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TOESl II S 1&72-1876

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Paul Bourget

TOÈSI ES

1872-1876

i//k bord de la D\Cer. La Vie inquiète.

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PARIS LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE

23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33

2199

II

AU BORD DE LA MER

(1872-1873)

<i... Devant moi s'étale le grand désert des eaux ; derrière moi il n'y a qu'exil et douleur, et au-dessus de ma tète voguent les nuées, ces grises et informes filles de l'air, qui, de la mer , avec des seaux de brouillard , puisent l'eau, la traînent à grand'peine et la laissent retomber dans la mer, besogne triste et fasti- dieuse et inutile, comme ma propre vie.

o Les vagues murmurent, les mouettes croassent, de vieux souvenirs me saisissent, des rêves oubliés, des images éteintes me reviennent, tristement et doucement... »

Henri Heins.

IVIes vers n'auront pas dit la couleur de vos yeux: Êles-votts pâle ou rose? Êtes-vous blonde ou brune? Je garde pour moi seul ce secret précieux. Comme un sylphe en son cœur garde un rayon de lune.

T%ÉLUT>E

Voici venir les mois le ciel est si clair. Et le soleil si doux et la nuit si tranquille, Que nous nous ennuyons d'errer dans cette ville les toits des maisons attristent toujours l'air. Et nous nous rappelons qu'il est près de la mer Plus d'un village, ombreux et verdoyant asile.

Sans doute ce sera Paris encor, là-bas:

Devant les flots calmés que rasent les mouettes.

Nous lirons les journaux, et ne nous plaindrons pas

Si les dames, aussi frivoles et coquettes.

Changent quatre ou cinq fois, en un jour, de toilettes

Pour danser au salon, le soiï, les mêmes pas.

AU BORD DE LA MER.

Mais bien qu'on soit ainsi Parisienne dans l'âme, Malgré tout, la mer parle avec sa forte voix. Comme on a lu Musset, en rêvant, quelquefois,

Qui sait? on se souvient un peu que l'on est femme, Et l'éventail léger qui tremble au bout des doigts Laisse au hasard passer plus d'un regard de flamme.

La vanité se tait et le cœur a son tour. L'horizon des flots bleus émeut la plus volage. Tout le monde est voisin dans le petit village. On a dansé la veille ensemble, puis, un jour,

Un jour on se salue en passant sur la plage. On s'aborde, on se parle, et c'est déjà l'amour.

Cet amour délicat est une fleur des grèves;

Lorsque le vent des mers ne le ranime plus.

Il meurt ; et c'est le charme amer des choses brèves.

L'étrange impression qui reste aux cœurs émus

Au sortir des romans laissés à moitié lus

Qu'on achève à son gré dans les loisirs des rêves.

EN PASSANT.

E'H. T^SS^'H.T

V^UAND le wagon bruyant t'emportait vers Paris, N'as-tu pas, mon ami, par le carreau, surpris Quelquefois un recoin charmant de paysage, Une maison perdue au milieu d'un feuillage? Et quand tu la voyais disparaître là-bas. Triste et plus seul encor, ne te disais-tu pas due les rosiers en fleur semblaient sous la fenêtre Groupés par une main de femme, et que, peut-être. A l'heure ton regard ému les contempla. Le rêve de ta vie était enfermé làî

AU BORD DE LA MER.

^UHO'HE SU% L^ CiCETl

L'AXS la lumière et dans le bruit S'éveille le petit village: Enfants et femmes, sur la plage, Attendent les pêcheurs de nuit.

La mer semble un ruban de moire. Les voiles des bateaux tremblants Font comme de légers points blancs Sur la profondeur bleue et noire.

De grands oiseaux passent dans l'air, Ailes ouvertes, et les voiles Parmi les dernières étoiles Brillent dans l'azur du ciel clair.

SUR LA FALAISE.

SU% L^ F^iL^ISE

L(ES papillons bleus, les papillons blancs Sur les prés mouillés et les blés tremblants

Vont battant des ailes. C'est sous le soleil un frémissement Q.ui fait s'incliner les fleurs doucement

Sur leurs tiges frêles.

Contre les rochers, avec des sanglots. En bas, l'Océan vient briser ses flots

Brodés d'étincelles. Là-haut, sans souci des flots onduleux, Les papillons blancs, les pa^îillons bleus

Vont battant des ailes.

AU BORD DE LA MER.

TE%1i^SSE

D.

'ans une urne qui n'a plus d'anse Tremble un vert tamarin vivant, Et l'écume des flots s'élance Jusqu'à ce cher abri, souvent.

Un jeune faune en bronze y danse Sur une outre pleine de vent. Et semble jouer en cadence. Sur sa flûte, un air décevant.

Et d'aucuns font cette imprudence De se parler d'amour, devant Ce dieu moqueur de l'inconstance, Q.ui siffle leurs mots en rêvant.

TO%T%^IT

Elli

,E est encore enfant, mais elle est déjà femme. Son charme est fait et c'est un mélange inouï De grâce et de pudeur; et l'on reste ébloui, Mais devant elle on sent qu'un désir est infâme.

Elle est capricieuse et naïve dans l'âme:

Son cœur est un rosier à peine épanoui;

Qu'un beau jour de printemps se lève enfin sur lui,

Il ne faut qu'un matin pour qu'il soit tout en flamme.

Elle cause avec moi sans peur et sans desseins, Elle n'a pas quinze ans et déjà ses deux seins Se gonflent doucement et tendent son corsage.

Encore un peu de temps, et peut-être demain, Vous aurez, belle enfant, à jamais passé l'âge vous me souriez en me tendant la main.

AU BORD DE LA MER.

^U 'B^L

Il me souvient d'une soirée Où, vous sentant plus admirée, Vous rougissiez d'orgueil, un peu, Dans un costume gris et bleu.

Un peu lasse, avec indolence, Quand vous reveniez de la danse, Vous me repreniez chaque fois Votre grand éventail chinois,

Cet éventail fait d'une palme, Où, la tasse en main, d'un air calme, Deux mandarins boivent du thé Sur le bord d'un fleuve argenté.

UN PEU DE MUSIQ^UE.

UtL TEU T>E SMUSIQUE

C, N écoutant faire de la musique,

Dans le salon tendu de satin bleu,

Moi je me sens devenir peu à peu

Mélancolique;

Mélancolique et rieur à la fois, Et si joyeux, que j'ose à peine y croire, En écoutant sur les touches d'ivoire Chanter vos doigts;

Et nous jetant ses grandes plaintes vagues, La mer, qui tremble au loin dans la clarté. Mêle aux chansons du cosi fan tutte Le bruit des vagues.

AU BORD DE LA MER.

Et la musique et la douceur du jour Ont réveillé mon ancienne pensée De vie heureuse à loisir dépensée En plein amour.

Il me faudrait, en sa robe de soie, Sous le soleil des clairs étés sans fins, La noble dame aux yeux fiers, aux doigts fins, Fleur de la joie.

Celle qu'a peinte un jour le Titien, Sur sa terrasse, en pompeux équipage, Se laissant dire un sonnet par un page Musicien.

tgÇ^

LA rUITE DES HEURES.

L.A FUITE T)ES HEU%ES

J li sais un petit pré sur la haute falaise le thym parfumé croit dans le vert gazon; La mer et les rochers ferment tout l'horizon, Et pour prendre son vol l'àme s'y sent à l'aise.

Je vous y conduisis par un jour de ciel bleu : Sous votre grand chapeau de paille d'Italie Vos cheveux dénoués vous faisaient bien jolie; La mer calme semblait le sourire d'un Dieu.

Vos pieds chaussés de noir posaient au bord des mousses ; Votre âme apparaissait sur le bord de vos yeux; Et moi, les regardant, je sentais, soucieux, Lentement, à jamais, passer ces heures douces.

AU BORD DE LA MEÏ

LES IlOSES F^éTlÉES

L'AN s notre premier mois, et par ces belles nuits Qui suivent les soirs de septembre,

Je vous quittais très tard, et, le cœur plein d'ennuis, je m'acheminais vers ma chambre.

Les maisons du village nous passions l'été Vers neuf heures du soir sont closes;

La route était déserte et tournait à côté D'un grand jardin planté de roses.

Et là, seul, sans souci d'un regard importun,

Accoudé sur le mur de pierre, Je restais à rêver de vous dans ce parfum

Quelquefois plus d'une heure entière.

LES ROSES FANEES.

Et les roses tremblaient et semblaient se pâmer

Aux caresses du clair de lune. Je pensais à vos yeux en écoutant la mer

Sangloter derrière la dune.

Ces parfums sont éteints pour longtemps, et l'hiver Vient sur nous à grandes journées.

Les rosiers ont gardé quelque feuillage vert. Mais toutes leurs fleurs sont fanées.

AU BORD DE LA MER.

L^ CH^TELLE

La chapelle est tapie au creux d'un grand rochei. La croix de fer doré brille en haut du clocher, Le porche en bois est plein de sculptures antiques, des saints douloureux et des anges mystiques Charment les cœurs dévots depuis quatre cents ans.

Les dimanches, c'était un flot de paysans Qui tous portaient la veste ancienne en bure bleue. Ils avaient pour venir marché plus d'une lieue; La poussière couvrait leurs guêtres de cuir brun ; Le noir chapeau de feutre en arrière, un par un Ils sortaient. Puis venait, en bonnet de dentelle, La femme qui conduit ses enfants devant elle. Le chapelet aux doigts, d'un air calme et pieux, •^ Et les cloches chantaient doucement vers les cieux .

LA CHAPELLE.

Et moi, je m'étais fait une habitude exquise

De vous attendre au seuil de la petite église

votre ame peut-être avait prié pour moi.

Vous vous faisiez attendre, et c'était un émoi

Délicieux de voir dans la chapelle sombre

Votre visage aimé se détacher de l'ombre

Lentement. La foi pure illuminait vos yeux

De je ne sais quel feu chaste et mystérieux ;

Mais vous n'aviez pour moi ni reproches ni plaintes,

Et vous me pardonniez, comme auraient fait les saintes,

De ne jamais plier les genoux devant Dieu.

Or, ces dimanches-là, quand le ciel était bleu,

Ensemble nous allions à travers le village.

Nous suivions les rochers ensemble, puis la plage,

Vos cheveux déroulés tremblaient au vent de mer,

L'Océan nous lançait son large souffle amer.

Et nous marchions ainsi jusque sur la jetée.

Je n'ai pas oublié cette mer enchantée.

Le ciel clair, les flots bleus balancés mollement.

Les voiles des bateaux dans un lointain charmant.

Les grands oiseaux lancés sur nous à pleines ailes,

Ni les cris des pêcheurs ni les voix éternelles

Qui de la mer montaient comme un hymne au ciel pur.

Vous sembliez sourire et marcher dans l'azur.

Gaie et fraîche, et pourtant plus pâle encor que rose

Et moi, vos moindres mots m'attendrissaient sans cause,

AU BORD DE LA MER.

Mais si profondément, que j'aurais devant vous, Comme un prêtre à l'autel, plié les deux genoux, Et que je demeurais muet, l'àme ravie, Tout éperdu devant la beauté de la vie.

•^::^• V^^

DÉLICATESSES.

'DÉLICATESSES

v^uAND la véranda du chalet S'emplissait de soleil, mi-close, Vers une heure, son rideau rose Aux brises de la mer tremblait.

Les vertes plantes exotiques Exhalaient des parfums troublants, Et vous, assise en voiles blancs. Vous jouiez de douces musiques.

AU BORD DE LA MER.

Souvent vous portez de petits souliers Qui coquettement découvrent vos pieds

En leur petitesse ; Sur leurs hauts talons vous m'apparaissez Comme un fin pastel des siècles passés,

Marquise ou comtesse...

Sous les soleils couchants des tranquilles soirées, La mer d'été, roulant ses vagues azurées.

Semble attendrir encor ses voix. Et comme au mois de juin sortent les fleurs de serre, Dont la splendeur, édose à l'abri sûr du verre.

Fait oublier les fleurs des bois, Sur la plage élégante, ainsi les jeunes femmes, Regardant à leurs pieds le vent pousser les lames.

S'épanouissent à la fois.

Quand au Casino vous dansiez le soir. La voluptueuse ou folle musique Me faisait du mal, et, mélancolique, Loin, bien loin de vous , il fallait m'asseoit.

DELICATESSES.

Là, parmi les bruits, les jeux, la fumée,

La mer me jetait son cri désolé.

Et je me sentais si fort isolé.

Que je ne vous ai jamais mieux aimée.

AU BORD DE LA MER.

%ED>CO%T)S 'D^'K.S L'^VE'H.I'R

1 u ne m'aimeras pas, bien que la destinée Ait ému nos deux cœurs en un seul battement, Que tu saches ma vie aux deuils abandonnée, Et que je t'aie un jour chérie uniquement.

Je n'aurai pas la gloire, et mon adolescence S'était épanouie en beaux et chastes vers. Nul n'adora peut-être avec plus d'espérance L'âme de notre obscur et mystique univers.

1

REMORDS DANS LAVENl

Je ne vivrai pas pur et je hais la matière, Étant de toute chair aussitôt dégoûté. Réjoui seulement par la pure lumière De l'éternel amour, vierge et sans volupté.

La mer cache en ses flots bien des barques coulées, Que de gais matelots lancèrent au matin, Et dans les profondeurs de ses nuits étoilées Le ciel noir cache aussi plus d'un soleil éteint.

Mais les grands cœurs humains, plus troublés que les ondes, Ces cœurs aujourd'hui froids, et jadis embrasés. Qui donc pourra compter sous leurs douleurs profondes Tous les amours éteints et les espoirs brisés?

Lorsqu'aux matins d'été pâlissent les étoiles, Que la mer au soleil roule ses flots si beaux, Qui se souvient, devant l'horizon blanc de voiles, Que le ciel et la mer sont deux vastes tombeaux?

Mais les cœurs, plus émus que les mers les plus fortes. Ces cœurs plus étoiles et plus noirs que les nuits. Qui donc rendra la flamme à leurs étoiles mortes, Qui donc rendra la vie à leurs espoirs détruits?

AU BORD DE LA MEI

Mon amie est trop jeune et ne sait pas ces choses. Quand elle met sa main dans ma main, chaque soir. Je lui porte un bouquet, roses blanches ou roses. Sous son souffle je viens lui parler et m'asseoir.

Nous regardons la mer tendre vers les étoiles La coupe de ses flots écumeux et grondeurs. Mon amie est songeuse et prend pitié des voiles Dont la lanterne tremble aux noires profondeurs.

Mou amie est savante, et parfois elle nomme Par son nom chaque étoile en marche dans la nuit : Elle sait tout des cieux et ne sait rien de l'homme, Elle ne connaît pas le doute ni l'ennui.

Oh! reste ainsi toujours sans comprendre les âmes, Les yeux ouverts sans pleurs sur l'immense horizon ; Que les astres divins éclairent de leurs flamm»». Sans les bfûler jamais, ton cœur et ta raison I

REMORDS DANS L AVENIR.

Prends en pitii le mal qu'on apaise ou qu'on aide, Les pauvres corps qu'on touche et qu'on peut secourir, Et ne connais jamais la peine sans remède Du cœur humain blessé qui ne veut pas guérir.

AU BORD DE LA MEl

L^ TETITE CCULEUV%E TLEUE

kA Léon Valade.

Lia petite couleuvre bleue Du désir me siiBait tout bas: « O poète, encore une lieue, Marche vite et ne tremble pas.

O petite couleuvre bleue, Que tes sifflements m'ont fait mal. J'ai cheminé plus d'une lieue Sans rencontrer mon Idéal.

LA PETITE COULEUVRE BLEUE.

Mon Idéal est une vierge

Qui jamais ne me sourira.

Va, frappe à la prochaine auberge,

Qui sait quelle main l'ouvrira? »

II

Une vieille, avec politesse, Ouvre la porte doucement : « Avez-vous vu, dame l'hôtesse, Une enfant au rire charmant?

Elle porte, la jeune vierge, Des perles noires au collier.

Elle a dîné là, dans l'auberge Avec un jeune cavalier.

Merci, madame.

Voici l'heure l'ombre tombe, entrez chez nous.

Merci, l'hôtesse, que je meure, Si je dors une heure chez vous 1 »

AU BORD DE LA MER.

( Petite couleuvre menteuse, Pourquoi m'as-tu charmé le cœur? Oh ! dis-moi, n'es-tu pas honteuse De me siffler ton air moqueur?

Voici que seul et sans lumière Je reconnais le vieux chemin Qui conduisait au cimetière.

Marche encore et crois à demain.

Peut-être que parmi ces marbres Erre ton amie.

On entend Gémir le vent parmi les arbres.

C'est son soupir, elle t'attend, d

« O petite couleuvre fausse, Je suis las, et la nuit pâlit, Voici l'aube.

Entre dans la fosse. Pour sommeiller, c'est un bon lit;

lA PETITE COULEUVRE BLEUE.

Tu rêveras de cette amie Que tu poursuivis si longtemps, La terre à mon âme endormie Est bien lourde, que faire?

Attends, »

)l

lU BORD DE LA MER.

TE^%S, IT)LE TE^%S

V^AND tes yeux s'ouvriront sur un beau paysage, Si le ravissement te fait verser des pleurs, Ne retiens pas ces pleurs, mon enfant, sois plus sage. Et ne te raille pas de ces vaines douleurs.

Ces larmes sans objet, ces angoisses divines Qui nous prennent devant l'océan et les cieux, Cette extase sans nom qui court dans nos poitrines Comme un frémissement triste et délicieux.

Tout cela vient du cœur, ô mon enfant chérie, De notre cœur toujours blessé, toujours aimant, Faible cœur qui répugne au travail de la vie. Et que toute beauté trouble trop fortement.

TEAKS, IDLE TEAKS.

Sous le masque glacé que nous a mis le monde, L'être inquiet, malade et plaintif, vit toujours. Et c'est assez du choc d'une beauté profonde Pour qu'il palpite et vibre ainsi qu'aux premiers jours.

Les mots qu'il a sentis et qu'il n'a pas su dire, L'âme qu'il avait là, mais que nul n'a su voir. Voilà ce qui le fait sangloter et sourire, Sans raison, de désir, d'effroi, de désespoir.

Quand tes yeux s'ouvriront sur un beau paysage, Dis-toi que nous avons ensemble contemplé Plus d'un pays charmant, délicat ou sauvage; Et que mon souvenir à tes pleurs soit mêlél

AU RORD DE lA MER,

JTRÈS C7-X£ LECTU%E

DE SULLY PRUDHOMMI

Vous n'aviez jamais lu de poète moderne, Et par un jour d'automne et sous un ciel pdli, Sous un grand ciel pâli, silencieux et terne. Ensemble nous avons lu des vers de Sully,

Du délicat Sully qui fit les Solitudes,

Car ce poète pur convient au cœur aimant,

Au doux cœur féminin qui hait les choses rudes,

Et veut qu'on l'attendrisse à peine, et doucement.

Le soir, rappelez-vous cette belle soirée. Et ce ciel du couchant, clair, rose et singulier. Nous marchions, écoutant s'en aller la marée. Vous disiez de ces mots qu'on ne peut oublier.

APRÈS UNE LECTURE.

Vous disiez : « D'où vous vient cette amertume immense,

Cet incurable ennui qui vous jette à genoux,

Et pourquoi ce dégoût de vivre, qui commence

A prendre les meilleurs et les plus purs de vous ? »

Moi, je vous répondis: « Nous voulons trop du monde, Et ce monde épuisé ne peut donner assez Pour remplir jusqu'au bord notre âme trop profonde. Car nous portons en nous tous les siècles passés.

« Tous les rêves anciens qu'ont caressés les hommes. Tous les pleurs amassés depuis quatre mille ans Nous ont faits les rêveurs malades que nous sommes, Et nous sommes très vieux et nos bras sont tremblants.

Vous m'avez regardé sans presque me comprendre, Et, triste, je sentais que je parlais bien mal. Jamais pourtant, jamais je n'eus l'âme plus tendre: A mes lèvres montait tout mon cher Idéal.

Comme vous aviez froid, nous revenions plus vite; La lune découpait au ciel clair son croissant; Le village était noir comme un pays qu'on quitte; Quelques corbeaux passaient au ciel en croassant.

J6

AU BORD DE LA MER.

C'était un soir parmi nos dernières soirées, Et quand vous m'avez dit sur le seuil : « à demain, » Vos mains sont dans mes mains plus longtemps demeurées, O Sully, sois béni pour ton beau livre humain 1

PENSEES D AUTOMNE.

TEn,SÉES D'.éUTODiC'K.-E

V>E monde meilleur et tout autre. Le Paradis, je n'en veux pas. Tout mon souvenir tient au nôtre. Toute ma vie est ici-bas.

La belle enfant que j'ai choisie. Ses cheveux, sa bouche et ses yeux, Sa jeunesse et sa poésie. Je ne les aurai pas aux cieux.

AU BORD DE LA MER.

Si la chair n'est pas immortelle, Si les formes doivent périr, Je ne reconnaîtrai plus celle Q.ui m'a fait aimer et souffrir.

Par les sentiers boueux d'Automne, Je marche, les cheveux au vent. Plus d'un passant muet s'étonne Et me considère en rêvant.

Au milieu des feuilles jaunies Les lueurs des soleils couchants Ont des tristesses infinies Dans le grand silence des champs.

L'Automne I L'Automne! Les haies Et les arbres sont défeuillés, A peine quelques rouges baies Tremblent aux buissons dépouillés.

PENSÉES D AUTOMNE.

L'Automne! L'Automne! Les routes Sont désertes sous l'air glacé, Et les feuilles s'amassent toutes Dans les profondeurs du fossé.

L'Automne! L'Automne! La vie Flétrit chaque jour sous nos yeux Toute la beauté qui convie Le cœur à la fête des cieux.

Ce 'pauvre cœur en vain réclame L'éternité pour ses amours. Nous n'avons pas même assez d'âm? Pour aimer et souffrir toujours.

AU BORD DE LA MER.

LE T)E%'hLIE% 'BO'N.HEU%

L-'ANS les brumes du soir vaporeux et féerique Chantaient un air de flûte et quelques violons : Malgré les grandes fleurs qui paraiept les salons, Ce dernier bai d'automne était mélancolique.

Pourquoi sentîmes-nous les larmes nous venir, Lorsqu'à travers ce bal nous passâmes ensemble? Nous étions venus bien des fois, mais if semble Que tout soit plus charmant lorsque tout va finir.

Je ne sais quels remords se mêlaient aux tendresses Des mots que nous disions par ce dernier beau soir. Car nous allions quitter, pour ne les plus revoir. Ces beaux lieux, si remplis de nos belles jeunesses.

LE DERNIER BONHEUR.

La nature, elle aussi, nous trompe et peut changer: C'est assez d'un chalet nouveau sur une plage Ou d'un arbre coupé dans un cher paysage. Pour qu'à nos souvenirs tout devienne étranger.

Nous nous perdions ainsi dans nos heures passées,

Et la fuite du monde effrayait notre cœur;

La flûte attendrissait encore la langueur

Qui nous venait du fond de nos tristes pensées.

Oh ! ce soir, le dernier, le plus long, le plus doux. Ce soir mes pensers auraient vécu des vôtres Pourquoi le perdions-nous à regretter les autres. Les anciens, à jamais envolés loin de nous ?

43 AU BORD DE LA MEI

oi ViCI-VOIX

J E me souviens qu'un soir vous aviez pleuré, Moi, je suis près de vous plus longtemps demeuré. C'était sur 13 terrasse, à l'heure des étoiles. Confiante et pourtant sans soulever les voiles Qui dérobent aux yeux votre cœur noble et fier, Vous me parliez tout bas en regardant la mer. La lune se noyait, tremblante, sur les vagues. D'où s'élevaient des bruits si lointains et si vagues Qu'on eût dit une plainte échappée à moitié. Vous me parliez tout bas avec tant d'amitié, Que, dussé-je vieillir bien vieux dans ce vieux monde.. Je n'oublirai jamais l'impression profonde Que m'a faiie l'accord mystérieux et doux De votre voix avec ce ciel pur comme vous.

I

PR^ETERITA.

'PTl/ETE^IT^

Ne

I o V E M B R E approche, et c'e^t le mois charmant devinant ton âme à ton sourire Je me suis pris à t'aimer vaguement, Sans rien dire.

Novembre approche, ah 1 nous étions enfants. Mais notre amour fut beau comme un poème. Comme l'on fait des rêves triomphants Lorsqu'on aime!

Novembre approche, assis au coin du feu, Malade et seul, j'ai songé tout à l'heure A cet hiver je croyais en Dieu, Et je pleure.

AU BORD DE LA

Novembre approche, et c'est le mois béni tous les morts ont des fleurs sur leur pierre. Et moi je porte à mon rêve fini Sa prière.

AUTRE SOUVENIR.

oiUT%E SOUVE'N.Ill

J E me souviens de nos dimanches d'autrefois,

Quand nous allions tous deux seuls au fond des grands bois,

Que j'avais dix-sept ans, et toi, quinze peut-être.

Et que nous nous aimions, sans presque nous connaître.

Le ciel n'était point bleu, l'arbre n'était point vert.

Et notre amour était une fleur de l'hiver.

Mais quand nos pas sonnaient dans les longues allées.

Nos âmes se sentaient doucement isolées.

Et plus proches encor dans cet hiver glacé.

Toutes ces choses-là sont loin dans le passé.

46

AU BORD DE LA MER.

CO'^ITE 'D'HlVETt

Lies toits et les clochers sont perdus dans la brume, La fumée à flocons monte à travers l'air gris. Et dans ces jours d'hiver, je vais sans amertume En songeant à vos yeux sous le ciel de Paris.

Je sens que je suis seul dans les bruits de la rue: Rien ne me distrait plus des chers bonheurs passés ; Votre divine image à mes yeux apparue Fait couler tous les pleurs en silence amassés.

Et voici que ma joue en est tout inondée.

Mais cette angoisse est douce et ce chagrin charmant,

Je me sens revenir vers une ancienne idée

Q.ui sur toute douleur verse un apaisement.

CONTE D HIVER.

C'est vrai, vous ne m'avez jamais dit un mot tendre. Vos yeux sont restés clairs en regardant mes yeux, Mais votre esprit clément et qui sait tout comprendre N'a-t-il pas eu pitié de mon cœur soucieux?

Peut-être vous m'aimez sans vouloir me le dire, Comme dans les romans qui nous parlent d'amour; Peut-être vous cachez sous votre pur sourire Des pleurs que j'essuirai des lèvres quelque jour.

Ce sera par un soir d'hiver dans votre chambre, La chambre rose et blanche chantent vos oiseaux. Obscur comme aujourd'hui le grand ciel de décembre D'un humide brouillard voilera les carreaux.

La neige lentement tournoie et le vent pleure : Je suis sous votre porte et je demeure en bas. Ahl si mon rêve est vrai, vienne vite cette heure la neige en tombant ne m'attristera pas!

AU BORD DE LA MER.

n.ocTURnE

Je vis la mer eu rêve; elle était bleue et claire. De grands bateaux voguaient doucement vers la terre, Des mouettes volaient doucement vers les cieux. Les flots calmes étaient presque silencieux, Et moi seul, j'avançais vers le large, à la nage. Dans ces flots transparents, sous ce ciel sans nuage. Mon corps était plus jeune et mon bras plus puissant, La fraîcheur de l'eau pure apaisait tout mon sang, Et, rasaut par moments les vagues de leurs plumes, Les oiseaux me jetaient de légères écumes. Oh ! dans ce paysage immense et doux, pourquoi Ai-je vu tout à coup glisser auprès de moi Un bateau qui portait ma maîtresse ancienne?

NOCTURNE.

Toi qui, sans me donner ta vie, as pris la mienne. Pourquoi demeurais-tu debout les bras croisés? Toi qui ne m'accordais ni rires ni baisers. Pourquoi, me regardant avec mélancolie, Secouais-tu ta tête adorable et pâlie? Vierge qui n'as pas eu de pitié pour mes maux. Triste, silencieuse, et sans dire les mots Que j'ai tant implorés de ta bouche trop fière. Tu te tenais debout, tout en blanc, à l'arrière, Et six rameurs faisaient s'avancer le bateau. C'étaient mes plus cruels ennemis, et sitôt Qu'ils me virent lutter pour joindre mon aimée. Un sourire courut sur leur bouche fermée. Ah 1 ce sourire ! il m'a fait tant de mal au cœur. C'est lui que j'ai toujours connu, fin et moqueur. Sur les lèvres qui m'ont dégoûté de la vie !

Maîtresse, je t'aimais trop fort, je t'ai suivie.

Mes ennemis ramaient avec rage, en riant; C'était bien lui, c'était le sourire effrayant. Les mouettes suivaient notre course en silence. Moi, je nageais, le cœur plein de désespérance; Et toi, qui t'en allais parmi ceux que je hais. Tes regards étaient doux comme si tu m'aimais.

Oh 1 dis-moi, toi qui veux ma mort et qui me charmes. Lorsque tu t'éloignais ainsi, pourquoi ces larmes

Qui coulèrent sur moi de tes grands yeux pensifs?

AU BORD DE LA MER.

Le rivage était loin, loin les premiers récifs. Le bateau s'enfuyait plus vite, à tour de rames; Et, las, abandonnant mon corps trop faible aux lames, Les bras vers toi tendus, mon désir éternel, Je m'enfonçai dans l'eau, sans regarder le ciel.

AURORE PARISIENNE.

^U%0%E T^%ISIE1<L'}LE

L.E soleil qui se lève empourpre tout le ciel,

Le vaste ciel semé de clairs nuages roses.

C'est l'heure où, poursuivant mon rêve habituel.

Je m'en vais, admirant sous la splendeur des choses,

Un Dieu, tout à la fois invisible et réel.

Ce matin, mes pensers sont comme ces nuages; Caria nuit, quand mon corps dormait son lourd sommeil. Mon esprit, coutumier de ces légers voyages. En songe est revenu vers les jours de soleil, je vous adorais dans de beaux paysages.

53 AUBORDDELAMER.

Et j'ai revu présents ces jours de notre été, La mer, la grande mer au matin éveillée, La mer qui déferlait sous un ciel enchanté Toute blanche d'écume et tout ensoleillée; Je vous voj'ais debout au loin dans la clarté.

Vous vous teniez debout dans ce frais paysage. Sur l'escalier de bois qui descend du chalet. Les houles s'écroulaient à vos pieds sur la plage, Quelques pécheurs couraient sur le rude galet, Et les brises de mer frôlaient votre visage.

Comme nous sommes loin de ces jours disparus ! Et pourquoi donc mon cœur sent-il encore en rêve La douceur d'un amour qui dès longterhps n'est plus, Quand je devrais sourire en pensant à la grève je lançais aux flots tant de cris superflus?

Non ! j'ai bien pu chasser cet amour de ma vie, Je ne l'ai pas tué tout entier dans ce cœur. Quand ma volonté cède, au sommeil asservie, L'ancien désir renaît, toujours jeune et vainqueur. Et de vos chers baisers j'ai toujours même envie.

\

AURORE PARISIENNE.

Mais VOUS m'êtes meilleure en songe qu'autrefois En songe votre bouche est douce et peu cruelle. Vous laissez s'appuyer mes lèvres sur vos doigts, Et vous dites des mots dont la musique est telle Que je reste éperdu d'entendre votre voix.

C'est de que me vient cette gaité sans causes,

Cette facilité de me laisser charmer.

Mais que demeure-t-il des clairs nuages roses?

Ils palissent, le jour s'élève et vient semer

Son triste ennui banal et ses clartés moroses.

Et que demeure-t-il de ce beau songe clair? Le beau songe d'amour laisse mon cœur plus vide, Et je rentre. Les cris des marchands fendent l'air, Les lourds nuages gris courent au ciel livide, Et Paris se réveille avec ses bruits d'enfer.

54 AU BORD DE LA MER.

HEUTIES 'DE %EG'IIE7

L«E vent d'hiver cassait les branches noires

Dans le jardin plaintil et désolé

ce soir-la ]e m'en étais allé

Me souvenir de très vieilles histoires.

Seul, attendri par le ciel douloureux,

Je répétais tout bas, avec tristesse,

Les noms de ceux qu'a chéris ma jeunesse,

Et dont je sais que je suis mort pour eux,

lit je tremblais, et je pleurais, ma vie S'en revenait tout entière à mon cœur. Je n'étais plus ni méchant ni moqueur, Et j'oubliais et la haine et l'envie.

HEURES DE REGRET.

Je VOUS disais au temps nous allions ensemble Voir le soleil d'été se coucher sur les flots:

« Lorsque vous souriez, votre tête ressemble Aux têtes que Vinci peignait dans ses tableaux.

« Ce grand sorcier laissait aux lèvres de ses femmes Voltiger ce souris cruel et gracieux, Long souris qui dévoile et qui cache leurs âmes, Et raille tristement la douceur de leurs yeux. »

Tel je parlais. Ces temps sont loin, tête chérie,

Et comme un enfant cueille et jette de côté Une branche encor tout embaumée et fleurie. J'ai désappris l'amour de ma pure Beauté.

Hier, en respirant l'odeur des violettes Qu'une petite fille exposait en plein vent. Je me suis rappelé vos anciennes toilettes, Et ce parfum m'entra dans le cœur trop avant.

56 AUBORDDELAMER.

Me pardonnerez-vous, enfant noble et pudique. Si vous lisez ces vers, d'avoir parlé de vous. Et mon âme à la fois sensuelle et mystique N'eilraiera-t-elle pas votre cœur pur et doux?

Me pardonnerez-vous lorsque ce cœur plus tendre Aura senti la vie et se souviendra mieux? Ne m'aimerez-vous pas quand vous pourrez comprendre Pourquoi je n'étais plus ni simple ni pieux?

Dans la voiture qui m'emporte A travers la pluie et la nuit Toute une lamentable escorte De tendres souvenirs me suit.

O ma plus délicate amante. Abandonnant tes longs cheveux Au souffle amer de la tourmente. Parle, et dis-moi ce que tu veux.

HEURES DE REGRET.

Si ma tristesse est infinie Tu n'en dois rien savoir, va-t'en. Tu ne peux rien sur l'agonie Que je désire et qui m'attend.

Je ne suis plus l'ami fantasque Que, par caprice, un beau matin, Tu débarrassas de son masque De sceptique et de libertin.

Toi-même es-tu l'enfant candide Et l'Ariane au fil sauveur Q.ui me servit un jour de guide Au labyrinthe de mon cœur?

Elles sont longues les années Qui vont de seize ans à vingt ans. Et que de belles fleurs fanées Par un orage de printemps!

Épargnons-nous cette rencontre Dont l'éclair sinistre et glacé Perce la nuit des temps et montre Un mensonge dans le passé.

AU BORD DE LA MER.

Je t'ai beaucoup aimée et malgré cet ennui Qui jour par jour consume un peu de ma pauvre âme, Si je pense en rêvant à de beaux yeux de femme, Je revois tes chers yeux, tels qu'un jour ils m'ont lui.

du'ils étaient purs tes yeux, et si doux, si sincères, Étoiles qui brillaient dans mon ciel idéal, Et qui ne m'ont ravi qu'après tant de misères Leur mystique fanal !

Ahl les yeux, bleus ou noirs, gais ou mélancoliques, Tantôt calmes, levés aux cieux immaculés ; D'autres fois douloureux et de larmes voilés. Réfléchissant les cœurs dans leurs miroirs féeriques. Ah! les beaux veux, cruels ou doux, oublions-les!

EPILOGUF. 59

ÉTILOGUE

Lorsque la mort, posant ses doigts blancs sur mon front, Fera que pour toujours mes yeux se fermeront

A la beauté vivante. Choisissez-moi, vous tous à qui je serai cher, Une tombe au soleil, sur le bord de la mer

Infinie et mouvante.

Les jours prodiguant le rire et les sanglots Le vent labourera l'azur sombre des flots. J'écouterai gronder leur masse exaspérée, Et je me souviendrai des fureurs d'autrefois, Lorsque dans tout mon cœur retentissait la voix Des fortes passions qui montaient leur marée.

6o

AU BORD DE LA MER.

Et lorsque chanteront les grands flots apaisés, J'entendrai résonner des anciens baisers

La musique lointaine, Pour charmer le sommeil éternel, c'est assez Des trésors de douleur et de joie, amassés,

Dans une vie humaine.

'W

LA VIE INQ^UIETE

(1874-187S)

« Tu n'as jamais entendu la plus doQCe des musiques : une louange que tu aies méritée ; ni contemplé le plus doux des spectacles : une belle «ction que tu aies faite. »

Un Ancien

i-iOiN du monde mauvais qui vit et qui s'agite Sans qu'un désir sublime exalte cet effort, Heureux qui se retire et dont le cœur habite Dans un temple construit pour l'Amour et la Mort ;

Loin, bien loin des maudits qui n'ont pas su comprendre Que la Mort et l'Amour sont les dieux d'ici-bas, Car l'Extase héroïque et le Dévouement tendre Aux cœurs diminués ne se révèlent pas»

D>iÈ:hCOn{E T)'^T)%IE1<L JVVIG'N.y

MORT A VINGT-QUATRE ANS

/aujourd'hui que j'ai fui sous le ciel de Florence Paris, son peuple fou, ses cris, sa violence. Attristé malgré moi du langage étranger, Je pense aux amitiés qui me furent données. Et, vois-tu, compagnon des plus tristes journées, Entre tous, c'est à toi qu'il me plaît de songer.

lA VIE INQ.UIÈTE.

Bien des jours sont passés, et la mémoire humaine Est faible; mais mon cœur ressemble à la fontaine quelque enfant joueur jette un caillou, pour voir. D'abord le sable monte et trouble l'eau courante. C'est plus tard que la source, à nouveau transparente. Réfléchira la pierre en son pur réservoir.

Tel, depuis que le temps en mes pensers moroses A mis ta forme au rang des immobiles choses. Je te vois mieux qu'aux jours trop voisins de ta mort; Et je n'ai qu'à marcher tout seul, quand le soir tombe. Pour que mon souvenir s'envole vers ta tombe, Simple tombe je sais qu'une belle âme dort.

Sur la terre, fleurit une sombre pensée. Une croix de bois noir fortement enfoncée Marque à mes yeux le lit de ton dernier sommeil. Une date, et ton nom, et pas même ton âge. Pour qu'au moins la pitié vienne à tous au passage En songeant à ta vie éteinte en plein soleil.

C'est qu'il est des hasards si douloureux 1 Peut-être Un passant relit-il ton nom, lettre par lettre, Et se demande-t-il en rêvant qui tu fus;

A LA MÉMOIRE D'ADRIEN JUVIGNY. 67

Comme nous autrefois quand, par les cimetières, Nous nous interrogions en lisant sur les pierres Les syllabes des noms à jamais inconnus?

Tel tu dors. Tel aussi tu vivais. O misère I A quinze ans tu perdis et ton père et ta mère, Pauvre et seul, tu grandis dans l'ombre d'un couvent. Toi qui savais par cœur tous les vers des poètes, Et qui, dans les désirs de tes veilles muettes. Voyais la gloire au fond d'un rêve âpre et fervent.

Créé pour dominer les foules, et pour faire

Se prosterner le monde aux pieds de ta chimère,

Tu n'avais pas de quoi payer un vêtement.

Déjà la maladie à ta trace obstinée.

Te défendait d'aller droit sur ta destinée,

La combattre, la vaincre avec acharnement.

Tu ne pus même pas être aimé d'une femme. Jeune, tu n'avais pas de jeunesse, et ton âme, Comme une pauvre fleur sèche au fond d'un étui, Sans avoir répandu ses parfums, s'est séchée Jour par jour. Ah 1 Je vois encore, humble et penchée. Ta tête qu'écrasait un incurable ennui.

LA VIE INQ_UliTE.

Ce Paris, ton Paris frénétique, et ces rues, Aux passants enfiévrés, les as-tu parcourues, Fouetté par des regrets que tu n'as jamais dits! Et tu t'exterminais à ces courses fébriles. Traînant, comme nous tous, sur le pavé des villes, Un éternel désir des anciens paradis.

Mais les as-tu trouvés? La Mort tant caressée, T'a-t-elle, en préservant ton cœur et ta pensée, Permis de te sentir entrer dans le bonheur? Dis, t'a-t-elle donné ce qui fit ton envie. L'élégance divine et fière de la Vie? L'au-delà du tombeau satisfait-il ton cœur?

Tu mourus, quand le coq chantait, presqu'à l'aurore, A l'heure obscure l'homme, en s'éveillant encore Va remettre sa tête inutile au collier. Un train passait. Au ciel, une étoile pâlie Luisait vers la fenêtre, et sa mélancolie Semblait nous dire: « Amis, laissez-le sommeiller I »

Tu mourus, sans laisser l'œuvre longtemps rêvée,

Et voici que ta vie, à jamais achevée,

Ne se survivra pas dans un livre immortel.

A LA MEMOIFE D ADRIEN JUVIGNY.

Semblable au Masaccio, tu meurs en plein génie, Mais sans avoir du fond des heures d'insomnie Vu tes fresques en feu flamboyer sur l'autel.

Et moi qui te survis et qui fus ton élève, Si je désire tant la gloire dans mon rêve, C'est en songeant à toi, mon frère enseveli, Pour qu'à jamais, parmi les jeunes gens à naître, L'honneur d'avoir été salué pour mon maître Suffise à préserver ton nom du grand oubli.

Florence, mai 1874.

lA VIE INQUIÈTE.

S^CICHEL-^'^LGE

%A F. 'Bruneiiére.

IN ON, malgré ton front triste et ton maigre visage, Sombre Buonarotti, je ne te plaindrai pas. Titan de l'Art, jamais tu n'as senti tes bras Défaillir, ni le cœur te manquer à l'ouvrage.

Fier et robuste ainsi qu'un homme d'un autre âge, Nuit et jour, tu suffis aux plus rudes combats, Et quatre-vingt-dix ans n'avaient point mis à bas Ton corps aussi puissant que ton cœur fut sauvage.

Ceux-là seuls sont à plaindre, à qui, pour vaincre enfin

La matière rebelle à leur esprit divin,

Ta vigueur et ta foi ne furent pas données,

Eux qui, brisés devant leurs rêves les plus beaux, Sentent," pour quelques nuits au travail obstinées, La folie et la mort monter à leurs cerveaux.

%A Vincent d'Indy.

Ivemué tout entier par le désir sublime De revêtir mon nom d'un éclat immortel, Je gravirai sans peur les marches de l'autel je veux m'immoler moi-même pour victime.

En ce siècle les Dieux sont tous éteints, j'estime Qjue l'artiste est un prêtre, et doit, pour rester tel, Dévouer tout son cœur à l'Art, seul Dieu réel. Comme un Consul Romain une dépouille opime.

Il faut qu'il ne s'endorme en aucun gîte humain,

Qjae l'ébauchoir jamais ne tombe de sa main.

Et qu'il fasse son œuvre et n'ait pas d'autre envie.

Meurs, mais agis. Dis-moi, que perds-tu pour oser? Toute la question n'est que d'un peu de vie, Qji'un jour nous a donnée et qu'un jour va briser.

LA VIF INQUIETE.

SI'KCÉ%ITÉ

%A MÂmèdèe Tigeon.

ri. Ml, l'art vrai n'est pas, quoique la foule en dise, Un jouet qu'on reprenne ou qu'on quitte à sa guise, Il veut, pour accomplir ses travaux glorieux, De forts lutteurs, toujours pensifs et sérieux. Qui chérissent le Beau d'une immense tendresse.

Quand un prêtre fervent dit sa première messe, Il pâlit; sa main tremble en répandant le vin Dont sa timide voix va faire un sang divin, Et la sainte liqueur déborde du calice.

SINCERITE

Tel, mon ami, je veux que ta face pâlisse.

Et que tout ton corps tremble, et qu'au fond de ton cœur

Tu sentes déborder l'excès de ton bonheur,

Chaque fois que tes yeux s'ouvrent sur un chef-d'œuvre.

L'habileté des mains change l'homme en manœuvre S'il n'y joint pas le feu dont était transporté Le grand Vinci devant la suprême Beauté, Lui, qu'à Milan l'on vit courir en pleine rue. Comme un fou, les regards ardents, la tête nue, Pour ajouter au Christ de son Cenacolo Une ligne laissée en blanc sur le tableau, Q.ui venait, du milieu des choses de la vie, D'apparaitre soudain à son âme ravie.

74 LA VIE INQ.U1ÈTE.

^DiCBITIOn.

A George Saint-'Bsné-Taillatidier .

Les heures de débauche et les heures d'ennui Passent également sans laisser d'autre trace du'un souvenir lointain qui se perd et s'efface Comme celui d'un gîte l'on dort une nuit.

Chaque siècle nouveau ressemble à la marée. Le tumulte des flots fait peur à quelque enfant, L'homme sait qu'une loi les enchaîne et défend Qja'ils poussent plus avant leur masse exaspérée.

Viens, ne nous mêlons pas à ceux qui passeront, George, occupons nos bras à quelque œuvre qui dure ; Celui que le désir d'un grand labeur torture. Celui-là peut mourir, car les œuvres vivront.

AMBITION.

Viens lutter pour la gloire auprès de moi, mon Irère; Pareils à ces Germains qui, dans leurs jours perdus, Pour seul jeu, sautaient nus parmi les glaives nus, N'ayons d'autre plaisir qu'un dur effort sévère.

Je hais comme la mort les cœurs étiolés. Qui, sans orgueil, ayant borné leur destinée Au travail qu'apportait avec soi la journée, Ont vécu sans génie, et s'en sont consolés.

I E INQUIETE.

BY'R.O'MISOiCE

kA Jean l^cbepin.

V>OMME un Titan brové sous le poids séculaire D'un mont déraciné par la fureur des Dieux, Fait du moins, en râlant, trembler toute la terre, Heureux qui peut, frappé d'un grand coup de tonnerre, Mourir dans un combat tragique et glorieux.

Quand le noble Byron voit approcher son heure, Loin des siens, assiégé seul dans Missolonghi, Crois-tu qu'il se lamente, et qu'il crie, et qu'il pleure? Non 1 II sait que mourir est doux, pourvu qu'on meure Parmi l'écroulement d'un monde anéanti.

BYRONISME.

Ohl le destin sanglant, terrible, mais immense! Ohl donnez-nous le cœur de Byron et sa mort! Nous ne récusons rien des âpretés du sort, Rien des douleurs ! Du moins, ayons en récompense L'impérissable éclat d'un héroïque effort!

Tout, plutôt que la vie abîmée, écrasée

Sous les soucis mesquins et l'obscure langueur.

O gloire! quand verrai-je, ô ma sainte épousée.

Ruisseler de tes yeux la divine rosée

dui pour l'éternité fleurira tout mon cœurl

LA VIE INQ.UIÈTE.

AURORE SU% T^%IS

kA ,Antony 'Blondel.

V^'AND d'un rayon obscur l'aube blanchit à peine Les pauvres toits penchés que reflète la Seine, Sur un pont vermoulu des antiques quartiers, Bien souvent je m'accoude et m'abîme en pitiés Pour ces durs travailleurs, forçats de la matière, Q.ui nous font nos plaisirs de toute leur misère. Comme ils courent transis sur le quai plein d'éveil l'ombre des grands murs dérobe le soleil 1 Derrière eus la cité, qui mêle ses murmures Aux roulements plaintifs des premières voitures, Pour prière au ciel bleu pousse un cri de labeur. J'écoute, La loi sainte illumine mon cœur. Ht je vois, recueilli, la tête découverte, L'aurore étinceler sur l'eau profonde et verte.

L'ES Toi CE

xA Jules Tannery

IN 'a s -TU pas quelquefois rêvé, lorsque la ville S'endort de son sommeil vaste et silencieux? N'as-tu pas cheminé près du fleuve tranquille se réfléchissait l'abime obscur des cieux?

Les astres immortels, fils de l'ombre nocturne. N'obsèdent pas les yeux des foules sans espoir; Mais le cœur trop profond d'un poète est une urne s'amassent les pleurs qui tombent du ciel noir.

Est-il vrai qu'au delà des astres innombrables Nulle voix n'ait jeté des paroles d'amour, Que l'Olympe éloigné des Dieux inexorables Ne doive pas s'ouvrir à nos espoirs d'un jour?

LA VIE 1NQ.UIETE.

Vous qui luirez toujours, étoiles immobiles,

Clartés dont la douceur étonne les enfants,

Nous voyez-vous, nous tous qui souffrons dans les villes r

Eutendez-vous les voix qui pleurent dans les champs?

Merveilleux univers sourd à l'homme qui pense, Ton espace infini m'épouvante, et j'ai peur De son immensité moins que de son silence. Gouffre nous n'entendons battre que notre cœur.

•cgc^

'*•

LÉON CLADEL.

^ LÉON CLADEL

APRÈS LES VA-NU-PIEDS.

De

'oNC VOUS nous avez dit: « Poètes qui pleurez En menant le convoi des deuils imaginaires, Détournez vos regards de ces vaines chimères Vers ceux qu'une douleur sincère a torturés,

« Ceux qui sont morts de faim au milieu d'une rue, L'ouvrier tout noirci près des fourneaux en feu, Le mineur enterré loin du firmament bleu, Le laboureur qui geint en poussant la charrue. »

Eh bien, non ! Tous ceux-là ne sont pas malhèureui Leur pensée éveillée a-t-elle en sa tristesse Devancé chaque coup qui les frappe et les blesse? Ils travaillent pour nous, mais nous sentons pour eux.

LA VIE INQ_UIÈTE.

Toute l'humanité n'est qu'un seul être immense Dont nous sommes le cœur, comme ils en sont les bras, Et nous savons leurs maux, mais ils ne savent pas Le labeur idéal qui toujours recommence.

Proclamons-le! Les deuils se mesurent aux cœurs: Notre raffinement fait seul une souffrance Plus pitoyable, plus aiguë et plus intense Que l'eftort incessant des plus durs travailleurs.

Osons nous plamdre, à l'heure le peuple qui monte Semble nous refuser jusqu'au droit de souffrir. Nous qui perdons le monde et nous voyons mourir, Pleurons sur notre chute et n'en ayons pas honte.

Vous, artiste sincère et rude, avouez-nous Que vous avez soufflé, comme un Dieu, votre flamme Sur vos forts paysans qui vous doivent leur .4me ; Et s'ils ont un grand cœur, c'est votre cœur à vous 1

t=P

L'AMI7IÉ.

,A Henry Laurent.

1 OUÏES les passions sont comme un vin trop fort, Qui consume le sang et dessèche la bouche, Et qui, dans son ivresse inhumaine et farouche. Aux excès de la vie aime à mêler la mort.

Telle l'Ambition qui nous brûle et nous mord, Tel le Jeu forcené, telle la Haine louche, Tel surtout, tel l'Amour qui nous fait, s'il nous touche. Pâlir, comme un enfant auquel on jette un Sort.

Mais du mal d'exister pure consolatrice,

Seul plaisir qui jamais ne se tourne en supplice,

La tranquille Amitié ressemble au vin léger,

Mûri sur les coteaux de notre chère France, Et dont l'ivresse est douce et laisse voltiger Sur les lèvres des chants de joie et d'espérance.

84 lA VIE INQ^UIÈTE.

'B^hert de 'Bannières.

V_>E u X que je plains le mieux n'ont pas dans leur histoire

Subi quelque aventure assez triste, assez noire,

Pour qu'à la raconter ils palissent d'horreur.

Non, ces obscurs martyrs ont fatigué leur cœur,

A lutter jour par jour contre une destinée

Qui s'est sur eux dans l'ombre et sans cesse acharnée.

Sans qu'un tragique éclair leur ait permis l'orgueil.

Comme un vaisseau, la nuit, donne sur un écueil. Il coule; pas un cri ne frappe les étoiles. Tels ils sont morts. Le vent n'a pas lassé leurs voiles; Et les flots se sont tus, et dans l'espace en feu Ils n'ont pas entendu sonner le pas d'un Dieu, Et moi, muet témoin des mornes agonies. Seul, je sais le destin de ces âmes finies.

OBSESSION.

O'BSESSIO'H.

^ Albert ^ièrat.

Les dimanches, la ville, abandonnée et morte. résonne la voix des cloches, doucement. M'attriste et laisse en moi retentir, douce et forte, La voix, la chère voix du souvenir qui ment.

Car il ment comme ment la chanson de la cloche. Si triste qu'on dirait une âme qui gémit. Si douce qu'elle semble annoncer ton approche. Grand jour du Dieu vivant que le Sauveur promit !

Espérance et terreur des enfants et des femmes. C'est en vain qu'en ces temps de repos et de paix, Le soupir de la cloche importune nos âmes, Il n'éveillera pas la foi morte à jamais.

lA VIE INQ.UIÉrE.

Non, pas plus que l'image autrefois caressée De la candide enfant qui fut tout mou bonheur,. Ne saurait dans la nuit de ma morne pensée Rallumer le soleil dont s'éclairait mon cœur.

LA MORT D UN ENFANT.

kA Coqiielin aine.

J E suis triste. Évoquons ce soir le souvenir

Des tout jeunes enfants que nous vimes mourir

Du temps que nous étions écoliers au lycée.

duel cœur humain reçut leur dernière pensée?

C'est que l'infirmerie est un autre hôpital.

Ils y vinrent, le jour qu'ils se sentirent mal.

Au sortir du dortoir, des classes, de l'étude,

Ils n'y trouvèrent pas même la solitude.

Et, pendant qu'ils tremblaient de fièvre dans leurs draps,

Leurs voisins s'amusaient et se parlaient tout bas.

LA VIE 1NQ.UIÈTE,

S.U1S douie ils demandiiient leur mère, à l'agonie. Mais ils sont partis seuls, comme ceux qu'on oublie, Étonnés de mourir sans un embrassement. Quelquefois nous suivions le convoi, rarement. Le proviseur craignant d'eftVayer d'autres mères. Nous n'en jouions pas moins aux heures ordinaires. Le maitre visitait lui-même leurs casiers: Au collège on rendait leurs livres, leurs papiers, Leur montre et leurs habits rentraient dans leurs familles, Et leurs anciens amis se partageaient leurs billes.

FEMME MALADE 89

FED^CV^CE D^C^L^T)E

\.^JvE faites-vous, couchée et malade, à cette heure le ciel pâle, ainsi qu'une femme qui pleure, Vous afflige, et vous trouble et vous navre le cœurî Entendez-vous du fond de votre palais morne Monter les cris de ceux qui, seuls, près d'une borne, Se couchent, pour dormir dans l'hiver et l'horreur?

Ohl si triste que soit le mendiant qui tremble Et qui prie, et que l'on- repousse, et qui ressemble Plus aux bêtes des bois qu'à l'homme, voyez-vous, . Ces souffrances ne sont qu'un rêve près de celles Qui vous font, du milieu de vos heures mortelles, Vous plaindre et de quel ton simple, discret et doux !

LA VIE INQ.UIÉrE.

'DOULEU% TKÈCOCE

Il faut plaindre tous ceux qui n'ont pas eu de mère, Car leur espoir est triste et leur joie est amère. Même quand une main d'ami s'ouvre pour eux, Ils tremblent : on dirait qu'ils ont peur d'être heureux ; Et leur âme, avant l'âge à l'effort asservie. N'est pas apprivoisée aux douceurs de la vie.

Tel un oiseau, surpris vivant par l'oiseleur. Palpite, le cœur gros de crainte et de douleur, Dans la main d'un enfant qui doucement le presse, Et le pauvret se meurt d'effroi sous la caresse.

TRES VIEUX VERS,

T%ÈS VIEUX VETIS

%A Charles Grandmougin.

Lies petites fleurs du fossé, Renoncules et marguerites, Ont des sourires du passé Et de vieux airs de choses dites.

Tous les chemins j'ai goûté

Mes heures tranquilles et douces,

j'ai souffert, j'ai douté.

Avaient de ces fleurs dans leurs mousses.

Chacune est liée k mon cœur, La plus fraîche et la plus vulgaire, Comme le rire d'une sœur, Comme le regard d'une mère.

93 LA VIE INQ_UIÉTE.

Je les cueille par les chemins

Q.uand viennent les jours de septembre,

Et je les porte à pleines mains

Dans les coins obscurs de ma chambre.

Leur gerbe aux reflets attristés, Par de muettes harmonies. Me fait songer aux vieux étés, A toutes les choses finies.

Marguerites et boutons d'or, Je me dis qu'après tant d'années L'homme n'a pas appris encor A rajeunir les fleurs fanées.

Nous guérissons du souvenir Sans jamais guérir de la vie. Et les fleurs qui doivent finir Toujours tiennent l'âme asservie.

w

DÉFAILLANCE.

T)ÉFAILL^n.CE-

xA Henri Candis.

Dh

l'invincible illusion Serai-je toujours la pâture, Et faut-il que la passion Toujours m'enchante et me torture?

Femmes, les livres que j'ai lus M'ont conseillé de vous maudire. Mes yeux ne s'en souviennent plus S'ils rencontrent un beau sourire.

Parfois on m'a trempé, parfois J'ai trompé les autres moi-même, J'ai pourtant des pleurs dans la voix duand je dis à genoux que j'aime.

LA VIE 1NQ.UIÈTE

Pourquoi non? je suis faible, ainsi Qu'un enfant malade et sans mère, Et je ne puis dans mon souci Oublier l'ancienne chimère,

La chimère d'être chéri Dans mes erreurs et dans mes fautes. Et mon lâche cœur, mal guéri, Ne veut pas des vertus trop hautes.

I

A UNE FEMME.

oi Un,E FEMME

1 ENSE à moi, si jamais tes frivoles journées Laissent se réveiller le remords endormi. Souviens-toi des baisers de ton lointain ami Qiii seul t'avait montré la main des destinées.

C'est elles qui pesaient sur nos âmes damnées. Si tu ne m'as aimé, pauvrette, qu'à demi, Si la route a blessé ton pied mal affermi. Tes chutes, vois-tu bien, te seront pardonnées.

Pouvais-tu te guérir du malheur éternel. Et pour avoir un jour entrevu l'air du ciel, T'échapper de l'enfer je t'ai rencontrée?

Oui, tu m'as fait pleurer et crier et souffrir, O la plus folle amante et la plus adorée, Pense à ma pitié tendre, à l'heure de mourir.

96 LA VIE INQ_UIÈTE.

^ Loi MÊD^CE

CHANSON n AUTOMNE

Veux -TU te coucher dans la plaine A l'ombre des peupliers blancs? Des parfums vagues et troublants, Mystérieuse et tendre haleine, Flottent sur les rosiers tremblants.

Voici venir les jours d'automne; Sur les forêts traîne encor La brise tiède et monotone, Septembre a posé sa couronne Et déployé ses voiles d'or.

ALAMfME. 97

Nous regarderons la nature Sourire à nos cœurs apaisés, Et sous la dernière verdure Résonnera le long murmure Du plus aimant de nos baisers.

98 LA VIE INCLUIETE.

^ La D^CÊViCE

INe me demande pas pourquoi j'ai vécu triste, Ne me plains pas. Vois-tu, tout mon orgueil résiste A la main qui veut prendre et caresser ma main. Je ne puis t'écouter, car tu n'es pas sincère. Je sais trop bien, hélas 1 et c'est ma misère, due l'être humain toujours ignore l'être humain.

Tu n'as jamais rien su des douleurs dent je souffre,

Rien su. Chacun de nous porte en lui-même un gouffre

Où, seul, il ose à peme aventurer les yeux.

C'est qu'il te faudrait pénétrer et descendre

Pour voir les rêves morts que je pleure, et comprendre

Mes colères d'enfant malade et furieux.

LA MÊME. 90

Tu n'as saisi de moi, dans tes heures chrétiennes, Que de vagues douleurs plus semblables aux tiennes; Dans mes douleurs tu n'as senti que ta douleur. Par un raffinement délicat et suprême, Les pleurs versés sur moi retombaient sur toi-même, Et de ces pleurs pas un n'a rafraîchi mon cœur.

.... Oh! non, j'ai tort. Plains-moi, reste à jamais clémente. Lorsque je parle ainsi, douce et trop faible amante. Crois-en plutôt ton cœur qui bat. Il n'est pas, lui, La dupe du désir de n'être jamais dupe. Je veux pleurer, le front dans les plis de ta jupe, Et redevenir simple et bon, pour aujourd'hui.

LA VIE INQ_UIÈTE.

t/4 lAuguste Gérard.

J'ÉTAIS étendu sur mon lit je sanglotais en silence. Quand l'enfant qui m'aime, me dit « Ta vaine angoisse recommence :

« Je te baiserai sur le front, Je te baiserai sur les lèvres, Et tes lèvres me souriront, Et tu guériras de tes fièvres. »

« Simple amie au parler clément Je ne pleure pas sur moi-même, Non! mais je songe amèrement A des amis lointains que j'aime.

REMORDS DANS L INNOCENCE

« J'ai bien des frères inconnus Sur cette terre tous pâtissent, Les sanglots de leur cœur venus Au fond de mon cœur retentissent.

« Je songe aux hommes qui sont pleins D'une lassitude infinie, Et qu'aucun être humain n'a plaints Dans leur plus sanglante agonie.

a Lorsqu'on a pour se rassurer Une étreinte amicale et pure, Il est presque doux de pleurer. N'être pas plaint! c'est la torture.

« Qu'ils sont chers et délicieux. Les chagrins que ta bouche apaise Sous ses baisers silencieux!... Songe aux lèvres que nul ne baise.

« Songe aux condamnés qui n'ont rien Sur le bord du sinistre abime, Qu'un malheureux prêtre chrétien Qui leur parle encor de leur crime.

LA VIE INQ_UIÈTE.

« Ah 1 le souvenir de ces morts Dont le désespoir fit sa proie, Est comme un ténébreux remords Qjii m'empoisonne dans ma joie. »

w

103

T^'H'DO'hL

r ouR toi j'ai des pardons aux douceurs infinies, Mais je hais cette ville deux ans tu flétris Ton corps de jeune femme en folles insomnies, En coupables baisers vendus. Je hais Paris.

Un soir que le ciel pur resplendira d'étoiles Ht que juin parfumé fleurira les chemins, Comme un marin joyeux aux brises tend ses voiles, Nous fuirons par les bois je prendrai tes mains.

Far les bois, notre âme en son rêve isolée. Sous la lune, oubliera son éternel ennui, Et, choisissant l'abri de la plus sombre allée, Nous nous embrasserons sans parler, dans la nuit.

LA VIE 1NQ_U1ÈTE.

LES 'BOUQUETS 'DES 'P^UV%ES

%A 'Paul d'Estournelks.

Les petites filles des rues Qui vivent en vendant des fleurs, Me sont bien souvent apparues Comme un sj'mbole de douleurs.

Dans leur pauvreté poétique, Ces messagères du printemps Drapent d'un haillon fantastique Leurs maigres membres grelottants.

Et leurs petites mains frileuses Composent pourtant les bouquets Dont se parent nos amoureuses Pour les bals légers et coquets.

LES BOUQ.UETS DES PAUVRES. 10^

Petites filles inquiètes

Qui mourez de faim et de froid

En vendant des fleurs pour nos fêtes,

N'étes-vous pas mes sœurs, à moi?

Pendant que j'écris pour ma dame

De fins sonnets capricieux.

Un autre possède son àme

Et baise, en riant, ses beaux yeux.

Mais elle, dure autant que belle. Lit mes sonnets et prend vos fleurs, Sans plus soupçonner que pour elle Nous avons tant versé de pleurs.

Et que, durant les nuits sans lune. Nous avons le désir, souvent, D'aller noyer notre infortune Dans le fleuve immense et mouvant.

[o6 lA VIE INQ.UltTE.

Ce qui n'empêche pas, pauvrettes, Qu'on nous verra demain matin, En dépit des douleurs secrètes, Reprendre l'ouvrage incertain,

Et pour la foule ingrate et vile. Et pour la dame aux yeux pervers Composer d'une main habile Vous vos bouquets, et moi mes veis.

%^

SOIR D'ÉTË.

SOIli T>'ÉTÉ

D.

'ans le ciel du couchant, délicat, tendre et clair, Une étoile faisait trembler sa douce flamme. Et tes yeux souriants et calmes avaient l'air De laisser transparaître et luire ta chère âme.

Dans ton petit jardin nous marchions pas à pas,

Et moi je savourais l'émotion profonde

De sentir sur mon bras s'abandonner ton bras.

Ohl dis! nous croyais-tu, comme moi, seuls au monde]

Nous nous sommes assis sous un arbre tranquille, Et, là, je t'embrassais en silence et longtemps. Tandis que j'écoutais frémir la grande ville Autour du frais enclos qu'embaumait le printemps.

LA VIE INQUIETE.

Je ne sais quel chagrin t'avait un peu palie ;

Et, me voyant ainsi triste et silencieux,

Tu te laissas gagner à ma mélancolie.

Et comme pour dormir tu fermas tes deux yeux.

Tu pourras ni'oublier, et je pourrai vers d'autres Porter un cœur changeant qui t'appartint un jour ; Mais ce pur souvenir des soirs qui furent nôtres Survivra dans nos cœurs à l'inconstant amour.

Plus que les baisers fous, plus que les nuits d'ivresse, Plus que les mots brûlants balbutiés tout bas. C'est la pure, l'intime et suave caresse Qu'avec plus de regrets tu te rappelleras,

Comme je te verrai toujours dans ma pensée Pencher sur mon épaule avec tant de douceur Ta tête confiante, amicale et lassée. Ce soir je t'aimais comme on aime une sœur.

X^

LE SOMMEIL SINCÈRE.

LE SOD^CD^EIL SI'K.CÈ%E

OuR le grand lit drapé de rideaux de dentelle Qu'une pale veilleuse éclairait à demi, Je m'assis en silence, et, m'accoudant près d'elle, Longtemps je contemplai son visage endormi.

Est-il des cœurs si faux que leur sommeil nous mente? Qui croire alors? Penché sur elle et sans parler, Je regardais dormir cette tête charmante Qu'un rêve malfaisant semblait parfois troubler.

Elle, l'enfant moqueuse et la gaîté des fêtes.

Qui vivait comme on chante, un éclair dans les yeux,

Quel flot mal contenu de douleurs inquiètes

Du fond de son sommeil battait son front joyeux?

LA VIE ;nq.uiète.

Elle, la folle aimée, et dont la seule envie Était de s'enivrer de rire et de plaisir, '

Et de boire le vin pétillant de sa vie, duel frisson singulier venait de la saisir?

Endormie, elle était toute semblable aux vierges Que les peintres pieux prosternaient autrefois Au milieu des encens, des anges et des cierges, Aux pieds d'un Christ sanglant et cloué sur sa croix.

Et la pâle veilleuse éclairait cette femme; La ville se taisait autour de son repos, Et son souffle inégal était comme son âme. Fébrile, interrompu par de fréquents sanglots.

Longtemps, à chaque éclat de sa gaité menteuse. Quand elle jettera ses deux bras à mon cou, Tour à tour familière et tour à tour boudeuse, Je penserai qu'elle a le cœur je ne sais où.

Je ne sais parmi le pays de ses songes 1 seulement fleurit son étrange Idéal, tout en elle est triste et libre des mensonges Dont elle s'est masquée en entrant dans le mal.

LE SOMMEU SINCÈRI.

Ce pays nostalgique souffre ta vraie âme.

En serai-je à jamais, ô chère, expatrié?

J'ai des trésors d'amour pour tes douleurs de femme,

Et pour tes repentirs des trésors de pitié.

Parle-moi comme on parle à son heure suprême, Lorsqu'on juge sa vie en se sentant mourir. Ne ris pas, ne mens pas. Je suis le seul qui t'aime Au point de ne jamais te voir sans m'attendrir.

Laisse mes doigts brûlants rouler tes boucles blondes, Mes lèvres s'appuyer sur tes yeux palpitants, Et dis-moi le secret de ces peines profondes Qui te faisaient souffrir par ce soir de printemps.

Quand sur le lit drapé de rideaux de dentelle Tes rêves torturaient ton visage endormi. Tandis que j'adorais ta tête ardente et belle Que la pâle veilleuse éclairait à demi.

LA VIE inq_u:ete.

L'^DIEV

Lorsque je la revis après tant de semaines, Tremblante, abandonnant ses deux mains dans les miennes,

Elle me dit : « Regardez-moi. » Oh! comme elle était pâle et mortellement belle! Et son cœur tressaillit quand je m'approchai d'elle

Avec tendresse, avec effroi.

Je regardai longtemps son col mince, ses lèvres, Et ses sombres yeux bleus agrandis par les fièvres.

Ses beaux j'eux bleus, battus et las. Un lent sourire errait sur sa bouche pâlie, Elle me répétait avec mélancolie :

« Comme j'ai changé, n'est-ce pas? »

Et devant son sourire et sa joue amaigrie Je ne me souvins plus que sa coquetterie

M'avait tiré des pleurs de sang, Ni des jours furieux, ni des nuits insensées, Lorsque loin d'elle, au vent des tragiques pensées,

Je criais, seul et frémissant.

Tout était oublié, puisqu'elle était si triste Et si malade! Hélas! quel être huni;iin résiste

Au charme amer de la pitié? Je la pris dans mes bras et couvris en silence Sa tête de baisers fous, dont la violence

Me faisait vibrer tout entier.

A cette heure déjà la mort voisine et prête Ouvrait l'enfant futile à la crainte secrète

Du divin abîme inconnu, Sentant la vanité des anciens jours frivoles, Et combien je l'aimais, elle dit ces paroles,

A demi-voix : « Si j'avais su! »

Si j'avais su le mot dernier de toute viel Ce mot si vrai sorti de ton âme meurtrie.

Dans la joie et dans la langueur Toujours revient aux yeux obscurs de ma mémoire , Évoquer ton visage et la commune histoire

Dont j'ai trop mal guéri mon cœur.

'S

LA VIE INQ_UIETE.

tA Gaston Créhange.

v-» o M M E Faust, exalté par le ciel et les bois, Retombe malgré lui sur la terre, à la voix Du compagnon maudit qui raille et qui blasphème, Aux heures de jeunesse je rêve que j'aime, Je sens passer en moi le sifflement moqueur Du Méphistophélès que chacun porte au cœur.

Ce Satan, qui jamais n'a cherché que la cause, Me prend mes passions, les tue, et puis m'expose. Ainsi qu'un médecin fait un mort d'hôpital. Les membres déchirés de leur corps idéal. Et cependant j'éprouve à le regarder faire Plus d'attrait curieux que je n'ai de colère.

Ma pauvre ame ressemble aux étranges tableaux Des maîtres anciens, l'on voit des bourreaux Écorcher lentement, et d'une main dévote, Quelque hérétique impur qui se tord et sanglote, Au milieu d'un public de bourgeois sérieux Qjui, pour juger l'artiste, ouvrent tout grands les yeux.

INQ_UIÈTE.

L^ TE'H^SÉE

Vous vous dites heureux parce que vous avez La nuit, entre vos bras, un corps de jeune femme. Mais étreindre un beau corps sans posséder son âme, Sont-ce les amours que nous avons rêvés?

Vous vous dites puissants parce que vous buvez Un vin qui fait courir dans vos veines sa flamme. Pauvres fous, je vous plains autant que je vous blâme, Que vous restera-t-il des jours que vous vivez?

Celui-là seul connaît l'émotion profonde

Qui, grave, ayant cloîtré son cœur aux bruits du monde

Comme un bon moine, vit pour jeûner et prier.

Seul le labeur est vrai, la joie est insensée. Malheur au lâche à qui sa chair fait oublier La seule vie humaine et sainte ; la Pensée 1

ATAVIS ME

xA José-Maria de Heredia

J E suis faible et chétif, mais c'est avec envie Qu'en mes jours déprimés je pense à cette vie Que les rois de la mer menaient sur les grands flots. L'Océan remplissait leur cœur de ses sanglots. Et, n'ayant rien aimé que leur barque et leur glaive. S'ils dormaient, leur esprit partait dans un beau rêve Pour le pays d'Odin et vers le sombre ciel les héros saignants boivent de l'hydromel. Dans les crânes de ceux qu'ils ont tués la veille. Voici qu'après mille ans leur dme en moi s'éveille ; Du fond de ce Paris sans force et sans fierté. Je sens frémir encor dans mon cœur indompté Le sang tumultueux des pères des vieux âges, Leurs désirs vagabonds et leurs haines sauvages, L'horreur de toute loi subie, et par moments, L'amour de la bataille et des égorgements.

LA VIE 1NQ_UIÈTE.

'H.OST^LGIE

%A Gustave Vittol.

L(E bruit monte. Paris bourdonne, âpre et fiévreux. Comme je porte envie aux marchands! Car pour eux Cette clameur terrible est un chant de fortune. Et moi, seul, le cœur pris d'un regret immortel, Je songe aux cris profonds que pousse vers le ciel L'Océan monstrueux qu'ensorcelle la lune.

Oh! qui m'emportera vers les sombres rochers! Qui me rendra les flots et les bateaux penchés Que le vent courbe, alors que les cordes des voiles Pendent dans l'eau ! Le vent hurle, le bateau fuit, Et c'est l'heure céleste s'ouvrent dans la nuit Les yeux sublimes des étoiles.

FANTAISIE DU NORD.

F^'H.TulISIE "DU 'i<LO%'D

%A Élémir 'Bourges.

Xj-es nuages vont vite, vite, Au fond du ciel couleur de fer. Et ces faux amis m'ont tout l'air De fuir la ville que j'habite.

s'envolent-ils? Ce n'est pas Vers la merveilleuse contrée ma pensée est demeurée. En Orient, là-bas, là-bas.

En Orient les cieux sont calmes, Les senteurs des fleurs d'oranger Flottent dans le vent, si léger Qu'il agite à peine les palmes.

LA VIE INQ.UIÈTE.

Et SOUS ce ciel trop doux à voir, Je ne sais pas de place prête Pour un pâle et triste poète Ni pour un froid nuage noir.

Enfuyons-nous par les espaces, Chevauchons les vents furieux Et partons pour les sombres cieux Qui luisent sur la mer des glaces.

Grandioses et désolés Les caps sont noyés de ténèbres, Les flots chantent des mots funèbres Écoutons-les, écoutons-les 1

Les grands ours blancs, au poil sauvage, Errent affamés sur le bord De ces muets déserts du Nord Pour en défendre le passage.

Mais au printemps la neige en pleuri Ruisselle des collines vertes. Comme des blessures, ouvertes Ruisselle le sang des douleurs.

FANTAISIE DU NORD.

Je vois, frappé d'un sortilège, Au clair de lune voltiger L'essaim féerique et mensonger Des elfes sur les perce-neige.

Et je suis amoureux des yeux D'une Norvégienne innocente Qui veut que mon désir consente A ne plus fuir vers d'autres cieux.

C'est peu de dire qu'elle est blonde Comme un soleil du mois de mai ; Comme un beau lac, vaste et calmé, Son âme est douce, mais profonde.

O Norvégienne aux yeux si bleus, Petite fille au cœur si tendre, Parle-moi, car j'aime à t'entendre Me dire un récit merveilleux.

Où, dans les lointains clairs et vagues, Des ondines aux blanches mains Se promènent sur les chemins Tumultueux des larges vagues.

lA VIE INQ.UIÈTE.

SOUVENIRS DU LEVANT

«yi Albert Cahen.

D'il est un souvenir se plaisent nos âmes, Qui nous semble plus doux, plus cher, plus décevant, A qui notre regret s'attache plus souvent, Oh ! dites, n'est-ce pas le souvenir des femmes Dont la beauté fleurit sous le ciel du Levant?

Nous les vîmes un jour, et c'était dans les îles

les verts aloès se tordent au soleil.

Il en est dont le charme obsède mon sommeil.

Et mou rêve revoit leur front, leurs yeux tranquilles.

Leur sourire, à celui des déesses pareil.

SOUVENIRS DU LEVANT. 125

Alais il est d'autres yeux, il est d'autres sourires Entrevus sous l'azur du ciel italien, Oh! dites, votre cœur bat-il comme le mien?- Qui font soudain en moi s'éveiller mille lyres. Tout un langage frais, sonore, aérien.

Et les femmes de Rome, et les femmes de Zante, Et celles qui dansaient dans l'île de Corfou, Et celles qui passaient, allant je ne sais où. Sur la plage s'étend Naples retentissante ; Oh! toutes ces beautés tentent mon désir fou.

Cher Albert, voulez-vous partir? je tends les voiles, Venez, la barque est prête et les flots sont chanteurs. Allons-nous-en parmi ces pays enchanteurs Saluer la clarté de nouvelles étoiles. Et des verts citronniers respirer les senteurs.

Tandis que nous pensons aux amours commencées Comme on pense aux romans entr'ouverts un matin, Sous les climats heureux s'est fait leur destin, Ces femmes ont peut-être envoyé leurs pensées Vers les deux étrangers, fils d'un soleil lointain.

LA VIE INQ.UIÈTE.

Et plus d'une peut-être entre ces étrangères Se répète à mi-voix qu'elle nous eût aimés ; Et plus d'une, le long des sentiers parfumés, S'enivre ainsi que nous des douceurs mensongères Des beaux songes d'amour sitôt morts que formés.

due de désirs perdus se croisent dans l'espace, Q.ue de pleurs répandus dans de muets combats, Que de baisers jetés par des enfants, tout bas. Au vent qui ne dit pas son secret quand il passe ! Ohl dites, que de mots d'amour on n'entend pas!

C?¥*^

SOUVENIRS DU LEVANT. 125

TiOS^, L^ %.OSE

V^oMME les roses du sentier, La petite Rose est farouche. Tout sou charme est encore entier Comme les roses du sentier, Et son cœur est un églantier se pique la main qui touche. Comme les roses du sentier, La petite Rose est farouche.

La petite Rosa n'a rien

Que sa fraîcheur de fleur sauvage.

N'était son rire italien,

La petite Rosa n'a rien.

LA VIE INQ.UIÈ-

Elle est servante et fait si bien Qu'on reste avec elle en servage. La petite Rosa n'a rien Que sa fraîcheur de fleur sauvage.

û^î^

SOUVENIRS DU LEVANT.

III

LETT%E

Oous l'azur clair et chaud du ciel italien,

Si jamais tu voulais faire ton cœur du mien

Et que nous n'eussions plus à nous deux qu'une vie,

Sous cet azur divin dont la beauté convie

A jouir lentement de la fuite du jour,

Nous viendrions vieillir et mourir dans l'amour.

Tu souris? Mais ici, sous ce ciel sans nuage,

Tu n'aurais pas le cœur de sourire, et, plus sage.

Sans souci de savoir si ton rêve est banal,

Tu laisserais, au gré du vent méridional,

S'effeuiller l'arbre en fleur de nos belles jeunesses.

Viens les grands amants ont aimé leurs maitresses

De l'amour vrai qu'en France a tué la raison.

Ose être heureuse, fût-ce une seule saison.

138 LAVIE1NQ.U1ETE.

IV

%E'yLCO'yiTTlE

xA KÂntony Valahègue.

Des beaux yeux bleus m'ont regardé longtemps. Étonnement, qui sait? ou moquerie? Un peu d'amour et de coquetterie... Que ces regards étaient doux et tentants I

Elle riait en me montrant les dents : Des fleurs, du vent, du soleil, de la pluie. Rien, c'est assez pour qu'une femme rie, Et c'est pitié des songeurs imprudents.

Pitié de ceux qui s'en vont par les rues

Suivre de loin les femmes apparues

A l'heure calme le ciel est changeant,

SOUVENIRS DU LEVANT.

Lorsque la lune et son brouillard d'argent

Font ressembler les premières étoiles

A des yeux bleus sous de féeriques voiles.

<J¥^

LA VIE INQ.UIÈTE.

V

sA ESiME%jlL'DA

BN ROB2 HOSE

CsMERALDA, petite fille Qiii dansez sans songer à rien, N'êtes-vous pas de la famille Des sirènes du temps ancien?

Depuis La belle nuit de fête votre bouche m'a parlé, Je souffre et mon coeur de poète Est comme un monstre ensorcelé.

Sur les bords de l'Adriatique, Je revois cette nuit d'été, Brune enfant au nom fantastique Comme votre étrange beauté.

SOUVENIRS DU LEVANT.

Dans votre robe rose et blanche, Couleur de jour, couleur de temps, Coquette à la fois et si franche. Vous souriiez à belles dents.

Quand vous aurez quitté votre île, La maison posée au midi. Et le petit jardin tranquille votre jeunesse a grandi ;

Quand un jour, exilée en France, Vous vous en irez parmi nous Sous ce ciel gris dont la souffrance Ne mûrit pas les citrons doux;

Regretterez-vous la patrie je vous ai connue un soir, Corfou, l'île verte et fleurie, Les monts d'Épire, beaux à voir,

Votre mer bleue et sans marée. Le charme du parler natal, Les temps finis, et la soirée Que nous avons passée au bal?

132 LA VIE INCi.UIÈTE.

VI

U'K.E T>'ELLES

iIlle a, pour enchanter les cœurs Des poètes et des artistes, De grands yeux bleus tendres et tristes, Et de méchants rires moqueurs.

Les plus avisés n'ont pu dire

Si son rire malicieux

Se moque de ses grands beaux yeux,

Ou si ses yeux plaignent son rire.

Elle est, comme un jour de printemps dans les plis d'un noir nuage Le soleil sourit à l'orage. Glacée et douce au même temps.

SOUVENIRS DU LEVANl

Charmante fille impitoyable, Elle aura vingt ans à l'été, Et le diable de la beauté Lui donna la beauté du diable.

c?v^

134 LA VIE INQ.UIÈTE.

VII

CH^'N.SO'K, GRECQUE

^ %jouî Tonchon.

i\ u vent des nuits la barque ouvrait toutes ses voiles, Et vous vous embrassiez... Ces baisers éperdus. Qui les a vus, la belle? Ohl disi Q.ui les a vus? Les yeux des moqueuses étoiles.

Une étoile a glissé sans bruit le long des cieux : Elle a dit à la mer, qui l'a dit à la rame, L'histoire des baisers s'oublia votre âme Durant ces soirs silencieux.

La rame a répété vos soupirs de tendresse Au matelot qui vient de chanter à son tour

Les beaux secrets de votre amour A la fenêtre en fleur sourit sa maîtresse.

SOUVENIRS DU LEVANT. l]^

VIII

SÉ%É'K.^i1)E IT^LIE'K'H.E

Iartons en barque sur la mer Pour passer la nuit aux étoiles ; Vois, il souffle juste assez d'air Pour gonfler la toile des voiles.

Le vieux pécheur italien Et ses deux fils qui nous conduisent Écoutent, mais n'entendent rien Aux mots que nos bouches se disent.

Sur la mer calme et sombre, vois ; Nous pouvons échanger nos âmes, Et nul ne comprendra nos voix Que la nuit, le ciel et les lames.

56 LA VIE INQ_UIÈTE.

IX

^•LUIT DE GIIÈCE

U Henry T)ufei

L-'ANS l'allée assombrie je passais le soir, L'air était plein d'un vol léger de lucioles, Et parfois on eût dit que des étoiles folles Pleuvaient du ciel en feu sur le feuillagç noir.

Dans quelque ilôt perdu des mers orientales, Ici même, pourquoi n'avons-nous pas grandi. Et que n'avons-nous vu, sous ce ciel attiédi, Les fleurs de nos amours entr'ouvrir leurs pétalesî

Que n'avons-nous aimé pour la première fois,

Par une de ces nuits merveilleuses et calmes.

les sombres palmiers bercent leurs grandes palmes

Sous un vent d'est plus doux qu'un soupir de hautbois?.

SOUVENIRS DU LEVANT. 1^7

NOSTALGIE

kA Luigi Gualdo.

L

en est qui suivaient dans la campagne obscure, A riieure s'assoupit la paisible nature, Un chemin creux bordé de blancs rosiers en fleurs; Ils n'avaient pas vingt ans, et les yeux d'une femme Suffisaient à troubler jusqu'au fond de leur àme Ces frais adolescents aux faciles pâleurs.

Par un beau soir d'été délicieux et triste,

Un de ces soirs auxquels nul songeur ne résiste,

A l'heure les parfums des roses sont si doux

due l'on voudrait partir au pays des étoiles.

Ils ont vu s'avancer vers eux, belle et sans voiles,

La femme qu'ils rêvaient d'adorer à genoux.

LA VIE INQ.UIÈTE.

Dans l'ombre vague ils l'ont reconnue au passage ; Ils avaient si longtemps caressé son image. Et tout leur Idéal leur riait dans ses yeux. Elle-même a rougi; pourquoi? Le savait-elle? Le rossignol chantait son extase immortelle, La lune fleurissait au noir jardin des cieux.

Après avoir, en proie à cette unique envie, Rêvé de la revoir une fois dans leur vie. Ils se sont retrouvés près d'elle, et cette fois Ils ont pu lui parler, l'entendre, lui sourire. Ils l'aimaient. Ont-ils eu besoin de le lui dire? Elle-même tremblait au bruit seul de leur voix.

Comme ces fleurs des nuits qui s'ouvrent à la lune, Ceux-là seuls sont heureux dont ce fut la fortune D'épanouir leur être aux feux d'un pur amour, Loin du lit parfumé des courtisanes folles. Dont les lèvres en feu murmurent des paroles Telles que les meilleurs sont perdus sans retour.

A MAURICE BOUCHOR.

^ ViC^U%ICE 'BOUCHOTi

V— Cependant qu'attardé sur le seuil de la Vie

J'hésite, sans jamais renoncer ni choisir,

Entre l'Ambition, le Rêve et le Plaisir,

Beaux fruits dont la douceur me fait toujours envie,

Toi, Maurice, tu cours sans peur te convie L'appel impérieux de ton puissant désir. Et nous voyons, comme au sultan son grand vizir, T'obéir aussitôt la nature asservie.

Tu n'as pas dix-neuf ans, et tous, autour de toi. T'acclament. Tu parcours le monde ainsi qu'un roi Q.ui veut manger dans l'or sur des tables d'auberge.

Fassent les Dieux, enfant hardi, que nous puissions Longtemps te regarder parmi tes passions Bondir, comme un jaguar dans une forêt vierge.

LA VIE INQ_UIKTE.

Que j'aime le soir relire tes vers, Lorsqu'au coin du feu chante la bouilloire. Et que les sanglots du vent des hivers Accompagnent bien leur touchante histoire I

Te rappelles-tu les contes d'amour, Les contes anciens passent des fées En robe couleur de temps et de jour. Fantastiquement de raj'ons coiffées?

Vois-tu, quand tes vers chantaient dans mon cœur, Le vent m'a tout bas dit que ta chérie. Avec son regard naïf et moqueur. S'en revenait droit de quelque féerie.

Ami Maurice, l'été

Regretté Reviendra- t-il, l'aimée

A MAURICE BOUCHOR.

Bien loin d'ici demeurait

En forêt, Dans une maison fermée?

Là, ton rêve s'en allait

Au volet Doucement battre de l'aile. Et longuement tu sonnais

Des sonnets, Doux-sonnants et faits pour elle.

Tu dormais en plein soleil

Ton sommeil, Et sous la fraîcheur des l^Linches, Tu savourais des baisers

Long-posés En rêve sur deux mains blanches.

Les jours passent, Maurice, et le temps qui s'écoule, Marée immense, emporte aux plis noirs de sa houle Les épaves sans nom de nos plus beaux espoirs. Oui, les plus beaux, lancés par une matinée Si bleue, sur la mer immense et satinée Les verts ilôts riants semblaient des reposoirs.

LA VIE INQ.UIÈTE.

Mais que t'importe à toi, qui peux lancer encore Une flotte plus vaste aux flots, et plus sonore; Que t'importe l'orage et les anciens vaisseaux? Mais moi, j'ai tout perdu, fer, bois, hommes et voiles, Et j'écoute vers les implacables étoiles Avec horreur monter les voix tristes des eaux.

A L AMIE D UN AMI

ji UJIUIE 'D'un. ,J3i{I

1 APIS éblouissants des neiges au soleil, Ciel bleu d'hiver, azur voilé, profond sommeil

Des sources, des fleurs et des arbres. Brumes des grands jardins qui, dans l'éloignement, Mêlez à l'horizon vaporeux et charmant

Les jets d'eau glacés et les marbres,

Hiver, seule saison repliée en nous

Notre âme s'attendrisse et se jette aux genous

De toutes nos passions mortes. Intérieurs qu'emplit la lumière du feu, Soirs le souvenir qu'on oubliait un peu

Se tapit derrière les portes,

LA VIE INQ.UIÈT!

due toutes vos douceurs intimes, à ses yeux, Déroulent longuement le beau roman joyeux

Des choses de l'autre décembre. Devant son petit lit virginal, quelquefois (lu'elle pense en pleurant à celui dont la voix

Se brise aux carreaux de sa chambre.

Pense à lui, pense à lui. Tu ne me connais pas, O nia plus chère soeur, moi qui te fais tout bas

Pour un autre cette prière. Oh ! que ta lèvre fraîche, aux parfums du printemps. Garde comme un trésor les baisers du vieux temps.

Vierge qui souris à mon frère I

CONSOLATION.

CO'K.SOLoiTIOlsL

Jl Frédéric Plessis.

vJuE de fois vous avez, poète, aux jours de larmes, Blasphémé la nature et maudit les grands cieux De prodiguer ainsi leurs lueurs et leurs charmes. Indifférents aux pleurs qui roulaient dans vos yeux.

Tendant vos poings fermés vers les astres sublimes, Vous leur avez crié d'éteindre leur clarté, Cependant que les vents déchaînés sur les cimes Feraient à vos regrets un pays dévasté;

Et vous avez gémi de trouver toujours vertes, Toujours pleines de joie et pleines de parfums, Les forets, où, traînant vos blessures ouvertes. Vous meniez le convoi de vos amours défunts.

»9

146 LA VIE INQ.UIÊTE.

Pourtant si, dans l'azur de ces grands cieux propices, Votre prière avait éveillé quelque dieu Qui vous laissât, au gré As vos tristes caprices, Sécher la forêt verte et noircir le ciel bleu,

Si, retrouvant partout l'image de vous-même, Vous n'aviez jamais pu fuir votre propre cœur, N'imploreriez-vous point par un autre blasphème L'immobile univers que hait votre douleur?

Car là, du moins, à l'heure l'on sent que l'on tombe. L'aspect de la beauté qui ne doit pas finir Permet au malheureux d'espérer qu.'à la tombe Un éternel bonheur pourra s'épanouir.

Dès ici-bas la vie offre encor sa promesse,

Et malgré lui le cœur se laisse ainsi calmer,

Oh! ne maudissez pas cette humaine faiblesse!

Par l'arôme des fleurs qu'il ne veut plus aimer.

Li RIRE TP.ISTE.

LE %I%E T%ISTE

A Coquelin Cadet

L/u temps qu^ notre pauvre et charmant Juvigny

Vivait encore, ô cher, comme le temps fini

Fait du mal à celui qui reste seul et tremble!

Te souviens-tu des jours tout seuls, entre nous.

Nous jetions des éclats de rire longs et fous

Aux mille mots bouffons que nous lancions ensemble?

Étions-nous gais? Mais non. Car notre pauvre ami Sentait déjà, jeunesse épuisée à demi, La mort l'envelopper dans l'ombre de ses ailes, Et trois mois, oui, trois mois après, il s'en alla Dormir sous les gazons croissent çà et Les bouquets douloureux des jaunes immortelles.

LA VIE INaUIÈTE.

Étions-nous gais? Mais non. Toi qui m'aimes, tu sais Que, nuit et jour, errant par des chemins mauvais, Dupe d'une incerliaine et terrible magie, Je ne puis respirer les fleurs et leurs parfums Sans que le souvenir d'anciens rosiers défunts Ne m'obsède aussitôt comme une nostalgie.

Étions-nous gais? Mais non. Et le plus triste, hélas! Le plus navré, le plus malade et le plus las, Ce n'était pas celui dont l'âme était choisie Pour partir la première au ciel obscur, ni moi, Nous savions bien, rieur blessé, que c'était toi. Et nous bercions ton cœur dans notre fantaisie.

Comme nous comprenions ton destin tourmenté, Cette horreur de poser un masque de gaieté Sur un visage en proie à la dure souffrance Et de faire, toujours, sans fin, mentir son front Pour voir si deux milliers de sots applaudiront. Et l'on dit que le rire est une fleur de France!

Et tu riras. Les soirs succéderont aux soirs,

Et les nuits déploieront leurs voiles froids et noirs

les astres brûlants semblent des pierreries.

RIRE TRISTI

Comme les soirs sont doux et beaux dans le Levant, Lorsque les hauts palmiers frémissent sous le vent, Et que les vers luisants volent sur les prairies!

Toi, cependant, monté sur des planches, tu ris, Prisonnier du vcrace et monstrueux Paris! Connaitras-tu jamais la grande et libre joie De partir sur la mer, la nuit, et de marcher Vers la lune dont l'arc semble aux mains d'un archer Mystérieux, qui rêve en attendant sa proie?...

Souvenons-nous, mon frère, et pensons à nos morts, A tous ceux dont les bras n'étaient pas assez forts Pour étouffer ce sphinx atroce, la misère. Et puisqu'il faut souff"rir et rire, ami, souffrons Et rions, en songeant que nous nous en irons Près d'eux nous reposer à jamais sous la terre.

LA VIE INQ_UIÈTE.

CA-TCPE T>IE3iC

oi DiCauiice (XConlègut.

/\îME n'importe qui, mais aime, et sois heureux

D'un sourire et d'une caresse. Laisse gronder les sots, car ce n'est pas pour eux

Que tu choisis une mai tresse.

Que ce soit dans la rue ou dans les grands salons

Tout parfumés des fleurs de serre, Rien n'est vrai, rien n'est doux que les fins cheveux blonds

Et les petites mains qu'on serre.

Toute femme a l'attrait et le charme, ô songeur I

Toute femme est une sirène; Sois heureux de sentir encor battre ton cœur

Et suis le torrent qui t'entraîne.

Le sable de tes jours déjà presque à demi

Remplit le sablier qui penche. Jeune Homme, pense aux jours ton cœur endormi

Aura froid sous la pierre blanche.

LA VIE INQ^UllTE.

'K.OSTULGIE T)E L^ C%OIX

,A Jules 'Baissé.

H,

E u R E u X l'homme qui, jeune et le cœur plein de songes Meurt sans avoir douté de son cher Idéal, A l'âge les deux mains n'aj'ant pas fait de mal Nos remords les plus vrais sont de pieux mensonges.

Heureux encor celui pour qui tu te prolonges, O sainte Illusion du rêve baptismal, Et qui, sous l'humble abri de son clocher natal, Vit et meurt dans la douce extase tu le plonges.

Mais combien malheureux celui qui, comme moi, Brise à moitié le joug, et guérit de la foi Sans guérir du besoin généreux du martyre!

Tel qu'un mauvais soldat exilé de son rang,

Il écoute le bruit du combat qui l'attire.

Et ne sait à quel Dieu dévouer tout son sang.

CONFIDENCE.

CONFIDENCE

xTLmi, nous retrouvant, après beaucoup d'années, Comme autrefois, le soir, au coin d'un feu, l'hiver. Nous avons longuement, l'un devant l'autre, ouvert Le livre de nos cœurs et de nos destinées.

Quand nous nous fûmes dit tous nos chagrins passés. Nous vîmes que les cœurs des hommes sont semblables, Et, nous sentant tous deux tristes et misérables. Nous nous sommes l'un l'autre, en pleurant, embrassés.

LA VIE lNQ_Uli:TE.

LES TiIEUX

^4 ^4natoIe France.

O'iL est vrai que ce siècle ait tué tous les dieux, F,t que l'homme, éveillé de son sommeil antique, Ne doive plus les voir en légion m5'stique Monter vers leur Olympe immense et radieux,

Est-ce à nous d'applaudir au désastre des cieux, A nous que trouble encor la plainte d'un cantique, Et qui sous le symbole ou païen ou gothique Sentons frémir les cœurs de nos lointains aïeux?

Non, France ! Il est plus noble et d'un esprit plus sage D'adorer dans les dieux la plus sublime image Que l'àme périssable ait rêvée ici-bas;

Et, sceptiques enfants d'une race lassée, Ofl'rons-leur, à ces dieux que nous ne prions pas. L'asile inviolé d'une calme Pensée.

l'H^T IMITÉ

ji François Coppée.

V

ERS un parc le vent égrènera dans l'air Les perles fraîches des cascades. Demain nous partirons, François, si le ciel clair Invite aux longues promenades.

Les jets d'eau pleureront, et le vent attiédi Roulera des feuilles fanées;

Et nous, nous passerons toute l'après-midi A causer des vieilles années.

Dans ce parc des pins éternellement verts Bordent les profondes allées.

Vous me réciterez, tout ému, d'anciens vers A des maîtresses envolées:

I 56 LA VIE INQ^UIÉTE.

\'ous me raconterez la suave douceur

De votre première folie, Naïf roman d'amour dont le charme obsesseur

Toujours vous tourmente et vous lie.

Sur votre front plus d'une a depuis, pour un joui Posé ses blanches mains de femme,

Mais l'intime parfum du plus lomtain amour, Seul, embaume à jamais votre âme.

Le soir, nous reviendrons à pas lents vers Paris L'Occident sera vague et triste,

C'est l'heure la cité profile ses toits gris Sur un ciel couleur d'améthvste.

Et je vous parlerai, pour vous rendre l'espoir,

De cette noble jeune fille Q.ui peut-être contemple aussi le ciel du soir.

Du haut d'un château de famille.

INTIMITE.

Elle est belle, elle est douce, et seule, elle saurait,

Sincère et chaste fiancée, Avec un seul regard virginal, le secret

De refleurir votre pensée.

^M^

LA VIE INQ_UIÈTE.

VETIS ÉC%ITS ^ FLO%E'K.CE

%A tAlbert Caben.

V^UAND le vieux Michel-Ange eut fini son Moïse, Et qu'il fallut porter le marbre dans l'église, Comme on trainait ce poids énorme avec lenteur, Impatient, les yeux en feu, le dur sculpteur Empoigna son marteau d'une main frénétique. Et, frappant à grands coups le prophète athlétique, Il criait : « Marche donc, mais marche donc, tu vis ! »

Tu disais vrai, vieux maître, et lorsque je le vis Ce fier Moïse, au fond d'une église Romaine, Majestueux, avec sa taille surhumaine. Et ce je ne sais quoi d'âpre et de bestial, Q.ui fait de ce géant à cornes d'animal

VERS ECRITS A FLORENCE.

Le fils de la nature entière, ô Michel-Ange, Je sentis en moi sourdre une terreur étrange, J'eus peur, et comme toi, je m'écriai devant Son geste grandiose et calme : « II est vivant I » Il vit : ton âme en lui tout entière est passée ; Ce marbre, confident de ta forte pensée, En est resté sublime, et ne peut pas mourir. C'est ta fureur qu'on voit dans ces muscles courir. C'est ton orgueil qui gonfle et plisse ces paupières, C'est ta foi qui remplit ces grands yeux de lumières. Oui, c'est toi que j'admire en lui, tel que tu fus. Tragique, enveloppant dans un même refus L'amour et les honneurs, la fortune et l'intrigue, Toi qui tins tète au pape, et, sans peur ni fatigue. Plus tard, es demeuré six ans, seul, prisonnier Et face à face avec ton Jugement dernier.

Qu'est notre œuvre, en effet, sinon notre existence

Bonne ou mauvaise? et c'est pourquoi l'oeuvre est intense

Q.uand l'artiste vécut et mourut en héros.

Mais lorsqu'il a laissé le plaisir dans ses flots

Le rouler, comme fait l'Océan une épave,

Plus de génie alors, et plus d'oeuvre se grave

L'impérissable trait de la sainte beauté.

LA VIE 1NQ_UIÈTE.

Aussi, lorsque je vois ma vie, et que, hanté

Par le pur souvenir des créateurs sublimes.

Je vais, comme un bourreau qui compte ses victimes.

Compter dans ma mémoire, un par un, mes jours morts.

Je sens que je n'ai pas vécu comme les forts,

Et j'ai peur du néant comme on a peur d'un gouffre.

Mais c'est ici surtout, plus qu'ailleurs, et je souffre

En me représentant sous ce ciel enchanté

Ce que je pouvais être et n'aurai pas été:

Le noble amour fini par ma faute, et les rêves

Disparus à jamais comme ces rocs des grèves

due la mer sous ses flots sans cesse amoncelés

Ensevelit! Mes mains vont moissonner mes blés,

Comme l'ivraie abonde, et que d'épis sont vides 1

Si je vieillis, alors que je verrai les rides

Sur ma face marquer les anciennes douleurs

Et le sillon creusé par le ruisseau des pleurs,

Pourrai-je, les yeux fiers et fixés sur la glace,

De labeurs glorieux reconnaître la trace,

Et regarder longtemps mon masque tourmenté

Resplendir de génie à défaut de beauté?

Si du moins mon courage entr'ouvrait avant l'heure

Tout cet impénétrable avenir qui me leurre;

Si j'avais, comme Hercule, étouffé les serpents.

Tout jeune, et mis les pieds sur leurs débris rampants,-

VERS ECRITS A FLORENCE.

Si, courbé sur mon œuvre ardemment commencée, Dans quelque large ébauche incarnant ma pensée. J'avais prouvé ma force à ces premiers combats, J'irais droit sur la vie et ne la craindrais pas, Sûr de trouver toujours, lors du péril suprême, Qn asile invincible, et sacré dans moi-même. Mais non, parmi ces vers dont j'ai déjà pitié, j'ai de ma jeunesse au moins mis la moitié. Je cherche en vain l'ébauche avec cœur achevée,

Ai-je vécu ma vie ou bien l'ai-je rêvée? L'ai-je rêvée? Aux jours le front dans ma main Je songe aux morts sortis de cet enfer humain,

A ceux dont j'ai chéri la forme et le langage, Il me semble parfois que, dupe d'un mirage, Tout éveillé, je vais dans quelque songe obscur I O bienheureux vous tous, artistes au front pur. Toi, simple Beato, qui, pieux solitaire, Peignais avec bonheur aux murs du monastère De beaux anges, vêtus de robes à longs plis, Et vous tous, Primitifs, à jamais ennoblis Par la sincérité, qui seule est toujours forte! Vous ne saviez que peindre et qu'adorer. Q.u'importe? Vous sentiez comme l'Art est grand, vous l'aimiez bien,

Et cela, c'est la vie* et le reste n'est rien.

LA VIE INQUIÈTE.

^A LECO'KTE 'DE LISLE

v> E R T E s , le siècle est dur, et jamais ce vieux monde \"a poussé vers le ciel de plainte plus profonde, Ni plus amèrement désespéré de Dieu. Comme dans un palais envahi par le feu, L'or des fresques dégoutte, et les lambris crépitent. Et du bois qui se fend aux pierres qui s'effritent, La rouge flamme ondoie en tourbillons rampants, Et du fer des balcons fait des nœuds de serpents, Ainsi, lâchée au cœur des peuples, la science Brûle tout: rêves, mœurs, illusions, croyauce; Tout croule, et dans cent ans il ne restera rien Des antiques abris vécut l'homme ancien. Tout croule, et l'on entend gémir sur les ruines Nos générations en proie à deux famines: . Et celle de connaître et celle de jouir.

A LECONTE DE LISLE.

Je ne sais pas, vous tous qui devez survenir Plus tard, quand nous serons couchés sous la poussière, Si vous verrez au ciel éclater la lumière Du jour le bonheur ne fera plus de vous du' un peuple fraternel, immense, pur et doux, Oh! vous tous qui serez heureux, pensez encore A vos obscurs aïeux qui naissaient sans aurore, Et qui, dépossédés du mystique soleil, Ont pu croire à la nuit et douter du réveil.

Car nous doutons. Q.u'y faire et qu'en penser? La race Fut-elle en aucun lieu plus chétive, plus lasse? Le soir tombe. Sortez au hasard dans Paris; Comptez, si vous l'osez, tous les êtres flétris. Hclas! rien n'est lugubre et dur pour un poète Q.ui sent vibrer encor dans son esprit en fête Les clairons d'or, les fiers appels des anciens temps, Comme la rue, à l'heure les gaz éclatants Laissent la foule aller et venir sous leur flamme; Tel un peuple inquiet de désirs dans une âme.— Les uns, pâles, brisés par l'effort incessant. D'autres, pourpres, tous ont la fièvre dans le sang.

l64 LA VIE INQ.UIÈTE.

Ils marchent flagellés par l'acre convoitise, Leurs yeux brûlent, pareils aux brasiers qu'on attise, Et sur leurs fronts ridés, essayez donc de voir Un seul de ces grands plis que creuse un noble espoir ! Laids, recroquevillés comme une feuille morte. Jeunes gens et vieillards, un soufRe les emporte Et les roule, et Paris hurle un cri furieux Sous les chastes regards des astres dans les cieux.

L'Argent! l'Argent! C'est lui qui les pousse, et sans trêve;

Lui, dont les clairs rayons illuminent leur rêve;

Lui qui ruisselle au fond de ces mauvais destins

Comme le soleil fauve au ciel froid des matins.

Il est pour eux l'opium qui console et qui grise;

Ils ne sentiront pas que leur force s'épuise.

Ni qu'ils perdent leur vie à mille œuvres sans nom.

Si vous leur proposiez la paix, ils crîraient : « Non ! »

C'est un nid de fourmis que la bêche saccage.

Ils vont, ils vont... la tombe s'éteindra leur rage

Sera le premier lit qui les ait reposés.

Mais il est ici-bas quelques désabuses

Qui du fond de leur cœur que ce monde épouvante,

A LECONTE DE LlSLE. 165

Portent au vil bonheur une haine fervente. Oh! dites! Dans quel coin de ce lugubre ciel Verront-ils devant eux apparaître, réel, Leur rêve d'une vie exaltée et tragique? Leur faudra-t-il, mêlés au vil bétail que pique L'implacable aiguillon du plaisir ou du gain, Comme lui, s'abêtir sur un métier mesquin. Eux que tourmente encor l'appétit du sublime? Ce siècle est inhabile à tout, même au grand crime, Et le poète, lui, n'aime que la grandeur. Indifférent au bien qui n'a pas de splendeur. Que fera-t-il, jeté dans nos sales misères Comme le chef normand dans la fosse aux vipères?

Vous avez, comme nous, plus que nous, éprouvé Ces révoltes d'un cœur brusquement soulevé. Vous, maître, vous étiez de ceux pour qui la vie N'est qu'une ombre d'un jour de plus d'ombre suivie. Car vous portez au front, comme un signe fatal, Je ne sais quoi de triste et de sacerdotal; Sceptique, en ces moments sceptiques nous sommes, Q.ue de fois vous avez songé que d'autres hommes.

LA VIE INQ.U1ÈTI

Réunis dans un même efFort simple et pieux,

S'inclinaient sous le geste auguste de leurs dieux;

Et la religion, vraie ou fausse, qu'importe?

Les enivrait à flots de sa liqueur trop forte;

Et vous, dans votre horreur du néant d'aujourd'hui,

Évoquant la beauté du rêve évanoui,

Vous avez oublié ce misérable monde,

Et, l'esprit abîmé dans l'extase féconde,

Couché dans le silence et l'immobilité.

Vous vous êtes vous-même à jamais enchanté

Par la sainte douceur des visions mystiques

se complut la foi des siècles poétiques.

D'abord l'Inde et ses dieux formidables, pareils Aux végétations sous les puissants soleils; Puis l'Hellade, et le marbre élégant des statues Et les processions des vierges long-vétues Q.ui déployaient leurs chœurs tendres et gracieux Près des flots, éclairés du sourire des cieux; Puis Rome; puis le dur et cruel moyen âge, Et du nord au midi, pendant mille ans, la rage Des barbares, enfants des pays sans étés due la croix dominait sans les avoir domptés.

A lECONTE DE LISLE,

Tel le monde ancien et nouveau se déroule,

Emporté par ces vers comme par une houle.

Mais plus que les héros, plus même que les dieux.

C'est vous, pâle troupeau de lemmes aux beaux yeux,

Vous qui resplendissez dans cette poésie,

O femmes de l'Europe et femmes de l'Asie!

Toi, créole, apparue en manchy de rotin ;

Et toi qu'alanguissaient au fond de ton jardin

Les longs roucoulements des ramiers d'arbre en arbre.

Et les pleurs des jets d'eau dans leurs vasques de marbre ,

Nurmahal, sanguinaire et royale beauté;

Et toi qui sommeillais sous un ciel argenté,

Leïlah, délicate et suave princesse;

Et celles de Norvège et celles de la Grèce,

Tiphaine, Testylis, Christine, que de fois

Je me suis vu, tremblant au son de votre voix,

A vos pieds, au milieu des calmes paysages

le poète a fait fleurir vos fiers visages 1

O maître, heureux celui qu'ainsi les blanches n-.aiiis D'une fée ont porté plus haut que les humains. Et qui, pur, délivré des fatales entraves. Vainqueur des lois du temps dont nous sommes esclaves,

l68 lA VIE INQ.UIÈTE.

Au milieu des guerriers, des femmes et des dieux,

S'enivre de l'oubli de ce monde odieux!

Cette félicité magique fut la vôtre.

Mais cependant il est une route tout autre:

Il en est qui n'ont pas le courage de fuir

Ce siècle qu'il leur faut adorer et haïr,

Tout à la fois. Leur temps les possède et les for^e,

Tels que Milon, les mains prises dans son écorce,

A vivre de sa vie anxieuse, à jamais.

Ils ne connaîtront pas le calme des sommets,

Eux qui se sont jetés dans cet enfer qui souffre

D'un coup, comme avait fait Curtius dans son gouffre.

Et qui, sombres forçats de leur bagne natal,

S'épuiseut à créer le moderne Idéal.

Je suis l'un d'eux. Ce temps mauvais et fou, je l'aime.

Il me tient, je me sens trop son enfant moi-même :

Derrière tous ces yeux brûlés par tant d'excès,

Je vois encor reluire et flotter par accès

L'antique amour du beau glorieux et tragique.

Si ce désir n'est plus qu'un désir nostalgique,

S'il ressemble, étouffé dans ces faibles cerveaux,

Aux fleurs qui grandiraient dans l'ombre des caveaux,

Peut-être est-il plus doux, pour qui sent tous les charmes,

Si pâle et ravivé quelquefois par des larmes.

Tel qu'il est, c'est encor l'Idéal, c'est le mien.

Il a perdu l'éclat qu'il eut au temps ancien.

Mais je l'aime, semblable au fils qui sait sa mère

Infâme, et qui l'entend proclamer adultère.

A LECONTE DE LISLE, 169

C'est sa mère pourtant, et lorsqu'il voit ses yeux, du'il écoute sa voix, un choc mystérieux Le secoue, il ne peut parler, il la méprise Lui-même; et d'où vient donc que son orgueil se brise, Que tous les mots amers sont soudain oubliés Et qu'il éclate en pleurs et se jette à ses pieds?

C'est ainsi qu'en dépit de moi j'ai fait ce livre. Depuis plus de deux ans que je m'y laisse vivre, J'ignore s'il est bon et ne sais s'il plaira: La gloire est hasardeuse, et qui vivra verra. Mais du moins j'ai gravé sur la dernière page Un nom qui défendra pour toujours mon ouvrage. Tranquille, sans respect des préjugés bourgeois, ^ J'ai, du fond de mon cœur, redit à haute voix Ce que nous pensons tous de votre fier génie. Un mot encor! Les sots jettent la calomnie Sur l'artiste trop haut assis au-dessus d'eux. Trop de splendeur déplaît au vulgaire piteux. Ils vous ont reproché vos grands vers impassibles Et beaux de la beauté des monts inaccessibles. Ils ont dit: « Il n'a pas souffert autant que nous. 1 O maitre, laissez-moi leur répondre pour vous.

lA VIE INQ_U1

Près de Bombay, dans l'Inde, une tour isolée

Se dresse, calme, haute et de palmiers voilée.

C'est la tour des Pârsis, adorateurs du feu ;

Et dans le vaste ciel éblouissant et bleu,

Par-dessus cette tour et ces palruiers, tournoie.

Vol sinistre, un millier de grands oiseaux de proie

Le voyageur s'arrête et devine des morts.

des Pârsis défunts sont exposés les corps,

Sur la tour, protégés par de rudes grillages,

Et de telle façon que les oiseaux sauvages

En dépeçant les chairs laissent les ossements ;

Et plus bas, l'océan berce ses flots dormants, ^

Tout brûle, et l'on peut voir sur les vagues croulantes

Des bandes de poissons voler, étincelantes.

Votre œuvre grandiose est comme cette tour,

O maître 1 Vous sentez un rêve chaque jour

Agoniser au fond de votre âme muette.

Mais vous êtes trop fier, ô sublime poète,

Pour étaler ces morts adorés sous les yeux

De la foule aux regards ardents et curieux.

A LECONTE DE LISLE

Vous les portez ià-haut vers le beau ciel immense, Et rien ne marque plus leur funèbre présence Qu'un monument qu'enserre une âpre frondaison Et qu'un vol de puissants oiseaux sur l'horizon.

PETITS POÈMES (1872-1876)

JE^'M'K.E 'DE COUXTISOLS

Ut mihi non ullo pondère terra foret.

L>A nuit d'hiver au ciel monte, obscure et sans lune. Les lampes du château meurent une par une, Et dans le parc glacé tout est silencieux. Seule une lampe encor tremble et n'est pas éteinte. Comme pour témoigner que jamais la nuit sainte N'a calmé tous les cœurs ni fermé tous les yeux.

176 PETITS POÈMES.

Jeanne de Ccurtisols, en robe noire et rose.

Est assise devant le foyer, et sa pose

Trahit trop sou espoir à tout jamais lassé.

Ses yeux bleus sont baignés de pleurs, ses mains pendantes.

Quels deuils prématurés et quelles épouvantes

Sous ses longs cheveux bruns plissent son front baissé?

Si ses yeux sont amers, si son beau front se plisse.

C'est que la faible enfant vide l'affreux calice

Dont au jardin sacré Jésus lui-même eut peur;

Elle s'est résolue à mourir, elle est prête,

Mais avant de partir, son âme qui s'arrête.

Du monde qu'elle fuit sent trop bien la douceur.

De ses pauvres amours la douloureuse histoire Pour la dernière fois vient hanter sa mémoire: Une histoire commune et meurtrière au cœur. Elle a beaucoup aimé, sans qu'un regard trop tendre. Une parole, un geste, ait jamais fait entendre A celui qu'elle aimait sa secrète langueur.

« Ah 1 j'ai vécu longtemps seule avec ma chimère, Heureuse de le voir quelquefois chez ma mère. Dit-elle en achevant son rêve à haute voix,

JEANNE DE COURTISOLS.

Heureuse d'écouter tous les mots de sa bouche, Et l'âme au même instant amoureuse et farouche, De rencontrer des yeux ses beaux yeux quelquefois.

« J'ai cru que tu m'aimais sans oser me le dire, Toi-même, un soir, au trouble ému de ton sourire. Une larme brillait sur le bord de tes yeux. Ce jour-là cette robe était fraîche et jolie, VoisI pour mourir j'ai mis, dans ma mélancolie, La robe que tes yeux aimés aimaient le mieux.

« Oh! ces fleurs du désir comme elles se brisèrent En un jour! sur mon cœur quelles craintes pesèrent, Ami, quand devant toi ma mère dit le nom De l'homme à qui j'étais par elle fiancée. Et comme j'épiais dans tes yeux ta pensée 1 Si tu l'avais compris comme j'aurais dit: Non!

« Tes yeux n'ont décelé ni regrets, ni colères;

Tu m'as tendu la main comme aux soirs ordinaires.

donc es-tu pendant que je suis à souffrir?

Peut-être t'assieds-tu, joyeux, à quelque orgie.

due n'ai-je les vertus de l'ancienne magie

Pour connaître tu vis quand tu me fais mourir! »

I/B PETITS POÈMES.

Voici qu'elle se lève, et, tremblante de fièvre, Avec un long sourire elle porte à sa lèvre Un verre de cristal plein d'un poison puissant. Elle-même a cueilli des fleurs de digitale, Dont ses soins ont extrait cette liqueur fatale. Elle boit. Le poison alentit tout son sang.

Toute pâle déjà de la mort rapprochée

Elle gagne à pas lents, et pour mourir couchée,

Son chaste lit de vierge aux suaves odeurs.

Déjà son souffle est rare, elle est toute glacée,

Mais l'aimé fait encor sa dernière pensée.

Et c'est pourquoi cette àme a passé dans les pleurs.

Vierge, celui qu'aima ta tristesse infinie,

A la même heure souffre une même agonie.

Seul dans sa chambre il passe et repasse sans bruit

Parfois; et d'autres fois il s'arrête et soupire.

Sa lampe s'éteindra sans qu'il laisse séduire

Ni son cœur ni ses j'eux au charme de la nuit.

JEANNE DE COURTISOLS.

« Jeanne, que faites-vous, dit-il, lorsque je pleure? La nuit est à moitié de sa course; c'est l'heure le bal moins bruyant s'alanguit et plaît mieux. Au chant du piano les parfums des toilettes Se mêlent, et parmi les femmes moins coquettes. Les jeunes gens troublés ont des pleurs dans les yeux,

« Et moi je verse aussi des larmes, mais de rage.

De colère, d'amour; je n'ai plus de courage

En pensant que vos yeux sont à d'autres qu'à moi.

Le salon du château de Courtisols flamboie.

Et, des perles au front, blanche, en robe de soie,

Vous dansez; et quel chaste et virginal émoil

« Vous souriez avec une langueur divine, Ahl si je sens mon cœur faillir dans ma poitrine, C'est que je vois toujours ce sourire clément; Je vous ai tant aimée, et depuis trois années. Mais je ne voulais pas lier nos destinées: J'avais peur devant vous et honte obscurément.

« Vous étiez cependant le rêve de ma vie,

Celle que saluait ma jeunesse ravie

Lorsque, plein du désir des bonheurs inconnus.

>ETITS POEME:

J'évoquais dans mes nuits la beauté d'une femme Dent les lèvres en fleurs racontaient à mon âme L'histoire des amours que je n'aurai pas eus.

« Que ne m'êtes-vous donc bien avant apparue,

Vers vingt ans, quand j'allais au hasard par la rue,

Éperdument épris d'un sublime Idéal,

Mais il était trop tard quand je vous ai chérie.

Et j'avais trop avant poussé ma pauvre vie

Sur le chemin facile et dangereux du mal.

« Soj'ez heureuse. Heureux qui vous a méritée! Mais moi qui vais mourir, Jeanne, et qui suis athée, Je sais trop qu'au tombeau tout amour doit finir. De vos beaux yeux profonds je perdrai la mémoire. Je ne pourrai, noyé dans l'éternité noire, Occuper mon enfer de votre souvenir. »

Pâle et tranquille, il prit dans un coffret d'ébène Un mouchoir qu'il trempa d'un parfum de verveine^ Le parfum que l'enfant aimée aime le mieux. Q.uand il a terminé ces courts apprêts funèbres, La lampe éteinte, il veut mourir dans les ténèbres, Il s'assied; tout se tait sur terre et dans les cieux.

JEANNE DE C O U RT I S O LS.

Peur se représenter plus longtemps son amante, Le jeune homme a choisi la mort horrible et lente Q.u'au corps plein de santé donne un coup de poignard. D'une main il se frappe, et d'un geste farouche Il presse le mouchoir embaumé sur sa bouche. Et c'est dans ce parfum que sa pauvre âme part.

Les poètes anciens croyaient, divin mensonge. Qu'à l'heure dans la mort la chair s'abime et plonge, L'esprit, libre et vainqueur, remontait vers le ciel. Mais pour nous, notre ciel est dans notre âme même, Dont nos beaux songes font un paradis suprême nous nous enfuyons loin du monde réel.

Lorsqu'il faut revenir sur cette terre impure.

Le souvenir du ciel intérieur torture

Les hommes qui voudraient jouir de tout leur cœur.

Comme ils diminûraient leur rêve par la vie,

Ne vaut-il pas bien mieux qu'ils n'aient plus d'autre er

Qiie d'abattre cet arbre alors qu'il est en fleur?

'ETITS POÈMES.

Dans ce siècle inhabile aux vertus comme aux crimes, Les hommes d'un tel cœur me semblent seuls sublimes. Ceux-là seuls méritaient les biens qu'ils ont perdus, Eux, qui s'en sont allés tranquilles, sans t'attendre. Vers toi, bonne déesse, ô Mort, qui fais descendre Le sommeil sur les yeux fatigués et vaincus.

€p

GEORGE ANCELYS

II

GEO%GE ^TLCELYS

^ %odolpbe C.

Le soleil s'est couché dans un ciel sans nuage. L'air est limpide et frais. Les oiseaux de passage Volent rapidement, groupes silencieux. Qu'ils font mal, et pourtant qu'ils sont délicieux, Ces couchers de soleil prolongés de l'automne, Q.uand l'œil contemple, avec un plaisir monotone, Sur l'horizon doré les grands arbres jaunis. Quand tout se tait, les vents, les âmes et les nidsl George Ancelys n'a pas entr'ouvert la fenêtre Pour voir sur le vieux parc flotter et disparaître

PETITS POEMES.

La brume délicate et rose du beau soir. D'un air souffrant il s'est mollement laissé choir Sur un des grands fauteuils du salon; et, tout triste, Laissant dans ses beaux yeux, bleus comme l'améthyste. Et comme elle assombris, courir parfois des pleurs, Il rêve. O faible enfant, quelles folles douleurs, Si jeune, ont aminci l'ovale de sa joue? N'est-il plus à cet âge l'on court, l'on joue, Où, pour vivre et jouir de la vie à plein cœur. C'est assez d'un ami rencontré, d'une fleur Arrachée au sommet d'une roche branlante? Mais lui, voyez, son geste est rare, sa voix lente Comme celle d'un roi par les dégoûts vaincu. Que regrette-t-il donc, lui qui n'a pas vécu? Lui si jeune et si beau, lui qu'on aime. Sa mère A-t-elle un seul bijou dont elle soit plus fière Que de son cher malade aux sourires lassés? Autrefois, mais ces temps sont à jamais passés. Il n'avait ni désir, ni regret, ni tristesse, Que sa mère aussitôt ne le sût, et, sans cesse, Elle s'en venait rire et pleurer avec lui. Quand elle s'inquiète et l'implore, aujourd'hui, Pourquoi se laisse-t-il, jour par jour, en silence, Mourir, précoce enfant qui n'a pas eu d'enfance?

Tout à coup, dans le parc s'éveille et bruit Le chaut vague que font les brises de la nuit.

GEORGE ANCELYS.

Deux voix ont retenti, puis des éclats de rire.

George écoute, il se lève, et debout, sans rien dire.

Caché dans les longs plis des rideaux de velours,

II regarde. C'est Marthe, elle vient tous les jours,

Vers le soir, au sortir d'une course mondaine.

C'est sa cousine. Elle a dix-sept ans, mais à peine;

Elle marche appuyée au bras de son mari.

Légère, et souriante après qu'il a souri.

Le regardant, avec cette candeur charmante

De l'épouse qui sait longtemps rester l'amante;

C'est à peine s'ils sont unis depuis deux mois.

George écoute monter le son clair de leurs voix,

Sans entendre leurs mots d'amour il les devine,

Il pâlit, les sanglots soulèvent sa poitrine.

Le malheureux, voilà le secret dont il meurt!

Il aime cette enfant qui fut jadis sa sœur.

Et qu'un jour il a vue, enfant tncore et femme

A la fois, dévouer et sa vie et son âme

Au jeune homme étranger dont elle a pris le nom,

George sait-il comment son mal s'appelle? Non.

Il a quinze ans, il est ignorant et candide

Comme une jeune vierge. Hélas! rien n'est perfide

Comme l'eau des lacs bleus qui dorment dans les bois,

Et rien n'est plus profond, plus dangereux parfois.

Qu'une de ces amours d'enfant, nobles et pures;

Car elles font au cœur de si larges blessures,

Que beaucoup, goutte à goutte, en perdent tout leur sanc

Si bien que sous des traits naïfs d'adolescent

PETITS POEMES.

Se cachent quelquefois des âmes plus fanées Que celle d'un vieillard après soixante années I

Assis au piano côte à côte, et parfois Sur les touches d'ivoire entremêlant leurs doigts, George Ancelys et Marthe ensemble font entendre Le grand duo d'amour, si délicat, si tendre, Q.ue Marguerite et Faust chantent dans le jardin.

O Marguerite! A l'heure le soir incertain Mêle le jour qui tombe à la nuit qui se lève, Sur des sentiers fleuris et frais comme ton rêve, Aux mains de ton amant abandonnant tes mains, Tu marches sans songer aux Jatals lendemains. Aux remords qui suivront la faute trop aimée. Qu'elle est troublante aux sens la senteur parfumée Qui pleut sur vous du haut des branches des tilleuls. Pendant que vous allez au hasard, beaux et seuls ! Seuls? Oh! n'entends-tu pas Satan maudire et rirer Et lorsque Faust se met à genoux pour te dire

GEORGE ANCELYS.

Qu'il n'a rien tant chéri que ta bouche et tes yeux, Jeune fille, sais-tu comme son cœur est vieux? Sais-tu qu'il a, pendant des mois et des années. Vu ses illusions tomber, déracinées; Que dans son cœur en feu rien ne reste debout, Et que tout son amour est fait d'un grand dégoût: Mais, quand tu le saurais, qu'importe? Sois heureuse, Sois folle 1 Laisse-toi rouler, douce amoureuse. Dans l'extase sans borne, et sans terme, et sans fond. Si Faust verse des pleurs aujourd'hui, que te font Ses rêves d'autrefois, ses doutes et ses crimes. Et ses chutes du haut des sciences sublimes? Que te fait l'abandon du lendemain? Le jour Succède au jour, vois-tu, mais il n'est qu'un amour, Qu'une heure, qu'un passage enflammé du bel astre! Seule dans ton bonheur comme dans ton désastre Tu resteras sincère et noble, toi qui sensl

Quand un artiste aux bras effrénés et puissants, Comme Gœthe, a touché de ses mains une tête, Elle souffre, elle enchante, elle vit. Le poète Lui mit aux yeux tant d'âme et tant de sang au cœur. Que par un charme obscur, souverain et vainqueur. Ceux qui l'ont contemplée en prennent du génie. Comme il est triste aussi, quelle ardeur infinie

PETITS POEMES.

De tendresse! et quel cri d'amour trop violent due ce duo, sans doute écrit en défaillant Par Berlioz, qui sentit passer comme une flamme Toute l'ame de Goethe une heure dans son àme!

Certe Ancelys ignore, et puisse-t-il longtemps N'en rien savoir, ces cris sauvages, haletants. Cette angoisse d'une âme exaspérée au vice, Lui qui souffre, sans plus comprendre son supplice Qu'une gazelle en proie aux griffes d'un lion. Mais il aime, et c'est bien la grande passion. Celle dont le désir fougueux jeta si vite Le sorcier Faust aux pieds tremblants de Marguerite, Celle qui nous tient tous au cœur, que nous disons Par les vers, les tableaux, les marbres, les chansons, L'amour, seul roi du monde et de la créature, Vautour inassouvi qui prend pour sa pâture Les générations renaissantes toujours! Toujours puissants, ses coups de bec sont aussi lourds, Aussi durs, aussi forts sur l'enfant que sur l'homme, Et c'est du même nom que l'angoisse se nomme!

Q.u'importe qu'Ancelys soit naïf: à travers

Les accords, comme sous les mots des plus beaux vers,

Pour comprendre, il suffit d'éprouver, gaie ou triste,

L'intime émotion qui fit crier l'artiste;

Et l'enfant reconnut son cœur, oui, tout son cœur.

GEORGE ANCELYS. I 89

Oh! ces élancements au ciel, cette langueur

D'un bonheur traversé par des frissons tragiques,

Qiii ressemble aux beaux soirs étoiles et magiques

Sur un champ de bataille, et partout et sans fin

La tendresse, on ne sait quel sentiment divin !

Que la joie est vulgaire et noble la torture,

Oh ! comme George au fond de sa pensée obscure

Les sent vibrer ces grands et chastes sentiments 1

Ht pendant que les doigts fuselés et charmants

De Marthe réveillaient les notes endormies.

Et pendant qu'ils chantaient, mêlant leurs voix amies,

L'émotion trop forte étouffant Ancelys,

Il pâlit et pencha la tête comme un lys

A demi clos, que coupe en passant la charrue;

Il défaillit, hélas! mais son dme apparue

Dans ses yeux! mais le nom qu'il prononce en tombant'

... C'en est fait, ton secret est trahi, fol enfant!

Marthe aussi s'est levée, et pâle, décidée. Le vague effroi sans but qui l'a tant obsédée, La crainte qui la fit souvent, elle en a ri, Se serrer en tremblant plus près de son mari, Pour s'abriter des yeux de son ami d'enfance. Rien n'avait donc menti dans cette défiance; Elle voudrait douter, mais non, et cependant Qiie l'on s'empresse autour du malheureux enfant, Sa résolution est prise, elle est partie,

■ETITS POÈMBS.

Et, merveilleux pouvoir que fait la sympathie,

Ancelys réveillé s'est répété tout bas :

« Partie! elle est partie et ne reviendra pasl »

Elle ne revint plus. A-t-elle calme et prompte,

Sans remords, puisqu'elle est sans reproche et sans honte,

Confié ce secret à son mari? Qui sait?

A-t-elle agi sans dire, et courageuse, fait

Seule ce qu'elle a cru devoir? Elle voyage

En Suède: au milieu de la beauté sauvage

Des grands lacs bleus, des pins éternellement verts,

Et des glaciers, joyaux des éternels hivers.

On ne sait quel remords l'accompagne et la trouble,

Comme si, par magie, une existence double

La faisait revenir, en pensée, à Paris,

Et voir George abattu, les traits tout amaigris,

Qui contemple, les yeux fixés sur une carte.

Les pays éloignés et neigeux vit Marthe:

Car il part, il le faut, et les savants l'ont dit.

Mais plus loin de l'aimée encor, vers le midi,

Là-bas, le soleil a de plus douces flammes.

Ahl les teux du soleil réchauftent-ils les âmes?

GEOXGE ANCELYS.

Le voyageur qui va sur les mers du Levant, D'un regard nostalgique accompagne en rêvant,

Entre l'Italie et la Grèce, Corfou, l'ile des fleurs, que la mer et le ciel Enveloppent tous deux d'un azur éternel.

Calme et doux comme une caresse.

Sous les vents attiédis de cet air enchanté, Les pâles oliviers croissent en liberté

Au penchant des vertes collines, Et les frais orangers et les rosiers en fleurs Le long des blancs sentiers mélangent leurs senteurs

Aux parfums des brises marines.

La chèvre suspendue aux plantes du rocher Écoute les chansons que chante le berger

Sur quelque plaintive musique. Il chante, et le passant, dans sa marche arrêté, L'écoute avec extase et se croit transporté

Au pays de l'idylle antique.

193 PETITS POEMES.

C'est qu'après six mois de souffrance et d'amour Les beaux j^eux d'Ancelys se sont fermés au jour.

Et c'est qu'il dort dans la tombe, Sous les rosiers, au bord des flots calmes et bleus Dont le bruit apaisé semble un chant merveiiieux

A l'heure le grand soleil tombe.

r^-

)1

FRAGMENT DUNE IDYLLE.

III

FTl^GS^CE'K.T D'U'N.E IT)YLLE

Le jardin, lorsqu'ils y venaient dans la soirée. S'illuminait pour eux d'une clarté dorée les arbres tremblaient, les fleurs palpitaient, l:t des pari^ums brûlants et suaves flottaient Dans cet air montaient les frémissements vagues Des feuillages émus et des lointaines vagues; L'Ame des fleurs, pâmée aux vents tièdes du soir. Faisait du vert jardin un mystique encensoir; Et les Amants, parmi les senteurs emmêlées Des rosiers, des œillets musqués, des azalées lit des plantes de toute essence, à pas très lents, Gagnaient un banc caché sous deux grands lauriers blancs, I. 25

PETITS POÈMES.

Un banc de marbre, étroit, intime, et d'où la vue Enveloppait l'immense et sublime étendue De la mer déjà sombre à l'Est.

Vers l'Occident, Ils regardaient crouler le palais éclatant due le soleil s'était construit dans la nuée. Et que la grande mer, par le vent remuée, Engloutissait. La nuit envahissait le ciel. Et, saisi d'un transport presque surnaturel. Cédant à la beauté de cette heure si pure. Au tendre apaisement de l'immense nature, Au ciel, aux flots, aux vents de la nuit, ils laissaient Leurs lèvres lentement se prendre, et s'embrassaient...

C'était un long baiser, plus troublant que l'haleine Des fleurs dont toute l'ile odorante était pleine; Un long baiser, plus frais et plus mystérieux due la lune apparue au bord des calmes cieux; Plus infini pour eux que la mer, dont la plainte Immense leur venait mourante et presque éteinte; Un baiser plus brûlant que les étoiles d'or dui faisaient dans le ciel délicat, pâle encor. Trembler l'obscur flambeau de la première flamme; Un long, un long baiser de jeunesse, leur âme Venait s'anéantir sur leurs lèvres en feu... Les constellations nocturnes, peu à peu, Éclataient dans le vaste et ténébreux espace,

FRAGMENT D UNE IDYLLE. I95

Et les Amants marchaient jusque sur la terrasse Sous laquelle brisait la violente mer. Longtemps ils respiraient son large souffle amer, Puis descendaient, le cœur pris d'un désir sauvage, Aux lueurs de la lune errer sur le rivage.

La côte n'était pas abrupte; les grands flots Déferlaient cependant avec de sourds sanglots; Les galets que la lame amène, puis remmène. Semblaient râler avec une douleur humaine; Et partout, sous le dôme obscur du ciel muet. L'eau noire, frissonnante et souple, remuait ; Et rien n'était sublime à voir sur cette eau sombre Comme l'ardent reflet de la lune. Dans l'ombre C'était un serpent d'or qui, jusqu'à l'horizon. Prolongeait un splendide et monstrueux frisson; Plutôt encor c'était un magique sillage, Et tel qu'en dut tracer la barque dans l'orage Le Christ dormait, parmi les siens épouvantés. Et tous les deux alors, attendris, exaltés, Comme des écoliers vont à la découverte, S'aventuraient le long de la côte déserte...

C'étaient des sables fins parfois et doux aux pieds Miraculeux tapis pour eux seuls dépliés;

196 PETITS POÈMES.

De claires flaques d'eau luisaient, miroirs féeriques,

la lune noyait ses yeux mélancoliques.

Ailleurs, comme à la voix 'de leurs rudes bergers

Se groupent des taureaux farouches, des rochers

Pelotonnés au bas d'une dune échancrée

Semblaient barrer la route et défendre l'entrée

Des palais enchantés d'un prince de la Mer.

Et les deux Amoureux, quand le ciel était clair,

De sa clarté de ciel d'Orient, veloutée,

De roc en roc, gagnaient une grotte abritée

Au rœur de la falaise. Ils aimaient à s'asseoir

En écoutant pleurer les vagues, sans les voir,

Sur les bancs naturels de la grotte secrète

Où, pendant bien des ans et des ans, la tempête

Sans doute avait rugi; mais qui, vide aujourd'hui

Et calme, n'entendait d'autre bruit que celui

D'une eau qui lentement et du haut de la voûte

Dans un pur réservoir tombait goutte par goutte.

Mais plus que le rivage, la nacre d'argent Des coquilles jetait son vague éclat changeant, Plus que les rocs et leur toison d'algue marine. Plus que la grotte, à mi-chemin de la colline, Et sa fraîcheur si douce après les feux du jour. Le frais, le sûr abri qu'adorait leur amour, C'était un petit bois d'oliviers, tout en pente. Mais d'une pente molle, heureusCj et nonchalante.

FRAGMENT D UNE IDYLLE. 197

La mer en bas baignait de ses ondes les pieds De ces majestueux et vastes oliviers Plantés du temps sur ces îles immortelles Le lion de Venise ouvrait ses larges ailes, duand la lune argentait les feuillages tremblants De ces arbres déjà d'eux-mêmes presque blancs, Q.uand à travers les fins feuillages sa lumière Semait une impalpable et subtile poussière Sur les pales gazons de sa clarté criblés Q.ue traversait le vol des vers luisants ailés, Il planait dans ce bois d'oliviers le mystère D'une divinité puissante et solitaire; On rêvait sur cette herbe une apparition De Diane pâmée aux bras d'Endymion; duelque chose du grand secret de la nature Flottait sous cette épaisse et mouvante verdure; Dans les arbres semblaient battre des coeurs vivants ; Une incantation dans les soupirs des vents Passait; et les Amants sentaient leur âme en proie A cette émotion indicible qui noie En nous tout le passé factice et mensonger: Se sentir exister seuls au monde, et songer Que ce monde réel est qui nous accable Et nous soutient, muet, obscur, inexplicable! Ils s'embrassaient alors et ne se parlaient pas, Prolongeant ardemment l'étreinte de leurs bras, Comme pour s'assurer que leur Vie était vraie. Étrange sentiment! Obscure et froide plaie

PETITS POÈMES.

Que toute émotion forte nous fait au cœur! Quel être humain s'est dit au moment d'un bonheur Inespéré, comme aux moments de grande peine: « C'est bien ma vie à moi que je vis, c'est la mienne...» Et n'est pas demeuré, stupide, épouvanté, Devant ce fait que c'est une réalité?

LES DEUX NONNES.

ÏV

LES T>EUX 'H.O'N.'H.ES

tA George Hérelle.

JLa cellule était nue: au mur humide et blanc

Un grand Christ de bois noir râlait, la plaie au flanc,

Une lampe éclairait d'une morne lumière

Un grabat, un prie-Dieu, la vie humaine entière:

De quoi rêver, de quoi dormir, de quoi mourir.

Deux nonnes, d'une voix faible comme un soupir,

Assises sur le lit, causaient. Leur robe brune.

Leur voile les faisaient semblables ; mais, chez l'une,

Des rides labourant un visage amaigri.

Un front par le tourment intérieur meurtri,

Deux yeux noirs et rongés de larmes, el des lèvres

Minces, que palissait la sèche ardeur des fièvres:

Tout disait qu'un bonheur perdu depuis longtemps

Résistait, dans ce cœur de femme de trente ans.

PETITS POÈMES.

Au mystique opium de la sainte prière.

Sa compagne était jeune, et l'étofFe grossière

Avivait l'éclat rose et tendre de son teint.

Ses clairs yeux bleus étaient, comme un ciel au matin,

Purs, doux et frais. Sans doute, heureuse jeune fille.

Lys de candeur éclos dans une humble famille.

Elle s'était donnée à Dieu naïvement,

Sans que la passion eût sur son cœur aimant

Posé sa griffe noire, et pourtant, haletante.

Comme un plongeur devant l'abinie qui le tente.

Folle, elle écoutait l'autre, et dans la calme nuit.

Sous la voûte qui doit n'entendre d'autre bruit

Que l'appel du remords vers toi, Dieu qui consoles.

Celle-là prononçait de brûlantes paroles

De regret vers un grand bonheur évanoui.

Elle disait : « Voilà dix ans que tout m'a fui. « Mais la félicité dans ces temps-là sentie, « Rien ne l'effacera de ce cœur, ni l'hostie « A qui je tends ma bouche extasiée en vain, « Ni le Christ, dont j'étreins le corps pâle e: divin. « J'ai beau m'agencuiller en pleurant sur la pierre.- « Les dalles ne sont pas assez froides pour faire « Que mon sang consumé se glace dans mon cœur. « Dans les soupirs de l'orgue un soupir obsesseur, 0 Que n'étoufferont pas les cantiques, s'élève, o Les grilles n'ont pas pu briser l'aile à mon rêve

LES DEUX NONNES.

« Q.ui s'clance et retourne à ces pays maudits: « A cet enfer qui fut un jour mon paradis, « Et celui que j'aimais alors, je l'aime encore, « Je l'aimerai toujours. »

Comme on voit, quand l'Aurore Va paraître, frémir les taillis et les bois, Ainsi, pâle, tremblait d'attente à cette voix La plus jeune des sœurs, car c'était sur son âme Une apparition de lumière et de flamme Que ces ardents aveux balbutiés tout bas D'un cœur qu'elle enviait et ne condamnait pas: « Sœur Thérèse, » dit-elle à l'autre qui, vaincue Par cette explosion terrible, s'était tue, « Il est donc bien profond, bien doux, le sentiment « D'extase qu'une femme a dans l'âme en aimant « Pour qu'après tant de jours passés, elle s'enivre « Du seul ressouvenir? Moi, je n'ai pas pu vivre, « Mais je vous aime tant que je vous comprendrais « Si vous me révéliez ces intimes secrets « Q.ue j'ai tout à la fois peur et désir d'entendre... a

Sœur Thérèse lui prit les mains: « O cœur si tendre, « Rêver aux passions d'un autre est plus fatal « Peut-être que de vivre,, et je sais que c'est mal « De te mêler, même en pensée, à mon histoire.

PETITS POÈMES.

« Mais se taire toujours! Toujours, daus sa mémoire,

« Sentir se remuer un mort, cher autrefois,

« Qui ne peut déchirer son linceul de ses doigts

« Pour crier vers le jour!... Oh! nou! J'ouvre la tombe...

« Et toi, ma sœur, naïve et timide colombe,

« Ne tremble pas, tu veux tout voir, tu verras tout. »

Elle reprit après un long silence: « Au bout

« Du Paris excessif et populeux qui jette

« Une rumeur de mer en. proie à la tempête,

« Est un quartier paisible et d'un charme ancien,

« Un quartier tout ensemble intime et patricien.

« Ce ne sont que couvents, chapelles, hôtels vides,

« A l'horizon le toit doré des Invalides,

« De longs murs blancs autour de verdoyants jardins,

« Et les bruits de Paris, assourdis et lointains,

a Invitent à la vie étroite et séparée :

o C'est là, veuve à vingt ans et de tout retirée,

« Que je vivais, sans plus rêver d'autre bonheur

« Que cet apaisement délicieux du cœur

« Fait de renoncement et de mélancolie.

« J'avais une maison petite, ensevelie

« Sous les arbres d'un vert jardin, si parfumé

« Quand bleuissait le ciel lavé du mois de mai,

« Que je passais des jours entiers parmi mes plantes.

« Les feuilles du printemps étaient moins transparentes

« Que mes songes d'alors, et mou cœur plus léger

LES DEUX NONNES.

Que les nuages blancs qui semblaient voyager

Sur l'azur, vaporeux et doux comme ma vie.

Orpheline, j'avais eu l'enfance asservie

Q.u'ont les enfants sans mère. A seize ans, mon tuteur

M'avait fait épouser, sans consulter mon cœur,

Un homme plus âgé que moi, mais bon et tendre.

Je croyais que les jours n'avaient rien à m'apprendra.

Je n'avais même pas cet esprit curieux

Que les vierges souvent portent dans leurs beaux yeux.

Mes pauvres, ma musique et, dans la solitude.

De vieux amis des miens qui prirent l'habitude

De venir près de moi, les soirs, c'était assez.

Et quand je me souviens de ces beaux jours passés,

Lorsque je me revois naïve, gaie et telle

Que veuve, on me disait parfois mademoiselle.

Je ne reconnais pas mon cœur de maintenant,

Ce cœur sentant, vivant, passionné, saignant.

Un jour, ah ! je vivrais encore cent années Que, parmi des milliers de milliers de journées, Ce jour rayonnerait en moi comme un flambeau» Je revois la saison et l'heure ; il faisait beau. C'était un frais matin d'automne, l'air s'irise : De brume et de soleil. Je sortais de l'église, : j'avais entendu la messe. Mon regard : Rencontra le regard d'un homme. Le hasard ; L'avait amené li comme moi ; mais, saisie,

PETITS POÈMES.

« Je m'arrêtai devant la maie poésie

« D'un visage expressif et maigie qu'éclairaient

« Deux yeux bleus, d'un bleu pale et dur qui pénétraient

« Dans les yeux, et que j'ai fixés, dans ma pL-nséc.

« Ce l'ut un coup au cœur, une extase insensée

« Et subite. J'aimais. »

Elle se tut : « J'aimais « Sans savoir qui, comme une enfant, et pour jamais. « Tout le jour, je jouai d'énen'antes musiques, « Pour évoquer les yeux clairs et mélancoliques « De cet homme inconnu ; mais, quand le lendemain « Je le vis, à la même heure, sur mon chemin, « Je crus mourir. Dès lors, cet homme fut mon maître, « Et six mois, je le vis ainsi, sans le connaître, « Après la messe, et sans que rien lui révélât « Mon amour qui brûlait en moi, mais sans éclat, « Comme brûle le fer, et toujours son Idée « Troublante accompagnait mon âme possédée. « Comment" il me parla, comment je l'écoutai, « Comment il domina ma lâche volonté, « Et fit de moi son bien, sa chose, sa maîtresse, « Je n'en sais rien. Ce fut une coupable ivresse. « Mais pourquoi Dieu fit-il si follement puissants « Ces spasmes notre âme avive encor nos sens? « Pourquoi nous donna-t-il cette soif enflammée « De nous anéantir sur une bouche aimée, « D'étreindre de nos bras un être dont les bras

LES DEUX NONNES.

« Nous étreignent aussi pour ne nous lâcher pas?...

« Nous nous étions, pour nous aimer dans le mystère,

« Choisi, dans une rue intime et solitaire,

« Un petit logement je le retrouvais.

« ... Je me revois marchant vers l'asile je sais

« Que mon amant fiévreux espère ma venue.

« je revois l'escalier et la porte connue...

« Cette porte s'entr'ouvre,il me dit: C'est bien toi?

« Et je réponds, le cœur battant : Oui, c'est bien moi 1

« Et nous nous embrassons longtemps. Dans niafolie,

« Je serre à la meurtrir cette tête pâlie.

« 11 me défait mon voile, et de nouveaux baisers

« Commencent, douxetlents, dont noussortons brisés,

« Délicieusement brisés... Le feu dans l'âtre

« Fait trembloter sa flamme incertaine et rougeâtre

« Dans la chambre fermée et sur l'épais rideau.

« Couchés dans notre lit ainsi qu'en un tombeau,

« Tous deux l'âme légère et comme déliée,

« Sentant s'évanouir, abolie, oubliée,

« Toute notre existence ancienne, nous parlons,

n Qiioique seuls, à voix basse... Ahl ces tendres, ces longs,

« Ces caressants discours, et qui, phrases par phrases,

« Rallumaient dans nos coeurs de nouvelles extases,

«Je ne les pourrai plus arracher de mon sangl

« Ces phrases sont en moi comme un poison puissant;

« Elles vivent en moi qui vécus trop en elles

« Et raniment, pour des voluptés criminelles,

« Mes sens que j'avais crus éteints et qui dormaient.

PETITS POÈMES.

« Nous devions nous quitter. Nos âmes se pâmaient ( Dans un dernier baiser d'adieu mêlé de plaintes e Qu'arrachaient à mon cœur meurtri de folles craintes « De ne jamais revoir ce front que je pressais, « Ces yeux que je baisais, ce corps que j'embrassais...

« D'autres fois, et c'était une adorable fête,

« Il s'en venait chez moi diner en tête-à-téte.

« Notre amour se faisait doux comme une amitié,

« 11 causait de lui-même, et j'étais de moitié

« Dans chacun des projets qu'il formait sur sa vie.

« Etre sa femme était ma plus secrète envie.

« Mais il m'avait donné des raisons pour tarder ;

« J'y croyais. Je passais ces soirs à regarder

« Son sourire, sa main, ses yeux, son moindre geste.

« Le temps fuyait dans un ravissement céleste;

« Puis cela finissait car tout finit ainsi

« Sur un cruel, sur un invincible souci.

« Il s'en allait. Tapie à la fenêtre ouverte,

« Moi, j'écoutais son pas sur la place déserte,

« Ce pas à lui, pour moi vivant, et si vivant,

« Q.a'on aurait beau me mettre en terre plus avant

« Q.ue tous les morts, du fond de ma fosse muette,

« Au seul bruit de ce pas adoré sur ma tête,

« Je me réveillerais pour l'écouter, ce bruit

« Qui naguère emplissait pour moi la vaste nuit.

LES DEUX NONNES.

Alors que, retenant mon haleine, immobile. Morne, je l'écoutais se perdre dans la ville.

Ah! comme je l'aimais et comme je souffris, Lorsqu'après seize mois de bonheur, je compris due son amour à lui diminuait! Ma vie, Si solitairement dans le calme suivie. M'avait donné ce sens pénétrant, innommé, Q.ui laisse lire au fond du cœur de l'être aimé. C'était des riens : un mot distrait, un vague geste, : Un regard, un baiser, et le pouvoir funeste : Me révélait qu'ensemble et qu'aux mêmes moments, Nous n'avions plus tous deux les mêmes sentiments. : Je ne dis rien pourtant. Je n'étais pas de celles ; Qui vont quêtant parmi de mesquines querelles I duelques maigres regains d'amour déshonoré. 1 Non, mais j'espionnai cet amant adoré ; Comme un médecin fait un malade qu'il pleure, 1 Ou son fils ou sa fille!... O maudite soit l'heure 1 je voulus savoir l'atroce vérité! 1 Mais je la sus. Je sus que mon songe enchanté, ( Comme tout songe, était un insensé mensonge. ( Heure maudite et dont le souvenir me ronge ( Comme un cancer! J'appris qu'avec ces mêmes bras ( Et cette même bouche et sa même àme, hélas ! 1 Mon amant en aimait une autre, et, comme folle, ( Sans le revoir, sans lui jeter une parole,

PETITS POÈMES.

0 Je m'enfuis de Paris avec égarement. « Vois-tu, puisque j'existe encore à ce moment, « On ne meurt pas d'avoir souffert. La même bouclie 1 « Entends-tu!... »

Puis, brisée, atone, l'air farouche: a Je voyageai. Mais rien n'intéressait mes yeux. « J'ai vu les plus beaux lacs et, sous les plus beaux cieux, « Promené longuement ma vie indifférente, « Des orangers de Nice aux plages de Sorrente, « Sans dissiper le lourd, l'inexorable ennui. 0 Dix fois il m'écrivit, et ces lettres de lui, (c Que je baisais avec des lèvres enflammées, « Je les lui renvoyais, telles quelles, fermées. « Il me suivit. Comment lui résister? Alors, « Exaspérée, en proie à d'atroces remords, « Je me réfugiai vers Dieu. Je pris le voile. « Cinq ans, les yeux fixés sur la mystique étoile, « Je priai jour et nuit, et je connus la paix. « Je me plongeai, comme en un bain suave et frais, « Dans cette vie honnête, humble et si monotone. « Le printemps me troublait à peine, et l'àpre automne, 0 La saison des regrets, ne me tourmentait plus. « J'avais presque oublié les paradis perdus. 0 Mais un soir, je ne sais pourquoi, dans la chapelle, « J'avais prié longtemps. Une langueur mortelle 0 M'envahit. Un rayon du soleil qui baissait,

LES DEUX NONNES.

:< Par un vitrail de pourpre et d'or me caressait. ;( Et voici que le flot des tendresses passées, < Soudain, aux pieds du Christ, inonda mes pensées ( Je me revis heureuse, aimée, aimant I Depuis 1 J'implore en vain ta grâce, ô Jésus, tu me fuis! 1 Je ne peux plus dormir, et même quand je prie, [ Une mélancolique et folle rêverie t Se mêle à ma prière, et je viens en rêvant : Contempler l'horizon aux vitres du couvent. : Les coteaux égayés par les jardins en pente, : Le fleuve dont l'eau bleue et changeante serpente : Sous les arches des ponts causent les passants, : Tout avive le trouble amer que je ressens. Ce paysage, luit une clarté si fine, N'est qu'un cadre suave mon âme imagine Un amour, et non pas iin autre, mais l'ancien, Ce cher amour qui fut le sien comme le mien! Ah ! si le temps pouvait reculer, et le monde, Vain spectre, s'abîmer dans une nuit profonde, Tout entier, et laisser subsister seulement Mon être et l'être qui fut mon bien un moment. Et tous les deux, aux bras l'un de l'autre, ici même. Oui, sur ce lit, devant ce Christ que je blasphème Et qui saigne... O ma sœur! à genoux! à genoux !.

PETITS POÈMES.

Elles ont leur rosaire à la main. Lents et doux,

Et les Aves et les Tatcrs déploient leurs ailes.

Et quand la languissante Aurore ouvrit sur elles

Ses délicats yeux bleus voilés de larmes d'or,

Toutes "deux, à genoux, elles priaient encor.

Elles priaient, si c'est prier que de redire

De vains mots consacrés que la bouche soupire,

Tandis que tout le cœur révolté les dément.

Elles priaient, et sœur Thérèse éperdunient,

Mais sans plus rien comprendre aux phrases prononcées.

Comme un tocsin, la voix des tendresses passées

Remplissait tout son cœur par ces appels vaincu.

Et pâle, elle priait pleurant d'avoir vécu,

Et de ne pouvoir rien oublier de sa viel

Mais l'autre, la plus jeune, avec quelle acre envie

Elle avait écouté cette confession.

Pleine de longs baisers, d'ardente passion,

Et de larmes d'amour follement répandues.

Et voici que devant les vastes étendues

D'un monde à ses regards subitement ouvert.

Comme le prisonnier qui voit passer dans l'air

Un grand aigle, elle sent tout le poids de ses chaînes.

Le troublant infini des voluptés humaines

Attire puissamment tout son être lassé

De son cher, de son doux et candide passé.

LES DEUX NONNES.

Et dût-elle mourir de larmes consumée, Ah! comme elle voudrait être ardemment aimée 1 Aimer, sentir son cœur palpiter sur un cœur, Et ne pas s'en aller sans goûter le bonheur!

PETITS POEMES.

LE RELIQUE I%E

V>< 'est aujourd'hui qu'elle a trente ans, et ce jour triste Si triste que nul cœur de femme n'y résiste, Ce jour la jeunesse en fleur nous dit adieu, Elle l'a passé seule à regarder son feu, Qu'y voj'ait-elle donc? et le soir l'environne De sa langueur, un soir rose et doré d'automne. Elle s'est mise à la fenêtre. Elle a levé Le rideau de guipure et longuement rêvé Devant l'étroit jardin les feuilles fanées S'envolent comme ont fait ses premières années. Elle est frêle, un peu pâle et blonde, tout en noir... Puis, s'arrachant au charme apaisé du beau soir,

LE RELIQ,UAIRE.

Elle va prendre un fin coflret en bois d'ébène,

Tout simple et nu. Sa main distraite s'y promène

Comme pour caresser un objet précieux.

Un indicible émoi passe au fond de ses yeux,

Sur sa figure mince et tout à coup rosée.

Elle revient s'asseoir auprès de la croisée,

Et délicatement elle ouvre ce coffret.

Intime confident de quelque amer secret 1

Voici treize ans tantôt qu'elle se plait à faire,

En s'en cachant, un tendre, un pieux reliquaire

De ce coffret ancien qui tremble dans ses doigts.

Un reliquaire unique au monde ! Chaque fois

Q.u'elle a touché la main de la Personne Aimée,

Son gant devient pour elle une chose animée

Q.u'elle ne jetterait qu'avec déchirement.

Et ce coffret d'ébène est le cercueil charmant

dorment, seuls témoins des heureuses journées.

Les gants qu'elle a gardés comme des fleurs fanées.

Hélas! Que ces bonheurs furent courts! Ils sont trois. Ces gants, tout imprégnés des parfums d'autrefois; Mais comme elle s'attarde à contempler ces restes Des jours évanouis et qui furent célestes! Elle les prend tous trois et songe.

Le premier Est gris pâle, couleur d'un matin printanier, Et c'est un clair matin de Mai qu'il lui rappelle, Du temps qu'on lui disait encor: Mademoiselle.

PETITS POÈMES.

C'était dans le grand parc d'un ancien château

des cygnes erraient sur une pièce d'eau,

Ceinte de marronniers gigantesques. La veille,

Dans l'effarouchement d'une âme qui s'éveille,

Elle avait contemplé longuement à l'écart

Un jeune homme arrivé du jour, dont le regard

Errant ne s'était pas même posé sur elle.

On avait voulu faire un tour sur la nacelle.

Et pour entrer et pour sortir elle avait

Poser sa main, avec quel frisson éperdu!

Sur la main du jeune homme. Au-dessus d'eux, les branches

Remuaient dans le ciel leurs fleurs roses et blanches.

L'eau de l'étang luisait au soleil et tremblait

Sous le sillage lent du léger batelet,

riaient et chantaient quatre de ses amies.

Une est vivante et les trois autres endormies

Du sommeil éternel et glacé du tombeau...

Lui, ramait, ses cheveux voilaient son tront si beau.

Leurs mères attendaient assises sous un arbre.

Un jet d'eau palpitait dans sa vasque de marbre.

Puis le jeune homme était parti le lendemain;

Mais le gant qui toucha, ce matin-là, sa main.

Elle le mit dans son coffret, le matin même,

Si pure, sans qu'elle eût osé se dire : J'aime.

Le second est un gant de bal, long, fin et blanc. Certe elle était bien loin de tout désir troublant. Le soir qu'elle l'a mis pour aller dans le monde.

LE RELIQ_UAIRE. 215

Ce gant qu'elle regarde avec une profonde

Et folle émotion... Elle avait vingt-sept ans.

Elle était mariée et mère, dès longtemps.

Oui, mariée avec un autre, et, résignée.

Elle ne luttait pas contre sa destinée.

Elle estimait celui dont elle avait le nom

A conserver intact, mais l'aimait-elle? Non.

Le temps coulait si calme!... Et pourtant une image

Parfois dans ses yeux bleus passait comme un nuage.

Le jeune homme entrevu dans sa jeunesse un jour.

Apparaissait, sublime. Était-ce de l'amour?

Rêveuse, elle disait: Pourquoi chasser ce rêve?

II était loin, sur mer, traînant de grève en grève

Une existence oisive, en proie au vague ennui.

Savait-il seulement qu'elle songeât à lui?

Or ce soir, en entrant au bal, et stupéfaite,

Elle aperçut, parmi les habits noirs, la tête

De celui qu'elle avait aimé sans qu'il sût rien,

Et lui-même la vit et la reconnut bien.

Il lui parla, quel rêve! Ils dansèrent ensemble.

Cette main qui tremblait, comme un rossignol tremble

Dans la main d'un enfant, il la tint dans ses doigts.

Elle sut commander à ses yeux d'être froids,

A son sein de se taire, et pourtant, comme folle.

Elle écoutait le son chéri de sa parole.

Elle le trouva triste et vieilli. Mais quels yeux

D'homme sachant la vie, ardents, mystérieux,

Lassés, et plus troublants pour cette femme aimante.

2l6 PETITS POÈMES.

Parce qu'elle y lisait qu'il la trouvait charmante' Car elle lui plaisait tellement qu'elle eut peur, Elle se défia de son malheureux cœur, Et quelques jours après ce bal, toute inquiète. Elle quitta Paris. Mais dans cette retraite Elle emportait, au fond de son coffret fermé, Comme un trésor, son gant étroit et parfumé. Ce gant touché par lui dans cette heure amollie Par la musique lente et sa mélancolie.

Elle a pris le dernier de ses gants: un gant noir Et qu'elle avait encore à sa main l'autre soir. Longtemps elle le presse en un chagrin farouche, Ce petit gant de deuil, sur sa tremblante bouche. Elle est libre. Son fils et son mari sont morts. Elle a souvent, malgré ses intimes remords. Souhaité de revoir un jour celui qu'elle aime, Car elle l'aime, avec une pudeur suprême, Maintenant qu'elle sait le nom du sentiment Qui fait bondir son cœur, resté pur, follement. Or, l'autre soir, c'était chez une vieille dame. Des rares qu'elle voit dans son deuil. Une femme Belle et jeune est entrée, et, près d'elle, celui Dont l'image hanta si longtemps son ennui. Il était marié depuis six mois; mais elle. Taciturne et sortant si peu, cette nouvelle N'avait jamais franchi le solitaire seuil De la maison déserte l'enferme son deuil.

LE RELIQ_UAIRE. il^

Ahl son cœur se révolte à la fin, et, jalouse,

Comme elle a détaillé des yeux la jeune épouse.

Et comme, en lui trouvant un délicieux air

De grâce et de gaité pudique, elle a souffert I

Mais non!... Elle rougit de cette jalousie,

Puisque du moins, auprès de la femme choisie,

Il a, Lui, le sourire ouvert des amoureux,

Si tendres qu'ils se font pardonner d'être heureux.

Donc elle s'est forcée à causer sans envie.

Elle a voulu savoir les choses de leur vie,

Et, comme s'il avait deviné tout cela,

Cet homme qu'elle aimait à mourir, quand il a,

Près de partir, touché sa main, sans rien lui dirCj

A laissé son regard démentir son sourire.

due regrettait-il donc tout bas, puisqu'il avait

Toujours vécu si loin de celle qui rêvait

A lui dans la clarté des soirs mélancoliques?

Elle n'ose y penser. Mais, parmi ses reliques,

Elle a placé ce gant de deuil du dernier soir.

Voici qu'elle le met à ses doigts, ce gant noir.

Puis elle l'ôte, avec une lenteur distraite.

La nuit tombe, mêlant à ce qu'elle regrette

Et qu'elle n'a pas eu, le charme attendrissant

D'un silence infini comme un bonheur absent.

Elle songe aux hasards douloureux de ce monde,

A sa vie, à celui que son àme profonde

A si secrètement et si longtemps aimé,

Et c'est en sanglotant tout haut qu'elle a fermé

I. aS

PETITS POÈMES.

Ce reliquaire étroit de sa joie oubliée,

Ce cofiret manquait son gant de mariée.

lA MARQUISE DE MOBÈDE.

VI

U4 V^C^%QUISE 'DE MO'HÈ'DE

Cn décembre. A Paris. Verte et froide, la Seine Sous les ponts lentement roule son eau malsaine. L'après-midi d'hiver a des langueurs de soir. Et l'intense brouillard aux ténèbres accrues Fait une mer jaunâtre les angles des rues Enfoncent comme un cap tempétueux et noir.

La puissante rumeur de la foule affairée

Jette un grand bruit de flots montant une marée,

Tumulte exaspéré des travaux violents 1

PETITS POÈMES.

Le brouillard s'épaissit. Chaque voiture allume Ses yeux rouges et verts qui sillonnent la brunie, le gaz a déjà piqué ses feux tremblants.

Comme son noble hôtel est l'oasis tranquille

Dont aux plus mauvais jours la clameur de la ville

N'a jamais violé les asiles fleuris,

La marquise Marie-Annette de Morède

Rêve en silence au fond da salon calme et tiède.

Et ne sait pas quelle heure a sonné sur Paris.

Sur cette chaise longue repose sa grâce.

Un coussin précieux soutient sa tête lasse

Que ses lourds cheveux blonds semblent appesantir.

De ses yeux bleus changeants, flotte un sortilège.

L'azur parfois est clair comme un ciel de Norvège,

Et sombre d'autres fois comme un brûlant saphir.

Et la paie batiste et la dentelle ancienne Enveloppent, ainsi qu'une ombre aérienne, Son corps royal et mince, indolemment couché; Et son pied sort des plis vaporeux de sa robe; Un pied frêle, nerveux, enfantin, que dérobe La mule de velours qui n'a jamais marché.

LA MARQ.UISE DE MORÈDI

Comme un mal de langueur l'a, depuis une année,

Dans ce petit salon tenue emprisonnée,

Et comme il est une âme aux choses, l'on dirait

Q.u'un peu de sa pensée erre éparse autour d'elle,

Et cette chambre aimée est le miroir fidèle

sa douleur retrouve et chérit son secret.

Quel silence! On croirait Paris à mille lieues! Sur les tapis. de Perse et les tentures bleues, Mais d'un bleu délicat, pâle et comme passé, Le jour qui meurt répand sa douteuse traînée, Et le feu de l'antique et haute cheminée Mêle son rouge éclat à ce jour effacé.

Pour vêtir les fauteuils de nuances soyeuses On emprunta leur soie aux étoles pieuses; Et des meubles chargés de coupes et d'émaux Reflètent vaguement leur figure indécise Dans les stagnantes eaux des glaces de Venise. Quel doux nid pour souffrir et jouir de ses maux !

L'air est calme, attiédi, mais pur: aucune plante N'y promène une odeur dangereuse et trcubL^utc Pour des nerfs délicats qu'un parfum briserait.

PETITS POEMES.

Mais la porte-fenêtre ouvre sur une serre, Et c'est pour la malade un plaisir salutaire Qjue d'égarer ses yeux dans sa verte forêt.

Cette serre est profonde, assoupie et vivante... Dans cet air jamais il ne pleut ni ne vente. L'eau glauque d'un bassin s'endort languissammeut, Et ce silence, flotte une plainte étouffée, Est tel qu'on le croirait enchanté par la fée Du palais rêvait la Belle au bois dormant.

Mais l'orgueil, le joj-au de cette chambre intime, C'est un Saint Sébastien de Mantegna, qu'anime Le grand esprit de Foi dont l'art fut coutumier En ces jours de ferveur sublime et recueillie; Toile que rapporta des guerres d'Italie Un ancêtre du temps du roi François premier.

Contre un pilier le saint agonise et se pâme. Ses yeux levés sont pleins de douleur et de flamme Et son corps hérissé de vingt flèches de fer. Les archers lentement cheminent vers la ville Donî le vieux mur blanchit sur l'horizon tranquille; Ua jrchange à cheval traverse le ciel clair.

LA MARQ^UISE DE MOREDE. 223

Mais ce soir la marquise Annette ne regarde Ni le tableau qu'attriste une lueur blafarde, Ni la serre endormie palpitent des fleurs. Sur la table de bois de rose à coté d'elle, Elle a, sans l'entr'ouvrir, mis son livre fidèle: Cette Imitation chère aux longues douleurs.

Elle fixe, du fond de cette chambre aimée. Son âme, avec ses yeux tout entière abîmée, Sur deux portraits, celui de sa mère et le sien. Deux beaux portraits, de ceux qui valent un poème: Riches, fiers, et parés de ce charme suprême, La royale pâleur d'un sang trop ancien.

Le portrait de la mère est bien simple: une tête Toute jeune, et, tressés comme pour quelque fête. En couronne soyeuse autour de son grand front. Ses cheveux presque blancs, teintés d'or. Tête d'Angel Hélas ! dans ses yeux clairs dont l'azur vit et change, Flotte un pressentiment des larmes qui viendront.

Elles vinrent, et vite. A l'.àge où, déjà mère,

Elle réalisait sa plus pure chimère.

Un mal mystérieux toucha son corps charmant.

PETITS POEMES.

QjLiel mal? L'inexplicable et subtile névrose, Dont l'étreinte consume, et qui la fit, sans cause Apparente, mourir de langueur, longuement.

Et ce mal dont la mère est morte, ô Destinée!

Consume après vingt ans la fille condamnée.

Ces deux portraits muets semblent, pour qui comprend.

Ainsi mis à côté l'un de l'autre, prédire

A ces mêmes beaux yeux, à ce même sourire,

A ce même air suave, un sort trop ressemblant.

due cette vision est douce, bien qu'amèrel

La marquise s'y plaît; du portrait de sa mère

Elle passe à celui qui fut un jour le sien,

Elle songe à sa vie, et la douceur touchante

Du soir éveille en elle un concert. Ainsi chante

Un piano sous les doigts ailés du musicien.

Son enfance un peu triste, et cependant heureuse. S'écoula dans un vieux château près de la Creuse, Qu'entourent des volcans éteints et de grands bois. Elle revoit ces bois, le parc, l'orangerie, L'eau si gaie et si bleue, et sa mère chérie Qui vivait sans marcher et parlait à mi-voix.

LA MARQ.U1SE DE MORÈDE. 32<^

Puis sa mère mourut, et dans une île anglaise, Vert oasis du Nord, ceint d'une âpre falaise. Son père l'emporta, pour que le vent amer, Soir et matin, passât sur cette enfant trop frêle, Et, souffle cordial, fît refleurir en elle La sauvage santé des filles de la mer.

Comme ses pieds étaient légers et prompts aux courses. En ces temps-là 1 Ses yeux purs comme l'eau des sources, Réfléchissaient l'azur du ciel clair et changeant; Elle peignait, courait à cheval sous les branches, Chantait, dansait, ramait, toujours en robes blanches, Voiles d'ondine ourlés d'une écume d'argent.

Elle grandit. Un jour vint qu'elle fut aimée Et qu'elle aima. Voici qu'elle écoute, pâmée, Des cloches de l'hymen l'appel mystérieux. Elle revoit l'encens qui flottait dans l'église, Ses voiles parfumés, et la gaité permise. Et les yeux de l'époux ne quittaient pas ses yeuï

Oh! cette joie unique et si forte, qu'il semble Qu'elle n'est pas donnée ici-bas: vivre ensemble 1 S'aimer, s'appartenir sous la beauté du ciel,

>• 29

PETITS POEMES.

Oublier tout, le monde, et le temps, et l'espace, Ne pas sentir le vent de mort qui souffle et passe, Et croire que ce feu du cœur est étemell

Un an s'enfuit, et deux, et, mère heureuse et fière A son tour, c'est alors, dans la pleine lumière De son bonheur si pur qu'il en était pieux, due le mal dont sa mère était morte, au même âge, S'en vint, inexorable et terrible héritage, Pâlir son front sans ride et creuser ses grands yeux.

En vain, pour dissiper cette langueur profonde, A-t-elle promené sous tous les ciels du monde Le germe inattaquable éclos dans son beau corps. Elle a vu l'Italie, et Florence, et Venise, Et Naples qu'un azur éclatant divinise, Et Rome, la cité des antiques trésors.

Elle a vu l'Archipel et les plages fleuries se développaient les blanches théories Sous l'ardente pâleur du ciel oriental. Ses pieds fins ont erré sur les sables d'Asie; Mais ce soleil nouveau, mais cette poésie, N'ont pas exorcisé l'hôte obscur et fetal.

LA MARQ_UISE DE MORÈDE.

Maintenant tout est dit, et, revenue en France, Elle passe des jours entiers sans connaissance. Toute raide, la bouche et les yeux grands ouverts. Hélas! lorsqu'elle sort de ces crises tragiques, C'est pour s'exaspérer par de folles musiques, Ou respirer des fleurs qui lui font mal aux nerfs.

Or, ce soir, elle pense, et toute illuminée Par le rayonnement de cette destinée, Se rappelant sa mère et se sentant souffrir, Elle a peur, elle tremble et voudrait crier grâce. Elle sent trop peser sur elle et sur sa race Une fatalité qui la fera mourir.

Mais tandis qu'elle songe ainsi, dans l'ombre assise,

Une rumeur s'élève, indistincte, indécise.

Dans la cour de l'hôtel s'arrête le coupé.

Des portes bruyamment s'ouvrent. Un rire éclate.

Et sa fille, une enfant nerveuse et délicate.

Accourt en bondissant près du grand canapé.

Elle se jette aux bras de sa mère malade.

Elle a neuf ans; l'air vif, la longue promenade,

Ont fouetté tout son sang et coloré son teint-

PETITS POÈMES

Qu'elle est fraîche! on dirait d'une rose mouille Elle est blonde, et des pieds à la tête habillée Tout en bleu : de velours, de soie et de satin.

Elle court à sa mère, et déjà, dans son geste,-

Dans ses grands yeux d'un bleu trop profond, trop céleste,

Dans son rire mignon et dans ses mots câlins.

Je ne sais quoi séduit qui n'est pas de son âge,

Et la mère tressaille, et sur son blanc visage

Passe un frisson d'effroi qui fait trembler ses mains.

Elle la voit jouer, l'écoute, la contemple.

Elle a dans sa mémoire un douloureux exemple,

Et cherche en son angoisse à prévoir l'avenir.

Elle voit ce col frêle et ces attaches fines.

Ces pieds nerveux cambrés dans leurs minces bottines,

Tous ces signes d'un sang si beau qu'il va finir.

Ah ! comme elle voudrait se tromper elle-même,

Ne pas désespérer de cet enfant qu'elle aime!

Les deux portraits sont là, cruels comme le sort :

C'est bien le même azur des beaux yeux des deux femmes,

Le même azur vivant. Ce sont les mêmes âmes.

Marquise, ce sera la même triste mort.

LA MARQ_UISE DE MORHDE

La marquise se jette en arrière, affolée. La cloche des douleurs sonne à pleine volée Sur cette âme qui meurt de trois morts à la fois. La malheureuse souffre une triple torture, Tout à la fois passée, et présente, et future. Elle s'est révoltée et refuse sa croix.

Elle, la catholique et la sainte, elle doute. L'Ange mauvais lui parle à l'oreille. Elle écoute. S'il est un Dieu, pourquoi frappe-t-il son enfant? Q.uel mal ont-elles fait, sa fille, elle, sa mère, Elles qui n'ont jamais dédaigné la misère Et que n'endurcit pas leur luxe triomphant?

Et pâle, dans l'effroi de sa pensée obscure, Elle entrevoit le bras de la grande nature, dui leur fait, justicier simple et mystérieux, Héritières du sang des races patriciennes. Expier longuement les splendeurs anciennes Et la beauté des jours qu'ont vécus leurs aïeux.

TABLE

tAU 'BO'H'D 'DE Loi SiCE%

Page

Prélude S

En passant 7

Aurore sur la Mer 8

Sur la Falaise 9

Terrasse lo

Ponrait ii

Au Bal 12

Un peu de musique 13

La Fuite des Heures ij

Les Roses fanées 16

La Chapelle 18

233 TABLE.

Pages

Remords dans l'Avenir 24

La petite Couleuvre bleue 28

Tears, idle tears 32

Après une lecture de Sully Prudhomme 34

Pensées d'Automne 37

Le dernier Bonheur 40

A Ml-Voix 42

Prasterita 43

Autre Souvenir 45

Conte d'hier 46

Nocturne 48

Aurore parisienne 51

Heures de regret 54

Épilogue 59

L^ VIE lUXlQUIÉTE

A la Mémoire d'Adrien Juvigny 65

Michel-Ange yo

L'Art . Sincérité

Ambition ^4

Byronisme -jf

Aurore sur Paris 7g

L'espace 70

A Léon Cladel 81

L'Amitié S3

Naufrage 8^

23Î

Pages

Obsession 8;

La Mort d'un Enfant 87

Femme malade 89

Douleur précoce 90

Très vieux vers 9'

Défaillance 93

A une Femme 9;

A la Même 96

A la Même 98

Remords dans l'Innocence 100

Pardon 103

Les Bouquets des Pauvres 104

Soir d'Été 107

Le Sommeil sincère 109

L'Adieu ••• 112

Analyse 114

La Pensée 116

Atavisme 117

Nostalgie 118

Fantaisie du Nord 119

Souvenirs du Levant. L Dcpart.. 122

IL Rom, la Rose. , , . 125 _ III. Lettre 127

' _ IV. Kmconire 128

V. A Esmeralda. ... i;o

_ VI. Uned'EUes .... 132

VII. Chanson grecque. . . 134

VIII. Sérénade italienne . . 135

IX. Nuit de Grèce . . . 13e

X. Nostalgie 137

1. 30

Pages

A Maurice Bouchor 139

A l'Anne d'un Ami 14 3

Consolation 145

Le Rire triste 147

Carpe diem 150

Nostalgie de la Croix 152

Confidence IS3

Les Dieux 154

Intimité 155

Vers écrits à Florence 158

A Leconte de Lisle 162

-PETITS TOÈaCES

\. Jeanne de Courtisols 175

IL George Ancelys 183

I I I. Fragment d'une idylle 193

I V . Les deux Nonnes 199

V . Le Reliquaire 212

VI. La Marquise de Morède 219

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Paris. Impr. A.Lemerre, 6, rue des Bergers.

4. 6054,

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Bourget, Paul Charles Joseph -^199 Poésies

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