries, Et je sais le passé que ton silence dort Quand tu marchais vivante, en les idolâtries, Parmi les palmes et le sang et parmi l'or I

L'usurpateur mystérieux des destinées. L'involontaire Amant qui chevauche et guerroie, A disparu dans l'ombre au détour des année?.

40 POÈMES, 1887-1892

Le cimier d'ailes au vent de la mer s'éploie, L'éternelle aventure a ri comme une femme Aux horizons d'aurore un visage de joie.

Il a vu, dans le ciel de pourpre et d'oriflamme> Un masque douloureux pleurer parmi les nues Du couchant saccagé comme une Ville en flamme.

Des antres et du lac les Nymphes sortaient nues; Sues Aegypans des bois ont guetté son passage De leurs yeux clairs luisant en leurs faces cornues.

Sous l'invincible pas de l'Errant triste et sage,

Les charmes vains craquaient un bris de branches mortes

Ou fuites de noirs vols d'orfraies au ciel d'orage;

Le pennon et le glaive hauts en ses mains fortes,

11 traversa le val et la mer et la plaine

Et vit, un soir, la ville et les murs aux sept portes^

Et sur la tour de marbre fruste, assise, Hélène î

roÊMES ANCIENS ET ROMANESQUES 47

II

Reîne des seuils sacrés et des villes murales, Salut à ta splendeur, par le glaive «t le cor! En tes cheveux, en tes robes, en tes opales, En ton passé divin tout incandescent d'or.

Salut en ta douceur de femme et de fîleuse, En les aubes de paix de tes soirs véhéments, Et d'être née ainsi dans la nuit fabuleuse Pour resplendir au songe éternel des amants

Sur la tour solitaire trône ton prestige De fleur mystérieuse et d'idole des soirs Les ramiers douloureux roucoulent le vertige Des âmes de jadis qui burent aux Styx noirs.

Eux qui vinrent du fond des terres sans merveilles Vers ta face apparue en leurs songes déserts ; Et leurs riches désirs montaient comme des treilles Aux murs posaient nus tes pieds vainqueurs des Mers

48

POÈMES, 1887-1892

A genoux, comme pour pleurer leurs funérailles, Les uns mouraient d'amour devant tes seuils sacrés, D'autres ensanglantaient la herse des murailles Qui trouait le poitrail de leurs chevaux cabrés I

Ils percèrent parfois de flèches sacrilèges Ta chevelure en tiare, écroulée à demi, Pareille à quelque tour qui domine les neiges, Et ta chair palpitait comme un cygne endormi.

Salut en ton passé divin et dans mon âme, Étrangère, debout sur les siècles haïs Du paisible regard de ton deuil qui les blâme Et pour ta face pâle en mes soirs éblouis I

m

Étrangère I fatale enfant, espoir des Fées, Le geste de ta main luit la fleur d'Endor Destine les héros à la Gloire ou la Mort Et les voue au travail des bêtes étouff'ées.

1

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 49

C'est par toi que de sang se payent les trophées Et se crispe la chair sous la dent qui la mord Et qu'au Bois noir l'arc de frêne vibre encor Une odeur de tuerie éclate par bouffées.

Si le pied triomphal parmi l'ache et la flouve Foule hors de l'antre un crin de laie ou de louve, Le cri de l'Oliphant qui vocifère, au soir,

L'angoisse de rubis dont s'orne l'âpre corne, Du fond du passé fabuleux t'appelle à voir La hure bestiale au poing du Tueur morne l

IV

Un fard exalte encore un peu d'ivresse morte Aux lèvres que sa flamme ardente pourpre et brûle Et le sourire est plus triste qu'un crépuscule souffre le sanglot d'un blessé qu'on emporte Mourir sanglant et douloureux au crépuscule!

50 POÈMES, 1887-1892

L'antique amour a ri sur ta lèvre, ô Vivante, L'écho des forts désirs à qui la chair accède Et les lourds midis nés à la vie éclatante Ont plu leur clarté d'astre sur ta nuque tiède D'où croulait ta toison chevelue et vivante.

L'impérieuse ivresse est brève comme un songe, Sang des lèvres tari par le soleil avide; Le fard mystérieux qui supplée et prolonge Sourit plus las qu'un soir stérile en le ciel vide, Et la Vivante est pâle et triste comme un songe.

Ennemie, étrange Morte, Guerrière morne,

Ombre de la forêt, masque de l'aventure,

Oh va, pour l'invisible Chimère dont s'orne

Le casque d'or cime que fut ta chevelure,

Abjurer ton mensonge au noir flot d'un Styx morne

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 51

r

Que n'es-tu l'Exilée, hélas, ou l'Etrangère 'Cachant pour vrai trésor sous sa robe en lambeaux Une pierrerie immortelle et messagère De quelque astre levé derrière les tombeaux I

La voix d'enfant est douce en les chansons d'aïeules Et le glaive du père mort ou massacré Sied aux mains des filles errantes qui vont seules Loin de la Nuit sanglante leur âme a pleuré.

Le vent a dispersé les oiseaux et les nues, Les feuilles volent sur le fleuve vert et noir Et jonchent le morne sable des grèves nues des iris fleuris éclatent dans le soir.

M'apportes-tu sous tes haillons de Voyageuse

A qui sourit l'étoile en la forêt sans fleurs,

L'opale que la grotte avare et ténébreuse

Mit cent ans, goutte à goutte, à germer de ses pleurs?

52 POÈMES, 1887-189Î

Si le glaive est toujours l'ornement du trophée luit l'opale prise à trois griffes d'accord, Quel talisman s'exalte en tes cheveux de fée Pour que je croie à ta promesse d'un trésor?

Nul signe que tu sois Celle pour qui dédie La magique forêt ses arbres merveilleux Et ses paons triomphaux dont la roue irradie Une extase de plume rayonnent des yeux.

Qui sait si le flot sombre ainsi qu'une herbe mûre Ouvrira ses sillons devant tes pas divins? Qu'importe de n'avoir pour preuve et pour augure Que ta simple beauté des pays d'où tu vins.

Prends ma main ! le Soir apaise l'onde fatale

Du fleuve nous entrons comme dans un tombeau

Jusqu'à ce qu'elle monte à ton sourire pâle...

Nul talisman en ses cheveux flottant sur l'eau 1

MOTIFS DE LÉGENDE ET DE MELANCOLIE

I

L'essîeu dep chars se brise à l'angle dur des tombes nos âmes de jadis reviennent s'asseoir Et des gestes qu'ont fui des exils de colombe Jettent à pleines mains des roses au ciel noir

Le crépuscule pleut un deuil d'heure et de cendre Qui courbe les fronts pâles de cheveux trop lourds Dont le poids mûr s'effondre et croule et va s'épandre Sur la dalle dorment les songes des vieux jours.

L'éternelle Toison, par delà les mers sombres,

Au fond des soirs, se dresse, étrange en son poil d'or.

54

POÈMES, 1887-1392

Et les cornes d'émail allongent leurs deux ombres Sur le flot fabuleux qui gronde et saigne encor.

Le flot saigne à jamais de l'éperon des proues Qui coupaient le reflet des étoiles dans l'eau; Le roc rompt la carène et la pierre les roues, Et le vent à l'écueil pleure comme au tombeau.

Les Arianes, aux îles de fleurs et d'astres, Qui veillaient dans la nuit sur leur sommeil fatal. Attendent le Héros de leurs tristes désastres Qui les doit reconduire au vieux Palais natal.

La Chimère accroupie aux gorges de l'attente Crispe ses ongles durs luit le sang des forts, Et notre âme a tenté l'aventure éclatante Du mensonge immortel pour qui d'autres sont morts.

Dormez, Princesses au manoir, nul cor, ô Mortes, N'éveillera vos rêves et nul glaive clair Ne heurtera de son pommeau vos hautes portes le béryl magique incruste son éclair.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 55

Le vent de la Mer vaste a déchiré les voiles Des nefs que l'albe aurore égara vers la nuit, Et l'essieu s'est brisé dans l'ombre sans étoiles; La Licorne vers la forêt, d'un bond, a fuil

La Mémoire pleure sur la pierre des tombes, Gloriole éternelle et très antique espoir, Et ces songes sont comme un exil de colombes Emportant à leurs becs des roses au ciel noir.

II

« Et la Belle s'endormit, b

La Belle, dont le sort fut de dormir cent ans

Au jardin du manoir et dans le vaste songe

le cri des clairons sacres se prolonge

Pour sonner son sommeil jusqu'à l'aube des Temps !

La Belle, pour l'éveil victorieux d'antans Que son intacte chair proclamera mensonge,

56 POÈMES, 1887-1892

A chargé de joyaux sa main qui gît et plonge En un flot de crinière les doigts sont latents.

Et tandis que des toits, des tours et des tourelles Les Colombes ont pris essor et qu'infidèles Les Paons mystérieux ont fui vers la forêt.

Couchée auprès de la Dormeuse, la Licorne Attend l'heure et là-bas guette si reparaît L'annonciateur vol blanchir l'aurore morne!

« Et le Chevalier ne vint pas. »

Les paons bleus Pont cherché dans la forêt. Nul soir N'a rougi son cimier d'ailes et de chimère; Les Colombes blanches dont l'aurore est la mère Ont vu la tour déserte et vide le manoir.

Et les Aïeux, dès jadis morts, n'eurent pas d'hoir Avide d'aventure étrange et de mystère. Nul héros à venir, pour l'honneur de la terre, Vaincre d'un baiser le magique sommeil noir.

POEMES ANCIENS ET ROMANESQUES 57

L'endormie à jamais étale ses mains pâles verdit une mort annulaire d'opales; Et la Princesse va mourir s'il ne vient pas.

Plus n'a souci, Nul, de dissoudre un sortilège,

Et la Licorne hennit rauque au ciel lilas

frissonne une odeur de mort, d'ombre et de neige

« Et la Belle mourut. »

La Licorne ruée en fuite hume et croise Les vents qui du midi remontent vers le nord, Et sa crinière éparse ruisselle et se tord Que nattait de rubis la Princesse danoise.

Loin des glaciers et des neiges roses que boise La verdure des pins gronde comme un cor L'écho du marteau lourd des Nains qui, forgeurs d'or, Façonnent le hanap l'on boit la cervoise,

La Princesse aux doux yeux de lac, d'astre et de mers,

Est morte, et la Bête fabuleuse à travers

Les gels glauques, la nuit vaste, l'aurore morne,

POBUBS. ^

58 POÈMES, 1887-1892

Foile d'avoir flairé les mains froides de mort, Se cabre, fonce et heurte et coupe de sa corne Les vents qui du midi remontent vers le nord

m

Ce fut par delà le fleuve aux rives d'iris Que le vent agite en papillons d'iiyacinthe En un silence doux que je la conduisis, Joyeuse du grelot d'un bracelet qui tinte.

L'étonnement de son regard parmi l'aurore Était au fleuve clair tout \dolet d'iris s'aile en vol de fleurs la nuit pour fuir l'aurore, Et la ville était belle je la conduisis :

Aux escaliers d*onyx un d'antique soie, Des paons veilleurs rouant des gloires de saphjT, Des textes graves et des légendes de joie Aux banderoles brusques de pourpre de Tyrl

1

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 59

La maison vide était sonore comme en rêve Et j'entendais battre son cœur, tout bas, de joîe D'être vêtue ainsi selon un vœu de rêve De robes d'or ouvré de rosaces de soie

IV

Errantes aux grèves des mers parmi les roches, Leur grâce puérile minaude en reproches : ;

«Nousavonsdanslamertrempénos mains comme desfolles Et cueilli des bouquets d'écume et d'algues rousses; Nos amants ont glané les fleurs de nos paroles Et vont là-bas humant le miel des lèvres douces Dont le parfum flotte au soir pavoisé de nos paroles !

Voici toute la mer qui croule aux plages douces En floraison d'écume éparso et d'algues folles.

Nos beaux amoureux sont vêtus de soie et d'écarlate, Ils ont des colliers d'ambre et des bagues d'opales

60 POÈMES, 1887-1892

Et l'orgueil par un rire à leurs lèvres éclate

D'avoir cueilli l'aveu de nos avrils, fleurs pâles

Qu'ils portent en grappes aux pans de leur robe écarlate.

La mer déferle et pleure au long des grèves pâles Et le rire des flots aux dents des rocs éclate.

Nous n'irons plus aubord des mers, nous n'ironsplus,ô folles^ Sur les sables stellés de lagunes d'opales... Les oiseaux de passage ont volé nos paroles Qui parfumaient le soir ainsi que les fleurs pâles, Les infidèles sont partis, nous n'irons plus, les folles 1

Les saphyrs de nos yeux s'attristent en opales

Et l'écho des cœurs morts est sourd à nos paroles. »

Ils ont heurté les portes d'or Du pommeau rude de leurs glaives Et leurs lèvres étaient encor Amères de l'embrun des grèves.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES Gl

Il entrèrent comme des rois En la ville la torche fume. Au trot sonnant des palefrois Dont la crinière est une écume»

On les reçut en des palais Et des jardins les dallages Sont des sapliyrs et des galets Gomme on en trouve sur les plages;

On les abreuva de vin clair, De louanges et de merveilles; Et l'écho grave de la mer Bourdonnait seul à leurs oreilles.

Elles diront quand, las des jardins de la ville, Leurs amoureux appareilleront vers quelque île :

Leur nef rasa de près les rocs du promontoire ne plus rire fut toute notre tristesse Et d'être assises en cette pose qui laisse

4

62 POÈMES, 1887-1892

Pendre ses mains avec des brisements de lis, Et leur départ hésite aux rocs du promontoire Et s'enfonce en voguant aux occidents pâlis.

Vogue, ô Navire, et va sans nous chercher des îles

Mystérieuses les grèves sont désertes;

Nos chevelures valaient les algues inertes

Que tressera, là-bas, l'ennui de leurs doigts las

D'avoir si loin ramé vers le port et les îles

les fruits doux mordus ne leur suffiront pas.

Et si quelque tempête un soir te désempare, Tu n'auras pour franchir le piège des parages Nos lourds cheveux à tordre en guise de cordages Et nos chants pour calmer le tumulte des flots Submergeurs des vaisseaux que le vent désempare, Ni nos yeux pour guetter l'embûche des îlots.

Plus tard il rêveront en l'exil misérable

A des retours vers nous vogues à toutes voiles,

Et nous serons pour eux des souvenirs d'étoiles

En le passé stellé du feu de nos yeux clairs.

Il pleureront vers nous dans l'exil misérable

Gomme on pleure à des levers d'astres sur les mers ! »

POEMES ANCrENS ET ROMANESQUES 63

La Vie étrange et douce et lente va mourir

En vigne qui s'effeuille au temps des grappes mûres,

La chevelure est toute aux prises du saphyr

Et le désir s'entrave aux boucles des ceintures.

La voix du vieil amour qui riait à l'aurore Sanglote dans le soir et suffoque et larmoie, Et la fontaine pleure en la forêt sonore Encore des échos de notre antique joie.

La ceinture agrafe son étreinte mauvaise Et de sa boucle griffe les robes meurtries, L'aile du vent s'acharne en les cheveux pèse L'emprise d'ongles d'un joyau de pierreries.

Oh! dans l'aurore, après l'affre de la vigile mon âme saigna son angoisse au désert, La rob'* s'allongeait en rite d'Evangile A l'entour des pieds nus et lavés par la Mer.

64 POÈMES, 1887-1892

La terre d'ocre et de stérile Samarie Fêta Celle qui vint, par miracle, sa joie ! Et le pli de sa robe étalée et fleurie Secoua des roses prises parmi la soie.

Crispée en amas roux aux griffes d'un saphyr Pvuissela du joyau maître la chevelure Et les seins divulgués jaillirent pour s'offrir Au désir qui s'irrite au nœud de la ceinture.

Et l'amour a dormi sous l'averse des roses Et nue et douce et plus rieuse qu'une enfant En qui revit l'âme grave d'antiques choses Qu'apporte du fond des vieux royaumes, le vent.

Le vent chargé d'exils, de songes et d'années Et de voix mortes aux oublis de la mémoire... Elle a dormi selon les vieilles destinées Qui la voulaient soumise au gré de ma victoire.

Pour railler par échos la clarté de ses rires Sourdirent des douceurs de flûte et de fontaines ; De glorifiantes et laudatrices Lyres Chantèrent par delà les arbres de la plaine.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 65

A travers ses cheveux épars dans le soleil, J'ai vu monter des forêts hautes et des terres passait dans le soir violet et vermeil La harde des Désirs cabrés en Sagittaires,

A travers l'odeur chaude dont sa chair endort, J'ai vu des ciels clairs grimpaient des fleurs étranges A vaincre d'un parfum la folle et vieille Mort Titubant du vin bu de ses tristes vendanges.

La rumeur des grands flots aux caps des péninsule Apaisés sous le soir et sous les vols d'oiseaux, Fut au rythme de ses seins, et des crépuscules Stellèrent vaguement ses yeux larges et beaux.

L'antique Samarie pria ma vigile Sur la terre déserte et sous les oliviers, A fleuri son miracle à la voix d'Évangile Qui vint du pays des Songes émerveillés.

Le vent a balayé les roses éphémères Au marais par le soir élargis dans les nues; Les joyaux aigus sont des griffes de Chimères Et les boucles des dents de Bêtes inconnues;

C6 POÈMES, 1887-1892

La robe lourde et longue et grave est une armure Et l'or des cheveux roux un casque de guerrière; Le désir s'entrave aux boucles de la ceinture Qui s'agrafe en rigueurs d'étreinte meurtrière.

L'ample robe a vêtu d'un mystère vorace

La cnair nue à jamais pour mon rêve et reprend

Sa rigidité de hiératique cuirasse

darde le soleil futile et fulgurant;

Et le vent de l'Automne exfolie et saccage La vigne nue et jusques vers la Mer emporte Le sanglot éperdu qui pleure le passage De Celle qui s'en va parmi la Forêt morte

POEMES ANCIENS ET ROMANESQUES 67

VI

Les fleurs sont mortes sous ses pas De la plaine aux collines pâles Et le ciel est d'un rose las Gomme les roses automnales;

Les fleurs sont mortes en ses mains De la maison aux jardins pâles Et le vent chasse à pleins chemins Un tiède sang de purs pétales.

La voici seule et nue en le soir de mon songe î Les oiseaux en passant sur sa tête ont pleuré, Le vent en emportant sa voix douce a pleuré, La source en reflétant son visage a pleuré; Elle va seule et nue en le soir de mon sonore.

o

La porte est fermée et les fenêtres,

Et nul phare de lampe aux vitres mortes

68 POÈMES, 1887-1802

Et la maison, parmi les vieux hêtres, A la tristesse des demeures sans maîtres, Et dans le puits on a jeté la clef des portes.

Les grands Cerfs roux viendront flairer aux serrures Et fuir au bruit léger des faînes sur le toit. Et les oiseaux mangeront seuls les grappes mûres Gomme de lourds rubis au manteau d'un vieux roi.

Je sais la forêt sombre s'en va l'enfant nue; Sa main est froide encor du cuivre du heurtoir, Etrangère qu'ont méconnue La maison taciturne et l'hôte sans espoir.

Les vents accroupis comme des chiens voraces Du seuil des antres sourds hurleront sur ses pas Et pour la Fille en pleurs des royales terrasses Les Portes du palais ne se rouvriront pas ;

Ses las cheveux en proie aux souffles du ciel morne Flotteront dans l'aurore et le soir, à jamais! La forêt et le mont la lune s'écorne Ignoreront le prix de leurs ors parfumés.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 69

Le triste Maître de la maison déserte pleure;

La hêtraie immobile ou folle, selon l'heure,

Se balance ou s'endort, s'apaise ou murmure;

Une à une les faînes tombent sur les toits,

Les grappes s'égrènent dans l'herbe mûre,

Et par la vitre, vers le bois

Et la plaine et le jardin que la mousse ronge,

Le triste Maître en deuil du mal de quelque songe

Regarde et songe :

« En l'antique forêt des hêtres et des houx Sur qui le crépuscule expire en mort de mauves, Les arbres bercent sur les branches des hiboux Dardant une pierrerie étrange d'yeux fauves.

Forêt vaste qui croît sur ma terre de songe, Cache au moins dans ta vie un pan du dur tombeau gît ce cyie mon âme a cru du vieux mensonge Et mêle l'aube et l'ombre à mon rêve plus beau.

Si les anciens désirs volent de cime en cime Avec de longs cris doux de tristesse et de nuit, Epanche la douceur de tes voix unanimes Sur la maison déserte à qui quelque astre a nui.

POBIUS. J

70 POÈMES, 1887-1892

îlélas! les arbres sont hantés comme mon âme Et des yeux vigilants s'irritent dans le soir, Et voici par le bois le cerf rôde et brame Luire des griffes d'or en le feuillage noir. »

VII

Que t'importe? Je sais le mot, le charme et le signe!

Les bois clairs sont oisifs de brises et d'oiseaux Et les grappes des hautes vignes S'égrènent, une à une, dans les eaux Tranquilles dans les roseaux Dorment les cygnes.

Les loups méchants dans les chemins de ma forêt

Fuiront furtifs et roux comme mes vieilles haines;

Ma mémoire pareille aux fontaines

Oubliera le passé qui s'y mirait

Pour y pleurer ses peines

Avec sa pâle face de Geneviève aux tristes Ardennes

Parmi l'exil de la forêt.

k

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 71

Les biches blanches qui broutent Tache et le cytise

Et grimpent aux rochers de mousse et sont rieuses

De gaîtés mystérieuses

Viendront, selon tes clairs regards qui les motivent,

Manger en mes mains oisives

A l'ombre des saules ensoleillés et des yeuses.

Ton regard n'est-il pas tous les passés en moi,

Ta voix tous les oiseaux du bois qui dort

Et garde un lac de mort

Sous les grappes s'y égrenant, une à une, en rides d'émoi?

Celui qui t'exila dans les grottes du Nord

C'était Moi,

Puisque je sais le mot, le signe et l'endroit

paissent dans la nuit les palefrois,

Nous reviendrons un jour vers le Palais du Roil

VIII

Ce vent triste qui vient du fleuve et des prairies En arômes de fleurs- d'îles et d'oseraies.

72 POÈMES, 1887-1892

Et qui passe à travers les arbres des futaies,

veut-il donc mourir las de ses rôderies,

Vent de prés et d'arbres

Qui chuchote aux lèvres de mousse des vieux marbres,

Voix en exode, voix en peine et vague?

Il était un bois noir, comme une âme, ombre et songe.

Les mille feuilles en cœurs vivants des lierres.

Jours d'antan clairs et brefs comme des clairières,

Mousses du vieux silence aux lèvres qu'elles rongent,

Ruisseaux qu'on suit longtemps sans les voir

A leur murmure sous les branches.

Chênes plus vieux que le manoir

Au bout de l'avenue issu, dormant et noir,

Avec les filles du vieux Seigneur en robes blanches I

Le vent aux feuilles déjà rousses papillonne, Le vent aux feuilles a des soupirs de vierge, Les glaïeuls défleurissent leur flamme de cierge; Le vent va-t-il mourir en la forêt d'automne?

Il courbe les fléoles et les hautes herbes

Et semble une main qui flatte des cheveux fins.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 73

Ah ! notre meule était toute de bonnes gerbes

Et nos greniers d'hiver lourds d'orges et de grain

Et les gais étains clairs riaient à notre faim.

Le vent agite follement les campanules

De la fenêtre ouverte aux lièvres du lit blanc.

Souvenances des passés en fleurs carillonnant,

Troupeaux du doux jadis au gué bêlant,

Et les voix de la barque nous hélant...

Du fond du vent et de parmi les crépuscules.

IX

Un si pâle pastel qu'il semble être un miroir

tu fus rose et blonde et douce, et qu'un espoir

De sourire illumine en sa poudre ancienne;

Une fleur en un cristal noir

semble avoir brûlé par la magicienne

Le vieux philtre d'amour qui rend pâle au miroir.

74 POÈMES, 1887-1892

Un satin froid qui meurt sa flore cueillie

En des Jardins que savaient les Tisseurs du vieux temps

Casse à ses grands plis durs les lys et les glaïeuls

Au dossier des fauteuils

Étoffe vaine, faux printemps

Dont s'était parée, ô Jolie,

Ta folie

D'avoir ri de ces lèvres de fruits éclatants.

Un fin collier qui pleure en perles, une à une, Sur le tapis et roule en grêle jusqu'au parquet miroite un lac de cygnes enfuis la lune, Et le fard, l'éventail, la mule et le bouquet.

Pastel, fleurs et satin, collier, et la mémoire Des roses de la barque éparses sur l'eau noire Qui mire le tombeau de bronze et de basalte, C'est tout ce qui demeure et tout ce qui s'exalte Du grand délice mort par qui mon âme est chaste.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 75

Au royaume oublié des Nefs et des Vigies, Les grands Oiseaux plus lents que les vagues Rasent la côte avec des ailes élargies Et cherchent la Morte dont les bagues Luisent au sable qui couvre ses mains pâlies.

Le flot de la Mer n'a plus d'écume, Les roses s'ouvrent comme des lèvres mortes Sans espoir de quelque Avril posthume refleurir encor les vitres et les portes Du palais perdu parmi la brume.

Flot sans écume et crépuscule aux ailes lasses Dont l'ombre est légère aux grèves d'ombre Et flûte suraiguë à l'angle des terrasses. Dont l'ombre déborde aux jardins d'ombre les clefs sont aux serrures des portes basses.

76 POÈMES, 1887-1892

XI

Des songes du plus beau des soirs Rien ne survit en l'aube aride Qui ne montra dans les miroirs Que sa morte pâleur d'Armide.

Jardins, portiques de portor, Iles, eaux, fleurs, grottes, prairies les paons gardaient un trésor Dont ils semblaient les pierreries.

Le sortilège enseveli,

Cendres sans phénix par la flamme,

Isole sous le ciel pâli

La face triste de la femme.

Voici mort le royaume faux Croupir en la nuit ancienne. Tombez, sourires triomphaux Et fard de la Magicienne.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 77

Des songes du plus beau des soirs, 0 victime et dépositaire, Confronte à tes mornes miroirs Un éveil d'Amant solitaire l

■I

SCENES AU CREPUSCULE

La Nuit monte trop vite et ton espoir est vain,

JOSÉ-MAniA DE HeREDIA

Le vent du soir dénoue aux robes défleuries

La ceinture d'émail et l'écharpe de soie,

Les draps lourds des tréteaux ondulent aux prairies

frissonne la banderole qui s'éploie.

Il filtre un air épars de flûte et de viole,

Soupir d'archet qui vibre aux grêles cordes d'or J

Et cesse si jaillit du chœur qui s'étiole

Quelque sanglot trouant la toile du décor.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 70

De grands orgueils rompus comme en éclats de glaives, De grands espoirs tués comme des oiseaux bleus Qui saignent par la nuit de la mer et des grèves luisent les torches des Actes fabuleux.

Le cri du buccin clair s'enlace de violes, Il meurt des ailes aux franges d'or des tréteaux Et des flûtes tout bas pleurent des glorioles, Rames des nefs d'espoir en larmes sur les eaux.

Le crépuscule est si triste et ce soir de fête Si dénué de rire et hanté du vieux songe, Et la prairie est toute rose et violette Et le geste en un geste d'ombre se prolonge.

Et les Joueuses, en leurs robes défleuries,

Sentent, leur voix rétive aux rôles oubliés,

Sur elles se mourir l'éclat des pierreries.

Et leurs masques choient et se brisent à leurs pieds ;

Plus tremblantes dans Tombre tremble une viole, Elles écoutent frissonner toute la mort Et jaillir, comme un cri, du chœur qui s'étiole Le buccin clair trouant la toile du décor.

80 POÈMES, 1887-1892

Face à face et devant le soir qui les fascine

A l'étrange prairie ne foule les fleurs

Nul Avide d'ouïr la Fable sybilline,

Que se diraient leurs voix d'Amantes et de Sœurs ?

Et le doux chœur épars et grave comme une âme Lasse à jamais et qui pleure et suffoque au songe Des bleus oiseaux brûlés par la torche de flamme Rétorque le silence se plaît leur mensonge.

II

Kn allant vers la Ville l'on chante aux terrasses

Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées,

En allant vers la Ville le pavé des places

Vibre au soir rose et bleu d'un silence de danses lassées,

Nous avons rencontré les filles de la plaine

Qui s'en venaient à la fontaine,

Qui s'en venaient à perdre haleine,

Et nous avons passé,

i

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 81

La douceur des ciels clairs vivait en leurs yeux tristes,

Les oiseaux du matin chantaient en leurs voix douces,

Oh si douces avec leurs yeux de bonne route

Et si tendres avec leurs voix de colombes indicatrices I

Elles s'assirent pour nous voir, tristes et sages,

Leurs mains jointes semblaient garder leurs cœurs en cage.

Les ballerines ont croisé nos chemins

Et nous avons suivi leurs fards, leurs rires, leurs tambourins

Pour les perdre un soir d'ombre au détour du chemin...

Nous allons vers la Ville l'on chante aux terrasses Sous les arbres en fleurs chercher les Fiancées, 0 cloches d'allégresse au silence des places. Les clochers tremblent comme des fleurs balancées !

Nos espoirs entreront par les portes ouvertes

En vols de papillons légers aux vastes ailes,

Avec les hirondelles

Qui s'en viennent inertes,

Lasses d'avoir passé et repassé les mers.

Et vers les angles noirs et sur les pavés clairs

Nos espoirs volèteront en ombres joyeuse^

S2 POÈMES, 1887-1892

Gomme des pétales de fleurs merveilleuses

Que pleut le soir d'avril aux tresses des fileuses

III

Les papillons sont pris en les fils des rouets

Et la Ville est fatale aux destins de misère

Qui passent en songeant sous leurs manteaux troués ;

Le vent venu des prés est nué d'éphémères...

Les rouets sans repos chantent aux seuils des portes, Vibrants et doux et comme en mémoires d'abeilles, Et les métiers subtils de soie ourdie moquent Les blancs vols prisonniers dont ils captent les ailes ;

Le vent s'irrite et rit en les manteaux troués Parle vieux mal de vivre aux destins de misère; Les papillons se prennent aux rets des rouets Et le soir tombe sur la Ville sage et claire

En papillons mourant aux tresses des fileuses, El l'étoile se double au flot de la fontaine.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 83

Pour qui tissent-elles ainsi la laine neuve

Puisqu'aux trous des manteaux en loques la chair saigne ?

IV

Triste Ville le Pèlerin se passionne Aux doux visages apparus à la fenêtre ! Ses sandales traînent les feuilles de l'automne Sur les pavés que frappe son bâton de hêtre.

Les fileuses d'été qui riaient sur les portes Ont suspendu le chanvre à la poutre de l'âtre Et pensent d'agneaux nés de mères qui sont mortes Et comme eux se blottir au manteau du bon pâtre.

Derrière le gel clair de la vitre que gerce

La brume les feuilles sont des oiseaux légers,

Elles regardent à travers toute l'averse

La ville comme une âme ouverte aux étrangers ;

Et par delà l'exil glauque des verres pâles, Gomme au fond d'un songe qui les garde captives,

84 POÈMES, 1887-1892

Les faces apparaissent aux croisées des salles l'ombre monte du parquet jusqu'aux solives.

Le givre arborisé, fougères et lianes, Forêt prise au cristal d'un lac qui la simule, Fait d'elles comme des songes de Vivianes Qui regardent passer l'Errant au crépuscule.

Ah toutes ! donnez-lui la paix des bonnes lèvres

Et le sommeil parmi les cheveux et l'espoir

Et la robe tissée à bien dormir ses fièvres,

Pour que son pur tombeau lui soit doux quelque soir.

Elle habite, cette Ame, à l'orient des villes, Près du fleuve désert boivent les oiseaux. La mousse ronge la maison aux murs stériles se tord un cep nu sans pampres ni fruits beaux.

Elle a marché suivant le héron ou l'aronde Qui sur les prés d'avril et les marais d'automne

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 85

Passe et repasse et qu'un caillou de quelque ù-^z^iii Décime et qui saigne sur le jonc qui frissonne.

Le soir a tressailli de son sanglot nocturne

Au retour morne après tant d'espoirs et d'aurores,

Elle s'attarde assise à son seuil taciturne

Si passe un bruit de pas, d'armes ou de mandores.

Ah ! le fleuve est désert le long des routes pâles Et la porte est ouverte à qui n'est pas venu Aux pierres du chemin dans l'usé des sandales Et quelque rose en feu fleurie au bâton nu !

Ah ! comme on l'a cherché par le val et les landes. Comme cette âme fut pareille à quelque oiseau 1 Et la triste maison sans treille ni guirlande Crispe à son âtre noir la harde et le manteau.

86 POÈMES, 1887-1892

VI

Les grands chars sont entrés dans la forêt sonore les essieux frôlaient les talus en fleurs, Sur le bord du ruisseau tiède d'un ciel d'aurore J'ai cherché des perles rares et des fleurs.

Les grands chars sont entrés sans moi dans le bois d'ombre

Perdus à jamais au détour des chemins,

Et le doux flot contait des choses à mon ombre

Et j'ai ce soir des trésors à pleines mains,

Le rire des essieux entravés de guirlandes, Les mules d'amble aux sabots fourrés de soie, Et les Dames tordant entre elles des guirlandes, Et les éclats des fouets tressés de soie.

Tout le cortège des Sœurs blondes et des Frères Avec qui j'ai franchi les fleuves, les prés. Et les monts les gemmes jaillissaient des pierres Sous les pas des chevaux hâtés vers les prés

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 87

Entra dans la forêt merveilleuse et magique, les fleurs des talus frôlaient les essieux, Et j'erre seul parmi le soir, riche et magique, Les doigts embrasés de joyaux précieux.

Je ne franchirai pas la borne des lisières Pour joindre les chars perdus parmi les arbres ; Les chevaux dételés hennissent aux lisières Troublant les nids de pie a., sommet des arbres.

VU

Le parquet clair frappé de quelque haut cothurne, La guirlande ondulante au vent d'un geste prompt, La ride hilare à la bouche du mascaron, L'héroïne riant au héros taciturne,

L'emphase langoureuse et la lampe nocturne. Pâle Psyché que tes sœurs pâles haïront ! Tout préambule de prologue s'interrompt Et le manteau se drape au socle nu de l'urne.

88

POÈMES, 1887-1892

La chevelure est éparse, jadis torsade,

Et la vie exaltée et folle qui parade

A travers ses fards morts sanglote le cri vrai,

Le cœur bat comme un oiseau blessé qui s'affole Et voici, de la gaine et du coffret ferré, Luire dans l'ombre, enfin I rÉpce et la Fiole.

L'éclair mystérieux qui déchire le soir Signe funèbre parmi la nuée étrange. Geste muet et tors de quelqu'un qui se venge Délégua par l'exemple, à TÉpée, un devoir.

Une toxique flore aux murs du vieux manoir Crispe ses griffes en la pierre qu'elle mange Et la tige et la fleur ont fourni le mélange Qui d'un mal terne et froid ronge le verre noir.

Main tueuse que voue une annulaire opale I

Le cristal du goulot brûle la lèvre pâle

Et le flacon se brise aux dents qui l'ont mordu,

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 89

Et si ces deux Vivants maintenant sont des Ombres, Qu'au moins le sang vivace et par la terre bu Fleurisse à leur tombeau l'ardeur des roses sombres.

VIII

C'est l'aventure impérieuse des printemps Par qui d'un double amour en deux des cœurs s'éveille Un songe à qui quelque autre songe s'appareille, Concordance des accordailles dans le Temps,

C'est l'aventure de toujours et de longtemps Et les regards rôdeurs en piqûres d'abeille ; La grappe lourde ploie en entrelacs de treille Et voici chanceler les rires éclatants.

Le soir est violet sur les Bois, et la Mer Expire en diamants d'écume un sel amer, Et l'Amour exalté brûla haute sa flamme.

90 POÈMES, 1887-1892

La nuit morne pleut comme un blessé saignerait, Tout est mort et tu sais maintenant, ô mon Ame, La vieille histoire et le tombeau dans la forêt.

IX

Viens endormir encor ces songes monotones, O vent triste, oiseau mystérieux de l'hiver 1 Songes que n'ont vaincu par l'amour et la chair Les bouches fructueuses des grasses Pomones Ni le rire en éclat aux conques de la mer.

La seule voix, la voix précieuse

A passé le long du rivage.

En l'aurore ou le soir, au large,

Sans qu'abordât jamais la barque au mat d'yeuse.

Et j'entendais pleurer les rames sur la mer

Et les oiseaux frôler les voiles

Et j'attendais sa face en ses cheveux sur le ciel clair

Et l'été doux pleuvait d'étoiles.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 91

Je n'ai pas connu ton visage d'aurore ou de soir,

Jamais tu n'es montée à la proue, ô Sœur,

Pour montrer que ta voix aérait sœur de ta doi^ceur

Et pour voir

Le pays de châteaux et de dunes

Derrière qui sombrent, une à une, les lunes,

La vieille terre que tu côtoies

mon âme attendait ta venue au pavois.

Doux vent, apporte-moi de la Mer et des Iles L'écho de ta voix douce aux soirs de mers et d'or, Doux vent, apporte-moi comme un oiseau du Nord Quelque rameau fleuri pour mes jattes d'argile ;

Doux vent, chasse du fouet de tes lames montantes Celles qui dansent sur la plage et dans le bois, Et brise aux durs rochers qu'offensent d'autres voix Le stérile rire des conques éclatantes ;

Doux vent, sois ma tristesse et mon âme chagrine Et mon songe courbé sur un âtre sans or. Sois le doux oiseau blessé que sur sa poitrine Berçaient les nuits d'Hamlet en ses châteaux du Nord.

92

POÈMES, 1887-1892

X

Par delà les fleuves taris Fabuleusement anonymes Gesticule aux jardins fleuris Le jeu sans parole des mimes.

Des évantails et des épées,

Des saints et des préambules

Et des lèvres de priapées

En des teints blancs de crépuscules,

Le long des fleuves innomés Au jardin de désuétude dans refî*euillement des Mais Le thyrse de l'an se dénude,

En robes follement flories De rosaces pour la chimère se cachent des pierreries Dont la gloire éteinte s'altère,

POEMES ANCIENS ET ROMANESQUES

L'aphone parade des mimes Par groupes impairs évolue En masques de fards anonymes Un rite de fable perdue.

POÈMES.

LE SONGE DE LA FORET

Bois magique qui fleuris de roses la colline La descente éblouie aux plaines des collines!

Les Enfants en rond chantaienttes printemps dans leurs rondes Et ton laurier magique et la Dame et tes roses, Et les Filles mêlaient parmi leurs tresses blondes Le geste d'y piquer ton laurier et tes roses.

Et les garçons chantaient la Dame merveilleuse Et les filles jouaient la Dame merveilleuse I

Les jeunes hommes, le soir^ près de la Fontaine Parlaient si bas de ton mystère comme en rêve,

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 95

Disant : la Dame merveilleuse, là, prélève Les lauriers dont se laure sa natte hautaine, En couronne, et ses mains qu'annèlentles opales Scellent en sa robe des bouquets de roses pâles Et peignent ses cheveux meurent en couronnes La jacée et les jacinthes et l'anémone...

Et quelques-uns pleuraient encor la terreur vaine D'avoir par les chemins marché vers ton mystère. En l'aurore ou par la lune de nuit stellaire, Et d'avoir reculé d'épouvante sacrilège A s'introduire au mystère de ton silence.

Les chevaliers, à l'heure leur sieste s'allège

A fourbir et le casque et le glaive et la lance,

Racontaient leur passage en la forêt magique,

Et, cécité fatale et morne des visières.

Disaient n'avoir rien vu dans la forêt magique.

Sinon de grands cerfs roux comme un automne mort

Aux branches du hallier heurter leurs cornes d'or

Et longuement bramer en arrêt aux lisières,

Et des avrils neiger au lac qu'elle recèle

Dormant de fleurs et d'eau parmi les joutes d'ailes,

Lacs vers l'aube choient des Étoiles aventurières,

96 POÈMES, 1887-1892

Et de la Dame merveilleuse

N'avoir vu ni la robe ni les couronnes merveilleuses!

D'autres, partis. Pèlerins doux, vers la Colline Et le magique Bois qui sacre la colline Et vers l'ombre leur ombre vague s'est perdue, Disparurent pendant des ans et des années; L'herbe d'oubli poussa dans leurs maisons désertes, Le vent aux trous des serrures pleura la clef perdue, Et la cloche au clocher parles aubes désertes, Les appela pendant des ans et des années.

Ils revinrent comme éblouis d'un rêve mort Et comme si dans la Forêt ils étaient morts, N'ayant plus au sortir retrouvé que leur ombre, Et très doux ils erraient jusques au crépuscule. Et, s'asseyant le soir au seuil usé des portes, En des flûtes lentes, les doigts sur les trous d'ombre semblaient s'infiltrer l'ombre et le crépuscule, Ils jouaient en leur âme à des étoiles mortes.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 97

Quelqu'un chantait dans la Forêt, parmi le soir, A la Dame de sa folie et de son espoir :

Quand vous prîtes mes mains entre vos mains pâles,

En le bleu mort

De leurs opales,

Mon âme fascinée a \u des lacs de mort,

Et dans le bois bleui d'ombre glauque aux opales

D'eau morte, d'eau miraculeuse et végétale

De fleurs flottantes le silence dort,

J'entendis sur l'étang chanter votre oiseau d'or.

Le bois clair se gemma de voix de pierreries.

De voix de diamants, de voix de rubis, de voix de saphir,

Et le chant s'exhala plus riche à se fleurir

Et l'Oiseau semblait crier des pierreries.

Et j'entendis longtemps ainsi votre Oiseau d'or

Au fond de mon âme.

L'oiseau qui buvait, ô Dame,

Aux lacs glauques de vos opales de mort.

6.

98 POÈMES, 1887-1892

Puisqu'en mon rêve s'exagère Le bois magique pour exclure De tout horizon d'autre terre Cette âme folle d'aventure...

Puisque la forêt multiplie Le piège tors de ses guirlandes Afin qu'en son ombre j'oublie Mon ombre en route sur les landes.

Puisque le charme a capté l'âme Si folle jadis d'aventure Au bois l'accueille la Dame De doux sourire et d'aventure..»

Le chant gemmai de l'oiseau d'or aux étangs glauques Fifre un ultime et clair diamant en les roses Dont brûle tout le bois d'une ardeur qui sufToque.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 99

Et la Dame se plut de rire emmi les roses I

Le jeu gemmai de l'oiseau bleu disperse et flûte

Une suprême opale opaline et pâlie

bleuit comme un reflet mort de lune occulte,

Et la Dame en tristesse a cueilli l'ancoliel

Nous chercherons, Dame, les gemmes merveilleuses Dans l'eau, la roseraie et les herbes fleuries gît éparse la trouvaille merveilleuse.

Le Bois crépusculaire abonde en pierreries I

11

Côte à côte parmi les roses les pointes De tes seins ont rougi leur éveil rubescent Un blanc frisson d'aurore étire nos chairs jointes, Quel rêve triste ou bon a pourpré son sangl

100 POÈMES, 1887-1892

Es-tu les routes d'or ou les sentiers immondes? La grande Nuit fatale a bercé nos sommeils, Un songe m'a roulé par des ans et des mondes A travers l'ombre étrange et la mort des soleils.

Ton amour est profond comme la forêt morne Malgré ses roses et ton rire et tes oiseaux Et la traîne de tes robes la licorne Écrasait des rubis au bris de ses sabots;

Tes baisers sont plus doux que les grappes d'automnes

Et mûrs de ton attente éternelle, et tes yeux

On vu la renaissance et la mort monotones

Des Phénix, tour à tour, leurs fils et leurs aïeux;

Tes seins aigus sont nus comme ceux d'une mère, Leur défaite de soie est toute là, et nu Ton corps dont j'ai tué peut-être la chimère Par la robe arrachée au mystère qu'il euti

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 101

III

Le Dormeur du mystère de la Forêt dit à la Dame

Qui dormait nue en ses cheveux, auprès de lui, dit à la Dame

« Regarde vers l'orée et l'aurore Par la trouée ouverte en le bois, Mon rêve rêvera de ta voix ; Que vois-tu par delà la forêt et l'aurore?

a Tourne-toi vers Torée et souris à l'aurore, A demi soulevée éblouie et divine Ecarte d'un lent geste étrange et vague encore Les hautes roses dont l'herbe en fleurs te domine.

« L'écho des jours perdus est mort en ma mémoire Et mon passé natal est vague comme un songe, Tes cheveux sur mes yeux mi-clos et sans mémoire Mêlent leur cendre éparse aux tresses de mon songe. »

102 POÈMES, 1887-1892

« Je vois là-bas des plaines claires vers un fleuve sont des îles d'ombre et des roseaux fleuris, Un fleuve ralenti de sables et d'iris, Et la plaine est déclive et meut jusques au fleuve La houle des blés mûrs versés d'épis prospères Et prompts à résurgir quand le vent a passé Sur les fleurs de la rive et la moisson des terres Avec les vols chanteurs qu'il emporte et disperse.

« Et plus loin par delà le fleuve prélassé

Dans l'éveil ébloui des prés verts qu'il traverse,

Voici des bois d'aurore chantent des fontaines...

« Et par delà les prés et le fleuve et les plaines

Et l'or des vergers roux par d'antiques soleils

Qui mûrirent l'abondance des fruits vermeils,

Et les jardins joyeux de marbres et de roses

des enfants cueillent des grappes sur les treilles

Et dansent parmi les pourpris et les abeilles,

Monte un songe de Ville au fond des brumes roses. »

« Je sais les doux enfants à rire aux beaux jardins Et leur rire était jadis sur mes lèvres et dans mon ame, Et ces matins

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 103

Ivres de danser parmi les abeilles sont dans mon âme

Qui fut puérile emmi les beaux jardins,

Et mon heure mordit aux grappes mûres

Par qui rit aux lèvres une pourpre sans blessures.

a Ces choses de jadis dont nous portons la mort

En l'éternelle crypte albe d'une aube blême

De notre âme, partiel tombeau d'elle-même,

Sont tristes et douces, et pourtant regarde encore, »

« Je vois la Ville et ses trois portes sur la plaine

Et les Palais comme en un rêve et la terrasse

l'on s'assemble au soir pour y filer la laine,

Et les places, les carrefours et la fontaine

peut boire selon sa soif quiconque passe

Et préfère l'eau vive au vin inébriant;

Et cette ville est douce ainsi vers l'Orient

Parmi les vergers roux dont il est embaumé.

Hélas ! des seuils furtifs, sur les portes peintes

Rit quelque obscène masque équivoque et grimé.

Chassant leurs doux Amants qui pleurent leurs étreintes

Au simulacre dont elles sont un mensonge^

Des femmes, dont la lèvre interloque et prolonge,

104 POÈMES, 1887-1802

Par le rire fardé de sa mauvaise joie passe le rictus sculpté du masque obscène, Le remords qu'ils iront laver à la fontaine Des baisers de hasard que leur âme larmoie, Sont en l'aube debout sur les marches fatales î

a Et la ville alentour sommeille et semble morte, d

a Je sais cette folie étrange et les lèvres pâles De l'eau froide et lustrale le fard est resté,

Le mauvais nous-méme qui rit en masque à la porte Et que nous oublions, hélas, avoir étél

« Par la trouée ouverte en le bois^ Sœur, regarde Vers l'orée et là-bas regarde... »

«Par les portes ouvertes grandes sur la plaine ruisselle en midis le soleil et sa joie

Les Chevaliers sortent et marchent vers la plaine, Et la Ville est en fête de palmes et de soie, Et la Ville est en fête de cloches et de cris,

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES lOo

a Et la Ville et la Terre et le Ciel sont fleuris 1

« Les chevaux harnachés d'argent et d'écarlate, Blasonnés d'écussons et la pointe au frontail Et la crinière pendante tressée en natte, En un cabrement clair de housses et d'émail, Viennent, tenus en mains par des pages alertes. Laissant jusqu'en l'herbe traîner leurs manches vertes.

« Des pennons de sinople écartelés d'azur Affrontent sur leurs champs le Dragon et la Guivre; Des baladins heurtent des cymbales de cuivre Larges comme un soleil au mois du maïs mûr.

« Les Chevaliers sont d'or et graves dans la fête Exultante de palmes, de cloches et de cris, Et sur leurs écus clairs se contourne la Bête Qu'ils vaincront de l'Épée aux beaux combats fleuris Des fleurs qu'offrent les Princesses et les Captives En quelque tour de marbre emmi les marais noirs.

« Et l'or de leur armure est déjà l'or des soirs Cuivrant le prompt retour de leurs quêtes votives :

P0£M£3. f

106 POÈiMES, lSr>7-l£92

« Et les Uns vers la Terre pleure dans la nuit L'unanime sanglot de tous les misérables S'en vont le destin de leur glaive ne luit.

« Les Autres aux vaisseaux à l'ancre dans les sables S'embarquent sur la Mer et vers les Outremers Et leurs pennons flottent auvent comme des voiles;

« Ils iront tous ainsi vers de bonnes Etoiles Vers l'aventure et l'inconnu des sorts divers

a N'étais-tu pas, étant des Sûrs et des Fidèles, Gimé de la chimère ardente et casqué d'ailes? »

-c'Les tours en les marais étaient vides comme destomloos

Et les Princesses mortes depuis des ans et des années !

Les Rouets, les Pleurs, les Colombes

S'étaient tus, s'étaient taris, s'étaient données

A ceux qui passèrent avant nous, à ceux d'alors

Qui vinrent avec des lances et des cors

Dont l'accord se prolonge encoren les Années 1

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 107

a La fange des étangs nous nous enlisâmes

A nos armures d'or sécha glauque et livide,

Et nous allions comme vêtus de squames,

Errants hybrides,

Etant nous-mêmes l'hydre

Qu'il aurait fallu vaincre aux étangs de nos âmes.

a Le carrefour et la traverse Furent ambigus et menteurs, Les poteaux fourbes et fauteurs Et la mendiante diverse.

a Les Bêtes des écus nous mordirent dans l'ombre, Et, dans l'ombre,

Le Dragon et la Guivre à nos pennons de soie Se lacérèrent des dents et des griffes, un soir, Et le vol de chimère au casque qu'elle éploie En ailes s'envola, brusque, dans le vent noir Qui soufflait par la Nuit effrayante et farouche.

a Un oubli des serments bu dans quelque Léthé D'imméraoire coupable et de fatalité Rua nos hordes de colères et de proie Et la Terre saigna du passage farouche.

108 POÈMES. 1887-1892

« Galops éperdus par les chemins

Eclaboussés de sang et de fange,

Galops, crinières à pleines mains.

Par le soir triste et par l'aube étrange,

Pavé des ponts sonnant dans la nuit,

Portes de ville au heurt du pommeau,

Chair râlant de blessure et d'amour dans la nuit

Et les éveils de vierges au heurt du pommeau.

« Avoir été celui qui vint

Pour être celui qui délivre,

0 honte, avoir aimé le sang et le vin

Et sonné dans le cor comme boit un homme ivre.

« Regarde, ô Sœur, par delà

La Forêt si la Ville est toujours là? »

a Là-bas, en le recul profond du crépuscule, La Ville est violette de brume, décor De mystère, de silence et de crépuscule. Evanoui parmi de l'ombre en un peu d'or Qui s'efface aux dômes de cendre et d'hyacinthe,

« Et la Ville en le soir est grave et presque sainte.

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 109

« Très doux et leurs pieds nus sur les chemins déserts, Très lents et leurs pieds nus aux cailloux meurtriers, Les pèlerins vont deux à deux appariés Gomme les hâleurs noirs le long des fleuves clairs.

« Leur dextre est prompte aux hauts saluts qui font fleurir

Aux cœurs bons le désir de partir avec eux

Vers quelque sépulcre en la marche d'un Ophyr

Et vers le carrefour siège le Lépreux

Qui tend sa main de plaie à l'étranger qui passe.

« Ils n'ont ni bourdon, ni coquille, ni sandale; Ils ignorent le lieu, le pays et la place Et partent sans levier pour disjoindre la dalle Et pour guides, hélas ! ni TAnge ni l'Etoile.

« En la foi seule, ayant pleuré les agonies,

La mort du songe et les tristesses infinies,

Qu'il est beau de marcher ainsi sous les Etoiles ! »

« J'entends au fond de ma mémoire Marcher les Pèlerins dans la campagne noire.

110 POEMES, 1887-1892

« N'allions-nous pas le long d'un fleuve, le jour mort Et toute cloche tue, avec nos rêves des jours d'alors, Nos rêves vains comme les cloches d'alors Pour qui le ciel fut sans écho et sans mémoire?

« Vers un soir nous avons gravi la colline Etnospiedsnus saignaientparmi les roses du Bois magique. Ah! savions-nous que la forêt fût magique Et que la Dame y vécût sur la colline ? »

« La nuit est là, toi qui rêvais à ma parole L'aurore et les midis et les doux crépuscules Par qui ton âme fut sage, enivrée, ou folle, O ton âme de tous mensonges la crédule.

« La nuit est là, comme l'oubli, compacte et sombre,

Et comme le passé la Nuit est là, muette;

La plaine vers la Ville est de l'ombre et de l'ombre,

« Je ne vois plus ni pèlerin, ni rouge fête.

Les grands chevaliers d'or sont partis vers la mer,

Les enfants aux jardins ne cueillent plus les roses

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 111

Et les hommes ne pleurent plus les tristes choses Et la ténèbre est sur l'âme et sur la chair.

« Très loin I et comme en songe et par delà la vie.

Près des fontaines sanglotant comme des femmes,

Chœur occulte, soupir, labiale survie

De la voix éphémère et des dolentes âmes,

Voici chanter là-bas aux lèvres sans visages.

Dans la nuit, écho défailli d âmes et d'âges,

De claires flûtes aux trous d'ombre parmi l'ombre.

« Mon rêve qui fut toi fleurit en tes mains pâles

Qui cueillaient tour à tour la rose et l'ancolie

Du mensonge changeant de leurs leurres d'opales;

« Le millième fou de l'antique Folie, Moi le Sage éperdu de l'antique Sagesse, L'Errant qu'un vœu de dur destin pourchasse et lie. Moi le Pauvre afî*amé de toute la largesse I

« Je suis venu vers toi pour une heure éphémère je fus l'hôte de ta magie éternelle,

112 POÈMES, 1887-1892

Toi le Songe, toi l'Opale, toi la Chimère Vers qui d'autres iront comme j'allai vers elle.

« Et la forêt redeviendra la forêt morne Sans vestiges pour moi de rires et d'oiseaux; En ta robe j'entends piétiner la licorne Qui brise les rubis au bris de ses sabots.

a L'ombre immense dont ton silence est le mystère Reprend ton rire épars en son écho natal; Jusqu'à l'heure viendra quelqu'un qui soit mon frère Dors en tes grottes d'or, de fleurs et de cristal.

a Et je redescendrai la colline sans roses Vers la Ville endormie et le fleuve sonore Et j'irai m'accouder près des fontaines closes Au mur les roseaux frissonnent de l'aurore.

« Sur les flûtes si merveilleuses qu'elles semblent Egrener des opales et des améthystes, Soupir de voix qui pleure et de lèvres qui tremblent, Sur les flûtes qui sont un peu des âmes tristes,

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 11!

« Je chanterai vers l'ombre et les étoiles mortes Jusqu'à l'aube bleuit Topale du lac mort Ce qu'aux Étoiles de jadis et qui sont mortes En le magique Bois chanta cet oiseau d'or! »

T.

EPILOGUE

Au vieux livre à fermoirs de griffes et d'émaux^ Studieux d'être maître en l'ordre des magies, J'ai dédié mon Ame et toutes énergies A savoir la vertu diverse des joyaux.

L'émeraude aide les enfantements Jumeaux^ Le rubis qui rend chaste éloigne des orgies^ Améthyste^ sagesse^ œil des bonnes vigies, Et le diamant vainc le poison et les niots.

116 POÈMES, 1887-1892

J'ai tué le lapidaire, un soir qu'il taillait A l'établi la cymophane et le jayet. Antidote préservateur du sortilège;

Et j'ai volé pour vous ces pierres^ ô Jolie! Et j'ai mis à mon doigt, sachant son privilège, La chrysolithe qui guérit de la folie.

Il

Après avoir vaincu les lèvres, sans souci Du rebelle sourire où, le baiser s'élude. Ni le geste brutal qui, toute. Une dénude Hors ses cheveux plus longs qui la vêtent aussi.

Pour avoir frustré la Chimère de ceci : Ses gemmes que la grotte éblouissante exsude. Larmes mortes que pleure et germe le roc rude. Notre vie est prestigieuse et nous voici:

POÈMES ANCIENS ET ROMANESQUES 117

Hôtes muets des Terrasses de survivance. Maîtres du vain trésor pour qui l'âme dépense Ses midis d'aventure et ses soirs orgueilleux,

O mémoire mêlée à quelques pierres pâles ! A regarder comme un visage et d'anciens yeux Bleuir la lune vide et les tristes opales»

TEL QU'EN SONGE

(1892)

A JACqUES BLANCHE

EXERGUE

Au carrefour des routes de la forêt, un soir. Parmi le vent, avec mon ombre, un soir. Las de la cendre des aires et des années. Incertain des heures prédestinées. Je vins m'asseoir.

Les routes s'en allaient vers les jours

Et j'aurais pu aller avec elles encor.

Et toujours.

Vers des terres, des eaux et des songes, toujours

Jusques au jour

Où, de ses mains magiques et patientes, la Mort

Aurait fermé mes yeux du sceau de sa fleur de paix et d'or.

122 POÈMES, 1887-1892

Route des chênes hauts et de la solitude.

Ta pierre âpre est mauvaise aux lassitudes.

Tes cailloux durs aux pieds lassés,

Et j'y verrais saigner le sang de mon passé,

A chaque pas,

Et tes chênes hautains grondent dans le vent rude

Et je suis las*

Route des bouleaux clairs qui s'effeuillent et tremblent

Pâles comme la honte de tes passants pâles

Qui s'égarent en tes fanges tenaces.

Et vont ensemble,

Et se détournent pour ne pas se voir face à face;

Route de boue et d'eau qui suinte.

Le vent à tes feuilles chuchote sa plainte.

Les grands marais d'argent, de lunes et de givre

Stagnent au crépuscule au bout de tes chemins

Et l'Ennui à qui veut te suivre

Lui prend la main.

Route des frênes doux et des sables légers

le vent efface les pas et veut quon oublie

Et qu'on s'en aille ainsi qu'il s'en va d'arbre en arbre.

Tes fleurs de miel ont la couleur de l'or des sables.

TEL qu'en songe 123

Ta courbe est telle qu'on voit à peine où. Von dévie;

La ville où, tu conduis est bonne aux étrangers

Et mes pas seraient doux sur le seuil de ses portes

S'ils n'étaient pas restés le long d'une autre vie

mes Espoirs en pleurs veillent des Ombres mortes»

Je n'irai pas vers vos chênes

Ni le long de vos bouleaux et de vos frênes

Et ni vers vos soleils, vos villes et vos eaux,

O routes!

J'entends venir les pas de mon passé qui saigne,

Les pas que j'ai crus morts , hélas! et qui reviennent.

Et qui semblent me précéder en vos échos,

O routes.

Toi la facile, toi la lionleuse, toi la iiautaine.

Et f écoute

Le vent, compagnon de mes courses vaines,

Qui marche et pleure sous les chênes,

O mon âme, le soir est triste sur !iier,

O mon âme, le soir est morne sur demain,

O mon âme, le soir est grave sur toi-même !

L'ARRIVÉE

Les fleurs sont mortes, une à une, en le vent rude. Voici l'ombre et le temps et j'ai touché du pied La terre du silence et de la solitude.

Les fleurs, graves ainsi qu'un espoir expié, Périrent devant moi déjà, et voici mortes Les fleurs, pâles ainsi qu'un visage oublié.

L'ombre lourde a pesé sur mes épaules fortes Et le temps m'a conduit le long de son chemin Sans m'arréter au seuil et sans m'ouvrir les portes,

126 POÈMES, 1887-1892

Ni la porte d'érable ou la porte d'airain, Ni le calme tombeau, ni la maison heureuse Qu'annonce le cyprès ou qu'indique le pin.

Ma vie, au fond des soirs, sereine ou douloureuse, Est dans l'ombre à jamais comme un chemin perdu. Le passé se récuse aux grottes qu'il se creuse

Dans le flanc de la nuit et du silence

A son sommeil que tord toute la lassitude

De son espoir en pleurs près de son orgueil nu.

Et me voici plus seul de mon inquiétude Parmi le crépuscule mon pas a foulé La terre du silence et de la solitude.

Le ciel sur mon destin ne s'est pas étoile, Car ce n'est plus le jour, et la nuit pas encore N'ouvre son ombre vaste le soir s'est mêlé.

Les flûtes qui chantaient au delà de l'aurore Se sont tues, lasses de répondre à ta voix, Lyre dominatrice de la Mer sonore;

I

TEL qu'en songe 127

Les trompettes de bronze où, toutes à la fois, Criaient les passions hâtives ou nocturnes, Joyeuses de partir qui, de mortels exploits,

Déplorent une cendre, au retour, dans les urnes, Toute cette clameur haute sur un Destin S'est éteinte à travers les passés taciturnes.

Nulle fleur d'autrefois ne tremble dans ma main. Et j'ai traversé l'eau du lac de ma mémoire Sans la Nixe entrevue au cristal incertain.

Ma lèvre ne sait rien du fleuve j'ai pu boire, Ni du fruit mordit ma joie ou ma douleur. Parmi le verger clair ou sous la treille noire.

Si je tourne la tête, hélas ! avec un pleur Vers ce que de moi l'ombre à se taire suborne, Le crépuscule seul s'égale à ma pâleur :

Avec leur bouche, tour à tour, ardente ou morne,

Les faces du passé, sourires ou souci.

Ont fui d'un pied divin ou d'un sabot de corne.

128 POÈMES, 1887-1892

Rien ne regarde plus celui qui marche ici Parmi le crépuscule et l'ombre et le vent rude Et qui songe, à jamais et seul, que te voici :

Terre de son Silence et de sa Solitude.

Aucun signe à jamais sur toi ne se prolonge De ce que tu semblais et que tu n'étais pas, Et ton âme soit telle enfin qu'elle se songe ;

Sur la cendre ou les fleurs qu'elle marque ses pas, Que la honte prosterne ou que l'orgueil exalte, Torches d'or du triomphe ou lampe du trépas !

Gloire! essuie à ses pieds la poudre de la halte, Mort! essuie à son front l'extase du tombeau, Qu'il soit d'argile fruste ou bâti de basalte.

O mon âme, imagine enfin, funeste ou beau.

Quelque sort taciturne assoupi dans ton rêve,

Et qu'empourpre la bure, à ton bras, le flambeau !

TEL qu'en songe 129

Surgi de ton sommeil, à son tour, qu'il se lèv:; Celui qui dort en toi, pour déchirer la nuit, En sursaut du suaire ou d'un geste de glaive.

Du fond de son sommeil, à son seuil, qu'il ait lui L'emblème véridique à travers le mensonge D'avoir été cela de n'être pas que lui.

Fleurs à la chevelure ou serpent qui la ronge,

Que la Tête sourie ou saigne sur l'écu;

Et dresse tel que toi, façonné de ton songe,

L'intérieur Destin que tu n'as pas vécu.

Poèmes

L'ALERION

Et brusquement on sent de l'ombre autour de soi. L'aigle du casque^ V. HuGO

Be that word our sig-n in parting", birdi The Uafen, E.-A. Poe

C'est l'aube sur toute la plaine et sur la route...

Il a passé

Silencieux et svelte et triste et cuirassé

D'argent pur et terni comme la lune morte

Qui décline au delà des arbres de la route;

Sa face était pâle de colère morte;

Les fers de son cheval luisaient dans l'herbe courte,

Il a passé.

TEL qu'en songe loi

Pour le calme tombeau dont l'ombre vers le soir

S'allonge et suit, hélas! celle des cyprès noirs,

Pour y mourir autour de l'urne douloureuse,

Soit pour parer le seuil de la maison heureuse

Quand les pieds nus d'avril courent par les vergers,

Pour y fleurir au col des amphores de grès,

A travers les prés doux vont les blancs chemins,

Silencieuses et les mains jointes aux mains.

Les filles du vieux seigneur.

Sous leurs longs cheveux tressés de filles chastes.

En leurs corbeilles cueillent des fleurs.

Elles ont vu passer l'Adolescent hautain, Grave comme le soir en ce jeune matin, Et son manteau de songes et d'indifl'érence Tombait à plis si purs du haut de son silence Qu'elles l'ont regardé passer parmi les fleurs la rosée autour de lui semblait des pleurs. Et, comme il s'en allait sans retourner la tête, Toutes, d'un long regard, suivirent, inquiètes. Longtemps, le silencieux passant disparu

132 POÈMES, 1887-1892

Qui portait, au cimier, l'aspect morne et bourru D'un grave oiseau songeur en ses ailes fermées.

A la fontaine,

Sous les hauts arbres en raméea,

A la fontaine, parmi les roseaux,

Dans les calmes et claires eaux

Fraîches encore des récentes étoiles,

Les filles du vieux fermier de la plaine,

A la fontaine.

Lavent des pièces de toiles.

Près de l'aïeule filant un fuseau de laine,

Et les grands linges purs sèchent déjà sur l'herbe.

Près d'elles il passa dans le soleil levé,

Et le cheval au gué ne s'est pas abreuvé

Dans l'eau limpide, et le cavalier n'a pas bu,

Hautain toujours, et sa tristesse n'a pas vu.

Plus clair que le ruisseau ne rit dans l'eau qui jase,

Quel rire interrompait la morgue de sa face,

TEL qu'en songe 133

Ni que le morne Oiseau à son cimier debout, Qui, dans l'air tiède, et comme éveillé tout à coup, Ouvrant ses yeux l'or cerclait une émeraude, Tressaillant du soleil parmi sa plume chaude. Lentement, d'un frisson, à ses patîes roidies, Etirait sur l'acier ses griffes dégourdies.

De la plaine et de la fontaine, vers la lande

les filles du vieux pâtre du terroir

Paissent les agneaux blancs et noirs

En regardant le soleil descendre

Derrière les arbres de la forêt,

Il s'en vient vers la forêt

Dont l'ombre qui grandit ronge l'or de la lande.

Il apparaît I

Et dès qu'il eut atteint Papproche des lisières, Un vent triste passa sur toute la bruyère. Et, dans ce vent du soir et de la solitude, L'Oiseau lourd qui siégeait en sa morne attitude

134 POÈMES, 1887-1892

De songe, de sommeil, de science et d'ennui, S'érvgea et, haussé farouche sur l'appui De ses griffes qui rayaien|: la coiffe de fer Du casque, il se dressa d'un cri et bec ouvert, En toute l'envergure vaste de ses plumes, Sur le doux artisan des tâches taciturnes Qui, svelte, indifférent, silencieux et beau Et souriant à la révolte de l'Oiseau, Présage d'un Destin dont était su l'arrêt Par les arbres déjà de toute la forêt. Tirant la pure épée à garde de cristal Et brochant des talons les flancs de son cheval. Hautain sous son armure et ferme sous l'écu, Harcelé de l'étrange cimier, disparut Parmi l'ombre des pins, des ifs et des yeuses Dans un grand battement des ailes furieuses.

II

0 Frère taciturne en songe dans mon âme, Pourquoi as-tu vêtu mon destin et mes armes ton ombre à jamais est debout sur mes soirs?

TKL qu'en songb 135

Toi, beau de toute la Tristesse, avec l'Espoir! En ton armure claire et par ta face pâle Et qui, de ton doigt pur qu'alourdit une opale, A ta lèvre tout sourire s'est accompli. Fais le signe hautain du silence à l'oubli !

Moi seul, hélas .' je sais tes jours pourtant encor,

Survivant à ta vie et de par ta mort.

Je sais ce qu'a vaincu ton glaive et quel prestige

Dissipa la vertu de ton sang dont se fige

Une pourpre oubliée avec le long secret

De ce qui t'arriva dans la haute forêt.

Je sais tes jours et la douceur de tes yeux clairs Dans les jardins d'enfance au bord de l'eau des Mers, Je sais tes jours parmi les fleurs et sur le seuil De la vieille maison grave à ton jeune orgueil D'où descendit ton âme en fête vers la joie. Frère ! et quels clairons d'or ont sonné dans ta voie Si haut et d'un tel train de guerres et de gloires Que les soleils semblaient arrêter les nuits noires!

Je sais tes jours, je sais le jour et celui-là l'Epée à tes raains^ alors, étincela

136 POÈMES, 1887-1892

Déjà lourde à demi de l'avoir trop songée

Et torse du Destin dont tu l'avais forgée,

Et dont l'éclair^ hélas! effaroucha l'Oiseau

Apprivoisé à ton poing d'où, fidèle et beau

De plumes de toutes les couleurs de tes rêves,

Il becquetait en paix la rose de tes lèvres

Et qui, solide et stable et lourd comme à jamais

Et pour toujours et sur tes songes, désormais

Dominateur de par ses griffes qu'il rétracte.

Ferma ses ailes d'ombre au sommet de ton casque !

Je sais quel astre vil alluma tes yeux clairs

Lorsque ta haute nef saigna sur l'eau des Mers

De la Tête mystérieuse de sa proue

Et l'aurore tragique s'empourpra ta joue

Et tout ce qui tenta tes lèvres et tes mains

Et tout ce qui pleura le long de tes chemins

Et tout ce qui maudit l'ordure de ta trace

Et la colère et l'arrogance de ta face

A la lueur des torches hautes sur tes pas.

Vent des glaives, oh ! sur sa face tu passas ! Vent des soirs, ton conseil lui parla à l'oreille, Vent de l'aube qui chuchote qu'on se réveille,

TEL qu'en songe 137

Il n'a donc pas compris vos paroles, ô vents Du vaste ciel et de la Mer, que si souvent Je l'ai vu, quand tombait le soir ou dans l'aurore, Debout et ses deux mains toutes rouges encore Jointes sur le pommeau du glaive.

O taciturne, Nul sursaut n'émouvra donc le bloc de tes plumes, Emblématique Oiseau qui songes et demeures, A travers les destins, les hasards et les heures, Proéminent témoin immobilisé. Obstinant ta prestance le vent s'est brisé Sans arracher du socle autour duquel il s'use Ta griffe indifférente et tes ailes percluses I

0 Tristesse! tes soirs sont venus sur cette âme. Tes lunes, ô Silence, ont neigé sur ces armes; Le fracas de la gloire absurde s'est éteint, Tristesse, et le voici las, encor que hautain. Car la douleur se porte un peu comme l'orgueil, Lui qui vécut parmi le tumulte, il est seul, Lui qui fut vain jusqu'à la jactance, il est grave, Et lui qui fut dès toujours pâle, il est plus pâle.

138 POÈMES, 1887-1892

Car la vaste forêt s'est ouverte à ses pas...

Les chênes hauts ont vu la lutte et le trépas. Et leur silence seul a su le sort étrange De l'Adolescent mort en son armure blanche, Parmi les fleurs son sang clair s'épand en flaque Funéraire et qui s'agrandit autour du casque radieux, battant des ailes, aspergeant De ses gouttes les fleurs et l'armure d'argent Dont les roses baisaient le métal empourpré, S'éployait, victorieux et transfiguré D'informe qu'il était d'ombre et de songeries. Un grand Oiseau d'azur, d'or et de pierreries !

III

C'est le soir sur la plaine enfin et sur la route.. .

La dent des agneaux doux a tondu l'herbe courte,

Les filles répètent, à mi-voix, l'appel des pâtres,

Les agneaux blancs et noirs se hâtent

Et piétinent sur la route.

Car l'ombre déborde de la forêt.

TEL qu'en songe 139

A la fontaine l'eau goutte à goutte pleurait

Avant l'aube et que vinssent les filles de la plaine,

A l'heure ou pâlissent les étoiles,

A la fontaine,

Y laver leurs pièces de toiles,

L'eau claire encore auprès des arbres,

L'eau tranquille parmi les roseaux sur le sable

Repleure ce qu'elle pleurait

Avant l'aube.

Les grands linges épars ont séché sur les saules Et le vent les agite au crépuscule.

Le soir a fermé les campanules.

Voici déjà mortes les hémérocales

Et les lis d'eau déjà fléchissent sur leurs tiges;

Les roses sont un sang qui se fige

Ets'égoutte, pétale par pétale;

140 POÈxMES, 1887-1892

Et les filles du vieux seigneur s'affligent,

Toutes assises

Au talus de la route avec leurs fleurs fanées,

Tristes emblèmes

se songeaient leurs Destinées.

Et celui qui passa sous l'armure hautaine

N'est pas revenu de la forêt

Qui crispe au ciel, là-bas, les cimes de ses chênes.

Ni les filles, là-bas, qui mènent les agneaux, Ni celles qui lavaient le linge au fil de Feau N'ont vu, de la forêt massive sur le soir, Grave comme la Mort et beau comme l'Espoir, Monter, mystérieux et brusque en le ciel vaste. L'éblouissant Oiseau qui s'envola du casque Et sur la plaine, au crépuscule rose et mauve, Promena la lenteur de son vol grandiose; Ni les douces Enfants qui rêvaient côte à côte, Assises l'une auprès de l'autre en l'herbe haute, Ne l'auraient aperçu s'il n'avait, en passant, Sur elles, secoué ses ailes d'où le sang

TEL qu'en songe 141

Dégouttait sa rosée au bout des longues pennes,

Pour lever les yeux de leurs faces incertaines,

Et leurs mains qui tenaient de pâles fleurs, vers lui.

Oiseau de songe et d*or éperdu vers la Nuitl

QUELQU'UN SONGE D'AUBE ET D'OMBRE

« J'ai cru voir

Ma Tristesse debout sous les saules,

Tai cru la voir dit^elle tout bas

Debout auprès du doux ruisseau de mes pensées

Les mêmes qu elles tout un soir

Quau cours de Veau passaient surnageantes des roses.

Epaves du bouquet des heures blessées.

Le temps passait avec les eaux passées;

Elle pensait avec mes pensées

Si longtemps que le bois de bleuâtre fut mauve.

Puis plus sombre et noir. »

TEL qu'en songe 143

J^ai cru voir ma Tristesse dit-il et je l'ai vue

Dit-il plus bas

Elle était nue^

Assise dans la grotte la plus silencieuse

De mes plus intérieures pensées;

Elle y était le songe morne des eaux glacées.

L'anxiété des stalactites anxieuses ;

Le poids des rocs lourds comme le temps.

La douleur des porphyres rouges comme le sang ;

Elle y était silencieuse.

Assise au fond de mon silence.

Et nue ainsi que s apparaît ce qui se pense»

La Nuit pénible a veillé jusqu'à l'aube,

Et le silence est venu vers moi

Reposer son angoisse aux plis de ma robe

Douce de soie en fleurs et fraîche d'émeraudes

Aux feuillages tissés autour du cœur des roses...

Le silence a pleuré de voir auprès de moi

La face de la Nuit pâle et morte dans l'aube.

144 POÈMES, 1887-1892

Dans la salle la Nuit est morte Le vent tiède entrouvre la porte...

Celui-là qui s'arrête sur le seuil et sourit,

Celui-là, c'est l'Oubli;

Il jette, une à une, ses fleurs déjà fanées

Prises au jardin des Années

Et ses fruits mûris aux arbres des Jours,

Près de la fontaine des Heures ;

Cet autre qui s'arrête au seuil et qui pleure

Avec son ombre avant lui sur les dalles,

C'est l'Amour;

Et celui-là si svelte et pâle.

Avec ses ailes inégales.

Qui près de la nuit morte avec moi vint s'asseoir,

C'est l'Espoir.

Dans la salle la nuit est morte L'Espoir est entré par la porte...

Il m'a pris la main et dans ma robe

Douce de soie éclose et fraîche d'émeraudes

Je me levai et nom sortîmes vers cette aube

TEL qu'en songe 145

Parmi les jeunes fleurs qui naissaient à nos pas Sous le vent taciturne et tiède et déjà las.

II

Au bruit de mon bâton heurtant de marche en marche, Celle d'argent, celle de bronze et celle d'or, Les paons levés rouaient pour saluer ma face, Moi l'aveugle à tâtons par le jardin qui dort.

Tout jardin a dormi sous mes pas, toute mer A dormi du sommeil de mes deux yeux sans vue. Nulle part n'est l'automne ailleurs que dans ma chair; Et, que le soir pieux voilât l'aurore nue,

Que l'aurore debout toute en sa nudité Redéchirât la nuit avec ses mains naïves, INIoi, j'allais dans mon rêve et dans ma cécité Sans qu'à mes pieds jamais ma sœur se fût assise.

0 Sœur, j'entends ta voix enfin dans du soleil. Tout mon songe est lumière au delà de moi-même

146 POÈMES, 1887-1892

Et tu ne serais pas si n'était pas vermeil Le jardin ton rire atteste des fontaines;

Je verrai par tes yeux les paons et ce qui dort En l'éternel passé de mes paupières closes Et la Joie à jamais fleurir aux vasques d'or D'où débordent autour et d'où montent des roses,

III

Une rose sourit si pâle qu'elle expire

Au-dessus du sang de marbre du porphyre,

Et se montre plus pâle encor

Dans l'eau endormie se mire

L'exsangue douceur que devient son sourire

Taciturne de fleur qui dort

Dans l'eau que rougit le porphyre,

Autour d'un Triton nu que le soleil fait d'or

Et dont la conque est torse au souffle de son rire.

Le soir rôde, d'arbres en arbres, à pas d'ombre. Des bruits se croisent qui s'envolent et qui tombent,

TEL qu'en songe 147

C'est la première feuille et le dernier oiseau;

La rose s'efflore dans l'eau,

Le Triton d'or qui se renfrogne en bloc de bronze

Devient une ombre

Et son rire* s'embouche en silence à sa conque,

La rose s'efflore dans l'eau,

elle diminue à ce qui d'elle y tombt;

Le soir rôde, d'arbres en arbres, à pas d'ombre.,.

Une rose se souriait dans l'eau.

IV

L'aube fut si pâle hier

Sur les doux prés et sur les prêles,

Qu'au matin clair

Un enfant vint parmi les herbes,

Penchant sur elles

Ses mains pures qui y cueillaient des asphodèles.

Midi fut lourd d'orage et morne de soleil Au jardin mort de gloire en son sommeil

148

POEMES, 1887-1892

Léthargique de fleurs et d'arbres,

L'eau était dure à l'œil comme du marbre,

Le marbre tiède et clair comme de l'eau,

Et l'enfant qui vint était beau,

Vêtu de pourpre et lauré d'or,

Et longtemps on voyait de tige en tige encor,

Une à une, saigner les pivoines leur sang

De pélales au passage du bel Enfant,

L'Enfant qui vint ce soir était nu;

Il cueillait des roses dans l'ombre,

Il sanglotait d'être venu.

Il reculait devant son ombre.

C'est en lui nu

Que mon Destin s'est reconnu.

La Tristesse qui passe

Chante en sa flûte d'or derrière mes cyprès

Et, à la voir entre les arbres, on dirait

TEL qu'en songe 149

Qu'elle est bien lasse,

Tant de l'un à l'autre, elle apparaît

Et le dépasse

Plus lente et chante à voix plus basse.

La douce Joie a passé

En chantant, un matin, sur sa flûte d'ébène

Derrière les plus hautes roses de ma fontaine;

Mais le vent riait sur ses pas effacés

Au sable fin et la fontaine

A ri de même

De toute son eau vive à cette chanson vaine,

Et l'écho ne sait plus que la joie a passé.

Mais Amour vint s'asseoir

Sous les lauriers, un soir,

Avec sa lyre d'écaille et sa viole,

Et les cyprès se fleurirent de roses,

La guirlande étouffa la fontaine frivole...

Et l'Amour chante encore, ô mon âme, ce soir.

150 POÈMES, 1887-1892

VI

Le temps a surpassé les heures et les roses. GerteS; le fleuve est doux qui coule vers la Mer Et la porte est ouverte encor qui sera close Et ce qui sera cendre est encor de la chair;

Le fruit avec l'automne aux vergers roux étale A la branche qull tend vers ma satiété L'intact instant qui fait sa pulpe triomphale Entre sa succulence et sa caducité;

La lame de l'épée est au fourreau, ma vie I Et l'or de la poignée est tiède sous ta main Confiante au sommeil l'arme est engourdie. ,, L'Occident peut-être est la face de demain.

Regarde comme il saigne et comme il agonise I Le Destin t'a souri, hier, quand tu pleurais. Prends garde que plus tard il ne pleure à te suivre, Le fleuve avec tes jours entre dans la Forêt.

TEL qu'en songe 151

Vil

Tes sandales de paix, tes pas, Ton sourire de paix, tes pas, Ni l'heure n'arriveront pas.

Hier est si loin que l'Espoir

Qui s'en va vers demain, l'Espoir,

Ne s'est pas arrêté ce soir.

Pourtant ma porte est sur la route ; On passe en chantant sur la route Et ma vie est à chacun toute ;

Chacun se hâte vers son soir ; Ceux-là marchant devant l'Espoir, Ceux-là suivent de près l'Espoir,

bes sandales de paix, ses pas, Son sourire de paix, ses pas 1

152

POEMES, 1887-1892

Le vent est mort avec le soir

En étoiles^ une à une, sur la forêt ;

Le vent est mort autour de la maison

Ou il errait

Du houx en cône au cyprès noir.

il pleurait.

Dans les grands houx de bronze autour de la Maison.

Elle est sur la terre de mes douleurs, Elle est dans la forêt de mes songes, Près de la fontaine de mes pleurs ; Elle est dans le jardin de mes colombes. Elle est sur la colline de mon espoir ; Elle est en face de mes soirs Avec son ombre.

il

Elle est dans le vent d^ ouest et regarde le nord ; Nul ne vient vers le seuil et ne sort par sa porte Pour se pencher au puits y puiser à seaux d'or Parmi Veau à jamais croupie aux feuilles mortes; Les vitres ont blêmi à regarder le nord;

TEL qu'en songe 153

Elle est dans le vent d'ouest et selon l'heure encor Croulent ses murs en cendre ou flambe son toit d'or.

Orgueil : midi sur la foret et sur la mer

Avec t âme qui s^exalte dans la chair.

Détresse : couchants qui saignent

De faces ou Von voit la sienne.

Tristesse : crépuscules accroupis et cicatrisés

Aux ciels ou le Jour et la nuit se sont croisés.

Espoir ; avec V aurore survenue

Qui succombe parce qu'elle est nue :

Mon Songe, mon Destin, V Année et la Saison,

J'ai tout vu des fenêtres de la Maison,

Car Elle est dans le pays de mon âme.

Entre les houx et les cyprès y

A mi-côte de la colline y

A la hauteur de la forêt,

Au-dessus de mes songes qu^elle domine.

Et je regarde en Veau, hélas !

Du puits profond qui dort

Dans ces jardins aux houx de jaspe

Croupir mon passé noir je puise à seaux d'or.

LE SEUIL

Penché vers ce qae l'caa reflétait de moî-mcine et que je ne connaissais pas.

André Gide

Rien ne souriait dans la maison natale,

Grave de vieux silences accumulés,

Et jamais on n'ouvrait la porte, car les clefs

On les avait perdues.

Un soir que toutes les choses s'étaient tues;

Les pas y glissaient dans les couloirs dallés

Si tristement qu'on eût dit des pas

Qui s'en allaient mourir tout bas

Derrière les portes des autres salles.

Les visages étaient comme voilés

TEL qu'en songe 155

De ceux qui passaient par les couloirs

Et s'asseyaient dans la chambre;

Les yeux semblaient ne pas voir

Et les oreilles étaient si lentes pour entendre

Et les voix si longues à répondre

Qu'on oubliait d'avoir parlé

Et qu'on ne savait plus répondre

Et que les pierres des bagues luisaient aux mains dans l'ombre.

Il y avait aux murs d'ébène et de soie,

En des cadres d'écaille et d'or, des faces anciennes

De femmes lasses et d'hommes sans joie,

Et la fleur et l'épée aux mains patriciennes

Y survivaient encor les mêmes à jamais,

Dans un geste hautain ou gracieux - le même I

Et tous semblaient mal morts en leur portraits,

Taciturnes d'avoir vécu et de survivre ;

Celui-là avait fermé le Livre,

Morose en sa simarre grave à pans d'hermine;

Un autre était debout en cuirasse d'argent

Qui se bombait sur sa poitrine.

Et les Dames en robe d'argent,

Moire ondée ou salin changeant,

Doyennes, châtelaines ou ménines.

156 POÈMES, 1887-1892

Etaient toutes comme jadis,

Et, pâles ou lasses, ou graves et roidis,

Eux en leur force, elles en leur grâce.

Tous, ils étaient le passé de ce qui passe;

Et elles, quand j'y songe.

Peut-être un peu la raison d'être de mes songes.

Gomme eux, ceux-là, durs de visage,

L'un dans l'armure et l'autre en sa longue simarre,

Epris de fait brutal ou de science exacte.

Eussent été la raison d'être de mes actes.

Mes songes étaient doux dans la maison natale,

Car on voyait la Mer des fenêtres du nord,

Et par celles de l'autre façade,

La forêt naître verte et se mourir en or,

L'automne, avec toutes ses feuilles, une à une;

Le vent triste filtrait le sable des dunes

Insensiblement sous les portes ;

Il tournoyait des feuilles mortes

Autour des ifs et des cyprès noirs;

Elles retombaient une à une

Et l'on allait de soir en soir

Ainsi jusques va l'année

A la rencontre de la destinée.

TEL qu'en songe 157

La Destinée !

Elle avait été rude ou vaine ou folle,

Avec du sang ou des larmes sur sa face,

Bavarde, tour à tour, ou sans paroles;

Pour ceux qui l'avaient vue ainsi, face à race,

Bouche de fer, parlant à travers l'or du masque,

Si grave qu'ils avaient pleuré.

Si fausse qu'il avaient espéré ;

Elle avait été dure à leur vie

Tellement qu'ils avaient souri leur mort,

Eux'les anciens vivants qui dans leurs cadres d'or

Haussent la fleur encor de leur mélancolie

Ou tiennent, ayant bien vécu, fiers de survivre,

Stoïques ou hautains comme ils vivraient encore,

L'emblème de l'Epée ou l'enseigne du Livre.

Mais ceux-là qui vinrent après.

Aux heures tardives de la race.

Dans la vie amortie et dans la maison lasse

Les feuilles mortes tournent autour des cyprès,

La dune grandit de toute la mer basse

Ceux-là dont je suis le fils, le seul, qui suis

L'hoir d'hier et le maître d'aujourd'hui,

Ceux-là les taciturnes et les doux, ceux-là,

Î58

POÈMES, 1887-1892

Mornes en leurs songes et pâles en leur chair,

N'ont pas vu le fantôme entrer et s'asseoir là,

Masque d'or qui glapit par sa bouche de fer,

Et nulle face en pleurs n'a troublé leurs soirs calmes

Dans la triste maison fut toute leur âme.

Ils ont vécu toute leur vie comme d'avance ,

Leurs jours furent leurs jours chaque jour ;

Ils furent l'écho de leur silence,

Leurs hiers durèrent toujours ;

Les grandes dalles, noires et blanches,

Des couloirs vides et des chambres

Semblaient tumulaires comme d'avance,

Tant ils avaient vécu toute leur vie en un seul jour,

Toujours recommencé pour n'être que le même.

Les rideaux semblaient morts le long des fenêtres ;

Les flambeaux brûlaient tout un soir,

Immobiles dans les miroirs,

Les flambeaux s'usaient jusques au bout des cires

En longues larmes patientes,

lit le silence à l'ombre n'ayant rien à dire.

Le TeiUDs avait fermé ses ailes défaillantes.

Le Temps !

TEL qu'en songe 159

Les hautes clepsydres minutieuses

Le comptaient goutte à goutte'à leurs eaux taciturnes,

Elles alternaient, une à une,

Mélancoliques et pluvieuses,

Pleurant dolentes, une à une,

Goutte à goutte, l'Heure et l'Année,

Heure à heure, la Destinée.

Un sablier poudroyait l'heure.

La clepsydre pleure mais lui il est ce qu'elle pleure

Étant plein de sable gris comme une cendre

On le retournait d'heure en heure;

On y voyait le Temps descendre

Selon que s'accroissait le sable entassé

De tout le sable déjà passé

Sans bruit comme passait la vie ;

On y voyait le présent devenir le passé,

Et quand sa charge était finie.

Une heure avait recommencé.

J'ai vu, des ans, sa fuite et son activité

Jusqu'au jour sont morts, calmes et côte à côte,

Ceux-là dont l'heure fut l'heure d'avoir été

Et dont l'un s'endormit pour n'éveiller pas l'autre.

ICO POÈMES, 1887-1892

0 soucieuse Nuit devant ces deux visages, Clos de toute l'éternité déjà en eux, Et les rames d'airain de l'antique voyage Semblent crisper les doigts des morts aventureux.

Leurs mains sur le drap blanc roidissent la sculpture De la chair qui devient son marbre par la Mort, Et les rideaux de pourpre affalent leur voilure Sur la barque du lit que traîne un Cygne d'or.

Le pavé st3''gien miroite comme un fleuve En ondulant son eau de dalle blanche et noire. Et l'un et l'autre que l'instant fit veuf et veuve Descendent lentement le cours de ma mémoire.

0 soucieuse paix devant les deux visages De ses Vivants d'hier qu'aujourd'hui fit aïeux, Et qui tels à leur tour à travers leurs images Revivront en portraits aux murs sentencieux.

Dans les cadres d'écaillé et d'or au mur d'ébène Par tout le passé regarde le passant. Ils verront le débat de mon Destin en peine Compter Teau qui s'épuise au sable qui descend.

TEL qu'en songe 161

Le sablier est vide et la clepsydre est morte, ., La Vie opiniâtre est qui rit dehors ; Sur quelle aurore enjfîn ouvrirai-je ma porte, Passé d'ombre, vas-tu tourner sur tes gonds d'or ?

0 passé d'ombre, d'où je sors la face nue, Quel vent tendre ou mauvais va souffler de la Mer ? Sur mon songe qui sent que son heure est venue De souffrir en son âme ou de rire en sa chair ?

Les grands sables levés de leurs grèves moroses N'aveugleront-ils pas mes espoirs et mes yeux, Ou la forêt heureuse avec l'odeur des roses Ghantera-t-elle au bruit de mes pas soucieux ?

... Je suis sorti... c'était l'aurore

Avec tout le ciel et toute la Mer,

Toute la Mer rose et le ciel clair

Et tout le ciel clair sur toute la forêt.

Et je vivais encore

Pourvoir le ciel, la mer, la forêt et l'aurore,

Et je vivrais,

Des jours enfîn,des jours encore,

Non plus dans la maison close sur le silence,

162 POÈMES, 1887-1892

Avec les flambeaux nus et mon ombre à mes pieds,

Immobile parmi toute la somnolence

De l'heure monotone assise aux vieux paliers,

Non plus dans la maison avec mes deux mains jointe

Sur quelque Epée oisive en songe et qui s'épointe

Au pavé qu'elle raie et qui l'use à sa pierre,

Ou le doigt sur, massif, le Livre ! en sa poussière,

Non plus dans la maison avec la solitude

Et non plus en moi-même avec moi pour miroir,

Solitaire à jamais d'être ma solitude

Et d'être, tour à tour, mon aurore et mon soir.

Et j'errais le long de la Mer en ces pensées

Et je pleurais ne sachant plus sourire,

Car mes heures s'étaient passées,

Alors qu'on apprend à sourire,

Dans la maison aux murs de soie et d'ébène

Dont l'âme avait vaincu la mienne.

Et j'errais le long de la Mer en ces pensées

Et je m'asseyais sur le sable et, par poignées.

Je le laissais couler de mes doigts entrouverts,

Et je pensais mes Destinées.

Je les voulais, hautes et graves, emphatiques

TEL qu'en songe 1G3

En un clair drapement de gloire et taciturnes

Avec des orgueils sur les lèvres, les unes 1

Et magnifiques.

Avec des torses nus à la proue

Parmi les fleurs des mers en écumes,

Avec des torches en leurs mains spoliatrices,

Ou graves et dures

Et lentes, avec des palmes sous des portiques

des enfants jettent des pierres aux armures

Qui se bossellent et retentissent,

Et hiératiques sur des sièges de marbre

leur front se repose à leur geste immmuable.

Et je disais :

Clepsydres lentes, clepsydres I Urnes boit le temps de ses lèvres avides, 0 vous qui humectiez les lèvres de la mort. Goutte à goutte, et pour que l'heure vécut encor^ Et qui dans la maison enfin êtes taries. Je vous ferai stiller votre onde en pierreries, 0 vous qui suppuriez des eaux malencontreuses, Je vous abreuverai à des sources heureuses Dont vous égouttcrez le cristal en matin Qui sonnera la joie au fond de mon Destin, Et je disais ;

164 POÈMES, 1887-1892

Sabliers, sabliers mornes 1 Cinéraires d'ensevelir les heures mortes, Qui faites ce qui fut d'avec ce qui sera Et qui marquez au temps la poudre de ses pas ; Vous qui filtrez avec la matière du songe Les heures dont s'effondre en cendre le mensonge, Vous qui comptiez la vie au silence et l'ennui Du jour au crépuscule et du soir à la nuit. J'emplirai vos instants de gloires et de joie Pour que Tégrènement radieux en poudroie, Emblème véridique à soi-même d'accord. Des poussières de pourpre avec des sables d'or I

El lentement j'imaginais mes Destinées ;

Elles serraient des glaives à la poignée.

Elles marchaient le long de la Mer,

Elles marchaient dans le soleil,

Puis elles s'assirent le long de la Mer,

Elles saignèrent dans le soleil

De leurs pourpres traînant sur le sable amer

L'emblème douloureux que saignerait leur chair,

Passantes, je leur imaginais des heures hautaines, A elles qui marchaient sur le sable tout d'or

TEL qu'en songe IGi

De la belle grève en arène,

Des heures, hélas ! peut-être vaines

Comme toutes heures et plus encor,

Mais telles que le Temps et la ^Mémoire

S'en parleraient, face à face, dans l'ombre

le Passé avec son ombre

Devant lui sur la dalle blanche et noire

Compte les ans, nombre par nombre.

Et du beau sable d'or intact comme la gloire

J'égrenais en mes mains les heures, si bien

Que je creusai dans la grève

Un trou la claire eau marine et souterraine

Apparut et mouilla ma main,

De telle sorte que comme en rêve

Je me penchai sur l'eau et qu'à travers moi-même

J'y vis, face à face, mon rêve.

0 face en sang ou je m'apparus au miroir

De cette eau parmi le sable I

Narcisse arrogant et misérable,

Puisse le soir

Emplir le trou fatal de toute sa ténèbre !

Ah qu'il s'éloigne de mes lèvres

Ce frère ensanglanté dont la bouche meurtrie

Poèmes f0

106 POÈMES, 1887-1892

A fait saigner ma bouche à son baiser en songe,

Ce frère intérieur accroupi dans ma vie,

Qu'il se taise à mes jours du désir de mes songes I

0 morne frère que sa gloire stigmatise,

Qu'il meure en moi et moi en lui,

Que son image en ma face se cicatrise.

Car j'ai saigné sa face en me voyant en lui.

Et soit maudite l'heure où, du sable empourpré

Par le soleil couchant qui saignait sur la mer,

Le Destin ainsi s'est montré

Misérable en l'aspect de sa gloire de chair.

Puis la nuit vint, étoile par étoile, avec la lune...

Et j'étais encore couché sur la dune

Et je filtrais entre mes doigts

Le doux sable gelé d'argent,

Et l'eau çourdit comme l'autre fois

Emplir le trou qu'avaient Creusé mes mains

Tandis que mon âme était distraite, se songeant

Aux faces, hélas, de son Destin :

Faudra-t-il que je sois celui-là, mon âme Qui semble mort et n'est pas calme.

TEL qu'en songe 1G7

Qui me regarde ainsi du fond de moi-même

Au miroir de Teau pâle sa face est blême,

Qui me regarde avec ses yeux savants

De par delà la vie et d'au delà des songes ?

Faudra-t-il être celui-là parmi les vivants,

Ce morne frère en qui je me songe,

Qui semble un frère mort de celui qui saignait

Tout à l'heure et qui m'enseignait

Que la gloire est mauvaise à qui porta l'épée,

Faudra-t-il être celui-là disant que vivre,

Ainsi qu'il vécut, par le Livre

Est vain et que toute science est dupée...

...Voici l'aube et ce sera l'aurore encore, La grève est grise comme une cendre. L'aurore point et toute la mer va descendre.

Et je disais :

Sabliers, sabliers mornes ! Mon Destin incinérera ses heures mortes, Elles verront mourir le temps qui n'est pas né, Elles s'accumuleront au sable égrené Sans cesse et tout par votre fuite infatigable

1G8 POÈMES, 1887-1892

Qui se filtre nuit et jour le passé qu'elle ensable Et dont elle refait ce qui ne sera pas.

Et je disais :

Clepsydres ! je n'emplirai pas Vos urnes d'eaux numératrices, et taries, Vous vous tairez parmi les vieilles draperies De l'antique maison j'userai mes jours, Et monotones à jamais et pour toujours Sans le Destin, hélas ! de gloire eu de science, Dont j'ai vu par ma face en l'eau lexpérience Que le sang qu'il faudrait ne vaudrait pas qu'il soit Et qu'il vaut mieux laisser mourir son songe en soi, Et qu'il vaut mieux vieillir dans la maison et, vers Quelque soir, y mourir, parmi les flambeaux clairs, Que tiennent face à face, en la même attitude. Tout le silence avec toute la solitude. Sur le vieux lit les mains pures sont de marbre Et prêtes pour la rame en paix du noir voyage, Quand le vent soufflera de la mer et du soir Et que, sur le pavé stygien, blanc et noir, Abdicateur de par l'envol de son essor, Délaissera son ombre, enfin, le Cygne d'or.

QUELQU'UN SONGE DE SOIR ET D'ESPOIR

La tristesse l'a fait signe chaque soir. Francis Viele-Griffin

Mon Ame s^est songce au miroir

Que ta main haussait en face des calmes soirs;

Et nous allions, o Vigilante^

Le long des grèves de la Mer,

Et nous allions ensemble

Dans le vent amer.

Moi plus rapide et toi plus lente;

A cause de ta robe d'ombre et de cendre

Et de ta cltevelure lourde d'ors pâles.

Parmi les dunes où, teau mirait tes opales

Pareilles à des peines vigilantes,

Anciennes et presque mortes loin de l'Espoir!

10.

170 POÈMES, 1887-1892

Et les soirs

Apaisés ou tragiques ou calmes

Se reflétaient, avec mon âme,

En ton miroir

Mystérieux, pacifique et profond et calme.

J'ai songé mon Destin assis à tes pieds nus, Parmi les palmes du jardin près de la Mer; L'Ennemi m'a vêtu d'or, de soie et de fer^ Et les doux sorts ne sont pas venus.

Tai songé mon Destin mourant devant ta gloire.

Cuirassé d'un orgueil gemmé de sang jailli.

Et mes aurores ont vu le soir vieilli

Avant que t ample pli

Du pennon ait flotté le long de la hampe noire

Au-dessus du vent de l'oubli.

O Vigilante en qui survit ce qui n^apas été,

O toi dont la mémoire est fidèle à ce qui fut tenté ^

O toi dont le miroir mire ce qui ne s'y est pas reflété.

Toi, douce aux mains vides.

Aux pauvres mains sanglantes et mal guéries.

Indulgente aux vêtements sordides.

TEL qu'en songe 171

En l'indifférence de tes pierreries.

Vois, la Mer est si triste et le Soir est si beau

Que Je veux que ta main me conduise vers t ombre

Parmi le vaste vent sorti de la Mer sombre ;

A la cendre des jours encor chaude au tombeau

J'allumerai l'éclair ravivé du flambeau

Que doublera ton miroir^

Et, pâles de Songe et d'' Espoir,

Nous entrerons joyeux par les Portes du soir!

C'est l'Espoir!...

Comme des ailes faibles dans le crépuscule

Si loin que c'est le vent peut-être ou le frisson

De ta pâleur sur ta face, ô taciturne,

Devant quelque ombre en les cyprès du bois nocturne,

Parmi les asphodèles graves du gazon,

Ou des pas que le vent simule aux campanules

Des bleus treillis du vieux jardin de ta raison

ton âme se connaît moins au crépuscule.

172 POÈMES, 1887-1892

C'est l'Espoir 1

Ecoute, il est assis au bord du fleuve,

Si près de l'eau que ses ailes trempent dans l'eau,

0 les antiques ailes en l'eau toujours neuve

Qui fuit et mouille le plumage de nouveau,

Le plumage des grandes ailes dans l'eau.

C'est l'Espoir!.,.

Mais voici l'aube et l'heure pâle

ta face est plus triste encore et taciturne

Et folle de mornes alarmes

Et tes mains à travers qui coulent, une à une,

Tes larmes.

Le vent efface des traces de pas nus aux sables...

C'était l'Espoir

Qui fut assis dans l'ombre auprès du fleuve noir.

TEL qu'en songe 173

II

Les grands vents venus d'outre-mer Passent par la Ville, l'hiver, Gomme des étrangers amers

Ils se concertent, graves et pâles, Sur les places, et leurs sandales Ensablent le marbre des dalles.

Gomme de crosses à leurs mains fortes Ils heurtent l'auvent et la porte Derrière qui l'horloge est morte ;

Et les adolescents amers

S'en vont avec eux vers la Mer.

174

POEMES, 1887-1892

III

Je sais de tristes eaux en qui meurent les soirs ;

Des fleurs que nul n'y cueille y tombent une à une,

Je connais d'antiques miroirs

Habitués à des faces de taciturne

Qui viennent s'y songer autres du fond des soirs.

Viens vers les eaux avec le soir derrière toi

Et ton ombre allongée à tes pieds comme une morte.

Comme ta vie est loin apparue en l'eau morte,

Gomme ta vie est loin des soirs sur les bois

Et des soirs en rayons au seuil des portes

Et sur les vastes et vieux jardins et les toits, ,.

Après tant d'Étés que d'Automnes sont mortes !

Viens dans les calmes eaux laver tes mains coupables Et ton manteau froissé de vent et d'orages Et tes yeux aveuglés du sable Des routes d'ombre et des plages

TEL qu'en songe 175

Interminables à tes voyages

Des terres de folie au pays des sages

l'eau lerne languit en âges de sommeils

Parmi les arbres grêles et sous de pâles ciels.

Le vieux miroir t'attend pour te montrer ta face En un sourire encore à travers le passé Et pour qu'il certifie à ton ombre qui passe Qu'elle est le songe enfin de ce qui s'est passé.

Viens, ô mon Ame, et pour mieux voir, Lave le tain et le biseau du pur miroir A cette eau morne et taciturne, un soir.

IV

Tristesse I mon Ame est dans tes voies

Et pleure aux cippes de tes chemins,

Ton fardeau pèse à ses épaules que tu ploies,

Tes asphodèles se fanent entre ses mains,

Tes chimères agonisent au pli des soies

Qu'elle traîne dans la cendre de tes chemins.

176 POÈMES, 18S7-1892

Tristesse ! mon Ame est sur tes pas ; Elle te suit le long du fleuve et de la haie De toute la hâte de ses pieds las. Le vent pleure dans Tarbraie Elle s'entrave dans sa robe et folle, hélas I Te tend les bras...

Tristesse ! mon Ame est sous ton aile.

Vous marchez côte à côte ainsi comme deux sœurs

Dont l'une plus faible chancelle

Et dont l'autre a de grandes douceurs

Pour la plus faible qu'elle couvre de son aile.

Tristesse ! mon Ame est dans ton ombre.

Mène-la si loin que le soir

Y soit grave et calme et le jour sombre,

]Mène-la si loin que l'Espoir

Ne l'atteigne du vol rose et noir

De ses ailes de gaze et de moire,

Mène-la hors de la mémoire

Vers les Sept Demeures de l'Ombre.

i

TEL qu'en songe 177

Qu'une main mène mes Douleurs

A la fontaine taciturne

D'une eau se sont joints leurs pleurs,

Mornes et graves, une à une,

Mon Ame avec ses pâles Sœurs I

Qu'ils aillent, ô mes Désespoirs, Parmi l'oubli du bois nocturne Suspendre aux arbres les plis noirs De leurs tuniques, une à une,

Plus en pièces de soirs en soirs,

lit je pencherai sur l'eau calme Ma face pâle et taciturne, Toutes mes peines et mes larmes Avec mes douleurs, une à une,

Qui sont les Sœurs de ma Fortune.

Poèmes ii

178

POÈMES, 1887-1892

YI

Si ton âme n*est pas, ô mon Ame, selon la viC;

Et si l'orgueil subsiste en tes songes du soir

Qui s'entêtent à quelque espoir,

Plutôt que de rester si tard à ta folie,

Songe à l'Eté, songe à l'Automne,

Souviens-toi des Mais brefs qu'Octobre prompt talonne

De tout le poids du vent sur les herbes courbées...

Oh ! va vers ta demeure pleurent les clepsydres

Muettes des heures tombées

Dont le silence pleure et vibre

A côté du sablier vide,

Oh va vers ta maison le vent a, dans l'ombre,

Ouvert la porte avec ses ongles...

0 Regret, ô Douceur, ô Sagesse ! Quel vieux Destin obscur à ce sort nous filie D'être ainsi que le veut la fatale détresse Qu'il faille que le soir succède à l'embellie

TEL qu'en songe 179

Des matins et que la liesse S'ensuive de mélancolie...

0 mon Ame te voici selon la vie.

VIÎ

L'Épée et l'Éventail, le Fard et le Bouquet, Un masque superpose un rire au pleur des faccS; Une chimère étrange en la soie aux rosaces Se mire dans l'ébène et le buis du parquet.

Qu'est-il donc de si lent à mourir et si pâle Dont tant de crépuscule encor n'ait eu raison Et qui, réfugié parmi la vieille opale, Y conserve la paix de l'antique Maison ?

0 folâtre folie enfin que s'attribue La nôtre, et l'éventail disperse au vent du soir Tout souci, là, comme un papillon rouge et noir Qui vole sur la coupe la Mort sera bue.

180 POÈMES, 1887-1892

VIII

0 Sœur! veux-tu vêtir tes âges et tes soirs Selon les vrais destins qui telle t'ont voulue Souriant en face des miroirs Ton silence ta paix enfin se constitue ?

Veux-tu vêtir tes soirs selon l'usage et l'ordre

Que t'ont signifié le silence et la pierre,

Selon la ruine et l'opprobre

Et la poussière

Et les songes féaux de la maison de pierre ?

Pour bien accouder ta Tristesse

A la haute fenêtre tes jours passeront

A voir la plaine et le vieux pont

Et les routes et la forêt et les ciels d'ouest

les soirs périront,

Vêts les glauques satins faux comme l'Espoir

luisent les plis en coupures de glaives,

Les satins nues semblables à des eaux claires

TEL qu'en songe 181

Parmi les grèves,

Menteurs de toute la fallace des miroirs,

Et les moires d'ongles griffées,

Et la soie

Qui frissonne comme la joie,

Et les brocarts croulant d'abondances et de trophées,

0 Sœur, vêts les durs Sorts les Destins te ploient

Selon tes songes, hélas! et selon la vie;

La honte seule envenime les soirs,

Un sourire est plus beau d'une face pâlie,

Et la Douleur est douce encor qui fut l'Espoir.

IX

Mon Ame, les voîs-tu venir?

Ce sont tes frères les Espoirs

Qui heurtaient à la porte au travers de la haie,

Les doux venants de l'aube gaie,

182

POÈMES, 1887-1893

Les fiancés de la Belle Dame de Tyr, Les favoris de la Dame folle et gaie Qui s'accoudait au balcon pour les voir Comme ils passaient par la roseraie Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir.

Mon Ame, les vois-tu venir?

Ce sont tes frères les Désirs

Avec leurs faces impérieuses et suppliantes

Et leurs guirlandes d'amaranthes

Et de soucis, et de riantes

Lèvres qui pleureraient vite

A quelque dur déni du destin obstiné;

Tu sais leurs regards jadis t'ont conduite,

Pauvre Ame, en qui le soir, comme une autre âme, est né.

Pauvre Ame, les vois-tu venir ?

Ce sont tes frères les Souvenirs ;

Ils marchent sur des feuilles mortes

Et portent des miroirs leurs faces pâles

Se confrontent à d'autres faces, les mêmes et plus pâles;

TEL qu'en songe 183

Ils savent tous les coins des vieux jardins et les ombres,

Et les clefs de toutes les portes,

Et Tâtre doux en reflet aux dalles,

Et la maison filiale d'aïeules graves,

Et d'autres qui teillaient le chanvre sur les portes.

Auprès de celles qui sont mortes.

Pauvre Ame, les vois-tu revenir

Espoirs, Désirs et Souvenirs,

Ces doux frères que te ramène

Une amertume bue à la même fontaine?

Vois, tous les soirs sont morts au large de la tour triste Qui plonge au marais noir ses murs que verdit l'eau. Ton diadème est lourd d'une antique améthyste Et tes cheveux d'or lisse échappent du bandeau; Et ta robe s'efface en chimères fanées.

Le vent qu'elles plus las te chante les Années,

Regarde, les voici qui viennent,

Une à une, les anciennes

Et du plus loin qu'il te souvienne,

t84 POÈMES, 1887-1892

Pauvre Ame,

Ombre de la Tour morne aux murs d'obsidiane I

Des faces graves sont au fond de nos Espoirs....

Graves sous l'or qui les couronne

De fleurons de flamme et de jaspes noirs,

Et leur regard évoque un songe des mains donnent

La main aux mains sûres et bonnes

De celui qui les va guider, le bel Espoir,

Vers nous, pour qu'en nos soirs

Rayonnent

Les douces faces à jamais sur nos Espoirs.

Des faces tristes sont au fond de notre joie...

Pour de guirlandes que s'ornent les cyprès.

Leur ombre est-elle moins triste sur les prés?

Si longtemps que le crépuscule atermoie,

Ne faut-il pas qu'il choie?

La Chimère qui grimpe .de ses griff'es aux fleurs des soies

TEL QU'E?^ songe IvSj

Retombe des plis déchirés,

Le sourire s'aggrave de soins invétérés

Et toute Douleur larmoie

Aux faces, hélas, de notre joie.

Des faces pâles sont au fond de nos passés...

Dans l'ombre

s'annulent des opales dépéries.

s'éteignent des rubis lassés;

Des songes pâles errent par la forêt de nos passés

Et pleurent aux sources taries

Qui ne mireraient plus leurs faces effacées,

Et les soirs aveugles aux pierreries

Ne savent plus ont passé

Les faces pâles de nos passés.

Des faces mortes sont au fond de nos silences...

De grandes ailes ont plané sur les eaux.

Le marbre et le basalte et l'ombre et le silence

Erigent, dans la Nuit, des tombeaux

la face sculptée au fronton du silence

Eternise sa vigilance

A revoir sa durée aux taciturnes eaux.

M.

486 POÈMES, 1887-1892

Quels beaux Espoirs dorment au fond de nos silences Près des Passés assis au seuil de leurs tombeaux I

XI

Par les chemins de ma tristesse il est venu

Avec le vent léger en sa chevelure,

Avec sa face de pâle aventure,

Il est venu,

11 était nu,

Et des fleurs tristes se fanaient à ses mains pures.

0 Voyageur qui reviens du fond de moi-même,

Tes pas ont foulé les grèves des mers mornes,

Tes pas lointains ont remué des feuilles mortes.

Tu as frappé à bien des portes,

Tu as compté bien des bornes;

Tes lèvres ont bu l'eau de mes fontaines ;

Tes lèvres sont blêmes

De leurs eaux mortes

tu te mirais à toi-même.

I

TEL qu'en songe 187

0 Voyageur qui reviens du fond de mon Songe,

Les oiseaux ont fui dans la forêt,

La licorne a cassé la longe -

Dont tu la menais;

Mes lacs se sont changés en marais

Et mes rosiers en cyprès;

La grotte merveilleuse est un antre de ronces

tu errais

Avec ton ombre.

Par les chemins de ma Tristesse, ô Revenu,

Avec ta face de pâle aventure

Et du sang à tes pieds nus,

Assieds-toi. Le soir est venu.

Voici le pain et le manteau de bure.

Et le silence tout s'endure

Comme si rien n'était survenu...

XII

Les bouquets sont fanés au fer des lances. Les rubans sont déteints à la poignée

188 POÈMES, 1887-1892

Des glaives clairs encor de victoires saignées En un val de silence, Par delà les Années...

Et le retour s'en vient, par le soir et les chemins,

En chevaux bronchant aux cailloux,

En mors ébroués aux vieilles mains,

En cuirasses saignant par le crible des trous,

En défilé triste par les chemins

Et les sentes en lacis,

Entre les blés et les semis.

Sous le vol sinistre des oiseaux de souci.

En cors se sont tus les grands souffles hautains,

Et le soleil est noir en les écus ternis.

Les bouquets sont fanés à la pointe des lances Et les pommeaux, ornés de rubans de vaillance, Heurtent la porte de la demeure du Silence;

Et sur le lent retour qui chevauche, un à un, L'ombre descend du vieux palais comme quelqu'un,

L'ombre du vieux Palais descend comme quelqu'un.

TEL qu'en songe 189

XIII

Del'antique tempête etdes soirs morts sur desmers mornes

Parlesroutes les bornes d'onyxmarquent les carrefours,

Des galops à travers les portes en arcades.

De la vigie au sommet des tours,

De l'orgueil ou de quelles amours

Es-tu revenu, et par quel décours

Des vieux Espoirs t'a ramené ta Fortune

Pour que ta lèvre ait tant d'amertume ?

Et quel Destin

Triste et hautain

Ploie à ton poing le vol d'un oiseau taciturne ?

Bel Oiseau!

Dis-nous pourquoi ses vêtements sont en lambeaux.

Tes jeux brûlent parmi ton plumage de fer,

L'escarboucle scintille à ton bec taciturne,

Tes griffes d'or empoignent sa chair.

Et quand tes ailes d'ombre ouvrent leur vol sur lui

Elles les couvrent d'une mvstérieuse nuit.

190 POÈMES, 1887-1892

Bel Oiseau, si tu ressembles à ses Songes

tout ton vaste vol immobile à jamais,

La tristesse s'augure à ton emblème sombre ;

Ne revoleras-tu vers l'antique forêt,

Vers les soirs de tempête et la mer et les dunes

Pour guider ses pas plus lents à l'aventure,

Et verra-t-on encor passer parmi la gloire.

Avec la claire épée et l'armure noire.

Le périlleux Errant dont le casque s'emplume

A son morne cimier d'un Oiseau taciturne ?

Mon Ame s* est songée, hélas, et jusqu en V ombre

Elle a suivi qui lui semblait être comme elle;

Selon quelque face fraternelle.

Selon quelque voix aux leurres de réponse,

Selon une ombre,

Elle a marché, parmi les roses et les ronces,

A travers la prairie éparse d'asphodèles.

Par la route, la sente et la grève.

Le long du fleuve, de la haie et de la mer,

Avec t Espoir et la Tristesse, tour à tour, et le Mensonge ^

TEL qu'en songe 101

Avec l'Orgueil aveugle et que mène la Honte, Elle a marché y

Pauvre âme taciturne et folle et lasse et prompte De s'être ainsi songée à suivre au loin son ombre.

O Vigilante,

Nulle face en l'écho ne t'a jamais souri^

Nulle fleur qui ne fut ton sang à tes pas n'a fleuri.

Nul soir qui ne fut ton âme n'a péri;

Tu ne sais rien dont déjà tu ne te souviennes,

Et les plus vieux chemins ne mènent pas ailleurs.

Par la joie ou les pleurs.

Qu'à toi-même,

O Vigilante 1

Laisse dormir en toi les taciturnes eaux ton songe penché se mire à ton silence; Le vent triste frissonne à ta robe en lambeaux. Ta robe déchirée à l'angle des tombeaux ; Sois silencieuse, o Vigilante, Éteins du pied la torche ou brûla ton orgueil. Et du feu qu'elle expire allume l'humble lampe. Et ne dépasse plus le seuil

192 POÈiMES, 1887-1892

De la maison l'âtre en cendre

Croule en décombre ;

Ferme la porte.

Et que la paix du soir apporte

Son ombre sur ton ombre!

LA GARDIENNE

Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine Stéphane Mallarmé

PERSONNAGES EMBLÉMATIQUES

LA GARDIENNE

LE MAÎTRE.

LES DEUX FRÈRES d'aRMES»

Une antique forêt, snr une colline, environne un vieux manoir en ruines parmi d'incultes jardins.

Un seuil de pierre exhausse une lourde porte disjointe et close.

Le Maître sort de l'un des sentiers de la forêt, soutenu par ses Frèies d'armes.

Le soleil décline derrière les arbres ; il effleure de jaunissantes cimes et les toits du Manoir.

194 POÈMES; 1887-1892

LE MAITRE

0 forêts, belles de solitaires automnes!

Mon enfance a tressé vos feuilles en couronnes

Et vous avez grandi sur l'oubli de mes pas,

Hélas !

Et vous avez vieilli d'aurores et d'automnes,

0 retour, ô tristesse, ô soir I

Comme les sentiers sont noirs

Qui mènent vers le vieux manoir ;

Les herbes et les fleurs sont mortes

Sous le feuillage des branches trop fortes,

La mousse ronge les écorces

Gomme la rouille les claires lames torses,

Comme le temps les beaux Espoirs.

0 tristesse, ô soir !

l'un des frères d'armes

Seigneur^ voici^ parmi les arbres.

Le vieux château que vous voulûtes

Revoir, à cette heure de fièvre et de larmes

vos glorieuses blessures saignaient sur vos armes.

1

m

TEL qu'en songe 195

Alors qu'en votre Ame,

Ainsi que des clairons se taisent à la flûte

D'un pâtre parmi son troupeau qui broute et bêle,

Des songes tressaillirent se renouvelle,

Avec ses soirs mornes et ses aubes belles,

Tout le passé muet que l'angoisse interpelle.

Voici le vieux château de ciment et de marbre,

En sa douceur d'abandonné,

Parmi le jardin sans arbres,

Et ses murs vétustés et frustes

Et les guirlandes du portail et les volutes.

LE MAITRE

Merci, au nom du seuil vous m'avez mené.

Le Passé, c'est le soir derrière la forêt

Et la mer par delà les plaines, les landes, les grèves;

C'est l'ombre l'oiseau disparaît

Qui saigna d'une flèche à l'aile.

Pour avoir plané sur les piques, les arcs et les glaives.

Merci, frères, vos pas m'ont rouvert la forêt

Et mon âme est rentrée en le lieu de ses rêves.

Il s'avance de quelques pas. Les Frères d'Armes le considèrent et alternent à mi-yoïx.

196 POÈMES, 1887-1892

L UN

L'Épée entre ses mains, hélas ! a lui. La torche

Hautaine n'éclairera plus le vaste porche

Du Palais que sa gloire à la gloire a construit.

l'autre

Et les soirs passeront aux faces des Années Et les Braves pleureront les aurores nées Après que le Héros a pris fin dans la nuit.

l'un

0 quel renom pourtant se relègue en l'oubli !

l'autre

Gonfalon dont le Temps roidira l'ample pli !

l'un

Lance haute que rouilleront la pluie et l'ombre 1

l'autre l.laive jusqu'à la garde entré dans le sol sombre I

TEL qu'eiV songe 197

ENSEMBLE

Voici que le Destin consulte le Destin,

LE MAITRE

qui se retourne vers eux.

Amis! mon soir en pleurs retourne à son matin. Ma faiblesse chancelle et s'étonne à survivre, La coupe d'or menteur avait le goût du cuivre Et si j'ai bu l'orgueil et son ivresse étrange : La honte ! et le breuvage triste de la gloire, Son amère fumée est morte en ma mémoire Et je me sens un autre, enfin, et l'heure change.

Il tire Tépée suspendue à son côté.

Allez, voici le Glaive illustre, et du pommeau la gemme oubliera la main qui l'a polie, Mon poing, dépris du soin de l'antique folie. Heurte, en ce soir de paix, la porte du tombeau.

Ouvre-toi, dur vantail que le Temps a scellé, 0 murs, ô salles, et toi, doux âtre, Luis pour le vagabond et pour l'inconsolé, Et sèche le manteau de l'errant et du pâtre.

198 POÈMES, 1887-1892

Porte où, le soir, nul n'ôtera la clé 1

Et que les passants pâles et les mendiantes

Abritent leur raisère sous ce toit

vient songer celui* dont les mains bataillantes

Renoncent à l'Epée et maudissent l'arroi;

Et ce glaive je vous le donne.

Adieu, Frères, priez que l'ombre me soit bonne,

Que mes mains qui, d'un geste, ont rué par les soirs

Le galop des chevaux aux moissons des terroirs,

Et qui haussèrent le pennon et dont l'anneau

Luit d'un rubis qui semble du sang mort dans l'eau,

Obtiennent le secours d'être à jamais oisives

Par l'ample ablution à des fontaines vives!

Que ces coupables mains, ô larmes, soient absoutes

Du crime de la lutte et de l'orgueil des joutes

Par les femmes en deuil qui pleurent sur les routes,

Par les morts oublieux qui dorment sous les voûtes.

Adieu, je vous salue au seuil de la paix calme, Au nom du vieux laurier amer et de la palme, Vous dont la Vie ardente était selon sa loi. Vous qui fûtes ce que je fus et mieux que moi,

TEL qu'en songe 199

Vous pour qui la forêt est de l'ombre ample et fraîche

Sans qu'un fantôme pâle à jamais vous y cherche,

Et qui ne cachiez pas, sous l'étofFe et l'armure,

Le regret mal fermé de quelque plaie obscure.

Et qui ne traîniez pas le poids desespéré

D'un lourd manteau de songe à demi déchiré.

Quand vos pas seront morts comme mourra ma voix,

Avec l'adieu suprême enfin qui vous conjure

D'oublier au départ les chemins de ce bois

Et le château désert mon âge se mure,

Il ne restera plus, de qui brandit le glaive

Injurieux parmi la plaine et sur la grève

ses pas au couchant saignent peut-être encor,

Qu'outre quelque renom qu'amoindrira la Mort,

Quelqu'un qui vient, un soir, vers le château qui tombe

Pierre à pierre ainsi que nos jours vont la tombe,

Voir s'il ne reste rien dans le Songe et la Nuit

De ce qui fut un autre et de ce qui fut lui,

Et confronter, au seuil que la ruine encombre,

Son Ame, face à face, hélas! avec son ombre.

Les Frères d'Armes disparaissent dans la forêt. Le vent du soir frissonne et à travers les arbres, au ciel un peu assombri auparavant, les derniers éclats du couchant rayonnent.

200 POÊxMES, 1887-1892

Le Silence a baisé mes lèvres pâles,

Des souffles passent sur mes mains *

Et le crépuscule se hâte De m'enfermer loin des chemins.

Voici le terme enfin et la suprême halte.

Ma blessure se ferme et pleure Sur ma chair que le sang effleure.

Le tragique passé se meurt avec le soir.

Lui qui marchait à mon côté,

Il m'a quitté.

Je ne sens plus sa main dans la mienne,

Je ne sais plus les routes il m'a conduit

Parmi l'orgueil, l'alarme et la lutte et le bruit;

Il m'a laissé pour que je revienne

Seul à la demeure ancienne

sa main avait pris la mienn

Un jour î

i

TEL qu'en songe 201

N'était-ce pas au printemps d'une année

Que je ne vis pas fanée?

Les roses montaient jusqu'à la pointe des tourelles^

Le jardin était fleuri selon mon âme,

Les colombes volaient autour des tourelles,

Et le retour des tourterelles

Etait si proche qu'elles roucoulaient dans mon âme,

Déjà, et que l'aurore et mon âme pâle

Etaient pleines de fleurs et d'ailes,

Les paons erraient parmi les bleus héliotropes Et rouaient leur gloire qui trône Et d'elle-même s'enveloppe,

Et je tressais des fleurs en couronnes,

En couronnes jamais fermées,

En guirlandes jamais finies,

Et mon amour brûlait en les mélancolies.

Gomme la jeune flamme à travers les fumées.

Ses mains enchantaient l'aurore autour d'Elle

Et j'étais auprès d'Elle

Et j'étais enchanté^

Elle était tellement à moi,

Poèmes 12

202 POÈMES, 1887-1892

Elle était tellement en moi, Que je la cherchais dans le silence, Que je la cherchais en Lrmant les yeux; Le tiède soleil ruisselait sur ses cheveux, Le matin rayonnait sur nos adolescences.

0 Dieu! alors un cri, de la plaine éblouie,

Monta parmi notre candeur évanouie,

Et sur un tertre en fleurs que foulait leur pied dur,

A travers le repos de l'heure et de l'azur

Et le songe sacré de paix et de silence,

Quatre Hérauts, debout à côté de la lance

Que chacun d'eux avait plantée auprès de soi.

Vêtus du lourd tabard luisent dans Torfroi

Les écailles de l'hydre et les dents de la guivre.

Sonnaient le buccal cri de leurs buccins de cuivre.

Et l'armée autour d'eux couvrait la plaine en fleurs*

Armures d'argent clair l'art des émailleurs Avait gemmé de claires gouttes de rosée. Casques s'éployaient, l'aile haute ou brisée, De grandes aigles en leurs plumages de fer, Glaives éblouissants et tors comme l'éclair.

TEL qu'en songe 203

Tout l'appareil brutal de sang et de victoire

Et les chevaux et leurs caparaçons de moire,

Les poings durs qu'emmaillent d'acier les gantelets,

Les torses amples et bombant les corselets,

Et des faces d'orgueil qu'empourprent des colères

la huée éclate au cuir des jugulaires,

Et le cuivre et la soie et l'airain et les ors,

Et les pennons oscillant au souffle des cors.

Cavalcade farouche et dont le bruit dur sonne,

Derrière qui nul blé, hélas! ne se moissonne,

Toute la horde lourde et le pas cuirassé

Au travers de mon songe en criant ont passé I

Et fol enfant, avec les colombes fleuries

Et les paons éperdus à travers les prairies.

Loin de l'Amie en pleurs qui m'avait pris les maîns.

J'ai suivi, sur leurs pas qui heurtaient les chemins,

Le prestige casqué des fausses Destinées,

Jusqu'au soir voici, vers les tours ruinées

Et vers la maison vide et le jardin désert,

Que mon âme revient des hontes de la chair;

Et sur les jours passés, assis à l'âtre en cendre,

Toute l'ombre mon soir s'efî'ace va descendre.

Mourez, ô visions, dont l'erreur se dénude l

204 POÈMES, 1887-1892

Dans la plaine, les clairons de l'armée qui se disperse sonnent.

Et lu hurles encor, jusqu'en ma solitude,

Cri tenace, brutal appel répudié,

Mensonge de toute ma tristesse oublié I

Parmi la ronce ardente et l'ortie et l'épine,

Comme un chien accroupi au bas de la colline

Qui lèche les talons et qui mordrait les mains,

Tu pleures tristement à l'angle des chemins.

Et ta plainte, l'orgueil comme une bave écume,

Ne trouble plus ma vie en proie à l'amertume

D'avoir tu voulais suivi ta sonnerie.

Et mon manteau de deuil couvre ma chair meurtrie.

Les clairons sonnent et diminuent.

Et je vous hais, clairons farouches, dont l'accord Retentit longuement dans mon songe la Mort S'accoude pour dormir à côté du Silence ; Je vous maudis, éclairs du glaive et de la lance Soirs de gloire arrachés à des vaincus amers. Et froides nuits sous les étoiles près des mers, Et toi, stupide Orgueil, en qui salue un hôte La Colère, debout avec sa torche haute. Marches rudes le long des fleuves et des bois. Mains sanglantes qu'on lave à la source je bois

TEL qu'en songe 205

Et blessure empourprant la fontaine je pleure, D'avoir, hélas! selon la maîtrise de l'heure Mêlé ma face pâle à ces faces d'orgueil Insultant quelque veuve assise sur le seuil Qui voue au noir Destin mon nom qu'elle injurie.

Et je vous hais, pennons, pour cette allégorie Que secouait le vent du soir, ample en vos pans, Hampe s'accroche l'ongle des griffons rampants, Et votre saut cabré, licornes pommelées Dont l'emblème emportait, à travers les mêlées, Ceux dont l'âme, pareille aux bêtes du blason. Les regardait surgir au ciel de l'horison leurs griffes luisaient dans le vol de leurs ailes 1 Armures que le trou des blessures mortelles Hérissa d'un faisceau de flèches et de traits, Triste apparat et vaine emphase tu riais. Soleil! comme au miroir des cuirasses saillies Hors du lourd manteau noir de mes mélancolies Dont le lambeau demeure aux branches du passé Le long de la forêt nous avons passé. Taciturne, et songeant qu'à travers le bois sombre Mon Ame me suivait peut-être comme une ombre,

13.

206 POÈMES, 1887-1892

jpidèle à la douceur reniée et mêlant 'Des larmes au cri dur du combat turbulent, Avec ces douces mains pour les chairs entamées Qu'ont les femmes en pleurs qui suivent les armées.

Le couchant est éteint. Crépuscule,

Reçois-moi, ô manoir, pauvre d'abandon,

Ouvre ta porte comme un pardon,

Sois celle qui n'est plus et celui que je suis,

Que ta ruine croule, pierre à pierre, sur ma détresse,

0 salle vide soit mon hôtesse,

0 toit, que nulle étoile ne luise sur mes nuitsl

Je suis le désastre et le deuil

Qui s'agenouillent sur le seuil.

0 douce oubliée, si dans les soirs tu pleurais sur la terrasse, tu pleurais devant ton miroir, tu pleuras seule et lasse,

Si tes lèvres ne m'ont pas maudit de toutle reproche de leurpâ!eur, Si tes tristesses m'ont pardonné de toute la bonté de leur douleur, Si ta bouche ne fut pas aride de m'avoir appelé en vain,

TEL qu'en songe 207

Si tes yeux ne furent point implacables d'avoir pleuré,

Si mon souvenir te fut doux

De toute la peine endurée,

Si l'ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calmc;

Si ceux qui t'ont ensevelie (peut-être) ont dit:

Qu'elle est belle et douce dans la mort

Et pardonnante dans la mort,

Oh! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,

Je suis celui qui prie et qui pleure.

Il frappe à la porte.

LA GARDIENNE

à demi dans l'ombre et voilée.

Toi qui heurtes au nom du passé

Et de toute ta misère

Revenue à jamais sur tes pas effacés

Du fond de l'avenlure amère,

0 toi dont l'orgueil est faussé

Par les griffes de la chimère,

Entre !

Pauvre Ame 1 quel laurier ombrage enfin ton soîr Las de ce morne ébat qui trompa ton espoir ;

208 POÈMES, 1887-1892

La torche

Éclaire-t-elle la route ton pied s'écorche! Quelle face viens-tu mirer à mes miroirs ? L'escorte de ta gloire hennit-elle au porche?

Quel trophée éclatant de songes et d'épées

Viens-tu dans l'ombre appendre au faste enfin des murs ?

Quel ruissellement de médailles frappées

En mémoire de magnifiques équipées

S'amoncelle-t-il sur les pavés durs ?

Non, rien que ta pâleur,

Et tes blessures et ta solitude et tes pleurs,

Et le doute, aux échos multipliés vers l'ombre,

D'un nom vaste à jamais de rumeurs et de larmes.

Et l'orgueil qui s'exalte au choc des armes,

En toute l'Ame

Et se repent quand l'œuvre est faite et le ciel sombre,

Dis, qu'as-tu retrouvé des fleurs de notre joie Au jardin dévasté ?

Sous quelle couronne voit-on que ta tête ploie ? Quel vent de gloire a donc venté

TEL qu'en songe 209

Pour que ton manteau en loques déploie

Son pli ensanglanté?

Quels soleils éclatants ont lui

Pour que tes cheveux soient presque blancs dans la Nuil ?

Entrai

J'aime ton regard qui ne s'étonne

Que je sois là;

Comme étaient nos printemps voici que nos automnes

Se retrouvent encore ainsi que nous voilà.

Les vains soirs ont saigné jusqu'en l'ombre, ô Passant, D'orgueil triste, d'augustes gloires et de sang Et qui, parti d'un songe au songe tu reviens, A travers l'erreur vaine et les torts anciens. Marchais avec ton ombre attachée à tes pas Sur la route infinie tu peinais, hélas !

N'étais-je point toujours près de toi, moi, ton Ame?

J'étais ton ombre au soleil, le fantôme

Qui montait des feux dans la flamme.

Quand ta gloire campait sur le désastre des royaumes,

210 POÈMES, 1887-1892

J'étais dans les regards que la misère affame, Dans la tristesse de ceux qu'on acclame, Mes mains ont soigné tes blessures bénies, Et c'était moi que voyaient tes agonies.

Elle se recule idns l'ombra.

Je t'ouvre le château de songe et de sagesse le seuil ruiné disjoint la porte haute, Et, si l'âtre allumé chauffe mal ta détresse, Pense à tes jours perdus et pleures-en la faute.

Si dans la forêt triste le vent rôde et peine, Les arbres, un à un, s'effeuillent aux ruisseaux, Songe que c'est l'Automne la vendange est vaine A ceux qui, dès l'aurore, ont quitté les travaux.

Je t'attends sur le seuil le soir est plus sombre Que tout le crépuscule ta douleur frissonne ; La demeure j'accueille est la maison de l'ombre. Et mon visage est grave en face de l'automne,

Comme à l'heure jadis, dans le jardin en fleurs, Ton âme tressaillit aux gloires devinées,

TEL qu'en songe 211

J'ai le même conseil et les mêmes pâleurs Qu'alors que j'implorais tes fausses Destinées.

Je suis la même encor, si ton Ame est la même Que celle que l'Espoir aventurait au pli De sa bannière haute, et je reste l'Emblème Du passé qui persiste à travers ton oubli.

Viens, je t'ouvre la porte, et si ton âme est vieille De tant de soins perdus à son âpre folie, Ne reproche qu'à toi le peu qu'à notre treille Vendangeront ta faute et ta mélancolie.

Que mon silence enfin soit ma seule réponse.

Si ma table de hêtre est frugale en festin.

Ma demeure s'accorde à celui qui renonce

Et qui remet ses mains aux mains de son Destin.

QUELQU'UN SONGE D'HEURES ET D'ANNÉES

Il passe des cortèges d'heures oubliées Francis Vielé-Geiffiw

J'ai fleuri l'ombre de fleurs pâles

Et, du plafond jusques aux dalles,

J'ai drapé les murs à longs plis

De la couleur des jours perdus et des soirs morts

mes songes palis,

En ombres plus pâles.

Au travers de la trame apparaissent encor

Avec leur geste pur tremble une fleur d'or.

Dans le silence du vieux et mélancolique logis. De salle en salle et d'heure en heurCy Erre, sourit et pleure

TEL qu'en songe 213

Le Souvenir avec sa face de jadis

Et ses sandales

Muettes comme auprès de quelqu'un qui dort ;

Sa lampe d'argent clair oit brûle une huile d'or

Illumine le geste vigilant de ses mains paies

Au front des Oublis

Qui, les yeux clos et les lèvres fermées.

En leurs cendreuses robes qu'agrafent des camées

Accoudent leur sommeil aux bras des vieilles stalles.

Et mon âme habite le morne lo":is

Oii, du plafond jusques aux dalles^

Descendent aux murs les longs plis

De la couleur des jours perdus et des soirs morts.

Les fenêtres, hélas, sont toutes vers le Nord.

Et l'horizon est de ciel, de routes et d'eaux^

Oh! que mes songes m'emmènent encor.

Comme jadis.

Le long des routes et des eaux;

Que mes songes me guident encor

Du geste de leur main oii tremblait la fleur d'or;

PoÈuus 13

214 POÈMES, 1887-1892

La pluie est douce, au crépuscule, sur la soie

Du manteau brodé d'anémones;

La pluie est douce sur les mains d'aumônes

De la pâle Amie qui s'apitoie,

Au crépuscule, sans qu'on la voie,

Sur les plus vieilles mendiantes de la forêt et les étonne

Par son sourire plus doux que son manteau de soie.

La pluie est douce et mouille les vieilles bures.

Et les loques et la peau dure

De la couleur des feuilles mortes,

Et le fagot de hêtre est lourd, et les socques

Des pauvres pieds sont tenaces aux feuilles mortes.

Et la sente boueuse est obscure

Qui mène vers le seuil des portes

Aux chaumières, là-bas, parmi les cultures.

La pluie est douce sur toute la forêt et sur les plaines. L'obole tinte aux plis des robes de laine

TEL qu'en songb 215

Et luît aux vieilles mains lourdes d'aumônes ;

Les falots éclairent la souche et la pierre et les bornes,

Et vacillent en l'eau des fontaines,

Et les pas lourds et monotones

S'en vont en écrasant les faînes.

Elle a donné l'obole et le manteau fleuri. Ils sont passés et elle a souri...

II

Au bois des frênes nous avons pleuré.

Etait-ce d'avoir quitté les bruyères

nous avions erré,

Et les collines et les prés,

Et les sentiers selon la courbe des rivières.

Etait-ce à cause de vieux hivers

Et de tant d'hiers

nous avions pleuré?

Au bois des frênes nous fûmes ceux-là

Qui songent si longtemps que l'ombre les étonne

216 POÈMES, 1887-1892

Du jour bref qu'ils ont vécu là;

Les Etés à mi-voix incantent les Automnes;

Les rires ont pour écho les hélas;

Ivres d'être la vie et d'amour monotone.

Quels seront les demains de qui furent ceux-là?

Au bois des frênes le songe est pleuré,

La vie est morte et l'ombre est hier,

L'Espoir est d'avoir espéré,

Le songe de vivre est erré;

Le gué du ruisseau disparaît, pierre à pierre,

Le soir est pâle comme une face de misère.

Le bois des frênes doux sous la pluie a pleuré.

III

Amour! tes pampres frais noués aux thyrses frêles, Tes oiseaux familiers au grain de tes corbeilles. Et tes flûtes entre tes ifs et tes tombeaux. Et ta face, parmi le ciel, et dans les eaux

^EL qu'en songe 21'

Mirée éperdument taciturne et trop pâle Du soupçon d'un destin écrit dans une opale, Et, parfois, patiente ou rieuse^ selon D'autres sorts devinés au-ssi de bciiheur long Dans le béryl magique ou le diamant calme.

Le vent vaste et l'automne ont passé sur cette âme Et, malgré la main tiède à son bois défleuri, Le thyrse inefficace et stérile a péri.

Orgueil! ta torche haute a brûlé jusqu'en l'ombre Dans la salle déserte s'allongea ton ombre, Et sa flamme, empourprant le poing qui la brandit Et dont l'étreinte opiniâtre se roidit Autour du tison tors sa force est crispée Comme au thyrse jadis délaissé pour l'épée, De tout l'éclat dont elle éblouit les miroirs Sur le morne pavé n'étend qu'un geste noirl

218 POÈMES, 1887-1893

IV

C'est l'Heure triste avec la face d'un de mes songes,

Et le pas grave de mes douleurs,

Et mes mains de jadis lentes de pâles fleurs,

Et c'est mon ombre,

Et mes jours et mes soirs, hier, et leurs pâleurs

Avec la face de mes songes.

De la maison de ma vie,

Là-bas, parmi le vent et les arbres, là-bas

mon âme a vécu ce qui ne s'oublie

Et dont on ne se souvient pas.

L'heure triste est venue, oubliée et pâlie

De tant de feuilles mortes sous ses pas

Par les sentiers perdus, hélas ! à qui l'oublie.

Avec ce qu'elle était lorsque je fus son hôte Dans la vieille demeure de vie Et comme elle était lorsque s'en vint une autre Qu'une autre a suivie,

TEL qu'en songe 219

\

Telle que je l'ai vue alors fac^. à face Et déjà lasse

D'être celle qui est et passe^ D'être celle qui a passé.

Au seuil de la maison d*outre-vîe Le vent ferme la porte du passé.

L'Heure filtre en la chambre basse

Son sablier le sable décroît et se tasse.

Et le nom qu^elle écrit sur la cendre le vent refface.

Du fond de la mémoire et de l'inespéré

Tes pas viennent d'hier et ta face de l'ombre,

Et les fleurs que tu tiens fleurirent aux vieux jours

De mon âme et de ses soirs courts

tu riais si pâle avant d'avoir pleuré,

0 mon Ombre,

Toi l'heure de l'un de mes jours

Avec la face de mes songes.

220 POÈMES, 1887-1892

Elle saigne loir, des mains miséricordieuses

Cette chair pâle à qui sourit l'Enfant blessé

Que la vit ruisseler parmi les fleurs joyeuses

La sienne! que des caresses insidieuses

Blessèrent quand il a passé.

Bénirent quand il fut blessé

Par les mains déjà miséricordieuses.

Elle pleure loin des hiers

Cette Douleur au regard grave

Et lourd des jours et du temps amer,

Ces yeux qui savent

La blessure enfantine de la chair

Et le mal plus grave

Des songes pâles,

Elle pleure, cette Douleur, sur les grèves de la Mer.

Elle songe, cette Tristesse, et l'heure est morne Du foir s'est perdu son pas dans la forêt, Et rheure est morte

TEL qu'en songe 221

Comme Elle errait,

D'arbre en arbre, parmi les fruits d'or et de cendre,

Toujours plus lente

Jusqu'à s'être perdue au fond de la forêt,

Elle dort enfin sous la Nuit miséricordieuse,

La pâle face, hélas ! qui fut l'Enfant blessé

Parmi les fleurs joyeuses,

Celle qui fut le lourd regard lassé

De douleurs graves et sérieuses,

Celle qui fut morose et curieuse

Et qui est pâle encor d'avoir vécu et taciturne

D'un vieux passé de pleur, de songe et d'amertume.

VI

Le soir chôme en la trêve, au seuil des rouets doux...

Le site est rude à peine encore de vieux houx Attestant que la terre antique fut cruelle A la douceur naïve en quête de l'agnelle,

13«

222 POÈMES, 1887-1892

A cette Ame qui fut si folle en le Bois noir Et se reconnaît mal au tranquille miroir d'elle son passé s'exile et la recule Les moissons mûres sous le tiède crépuscule, Les vergers lourds déjà du déclin de l'Été, Tout ce qu'il semble à notre songe avo'." été, Ce lent chemin entre des arbres et le fleuve, Et comme cet écorce, hélas! une chair neuve Avant la vie et l'aventure et l'ombre et l'an Et le silence en pleurs sur ^e seuil vigilant.

VII

Les belles eaux et les ombrages et les portiques Dont gisent les débris parmi les mauves Doucereuses et mélancoliques, Les belles eaux et les ombrages lourds aux roses Qui s'étiolent à l'ombre des troncs antiques. Les belles eaux Doucereuses et mélancoliques A mon Destin

TEL qu'en songe 223

Mirent en elles le décembre et le déclin Des ombrages et des portique?

Un vent faible erre d'arbre en arbre ;

Ton songe va de soir en soir,

Un oiseau chante d'arbre en ar])re

Jusques au soir.

Tes désirs sont passés avec le temps des roses.

Ta Tristesse s'accorde à la pâleur des mauves.

Le Bel Espoir

A ployé ses ailes de marbre,

Et le ciel noir

Pleure en larmes d'ombre sur sa face de marbre.

I, 0 songeur du vieux songe qui, d'âme en âme, ÉS'échange et passe De mains en mains et d'âge en âge, 'Cendre ou flamme,

Toi le même dont tes Désirs s'exaltaient de pourpres roses. Toi le même dont taTristesse se couronne depâles mauves, Te voici face à face, enfin, avec ton soir l'Espoir

Qui devant toi marcha sur le sable Est muet à jamais en sa face de marbre...

224 POÈMES, 1887-1892

VIII

Voici plus lents tes pas et tes maîns plus prudentes

Et ton sourire est doux comme d'avoir pleuré,

Et voici que, près de toi, avec leurs lampes,

Les unes faibles et vacillantes,

Les autres l'huile patiente a duré,

Marchent les Heures sages etles folles, promptes ou lentes,

Selon qu'en a souri ton Désir ou pleuré.

Le crépuscule est clair tu vas avec elles.

Le sentier est étroit tu vas auprès d'elles,

Les fleurs que tu frôles sont pâles

Et les fleurs que parfois tu cueilles sur le sable

Ont un parfum amer et doux et tu vas, pâle,

Et tu chancelles

Entre les Folles et les Sages.

Te voici seule enfin loin d'elles et des lampes,

Seule en le bois tu entres

Plus pâle parmi l'ombre et plus lente...

i

TEL qu'en songe 225

Et la clef d'or scintille entre tes mains prudentes.

IX

Je sonore aux autres...

"O

Qu'est-iladvenu de leurs soirs, là-bas, dans l'ombre, là-bas

Qu'est-il advenu de leurs pas ?

De sa face hautaine ou de son âme haute,

De l'orgueil d'un ou du rire d'un autre ?

les ont menés le malheur ou la faute ?

Qu'est-il advenu d'eux, dans leurs soirs, là-bas,

De leur douleur, de leur tristesse, de la vôtre,

Vous l'un de ceux-là et vous l'autre,

Qu'est-il advenu de vos pas ?

J'entends des flèches dans le vent

Et des larmes dans le silence,

Qu'est-il de vos destins dans les couchers en sang?

Au fond des mornes ciels de cendres et de vent,

Votre face s est-elle vue à la fontaine,

226 POÈMES, 1887-1892

Eaux sans jouvence,

Ton s'apparaît à soi-même.

On heurte là-bas à des portes

Et j'entends qu'on mendie au coin des carrefours;

Mon soir est inquiet de vos jours;

J'entends des voix basses et des voix fortes

Celle qui prie et qui gourmande, et tour à tour,

Comme vivantes et comme mortes

Au fond des jours,

A-t-il trouvé la clef, a-t-il ouvert la porte, Joie ou Douleur, qui fut l'hôtesse ?

S'il est advenu de leurs soirs Ce qui advint de leurs espoirs...

Que la Nuit vienne sur nos soirs I

TEL qu'en songe 227

X

Ma Tristesse eût pleuré ton Destin taciturne Qui s'accouda longtemps en face du beau soir A la fontaine les étoiles, une à une, Ont lui dans l'eau morose n'a pas bu l'EspoiP.

Le jardin a fleuri jusques à tes mains pures Son silence, sa joie et sa sérénité, Et ton geste écarta comme des impostures Ces délices pour toi qui n'auront pas été.

Devant le songe au loin de tes ans monotones, Les doux Printemps sont nés, insipides et courts. Et les grands vents par qui succombent les Automnes Ont effeuillé les bois et défleuri les jours.

Ton Destin a compté ses heures, une à une. Ma Tristesse, sa Sœur, n'a pas pleuré sur lui. 0 Toi qui pour passer les fleuves taciturnes Ne portes pas de fleurs et marches vers la NuitI

228 POÈMES, 1887-1892

XI

Les fruits du passé, mûrs d'ombre et de songe,

En leur écorce jutent des coulures d'or,

Pendent et tombent,

Un à un et un encor.

Dans le verger de songe et d'ombre.

Le crépuscule doux décline et se ravive

Parfois d'un soleil pâle à travers les arbres,

Et l'heure arrive

Où, un à un, arbre par arbre.

Le vent touche les beaux fruits qui oscillent

Et heurtent leurs tièdes ors pâles

Et tremblent encor

Quand le vent a passé et que l'ombre est tranquille,

Et tombent, un à un et un encor.

La Tristesse a mûri ses fruits d'ombre

Aux doux vergers de notre songe

le passé sommeille, tressaille et se rendort.

TEL qu'en songe 229

Au bruit de ses fruits mûrs qui tombent, A travers l'oubli dans la mort, Un à un et un encor.

XII

Au bord de tes silencieuses eaux, Mémoire,

tu penches ta face et la tienne, Tristesse!

Vous vous tenez comme les deux Sœurs de ma vie.

L'une pâle et l'autre pâlie

De tout ce que sait l'une et que l'autre n'oublie,

Et l'eau silencieuse se voit la Mémoire

Lui montre son visage auprès du tien, Tristesse I

Tendez vos pâles mains sur l'eau qui les reflète

Vers celui qui s'en vient à vous de l'autre rive;

Ses yeux ont pleuré le souci de vivre,

Ses pas ont marché l'épreuve d'être,

Les fruits de son Désir tombaientpourris des branches mortes,

Les fleurs de son Orgueil séchaient en ses mains viles,

La clef de sa Science n'ouvrait plus le secret des portes .

230 POÈMES, 1887-1892

Il a pleuré le souci de vivre.

Il a marché la honte d'être,

Et le voici qui vient à vous de l'autre rive;

Tendez vers lui vos mains sur l'eau qui les reflète.

Vous qui teniez jadis les fleurs de mes Années,

D'accord avec mes Destinées,

Et les clefs de mon Espoir

En vos belles belles mains, ô Mémoire,

Et toi, Tristesse, qui songez comme deux Sœurs

Auprès de l'eau vous aviez jeté la clef et les fleurs

De mes plus belles Destinées,

Laissez-m'y voir, hélas ! penché sur son mirage.

Le taciturne aspect mon sort s'envisage.

XIII

Un doux visage m'a souri

De ses belles lèvres incertaines;

O douce âme, je sais les routes tu mènes î

Et comme elle passait son visage a souri

TEL qu'en songe 231

Et l'heure à son geste a fleuri

Avec l'emblème

D'un lys frêle qui tremble à ses mains incertaines.

Le temps triste a fleuri ses heures en fleurs mortes, L'An qui passe a jauni ses jours en feuilles sèches, L'Aube pâle s'est vue à des eaux mornes Et les faces du soir ont saigné sous les flèches Du vent mystérieux qui rit et qui sanglote.

Le doux visage reparut enfin.

Tristesse taciturne à ses lèvres certaines,

Entre les arbres, sur le chemis...

O douce âme, te voici pour que tu m'emmènes

Et le silence et l'heure ont fleuri son Destin

Avec l'emblème

D'un beau lys qui se brise entre ses mains certaines.

232 POÈMES, 1887-1892

Dans la haute salle, simple et grave, oîi ma mémoire

S'accoude et songe pour toujours.

Dans la salle de marbres et de miroirs

Ou son image se répercute comme au fond des Jour s ,

En silence, avec sa robe rose et noire.

Avec sa face pâle sous ses cheveux lourds.

C'est la Mémoire,

Sœur de mes Jours et de mes soirs.

Sur une table d'ébène, voici, hautain.

Pur et svelte et triste comme un malencontreux et beau Destin,

Un vase incrusté de mortes opales anciennes

Parmi le gel d'eau terne du vieil étain

Que mire la table d'ébène.

Le métal semble mort autour des pierres mortes;

Les opales s'enfoncent parmi V étain

Et l'arabesque oscille autour des pierres mortes.

Dans le vase qui se mire au fond de l'ébcne,

Voicij hautaine

Sur sa tige frêle et faible, une fleur

TEL qu'en songe 233

Mélancolique, rigide, épanouie et pâle»

O Pouleur,

Est-ce toi, cette fleur?

Et bien que nul ne marche dans la salle

Autour de la table d'ébène

Et que rien ne passe au dehors.

Et qu aucune main ne frappe à la porte.

Et que les opales soient mortes.

Sur la table, et jusques au fond des miroirs morts,

La fleur triste en le vase de terne étain,

La fleur emblématique d'un soucieux Destin,

La fleur tremble.,.

Et dans la haute salle plus grave, ma Mémoire

S'accoude et songe et semble.

Parmi les marbres et les miroirs

Plus triste en sa robe rose et noire

Plus pâle sous ses cheveux lourds

Et plus seule, là, pour toujours.

LA DEMEURE

Tout s'est tu. Le soleil s'abîme et disparaît, Josû-.Maria du Hukkdia

0 Demeure,

La chimère accroupie à ton foyer désert,

Parmi les cendres et parmi les fleurs de fer,

Est morte, et nulle flamme à présent ne la tord

D'un vivace sursaut en ses écailles d'or

Et ses ailes d'airain ne battent plus dans l'ombre.

0 Demeure,

L'Horloge de cuivre, d'ébène et de cristal.

Lourde aux cariatides du piédestal,

Ne marque plus le Temps d'hier ou d'aujourd'hui

De ses poids montait le Jour après la Nuit

Selon que la lumière avait l'âge de l'ombre.

TEL qu'en songe 235

0 Demeure,

Tout est mort et toi-même autour de mon Destin Qui veille pour jamais d'accord à l'âtre éteint le bois confronta ses cendres à mon songe, Et mon loisir stérile, encore, se prolonge Pierre à pierre, d'ouïr le bruit de ton décombre Qui choit du mur inerte et du plafond lassé Et dont un autre écho croule dans mon passé.

0 Demeure,

Ma Tristesse sanglote aux marches de ton seuil;

Mon Orgueil

Taciturne s'accoude auprès de ton foyer;

Le visage de ma Colère s'est ployé

Et cache en son manteau sa honte qu'elle pleure,

Et mon Ame, ce soir, est seule en la Demeure.

Que l'antique maison soit douce au dévoyé

Pour qui les vieux chemins n'ont plus de but vers l'ombre.

Que d'aubes ont blanchi tes fenêtres !

Les crépus|cules gris comme tes vieilles pierres

236 POÈMES, 1887-1892

Ont bercé le sommeil de tes ans solitaires. Que soit bonne ta paix à l'âge de ton Maître.

Les soleils de l'Été t'ont rongée et l'effort

Du large vent d'automne en peine vers le Nord

A ruisselé de pluie à tes larmiers, ô douce,

encor.

Avec tes pierres et tes tuiles et tes mousses,

toujours,

Malgré l'Ombre et la Nuit et le Temps et les Jours,

Avec ta haute porte ouverte sur la route.

Les pas sont morts sur le chemin comme en mon âme

S'est tu l'âpre tumulte en fête des vieux jours :

L'amble égal, les galops lourds,

Le geste secouant l'Epée et l'Oriflamme,

La lance et son éclair, la torche et sa flamme,

Le chariot tenace à l'ornière m

Et la litière '

Laissant traîner les franges d'or de ses velours

Jusques en l'herbe et la poussière.

Tout est mort, tout est éteint, tout a passé avec les Jours

Et la route est déserle et tu veilles toujours,

I

TEL qu'en songe 237

O Demeure,

Sur la route et le fleuve triste qui la longe.

Les voiles étaient belles au vent et dociles, Les barques lentes naviguaient entre les îles Et la proue y frôlait des fleurs en passant... Les pavillons traînaient en des remous de moire Et les haleurs courbés qui chantaient en halant Pas à pas côtoyaient dans l'eau leur ombre noire.

Puis le Passeur, un jour, délaissa l'eau guéable; Le fleuve maintenant s'est perdu dans les sables...

Garde-moi des passants du fleuve et de la route,

Garde-moi des passants de l'aurore et du soir;

Que nulle main ne heurte plus à ton heurtoir,

0 Porte !

Que nulle voix ne parle sous ta voûte,

0 Salle !

Que nul regard n'interroge ta cendre,

0 Foyer !

Je sais le songe noir que la Passante apporte

Et le bruit de son pas sur le seuil et la dalle.

238 POÈaiES, 1887-1892

Maison sur qui la Nuit encore va descendre. Garde mon âme, hélas, des Passantes de l'Ombre!

Ce fut, un soir, au temps des plus vieilles Années mon Ame sentait venir ses Destinées.

C'était un soir au fond des tragiques Années.

Le soleil mourait sur les forêts vastes et mornes, Le soleil entrait dans l'ombre des forêts Et j'errais,

Gomme en un songe violent et morne, Parmi toute la nuit des antiques forêts; J'errais, parmi des soirs de songe et de colère, Loin du seuil grave de la maison tutélaire. Au cri des cornes et des cors, Eperdument rué à travers des essors De grands oiseaux battant des ailes sous les flèches ! Un sang tiède pleuvait dans les fontaines fraîches Et les ronces griffaient ma course et dans ma nuit Quelque chose de mystérieux avait fui Dont la blancheur saignait en pourpre dans l'aurore;

TEL qu'en songe 239

Le vent prestigieux était pour moi sonore De chocs vastes et clairs de lances et d'épées... La faulx semblait saigner parmi les fleurs coupées Au geste du faucheur que je voyais du seuil, De l'aube jusqu'au soir stérile à mon orgueil, Travailler dans la plaine et s'asseoir sur la route; Le vent criait vers moi la horde et la déroute Et j'écoutais, debout dans l'ombre, taciturne A tout ce qui séjourne au fond du crépuscule, Si, par delà le large fleuve et ses eaux noires, Les buccins, dans le vent, des antiques Victoires N'allaient pas, à travers le soir qui les endort, Sonner jusqu'en mon songe aux lèvres de la Mort!

Ce fut un soir au temps des tragiques années, Elle vint avec mes Destinéesl

La hache avec l'épée en trophée au vieux mur Croisait son tranchant clair à sa lame éclatante, Et mon Désir était obscur En mon Ame vigilante.

Mes rêves suff'oquaient de courroux et de haine, J'étais l'adolescent qui pense au glaive nu

240 POÈMES, 1887-1892

Gomme à la nudité d'une dame hautaine;

J*étais celui pour qui l'inconnu

A des faces en sang parmi des jeux d'épées,

Celui à qui, parmi ses rêves, le Destin

Parle à l'oreille avec des voix d'or et d'airain

Et qu'il accueillera de Fortunes drapées

Du pli qui se bossue à des pommeaux d'épées.

Un amas de colère était en toi, . , .

0 mon Ame,

Quand, Passante au visage de femme.

Elle vint à travers mon Songe jusqu'à toi.

Sur les marches du seuil, debout avec sa torche, Elle vint, et son cheval hennissait au porche Creusant le sol du bout de son sabot de fer; Elle entra dans mon songe à sa venue ouvert, Suscitatrice enfin apparue au décombre, Elle la prodigieuse Errante de l'ombre I Et de l'éclat révélateur de son flambeau Toute mon âme tressaillit comme un tombeau Dont on ouvre la porte à quelque approche ardente. Toute mon âme tressaillit, torche éclatante,

TEL qu'en songe 241

A ta lueur qui, en face de mon Destin, Projetait au pavé, du haut d'un poing hautain, L'ombre de la Passante et de la Parvenue I

L'éclair d'un glaive était pareil à sa peau nue,

Le geste de sa main était victorieux,

Son pas avait l'orgueil du triomphe, ses yeux

La couleur des beaux ciels que pleure à leur aurore

L'angoisse des blessés qui veulent vivre encore;

Sa stature imposait à ses robes guerrières

Les plus glorieux plis des antiques bannières,

Et la pointe de son beau sein adolescent

Etait comme gemmé d'une goutte de sang;

Ses lourds cheveux dont ses tempes étaient voilées

Semblaient avoir flotté jadis sur les mêlées

A tout le vent épars de toutes les colères.

Et vers Elle, comme vers Celle qui libère.

Mystérieuse, venue et déjà haïe.

Mes Désirs tressaillaient en mon âme envahie

Et dressaient, hors du songe dormit leur couvée,

L'arrogance de l'aile et la griÉfe levée.

Alors, avec son geste dur et son silence, De sa main lourde encor du chef jadis coupé,

14.

242 POÈMES, 1887-1892

Au mur luisait ton trophée, ô Violence î ;

Mystérieux et clair comme un jour qui se lève I

Elle m'a désigné, pour la suivre, le glaive.

fi

Elle m'a désigné le glaive et j'ai frappé. î

Des soirs après des soirs ont passé sur mon âme \ Et des soirs et des soirs ont vieilli sur ma face . 1

A marcher dans un songe violent et morne, '

A travers le fer et la flamme, '

De soirs en soirs, et sans que la Gloire fût lasse -

De fuir devant mon songe obstiné sur sa trace, ^

Jusques au jour enfin qu'à bout du songe morne "- Je me suis senti triste et j'ai pleuré

D'avoir erré '

Parmi tout ce tumulte et toute cette honte, i

Et j'ai lavé le sang tenace à ma main prompte, i

Agenouillé, plus bas de toute ma hauteur, \

A l'eau du fleuve pur et purificateur '

Et j'ai jeté mon glaive à l'onde qui passait j

Ainsi que s'en allait cette âme qui ne sait i

Plus rien de toute sa colère misérable. '

Le fleuve maintenant s'est perdu dans les sables i Et les chemins pour moi n'ont plus de but vers l'ombre... |

TEL qu'en songe 243

0 Demeure,

Tu sais mon âme faible et tous ses mauvais songes Et les pas qui vers moi proviennent de la Nuit Et qu'une autre survient sitôt qu'une autre fuit.

Hélas ! garde ma paix des Passantes de l'ombre.

Elle vint aussi vers le soir

Avec le visage doux et pâle de l'Espoir 1

Elle m'a dit le songe doux des lents Etés,

Le rêve d'être deux parmi toute la vie,

La joie autre que toute joie et qui sourie,

Les caresses simples comme des chastetés

Et l'aube toujours blanche et le ciel toujours clair.

Elle m'a dit le songe étrange de l'amour;

La torpeur oublieuse et le réveil amer

Du sommeil dormi parmi la cheA'^elure,

Le visage méchant parmi la chevelure

Et la Luxure,

Bestiale et fauve.

Nouant avec un rire et nue un lacs de roses

Au cou du Sphinx qui veille au chevet de l'Amour.

244 POÈMES, 1887-1892

C'était le soir,

Des larmes ruisselèrent sur le visage de l'Espoir.

A la coupe tendue à mon désir avide

J'ai bu l'ivresse ardente s'empourpra mon songe;

C'était comme un pays misérable et spl^^ndide,

Les cygnes d'Amathonte et les roses de Gnide,

Des bois le vent berce aux cyprès des colombes,

Et des faces mirant leurs délices en pleurs

A des lacs pâles parmi de hautes fleurs

Sous des ciels corrodés d'un couchant qui s'oxyde.

Ce fut un soir

Que vint à mon foyer s'asseoir

L'Amour avec la figure de l'Espoir;

Et j'ai jeté la coupe, hélas, comme le fer!

Gardez-moi de la gloire et de l'amour amer.

... D'autres vinrent encor au soir des autres temps.

Une entre autres qui me dit : Prends !

Ses froides mains laissaient, tenaces et maigries,

Une à une tomber des pierreries ^

TEL qu'en songe 245

Et comme je rampais à terre pour les prendre Ma honte ramassa du sable et de la cendre.

Tous les songes de l'ombre ont passé sur mon âr:ic

Et chacun avec une face de mon Désir,

S'est dressé, tour à tour, sur le seuil de ma porte,

Tentateur, à son tour, de mon morne loisir;

Et dès que j'eus saisi le glaive, elle était morte

La colère éblouie en qui je fus coupable

D'un geste furieux de mon bras vers la Gloire;

Le songe de l'Amour fut doux et misérable;

La coupe s'est brisée à la dalle

l'Orgueil a courbé son slupide déboire

Sur lapierrerie illusoire.

Qui viendrait maintenant de l'ombre à ma Triste; -lo, Seule sœur qui convienne à l'âtre éteint?

Les Passantes d'un soir ont fait place à rilulesse

0 Demeure,

La Chimère accroupie à ton foyer désert,

Parmi les cendres et parmi les fleurs de fer,

246 POÈMES, 1887-1892

Est morte avec l'Horloge et comme mon Destin, Et mon âme ce soir est seule en la Demeure Habitée à jamais d'un songe taciturne,

Que tes pierres, hélas! s'écroulent une à une, De'soirs en soirs,

Et que la Nuit séjourne à jamais taciturne, Muette et pour toujours en deuil du passé noir Sans qu'à tout son silence encore ne déroge Aucun sursaut de la Chimère ou de l'Horloge, Et sans que puisse rien, du repos qu'il se songe, Distraire mon Destin d'avoir l'âge de l'Ombre 1

QUELQU'UN SONGE D'OMBRE ET D'OUBLI

I

Voici des flèches d'or a pointes d'êmeraude.

C'est l'Espoir qui t'offre le carquois.

Les échos du passé t'appelent par sa voix.

Dans l'ombre ils te tendront, un à un, des roses

Et le baiser nu de leurs lèvres chaudes

Si tu viens avec lui, côte à côte.

Chasser les oiseaux d'or qui dorment dans le bois

O bel en soi dormant,

O toi qui dors!

Voici la clef d'argent des jardins de la Vie, Si ta Tristesse y hasarde ses pas. Tu trouveras

248 POÈMES, 1887-1892

Des eaux à jamais endormies

Pour y mirer ta face à leur accalmie,

Et pour tes pas.

Des chemins en accord à leur mélancoliCf

En entrelacs

Entre des cyprès noirs en ombres sur ta vie.

Voici la rame enfin de la barque du songe. Voici le masque pour la fête du mensonge. Voici le manteau noir et la robe de lin

Et la sandale ou le cothurne,

Sceptre royal, tliyrse, bâton de pèlerin.

L'amphore ou l'urne,

La torche que le vent darde ou envenime

En langues d'hydre de flamme vive^

Et le cor la gloire chante haut.

Et le glaive dont ma main heurte du pommeau

Ta haute porte

Pour réveiller ton âme morte

Qui vit encor,

O bel en soi qui songe, ô bel en soi qui dort.

TEL qu'en songe 249

I

J'ai vu fleurir ce soir des roses à ta main; Ta main pourtant est vide et semble inanimée; Je t'écoute comme marcher sur le chemin; Et tu es pourtant et la porte est fermée.

J'entends ta voix, mon frère, et tu ne parles pas; L'horloge sonne une heure étrange que j'entends Venir et vibrer jusques à moi de là-bas... L'heure qui sonne est une heure d'un autre temps.

Elle n'a pas sonné, ici, dans la tristesse. Il me semble l'entendre ailleurs et dans ta joie, Et plus l'obscurité de la chambre est épaisse, Mieux il me semble qu'en la clarté je te voie.

L'ombre scelle d'un doigt les lèvres du silence; Je vois fleurir des fleurs de roses à ta main. Et par delà ta vie autre et comme d'avance De grands soleils mourir derrière ton Destin.

POEMES.

tft

250 POÈMES, 1887-1892

II

Il n'est plus rien de tout cela qui fut mon heure,

Ma Tristesse et mon Jour, ma Joie et mon Année;

Il n'y a pas une fontaine qui pleure

Au bout d'aucune allée

En face des fenêtres de ma demeure

Dont la façade est close et la porte scellée,

Et sur nul cadran mort une aiguille obstinée

Ne marque d'heure.

Le Triton d'or croupit en bronze dans l'eau noire,

La mousse engaine les statues,

L'écho se paralyse aux voix qui se sont tues,

Le livre se confond en grimoire.

Les vivants deviennent des ombres,

Les roses ont refleuri noires,

Le passé dort sous ses décombres.

Le souvenir s'effeuille et la tristesse est nue

Et tu marcherais comme dans ma mémoire.

TEL qu'en songe 251

Aucune fontaine ne pleure

Au bout d'aucune allée.

Ma Vie, donc es-tu allée ?

Ta face s'apparaît voilée,

Il n'est plus rien de tout cela qui fut ton heure

Et tu es morte et tu es née,

Ma Vie avec ta Destinée.

I

III

L'Ile de ma Mémoire au lac clair de mes songes Mire les tristes fleurs de ses rives dans l'eau, Et la terre nourrit l'or moite des oronges Et les roses en sang dont son automne est beau.

Les hauts arbres jaunis enfeuillent la fontaine nul visage enfin ne se rencontre plus, Face pâle, s'y voir sa tristesse hautaine. Ni masque y accroupir son sourire camus,

Le thyrse sans feuillage y gît près de Tépée ; Tan buis se fend, ô flûte, et ton ivoire, ô cor;

252 POÈMES, 1887-1892

La palme est sèche^ hélas! et la grappe est coupée; Le Chevalier n'est plus et le Satyre est mort,

L'Ile basse s'enfonce au lac de ma mémoire, Avec l'urne païenne et l'antique tombeau, Et l'ombre appesantit son poids expiatoire Sur ce qui dort en paix sous le marbre de l'eau.

IV

Encore une fois ton sourire,

Ma Vie, et tes mains pâles et les roses

Que tu respires

En bouquet clair à tes mains pâles, et tes hautes

Grâces de passante parmi les roses,

Qui pourrait les pleurer et qui sait les sourire.

Encore une fois tes mains dans les miennes, Tes lèvres sur mes lèvres qui les craignent Et t* grave douceur assise à mon côtéj Q.ue ta voix de loin me revienne

TEL qu'en songe 253

Double de l'écho que nous avons été,

L'un pour l'autre, en quelque soir de vieil été

Qui pleure maintenant de nos passés qui saignent.

Et puis va-t'en avec tes fleurs, va-t'en

Avec tes sourires et tes pleurs et tes mains

saigne en roses mortes le bouquet du Temps

Et tes pieds nus qui s'en vinrent par les chemins,

Va-t'en

Avec tes masques gais ou hautains

D'automnes et de printemps,

Viens et va-t-en

Que je dorme à jamais en ma mort, ô Morte,

Le songe clair de tes thyrses et de tes torches!

Il est un port

Avec des eaux d'huiles, de moires et d'or

Et des quais de marbre le long des bassins calmes,

Si calmes

Qu'on voit sur le fond qui s'ensable

15.

254 POÈMES, 1887-1892

Passer des poissons d'ombre et d'or

Parmi les algues,

Et la proue à jamais y mire dans l'eau stable

La Tête qui l'orne et s'endort

Au bruit du vent qui pousse sur les dalles

Du quai de marbre

Des poussières de sable d'or.

Il est un port.

Le silence y somnole entre des quais de songe,

Le passé en algues s'allonge

Aux oscillations lentes des poissons d'or;

Le souvenir s'ensable d'oubli et l'ombre

Du soir est toute tiède du jour mort.

Qu'il soit un port

l'orgueil à la proue y dorme en l'eau qui dort!

VI

Mes soirs se sont voulus tels dès l'aube, et voici Tout le secret de mes mains graves sur l'épée;

TEL qu'en songe 255

Et mes pas n'eurent d'autre sens que d'être ici;

Et le souci

De rester seul par le silence et par l'épée,

Qui m'a fait marcher comme une ombre

Sous l'arc de fête ouvert en portail sur la gloire

Ou sous l'arceau brisé qui s'écroule en décombres^

A travers l'aube claire ou la nuit noire,

Ce dur souci

De par lequel je suis ici,

Seul encore et le même encore et toujours tel,

Moi le mortel,

Fut si beau que je me sens pur de l'avoir eu

Jusqu'au soir à moi-même je suis venu.

J'ai dédié ma Vie à cette solitude

Dont mon âme a gardé en elle l'attitude;

Les jours m'ont parlé comme à d'autres,

A l'oreille de leurs voix fausses,

La Sirène a chanté et l'Hydre aussi fut d'or

En la fange pour moi aussi de mes chemins.

Et j'ai des croix en sang mes amours sont morts

Et les Satyres roux qui m'ont léché les mains

M'ont offert à mon tour des flûtes et des fruits.

Mais tout a fui...

256 POÈMES, 1887-1892

Et mon âge a vécu le droit d'être son soir Et d'être seul avec soi-même pour miroir.

VII

Adjoins le Sceptre inefficace Au glaive qui, sur le panneau ton ombre passe et repasse, Oscille au poids de son pommeau.

Une main d'ivoire qu'ocelle Un lycophtalme pour chaton Se crispe encor d'une querelle Au sommet du royal bâton.

La hampe tremble quand tu marches Au choc de la lame qui luit Et l'ombre s'accroupit aux marches Par l'on descend dans la Nuit.

Ton songe est en cendres dans l'urud Que garde le double attribut

TEL qu'en songe 257

Qui t'a fait tel que taciturne De coupes tu n'aurais bu.

Que ton ombre passe et repasse Sur l'ébène nu du panneau... Le miroir est inefficace Aux faces que fait le tombeau.

Les flèches d'or n'ont pas rayé l'ébène grave

De la porte obstinée les tira l'Espoir^

Une à une, d'un geste fol et grave.

De Vaube au soir.

Et les oiseaux chanteurs qui volaient d'arbre en arbre

Au crépuscule ont fui loin du Bois morne et noir,

La clef qui s^est tordue au cœur de la serrure A'<z pas ouvert le doux jardin de fleurs et d'eau La rame n'aida pas le vent dans la voilure. Les roses n'ont pas baisé le pan du manteau. Le masque n'a pas ri tu eusses pleuré Peut-être derrière la face de sa joie;

258 POÈMES, 1887-1892

Savais^Je que ton silence fût sacré.

Que le bâton ne tenterait pas ta voie.

Que le thyrse en ta main ne refleurirait pas,

Que le sceptre n''y serait pas.

Que le cor ne t'éveillerait pas,

Quil n était plus d'échos en toi au heurt du glaive?

Dors donc et rêve

Ton songe pour toujours, S dormeur pale, o frère

Que le silence accoude à jamais solitaire

En face de quelque miroir d'ébène et d'or

Debout devant ton âme au fond du Temps,

Dors, 6 songeur, songe 6 dormant,

O bel en soi qui songe, 6 bel en soi qui dort.

I

DISCOURS ExN FACE DE LA NUIT

Parce que c'est le soir et que mes pieds sont nus D'avoir marché longtemps et d'être revenus, Je parlerai, debout et du fond de mon songe. Comme quelqu'un qui n'est plus et se resonge En soi-même, non point ce qu'il n'a pas été Au fantôme de chair que sa vie a hanté, Mais ainsi qu'il fut tel en soi devant soi seul, Je parlerai, dans l'attitude du linceul Que tisse le passé autour de la stature Du passant funéraire et hautain sous sa bure se mêlent les fils du Temps et de la Nuit, Je parlerai étant à cette heure celui

260

POEMES, 1887-1892

Devant qui le silence a haussé son miroir Et que la solitude orne du manteau noir,

0 magnifique et sépulcral, voici le seuil

Dominateur et les trois marches de l'orgueil

Qui sont de bronze, de basalte et de porphyre.

Là, taciturne avec le geste de se dire,

Mon Destin se retourne en face du passé

Vers l'ombre où, dans l'écho, mon pas s'est effacé

Comme aux herbes des prés, comme au sable des plaines,

Avec l'aube qui rit aux larmes des fontaines,

Avec le soir qui pleure au rire des ruisseaux.

Je suis celui qui jette une pierre dans l'eau, Je suis celui qui parle au bout de l'avenue, Je peux cueillir enfin, digne de mes mains nues, La fleur d'or qui disjoint les dalles du silence, Et n'ayant plus l'épée et n'ayant plus la lance, Ni l'arc courbe ou la flèche droite, ni le cri Qui, dans la forêt sombre et le bois fleurit A côté de la ronce, hélas ! la rose en sang. Suscitent, sous les pas dangereux du passant. Le froncement du mufle ou le croc de la face. N'ayant plus que la voix mélancolique et basse

TEL qu'en SONGE 2G1

De quelqu'un qui n'est plus là-bas- mais se souvient

Du pays monstrueux et morne d'où il vient,

Je parlerai, debout en face du passé,

Et, dans son ombre grave et lourde s'est tassé

L'aspect enfin des lieux par s'en vint mon âme,

J'éveillerai les yeux de cendres ou de flammes

Qui luisent tout au fond de sa tragique nuit

Et dont le reflet mort sur mes songes a lui,

Jusqu'à ce que la pluie eût lavé ma mémoire

A travers qui courut le vent expiatoire,

Et je verrai peut-être encor, dans la forêt

Qui faite de ténèbre et de rêve apparaît

En chacun au déclin de chaque crépuscule.

Le Centaure cabré qui hennit et recule

Devant rH3^dre irascible au flair de ses naseaux

Parmi la boue obèse et les sveltes roseaux

Que cassent, pour les joindre en flûtes maléfiques

s'échange, répond, alterne et se réplique

Une voix qui ricane à la voix qui glapit,

Le Satyre équivoque et le Faune accroupi.

Mais non ! de ma hautaine et solitaire emphase Pourquoi troubler encor la honte de la vase Que ma tristesse sèche en ses ternes marais,

16

262 POÈMES, 1887-1892

Pourquoi provoquer l'ombre et l'antique forêt A faire vers mes pieds ramper la basse ordure Du bestiaire mon passé se configure En emblèmes, hélas I qui, par la griffe et l'aile, Montrent obscurément que ma vie était telle, Et par l'ongle et le croc, le sabot et la dent, Attestent mon désir avoir été, pendant Des jours, hélas I des nuits, hélas! avoir été Leur semblable de ruse et de stupidité.

Vous viendriez du fond des antres à mon seuil, Que vous vous butteriez aux marches de l'orgueil je songe du haut de moi-même, ce soir. Je ne sais même pas si je pourrais vous voir Mordre ou lécher, écumes, larves, ô décombres, Le pan de mon manteau ou le bout de mon ombre, Car voici qu'une étoile à l'occident a lui Et vous tous n'êtes déjà plus que de la Nuit.

La porte va rouler sur les doubles gonds d'or Et fermer son sommeil de bronze qui s'endort Sur celui qui voulait parler et qui s'est tu A jamais parce que son songe l'a vêtu

TEL qu'en songe ^ 263

D'un manteau de silence et de la robe noire De l'oubli, dont le pli fatidique se moire D'un reflet d'au delà du Styx et du Léthé, Parce qu'il n'est plus rien de ce qu'il a été.

Accueille donc, ô Mort, la palme que j'apporte,

Et puisses-tu sculpter au fronton delà porte

Un masque bestial qui ne sourira pas

Ni de ses lèvres mornes ni de ses yeux las,

Et viendront hennir longuement, face à face,

Un à un, anxieux du masque qui s'eÊface,

Du masque fraternel qui les trouble aujourd'hui,

Les Centaures cabrés en fuite dans la Nuit.

LA MAIN TENTEE

Toute la main s*appuîe oîsîve sur la table Dont le marbre miroite en apparence d'eau semble la Nuit même et son ciel véritable,

La SYelte main se crispe et son geste est si beau D'un désir sans contact qui l'énervé qu'on songe A de tels doigts la clé, la palme ou le flambeau.

L'onyx des ongles purs sur le marbre s'allonge Vers une verrerie ample et debout en la Spirale d'un serpent qui l'entoure et la ronge.

TEL qu'en songe 265

Le Temps pernicieux de son aile fêla

La panse obèse et grave, et le col qui s'écorne

Fusèle son cristal qu'une dent morcela.

Quel philtre énigmatique, acariâtre et morne, Corrode, expiatoire en ce vase^ ou votif, La tige du bouquet qui le surmonte et l'orne?

Tiges à qui surcroît un feuillage naïf, L'Amour avec la Mort en sa fleur rose ou noire; S'allégorise aussi de romarin ou d'if.

La main s'est détendue inerte. Tout se moire; Le marbre est plus profond de son obscurité. Le Vivant, plus hautain du haut de quelque gloire.

Qui reposa enfin avec sécurité

De par son abstinence et par sa lassitude

Son geste sur la table la fleur l'a tenté,

Le Vivant, patisfait avec la solitude

Jusqu'à ne boire au vase le serpent se tord,

Semble être dans la Nuit l'exemple et l'attitude

D'un Frère intérieur que tu n'es pas encor.

i6.

TABLE

POEMES ANCIENS ET ROMANESQUES

PIIÉLUDE , 7

LA VIGILB DES GRÈVES 13

LE FOL AUTOMNE , 30

LE SALUT A l'ÉTRANGÈRE , 43

MOTIFS DE LÉGENDE ET DE MELANCOLIE 53

SCÈNES AU CRÉPUSCULE 78

LE SONGE DE LA FORET 94

ÉPILOGUE 115

TEL QU'EN SONGE

EXERGUE 121

l'arrivée 125

l'alérion 130

quelqu'un SONGE d'AUBE ET d'oMBRE 142

LE SEUIL 154

270

TABLB

quelqu'un songe de soir et d'espoir 169

LA GARDIENNE jgo

quelqu'un songe d'heures et d'années 212

LA DEMEURE. . » ^ 234

quelqu'un songe d'ombre ET d'oubli 247

DISCOURS en face DE LA NUIT 259

TA MAIN TENTÉE .,,,.. 264

Poitiers. ~ Iinprim.'rie BLAiS et ROY, 7, rue Victor-Hugo, 7.

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