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PORTRAITS

LITTÉRAIRES.

Coibeil, typ. et stér. de fitÉTÉ.

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PORTRAITS

LITTÉRAIRES

PAR GUSTAVE PLANCHE

TROISIÈME ÉDITION.

CHENIER. A SAIME-BEIVE

BENJAMIN CONSTANT. T PROSPER MÉRIMÉE.

LAMARTINE. VICTOR HUGO. JULES SANDEAl. PONSARD

ALFRED DE VIGNY. CASIMIR DELAVIGNE.

■- L'ABBÉ PREVOST, i! EUGÈNE SCRIBE.

1- Xi-

PARIS

V'

CHARPENTIER , LIBRAIRE-ÉDITEUR ,

17, RUE DE LILLE, FAUBOURG SAINT-GERMAIN.

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ANDRÉ CHÉNlEli.

On a dit que le nom d'André Ciienier étaii pro- mis à la gloire^ et ce mot a passé de boiiclio on bouche comme l'expression concise d'une idée vraie. La lecture attentive des œuvres d'André Chénier, loin de confirmer l'opinion aujourd'hui accréditée, assigne à l"aateur de V Aveugle et de la Jeune Captive un rang glorieux et irrévocable^ Bien que ses poëmes que nous connaissons soient peu nombreux, ils sont empreints d'une telle beauté, d'une si harmonieuse élégance, que l'ad- miration ne les abandonnera jamais. Toutefois il convient d'ajouter que cette admiration ne se transformera pas en popularité; car le talent d'André Chénier, exclusivement consacré à la pu- reté de la forme, n'excite aucune sympathie chez les esprits qui n'ont pas fait de la poésie une étude assidue. Les sentiments qu'il exprime sont gêné-

1

2 POUTRAITS LITTERAIRES.

raleiiient vrais ; mais comme ils ne se distinguent ni par l'animation, ni par la nonveauté, comme c'est à la forme surtout quils doivent leur valeur et leur charme, il n'est guère probable que la foule consente à reconnaître et à proclamer un pareil mérite; pour le comprendre, pour l'apprécier dignement, il lui faudrait se résigner à des études préliminaires. André Chénier s'adresse donc prin- cipalement aux hommes lettrés; mais l'opinion unanime de ses admirateurs voit en lui un poëte du premier ordre.

La naissance et l'éducation d'André Chénier s'accordent merveilleusement avec les œuvres qu'il nous a laissées; sa mère était grecque, d'une beauté remarquable, et d'un esprit ingénieux; son père était consul de France à Constantinople. André, troisième fils de la famille, fut amené de bonne heure en France, et resta jusqu'à 1 "âge de neuf ans confié aux soins d'une tante qui habitait le Languedoc. Après avoir nourri son enfance de promenades, de rêveries et de liberté, il entra au collège de Navarre, et s'y distingua bientôt par son application. 4 seize ans, il lisait familièrement Ho- mère et Sophocle : il avait retrouvé par l'étude la patrie de sa mère. A vingt ans il eniua comme sous-lieutenant dans le régiment d'Angoumois, en garnison à Strasbourg; mais bientôt, las de l'oisi^ veté, il revint à Paris pour reprendre ses études et continuer, sans maître et sans guide, la lecture

ANDRE CHENIER. 3

des modèles sur lesquels il voulait se former. Levé avant le jour, il n'avait d'autre ambition que de parcourir le cercle entier de la science humaine^ et semblait croire qu'il ne fût pas permis d'aborder la poésie sans ce noviciat encyclopédique. Il n'avait pas mesuré ses forces : l'étude compromit sa santé; et les frères Trudaine, liés avec lui d'une étroite amitié, l'emmenèrent en Suisse pour le soustraire aux dangers d'un travail excessif. Il avait consigné les différents épisodes de ce voyage dans quelques notes confuses; mais sa famille, par une discrétion jalouse, a refusé de les publier. Pour notre part, nous regrettons de ne pas les connaître, car lors même qu'elles n'offriraient au- cune ordonnance, qu'elles ne contiendraient au- cune description précise des lieux parcourus par André Chénier, ce ne serait pas une raison pour les dédaigner. Il serait curieux d'étudier dans les notes confidentielles du voyageur les germes qui, plus tard, se sont épanouis en idylles, en élégies. Les œuvres que nous possédons forment tout au plus le tiers des manuscrits que l'auteur avait achevés; et peut-être le voyage en Suisse d'André Chénier a-t-il servi à préparer des œuvres ignorées. Il manquerait alors à ces notes un complément important, le poème dont elles auraient fourni les éléments. Toutefois nous pensons que cette lecture ne serait pas sans profit, car il serait possible d'y découvrir la manière dont André Chénier envisa-

4 rORTRAlTS LITTERAIRES.

gcait la nature. 11 a chanté la Grèce qu'il ne con- naissait que par les livres ; nous voudrions savoir conuiient il comprenait le paysage de la Suisse^ comment il associait la n-alité placée sous ses yeux à la réalité qui lui était révélée par les livres. C'est pourquoi ces notcs^ confuses ou précises^ présen- teraient au lecteur un intérêt certain.

Revenu en France, André Cliénier interrompit bientôt, pour la seconde fois, les études qu'il ve- nait à peine de reprendre. 11 partit pour l'Angle- terre avec le comte de La Luzerne, nommé am- bassadeur. A Londres, il connut l'isolement dans toute son amertume^ et il nous a laissé un éloquent témoignage de sa tristesse. Il a tracé, en quelques pages d'un style négligé, mais poignant, le tableau de ses soufirances. Enfin, en 1790, à l'âge de vingt- huit ans, il revint se tLxer à Paris; et sans doute il se fut voué sans relâche au culte de la poésie, s'il n'eût pensé qu'il devait à son pays autre chose que la gloire. Il abandonna sans hésitation, mais non sans regret, la langue harmonieuse qu'il avait si laborieusement étudiée_, pour s'engager dans la discussion des intérêts publics. Associé à MM. de Pange, à Roucher, il combattit tour à tourtes éga- rements de la démocratie et de la cour,. Il serait aujourd'hui difficile de reconnaître et de rassem- bler tout ce qu'il a écrit sur la lutte et les espé- rances des partis. Mais VAvis aux Français offre un ensemble assez développé pour nous permettre

ANDRE CHEMER. 5

(le caractériser les vues politiques d'André Clié- nier. En lisant cette brochure,, respire à chaque ligne un amour sincère du bien public^ il est im- possible de ne pas voir que l'auteur se fie trop à l'excellence de ses sentiments, et qu'il ne s'est pas préparé par des études suffisantes à la solution des problèmes qu'il discute : il veut le bien^ il es- père, il appelle de ses vœux la conciliation des partis; mais il exprime confusément ses vœux et ses espérances ;i il marche au hasîird, sans aucun plan arrêté. A chaque instant il revient sur ses pas, et il semble oublier la déduction de ses idées pour s'abandonner à des plaintes vertueuses, mais inutiles. Je ne parle pas du style de cette brochure, qui est loin d'égaler en correction les vers de l'au- teur ; mais, à ne considérer que la pensée prise en elle-même, il est impossible de ne pas reconnaître que l'intention qui a dicté VAvis aux Français est plus louable que l'avis lui-même, car cet avis se réduit à prêcher la paix; et si c'est l'œuvre d'un philanthrope, assurément ce n'est pas celle d'un publiciste. La lettre adressée par Louis XVI à la Convention trois jours avant sa mort, et ré- digée par André Ghénier, politiquement jugée, vaut mieux que VAvis aux Français, car elle est à la fois précise dans son but et dans son expres- sion, empreinte de résignation et do dignité. Le roi condamné demande à ses juges l'appel au peuple, et il accepte la mort comme un juste clià-

G PORTRAITS LITTERAIRES.

timentdeses fautes^ dans le cas les nouveaux juges auxquels il se confie^ réunis en assemblées primaires, ne casseraient pas la condamnation prononcée contre lui. Cette lettre demeura inutile, et il était facile de le prévoir; mais du moins elle n'était ni humiliante pour le condamné ni inju- rieuse pour les juges; elle exprimait noblement les seules pensées que Louis XVI put faire entendre.

Le 7 thermidor 1794, x\ndré Chénier expiait sur l'échafimd la lettre qu'il avait rédigée pour Louis XVL

Il est facile de surprendre les transformations laborieuses que le poëte a volontairement impo- sées à son talent. Dans les quelques années qu'il a pu donner au développement et à l'expression de ses pensées, il n'a rien négligé pour atteindre la perfection. La valeur très-inégale des œuvres qu'il nous a laissées doit être pour les hommes studieux un sujet d'encouragement et d'émulation; car il y a entre la pièce adressée au peintre David sur le Serment du jeu de paume et les élégies à Camille un intervalle immense, tel qu'il a fallu, pour le franchir, un travail opiniâtre. Envisagée sous ce point de vue, la lecture d'André Chénier est à la fois un exemple et un conseil ; et lors même que l'auteur de la Jeune captive ne serait pas le pré- curseur de la nouvelle école poétique dans toutes les questions qui se rattachent à la forme propre- ment dite, au déplacement de la césure, à l'en-

ANDRE CHENIER. 7

jambement^ à la richesse de la rime; lors même que ses œuvres publiées_, pour la première fois en 1819, c'est-à-dire vingt-six ans après la mort de Fauteur, ne seraient pas la préface naturelle du mouvement littéraire accompli sous la restaura- tion, il serait encore utile de les relire souvent, pour apprendre comment la volonté peut assouplir la parole et faire d'un esprit inexpérimenté un poëte consommé. Assurément le serment du jeu de paume offrait à André Chénier un thème riche en développements de toute sorte. Depuis Témotion patriotique , depuis l'orgueil du triomphe jusqu'à l'espérance d'un avenir pacifique et glorieux, l'au- teur avait à parcourir une route vivante et variée. Mais la première condition d'une pareille entre- prise était d'accepter franchement le sujet et de ne pas chercher à l'esquiver. Cet épisode, si po- puiau'e et si justement admiré de la révolution française, ne pouvait se prêter aux allusions my- tliologiques; toutes les ruses de la diction devaient échouer contre la nature même de cet épisode, si le poëte tentait de l'encadrer dans les souvenirs de l'antiquité grecque. Cependant André Chénier, plein de la lecture des poètes antiques, n'a pas craint de tenter ce qui, sans doute, quelques an- nées plus tard, lui eût semblé contraire aux lois du goût et de la raison. Au lieu de célébrer le cou- rage civil, et d'associer au simple récit d'une ré- sistance héroïque les sentiments éveillés dans son

8 PORTRAITS LIITERAIHES.

Unie par le souvenir du serment qu'il voulait chan- ter^ il semble s'être efforcé d'eftaceria couleur de son sujet. II parle de Délos et de Latone, d'Apol- lon et de Diane^ comme si l'histoire n'était pas cent fois })lus éloquente et plus riche en émotions que toutes ces comparaisons lointaines et labo- rieuses. Si le rapprochement était indiqué avec brièveté, je ne le blâmerais pas, et même j'insis- terais sur l'ingénieuse opposition des deux termes que le poëte a choisis; encadré dans une multitude de rapprochements du même ordre, je ne puis Taccepter, et je déclare en toute franchise, malgré la vive admiration que je professe pour André Chénier, qu'il me paraît avoir complètement mé- connu le genre d'images qui convenait au serment rlu jeu de paume.

Le rhythme de cette pièce échappe à toute dé- finition : c'est un mélange singulier de mesures diverses, et ce mélange est conçu de telle sorte que l'œil et l'oreille sont à chaque instant déroutés, A proprement parler, il n'y a ni strophes, ni stan- ces ; seulement la pièce est divisée en morceaux de dix-neuf vers, et, sans les chiffres qui marquent cette division, le lecteur ne saurait faire une pause. Mieux vaudrait assurément l'ampleur mo- notone de l'alexandrin que ce perpétuel change- ment de mesure qui ne réussit pas à se régulari- ser en se répétant vingt-deux fois ; car l'alexandrin, malgré son uniformité apparente, peut, entre h s

ANDRE CHEMER. 9

mains d'un porte habile, s'assouplir et se varier. Mais dès que l'auteur tentait autre chose que le récit du serment^ le sujet sendjlait naturellement appeler la strophe pindarique; car jamais aucune des victoires célébrées par le lyrique ïhébain, ne s'offrit sous un aspect plus digne et plus majes- tueux. La strophe était la forme naturelle et né- cessaire qu'André Chénier devait adopter. S'il se fût arrêté à ce dernier parti, je suis sur qu'il eut rencontré la clarté , et que toute la pièce eut été inondée d'une lumière j)ure et abondante. Telle qu'elle est, l'obscurité n'est pas son seul dé- faut, mais c'est assurément le plus évident de tous. A travers les nombreuses ambages du rhythme indéfinissable que l'auteur a choisi, l'esprit trébu- che à chaque pas et ne sait finit, commence la pensée de l'auteur. Arrivé au deux centième vers, le lecteur n'est pas plus avancé qu'au pre- mier; car jusqu'à la fin de la pièce, c'est pour lui une nécessité de renoncer à comprendre complète- ment ce que le poëte a voulu exprimer.

Un autre défaut de cette pièce sur lequel je crois utile d'insister, d'autant plus qu'il se rencontre bien rarement dans les autres œuvres d'André Chénier, c'est l'usage ou plutôt l'abus de la péri- phrase. Je ne crois pas qu'il y ait dans le poème des Jardins ou de V Imagination une seule péri- phrase capable d'exciter autant d'impatience que la ' façon détournée, je devrais dire inintelligible, dont

10 PORTRAITS LITTERAIRES.

André Chénier caractérise le Jeu de paume. Il sem- ble que la paume n'ait pas droit de bourgeoisie dans la versiûcation française, et qu'il soit indis- pensable de transformer la raquette en réseau noueux, en élastique égide. Il est curieux de voir André Chénier, le plus virgilien et souvent le plus homérique de nos poètes, lutter en cette occasion de gaucherie et de pusillanimité avec Tabbé Delille. Lui qui se distingue habituellement par la fran- chise et la simplicité hardie de l'expression, il s'é- puise en efforts pour déguiser sa pensée, pour en- velopper d'un nuage l'objet qu'il n'ose nommer. En vérité, il faut plus que de la bonne volonté pour deviner qu'il s'agit du jeu de paume, et sans le ti- tre de la pièce, un lecteur, même clairvoyant, se- rait tenté d'abandonner la partie. Il serait permis, sans injustice, de chercher parmi lesjeuxdela Grèce antique celui qu'André Chénier a voulu désigner.

Abstraction faite du rhythme et du langage, à ne considérer que la nature et le mouvement des pensées qui se succèdent dans cette pièce, il nous est impossible de voir dans cette œuvre rien qui se puisse comparer aux idylles ou aux élégies du même auteur. Lors même, en effet, que ces pensées seraient clairement exprimées, lors même que la périphrase serait absente et laisserait voir nette- ment les objets que le poëte a voulu désigner, les sentiments qu'il s'est proposé de traduire, l'émo-

ANDRE CHEMER. 1 1

tion éprouvée par le lecteur demeurerait encore assez tiède ; car c'est à peine s'il est permis d'at- tribuer au poëte une émotion sincère. Préoccupé du soin de l'expression qu'il torture laborieuse- ment et qu'il s'efforce de rendre singulière^ il n'a guère le temps de ressentir l'enthousiasme qu'il veut chanter. 11 a vu dans le serment du jeu de paume le sujet d'une ode, et, dédaignant les routes vulgaires, il a cherché dans le mélange de mesures diverses le moyen d'être majestueux : l'emphase a remplacé l'émotion.

Nous devons regretter qu'André Chénier n'ait pas employé plus souvent la forme de l'ïambe, car les quatre pièces auxquelles il a imprimé cette forme se distinguent par une grande franrliise, et témoignent clairement que l'auteur maniait l'ïambe avec une entière liberté. Quoiqu'il soit possible de noter çà et quelques mots qui ne sont pas em- ployés dans leur sens vrai , cependant il est juste de reconnaître que ces taches n'obscurcissent pas la splendeur des pièces l'œil les aperçoit. L'ïambe adressé aux Suisses révoltés du régiment de Châteauvieux est empreint d'une puissante ironie. Le poète célèbre le triomphe des soldats fêtés sur la motion de CoUot d'Herbois, avec une joie pleine d'emphase , et paraît d'abord prendre au sérieux la gloire des triomphateurs; il ne tien- drait qu'au lecteur de croire qu'André Chénier sympathise avec (^ollot d'Herbois, et voudrait se

12 rournAiTS littéraires.

mêler à la foule pour a]»plaudir et féliciter les sol- dats du régiment de Châteauvieux. Mais tout à coup il lance le trait qu'il avait préparé; il laisse aller la corde qu'il avait tendue, et la flèche va frapper droit au cœur des triomphateurs. Il de- mande quand il lui sera donné de contempler un aussi beau jour ; il interroge l'avenir d'une voix inquiète, et il se répond avec assurance : « Un jour égal au jour que je célèbre sera celui je verrai Jourdan coupe-téte marcher à la tète de nos ar- mées, et La Fayette monter à léchafaud. » Certes, ce dernier vœu, cette dernière espérance , expri- ment nettement lironie au nom de laquelle le poète apostrophe les triomphateurs. Peut-être André Chénier eùt-il bien fait d'ajouter à cette pièce quelques nouveaux développements; peut- être la raillerie sanglante qui termine cet ïambe eùt-elle acquis une valeur nouvelle, si l'auteur eût pris soin de prolonger pendant quelques vers de plus les louanges adressées aux Suisses révoltés. Mais telle qu'elle est , cette pièce répond digne- ment à l'intention dont elle est née. Elle est sim- ple de pensée , hardie dans l'expression , et peut servir de modèle à tous ceux qui voudront flétrir les injustes popularités.- Il y a loin du style de cet ïambe à la prose indécise et embarrassée de Y Avis aux Français. Autant le poète semble gêné quand il n'a pas la rime à satisfaire, autant il paraît à l'aise quand il est forcé de compter les syllabes

ANDRE CHENIEH. 13

de sa phrase et de croiser la rime à des intervalles déterminés. Il parle naturellement la langue des vers^ et dès qu'il est libre de toute contrainte, dès qu'il tente la prose ;, il a l'air de bégayer un idiome étranger.

L'ïambe oii il se plaint de l'oubli et de l'aban- don où le laissent ses amis, et qui se termine par des paroles de résignation , est supérieur au pré- cédent, sinon par la franchise de la pensée, du moins par la continuité des images. Les moutons promis au charnier populaire, parmi lesquels le poète n'hésite pas à se compter, nous emportent bien loin des riantes images que l'auteur a puisées dans la lecture des poètes pa'iens, et qu'il sait si habilement naturaliser dans notre langue. Mwq fois en possession de cette comparaison, il la poursuit, et ne l'abandonne qu'après l'avoir épuisée. Grâce à l'emploi laborieux de ce procédé , sa pensée prend un corps et devient véritablement visible ; puis, par une transition à peine sentie, l'auteur se demande s'il n'est pas injuste envers ceux qu'il accuse , si l'or n'eût pas été sans pouvoir sur ses geôliers, si l'oubli n'est pas la seule chance de salut qui lui reste; il fouille le passé, il interroge ses années de bonheur et de paix. N'a-t-il rien à se reprocher? n'a-t-il jamais détourné sa vue des malheureux? L'indifférence dont il se plaint n'est- elle pas un juste châtiment infligé au dédain qu'au- trefois il a témoigné aux douleurs d'autrui ? Cha-

14 l'UKTU.UTS LlTTERAiUIiS.

Clin des sentiments que j'indique est sculpté dans l'ïambe d'André Chénier avec une admirable pré- cision. Les vœux qui servent de conclusion à cette pièce, les souhaits de bonheur et de sérénité que le poète adresse à ses amis oublieux, respirent à la fois la tristesse et la résignation. C'est à peine si le prisonnier conserve l'espérance d'une liberté lointaine; c'est à peine s'il entrevoit la chance d'échapper à la hache qui a déjà tranché tant de têtes. Pourtant il ne maudit pas ceux qui l'aban- donnent; il ne renonce pas à la vie, si amère qu'elle soit pour lui, et il leur dit de vivre dans la paix et la sécurité. Les reverra-t-il jamais? Qui le sait? Mais qu'importe? libre ou prisonnier, ré- servé à la mort ou promis à l'air pur des champs, le bonheur de ses anciens compagnons de joie est encore pour lui une pensée consolante. Près de quitter la terre , séparé du monde des vivants, il aurait honte de conserver dans son cœur un sen- timent d'égoïsme et d'envie; seul avec ses espé- rances défaillantes, il n'est pas jaloux du bonheur de ceux qu'il attendait, et qui ne sont pas venus. Loin de là, il se console dans la pensée qu'ils au- ront encore des jours nombreux et prospères.

L'ïambe adressé aux bourreaux barbouilleurs de lois n'a pas toute la pureté de la pièce précédente. Ici les développements ne manquent pas, mais ils se pressent confusément, et les images entassées par le poète n'ont pas toute la valeur qu'elles pour-

ANDRE CHKNIER. 15

raiont avoir, parce qu'elles manquent d'air pour se déployer librement. Celte remarque s'applique sur- tout à la première partie de la pièce ; car dès que le poète entreprend de prouver que sa plume vaut une épée^ sa pensée s'éclaire rapidement d'un jour abondant, et se dessine avec une grande précision. Son indignation, qui d'abord défendait aux paroles de s'ordonner, se transforme sans se calmer, et trouve moyen de s'exprimer clairement. Le mo- ment vient même l'entassement des images peut être appelé beauté. Quand le poëte s'écrie qu'il ne veut pas mourir sans flétrir, sans percer de ses flèches, sans pétrir dans la fange les bourreaux qui moissonnent les têtes comme les épis d'un champ, sans tracer pour la postérité des portraits qui éter- nisent l'infamie de ses modèles, personne ne peut songer à lui reprocher la confusion des images qu'il appelle à son secours. L'apostrophe à la Vertu qui termine cette pièce a droit d'être placée parmi les plus beaux mouvements de poésie lyrique. Dire à la Vertu : « Pleure si je meurs avant d'avoir achevé mon œuvre de vengeance, avant d'avoir châtié se- lon leurs mérites les bourreaux qui m'ont con- damné, » n'est-ce pas l'expression sublime de l'or- gueil et de la colère ? Le poëte sent toute la dignité de sa mission; il n'hésite pas à se proclamer l'in- terprète de la justice, et il recommande sa vie à la justice, au nom de laquelle il parle. Dans l'exalta- tion qui le domine, il ne craint pas de nommer sa

in PORTRAITS LITTEUAIRtS.

iiioi't un malheur public, et il dit à la Vertu de l)leurer s'il n'a pas le temps d'achever sa tâche. In pareil orgueil porte eu lui-même son excuse, et se justifie par son évidente sincérité.

Parlerai-je des derniers vers d'André Chénier, de cet ïambe inachevé qu'il murmurait sous les verrous, et qui semble destiné à compter les mi- nutes qui le séparent du supplice? Il y aurait plus que de la puérilité à tenter l'analyse d'un tel mo- nologue. Cependant je ne crois pas inutile d'ap- peler l'attention sur la coquetterie empreinte dans cette pièce. On dirait que le poêle essaye de con- soler, d'embellir ses derniers moments par la mé- lodie de ses plaintes: il retrouve pour ce chant funèbre une grâce athénienne. Rien de confus ou d'indécis ; les paroles s'ordonnent avec une mer- veilleuse précision, et semblent défier le temps qui va leur échapper.

Entre les odes d'André Chénier il en est deux qui ont acquis une popularité méritée, l'ode à Charlotte Cordcuj et la Jaune Captive. La dernière est aujourd'hui dans toutes les mémoires, et ré- sume, pour le plus grand nombre des lecteurs, tout le talent du poète. Sans partager cette opi- nion, nous pensons cependant que null& part An- dré Chénier n'a montré plus d'élégance et de sou- plesse, plus d'abondance et de pureté. L'ode a Fanny malade se distingue aussi par une mélanco- lie vraie, par une grâce toute particulière. Le sujet

ANDRE ClIEMER. 17

(le cette pièce est d'une extrême simplicité; mais le poi'te a su en tirer un excellent parti. Sa maî- tresse a été malade, et il chante la pâleur de sa maîtresse. Il remercie lo ciel d'avoir respecté la beauté de Fanny, et il célèbre en même temps la pieuse charité qui appelle sur sa tête la bénédiction des pauvres. Souvent il Ta vue s'attendrir sur la souftVance et panser les plaies du pauvre; le ciel, en lui rendant la santé, a voulu, sans doute, ré- compenser sa pitié généreuse, et l'encourager dans son œuvre sainte. Le poète se réjouit de la guéri- son de Fanny et va même jusqu'à trouver dans la pâleur de sa maîtresse un charme qu'il préfère à sa beauté première. Puis, par un retour imprévu sur lui-même, par un mouvement d'égoïsme bien par- donnable assurément, il lui demande de garder pour lui une part de la pitié qu'elle accorde à la pauvreté souffrante. Puisqu'elle compatit si tendre- ment aux douleurs qu'elle n'a pas faites, sera-t-elle moins généreuse pour les soutïrances qui sont nées d'elle seule ? Épuisera-t-elle sur les pauvres toute la ferveur de son âme, et ne tiendra-t-elle pas en ré- serve, pour celui qui l'aime et qui la bénit chaque jour, une compassion plus active et plus dévouée? Refusera-t-elle de récompenser, par une fidélité persévérante, une affection sans limites? A mon avis, la série des pensées qui se succèdent dans cette pièce est pleine de grâce et de naturel. Peut-être faut-il regretter que le rhythme adopté par André

2.

18 PORTRAITS LITTERAIRES.

Chéniei% dans l'ode à Fanny malade, n'ait pas une précision suffisante; mais ce défaut, qui frappe à une seconde lecture, est à peine aperçu lorsque l'esprit parcourt pour la première fois les idées ex- primées par le poëte; une sympathie rapide et in- volontaire ne permet pas de saisir sur-le-champ ce qu'il y a de vague et d'incomplet dans la forme que l'auteur a choisie; et si cette ode n'est pas une œuvre accomplie de tout point, il faut reconnaître cependant qu'elle mérite de sincères éloges , car elle est d'une grande vérité.

L'ode à Charlotte Corday respire un enthou- siasme qui n'a rien de factice. On sent à chaque strophe que Tauteur, en écrivant, cède à l'irrésis- tihle entraînement de sa pensée: qu'avant de se préoccuper de la beauté littéraire de son œuvre, il écoute la voix d'un devoir impérieux. Il ne chante pas pour chanter; pour lui, la tâche du poëte ne vient qu'après la tâche du citoyen, et grâce aux sentiments patriotiques dont il est animé, toutes les paroles qu"il adresse à Charlotte Corday ont une signification précise ; la rime obéit, mais ne com- mande jamais. Les souvenirs de la Grèce antique Aiennent se fondre fort heureusement dans le por- trait de l'héroïne, et se marient à riiistoire- contem- poraine d'une façon si naturelle, que l'esprit s'aper- çoit à peine de la distance qui sépare Charlotte Corday d'Harmodius. C'est ainsi seulement qu'il est permis d'associer k l'histoire moderne les glo-

ANDRE CHEMER. 19

rieux épisodes de l'histoire antique; pour que les rapprochements ajoutent au relief de la pensée, il faut qu'ils se présentent d'eux-mêmes et comme attirés par un aimant irrésistible. Mais pour satis- faire à cette condition impérieuse, il est indispen- sable que le poëte soit familiarisé depuis longtemps avec les souvenirs qu'il évoque, qu'il ait vécu dans rintimité des hommes dont il emprunte le nom, afin d'éclairer sa pensée. Or, ces études prélimi- naires sont aujourd'hui trop dédaignées, et lorsqu'il arrive aux poètes contemporains d'associer aux événements qu'ils célèbrent le souvenir d'un épi- sode antique, c'est presque toujours avec une es- pèce d'ostentation. On dirait qu'ils ont honte de montrer ce qu'ils savent, et qu'ils craignent de ne pas retrouver l'occasion de mettre leur science en lumière. De naît souvent une obscurité volon- taire; ils prodiguent les allusions, suppriment à plaisir les idées intermédiaires, et mettent le lec- teur dans la nécessité de deviner. Pas une strophe de l'ode à Charlotte Cordoy ne mérite un pa- reil reproche. Cliénier, en parlant de la Grèce, parle encore de sa patrie ; et les noms qu'il choisit, pour honorer le courage viril d'une jeune fille, ar- rivent sur ses lèvres sans qu'il ait besoin de feuille- ter ses souvenirs. Il est permis de reprocher à quelques parties de cette pièce une tension voisine de l'emphase ; la jeunesse de l'auteur explique suffisamment ce défaut, et je crois même qu'il est

20 POHTRAIIS MITERAIULS.

difficile de célébrer le dévouement héroïque de Charlotte Corday sans mériter le même reproche qu'André Chénier. Mais lors même qu'il serait possible d'éviter l'emphase, l'ode d'André Chénier serait encore une œuvre digne d'étude; car elle concilie heureusement la personnalité de la pen- sée et le respect des traditions; elle est naturelle avec un air antique.

Louer la Jeune Captive est une tâche qui paraî- tra sans doute bien inutile aux admirateurs d'An- dré Chénier. Les sentiments exprimés par made- moiselle de Coigny sont si vrais, et se succèdent dans un ordre si logique ; les images qui servent de vêtement aux pensées de la jeune captive ont tant de grâce et de pureté, qu'il semble superflu d'appeler l'attention sur cet ensemble harmo- nieux ; cependant je crois devoir signaler dans cette ode si justement populaire un mérite qni jusqu'ici a passé inaperçu. Le germe de cette pièce, qui défie la louange et qui échappe à toute analyse, tant le poëte s'est identifié avec son per- sonnage, se trouve dans une élégie de Tibulle; mais quel autre qu'André Chénijr aurait su tirer de ce germe la moisson dorée qui s'appelle la Jeune Captive ? Avec deux vers de Tibulle, André Chénier a composé une œuvre dont personne ne voudra ni ne pourra contester l'originalité. C'est là, si je ne m'abuse, un des secrets du génie. Dé- rober ainsi que l'a ^i(\\ l'inlerprète mélodieux de

ANDRE CHENIER. 2 1

mademoiselle de Goigny, ce n'est pas commettre un plagiat ni se parer d'une richesse étrangère, c'est conquérir, et légitimer sa conquête en la fé- condant. Je ne crois pas qu'il y ait dans notre langue un morceau d'une mélancolie plus tou- chante, d'une chasteté plus gracieuse que la Jeune CaiJtive, et pourtant le germe de cette ode est contenu dans deux vers de Tibulle. Mais la lecture de l'élégie latine, loin de diminuer mon admira- tion pour André Ghénier, ajoute encore à ma sympathie pour ce génie heureux et privilégié ; car s'il m'est impossible de méconnaître dans Ti- bulle l'origine de l'ode française, je suis forcé en même temps d'avouer qu'il y a entre l'élégie la- tine et l'ode française un immense intervalle, et qu'il fallait, poifr le combler, une pénétration et une puissance singulières. Envisagée sous ce point de vue, la Jeune Captive mérite une étude sé- rieuse; car il ne faut pas admirer seulement la grâce qui respire dans toutes les strophes de cette pièce, mais bien aussi l'habileté persévérante avec laquelle André Chénier a su développer l'idée à peine indiquée par Tibulle. La comparaison atten- tive de l'idée première et de l'œuvre n'entame pas d'une ligne la valeur de l'ode française, et peut servir à montrer comment les génies originaux comprennent la lecture des poètes antiques, com- ment ils choisissent et métamorphosent la sub- stance dont ils se nourrissent, comment ils enca-

2 2 PORTRAITS LITTERAIRES.

dreiit une parole oubliée dans leurs impressions personnelles, et trouvent dans le rajeunissement du passé un caractère indépendant et nouveau.

Les épîtrcs d'André Chénier inspirent le même regret que ses ïambes ; les quatre que nous con- naissons, et qui sans doute ne sont pas les seules quil ait écrites, ont toutes les qualités du genre, et concilient, avec une heureuse variété, les épan- chements familiers et les retours vers le passé, que le poëte ne perd jamais de vue. La première, adressée à MM. Lebrun et de Brazais, offre un touchant éloge de l'amitié. Quoique plusieurs morceaux de cette épître rappellent par la forme les maîtres chéris d'André Chénier, la pièce en- tière est empreinte d'une sensibilité vraie, et le thème choisi par Fauteur pourra paraître nou- veau à bien des lecteurs ; car André Chénier ne se borne pas à célébrer les charmes de l'amitié, il insiste avec une conviction éloquente sur les rela- tions étroites du cœur et de l'intelligence, sur la nécessité d'aimer pour comprendre. L'amitié, telle qu'il la conçoit, telle qu'il la célèbre, n'est pas seulement une consolation pour la tristesse, mais une leçon indispensable. Non-seulement les affec- tions rendent la vie plus douce, mais il n'y a pas de poésie possible pour l'homme qui vit sans amis. Celui qui vit seul, qui renferme toutes ses pensées dans le cercle étroit de sa destinée indivi- duelle, ne prendra jamais rang parmi les poètes

ANDRE CHENIEK. 2 3

du premier ordre. Quoi qu'il fasse^ quoi qu'il étu- die, les paroles lui manqueront lorsqu'il voudra peindre les sentiments qu'il n'a pas éprouvés. Il aura beau graver dans sa mémoire les vers con- sacrés à l'expression de l'aniité, il n'atteindra ja- mais à la véritable éloquence ; toutes les fois qu'il voudra parler d'après sa mémoire^, le lecteur de- vinera que l'homme qui lui parle n'a jamais eu d'amis. Le thème choisi par André Chénier nous offre donc l'amitié sous une face toute nouvelle, et peut se résumer en un conseil très-significalif : se dévouer pour peindre le dévouement. Ce pré- cepte poétique est aujourd'hui généralement mé- connu. La plupart des écrivains, prosateurs ou poètes, qui célèbrent le dévouement, consultent les livres au lieu de consulter leurs souvenirs per- sonnels. Non-seulement leur vie est mauvaise, mais les œuvres qu'ils produisent sont nécessaire- ment incomplètes; le conseil d'André Chénier ar- rive à propos pour leur montrer qu'ils ont tenté l'impossible, et que la première condition de la véritable éloquence est la sincérité. Parler de ranu'tié et vivre seul avec soi-même, c'est décrire une terre inconnue, c'est bégayer au hasard un idiome ignoré. Lors même que l'épître adressée à Mx)L Lebrun et Brazais ne se distinguerait pas par une rare éloquence, il serait encore sage d'en re- commander la lecture aux hommes qui pratiquent la poésie.

2 4 rORTKAITS IJTTÉRAlRtS.

L'épître suivante, oh André Chénier raconte sa répugnance pour la satire, peut passer à bon droit pour une satire excellente. 11 paraît que, dans les dernières années du xviii^ siècle, comme au temps nous vivons, les salons étaient peuplés de vani- tés impatientes, et qu'alors comme aujourd'hui, nombre de poètes croyaient leur journée perdue s'ils n'avaient recueilli, entre le lever et le cou- cher du soleil, les applaudissements d'un auditoire dévoué. Alors comme aujourd'hui, au lieu de con- sacrer à l'achèvement d'une œuvre longtemps mé- ditée des veilles laborieuses, au lieu de ne solliciter les suffrages qu'après les avoir mérités par leur persévérance, les hommes qui prétendaient vivre pour la gloire ne travaillaient en réalité que pour la vogue. A toute heure de la journée ils étaient prêts à réciter leurs vers pour être applaudis. André Chénier, tout en refusant de traiter la sa- tire, ne peut taire cependant les nombreuses solli- citations qu'il a eu à subir, et il excuse de son mieux la lenteur volontaire, l'apparente stérilité de son imagination. Il n'improvise pas pour le plaisir des salons oisifs ; il n'écrit qu'à son heure, et il ne poursuit pas toujours la même pensée. 11 commence à la fois et il mène de front' plusieurs compositions. A l'exemple du statuaire qui ébauche dans la même journée un athlète et un dieu, qui taille tour à tour dans le marbre le front de Jupi- ter et la jambe d'Ajax, il va d'un poëme à un

ANDRE CHENIER. 25

autre, d'une ode à une idylle, et songe à se contenter avant d'espérer les applaudissements. Peut-être ferait-il mieux de concentrer toutes ses facultés sur une œuvre unique, et de ne pas quit- ter le poème commencé avant de 1 avoir achevé. Mais quoi ! il n'a pas toujours pour cette première ébauche la même sympathie, la même ferveur. Il se défie de ses forces, et il n'essaye pas de ramener, par une volonté violente, son esprit, emporté en d'autres régions. Que d'autres achèvent en une semaine des poèmes qui seront oubliés le lende- main du jour ils auront été applaudis ; il ne par- tage ni leur impatience, ni leur avide vanité. Il ne lira rien avant d'avoir donné k sa pensée la forme désirée, avant d'avoir dit ce qu'il veut dire. Il attendra la gloire et se passera de la vogue. Cette profession de foi n'est pas seulement un acte de modestie ; car, en présentant son apologie, André Chénier instruit le procès des poètes qu'il n'imite pas, et chacune des excuses qu'il invoque en sa fa- veur est un grief articulé contre les improvisateurs de son temps et du nôtre. J'ai donc eu raison de voir dans cette épître une satire excellente.

L'épître adressée à M. de Pange, sans mériter la même attention que les deux précédentes, offre cependant une lecture pleine d'intérêt. Le sujet n'est pas neuf, mais Fauteur a su le rajeunir, et (î'est précisément ce rajeunissement que j'admire. 11 chante le bonheur de l'étude et le bonheur de

3

26 PUIMUAITS LITTERAIRES.

l*amoiii% et certes il n'est guère possible de choisir une idée plus vieille. Mais il parle de ses livres et de sa maîtresse avec tant d'élégance et de pureté^ il trouve pour les antiques doctrines et pour les yeux de son amie des couleurs si belles et si har- monieuses, que l'idée paraît nouvelle et vous charme comme un spectacle inattendu. En quoi consiste la beauté de cette épître? Comment l'au- teur a-t-il renouvelé une pensée qui a traversé toutes les langues, qui appartient à tout le monde, et qui semble défier la poésie par sa vulgarité ? Il serait vraiment bien difficile de le dire. Mais, à mon avis, rien ne marque mieux que cette épître la ligne qui sépare le vers de la prose ; car chacun des sentiments exprimés dans cette pièce emprunte à la versification la meilleure partie de sa valeur. Dérangez les mots, et chacun de ces sentiments deviendra trivial ; lisez les vers d'André Chénier, et vous avez devant vous un tableau complet. Si la doctrine qui veut estimer les vers en les décom- posant, et qui prend la prose comme terme su- prême de comparaison, avait besoin d'une réfuta- tion, si les esprits les plus étrangers à l'étude de la poésie ne trouvaient pas dans la lecture des vers un plaisir incontesté,' l'épître à M. de Pange dé- montrerait victorieusement la différence qui sé- pare le vers de la prose. Il n'y a pas, dans toute l'histoire de notre langue, un poète plus concis qu'André Chénier ; personne ne se complaît moins

ANDRE CHENIER. 27

qjio lui dans réclat et le nombre des mots; com- ment donc expliquer le charme de cette épître? Par le choix sévère des expressions^ par l'ordon- nance heureuse des images. Il y a dans la forme du vers une vertu singulière, que la critique fran- çaise du dernier siècle semble avoir complète- ment méconnue, qui condense la pensée et lui rend à peu près le même service que la trempe au fer rouge qu'elle convertit en acier. De même que cer- taines figures conviennent au marbre, tandis que d'autres conviennent à la toile, il y a certaines pensées qui, exprimées en prose, demeurent à peu près sans valeur, et qui, resserrées dans le moule du vers, étreintes par la rime, acquièrent une beauté, une précision inattendues. C'est sur- tout dans les maîtres du premier ordre qu'il faut chercher la démonstration de cette vérité ; or, je ne crois pas qu'un seul poète de notre langue, pas même l'auteur ô\it/fnlie, connaisse les ruses et les ressources de la versification française mieux ' qu'André Chénier.

D'après les fragments que nous avons, il est dif- ficile de conjecturer ce qu'auraient été le poème â' Hermès et ÏArt cVaimer. Nous savons seulement qu'André Chénier se proposait de refaire l'œuvre de Lucrèce en empruntant le secours de la science moderne. Malgré le talent du poète français, mal- gré la souplesse de son langage et son ardeur pour l'étude, il est permis de douter que cette entre-

28 PORTRAITS LITTERAIRES.

prise eût été couronnée de succès; car les récentes divisions de la science, en soumettant à une ana- lyse plus rigoureuse les différents phénomènes de la nature^ ont singulièrement compliqué la tâche dun nouveau Lucrèce. Quant à VAjH d'aimer, c'eût et»'* prol)al)lement pour André Chénier l'occasion dune lutte victorieuse avec Ovide. Le poëme de {'Invention, qui nous est parvenu tout entier, oftre l'alliance heureuse de l'imagination et.de la raison. Rarement est-il arrivé à la langue française de parler plus nettement et en termes plus coloriés des devoirs de la poésie. Chacune des idées expri- mées par André Chénier a le double mérite d'être vraie, d "être applicable, et de se présenter sous une forme vivante. Parfois la déduction de la pensée est brusquement interrompue par un élan du poète vers l'avenir glorieux qu'il a rêvé ; mais il n'y a pas une de ces interruptions qui ne tourne au profit du lecteur, car l'auteur descend des cimes de son ambitieuse espérance, plus libre, plus sur de sa pensée, ]j1us habile à traduire ce qu'il veut, à formuler les lois qu'il a découvertes en feuille- tant studieusement les monuments de l'art antique. Malgré sa prédilection avouée pour la poésie grec- que, il s'en faut de beaucoup qu'il circonscrive les devoirs de l'imagination moderne dans l'imitation de Sophocle et d'Homère. Loin de là; personne n'a jamais distingué l'invention et l'imitation plus fran- chement qu'André Chénier; personne n'a senti

ANDKE CHEMER. 29

plus vivement en quoi la liberté diffère de la ser- vitude. Pour marquer comment il comprend Té- tude d'Homère et de Virgile, il affirme qu'Homère et Virgile, s'ils fussent nés de nos jours, n'auraient écrit ni V Iliade, ni V Enéide. La seule manière de marcher sur leurs traces, de lutter avec eux, est donc de faire ce qu'ils auraient fait, en s'inspirant du génie qui anime leurs ouvrages. Certes un pareil conseil n'a rien de commun avec renseignement universitaire, car il ouvre une large voie à toutes les tentatives de Tintelligence, et les déclare d'a- vance légitimes, pourvu qu'elles demeurent fidèles aux lois éternelles de la beauté.

Entre les idylles d'André Chénier, il en est trois qui méritent une égale admiration, le Mendiant, la Liberté et V Aveugle. Le charme de ces trois pièces est si étroitement uni à l'élégance continue de l'expression, que l'analyse, en essayant de les faire comprendre, s'exposerait à les obscurcir. Cette remarque s'applique surtout au Mendiant et à V Aveugle. Quant au dialogue sur la Liberté, outre le mérite d'expression qui le caractérise aussi bien que les deux autres pièces, il possède un mérite moins évident au premier aspect, mais, à mon avis, beaucoup plus précieux, je veux parler de l'enchaînement des idées. Le dialogue des deux bergers se compose de phrases courtes et vives ; mais chacune de ces phrases porte coup. Le poëte a trouvé moyen de rajeunir l'éternelle opposition

3.

30 POllTRAirS LITTEUAIKES.

de Tespérance dans la liberté, et du désespoir dans la servitude. Il a montré, avec une délicatesse ingénieuse, comment la souffrance engendre l'in- justice, combien la générosité est facile au bon- heur. Il n'y a pas une des reparties placées dans la bouche du berger esclave ou du berger libre qui ne renferme une leçon pleine de sagesse. L'idylle ainsi comprise, malgré la distance qui sépare la vie pastorale de la vie moderne, n'a rien de factice ni de puéril; car les pensées "exprimées par le poète s'adressent à tous les âges de la biographie hu- maine. De la région sereine il s'est placé, il domine toutes les passions, tous les intérêts de la vie actuelle ; et, tout entiers au plaisir de l'écouter, c'est à peine si nous prenons la peine de demander le nom des interlocuteurs qu'il a choisis pour in- terprètes. Les idylles du Mendiant et de V Aveugle sont appelées à un succès plus général que lïdylle de la Liberté. Jamais notre langue ne s'est mon- trée plus mélodieuse et plus riche que dans les périodes qu'André Chénier prête à Homère. Ce- pendant je crois que l'idylle sur la Liberté révèle chez le poète une pkis grande maturité de pensée. Les élégies consacrées aux joies et aux souffran- ces de l'amour semblent dérobées tantôt à Pro- perce, plus souvent encore à Tibulie. A parler franchement, l'amour, tel que nous le comprenons aujourd'hui, tel que nous le voyons, non- seulement dans les romans et au théâtre, mais dans la vie

ANDRE CIIEMER. 31

réelle-, paraît à peine dans les élégies d' André Ché- nier. Le poëte admire et célèbre la beauté de sa maîtresse; il lui arrive de redouter l'infidélité, de pleurer Tabsence ; mais ses doutes sont les doutes de Torgueil, et ses pleurs ne s'adressent qu'au plai- sir. Rien chez lui ne témoigne Texaltation et le dévouement qui semblent inséparables de Tamour. Cette manière de comprendre les femmes appar- tient précisément à l'élégie latine. Properce et Tibulle ne voient dans leurs maîtresses que le plai- sir et la beauté; le dévouement et Tabnégation n'entrent pour rien dans les joies ou dans les souffrances qu'ils expriment. Mais ce qui était na- turel et nécessaire sous l'empire du polythéisme nous semble singulier chez un poëte dans la se- conde moitié du xviii^ siècle. A cette époque^ il est vrai, le sentiment religieux était peu développé ; le scepticisme, qui avait envahi la société française, ne permettait guère à la passion de s'élever jus- qu'à l'extase. Aussi n'est-ce pas l'absence du sen- timent religieux qui nous étonne dans les élégies d'André Chénier, mais bien la sincérité de son pa- ganisme. Jamais il ne lui arrive d'associer l'idée de sa maîtresse à l'idée d'une vie future : cet oubli s'explique naturellement par le milieu vivait le poëte. Mais jamais , non plus , il ne raille les croyances qu'il ne partage pas ; et, par cette mo- dération, il se détache de son siècle. Il chante la beauté de sa maîtresse et le plaisir qu'il goûte

3 2 . PORTRAITS LITTÉRAIRES.

dans SCS bras; mais il parle du plaisir et de la beauté comme un païen, et son vers respire une adnn'ration si sincère, une joie si naïve, que son amour, si incomplet quïl soit, a quelque chose de sérieux. La jeunesse d'André Chénier ne suffit pas à expliquer le caractère païen de ses élégies; car, de vingt à trente ans, il avait eu sans doute Tocca- sion de connaître Tamour autrement que par le plaisir. Je crois plutôt que sa prédilection pour l'art antique transformait à son insu les impressions qu'il avait éprouvées. Il ne trouvait ni dans Pro- perce ni dans Tibulle l'expression de l'amour sin- cère; et, par respect pour ses modèles, il se bor- nait à chanter le plaisir. Mais cette soumission tou- chait à son terme. Maître absolu de la langue qu'il avait étudiée avec une patience monastique, André Chénier, s'il eut vécu plus longtemps, aurait trouvé pour l'amour une expression supérieure h l'expres- sion païenne. Cependant ses élégies, telles qu'elles sont, vouées tout entières au plaisir et à la beauté, sont un excellent sujet d'étude, car elles offrent aux poètes de notre temps le modèle accompli de la précision dans l'abondance.

II.

L'ABBE PREVOST,

De tous ies ouvrages de Prévost, un seul est demeuré en possession de la sympathie publique^ Manon Lescaut y et c'est le seul en effet qui ait mérité de survivre. Il y a dans ce livre un charme puissant qui ne relève précisément ni de l'inven- tion, ni du style; car l'invention et le style de Manon Lescaut sont loin de pouvoir défier les re- proches; mais qui s'explique très-bien par la force même de la vérité. Les sentiments qui animent ce livre , et qui circulent dans chaque page comme une sève généreuse, ne sont p;js toujours choisis avec un goût très-sévère, et souvent même choquent la délicatesse des esprits les plus indul- gents. Mais chacun de ces sentiments est tellement pris sur le fait, et dessiné avec une franchise si évidente, qu'il est impossible de s'arrêter à moitié chemin dès qu'on a commencé la lecture de Ma- non Lescaut; chose étonnante, et qui marque

3 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

bien la valeur de ce livre ! Quoique le style de Manon Lescaut laisse beaucoup a désirer^ il faut avoir lu plusieurs fois cette histoire touchante pour apercevoir les taches qui la déparent. C'est sans doute un mérite singulier, qui ne réduit pas la critique au silence , qui ne lui défend pas de juger en toute liberté le chef-d'œuvre de Pré- vost , mais qui l'affermit dans son respect pour la vérité humaine des créations littéraires. Bien des livres empreints d'un talent d'écrivain très-supé- rieur à celui de Prévost seront oubliés avant dix ans, et dans cent ans comme aujourd'hui Manon Lescaut sera relue avec une vive sympathie par tous ceux qui se plaisent à étudier le jeu des pas- sions humaines. Le maniement le plus habile du langage est impuissant à protéger contre le dédain et l'indifférence les œuvres qui cherchent la pensée dans le choc des mots au lieu de ciseler les mots se- lon les formes de la pensée ; les œuvres telles que Ma- non Lescaut, revêtues du sceau de la vérité, jouissent d'une longue popularité parmi les classes lettrées et illettrées, malgré la vulgarité de plusieurs détails, malgré l'incorrection du langage ; et cette popularité n'a rien d'illégitime, car elle repose sur le fonde- ment même de toute poésie, sur l'analyse-et la pein- ture des passions humaines. Les caprices de la mode ne peuvent rien sur de telles œuvres; le culte exclusif du moyen âge peut succéder au goût de l'antiquité grecque sans discréditer la valeur de

LABBE l'IlKVOSi. 35

ces simples récits. Ecrite avec une pureté con- stante , l'histoire de Manon Lescaut prendrait place parmi les plus précieux monuments de Ti- magination française. Malgré les taches qu'une attention sévère ne manque pas d'y découvrir^ elle doit être proposée comme sujet d'étude à tous ceux qui ont l'ambition de connaître et de re- tracer les joies et les angoisses du cœur.

Pour ceux qui ont pris la peine de feuilleter la biographie de Prévost, il n'est pas étonnant que Manon Lescaut ait seule conservé la popularité qui accueillit autrefois Cleveland, le Doyen de Kil- lerine, les Mémoires d'un homme de qualité, et tant d'autres ouvrages dont le nom n'est aujourd'hui présent qu'à la mémoire des bibliographes. L'his- toire de Guillaume le Conquérant est très-juste- ment oubliée, et malgré l'intérêt qui règne dans Cleveland, dans le Doyen de Killerine, on ne peut se dissimuler que la lenteur de ces deux récits s'accorde mal avec l'impatience des lecteurs de notre temps. Si quelque chose a droit d'exciter notre étonnement , c'est que Prévost ait laissé un chef-d'œuvre ; car les agitations innombrables de sa vie semblaient le condamner à ne produire que des ouvrages vulgaires et dignes d'un prompt oubli. dans les dernières années du xvii siè- cle, et mort en 1763, à Tàge de soixante-six ans, c'est à peine s'il a eu un jour de repos et de sé- curité. Il n'a subi aucune persécution éclatante 5

3 6 POKTllAns LITTÉRAIRES.

son nom ne se troiivo mêlé à aucun événement historique ; mais la mobilité de ses goùts^ Tardeur de ses pussions ne lui ont pas permis de suivre avec profit les diverses professions qu'il a tour à tour embrassées, et, malgré le nombre prodigieux de ses ouvrages, il n'a jamais connu le loisir. Il a passé deux fois de l'armée à l'Église et de l'Église à Tannée; il a prêché avec succès, est entré dans l'ordre des bénédictins, a écrit, malgré la tournure romanesque de son imagination, un vo- lume entier de la Go.lUa Cliristiona, un volume dont la composition efïrayerait aujourd'hui bien des hommes qui se donnent pour érudits, pour lal)orieux ; plus tard , l'amour de l'indépendance l'a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour les vœux qu'il avait prononcés, il a refusé d'é- pouser une femme jeune et belle, attachée à lui par les liens de la reconnaissance, mais qui n'était pas de la même communion que lui.

De retour dans sa patrie, après un exil de plu- sieurs années, il a traduit ou abrégé, pour subve- nir aux besoins de chaque jour, les romans de Richardson, Y Histoire, de Cicéron de Middleton; il a mis en ordre des collections de voyages. Eùt-il été capable de concevoir le plan d'un roman ou d'une comédie dans les proportions adoptées par les maîtres les plus habiles, il n'eut jamais trouvé le temps de mûrir par la méditation le germe déposé dans sa pensée par les passions qui

LABUE PREVOIT. 3 7

Tavaient agité, par les ridicules qu'il avait sous les yeux. Toute sa vie s'est consumée dans un la- beur ingrat; il s'est toujours pris pour un ouvrier, et s'il lui est arrivé de faire œuvre d'artiste, c'a été comme à son insu et presque par hasard. Il n'a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la postérité ; et sans doute, en achevant Manon Les- caut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit. L'exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler ni les objections de la critique, ni les ri- gueurs de la fortune. Avant de songer à contenter le public , il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l'œuvre d'autrui. Habitué à tracer les pre- mières pages de chacun de ses récits, sans savoir comment il le poursuivrait, encore moins com- ment il dénouerait l'action qu'il se proposait de nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses héros et trouvait en lui-même le plus bienveillant des lecteurs. 11 est impossible, sans doute, en sui- vant une pareille méthode, de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles par une mutuelle dépendance; car l'écrivain qui ne prévoit pas ce qu'il va dire , qui trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle qu'il leur assignera , s'impose l'improvisation comme une nécessité, et, quelle que soit la ri- chesse de ses facultés, se soumet à toutes les chan- ces de l'improvisation; quoi qu'il fasse, il ne peut

3 8 l'UlilUAITS LlllEUAlKliS.

cciuippcr à l'emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu'au mélodrame, de violer la vraisemblance, de substi- tuer souvent les aventures au développement des caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité sin- gulières. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme il n'a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la valeur des scènes qu'il raconte, s'il est richement doué, il apporte dans toutes les parties de son récit une ardeur continue qui manque souvent à la prévoyance. Il s'émeut, il s'amuse, et son es- prit gagne en vivacité ce qu'il perd en logique et en précision.

Les trois personnages principaux du chef-d'œuvre de Prévost sont dessinés avec une vérité frappante. Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie qui anime ces trois figures. Manon, le chevalier Desgrieux et Tiberge, méritent une admiration d'autant plus grande, qu'ils excitent notre sympa- thie sans le secours de la nouveauté. C'est là, cer- tainement, un mérite bien rare parmi les poètes et les romanciers de nos jours. Il est plus facile de provoquer l'étonnement par la singularité des per- sonnages et des incidents , que de produire sur la scène des personnages d'une vérité vulgaire et

LAIJTÎK PRKVOST. ^9

d'enchaîner notre attention par une action simple et facile à prévoir. Prévost n'a pas craint de se dé- cider pour ce dernier parti , et nous devons dire que, dans le cours de son récit, il est demeuré presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère de Manon Lescaut ferait honneur au poëte le plus savant et le plus habile. Prévost n'essaye pas une seule fois de cacher les souillures et l'avilissement de ce personnage; il se fie à la seule puissance de la vérité pour triompher des répugnances que Manon ne manquera pas de soulever, et il a raison ; car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne laisse pas languir l'intérêt un seul instant. Il lui ar- rive d'exciter la colère; mais au moment même elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les cœurs généreux , la colère fait place à la compas- sion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette douloureuse lecture. 11 n'entre pas dans ma pensée de comparer le personnage de Manon aux figures idéales de Juliette, d'Ophélie, et de Desdémone; Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter avec l'élévation et la pureté de ces poétiques hé- roïnes; mais je crois qu'il serait difficile, sinon impossible, de construire avec le désordre et la débauche un personnage plus animé, plus poétique, plus digne de sympathie, que Manon. Il y a dans cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier, un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au

4 0 l'OUlHAlTS I.IITEKAIKK?.

milieu de ses dérèglements^ elle ne passe pas un seul jour sans éprouver le besoin d'aimer et d'être aimée; et c'est à cette soif inapaisable d'affection qu'il faut rapporter l'intérêt quelle nous inspire.

L'inconstance peut-elle se concilier avec une af- fection vraie? La majorité des lecteurs se pronon- cera^ je n'en doute pas^ pour la négative, et, pour ma part, je n'entreprendrai pas de justifier Manon. Je n'invoquerai pas même en sa faveur la distinc- tion établie depuis longtemps entre l'inconstance et l'infidélité. Que Manon soit infidèle ou incon- stante, peu importe. Que dans les bras des hommes qui l'achètent elle conserve le souvenir du cheva- lier Desgrieux, ou qu'elle oublie l'amour dans la débauche, elle s'avilit, elle se dégrade, et ne peut se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon, avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le re- pentir, mérite notre compassion par les douleurs qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle n'a, pour abandonner l'homme qu'elle aime, au- cune raison que le cœur puisse avouer; mais, dès qu'elle l'a quitté, elle est si cruellement et si promp- tement punie; dès qu'elle a fui le bonheur pour chercher le plaisir, elle est si confuse et si déses- pérée de son égarement, qu'elle désarme les juges les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle se couvre de boue ; mais chacune des souiîrances qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix du bonheur qu'elle a quitté, toute la profondeur

LABBE PREVOST. 41

de Tabiine elle est descendue, prépare sa régé- nération et accroît sa valeur poétique. D'ailleurs il se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des carac- tères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s'avi- lissent pas comme elle, mais elles trompent l'honnne qu'elles aiment, comme si l'inquiétude et la dou- leur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur qu'elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme; elles obéissent au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non dans l'espérance d'une condition meilleure, mais dans l'unique dessein de varier leur vie, comme s'il n'y avait pour le cœur aucune dignité dans le repos. Que les moralistes s'élèvent contre l'inconstance désintéressée ; quant à nous, sans essayer de la jus- tifier, nous la posons comme un fait, et nous en concluons que Manon , malgré le caractère flétris- sant qui s'attache à son infidélité, peut continuer d'amier sincèrement le chevalier Desgrieux, même après qu'elle l'a quitté.

S'il était possible de révoquer en doute la vérité du fait que nous affirmons, si des observations nom- breuses ne venaient à l'appui de notre témoignage, la sincérité du repentir de Manon, chaque fois

Î2 rORTRAlTS LITTÉRAIRES.

qu'ollo rovient à son amant, nous autoriserait à nmintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre avis, qu'elle a pour le chevalier Desgrieux une af- fection réelle après comme avant son infidélité, c/est qu'elle n'essaye pas de jeter un voile sur sa faute, c'est quelle ne dit pas une parole pour dé- tourner le mépris. Elle s'accuse elle-même avec une entière franchise, et se proclame indigne de Thomme qu'elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du titre de passion l'odieux marché qu'elle a signé de son déshonneur; elle se donne hardiment pour ce qu'elle est, pour une courtisane. Mais à l'heure même elle s'avoue coupahle et dégradée, elle encourage le mépris, elle demande grâce avec une complète sécurité. Elle a pour le chevalier Des- grieux une passion si vraie, si ardente, qui se révèle par des signes si évidents, qu'elle ne doute pas un seul instant de son pardon. La sécurité de Manon, après chacune de ses fautes, est, à nos yeux, un des traits les plus remarquables de son caractère. Si la société au milieu de laquelle nous vivons ne peut, sous peine de perpétuer le désordre, accorder à toutes les femmes infidèles l'indulgence que Ma- non réclame pour ses fautes, les cœurs passionnés, qui ne sont dans la société qu'une exdeption, se montrent moins sévères et se laissent désarmer par la franchise. Le mensonge est, en effet, plus digne de mépris que l'infidélité; c'est ce que Manon com- prend admirablement. Quand elle revient près du

L AUBl': PREVOST. 4 3

fliftvalier Desgrieux après ses hontouses équipées, elle insiste sur Taveii de sa faute comme sur une preuve crestime. Elle espère, elle implore l'affec- tion de son amant , mais elle ne veut pas la sur- prendre,, et c'est précisément à sa franchise qu'elle doit son triomphe. En voyant la sévérité avec la- quelle Manon lîétrit le désordre de sa vie, le che- valier n'a pas le courage de repousser sa maîtresse infidèle. Si elle tentait de se justitîer, il se ferait un devoir de lui résister; mais, une fois son orgueil mis à l'aise par l'humilité de la suppliante, il n'é- coute plus que son cœur, et Manon a gagné sa cause. Je pense donc que le caractère de cette fille, si adorable et si singulière, mérite d'être étudié comme un modèle de vérité. Quels que soient ses égarements, elle ne manque jamais de fléchir notre colère par sa tendresse et son ingénuité.

La crédulité du chevalier Desgrieux n'a rien qui doive nous étonner, si nous songeons à l'âge du héros. Comme il aime pour la première fois, comme il n'a jamais été trompé, sa confiance est très-naturelle. S'il avait dix ans de plus, il est pro- bable qu'il se défierait d'une femme si facilement conquise; et, quoique la pratique de la vie abou- tisse généralement à cette conclusion, il n'aurait peut-être pas raison d'estimer sa conquête selon la durée de la défense. Mais à vingt ans un homme qui aime, qui se sent aimé, accepte son bonheur sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir

4 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

ce que l'avenir lui réserve de douleur ou de joie. Cette confiance illimitée est assurément un des plus grands charmes du premier amour; c'est à cette confiance qu'il faut rapporter la sérénité des âmes qui n'ont connu dans toute leur vie qu'un seul amour, et dont Tespérance n"a pas été déçue. Mais je n'en conclus pas que tous les hommes qui aiment pour la seconde fois soient condamnés à la défiance. Malgré la sévérité des leçons de l'expérience^ chaque fois que le cœur se passionne, il retombe sans peine dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je pas étonné que le chevalier Desgrieux, même après avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le bonheur est pour lui un besoin plus impérieux que la clairvoyance, et s'il se croyait obligé d'épier toutes les démarches de Manon, il n'y aurait plus pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit quelque part : « Une femme qu'il faut garder ne mérite pas qu'on la garde. » Cette pensée me semble pleine de justesse, et peut servir à expli- quer la conduite du chevalier Desgrieux. Quand il sait ce que valent les serments de Manon, quand une cruelle expérience lui a révélé toute la mobi- lité de sa maîtresse, il peut, sans manquer à la vé- rité, continuer de se confier en elle; car dès qu'il se résoudrait à l'épier, il se résoudrait en même temps à ne plus faimer, et il a besoin de faimer pour être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur les lèvres des hommes qui se croient supérieurs au

LABBE PREVOST. . 4 5

danger parce qu'ils se sont réfugiés dans la solitude^ qui se font de 1 egoïsnie un bouclier contre la per- fidie, je le veux bien; mais j'ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans af- fection se rangeront à mon avis, et trouveront très- naturelle la crédulité du chevalier Desgrieux. Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas. Jeune, sur d'être aimé, comment perdrait-il l'espérance de ramener à lui, d'enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de l'avenir. 11 a ressaisi son bonheur, il le savoure avidement, et comme le doute serait la ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus l'appellent insensé; mais qu'ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu'ils ne tiendraient pas.

Est-il vrai, connue le répètent à l'envi certains hommes qui invoquent à l'appui de leur opinion le témoignage de leur expérience, que l'amant fasse un acte de folie en pardonnant l'infidélité de sa maîtresse? A ne consulter que l'égoïsme, il n'y a certes pas deux manières de résoudre cette ques- tion. L'homme trompé qui pardonne a tort de par- donner, car il compromet par son indulgence l'a- venir, qui trouverait une sauvegarde dans sa sévé- rité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui est démon- trée. Oui, sans doute, en pardonnant il n'agit pas

4 G PORTRAITS LITTKRAIRES.

selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui^ au premier aspect, semble exclusi- vement généreux, et qui, cependant, n'est pas tout à fait exempt d egoïsme : car il y a dans le pardon deux points à considérer. L'homme qui consent à garder une femme infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d'un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du moins à se conduire comme s'il l'ignorait. Si l'indulgence du chevalier Desgrieux pour l'infidèle Manon n'est pas justifiée par la raison, elle n'est donc pas contraire à la réalité sociale^ car elle n'est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui comme à un pis-aller, si elle cher- chait dans ses caresses confiantes l'oubli des tu- multueuses aventures, il ferait plus qu'un acte de folie; il s'avilirait. Mais, chaque fois qu'elle le re- trouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en lui jurant qu'elle n'a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu'elle est sin- cère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté; elle ne souhaitait la richesse que pour la partager avec lui. Quoiqu'il ne puisse souscrire à un pareil souhait, 'puisqu'il n'ignore pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne sait pas résister à cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour laimer ensuite plus librement. Loin de trouver dans la franchise de cet aveu le courai^e

LA BUE PUEVOST. 4 7

de la repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu'il lui accorde n'a donc pour lui rien d'avilissant. S'il a tort de compter sur une fenmie qui le quittera dès que la pauvreté viendra frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. 11 est faible, il est aveugle, il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n'aura pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Pré- vost, pour montrer jusqu'où peut aller l'égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques menues escroqueries. Toutefois, il ne faut pas ou- blier que les mœurs du dix-huitième siècle étaient moins sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n'ont, sur le juste et l'injuste, que les opinions de leur temps. D'ailleurs le chevalier Des- grieux, en trichant au jeu, en devenant le com- plice de Manon, en l'aidant à tromper les financiers libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bon- heur que dans la possession de Manon, et il s'avi- lit pour ne pas la perdre, comme elle s'avilissait dans l'espérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le chevalier Desgrieux, dégradé aux yeux du lecteur, n'inspire plus le même inté- rêt que le chevalier Desgrieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé d'avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il insiste si fran- chement sur les causes qui amènent le chcN-alier à

^»8 l'OKTRAlTS LITTÉRAIRES.

violer les lois de la probité, il décrit si bien la pente insensible par laquelle l'amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros, tout en perdant notre estime, con- serve encore notre sympathie. L'auteur, en racon- tant cette crise, montre une réserve dont nous de- vons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son récit ; séduit, comme un lecteur de vingt ans, par la passion insensée dont il suit les développements, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui per- draient peut-être beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier Des- grieux ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser? Qui sait s'il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de linfidèle? Manon revien- drait-elle à lui s'il ne consentait à partager les fautes qu'elle se reproche ? Prévost n'a pas pris la peine d'affirmer l'existence des sentiments que nous indiquons. Il a craint sans doute d'affaiblir l'intérêt poétique de son récit en poussant trop loin l'analyse du cœur de Desgrieux. Nous croyons qu'il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur. La lutte de Manon et du chevalier suffisait cer- tainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois, le personnage de Tiberge est une heureuse créa- tion. Il faut remonter jusqu'aux biogi^aphies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié iné- branlable. Tiberge est placé près de Desgrieux

L ABBE PREVOST. 4 9

comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son ami, à celui qu'il chérit comme son enfant; mais il est indulgent pour les fautes qu'il a prévues. Résolu à sauver Desgrieux, il poursuit sans relâ- che, sans découragement, cette tâche difficile. Cha- cun de ses reproches est accompagné d'un conseil et d'un service. Si Desgrieux pouvait être sauvé, Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle incomparable d'amitié fait des efforts inouïs pour tirer de Tabîme l'amant de Manon. Mais il manque au chevalier, pour échapper à sa ruine, un auxiliaire indispensable, la faculté de se gouverner. Il est vrai que s'il possédait cette faculté précieuse, il abandonnerait Manon dès qu'elle s'avilit; et, dès lors, le roman de Prévost deviendrait impos- sible.

La composition de ce livre a cela de singulier, qu'elle est excellente, et qu'elle paraît cependant presque fortuite. L'art de l'auteur est tellement voilé, que la prévoyance et la volonté ne semblent jamais intervenir dans lïnvention et l'ordonnance des incidents. Il règne, dans toutes les pages de cette histoire, un naturel si parfait, une simplicité si touchante, que l'auteur paraît transcrire ses souvenirs plutôt qu'inventer. Il est possible en effet (jue le fond de Manon Lescaut soit vrai, et que Prévost se soit borné à changer les noms, à trans- poser quelques détails, dans l'unique dessein de

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àO PORTRAITS LITTÉRAIRES.

dérouter la malignité. Mais ir'eùt-il;, en racontant cette histoire^ rempli que le rôle de greffier, il mé- riterait encore notre admiration par le choix même de la tâche qu'il s'est imposée; car^, inventée ou trouvée, librement conçue ou fidèlement transcrite, cette histoire est pleine de charme et de vérité. Les premiers jours que Desgrieux passe près de Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très- habilement les épreuves qu'il doit traverser avant de toucher le fond de l'abîme. Dès les premières pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses mains la destinée entière de Desgrieux. Elle s'est donnée à lui dès qu'il lui a parlé de son amour, et Desgrieux, malgré la rapidité inespérée de sa vic- toire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste et la plus pure de toutes les femmes. Il est heureux de la voir, heureux de l'entendre; il met aux pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté. Lés caprices de Manon sont pour lui des comman- dements; il obéit sans se demander une seule fois sil a raison d'obéir. L'amour ainsi conçu touche de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes les facultés. Esclave de Manon, Desgrieux ne peut rien faire pour elle ou pour lui-même. L'oisiveté lui devient un devoir, puisque le travail l'éloigne- lait de Manon, ou du moins ne permettrait plus à lamour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute, hi passion de Desgrieux est une véritable folie; mais c'est une folie pleine à la fois de bonheur et

L ABBE PREVOST. 51

(l'angoisses^ et Prévost a su la peindre avec une étonnante vérité.

Les premiers soupçons de Desgrieux, confirmés bientôt d'une manière si affligeante, caractérisent nettement la profondeur du sentiment qui Tunit à Manon. Dès qu'il doute de la fidélité de sa maî- tresse^ il cherche à s'étourdir, il essaye de fermer les yeux à l'évidence . L'amour de Manon est si nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu'il ne peut se passer d'elle, qu'il hésite longtemps à s'éclairer. Elle ne lui dit pas l'emploi de ses jour- nées, il a de légitimes raisons pour croire qu'elle le trompe, et cependant une caresse suffit pour le rassurer. Il veut parler, interroger sa maîtresse, un baiser lui ferme la bouche, et il maudit la ja- lousie comme une injure faite à son idole; s'il pou- vait croire que Manon eût deviné son inquiétude, il tomberait à ses genoux pour implorer son par- don. Lorsque enfin l'évidence triomphe de son ir- résolution, lorsqu'il ne peut plus nier l'infidélité de Manon, il verse des larmes désespérées, mais c'est à peine s'il trouve la force de maudire sa per- fidie. Il songe au bonheur qu'il a perdu, à l'avenir qu'il se promettait, et quand le premier trouble de sa douleui' s'est apaisé dans les larmes, il ne rêve qu'au moyen de retrouver Manon, de la rap- peler, de la reconquérir. Quand elle revient près de lui, il ne lui permet pas de s'accuser, il lui par- donne sans vouloir entendre l'aveu de sa faute.

52 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

Elle est revenue, que lui faut-il de plus? Ne se rendrait-il pas coupable d'ingratitude en rappe- lant le passé qu'il n'a pu prévenir? Désormais il mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle Ta quitté pour échapper à la pauvreté ; pour chas- ser la pauvreté^ pour contenter les caprices de Manon^ il ne craindra pas de s'associera des hom- mes qu'il méprise. Il commettra pour elle des ac- tions que sa conscience réprouve ; mais il étouffera les murmures de sa conscience, pour ne songer qu'à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse, il oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas à justifier la conduite du chevalier Desgrieux; mais si le bonheur pouvait justifier l'avilissement, l'amant de Manon serait pur à toas les yeux ; car chaque fois qu'il revient près d'elle, il s'applaudit d'avoir bravé la honte pour retenir sa maîtresse. Cette situation délicate a été, pour Prévost , l'oc- casion d'un éclatant triomphe. En nous montrant dans toute sa nudité la dégradation de son héros, il a trouvé moyen de lui concilier l'indulgence des juges les plus sévères. Desgrieux s'aviht; il triche au jeu, maisce n'est pas pour s'enrichir, c'est pour plaire à Manon. Que Manon se résigne à la pau- vreté, qu'elle renonce la parure, et 'Desgrieux abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle a fait de lui un homme sans volonté, sans probité; qu'elle dise un mot , et il voudra, il fera le bien, s'il peut lui plaire et la retenir sans affronter la honte.

l'abbé PRÉVOST. 5 3

Le séjour de Desgrieux à Saint-Lazare, et la ma- nière dont il s'échappe de sa prison, appartien- nent, je le sais, au mélodrame plutôt qu'au roman. Mais je n'ai pas le courage de blâmer le moyen employé par Prévost pour amener les deux amants au dernier terme de la misère ; car dès que Manon, tlétrie par son emprisonnement à l'hôpital, a perdu toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde, l'amour de Desgrieux est soumis à une dernière épreuve plus cruelle que toutes les autres, et dans la peinture de cette dernière épreuve Prévost a déployé une admirable habileté. Désormais rangée dans la classe des filles perdues, Manon n'a plus de merci à espérer. Qu'elle commette une nou- velle faute, et elle sera déportée. L'expérience ne l'a pas instruite, le châtiment qu'elle a subi ne l'a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieute- nant général de police, elle partira pour la Nou- velle-Orléans, enchahiée sur une charrette au mi- lieu de filles perdues comme elle. A cette heure suprême, Desgrieux n'abandonne pas Manon. A- près avoir vainement essayé d'intéresser en sa fa- veur son père et le lieutenant général de police, il se décide à la sauver par la violence, au péril de sa vie. Lâchement trahi par ses complices, il achète des gardiens de Manon le droit de la suivre , de lui parler, de pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle- Orléans, û goûte près de Manon un bonheur calme et sans mélange. 11 oublie tous les plaisirs

5.

.*»i PORTRAITS LITTERAIRES.

de la France, il oiil)lie sa famille et la richesse qui Tattendait. Il ne regrette rien de ce qu'il a perdu pour sa maîtresse. I^eu à peu le bonheur le ramène au sentiment du devoir. La fidélité de Manon ne court plus aucun danger; elle n'a plus sous les yeux le spectacle de la richesse. Cependant Desgrieux désire que son union avec sa maîtresse soit bénie par rÉglise. Il espère que les paroles du prêtre ef- faceront de sa mémoire jusqu'aux dernières tra- ces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à Manon le travail de ses journées. Quand le neveu du gouverneur, protégé p^r les coutumes arbi- traires de la colonie, veut épouser Manon, Des- grieux défend son droit l'épée à la main ; délivré de son adversaire, il s'enfuit dans le désert avec sa maîtresse, et ne la quitte qu'après avoir recueilli son dernier soupir et enseveli pieusement ses dé- pouilles mortelles. Si la première et la seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser le goût des juges sévères, si les fautes de Manon et l'indulgence empressée de Desgrieux, sont parfois racontées avec une crudité que n'avoue pasla poé- sie, la dernière partie défie les reproches. On sent à chaque page que Desgrieux, en défendant Ma- non, défend sa propre vie. Manon morte, Desgrieux n'aura plus aucune raison de vivre. S'il se résigne à demeurer parmi les vivants, il se réfugiera dans le passé; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera aucun rôle : il se souviendra.

I 'abbé PRÉVOST. 5

Le stylo de Manon Lescaut n'est certainement pas d'une pureté irréprochable; il est facile de re- lever dans les deux cents pages de ce récit des ta- ches que Prévost connaissait sans doute, et qu'il aurait etTacées si le temps ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n^ayant d'autre plaisir, d'autre souci que d'inventer presque chaque jour des épisodes nou- veaux, charmé autant qu'occupé de la peinture et de l'analyse des passions, il n'a jamais eu le désir ni l'espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l'abri des reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu'il est, avec les défauts incon- testables qui le déparent, est plein de puissance et d'entraînement. Il est spontané , abondant , comme la pensée même de l'auteur. Prévost sait rarement d'avance le parti qu'il pourra tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole connue la pensée , avec une imprévoyance qui passerait pour de la paresse, si chaque page ne démon- trait pas que l'auteur exprime de son mieux l'idée qu'il n"a pas pris le temps de choisir. Nous sommes loin assurément de recommander l'improvisation comme une méthode littéraire, car l'improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l'art sérieux; mais nous sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirable- ment servi par l'improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est d'un naturel

56 PORTRAITS LITTERAIRES.

constant, d'une clarté parfaite. 11 est vivant, animé, riche en images, semé de comparaisons heureu- ses, et n'est jamais attiédi par des artifices de rhé- teur. Il est avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire fidélité; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l'attention. Lorsqu'il lui arrive d'appeler à son secours un rap- prochement trivial, il trouve moyen de racheter, d'expier cette faute par la rapidité du récit. L'es- prit blessé n'a pas le temps d'analyser l'impres- sion qu'il éprouve, et oublie son déplaisir avant d'en avoir pénétré la cause. x\ proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n'ont rien de littéraire. C'est une sorte de confession plutôt qu'une œuvre d'imagination; c'est avec le cœur plutôt qu'avec l'esprit qu'il faut le comprendre et le juger. Or, ce livre est plein d'aveux si pathéti- ques, si impitoyables, qu'à moins de n'avoir ja- mais subi l'épreuve ou le spectacle des passions, il est impossible de ne pas le proclamer souveraine- ment sincère.

Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte en elle-même un enseignement moral, demande- ront sans doute quelle est la leçon contenue dans Manon Lescaut. Si, comme nous le pensons, la moralité delà poésie ne consiste pas dans l'expres- sion explicite, mais bien dans l'expression impli- cite d'un conseil applicable à la pratique de la vie, l'histoire de Manon Lescant est éminemment mo-

LABBE PRÉVOST. 67

raie. Lors même que Prévost n'eut pas pris la peine de placer, tantôt dans la bouche de Tiberge, tantôt dans celle du chevalier Desgrieux, des ma- ximes et des reproches dont personne ne contes- tera la valeur ni l'opportunité^ l'histoire de Manon et des malheurs qu'elle inflige à son amant serait encore pleine d'enseignements, et, par conséquent, pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce livre, pour n'être pas exprimées sous la forme dogmatique, n'en sont pas moins claires; chacune des tortures subies par l'amant de Manon parle plus haut que les préceptes de la loi morale déduits avec toute la rigueur du syllogisme. Qu'est-ce, en effet, que le roman de Prévost ? A quoi se réduit l'idée génératrice qui anime et gouverne tout le récit ? L'auteur a-t-il voulu célébrer ou flétrir la passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans un sens absolu, réalisée jusqu'en ses dernières con- séquences, eût été absurde. Célébrer la passion comme supérieure à tous les conseils de la con- science, la proclamer plus sainte, plus grande que la réflexion et la volonté, eut été l'œuvre d'une imagination en délire. La flétrir comme coupable, comme impie, la rayer de la vie comme contraire à l'accomplissement de tous les devoirs, n'eut pas été une tentative moins folle. Prévost, sans se préoccuper de la moralité de son roman, a cepen- dant réussi à exprimer une leçon très-nette. Le malheur du chevalier Desgrieux commence le jour

os PORTRAITS LITTERAIRES.

il est forcé de mépriser Manon. Sa passion ne s'éteint pas dans le mépris ; mais dès qn"il voit dans sa maîtresse une fille perdue , il n"est pins pour lui-même qu'un ol)jet de colère et de lionte. Sa passion^ sans se rebuter, se transforme et se dégrade. Sans le talent singulier de Prévost, elle cesserait d'être poétique et ne serait plus qu'un vice. 11 est impossible d'imaginer une condition plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la honte d'une courtisane comme un forçat à la chaîne du bagne. Les châtiments infligés à la passion dégradée du chevalier Desgrieux sont trop sévè- res, trop rudes, pour que son histoire puisse être accusée d'encourager le vice. Sans avoir prévu les reproches auxquels nous répondons, Prévost les a réfutés; car la destinée du chevalier Desgrieux ne fera sans doute envie à personne.

11 y a, dans Manon Lescaut, un mérite indépen- dant du style, indépendant de la moralité, le mé- rite de la mesure. Il n'y a pas un des épisodes de ce livre qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages. Prévost ne s'est pas attribué le droit de franchir les lin)ites marquées pai* les besoins de son récit. Doué d'une imagination abondante, il a toujours su s'arrêter à temps, et s'est interdit tous les mo- yens qui ne devaient pas concourir directement à l'expression de sa pensée. Cette mesure, cette so-

L ABIU<: l'KEVOSI . 5«.>

briété dans l'invention, est d'autant plus remarqua- ble qu'elle semble ne pouvoir se concilier avec l'imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost ex- clut généralement la sobriété. Mais quelle que soit la source de cette sobriété, qu'elle naisse d'un heureux instinct ou d'une volonté préconçue, nous ne saui'ions trop la reconnnander, car elle devient plus rare de jour en jour. Le public s'habitue à n'estimer la pensée que d'après ses dimensions géométriques, et les écrivains qui font profession de rémouvoir ou de l'amuser encouragent vo- lontiers cette habitude. Grâce à cet échange d'exi- gence et de servilité, le nombre et l'étendue des développements ne sont presque jamais en har- monie avec l'importance de la pensée. L'étude at- tentive de Manon Lescaut pourra corriger cette prolixité contagieuse, car la mesure a joué certai- nement un grand rôle dans le succès de cet admi- rable roman.

m.

BENJAMIN CONSTANT,

ADOLPHE.

Si Benjamin Constant n'avait pas marqué sa place au premier rang parmi les orateurs et les publicistes de la France^ si ses travaux ingénieux sur le développement des religions ne le classaient pas glorieusement parmi les écrivains les plus di- serts et les plus purs de notre langue, s'il n'avait pas su donner à l'érudition allemande une forme élégante et populaire, s'il n'avait pas mis au service de la philosophie son éloculion limpide et colorée, son nom serait encore siir de ne pas périr, car il a écrit Adolphe.

Or, il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magnétique qui nous attire et nous rap- pelle chaque fois que nous sommes témoins ou

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G2 POUlKAllS LlilKKAlUES.

acteurs dans une crise morale de quelque impor- tance. Il n'y a pas une page de ce roman, si tou- tefois c'est un roman, et pour ma part j'ai grande peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d'examen de conscience. Qu'il s'agisse de nous ou de nos amis les plus chers, ce n'est jamais en vain que nous consultons cette histoire si simple et d'une moralité si douloureuse. Les applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées in- scrites dans ce terrible procès-verbal esl si nue, si franche, si finement analysée, et dérobée avec tant d'adresse aux souffrances du cœur, que cha- cun de nous est tenté d'y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.

C'est là, il faut le dire, un privilège inappré- ciable et qui n'est dévolu qu'aux œuvres du pre- mier ordre. Comme il n'y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard, comme tous les mouvements, toutes les attitudes des deuK figures qui se partagent la toile, sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d'année en année nous découvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable malgré son évidente unité, qui ne se ré- vèle pas au premier regard, mais qui s'épanouit et s'éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s'attiédit.

Adolphe est comme une savante symphonie qu'il faut entendre plusieurs fois, et religieuse-

BENJAMIN CONSTANT. (Î3

ment^ avant de saisir et d'embrasser Tinspiration de l'artiste. La première fois l'oreille est frappée du gracieux andante^ ou du solennel adagio. Mais elle ne comprend pas bien la succession des parties. La seconde fois, elle distingue dans le rondo le chantd'un haut-bois ou le dialogue des violonset de la flûte. Plus tard, notre âme s'éprend d'une mé- lodie élégante et simple qu'elle n'avait pas d'abord aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles dé- couvertes : elle s'étonne de sa première ignorance, et la curiosité se rajeunit à mesure que la péné- tration se développe.

Il n'y a dans le roujan de Benjamin Constant que deux personnages; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique; tous deux, bien que très-peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement dégagés des circonstances locales et individuelles, qu'ils résument en eux-mêmes plu- sieurs milliers de personnages pareils.

Adolphe et Ellenore ne sont pas seulement réeh, ils sont vrais dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d'encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive, de multiplier les incidents, de nouer plus étroite- ment la tragédie. iMais à quoi bon? qui sait si le livre n'eût pas perdu à ce jeu dangereux l'autorité lumineuse de ses enseicrnements?

G 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont entremiMé leurs études vagahondes de loisirs nombreux et indéfinis. 11 sait, il a ré- fléchi, il a rêvé pour l'avenir bien des voyages dont il ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu'il dédaigne aujourd'hui comme s'il les avait usées; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front. Jl a dé- voré dans ses ambitions solitaires plusieurs desti- nées dont une seule suffirait à remplir sa vie ; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n'est encore qu'au seuil de ses années.

Habitué dès longtemps à converser avec lui- même, familiarisé avec les grandes choses qu'il n'a pas faites, il est tout simple qu'il dédaigne la société réelle qu'il n'a pas étudiée, et qui ne peut le deviner. L'ennui, chez les Ames élevées, chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque tou- jours accompagné d'une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en elles-mêmes un monde supé - rieur, plus grand, plus beau, plus varié; comme elles sont pleines des souvenirs d'une vie imagi- naire; comme elles comparent incess<imment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries, le dédain et limpertinence ne sont chez elles qu'une plainte franche et doulou- reuse.

BENJAMIN CCNSTANT. Gît

Adolphe est las de lui-même et de sa piiissanee inoccupée; il aspire à vouloir^ à dominer^ à parler pour être compris^ à conduire pour être suivie à aimer pour mettre à 1 ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne, et qui se confie en obéissant.

S'il avait choisi de bonne heure une route simple et droite; si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu'il ne peut embrasserai! avait me- suré son regard à son bras; s'il s'était dit chaque jour en s'éveillant : Voilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai ; s'il avait marqué sa place au-des- sous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux; s'il avait préféré la science, l'action ou l'amour; s'il avait épié d'un œil vigilant le premier réveil de ses facultés, s'il avait démêlé nettement sa destinée, s'il avait marché d'un pas sur et persévérant vers la paix sereine de l'intelligence, l'énergique ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et crédule, il ne serait pas vain, il ne dédaignerait pas.

Une fois engagé dans la voie préférée, l'emploi légitime de ses forces suffirait à l'occuper. L'œil attaché sur l'horizon lointain, sûr d'arriver, il no tournerait pas la tête pour regarder en arrière ; il se résignerait de bonne grâce à la continuité har- monieuse de ses efforts. Si haut que fût placé le fruit doré de ses espérances, le courage ne lui manquerait pas avant de le cueillir.

6.

rc PORTRAITS LITTERAIRKS.

Mais romnie il n'a pas niesiiré sa volonté à sa puissance, comme il a tout désiré sans rien vouloir, il s'ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.

Ellenore a déjà aimé; elle a déjà connu toutes les angoisses et tous les égarements de la passion ; elle s'est isolée du monde entier^ pour assurer le bonheur de celui qu'elle préférait; elle a renoncé volontairement à tous les avantages de la fortune et de la naissance ; elle a déserté sa famille et son pays; dans l'ardeur de son dévouement, elle aurait voulu pouvoir renouveler autour d'elle ce qu'elle venait de détruire, afin d'agrandir à toute heure le douiaine de son abnégation.

Elle croyait, la pauvre femme, que son enthou- siasme ne s'éteindrait jamais; elle espérait que le cœur en qui elle s'était confiée ne méconnaîtrait jamais la grandeur de ses sacrifices; elle avait joué hardiment sa vie entière sur un coup de : elle avait gagné; elle avait conquis l'amour d'un homme, elle avait posé sa tête sur son épaule, et l'avait entendu dans ses rêves murmurer son nom; elle était fière et glorieuse, et ne soupçonnait pas que la chance pût tourner contre elle.

L'hostilité assidue, la vigilance envieuse de la société qui la désignait du doigt aux tailleries et au dédain, n'avaient pas ébranlé son courage; elle s'était dit : « J'ai fait un serment, je le tiendrai. La religion de la foi jurée n'est pas moins grande et moins sainte que la religion de la prière. Si n:a

BENJA^lIN CONSTANT. 67

promesse a été imprévoyante, si j'ai follement en- gagé mon avenir, c'est à Dieu seul qu'il appartient (le me relever de mon serment en m'intligeant l'abandon ; si la malédiction paternelle m'a dégra- dée, me réhal)iliterai-je par l'infidélité? Si l'image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, la désertion de mon amour serait-elle un digne moyen de fléchir l'ombre indignée, et le pardon, si obstinément dénié à la douleur échevelée, sera-t-il plus facile à l'inconstance insoucieuse?

« Non, j'irai jusqu'au bout : je boirai jusqu'au fond cette coupe d'amertume ; je subirai, sans dé- tourner la tête, les affronts et le mépris de ce monde qui me conviait à ses fêtes, et que j'ai quitté; ma paupière ne s'abaissera pas devant ces mères or- gueilleuses qui parlent bas à l'oreille de leurs filles en me voyant passer; je marcherai près d'elles d'un pas ferme; je sentirai la rougeur monter à mon front, mais je retiendrai mes larmes, et je les ac- cumulerai pour les verser à flots dans le cœur de mon bien-aimé.

« Tous ces biens, dont le mouvant spectacle s'a- gite autour de moi, je les dédaignerai pour ne plus voir qu'un seul bien, qu'un trésor unique, le tré- sor que j'ai choisi. Les joies paisibles de la famille, les caresses naïves des enfants, les flatteries en- ivrées, recueillies par les jeunes filles florissantes, et rapportées fidèlement au cœur de l'orgueilleuse

68 PORTRAITS LITTERAIRES.

mère^ rien de tout cela ne m'appartiendra; la foule ignorante comptera mes regrets par ses désirs , et je triompherai de sa méprise. Je m'enfermerai dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et je regarderai s'enfuir sur la route lointaine ces rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux pre- miers jours, et maintenant pâlissants et confus. Je suivrai d'un œil assuré les feuilles dispersées de mes espérances, si vertes et si humides au matin, et si rapidement séchées avant l'heure du soir.

« Chaque fois que je verrai se fermer devant moi les portes d'une maison joyeuse, loin de pleurer sur mon isolement, je m'applaudirai, dans le si- lence de ma pensée, du choix glorieux de mon cœur; et comparant le mensonge de cette fête à la fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai sincèrement de n'avoir pas comme moi le vrai bonheur.

« Tous les soirs, en me souvenant de la journée accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée, et sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j'a- baisserai un regard de pitié ; car ma vie se partage entre la prière et le dévouement. Et la vie leur est si facile et si bien frayée, qu'elles vou^ oublient, ô mon Dieu î

« Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour ; permettez qu'il ne souhaite rien au delà de mon amour, et qu'il ne regarde pas

BENJAMIN CONSTANT. G 9

en arrière; faites qu'il vive tout en moi, connue je vis tout en lui. »

Mais un jour la mesure du sacrifice était com- blée : elle a douté de la reconnaissance qu'elle avait méritée, linquiélude a rongé le fruit de son amour.

Elle a pleuré, et ses larmes n'ont pas été essuyées; elle s'est affligée de l'ingratitude, et l'accusé ne s'est pas défendu.

Alors il s'est fait un grand désert autour de son cœur, et chacun de ses soupirs s'est perdu dans le silence. Elle était forte et défiait le danger; elle était confiante et résignée, et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis, et tout à coup la vaillance de cette femme s'est affaissée, son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.

Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu'elle a vieilli en un jour; elle avait l'œil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient , en caractères éclatants, ses pensées heureuses et sereines, et voici que son regard s'est voilé, et que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.

Est-il vrai que la destinée humaine répudie comme un rêve de jeune fille, les dévouements il- limités? Est-il vrai que l'amour se nourrisse d'in- quiétudes et d'angoisses, que les tortures de la ji- lousie lui soient une sève généreuse et féconde, et

TO PORTRAITS LITTERAIRE?.

que su tige se Hétrisse dans ratniosplière paisible et sereine de la fidélité? Je ne veux i)as le eroire; car, à ce compte,, l'amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et Tégoisme habile et désintéressé serait la première des vertus, le plus raisonnable des devoirs.

Arrivée à celte crise douloureuse, il faut qu'Elle- nore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de ringratitude, elle n'a plus qu'à s'endormir du sommeil éternel, si elle ne se réveille pas pour un nouvel amour. Elle n'a plus assez de clairvoyance pour s'interroger sérieusement ; elle n'est plus ca- pable de justice ou de pardon. Celui qu'elle a con- damné dans son cœur, fùt-il moins coupable, ne saurait imposer silence à l'acharnement de ses soupçons. S'il n'a pas vraiment méconnu son amour, s'il n'a pas oublié ses sacrifices, s'il a seu- lement négligé de la bénir et de la remercier chaque jour comme il devait le faire, peu importe à celle qui souffre : il y a des larmes que nulle prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces larmes sont venues, l'amour s'éteint et se réduit en cendres.

Quand Ellenore et Adolphe se rencontrent, cha- cun des deux est préparé à l'enthousiasme et au dévouement. Le découragement et la vanité, qui sembleraient devoir s'exclure, se rapprochent et s'apprivoisent rapidement. Adolphe choisit Elle- nore entre toutes les femmes, non pas pour la re-

BENJAMIN CUNSIANT. 7 1

lever et la soutenir^ car il ne la connait pas assez pour sympathiser avec son chagrin, mais parce qu'elle a tenu tête à Torage, parce qu'elle a lutté contre l'envie et la médisance, parce que les yeux sont fixés sur elle, parce que sa fidélité perma- nente a déjoué bien des ambitions injurieuses, parce que son dédain a humilié bien des jactances.

Ce qu'il faut au cœur d'Adolphe, ce n'est pas un amour mystérieux et timide ; si toute la terre devait ignorer qu'il est aimé, si son bonheur devait rester dans l'ombre, il n'en voudrait pas. Ce qu'il souhaite, ce qu'il appelle de ses vœux et de ses larmes, c'est une lutte publique, un triomphe écla- tant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.

Or, pour réaliser ce vœu, pour étancher la soif de cette vanité qui le dévore, une femme belle et jeune, vivant dans le secret de la famille, élevée dans les doctrines de l'obéissance et du devoir, épargnée de la calomnie, nourrie dans un bonheur paisible, et défiant les tempêtes qu'elle ne prévoit pas, ne peut dignement lutter avec Ellenore.

Si Adolphe cédait naïvement au besoin d'aimer, il ne marquerait pas si loin le but de ses espé- rances; il choisirait près de lui un cœur du même Age que le sien, un cœur nouveau, épargné des passions, son image pût se réfléchir à toute heure sans avoir à craindre une image rivale ; il comprendrait que l'avenir ne suffit pas à l'amour, et que le cœur le plus indulgent ne peut se défen-

'2 PORTKAITS LITTEHAIRES.

dre d'une jalousie aeharnée contre le passé; il ue s'exposerait pas à essuyer, sur les lèvres de sa maîtresse, les baisers d'une autre bouche : il trem- blerait de lire dans ses yeux une pensée qui re- tournerait en arrière , et qui s'adresserait à un absent.

Mais comme sa télé a voulu avant que son cœur désirât, c'est EUenore qu'il attaque, et qu'il pré- fère à toutes les autres.

Il y a dans la possession de cette femme un ali- ment magnifique pour sa vanité ; il sera envié par ceux-là même qui médisent d'elle^ et qui se ven- gent de ses dédains en redoublant son isolement ; il sera montré au doigt parla ville comme un lut- teur adroit, comme un rusé jouteur ; chaque fois qu'il entrera dans un salon, il entendra autour de lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.

, 11 ne tremblera pas à la vue de ces convoitises empressées, qui, pour un cœur vraiment épris, sont un supplice de tous les instants. Il ne frémira pas devant cette profanation insultante qui ternit les plus chastes voluptés. Il ne rougira pas de honte et de colère en écoutant ces propos tenus à demi-voix, qui font du bonheur une nouvelle, les secrets du foyer se discutent comme la marche d'une armée.

Non ; il s'applaudira de son choix, et lèvera fiè- rement la tète.

Ellenore verra dans Adolphe un amour jeune et

BENJAMIN CONSTANT. 7 3

confiant. Déjà tléchissante et ridée, elle sera tière d'avoir été distinguée par un homme destiné à tous les succès du monde. Plus folle, plus impré- voyante qu'une jeune fille, égarée par l'isolement elle ira jusqu'à espérer de cette aventure une ré- habilitation toujours vainement essayée. Dans la crédulité de son cœur, elle attendra de ce nouvel engagement la paix et la sécurité qui ont manqué au premier ; elle croira que les autres femmes, hu- miliées de son triomphe, vont se rallier autour d'elle.

L'intervalle des années s'etfacera. L'entraîne- ment de ces deux cœurs, si dilïérents et si mal con- nus l'un de l'autre, deviendra peu à peu irrésisti- ble. A force de penser à Ellenore et de publier partout son admiration, Adolphe se convaincra de la réalité de son amour ; et Ellenore tombera dans le même piège.

Mais après le dernier abandon, le réveil sera ter- rible. A peine maître de la place qu'il a si vive- ment assiégée, il ne saura que faire de sa victoire. A peine la possession aura-t-elle sanctionné cet amour si ardemment désiré, qu'il tremblera de- vant la durée de son engagement. En vue des années qui vont suivre, il sentira défaillir son cou- rage et regrettera l'extase qu'il avait à peine es- pérée.

Ellenore, après la confusion de la défaite, ou- vrira les yeux, et cherchera vainement autour d'elle

7

7 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

les félicitations sur lesquelles elle avait compté; au fond de son cœur, elle rougira de son inconstance^ et doutera d'un bonheur si facile à changer.

Peu à peu, entre ces deux âmes trompées, mais toutes deux trop fières pour l'avouer, il s'établira une intimité douloureuse et résignée, intimité de mensonge et d'hypocrisie, habile en subterfuges et en flatteries, prodigue de caresses et de baisers, cherchant à se distraire, en affirmant sans cesse ce qu'elle ne croit pas.

Aucun des deux ne voudra être vaincu en gé- nérosité, et, pour ne pas laisser entrevoir son dé- sabusement, chacun parlera de l'avenir avec de célestes espérances, traitera le reste du monde avec un dédain fastueux, cachera ses larmes sous l'iro- nie et la jactance, et fera de la ruse le premier de ses devoirs.

Par compassion pour sa victime, Adolphe dé- guisera son ennui et forcera sa bouche à sourire. il étudiera ses moin.'lres paroles pour épargner à sa maîtresse la honte d'un regret. 11 s'imposera l'en- jouement et la sérénité par délicatesse.

A son tour Eilenore, si elle surprend sur le vi- sage de son amant la triice de l'ennui, craindra de se plaindre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s'atïérmira dans cette réserve douloureuse et grimacera l'enthousiasnje.

Jusqu'au jour tous deux, las enfin de cette

BENJAIMIN CONSTANT. 7 5

pitoyable comédie, jetteront le masque et se ver- ront face à face.

Mais comme ils s'étaient choisis par fierté, ils ne prononceront pas encore le mot d'abandon. Ils re- nonceront à leur rôle, mais ils trembleront de se dégrader par une franchise trop hâtée. Ils n'exal- teront plus leur bonheur, mais ils accepteront la satiété comme une expiation, et ils commenceront une nouvelle épreuve, celle de l'intimité sans amour et sans mensonge.

Et quand les choses en sont venues à ce point, quand l'amour, d'épreuve en épreuve, est arrivé à la satiété, l'enfer a commencé sur la terre. Les amitiés qui se dénouent, les promesses qui men- tent, les dévouements admirés qui se flétrissent, tout cela n'est rien auprès de la satiété dans l'a- mour.

L'enthousiasme l'âme s'est laissé emporter dans les premiers jours de l'engagement, a méta- morphosé à son insu toutes ses facultés. La vie en- tière est changée, et ne peut retrouver les premiè- res émotions sans d'horribles tortures. Tout ce qui se passe autour de nous avait pris un aspect nou- veau, un sens imprévu. Habitués que nous som- mes à écouter dans un autre cœur le retentisse- ment de nos souffrances et de nos joies, quand cette intime fraternité, épuisée de lassitude, fléchit et s'atfaisse, l'ennui fond sur nous comme un oiseau de proie.

7 G PORTRAITS LITTERAIRES.

Chaque jour, les deux forçats rivés à cette chaîne, qu'ils pourraient briser, mais qu'ils gardent par os- tentation et par entêtement, s'éveillent en mau- dissant. Chacun voit la vérité, et rougirait de la dire.

S'il arrive à Tun des deux d oublier un instant la servitude il s'est cloué, au premier mouve- ment le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut. Il se remettait en marche, et commençait un nou- veau voyage, il sent tout à coup se poser sur son épaule une main autrefois amie, qu'à peine il eût sentie,, tant elle était légère^ et qui aujourd'hui lui pèse et l'accable.

Mieux vaudrait cent fois la soHtude avec ses dé- couragements et ses défaillances; car dans l'inti- mité rassasiée toute la vie se ternit^ toutes les heu- res de la journée sont marquées par des supplices prévus et inévitables. Il n'y a plus de jalousie, car chacun des deux captifs aspire à l'affranchisse- ment, mais il s'établit entre ces deux colères hon- teuses d'elles-mêmes une sorte d'émulation : c'est à qui inventera pour l'autre une question inju- rieuse, un soupçon insultant. Comme si elle se re- pentait d'avoir obéi, la femme donne à toutes ses prières la forme d'un commandement: Si elle sur- prend dans le regard qu'elle épie un projet elle ne soit pas de moitié, elle invoque les larmes comme une vengeance, elle inflige sa douleur comme un châtiment. Pour justifier son ennui et son abatte-

BENJAMIN CONSTANT. 7 7

ment, elle interroge toutes les actions qu'autrefois elle approuvait sans contrôle. Dès qu'il fait unpas^ il trouve devant lui un œil curieux qui attend sa réponse.

Au moins dans la solitude, après les défaillances désespérées, 1 ame refleurit et se relève parfois. Elle aspire librement l'air qui l'environne, elle s'é- panouit sous la chaude haleine qui ride l'eau en passant, et lui porte une vapeur féconde.

Mais dans l'intimité sans amour, rien de pareil n'est possible. Il n'y a pas une heure d'abandon et de rêverie. Le silence est une plainte et la parole une querelle. Chaque mot renferme un regret ou une invective. S'il pleure, elle l'accusera de fai- blesse et de lâcheté. Si, face à face avec l'horrible vérité, il retient sur ses lèvres l'aveu près de lui échapper ; si sa voix, suffoquée par les sanglots, balbutie une bénédiction impuissante, elle s'em- porte, elle implore sa colère : elle s'irrite de cette douleur si peu virile, et lui souhaiterait de l'orgueil afin de le combattre.

Quand nos larmes ne se mêlent pas à des larmes amies, quand une bouche adorée ne vient pas les boire dans nos yeux et rafraîchir de ses baisers la paupière enflammée, l'homme s'avilit aux yeux de sa maîtresse; il se dégrade, il abdique sa grandeur. Si elle eût pleuré, l'amour pouvait se réveiller ; mais elle a vu sa douleur sans la partager, c'est un arrêt sans appel.

7.

7 8 PORTRAITS LITTERAIRES.

Cette intimité vigilante épuise enfin les dernières forces des deux adversaires. Ils n'ont plus besoin de s'interroger pour deviner leur mutuelle pen- sée : ils se disent adieu dans chacun de leurs em- brassements.

Heureux, trois fois heureux ceux qui n'ont pas attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont quittés à temps ! car ils ont au moins, pour se con- soler pendant le reste de la route, le souvenir du bonheur passé ! ils peuvent se rappeler dans une amitié durable un amour évanoui : ils assistent muets aux funérailles de leur enthousiasme, et en parlent sans amertume, comme d'un fils emporté par la guerre.

Mais combien rompent au lieu de dénouer! com- bien, s'acharnant à leur amour, bâtissent des hai- nes implacables sur des intimités obstinées !

Si EUenore se séparait d'Adolphe le jour elle est sûre de son abandon, elle pourrait encore es- pérer sur la terre des jours sereins et paisibles; si elle acceptait franchement la destinée qu'elle s'est faite, si elle ouvrait les yeux et mesurait froidement la route parcourue, il y aurait encore pour elle des chances de salut; mais elle sait qu'elle n'est plus aimée, et elle pardonné. Au lieu de réhabiliter ce- lui qui la trompait, elle devient pour lui un objet de pitié.

S'il aimait une autre femme, s'il s'était laissé prendre à une affection passagère, je concevrais le

BENJAMIN CONSTANT. 7 9

pardon : ce serait générosité pure, et la reconnais- sance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais par- donner l'abandon, pardonner le délaissement qui n'a pas un autre amour pour excuse, c'est une fo- lie sans remède, c'est appeler le dédain, c'est mé- riter l'oubli.

Or, il n'y a pas une de ces austères vérités qui ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaça- bles : c'est un livre plein d'enseignements et de conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent. Quand on est jeune, on croit à peine à la moitié de ces conseils ; à mesure qu'on vieillit on s'aperçoit qu'il y en a beaucoup d'oubliés.

lY.

LAMARTINE.

JOGELYN.

C'est un bonheur pour nous d'avoir à parler de Jocelyn ; car Jocelyn est un beau livre, et quoi- qu'il plaise à quelques vanités chatouilleuses d'ac- cuser notre sévérité, nous recherchons avidement l'occasion d'admirer. Ce n'est pas notre faute, vraiment, si les grandes et belles choses sont si rares, si difficiles à trouver; et tel qui blâme notre franchise est au fond du même avis que nous : seulement il n'a pas le courage de l'avouer. Pour notre part, nous avons toujours pensé que, dans la discussion littéraire, la vérité vaut quelque chose de plus que l'élégance des mots, et nous donne- rions de bon cœur douze phrases coquettes et pa- rées pour trois paroles raisonnables et justes. Que les ouvriers deviennent artistes, que les ri meurs

8 2 PORTRAITS LITTERAIRES.

deviennent poëtes^ et nous serons des premiers à battre des mains. En attendant que ces merveilles se réalisent, résignons-nous sans dépit et sans im- patience aux admirations rares et sincères; ne prostituons pas nos éloges à toutes les rimes ali- gnées militairement; car notre voix en s'avilissant perdrait le droit de saluer les gloires sérieuses.

M. de Lamartine occupe dans la poésie française un rang magnifique et incontesté. Grâce à Tabon- dance, à la naïveté de ses chants, il échappe à toutes les querelles d'école. Comme il a toujours modelé sa parole sur sa pensée, comme il s'est toujours abstenu sévèrement du procédé inverse, il ne donne prise ni aux disciples entêtés du dix-septième siècle, ni aux novateurs superbes du dix-neuvième. Aucun de ces messieurs ne peut le réclamer comme sien ; il est seul et libre dans son génie et n'accepte au- cune fraternité jalouse. Il appartient à la grande famille des inventeurs disséminée dans le temps et l'espace, sur des points trop distants l'un de l'autre pour que limitation ou la rivalité leur soit permise. Il ne relève que de lui-même et du siècle il est né, et il assiste à la gloire contemporaine sans rien convoiter dans la part qui ne lui est pas échue; car sa part est au nombre des plus belles, et s'il n'a pas dans ses mains le trésor entier que la popularité distribue à ses favoris, il peut com^^er son majorât parmi les plus richement dotés.

Comment est-il arrivé aux cimes glorieuses et pai-

LAMARTINE. 83

sil)les personne ne songe à le troubler? com- ment, au milieu des invectives, des récriminations et desvanteries, a-t-il su se frayer une route si large et si directe vers le but suprême de toute poésie : l'autorité? comment s'est-il dérobé aux lois géné- rales de rhistoire littéraire? Est-ce en lui-même ou autour de lui qu'il faut chercher la cause de cette exception? A notre avis, le génie de M. de Lamartine suffit à expliquer ce bonheur singulier. L'auteur des Méditations et des Harmonies n'a jamais tenté vo- lontairement des voies inattendues. S'il a été nou- veau, c'était à son insu ; il se livrait à l'élan spon- tané de sa pensée et ne prévoyait pas lui-même le ]jut il marchait. Il n'avait pas arrangé d'avance un système complet et inviolable; il s'écoutait vivre et reproduisait franchement ses émotions; mais il n'avait pas divisé sa pensée en compartiments sy- métriques et ne casernait pas ses inspirations futures dans les plaines inconnues; il n'avait pas institué de colonies militaires pour le gouvernement de ses idées à venir. Il consultait son cœur partout et à toute heure et ne s'efforçait jamais de lutter avec les poètes de tête. C'est là, selon nous, tout le se- (ret de sa popularité. Génie heureux et prédestiné^ il n'a eu qu'à être lui-même pour conquérir d'em- l)!ée la sympathie et l'admiration. Dans les hautes régions il planait d'un vol égal et puissant, il ne perdait jamais de vue les sentiments les plus géné- reux de l'humanité; il touchait à la fois aux vérités

8i PORTRAITS LITTERAIRES.

les plus élevées de la philosophie et aux instincts les plus humbles de la vie ordinaire. Il contemplait sans se troubler et découvrait à nos yeux éblouis les clartés les plus splendides^ mais il ne dédaignait pas d'abaisser son regard sur les Milgaires douleurs. II savait^ mais il sentait. Il conversaii souvent avec lui-même, et, dans ces entretiens solitaires,, il se détachait peu à peu des intérêts mesquins qui pré- occupent la société nous vivons; mais si haut et si loin qu'il se laissât emporter par ces mystérieux dialogues Tespérance servait d'interlocuteur au souvenir, il n'oubliait jamais la plaine modeste et nue se pressait la foule. Lors même qu'il aper- cevait dans ses rêves radieux des palais de marbre et de porphyre, il ne fermait sa mémoire ni aux toits de chaume, ni aux villes enfumées et pou- dreuses. Parmi les divines transformations de sa pensée, il gardait encore une place vierge et fidèle pour la douleur qu'il avait connue, et grâce à cette double nature, ou plutôt à cette nature unique, mais complexe, il a toujours conservé comme en laisse les intelligences délicates et les intelligences ignorantes. Sans abdiquer aucune de ses facultés, sans condamner à une mort prématurée aucune de ses visions, il a soumis à sa puissance les rêveurs exaltés et les âmes les plus attachées à la terre. Il est demeuré le poëte des philosophes, mais il n'a pas cessé d'être le poëte des femmes.

Les Méditations et les Harmonies, le génie de

LAMAKTIKE. 85

M. de Lamartine se réfléchit tout entier^ ont été couronnées d'une gloire méritée, et nous ne pou- vons rien désormais pour ces monuments popu- laires. Les penseurs, aussi bien que la foule, ad- mirent l'expansion et la spontanéité de cette poésie qui déborde en élégies éplorées, en odes hardies, en hymnes religieux. Nous croirions gaspiller notre temps et nos paroles en répondant aux clameurs de quelques esprits chagrins. S'il y a vraiment parmi les lecteurs français une centaine d'admira- teurs rebelles pour qui les Méditations de 1820 sont très-supérieures aux Méditations de 1 823, et qui voient dans les Harmonies une véritable déca- dence, nous les plaignons bien sincèrement, mais nous ne prendrons pas la peine de réfuter leur opi- nion. Ou bien ils cèdent à Tentraînement vulgaire et n'admettent pas le progrès comme compatible avec l'inspiration, ce qui est une billevesée digne des collèges de province ; ou bien ils sont de bonne foi dans leur entêtement et ils méritent notre pitié ; car ils ne comprennent pas comment le génie poé- tique, en passant par trois points permanents et ineffaçables, peut décrire un cercle incessamment identique et pourtant incessamment renouvelé. Sans doute, dans l'espace de onze années, M. de Lamartine n'a jamais chanté que Dieu, l'homme et la nature; sans doute, il a toujours vu dans le bonheur douloureux des passions le fondement de la foi religieuse; mais cette trilogie poétique, sans

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jamais se démentir, ne s'est pas toujours développée avec les mêmes apparences. En 1820, le poète ne s'était pas encore dégagé des liens sensuels et ne jetait sur les promesses de la religion chrétienne qu'un regard furtif et presque mondain. Quatre ans plus tard, en écrivant les Étoiles et le Chant (F amour, il s'élevait jusqu'à la tendresse des can- tiques. Enfin, en 1830, dans ses Novissima verba, il conciliait toutes les angoisses de la douleur et toutes les espérances de la foi ; il se plaçait par ce cri sublime entre Job et Byron. Comme le poëte anglais, il touchait les dernières profondeurs du découragement; comme le poëte arabe, il montait jusqu'à Dieu par le mépris des joies périssables. Quiconque ne voit pas l'intervalle qui sépare les premières Méditations des secondes et les secondes Méditations des Harmonies n'a qu'un sentiment incomplet de la poésie, et ne peut être admis parmi les juges de M. de Lamartine.

Nous regrettons que l'auteur de ces glorieux mo- numents, en recueillant les souvenirs de son voyage en Orient, n'ait pas pris soin de les féconder par la lecture ou de les ordonner par la réflexion ; qu'il ait écrit douze cents pages au courant de la plume, comme si la France entière ne valait pas mieux que les collecteurs d'albums ; quil ait daté de Jérusalem ou de Constantinople des pages tracées indolem- ment au château de Saint-Point. C'est une faute grave et qui, de la part d'un esprit éniinent, a lieu

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de nous étonner; car la seule spontanéité qui a suffi au succès des Méditât iom et des Hormonief^ ne pouvait suffire au récit d'un voyage. Le potHo et le narrateur sont placés dans des conditions bien diverses. Heureusement^ si nous en croyons les amis de M. de Lamartine, cette faute sera bientôt réparée : nous aurons de lui un poëme sur FOrient, et le Voyaye, qui par lui-même est insignifiant, prendra une valeur inattendue et servira de com- mentaire au poëme. Nous assisterons à la trans- formation de la réalité, et le tableau ennoblira le modèle.

En attendant ce poëme que nous demandions, et qui expiera les notes dédaigneuses du voyageur, nous avons dès aujourd'hui un magnifique épisode détaché de l'épopée à laquelle M. de Lamartine tra- vaille depuis plusieurs années. Nous ne partageons pas l'opinion de l'auteur sur le rôle du poêle dans la société moderne ; nous n'admettons pas avec lui que l'imagination, livrée à elle-même, soit une lâ- cheté, une face de l'égoïsme ; nous ne croyons pas que les inventeurs qui mettent la parole au service de leur pensée soient nécessairement des natures incomplètes, s'ils ne joignent l'action à l'enseigne- ment. Pour nous, Homère est aussi grand que Tyrtée; Marathon n'ajoute rien à la grandeur d'Eschyle, et pour admirer Dante et Milton, nous ne consultons ni les Mémoires de Whitelocke, ni les chroniques florentines de Villani. Nous accep-

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tons rénergie oratoire de Slieridan, mais sans ou- blier les échecs parlementaires de Byron; et ce rapprochement inévitable n'entame pas d'mie ligne la gloire poétique de Torateur mal écouté. Nous persistons, malgré le Miroir du parlement , à mettre don Juan au-dessus de V École de la médisance. Que M. de Lamartine se rappelle les jugements littéraires de Napoléon; en voyant comment les hommes d'action jugent les hommes d'invention, qu'il accepte comme diverses, sinon comme con- tradictoires, les destinées de Timagination et celles de la volonté. Il est permis de rêver la conciliation de tous les rôles, mais l'accomplissement d'un seul suffit à la gloire, à la dignité humaine.

Après ces réserves, que nous ne pouvions taire, nous nous empressons de proclamer que le sujet choisi par M. de Lamartine convient merveilleuse- ment à la nature de son génie. Le curé de campa- gne, tout en plaçant Timagination du poëte sur un terrain nouveau et plus circonscrit, lui permettait de déployer à Taise les facultés déjà éprouvées par de nombreux triomphes. Les intelligences fa- miliarisées dès longtemps avec les poèmes de Goldsmith, de Wordsworth et de Crabbe pouvaient pressentir que M. de Lamartine, en- traitant un sujet déjà plusieurs fois essayé, n'emprunterait rien à la manière de ses devanciers. La sobriété conte- nue de Goldsmith, la lenteur savante et didactique de Wordsworth, la crudité âpre et impitoyable de

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Crabbe ne convenaient pas au poëte français. D'ailleurs^ son habitude constante est de chercher en lui-même les éléments qu'il met en œuvre^ et je suis sûr que la divine figure de Primrosen'apas un instant excité son émulation. M. de Lamartine s'est proposé une tâche difficile et inconnue jus- qu'ici dans notre littérature : l'épopée domestique Il pense que le temps des épopées héroïques est passé pour la France et pour l'Europe. Sa décision peut être contestée ; mais sans enfermer comme lui l'activité de l'imagination dans le champ de la poésie humanitaire, sans infliger à notre langue un barbarisme inutile, nous acceptons comme louable et glorieuse l'entreprise qu'il vient d'achever.

Le prêtre dans la société moderne, tel est le sujet de Jocelyn. Dans quelle condition le clergé trouve-t-il à exercer le plus courageusement les vertus évangéhques? est-ce dans l'épiscopat? Nous ne le pensons pas : les ouailles du presbytère exi- gent un dévouement plus assidu que le troupeau tout entier d'un diocèse. M. de Lamartine a donc bien fait, selon nous, de résumer le prêtre dans e curé de campagne ; car cette figure, quoique placée dans les derniers rangs de l'Église, occupe le premier rang dans l'enseignement religieux. L'évêque, mêlé aux pompes et aux joies de ce monde, coudoyant tous les jours la puissance et la richesse, rencontre bien rarement la douleur sur sa route, et omet, quoi qu'il fasse, la meilleure

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partie de son rôle, la consolation. Toute sa gloire se réduit à réprimer le vice dès son début, à ef- frayer par ses avertissements le pécheur endurci, à détourner vers les œuvres de charité Tor de l'o- pulence inactive. Mais toutes ces tâches, si bien ac- complies qu'elles soient, ne valent pas la consola- tion. A mesure que la civilisation enlace dans son réseau un plus grand nombre de familles, la dou- leur morale et le bien-être matériel se multiplient dans une proportion à peu près égale. A côté du luxe qui grandit, la pauvreté gémit et s'affaisse. Chaque palais, en s'élevant, écrase plusieurs chau- mières, et quoique la philosophie entrevoie dans l'avenir une égale répartition de lumières et de sé- curité, la religion trouve à ses pieds bien des souf- frances nées du désir aveugle et avide, bien des âmes jalouses pour qui le spectacle du bonheur et de la richesse est une source de désespoir. C'est à ces âmes-là que s'adresse le curé de campagne ; c'est à elles qu'il distribue le pain de la clémence divine. Les villes connaissent la cupidité, le men- songe et le vol; mais la misère ramenée à ses élé- ments primitifs, placée en face de l'impossible, trop pure pour engager la lutte avec les lois so- ciales, n'ayant d'appui . qu'en Dieu, appartient au curé de village. Les crimes qui retentissent dans nos tribunaux sont pour attester cette division de l'humanité.

Je suis loin de reprocher à M. de Lamartine

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fFavoir donné à Jocelyn une foi tolérante, un chris- tianisme prévoyant et docile, aussi large, aussi amoureux du progrès que la philosophie elle- même, animé d'une infatigable espérance, aussi éclairé que le doute , mais plus hardi que lui ; aussi curieux que l'incrédulité, mais plus paisible qu'elle après la découverte ; aussi avide de Tave- nir, mais plus fort dans le présent. Sans doute il était poétiquement possible d'accepter plus fran- chement la donnée catholique; sans sortir des li- mites de Torthodoxie, l'imagination avait encore devant elle un champ assez vaste ; renfermée dans le cercle inflexible de la foi romaine, la lutte du prêtre et de l'homme n'eût pas été moins terrible et moins poignante; loin de là. Mais je ne saurais blâmer la préférence de M. de Lamartine. Lors même que le catholicisme flottant de ce nouveau poëme ne s'expliquerait pas clairement par la rê- verie amoureuse des Méditations, par la rêverie religieuse des Harmonies, il faudrait encore l'ac- cepter, non pas comme une vérité absolue, mais comme une vérité relative, comme l'expression de la société française au xviii*^ siècle. Si le cadre his- torique était changé, si Jocelyn, au lieu d'être placé entre Louis XVI et Danton, était contemporain de saint Jérôme, la question ne serait plus la même, et nous aurions le droit d'être plus sévère; mais après Voltaire et Diderot, Jocelyn ne nous semble pas trop mal atfermi dans sa foi. Il n'a ni l'abné-

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gation d'un saint, ni l'ardeur d'une bète fauve; en échappant à ce double écueil, il garde toute l'é- nergie, toute la grandeur de ses facultés. Il ne quitte pas la terre, mais il marche dignement parmi les hommes, sans miracle et sans lâcheté.

M. de Lamartine nous donne Jocelyn comme le journal d'un curé de village ; c'est pourquoi Jo- celyn parle toujours en son nom. Les épisodes dont se composent ce journal prennent, dans la bouche de Jocelyn, une grâce, une onction singulières. La fête de village son âme s'éveille pour la pre- mière fois à l'amour est un vrai tableau de maître. Tous les personnages de cette fête respirent le bonheur et la gaieté, mais un bonheur grave, une gaieté pieuse. C'est mieux qu'une kermesse, c'est la grâce majestueuse des Panathénées alliée à l'expansion naïve d'une prière chrétienne. Les jeunes fdles qui se parent pour la soirée, et dont les cheveux inondent les épaules ; les collines qui versent au hameau le flot débordant des couples amoureux; plus tard, après l'épuisement des joies bruyantes, les murmures et les chuchotements qui se croisent dans Tombre, les soupirs et les adieux qui se confondent, sont des traits dignes du pin- ceau le plus habile. délibération Jocelyn avec lui-même, le secret éploré qu'il dérobe à sa sœur, le sacrifice auquel il se résigne, et l'innocente raillerie des jeunes fdles qu'il abandonne, leurs questions jalouses sur la beauté qu'il dédaigne.

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complètent avec une admirable simplicité l'expo- sition de ce poëme. La fuite de Jocelyn vers la grotte des aigles, dans les Alpes du Dauphiné, après un séjour de plusieurs années au séminaire, est animée, vive et bien dite. L'hymne à Dieu sur les glaciers est, à coup sûr, une des plus magnifi- ques prières qui se puissent rencontrer. Le poëte convoque toutes les voix de la nature pour célé- brer plus dignement la suprême volonté qui lui a permis de vivre. Il comprend que sa reconnais- sance, face à face avec le bienfait qu'il a reçu, n'a que des clameurs muettes pour remercier la source et la cause de toute joie. Après avoir préludé pieu- sement et comme essayé sa force sur quelques noies tremblantes, il s'enhardit tout à coup, et rayonne dans tous les sens comme une symphonie impérieuse et gigantesque. Il associe à son hymne, agenouillé, toutes les splendeurs de la création. Il interpelle et prend à témoin de sa gratitude les rochers courbés en voûtes menaçantes, les cristaux glacés suspendus au flanc des montagnes, la neige étendue sous ses pieds en tapis éblouissants, les rayons qui décrivent dans le ciel l'arc aux sept couleurs; de cime en cime il monte jusqu'à Dieu pour lui ravir le secret d'une prière reconnais- sante.

Lorsque Laurence paraît sur la scène, l'esprit du lecteur est si bien préparé, qu'il partage l'er- reur de Jocelyn et ne devine pas la femme sous

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Tenfant. Jocelyn^ qui tout à Tlieure demandait à Dieu une âme fraternelle il put épancher son bonheur et contempler l'image radieuse de ses di- vines espérances , Jocelyn , en voyant Lau- rence, ne peut se décider ni pour Tamour ni pour l'amitié. Il est encore si près de Dieu, qu'il ne sait quel nom donner à la joie nouvelle qui lui arrive. La beauté qu'il admire n'est pour lui qu'une forme de la Divinité ; dans la sincérité de son extase, il se demande si sa piété envers Lau- rence n'est pas un devoir, s'il pourrait sans crime ne pas prier devant elle comme devant un messa- ger divin. Il étudie tous les traits de cette céleste figure avec une ferveur et une dévotion quj tiennent à la fois du statuaire, de l'amant et du prêtre ; il suit tous les contours de ce visage resplendissant, il se mire dans les yeux hu- mides de cette lumineuse créature avec l'admira- tion savante de Phidias, le trouble de Roméo et la ferveur de saint Augustin. Il comprend et il célèbre la beauté comme elle n'a jamais été ni comprise ni célébrée; et, lorsque la beauté prend le nom d'une femme, il est tellement sanctifié par l'admiration, qu'il ne peut devenir coupable. Tout à l'heure il voyait Dieu luire dans la création, maintenant dans la beauté humaine il l'aperçoit tout entier, et il tombe à genoux comme foudroyé par son nouveau bonheur.

Rappelé à ses premiers engagements par la voix

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d'un prêtre mourant^ il se débat sous la main sé- vère qui le menace. Il défend jusqu'au dernier mo- ment la félicité sereine qu'il s'était promise; mais il ne peut résister à la prière suprême du vieillard qui va partir. La victime a besoin d'un consolateur^ d'une oreille amie qui entende ses derniers aveux : le bourreau est aux portes de la prison. Jocelyn enverra-t-il au ciel une âme encore chargée des souillures terrestres? Pour sauver Laurence, il avait juré de l'aimer et de la suivre ; pour sauver le prêtre agonisant, il renonce au monde, au bon- heur de l'amour, il s'agenouille, se relève consa- cré, écoute la confession du prisonnier, partage avec lui le pain merveilleux, et oublie dans l'or- gueil du bienfait la douleur du sacrifice. Ici la dé- clamation était à craindre ; mais heureusement l'émotion a sauvé le poète et le lecteur. Jocelyn se donne à Dieu comme il s'était donné à Laurence, par générosité : il demeure fidèle à son caractère. L'homme disparaît enfin. Les épreuves sont ter- minées, la chair s'est apaisée, le cœur s'attiédit, le prêtre commence, et la transfiguration s'achève, si- non sans secousse et sans angoisses, du moins assez rapidement pour que le récit ne soit pas ralenti. Tout entier à ses nouveaux de\ oirs, rassuré désor- mais sur le sort de Laurence, le curé de Valneige ne vit plus qu'en Dieu et pour la seule gloire de l'Évangile. Détaché des joies humaines, qu'il ne dédaigne pas, mais qu'il offre en holocauste à son

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maître divin, Jocelyn revoit pour la dernière fois sa mère et sa sœiir^ et se consacre avec un dévoue- ment sans réserve au gouvernement et au salut de ses ouailles. Il instruit les enfants à Tombre des noyers centenaires, et leur explique en paraboles transparentes les merveilles de la création, les de- voirs humains et les promesses de Dieu. Il leur- montre du doigt, dans l'azur des cieux étoiles, la trace lumineuse de la volonté divine; comparant les mondes lancés dans l'espace au caillou placé dans la fronde, il interroge ses disciples sur la force du bras divin; il rapproche du mouvement des na- vires le mouvement des étoiles; il leur dit que les cieux ont, comme la mer, leurs matelots et leurs pilotes; et quand il les a bien instruits de l'immen- sité de Dieu, il les rassure et leur promet le regard vigilant delà Providence. En leur racontant le dia- logue de l'aigle et du soleil, il leur prouve que la montagne et la vallée, l'homme et la fourmi, ont aux yeux de Dieu la même importance et la même valeur. Cette parabole est admirable.

Quand le prêtre s'est épanoui dans toute sa splen- deur_, la souffrance se réveille et Ihumanité se re- met à gémir. Jocelyn retrouve Laurence, étourdie, insoucieuse, impie, presque perdue; il entend les voix du monde qui bourdonnent autour de l'idole abandonnée, il va succomber et se repentir du sa- crifice. Mais Dieu le soutient et le sauve. Jocelyn retourne à la paix du presbytère, et ne quitte plus

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Valneige que pour recevoir les dernières paroles de Laurence. L'aniant enfoui sous le prêtre, se mordant les lèvres pour ne pas crier, défendant à ses yeux de pleurer, et forçant sa bouche à bénir, à pardonner, sans prononcer une parole de repro- che ou de regret, est une scène sublime, neuve dans Jocelyn, même après la mort de madame de Couaën. Dans cette rivalité involontaire entre La- martine et Sainte-Beuve, il n'y a pas de vaincu.

Xous devons signaler dans Jocelyn une grande nouveauté, un mérite inattendu pour les admira- teurs les plus empressés de 31, de Lamartine : je veux parler de la réalité du paysage. Jusqu'ici le poète, uniquement occupé de ses sentiments per- sonnels, n'avait saisi dans la nature extérieure que les traits les plus généraux, et ne s'était jamais ar- rêté à l'étude, à la peinture des détails. 11 s'était plu, avec une indolence voluptueuse, à encadrer sa pensée entre l'azur du ciel et l'or des moissons, entre les flots et les étoiles; mais, bien qu'il pro- fessât une prédilection marquée pour le paysage italien, bien qu'il reproduisît en plusieurs endroits les grandes lignes de la campagne romaine, cepen- dant il n'avait rien fait encore pour obtenir le titre de paysagiste. Dans la peinture des objets exté- rieurs, Jocelyn est un véritable progrès. Le sujet choisi par le poète n'exigeait pas impérieusement la précision du paysage. Il était possible d'enfer- mer le drame entier dans le champ de la con-

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science. Mais M. de Lamartine en a décidé autre- ment, et nous devons le remercier de sa préférence. La nature alpestre offre au pinceau de grandes dif- ficultés; quoique la parole ait à sa disposition des ressources plus nombreuses que toutes les autres formes de l'invention, quoiqu'il soit donné au poëte de réunir dans ses vers la pureté sculpturale, la splendeur pittoresque, les masses de l'architecture et la mélodie musicale, M. de Lamartine, en pei- gnant les Alpes du Dauphiné, avait devant lui un écueil terrible : la monotonie de la grandeur. La perpétuelle succession des tableaux majestueux, dont se compose le spectacle des montagnes, pré- sente à l'artiste le plus consommé un problème ef- frayant. Terribles ou gracieuses, les images qui re- produisent un pareil modèle ont toujours à crain- dre, au bout d'un temps très-court; la distraction ou l'indifférence. Comme le seul mouvement pos- sible dans ce paysage est le mouvement des saisons, il est malaisé d'intéresser le lecteur. La neige, la verdure et les torrents, combinés avec la fidélité la plus savante, n'offrent pas un attrait bien varié. Le plaisir du séjour qui demeure dans la mémoire ne passe pas sans résistance dans les vers du poëte. L'impression éprouvée, sincère et profonde, se grave lentement dans la pensée du lecteur. Or, nous ne pourrions sans injustice contester le bon- heur singulier avec lequel M. de Lamartine s'est acquitté de cette tâche. Il a trouvé, pour la pein^

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ture des Alpes_, des couleurs vraies, éclatantes sans crudité, variées sans mensonge, des lignes grandes sans monotonie, des masses imposantes sans exa- gération. Il a prouvé qu'il comprenait sévèrement ses nouveaux devoirs. Jusqu'à présent il s'était abs- tenu de particulariser le paysage qu'il associait à ses émotions, et il était permis d'attribuer cette conduite à la prudence ; pour notre part nous lui savions bon gré de sa réserve, et tout en regrettant plus d'une fois les couleurs précises qui auraient ajouté au relief de la pensée, nous préférions cette sobriété de pinceau aux teintes dures et criardes qui, dans maint poëme vanté, tirent l'œil sans le sa- tisfaire. Mais, nous le reconnaissons volontiers^ cette prudence n'était pas un calcul du poète im- puissant : le paysage de Jocelyn est pour le prouver.

L'épisode des Laboureurs, que nous avons omis à dessein en racontant le poëme de M. de Lamar- tine, compte assurément parmi les témoignages les plus précieux de la faculté pittoresque. L'animation et la simplicité se révèlent dans tous les traits de ce magnifique tableau, et si nous ne l'avons pas men- tionné d'abord, c'est qu'il ne concourt pas directe- ment au développement de la pensée principale, à la sanctification de Jocelyn. Il renferme bien des germes de paix et de sérénité qui grandissent et fructifient dans le cœur saignant du héros; mais ce tableau admirable nous semble tracé avec une com-

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plaisance égoïste. Après la lecture de cet épisode, le souvenir de Léopold Robert se présente naturel- lement à l'esprit. Dans les vers du poëte, comme sur la toile des Moissonneurs, on trouve une gran- deur épique et solennelle, une consécration de la sueur et du travail qui nous reporte aux temps pri- mitifs. Toutefois, malgré l'aveu du poëte, je ne crois pas que les laboureurs relèvent des Moisson- neurs, ie n'adm^ets pas que le peintre puisse reven- diquer comme sienne la source première de l'in- spiration; car pour qu'une œuvre soit belle, et l'é- pisode des Laboureurs est vraiment beau, il faut qu'elle procède directement de l'émotion, et le plus riche tableau ne dictera jamais qu'un médio- cre poëme. Ce qui me semble plus vraisemblable, c'est que M. de Lamartine, à la vue des Moisson- neurs de Robert, ait senti se réveiller en lui un con- fus souvenir des spectacles champêtres auxquels il avait lui-même assisté, et qu'il ait puisé dans le triomphe unanime du peintre une émulation cou- rageuse. Mais, quelle que soit la valeur de nos con- jectures, l'épisode des Laboureurs est un morceau digne des Géorgiques.

Le presbytère de Valneige demandait d'autres couleurs, des nuances plus délicates, distribuées avec plus d'avarice ; M. de Lamartine n'a pas failli à cette partie de sa tâche. Après avoir déployé dans la peinture des Alpes toute la richesse, toute la variété de Claude Lorrain et de Salvator, il a

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trouvé pour la maison et Tenclos de Jocelyn des tons dignes de Ruysdael et de Teniers; il a passé sans efforts de la grandeur italienne à la naïveté flamande. Cette transition si invraisemblable n'a rien coûté au poëte. Son imagination, une fois ras- sasiée de couleur et de bruit, s'est renfermée sans regret dans le modeste enclos de Yalneige. Jocelyn, en écrivant pour sa sœur le tableau de sa vie nou- velle, n'a omis aucun des traits du presbytère. Il pouvait s'en tenir à l'épanchement de ses plus inti- mes espérances, et rassurer l'âme dont il avait fait le bonheur, en lui racontant la sérénité sans cesse renaissante de ses jours laborieux ; mais, avec une générosité que justifie l'absence, et qui n'a rien de puéril pour l'amitié, il essaye d'initier sa sœur à toutes les joies, à tous les moments graves ou riants de chaque journée. Pour elle, il mesure l'ombre des arbres sur le gazon ; pour elle, il suit d'un œil patient le cep doré qui grimpe autour de la fenêtre. Les livres Jocelyn puise avec une ardeur tou- jours nouvelle d'intarissables consolations, l'ar- moire où il renferme le pain du pauvre, le tiroir mystérieux il enfouit ses épargnes, la vieille Mar- the qui révère son maître à l'égal de Dieu, le chien fidèle qui se couche au pied du fauteuil studieux, rien n'a été oublié dans la description de Valneige, et la lettre de Jocelyn lutte de précision avec le pin- ceau le plus persévérant. 11 y a dans la lecture de cette lettre un bonheur pénétrant, une sérénité

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plus douce que la résignation, qui rafraîchit Tâme et la détache des passions vulgaires. Les détails se pressent avec tant d'abondance que la curiosité se promène du presbytère à l'enclos avec une joie en- fantine. Mais bientôt la curiosité s'apaise ou plutôt se transforme et devient sérieuse; peu à peu l'âme du lecteur partage toutes les pensées de .locelyn. Après avoir vécu avec lui, elle éprouve une irrésis- tible sympathie pour ce cœur qui a su consoler son veuvage par la prière, et qui se reprocherait comme une profanation le mépris du bonheur qu'il a sa- crifié; et non-seulement nous. adoptons les senti- ments de Jocelyn, mais encore nous nous surpre- nons à envier les heures de sa journée et les meu- bles de sa maison. Or, cette double impression est un triomphe irrécusable pour le talent pittoresque du poëte.

La composition de Jocelyn ne mérite pas les mê- mes éloges que les épisodes et le paysage. Les di- verses parties dont nous avons parlé, admirables en elles-mêmes, ne sont pas ordonnées comme elles devraient l'être. La poésie, pas plus que la science, ne peut échapper à l'empire de la logique. L'inven- tion, aussi bien que l'enseignement, a ses prémis- ses et ses conclusions, et si elle ne procède pas par théorèmes, si elle cache sous l'entraînement et la spontanéité le but volontaire et défini qu'elle se propose, elle n'en est pas moins soumise à la loi de déduction et de progression. Quelle que soit la

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forme choisie par Tinventeur, dans Tode comme dans l'épopée, comme dans le drame, chaque par- tie doit renfermer en elle-même non-seulement sa raison d'être, mais encore sa raison d'être elle est. La strophe, comme le chant, comme l'acte, n'est bien placée que elle est nécessaire : si elle peut être ailleurs, elle est inutile, ou du moins est d'une utilité incomplète. Examinée sous ce point de vue, la composition de Jocelyn est loin d'ê- tre acceptable. La grâce et la vigueur qui éclatent dans les épisodes de ce beau poëme ne peuvent ni atténuer ni excuser la succession presque fortuite qui s'est partout substituée à l'ordonnance, à la gé- nération. Ainsi, par exemple, après la fête du vil- lage, nous passons trop rapidement aux adieux de Jocelyn et de sa mère. Si la lutte se prolongeait, si, avant de partir pour le séminaire, Jocelyn assistait au mariage de sa sœur, s'il entrevoyait parmi les compagnes de la jeune épouse l'accomplissement de ses rêves, s'il reconnaissait dans un visage riant et curieux la beauté virginale et soumise qui lui apparaît chaque nuit, le prix du sacrifice serait dou- blé par cette découverte. Sans être amoureux d'une femme, car un amour déterminé s'opposerait au serment que l'Eglise réclame, Jocelyn pourrait pro- mener sur l'essaim joyeux des jeunes filles un re- gard attendri, et mesurer l'avenir qu'il abandonne : son séjour au séminaire prendrait alors une gran- deur nouvelle. Le détachement auquel il arriverait

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par l'étude et la méditation serait le prix d'une lutte sérieuse. Et quand la démocratie égarée, poursui- vant dans le clergé le défenseur du trône renversé, dévaste les autels, Jocelyn, malgré Tapaisement de ses passions inassouvies, bénirait la solitude et la liberté vers laquelle il s'enfuit. Sans maudire sa promesse, il accepterait connue un répit innocent la nécessité qui le chasse du séminaire ; il respire- rait plus à l'aise, et jetterait sur le monde, sur la vie active, sur la famille, sur les joies de la pater- nité, un regard de convoitise.

Ainsi préparé par une exposition sévère et com- plète, l'intérêt du poëme se nouerait plus étroite- ment. Jocelyn rendu à lui-même, appelant à son aide une âme fraternelle, enivré de son bonheur, mais incapable de le porter, ravi en extase par le spectacle de la nature, se baignant dans la lumière et dans l'ombre avec la joie d'un enfant et d'un oi- seau, mais irrité de sa joie solitaire, contemplant d'un œil avide la neige qui ruisselle sous les rayons jaloux, les pans de rochers jetés connue une arche merveilleuse au-dessus du précipice, et malheureux de ne pouvoir écouter sur d'autres lèvres le cri qui s'échappe de sa bouche, Jocelyn serait une proie sans défense, une victime désignée à l'amour qui s'approche; la lutte qu'il aurait soutenue dans le cloître, en usant ses forces, rendrait plus vraisem- blables son étonnement et sa crédulité en face de Laurence. S'il avait longtemps combattu pour éloi-

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gner les coupables pensées^ son aveuglement et sa confiance, sa joie et sa sécurité nous sembleraient plus naturelles. Nous ne songerions pas à le querel- ler sur les enfantillages qu'il se permet, sur les bai- sers qu'il reçoit et qu'il donne, sur les regards in- discrets qu'il prolonge et qu'il renouvelle. Nous concevrions volontiers sa candeur imprudente comme une vertu née de l'insomnie et du délire ; avec les nuits pleines de fantômes souriants et de caresses terribles, d'embrasse ments impuissants et de serments inentendus, Jocelyn triomphant et sûr de lui-même, s'applaudissant d'avoir terrassé l'ennemi, et ne craignant plus de le rencontrer, serait un personnage très-logique. Mais comme il a passé en quelques heures de la famille au sémi- naire, comme il s'est reposé dans la prière pen- dant plusieurs années, nous nous étonnons à bon droit qu'il n'ait pas acquis dans cette longue paix une clairvoyance plus savante; son empressement à recevoir Laurence dans sa retraite nous paraît dépasser les bornes de la crédulité. Cette remar- que passera peut-être pour subtile auprès des lecteurs frivoles, mais nous ne croyons pas qu'elle soit injuste. Loin de là, nous pensons qu'elle se présente d'elle-même ; après plusieurs années de sérénité, une imprudence pareille à celle de Jocelyn n'est pas naturelle. L'âme qui se possède, et qui a longuement médité sur le danger, ne renonce pas à la défiance et ne prend pas le qui-vive pour une

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lâcheté. Avant de s'aventurer dans ime amitié nou- velle, elle s'interroge; elle ne livre pas sans coup férir la place elle s'est fortifiée. Si Jocelyn, au lieu de s'abandonner sans trouble au charme tout- puissant de Laurence, avait défendu pied à pied le terrain austère il s'était réfugié, son inquiétude et sa résistance auraient ajouté à l'effet de sa joie désespérée lorsqu'il découvre le sexe de Laurence. Enfin, le dénoûment gagnerait beaucoup à être présenté selon la méthode que nous proposons. De quoi se compose en eifet la troisième partie de ce journal? N'y a-t-il pas dans les derniers feuillets de ce récit trois moments principaux, l'ordination, le séjour de Jocelyn à Paris, et la confession de Lau- rence? N'est-ce pas à ces trois scènes que se réduit le dernier acte de cette tragédie psychologique ? Or, je le demande, bien que ces trois moments soient unis entre eux par un lien indissoluble, bien qu'il ne soit pas donné même à la diction éparpillée du journal de les séparer, n'y aurait-il pas un avantage incontestable à les rapprocher l'un de l'autre, à les souder plus solidement en- core ? L'émotion ne serait-elle pas plus rapide, plus sûre et plus profonde, si après la consonmia- tion du sacrifice, après le renoncement suprême, Jocelyn, désormais tranquille sur lui-même, con- tinuait de voir chaque nuit en rêve l'image de Laurence, si, au milieu même de ses devoirs évan- géliques, il n'abandonnait pas le souvenir de la

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l'emnie qu'il a aimée, si les enfants qu'il instruit et qu'il prépare à la pratique des vertus sociales lui rap- pelaient la beauté de Laurence, s'il allait à Paris, pressé par une inquiétude irrésistible, si la destinée de l'absente le poursuivait comme une énigme implacable, s'il la surprenait au milieu des plaisirs, et s'il comprenait qu'elle est devenue voluptueuse et perfide par désespoir ? La résignation il s'est réfugié ne serait-elle pas ébranlée par ce coup inattendu ? Ne se reprocherait-il pas son cruel courage en voyant l'âme qu'il a perdue et qu'il croyait sauver ? Ne se repentirait-il pas amèrement de la paix égoïste qu'il s'est faite ? Ne serait-il pas amené à regretter la vie d'amour et de protection qu'il avait devant lui et qu'il a rejetée comme sa- crilège ? Il me semble que cette péripétie ne serait ni sans grandeur ni sans nouveauté. La dernière scène, la scène de la confession ne serait plus un coup de foudre ; le ciel se couvrirait de nuages, l'éclair annoncerait la tempête, le front de la forêt se couronnerait d'une lumière terrible, nos yeux verrait sans surprise le chêne déchiré par le feu divin. Jocelyn, fidèle à Laurence après l'ordina- tion, serait admirablement préparé par l'infidélité de Laurence au rôle sublime qu'il va jouer ; il aurait épuisé la coupe douloureuse et n'aurait plus à choisir qu'entre la folie ou l'apostolat : le prêtre sortirait des cendres de l'homme. Or, tout ceci est en germe dans Jocelyn. Que fallait-il pour dégager^

108 PORTRAITS LITTERAIRES.

pour mûrir Tépi ? La volonté^ c'es.t-à-dire la com- position.

Il nous reste à présenter un autre genre de re- marques sur lequel la critique de nos jours n'in- siste pas assez^ ou plutôt qu'elle néglige entière- ment, nous avons à parler du style. Jusqu'ici^ M. de Lamartine ne paraît pas avoir cherché pour ses pensées une forme déterminée ; il se fie à Ta- bondance de Tinspiration et ne revient guère sur le premier mot qu il trouve. Persuadé qu'il y a pour tous les sentiments une exprcwssion fatale que la réflexion ne découvrirait pas, et qu'elle ne peut corriger, habitué à considérer le style comme une cristallisation dont tous les mouvements obéissent à des lois invisibles, il craint, en intervenant, de troubler les faces qui s'ordonnent d'elles-mêmes. Cette impersonnalité littéraire, que je ne voudrais conseiller à personne, s'applique à la poésie lyri- que sans de graves inconvénients. A la vérité, elle ne permet pas à la pensée de se présenter sous sa forme la plus précise; elle néglige de préparer pour les cristaux les fils, qui, sans troubler la li- queur, servent à régulariser le travail ; mais comme la pensée lyrique est ordinairement très-simple, cette imperfection est à peine sensible, du du moins n'a rien de choquant. Hors de la poésie lyrique, ce procédé entraine des conséquences désastreuses. Quoique le style de Jocelijn, envisagé dans sa trame générale, ne soit pas inférieur au style des Médita-

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l.A.MARTINF. lO!)

tions et deîjl/aruionies, cependant il provoque sou- vent rimpatience. N'est-ce pas à la différence des sujets qu'il faut attribuer la différence des impres- sions? La grammaire^ résignons-nous à l'appeler par son nom^ la grammaire est souvent offensée par Jocelyn, parfois même il lui arrive d'être blessée jusqu'au sang, et chacune des plaies qui s'offrent à la vue du lecteur excite une compassion mêlée de colère. Dans les Méditations et les Harmonies, la grammaire ne traversait pas toujours impunément la mêlée; au détour d'une période, au coin d'une strophe, sur le bord d'une stance, elle recevait sans crier, non pas des balles perdues, mais une charge de cendrée à bout portant ; et, continuant gaiement sa route, comme si elle n'eût pas été touchée, elle semblait à peine sentir l'air cuisant du matin qui pénétrait dans ses veines. Dans Jocchjn, elle n'est pas traitée plus sévèrement, et pourtant on dirait que le poète a tiré sur elle à boulets rames. Com- ment expliquer cette illusion ? Le style, si utile en toute occasion, n'est-il pas indispensable dans le récit? La pensée du narrateur, complexe et mul- tiple, a-t-elle besoin d'une expression plus pré- cise? Nous le croyons. Le solécisme, pardonnable dans une ode, à peine aperçu dans l'élégie, est un crime capital dans l'épopée. Or, dans Jocelyn il y a des buissons de solécismes; tantôt les pleurs sont féminisés, tantôt l'indicatif se croise avec l'impar- fait, à trois ligdes de distance. Le singulier rem-

1 10 rolilUAllS LilililtAilUiS.

\)\i\cv le |)luricl }:oui' le i)csoiii du ibylhme; ou bien, dans un mot composé^ la première syllabe est au pluriel et la seconde au singulier. Quelquefois les verbes qui expriment par eux-mêmes une ac- tion complète^ prennent un régime inattendu : La terre rjer)Ne des fruits. L'incorrection est quelque- fois poussée si loin que le lecteur a peine à se re- connaître dans cette colme de mots indisciplinés. Admettrons-nous que M. de Lamartine ait écrit Jocelyn avec moins de loisir et de liberté que les Méditations et les Harmonies ? Croirons-nous qu'il se soit imposé une tâcbe déterminée^ qu'il ait en- trepris six mille vers dans un temps donné, et que le courage lui ait manqué? Une pareille hypotlièse serait tout à fait invraisemblable; car aucun des épisodes de Jocelyn ne porte l'empreinte de la précipitation. On surprend çà et les traces de la négligence, mais nulle part les traces de la hâte. Je m'en tiens à ma première opinion : je pense que le style épique exige une correction plus grande que le style lyrique.

Il y a dans Jocelyn un autre défaut qui n'est pas précisément l'incorrection, mais qui appartient à la même famille et qui relève comme elle de l'in- dolence , .je veux parler de la prolixité. Quand M. de Lamartine rencontre une idée qui lui sourit, il ne se contente î)as de l'aborder, de l'interroger habilement et d'en tirer parti, il ne l;i quitte pas qu'il ne l'ait t'pnisée. Au lieu de jeter le raisin ajîrès

I.AMAiniNF,. 1 I 1

on avoir exprimé le suc, il s'aeliaine sur les débris (le lii grappe et réussit à içàter son vin. Ceci, je le sais bien, n'est pas un symptôme de faiblesse, mais bien de gourmandise ; toutefois cette prolixité est à mon avis très-blàmable : car les idées les plus heureuses gagnent à ce jeu de terribles horions. Quand elles paraissent et viennent au-devant du lecteur, elles sont vaillantes et bien prises, elles se meuvent avec souplesse, elles sont pleines de grâce et d'agilité ; mais condamnées par le poëte à une marche forcée, elles perdent bientôt leur fraîcheur et leui^ bonne mine; elles maigrissent avant d'avoir touché le but, elles se courbent comme les vieil- lards et sont essoufflées au terme de leur course. Je n'ignore pas que la concision est une conquête dif- ficile et qu'il faut pour réduire sa pensée à des pro- portions sévères et harmonieuses un courage iné- branlable; mais la gloire serait sans valeur s'il suffisait de lever la main pour la cueillir. Dans trois pages diffuses il n'y a pas toujours l'étoffe d'une page concise; bien souvent il faudrait jeter au feu des morceaux entiers et recommencer comme si rien n'était fait encore : c'est à ce prix que s'achète la beauté durable.

Malheureusement l'incorrection et la prolixité ne sont pas les seuls ennemis de M. de Lamartine. Il ne se contente pas d'offenser la grammaire et de noyer sa pensée dans un océan de paroles inutiles; il néghge volontairement une qualité plus pré-

I 12 rOHTKAnS IiriEUAlULS.

cieust' que la cuiroction et la préeision; il ne res- pecte pas Tanalogie des images. Familiarisé depuis longtemps avec les ressources du style poétique, il abonde en tropes, en similitudes. H a toujours au service de sa pensée une douzaine ds figures dont chacune suffirait à défrayer plusieurs strophes. Au lieu de choisir parmi ces parures la plus riche ou la plus modeste, selon les besoins de la fête, il es- saye successivement les rubis et les topazes, il jette sur les épaules de sa pensée un collier de perles qu'il n'attache pas, une rivière de saphirs et d'éme- raudes qui ont le même sort, et toute cette prodi- galité reste au-dessous de l'élégance. Avec ce qu'il dépense il y aurait de quoi vêtir plusieurs familles, et pourtant sa pensée est à peine vêtue, quoique chargée d'ornements.

Le défaut d'analogie est une conséquence pres- que nécessaire de la prolixité ; aussi ai-je vu sans étonnement dans Jocelyn les images se multiplier, se contrarier, se contredire et souvent s'entre-tuer.

II n'y a dans cette guerre désastreuse rien d'inat- tendu ni de singulier; mais en présence d'un pa- reil spectacle le silence serait plus qu'une faiblesse, ce serait une lâcheté. Quoique la faute^soit signée d'un nom illustre, notre devoir est de la montrer, de la rendre visible à tous les yeux; car si des hommes tels que M. de Lamartine se permettent de violer les lois de la lantrue. s'ils s'attribuent le

LAMARTINE. 1 1 3

droit de fatiguer leur pensée jusqu'à lui briser les reins, s'ils croient faire preuve d'opulence en lui jetant un manteau bariolé de mille couleurs, que deviendront la langue, le style et la poésie?

IS36.

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V.

VICTOR HUGO,

M. Hngo touche à une heure décisive; il a maintenant trente-six ans, et voici que l'autorité de son nom s'atïaibht de pUis en plus. A quelle cause faut-il attribuer ce discrédit? Est-ce que les forces du poëte s'épuisent ? ou bien le public serait-il ingrat? Oublierait-il ceux qu'il a couron- nés, par caprice, par injustice, par satiété ? Se- rait-il condamné à chercher constamment des émotions nouvelles? En voyant l'inattention dé- daigneuse qui accueille depuis cinq ans les re- cueils lyriques de M. Hugo, il est impossible de ne pas poser ces' c[uestions, ou 'plutôt ces questions se posent d'elles-mêmes, et la critique est forcée de les discuter. Nous savons tout ce qu'on peut dire sur l'ingratitude de la foule; mais nous répugnons à penser que l'ingratitude soit la seule cause du discrédit oii M. Hugo est aujour-

vir.TOR inr.o 1 15

d'hui toniln'. Tout ( 0 qu'il y a de réel dans le ta- lent du poëte est reconnu et proclamé d'une voix unanime; ceux même qui n'éprouvent aucune sympathie pour les strophes dorées des Orientales, pour les descriptions abondantes de JSotre-Dame de Paris, ou pour les splendeurs puériles de Lu- crèce Borcjia, ne peuvent contester à M. Hugo une singulière puissance dans le maniement de la lan- gue. Mais il semble que l'auteur ait besoin d'une lutte acharnée pour exciter l'attention. Depuis que la lutte a cessé, l'attention languit, et le moment n'est pas éloigné peut-être elle s'endormira sans retour. Nous désirons que l'avenir démente nos prophéties, mais nous croyons sincèrement que nos craintes sont partagées par un grand nom- bre de lecteurs. Toutefois, ce n'est pas à trente-six ans qu'il est permis de renoncer à se renouveler ; il dépend donc de M. Hugo de réfuter nos craintes en commençant une série d'œuvres inattendues. Quant aux œuvres qu'il a signées de son nom depuis vingt ans, il faut qu'il se résigne à les voir dispa- raître bientôt sous le flot envahissant de l'oubli. Cette parole est dure, je Tavoue, et pourtant elle exprime sans exagération une pensée à laquelle se rallient déjà de nombreuses intelligences. D'ail- leurs cette parole ne doit pas être prise dans un sens absolu ; si les œuvres de M. Hugo nous sem- blent condamnées à un prochain oubli, le nom de M. lîugo prendra place parmi ceux des plus bar-

1 1 6 PORTRAITS LITTERAIRES.

dis, (les plus habilci, des plus persévérants nova- teurs, et certes cette gloire incomplète nest pas sans valeur. Lois même que l'auteur des Orien- tales s'enfermerait obstinément dans le système lit- téraire qu'il a fondé,, et soutiendrait que la terre finit à l'horizon de son regard, son passage dans la littérature contemporaine mériterait cependant d'être signalé, sinon comme une ère de fécondité, du moins comme une crise salutaire. Quelle que soit la détermination à laquelle M. Hugo s'arrêtera, qu'il se continue ou qu'il se renouvelle, qu'après avoir étudié toutes les ressources de l'instrument poétique, il aborde enfin le champ de la vraie poésie, ou qu'il persiste à épeler des notes innom- brables sans écrire une partition, le moment est venu d étudier et de caractériser sévèrement les odes, les romans et les drames qui composent la collection de ses œuvres. L'auteur, malgré sa jeu- nesse, appartient dès à présent à l'histoire litté- raire. En poursuiva^it la voie il est entré, il y a vingt ans, il n'arrivera jamais à surpasser les œu- vres qu'il nous a données ; nous avons la certitude qu'il a maintenant accomph, dans le cercle de sa pensée primitive, tout ce- qu'il pouvait accomplir. S'il tente une voie nouvelle, s'il se transforme, s'il se régénère, s'il renonce à l'amour des mots pour l'amour des idées, dans dix ans la critique devra se prononcer sur un homme que nous ne connaissons pas encore^ et qui n'aura de M. Hugo que le nom.

VICTOR HIGO. J I 7

Les OdcH et Balkides embrassent une période de dix années; ce recueil, formé de la réunion de trois volumes, publiés en 1822, d824 et 1826^ contient le germe évident de toutes les qualités que l'auteur devait développer plus tard sous une forme si écla- tante. Cependant il se distingue nettement des re- cueils suivants, et il offre à la critique un curieux sujet d'étude. Nous laissons à d'autres le triste plaisir d'opposer les odes royalistes de M. Hugo aux odes démocratiques qu'il a publiées depuis sept ans. A notre avis, cette contradiction est inévitable dans la vie des hommes qui écrivent de bonne heure. Sans doute, il vaudrait mieux atten- dre, pour parler, l'heure de la maturité et ne pas toucher aux questions politiques avant de les avoir étudiées; mais nous préférons l'inconséquence à rhypocrisie, et nous pardonnerions difficilement à M. Hugo de plaider aujourd'hui pour des croyances mortes depuis longtemps dans son cœur. Il a subi la commune destinée; à mesure qu'il avançait dans la vie, il a vu se ternir ou s'écrouler les idoles qu'il avait adorées avec ferveur. Il a cru devoir confesser hautement la ruine de ses premières espérances; ce n'est pas nous qui blâmerons sa franchise. Mais il y a dans les Odes et Ballades autre chose à étudier que les sentiments politiques de l'auteur pendant une période de dix années. Le cinquième livre des Odes, très-imparfait sans doute pour ceux qui le jugent du point de vue littéraire.

118 PORTRAITS I.ITTKRAIRF.S.

oxpriine iint» série d'idées et de sentiments que M. Hugo semble aujourd'hui avoir complètement oubliés^ ou qu'il dédaigne peut-être comme inutiles k la poésie; il y a dans ce cinquième livre, dont le ton général se rapproche plutôt de l'élégie que de l'ode/de sincères espérances, des émotions réelles, des vœux ardents et partis du cœur. Mais la pa- role, encore inhabile, inexpérimentée, traduit con- fusément les sentiments et les idées que le poëte lui confie. Les stances marchent d'un pas timide; les strophes osent à peine déployer leurs ailes et rasent d'un vol boiteux le champ d'où elles sont parties. Aussi faut-il une véritable persévérance pour démêler dans ce cinquième livre la grâce et la naïveté de l'émotion, la ferveur et la confiance qui animent le poëte.

Mais si la forme est imparfaite, si le vers bégaye, si l'image trébuche, le cœur du moins joue un rôle réel dans ces modestes élégies. Si nous lui souhai- tons un meilleur interprète, nous sommes heureux en même temps de voir que ces stances ne sont pas construites avec des mots, et que le poëte a vécu et senti avant de parler. Fécondé par l'étude attentive de la conscience, ce cinquième livre, qui est plutôt un germe qu'un épi mùr, pouvait s'é- panouir en moissons abondantes; mais il n'a reçu ni soleil, ni rosée, et le germe a disparu comme s'il n'eut jamais été.

11 n'v a rien à dire des odes rovalistes de

VICTOR IILGO. I 1 U

M. HugO;, car ces cdes^ écrites de seize à vingt- six ans^ sont empreintes d'une telle inexpérience, qu'elles seraient depuis longtemps effacées de toutes les mémoires, si l'auteur, en poursuivant sa course lyrique, n'eût reporté naturellement l'at- tention sur ses premiers débuts. Sans être dépour- vues d'intérêt, elles ont plus d'emphase que d'élévation. Les images s'y croisent au lieu de s'entr'aider, et le fracas des mots y déguise rare- ment la ténuité ou le néant de la pensée. Je n'hé- site donc pas à placer les odes que l'auteur appelle politiques fort au-dessous du cinquième livre, car ces odes n'ont rien d'original, ni de personnel. Signées d'un nom qui fût demeuré obscur, elles ne mériteraient aucune attention ; signées du nom de; M. Hugo, elles prouvent ce qui était prouvé depuis longtemps, qu'il faut avoir vécu avant de publier sa pensée, et que les convictions monarchiques, pas plus que les convictions démocratiques, ne peuvent dispenser du commerce des livres ou des hommes.

Les quinze ballades ajoutées aux trois recueils précédents et publiées pour la première fois en 1828, marquent dans la carrière de M. Hugo le déplorable passage de la pensée incomplète à l'a- bolition de la pensée. La Chasse du Bur grave et la Passe d'armes du roi Jean dépassent en puérilité, en vacuité, tout ce que l'imagination la plus dé- daigneuse pourrait rêver. Les autres pièces ont

120 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

quelquefois Tair de chuchoter une pensée; mais elles ne tiennent pas leurs promesses.

Ce que présageaient les Ballades s'est accompli dans les Orientales avec une rigueur effrayante. Les convictions ignorantes mais sincères qui circu- laient dans les odes politiques, les sentiments con- fus qui se laissaient deviner sous le voile brumeux du cinquième livre, ont disparu sans retour, et n'essayent pas même de lutter contre les préoccu- pations pittoresques ou musicales qui dominent Tauteur. Entre la langue des Odes et Ballades et la langue des Orientales, il y a un abîme. Autant le poète vendéen. et le rêveur de Chérizy sont in- habiles à traduire ce qu'ils veulent ou ce qu'ils sentent, autant le poète des Orientales est sur de sa parole. Il dit tout ce qu'il veut, mais je dois ajouter qu'il n'a rien à dire. Tout entier aux évo- lutions de ses strophes, occupé à les discipliner, à les faire marcher sur deux, sur trois rangs de pro- fondeur, à les dédoubler, à les diviser en colonnes, il n'a pas le loisir de se demander si ces rangs dorés qui éclatent au soleil sont prêts pour la guerre ou pour la parade. Fier de leur docilité, il les contemple dun œil joyeux, il les couve de son regard, et oublie, dans ce puéril plaisir, la pre- mière, la plus impérieuse de toutes les lois qui président à la poésie. Il chante pour chanter, il vocalise, il prodigue les notes graves et les notes aiguës, de minute en minute il change d'octave.

VICTOR HUGU. 121

et il méconnaît la substance même de la poésie ; il oublie de sentir et de penser. Chez lui^ cet oubli est volontaire et se formule en système. Emer- veillé de la ductilité qu'il sait donner à sa parole, il arrive bientôt à croire que la poésie peut se pas- ser d'idées et de sentiments ; et je suis forcé de re- connaître que cette croyance singulière est de- venue contagieuse. Les Orientales ont paru long- temps aux disciples de M. Hugo le triomphe le plus complet que la poésie pût obtenir. Sans méconnaî- tre la richesse et l'éclat de ce recueil, nous pen- sons que la poésie proprement dite, la poésie vraie, ne joue aucun rôle dans les Orientales ; car la poésie qui ne s'adresse ni au cœur, ni à Tintelligence, qui n'excite aucune sympathie, qui n'éveille au- cune méditation, ne mérite pas le nom de poésie, et n'est qu'un jeu d'enfant. Or il n'y a pas une page dans les Orientales qui émeuve ou qui instruise, pas une page qui témoigne que l'auteur ait senti ou pensé, qu'il ait vécu de la vie commune, qu'il fasse partie d'une famille, d'un État, qu'il soit ca- pable de joie ou de tristesse, qu'il ait pleuré sur l'isolement ou l'abandon, ou qu'il connaisse le bon- heur des intimesépanchements. Les strophes relui- sent et se déroulent avec une agilité merveilleuse; mais le plaisir de cette lecture est un plaisir stérile et ne laisse aucune trace dans la mémoire : en ad- mirant le versificateur, nous cherchons le poète. Si M. Hugo, instruit par l'expérience, mécon-

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1:2 l'OHiUAllS LIllEhAlUiiS.

teiit de n'être pas compris, se fùtproposé l'assou- plissement de la strophe comme un moyen et non comme un but ; s'il eût multiplié les formes poéti- ques dans l'intention de donner à sa pensée plus de grâce ou de légèreté, nous serions le premier à le féliciter de cette résolution. Mais il est évident que dans les Orientales la strophe est tout et la pensée rien. L'auteur bâtit des moules innombra- bles, et quand ces moules sont bâtis, il y verse le métal ardent pour le seul plaisir de le voir couler. Qu'arrive-t~il ? le métal se refroidit et se fige ; mais le bronze en se figeant n'est pas devenu statue.

M. Hugo professe pour la rime un respect reli- gieux, et nous croyons qu'il a raison, car la proso- die de notre langue est trop vague et trop incer- taine pour suffire à la mélodie du vers français ; mais M. Hugo se laisse emporter par le respect de rime bien au delà de la vérité, car il attribue évidemment à la rime la faculté d'engendrer la pensée. L'analogie ou l'identité de désinence lui suggère les plus étranges caprices; les pensées qu'il énonce ressemblent à une perpétuelle ga- geure, mais n'ont rien à démêler avec l'intelligence. On dirait que l'auteur n'a d'autre dessein que d'é- tonner, et qu'il appelle à son aide, pour réaliser ce dessein, l'alliance des idées les plus contraires. La rime ainsi comprise soumet la pensée à toutes les chances de la loterie ; et pourtant c'est la rime seule qui a rempli les moules que M. Hngo avait bâtis

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VICTOR HL'GO. r?3

pour les stroplies des Orientales. C'est la i iine qui a convoqué des points les plus éloignés et réuni dans une étreinte inattendue des idées qui ne s'é- taient jamais rencontrées. Si M. Hugo s'est proposé l'étonnement, comme terme suprême de la poésie, il a pleinement réussi, et les Orientales ont réalisé sa volonté. Mais nous croyons que la poésie, soit qu'elle puise aux sources de l'Orient , soit qu'elle cherche dans l'histoire des nations occidentales le thème de ses chants , est obligée de tenir compte du cœur et de l'intelligence ; aussi les Orientales sont-elles pour nous un solfège et rien de plus. Nous voyons dans ce recueil un livre utile à con- sulter pour tout ce qui regarde la partie extérieure de la poésie, et, sous ce rapport, nous ne saurions trop le recommander ; mais la partie intérieure de la poésie, la partie la plus sérieuse et la plus diffi- cile, celle qui relève de la conscience, de la ré- flexion , n'a rien de commun avec les Orientales. Entre les quarante pièces de ce recueil, il n'y en a pas une qui soit inspirt^e par le cœur ou par la pensée, pas une qui soit poétique dans le sens le plus élevé du mot. Toutefois il a fallu un talent singulier pour écrire quatre mille vers le cœur et l'intelligence ne jouent aucun rôle , et je com- prends que M. Hugo s'admire et s\^pplaudisse dans les Orientales ; cm' il voulait éblouir, et ses vœux sont comblés.

Si la rime a livré les Orientales à toutes les chan-

13 1 PORTRAITS LITTERAIRES.

ces de la loterie^ la doctrine de l'auteur sur la va- leur des images n'est pas non plus étrangère à ce malheur. Eclairé par la lecture des poètes lyriques, M. Hugo a compris que les images, pour venir en aide à la pensée , doivent obéir aux lois de l'ana- logie. Il avait méconnu cette vérité en écrivant ses odes politiques ; mais la pratique de la versification ne pouvait manquer de la lui révéler , lors même qu'il n'eût pas consulté les monuments de la litté- rature antique. Il a donc respecté fidèlement l'a- nalogie des images en construisant les strophes des Orientales. Mais il s'est bientôt exagéré la valeur de l'analogie, comme il s'était exagéré la valeur de la rime. Au lieu de voir dans l'image le vêtement de la pensée , il a fait de l'image quelque chose d'égoïste et d'indépendant ; il a suivi l'exemple des statuaires qui ordonnent capricieusement les plis d'une draperie sans tenir compte du nu que la dra- perie doit traduire en le couvrant. J'avoue que M. Hugo, une fois décidé à suivre cette doctrine, a su la mettre en œuvre avec une rare habileté. Si les images prodiguées dans les Orientales ne ser- vent de vêtement à aucune idée , elles sont d'une richesse éclatante, et l'auteur ne leur donne jamais congé avant de les avoir présentées sous les faces les plus variées. A mon avis , il se méprend com- plètement sur la valeur et le rôle des images ; mais il tire parti de son erreur avec une prodigieuse adresse, et je conçois sans peine que son exemple

VICTOR HUr.O. 125

ait trouvé de nombreux iuiitateurs. Le succès n'absout pasTerreur. Si l'image pouvait avoir par elle-même une valeur indépendante , il faudrait rayer de la mémoire humaine toutes les lois de la pensée, toutes les lois de la parole. Les premiers écrivains de la Grèce , de Tltalie et de la France auraient ignoré les éléments du style poétique, et l'admiration unanime qui les a couronnés serait une admiration ignorante; mais la doctrine de M. Hugo ne résiste pas à l'examen. Il est évident que l'image doit obéir à la pensée, lui servir d'or- nement et de parure, et qu'elle n'a par elle-même aucune valeur indépendante.

L'application de la doctrine que nous combat- tons est empreinte à chaque page des Orientales, aussi bien que la théorie de la rime féconde ; or, régoïsme de l'image et la fécondité de la rime ne pouvaient engendrer qu'une série de tableaux ca- pricieux, sans relation logique, sans enchaînement, et tel est en effet le caractère général des Orienta- les. Non-seulement les récils qui veulent être dra- matiques se nouent et se dénouent sans acteurs; mais le paysage même figurent ces acteurs sans Ame est un paysage impossible.

Dans les Feuilles d'automne, M. Hugo a voulu réhabiliter la pensée et réduire le vocabulaire au seul rôle qui lui appartienne, à l'obéissance ; mais il n'était plus temps. Les sentiments naïfs et vrais qui respirent dans le cinquième livre des Odes,

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ilG PORTRAITJÎ LITTERAIRES.

étouffés SOUS lo branchage touffu (rûne langue am- bitieuse, n'avaient pu ni se développer, ni se trans- former ; l'amant , devenu père , cherchait en vain au fond de son àme les joies et les espérances qu'il avait chantées. Les Feuilles d' automne sont une noble tentative , mais une tentative avortée. Ce- pendant je n'hésite pas à déclarer ce recueil supé- rieur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo. Quoique Tauteur n'ait réalisé qu'à moitié le dessein qu'il avait conçu ;, quoiqu'il n'ait pu réhabiliter la pensée selon son espérance et ramener la langue à la docilité ^ il y a dans le caractère général des Feuilles crautomne un aveu honorable que nous devons enregistrer. M. Hugo , malgré le succès éclatant des Orientales, a senti qu'il y a, au delà de la poésie extérieure, une poésie moins éclatante, mais d^une beauté plus sérieuse, et il s'est proposé d'atteindre le but qu'il avait entrevu. A notre avis, il est demeuré bien loin de ce but glorieux; mais la justice nous commande de louer son courage et son espérance.

Le cercle parcouru par l'auteur des Feuilles d'automne embrasse un immense horizon ; car le poëte ne se propose rien moins que de chanter les joies de la famille et d'enseigner à l'humanité les devoirs qui la régissent et la destination qui lui est assignée. Si jamais sujet fut vaste et capable d'em- porter la pensée dans les plus hautes régions , à coup sur c'est le sujet des Feuilles d'automne.

VICTOR HLGO. 127

Pourquoi donc M. Hugo est-il demeuré au-dessous de la tâche qu'il avait choisie ? Pourquoi les joies de la famille et la destination providentielle de l'humanité ne trouvent-elles , dans les Feuilles d'automne, qu'un écho confus et à peine saisissa- l)le ? Pourquoi les pensées que le poète a voulu nous révéler , sont-elles traduites dans une langue obscure dont nous cherchons vainement h clef? Il nous semble que l'achèvement d'un édifice tel que les Orientales ne pouvait demeurer impuni. M. Hugo venait d'élever un temple à la parole et d'adorer la rime en toute humilité; il venait de s'agenouiller devant l'image égoïste et de rayer la pensée du livre de la poésie; il fallait que cette idolâtrie fut châtiée tôt ou tard. Le jour il a voulu écrire les Feuilles d'automne et chanter les joies de la famille et le but assigné à l'humanité, le châtiment a commencé. Vainement il essayait d'interroger son cœur, son cœur refusait de ré- pondre, et sa bouche , prodigue de paroles, impo- sait silence à sa pensée engourdie. C'est là, certes, un enseignement qui mérite d'être médité. Le germe caché dans le cinquième livre des Odes n'avait pu être deviné que par un petit nombre de lecteurs. Mais il était permis d'espérer que ce germe se développerait et arriverait à maturité. L'heure de la maturité est venue, et le germe avait disparu. La composition des Orientales avait im- posé à M. Hugo des habitudes désormais invinci-

128 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

bles; le culte exclusif du vocabulaiie avait altéré sans retour la pensée du poëte, et l'avait détournée de la vie conunune : lorsqu'il a tenté de rentrer dans la famille humaine qu'il avait abandonnée, lorsqu'il a revendiqué son droit de cité parmi les idées qu'il avait désertées , il a trouvé toutes les portes fermées, et c'est à peine s'il a pu entrevoir les hôtes parmi lesquels il voulait être admis. Les idées refusant de raccueillir, il est retourné parmi les mots.

Et pourtant, je préfère les Feuilles d'automne à tous les recueils lyriques de M. Hugo. Ma préfé- rence est facile à expliquer. Si l'auteur, en etfet, a été vaincu dans la lutte qu'il avait engagée, sa dé- faite n'a pas été sans gloire. S'il n'a pas dit ce qu'il voulait dire, ou plutôt si sa parole trop prompte a souvent étouffé, sous son bruyant murmure, les premiers vagissements de sa pensée, nous devons lui tenir compte du vœu qu'il avait formé, de l'es- pérance qu'il avait conçue. Venues après le cin - quième livre des Odes, les Feuilles d'automne se- raient une énigme impénétrable ; l'esprit se refuserait à comprendre comment le rêveur ado- lescent, parvenu à la virilité, a sitôt perdu la mé- moire de ses premières espérances, comment il a sitôt abandonné le monde de la conscience pour le monde des yeux; mais les Orientales, placées entre le cinquième livre des Odes et les Feuilles d'automne, répondent à tous les doutes, et nous

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expliquent nettement les angoisses intellectuelles de M. Hugo. Si quelque chose nous étonne encore dans les Feuilles cV automne, c'est que 31. Hugo, après un si long séjour chez le peuple des mots, ait retrouvé dans son cœur quelques traces des senti- ments qu'il avait oubliés.

La lecture des Feuilles d'automne est féconde en leçons, et projette une vive lumière sur toutes les œuvres de l'auteur. Après avoir étudié d'un œil at- tentif ce recueil lyrique, dont l'intention générale est si vraie, dont l'exécution est demeurée si incom- plète, il est facile de comprendre pourquoi les ro- mans et les drames de M. Hugo offrent des person- nages si singuliers. Puisque l'auteur des Feuilles cVautomne a si mal réussi dans l'analyse de ses propres sentiments, nous n'avons pas le droit de nous étonner qu'il ait échoué, lorsqu'il a tenté d'inventer des hommes, de ranimer les cendres de l'histoire. Lorsqu'il écrivait les Feuilles d'automne, il avait en lui-même le modèle qu'il voulait copier; il n'avait à interroger que sa conscience pour trai- ter complètement le sujet qu'il avait choisi; et pourtant, c'est à peine s'il a esquissé le tableau qu'il avait entrepris; c'est à peine s'il nous a mon- tré un coin de l'horizon immense qu'il nous an- nonçait. Se connaissant si mal lui même, comment connaîtrait il les autres hommes? Impuissant à re- cueillir les révélations de sa conscience, comment deviendrait-il l'écho du passé? De toutes les for-

130 PORTRAITS LITTERAIRES.

mes de la poésie^ s'il en est une qiii doive attein- dre facilement à la vérité^ c'est à coup sûr la forme lyrique, car le poëte qui écrit une ode, une élégie, trouve en lui-même, en lui seul, tous les éléments de son œuvre. Qu'il célèbre la gloire de son pays, une bataille gagnée, ou la chute d'une dynastie parjure, il ne prend conseil que de son émotion; il a sous les yeux le modèle qu'il se propose de reproduire. Nulle forme poétique n'est donc plus voisine de la vérité que la forme lyrique. Eh bien, dans les Feuilles d'automne, M. Hugo est demeuré très-loin du modèle idéal qu'il avait accepté. Ha- bitué à peindre la couleur qui éblouit les yeux, à mêler dans ses strophes Tazur du ciel et l'azur de la mer, la verdure des chênes centenaires et la verdure des prairies, les sabres damasquinés et les housses brodées d'or des cavales numides, lors- qu'il a tenté de sonder les mystères de sa con- science et d'interroger le monde invisible, lorsqu'il a cherché le thème de ses chants dans la région des idées, le livre qu'il consultait est resté sourd au plus grand nombre de ses questions ; c'est à peine s'il a pu épeler quelques phrases de ce Hvre mystérieux qui n'était pourtant que lui-même. J'ai donc raison d'affirmer que les Feuilles d'automne expliquent les romans et les drames de M. Hugo. Les Chants du crépuscule expriment un décou- ragement que ne présageaient pas les Feuilles d'au- tomne. Las de la lutte qu'il a soutenue contre sa

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pensée rebelle,, le poëte retourne à ses puériles ha- bitudes. 11 n'essaye plus de peindre le monde in- térieur; ou s'il lui arrive de nommer une idée, il se hâte de Tensevelir dans une draperie de mots innombrables; et sans retrouver l'éclat des Oncn- talcs, il demeure bien loin de la vérité des Feuilles d'automne. L'unité manque absolument aux Chants du crépuscule; l'auteur avait annoncé un recueil de poésies politiques^ ce recueil est encore à naî- tre; mais il y a çà et dans le volume publié en 1835 plusieurs pièces qui appartiennent évidem- ment au recueil que nous n'avons pas. Cependant M. Hugo a tenté de rallier à une pensée unique les éléments contradictoires de ce volume, et d'éclai- rer d'un jour égal toutes les parties de ce monu- ment lyrique. Mais il a eu beau faire : l'évidence a été plus forte que sa volonté^ et les Chants du crépuscule ont frappé tous les lecteurs par leur confusion. La préface et le prélude destinés à ex- pliquer l'intention du poëte n'ont fait qu'épaissir les ténèbres qui enveloppaient toutes les pièces de ce volume. Pour le juger, il convient d'étudier suc- cessivement trois morceaux de nature diverse qui résument toutes les qualités et tous les défauts du recueil. L'ode dictée après juillet 1830 démontre clairement que M. Hugo ne comprend pas l'État mieux que la famille. Il y a dans cette pièce un grand nombre de vers très-habilement faits, mais il est impossible de deviner quelle pensée régit

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Tode entière; depuis le commencement jusqu'à la fm, ce n'est qu'un entassement confus d'images sans signification. Dans ces strophes si abondantes les mots disciplinés exécutent si bien toutes les évolutions que le poète leur conmiande, je n'aper- çois aucune sympathie sincère pour la gloire des armes ou la gloire de la tribune^ pour les conquê- tes pacifiques ou les conquêtes militaires, pour le développement de la puissance ou de la liberté. Les regrets donnés à la dynastie exilée offraient à l'auteur un point de départ naturel. M. Hugo, qui a chanté les combats de la Vendée, ne devait pas brusquement passer du dévouement royaliste à l'exaltation démocratique; mais il a complètement omis cette transition si nécessaire, il s'est complu capricieusement dans une série de tableaux qui pourraient être déplacés sans inconvénient. En un mot il a écrit sur les trois journées de juillet une ode très-habile et très-insignifiante, pleine de pa- roles et sans idées. Si toutes les pièces du recueil politique qu'il nous avait promis devaient ressem- bler à cette ode, nous sommes loin de le regretter. La pièce adressée à M . Louis B. a été généralement admirée pour la richesse et l'abondance que l'au- teur a su y déployer. Sans m'inscrire contre le ju- gement de la majorité, je crois devoir cependant énoncer des réserves importantes. Oui, sans doute, l'homme qui a écrit cette pièce manie la langue avec une puissance singulière, et dispose à son gré

(lu la césure, de la rime et de limace ; il trouve pour une idée unique des métamorphoses nom- breuses, qui attestent chez lui une connaissance complète du vocabulaire. Mais n'y a-t-il pas parmi les images qu'il emploie un grand nombre d'images triviales? Les passions comparées aux passants qui viennent troubler Ihonmie pieux dans son asile, la débauche et l'impiété comparées au couteau qui l'aye le nom inscrit sur la cloche, peuvent-elles être acceptées comme des figures dignes de la poé- sie lyrique ? je ne le pense pas. L'idée première était heureuse, et si M. Hugo n'a pas le mérite de l'avoir trouvée, s'il l'a empruntée à Schiller, il a du moins fait preuve de discernement. Mais cette idée, pour devenir vraiment poétique, demandait un ordre de développements que le poëte français ne semble pas même avoir entrevu. Dans cette pièce, comme dans les Orientales , la rime, que M. Hugo paraît gouverner souverainement. Ta sou- vent emporté bien loin de l'idée qu'il poursuivait; elle a souvent rapproché , sans raison, des images qui ne s'étaient jamais rencontrées dans le même vers. Il est facile, en lisant cette pièce, de se con- vaincre que M. Hugo, pour disposer de la rime, accepte de son esclave des conditions humiliantes. La rime consent à lui obéir et ne se laisse jamais appeler deux fois; mais elle prescrit à M. Hugo d'abandonner sa pensée à la première sommation. Elle lui obéit; mais, ce qu'elle veut, il faut que le

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13 i l'ORTRAllS LITTERAIRES.

poëte le veuille à son tour. Dès qu-il liuvoque,, elle arrive; mais elle chasse l'idée qu'elle devait enca- drer. Une pareille autorité ressemble singulière- ment à la servitude; je pense donc que la pièce adressée à M. Louis B. est loin de mériter l'admi- ration qu'elle a excitée. Elle est, je l'avoue^ versi- fiée avec une rare habileté; mais cette habileté coûte trop cher à M. Hugo pour que nous puissions la louer sans restriction. Plus d'élévation et en même temps plus de sobriété, un choix d'images plus sévère, telles sont les qualités que je voudrais trouver dans cette pièce, et qu'il m'est impossible d'y découvrir. La rime qui prescrit l'oubli de l'idée n'est pas, quoi qu'on puisse dire, une rime obéis- sante, et l'habileté qui mène à de pareilles conces- sions n'est pas une habileté complète.

L'avant-dernière pièce des Chants du crépus- cule, adressée à mademoiselle Louise B., Que nous avons le doute en nous , mérite les mêmes repro- ches. Le sujet choisi par le poëte n'est pas traité. Ce qu'il plaît à M. Hugo d'appeler doute pourrait très-bien s'appeler d'un autre nom. Les images que l'auteur appelle à son aide pour éclairer sa pensée, manquent d'élévation, de sévérité, et font de la douleur qu'il veut raconter une sorte d'enfan- tillage. Il est impossible, en parcourant les stances de cette élégie, de croire que le poëte ait réelle- ment éprouvé ce qu'il tente de peindre. 11 y a tant de coquetterie et de caprice dans les comparaisons

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qu'il emploie, les mots jouent un si grand rôle, et l'idée un rôle si mince, que le cœur se refuse à toute sympathie. Cependant le doute, poétiquement compris, est un beau sujet d'élégie ; mais pour trai- ter un pareil sujet, il faudrait prendre au sérieux les angoisses du doute, et surtout il faudrait dis- tinguer clairement les doutes du cœur et les dou- tes de l'esprit, car l'incertitude des vérités pour- suivies par la science n'est pas une douleur, mais un noviciat; tandis que la ruine des croyances que la science ne peut établir sur de solides fonde- ments, mais dont le cœur a besoin, est un tourment digne de pitié. M. Hugo semble n'avoir entrevu aucune des conditions du sujet ; il est impossible de démêler, dans la pièce adressée à mademoiselle Louise B., s'il s'agit de l'incertitude des vérités scientifiques ou de la ruine des croyances conso- lantes. A parler franchement, le doute n'est qu'un prétexte dont M. Hugo se sert pour rimer quel- ques stances ; il n'y a chez le poëte aucune douleur sincère, aucun regret cuisant, aucun besoin d'é- panchement et de confiance. Le doute vague, in- défini, sur lequel il brode des comparaisons ingé- nieuses, mais choisies au hasard, au lieu d'inspirer Tattendrissement, éveille chez le lecteur un senti- ment contraire. On se demande avec dépit s'il est permis de traiter si légèrement une idée si grave, s'il est permis d'assembler, à propos de la douleur, tant d'images coquettes et puériles, et l'on arrive à

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croire que M. Hugo ne regrette aucune croyance, que toute croyance lui est inutile ou indifférente, qu'il chante pour chanter, sans avoir à nous révéler aucune douleur sincère. Déplorable conclusion que je voudrais pouvoir effacer, mais dont l'évi- dence me paraît irrécusable ! Voilà pourtant mènent l'amour et le culte des mots.

Les Voix intérieures, publiées Tannée dernière, ressemblent à un arrêt prononcé par M. Hugo con- tre lui-même. Ce recueil, en effet, envisagé litté- rairement, est certes supérieur aux Chants du cré- puscule. S'il ne se recommande pas au lecteur par une parfaite unité, du moins il ne révèle pas la même indécision, la même hésitation intellectuelle que les Chants du crépuscule. Mais nous devons le dire, et sans doute M. Hugo le sait mieux que per- sonne, les Voix intérieures sont bien loin des Feuil- les d'automne sous le rapport de la vérité humaine, et bien loin des Oinentales sous le rapport de l'éclat lyrique. Deux sentiments dominent et remplissent ce recueil : l'orgueil et la colère. Assurément il eût été possible de trouver dans l'orgueil et la co- lère des inspirations sérieuses : mais à quelles con- ditions ? Ne fallait-il pas que Torgueil fût légitime, et la colère dirigée contre un ennemi réel? Or, sur quoi se fonde l'orgueil de M. Hugo ? à qui s'adresse sa colère? M. Hugo s'aduiire, et se plaint de n'être pas admiré comme il voudrait l'être ; il accuse de jalousie et de perversité les esprits sincères qui se

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permettent de l'avertir lorsqu'il s'égare. Si M. Hugo se contentait d'applaudir de ses propres mains le talent qu'il a montré, nous pourrions nous conten- ter de sourire à ce puéril délassement; mais son orgueil, tel qu'il l'avoue, tel qu'il l'affirme dans les l'oix intérieures, mérite une réprimande sévère; car il n'exige pas moins que l'adoration; il prétend à l'omniscience, et voit dans toutes les admirations paresseuses ou rebelles l'ignorance ou l'impiété. Arrivé à ces cimes terribles que le regard peut à peine mesurer, M. Hugo devait rencontrer le ver- tige,, et il la rencontré. C'est le vertige qui a dicté l'ode à Olympia, c'est le vertige qui a épelé toutes les strophes insensées de cet hymne idolâtre ; c'est lui qui a fait de M. Hugo deux personnes, dont l'une s'agenouille devant l'autre : un prêtre qui brùîe l'encens, un dieu qui le respire. Pour ceux qui étudient d'un œil attentif les maladies de l'âme humaine, c'est sans doute un curieux, un atten- drissant spectacle; mais en présence d'une pareille métamorphose, en présence de cet homme dieu et prêtre tout à la fois, la critique n'a pas d'arrêt à prononcer, car le malade s'est jugé lui-même. Sans doute, avant de se diviniser, avant de placer son génie sur l'autel et de s'agenouiller devant lui, il a cruellement soutïert ; avant de s'avouer l'insuf- fisance de la gloire humaine et de briser la cou- ronne que la foule avait placée sur sa tête, il a du lutter avec de terribles visions. Le jour il s'est

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i;i8 PORTRAITS LITTERAIRES.

d'il (lieu, il avait épuisé toutes les iingoisses de l'or- gueil blessé^ et il s'est décerné la divinité comme un baume destiné à fermer toutes ses plaies. Le poète qui se résout à l'apothéose_, qui se réfugie dans la divinité, ne relève pas de la critique,, qui le plaint sans le juger.

Et pourtant la colère de M. Hugo ne connaît d'autre ennemi que la critique; c'est à cet ennemi seul qu'elle adresse toutes ses invectives, c'est con- tre lui qu'elle lance ces apostrophes véhémentes qui voudraient exprimer le mépris et qui ne pei- gnent que l'orgueil saignant. Si jamais colère fut injuste et insensée, c'est la colère de M. Hugo; si jamais invectives furent imméritées, c'est à coup sur les invectives que M. Hugo adresse à la critique. Jamais poète, en efîct, n'a été traité par la critique avec plus de révérence et de ménagements. Si l'on veut bien oublier les premières années de sa car- rière, et certes à cette époque il n'était pas encore digne de soulever une discussion sérieuse, on sera forcé de reconnaître que depuis dix ans, c'est-à-dire depuis qu'il a trouvé pour sa pensée un docile inter- prète, M. Hugo a rencontré pour chacune de ses œuvres une attention unanime, un auditoire cou- rageux, désintéressé, clairvoyant, tel enfin que pourrait le souhaiter le plus beau génie. Il s'est fait autour de chacune de ses œuvres un grand silence, puis un grand bruit; la multitude a écouté, dans un recueillement respectueux, puis, après avoir

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entendu, elle a battu des mains ou protesté par ses clameurs contre la valeur des paroles qu'elle venait d'entendre. Mais cette protestation même est un glorieux hommage rendu au poëte; car la multi- tude ne dédaigne pas celui qu'elle combat, et bien des poètes, qui ne se plaignent pas, éckangeraient, contre la destinée orageuse de M. Hugo, la desti- née silencieuse que leur a faite l'indififérence. Sans les tempêtes qu'il a traversées, le nom de M. Hugo n'aurait pas eu le retentissement dont le poëte se plaint aujourd'hui avec une ingratitude singulière. S'il voulait la paix, il devait ne pas quitter la plaine ; il a voulu vivre dans la région ^ ivent les aigles, qu'il se résigne aux périls de son ambition.

L'orgueil et la colère ont été, pour M. Hugo, de mauvais conseillers. Malgré sa rare habileté, le poëte n'apu donner à ses plaintes furieuses, à ses hymnes agenouillés, un accent capable d'éveiller les sym- pathies de la multitude. C'est à peine si quelques oreilles empressées ont recueilli ses hymnes et ses plaintes. Toutefois on aurait tort d'attribuer cette indifférence à la nature même des sentiments expri- més par M. Hugo, car chacun de ces sentiments, exprimé avec sincérité, ne manquerait pas d'émou- voir. Mais la forme que leur a prêtée l'auteur des Voix intérieures est tellement verbeuse, tellement prolixe, que la sympathie devient impossible. La parole est si abondante, la pensée si rare, les stro- phes se précipitent à Ilots si pressés sur l'idée qu'el-

HO PORTRAITS LITTERAIRES.

les devraient porter^ qu'elles l'engloutissent et la dé- robent au regard. A proprement parler^ la poésie, telle qu'elle se révèle dans les Voix intérieures, est un fleuve sans source et sans rivage. Il n'y a pour elle aucune raison d'être ou de s'arrêter. Le lit qu'elle se creuse est indéfini, sans fond et sans li- mite. Les lignes qu'elle décrit sont tellement capri- cieuses, tellement contradictoires, que l'œil le plus persévérant ne peut découvrir d'où elle vient, elle va. Quand l'ode furieuse ou plaintive com- mence à bégayer les sentiments du poëte, on dirait qu'elle achève une phrase commencée depuis long- temps, qu'elle récite la péroraison d'une harangue dont les premiers points ne sont pas venus jusqu'à nous; et quand elle s'arrête, quand elle ferme ses lèvres, nous attendons encore, pour la comprendre, les paroles qu'elle ne prononcera pas. Cette im- pression, que je traduis avec une fidélité scrupu- leuse, dépend évidemment de la forme poétique adoptée par M. Hugo. C'est aux Orientales qu'il faut rapporter l'inattention et l'indifférence qui ont accueilli les Voix intérieures; c'est aux strophes amoureuses de leurs ailes bigarrées qu'il faut de- mander compte du silence et du dédain infligés à l'orgueil et à la colère du poëte. S'il eût prêté à des sentiments injustes un accent simple et franc, il eût été réprouvé, mais écouté.

L'opinion que nous exprimons ici sur les œuvres lyriques de M. Hugo, paraîtra sévère à ses admira-

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teiirs ; cependant il nous semble dit'ticile que la réflexion ne les amène pas à notre avis; car per- sonne plus que nous n'est disposé à louer ce qui est louable dans les œuvres lyriques de M. Hugo. Mais malgré notre prédilection hautement avouée pour cette partie de ses œuvres, malgré le mérite émi- nent des odes qu'il a prodiguées depuis vingt ans, nous ne pouvons fermer nos yeux à l'évidence, et nous sommes forcé de reconnaître que les plus belles odes de M. Hugo n'ont qu'une beauté super- ficielle et incomplète. Le maniement le plus ad- mirable de la parole ne supplée pas et ne suppléera jamais la sincérité, la profondeur de l'émotion. Or, dans toutes les œuvres lyriques de M. Hugo, trouver une page qui respire une émotion sincère ? Le cinquième livre des Odes semble répondre à la question que nous posons. Mais M. Hugo consenti- rait-il à être jugé d'après le cinquième livre des Odes? Assurément non. Bien qu'il professe pour toutes ses œuvres un respect religieux, bien qu'il soit décidé à ne rayer, à n'oublier aucun des vers qu'il a signés de son nom, il doit sentir, mieux que nous, que le cinquième livre des Odes est plutôt bégayé que chanté. Les sentiments qui circulent dans ce livre sont des sentiments vrais et devien- draient facilement poétiques sous la plume d'un artiste consommé; mais M. Hugo, lorsqu'il essayait de les traduire, était encore trop inexpérimenté, trop étranger à toutes les difficultés de la langue.

142 PORTRAITS LITTERAIRES.

à toutes les rusesde lavcrsitlcation^ pour exprimer nettement ce qu'il avait dans le cœur. Les vagues espérances, les mélancoliques rêveries du vallon de Chérizy, confiées au même interprète cinq ans plus tard, seraient sans doute comptées aujourd'hui parmi les monuments les plus purs de la poésie française. Ébauchées par une main inhabile, ces rê- veries demeurent comme un enseignement, comme un conseil, et montrent ce que tut devenu M. Hugo, s'il eût acquis la connaissance complète de l'instru- ment poétique, avant de chanter ses émotions et ses pensées. Oui, sans doute, le cinquième livre des Odes mérite d'être médité; mais, parmi les admirateurs de M. Hugo, en est-il un seul qui voit dans ces Odes une série d'œuvres achevées? je ne le crois pas.

Ainsi, les premières années de l'adolescence de M. Hugo, c'est-à-dire l'espace compris entre seize et vingt-deux ans, sont représentées d'une façon très-incomplète dans ses œuvres lyriques. Le rê- veur et l'amant n'ont trouvé dans l'artiste qu'un écho infidèle. L'époux et le père ont-ils été plus heureux ? les Feuilles d'automne sont pour ré- pondre. Ce recueil nous paraît supériaur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo ; mais si le style des Feuilles d'automne surpasse en clarté, en éclat, le style du cinquième livre des Odes, qu'il y a loin de l'émotion sincère de l'adolescent aux émotions fac- tices du chef de famille ! Amant aiïité de troubles

VlCrOK IILGO. I î J

sans nombre, face à face avec un avenir incertain, acharné à la poursuite d'un bonheur qui fuit devant hii^ dévoué à des croyances qu'il n'a pas eu le temps de discuter^ M. Hugo, de seize à vingt-deux ans, prend la poésie au sérieux, et cherche dans Tart des vers plutôt un soulagement qu'une pro- fession. Il ne dit pas nettement ce qu'il veut dire ; mais du moins il ne parle qu'à son heure, ses vers vont de son cœur à ses lèvres. Plus tard, en écri- vant les Orientales et les Feuilles d'automne, il a mis son cœur et son imagination au service de sa parole impérieuse ; il a voulu que l'émotion et la pensée jaillissent du choc des mots comme la lu- mière du choc des cailloux. Séduit par le murmure de ses strophes harmonieuses, il a cru qu'il avait asservi la poésie à ses caprices, et qu'à toute heure, dès qu'il lui plairait de chanter, il la trouverait do- cile et empressée comme les cordes d'une harpe. Applaudi, enivré, il a pris en pitié les hommes qui se donnent la peine de vivre, de sentir et de pen- ser, qui se résignent à toutes les épreuves de l'étude et de la passion, avant de s'adressera la foule. Mais cette erreur, partagée d'abord par de nombreux disciples, devait avoir un terme, et aujourd'hui les plus tldèles admirateurs de M. Hugo n'essayent pas de soutenir la vérité humaine et vivante des Orien- tales et des Feuilles (Vautomne. Ils ne répudient pas leur premier enthousiasme, ils continuent de louer en toute équité la valeur musicale de ces deux

I H ruimiAiis LmtKAiHEïi.

recueils ; mais ils regret lent avec une entière bonne foi que ces deux magnifiques palais soient inhabi- tés, que rémotion et la pensée n'animent pas ces chants mélodieux.

11 était permis de croire que M. Hugo compre- nait toute la puérilité de la poésie exclusivement musicale. La lutte courageuse qu'il avait engagée contre lui-même, en écrivant les Feuilles d' au- tomne, semblait donner à cette opinion le caractère d'une vérité démontrée. Pris au dépourvu, lors- qu'il avait voulu célébrer les joies de la famille, n'était-il pas naturel qu'il rompît brusquement ses habitudes, quil répudiât, avec une abnégation courageuse, la gloire illégitime qui l'avait perdu ? En passant de la poésie domestique à la poésie po- litique, ne devait-il pas se résigner à dépouiller le vieil homme, ou plutôt k recommencer l'appren- tissage de la vie humaine, qu'il avait désapprise ? Oui, sans doute, il devait, mais il n'a pas voulu se renouveler. Il a traité la patrie comme la famille, avec une légèreté qui pourrait s'appeler dédain, si elle ne méritait pas le nom d'ignorance. Les Chants du crépuscule et les ] oix intérieures, brillent (;a et quelques lueurs de pensée philosophique ou politique, ne sont cependant ni moins puérils ni moins vides que les Orientales, et rappellent à peine, d'une façon confuse, l'intention sincère mais impuissante des Feuilles d'automne. Cette déca- dence n'a ri n, assurément, qui doive nous sur-

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prendre. Si le maniciîiGiit do la strophe n'avait pu dispenser le petite de Tétiide attentive de la vie domestique, comment la prati((ue de plus en plus savante de la versification l'eùt-elle initié à la con- naissance des intérêts politiques ou des droits gé- néraux de l'humanité? Si M. Hugo a espéré un seuljour, un seul instant qu'il arriverait, par la seule puissance de sa volonté, à comprendre les questions qu'il n'avait jamais étudiées, il est coupable de folie. Or, les Chants du crcpuscale et les Voix intérieures nous autorisent à croire qu'il a dédaigné l'étude des questions philosophiques et politiques. Quels fruits ce dédain a-t-il portés? Le poète s'est dé- battu dans les ténèbres, comme un navire sans pi- lote et sans boussole. 11 a déchmié, sans savoir l'emportait sa parole; mais il n'a rencontré qu'un auditoire inattenlif et indifférent, et le silence de la foule a lui montrer qu'il avait épuisé tous les trésors de son ignorance. Il a tiré de la parole tout ce que la parole contenait; s'il ne veut pas se sur- vivre, il est temps qu'il appelle à son aide les idées qu'il a jusqu'ici négligées.

Quoique les trois romans qui ont précédé Notre- Dame de Paris soient très-loin d'avoir la même importance littéraire que ce dernier ouvrage, ce- pendant il est indispensable de les étudier avec une sérieuse attention pour comprendre et pour expliquer les transformations successives du talent poétique de M. Hugo. Ces transformations, je le

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14G IORIRAHS LllTEUAlUES.

sais, sont plutôt apparentes que léelles, plutôt su- perficielles que profondes. Sous la diversité se cache l'identité. 11 est facile de remonter de Notre- Dame de Paris aux exploits de IJan d' Islande, et de conclure de Han d'Islande Notre-Dame de Paris. Toutefois il n'est pas hors de propos de caracté- riser les trois premières tcîntatives qui ont signalé l'entrée de M. Hugo dans la carrière du roman; car ce travail n'est pas moins riche en enseigne- ments que l'analyse de ses œuvres lyriques. Si l'auteur de Notre-Dame publiait aujourd'hui Han d'Islande, il est certain qu'un tel livre n'obtiendrait aucun succès et ne soulèverait pas même une dé- daigneuse opposition. Ce roman n'est, en etlét, qu'un mélodrame du troisième ordre, et sans doute il serait oubhé depuis longtemps, sans la curiosité qui s'attache aux premiers bégayements d"un écri- vain devenu célèbre. Han d'Islande et Spiagudry sont des monstres hideux et n'inspirent que le dé- goût. Il est juste d'ajouter qu'Éthel et Ordener jettent sur le récit, d'ailleurs très-vulgaire et très- monotone, qui remplit les neuf dixièmes du livre, une sorte d'intéièt poétique. Assurément il s'en faut de beaucoup qu'Éthel et Ordener puissent passer pour des créations neuves, pour des per- sonnages inventés ; telles qu'ehes sont pourtant, ces deux figures excitent chez le lecteur une réelle sympathie : car, du moins, ces deux iigures appar- tienjient à la famille humaine, tandis (pie les autres

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personnages du livre résument à plaisir tous les genres de difformité. Si les amours d'Éthel et d'Or- dencr rappellent à la mémoire la plus paresseuse tous les romans anonymes feuilletés au collège, (lu moins ces amours sont possibles, et cette qua- lité, si insignifiante en apparence, mérite d'être signalée dans un livre de M. Hugo ; car Fauteur de Notre-Dame a commencé de bonne heure à poser sa fantaisie comme supérieure et même comme contraire à la raison. Quand un de ses personnages est conçu de façon à pouvoir vivre de la vie conmiune, il faut remercier le poëte de sa généreuse condescendance, de son respect pour le modèle humain. La lecture de Han d'Islande ne suscite aucune question sérieuse 3 le sujet, la con- ception et Texécution échappent à la fois à la louange et au reproche ; et malgré son admiration avouée pour ses œuvres, sans doute M. Hugo n'i- gnore pas que ce livre est digne, tout au plus, de prendre place à côté de Barbe-Bleue. Il y aurait donc de l'injustice à insister sur la nullité de ce roman : mais il importe de remarquer que la prédilection de M. Hugo pour les monstres s'est signalée pour la première fois dans le roman de Han d'Islande.

Dans Bug Jargal, nous retrouvons cette prédi- lection traduite sous une forme moins hideuse, mais avec une persévérance qui indique un sys- tème arrêté. Il est impossible en effet de mécon-

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naître l'intime parenté qui unit Han d'Islande et le nain Habibrah. Il y a, j'en conviens, plus de nou- veauté, plus d'originalité si l'on veut, dans le per- sonnage d'Habibrah ; mais cette originalité, ra- menée à sa plus simple expression, n'est, à tout prendre, que l'union de la laideur morale et de la laideur physique. Si Habibrah excite moins de dé- goût que Han d'Islande, c'est que la ruse domine chez lui la férocité, c'est qu'il met au service d'un corps incomplet un esprit d'une vivacité, d'une souplesse singulière, c'est qu'il y a dans sa scélé- ratesse un côté savant qui soutient l'attention. L'amour du capitaine d'Auverney pour Marie n'est guère plus neuf que l'amour d'Ordener pour Éthel ; mais, grâce à la richesse du paysage qui encadre cet amour, nous acceptons comme inventé ce que nous avons déjà lu cent fois. Le dévouement et la générosité de Bug Jargal méritent seuls d'être loués, comme un ressort habilement mis en œuvre. Le personnage de cet esclave sublime se distingue par l'animation et la simplicité. Le style de Bug Jargal est évidemment supérieur au style de Ilan d'Islande; mais il ne faut pas oublier que Bttg Jar- gal, composé à 1 âge de seize ans, a çté remanié et refait en grande partie huit ans plus tard, lors- que l'auteur avait atteint vingt-quatre ans : à cet égard, la déclaration de M. Hugo ne laisse aucun doute. Nous avons donc le droit de juger Bug Jar- gal, non comme une ébauche, mais comme une

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œuvre corrigée à loisir. Or, la conception de ce ronian, bien que supérieure à celle de Hon cV Is- lande, ne mérite cependant pas de grands éloges. Biassou et le planteur sang mêlé sont des types de cruauté , de niaiserie poltronne très-maladroi- tement dessinés. Le style seul, par sa rapidité, par son élégance, par la sobriété des ornements, donne à Bng Jargal une valeur littéraire qu'on chercherait vainement dans les personnages.

Le Dernier Jour d'un condamné, écrit presque en même temps que les Orientales, résume mal- heureusement les défauts et les qualités de ce re- cueil lyrique. Le sujet, pris au sérieux, semblait promettre une étude psychologique ; M. Hugo, sans avoir complètement méconnu les conditions du sujet, a cependant trouvé moyen de le traiter à peu près constamment par le côté visible, exté- rieur, en indiquant à peine et d'une façon confuse le côté intérieur, invisible, c'est-à-dire le côté le plus important, le seul qui soit véritablement poé- tique. Il s'est proposé de peindre les tortures mo- rales de l'homme condamné à mort, qui compte, dans son cachot, les heures, les minutes, les se- condes qu'il lui reste à vivre. Certes, une pareille donnée était de nature à corriger la prédilection de M. Hugo pour le monde extérieur; il y avait lieu d'espérer qu'en fouillant dans les entrailles de cette idée féconde, il oublierait peu à peu son amour pour le bruit, pour la couleur ; qu'il dés-

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apprendrait le culte des mots, et reviendrait à la pensée, à l'émotion, par l'étude patiente, par l'a- nalyse assidue du thème qu'il avait choisi. 11 y au- rait de l'injustice à dire que le récit du Dernier jour d'un condamné a été pour M. Hugo un tra- vail sans profit; mais, pour «Ure vrai, nous devons déclarer qu'il n'a pas tiré de ce travail tout le profit que nous pouvions espérer. Un seul épisode mérite d'être loué sans restriction, c'est l'épisode de Pé- pita; or, cet épisode se rattache précisément au côté négligé par M. Hugo dans le reste du récit. Le tableau de cet amour si frais et si pur, si ardent et si chaste à la fois, contraste douloureusement avec la condition désespérée du condamné, et nous devons regretter que l'auteur n'ait puisé qu'une seule fois à cette source d'émotions. Ce n'est pas moi qui contesterai l'habileté singulière, l'abon- dance descriptive, que M. Hugo a montrées dans le Dernier Jour d'un condamné ; il est évident, pour tous les hommes lettrés, que l'écrivain à qui nous devons ce monologue éloquent manie la lan- gue avec une sécurité magistrale, et qu'il dit ce qu'il veut sans embarras, sans trouble, sans hési- tation. Mais, si la langue obéit, elle reçoit bien ra- rement des ordres qui relèvent de la pensée. La peinture du préau de Bicêtre et du ferrement des galériens, le voyage de Bicètre à Paris entre le gendarme et l'huissier, le sermon de l'aumônier, la séance des assises et la toilette du condamné

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appartiennent plutôt au mélodrame qu'à la poésie proprement dite, et le talent incontestable de l'au- teur ne peut masquer la vulgarité de ces deux ta- bleaux. Ce livre est certainement une preuve de puissance; mais la donnée choisie par l'auteur pro- mettait un poëme que nous n'avons pas : nous es- périons assister aux tortures de la conscience, et nous n'avons sous les yeux que les frissons de la chair. Le personnage de Han d'Islande et d'Habibrah ne reparaît pas dans le Dernier Jour d'un con- damné ; il est vrai qu'il eût difficilement trouvé place dans ce lugubre monologue. Cependant M. Hugo ne pouvait se passer d'un monstre, et il a réalisé son type de prédilection dans le ministère public. La justice humaine, telle qu'il nous la montre, n'est pas moins altérée de sang que Han d'Islande, ou Habibrah. Le magistrat n'est pas moins cruel que le brigand ou le nain; il n'y a entre ces deux cruautés que la différence qui sépare l'em- phase de la bizarrerie. La colère de M. Hugo contre la magistrature est aujourd'hui devenue un lieu commun qui reparaît dans tous ses livres ; si ce lieu commun avait quelque utilité, nous le subirions volontiers; mais nous avouons sincèrement qu'il nous est impossible de voir dans cette colère un plaidoyer contre la peine de mort. Si telle est l'in- tention de l'auteur, c'est une intention traduite bien maladroitement. Si la loi est mauvaise, c'est la loi qu'il faut attaquer et non la magistrature.

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qui ne l'a pas faite, et qui l'applique selon la me- sure de ses lumières.

Dans Notre-Dame de Paris, nous retrouvons en pleine maturité toutes les qualités littéraires qui n'existaient qu'en germe dans les trois ouvrages précédents. Pour être juste envers M. Hugo, il faut le juger comme romancier d'après Notre-Dame de Paris, et ne consulter ses autres romans qu^à titre de renseignements. Le roman de Notre-Dame, écrit à l'âge de vingt-neuf ans, peut être considéré, sinon comme le dernier mot de l'auteur, du moins comme l'expression d'une volonté longtemps dis- cutée, soumise à toutes les épreuves de la réflexion. Les personnages de ce livre appartiennent-ils à la famille humaine? Nous ne le croyons pas. Le ta- lent littéraire de M. Hugo s'est-il montré dans cette œuvre plus riche, plus varié que dans les romans précédents? Assurément oui. Le style de Notre-Dame est incontestablement supérieur au style de Han d'Islande, de Bug Jargal, du Dernier Jour d'un condamné ; mais ce style, j'ai regret à le dire, s'est enrichi aux dépens de la pensée. Éthel, Ordener, Marie, d'Auverney, Pépita, ont disparu sans retour, et fait place à des figures habilement dessinées , j'en conviens , mais dont le modèle n'existe nulle part. L'écrivain est devenu plus ha- bile, mais le poète s'est éloigné de plus en plus de la vérité humaine, sans laquelle il n'y a pas de poésie possible.

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Gringoire, destiné, dans la pensée de l'auteur, à personnifier les misères de la condition poétique au w*" siècle, n'est qu'une caricature grimaçante, et n'excite, il faut bien le dire, ni le rire, ni la pitié. Il y a dans ce personnage un tel amour de Tavilis- sement, une dégradation si ardemment acceptée, un si parfait mépris de toute dignité, que toute sympathie pour lui est impossible. Comment, en. eiïét, s'intéresser à un honmie qui n'a ni volonté, ni respect pour lui-même, ni force pour combattre la pauvreté, ni confiance dans un pouvoir supé- rieur au pouvoir humain ? Un tel acteur, si toute- fois un tel acteur a jamais existé, est indigne d'oc- cuper la poésie. C'est un peu plus qu'un animal domestique, un peu moins qu'un laquais. En vé- rité, plus je pense à Gringoire, et plus j'ai de peine à comprendre comment M. Hugo a pu être amené à personnifier la poésie dans cette espèce de men- diant qui voudrait être bouffon.

Phœbus de Chateaupers, amoureux de ses épe- rons et de son épée, charnel, égoïste, arrogant, a sur Gringoire un avantage positif. S'il n'intéresse pas, du moins il a pu être, et c'est un mérite qui n'est pas à dédaigner. Mais que vient faire, dans un roman, un pareil personnage? Si l'oisiveté peut à ce point dégrader les facultés humaines, ce que je ne veux pas nier, à quoi bon mettre en scène un homme qui n'a plus d'humain que le nom? Que Phœbus ressemble à bien des héros de garnison,

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je ne le nie pas; mais je ne crois pas que de pa- reils héros puissent jamais exciter aucune sympa- thie. Je comprends très-hien que Phœl)us de Cha- teaupers n'aime pas Fleur-de-Lis Gondelaurier _, mais je comprends difficilement que la Esmeralda aime Phœbus de Chateaupers; car hi beauté, qui suftit à éveiller l'amour, ne suffit pas à le nourrir, et dès les premiers mots, la Esmeralda, sans avoir besoin d'une grande pénétration, doit deviner que Phœbus est un homme sans cœur, un homme in- digne d'amour.

Claude et Jehan Frollo, le diacre et Técolier, ne sont pas si loin de la vérité que Gringoire ; mais ces deux personnages , comme celui de Phœbus, me paraissent incapables d'exciter aucun intérêt sérieux. Qu'est-ce en effet que le diacre? Un prêtre que la continence a rendu fou^ un malheureux chez qui la chasteté agit comme le vin , que le cri de la chair pousse à la luxure , qui ressemble bien plus à une bête féroce qu'à un homme, sujet digne d'é- tude pour un médecin, indigne d'occuper la poésie. De telles souffrances sans doute ne manquent pas de réalité; mais toutes les faces de la réalité n'ap- partiennent pas à la poésie , et si Claude Frollo était accepté comme un personnage poétique , l'i- magination, une fois engagée dans cette voie, se flétrirait bientôt. Quant à l'écolier Jehan Frollo , il n'a rien dans son caractère qui égayé le lecteur. Plus rusé que Gringoire , il n'est pas moins avili.

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Sa gourmandise et sa paresse entêtée^ qui se com- prendraient chez un enfant de douze ans, devien- nent monstrueuses chez un homme qui touche à \a virihté. A proprement parler, Jehan Frollo n'est qu'un relïet de Gringoire. Les espiègleries qu'il conçoit et qu'il exécute sont plus grossières qu'a- musantes ; il n'a dans la bouche qu'un vocabulaire emprunté à la joie des halles, et ne parvient pas à dérider les plus indulgents. Je ne devine pas qu'elle a pu être la pensée de M. Hugo en créant cette fi- gure d'écolier.

Je n'ai rien à dire de Fleur-de-Lis Gondelaurier, car l'auteur a dessiné avec une négligence très- pardonnable ce personnage passif. Cette blonde jeune fille, fière de sa beauté, joue un rôle si peu important dans le roman , que M. Hugo était na- turellement dispensé d'insister sur le caractère qu'il lui prête. Toutefois il me semble que, sans se rendre coupable de pruderie , elle pourrait re- procher à Phœbus de Chateaupers la grossièreté insolente de ses manières. Une jeune fille élevée sous les yeux de sa mère ne peut prendre pour une marque d'amour la familiarité qui réussit tout au plus auprès d'une aventurière aguerrie;

La Esmeralda et Quasimodo sont évidemment les deux principaux acteurs de Notre-Dame de Pa- ris ; c'est sur eux que M. Hugo a voulu concentrer notre attention et notre sympathie ; c'est donc à eux surtout (pie l'analyse doit s'adresser pour esti-

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mer le mérite humain de Noire-Dame. Or, il me semble que ces deux personnages, qui, rapprochés l'un de l'autre , ou plutôt opposés l'un à l'autre, produisent une impression plus voisine de l'éton- nement que de la sympathie, supportent difficile- ment répreuve d'une étude individuelle. Je ne re- proche pas à M. Hugo d'avoir reproduit dans la Esmeralda Fenella et Mignon. Loin de Là; je lui reproche d'avoir oublié , dans la création et dans la mise en œuvre de ce personnage, le naturel qui respire dans Peveril du Pic et dans Wilhelm Meister. La bohémienne de M. Hugo est une figure pleine de fraîcheur et de grâce quand elle entre en scène, mais presque toujours insignifiante, ina- nimée, dès qu'elle agit et qu'elle parle. Une seule fois il lui arrive d'émouvoir, c'est lorsqu'elle donne à boire à Quasimodo, dans la scène du pilori; quand elle résiste à Claude Frollo, quand elle veut se donner à Phœbus , elle n'a ni la dignité de la pudeur, ni l'énergie de l'amour. C'est une figure peinte, ce n'est pas une femme. Quant à Quasi- modo, qui régit le livre entier, c'est une transfor- mation de Han d'Islande et d'Habibrah, transfor- mation puissante, mais tîdèle au type quQ M. Hugo ne perd jamais de vue ; c'est un monstre soumis à l'inspiration de la bonté, mais c'est un monstre, et nous ne pouvons consentir à croire que les mons- tres aient droit de bourgeoisie dans le domaine poétique. L'amour de Quasimodo pour la Esme-

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ralda n'est pas un aiiiour humain^ c'est le dévoue- ment d'un chien de Terre-Neuve pour son maître. Entre la bohémienne gracieuse et agile comme une abeille , et le sonneur qui résume en lui tous les éléments de la laideur visible, placer l'amour, comme Ta fait M. Hugo, c'est croire que Tétonne- ment peut remplacer l'émotion, c'est poser l'anti- thèse comme loi suprême de la poésie. Or, une pareille théorie ne mérite pas même d'être discu- tée^ car elle se réfute d'elle-même .

Est-ce à dire qu'il n'y a pas dans Notre-Dame de Paris un mérite éminent ? Telle n'est pas notre pensée. L'histoire de Paquette Chante Fleurie, quoique racontée peut-être avec une simplicité ar- tificielle, est cependant pleine d'émotion, et n'ap- partient pas au monde qu'habitent les personnages du roman. La folie de la Sachette n'est pas moins pathétique. Le dirai-je, cependant? il me semble que dans la peinture du Trou aux Rats, M. Hugo a souvent dépassé les limites de la poésie. Engagé dans une voie vraie, il n'a pas su s'arrêter à temps. Je suis loin de partager l'admiration générale pour la cour des Miracles; toutefois je reconnais que cette scène étrange est décrite avec une singulière puissance; je ne crois pas que cette fange , s'agitent tous ces mendiants et tous ces voleurs , malgré l'habileté du narrateur , mérite les éloges qu'elle a obtenus ; mais je n'hésite pas à procla- mer l'énergie des facultés que M. Hugo a gaspillées

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dans ce tableau. Je regrette qu'il ait repris^ dans Notre-Dame de Paris, le plaidoyer qu'il avait com- mencé dans le Dernier Jour d'un condamné. Le chapitre qui s'intitule pompeusement : Coup d'œil impartial sur la Magistrature , n'est qu'une décla- mation ampoulée^ verbeuse^ inutile au roman, et réprouvée par le bon sens.

Ce qui domine dans Notre-Dame de Paris , ce qui a fait le succès de ce livre, c'est le spectacle. Ce livre a réussi, et cependant il s'en faut de beau- coup que ce soit un bon livre. Il ne s'agit pas de contester un fait accompli, mais bien de l'expli- quer. Or, à notre avis, la puérilité de l'œuvre du poète a trouvé dans la puérilité du goût public un puissant auxiliaire. M. Hugo, en écrivant Notre- Dame de Paris , a consulté les instincts de son temps , et c'est pour les avoir consultés qu'il a réussi. 11 est très-vrai que la France, il y a sept ans, aimait le spectacle , et préférait la poésie qui se voit à la poésie qui se comprend. C'était là, sans doute, un goût dépravé, un goût que les hommes éclairés combattaient de toutes leurs forces ; mais ce goût était celui de la majorité, et la majorité de- vait applaudir Notre-Dame de Paris. Aujourd'hui, le goût public a changé ; la majorité, instruite par la discussion , s'est ralliée à lopinion de la mino- rité , et demande à la poésie autre chose que le plaisir des yeux. Aussi le mérite poétique de Notre-Dame de Paris est-il remis en question.

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Cependant il ne faudrait pas se laisser emporter trop loin par cette réaction. Si Notre-Dome ^ en effet , n'est pas nn beau livre dans le sens le plus élevé de ce mot, il ne faut pas oublier les qualités éclatantes qui distinguent cette œuvre; il y aurait injustice à les méconnaître. A parler franchement, la pierre et Fétoffe sont les principaux , je devrais dire les seuls acteurs de ce livre. Mais jamais la pierre et l'étofté n'ont été mises en scène avec plus de splendeur, plus de magnificence; jamais la langue n'a trouvé pour les peindre des ressources plus abondantes, plus variées. Si la pierre et l'étoffe ne peuvent remplir le cadre d'un roman, ce n'est pas une raison pour méconnaître le mérite pitto- resque de M. Hugo. Dans la peinture, comme dans la poésie, dans toutes les grandes écoles, depuis la florentine jusqu'à la flamande, l'homme joue le prenn'er rôle ; la pierre et l'étoffe ne sont , pour Raphaël, Titien et Rubens, que des parties secon- daires de la peinture. Oui, sans doute; mais il est juste de proclamer que M. Hugo a traité ces par- ties secondaires avec une habileté de premier ordre.

L'importance accordée à la pierre et à l'étoffe devait inévitablement entamer, sinon effacer, l'im- portance de la personne humaine; et, en effet, dans Notre-Dame de Paris , l'homme n'est qu'un point sur la pierre; il remplit l'étoffe et sert à la mon- trer. 11 est évident que l'auteur s'accommoderait

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bien plus volontiers de la cathédrale sans le diacre et le sonneur^ que du diacre et du sonneur sans la cathédrale. Quasimodo et Claude Frollo sont d'un bon effet sous les voûtes de Téglise, sur la galerie qui unit les deux tours, sur la dentelle qui les cou- ronne ; il les dessinera donc pour compléter le ta- bleau. Mais ne lui dites pas de placer plus près de vous ces points qu'il a baptisés du nom d'homme; car, en les rapprochant, il diminuerait l'effet pit- toresque de son église; la pierre et l'étoffe re- prendraient le rang qui leur appartient, et le plaisir des yeux, le seul qu'il ait en vue, ne serait plus tel qu'il Ta voulu, exclusif, souverain. C'est là, si je ne m'abuse , le véritable mérite , et aussi le vice réel de Notre-Dame de Paris. Dans cette œuvre si singulière, si monstrueuse, l'homme et la pierre sont confondus et ne forment plus qu'un seul et même corps. L'homme sous l'ogive n'est pas plus que la mousse sur le mur on le lichen sur le chêne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s'anime et semble obéir à toutes les passions humaines. L'ima- gination, éblouie pendant quelques instants , croit assister à l'agrandissement du domaine de la pen- sée, à l'envahissement de la matière pap la vie in- telligente. Mais, bientôt désabusée, elle s'aperçoit que la matière est demeurée ce qu'elle était, et que l'homme s'est pétrifié. Les salamandres sculptées au flanc de la cathédrale sont restées immobiles, et le sang qui courait dans les veines de l'homme

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s'est glacé tout à coup ; la respiration s'est arrêtée, l'œil ne voit plus^ Tàine engourdie a désappris la pensée. Sans doute^ pour produire cette singulière illusion, pour agrandir, même pendant un instant, le domaine de la vie intelligente, il faut une grande habileté. Aussi sonmies-nous loin de contester rhabileté de M. Hi]go: mais cette illusion, quoique passagère, est funeste à la poésie; elle détourne la foule des plaisirs sérieux , des plaisirs de l'intelli- gence, et l'habitue à de puérils délassements.

Et non-seulement la poésie a beaucoup à souf- frir de ce renversement des rôles qui appartien- nent à l'homme et à la pierre ; mais la langue elle- même ne peut impunément se prêter à l'expression de cette monstruosité. Dès que la pierre occupe la scène, dès que l'homme n'est plus qu'un point, il s'opère dans la langue un renversement de même nature. La partie matérielle de la langue, c'est-à- dire le vocabulaire, réduit en servitude la partie intellectuelle, c'est-à-dire la syntaxe. La poésie, vouée à la pure description, a surtout besoin de sy- nonymes, d'épithètes, il lui faut des phrases touf- fues, dont le branchage soit impénétrable; préoc- cupée de mille détails qu'elle rencontre sur sa route, animée du désir de représenter tout ce qu'elle aperçoit, comment aurait -elle le temps de chercher les lignes principales d'une idée , de les dessiner nettement ? Le vocabulaire s'offre à elle avec des richesses inépuisables ; quoi qu'elle veuille

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peindre^ il est toujours pour répondre à l'appel. (iCst donc à lui, à lui seul^ qu'elle s'adresse en toute occasion : elle trouve dans le vocabulaire des mots qui traduisent tous les caprices de la lumière, toutes les formes des corps^ toutes les nuances, tous les rayons, toutes les ombres. Abusée par la complaisance et la docilité du vocabulaire, elle ar- rive bientôt à croire que la langue est tout entière dans les mots; et, le jour elle a besoin d'expri- mer une idée étrangère au monde visible, le jour elle veut parler à l'intelligence de l'intelligence elle-même, elle s'aperçoit, mais trop tard, que le vocabulaire, réduit à ses seules ressources, ne suf- fit pas à remplir cette tâche. Elle appelle à son se- cours la syntaxe qu'elle avait si longtemps dédai- gnée; mais cette alliée si injustement oubliée refuse de répondre, et la poésie bégaye au lieu de parler. Ce que j'énonce ici sous une forme générale, il est facile de le vérifier en lisant Notre-Dame. Il est évident que M. Hugo, en maniant le vocabulaire, a mis en lumière plusieurs faces de notre langue qui jusqu'ici étaient demeurées dans l'ombre, ou qui, après avoir brillé quelque temps, étaient tom- bées en oubli. Mais il a négligé les lois qui prési- dent au maniement du vocabulaire, parce que la connaissance et l'application de ces lois avaient à peine un rôle à jouer dans la peinture de la pierre et de l'étoffe. S'il eût mis les hommes sur le pre- mier plan et l'église à l'horizon, bon gré, mal gré.

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il eut été amené à invoquer le secours de la syn- taxe; renfermé dans le domaine des choses, il a du manier exclusivement la partie matérielle de la langue. C'est pourquoi la prose de Xotre-Dame de Paris est une prose éclatante, mais d'une beauté très-incomplète.

Les drames de M. Hugo sont, à notre avis, la plus faible partie de ses œuvres. Si ce que nous avons dit de ses œuvres lyriques et de ses romans a été bien compris, personne, sans doute, ne s'é- tonnera de notre sévérité. Le drame est, en effet, de toutes les formes littéraires, celle qui exige le plus impérieusement la connaissance des hommes, et nous avons quelque raison de croire que M. Hugo ne les a jamais étudiés. Nous ne croyons pas, nous sommes loin de croire qu'il ait tenu toutes ses promesses ; mais lors même qu'il les eut tenues tout entières, il n'aurait pas encore satisfait à tou- tes les conditions de la poésie dramatique. La pré- face de Cromivell, il exposait, en 1827, sa théorie du drame, prouve clairement qu'il a sur la poésie en général, et sur le drame en particulier, des idées fort incomplètes et très-peu précises. Il affirme que partout l'ode a précédé l'épopée, et l'épopée le drame. La seule preuve qu'il apporte à l'appui de cette affirmation, c'est que la Bible est antérieure à Homère, et Homère antérieur à Shakspeare ; or, sans parler du drame de Job et du Livre des Rois, qui peut à bon droit passer pour

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une épopée, nous trouvons dans la seule patrie de Shakspeare la réfutation de la théorie exposée par M. Hugo ; car Shakspeare est venu avant Milton, qui est venu avant Byron. M. Hugo ne contestera, sans doute, ni la valeur épique de Milton, ni la va- leur lyrique de Byron. Que devient donc, en pré- sence de ces deux poètes éminents, la théorie exposée dans la préface de Cromtvell ? \\ serait facile de trouver dans plusieurs littératures de l'Europe une série d'arguments pareils à ceux que nous fournit T Angleterre, et de montrer, l'histoire à la main, toute la puérilité des idées que M. Hugo prend pour générales. Mais la critique, en insis- tant sur le néant de cette théorie, se rendrait elle- même coupable d'enfantillage ; il vaut mieux croire que M. Hugo, désirant écrire pour la scène, a voulu démontrer la supériorité du drame sur toutes les autres formes poétiques. Pour se contenter, pour se prouver à lui-même qu'il avait raison d'aban- donner Fode et le roman et d'aborder la forme dramatique, il lui a paru commode d'affirmer que le drame résume et contient la substance de l'ode et de l'épopée. En vérité, nous aurions mauvaise grâce à le chagriner pour une joie qui ne fait de tort qu'à lui-même. L'histoire n'est pas de son avis ; mais les idées générales de M. Hugo ne relèvent ni du temps, ni de l'espace, et sont par conséquent supérieures à l'histoire. Elles expriment un ordre de vérités qui échappe à tout contrôle, et dont les

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éléments ne se trouvent que dans la pensée de l'au- teur. Bornons-nous donc à énoncer le démenti donné par Thistoire à M. Hugo^ et abstenons-nous de juger le ditférend.

Arrivé à la théorie du drame^ M. Hugo affirme que le drame doit contenir la réalité tout entière^ et à ce propos, il trouve bon de nier la valeur dra- matique du théâtre grec en se fondant sur Tab- sence du grotesque. Le grotesque est, selon lui, un élément indispensable de la réalité dramatique, et toute tentative qui a pour but de restreindre l'importance du grotesque, viole une des lois les plus impérieuses du drame. 11 y a bien eu en Grèce un certain poëte appelé Aristophane ; mais suivant M. Hugo, Aristophane a tout ou plus entrevu Tim- portance et le rôle du grotesque dans la poésie dramatique. Pour que ce rôle se révélât pleine- ment et fût compris par les poètes et par la foule, il fallait que l'humanité eût été gouvernée pendant quinze siècles par la loi chrétienne. Avant Shaks- peare et Rabelais, le grotesque n'existait qu'à Té- tât d'ébauche ; et ce qui le prouve victorieuse- ment, c'est la mesquinerie des œuvres que nous a laissées Aristophane. M. Hugo ne nomme pas ces œuvres; mais tout le monde sait que les Nuées et les Guêpes sont d'une timidité sans pareille. Il n'y a pas un homme de vingt ans, familiarisé avec la littérature grecque , qui ne comprenne très-bien que Pantagruel et les gaies Commères de Windsor

16G PORTRAITS LITTERAIRES.

surpassent en hardiesse les Xuées et les Guêpes. Si quelqu'un se permettait d'énoncer un avis contraire à celui de M. Hugo et de dire qu'Aristophane est aussi hardi que Rabelais et Shakspeare, qu'il a poussé la moquerie aussi loin que la satire et la co- médie modernes, M. Hugo, nous n'en doutons pas, aurait une réponse toute prête ; il se bornerait à dire que sa théorie du grotesque, aussi bien que sa théorie générale de la poésie, est supérieure à l'histoire. L'histoire, en eifet, qu'elle s'occupe d'A- ristophane ou d'Homère, n'est qu'un pur accident, tandis que les théories de M. Hugo sont nécessaires et ne peuvent pas ne pas être. Quoiqu'il lui plaise de dire qu'il a toujours dédaigné de donner à ses œuvres ses préfaces pour bouclier, cependant nous croyons que ses théories dramatiques n'ont été forgées que pour la défense de Cromwell, et voilà pourquoi nous refusons de les prendre au sérieux. Ainsi, lorsqu'il ne voit dans la tragédie grecque tout entière qu'un démembrement de l'é- popée homérique , nous lui pardonnons de grand cœur de confondre les Titans d'Eschyle, les hom- mes de Sophocle et les personnages sentencieux d'Euripide. Après avoir- traité les Nuées 'et les Gué- * pes comme des œuvres sans importance, il était naturel qu'il mît sur la même ligne le Prométhee, VŒdipe roi et VHlppolijte. Dans une discussion vraiment littéraire, de pareilles bévues mériteraient sans doute d'être signalées; mais il ne faut pas

VICTOU HUGO. 167

oublier que M. Hugo, en écrivant la préface de Cromicell, n'a voulu prouver qu'une seule chose : que la poésie dramatique est la première de toutes les poésies,, et qu'avant Shakspeare cette poésie n'existait pas. Pour arriver à cette conclusion^ il n'a pu se dispenser de contredire l'histoire; mais il est arrivé à la conclusion qu'il avait formulée d'avance, à laquelle il ne pouvait renoncer sans porter atteinte à l'inviolable dignité de sa pensée. Après avoir balayé comme une poussière inutile et sans valeur la tragédie et la comédie antiques, il lui restait à établir l'identité du drame et de la réa- lité. Arrivé à ce point, sa tâche devenait plus diffi- cile ; mais il a trouvé moyen d'éluder la difficulté en supposant que cette affirmation est implicite- ment contenue dans sa théorie générale de la poésie et dans sa théorie du grotesque. Si quinze siècles de christianisme ont été nécessaires au dé- veloppement du grotesque et de la poésie drama- tique, si le grotesque est un élément nécessaire de toute réalité et si le drame,pour demeurer fidèle à son origine, pour se conformer à l'esprit chrétien, doit reproduire tous les éléments aperçus et mis en lumière par le christianisme, il ne peut se dis- penser de mêler le grotesque à toutes ses créations; Une argumentation ainsi conçue n'est certaine- ment pas à l'abri de toute blessure et serait frappée à mort par le premier coup sérieux. Qu'il nous suffise de rappeler que les prémices sur lesquelles

I(i8 PORTRAITS LITTERAIRES.

s'appuie M. lliigo sont fausses et lie reposent sur aucun témoignage. 11 est inutile de nier la conclu- sion. Sans doute le christianisme a modifié profon- dément la forme dramatique comme toutes les autres formes de la poésie ; mais entre la vérité de cette modification et la réalité posée comme but suprême du drame, il y a un abîme, et pour com- bler cet abîme il faudrait d'autres arguments que la préface de CromwelL Pour notre part, nous croyons sincèrement qu'identifier le drame et la réalité n'est pas moins que nier la condition fon- damentale de toute poésie, c'est-à-dire Tinterpré- tation.

L'intervalle qui sépare la réalité de la poésie a été si souvent démontré qu'il serait puéril d'insister sur cette vérité^ depuis longtemps acquise à l'évi- dence. M. Hugo croit que le triomphe du drame est de compléter l'histoire, de restituer les parties per- dues. iS'i les historiens ni les poètes ne souscriront à cette affirmation ; mais la théorie du drame réel pourra du moins nous servir à juger les drames de M. Hugo. Si les drames de M. Hugo étaient réels,, dans le sens le plus rigoureux du mot ; s'ils tenaient toutes les promesses de la préface de Crqmwell, ils seraient encore selon nous très-loin de la beauté poétique : toutefois ils mériteraient une estime sé- rieuse. Malheureusement il est facile de prouver qu'ils sont aussi étrangers à la réalité qu'à l'inter- prétation.

VICTOR IlLGO. ICO

Ce que nous pourrions dire de Cromivell s'ap- plique avec une égale vérité aux trois premiers dra- mes destinés à la scène par M. Hugo; aussi trou- vons-nous plus convenable d'aborder sur-le-champ Marion de Lorme, Hernani et le Roi s'amuse. A notre avis, Marion de Lorme est de tous les drames de M. Hugo le seul qui renferme quelques-uns des éléments de la poésie dramatique. Marion et Didier_, qui occupent le premier plan, expriment leurs pen- sées sous une forme exclusivement lyrique ; mais la nature même de leurs pensées, de leur caractère, pouvait donner lieu à des développements drama- tiques. Louis Xni et le marquis de Nangis méritent la même louange et le même reproche. Ils récitent des couplets lyriques, ils ne vivent pas, mais ils pourraient vivre. Quant à la réalité historique de ces personnages, elle ne peut devenir le sujet d'une discussion. Dans la première moitié du xvii^ siècle, le caractère de Didier n'existait pas et ne pouvait exister. Pour qu'un tel caractère devienne pos- sible, il faut que la poésie lyrique ait créé Werther et René, Lara et Childe-Harold ; il faut qu'Uhland et Lamartine aient touché les dernières limites de la rêverie. Marion n'est pas seulement infidèle à riiistoire, mais bien aussi au type même de la courtisane. Son malheur se comprend à peine, tant elle paraît avoir oublié ses premiers désordres. Pour que ce personnage fut humainement réel, sinon historiquement, il eût fallu que le spectateur

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170 PURIUAITS LITTEKAIUES.

assistât aux premiers développements de rameur de Marion pour Didier et vît la passion effacer peu à peu les souillures de la débauche, rajeunir et purifier Tàme de la courtisane. La fierté féodale du marquis de Nangis, sans violer directement l'histoire, n'est cependant pas dessinée d'après la réalité. Il est très-vrai que l'aristocratie portait la tète haute dans les premières années du règne de Louis Xlîl ; mais elle résistait à Richelieu en levant des armées, et lorsqu'elle avait une grâce à de- mander, elle ne se présentait pas escortée comme un prince du sang. Louis XIII a été l'esclave de Richelieu, et s'il lui est arrivé de songer à secouer le joug, ce désir chez lui ne s'est jamais élevé jus- qu'à la volonté; mais si faible qu'il fût, il n'avait pas renoncé à l'exercice de son intelligence, et il se dédommageait avec ses favoris de l'autorité despo* tique du cardinal. S'il ne gouvernait pas dans le sens le plus élevé du mot, il ne s'interdisait pas la raillerie contre le maître de la France. Le Louis XIII de Marion de Lorme ne ressemble pas au Louis XIII de l'histoire.

Dans Hernoni, nous retrouvons tous les person- nages, toutes les situations et je dirais volontiers tous les couplets lyriques de Marion de Larme. Didier devient Hernani, Marion dona Sol, le marquis de Nangis don Ruy de Silva. Quant à don Carlos, qui, dans la seconde moitié de la pièce, s'appelle Charles- Quint, il est permis de le considérer comme formé

VICTOR IlLGO. 17 1

de la réunion de Saverny et de Latfemas. Lorsqu'il court les aventures, il continue Saverny ; quand la luxure le pousse à la cruauté, il continue Lafîemas. Lorsqu'il pardonne, il ne continue ni l'un ni l'autre, et il est supérieur aux deux personnages dont il procède. Si M. Hugo, fidèle aux théories de la pré- face de Cromwell, se fut vraiment proposé, dans Marion de Lorme et Hcrnoni, de compléter la réa- lité historique, de restituer les parties perdues, en un mot de ressusciter le passé, certes il n'eut pas écrit deux fois la même pièce avec des variantes à peine saisissables. 11 y a si loin de Louis XIII à Charles-Quint, que pour tirer Hernani de Marion de Lorme il a fallu méconnaître la réalité historique de Louis XIII et de Charles-Quint et c'est en effet le parti auquel s'est arrêté M. Hugo. Après avoir proposé aux poètes dramatiques la réalité comme but suprême du drame; après avoir proclamé au nom de cette réalité la mesquinerie de la tragédie et de la comédie, il a traité l'Espagne du xvi^ siècle et la France du xvu^ avec un mépris absolu. Ainsi M. Hugo lui-même ne prend pas ses théories au sérieux. Étudiées séparément, les différentes parties û' Hernani sont supérieures aux différentes parties de Marion de Lorme sous le rapport du style, de la versification. Pourtant la représentation (Y Hernani excite moins d'intérêt que celle de Marion. Les per- sonnages et les situations des deux pièces se res- semblent d'une façon frappante ; mais dans Her-

172 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

nanl l'ode a ses coudées plus fraiiehes et l'homme presque tout entier disparait sous le poëte.

Dans le Roi s'amuse l'ode remplace, comme dans Hernani et dans Marion de Lorme, la réalité histo- rique et la réalité humaine; mais on voit poindre dans cette pièce une idée qui devait plus tard em- porter M. Hugo aussi loin de la poésie que de l'his- toire. Cette idée consiste à prendre l'antithèse pour pivot de l'action dramatique. Il ne s'agit en effet dans le Roi s'amuse ni de la peinture de la cour de François P"", ni du tableau des passions religieuses qui agitaient la France du xvi^ siècle. Le seul but que se propose le poète est de montrer la débauche sur le trône et la grandeur d'âme sous la livrée d'un fou. Ces deux antithèses résument toute la pièce; et pour les mettre en œuvre. M. Hugo ne craint pas de violer l'histoire, comme il Ta fait dans Hernani et Marion, pour acclimater l'ode sur la scène. Si, dans cette troisième tentative, il a mé- connu, comme dans les deux premières, la condi- tion fondanicntale de toute poésie dramatique, le développement des caractères sous la forme d'une action vraisemblable, je dois dire qu'il a déployé dans les couplets récités par Triboulet une grande richesse de versification ; mais cette habileté tout extérieure ne saurait effacer le défaut capital de la pièce, la violation simultanée de la réalité histori- que et de la réalité humaine. Les personnages n'ont pas vécu et ne pourraient pas vivre.

VICTOR HUGO, 173

Lucrèce Boryla, Marie Tudur el Aiifjelo mar- quent dans la carrière dramatique de M. Hugo un mépris de plus en plus hardi pour l'histoire et pour la poésie elle-même. Il n'y a pas un écolier de quinze ans qui ne soit en état de relever les erreurs histo- riques volontaires ou involontaires qui abondent dans ces trois ouvrages^ et ce serait folie de vouloir les récapituler; mais il y a dans ces trois pièces, dont la troisième vaut moins que la seconde et la seconde moins que la première, un défaut plus grave que le mépris ou l'ignorance de Thistoire : c'est le mépris ou rignorance de la nature humaine; c'est l'antithèse substituée constamment au déve- loppement des caractères. L'amour maternel sous les traits d'une fennne incestueuse et adultère, un aventurier entre l'alcôve royale et la hache du bourreau, l'amour chaste, idéal dans le cœur d'une femme qui vend ses caresses, telles sont les anti- thèses que M. Hugo a prises pour thèmes drama- tiques et qu'il a développées avec le seconrs du poignard et du poison, du décorateur et du machi- niste. Ces trois drames n'appartiennent ni à l'his- toire ni à l'humanité, et ne rachètent pas même l'invraisemblance des caractères par la sève lyrique qui circulait dans Marlon de Lorme, dans Hernani, dans Trihoidet. Une fois engagé sur cette pente de plus en plus glissante, s'arrêtera M. Hugo ?

Tombé de l'ode à l'antithèse, de l'antithèse au spectacle, M. Hugo consentira-t-il à se renouveler?

15.

174 PORTRAITS LITTERAIRES.

trouvera-t-il moyen d'appliquer les richesses de son vocabulaire à des œuvres durables^ à des monu- ments vraiment beaux, qui excitent chez le lecteur autre chose que Tétonnement, qui éveillent les sympathies de la multitude et obtiennent l'appro- bation des hommes lettrés? Il possède aujourd'hui un admirable instrument; il a prouvé depuis vingt ans, dans des œuvres nombreuses, mais incom- plètes, toute rétendue, toutes les ressources de son habileté : le temps est venu pour lui d'employer cet admirable instrument autrement qu'il n'a fait jusqu'ici. Ses odes, ses romans et ses drames, sont écrits avec des mots, et ne relèvent ni de l'intelli- gence ni du cœur. Cette vérité, si évidente pour nous, deviendra, nous en avons l'assurance, de plus en plus populaire; avant un an peut-être, la critique n'aura plus besoin de la répéter ; la con- viction qui nous anime à cette heure sera partagée par les disciples mêmes de M. Hugo. Ses plus ter- vents, ses plus fidèles admirateurs, comprendront que la poésie n'est pas tout entière dans les évo- lutions de la parole, et abandonneront le chef qu'ils ont suivi jusqu'ici, s'il persiste à se renfermer dans le culte exclusif, du vocabulaire. Mais ce n'est pas à trente-six ans qu'il est permis de re- noncer à se renouveler. Les métamorphoses que nous conseillons, que l'évidence prescrit à M. Hugo, sont d'ailleurs de telle nature, qu'il n'aura qu'à vouloir pour se transformer. H est

VICTOR HUGO. 17 5

maître de la langue, il dit tout ce qu'il veut ; que lui manque-t-il? d'avoir quelque chose à dire. Pour atteindre ù la véritable éloquence, pour rebâtir sa gloire chancelante sur une base sohde, il faut qu'il se résigne à vivre dans la société des livres et des hommes. La vie proprement dite, la pratique des passions humaines, l'analyse des in- térêts qui dirigent la multitude ignorante, des espérances qui soutiennent les esprits éclairés est la première épreuve qu'il doit s'imposer. La versi- fication n'a plus de secrets pour lui; le cœur de l'homme est plein de mystères qu'il n'a pas même entrevus. S'il a le courage de sonder ces problèmes, dont il no paraît pas soupçonner l'existence, s'il se résout à étudier la conscience humaine, se iiouent et se dénouent tant de drames ignorés et terribles, je ne doute pas qu'il ne parvienne promptement à se régénérer, à rallier les admira- tions infidèles. Quand il aura vécu de la vie com- mune, quand il se sera mêlé aux mouvements qui entraînent la société, aux luttes qui divisent les familles et les États, il reparaîtra dans la poésie lyrique, dans le roman, dans le drame, avec des forces nouvelles, et nous ne serons plus obligé de le gourmander sur sa puérilité.

Toutefois la pratique de la vie commune ne suf- firait pas à compléter la régénération que nous es- pérons. Cette première épreuve pourrait tout au plus servir à transformer le talent lyrique de

176 PORTRAITS I.ITTÉli AUŒS.

M. Hugo. Puisque l'auteur de Xotre-Dame de Paris et d'Ilernani parait décidé à mettre en scène les personnages qui ont joué un rcMe dans le passé, il faut qu'il se résigne à étudier le passé. Les disci- ples de M. Hugo font grand bruit de l'érudition historique de leur maître ; mais^ à moins de croire qu'il oublie volontairement tout ce qu'il sait^ dès qu'il prend la p!ume_, nous sommes forcé de penser qu'il sait vraiment très-peu de chose ; car_, toutes les fois qu'il a touché à l'histoire, il a fait preuve d'un grand dédain ou d'une parfaite ignorance. Que M. Hugo méprise ou ignore la réalité histori- que, peu nous importe. La critique n'a aucun in- térêt à résoudre cette question. Mais nous devons dire à l'auteur à'Hernani que le mépris et l'igno- rance sont également de mauvais goût ; toutes les fois que le poëte introduit dans un roman ou dans un drame un personnage historique, son devoir est de le connaître. 11 peut le modifier en l'inter- prétant ; mais il ne lui est pas permis de le déna- turer. Or, tous les drames de M. Hugo contredi- sent formellement les données de l'histoire ; et si Notre-Dame de Paris paraît respecter davantage la réalité historique, c'est qu'il est plus facile de connaîtie la forme d'une pierre oii la couleur d'un vêtement que la vie et le caractère d'un roi. L'é- tude du passé est aujourd'hui généralement hono- rée, et l'érudition attribuée à M. Hugo par ses disciples sera soumise à un contriMe sévère. Si

VICTOR HUGO. 177

VauIl'UV iV flfrnani veut onipriinter à lliistoire ie liaptème de ses romans et de ses drames, il faut qu'il lui demande autre chose quun baptême inutile et trompeur ; il faut qu'il étudie l'homme caché sous le nom qu'il a choisi. A cette condition seu- lement il pourra continuer de mettre l'histoire en scène. Qu'il n'espère pas abuser plus longtemps la crédulité des intelligences oisives ou paresseuses ; car les plus ignorants savent aujourd'hui que ni Lucrèce Borgia, ni 3Iarie Tudor, ni Charles-Quint, ni François I^^, ni Louis XIII, ni Richelieu, ni Cromwell, n'ont joué dans l'histoire le rôle singu- lier que M. Hugo leur attribue. Les plus ignorants savent que l'auteur de Notre-Dame de Paris se croit dispensé de l'étude par la toute -puissance de son génie, et sont très-décidés à ne pas accepter cette prétention. Il n'y a pas de science possible sans étude; et si M. Hugo veut tirer tout de lui- même, il sera bientôt condamné à subir le dédain public.

Pratiquer la vie commune, étudier l'histoire, telles sont donc les deux épreuves auxquelles M. Hugo doit se résigner, s'il ne veut pas assister vivant à la mort de son nom. Appliquée tantôt à l'analyse de l'homme, tantôt à la connaissance du passé, son intelligence, qui ne demande qu'à être fécondée, produira bientôt les plus riches mois- sons. L'histoire serait pour le romancier, pour le poète dramatique, un enseignement incomplet;

178 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

mais l'histoire interprétée par la vie de chaque jour, éclairée par l'étude générale de l'humanité, otïri- rait à 31. Hugo une source inépuisable de créations. A l'heure nous parlons, il doit sentir mieux que nous combien il lui importe de se renouveler. Ses invectives furieuses contre la critique, ramenées à leur plus simple expression, ne signifient pas autre chose. S'il avait la conviction d'être dans le vrai, s'il ne doutait pas de lui-même, il ne se laisserait pas emporter à tous ces mouvements de colère imprudente; s'il était sincèrement pénétré de Tin- justice des attaques dirigées contre lui il abandon- nerait au temps, à la vérité, le soin de le venger. Sa colère, bien comprise, n'est qu'un aveu. Depuis vingt ans, il combat pour la célébrité, pour la po- pularité de son nom; il croyait avoir touché le but, et il comprend qu'il s'était trompé. Il avait pris pour la poésie une ombre vaine, qu'il a long- temps poursuivie et qui lui échappe. Il faut re- commencer la lutte ; il faut, à trente-six ans, s'en- gager dans une voie nouvelle. Sa colère contre ceux qui lui annoncent la vérité n'a donc rien d'étonnant ; c'est un cri d'angoisse, un cri de ré- volte; la douleur est féconde en enseignements, et nous sommes sur que M. Hugo, rentré en lui- même, comprendra comme nous toute la puérilité de ses œuvres. Les hommes qu'il accuse de mé- chanceté ne seront bientôt pour lui que des amis sincères, mais sans pitié pour l'erreur. Après les

VICTOR ULGO. 179

avoir maudits, il les remerciera. H a connu la gloire à l'âge des poètes du premier ordre hé- sitaient encore à publier leurs pensées; oublier cette gloire, qu'il croyait si solidement assise, sera sans doute pour lui un cruel sacrifice. Mais quel homme à trente-six ans désespère de l'avenir ? Les œuvres que M. Hugo produira dans la seconde moitié de sa vie le consoleront de la guerre qu'il a soutenue. Qu'il renonce à la puérilité, qu'il gran- disse en se régénérant, c'est notre vœu et notre espérance; nous oublierons sa défaite et nous applaudirons à sa victoire.

VI.

ALFRED DE VIGNY.

Ouvrez au hasard les histoires et les biographies; prenez, dans les récits du passé qui sont venus jus- qu'à nous, la vie d'un général d'Athènes, d'un tribun de Rome ou d'un p 'intre de Florence ; au milieu des contradictions sans nombre, parmi les inconciliables démentis dont se compose cette vé- rité prétendue, si difficile à établir, et vraie de tant de manières, un point, j'en suis sîjr^ vous frappera, comme moi, par l'harmonieuse unanimité des témoignages; c'est que, dans la vie antique, aussi bien que dans la vie moderne, il est arrivé rare- ment aux esprits d'élite , aux hommes choisis et prédestinés, de rencontrer du premier coup la route qu'ils doivent suivre, hors de laquelle il n'y a pour eux ni gloire, ni bonheur, ni force, ni en- thousiasme. Pour ceux qui se contentent de vivre et de passer sans laisser de traces, toute voie, quelle

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182 POUTRAITS LITTÉRAIRES.

qu'elle soit, est bonne et prospère. Dans quelque sens qu'ils marchent, leurs pas sont assurés de tou- cher le but; car ils n'ont pas d'autre dessein en tête, d'autre espérance au cœur, que de finir après avoir duré, de s'endormir après la veille, d'oublier dans un sommeil sans rêves les fatigues du jour. L'histoire et la philosophie n'ont rien à faire avec cette humanité sans âme, et l'abandonnent sans regret, en se bornant à constater sa place et son rôle sur les cartes géographiques. Mais, parmi les esprits qui doutent et qui cherchent, quelles épreuves douloureuses, quels pénibles tâtonne- ments avant de saisir le fil qui doit les sauver ! quels flots tumultueux, quelles vagues furieuses à domp- ter, avant de voguer à pleines voiles et de creuser un sillon lumineux et paisible !

Je ne sais pas si l'histoire, qui, de siècle en siè- cle, est remise en question, réduite en cendres, puis reconstruite sur nouveaux frais, pour se dis- perser, cinquante ans plus tard, en de nouvelles ruines, je ne sais pas si celte grande école des peuples et des rois, comme on la nomme en Sor- bonne, doit un jour réaliser les utopies du bon abbé de Saint-Pierre, et nous donner la paix perpé- tuelle; si désormais la lecture assidue d'Hérodote et de Salluste doit suffire à terminer les révolu- tions à l'amiable : ma conviction à cet égard est encore, je l'avoue, très-incomplète. Mais je vois dans l'histoire une leçjn salutaire : Tàme se con-

ALFRED DE VIGNY. 183

sole et se rassérène au spectacle des tristesses qui ont précédé la nôtre.

Et ainsi je ne lis jamais sans attendrissement un des livres les plus savants de TAngleterre, la vie des poètes anglais par Samuel Johnson. Je lui pardonne volontiers son pédantisme gourmé^ l'em- phase guindée de ses doctrines, et le puritanisme de son goùt^ en faveur des anecdotes et des tra- ditions qu'il a recueillies avec une religion labo- rieuse. Milton maître d'école ! Savage écrivant dans la rue, ou dans une taverne enfumée, sur un papier d'emprunt, les lambeaux désordonnés de ses poëmes ! savez- vous beaucoup de romans aussi riches en émotions *>

Bien qu'on ne doive toucher à la biographie d'un homme vivant qu'avec une extrême réserve, il ne sera peut-être pas sans intérêt et sans utilité d'ajouter à tant d'exemples mémorables, un exemple nouveau que nous avons sous les yeux.

Quand je saurais jour par jour toute la vie inté- rieure et personnelle d'Alfred de Vigny, je me garderais bien de la publier; ce serait, à mon avis, une indiscrétion sans profit pour le public, I)our le poëte ou le biographe. Je crois d'ailleurs qu'on a fort exagéré dans ces derniers temps l'im- portance des anecdotes littéraires, qu'on a souvent cherché dans des circonstances indifférentes l'ex- plication ingénieuse, mais forcée, d'un poëme ou d'un roman dont l'auteur lui-même n'aurait pas

184 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

SU indiquer la source. Et je m'assure, par exem- ple, que si Tauteur à'Hamlet revenait parmi nous, il s'étonnerait fort à la lecture des pages de Tieck et de Gœthe, qu'il désavouerait naïvement toutes les intentions métaphysiques que la critique alle- mande a baptisées de son nom.

L'auteur de Cinq-Mars est à Loches, en Tou- raine, en 1798. Sa première éducation, commen- cée au Tronchet, vieux château, en Beauce, que possédait son grand-père, s'est achevée sans éclat dans un collège de Paris. En 1814, il entra dans la première compagnie rouge comme lieutenant de cavalerie ; plus tard, il passa dans un régiment d'infanterie, et se retira en 1 828, capitaine du oo»^ de ligne, après quatorze ans de service.

Si l'on excepte la campagne de 1823, que les bulletins fanfarons du prince généralissime ont vai- nement essayé de travestir en une guerre sérieuse, il n'a guère connu de la vie militaire que la mo- notonie et la sujétion. Élevé sous le consulat et l'empire, au milieu des idées belliqueuses qui nour- rissaient alors la jeunesse, dans un temps toutes les fortunes commençaient par une épaulette, et finissaient par un boulet ou par le bâton de maré- chal, quand vint la restauration avec ses quinze années de paix extérieure et de luttes intestines, son éducation, comme celle de tant d'autres, se trouva sans destination, sans avenir. Il avait rêvé dans ses lectures de collège les dangers du champ

ALFRED DE VIGNY. 185

de bataille; mais Napoléon avait laissé aux Bour- bons une nation lasse de gloire et de despotisme. Toute l'activité de Tesprit français se portait vers des conquêtes plus pacitiques et plus durables, on le croyait du moins, que celles du général d'I- talie.

Que faire alors? Fallait-il se précipiter servile- ment à la curée des places ? Mieux valait, à coup sûr, pour un homme de recueillement et de pen- sée, garder la vie militaire, la vie de garnison, la vie de caserne, qui a le même charme, ou, si l'on veut, les mêmes ennuis studieux et fertiles que la vie monastique. Des deux côtés, c'est la même obéissance passive à des règles quotidiennes dont l'interprétation et la légitimité sont soustraites à l'examen et au libre arbitre. Au couvent et à la caserne, on trouve une vie toute faite, une journée divisée, heure par heure, en compartiments réguliers et inmiuables. Rien n'est laissé au caprice. Dans cette condition, l'esprit, selon sa force et sa portée, cède et s'endort quelquefois pour ne jamais se réveiller, ou bien lutte contre la vie qu'on lui impose, se replie sur lui-même, se contemple et se consulte, et, n'ayant rien à faire avec les choses du dehors, puisqu'il n'y peut rien changer, se compose à son usage une solitude parfaite, un complet isolement que la foule ne peut troubler ; il acquiert, dans ce combat assidu, une énergie nouvelle et prodigieuse : s'il ne succombe

16.

I8G PORTRAITS LITTERAIRES.

pas à la tâche, il est assuré d'un prix glorieux, d'une haute estime de lui-même, et d'un immense pouvoir sur les autres.

Tel fut le choix d'Alfred de Vigny, depuis 1814 jusqu'en 1828. Il a écrit, dans sa vie errante, les différents poëmes publiés d'abord en 1822, 182i et 1826, et réunis pour la première fois dans un ordre logique en 1 829. N'ayant d'autre lecture qu^ine Bible et un volume il inscrivait fidèle- ment ses projets et ses pensées, il composait dans ses moments de loisir, entre l'exercice et la parade, Dolorida, Moïse, le Déluge ou la Neige. De cette sorte, la poésie n'a jamais été pour lui une profession régulière, mais bien un délassement^ un refuge.

C'est à Oléron, dans les Pyrénées, petite ville de la, montagne, près d'Orthez, que lui vint la pre- mière idée de Cinq-Mars. Quand il pouvait obtenir un congé de quelques semaines, il venait à Paris feuilleter les mémoires du xvii^ siècle, le cardinal de Retz et madame de Motteville; il s'initiait par de courageuses lectures à l'histoire de Louis XIII sous Richelieu. C'est à Paris, en 1826, que fut écrit et publié Cinq-Mars, qui, depuis, a été réimprimé trois fois, et dont le succès est aujour- d'hui consacré.

En 1828, rentré dans la vie civile, Alfred de Vi- gny porta toute son attention sur la réforme du théâtre, et avant d'aborder personnellement la

II

ALFRED DE VIGNY. 187

scène, crut devoir naturaliser chez nous quelques pièces anglaises. Il traduisit Othello, qui tut joué le 22 octobre 1829. Il traduisit également le Mar- chand de Venise, qui allait être représenté à TAm- bigu, lorsque M. de Montbel opposa son veto, et le privilège du Théâtre-Français, qui seul alors par- tageait avec rOdéon le droit de jouer des pièces en vers. En 18.30, il écrivit la Maréchale d'Ancre, qui fut représentée le 25 juin 1831. Enfin, l'année dernière, il commençait Stello, achevé cette année seulement.

Ainsi la vie d'Alfred de Vigny se divise en trois parties bien distinctes : son éducation, sous le con- sulat et Tempire ; ses travaux littéraires et sa vie militaire, sous la restauration ; et depuis 1828, une solitude volontaire et laborieuse.

Depuis 1814 jusqu'en 1828, pour contenter sa famille, pour ne pas briser brusquement des en- gagements qui lui donnaient un état dans le monde, pour éviter le reproche d'inconséquence et de lé- gèreté, il est demeuré au service, sans renoncer pourtant à ses études de prédilection. Mais, selon toute apparence, cette situation violente lui a été profitable. S'il avait eu à Paris des loisirs paisibles, peut-être se fut- il mêlé aux réunions, aux cote- ries littéraires qui partageaient les salons de la restauration ; peut-être eût-il été obligé de jeter sa voix dans la balance, au milieu des débats sur la liberté de l'art. Sa plume n'aurait pu refuser

t88 PORTRAITS LITTERAIRES.

quelques gouttes d'encre aux poétiques et aux préfaces du temps. Or^ malgré la prodigieuse dé- pense d'esprit, grâce à laquelle les athénées litté- raires de la restauration ont su pendant dix ans occuper leur auditoire, j'ai quelque raison de croire que ces éternelles dissertations sur le goût et le gé- nie, sur Boileau et Shakspeare, sur le moyen âge et l'antiquité, sur la génération logique et la suc- cession historique des formes poétiques, ont porté à Tart plus de dommage que de profit. Si la régé- nération du théâtre est prochaine, je pense que le plus sûr moyen de la hâter n'est pas de savoir si Sophocle procède d'Homère, si Rabelais et Callot n'ont pas trouvé dans Aristophane le type éternel de la bouffonnerie qu'on attribue, je ne sais pour- quoi, au développement du christianisme.

Ombres des rhéteurs d'Athènes et de Rome, si vous assistiez aux séances de nos modernes acadé- mies, combien vous deviez être jalouses de nos périodes harmonieuses, de nos incises perfides, qui font à l'impatience et à la curiosité une guerre de buisson ! Vos entrailles n'ont-elles pas tressailli de joie, votre cœur n"a-t-il pas battu de reconnais- sance et de fierté, en voyant comme nous avons dignement profité de vos leçons? N'avez-vous pas cru que les beaux jours du Bas-Empire allaient re- naître? N'espéi'iez-vous pas que toute la France allait se transformer en professeurs, et que bientôt dans le mutuel étonnement, dans la mutuelle extase

ALFRED DE VIGNY. 189

les jetterait leur infaillible éloquence, ne trou- vant plus à se faire ni questions ni réponses, ils termineraient la discussion par d'unanimes applau- dissements?

Ne valait-il pas mieux cent fois, comme fit Al- fred de Vigny, vivre de poésie et de solitude, cher- cher la nouveauté du rhythme dans la nouveauté des sentiments et des pensées, sans s'inquiéter de la date d'une strophe et d'un tercet, sans savoir si tel mètre appartient à Baïf, tel autre à Coquillart? Que des intelligences nourries de fortes études exa- minent à loisir et impartialement un point d'his- toire littéraire, rien de mieux. Mais se faire du passé un bouclier pour le présent, emprunter au xvi« siècle l'apologie d'une rime ou d'un en- janobement, transformer ces questions toutes se- condaires en questions vitales, c'est un grand mal- heur à coup sur, une décadence déplorable, une voie fausse et périlleuse.

Qu'arrivait-il, en effet? c'est qu'en insistant sur le mécanisme rhythmique, on avait réduit la poé- sie à des éléments matériels trop facilement saisis- sables : en six mois on apprenait les secrets du mé- tier, on savait l'ode, la ballade ou le sonnet, comme l'équitation ouïe solfège. C'a donc été un grand bonheur pour Alfred de Vigny de vivre, jusqu'en 18^8, au milieu de son régiment plutôt que parmi les sociétés littéraires de Paris, qui s'ef- féminaient dans de mesquines arguties. Suivons

190 PORTRAITS LITTERAIRES.

maintenant le développement de ses travaux et pe- sons la valeur de ses titres.

Entre tous les mérites qui distinguent lespopmes^ celui qui m'a d'abord frappé_, c'est la vérité naïve et spontanée des sujets et des manières, l'opposi- tion involontaire et franche, et, si Ton veut, l'in- conséquence des intentions et des formes poétiques, Tallure libre et dégagée des pensées et des mètres qui les traduisent, l'inspiration nomade et aventu- reuse, qui, au lieu de circonscrire systématiquement l'emploi de ses forces dans une époque de l'his- toire, dans une face de l'humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la Bible à Homère, de Symetha à Gharlemagne, de Moïse à madame de Soubise.

Prise et pratiquée de cette sorte, la poésie, je le sais, même en lui supposant un grand bonheur d'ex- pression, est moins assurée de sa puissance ; chaque fois qu'elle veut agir sur le lecteur, elle commence une nouvelle tentative, elle ouvre et fraye une autre voie ; elle a besoin, pour être bien comprise, d'une attention sévère, et presque d'une éducation toute neuve. Si, au contraire, adoptant la méthode com- mune, elle convertissait le travail de la pensée et de la parole en une sorte d'industrie; si, après avoir concentré les regards sur un ordre particulier d'é- motions et d'idées, elle faisait servir cette première leçon à l'intelligence de ses autres conceptions con- stamment fidèles à un type identique, sans doute elle

ALFRED DE VIGÎSY. 191

aurait moins de soucis et d'inquiétudes. Mais en re- nonçant à ces métamorphoses^ croyez-vous que la poésie n'abdique pas sa mission et son autorité? Ne craignez-vous pas qu'elle ne se flétrisse, en ces- sant de se renouveler?

^/o« rivalise de grâce et de majesté avec les plus belles pages de Klop?tock. Le sujet, qui se trouve à l'origine de toutes les histoires et de toutes les poé- sies, qui domine toutes les cosmogonies et toutes les religions, qui se montre dans les mahaghavias de l'Inde, dans l'Évangile et le Coran, dans Faust et dans Manfied, dans Marlowe et dans Milton, l'i- dée première et féconde d'Eloa, qui a traversé déjà, sans s'appauvrir ou s^épuiser, tous les âges de l'hu- manité, avait besoin, pour intéresser un public causeur et dissipé comme le nôtre, du charme des détails et de l'exécution ; or, ce drame dont la scène et les acteurs, l'exposition, la péripétie et le dé- noùment n'ont qu'une vérité idéale et absolue, ce drame intéresse d'un bout à l'autre, comme le Pa- radis perdu e,i la Messiade.

Noïse est une magniiique jjersonnification du génie aux prises avec l'obéissance ignorante. Quand le prophète législateur parle à Dieu face à face, et se plaint de sa puissance et de sa solitude, quand il raconte à son maître la tendresse qui le fuit, l'a- mitié qui s'agenouille au lieu d'ouvrir les bras, je ne sais pas une âme sérieuse à qui le spectacle d'une si poignante misère n'arrache des larmes.

102 l'OUTRAITS LITTERAIRES.

Ihlorida est une créa:iun pathétique; cepen- dant, j'ai souvent regretté l'emploi trop fréquent de la périphrase poétique. Je voudrais plus de naïveté, plus de franchise dans l'expression. Je pardonne l'élégance laborieuse dans le développement d'un sentiment personnel, dans une action étendue le poëte peut intervenir pour son compte ; mais quand on resserre toute une tragédie en deux cents vers, on ne saurait aller trop vite au but, et alors il con- vient d'employer le mot propre et d'appeler les choses par leur nom. Au reste, ce défaut, que je blâme en toute sincérité, est, pour la plupart des lecteurs, une qualité précieuse. Mais je garde mon avis.

Madame de Sonbise me plaît moins que le reste du recueil. Il me semble que l'intérêt s'éparpille et s'égare dans les puérilités de l'exécution. On dirait un pastiche de vieilles ballades écrites sur vélin et enluminées d'or et de carmin. C'est de la ciselure rhythmique, mais non pas sévère et simple comme les buis d'Albert Durer ou les médailles de Benve- nuto. C'est presque un jeu de patience, un défi oisif que l'auteur se porte à lui-même, dont il se tire à merveille, mais auquel il a bien fait de re- noncer.

J'aime mieux la Neige et la Sérieuse. Le Déluge, malgré la gravité de quelques pages, pèche en gé- néral par la confusion. On n'y trouve ni la gran- deur théâtrale et gigantesque de Martin, ni la se-

ALFRED DE VJGNV. 193

vérité précise et pure du Poussin. Symetha et le Boin d'une dame 7'omaine rappellent la manière d'André Chénier.

D'où il suit que les poëmes d'Alfred de Vigny, compensation faite des défauts et des qualités, sont un recueil précieux à plusieurs titres, original dans la pensée, élégant dans l'exécution, un beau et du- rable monument.

Cinq -Mars n'a pas conquis d'abord l'attention et la sympathie qu'il méritait. Pourtant c'est une tragédie simple et rapide. Trois acteurs seulement remplissent la scène : Richelieu, Louis XIII et M. le Grand. Le cardinal ministre, pour combat- tre l'influence d'Anne d'Autriche, donne au roi qu'il gouverne un favori de sa main, Henri d'Effiat. Il veut en faire l'instrument docile de ses volontés ; mais le rusé chat s'est trompé dans ses calculs : la créature du cardinal s'ennuie bientôt de sa servi- tude dorée, et devient le rival de son maître. Il épie l'impatience maladive du roi, et lui confie le projet d'assassiner le ministre, de rendre à la cou- ronne son indépendance, et de sceller les marches du trône dans le sang de Richelieu. Louis XIII, fa- tigué de voir tous les jours sa faiblesse traduite en volontés hautaines et despotiques par le cardinal qui règne sous son nom, laisse échapper un cri de joie, comme un écolier qu'on délivre de la férule. Richelieu devine le complot ; le roi trahit Cinq- Mars, et la tête du malheureux roule sur l'échafaud.

17

194 PORTRAITS LITTERAIRES.

Rien déplus. Anne dxVutriche', Marie, deThou, ne viennent qii'épisodiquement, mais sont tracés de main de maître. Une reine délaissée par un roi sans maîtresse, une jeune fdle aimée par un aven- turier qui joue sa tête contre un trône pour Ty as- seoir, une amitié antique, digne des héros de Plu- tarque, voilà ce qui complète ce beau récit.

Urbain Grandier, qui remplit plusieurs chapitres, n'est qu'un développement du caractère de Riche- lieu; peut-être pourrait-on demander, pour l'har- monie générale de la composition, que les propor- tions de cet épisode fussent réduites ; mais, à ce compte, nous perdrions toutes les inquiétudes pa- ternelles de Granchamp. Je ferai les mêmes réser- ves pour l'entretien de Milton et de Corneille.

Depuis madame de Staël et Chateaubriand, on n'avait pas eu en France un roman écrit d'un style aussi pur, aussi châtié que Cinq-Mars. Il semblait que la prose proprement dite, la prose littéraire, eût déserté le domaine de l'imagination, et se fut réfu- giée dans l'histoire. Cinq-Mars a rappelé la prose de son exil. Si l'on peut y blâmer parfois l'exubé- rance des images, il faut reconnaître qu'en général toutes les pages de c.e beau roman se distinguent par la limpidité de la parole et aussi par des négli- gences de bon goût.

Rien qu'Othello soit un beau travail de versifica- tion, cependant, je l'avouerai, j'eusse mieux aimé de toute manière qu'Alfred de Vigny abordât le

II

ALFRED DE VrGNY. 105

théâtre en son nom, sans gaspiller son talent sur des œuvres, admirables sans doute, mais écrites, il y a deux siècles, pour une cour érudite et guin- dée, pour Elisabeth qui lisait l'hébreu et parlait latin. Or, à coup sûr, bien que le rire vieillisse et que les larmes soient éternelles; bien qu'Aristo- phane et Plante soient aujourd'hui fort obscurs, tandis qu'Euripide et Sophocle sont aussi clairs en- core que s'ils avaient écrit la semaine dernière, ce- pendant, il y a dans Othello plusieurs parties héris- sées de concetti très-bien placés au Théâtre du Globe, ou dans les Nouvelles de Giraldi, mais au- jourd'hui fort dépaysés. Il faut étudier Shakspeare comme on étudie Paul Véronèse, traduire Othello comme on copie un morceau de Noces ; mais s'en tenir à l'élude et ne pas vouloir ressusciter, au xixe siècle, l'école vénitienne, ou la poésie an- glaise du siècle d'Elisabeth.

La destinée aventureuse et tragique de Leonora Galigaï venait d'elle-même se placer après la fin sanglante de Cinq- Mars, La pièce est bien con- struite, bien divisée, bien écrite. Mais les premiers actes, qui seraient excellents dans un livre, man- quent au théâtre d'animation et de mouvement. Il y a trois scènes qui seraient belles dans les plus magnifiques tragédies de l'Europe : l'entrevue de Leonora et de son amant, l'interrogatoire d'Isabella , et le duel qui termine le cinquième acte. Peut-être eût-il mieux valu réduire le nombre des personna-

196 PORTRAITS LITTERAIRES.

ges, et développer plus largement les caractères principaux. L'histoire eût été moins complète, mais rintérêt du drame fût devenu plus saisissant et plus sûr.

Je ne doute pas qu'à une seconde épreuve, Al- fred,de Vigny ne comprenne que l'optique scéni- que diffère de l'optique du roman ; il se rappellera les masques et les échos d'airain qui donnaient aux tragédies antiques un solennel retentissement. Ce qu'on doit craindre surtout au théâtre, c'est l'épar- pillement et la diffusion de l'intérêt. Lauditoire, si attentif qu'il soit, ne peut se comparer au lecteur. Pour l'attacher, il ne faut pas prendre la vérité à la lettre. Il faut l'exagérer à propos, se conduire enfin comme les peintres et les statuaires, comme Rubens et Michel- Ange.

Le dernier ouvrage d'Alfred de Vigny, Stello, marque dans son talent une phase inattendue. C'est, à mon sens, le plus personnel, le plus spontané de ses livres, au moins en ce qui regarde la pensée ; car le style de Stello est plus châtié, plus condensé, plus volontaire que celui de Cinq-Mors. Quelque- fois même, on regrette que l'auteur ne se soit pas contenté d'une première et soudaine expression. 11 a voulu mettre de l'art dans chaque page, dans chaque phrase et presque dans chaque mot. Peut- être eùt-il mieux fait d'être moins sévère pour lui- même, et de se livrer plus souvent aux caprices de l'inspiration.

ALFRED DE VIGNY. 197

L'idée mère de Stella a de lointaines mais pro- fondes analogies avec Moïse. N'est-ce pas en ef- fet la tristesse désabusée du législateur hébreu, traduite sous un autre forme? Entre la mélancolie plaintive, quoique résignée du prophète, et le désenchantement douloureux du poëte moderne, j'aperçois une parenté très-réelle.

Les poètes sont les enfants perdus de l'humanité, et je conçois très-bien qu'Alfred de Vigny, pour développer le thème qu'il avait choisi, ait jeté les yeuxsurtroisfiguressolennelleset mornes : Gilbert, Chatterton et André Chénier, trois noms qu'on ne peut prononcer sans douleur.

Que répondre à ceux qui voient dans l'expression franche et complète d'une idée individuelle un anathème hautain contre la société? Je ne sais qu'une réponse convenable à de pareilles accusa- tions, c'est d'inviter sérieusement le public à mé- diter le livre.

Mon érudition ne va pas jusqu'à reconnaître dans Stello l'imitation authentique de Rabelais, de Sterne, d'Hoifmann et de Diderot. Que le docteur noir se joue de son auditeur, de son récit et de lui- même, comme Pantagruel, Kreisler, Tristram Shandy et Jacques le Fataliste, j'en conviendrai sans peine; mais avec un peu de mémoire, on pour- rait aller plus loin. Lucien, Swift^ Voltaire, Jean Paul ont le même droit que Diderot aux honneurs

17.

J98 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

delà citation, pourquoi les oublier? C'est pure in- gratitude.

J'avouerai ingénument que j'avais lu une pièce de Schiller sur la destinée des poètes^ sans songer à rapprocher l'idée de cette pièce de l'idée mère de Stello. Mais je m'en console en parcourant som- mairement mes souvenirs : il y a dans Pétrarque, dans la Divine Comédie, des idées pareilles. s'arrêter? Pour inventer une idée dont le germe ne se trouvât nulle part, il faudrait inventer l'huma- nité tout entière.

vu.

PROSPER MERIMEE,

Prosper Mérimée, comme Charlet et Béranger, a jusqu'ici échappé aux querelles de feuilleton, aux ovations et aux anathèmes de la critique. Depuis sept ans bientôt qu'il est en possession de la sym- pathie publique, son nom s'est trouvé bien rare- ment mêlé aux controverses littéraires ; les deux camps ennemis qui se partagent aujourd'hui l'art et la poésie, n'ont guère invoqué son autorité pour la proclamer sainte ou impie. D'où lui vient cet étrange bonheur? Pourquoi, tandis que les profes- seurs de Sorbonne et d'Académie faisaient la guerre aux Méditations de Lamartine, aux Odes de Victor Hugo, le Théâtre de Clara Gozul a-t-il conquis tout d'abord une sorte d'inviolabihté? Pourquoi, tandis qu'on agitait dans les journaux et les salons la question des unités dramatiques, avec la même ardeur de conviction, le même enthousiasme de prosélytisme , qu'au temps Pierre Corneille

200 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

prenait la peine de réfuter, Aristote en main, les pamphlets de M. de Scudéri. personne n'a-t-il songé à mettre Joseph l'Estrange, éditeur des œuvres de la spirituelle comédienne, au rang des néophytes ou des excommuniés?

Il y a deux solutions à cette énigme, une solution littéraire et une solution sociale. En premier lieu, Prosper Mérimée paraît se soucier fort peu des théories poétiques. Il y a cent contre un à parier qu'il consulte rarement La Harpe ou Le Batteux. Il est donc tout simple que, vivant fort peu avec les poétiques, il n'ait pas eu à cœur de les réfuter en écrivant ; qu'il ait suivi, en composant des ou- vrages d'imagination, son inspiration personnelle, sans se demander d'heure en heure, de page en page, si telle phrase donnait un démenti au xvii« siècle de la France, si telle autre donnait la main au xvi^ siècle de l'Angleterre. En second lieu, et ceci n'est pas moins grave, pour peu qu'on y réfléchisse, il ne s'est pas mêlé aux sociétés littéraires; il n'a pas encouragé du geste et de la voix, de sa présence et de son sourire, les orateurs de cheminée, les Démosthènesde canapé qui, depuis madame Geoffrin jusqu'à madame de Slaël et ma- dame Récamier, ont eu le monopole des succès. C'est_, si l'on veut, une faute impardonnable, une irréparable négligence. A ne consulter que la for- tune de son nom, peut-être faut-il le blâmer. Mais aussi n'y a-t-il pas gagné une paix profonde et

PROSPER MERIMEE. 201

sereine ? Vivant dans le monde des hommes, au lieu de vivre dans le monde des auteurs, n'a-t-il pas amassé un trésor inépuisable d'anecdotes et d'observations que les livres et les faiseurs de livres ne sauraient suppléer ?

Clara Gazul, comme la plupart des ouvrages ré- servés à une longue durée, n'a pas eu à son avè- nement le retentissement et l'éclat auxquels elle pouvait prétendre. Une seule voix, si j'ai bonne mémoire, osa parler pour elle, et cette voix est la même qui révèle aujourd'hui à la France les mer- veilles encore inconnues de la littérature Scandi- nave. Quand la critique eut désigné du doigt le mérite incontestable du recueil, le public se ran- gea sans répugnance à l'avis de la critique ; puis tout fut dit, ou pour parler plus nettement, tout fut oublié. Le volume prit sa place dans les biblio- thèques, mais il ne se fit aucun bruit autour de Clara Gazul : ni sifflets ni battements de main. Il y eut, d'une part , approbation silencieuse, et de l'autre indifférence parfaite.

D'ailleurs il se trouva de bonnes gens qui pri- rent l'éditeur au mot, et s'imaginèrent bravement qu'ils venaient de lire un recueil de comédies es- pagnoles. La biographie de Clara, placée en tête du volume, les dispensait de l'éloge et de la récri- mination. Quelques-uns s'aventuraient jusqu'au blâme, et disaient hardiment : « C'est singulier, c'est bizarre, c'est effronté, c'est d'une crudité im-

202 PORTRAITS LITTERAIRES.

pudente. » Mais leur conscience se rassurait bien- tôt en disant tout bas : qu'après tout c'était une traduction, probablement fidèle, que Joseph l'Es- trange ne partageait pas les principes universitaires sur la nécessité de rendre par des équivalents, et jamais par le mot propre, les expressions et les idées contraires au génie de notre langue. Ils par- donnaient donc volontiers à Tespiègle Clara de ne pas penser aussi chastement qu'une élève d'Ecouen ou de Saint-Denis. Ils n'en auraient pas voulu pour fille ou pour femme ; mais, à tout prendre, ils la trouvaient amusante et gaie. Le petit nombre des initiés se prêta de bonne grâce à la mystification, et ne livra pas le mot d'ordre. Quant aux hommes de lecture et d'étude, ils ne crurent pas à propos de soulever un voile aussi transparent. Il fallait vraiment une ignorance bien complète, ou une complaisance bien entière, pour croire que Clara fut née sur le même sol, eût respiré le même air que Lope et Calderon. Précisément à cette époque on traduisait chez nous les chefs-d'œuvre des théâtres étrangers. D'ailleurs, le beau travail de Bouterweck était déjà connu et donnait sur la scène espagnole des renseignements assez étendus. Wilhelm Schlegel et son Cours de littérature dra- matique étaient populaires parmi les lecteurs sé- rieux. A ces deux sources d'information on pouvait facilement se convaincre, sans étudier les origi- naux ou les copies que nous avions, de la différence

PUOSPEU MERIMEE. 203

qui séparait Clara de ses devanciers prétendus. Ce qui domine^, en effets dans la plupart des ou- vrages du théâtre espagnol^ c'est une fantaisie va- gabonde, souffletant la vraisemblance presque à cha- que pas, préférant Teffet d'une scène à la logique de la fable, une emphase solennelle professant pour la réalité des sentiments un mépris assez hau- tain, prodiguant les images, épuisant quelquefois en deux pages toutes les figures de la rhétorique. Et cependant, malgré tous ces défauts, que l'admi- ration la plus sincère ne saurait nier, Lope et Cal- deron étonnent constamment par la fécondité des moyens, par la rapidité des incidents, par l'intérêt et la complication de la fable, sauf à trancher le nœud, comme Alexandre, par un coup d'épée. Or, avec un peu de bonne volonté et une médiocre at- tention, on se serait bien vite aperçu que Clara ne possède aucune de ces qualités, aucun de ces dé- fauts. C'est un des esprits les plus français que je conuiiisse, net, incisif, dialectique, allant droit au but; son caractère, malgré sa franchise quelque peu masculine, malgré les gros mots qui, en pas- sant par sa jolie bouche, ont presque l'air de de- mander grâce pour la liberté grande, comme le Suisse qui faisait la partie du chevalier de Gram- mont, n'est pas absolument impossible à Paris même. C'est un bon garçon, j'en conviens; mais le type n'en est pas tout à fait perdu chez nous. Il s'etfaçait tous les jours, et menaçait de disparaître.

204 PORTRAITS LITTERAIRES.

lorsque le goût des voyages,, en se popularisant chez les fenunes de France, est venu dérider leur front, relever leurs paupières, et donner à leur at- titude plus de grâce et de vivacité. Clara, si elle venait dans nos salons, trouverait femme à qui parler.

Le Théâtre de Clara Gazul marque dans la poé- sie dramatique la même tentative à peu près que le premier et magnifique ouvrage d'Augustin Thierry dans la littérature historique. L'historien et le poëte prétendent tous deux à une réalité com- plète. Ils veulent donner à Tart qu'ils professent une exactitude, une précision mathématique. Ils recherchent avec une patience curieuse tous les faits qui se rattachent directement ou indirecte- ment à lidée qu'ils vont développer. Ils ne regret- tent, pour compléter leur érudition, ni les études courageuses, ni les longues méditations. Puis, quand ils sont bien assurés de posséder leur sujet, ils cherchent, pour le montrer, le jour le plus pur; ils réclairent en plein, mais en même temps ils le disposent de façon à composer des lignes simples, un profil sévère, comme celui d'un camée ou d'une pierre gravée.

Je ne sais rien de plus naturel et de plus vrai que la bataille d'Hastings, dans Augustin Thierry, ou que l'entrevue de mademoiselle de Coulanges et de don Juan. Mais les pages de l'historien et du poëte n'ont pas rencontré du premier coup cette

PROSPER MÉRIMEK. 206

naïveté qui fait leur plus grand eharme. Avant d'ar- river à cette forme définitive, elles ont subir^ dans le cerveau^ ou sur le papier^ bien des méta- morphoses laborieuses. Avant de dépouiller, comme la fonte, toutes les scories qui les envelop- paient, elles ont été soumises plusieurs fois au foyer dévorant qui décompose pour purifier, et ne res- pecte que les éléments inaltérables.

Rien de trop, telle est la devise constante d'Au- gustin Thierry et de Prosper Mérimée. Ils se dé- fientde la poésie et ne peuvent lui échapper. Quand une image leur vient en tête, ils ne se laissent pas séduire sans se consulter longtemps. Avant de se passionner pour elle, ils se recueillent et s'éprou- vent, et ne s'aventurent qu'à bon escient. Or, il ar- rive à cet amour ce qui arrive à tous les amours sérieux et réfléchis : Téloquence pour lui n'est pas un art, mais une nécessité. Cette méthode, comme on voit, n'est pas sans analogie avec celle de Ta- cite et de Montesquieu. Pour justifier ces remar- ques, je choisirai les Espagnols en Danemark et Inès Mendo.

Sans nul doute, madame de Tourville et sa fille, don Juan et le Résident sont tracés de main de maî- tre, et nous demeurent en mémoire comme si nous les avions connus familièrement. Les politesses pré- tentieuses et grotesques de Pacaray, ses soupçons et ses frayeurs, l'entrevue de don Juan et de ma- demoiselle de Coulanges, la scène du naufrage, l'é-

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20G PORTRAITS LITTERAIRES.

vanouissement de cette malheureuse femme^ hon- teuse de sa trahison et fière de son amour ; le dé- noûment militaire de cette rapide comédie^ c'est plus qu'il ne faut pour établir le mérite de la com- position. Mais Fauteur a-t-il assez ménagé les tran- sitions? n'a-t-il pas procédé à la manière des algé- bristes? En négligeant^ comme il Ta fait, toutes les idées intermédiaires qui pouvaient servir à établir la vraisemblance et la valeur de celles qu'il nous livre, n"a-t-il pas trop compté sur notre attention? Croit-il donc que sa tâche se borne, comme celle du médecin au^chevet du malade, à étudier, à dé- crire les symptômes d'une passion?

Or, il ne va guère plus avant. Quand à force d'épier en lui-même, ou hors de lui, le trait carac- téristique et inévitable de la peur, de l'enthou- siasme, de la sympathie, de la tendresse, il a réussi k le surprendre, il s'en contente et s'arrête. Ce n'est certainement qu'une partie de la poésie, la plus difficile peut-être, la plus rare, la plus essen- tielle, la plus incontestée; mais il en est une autre non moins réelle, tout aussi glorieuse, et, à coup sur, très-utile à l'effet de la première; c'est le dé- veloppement.

Croyez-vous que les Espagnols seraient moins beaux si les figures étaient moins pressées? N'y aurait-il pas un charme plus soutenu, si toutes les scènes, qui sont admirablement esquissées, étaient menées à bout, achevées ? 11 ne suffit pas d'indi-

PROSPER MERIMEE. 20 7

quer les symptômes d'une passion^ il faut l'expli- quer, en donner poétiquement la théorie, mon- trer par quelles transformations successives elle a passé avant de se révéler, de se trahir. Dialogue ou monologue, peu importe. Une fois que lepoëte laisse entamer sa fantaisie par de mesquines chi- canes sur la réalité, il n'y a plus de poëme pos- sible.

C'est pourquoi je regrette que don Juan et ma- dame de Coulanges soient mis en scène avec une sobriété si excessive. Ils ne disent rien d'inutile ; mais disent-ils tout ce qu'il faut? je ne le crois pas. Et vous comprenez bien que je ne plaide pas ici la cause du théâtre, car évidemment la pièce a été faite pour la lecture et ne pourrait être repré- sentée.

LslGuzIcij publiée très-obscurément en 1827, n'a pas eu et ne pouvait guère avoir un succès écla- tant. On s'en est occupé en x\llemagne beaucoup plus qu'en France. Les pièces de ce recueil, don- nées par Fauteur comme traduites d'originaux illy- riens, sont inventées avec une grande habileté, et soutiennent glorieusement la comparaison avec les chants grecs que M. Fauriel nous a fait connaître, avec les poésies serviennes et hongroises que le docteur Bowring a publiées à Londres. Gœthe, qui avait donné, dans son journal de Weimar, une savante analyse de Clora Gazïd, a consacré aussi quelques pages à la GyzJa. Il avait reçu de l'auteur

208 PORTRAITS LITTERAIRES.

un exemplaire du premier livre, et lui avait envoyé en remercîment sa médaille, qui est assez mau- vaise. Il reçut pareillement le second livre, et se donna le plaisir de deviner ce qu'il savait parfaite- ment. Il démontra la commune origine de Clara Gazul et de la Guzla par l'anagramme des deux mots. Plusieurs pièces de la Guzla ont été versifiées par madame Shelley, presque sans altération. C'est qu'en effet la prose de Mérimée possède dans sa contexture presque toutes les qualités de la poésie rhythmée.

La Jacquerie, publiée en 1828, a été, selon toute apparence, composée avant Clara Gazul. Si Ton excepte un petit nombre de caractères qui sont énergiquement tracés, c'est une lecture sans attrait et souvent fatigante. Le continuel éparpillementde l'action, la brièveté de la plupart des scènes, et ce qui est pis encore, l'absence de volonté même im- plicite dans l'œuvre tout entière, la monotone suc- cession des scènes de pillage et de meurtre, con- stituent, si l'on veut, une réalité possible, mais sans intérêt poétique, sans animation et sans puis- sance. Dans une préface d'une douzaine de lignes, l'auteur dit qu'il a voulu suppléer ait silence de Froissart. Puisqu'en effet les renseignements histo- riques sur la Jacquerie sont rares et énigmatiques, le poète avait beau jeu et pleine liberté. Au lieu de perdre son temps en conjectures érudites, il eût mieux fait d'inventer hardiment. S'il n'eut con-

PROSPER MERIMEE. 209

suite que sa fantairsie^ il n'aurait pas répudié l'u- nité, dont l'absence est si regrettable dans la Jac- querie.

La Famille Carvajal est un poëme terrible, d'un haut mérite, mais qui ne ressemble pas mal aux écorchés de Géricault. Il serait fort à regretter que l'imagination humaine ne s'exerçât que sur de pa- reils sujets ; cependant, comme l'art consacre tout ce qu'il touche, connne le crime, si hideux qu'il soit, s'ennoblit et s'élève en se poétisant, on ne sau- rait nier la beauté de la famille Carvajal.

La Chronique du règne de Charles IX, publiée en 1829, est très-supérieure au Théâtre de Clara Gazul par l'achèvement et la réalité des détails. H n'y a pas un chapitre du roman, pris en lui-même, qui ne soit plus patiemment et plus curieusement étudié que les meilleures scènes des Espagnols et d'Inès. L'illusion poétique est plus complète et plus saisissante.

Après avoir fermé le livre, on garde l'image des caractères et des acteurs plus nettement et plus profondément gravée. Diane deTurgis, la première et la plus belle figure du tableau, est vivante, ani- mée, pleine d'amour et d'énergie; c'est bien la femme galante du xvi' siècle, telle que nous la montrée Brantôme dans ses délicieuses biogra- phies, où l'ironie la plus caustique et le dédain le plus amer se déguisent si habilement sous l'appa- rence de la bonhomie.

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210 PORTRAITS LITTERAIRES.

Les premières entrevues de la Turgis et de Mergy, les coquetteries et les aveux de la partie de chasse, le rendez-vous et la veille de la Saint-Bar- thélémy sont admirables de mouvement et de vé- rité. Jamais peut-être notre langue n'avait si fidèle- ment raconté la conduite inconséquente et confuse d'un jeune homme qui, pour son début, engage la lutte avec une femme faite, rompue dès longtemps aux intrigues de toutes sortes, menant Tamour mi- litairement, intervertissant quand il le faut, les rô- les des deux sexes, abrégeant la défense quand Tas- saut n'est pas assez vif, supprimant, comme un général d'armée, les marches et contre-marches, et offrant du même coup la bataille et la victoire. J'aime, je l'avoue, cette hardie jouteuse qui coupe ses lacets, et renverse les flambeaux. Aussi bien elle avait assez attendu ! Le réveil de Mergy dans les ténèbres, la main mystérieuse qui l'arrête au passage, et l'imprudent baiser qu'il applique sur une peau tannée, renferment, à mon avis, une le- çon profitable sur l'ivresse des aventures; et mal- gré la singularité des termes, j'adopte volontiers la comparaison du madère et du sirop ^antiscorbu- tique.

Le portrait de Diane, et surtout ses yeux, me semblent peints d'après nature. Sesyeux de chatte, humides, veloutés et changeants, me plaisent par- ticulièrement. L'entrevue du capitaine George avec Charles IX est simple, mais significative. C'est dans

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PROSPER MERIMEE. 2l I

le livre entier les seules pafjes littéralement histo- riques.

Malheureusement il n'y a pas de roman. C'est une série d'aventures bien dites, mais ordonnées presque au hasard, sans enchaînement nécessaire.

Dans sa préface, l'auteur paraît s'être jugé lui- même à peu près dans le même sens. Il donne son livre pour un extrait de ses lectures. C'est beau- coup mieux et beaucoup plus qu'un extrait; mais il semble indiquer qu'il n'a pas eu la prétention de composer un poëme^ et c'est aussi notre opinion.

Quant à la question historique qu'il a soulevée, je déclare que la polémique engagée à cet égard ne me paraît pas avoir réfuté la solution qu'il propose sous la forme la plus modeste, puisqu'il clôt sa théorie par le plus sceptique de tous les vers de Don Juan, en nous priant seulement de a suppo- ser cette supposition. » Il considère la Saint-Bar- thélémy comme une boutade improvisée, et nie formellement que le coup d'État ait été médité longtemps à l'avance. Des exemples récents, qu'il ne pouvait pas invoquer, auraient donné à sa né- gation une grande autorité. Entre la conduite de Charles IX, en 157^, et celle de Charles X, en 1830, il y a bien quelque analogie, lointaine, si l'on veut, mais du moins très-intelligible. Les huguenots en 1572, et les démocrates en 1830, avaient acculé le roi à la nécessité d'un coup d'État. Mais cette né- cessité, à laquelle les deux rois ont cédé, l'avaient-

212 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

ils prévue ? Charles X pressentait-il à Reims^ en 1825^ ce qu'il comprenait à peine cinq ans plus tard, à Saint-Cloud *? Des deux côtés, je penche fort pour la négative.

L''épigraphe de Rabelais, placée en tête du ro- man, explique assez bien comment Fauteur com- prend la moralité des actions humaines. Il est certain que Tignorance atténue singulièrement la culpabilité. C'est pourquoi le massacre des janis- saires est peut-être une faute moins grave que le renvoi de lord Grey ; car on peut raisonnablement supposer que Guillaume IV est plus éclairé que Mahmoud.

Faut-il regretter que Prosper Mérimée n'ait pas franchement abordé 1572; qu'au lieu de prendre la date, il n'ait pas pris le sujet? Je ne sais. Peut- être son amour excessif de la vérité l'empêchera- t-il toujours de toucher à l'histoire. Réservé comme il l'est, il doit rougir de toutes les profanations du passé qui se nmltipiient effrontément depuis quel- ques années. Il saurait mieux que personne tailler dans l'histoire des poëmes pleins d'animation et d'intérêt. Mais pour cela il faudrait qu]il imposât silence à son érudition chagrine et querelleuse. S'il savait moins, il oserait davantage; car, malgré les paroles de François Racon, qui dit quelque part : « Qu'un peu de sagesse mène au doute, et « que beaucoup de sagesse ramène à la croyance,» ce prince, applicable tout au plus aux idées reli*

PROSl'ER MERIMEE. 2 1 3

gieuses^ échoue bien souvent contre la timidité de l'imagination. Pour ma part^ j'aime mieux n'avoir pas Catherine de Médicis, que je retrouve^ quand je veux^ en feuilletant quelques volumes poudreux, et posséder_, comme dédonnnagement^ Diane de Turgis.

Comment le public français, si fier de son goût et de sa pénétration, si empressé d'ordinaire à se targuer de sa finesse et de son intelligence, a-t-il attendu, pour faire à Prosper Mérimée sa part de gloire, qu'il renonçât aux ouvrages de longue ha- leine et se mît à écrire des contes de vingt pages? Je répondrai : Pourquoi le public anglais, qui vante si volontiers l'érudition délicate et le profond dis- cernement de ses universités, a-t-il attendu, pour admirer Milton, l'avis d'Addison? J'aperçois, des deux parts, même confusion et même honte. Oui, ce ne fut qu'en 1829, plusieurs mois seulement après la publication de son romam, que le nom de Mérimée devint populaire, à l'occasion de Mateo Falcone. Mateo est, en effet, un véritable chef- d'œuvre de narration. Il est impossible de pousser plus loin l'artifice des incidents et du style, d'en- fermer dans un espace aussi étroit plus d'émo- tions et d'idées, d'indiquer avec plus de concision et de vivacité autant de physionomies et de carac- tères. Je défie qu'on tire d'une donnée si simple un plus riche parti; à la bonne heure c'est une perle, un diamant, si vous voulez. Mais n'avait-il

2 14 PORTRAITS LITTERAIRES.

rien lait avant }Iaf''n? Rentrez en voiis-nièmes, et rougissez.

A ce propos les fureteurs de bibliothèque ont avisé, dans un volume anglais, fanecdote qui fait le sujet de Moteo. et je les remercie de leur dé- couverte, car depuis que j'ai lu ce volume accusa- teur, j'ai pour le récit français un enthousiasme plus sérieux. Si les vingt lignes du journal de Benson contiennent Mateo, il faut déclarer du même coup que Charlevoix contient les yaichez, et que le Pèlerinaye de Byron se trouve dans les itinéraires de Richard.

Tamango, quoique mïéneur k Moteo , se distingue entre toutes les compositions de Mérimée par des qualités particulières : c'est un récit qui com- mence comme une satire, et qui finit comme une épopée homérique ou dantesque. L'auteur, malgré son antipathie bien connue pour les images lyri- ques, pour les comparaisons solennelles , cède malgré lui à l'irrésistible majesté de son sujet, et se laisse entraîner aux mouvements de la plus tu- multueuse poésie. Il a beau se contenir, se mettre en garde, son front calme et serein, son regard paisible et assuré ne résistent pas à l'a lumière éblouissante dont il a lui-même concentré les rayons. Et tant mieux î car il y a dans Tomango une magnifique poésie.

Ln Partie fie trictrac n'est pas un récit complet. Le commencement surtout est confus; mais le

PROSPER MERIMEE. 215

caractère de la comédienne est partait. Le suicide du Hollandais^ ivre et ruiné, le désespoir et la résignation du malheureux jeune homme qui a triché au jeu et qui se méprise, sans pouvoir convertir à sa haine pour lui-même l'incrédule frivolité de sa maîtresse, sont des traits excellents. Cependant, malgré le mérite éminent de ces trois compositions, lengouement des lecteurs pour Prosper 3lérimée ne s^est déclaré bien franchement et avec tous les caractères d'une véritable épidémie quaprès le Vase étrusque. Or, je ne crains pas de le dire hautement, et tous les honmies de réflexion et de bonne foi se rangeront à mon avis, le Vase étrusque est le pire, le plus maniéré, le moins vrai, le moins naïf, le moins simple de tous les ouvrages de Mérimée. Sans doute il s'y rencontre des pages d'une nature exquise. Le sujet lui-même, indépen- damment de l'exécution, est neuf et bien saisi. Ce n'est pas une donnée commune que la jalousie ré- trospective. Les angoisses et les questions inquiètes de Saint -Clair sur l'origine du vase qu'il frappe crescendo comme un tamtam, sont très-habilement racontées. Mais les conversations du déjeuner ne valent rien. Le voyage d'Egypte est presque inin- telligible poLir ceux qui ne connaièîent pas l'ori- ginal. Le dénoùment ne dénoue rien. A tout pre -dre, c'est un récit plein de coquetterie, de papiilotage, de faux goût, et qui fait tache dans les œuvres sévères et châtiées de Tauteur.

2l(i l'OUTRAITS LITTERAIRES.

J'en dirai autant du Carrosse du Saint-Sacre- ment, de l'Occasion et des Mécontents. La Vision de Charles XI est racontée trop sommairement poijr mériter le blâme ou la louange.

Les deux lettres de Mérimée sur FEspagne sont bien écrites, mais ne sont peut-être pas aussi na- turelles qu'on pouvait s'y attendre. L'esprit y gâte souvent l'émotion. Je trouve très-inutile de cher- cher à excuser le plaisir qu'il a pris aux combats de taureaux, de citer saint Augustin ;, de s'excom- munier, comme il fait, pour sa cruauté prétendue. Mon Dieu! c'est un malheur sans doute, mais un malheur avéré que les âmes les plus douces se plaisent au spectacle des luttes sanglantes. Les dames romaines ne rougissaient pas de s'asseoir au cirque et les femmes de Paris, qui se pressent aux exécutions capitales, n'ont pas le droit de jeter la pierre aux femmes de Madrid.

La série des œuvres est maintenant épuisée. Il faut seulement ajouter à la liste précédente quel- ques pages sur Byron, remarquables par un goût sur, où, pour la première fois, le caractère de don Juan et de Childe Harolde est nettement défini; car avant Mérimée, personne, que je sache, n'avait trouvé dans le double aspect du talent de Byron, la diffusion des idées et la concision du style, la raison de son impuissance épique et dramatique; puis une notice biographique et littéraire sur Cer- vantes. Ce dernier morceau n'a rien de saillant.

PUOSI'EK MERIMEE. 217

si ce n'est lu profession de foi du biographe. C'est que l'auteur énonce catégoriquement son opi- nion sur la rime et le mètre, et les déclare incom- patibles avec le mouvement du dialogue. A cet égard, il me paraît se méprendre complètement : des exemples imposants le réfuteraient; et lui- même, s'il pouvait se résoudre à versifier quelque- fois sa pensée, gagnerait peut-être une qualité qui lui manque, le développement : le mouvement de la période poétique le contraindrait à multiplier les formes de sa pensée.

Ses amis parlent d'un manuscrit de Crointvell, antérieur à Clam Gazul, mais seulement pour mé- moire.

Quant à la biographie de Prosper Mérimée, elle est comme l'histoire des peuples heureux, elle n'existe pas. On sait seulement qu'il a été élevé dans un collège de Paris, qu'il a étudié la jurispru- dence, qu'il a été reçu avocat, qu'il n'a jamais plaidé, et les journaux ont pris soin de nous ap- prendre qu'il est aujourd'hui secrétaire de M. le comte d'Argout.

Ceux qui le connaissent familièrement n'ont ja- mais vu en lui qu'un homme très-simple, d'une instruction solide, lisant facilement l'italien et le grec moderne, parlant avec une pureté remar- quable l'anglais et l'espagnol, préférant volontiers entre tous les livres les relations de voyages. Et c'est ce qui exprique l'ubiquité de son esprit, car

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I'l8 l'OUTRAITS LITTERAIRES.

il n'a jamais vu que l'Angleterre et TEspagne. S'il est vrai, connne on le dit, qu'un séjour de quatre mois à Madrid, à Barcelonne, à Grenade et à Ca- dix, pendant l'année 1830, ait ruiné ses espérances littéraires; si depuis qu'il a comparé son premier livre à la réalité, il a pris en pitié toutes les tenta- tives poétiques, il faut le plaindre, mais ne pas désespérer de sa guérison. Il comprendra, je n'en doute pas, que les études locales, essentielles pour un roman, sont le plus souvent très-inutiles pour un drame. Avant un an, soit qu'il reste aux af- faires, soit qu'il les quitte, il sera forcé de revenir à la littérature : ce n'est pas à trente ans qu'on renonce à montrer un talent laborieusement ac- quis; et s'il ne veut pas s'aventurer dans les tracas du théâtre, il fera pour nos plaisirs des livres excellents et moins contenus que ses précédents ouvrages.

PROSPER MERIMKE. 2l9

LA DOUBLE MEPRISE.

Le nouveau livre de M. Prosper Mérimée est un plaidoyer contre Tamour de tête, et, si l'on veut, un sermon contre le désappointement et les dou- leurs qu'il prépare. La critique littéraire pourra louer librement, dans ce dernier ouvrage, la vrai- semblance et la simplicité de l'action, le naturel et la vérité des caractères, l'aisance dégagée du dialogue, l'habile combinaison de traits pris sur le fait. Et nous ne serons pas le dernier à reconnaître, à proclamer ces précieuses qualités. La réalité qui se rencontre dans les inventions de M. Mérimée, bien qu'à nos yeux elle ne satisfasse pas à toutes les conditions de la poésie, est cependant un utile secours, un argument formidable contre des in- ventions plus éclatantes à la surface, destinées, par leur nature même, à une popularité plus soudaine, plus facilement pénétrables, et condamnées, nous l'espérons du moins, à une plus courte durée. Mais si la réflexion patiente ne devait apercevoir et si- gnaler que ces mérites extérieurs, si l'étude et la comparaison ne devaient surprendre, par l'ana- lyse, que les beautés qui se révèlent à tout le monde, la critique n'existerait plus, elle n'aurait plus ni valeur, ni force individuelle; elle se con- fondrait avec les conversations de salon, avec les

2 20 PORTRAITS LITTERAIRES.

indécises rêveries de la promenade; elle aurait beau faire et crier^ Topinion resterait sourde à son autorité.

J'ai donc cherché à découvrir les idées primi- tives enveloppées dans la Double méprise. Je l'a- vouerai sans honte^ il ne m'a pas été facile, d'a- bord, d'isoler nettement ces vérités générales qui, dans ma pensée, avaient du présider à la concep- tion du roman. Plus d'une fois je me suis demandé si l'ironie persévérante du narrateur signifiait autre chose que la colère et le dépit ; si la hautaine rail- lerie de son récit exprimait la sagesse et l'apaise- ment, ou bien s'il doutait lui-même de la portée de ses sarcasmes; s'il faisait bon marché de ses aphorismes, et s'il ne serait pas disposé, à la pre- mière occasion, à violer les préceptes qu'il posait. A cette heure, je crois qu'il est de bonne foi, qu'il a vu les tourments qu'il décrit, qu'il sait la valeur des principes tirés de l'expérience. Il me semble que je ne puis mieux faire que d'exposer ces prin- cipes dans l'ordre je les ai successivement aperçus.

Selon l'auteur de la Double méprise, il est très-difficile d'aimer, "et plus difficile' encore de s'assurer qu'on aime. Je me range volontiers à son avis. En parlant comme il fait, on peut n'avoir pas pour soi la majorité des salons ; mais la prudence qui sauve vaut mieux à coup sur que l'approbation qui aveugle.

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PROSPER MERIMEE. 221

Aimer, dans Tacception la plus large du mot, signifie tant de choses, et si diverses, qu'il est né- cessaire de bien s'entendre sur les limites et le ca- ractère de l'idée que nous discutons. Si Ton veut parler de Tentraînement et du plaisir des sens, c'est une question de pure physiologie. Il suffit, pour aimer, de posséder une organisation harmo- nieuse et complète. Mais cette émotion passagère n'a rien à faire avec la philosophie ; elle peut se re- nouveler fréquemment sans apporter aucun chan- gement notable dans les idées ou les sentiments de celui qui l'éprouve. C'est l'amour antique, une es- clave belle et jeune qui entre au lit de son maître, et qui l'endort dans ses caresses. L'amour, tant que la vie intérieure et sociale n'en est pas trou- blée, mérite à peine d'être nommé. C'est un épi- sode indifférent qu'il faut abandonner aux profes- seurs d'hygiène ; on en peut disserter comme de la chasse ou de l'équitation, voilà tout. On peut le soumettre à la diète, blâmer l'abus ou l'abstinence; mais le cœur et l'intelligence n'entrent pour rien dans ladéhbération.

Or, on ne saurait le nier, la plupart des hommes ne sont guère capables que de l'espèce d'amour que je viens d'indiquer. C'est pour eux une distrac- tion, un délassement, parfois même une occupa- tion ; ce n'est jamais une pensée sérieuse : c'est un jouet qu'ils prennent et rejettent à leur gré, sans interromprele cours de leurs études, ou de

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2 22 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

leur ambition. II est donc vraiment très-difficile d'aimer. Mais comment s'assurer qu'on aime? Comment se prouver à soi-même qu'on n'est pas dupe d'une illusion? Je ne crois pas qu'on puisse résoudre d'un mot cette question embarrassante. Je ne connais pas de symptômes irrécusables au moyen desquels on puisse constater l'existence d'un amour vrai. Pourtant il est facile d'indiquer des épreuves que la prudence avoue^ et qui ren- dent Terreur très-improbable.

En effets après l'amour des sens qui meurt sou- vent avant qu'on ait eu le temps de le blâmer, il y a un autre amour plus dangereux_, parce qu'il est plus persévérant, qui n'écoute ni la raison, ni l'amitié, qui va tète levée, qui provoque sans re- mords la société qui le réprouve, qui ne tient compte ni des remontrances d'une sagesse étran- gère, ni des angoisses de sa conscience, ni de la lumière de chaque jour : cet amour-là s'appelle l'amour de tête.

Les hommes qui l'ont éprouvé s'en souviennent à peine. C'a été pour eux une déception de quel- ques jours. Ils n'ont guère trouvé d'ennemi qu'en eux-mêmes : leur plus" grande douleur a été l'hu- miliation de leur vanité. Mais il n'en est pas de même pour les femmes. Quand une fois elles ont engagé la lutte, la retraite est difficile. 11 ne leur suffit pas de dire : je me suis trompée. C'est donc à elles surtout qui) importe de bien savoir a quoi

PROSPER MÉRIMÉE. 22 3

s'en tenir, avant de se livrer. C est pour elles sur- tout que l'amour de tête est dangereux.

Ordinairement cet amour débute par l'enthou- siasme et s'adresse aux caractères qu'il n'a fait qu'entrevoir. Il se plaît à les revêtir d'une perfec- tion exagérée ; il les agrandit et les exalte pour les adorer; il les doue libéralement des plus rares qualités. Aux premières interrogations qui vou- draient attiédir ses pensées, il répond par le dédain et la colère. Il ne permet à personne d'entamer ou de révoquer en doute l'idéale sublimité de son idole. Le premier qui pose la main sur l'autel se consume son encens est son ennemi déclaré. N'espérez pas qu'il vo.us pardonne de vouloir des- siller ses yeux : il repousse la lumière que vous lui présentez ; il continue aveuglément la route il s'est engagé, et ceux qui crient : Prenez garde ! il les appelle blasphémateurs.

Un tel amour^ on le comprend sans peine, est rarement payé de retour ; et comment pourrait-il en être autrement? Depuis Héliodore jusqu'à ma- demoiselle de Scudéri, Tintérêt romanesque a pres- que toujours pris sa source dans l'amour de tête. Je ne veux pas le nier, entre le rhéteur grec et le bel esprit de la cour de Louis XIV, il s'est ren- contré plus d'un narrateur habile qui a su trouver dans cette maladie de l'âme humaine des épisodes pathétiques et déchirants. La matière poétique n'a pas manqué, et ne menace pas encore de s'épuiser.

22 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

Mais le point culminant des poëmes consacrés à Tamour de tête a toujours été le désappointe- ment.

Chaque heure de la journée, dans la vie réelle, emporte une des illusions dont Tamour de tête ne peut se passer. Il n'y a pas une femme ou une jeune fille, d'une imagination un peu vive, qui ne trouve au fond de sa conscience l'application et la preuve de ces idées. Pour choisir, entre mille, un exem- ple éclatant qui puisse éclairer ma pensée, com- bien de femmes, depuis dix ans, ont envié le sort de la comtesse Guiccioli! combien ont rêvé le bonheur à Ravenne ou à Venise, près de l'auteur de Don Juan et de Beppo! combien se sont dit en elles-mêmes : Une nuit dans ses bras, et puis mou- rir le lendemain ! Les maris et les amants n'en ont jamais rien su ; en voyant passer un nuage sur le front de leurs bien-aimées, en voyant leurs yeux se mouiller de larmes involontaires, ils n'ont pas de- viné le secret de leur mélancoHe ; au milieu de leurs ardentes caresses, ils n'ont pas soupçonné l'adultère ou l'infidélité ; ils n'ont pas maudit le rival invisible et préféré qui leur dérobait le cœur ils avaient planté leur espérance.'

Cependant les calomnies envieuses de Leigh Hunt, les caquets puérils de M. Dallas, les minu- tieuses anecdotes du capitaine iMedwin, les riens prolixes de Thomas Moore, les spirituels bavar- dages de] lady Blessington , ont laissé surnager

PROSPER MERIMEE. 22 5

quelques vérités dures sur le compte du noble poëte. En lisant, d'année en année, toutes ces in- discrètes contîdences, les femmes, qui, dans len- traînement de leur imagination, avaient dévoué leurs destinées au bonheur du poëte errant, qui taisaient de le consoler le premier de leurs de- voirs, ont gémi sincèrement sur les ridicules et les petitesses du dieu qu'elles avaient adoré. Elles se sont dit, en s'applaudissant de leur impuissance dans le passé, que le génie, comme le fronton des temples, a besoin de l'éloignement pour ne rien perdre de sa majesté.

Or, ce qui est arrivé aux rivales imaginaires de la comtesse Guiccioli, arrive tous les jours dans la société oii nous vivons.

Comme l'amour de tête se développe d'abord dans l'imagination, avant d'envahir les autres fa- cultés de l'âme, il est naturel et nécessaire qu'il domine de préférence les femmes environnées de toutes les conditions extérieures d'une vie heureuse et paisible, c'est-à-dire celles qui, n'ayant pas à former de souhait immédiat, ne trouvent à leurs rêveries d'autre sujet qu'un avenir lointain et im- possible. Elles ne voient pas dans l'amour, tel qu'elles le conçoivent, une consolation, une espé- rance, des jours meilleurs et plus sereins. Non, car en regardant autour d'elles, elles n'aperçoivent que la paix et le calme, l'obéissance et l'harmonie. Elles n'ont pas à vouloir, puisque leurs volontés

220 PORTRAITS LITTERAIRES.

sont prévues ; leurs désirs sont devinés et satisfaits avant de naître et de s'exprimer. Mais le repos les fatigue; le calme les embarrasse et les gêne; à force de sentir sous leurs pieds une route ouverte et frayée^ d'apercevoir à l'horizon un ciel clair et pur, il leur semble qu'elles ne vivent pas^ que la moitié de leurs facultés demeurent enfouies et inutiles. Elles appellent de leurs vœux l'heure de la lutte et de la souffrance, comme un devoir glo- rieux, comme une tâche divine, comme une mis- sion qui doit ceindre leur front d'une lumineuse auréole.

Ne vous étonnez pas si elles manquent de pré- voyance et de discernement; si elles baptisent d'un nom angélique le moins digne et le moins capable; si elles multiplient, pour elles-mêmes, les tortures et les sacrifices avec une prodigalité enfantine; si elles devancent, dans leur entraînement, l'ardeur paresseuse de l'adversaire qu'elles ont choisi. Elles veulent un maître impérieux et se soumettent avant qu'il ait commandé. Et quand elles ont fléchi le genou, et baisé la poussière de ses pas, il continue sa route et ne daigne pas même apercevoir la trace de leurs lèvres.

L'amour de cœur, le seul vrai aux yeux du mo- raliste, diffère des deux passions que nous avons décrites, par son origine, son développement et sa durée : c'est à lui seul qu'appartient légitimement le nom d'amour. Les deux autres affections, con-

l'ROSPEK MÉUiMKi:. 22 7

fondues sous la même désignation^, nont rien de comnmn avec lui.

L'amour de cœur est un besoin réel, incontes- table. Les âmes élevées, après avoir assuré tous les éléments de la vie individuelle, après avoir pris le rang qui leur appartient dans la société, ne sont pas longtemps à reconnaître qu'il leur manque quelque chose, et que Tégoïsme, si évidemment utile à rétablissement du bien-être immédiat, at- triste et rétrécit la carrière qu'elles ont à parcourir. Elles sentent en elles-mêmes une force qui de- meure sans emploi, et qui, pour se développer, demande Tintimité d'une âme pareille.

Les joies les plus grandes leur semblent insigni- fiantes et vides, parce qu'elles ne peuvent les par- tager; les triomphes les plus éclatants ne réussissent pas à les distraire ou à les rassasier. Si le mécompte le plus léger vient déranger leurs espérances, elles s'en affligent puérilement, au delà de toute vrai- semblance, parce qu'elles n'ont personne à qui con- fier cette frivole défaite. Alors, si elles rencontrent une âme dévorée du même besoin d'expansion et de confiance, il s'établit entre elles involontaire- ment, à leur insu, un échange actif de consolations et d'espérances. Peu à peu elles se révèlent mutuel- lement tous les secrets de leur vie passée ; elles s'expliquent l'une à l'autre, sans réserve et sans dé- tour, tous les problèmes de leur ambition et de leur volonté', condamnés sans appel par le vul-

2 2 8 PORTHAllS IITTEUAIUKS.

gaire, qui ne les compieiid pas; el le jour ces deux âmes se savent bien, elles s'aiment.

Dès qu'elles se sont dévouées Tune à Tautre, elles se consolent naturellement par la révélation assidue de leurs douleurs; elles espèrent et pren- nent courage. La vie, incomplète jusque-là, prend un aspect nouveau, et s'enrichit de perspectives inattendues. Les incidents les plus indifférents en apparence acquièrent une importance singulière : chacune des deux y devine ou y cherche l'occasion d'un plaisir ou d'un bonheur pour l'autre.

L'amour de cœur, qui ne débute pas par l'exal- tation, comme l'amour de tête, peut cependant atteindre à l'enthousiasme. Pour lui, à la vérité, les extases sont rares ; mais quand elles s'évanouis- sent, ce n'est pas sans retour. Comme la vie une fois soumise à cet ordre de sentiments se compose de calme, de paix et de sérénité, il ne regrette ni n'appelle ces heures divines et fugitives, l'âme oublie le monde entier pour ne plus se souvenir que de la personne aimée. Il les accueille avec joie comme les bienvenues, mais les voit partir sans larmes et sans colère. Loin de se révolter contre la vie réelle, il l'étudié assidûment pour la dominer, l'assouplir; il ne détourne pas les yeux de la route il marche, pour regarder incessamment le ciel il ne peut monter.

Cet amour, le plus sérieux, le plus rare et le plus durable de tous, s'engage lentement, et s'é -

1>R0SI'EU MEIUMEI-. 2 29

prouve longtemps avant d'accepter une sanction réçUe ; pour lui, le dernier abandon n'est pas un sacrifice, car il ne craint pas les mécomptes. Ce qu'il ne peut obtenir, il ne l'a pas attendu. Il n'aura pas à pleurer sur sa clairvoyance tardive, sur son espérance déçue. Il résout victorieusement une question qui a longtemps occupé les écoles de l'an- tiquité, et qui se débat encore aujourd'hui parmi quelques sophistes entêtés dans l'étude exclusive de la sagesse écrite : il confond et réunit dans une même pensée le devoir et le bonheur.

Car si l'amour des sens et l'amour de tête sont égoïstes, et condamnés au regret des sacrifices ; si le plaisir et l'exaltation, en finissant, laissent au fond de l'âme une tristesse immense et inconso- lable ; si la beauté ou le génie sont incapables de réaliser leurs promesses, le cœur, plus sur de lui- même, plus circonspect dans ses engagements, plus défiant et plus loyal, s'expose rarement au même danger.

Le devoir accompli religieusement, en vue d'un perfectionnement individuel, est laborieux, aus- tère ; souvent le courage fait défaut avant l'achè- vement de la tâche. L'esprit, sans quitter la voie il est entré, marche paresseusement et sans trop s'inquiéter si le but se rapproche. L'amour de cœur change la nature et le caractère du de- voir, en l'identifiant perpétuellement avec le bon- heur de la personne aimée.

2 30 PORTRAITS LITTERAIRES.

De ces trois aUiUurs, M. Prosper Mérimée a choisi le plus dangereux : Tamoiir de tête. Je ne veiix pas raconter la Double méprise : c'est une lecture de deux heures que je gâterais bien inuti- lement. Qu'il me suffise de dire que les trois ca- ractères principaux sont tracés de main de maître. M. de Chaverny réunit toutes les conditions qui préparent à l'amour de tète. Quant à Darcy, c'est un type achevé d'égoïsme poli. Et c'est pourquoi le titre du livre n'est pas justifié, car il n'y a pas double méprise : la déception n'atteint que Julie de Chaverny.

1^33.

VIII

JULES SANDEAU.

Le roman est aujourd'hui la forme la plus po- pulaire de la littérature. Grâce à la souplesse du genre, le roman s'adresse en effet à toutes les classes de la société. Il se prête avec un égal bon- heur à la peinture des mœurs, à l'analyse des pas- sions ; il peut même , sans désavantage, s'il sait se contenir dans de justes limites , aborder les plus hautes questions sociales. Pourvu qu'il réussisse à encadrer la pensée dans le récit, à déguiser la pré- dication sous le mouvement des personnages , il règne avec une autorité souveraine sur tous les sentiments, sur toutes les idées dont se compose la vie de l'âme humaine. A proprement parler, il n'y a pas un sentiment, pas une idée que le roman ne puisse aborder. Par un singulier privilège, il lui est donné de se montrer tour à tour lyrique , philoso- phique, épique, selon qu'il lui plaît d'entreprendre la peinture des passions, l'analyse de la pensée, ou

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le tableau des événements qui intéressent une na- tion tout entière. Malheureusement cette forme si populaire et si souple a été de nos jours gaspillée avec une insouciance dont l'histoire littéraire offre peu d'exemples. Des esprits heureusement doués, appelés sinon à de hautes destinées , du moins à une renommée de quelque durée , prodiguent en pure perte les facultés qu'ils ont reçues du ciel, et méconnaissent à plaisir toutes les conditions du genre qu'ils ont choisi. Entre les mains de ces ar- tisans, car je ne puis consentir à les nommer d'un autre nom, le roman est devenu une chose indéfi- nissable, qui résiste à toute classification, qui défie toutes les poétiques, et n'a rien à démêler avec les lois de l'imagination. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de prendre au sérieux les prétendues créations que chaque jour voit éclore et qu'un oubli légitime ensevelit avec une rapidité dévorante. Qui saura, dans dix ans, le nom de tous ces livres qui meurent sans avoir vécu , dont la mort est juste pourtant, qui ne pouvaient pas vivre, et qui servent à occuper l'ennui et l'oisiveté? Le roman, en effet, tel que nous le voyons se mul- tiplier sous nos yeux , semble n'avoir d'autre but que de tromper l'ennui. A lire, ou seulement à feuilleter ces récits sans tin que la presse livre cha- que jour en pâture à l'avidité des salons désœuvrés, on dirait que l'ennui règne en souverain sur toute la France , et que toutes les tètes grisonnantes ont

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besoin d'être amusées comme des enfants. Ne de- mandez à ces livres ni composition^ ni prévoyance, ni logique ; sauf de très-rares exceptions , les au- teurs prennent en pitié de pareilles exigences. Ils s'adressent à des esprits énervés par l'ennui, étran- gers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à toutes les délicatesses du goût littéraire. Us con- naissent parfaitement le public pour lequel ils écri- vent, et ils profitent de leur savoir avec une impi- toyable rigueur. Le roman, tel qu'ils le compren- nent, tel qu'ils l'improvisent chaque jour, n'est pas une œuvre sérieuse ; ils ne l'ignorent pas , et ac- cueilleraient avec une ironie dédaigneuse le con- seiller assez malavisé pour leur dire ce qu'ils savent depuis longtemps. Ils n'ont qu'un but , ne pour- suivent qu'une idée, n'obéissent qu'à une seule ambition : ils veulent tromper l'ennui , et , pour obtenir la gloire singulière de désennuyer cette foule qui n'a ni passions ni pensées , dont toute la vie se compose d'intérêts et d'appétits, ils ne re- culent devant aucune monstruosité. Pourvu que la curiosité du lecteur soit excitée , pourvu que les aventures , accumulées sans mesure , apaisent un moment l'hydre à mille têtes qui s'appelle l'ennui, leur tâche est accomplie ; ils sont contents d'eux- mêmes , ils s'applaudissent , ils se félicitent entre eux, et se demandent, avec une légèreté digne de la régence, ce que signifient les maîtres de l'art. Nous savons parfaitement à quoi se réduit la poé-

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tique de ces artisans littéraires, et nous ne sommes pas assez ingénu pour leur poser des questions qu'ils ne prendraient pas la peine d'écouter. Grâce à Dieu, nous avons assez de clairvoyance pour com- prendre qu'ils ont rompu depuis longtemps avec la littérature et relèvent exclusivement de l'industrie. Ils traitent l'imagination, ou plutôt ce qu'ils appel- lent de ce nom, comme une forge, un laminoir ou une filature; ils savent à point nommé en combien de milliers de paroles peut se dévider l'ombre d'une pensée; et, quand ils comptent les lignes qu'ils ont rangées en bataille comme une armée vivante et aguerrie, quoiqu'ils commandent à des fantômes, ils font semblant de se prendre pour les héritiers d'Alexandre. Ne leur faisons pas l'aumône d'une indulgence qu'ils n'accepteraient pas. Ne les jugeons pas d'après des lois qu'ils n'ont jamais étudiées. La critique n'a pas à s'occuper d'eux, puisque depuis longtemps^ ils ont renoncé à s'oc- cuper de littérature. Plaignons la foule, qui perd son temps et use ses yeux dans de pareilles lectures; mais ne discutons pas d'après les règles du goût les œuvres qui n'ont rien à faire avec la discussion, qui sont nées sans raison de naître , et pour lesquelles la discussion ne saurait se faire assez petite. Le mérite de ces œuvres est une question purement industrielle la critique n"a rien à voir. A quoi bon estimer tous les genres d'ignorance dont se compose le bagage de ces artisans , depuis l'igno-

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rancede Thistoire jusqu'à l'ignorance de la langue? Ils prendraient pour de la niaiserie notre étonne- ment ou notre colère, et nous ne voulons pas leur donner le plaisir de rire à nos dépens.

Par bonheur, le roman sérieux, le roman fondé sur Tanalyse et le développement des passions hu- maines, compte encore quelques disciples fidèles et dévoués. Parmi eux, et au premier rang, il con- vient de placer M. Jules Sandeau. L'auteur de Marianna ne s'est jamais adressé à la curiosité oi- sive; il n'a jamais spéculé sur l'ennui, et, pour ma part , je l'en remercie. Il a compris le roman comme un genre vraiment littéraire, et il l'a traité littérairement. Soutenu par cette conviction, il a produit à son heure , lentement; il a donné à sa pensée le temps de mûrir , de s'épanouir ; il s'est préoccupé des lois de la composition avec une bonne foi, une persévérance qui passeront pour en- fantines auprès de certains esprits; mais il a obtenu le suffrage des juges les plus sévères, et son labeur a été dignement récompensé. Pour ma part, je n'ai jamais songé à compter les pages qu'il a signées de son nom ; je sais seulement qu'il n'y a pas une de ces pages qui n'offre au cœur un sujet de rêverie, à la pensée un sujet de méditation. Je sais que chacun des récits inventés par cet artiste laborieux est plein de vie dans la plus haute acception du mot, non de cette vie bruyante dont se composent les aventures, mai*^ de cette vie intellectuelle et

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morale qui forme le fonds même de la poésie.Tous les romans de M. Jules Sandeau sont écrits d'un style pur et châtié. Toutes les pages qu'il a signées de son nom ne méritent pas les mêmes éloges , toutes les fables qu'il a inventées n'offrent pas la même vraisemblance et le même intérêt ; mais il y a dans chacun de ses livres une substance morale qui se prête merveilleusement à la discussion. Lors même qu'il lui arrive de se tromper^ son erreur s'explique par des motifs honorables. Il traite le public avec respect , et la critique doit lui tenir compte de sa persévérance et de la sincérité de ses efforts.

Le premier roman de M. Sandeau , Madame de Somei'ville , se recommande par des qualités pré- cieuses^ par la simplicité de l'action , par la vérité des épisodes^ par la grâce et la sobriété du style. Cependant je crois inutile de m'y arrêter^ car toutes les qualités qui distinguent Madame de Somerville se retrouvent avec plus d'éclat et d'évidence dans Mariomia. Le sujet choisi par M. Jules Sandeau est empreint d'une profonde tristesse; mais l'auteur l'a traité avec une vérité si attachante^ il a déve- loppé avec un soin si scrupuleux les moindres épi- sodes de son récit ;, il a si habilement idéaHsé la réalité qu'il avait sans doute connue par lui-même, il a usé si ingénieusement de sa mémoire et de son imagination^ que la tristesse de la donnée disparaît sous le charme des développements. Si les passions

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n'étaient pas éternelles ;, si l'homme n'était pas amoureux du trouble et de l'inquiétude, nous di- rions que Mai^ianna est une leçon éloquente , et nous insisterions sur le mérite moral de cette œuvre, nous la recommanderions comme un excel- lent conseil. Mais pénétré, comme nous le sommes, de la nécessité, de l'éternité des passions, nous nous contenterons d'appeler l'attention et la sympathie sur les personnages, la fable et le style de ce livre.

Louons d'abord , et sans réserve , le caractère substantiel de Marianna. Il est évident que le temps n'a manqué ni à la conception, ni à l'exécution de ce récit. On voit dès les premières pages que l'au- teur a thésaurisé avant de se mettre en dépense. Il a lentement amassé , il a trié avec un soin sévère les pensées qu'il nous ofïre aujourd'hui. Cette mé- thode , que nous ne saurions recommander trop hautement, exige une patience aujourd'hui bien rare ; c'est la seule qui permette d'accomplir des œuvres durables; M. Sandeau n'a donc pas seule- ment fait un livre plein d'élégance et d'intérêt , il a donné un bon exemple.

Les personnages du roman sont dessinés avec une remarquable précision. Dès qu'ils entrent en scène, dès qu'ils parlent, chacun croit les recon- naître et les accueille comme d'anciens amis. Ma- rianna et Noëmi, M. de Belnave et M. Valtone, George et Henri, sont conçus très-simplement, et agissent de façon à ne jamais violer les lois de la

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vraisemblance. Le portrait des deux sœurs^ Ma- rianna et Noëmi^ fait le plus grand honneur à l'i- magination de M. Sandeau. Il y a dans ces deux fi- gures une suavité qui rappelle les meilleures pages de miss Edgeworth. Je ne sais si le portrait de ces deux sœurs a été tracé d'après nature; mais, réel ou idéal, il révèle une grande finesse d'observa- tion. Tous les secrets de ces deux jeunes cœurs, toutes leurs espérances, toutes leurs ambitions, tous leurs rêves sont racontés avec une délicatesse que nous sommes habitué à ne rencontrer que chez les femmes. L'auteur explique et analyse, comme un souvenir de la veille, toutes les puéri- lités angéliques, tous les divins enfantillages dont se compose la vie d'une jeune fille. Lors même qu'il invente, il a l'air de transcrire, tant il met de na- turel et de vivacité dans les tableaux qu'il nous présente. Il croit à ses personnages, il les a vus, il les a écoutés, et sa foi entraîne la nôtre. Il a plus que notre attention, il a notre sympathie. Ma- rianna et Noëmi, unies ensemble d'une étroite amitié, mais diversement douées, nous intéressent sans jamais nous étonner. Noënii est née pour la paix et le bonheur ; elle est pleine de courage et de raison ; elle s'applique avec une constance in- fatigable à réaliser le rêve des moralistes, à cher- cher la joie dans le devoir. Elle ordonne sa vie en vue du bien, et soumet à cette règle austère tous les mouvements de sa pensée. Elle s'interdit

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comme insensés, connue criminels, tons les désirs qui dépassent le cercle de la famille. Aussi les vœux de Noëmi sont-ils récompensés par un bon- heur sans mélange. Une fois éclairée sur la nature des espérances qu'il lui est permis de former, elle s'attache à régler sa volonté sur sa puissance, et chacun de ses jours s'embellit à la fois du souvenir de la veille et de l'espérance du lendemain. Quoi- que Noëmi offre le type d'une vertu irréprochable, quoique chacune de ses actions soit courageuse et sainte, nous devons dire que le personnage de Noëmi ne cesse pas un seul instant d'intéresser.

Marianna contraste heureusement avec Noëmi. Curieuse, ardente, amoureuse d'émotion, elle comprend les devoirs de la famille, mais ne peut se résigner au bonheur des jours calmes et pareils. L^affection la plus sainte, le dévouement le plus complet ne suffit pas à la contenter ; car elle ne veut pas seulement se sentir aimée, elle veut être émue, et, pour satisfaire cette soif impérieuse d'émotion, elle ira tête baissée au-devant du dan- ger. Elle abandonnera sans regret le bonheur qu'elle a sous la main. Son imagination ne parle pas moins haut que son cœur. L'étonnement et l'inquiétude lui sont aussi nécessaires que l'amour. Ce caractère n'a certainement rien de nouveau. Bien des femmes y liront le secret de leur destinée. M. Sandeau a su rajeunir le type de Marianna par des détails pleins de fraîcheur. Sans s'écarter ja-

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mais de la véi ité^ il a idéalisé tantôt avec adresse, tantôt hardiment^ les données que lui fournissait l'expérience. Aussi Marianna, quoique unie par une étroite parenté à bien des modèles qui ont passé devant nos yeux, est une véritable création. Sa candeur et sa crédulité nous charment et nous émeuvent, et s'il nous est arrivé de voir et d'étu- dier des types du même genre, nous trouvons dans Marianna la transformation harmonieuse de nos souvenirs.

M. de Belnave et M. Valtone, conçus aussi sim- plement que Noëmi et Marianna, ne sont pas des- sinés avec une moindre habileté. M. de Belnave, en épousant Marianna, croit que tous ses devoirs se réduisent à l'aimer. Sûr de l'affection qu'il a })our elle, convaincu qu'elle ne peut douter de lui, il ne songe pas à lui prouver les sentiments qui règlent toute sa conduite. Excellent, loyal, mais d'une nature peu expansive, il considère l'empres- sement et la flatterie comme des enfantillages dignes de pitié, et il croirait insulter sa femme en cherchant à deviner ses caprices. S'il surprend sur le visage de Marianna un nuage de tristesse, il ne l'interroge pas, il n'essaye pas de la consoler, car il a fait pour elle tout ce qu'il peut faire ; il le sait, il ne l'oublie pas un seul instant, et le témoignage de sa conscience le dispense de toute curiosité. Le personnage de M. de Belnave n'est pas moins vrai que le personnage de Marianna. Bien des maris.

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fernieincnt convainciis de n "avoir rien k se repro- cher^ et cependant abandonnés^ contre toutes leurs prévisions, se reconnaîtront dans M. de Belnave. Ils comprendront, en l'étudiant, qu'il ne suffit pas d'aimer pour être aimé, qu'il faut, pour exciter, pour nourrir Talfection, un dévouement ingénieux et qui sache se résigner tour à tour à la vigilance et à l'expansion .

M. Yaltone, moins paisible que M. de Belnave, n'est pas moins réservé dans l'expression de sa ten- dresse. Mais il trouve dans Noëmi une docilité, une résignation, qui ne lui permettent pas d'aper- cevoir ce qui lui manque pour récompenser di- gnement l'amour de sa femme. Sous sa rudesse militaire, il cache un cœur excellent; et prêta sacrifier sa vie pour Noëmi, récompensé, encou- ragé chaque jour par un sourire de bonheur, il ne lui arrive jamais de se demander s'il comprend, sil contente tous les désirs de sa femme.

George et Henri, qui complètent la liste des per- sonnages, sont, comme Marianna et Noëmi, comme M. de Belnave et M. Valtone, dessinés d'après des types que chacun de nous peut retrouver dans ses souvenirs. George, arrivé à trente ans, éprouvé par les passions, vieilli par tous les serments qu'il a prêtés et reçus, résume très- bien l'égoïsme impi- toyable auquel conduit le développement exclusif de la sensibilité. Il a souffert et il trouve juste et naturel de se venger de la douleur qu'il a

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subie par la douleur qu'il inllige. 11 y a dans la peinture de ce caractère une fidélité, une âpreté, qui révolteront peut-être les cœurs ignorants, mais que nous croyons pouvoir louer sans ré- serve; car Tamour est assurément de toutes les passions la plus égoïste , la plus cruelle , et le personnage de George Bussy exprime très-bien cette triste vérité. Quant à Henri Felquères, sa cré- dulité, sa candeur, le préparent admirablement à répreuve qu'il appelle de tous ses vœux. Étonné, indigné de la franchise brutale avec laquelle George Bussy brise les liens qui ne veulent pas se dénouer, effrayé de la cruauté qu'il ne comprend pas, presque aussi honteux qu'affligé de la rupture qui s'accomplit sous ses yeux, il tente le malheur comme la cime des chênes tente la foudre.

Avec ces personnages, M. Sandeau a composé un roman qui a toute la réalité d'un souvenir per- sonnel, et en même temps tout le mouvement d'un drame. La tristesse et l'inquiétude de Marianna aux prises avec le mari qu'elle aime, dont elle connaît, dont elle a éprouvé l'affection, off'rent un tableau plein de simplicité. Il n'est guère possible de pré- senter sous une forme plus nette et plus précise les souffrances d'un cœur poussé à la colère par la sécurité. M. Sandeau a trouvé, pour peindre cette révolte invisible de chaque jour, des traits pleins de finesse et que ne désavoueraient pas des écri- vains consommés. Il a très-bien montré comment

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lo cœur, une fois résolu à faire de la curiosité, de rémotion, de l'ingratitude, la loi suprême de la vie entière, se détache du bonheur et du devoir, et se précipite au-devant de la douleur comme au- devant d'un hôte longtemps attendu. Il a retracé avec une grande délicatesse la lutte de l'indulgence et de la rêverie, de la raison et de Timagination, lutte engagée dans bien des ménages, et qui finit trop souvent par l'abandon et le désespoir. Ma- rianna, humiliée de la sécurité que lui a faite M. de Belnave, honteuse du bonheur paisible qui remplit toutes ses journées, voit, dans l'indulgence avec laquelle il traite sa tristesse, une preuve d'in- différence, un témoignage de son indigence intel- lectuelle. La colère, la résistance, la ramèneraient peut-être au sentiment du bonheur et du devoir; l'indulgence l'exaspère et la pousse à la révolte ; la pitié silencieuse de M. de Belnave pour des souffrances qu'il ne comprend pas et qu'il dédaigne d'étudier, semble à Marianna plus voisine de l'in- jure que du pardon. Si une parole d'encourage- ment, une parole inquiète et curieuse, appelait sur ses lèvres l'aveu d'une faute imaginaire, elle renoncerait sans doute au roman qu'elle a rêvé. iMais le silence de M. de Belnave l'aigrit au lieu de la calmer, et quand elle s'est bien démontré qu'elle n'est pas comprise, elle se décide à jouer son bonheur sur un 'coup de dé. Tout cela est ra- conté dans le livre de M. Sandeau avec une pré-

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cisioii merveilleuse^, et rinfidélité de Mariannaest si bien préparée, que M. deBelnave a perdu le cœur de sa femme avant qu'elle ait rencontré l'homme qu'elle va aimer. Quand il se décide à quitter Blanfort pour essayer de la distraire, pour étourdir, pour dérouter sa rêverie, le mal est déjà profond et irréparable. M. de Belnave conmience à entrevoir Tabîme creusé sous ses pieds, mais il n'est plus en son pouvoir de le franchir ou de le combler. Lors- que Marianna rencontre George Bussy aux eaux de Bagnères, elle n'est plus assez clairvoyante , assez maîtresse d'elle-même pour l'interroger , pour l'éprouver avant de le suivre. Elle ne s'appartient plus, elle ne se connaît plus, elle appartient au premier homme qui saura mentir et flatter son or- gueilleuse rêverie.

L'aveuglement, la confiance, la jalousie et le désespoir de M. de Belnave, lorsqu'il comprend qu'il a perdu le cœur de sa femme, sont racontés par M. Sandeau avec une vérité qui s'élève souvent jusqu'à l'éloquence. L'adresse ingénieuse avec la- quelle Noëmi défend sa sœur contre un ennemi que Marianna ne lui a pas nommé, lui a fourni le sujet de plusieurs pages très-fines. Le chapitre M. de Belnave découvre, sans le chercher, le secret de iMarianna, l'entrevue de Noëmi et de George, sont traités avec une Vérité, une énergie, qui ne laissent rien à désirer. Le mensonge imaginé par Noëmi pour sauver l'honneur de Marianna com-

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plique Taction sans la ralentir. Mais je ne saurais approuver la conversation belliqueuse de M. Val- tone avec le capitaine Gérard. Cet épisode est, à mon avis, un véritable hors-d'œuvre, et je le ver- rais disparaître avec plaisir. Étant donné les habi- tudes militaires que Fauteur lui prête, M. Valtone, pour provoquer George Bussy, n'a pas besoin de s'enivrer avec le capitaine Gérard; il lui suffit d'a- voir été tourné en ridicule. Puisqu'il désire ven- ger son ami, il n'a pas besoin de s'exalter par le récit de ses exploits de garnison. Pour dire toute ma pensée, je crois qu'il eut mieux valu ne pas mettre aux prises M. Valtone et George Bussy. Marianna renonçant hardiment à suivre son mari sans avoir rien à craindre pour les jours de l'homme qu'elle aime, refusant de se réhabiliter par un mensonge, imposant silence à Noëmi, m'eût semblé plus poétique, plus grande que Marianna se résignant à l'obéissance après avoir abandonné son mari, et rendue à la franchise par la frayeur. La lutte de M. de Belnave et de Marianna se trou- verait réduite à ses éléments nécessaires, et, au lieu d'une scène qui manque de simplicité, nous aurions une scène rapide et hardie. Le caractère de M. de Belnave ne perdrait rien de sa grandeur devant l'aveu spontané de Marianna. Puisqu'il se résigne et pardonne, puisqu'il ne cherche pas dans la vengeance une compensation impuissante, la franchise de Marianna n'eut fait que placer la

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générosité de M. de Belnave dans un jour plus éclatant.

.le crois pouvoir louer sans réserve la lutte de Marianna et de George Bussy. Tous les traits de ce tableau sont d'une irréprochable vérité. Il n'y a pas une page de ce rapide récit qui n'émeuve profon- dément, car chaque page respire la colère et le désespoir. Ce rêve commencé dans le paradis et achevé dans l'enfer est raconté avec une précision quelquefois effrayante, et qui pourtant ne franchit jamais les limites de l'émotion poétique. Toutes les scènes de ce drame lamentable sont retracées avec une simplicité poignante, et attestent, chez M. San- deau, une connaissance profonde du sujet qu'il a choisi. La fuite de Marianna et ses longues rêve- ries au bord de la mer composent un tableau d'une mélancolie touchante.

L'amour de Henri Felquères pour Marianna, fa- cile à pressentir dès les premières pages, a fourni à M. Sandeau plusieurs chapitres pleins de grâce et d élégance. Henri commence par pleurer sur le malheur de Marianna, par mêler ses larmes aux siennes. Il lui parle de l'absent, il s'attendrit avec elle sur la perte irréparable; il croit à l'éternité de la douleur et il partage son désespoir. Mais qui ne sait comme les larmes mènent aux baisers? C'est une vérité vieille' comme le monde, et que M. Sandeau a su rajeunir par le charme et la nouveauté des détails. Les mutuelles confidences

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de Henri et de Marianna remplissent Tânie d'une émotion douce et font presque oublier la cruelle prophétie prononcée par George Bussy. En voyant cet amour si pur, si ardent, si crédule; en écoutant les promesses échangées par cet enfant et cette femme que le malheur n'a pas instruite, on a peine à croire que Marianna va se venger sur Henri comme George s'est vengé sur Marianna. Pour détourner ainsi l'attention du lecteur du dé- noûment annoncé par George Bussy, M. Sandeau a fait une grande dépense d'habileté. 11 a l'àir si convaincu de ce qu'il nous raconte, il paraît ajou- ter aux serments qu'il transcrit une foi si com- plète, que nous partageons l'erreur de Henri et de Marianna. Nous oublions avec eux la prophétie de George Bussy, et nous les écoutons comme si leur erreur devait durer, comme s'ils ne devaient pas se réveiller dans les larmes.. L'amour de Marianna pour Henri est si naturel, si bien préparé, je dirais volontiers si nécessaire, que M. Sandeau eût bien fait de ne pas prêter à Henri une tentative de sui- cide. Pour triompher de la résistance de Marianna, Henri n'a pas besoin de l'effrayer. 11 lui suffit de pleurer avec elle et de lui parler de son amour. Un jour viendra elle ne songera plus à se dé- fendre, où son vœu le plus ardent sera d'être vain- cue, où elle se glorifiera dans sa défaite. D'ailleurs une tentative de suicide réussit difficilement à émouvoir une femme. L'amour ne se prescrit pas,

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et le cœur le plus généreux peut très-bien ne pas se rendre à cet argument. Je voudrais donc voir disparaître du roman de M. Sandeau le chapitre Marianna surprend Henri un pistolet à la main.

M. Sandeau était condamné, par la nature du sujet qu'il avait choisi, à faire de la seconde partie de son livre une contre- épreuve de la première. Il n'a pas cherché à éluder cette nécessité, et nous pensons qu'il a bien fait. Il s'est soumis résolument à la condition qu'il avait posée lui-même, et il a trouvé, dans cette obéissance volontaire et pré- voyante, l'occasion d'un éclatant triomphe. Ma- rianna se détachant de Henri n'est pas moins vraie que George se détachant de Marianna. Des deux parts c'est la même colère, la même fran- chise, la même cruauté. La victime se fait bourreau avec une joie féroce. Mais je crois devoir blâmer d'une façon absolue les menaces de mort proférées par Henri, lorsque Marianna se décide à le quitter. Une pareille menace, loin d'ajouter à l'émotion, diminue la pitié qu'inspirait Henri. Si Marianna était infidèle, si Henri se voyait trahi, le meurtre se comprendrait; mais répondre à l'abandon par une menace de mort, c'est une extravagance qui n'a rien d'attendrissant.

L'intervention de George Bussy à l'heure Marianna, désabusée, hésite encore à quitter Henri, ne me paraît pas pouvoir être avouée par le goût.

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Je trouve dans cette intervention un double incon- vénient. En premier lieu, cette prophétie vivante, qui arrive à point nommé pour que les acteurs obéissent au programme, donne au récit quelque chose d'artificiel, et rappelle maladroitement la phrase qui termine toutes les fables d'Esope. Ma- rianna, pour devenir cruelle, n'a pas besoin des conseils de George. L'amour qu'elle subit sans pouvoir y répondre parle assez haut pour la déci- der. En second lieu, il ne convient pas de placer Marianna entre ses deux amants. Un pareil rappro- chement n'est pas invraisemblable, mais il ne peut manquer de blesser le lecteur le moins délicat. Si le monde offre de tels rapprochements, s'il y a des femmes assez adroites pour peupler leur salon des oublis de leur cœur, la poésie doit omettre cette face de la réalité.

Le départ de Marianna, ses courses furtives dans les environs de Blanfort, son entrevue avec Noëmi , la scène M. de Belnave lui pardonne sans s'hu- milier, et lui permet de rester près de lui sans la rappeler, forment assurément les plus belles pages du livre. Il y a dans ces derniers chapitres une fer- meté de style, un enchaînement d'idées qui ne permettent pas à l'attention de broncher un seul instant. L'auteur a su associer habilement à l'ana- lyse des sentiments qui agitent Marianna la pein- ture du paysage. L'action réciproque de Fâme sur la nature et de la nature sur l'âme, a fourni à

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M. Sandeaii plusieurs traits d'une véritable élo- quence. Tantôt le paysage encadre la pensée, tan- tôt la pensée éclaire le paysage, et cette alliance du monde intérieur et du monde extérieur n'a ja- mais rien d'artificiel. Privée de Marianna, la cam- pagne décrite par M. Sandeau n'aurait plus le même sens, et Marianna, autrement encadrée,, ne produirait pas la même émotion. L'auteur a très- bien rendu l'humilité fière de Marianna et la di- gnité indulgente de M. de Belnave. J'accepte sans répugnance le suicide de Henri, qui sert de dé- noîàment^ car il fallait que Marianna eût un re- mords en même temps qu'un repentir; il fallait qu'elle regrettât le bonheur que lui avait offert M. de Belnave, qu'elle avait méconnu, et qu'elle eût à se reprocher le malheur et la perte de Henri.

Il me reste deux reproches à formuler, et j'hésite d'autant moins à le taire, que j'ai pu louer sincère- ment la plus grande partie de Marianna. M. San- deau a introduit dans la trame de son récit des idylles et des élégies qui sont quelquefois bonnes en elles-mêmes, mais qui pourraient disparaître sans laisser aucun regret. Ces morceaux, traités généralement avec une grande délicatesse, distraient l'attention, et troubleraient l'unité du poëme, si l'auteur n'avait pris soin de placer les idylles en forme de description , et les élégies en forme d'êxorde. Maisqiielle que soit l'habiletéaveclaquelle

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('US indi'coaux sont placés, je ne balance })as à les blâmer; car ils ralentissent le récit, et paraissent entamer la réalité des personnages : en voyant Tauteur se détourner pour chanter une idylle, s'ar- rêter pour soupirer une élégie, on est tenté de se demander s'il croit encore aux acteurs qu'il aban- donne si facilement, s'il a vraiment assisté aux soutirances qu'il raconte. Or, la croyance, une fois ébranlée, a grand'peine à se raffermir; une fois conquise, on ne saurait l'entretenir avec trop de vigilance.

Ferncmd et Madeleine méritent les mêmes éloges que Marianna. Ces deux récits, conçus dans de moindres proportions, offrent la même élégance, la même clarté, le même intérêt. Dans Fernand, dans Madeleine, comme dans Marianna, la pensée en- gendre l'action sans jamais se montrer à découvert. C'est le même artifice, le même bonheur ou plutôt le même savoir, la même habileté. L'histoire de Fernand est celle de bien des hommes qui croiront, en lisant le roman de M. Sandeau, lire le récit de leur vie. Fernand réussit à séduire la femme de son meilleur ami ; pendant plusieurs années, ce bon- heur coupable demeure ignoré du mari ; mais un jour vient oii Fernand se lasse de sa maîtresse et veut reprendre possession de lui-même. Il s'éloigne avec l'espérance que son départ assure sa liberté. Il croit que sa maîtresse devinera sans peine le motif de son absence, et qu'elle acceptera l'aban-

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(Ion sans lutte, sans colère. Il se trompe. Elle de- vine bien, en eftet, que Fernand l'abandonne parce qu'il ne Taime plus, parce que son amour s'est refroidi; mais elle ne se résigne pas. Elle interroge son cœur, et le trouvant encore dominé par la même passion, dévoré de la même ardeur, elle ne peut croire que l'affection de Fernand soit éteinte sans retour. Fernand s'est étrangement abusé. Présent, il eût réussi peut-être à recouvrer sa li- berté, en brisant chaque jour un anneau de sa chaîne. 11 s'est trop pressé; la fuite, au lieu de le sauver, le perdra. Il a cherché la solitude ; les lettres de sa maîtresse viennent troubler la paix de sa re- traite. Cet amour importun dont il voulait se dé- barrasser le réveille en sursaut au milieu de ses rêves de bonheur et d'indépendance. Quand il a passé la journée près d'une jeune fille calme et pure, dont le cœur ne s'est pas encore ouvert à la passion, dont la beauté sereine, le caractère angé- Hque, le regard limpide, le sourire presque divin, lui promettent une longue suite d'années heureuses, il trouve, en rentrant chez lui, une lettre qui lui rappelle que sa chaîne n'est pas brisée. M. Sandeau a peint les tortures de Fernand avec une rare habi- leté. 11 serait difficile de présenter d'une façon plus poignante la lutte de l'égoïsme contre la passion. Fernand touche du doigt le bonheur, et il faut qu'il y renonce ; car sa maîtresse, lasse enfin d'attendre son retour, se décide à partir, à mettre entre elle

JL'LtS SAlNDEA! . 2 5;}

et son mari une l^arriôre infranchissable. Elle vient retrouver Fernand. Ici, le châtiment commence; il va se poursuivre avec une inflexible rigueur. Le mari est bientôt sur les traces de sa femme. Fernand est seul avec sa maîtresse, qu'il veut décider à partir, quand le mari paraît. Fernand offre sa vie à l'of- fensé ; mais ce n'est pas le compte du mari : le duel est un jeu hasardeux. Le mari a deviné le se- cret de Fernand, il a compris que la passion est usée dans son cœur. Pour punir du même coup Ja maî- tresse et l'amant, il refuse l'offre de Fernand. Vous avez pris ma fennne, gardez-la, c'est à cette seule réponse qu'il borne pour le moment sa ven- geance. Il part, et Fernand, resté seul avec sa maî- tresse, ne tarde pas à mesurer toute la rigueur de l'expiation qui lui est imposée. Obligé de subir cha- que jour les reproches, les larmes, le désespoir muet de la femme qu'il a pour jamais séparée du inonde, sa vie n'est plus qu'un perpétuel supplice. Pour tromper sa douleur, il voyage, il parcourt l'Italie , mais il traîne avec lui sa chaîne. Par une pente ir- résistible, il arrive à souhaiter la mort de sa vic- time. Ses vœux sont exaucés, il est libre enfin, il le croit du moins. Sa poitrine se dilate. Il a beau faire, il se révolte inutilement contre son indignité; il ne peut se défendre d'une joie cruelle en contemplant le corps inanimé de la fenmie qu'il a aimée avec frénésie, et dont l'amour obstiné a fait plus tard son supplice. Sajoie n'est pas de longue durée. Il revient

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25 i PORTKAITS LITTERAIUES.

en France, il retrouve la jeune fille dont le souvenir est demeuré dans sa pensée comme un tourment de plus ajouté à tous les tourments de son esclavage. Il la retrouve languissante, pâle, abattue, mais libre encore. Le bonheur qu'il avait rêvé près d'elle ne lui est donc pas interdit sans retour. Il demande sa main, il l'obtient; son espérance est comblée, quand le mari reparaît et lui demande sa vie. Fernand est blessé mortellement et ^ient expirer au sein de la famille qui allait devenir la sienne. Je ne sais si j'ai réussi à faire comprendre tout ce qu'il y a d'inexo- rable dans l'enchaînement des incidents dont se compose cette tragédie. Il n'y a pas une page qui ne porte l'empreinte de la vérité. L'art est par- tout et ne se montre nulle part. C'est un beau- roman qui tient dignement sa place près de Ma- rionna,

La conception de Madeleine est pleine de grâce et de simplicité. Dans ce livre, M. Sandeau a voulu montrer fhomme réhabilité par le travail et l'ac- complissement du devoir, Maurice a dévoré son pa- trimoine dans le désordre et l'oisiveté. Las de la vie qu'il mène depuis quelques années, trop faible pour changer de conduite, trop fier pour avouer sa pau- vreté à ses compagnons de plaisir, il a résolu de se tuer. Il envisage la mort sans efFroi< et cependant i ne se presse pas d'exécuter son projet. 11 est si par- faitement convaincu de la nécessité du suicide, qu'il ne craint pas que la réflexion puisse ébranler son

JULES SANDEAU. 2 55

courage ou éveiller en lui de nouvelles espérances. Madeleine a deviné le projet de son cousin ; pour le sauver elle se fait pauvre comme lui. Dans les lettres de Maurice à son père^ elle a surpris le se- cret de son désespoir ; le père mort, elle accourt et lui dit : Je n'ai rien, j'ai compté sur vous. » Il y a dans ces paroles toute la régénération de Mau- rice .

Dès que Maurice comprend, en effet, qu'il peut être utile à quelqu'un, qu'il y a dans sa vie un de- voir impérieux, sans renoncer à son projet, il l'a- journe ; il n'abandonne pas la pensée du suicide, mais il consent à vivre pendant deux ans pour Ma- deleine. Ce répit suffit à la jeune fille pour trans- former, pour régénérer, pour réhabiliter l'âme désespérée de son cousin. Je ne sais rien de plus touchant, de plus naïf, de plus vrai, que la vie de Maurice et de Madeleine dans une mansarde de la rue de Babylone. Là, chaque heure de la journée est sanctifiée par le travail : Madeleine peint des boîtes de Spa, Maurice sculpte le chêne et le poi- rier. La famille Marceau, établie dans la même maison, au même étage, compose un tableau char- mant. Maurice, en voyant le bonheur de Marceau et de sa femme, comprend toute la grandeur, toute la sainteté du travail. Ursule, sœur de lait de Mau- rice, qui a voulu accompagner Madeleine, bonne, franche et railleuse, égayé de ses reparties l'inté- rieur de ces deux ménages. Un jour, Maurice reçoit

256 PORTRAITS LITTERAIRES.

une commande importante; il s'agit de sculpter une sainte Elisabeth de Hongrie pour un riche Anglais dont la famille est demeurée fidèle au culte catho- lique. Malgré lui, sans le savoir, Maurice trouve dans le chêne obéissant l'image de sa cousine. En cherchant l'expression de la pudeur et de la fierté, en s'etforçant de reproduire dans un visage austère et doux le type de la reine et de la sainte, il a mo- delé involontairement le visage angélique de Ma- deleine. Sir Edward n'a pu voir Madeleine sans l'aimer; il lui offre sa fortune et sa main. Maurice presse Madeleine d'accepter cette offre généreuse; il part, et lui laisse une lettre touchante, empreinte à la fois de résignation et de dévouement. Maurice, régénéré par le travail, a renoncé à ses projets de suicide ; mais plein de reconnaissance pour Made- leine, il ne veut pas, en restant près d'elle, la con- damner à la pauvreté. Cependant, avant de faire son tour de France, il va revoir le château de ses pères ; il va dire adieu aux ombrages qui l'ont vu grandir, aux allées paisibles il a rencontré Ma- deleine pour la première fois. Qui trouve-t-il en arrivant? Madeleine, qui l'attend sur le perron et lui dévoile le secret de sa ruse ingénieuse. Elle s'est faite pauvre pour l'obliger au travail, pour le forcer à ne pas désespérer dje lui-même. Maintenant qu'il a repris goût à la vie, maintenant qu'il est régénéré, elle n'hésite pas à lui avouer sa richesse pour la partager avec lui. Ce château qu'il croyait perdu

.IlLES SANDEAU. 26 7

sans retour, elle l'a racheté. J'ai omis, pour laisser au récit toute sa simplicité, plusieurs épisodes pleins de fraîcheur et de grâce. Pour mieux expli- quer le sens et la portée du récit, je l'ai réduit à ses lignes principales. Cependant je ne puis me dé- fendre d'appeler l'attention sur la première entre- vue de Madeleine et de Maurice. Il y a dans cette scène un parfum de jeunesse dont rien, à mon avis, ne saurait surpasser la douceur.

J'ai réuni à dessein Marianna, Fernand et Ma- deleine, quoique ce dernier récit soit séparé de Marianna par un intervalle de sept années. C'est qu'en effet ces trois romans sont unis entre eux par une étroite parenté. Nous retrouvons dans ces trois romans le même procédé, la même alliance ingénieuse et déguisée de la philosophie et de la poésie, la même habileté à tirer l'action de la pen- sée, à personnifier dans les acteurs les idées révé- lées par la réflexion. Il me reste à parler du Doc- teur Herbeau, de Mademoiselle de la Seiglière et de Catherine, qui, traités avec le même talent, écrits d'un style aussi châtié, n'appartiennent cependant pas à la même famille, et montrent sous un aspect inattendu la manière de M. Sandeau. Dans Ma- rianna, dans Fernand, dans Madeleine, nous avons rencontré des émotions sérieuses, une profonde connaissance de l'âme humaine et des passions qui l'agitent ; dans le Docteur Herbeau, dans Mademoi- selle de la Seiglière, dans Catherine, nous sommes

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■2 58 PORTRAITS LIT TER AIRES.

doucement charinés par une sorte de gaieté atten- drie que Marianna ne permettait pas de pressentir. Les amours du docteur Herbeau et de Louise Ri- quemont rappellent^ en plus d'une page, la ma- nière de Mackenzie et de Sterne. Ce mélange de raillerie et de sincérité, d'ironie et d'émotion, donne au lecteur un plaisir singulier, difficile à ca- ractériser, dont Mackenzie et Sterne semblent of- frir le plus parfait modèle. La passion contenue du docteur Savenay, la grossièreté naïve de M. Rique- mont, la jalousie d'Adélaïde Herbeau, l'imperti- nence de Célestin Herbeau, indigne héritier du nom, composent, avec la mélancolie de Louise Ri- quemont, un tableau que ne désavoueraient pas les maîtres les plus habiles. Sans doute il est permis de reprocher à l'impertinence de Célestin Herbeau une verve surabondante qui ne sait pas toujours s'arrêter à temps ; mais cette tache légère ne dé- truit pas l'etfet général de la composition. Il y a dans ce roman des scènes d'un comique vrai, qui amènent le rire sur les lèvres, pleines de naturel et d'entraînement, et qui font place aux émotions les plus attendrissantes. Le rire et l'attendrissement se succèdent avec tant de bonheur, avec tant de vraisemblance, que jamais l'un ne fait tort à l'autre.

Mademoiselle de la Sciglière est probablement le plus achevé de tous les récits que M. Sandeau a composés depuis l'époque de ses débuts. En subis-

.RIES SAM)!"Ar. Siî)

sant de légères transfurmationS;, ce livre devien- drait une véritable couiédie, et cependant je ne vou- drais pas conseiller à M. Sandeuu de changer le ca- dre de sa pensée. En général^ ces tentatives ne sont pas heureuses. La pensée qui s'est produite pour la première fois sous la forme du récit, perd, en se montrant sous la forme dramatique, la meilleure partie de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Toutefois il m'est impossible de ne pas appeler l'attention sur la verve comique, sur la gaieté communicative qui éclate dans plusieurs chapitres de ce roman. Le personnage du marquis de la Seiglière est une création qui ferait honneur aux esprits les plus exer- cés; le vieux Stamply est composé avec une fran- chise, une vérité que je ne me lasse pas d'admirer. La figure de mademoiselle de la Seiglière est em- preinte d'une mélancolie touchante. Madame de Vaubert exprime très-bien le type de la ruse et de la sécheresse. Bernard Stamply, placé entre son amour pour mademoiselle de la Seiglière et la con- science de ses droits, intéresse constamment par la sincérité de son langage. J'ai dit que ce roman me paraît le plus achevé de tous les récits composés par M. Sandeau. Ce n'est pas que le sujet soit plus heureusement choisi que celui de Marianna ou de Madeleine, mais dans aucun de ses livres l'auteur ne s'est montré aussi maître de lui-même ; dans le développement d'aucune de ses pensées, il n'a ré- vélé une puissance aussi calme, un€ volonté aussi

2 60 PORTRAITS LITTERAIRES.

prévoyante. Jamais il n'a manié sa fantaisie avec une avarice plus intelligente. Il sait il va^ et il marche vers le but prévu du pas qui lui plaît^ hâ- tant ou ralentissant son allure selon les besoins du récit. Il a tiré de son sujet tout le parti qu'on pou- vait souhaiter ; il l'a fécondé sans l'épuiser. La ma- nière dont madame de Vaubert pétrit l'âme de Stamply comme une cire obéissante^ les conversa- tions de Bernard et du marquis,, révèlent^ chez M. Sandeau^ un véritable talent pour la comédie. L'abondance de la pensée, la sobriété de l'expres- sion, donnent aux personnages une vie, un naturel, qui n'appartiennent qu'aux maîtres du genre. Ma- demoiselle de la Seiglière est à coup sûr une des lectures les plus agréables qui se puissent rencon- trer, une œuvre dont le mouvement et la variété ne laissent rien à désirer. On ne sent nulle part l'ef- fort ou l'inquiétude. L'auteur semble si convaincu de ce qu'il raconte, il croit si bien au caractère, aux paroles de ses personnages, que sa foi en- trame la nôtre, et nous écoutons le marquis et sa fille, le vieux Stamply, Bernard et madame de Vaubert, comme si nous les avions près de nous. C'est pourquoi Mademoiselle de la Seiglière me paraît supérieure à tous les romans de M, San- deau, par la réalité,- par le mouvement et la vie.

Catherine, publiée l'année dernière, sans réunir toutes les qualités qui recommandent Mademoiselle

JULES SANDEAl. 261

de la Seigiière, est cependant un tableau de genre digne de la plus sérieuse attention. Catherine, la petite fée, comme rappelle Tauteur ; Roger, qui s'éprend pour elle d'un amour sincère, et qui ce- pendant n'a pas le courage de lui donner son nom; François Paty, le digne curé de village ; Claude, l'amant silencieux de Catherine, sont autant de personnages dessinés avec une vérité, une fran- chise, qui rappellent en maint endroit la manière de l'école flamande. Il n'y a pas jusqu'à la vieille Marthe qui n'intéresse et n'ajoute à l'effet du ta- bleau. Quoique l'attendrissement domine dans la composition de Catherine, il y a cependant plus d'une scène qui touche à la bonne comédie. Les es- prits chagrins pourront reprocher aux paysans de M. Sandeau leur innocence toute patriarcale, et lui demander comment il n'a pas trouvé moyen de leur donner un seul des vices qui affligent les villes. Quant à moi, je l'avoue, je ne songe pas à lui adres- ser ce reproche, car la lecture de Catherine ne m'a laissé qu'une impression de plaisir. J'ai suivi avec tant d'intérêt les amours de Roger et de la petite fée, j'ai assisté avec tant de curiosité au dîner de monseigneur chez François Paty, que je ne veux pas chicaner l'auteur sur la manière dont il a su m'attacher. Je ne suis pas loin de croire que les paysans tels qu'il nous les peint se rencontrent ra- rement. Est-ce pourtant une raison suffisante pour les déclarer impossibles de tout point, et les

262 PORTRAITS LITTERAIRES.

renvoyer au pays des (^Jiiinères? Tel n'est pas mon avis. Claude me plait d'ailleurs par sa candeur et son dévouement. Quant à la petite fée, je prends parti pour elle, et je n'hésite pas à me proclamer son champion. Il est impossible de réunir plus de grâce et de finesse, plus de malice et de pureté ; elle mérite vraiment son nom. Elle comprend à merveille toute la faiblesse de Roger; malgré la vi- vacité de son affection, elle devine que son amant ne renoncerait pas sans regret à l'approbation du monde; et, pour s'épargner un repentir inutile, elle le dégage de ses serments. La petite fée ne pouvait manquer de clairvoyance; elle préfère à bon droit le dévouement de Claude à la passion exaltée de Roger. Elle se montre aussi sage que bonne, et ce dénoùment fait honneur au bon sens de M. Sandeau.

Outre les romans dont je viens de parler, l'au- teur de Marianna a écrit plusieurs nouvelles dont la lecture est pleine de charme et d'entraînement. Je citerai particulièrement Vaillance, Richard, Karl-Henry et Mademoiselle de Kérouare. Vail^ lance est un véritable modèle de narration. Les trois frères Legotï sont peints de main de maître. Le caractère de Jeanne rappelle, sans le reproduire, le gracieux personnage- de Diana Vernon. Il y a, dans cette nouvelle, une vérité de pinceau, une franchise de coloris, qui se rencontrent bien rare- ment dans les récits que nous voyons se multiplier

JLLES SANDEAl. 2G3

chaque jour. Après avoir tourné le dernier feuillet^ il est impossible de ne pas garder dans sa niéinoire l'image vivante du Koat d'Or. Richard est un récit dont l'intérêt ne saurait être contesté. Karl-Henry nous offre le développement d'un caractère dessiné certainement d'après nature. Ce jeune musicien, réservé peut-être aux plus hautes destinées, dont le nom semblait promis à la gloire, et qui, pour soutenir sa famille, va s'ensevelir vivant au fond de la province, dans une élude d'avoué, excite un attendrissement involontaire. Il y a dans cette im- molation de chaque jour quelque chose de poi- gnant, et M. Sandeau a su traiter cette donnée avec tant de vérité, que l'invention semble à peine jouer un rôle dans son récit. Pour moi, je pense qu'il a assister aux misères qu'il nous raconte. L'ima- gination la plus heureuse ne saurait deviner toutes les tracasseries, toutes les piqûres d'épingle dont se compose la vie de Karl-Henry. Quelle que soit la vérité de nos conjectures, inventé ou transcrit, le tableau de cette abnégation obscure et résignée a droit aux plus grands éloges. Ce n'est pas, en effet, un médiocre triomphe que de donner à sa pensée un accent de réalité l'art semble n'a- voir aucune part. Quant à Mademoiselle de Kérouare, je regrette sincèrement que l'auteur n'ait pas dé- veloppé dans de plus larges proportions la donnée qu'il avait choisie. Tous les incidents sont à leur place, les caractères sont dessinés avec netteté;

2 6 4 PORTRAITS IITTHRAIKES.

mais le récit manque d'air. A proprement parler, c'est plutôt un programme de récit qu'un récit achevé. La manière dont M. Sandeau a su traiter le sujet de loillance, légitime pleinement nos re- grets à l'égard de Mademoiselle de Kérouare.

Si maintenant nous essayons d'embrasser par la pensée l'ensemble des œuvres que nous venons d'a- nalyser; si nous nous demandons quel est le carac- tère général de tous ces récits, quelle est l'idée constante qui les domine, la réponse ne sera pas difficile. Un seul mot suffit en effet à caractériser tous les romans de M. Sandeau : ce qui domine dans tous ses livres, c'est le sentiment profond de la famille. Depuis Marianna jusqu'à Madeleine, il n'a pas écrit une page qui ne respire la passion la plus sincère pour la vie de famille, la connaissance complète du bonheur qu'elle donne et des devoirs dont elle se compose. Je ne crois pas que M. San- deau ait choisi la vie de famille comme un thème à développer; je ne crois pas qu'il se soit proposé de réfuter, dans chacun de ses livres, les doctrines professées depuis quinze ans dans plus d'un livre célèbre et justement admiré. Je pense qu'il a ex- primé librement ses convictions, et qu'il n'a pas eu besoin de contradicteurs pour rencontrer l'élo- quence. D'ailleurs aucun de ses livres, n'est em- preint du caractère dogmatique. Les personnages créés par sa fantaisie concourent merveilleusement à l'expression de la pensée que nous signalons;

JULES SANDEAU. 2 65

mais aucun ne porte écrit sur le front le principe qu'il représente. Quoi qu'il en soit, involontaire ou prémédité, le caractère général des livres de M. San- deau ne saurait être contesté. Or, cette pensée do- minante laisse dans 1 "âme du lecteur une impression salutaire. M. Sandeau peint la passion avec fran- chise, avec liberté, sans crainte, sans pruderie, comme s'il lui attribuait le gouvernement de la so- ciété, et cependant, entraîné par la pente inexo- rable de sa pensée, il donne toujours gain de cause au devoir. Quoique je ne songe pas à confondre la loi morale et la loi poétique, je ne puis m'empécher de signaler cette coïncidence et d'en relever toute la valeur. Bien que l'une de ces lois régisse la vo- lonté tandis que la seconde régit l'imagination, c'est toujours un avantage pour les créations de la fan- taisie de satisfaire aux prescriptions de la loi mo- raie, ou du moins de les rappeler.

Ai-je besoin de dire ce que je pense du style de M. Sandeau? Il est généralement pur, châtié, trans- parent ; il dit nettement ce qu'il veut dire. L'idée se laisse toujours apercevoir sous l'image. Les mots obéissent à la pensée et ne la gênent jamais dans son allure. L'analogie, cette loi souveraine du style, est constamment respectée dans l'emploi des ima- ges. On voit que M. Sandeau prend l'art d'écrire au sérieux et se contente difficilement; aussi je crois que ses livres ne sont pas menacés d'un oubli pro- chain : car ils offrent des pensées justes clairement

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2 60 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

exprimées, des seiitiiiieiits vrais analysés avec fi- nesse. Que faut-il de plus pour assurer la durée des œuvres littéraires?

is4e.

IX.

SAINTE-BRllVE

VOLUPTE.

Le roman que je viens de lire est bien ce que j'attendais : le poëte et le critique sont résumés dans ce livre et transformés sans altération notable. La connaissance des choses humaines y est plus complète et plus à nu ; les sentiments et les opi- nions sur Tordre social nous vivons s'y révèlent plus nettement, mais sans troubler la continuité harmonieuse de la vie littéraire de Fauteur.

Oui_, nous sommes heureux de le reconnaître et ce bonheur est assez rare pour qu'on prenne la peine de le signaler^ le roman de Sainte-Beuve ne dément pas une seule des espérances qu'il donnait il y a dix ans à l'époque de ses débuts. C'est une conclusion logique et glorieuse dans la série des tentatives intellectuelles qu'il a courageusement abordées en 1824.

2 68 PORTRAITS LITTERAIRES.

Aussi, pour bien comprendre et pour expliquer le sens intime du roman, il faut rappeler sommai- rement les travaux et les volontés de Fauteur. En- visagé de cette sorte. Volupté n'a plus rien d'obscur ni de mystérieux; c'est dans Tordre humain et dans Tordre littéraire une œuvre inévitable et pré- vue; c'est, sous la forme du récit, l'expression plus familière et plus vive, plus abondante et plus ac- cessible, des idées révélées déjà sous la forme dia- lectique et sous la forme lyrique. Détaché de l'unité à laquelle il se rapporte, ce livre court le danger d'être mal compris; rapproché des prémices dont il est le complément, il s'éclaire d'un jour lumineux et paisible.

Je répugne à publier ce que je sais des contem- porains. Quand je posséderais toute la vie privée des hommes dont le nom est aujourd'hui célèbre, je me garderais bien de la révéler. Mais je crois qu'en de certaines circonstances, l'homme importe à l'explication de l'artiste; et, par exemple, à moins d'attribuer à Sainte-Beuve un caractère spé- cial, choisi, exceptionnel, il est impossible de com- prendre ses pèlerinages et ses dévotions. Il y a en lui un mélange heureux d'enthousiasme et de cu- riosité qui se renouvellent à mesure qu'ils s'apai- sent, et qui enrôlent son esprit et se^ études au service de toutes les gloires naissantes ou mécon- nues. Ce n'est pas tout : cette singularité d'intel- ligence ne dénouerait qu'à demi le problème de

SAINTE-BEUVE. 2 69

ses travaux. Il est doué d'une abnégation bien rare en ce temps-ci. Quoiqu'il ait foulé aux pieds bien des cendres qu'il ne prévoyait pas^ il ne recule, Dieu merci^ devant aucune ingratitude. Une perd pas son temps à supputer les oublis dont il a peuplé sa mémoire. Il dit la vérité pour le plaisir de la dire. Il popularise les noms dédaignés par l'igno- rance ou la frivolité^ sans trop se soucier du destin réservé à son dévouement. Le témoignage qu'il se rend à lui-même d'avoir bien fait, et courageuse- ment^ suffit à le contenter, à le soutenir dans les luttes nouvelles.

Chaque fois qu'il agrandit pour la foule curieuse^ moins prodigue de louanges que de railleries, le cercle de la famille littéraire, il s'applaudit et se repose, sans demander aux disciples qu'il initie, aux dieux nouveaux qui n'avaient pas d'autels avant ses prédications, une longue reconnaissance, une solide amitié.

Il marche par le chemin qu'il a choisi, et se fait une gloire involontaire de toutes les gloires qu'il a révélées. Quand il rencontre sur sa route un poëte dont la voix est à peine entendue, il s'applique sans relâche à grossir son auditoire, il construit de ses mains un théâtre, il place lui-même les vases d'airain qui doivent enfler le son et le porter aux oreilles les plus rétives. Puis, quand le peuple s'est assis pour écouter, il épie d'un œil vigilant sur les figures étonnées l'inintelligence ou l'inatten-

22i

270 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

tion, et^ cooime le chœur de la tragédie antique, il moralise la foule et déroule devant elle le sens mystérieux des symboles qu'elle admire sans les comprendre.

Comptez parmi nous ceux qui se résignent au rôle du chœur antique; comptez ceux qui suivent l'histoire et ne s'y mêlent pas; comptez ceux qui expliquent la chute et Télévation des trônes, et ne prétendent pas à la royauté ! et pourtant le rôle du chœur est un rôle grave et sérieux, plein d'am- pleur et de majesté, mais dont ne s'accommode pas volontiers Fégoisme de notre temps. Chacun pour soi et Dieu pour tous, c'est ce qui se lit au fond des amitiés les plus bruyantes. Triste vérité ! mais qu'il ne faut pas nier. Ordinairement, le blànie et l'éloge départis aux contemporains ne sont guère que des contrats passés avec la vanité. En élevant sur un piédestal ceux qui gisaient dans le sable, le plus grand nombre songe à soi et se promet bien de monter au même rang.

Or, parmi les désintéressements littéraires je n'en sais pas de plus éclatant que celui de Sainte- Beuve : depuis dix ans, il n'a pas écrit une page qui ne rende témoignage pour lui, et malheureu- sement aussi contre bien d'autres. 11 a tendu à bien des grandeurs chancelantes une main fraternelle, dont l'étreinte s'est relâchée, sans qu'il y eût de sa faute. Il a secouru bien des naufragés qui ont ou- blié le nom de leur sauveur en touchant le rivage.

SAINTE-BEUVE. 27 1

II a couvert de la pourpre iuipériale bien des sol- dats obscurs avant son acclamation^ et qui se sont éloignés de lui en disant comme un des césars à son lit de mort : Je sens que je deviens dieu.

Mais, à chaque nouvelle déception^ son courage grandissait pour tenter un nouveau pèlerinage^ et marcher à de nouvelles découvertes. Avant lui^ la critique française^ lorsqu'elle n'était pas savante ou acrimonieuse^ n'était guère qu'un blutage assez vulgaire de préceptes et de formules dont le sens était perdu. C'est à Sainte-Beuve qu'il faut rappor- ter rhonneur d'avoir mis la poésie dans la critique; c'est lui qui le premier a fait de l'analyse des œuvres littéraires quelque chose de vivant et d'a- nimé, capable d'intéresser par soi-même, en de- hors de l'œuvre qui a servi de point de départ. Son tableau du xvi^ siècle et ses Portraits prouvent assez, quoique diversement, ce que j'avance. Bien que la partie plastique de la poésie occupe, dans le premier de ces ouvrages, une place importante et presque souveraine, pourtant il est facile de de- vine?;, à chaque page, que, si l'auteur estime si haut la naïveté de l'expression, ce n'est pas de sa part un caprice puéril, et qu'il poursuit sous la simplicité du mot la simplicité du sentiment. D'ail- leurs, lorsque parut ce premier livre, en 1828, toutes les questions de plastique poétique étaient encore flagrantes. On se battait pour des droits encore mal définis. La querelle était bariolée de

272 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

blasons inexpliqués; à ces obscures familles qui réclamaient perles et fleurons sans produire leurs titres, il fallait un d'Hozier pour les mettre d'ac- cord. Cette tâche était réservée à Sainte-Beuve. Il a retrouvé les origines de notre poésie; il a dressé l'arbre généalogique de nos franchises , que le temps et les commentaires avaient enfouies; il a nommé les aïeux inconnus d'x\ndré Chénier et de MoHère; il a franchi Malherbe pour atteindre Ré- gnier.

Il s'est chargé de légitimer historiquement l'école poétique de la restauration, que la foule prenait pour une invasion d'usurpateurs; il a tiré de la poudre de nos bibliothèques les chartes oubliées, les constitutions méconnues de la vieille France; il a réconcilié les novateurs avec les amis du passé.

Ce premier travail achevé, il s'agissait de juger le passé d'après les principes aujourd hui recon- nus. Après avoir rattaché le xix^ siècle au x\i% il fallait estimer les deux siècles intermédiaires d'après leur parenté plus ou moins prochaine avec les premiers ou les derniers noms de la famille française, et surtout, ce qui était plus important et plus difficile, d'après le rang qu'ils occupent dans la grande famill.e humaine. Cetjte seconde moitié de la tâche n'a pas été moins glorieusement accomplie que la première. Une fois résolu à cher- cher constamment l'homme sous l'artiste, en

SAINTE-BEUVE. 27 3

même temps qu'à préciser la généalogie de tous les noms, Sainte-Beuve a courageusement pratiqué le double devoir qu'il s'était imposé. Chacune des biographies qu'il étudie lui devient, pour quelques semaines, un monde de prédilection, une atmo- sphère préférée il respire à pleins poumons, un paysage chéri dont il épie curieusement les moin- dres ondulations, un tleuve bienheureux dont il suit le cours et les sinuosités les plus capricieuses. Chacune de ses études est un véritable voyage. Il nous revient de ces lectures aventureuses comme d'une course lointaine; il secoue de ses pieds le sable des rivages ignorés; il rapporte à la main la tige des plantes inconnues qu'il a cueillies sur sa route. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, comme tous les voyageurs, il s'imprègne des mœurs et des passions des peuples qu'il a visités, s'il lui arrive de vanter tour à tour les temples de Bom- bay, de Memphis et d'Athènes, et de confesser tant de religions qu'on le prendrait pour un impie.

Non, cette perpétuelle mobilité n'est qu'une bonne foi constante. Sainte-Beuve ne perd jamais de vue, dans chacune de ses initiations, les paroles de François Bacon : il faut que le disciple croie. Il croit à Saint- Martin et à Lamartine, il croit à Chateaubriand et à Lamennais, il croit à Diderot et à l'abbé Prévost: mais croire, pour lui, ce n'est qu'une manière de comprendre. Il croit pour sa-

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voir; il étudie avec le cœur, comme les femmes; il se livre comme elles pour obtenir. La foi nou- velle qu'il accepte n'a rien de factice ni d'irrésolu ; à force de contempler son nouvel ami, il se trans- forme en lui; il se met à vivre de sa vie; il évoque les ombres d'une société qui n'est plus ; il réveille les passions éteintes; il reconstruit les caractères et les volontés impossibles aujourd'hui, et tout cela de si bonne grâce, avec un naturel si parfait, que nous cédons à l'illusion comme lui. Chacun des modèles qu'il fait poser devant nous gagne notre atfection en révélant à nos yeux des mérites inattendus.

Il se peut que des intelligences plus sévères et moins expansives répudient quelques-unes des ad- mirations de Sainte-Beuve. Il y a des âmes sé- rieuses, pleines de candeur et d'austérité tout à la fois, qui ne se résignent pas à la sympathie aussi facilement que lui; mais il désarme le blâme par la sincérité de ses opinions. Il est heureux d'ad- mirer, comme d'autres sont heureux de com- prendre.

C'est pourquoi je m'explique sans peine qu'il ait omis jusqu'ici dans ses études les natures trop éloignées de la sienne, celles surtout qui se sont produites au milieu du bruit et des pompeux spec- tacles; s'il lui arrive presque toujours d'aimer pour comprendre, on peut dire avec une égale vé- rité qu'il ne comprend guère ceux qu'il n'aime pas-

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Dans la poésie lyrique, Sainte-lkuve a eu pa- reillement deux moments bien distincts, mais non pas contradictoires. Dans les morceaux publiés sous le pseudonyme de Joseph Delorme, comme dans le tableau du xvi® siècle, il semble plutôt préoccupé du mécanisme de la versification que du fond même des pensées. Il s'applique avec une curiosité amoureuse à reproduire tous les rhythmes essayés au temps de la renaissance par Baïf, Ron- sard et Dubellay. L'esprit tiède encore de cette laborieuse exploration qu'il vient d'achever, il s'empresse de consigner les résultats de ses études dans une lutte assidue avec les modèles qu'il a quittés tout à Theure. C'est ainsi que faisait War- ton, en étudiant l'histoire de la poésie anglaise.

Si Ton veut pourtant pénétrer le caractère in- time des poésies de Joseph Delorme, on s'aperçoit bien vite que l'auteur a surtout cherché à traduire, sous une forme naïve et harmonieuse, le journal de ses impressions personnelles. Si l'on excepte en effet l'ode à la rime, qui, par la prestesse des évolutions et la variété des similitudes, ressemble volontiers à une gageure, on retrouve presque à chaque page le retentissement d'une pensée qui étonne d'abord par sa nudité, mais qui bientôt, lorsque les yeux sont façonnés à ce nouveau spec- tacle, nous attache et nous intéresse par sa nudité même. C'est une révélation franche et hardie, dédaignant les réticences, pleine de mépris pour

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la périphrase, préférant le mot vrai aux images les plus élégantes; c'est une causerie domestique.

Dans les Consolations, l'élément humain s'est complètement dégagé des questions de rhythme, de césure et de rime. L'artiste est sur de l'instrument qu'il manie; il choisit volontiers les plus simples mélodies et ne paraît guère songer qu'à lui-même. Ce qu'il dit, ce n'est pas pour plaire ; car s'il vou- lait plaire, il le dirait autrement. Il connaît tout le manège de la coquetterie poétique ; il s'est rompu de bonne heure aux ruses les plus difficiles de l'ex- pression. S'il procède avec une austérité continue, c'est qu'il a subi depuis un an une métamorphose irrésistible; c'est que livré à lui-même, loin du monde qu'il a toujours mal connu, dans la société de ses livres chéris qu'il devait bientôt épuiser, las de mordre au fruit de la science, il est monté jus- qu'à Dieu pour lui demander compte de sa misère etde son impuissance; c'est qu'il s'est réfugié dans les mystiques entretiens pour échapper au doute qui le rongeait.

Si j'insiste sur le caractère religieux des Consola- tions, c'est que ce livre contient le germe entier de Volupté; c'est qu'on y voit déjà le cœur se débattre sous les sens et se révolter contre l'avilissement du plaisir. Envisagées poétiquement, les Consolations, malgré l'empreinte personnelle qui les distingue en ce temps dimitalion et de prosélytisme, sont unies à l'École des lacs, et en particulier à Wordsworth,

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par une étroite parenté. Sainte-Beuve^ conuiie le poëte anglais,, ennoblit par la pensée qu'il y mêle plutôt que par l'expression dont il les décore les sujets les plus vulgaires^ les accidents les plus indif- férents de la vie quotidienne. Je sais qu'on a re- proché aux Consolations de ressembler trop à la prose; je sais qu'à de certains esprits habitués dès longtemps à la pompe de l'alexandrin, ces confi- dences familières ont paru presque triviales; mais ceci^ je crois^ est plutôt l'etfet de la surprise que le symptôme dun réel mécontentement. Le même dédain pourrait se manifester en présence d'un Hobbema chez un homme qui n'aurait vu jusque- que des Claude Lorrain.

Et puiS;, dans son amour pour les simples pay- sages de l'école flamande, Sainte-Beuve ne s'interdit pas l'essor d\me pensée plus élevée. Il y a dans les Consolations deux ])ièces qui se distinguent entre toutes par la naïveté du début, le progrès lent et mesuré des premiers accords, et aussi, je dois le dire, par la magnificence et la sublimité de la con- clusion : je veux parier des amours d'Alighieri et de Béatrice et du monologue désespéré de iMichel- Ange. A coup sûr il est impossible de commencer plus familièrement que ne le fait Sainte-Beuve dans ces deux morceaux. Il traduit presque httéralement un sonnet du Buonarroti, une page de la Vie nou- velle. Il épelle le thème qu'il a placé sur son pu- pitre, il le commente et le décompose nonchalam-

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27 8 POKiKAlTS LITTERAIRES.

ment; on dirait qu'il promène au hasard ses doigts sur le clavier ; mais peu à peu il s'exalte, il s'enivre de sa pensée, le son grandit et monte jusqu'au faîte; le murmure qui tout à fheure chuchotait à nos oreilles s'enfle jusqu'à la menace ; nous étions dans une prairie au bord d'un limpide ruisseau et voici que nous sommes transportés sur la crête d'un ro- cher au bord d'un fleuve écumant. C'est une grande habileté et très-rare je vous assure : c'est le pro- cédé familier aux grands symphonistes de l'Alle- magne.

11 y a dans ces deux morceaux assez de poésie pour défrayer bien des poèmes. Quant au caractère mystique du recueil entier, qui a paru à quelques personnes plutôt découragé que fervent, il n'y a qu'une réponse à faire, c'est que les plus fermes es- pérances, qu'elles s'adressent à Dieu ou bien à un cœur préféré, ont leurs moments de défaillance et d'abattement : c'est qu'il n'y a pas de prière pos- sible dans une perpétuelle glorification.

Des Consolations au roman la transition est toute naturelle. Le sujet, qui dabord ne se révèle pas en plein, mais qui se dessine et se précise au bout de quelques pages, n'est autre que la lutte des sens et de la volonté, le duel du plaisir et de l'intelligence, de la mollesse et de la réflexion, du c'orps et de l'âme, le combat acharné de la volupté contre l'a- mour. Ceci pourra sembler singulier aux esprits inatteritifs ; mais, avec un peu de complaisance et

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surtout de bonne foi, on se convaincra bien vite de lu réalité de la j^uerre que Sainte-Beuve a choisie comme sujet d'étude poétique.

Croyez-vous que Tamour pour le poète, pour Tartiste, pour le philosophe, pour le prêtre, pour rhomme qui pense et qui veut, pour Thomme enfin qui est vraiment un homme, se réduise au plaisir des sens? Croyez-vous que Tivresse et Toubli, Texal- tation et l'épuisement, l'entraînement et la prostra- tion suffisent à réaliser l'amour tel que Tont conçu, tel que Tout éprouvé Pétrarque et saint Augustin, ces deux grands maîtres dans la science d'aimer ? Oh ! que non pas ! la tâche n'est pas si facile.

Pour peu qu'on ait vécu ou qu'on ait seulement regardé vivre autour de soi, on ne tarde pas à le reconnaître, les plaisirs trop hâtés, le paspillage des sens, les ivresses trop rapides et mal choisies, avi- lissent l'âme, répuisent et l'endorment; et quand vient l'heure d'aimer sérieusement, quand il s'agit d'engager sur un nom le reste de ses années, ce n'est qu'à grand' peine que Tàme se réveille pour essayer cette vie nouvelle et glorieuse, cette vie d'épreuve et de dévouement. Bien souvent le cou- rage lui manque à moitié chemin. En vue du port qu'elle aperçoit, elle ralentit la manœuvre, se laisse démâter et retourne paresseusement aux vagues tumultueuses de ses plaisirs.

Sans doute il y a des voluptueux qui se purifient dans un amour sérieux ; sans doute il y a des âmes

28 0 PORTRAITS LITTERAIRES.

qui, après s'être longtemps flétries dans le plaisir, se rajeunissent et se renouvellent aans le dévoue- menl et l'abnégation ; mais combien, au lieu de se transformer et de dépouiller le vieil homme, flé- trissent à leur image Fâme qu'ils ont choisie, qui devait les régénérer et qui devient leur proie !

C'est qu'en effet la métamorphose est laborieuse, c'est qu'au delà de certaines limites elle est tout à fait impossible; c'est que la volupté, analysée dans ses intimes éléments, n'est qu'un monstrueux égoïsme, une perpétuelle immolation aux sens ina- paisables; c'est que les sens, irrités à toute heure, impuissants à contenter leur colère, éteignent une à une toutes les facultés généreuses de notre âme.

Il est donc naturel que le voluptueux recule de- vant la tâche imposée à Tançant, qu'il pâlisse et trébuche devant Fabîme de résignation et de lutte ouvert à ses pieds. S'il tremble à la seule pensée de frayer la route à celle qu'il a choisie, c'est que ses pieds amollis dans le repos ne sont pas de force à saigner impunément, c'est qu'il craint pour ses pas chancelants les cailloux et les ronces, c'est que ses yeux, baignés dans l'ombre d'une alcôve eni- vrée ne supporteraient pas la lumière éblouissante de la plaine; c'est que" ses bras, usés' dans les étreintes furieuses, soutiendraient mal la femme préférée.

J'ai connu des caractères singuliers, d'une paix

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austère et permanente, à peine au seuil de leurs années^ dédaignant la jeunesse qui s'agitait autour d'eux, pressés de vieillir avant l'âge, ambitieux de sentir sous les tresses dorées de leur chevelure les pensées qui d'ordinaire ne mûrissent que sous les fronts chauves et ridés; ceux-là prenaient la vo- lupté par son côté impitoyable et terrible : ils tuaient leurs sens pour dégager leur âme; ils dé- chiraient le corps pour ouvrir à l'intelligence des horizons plus larges, de plus lointaines perspectives. Au delà du plaisir qu'ils se prescrivaient et qu'ils menaient à bout, ils apercevaient l'atmosphère se- reine de la réflexion. Quand ils ont voulu se mettre à aimer, quand ils ont compris que l'intelligence livrée à elle-même, abreuvée de vérité, ne suffit pas à remplir la vie, ils ont trouvé dans l'amour une vie nouvelle et qu'ils avaient prévue. Ils avaient mesuré la tâche, ils avaient l'œil paisible, et leur paupière ne s'est pas abaissée convulsivement. Ils avaient compris que la volupté a deux sens, l'un grossier, vulgaire, qui se révèle au plus grand nombre, c'est le plaisir égoïste; Tautre idéal, poé- tique_, supérieur à la vie commune, c'est la volupté dans l'amour. Ils avaient pressenti que le plaisir acheté par le dévouement et le sacrifice, préparé par la persévérance et les mutuels épanchements, acquiert une saveur nouvelle, que les voluptueux ne soupçonnent pas. Aussi, quand ils ont essayé l'amour, ils l'avaient deviné, et sans peine ils ont

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28 2 PORTRAITS LITTERAIRES.

triomphé de leurs sens avilis. Ils avaient conservé soigneusement l'étincelle précieuse qui devait ra- nimer les cendres de leur jeunesse. Au jour du réveil_, ils ont retrouvé ce qu'ils avaient dédaigné dans leur folie orgueilleuse^ la faculté d'aimer.

Mais ce n'est pas à cette volupté réfléchie que s'en est pris Sainte-Beuve ; il sait bien que le plai- sir ainsi accepté^ plutôt que poursuivi^ n'est qu'une cruelle initiation^ qui mérite plus de compassion que de colère.

Amaury^ le héros du roman de Sainte-Beuve^ placé entre trois femmes, toutes trois dignes d'être aimées, les perd toutes trois par son irrésolution et ses caprices. Livré de bonne heure aux faciles plaisirs, il s'y amollit, s'y énerve, et lorsqu'il cher- che en lui-même la force de vouloir et d'aimer, il ne la retrouve plus ; il entame la destinée de trois femmes sans compléter la sienne. Tout le roman est là. De la volupté à l'impuissance d'aimer_, de rirrésolution à la nullité, la transition est logique, irrésistible. Les trois caractères qui s'offrent à l'a- mour d'Amaury, et qu'il n'accepte pas, parce qu'une fois avili par Teffémination, il tremble de s'engager et de vouloir, sont tracés habilement, simples, vrais et bien distincts. La première, Amé- lie de Linier, est une jeune fille candide et pure, attachée à ses devoirs, résignée à l'obéissance, sou- mise à la destinée que Dieu lui a faite, qui sui- vrait Amaury dans ses plusj hardies entreprises.

SAINTE-BEUVE. 28 3

mais qui souhaite un nMe à riionime qu'elle aime, parce qu'elle ne conçoit pas la dignité virile sans la volonté. Son ambition ne va pas jusqu'à sur- prendre à son profit toutes les facultés d'Amaury : elle veut la première place dans son cœur; dans le monde, elle ne veut pour elle-même que le se- cond rang. Elle est libre, elle pourrait devenir la femme d'Amaury ; mais le voluptueux demande deux années de répit. Deux ans dans la vie d'un homme sans volonté, sans prévoyance, c'est un monde pour l'oubli et les mauvais desseins. Bientôt Amélie est détrônée par madame de Couaën. Cette nouvelle figure, pour l'achèvement de laquelle le poëte a dépensé le meilleur de ses forces, est plus grande, plus idéale que la première ; sa mélanco- lie est pleine de superstition et de pressentiments; elle se laisse aller à aimer Amaury sans craindre un seul instant que cette nouvelle affection puisse troubler la paix de ce qui l'entoure. Elle aime saintement, pour le bonheur d'aimer ; ce qu'elle offre et ce qu'elle demande, c'est un dévouement sans réserve , mais chaste , mais religieux , mais contenu dans les limites austères du devoir : elle ne connaît pas l'entraînement des sens, et ne songe pas à le redouter. La troisième figure, moins poé- tique peut-être que les deux autres, madame de R..., intéresse pourtant par la franchise même de sa légèreté. Elle est d'une coquetterie naïve, inca- pable d'un amour sérieux, mais capable cependant

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PORTRAITS LITTERAIRES.

de pleurer l'abandon. Son amour, on le comprend sans peine, est plutôt dans sa tète que dans son cœur ; c'est un type qui se rencontre assez souvent, et que Sainte-Beuve a fidèlement reproduit d'après nature. Sans doute madame de R... n'est pas digne de lutter dans le cœur d'Amaury avec Amélie ou madame de Couaën ; mais, pour l'irrésolu volup- tueux, c'est une occasion naturelle d'oublier son second amour comme il avait oublié le premier, et c'est pourquoi il faut remercier l'auteur de l'a- voir placée près d'elles.

Amélie représente le bonheur paisible, sans lutte, sans péripétie, l'amitié dans l'amour, la séré- nité des jours pareils et prévus. Madame de Couaën résume idéalement l'amour romanesque, mêlé de larmes sanglantes et de célestes sourires; la pos- session de madame de R... serait tout au plus un bonheur de quelques semaines.

Entre ces trois amours, Amaury, on le voit bien, préfère le second, le plus grand , le plus difficile; mais il recule devant le danger , et n'oifre pas le combat. Le cœur d'Amélie se laisse trop facilement pénétrer, et n'offre pas à son avide curiosité assez d'éléments d'excitation; et puis , pour l'obtenir, il faudrait s'engager sans retour, et le voluptueux ne veut pas même engager le lendemain. Madame de R... ne refuse pas de se livrer; mais elle veut être dignement gagnée , et s'accommoderait mal d'un cœur partagé. Elle surprend dans le cœur d' Amaury

SAINTE-BEUVE. 28 5

deux images rivales de la sienne, et qui rend l'aient son règne impossible; elle ne peut pas se méprendre sur les vrais sentiments de Thomme qu'elle a dis- tingué; elle devine son hésitation et ses lâchetés; elle serait folle vraiment de céder à des attaques si mal conçues et si mal poursuivies.

Ces trois amours sont décrits dans le roman de Sainte-Beuve avec une exquise délicatesse.

Un jour ces trois femmes se rencontrent, et sans plaintes, sans récrimination, sans aveu, elles com- prennent la secrète rivalité qui les sépare ; ce jour- est un jour décisif pour Amaury. Témoin de ces trois douleurs qu'il a faites, il s'aftlige et s'apitoie sur lui-même, il maudit sa misère et son infirmité. Il s'éloigne avec un elfroi religieux de ces trois plantes flétries au souffle de son amour impuissant. Il se retire de la vie il n'a plus de rôle à jouer, il se réfugie en Dieu ; et pour que rien ne manque au châtiment de sa lâcheté , à peine a-t-il été or- donné prêtre, qu'il assiste aux derniers moments de madame de Couaën ; il récite sur sa dépouille la prière des morts, et renvoie au ciel cette âme dont il n'a pas voulu.

Il y a dans tout ceci une haute moralité. Cette histoire très-simple aboutit à une conclusion lu- mineuse, à un enseignement sévère , à une leçon évidente : Amaury manque sa destinée faute d'avoir voulu.

Aimer, savoir, qu'est-ce après tout sans la vo-

28 6 PORTRAITS LITTERAIRES.

lonté? une occasion de vivre, mais non pas la vie elle-même. Vérité simple, et que beaucoup pour- tant révoquent en doute , ou ne soupçonnent pas.

Si j'ai négligé dans cette rapide analyse toute la partie locale et historique du roman , si j'ai omis le portrait de M. de Couaën, celui de madame de Cursy, celui de Georges Cadoudal ^ c'est que ces trois figures ne sont pas sur le premier plan du ta- bleau, c'est qu'elles servent plutôt à Tencadrement de Taction qu'à Faction elle-même, c'est que dans la destinée d'Amaury ces trois noms sont plutôt des accidents que des ressorts.

L'épilogue tout entier est magnifique d'élévation, d'abondance et de verve. Dès qu'Amaury, en ex- piation de sa jeunesse livrée aux vents capricieux de la volupté, pour racheter ses années perdues, a choisi la prière comme un dernier et inviolable asile , comme un rocher inexpugnable et que les Ilots du monde baignent incessamment sans jamais l'ébranler, il se régénère et se relève , il se renou- velle et se transfigure : le voluptueux redevient homme.

Le style de ce roman possède les qualités habi- tuelles de l'auteur. La grâce, la pureté qui lui sont familières se retrouvent dans ce livre. Mais il y a heu, je crois, à faire quelques remarqués techni- ques sur la trame intérieure du langage appliqué au récit et en particulier au roman.

La forme choisie par l'auteur admet, je le sais.

SAIiNTE-IJELVE. 287

toutes les variétés^ tontes les niiaiiees de style, de- puis le familier jusqu'au lyrique, depuis le simple et le nu jusqu'à Tépique et au pittoresque; mais ne convient- il pas de ménager soigneusement la transition d'une nuance à l'autre?

Dans la succession même des nuances, n'y a-t-il pas une loi? Et cette loi, quelle est-elle? N'est-ce pas la sobriété ? La nuance lyrique en particulier ne doit-elle pas se produire avec une avarice rétlé- chie? Et s'il arrive qu'elle se répande avec une abon- dance luxuriante, n'entache-t-elle pas de mesqui- nerie et de nudité les nuances voisines et plus sim- ples? Pour le récit, par exemple, ne serait-il pas utile de s'interdire les images fréquentes et vive- ment accusées? Ne faut-il pas réserver les simili- tudes pour la peinture du paysage, les symboles pour la révélation du monde intérieur, qui, sans le secours de la poésie , ne pourrait jamais s'éclairer que d'un jour incomplet ?

Chacune de ces questions est grave, et ne se résout pas à la course. Aussi, en les faisant, nous éprou- vons le besoin de les justifier. Parfois il nous a semblé que les pages les plus belles de ce livre ga- gneraient singulièrement à se simplifier. Il y a dans une œuvre de longue haleine une perspective poé- tique dont il faut tenir compte. Souvent le style trop chargé d'images plie sous le faix et ralentit la marche du récit.

Mais s'il est prescrit au romancier d'apporter

28 8 l'ORTRAITS LITTERAIRES.

dans l'emploi des images d'infinis ménagements, il doit éviter avec un soin pareil de les briser en les variant, de les obscucir en les superposant ; or je dois déclarer franchement que Sainte-Beuve a plusieurs fois commis cette faute. Il lui arrive de choisir des images dans des ordres de pensées sou- vent très- éloignés Tun de l'autre, et de mettre une comparaison abstraite à côté d'une comparaison visible ; de cette sorte, la première perd son auto- torité, et la seconde sa grâce.

Et puis il répugne généralement à continuer, à soutenir la similitude qu'il a choisie; on dirait qu'il craint de la rendre puérile en la déroulant. Les nombreux exemples qu'il a sous les yeux expli- quent sa frayeur, mais ne la justifient pas. Sans doute il est arrivé de nos jours à des artistes émi- nents d'entamer le tissu du style à force de l'amin- cir pour l'étendre ; mais le danger peut être évité, et Sainte-Beuve , mieux que personne , connaît le moyen de n'y pas succomber.

Cette brièveté volontaire dans les similitudes, en muhipliant les facettes et les tons du style, lui ôte une partie de son unité. La prose prend alors un aspect chatoyant qui fatigue l'œil et déroute l'at- tention.

Ces reproches, que nous croyons sérieux , s'ex- pliquent par une disposition particulière à l'esprit de Sainte-Beuve. En présence de sa pensée, comme devant les caractères qu'il étudie, sa curiosité tient

SAINTE-BEUVE. 2 8 9

du tressaillement : il aperçoit du même coup plu- sieurs faces diverses, également éblouissantes, qui le séduisent avec une égale puissance ; tantôt c'est le coté sensuel, tantôt c'est le côté idéal. Dans son ardeur mobile , il ne choisit pas assez résolument le côté qu'il veut peindre , et comme un enfant placé entre deux fruits également dorés , il va de l'un à l'autre, sans se décider. Cette disposition est, dans l'ordre intellectuel , quelque chose qui cor- respond assez bien au chatoiement du style , dans l'ordre littéraire.

Malgré ces chicanes qui sans doute sembleront niaises au plus grand nombre , à force d'être sub- tiles, Fo/^/y^^e est un beau livre, plein de substance, nourri de pensées et surtout de sentiments vrais, surpris avec bonheur, étudiés avec avec précision ; c'est un livre ruisselle le sang des blessures, l'artiste a laissé des lambeaux de son cœur, comme la brebis des lambeaux de sa toison dans la haie qu'elle franchit .

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X.

EUGKNR SCRIBE

Depuis plus d'un an nous attendions le discours de réception de M. Scribe^ et nous commencions à désespérer. Nous connaissons les occupations mul- tipliées, les travaux innombrables et sans cesse re- naissants de l'auteur de Bertrand et Raton ; nous savons qu'il entreprend à la même heure un opéra- comique, un ballet et deux ou trois menues comé- dies avec ou sans couplets : il était donc naturel de penser que les administrations dramatiques, dont M. Scribe est aujourd'hui la providence, faisaient tort à l'Académie française. Les documents les plus authentiques semblaient fortifier cette conjecture; depuis rinauguration de Y Ambitieux, on parlait à la fois d'une pièce en cinq actes pour la Comédie- Française, de plusieurs poëmes lyriques, destinés à madame Damoreau, et d'une fourniture considé- rable pour le boulevard Bonne-Nouvelle ; c'était bien assez pour absorber toutes les facultés du

2 02 PORTRAITS LITTERAIRES.

génie \o plus fécond de la France. Enfin^ les répé- titions actives de la Saint-Barthélcmy auraient suffi seules à expliquer le silence du nouvel académicien. Heureusement pour la littérature^ pour l'Acadé- mie et pour nous^ M. Scribe^ par un redoublement d'énergie^ a trouvé le temps d'écrire son discours de réception entre une cavatine et un trio. L'as- semblée était nombreuse à l'Institut^ jeudi 28 jan- vier, et la composition de l'auditoire avait un ca- ractère inaccoutumé. Les députations qui s'étaient donné rendez-vous sur les bancs de l'Académie narguaient naïvement l'étonnement des curieux. C'était, d'une part, la légion des collaborateurs de M. Scribe, clients modestes qui avaient voulu ac- compagner leur patron jusque dans l'enceinte du sénat, qui se glorifient de lui appartenir, et qui, ce jour-là du moins, partageaient les honneurs décer- nés à son génie. Plus loin, on distinguait un essaim de jeunes veuves, maîtresses à vingt ans d'une for- tune indépendante et ne sachant que faire de leur main et de leur cœur ; dans les rangs de ces veuves privilégiées, il y avait bien quelques orphelines dé- laissées, quelques filles coupables, chargées de la malédiction paternelle; mais elles avaient oublié leurs larmes et leurs remords, et se confondaient dans la foule de leurs compagnes. Aux pieds de ces veuves enchanteresses, on apercevait des colo- nels sans régiment qui, pendant quinze ans, ont noué avec ces dames des intrigues victorieuses.

EUGENE SCRIBE. 213

M. Scribe était véritablenienl entouré de son état- major, il pouvait se croire encore sur la scène du (lymnase. C'est sans doute à la présence de ces députations que nous devons attribuer la prcuiière émotion de l'orateur. Sa voix tremblait comme celle d'un jeune étourdi qui aurait un oncle à flé- chir, des dettes à payer et une cousine à convaincre. L'exorde du récipiendaire ressemblait volontiers à l'exposition d'un drame sentimental. M. Scribe a rapproché sa gloire académique de ses premiers succès au lycée Napoléon ; il s'est mis en scène entre Fontanes et Arnault, et a même trouvé moyen d'appeler à son secours le souvenir de sa mère ab- sente. Après cette habile préparation, il a loué ra- pidement les tragédies, les fables et jusqu'aux chansons de M. Arnault; il a rappelé la nomination académique de Laujon, et commencé la biographie de la chanson. M. Scribe se prend très-sérieusement pour un chansonnier, et c'est par ce titre qu'il a expliqué publiquement son avènement à TAcadé- mie. La chanson, selon lui, a seule une valeur his- torique parmi les ouvrages d'imagination. Pour prouver cette thèse singulière, il a parlé des Croi- sades et de la Ligue, de la Fronde et des Etats Gé- néraux, de la Convention et du Directoire, des trouvères et des ménestrels, de la liberté et de VAl- curan, avec un aplomb et une volubilité qui ont amusé l'auditoire et l'ont presque étonné comme un morceau d'érudition.

25.

294 PORTRAITS LITTERAIRES.

Cette biographie de la chanson n'était que \a. première partie du plaidoyer de M-. Scribe. Après avoir lu dans le couplet l'histoire entière de la France, Torateur a soutenu, contre Tavis de M. Etienne, que la comédie n'exprime ni la con- duite ni les mœurs d'une nation. Pour démontrer cette seconde partie de son plaidoyer, il a eu re- cours à des arguments d'une force vraiment ter- rible. En homme généreux, et nous devons l'en remercier, il n'a pas voulu remonter au delà du xvii^ siècle ; les trouvères, les ménestrels et VAlcomn avaient mis en lumière tout le savoir du récipiendaire : après ces preuves glorieuses, il pouvait être impunément modeste. Il a donc mené sa démonstration de Louis XIV à Bertrand et Ra- ton. 11 a demandé hautement si Tartufe et hs Fem- mes savantes parlent de la révocation de l'édit de Nantes et des guerres de Flandre ; si Destouches, dans le Dissiprjteur et le Philosophe marié, raconte les orgies de la régence et les débauches du Parc- aux-Cerfs ; si Marivaux, dans les Fausses Confiden- ces, trace le portrait de la Dubarry. Il a omis à dessein le Mariage de Figaro ; mais il a flétri avec une indignation toute paternelle les comédies pas- torales de la Terreur et le drame adultère de nos jours. Il a comparé la Belle Fermière et le comité de salut public, les orgies de nos théâtres et la so- ciété vertueuse au milieu de laquelle nous avons le bonheur de vivre. Toutes ces déductions ont

LLGENE SCIUBE. 2 9i

paru au public de rAcadémie très-savantes et très- probantes. Je regrette seulement que M. Scribe ait négligé de porter en compte la plus hideuse et la plus effrontée de toutes les pièces représentées au boulevard, une pièce qui soulevait le cœur des filles entretenues, et qui pourtant porte son nom : Dix ans de la vie d'une Femme. Paris n'a pas en- core oublié que l'actrice chargée du r(Me principal dans cet ignoble catéchisme, l'avilissement est enseigné par demandes et par réponses, vint pro- tester par ses larmes sincères contre les sifflets ven- geurs de la salle. Cette pièce, qui semble écrite pour la ronde de nuit, la patrouille grise et les lieux de prostitution, qui laisse bien loin derrière elle le Pornographe de Rétif de La Bretonne, ne se trouve pas dans le théâtre de M. Scribe, dédié par lui à ses collaborateurs ; mais elle défie hardiment toutes les débauches futures du théâtre, et n'aurait pas déparé la biographie de la comédie en France. Je ne puis croire que cet oubli soit involontaire, et voilà précisément pourquoi je ne saurais le par- donner à M. Scribe. Quand on a signé de son nom une pareille ineptie, qui n'a ni l'énergie d'une priapée, ni la licence ingénieuse d'un souper de petite maison, il faut soutenir jusqu'au bout son rôle de marchand; si l'on a vendu le scandale et le vice à la foule ébahie, il faut se souvenir de son premier tralic, et ne pas ouvrir une boutique de vertu en pleine Académie.

29 G PORTRAITS LITTÉRAIRES.

Le discours de M. Scribe, si remarquable par l'abondance et la nouveauté des idées, n'est pas moins digne d'étude sous le rapport du style. Nous y avons compté quelques douzaines de solécismes joyeux, qui souriaient léte baute connue s'ils eus- sent été confiés aux lèvres musicales de madame A'olnys ou de madame Allan. M. Scribe, après avoir si souvent cravaché la langue en plein théâ- tre, aurait eu grand tort de la respecter jeudi der- nier. Pour bien remplir son rôle, il devait braver jusqu'au bout la littérature et ceux qui la repré- sentent. Il a donc bien fait, selon nous, d'écrire son discours de réception du même style que ses comédies.

M. Villemain avait beau jeu pour répondre au récipiendaire. Il n'a pas demandé de cartes, et il a eu raison; car il était sûr de retourner le roi. Il a défendu pied à pied, contre la déclamation vul- gaire et le paradoxe anecdotique, le terrain du goût et du bon sens. Fidèle aux traditions académiques, il n'a pas cru pouvoir se dispenser de reprendre en sous-œuvre l'éloge de M. Arnault; mais il s'est bien vite débarrassé de cette obligation insigni- fiante, et a franchement abordé le véritable sujet de sa réponse. 31. Villemain n'est pas un esprit original et ne prend guère sous sa responsabilité la promulgation des vérités nouvelles; mais il excelle à dire l'opinion déjà soutenue par une pha- lange serrée ; il marque volontiers au coin de sa

EUGÈNE SCRIBE. 297

parole le métal coulé en lingots par des mains plus liardies que la sienne; il se fait le tribun des causes gagnées ou qui touchent à leur triomphe; il ne se compromet pas à Tétourdie pour les idées aventureuses^ mais il proclame d'une voix claire et sonore les idées qui ont entamé les lignes ennemies. Il y a dix ans, M. Yillemain n'aurait of- fert à M. Scribe que le dédain ou le respect; au- jourd'hui , que la presse a ouvert la brèche , M. Villemain monte courageusement à l'assaut.

Sauf ces réserves que je ne pouvais passer sous silence, je dois rendre à M. Villemain une écla- tante et pleine justice. Il a traité M. Scribe comme le plus mutin des enfants gâtés, il lui a dit avec des paroles emmiellées les plus dures vérités. Il a dénioh à coups de chiquenaude les théories litté- raires de M. Scribe; mais il a rais dans le renver- sement de ce château de cartes tant d'ordre et de patience qu'il avait l'air de prendre au sérieux la solidité des murailles. Au moment même il se proposait de berner son antagoniste comme Sancho dans la cour de l'hôtellerie, on eut dit, à l'enten- dre, qu'il ne respirait que franchise et bienveil- lance. J'ai même la certitude qu'une grande partie de l'auditoire s'est laissé prendre aux paroles de M. Villemain, et n'a pas songé à deviner la mo- querie cachée sous le compliment. Pour le plus grand nombre, il n'était que poli et s'acquittait de sa tâche avec résignation; mais, en réalité.

2 98 PORTRAITS LITTERAIRES.

("liacnne de ses phrases était une satire amère, implacable^ et retournait le fer dans la plaie sai- gnante.

En présentant la défense de la comédie^ M. Vil- lemain avait une marche toute tracée : de Molière h Beaumarchais, en traversant Regnard, Destou- ches et Marivaux, il pouvait sans effort montrer la constante fraternité des mœurs et du théâtre ; il n*a pas manqué à ce facile devoir. En effet, si la révo- cation de redit de Nantes et les guerres de Flandre ne sont pas écrites dans V Ecole des femmes et le Misanthrope, Molière a pourtant sa place marquée entre La Bruyère et le duc de Saint-Simon; s'il a fait grâce au grand prieur de Vendôme et à la veuve Scarron, il a été sans pitié pour les marquis inso- lents, pour les femmes tachées d'encre et de bouil- lon, pour les colporteurs de sonnets. Si Destouches n'a pas mis sur la scène les jupes relevées jus- qu'au genou et les baisers avinés, il a représenté fidèlement une face de son siècle, il a été senten- cieux comme les roués de la Régence. Marivaux, dédaignant avec raison les bals de bouts de chan- delle et le ministère en corset qui trônait à Ver- sailles, a peint avec une souplesse merveilleuse toutes les galanteries sans cœur auxquelles il as- sistait; il a très-bien montré comment Tamour peut occuper sans passionner, comment la stra- tégie de boudoir peut devenir une affaire sérieuse et savante sans entamer la liberté des amants.

EUGENE SC1UJ$E. 209

Cullé^ dont M. Villemaiii n'a puo parlô^ clans son Théâtre de Société s'est chargé de peindre le xviii'' siècle en déshabillé. Enfin Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, a préparé le serincMit du jeu de paume et la prise de la Bastille, l.es tra- gédies romaines de lEmpire, les comédies guer- rières de la Restauration^ les drames désordonnés de nos jours ne sont pas sans parenté avec les sen- timents de la France depuis trente ans; l'ambition militaire^ le souvenir cuisant de l'invasion, et plus tard le mouvement tumultueux des aveugles espé- rances, l'audace effrénée de Forgueil et de Té- goïsme, se sont fait jour dans la littérature drama- tique. Il suffit donc d'ouvrir l'histoire pour juger la théorie de M. Scribe.

Après avoir réfuté au pas de course les para- doxes de son adversaire, M. Villemain a terminé par des féli(ntations ironiques; il a rappelé la fortune rapide de M. Scribe, et lui a généreusement par- donné son blason ; mais il a très-bien caractérisé cette carrière littéraire qui compte un succès i)ar mois, cette destinée d'un dangereux exemple, qui met la curiosité publique en coupe réglée, qui plante à jour fixe des idées de haute et moyenne futaie, et qui approvisionne régulièrement les chantiers dramatiques. Laissant à M. Scribe le titre de chansonnier, lui permettant même de mettre Désaugiers au-dessus de Béranger, il a prié le nouvel académicien de veiller, au nom de ses

3 00 l'ORTHAITS LITTKHAÏKES.

confrères, sur la conduite littéraire des théâtres lyriques. C'était le coup de grâce, le dernier châ- timent infligé au vaincu. Désormais, M. Scribe est condamné par arrêt de l'Académie à mettre du bon sens même dans ses opéras-comiques. Il fau- dra qu il invente de nouvelles dynasties dans les cercles allemands, qu'il étudie la géographie de l'Europe, et même la langue française. La sen- tence est rigoureuse et sans appel. Que va devenir l'inépuisable improvisateur? comment satisfera- t-il à ces conditions onéreuses? S'il se pique de respect pour les conseils impérieux de l'Académie, je le vois forcé de se réfugier dans le silence. Mais soyez sûrs qu'il n'en fera rien, soyez sûrs qu'il continuera courageusement de monnoyer sa parole, d'accoupler des rimes boiteuses, de rhabiller sans embarras les personnages décrépits de ses créations prévues; soyez sûrs qu'à l'exception du couplet final, il épargnera l'Académie, il ne changera rien à ses habitudes souveraines, et traitera tou- jours le bon sens et la grammaire avec un mépris absolu .

Tout en tenant compte à M. Villemain de son adresse malicieuse, de sa politesse ironique, je ne puis m'empêîcher de blâmer sévèrement hi comé- die jouée jeudi dernier à l'Institut. L'Académie, en admettant dans son sein des hommes d'un mé- rite aussi douteux que M. Scribe, n'est-elle pas coupable d'imprudence ? Ne serait-il pas à souhaiter

EUGENE SCUIBli. 301

que les futurs récipiendaires fussent de force à défier la verve railleuse de M. Yillemain? La sa- gesse et les convenances ne se réunissent-elles pas pour prescrire dans le choix des candidats plus de scrupules et de sévérité? Que M. Yillemain s'égaye et s'amuse dans un salon aux dépens de M. Scribe, rien de mieux; qu'il engage avec lui une polémi- que agile et ingénieuse, et qu'il assemble autour de sa moquerie un cercle attentif, tout cela est [)ermis. Mais railler le récipiendaire en pleine Aca- démie, n'est-ce pas travailler de ses mains à ébranler sa maison ? n'est-ce pas appeler l'inditîé- rence et la déconsidération sur une compagnie littéraire que la France veut bien prendre au sé- rieux? Encore deux ou trois acquisitions de la même valeur que M. Scribe, et l'Académie, mal- gré les noms recommandables qu'elle renferme, n'offrira bientôt plus l'étoffe d'un couplet. A l'heure qu'il est, elle joue le même rôle que la noblesse française au xviii'^ siècle pour prévenir la mo- querie des philosophes ; elle prend l'initiative, et se moque d'elle-même. Elle se fait gaie, insou- ciante, frivole ; elle jette au feu ses parchemins, et ne s'aperçoit pas que le tiers état sourit de pitié. Elle fait bon marché de sa grandeur, elle se tourne en ridicule, et se chatouille pour se desserrer les dents ; mais elle ne prévoit pas qu'un jour la foule s'avisera de la prendre au mot, et sera sans respect pour un corps littéraire si peu ménager de sa pro-

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;J02 POUTUAITS LITTERAIRES.

pre dignité. Si l'Académie, en se gaussant des nouveaux élus^ espère se populariser, elle se trompe radicalement. Entre le discrédit et la po- pularité lïntervalle est immense, et, maintenant, TAcadémie me paraît s'acheminer rapidement vers le discrédit. Ce conseil, dans notre bouche, est parfaitement désintéressé. Les services littéraires de l'Académie française sont pour nous très- con- testables, et la récente publication du Dictionnaire n'est pas faite pour ébranler notre conviction.

En avertissant une institution qui se ruine, nous cédons à Tinstinct du bon sens. Si la critique s'est montrée sévère pour l'Académie, ce n'est pas la faute de la critique. Il faut que l'Académie con- sente à le croire, les parenthèses envenimées de M. Scribe et de M. Yillemain ne changeront rien aux termes de la question : pour se prononcer sur le mérite d'un livre, il n'est pas nécessaire de siéger dans les commissions. L'étude et la clair- voyance suffisent amplement. Peu importe à la presse indépendante et sincère que l'Académie, dans ses lits de justice, accuse la critique d'amer- tume et de mauvaise foi ; Horace, que ces mes- sieurs ne récuseront sans doute pas, se charge de répondre pour nous. C'est lui qui conseille le repos aux chevaux haletants; L'avis est clair et facile à comprendre, et les orgueils obstinés qui sont punis par l'indifférence publique ne doivent imputer qu'à eux-mêmes le châtiment qui les atteint. Nous

EUGENE SCRIBE. 30 3

pouvons le dire franchement^ puisqu'on no doit aux morts que la vérité : tant pis pour M. Arnault^ s'il a démenti Marins et les Vénitiens par la pi- toyable tragédie à^ Pertinax ;i^ni\i\?> pour M. Gros^ s'il a démenti Aboukir et Jaff'a par Hercule et Diomède. Ce n'est pas nous qui refusons d'honorer les vieillards , et d'amnistier le présent au nom du passé. Pourquoi les vieillards prennent-ils à tâche d'effacer les traces glorieuses de leurs pre- miers pas ? Je sais que l'Académie tient en réserve contre la critique un reproche plus grave, et qu'elle juge sans réplique. Je sais qu'elle accuse de turbulence et de désordre les esprits inflexibles qui poursuivent la vérité sous toutes les formes; qui ne font grâce ni à la popularité si elle est in- juste, ni au talent s'il est menteur, ni à la science si elle se fourvoie ; qui, dans l'appréciation d'un ouvrage, mettent l'idée au-dessus de l'homme, et ne consultent jamais que leur conscience pour se pro- noncer. Je n'ignore pas que l'Académie traite sou- vent avec un dédain superbe, mais souvent aussi avec une colère mal déguisée, cette émeute de la raison contre la légalité qui se lézarde ; mais. Dieu merci ! nous écoutons sans ressentiment les mur- mures et le dépit de ces messieurs. Nous leur permettons de lancer contre nous toutes les flèches aiguisées de leur rhétorique impatiente; nous ne descendrons jamais jusqu'à la représaille; nous croyons qu'ils sont faillibles, qu'ilne leur est pas dé-

30 4 l'ORTRAITS LITTERAIRES.

fendu, plus qu'à nous, de se tromper; nous n'imi- terons pas leur exemple, nous ne confondrons pas l'erreur avec la mauvaise foi.

Aujourd'hui, comme toujours, nous souhaitons que l'Académie appelle àelle des candidats vraiment littéraires; nous souhaitons qu'elle devance la popu- larité et ne l'attende pas, qu'elle domine l'opinion publique au lieu de l'écouter et de la suivre servi- lement. Une fois entrée dans cette voie, nous en avons l'assurance, il ne lui serait pas impossible de se régénérer. Et, quand nous contestons les servi- ces rendus par l'Académie, ce n'est pas que nous la regardions comme irrévocablement inutile. Nous pensons qu'elle pourrait entreprendre et ac- complir des travaux d'une grande valeur; mais, pour réaliser cette utile destinée, il faudrait aban- donner sans retour la méthode mise en pratique jusqu'à présent. Dans la création des commissions philologiques, il faudrait consulter, non pas l'exi- guïté des patrimoines, mais les gages littéraires. Sauf un très-petit nombre d'exceptions, les mem- bres nécessiteux sont de droit nommés commissai- res pour tous les travaux, quels qu'ils soient. Or, on ne l'ignore pas, plus d'un écrivain voit dans le titre d'académicien un brevet d'oisiveté) mais l'oi- siveté, si douce à ceux qui n'en abusent pas, n'est pas et ne sera jamais un brevet d'érudition. Que ceux qui ne produisent rien se laissent volontiers pensionner par le ministère, la chose est toute

EUGENE SCRIBE. 305

simple; mais la plus riche rétribution ne peut leur conférer laptitude qu'ils n'ont pas. Pour avoir rimé autrefois quelques odes sur le roi de Kome, et plus tard sur le duc de Bordeaux^ on n'est pas d'emblée maître en philologie ; pour avoir enchanté doses contes les douairières de la rue de Varennes, on n'est pas appréciateur consommé des finesses de la langue. Dans la littérature comme dans Tar- mée, il faut gagner ses grades à la sueur de son front. C'est pourquoi^ dut l'Académie poursuivre la critique de ses récriminations et de ses invecti- ves^ nous souhaitons qu'elle devienne laborieuse, mais nous ne l'espérons pas; et surtout nous la prions de ne pas appeler dans son sein les collabo- rateurs de M. Scribe.

2G

CASIMIR DELAVIGNE.

LOUIS XI.

Quel sujet M. Delavigne a-t-il choisi ? Est-ce la vie entière du roi ? mais les deux mille vers que nous avons entendus n'embrassent guère plus de quinze jours. Est-ce un épisode important de son règne? mais à travers les cascatelles coquettes de ces alexandrins académiques J'ai vainement cher- ché Tombreou le retentissement d'un événement, si petit qu'il fut. Depuis septheures du soir jusqu'à onze heures, mon attention ne s'est pas un seul instant ralentie ; mon oreille et mon cerveau ont toujours été sur le qui-vive, et je puis assurer qu'il n'a pas été question une seule fois de Monthléry ou de Péronne. Des relations diplomatiques de Louis XI . si fines, si délicates, si tortueuses et si multipliées, il n'est pas dit un mot. l^es jeunes pen- sionnaires de Saint-Denis ou d'Écouen, qui ont

3 08 rORTRAITS LITTERAIRES.

entre les mains Leragois^ 3Iillot ou Anquetil, en savent aussi long sur Louis XI que la tragédie de M. Dclavigne. Je crois même pouvoir affirmer que les trois sources vulgaires que je viens d'indiquer sont infiniment plus instructives et plus animées que le poëme prétendu que j'ai entendu jeudi der- nier.

Qu'est-ce donc que la tragédie de M. Delavigue? Puisqu'elle n'est ni biographique comme le Roi Jean, ni dramatique comme le Roi Lear ; puisque ce n'est ni le développement d'une idée une et fé- conde comme Cinna ou Mithridate ; puisqu'on ne saurait y retrouver ni les rapides incidents de Cal- deron_, ni les mouvements pathétiques de Shaks- peare, ni la simplicité de Sophocle ou de Racine^ serait-ce par hasard une savante analyse du carac- tère de Louis XI? M. Delavigne a-t-il déployé dans cette nouvelle œuvre une sagacité poétique qui dé- fié tous les historiens à venir? Xe devons-nous plus regretter la maladresse du secrétaire qui nous a privés de l'histoire de Louis XI par Montesquieu? Le poëte tragique a-t-il deviné la pensée du publi- ciste? l'a-t-il agrandie ? Ou bien faudra-t-il dire de lui ce qu'on a dit de M. de Jouy, lorsqu'il nous a gâté le magnifique dialogue d'Eucrate et de Sylla ? Est-ce une étude profonde et pénétrante de l'âme despotique et bourgeoise du roi qui a commencé si habilement l'émancipation de lu royauté, et qui a servi de prologue et de modèle à Louis XIY ?

CASIMIR DELAVIGNE. 309

Mon Dieu ! ce n'est rien de tout cela. A mesure que je multiplie les questions, mon embarras redouble^ et je ne sais que penser.

Cependant la marche de la pièce est on ne peut plus simple. Le sujet, car il en faut un_, quel qu'il soit, pourrait bien être le jeune duc de Nemours, celui même qui a reçu sous Téchafaud le sang de son père, que Louis XI avait fait habiller de blanc et parer comme pour une fête, pour qui Voltaire, au milieu de ses froides et mesquines railleries, a trouvé des larmes vraies. Ce jeune prince, que je prendrai, si vous le voulez bien, pour le héros de la tragédie, est amoureux, comme on l'est à son âge, d'une jeune fille élevée à la cour du roi, de la fille de Philippe de Comines. Marie, c'est le nom de l'héroïne, est adorée en même temps parle dau- phin qui, plus tard, fut Charles VIIL Le duc de Nemours revient à la cour de France, malgré l'ar- rêt sévère qui le proscrit, sous le nom du comte de Rethel, et avec le titre d'ambassadeur de Charles de Bourgogne. Dans quelle intention ? C'est ce qu'il n'est pas facile de déterminer. Est-ce pour épouser Marie? Est-ce pour tuer le roi? Le cœur de l'amant et du fils nourrit-il à la fois ces deux projets? Je laisse à de plus habiles à décider cette question. Pour ma part, j'inclinerais assez volontiers vers la première solution que je vous propose, et je crois que le duc de Nemours ne demanderait pas mieux que de laisser Louis XI en paix, pourvu que le roi

3 10 PORTRAITS LITTERAIRES.

ne rinquiétât pas dans ses amours; malgré Tindi- gnalion sonore dont le poëte emplit sa bouche^ je pense qu'il ferait bon marché de sa vengeance^ s'il pouvait librement contenter sa passion.

Et quel rôle croyez-vous que joue le roi dans cette affaire ? De quoi s'occupe-t-il^ tandis qu'un proscrit fait la cour à la fille de son premier minis- tre ? Il joue le rôle d'un tuteur de comédie. Il dépense toute sa ruse, toute sa pénétration à deviner les se- crets d'une jeune fille. Puis, quand il les a surpris, il commence à soupçonner ce qu'il n'aurait pas ignorer un seul instant, le vrai caractère de l'am- bassadeur qu'il a reçu. Pour confirmer ses soupçons, il lui donne audience. Suit une scène empruntée au drame de Méli-Janin. Le dauphin relève le gant du duc de Nemours. Le duc est bientôt arrêté et enfermé, vous ne devineriez jamais où, dans la chambre même du roi. Coyctier, médecin de Sa Majesté, donne au jeune prince, qu'il chérit et qu'il protège, la clef de sa prison ; et le duc, au lieu de profiter de l'occasion qui lui est offerte pour re- prendre sa liberté, abuse indignement de la con- fiance de son ami, et se cache dans l'alcôve royale. Resté seul avec Louis XI, il saisit le moment le vieux monarque récite ses prières, pour- s'avancer sur lui le poignard à la main; le roi demande grâce, et l'assassin consent à le laisser vivre, on ne sait trop pourquoi. Il récite bien à la vérité quelques lieux, communs sur le remords, sur les misères

CASIMIR DELAVIGNE. 3 1 I

d'une vie criminelle; mais ce qui se comprend à peine dans le Nain mystérieux de W. Scott est en- core plus inintelligible dans la scène dont je parle. Le roi appelle du secours, et le duc de Nemours est de nouveau arrêté.

A quoi bon poursuivre plus loin l'analyse d'une pièce qui échappe à la critique? Le roi se meurt. H n'est plus question de Marie ni de son amant ; les courtisans épient les derniers moments du mo- narque pour tramer de nouvelles intrigues, et se débitent entre eux, sur le malheur et la servitude des cours, des maximes banales qui ont traîné sur tous les tréteaux de boulevard. Tout à coup le roi qu'on croyait mort, se trouve n'être pas mort : il se réveille comme Argan. Il se traîne jusqu'au dau- phin, qui avait déjà essayé la couronne sur sa tête, il trébuche en la lui disputant, la couronne tombe à terre; le roi chancelle et meurt. Cette fois, c'est tout de bon. Avant d'expirer, il récite à son fils quelques vers sur ses devoirs de roi et de chrétien, qui m'ont rappelé la chronologie française ver- sifiée. J'oubliais de vous dire que Marie avait ob- tenu de Charles VIll, qui était redevenu le dauphin, la grâce du comte de Rethel; que le roi, en revenant à la vie, avait de nouveau condamné l'amant de Marie, et qu'au moment Louis XI rend le dernier soupir, Tristan vient lui annoncer que ses ordres sont exécutés.

Vous parlerai-je des caractères groupés autour

312 PORTRAITS LITTERAIRES.

de cette action, si toutefois une pareille table mé- rite ce nom ? De Philippe de Comines, ce Machia- vel français^, qui vient^ au lever du soleil, écrire ses histoires^ comme on fait d"une idylle ou d'une églogue^ sous l'ombrage du hêtre? d'Olivier le Daim, qui, certes, se mêlait dintrigues et d'af- faires, et qui, dans le Louis XI de M. Delavigne, n'est qu'un barbier vulgaire et bavard, comme tous les barbiers, si l'on excepte le barbier de Beaumarchais? De François de Paule, qui paraît et disparaît comme une marionnette, qui arrive au premier acte sur l'invitation expresse du roi, et qui attend pendant trois actes, avant d'être in- troduit; que le roi supplie de le guérir et de lui donner cent ans de plus, et qui lui arrache l'aveu de ses crimes en le menaçant de la colère céleste.

J'ajouterai, pour compléter votre instruction, qu'il y a au premier acte une procession et un can- tique ; et que le quatrième acte est orné d'un bal champêtre, parodie impardonnable de la belle chanson de Déranger que vous savez.

Vous dire à quelles sources M. Delavigne a puisé les éléments de son poëme serait chose fort diffi- cile assurément. Je vous dirai plutôt celles qu'il a négligées. Si, comme on le dit, et comme je serais tenté de le croire, M. Delavigne n'a pas travaillé à son Louis XI moins de quatorze ans, je ne m'é- tonne pas que sa tragédie réfléchisse toutes les révolutions qui se sont accomplies pendant ce

CASIMIR DELAVIGNE. 313

temps, au sein de la poésie dramatique; qu'il y ait dans son poëme un peu de tout, une imitation de toutes les manières; qu'il ait emprunté une scène à Quentin, une autre à Mercier, une page à Du- clos, une autre page à Méli-Janin. Quant à Co- n)ines et Jean de Troyes, je puis assurer qu'il ne les a pas lus. Il n'a pas même consulté les derniers volumes de Sismondi, il aurait trouvé de la science toute faite.

Le style de Louis XI est quelque chose d'inouï et de merveilleux : c'est une sorte de poésie acro- batique, où l'alexandrin, entre deux rimes qui ne sont pas toujours sœurs, exécute, sans balancier^ les évolutions et les pas les plus variés. Le poëte a du velours et de la soie pour toutes les idées qu'il met en œuvre. Dans Louis AY, la périphrase règne en souveraine, le sang et le cadavre sont ennoblis ; rien ne s'appelle par son nom ; la che- ville, toujours présente au premier vers, reparait souvent au second.

193%.

27

31 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

II.

LES ENFANTS D'ÉDOUARO.

M. Casimir Delavigne pourrait écrire et montrer sur la scène française plusieurs centaines de tragé- dies pareilles aux Enfants (T Edouo.rd sans hâter ou ralentir les progrès de l'art dramatique. Si donc nous parlons de lui cette fois, ce n'est pas pour lui- même ni pour discuter ce qui n'"est pas discutable, le sens et le dessein de son poëme prétendu; c'est qu'il nous importe absolument de prouver qu'il ne compte pas dans la littérature de son temps; qu'il n'est ni de ce siècle-ci, ni du siècle dernier, ni du siècle précédent; qu'il ne relève ni du tragique aus- tère qui faisait pleurer Condé, ni du studieux élève de Port-Royal qui devait mourir d'une bouderie de roi après avoir dévoué sa muse aux fêtes religieuses de Saint-Cyr; qu'il n'a rien à démêler non plus avec le hardi dialecticien qui, du fond de Ferney, gou- vernait l'Europe attentive et rédigeait Mahomet comme un pamphlet pour le dédier au pape.

Au moins ces trois grands esprits dominaient la société française parce qu'ils la comprenaient. Sïls ont pris tour à tour pour modèle la Grèce, l'Es- pagne et l'Angleterre, c'est qu'ils y avaient décou- vert d'intimes aUiances avec les idées^ les passions

CASIMIR DELAVIGNE. 315

of les lia])itiides de leur temps; mais je défie le plus liabile de surpreudre une parenté, si lointaine qu elle soit^ entre M. Delavigne et les choses ou les hommes de ce temps-ci.

Le drame s'ouvre par une scène d'espièglerie très-médiocrement gaie, dont la disposition et les détails sont froids, guindés, d'une prétentieuse co- quetterie, mais réussissent. Dieu seul sait comment, à tenir le parterre et les logesdans une continuelle et muette extase. Nous assistons à la toilette du jeune duc d'York; Elisabeth Woodville semble ou- blier la guerre civile qui menace de toutes parts la fortune de sa famille, pour se complaire dans les mutuelles taquineries d'une gouvernante et d'un enfant. Je me prêterais bien volontiers à cette scène, si déplacée qu'elle soit, si elle était touchée avec une délicatesse plus légère et plus naïve, si la mo- querie ne se glaçait sur les lèvres de M. Dela- vigne.

L'analyse de la pièce entière, si l'on voulait la rattacher à une idée progressive et logique, serait absolument impossible; l'action, s'il y en a une, toutefois, n'est qu'un travail mesquin de marque- terie : les incidents se succèdent sans jamais s'en- gendrer. Quoique Fauteur ait choisi dans les an- nales anglaises un crime enveloppé d'épaisses ténèbres; préparé, poursuivi, accompli avec une ruse infernale, il n'y a pas durant trois heures un seul instant d'émotion ou d'angoisses, d'indi-

316 PORTRAITS LITTERAFRFS.

gnalion ou de pitié, d'horreur ou de sympathie.

J'ai entendu chuchoter autour de moi quelques amis empressés, qui admiraient, dans les Enfants cV Edouard, le développement idéal et simultané de deux sentiments. Ils louaient à Tenvi Tamour fra- ternel d'Edouard et de Richard, et la tendresse d'"É- lisaheth pour ses deux fils. Pour réfuter cette affir- mation d'une aveugle amitié, j'invoquerais, s'il en était besoin, l'autorité des femmes qui, pendant toute la soirée, n'ont pas trouvé une larme à ré- pandre.

La fable inventée par M. Delavigne est vraiment difficile à comprendre. Le duc de Glocester souffre, avec une patience exemplaire, les railleries d'un marmot qu'il pourrait d'une parole réduire au si- lence. Il convoite le trône, il le touche du doigt, il n'a qu'à étendre la main pour placer la couronne sur sa tête, et, comme un intrigant vulgaire, comme un chevalier d'industrie, il flatte honteusement la reine, qui va s'enfuir au premier soupçon de ses desseins. Il descend jusqu'à la rassurer, quand il pourrait lever le front, et lui dire hardiment : « Je veux être roi, et je le serai. » Il se laisse in- sulter par le jeune duc d'York, et se résigne à l'insulte au lieu de la punir. Il confie à Buekingham la moitié de ses projets, et s'indigne de ses scru- pules, comme s'il ignorait qu'en de pareils mar- chés les demi-confidences font les trahisons inévi- tables. Au lieu de le gagner, de l'admettre au

CASIMIR DEI.AVIG.NE. 3 17

partage^ il s'amuse à le tromper comme la reine, à protester devant lui de son dévouement inviola- ble aux droits et à la personne des héritiers d'E- douard IV. Puis^ pour décharger sa conscience de toute inquiétude^ il le fait assassiner par un aven- turier; il gaspille le crime, il prodigue les meurtres publics, connue s'il n'avait pas à sa dévotion les pri- sons et l'exil.

Quand il tient dans ses mains la vie d'Edouard V et de Richard d'York, chose incroyable ! il ne ré- vèle pas à leurs gecMiers le sort qui les attend ; et c'est leur mère elle-même, la reine Elisabeth, qui leur apprend qu'ils vont mourir. Comment a-t-elle pu pénétrer dans la tour? comment a-t-elle trompé la vigilance des gardiens ? Résolve qui pourra ces questions insolubles. Je ne chicanerais pas sur la vraisemblance du moyen, si le poète atteignait à de grands effets; mais comme il n'en est rien, j'ai le droit de me plaindre.

Le dénoùment prévu d'avance, la mort des deux enfants, n'effraye pas un seul instant. Pourquoi? C'est que les deux frères n'ont pas dans la bouche un accent vrai, pathétique ; c'est qu'ils regrettent la vie comme des hommes, pour des honneurs qu'ils ignorent, et qu'ils ne pleurent pas comme des enfants sur les plaisirs qui leur échappent.

Disons-le simplement, cette tragédie prétendue n'est qu'une paraphrase laborieuse d'une toile en- voyée, il y a deux ans, au Louvre par M. Paul De-

27.

3 I 8 PORTRAITS LITTERAIRES.

laroche. Or^ le défaut du tableau est aussi celui de la tragédie. M. Paul Delaroche avait peint sur une toile de dix pieds une composition digne tout au l)lus de l'aquarelle. M. Delavigne a délayé dans les trois actes d'une tragédie le petit nombre d'idées et d'images qui auraient pu suffire à défrayer une élégie. La toile de M. Delarocbe était d'une couleur violette et fraîcbe; la versification de M. Delavigne est d'une élégance frelatée.

Si, abandonnant les questions relatives à la vrai- semblance, à la rapidité de l'action, à l'enchaîne- ment des scènes, nous abordons un problème plus général et plus élevé, celui de la vérité des f;arac- tères, notre embarras sera grand pour reconnaître dans les personnages de M. Delavigne ceux qui dé- cidaient, dans les dernières années du xv^ siècle, du destin de la Grande-Bretagne. Je ne ferai pas à l'auteur des Messéniennes l'injure de lui rappeler le Richard III de Shakspeare, je ne lui proposerai pas de s'agenouiller devant l'image d'un Dieu qui n'a jamais reçu ses prières; mais je lui demanderai si le duc de Glocester, qui n'a pas craint de prendre pour marchepied deux têtes de rois, qui a éclairci sans pitié les rangs des plus illustres familles, pou- vait trouver le temps de faire sur sa conduite et ses desseins d'ingénieux quolibets. N'était-ce pas, avant tout et surtout, un homme d'action bien plus que de parole ?

Est-ce que la yv'ww «"'Elisabeth ne (U,it pas op.'er

CASnilR DEIAVIGNE. 319

entre le rôle de veuve et celui de mère, entre la couronne de son mari et la vie de ses fils? Veuve, elle doit soutenir la légitimité de leur naissance et de leur droit; mère, elle doit sacrifier, s'il le faut, riionneiir de son nom au salut de ses enfants. Dans la tragédie de M. Delavigne, elle flotte incessam- ment entre ces deux rôles sans se décider pour aucun.

Buckingham professe en toute occasion une in- nocence qui a tout lieu de nous surprendre, dans le compagnon et Tâme damnée de Richard III. Qu'il trébuche par maladresse, je veux bien; qu'il ?e perde auprès de son maître par imperti- nence ou par gaucherie, à la bonne heure ! mais qu'il oppoe à l'ambition de Glocester les scrupules d'une conscience timorée, c'est ce que je ne sau- rais comprendre.

Tyrrel a particuhèrement charmé l'auditoire; j'aurais mauvaise grâce à nier un fait aussi public. Pourtant, je dois l'avouer, je n'ai pas une admira- tion bien vive pour cette scélératesse bavarde qui éclate en bruyantes fanfares, qui se vante, s'ex- plique, se met à l'enchère, et qui, au moment de faction, chancelle et redescend au niveau des pol- tronneries vulgaires. J'aim.erais mieux dix fois que Tyrrel récitât quelques vers de moins sur la flamme ondoyante du punch, sur les esprits follets qui vien- nent se jouer au bord du bol, sur l'inconstance des dés et le bonheur de l'orgie, et qu'il eût la main

32 0 PORTRAITS LITTERAIRES.

prompte^ siire et fulèle. Richard ÏII^ loin de le ré- compenser pour avoir gardé les fds d'Edouard IV, devait le faire pendre pour avoir laissé sa veuve pénétrer dans la tour de Londres.

Je n'ai pas le courage de critiquer le caractère attribué aux enfants d'Edouard. Le rôle qu'ils jouent est tellement passif que le blâme peut à peine les atteindre, lis ne sont pas, c'est tout ce que j'en puis dire. Ils devaient concentrer l'intérêt sur eux- mêmes, mais ce n'était pas à eux que l'action ap- partenait : ils en étaient le but et non le moyen. S'ils ne signifient rien dans la tragédie de M. Dela- vigne, leur nullité doit être imputée à la faiblesse, à l'inhabileté des autres personnages.

Est-ce que par hasard l'été de 1 483, tel que le racontent les historiens anglais, ne contient pas les éléments d'une tragédie? Voyons.

Je suis fort d'avis qu'il est très-inutile, pour in- venter un poëme dramatique fondé sur une époque donnée de l'histoire d'un peuple, de posséder une formule générale et précise qui exprime le déve- loppement total de ce peuple. Ces études pou- vaient convenir à Bossuet, à Vico, à Herder, et, de nos jours, séduisent encore quelques esprits graves et solitaires comme Schelling ou Ballanche; mais je conçois très-bien que les artistes les plus émi- nents qui ont écrit pour le théâtre ne se soient pas mêlés à ces sortes d'investigations. En effet, les inventions scéniques vivent surtout d'individualité.

CASIMIR DELA VIGNE. 321

tandis que les fornmles historiques ont besoin d'absorber Thomme dans l'idée.

Néanmoins^ lors même qu'il s'agit d'aborder poé- tiquement un caractère ou un événement histo- rique^ il faut en connaître la mission et le rôle, l'o- rigine et la fin. Autrement^ on marche de tâtonne- ments en tâtonnements^ dans une nuit que le génie le plus heureux peut à peine éclairer par le mensonge.

Et ainsi^ puisque Richard I1I_, dans les annales anglaises^ marque le passage de la maison de Lan- castre à la maison de Tudor, si l'on ignore le sens politique de cette transition^ à moins qu'on ne trouve dans la biographie de Richard III une tra- gédie exclusivement domestique^ une intrigue d'amour par exemple^ une aventure de jeunesse, il n'y a pas de poème possible.

On le sait, la guerre civile des deux Roses, c'est- à-dire la querelle des maisons d'York et de Lan- castre, marque, dans l'histoire de la Grande-Bre- tagne, la ruine de la royauté féodale, et l'avéne- ment de la royauté absolue, qui devait elle-même succomber en 1619, pour faire place, en 1688, à la monarchie représentative.

Donc, une tragédie Richard III joue le prin- cipal rôle doit nous montrer l'agonie de la royauté féodale. A cette heure, le dogme de la royauté absolue n'a pas encore été consacré par l'avarice de Henri VII et la luxure sanguinaire de

3 22 PORTRAITS LITTERAIRES.

Henri VllI, la guerre n'est pas entre la cour et le peuple ; elle est entre les seigneiirs, qui s'entre- tuent et se disputent la couronne. Le premier guerrier venu qui peut mettre une armée brave et cupide au service de son ambition, s'appelle roi et s'asseoit sur le trône. Ainsi fit Richard III.

Quoi qu'on fasse, toutes les fois qu'on mettra sur la scène ce bourreau difforme et bouffon , on ne pourra jamais le mettre au second plan; car enfin iljouait sa partie et ne tuait que pour son compte. C'était pour frayer sa route, et non celle d'un autre, qu'il fauchait toute une moisson de têtes il- lustres. Le meurtre des enfants dîldouard lY n'est que le dernier épisode de cette monstrueuse tra- gédie qui devait enfanter une royauté de deux ans. La disparition des deux jeunes frères n'eût servi à rien sans la mort de Clarence, de lord Rivers, de lord Hastings. Il fallait vider toutes les cham- bres du palais avant d'en trouver une qui fi'it paisiblement habitable , et Richard III le savait bien.

La pénitence publique de Jane Shore, les accu- sations ignominieuses dirigées à la fois contre la mère et contre la veuve d'Edouard lY par Richard lui-même, ne sont pas non plus inutiles à l'achève- ment de ce tableau historique, car elles montrent que le duc de Glocester se délassait parfois du car- nage dans de brillants intermèdes d'hypocrisie, qu'il ne versait le sang qu'à la dernière extrémité.

CASIMIR DELAVIGNE. 32 3

quand la ruse, le mensonge^, Tor^ l'avilissement et la servilité avaient trompé ses espérances. En at- taquaiit la légitimité d'Edouard IV, il sapait la po- pularité de ses enfants.

Il n'y a donc, dans Tété de 1483, qu'une tragé- die possible, dont le dénoùment est l'avènement de Richard III, qui a pour exposition, pour nœud et pour moyens, les traits les plus saillants de la vie politique du protecteur : la pénitence publique de Jane Sbore, la fuite de la reine à Tabbaye de Westminster avec le duc d'York, l'accusation d'il- légitimité portée contre ses fils et son mari, le meurtre d'Hastings et de Rivers, et, enfin, en pré- sence d'une population menaçante, prête à se sou- lever pour un roi qu'elle ne connaît pas, en haine d'un tigre furieux dont elle a trop senti la sanglante morsure , la mort des neveux et la royauté de Toncle.

Il serait bon d'insister sur le côté jovial et sati- rique du caractère de Richard III, et de mettre en scène ses paroles les plus connues, comme ce qu'il dit à l'évêque d'Ély; les expressions dont il s'est servi en dénonçant à la malédiction publique, comme luxurieux, brigands, traîtres, concussion- naires, ses ennemis dont la tête venait de tomber sur le billot.

Mais n'y a-t-il pas, dans la biographie de Ri- chard III, de quoi épouvanter l'imagination de M. Delavigne? C'est à l'histoire littéraire qu'il ap^

32 4 PORTRAITS LITTERAIRES.

partient de répondre. J"ai dit que raiiteiir des Mcsséniennes n'est pas de son temps : je (îrois la chose facile à prouver. Bien que M. Delavigne se soit essayé dans l'ode^ dans le dithyrambe^ dans rélégie^ dans le poème didactique^ dans le discours en vers, dans la comédie de caractère, dans la tragédie pure et la tragédie mixte, dans le drame bourgeois et dans le drame historique, et même dans le drame héroïque et philosophique, cepen- dant il ne lui est jamais arrivé qu'une seule fois d'exciter une attention réelle; ça été lorsqu'il a mis en vers toutes les opinions militantes, tous les mécontentements dont se composait le libéralisme appelé par Paul-Louis : libéralisme à deux anses. En cette occasion, je le confesse, M. Delavigne a été de son temps, mais à quelles conditions?

Au théâtre, il n'a rien inventé. Son début, dont on a voulu faire quelque bruit, n'est qu'un mélo- drame de second ordre, une amplification de rhé- torique. Je n'accorde qu'un seul mérite aux Co- médiens, c'est de m'avoir fait relire, avec un plaisir éternellement nouveau, quelques pages de Gil Blas. J'en peux dire autant du Poria et de la Chou- mière indienne. Je ne sais par quel hasard inespéré il s'est rencontré dans les chœurs quelques strophes vraiment lyriques ; je soupçonne qu'on en pourrait retrouver la trace dans Kalidâsi. C'est à peine si j'ose parler d'un travestissement de Byron, qui a du à la pantomime expressive et puissante de

CASIMIR DELAMGiNE. 32 5

iiiadaiiie Dorval, quelques soirées d'applaudisse- ments. Les pages de Sannto sont plus dramatiques à coup sûr que le poëme de M. Delavigne.

Je ne voudrais pas affirmer que cent personnes se souviennent aujourd'hui de la Princesse Aurélie, satire obscure dun triumvirat politique oublié six mois avant le jour l'auteur des Messéniennes prit en main le fouet d'Aristophane et de Beau- marchais. Sans Talma^ qui se souviendrait de Dan- ville ?

Il n'y a donc en lui ni fétofte d'un poète capa- ble d'imposer sa pensée à ses contemporains, ni celle d'un inventeur fertile en ressources de toutes sortes, promenant de la Grèce à la Judée, de l'Alhambra à Whitehall, les caprices de son ima- gination, donnant à chacune de ses rêveries, de ses douleurs ou de ses joies, le nom d'une catastrophe ou d'un héros, se souvenant des choses et des hommes qu'il n'a pas connus, comme un vieillard qui repasse dans le secret de sa conscience ses premières années, qui écoute le bruit des jours qui ne sont plus.

Non, M. Delavigne n'est pas poète. Ceux qui l'ont cru se sont trompés, ceux qui l'ont répété ont été trompés, ceux qui le soutiennent ignorent eux- mêmes l'origine et la valeur de leur conviction. S'il était vraiment poète, au lieu de descendre aux opmions vulgaires, pour les versifier et les appeler siennes, il aurait librement exprimé ses idées per-

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32G PORTRAITS LITTERAIRES.

sonnelles; et amené la foule à les accepter. Puisqu'il n'en a rien fait, c'est qu'il se sentait faible ; puis- qu'il s'est appuyé sur elle au lieu de l'élever jus- qu'à lui, c'est qu'il n'avait ni mission ni puissance; puisqu'il a suivi, c'est qu'il ne devait pas conduire. Mais il y a dans toutes les réflexions qui précè- dent, le germe d'une conclusion plus générale et plus haute : je veux parler d'une réaction spiritua- liste dans toutes les formes de l'art littéraire. L'es- prit, l'imagination et le style de M. Delavigne, sont à la taille du plus grand nombre. C'est un irré- prochable ouvrier en hémistiches ; il sait précisé- ment la dose de plaisanteries communes dont il faut envelopper et assaisonner une idée presque nouvelle pour la rendre présentable. L'auditoire qui n'a trouvé dans les Enfants d'Edouard aucune aspérité repoussante, aucune excentricité scanda- leuse, mais qui est demeuré froid et muet malgré le dévouement des amitiés, commence donc à se lasser tout de bon des panoramas historiques, et regrette sérieusement les passions humaines en échange desquelles on lui donne aujourd'hui des haubertS; des tabards, des surcots et des couron- nes à tleurons. Il commence à comprendre ce qu'il n'aurait jamais ignorer, que la poésie dramati- que est quelque chose de plus qu'un ballet ou une mascarade, une nourriture pour l'âme, et non une pâture pour les yeux»

CASniIR DELAVIGNE. 3>7

DON JUAN D'AUTRICHE.

Il y a dans la comédie historique de M. Dela- vigne plusieurs personnages qui portent des noms célèbres : don Juan d'Autriche, Philippe II et Charles-Quint. Ceux qui ne connaissent l'Espagne que par l'histoire, et qui n'ont pas, comme l'au- teur des Mesfiénienms , la facuhé d'interpréter les querelles religieuses du xvi^ siècle selon la phi- losophie de Candide, seraient bien embarrassés de retrouver sous ces noms éclatants le vainqueur de Lépante, le bourreau de don Carlos et le rival victorieux de François P''. Dans l'intérêt des intel- ligences paresseuses qui ne cheminent pas assez vite pour traverser deux siècles en une soirée, nous analyserons successivement tous les rôles de cette comédie. Nous ne la raconterons pas, car nous croyons que la littérature et le public ne gagnent jamais rien aux procès- verbaux. S'il y a des lec- teurs qui demandent à leur journal le menu dra- matique d'une pièce, comme les gourmands le programm.e d'un banquet, avant de se décider à la curiosité ou à l'appétit, nous pensons que ces avides indolences n'ont rien à démêler avec la cri- tique, et ce n'est pas pour eux que nous écrivons.

Dans la comédie de M. Delavigne, don Juan d'Autriche est amoureux d'une jeune fille dont il ne connaît ni Je vrai nom, ni la famille ; il ne rêve

328 PORTRAITS LITTERAIRES.

qu'au moyen do la voir, do lui parler, de passer à ses genoux des heures enivrées; 11 trompe la sur- veillance de son gouverneur, gagne les gardiens chargés d épier ses démarches, s'échappe à la dé- robée, et ne conçoit pas une plus digne ambition que d'épouser sa maîtresse. Quand celui qu'il appelle son père, et qui n'est que son tuteur, lui propose d'entrer dans l'Église, et lui montre dans un avenir prochain le chapeau de cardinal, don Juan nhésite pas à déclarer son amour. [En présence du roi d'Espagne, qui se donne pour un seigneur de la cour, il renouvelle son aveu ; il ne demande qu'une épée pour illustrer son nom et mériter par son courage la main de sa maîtresse. Celle qu'il aime est juive ; il l'apprend d'elle-même, et, avec la sérénité d'un ami de madame Geofïrin, il se résigne à cette mésaventure comme s'il s'agissait simplement d'un papier perdu. Surpris par le grand seigneur à qui il s'est contié si ingénument, sonnné de sortir et de ne plus reparaître dans la maison de dona Florinde, il ne se demande pas pourquoi elle s'est enfuie à la seule vue de ce mysté- rieux personnage ; il la suit en défiant la colère de son rival. Conduit au couvent par l'ordre du roi, il déchire sa robe de -novice ; il raconte pour la troisième fois son amour au moine qui le reçoit et au novice qui essaye de le consoler; grâce à l'in- tervention de ses deux nouveaux amis, il réussit à sortir du couvent et retourne chez sa maîtresse.

CASIMIR DELA VIGNE. 329

Elle est absente lorsqu'il arrive ; avec une docilité vraiment exemplaire, sur les instances de la duè- gnC;, il se cache pour l'attendre et se laisse enfer- mer. Bientôt dona Florinde, aux prises avec Phi- lippe II, qui n'est autre que le comte de Santa-Fiore, appelle au secours. Don Juan le provoque, et l'at- taquerait sur l'heure si dona Florinde ne lui criait : Arrêtez, c'est le roi. Or, il a promis au couvent de ne jamais se servir de son épée contre Philippe II. Cependant, il n'en serait pas quitte pour un ser- mon, et irait, sans aucun doute, achever ses jours dans une prison d'État, si le moine auquel il doit sa liberté, celui qu'il a pris pour confident et pour auxiliaire, sans lui demander ses titres, si Charles- Quint, car c'est lui, ne venait en personne récon- ciler son fils légitime et son fils naturel, le roi Phi- lippe II et le futur vainqueur de Lépante.

Voilà le don Juan d'Autriche de M. Delavigne, ingénu, brave_, docile, crédule, tolérant, jetant à la tête du premier venu son amour et ses espérances. Pour dessiner ce caractère, je n^ai pu me dispenser d'indiquer sommairement toute la conduite de la pièce, car il occupe à lui seul le tiers au moins de l'action; mais Philippe II et Charles-Quint seraient mal connus s'ils n'étaient envisagés séparément

Philippe II quitte la cour pour interroger son frère ; et, pour mieux se déguiser sans doute, il se présente sous un nom qui n'a jamais retenti en Es- pagne, et qui n'appartient ni à la Castille ni à l'A-

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3 30 PORTRAITS LITTERAIRES.

ragon, sous le nom de Santa-Fiore. Pour peu que don Juan connaisse sa langue^ il doit prendre le nouveau venu pour un étranger, car il ne peut soupçonner le roi d'Espagne de porter un nom aussi barbare à Madrid qu'à Florence. Ce Philippe II, si heureusement baptisé sans doute par quelque pri- sonnier de PaviCj, aime aussi dona Florinde, et ignore, comme don Juan, la religion et la famille de celle qu'il aime. De la part d'un roi tel que Phi- lippe II, l'étourderie est surprenante. Quand il veut chasser son rival, au lieu de dire « Je suis le roi, » ou d'appeler ses gardes sans se nommer, il se laisse insulter avec la longanimité d'un saint. C'est assu- rément une grande vertu dans le maître des Es- pagnes et des Indes. Il envoie son frère dans un couvent, et surveille si mal l'exécution de ses ordres, que don Juan se rend précisément au couvent de Charles-Quint. Il retrouve don Juan chez dona Flo- rinde, et ne songe pas à lui demander compte de sa fuite. Il porte la main sur dona Florinde ; et quand il apprend qu'elle est juive, il la désire avec plus d'ardeur encore. Lui, roi d'Espagne, il se jette aux genoux d'une juive, aux genoux d'une femme qui périrait s'il disait un mot. Il implore la merci d'une proscrite dont la'vie est entre ses mains. Pas un historien encore n'avait indiqué, dans la vie de Philippe II, les éléments de cet épisode romanes- que. Le roi se trouve en face de don Juan, d'un en- nemi qu'il avait enchaîné, et il ne pense pas à l'in-

CASIMIR DELAVIGNE. 33^1

tervention de son père; il épargne son- ennemi et l'abandonne à Charles-Quint, quand il peut se ven- ger en faisant un signe de tête. Avouons que Phi- lippe Il ainsi conçu est tout à fait neuf.

Charles-Quint, retiré dans le couvent de Saint- Just, partage son temps entre ses horloges et la con- versation d'un jeune novice ; il s'amuse à écouter les caquets d'un enfant, et oublie les guerres qu'il a conduites, le camp du Drap-d'Or, l'élection im- périale, pour le récit d'une cabale monastique. Il ou- blie Luther à qui il a tenu tête, et Léon X qu'il a protégé, pour tourner en ridicule les ambitions du cloître, et traiter son interlocuteur de moinillon. II faut croire que Charles-Quint est bien changé depuis les guerres religieuses de l'Allemagne, qu'il a tout à fait dépouillé le vieil homme, qu'il ne re- commencerait pas sa vie passée, en un mot, qu'il a deviné V Essai sur les Mœurs. Autrement, com- ment expliquer sa bonhomie railleuse qui se com- plaît dans la familiarité d'un enfant, et ne songe pas même à regarder la carte de l'Europe, pour suivre du doigt le jeu des nations qu'il a remuées ? Comment comprendre l'abdication intellectuelle du vainqueur de Pavie ? Quand il voit son fils, au lieu de lui rendre la liberté, en ordonnant que les portes soient ouvertes, il a recours à la ruse, et se fait nommer abbé pour signer légalement l'affran- chissement du captif. Il entend sans émotion l'é- loge de François l^r, se console par un bon mot, et

332 PORTRAITS LITTERAIRES.

pour toute réponse à cet étrange panégyrique, sorti d'une bouche espagnole, donne à don Juan Tépée du prisonnier de ^ladrid. Décidément, Cliarles- Quint est un sage accompli, détaché sans retour des vanités humaines. Pardonnons-lui de singer Jules César, en dictant à la fois trois lettres pour son élection abbatiale : cette parodie est un péché véniel. Pardonnons-lui avec la même indulgence de violer pour lui-même les règlements qu'il n'osait violer pour son fds, et de sortir du monastère après avoir résigné son nouveau titre, sans alléguer au- cune excuse légitime pour cette singulière espiè- glerie; pardonnons-lui surtout d'oublier l'âge de don Juan, et de parler à un enfant de douze ans comme à un homme de vingt ans ; car don Juan était en 1546, et Charles-Quint est mort en lo^B.

Le petit novice qui aide Charles-Quint à dévorer ses ennuis n'est qu'un souvenir assez effacé de Ché- rubin. On ne comprend guère comment Beaumar- chais joue un rôle au couvent de Saint-Just. 3Iais c'était la volonté de M. Delavigne, et nous ne le chicanerons pas pour si peu.

Don Quexada, gouverneur de don Juan d'Autri- che, joue pendant cinq heures le rôle du précep- teur dans l'embarras. De loin en loin, il essaye le pathétique; mais ces sortes de caprices ne sont pas de longue durée, et le comte Giraud peut ré- clamer don Quexada comme sa propriété bien au- thentique. Cervantes aurait (bien aussi quelque

CASIMIR DELAVIGNE. 333

droit sur ce personnage qui rappelle Sanclio dans plusieurs scènes.

Il y a dans dona Florinde plusieurs singularités inexplicables. Elle est juive^ et jure par Jésus. Est- elle convertie? mais elle n'en dit rien. Elle fréquente les églises catholiques : quel docteur de la synagogue lui a permis une pareille équipée ? Elle connaît le roi, et, au second acte, au lieu d'a- vertir don Juan du danger auquel il s'expose, au lieu de partir avec lui, pour se dérober à la colère de Philippe II, elle laisse la partie s'engager; elle attend, pour déniasquer le comte de Santa-Fiore_, que le rival de don Juan porte la main sur elle, et tente violemment de contenter son brutal amour. Il faut qu'elle soit bien troublée pour commettre une pareille faute. Elle dit à Philippe II, pour l'ar- rêter : Je suis juive, et elle revient du tribunal de l'inquisition. De qui est donc venu l'ordre de com- paraître? comment le roi l'ignore-t-il ? Et s'il le sait, comment ne craint-il pas de se déshonorer parle contact d'une race maudite? Nous marchons de ténèbres en ténèbres ; est l'OEdipe qui ré- soudra cette énigme ?

Vous connaissez maintenant les personnages de cette comédie historique ; voulez-vous que je vous dise l'action? Au premier acte, don Juan, don Quexada et Philippe II ; au second, dona Florinde, don Juan et Philippe II; au troisième, don Juan et Charles-Quint; au quatrième, comme au second,

334 PORTRAITS LITTERAIRES.

Philippe II, don Juan et dona Florinde ; enfin au dénoiinient, Charles-Quint, qui réconcilie ses deux fils, et dona Florinde, qui promet de ne jamais re- voir son amant, sans qu'on sache le secret de sa résignation.

est la vocation qui sert de sous-titre à cette comédie'? Est-ce la vocation de dona Florinde pour le catholicisme, ou celle de don Juan pour la gloire miUtaire? Décide qui pourra.

Le second et le quatrième actes ne tiennent pas très-étroitement aux trois autres, et sont par eux- mêmes une pièce dans la pièce. Mais je me rési- gnerais volontiers à cette superfétation poétique, si j'avais pu deviner le caractère comique de Tou- vrage. Une fille qu'un roi essaye de violer ne me semble pas prêter à la comédie. Un jeune homme qui joue sa tête pour défendre sa maîtresse, n'est pas non plus un sujet très-plaisant. Un roi qui ap- pelle au secours de sa rage amoureuse le tribunal de l'inquisition, et qui d'un trait de plume peut con- damner au bûcher son rival et celle qu'il n'a pu vaincre, me paraît plus terrible que ridicule. N'êtes- vous pas de mon avis ? Je ne prétends pas que la biographie de don Juan n'offre aucun sujet de co- médie ; mais je déclare en mon âme et conscience que la comédie de M. Delavigne n'est rien moins que gaie.

Ce qui m'a frappé surtout dans cette parodie de l'Espagne au xvi^ siècle, c'est la couleur voltai-

CASIMIR DELA VIGNE. 335

lieiine de Charies-Quint et de don Juan. L^empe- reur et son fils traitent les questions religieuses comme Zadig ou Pangloss. On dirait que la diète de Worms a déjà trois siècles sur les épaules; ils ne s'inquiètent ni du saint-siége^ ni de Luther ; le protestantisme armé de TAllemagne ne trouble pas un instant leur pensée. M. Delavigne faisant parler Charles-Quint comme Tami de madame Du- châtelet, ressemble fort à ces courtisans ignorants qui ne voient dans l'histoire de France^ depuis qua- torze siècles, qu'une succession de rois pareils en tout à Louis XIV. Des deux côtés, c'est le même aveuglement ; l'étiquette royale de Versailles, au début de la conquête franque, n'est pas plus ridi- cule que le sourire sceptique de Voltaire dans le couvent de Saint-Just.

La prose de cette comédie, historique au dire de l'affiche, est d'un tissu tout à fait nouveau. Ce n'est ni la phrase claire et rapide du xviii^ siècle, ni la phrase sévère et logique du xvii% ni la phrase ample et flottante du xvF, ni même la phrase am- bitieuse, et tour à tour philosophique ou poétique, du siècle présent; non, c'est un perpétuel cliquetis d'antithèses puériles, c'est tour à tour la caricature de Beaumarchais ou de quelques dramatistes plus modernes. M. Delavigne a démontré victorieuse- ment qu'il y a autre chose dans la langue que les vers et la prose, et qu'il ne suffit pas de limer les clous d'une rime pour ouvrir les charnières d'une

3 36 PORTRAITS LITTERAIRES.

période. En désertant l'alexandrin, il n'a pas mis le pied sur le seuil d'une nouvelle patrie ; il a perdu son armure, et n'a pas trouvé un manteau à sa taille.

Bien qu'à mes yeux la réalité la plus complète soit encore loin de la poésie ; bien que pour moi Homère domine Hérodote, comme Shakespeare domine Hollinshed, cependant j'ai toujours pensé que l'imagination ne s'élève au-dessus de la mé- moire qu'à la condition d'interpréter le souvenir. Or, est-il probable que M. Delavigne n'ait pas feuil- leté les biographes de don Juan d'Autriche? Est- il probable qu'il se soit contenté de quelques pages de Robertson ou de Strada? Je répugne à le croire. A la vérité, il a déjà trouvé dans Comines l'étoffe d'une bergerie digne de Racan; et quelle bergerie! Louis XI à Plessis-lès-Tours. Mais s'il connaît la vie de don Juan, comment s'est-il plu à dénaturer une réalité plus riche que son poëme, que Schiller aurait bien su agrandir et féconder, mais qui, faute d'avoir été labourée par une habile charrue, est plus variée, plus imposante dans son inculte nudité que le roman dialogué de M. Delavigne ?

Élevé jusqu'à la puberté dans l'ignorance de son père, don Juan est présenté à Philippe H, dans une partie de chasse, par don Louis Quexada. Charles- Quint, en mourant, avait révélé à l'héritier de sa couronne le secret de ses premières faiblesses, et lui avait recommandé le bunheur de son fils na-

CASIMIR DELAVIGNE. 337

liirel. Destiné aux dignités ecclésiastiques, don Juan, en apprenant de la bouche même du roi, devant tous les seigneurs de la cour, qu'il est du sang de Charles-Quint, s'affermit dans son ambi- tion militaire : certes, c'est un beau début. Nous n'avons pas la fatuité de construire en quelques lignes un édifice dramatique ; mais vous allez voir comme les masses se groupent d'elles-mêmes, comme elles s'ordonnent harmonieusement.

A Madrid, don Juan trouve don Carlos amoureux d'Elisabeth de France, compromis par des amitiés séditieuses; lui-même se passionne pour Marie de Mendoza ; Philippe II lui ravit sa maîtresse, et ren- ferme dans un couvent l'amante déjà mère. Don Juan souffre patiemment l'injure qui lui est infli- gée ; il appelle la gloire qui lui échappe, et lutte sans colère contre la jalousie du roi.

Don Carlos conspire; don Juan n'hésite pas à le dénoncer. L'oncle et le neveu se défient, et met- tent i'épée à la main ; don Carlos appelle au se- cours; il est condamné; son adversaire demande sa grâce, et pleure sa mort avec des larmes sin- cères.

Délivré de son fils, Philippe II confie à don Juan le châtiment des Maures de Grenade, et plus tard il lui accorde la victoire de Lépante. A ce moment, la jalousie du roi se réveille plus furieuse et plus terrible que jamais : il a pardonné l'amour, par- donné la générosité, il ne pardonne pas la gloire.

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338 PORTRAITS LITTERAIRES.

iXoiuiné gouverneur des PaysrBas , don Juan comprime la révolte et assure à son frère la paisible possession d'une de ses plus riches provinces. Mais son heure est venue; le lendemain de la victoire de Gembloux, il meurt empoisonné.

N'y a-t-il pas^ dans la vie et dans la mort de ce héros^ qui s'éteint à trente-trois ans^ une grandeur et une énergie tout à la fois épiques et dramati- ques ? Le duel de ces deux frères qui se combat- tent dans toutes leurs passions, n'est-il pas taillé pour le théâtre? Cette lutte acharnée de la ruse contre rhéroisme; cette couronne oisive et cette épée qui ne se repose jamais^ ne vous semblent- elles pas satisfaire à toutes les exigences de la ter- reur et de la curiosité ? Cette tragédie qui débute par une partie de chasse, qui continue par un amour imprévoyant, qui se noue par la mort d'un fils incestueux, qui se resserre par la gloire enva- hissante du héros^ et qui se dénoue enfin par la vengeance d'un rival impuissant à soutenir une lutte glorieuse , cette tragédie vous paraît-elle mesquine? Je ne dis pas que cette tragédie soit toute faite; car si la réalité n'est pas l'histoire, pourquoi l'histoire serait-elle la poésie '' Si Rome impériale se rétrécit s'élargit sous la plume de Suétone ou de Tacite, pourquoi Brantôme et Strada ne subiraient-ils pas la même destinée entre les mains d'un rimeur ou d'un poète? Non, la tragédie n'est pas faite ; mais vienne un poète^, et elle se

CASIMIR DELEVIGNE. 339

fera. Si l'on me demande est Tunité de ce pro- gramme gigantesque^ je répondrai que toutes les parties de ce colosse sont réunies ensemble par un lien indissoluble, par la jalousie ombrageuse de Philippe II. Quand il obéit aux dernières volontés de son père, il est jaloux, il caresse don Juan pour le gouverner ; il l'attire à sa cour pour Téblouir et riiabituer à l'obéissance. Quand il lui enlève Marie de Mendoza, c'est qu'il craint la postérité de son frère; il est encore jaloux. Quand, après la mort de don Carlos, il confie ses armées à don Juan, c'est pour l'éloigner du trône ; il lui dit d'aller jouer sa vie pour la gloire, mais il espère que don Juan ne reviendra pas. Quand il l'envoie en Flandre, il prie Dieu pour que cette bourgeoisie furieuse le débarrasse d'un général trop célèbre; et quand il accomplit le dessein de toute sa vie, le lendemain d'une victoire gagnée pour lui, ne couronne-t-il pas dignement cette tragédie à laquelle il travail- lait depuis si longtemps ?

Si des cimes de l'histoire nous redescendons dans la plaine monotone que M. Delavigne appelle sa comédie historique, ne sommes-nous pas émus de pitié pour cet ouvrier patient qui prend un bloc de marbre et qui, au lieu de l'équarrir hardiment, d'y tailler une statue, le polit et l'use à sa manière, le creuse, le divise, l'éparpillé en ruines et n'ar- rive pas même à construire un pan de mur ?

XII. PONSARD.

AGNÈS DE MÉRANIE.

Je voudrais pouvoir parler de la nouvelle tragé- die de M. Ponsard avec indulgence^ avec éloge; malheureusement deux motifs impérieux me pres- crivent la sévérité. L'enthousiasme excité par Lu- crèce, il y a trois ans, a placé si haut Fauteur d'A- gnès deMéranie, que le public^ justement exigeant, attendait beaucoup de l'œuvre nouvelle ; et M. Pon- sard, en n'acceptant pas tous les éléments de la donnée qu'il avait choisie, en laissant dans Fombre la meilleure partie, la partie la plus féconde de son sujet, semble inviter lui-même la critique à le juger avec une indépendance inexorable. Puisqu il a cru, en effet, pouvoir négliger les éléments les plus fer- tiles de la donnée tragique fournie par Thistoire, c'est qu'il trouvait, ou pensait trouver en lui-même une force, une énergie, une souplesse, une habileté suffisantes pour dissimuler l'indigence du cadre dans lequel il lui plaisait de circonscrire le dévelop-

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34 2 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

pement de sa tragédie. Or, il faut bien le dire, M. Ponsard s'est étrangement trompé. Non-seule- ment il a méconnu la véritable nature du sujet qu"i^ avait choisi, non-seulement il a nmtiié l'histoire ; mais encore, étantdonné le cadre qu'il s'était tracé, on peut dire, sans injustice, qu'il n'a pas su le rem- plir. Pour démontrer ce que j'avance, pour prou- ver jusqu'à quel point M. Ponsard s'est fourvoyé, pour entourer d'une lumineuse évidence cette dou- ble proposition, il me suffira de rappeler sommai- rement les faits consignés dans l'histoire et d'ana- lyser k fable conçue par l'auteur.

Toutefois, avant d'aborder cette double tâche, je crois devoir dire avec franchise ce que je pense de l'œuvre nouvelle comparée à sa sœur aînée, k Lu- crece. On s'est beaucoup trop pressé, il y a trois ans, de crier au Corneille et d'applaudir comme une œuvre de génie la première création dramati- que de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez lettrés pour vivre familièrement dans le commerce des historiens latins, tous ceux qui peuvent lire Tite- Live sans le secours plus ou moins perfide des tra- ducteurs, savent à quoi s'en tenir sur la valeur de cette admiration. Ils n'ignorent pas que les quatre derniers chapitres du premier livre de Tite-Live sont plus vivants, plus animés, plus dramatiques, dans l'acception la plus élevée du mot, que la tra- gédie de M. Ponsard. Ils n'ignorent pas que le poète salué, il y a trois ans, comme le régénérateur de la

PONSARD. 3 43

scène française^ est demeuré bien loin de l'historien romain; que Tite-Live, malgré sa passion bien con- nue pour ramplification, a trouvé pour raconter la mort de Lucrèce des accents pathétiques, émou- vants, une rapidité, une simplicité de parole que le poëte n'a pas réussi à faire passer dans ses vers. Parlerai-je de la couleur antique dont les admira- teurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit? Sans avoir pâli sur les légendes romaines^ sans avoir pris parti pourNiebuhr contre Tite-Live, ou pour Tite-Live contre Niebuhr^ il est permis d'affirmer que Tunité de couleur manque généralement dans la première tragédie de M. Ponsard. Il arrive trop souvent au poëte de confondre la Rome des Tar- quinsavec la Rome républicaine ou impériale. Cette erreur, quoique certaine, a passé presque inaper- çue ; faut-il nous en étonner? Aujourd'hui Tétude des langues modernes jouit dans le monde d'une popularité souveraine. L'étude de l'antiquité est trop négligée pour qu'il soit permis d'attendre de la foule un jugement clairvoyant dans ces questions délicates. Reste l'opinion des hommes compétents, qui ne pouvaient hésiter à se prononcer. L'imi- tation ingénieuse d'André Chénier, de Shakespeare et de Tite-Live n'a pu faire illusion qu'aux, yeux mal exercés. Quant aux hommes familiarisés depuis longtemps avec l'antiquité aussi bien qu'avec la lit- térature moderne, ils n'ont pu être abusés un seul instant. Tout en reconnaissant dans M . Ponsard

344 PORTRAITS LITTÉRAIRES.

un habile écrivain, ils n'ont pas consenti à le placer au premier rang. Il y a trois ans, la critique devait protester contre l'engouement de la foule; aujour- d'hui elle doit protester contre la réaction qui veut mettre en lambeaux et fouler aux pieds le nom de iM. Ponsard. L'auteur de Lucrèce, nous le recon- naissons, ne méritait pas tous les éloges qu'il a re- cueillis ; mais l'auteur à' Agnès de Méranie ne mé- rite pas non plus tous les reproches qui lui sont adressés. Si la renommée qu'on lui a faite ne repo- sait pas sur de solides fondements, la sévérité avec laquelle on le juge maintenant ne saurait non plus s'appeler justice. Quels que soient les défauts de son œuvre, nouvelle, et ils sont nombreux_, je suis pour- tant forcé de protester contre la réaction qui se produit sous nos yeux. J'ai retrouvé dans Agnès de Méranie tout le talent qui distingue Lucrèce, la même élégance, la même simplicité,, la même so- briété d'expression; si ces qualités n'éclatent pas dans toutes les scènes à' Agnès de Méranie, on en pourrait dire autant de L^ucrèce. Reste à savoir si ces qualités qui ont suffi au succès d'une tragédie romaine pouvaient suffire au succès d'une fable dramatique prise dans l'histoire de la France au moyen âge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de Lucrèce était gravé dans toutes les mémoires. Avant le lever du rideau, chacun savait à quoi s'en tenir sur l'exposition, le nœud et le dénoùment de la fable tragique. La foule attentive, n'ayant pas à se

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préoccuper de la marche de Taction^, puisqu'elle la prévoyait, se laissait aller au plaisir d'entendre des vers généralement bien faits. Tout entière à la joie de voir un drame domestique simplement exposé, simplement noué, dénoué simplement, elle ne s'ar- rêtait pas à compter les imitations ; elle n'aperce- vait pas ou pardonnait sans peine les incorrections qui déparent plusieurs scènes de Lucrèce. Elle n'a- vait pas d'ailleurs l'oreille assez exercée pour re- lever toutes ces fautes. Elle n'était pas assez fami- liarisée avec l'analyse du langage pour signaler les barbarismes d'acception qui font tache dans plus d'un alexandrin. Quand il arrivait au poëte de dé- tourner un mot de son sens naturel, de sa significa- tion légitime, elle n'en souffrait pas et ne pouvait songer à le gourmander. En choisissant dans l'his- toire de la France au moyen âge le sujet de sa nou- velle tragédie, M. Ponsard se plaçait dans une con- dition beaucoup plus difficile. Quoiqu'il s'adressât au même public, quoiqu'il dût compter sur la même indulgence dans toutes les questions qui tou- chent à la pureté du langage, il avait cependant à satisfaire d'autres exigences. Le sujet à' Agnès de Méranie était nouveau pour la plus grande partie des spectateurs, et, par cela même qu'il était nou- veau, l'attention publique voulait être excitée par l'originalité des caractères, par la rapidité de l'ac- tion, par la variété des incidents, par la vivacité du dialogue. Je .sais bien que toutes ces qualités, envi-

34 G PORTRAITS LITTERAIRES.

sagées d'une façon générale, ne sont pas moins né- cessaires dans une tragédie romaine que dans une tragédie empruntée à Thistoire du moyen âge; mais l'expérience a montré que la foule, toutes les fois qu'il s'agit d'un sujet consacré par une longue tra- dition, s'attache plus à la forme qu'au fond, et fait bon marché du mouvement et de la vie, pourvu que les vers soient harmonieux, pourvu que la période ait du nombre, que les images soient habi- lement assorties. Quelques grandes pensées expri- mées en beau langage, quelques sentiments géné- reux présentés avec clarté suffisent à défrayer, dans ces conditions, le triomphe d'une soirée. Si plus tard la réflexion vient démontrer que les personna- ges de cette tragédie sont jetés dans un moule connu depuis longtemps, que Faction est languis- sante, la foule persiste pourtant dans son premier enthousiasme, et ne consent pas à renier son ad- miration. Or, c'est précisément ce qui est arrivé à la tragédie de Lucrèce.

A Dieu ne plaise que je confonde les devoirs du poète et les devoirs de l'historien. Chacun d'eux a sa mission spéciale, son but particulier ; les lois qui régissent l'histoire e.t la poésie sont .profondé ment distinctes et séparées par un intervalle im- mense. L'histoire n'est pour le poëte qu'un point de départ. La connaissance la plus complète delà réalité ne saurait suffire à la construction d'un ])0ëme. Il n'y a pas de poëme lyrique, épique ou

PONSAUl). 34 7

dramatique^ sans liiUervention toute-puissante d'u ne faculté qui n'a pas de rôle à jouer dans l'histoire et qui s'appelle imagination. Si donc je crois devoir rappeler les principaux épisodes dont se compose la vie d'Agnès de Méranie, ce n'est pas pour su- perposer la tragédie à l'histoire. Je ne crois pas qu'il soit possible d'identifier l'histoire et la poésie sans blesser les notions les plus simples du bon sens. Toutefois, s'il appartient au poëte d'interpréter li- brement la réalité fournie par l'histoire, afin de l'agrandir, de l'animer, de la vivifier, de lui rendre le mouvement et la variété qu'elle.perd trop souvent entre les mains de l'historien, à moins que l'histo- rien, par un privilège bien rare, ne réunisse l'art à la science comme Augustin Thierry, si le poëte, en un mot, est maître absolu de la réalité, il ne peut gouvernersondomainequ'àla condhionde le con- naître, il ne peut l'agrandir qu'à la condition d'en avoir mesuré l'étendue, de savoir commence, finit son domaine. S'il lui arrive de laisser dans l'ombre plusieurs parties importantes de la réalité, de négliger des éléments qui semblaient appelés à la résurrection, nous avons le droit de le gourman- der^ et même il nous est permis de croire qu il n'a pas étudié suffisamment la donnée qu'il voulait traiter. C'est pourquoi, avant d'analyser la tragé- die de M. Ponsard, nous feuilletterons rapidement le règne de Philippe- Auguste.

Agnès de -3Iéranie était la troisième femme de

34 8 PORTRAITS LITTERAIRES.

Philippe-Auguste. Le roi^ après la mort d'Isabelle de Hainaut^ sa première femme^ avait épousé In- geburge, princesse danoise, afin de se ménager des droits sur l'Angleterre et d'inquiéter ainsi Richard Cœur-de-Lion. Une aversion invinciole. sur la- quelle les historiens ne s'exphquent pas claire- ment, l'avait poussé à répudier Ingeburge dès le premier jour de son mariage. La princesse danoise s'adressa vainement au pape Célestin III pour ob- tenir justice. Trois ans après son second mariage, le roi prit une nouvelle épouse et choisit x\gnès de Méranie. A la nouvelle de ce troisième mariage, In- geburge renouvela ses doléances au pape et le sup- plia de la réintégrer dans ses droits. Célestin, plus qu'octogénaire, n'avait pas assez d'énergie pour contraindre à l'obéissance un roi aussi puissant que Philippe- Auguste; il lui écrivit à plusieurs repri- ses, mais toujours sans succès. L'avènement d'In- nocent III changea subitement la face de la ques- tion. Innocent III était plein de zèle et de vigueur; éloquent, hardi, jaloux des droits du saint-siége, animé d'une foi ardente, se croyant appelé à diri- ger, au nom de l'Évangile, tous les mouvements de la politique européenne, il prit en main la cause d'Ingeburge et enjoignit à Philippe-Auguste de re- prendre sa seconde femme. Plus tard, il écrivit à l'évêque de Paris et lui ordonna d'admonester sé- vèrement son souverain temporel sur le scandale de sa conduite; cette double remontrance étant de-

FONSAKD. 349

meuréc sans etîet, il envoya en France le cardinal Pierre, comme légat a laiere, avec ordre de signi- fier au roi qu'il eût à quitter Agnès de Méranie dans le délai fixé par le saint- siège, s'il ne voulait s'exposer à voir son royaume mis en interdit. Phi- lippe reçut le cardinal Pierre avec déférence, mais refusa nettement de rcinvoyer Agnès. Il écrivit à Innocent m plusieurs lettres, qui nous ont été con- servées, pour expliquer le renvoi d'Ingeburge. Ou- tre la parenté alléguée pour justifier la répudiation^ le roi se plaint de ne pouvoir accomplir avec elle le devoir conjugal. Innocent n'accepta pas les ex- cuses de Philippe ; après d'inutiles pourparlers, il résolut d'envoyer en France un nouveau légat, le cardinal Octavien, et lui donna les instructions les plus sévères. Philippe ayant refusé péremptoire- ment de se soumettre aux ordres du saint-siége, le royaume fut mis en interdit. Au jour fixé par le lé- gat, les églises furent' fermées, les reliques soustrai- tes à l'adoration des fidèles, les saintes images voi- lées; hors le baptême et l'extrême-onction, tous les sacrements furent refusés par le clergé. Les ci- metières mêmes ne s'ouvrirent plus, et les morts ne purent obtenir les prières chrétiennes. Philippe, au lieu de céder devant cette démonstration éner - gique du saint-siége, exerça de vives représailles contre le clergé qui s'était soumis aux ordres d'In- nocent III.

Le pape refusa d'examiner la validité du divorce

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3 50 HOKTRAHS LITTERAIRES.

tant que le roi n'aurait pas rendu au clergé les biens dont il lavait dépouillé, et renvoyé Agnès hors du royaume. Agnès, menacée dans son amour, car elle aimait le roi avec passion, écrivit à Inno- cent III une lettre suppliante : elle était mariée de- puis cinq ans et avait deux enfants de Philippe. Le pape ne voulut rien entendre. Le peuple, privé des sacrements, se révolta dans plusieurs provin- ces; il y eut des émeutes sanglantes. Enfin le roi, abandonné par le clergé, par la noblesse, sévit forcé de subir les conditions du saint-siége. Les prélats, réunis en concile à Soissons, annulèrent, en pré- sence d'Ingeburge, le divorce prononcé par l'ar- chevêque de Reims, et le roi consentit à renvoyer Agnès. Un jour, tandis que les évêques délibéraient, Philippe arriva sans être attendu^ prit en croupe Ingeburge et disparut avec elle. A cette nouvelle, l'interdit fut levé, le concile se dispersa, et le roi fut ainsi débarrassé des remontrances du clergé. Agnès mourut de douleur dans un château de Nor- mandie, deux mois après son abandon. Quant à In- geburge, malgré la manière toute chevaleresque dont le roi l'avait enlevée, elle fut bientôt délaissée une seconde fois. Le pape eut beau écrire à Phi- lippe lettres sur lettres' et lui recomma'nder de se préparer à l'accomplissement des devoirs conju- gaux par la prière, par les neuvaines, par les céré- monies de l'Eglise, le roi se déclara ensorcelé et re- fusa longtemps d'obéir aux ordres du saint-siége»

PONSARD. 351

Ce ne fut que dix ans après la mort d'Agnès qu'In- geburge fut détinitivement rétablie dans ses droits de reine.

Tel est^ dans sa réalité nue^ l'épisode choisi par M. Ponsard. J'ai négligé à dessein tout ce qui se rapporte à la politique extérieure de Philippe^ et en particulier à ses relations avec T Angle terre. Henri II et Richard Cœur-de-Lion étaient morts. Jean sans Terre était pour le roi de France un rival beaucoup moins redoutable, car il n'avait ni la ruse de Henri, ni le courage de Richard. J'ai omis vo- lontairement toute cette partie du règne de Phi- lippe, parce qu'elle ne se rattache pas d'une façon directe au sujet. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble qu'il y a dans les éléments que j'ai pas- sés en revue tout ce qui peut servir à la composi- tion d'un drame intéressant et varié. La cour, le clergé, le peuple, sont aux prises. Autour de Phi- lippe, d'Agnès et d'higeburge, viennent se grouper naturellement le légat, les évêques, les barons, les communes naissantes. Il y a dans cette lutte de l'au- torité royale contre le clergé, la noblesse et la vo - lonté populaire, dans le combat de la politique et de la passion, tout ce qu'il faut pour intéresser, pour émouvoir le spectateur. Voyons comment M. Ponsard a interprété l'histoire.

L'auteur d'Agnès de Méranie n'a pas accepté la donnée historique dans toute sa franchise. Parmi les éléments que nous avons indiqués, il a fait un

3 52 PORTRAITS LITTERAIRES.

triage tellement sévère^ tellement dédaigneux, que, d'élimination en élimination, il est arrivé tout sim- plement à garder le roi en supprimant le royaume. Et qu'on ne prenne pas cette déclaration pour un jeu de mots, pour une fantaisie de langage ; qu'on ne croie pas que nous opposons le roi au royaume avec le seul désir de faire à M. Ponsard une chicane puérile et sans fondement : l'analyse de sa tragédie, acte par acte et scène par scène, démontre sur- abondamment ce que j'avance. est le clergé de France dans Agnès de Méranie? A quelle heure, en quelle occasion paraît-il sur le théâtre? Il n'est pas question de lui un seul instant. A ne consulter que la tragédie de M. Ponsard, on dirait que le clergé de France est resté neutre entre Ingeburge et Agnès de Méranie, entre Innocent III et Philippe- Auguste. Pourtant nous savons qu'il n'en est rien et que le clergé de France a joué dans cette affaire un rôle important, un rôle actif et dont le poëte devait tenir compte. A quelle heure, en quelle oc- casion paraît la noblesse de France ? Elle est repré- sentée par un personnage unique, par Guillaume des Barres; mais Guillaume des Barres n'est à pro- prement parler que le confident de Philippe- Au- guste : il n'agit pas, il n'^a pas de rôle vraiment per- sonnel, il n'exprime pas les sentiments de la noblesse française. A quelle heure, en quelle occasion est-i! question des communes de France? Il n'est pas dit un mot dans Afjnès de Méranie de cette puissance

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formidable qui, profitant habilement des querelles de Taristocratie et de la royauté, grandissait dans l'ombre et préparait lentement ses futurs triom- phes. Ainsi d'un trait de plume M. Ponsard a biffé le clergé, la noblesse et les communes. Qu'a-t-il fait d'higebnrge, de la reine répudiée ? Il est parlé d'elle pendant toute la pièce; mais elle ne paraît pas une seule fois. Je sais qu'un tel personnage était difficile à mettre en scène; je sais qu'il était diffi- cile d'intéresser le spectateur aux douleurs d'une reine répudiée qui semble condamnée à subir la marche des événements sans pouvoir la ralentir ou la hâter. Pourtant nous savons par des témoignages irrécusables qu'Ingeburge n'est pas demeurée in- active dans la lutte engagée entre la couronne de France et le saint siège. Je crois donc que le poète ne pouvait légitimement se dispenser de mettre en scène Ingeburge. Quant aux relations qu'il devait établir entre Philippe-Auguste, Agnès et Ingeburge, c'est une question que l'histoire n'a pas résolue. A cet égard, le poète avait pleine liberté et ne rele- vait que de sa fantaisie. Il y avait là, j'en conviens, une difficulté grave ; toutefois il fallait la vaincre et non pas l'éluder.

M. Ponsard a voulu composer sa tragédie avec quatre personnages : Philippe-Auguste, Agnès de Méranie, Guillaume des Barres et le légat du pape ; car je ne puis accepter comme personnages un cer- tain comte Robert, ami do Guillaume, et Margue-

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364 PORTRAITS LITTERAIRES.

rite, confidente d'Agnès. Réduite à ces éléments, la tragédie était fatalement condamnée à vivre d'une vie factice, à multiplier les tirades, k épuiser toutes les ressources, toutes les ruses de la rhéto- rique, à prodiguer les dissertations sur tous les or- dres d'idées et de sentiments. Elle s'interdisait de gaieté de cœur le mouvement, la variété, l'anima- tion ; elle renonçait volontairement à toute la partie épique du sujet. Le poëte, en éliminant successive- ment le clergé, la noblesse et les communes, faisait d'un drame national un drame de cour. Et en effet, toute la tragédie d'Agnès de Méranie se noue et se dénoue comme si la France n'était qu'un domaine royal incapable de résister aux volontés de Philippe- Auguste. Il y a, je le sais, quelques vers consacrés à la peinture des émotions populaires; mais ces vers sont si peu nombreux qu'ils passent inaperçus. Quant au légat, qui doit représenter la puissance pontificale et qui parle au nom d'Innocent III, c'est- à-dire au nom d'une volonté énergique et persévé- rante, il accomplit assez maladroitement sa mission, car il débute par la menace.

Nous assistons d'abord aux amours de Phihppe- Auguste et d'Agnès. Le roi est tout entier à sa passion et semble avoir oublié les avertissements de Célestin III, dont il ne dit pas un mot. Agnès, dans la générosité de son cœur, se souvient d'In- geburge, et prie le roi d'être bon pour elle, de la traiter avec douceur. Arrive le légat, que rien ne

PONSARD. as 5

semblait annoncer, dont la parole austère et me- naçante réduit au silence la passion presque pasto- rale de Philippe pour Agnès. Cette première en- trevue du légat et du roi devait produire un effet imposant. Malheureusement le légat reparaît si souvent dans la suite de la pièce^ que l'attention, engourdie par la monotonie des menaces qu'il prononce, finit par l'abandonner entièrement, et qu'il passe à l'état de comparse, quoiqu'il ait^ dans la pensée du poëte, un des rôles les plus impor- tants de la tragédie. Au second acte, l'interdit est prononcé. Le légat, irrité de la résistance du roi, a fidèlement exécuté les ordres d'Innocent III. Les églises se ferment, les saintes images sont voilées, le deuil est partout, mais le spectateur ne voit rien. L'auditoire écoute sans émotion, sans effroi^ le récit de toutes les scènes auxquelles il devrait assister. La partie vraiment intéressante de la tragédie, la partie vivante, animée, pathétique, n'est pas représentée sur le théâtre. Guillaume des Barres, tour à tour confident de Pliilippe et d'A- gnès, conseille à la nouvelle reine de s'enfuir pour conjurer les fléaux qui menacent la France. Du clergé, de la noblesse, des communes, pas un mot. Agnès se rend aux conseils de Guillaume, et s'en- fuit avec le désir et l'espérance d'être arrêtée dans sa fuite. Son espérance est exaucée ; elle ne peut quitter le royaume, elle est ramenée entre les bras du roi. Philippe accuse Agnès de ne plus raimer_,

3 56 PORTRAITS LITTERAIRES.

Agnès se justifie, et les deux amants se récon- cilient, comme il était facile de le prévoir. Nous sommes arrivés à la fin du quatrième acte, et rien encore n^'a permis au spectateur de deviner la vé- ritable signification, le caractère réel de Faction dont il entend parler, mais qui ne s'accomplit pas sous ses yeux. Enfin la reine, effrayée de l'interdit jeté sur le royaume et des malédictions populaires qui la poursuivent chaque jour, se décide à sauver le roi et son peuple au prix de sa vie. Après avoir prononcé contre Rome des imprécations qui rap- pellent trop les imprécations de Camille, après avoir vainement essayé de fléchir la volonté du légat, elle s'empoisonne, et délivre ainsi le roi et le royaume de la colère d'Innocent III.

C'est à ces éléments que se réduit la tragédie de M. Ponsard. Je parlerai tout à l'heure des idées qu'il a développées sans tenir compte du siècle vivaient ses personnages, du talent qu'il a montré dans l'expression de sa pensée sans se croire obligé à l'unité de style. Pour le moment, je dois me borner à signaler toute l'indigence de la fable tragique inventée par le poète. M. Ponsard n'a pas interprété l'histoire, il l'a méconnue. Qu^est-ce en effet, qu'interpréter l'histoire ? N'est-ce pas assi- gner aux événements accomplis dans un siècle, dans un lieu déterminé, des causes ignorées jus- que-là, mais pourtant revêtues d'un caractère de vraisemblance? N'est-ce pas compléter, par l'a-

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nalyse et la peinture des passions, le récit des historiens ? Or^ M. Ponsard a-t-il rien fait de pareil? Il a réduit aux proportions d'une tragédie de cour un des sujets les plus intéressants que présente l'histoire de la France au moyen âge. A propre- ment parler, il n'y a^ dans Aynès de Méranie, qu'une seule situation : Agnès partira-t-elle. ou ne partira-t-elle pas? Cette situation unique ne saurait suffire à défrayer les cinq actes d'une tragédie; aussi ne sommes-nous point surpris que M. Ponsard, malgré l'incontestable talent qu'il a montré dans cette œuvre, n'ait pas réussi à éviter la monotonie. L'obstination de Philippe, l'amour élégiaque d'A- gnès, la colère du légat, ne peuvent intéresser l'auditoire pendant trois heures. Le poète a beau faire, les artifices les plus ingénieux du langage déguisent mal l'immobilité à laquelle sont con- damnés ces trois personnages ; l'action àWrjnh (Je Méranie tourne autour d'elle-même au lieu d'avancer.

Il y a dans cette tragédie un sentiment habile- ment exprimé, pour lequel M. Ponsard a su trouver des accents vraiment pénétrants : toutes les fois qu'il s'agit de célébrer le bonheur de la vie de famille, le poète paraît à l'aise, et sa parole s'épan- che en flots abondants. Le dirai-je? l'expression de ce sentiment forme à mon avis, la meilleure, la plus solide partie de cette composition. Je ne sais ce qu'en pense aujourd'hui le public ; mais, le

358 PORTRAITS LITTERAIRES.

premier jour, il a semblé méconnaître complète- ment la valeur des passages consacrés à la pein- ture des alfections domestiques. 11 applaudissait de préférence les tirades politiques placées par Tauteur dans la bouche de Philippe-Auguste ; or ces tirades^ écrites d'ailleurs avec talent, n'appar- tiennent pas au même temps que les personnages. Ce qui devait être applaudi, ce qui est vrai, ce qui est dit avec vivacité, ce qui s'adresse au cœur, a passé presque inaperçu. Ce qui est en contra- diction manifeste avec le siècle oii vivait Philippe- Auguste a trouvé dans l'auditoire une faveur exa- gérée. Madame Dorval, j'en conviens, à souvent manqué d'élégance et de noblesse; elle semblait oublier le diadème placé sur son front ; mais elle a rendu avec bonheur l'amour conjugal, l'amour maternel, et pourtant l'auditoire s'est montré pour elle avare d'applaudissements. L'enthousiasme s'est porté avec un aveuglement obstiné sur les parties les plus fausses, les moins acceptables de la tra- gédie. Toutes les tirades Philippe parle avec emphase de Funité politique et législative de la France, du droit romain et de l'université, de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, ont été accueillies avec une joie, un ravissement que le bon sens ne saurait amnistier. On trouve dans l'histoire le germe des idées que 31. Ponsard a prêtées à Philippe-Auguste : il est certain que le rival de Richard a défendu vicroureusenient contre

PONSARD. 359

le saint-siége les droits de la royauté,, il est cer- tain qu'il a combattu le système féodal avec énergie, qu'il s'est montré généreux envers les écoles ; mais la forme sous laquelle M. Ponsard a présenté ces idées semble empruntée à VFssai mr les Mœurs. Six siècles plus tard, ces tirades eus- sent été à leur place ; prononcées par Philippe- Auguste, elles ne peuvent qu'amener le sourire sur les lèvres. L'amant d'Agnès, tel que nous le mon- tre M. Ponsard, est un disciple de A'oltaire. Le public, en applaudissant avec frénésie tous les morceaux le poëte célèbre l'unité politique de la France, semblait ignorer que l'autorité royale au temps de Philippe- Auguste, n'embrassait guère plus de cinq départements de la France d'aujour- d'hui. Quant à la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, bien que Philippe, dans un accès de colère contre Innocent III, ait parlé de se faire mécréant, il y a loin, on en conviendra, de cette boutade passagère aux dissertations ex professa que M. Ponsard a placées dans la bouche du roi. Les encouragements accordés aux écoles par le roi de France n'ont jamais eu non plus le sens que leur prête le poëte. Pour être juste envers M. Ponsard, la critique doit donc déclarer fran- chement qu'il a été applaudi pour ses fautes, tan- dis que les parties les plus vraies de sa composition ont été accueillies avec indifférence. Le côté le plus recommandable de la tragédie

3C0 POllTRAlTS LITTERAIRES.

nouvelle est assurément le style. Le poëte manie le vers avec une liberté, une souplesse que j'aurais mauvaise grâce à nier, et pourtant le style d'Agnès de Méranie manque d'unité. Il y a, dans la manière de M. Ponsard trois éléments qui ne peuvent s'ac- corder entre eux : la périphrase, le ton familier, puis un ton intermédiaire que je renonce à bap- tiser. Par la périphrase, Fauteur d'Agnès se ratta- cherait à l'école impériale : j'emploie à dessein la forme conditionnelle, pour ne pas donner à ma pensée le sens d'une accusation. Par le ton fami- lier, il voudrait se rapprocher de Corneille, et quelquefois, je le reconnais avec plaisir, il a ren- contré la grandeur. Quant au ton intermédiaire, je ne sais vraiment de quel nom l'appeler; c'est quelque chose qui n'est ni la périphrase, ni le ton familier, mais qu'il serait difficile de caractériser : c'est un à peu près perpétuel, sans valeur litté- raire, sans précision, sans clarté, qui fatigue l'at- tention sans jamais émouvoir le cœur ou élever la })ensée. Par la réunion, ou plutôt par la juxtaposi- tion de ces trois éléments, M. Ponsard s'est fait un style qui n'a certainement pas une véritable ori- ginalité, mais qui, par moments, charme l'oreille et peut faire illusion aux esprits inexpérimentés. Trop souvent le ton familier descend jusqu'au ton trivial et fait tache dans la période; l'oreille est alors blessée comme si elle entendait une note fausse. C'est ce qui arrive nécessairement toutes

PONSARD. 361

les fois que le style manque cFunité. Or, telle est la condition dans laquelle se trouve M. Ponsard. Son style, à proprement parler, n'a rien de personnel; il ne relève pas seulement de Corneille par la fa- miliarité, de récole impériale par la périphrase ; il rappelle en plus d'un passage la splendeur enfan- tine de l'école, qui pendant longtemps s'est donné le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà de quelques années. Pour fondre ensemble ces trois manières, il faudrait une main puissante, un art infini; mais à quoi bon dépenser Tart et la puissance dans une tâche aussi ingrate? Le style, pour avoir une véritable valeur, doit relever di- rectement de la pensée; toutes les fois qu'il n'a pas cette origine unique et souveraine, il manque de force et de vie, il interprète incomplètement les sentiments et les idées dont se compose le discours, il ne sait porter ni l'évidence dans l'esprit, ni l'é- motion dans le cœur.

Pourtant, malgré toutes les réserves que je viens de faire, et dont le sens, je l'espère du moins, ne peut demeurer obscur pour personne, je suis loin de considérer Agnès de Méranie comme une œuvre sans importance. A mes yeux, la tragédie nouvelle ne vaut pas moins que Lucrèce. Si les dé- fauts di' Agnès ont paru plus nombreux, si l'absence de vie et de mouvement a été relevée avec une sorte d'unanimité, ce n'est pas (\xi Agnès soit con- çue plus faiblement que Lucrèce. Les destinées di-

I. 3 1

3G2 PORTRAITS LITTERAIRES.

verses de ces deux tragédies tiennent, selon moi, à la diversité profonde des sujets. Le public, indul- gent pour Lucrèce, s'est montré plein d'exigence pour Agnès de Mémnie. En écoutant l'épisode ra- conté par Tite-Live, et versifié par M. Ponsard avec une certaine élégance, il n'a songé qu'à l'har- monie des vers et n'a gourmande l'auteur ni sur la monotonie de la composition, ni sur l'incorrection du langage. En écoutant la tragédie nouvelle, em- pruntée à l'histoire du moyen âge, il semble avoir dépouillé toute son indulgence ; bien qu'il se soit fourvoyé plus d'une fois pendant la représentation, bien qu'il applaudi ce qu'il aurait blâmer, bien qu'il ait accueilli avec indifférence ce qu'il aurait du applaudir, cependant, en exprimant son opi- nion générale. Je ne dis pas qu'il se soit absolu- ment trompé; mais je pense qu'il a péché, il y a trois ans, par excès d'indulgence.

Il n'y a, dans l'accueil fait à la tragédie nouvelle, rien qui doive décourager M. Ponsard; son talent poétique n'est pas remis en question. Si, dans ses deux premiers ouvrages, l'auteur n'a pas montré pour les combinaisons dramatiques une aptitude souveraine, ce n'est pas une raison pour désespé- rer de son avenir littéraire. Je pense, au contraire, que la représentation à'Agnèa sera pour le poëte une leçon salutaire et féconde. Averti par la résis- tance qu'il vient de rencontrer, il sait maintenant qu'il lui reste encore bien des secrets à deviner.

PONSARD. 3G3

Qu'il persévère et marche avec courage dans la carrière il est entré si heureusement; l'avenir ne peut manquer de récompenser bientôt ses efforts.

1S46.

FIN DU PREMIF.U VOLUME.

TABLE DES MATIERES.

raj.es

I. André Cbénier 1

1 1 . L'abbé Prévost 35

III. Benjamin Constant 61

IV. Lamartine 81

y. Victor Hugo 112

VI. Alfred de Vigny 181

VIL Prosper 3Iérimée 199

VIIL Jules Sandeau 231

IX. Sainte-Beuve 2G7

X. Eugène Scribe 291

XI. Casimir Delavigne 307

XIL Ponsard 341

FIN DE L.\ TABLE.

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Planche, Gustave

Portraits littéraires

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