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LOUIS KOl'ILHET

POÉSIES

FESTONS ET ASTRAGALES

PARIS

LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A. BOURDILLIAT ET Cic, ÉDITEURS

La traduction et la reproduction sont réservées

1859

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XI

CANDAULE

J'ai la dans quelque auteur qu'un prince de Lydie, Candaule, cet époux de sa femme orgueilleux, Comme elle était, un soir, par le somme engourdie, Fit demander Gygès, son favori joyeux :

Levant le dernier voile, avec sa main hardie, Il découvrit un corps fait pour le lit des dieux, Et des genoux d'ivoire à la gorge arrondie L'étranger promena son œil luxurieux !

'2 FESTONS ET ASTRAGALES

Nous qu'en ses légions la poésie enrôle,

Nous sommes tous pareils au Lydien Candaule;

La muse nous livra ses trésors inconnus,

Dans des baisers divins nous avons bu l'ivresse, Mais nous voulons encor, pour prix de sa tendresse, Aux Gygès curieux étaler ses flancs nus !

A MON AMI A. PI G N'Y

CLAIR DE LUNE

Soulevant le rideau des ombres, La pâle lune, lentement, Des fleuves noirs aux forêts sombres Étale son rayonnement,

Et sur le vert tapis des mousses la nuit épand sa fraîcheur, On sent planer deux choses douces. La solitude et la blancheur,

FESTONS ET ASTRAGALES

Jour timide, aube solitaire Qui nous console du soleil; Baiser pur effleurant la terre Sans interrompre son sommeil !

Plus d'oiseaux, la biche est couchée,

Le fiot, à peine, ose frémir ; On dirait une sœur penchée Qui regarde sa sœur dormir !

Et si la brise familière Écarte les rameaux discrets, On voit des gouttes de lumière Trembler aux feuilles des forêts.

Tandis qu'ouvrant, au bord des grèves, Son noir calice dort l'amour, S'épanouit la fleur des rêves, Qui se fane quand vient le jour !

clair de LUNE

11

Et pourtant, ô lueur, ô caresse, ô mystère, Sourire étincelant que reflètent les eaux, Silences argentés de la nuit solitaire Qui flottez comme un voile aux pointes des roseaux,

Grâce des monts, douceur des horizons énormes, Blanc duvet de colomba, au dos des mers jeté, O splendeurs!... vous tombez des régions difformes D'où le regard de Dieu s'écarte épouvanté !

G FESTONS ET ASTRAGALES

C'est un monde effrayant plein de visions mornes, Qu'un cratère éternel a fait rugueux et noir. Là, des déserts sans fin suivent des mers sans bornes, Comme la lassitude., après le désespoir ! . . .

Aucun pas n'a marqué ces plaines désolées,

Ou, si l'être s'obstine et s'y veut hasarder,

C'est quelque peuple affreux grouillant dans les vallées

Qui nous ferait mourir, rien qu'à nous regarder !

Comme un lépreux qui râle, étendu sur sa claie, La nature enchaînée à ce sombre univers Au pied des monts géants, pleure, et, par chaque plaie, Va roulant sa sanie au noir égout des mers !

Et peut-être, ô terreur, quand du haut de la nue, La nuit verse sur nous le silence et la paix, La planète que ronge une angoisse inconnue Pousse un long cri de mort qu'on n'entendra jamais !

CLAIR DE LUNE

III

Le poëte, en ses mains hardies, Prend son grand luth, et de ses doigts Tombent des larges mélodies Sur les sept cordes à la fois !

C'est une musique superbe résonne tout l'univers, Depuis la chanson du brin d'herbe, Jusqu'au dithyrambe des mers.

FESTONS ET ASTRAGALES

La nature écoute, saisie...

Et, comme un ruisseau de cristal,

Descend la douce poésie

Des sommets bleus de l'idéal,

Tandis qu'en bas de joyeux groupes Étendu? sur la berge en fleurs, Boivent, en y plongeant leurs coupes, L'oubli du monde et des douleurs !

Seule, au balcon que l'oiseau frise, La vierge, sous ses rideaux blancs, Croit entendre, au loin, dans la brise, La sérénade des galants,

Et rêve, avec de molles poses, A celai qui, chantant pour eux, Donne plus de parfums aux roses Et plus d'amour aux amoureux !

CLAIR DE LUNE

IV

Et pourtant, ô tendresse, ô délire, ô cantiques, Hymnes qui du grand ciel savez faire le tour, Poëmes qui chantez avec des voix antiques L'éternelle jeunesse et l'éternel amour,

Ballades, secouant le tambourin des rimes, Strophes, mètres dansants, sonnets d'espoir chargés, O transports !... Vous tombez, malgré vos cris sublimes, Des cœurs les plus perdus et les plus ravagés !

JO FESTONS ET ASTRAGALES

hurlent des désirs qui n'auront pas leur proie, Là, saignent des douleurs qui se cachent au jour, Là, sur toute croyance, incessamment tournoie Le doute, oiseau des nuits, maigre comme un vautour !

Partout, le ciel de plomb, partout, le sable aride, Pas une source fraîche, aux haltes du chemin, Si Ton y voit germer quelque oasis timide, Le simoun, en passant, l'emportera demain!

Nul pas n'a mesuré ces vastes solitudes Dont un sphinx éternel garde le seuil poudreux, Tandis qu'au fond, dressant leurs mornes attitudes, Les souvenirs muets se regardent entre eux !

Et cet écho charmant d'où tant de joie émane, Qu'il fait rêver du ciel les peuples attroupés, C'est ton grelot qui tinte, ô sombre caravane, Des désirs haletants et des espoirs trompés!...

A AGEXOU CUAD\

LA TERRE ET LES ÉTOILES

Roulant dans la nuit solitaire, Les astres dirent à la terre : « vas-tu, monde audacieux ? Comme un point perdu dans l'espace. Ton orbe étroit tremble et s'efface, Mais toujours on connaît ta place, Au bruit que tu fais dans les cieux!

» 0 terre dont le flanc tressaille Quel enfantement te travaille ?

\'2 FESTONS ET ASTRAGALES

Quel volcan soulève tes mers? A l'heure des brises glacées, Pourquoi ces plaintes insensées Qui, dans l'ombre des nuits, poussées, Réveillent le grand univers?...

» Dans ta rumeur et ta fumée, Comme dans un cercle enfermée, Ta roules ton noir tourbillon. Et Ton dirait une carène Que sur la mugissante arène Le vent des mers toujours entraîne. Sans boussole et sans pavillon !

» N'as-tu plus tes blondes campagnes,

Tes bois penchés sur tes montagnes,

Tes océans mélodieux?

Et tes fleurs et tes ruches pleines,

Et tes si charmantes haleines

Que pour s'égarer dans tes plaines,

Les anges s'exilaient des cieux?

LA TERRE ET LES ETOILES

» Cesse tes cris, monde en démence ! Laisse en paix, sur ton dos immense, Flotter au vent tes cheveux d'or! Doux était ton chant solitaire... Tu souriais avec mystère... Souris encore, ô belle terre ! 0 belle terre, chante encor!... »

Et la terre dit aux étoiles :

« Tournez, mes sœurs, planez sans voiles !

Jetez aux deux votre lueur !

Moi, je suis l'ardente ouvrière

Qui, dans l'ombre ou dans la lumière,

Marche, les pieds noirs de poussière,

Et le front baigné de sueur ! . . .

» Plus de soirs joyeux, plus d'aurore! Comme un fruit que le ver dévore. Mon flanc porte un hôte inconnu ; L'homme, en ses courses incertaines, A broyé l'herbe de mes plaines,

U FESTONS El ASTRAGALES

Et pour tirer l'or de mes veines, Dans mon sein plongé son bras nu!

» Avec sa rame, avec sa sonde, Il a heurté la mer profonde, Et déchiré son manteau bleu! Sans souci du ciel qui se venge, En trône il a pétri sa fange, Et j'dcru, dans sa force étrange, Qu'il allait créer comme Dieu !

» Mes monts chancellent, mon sol ploie, La foudre sur mon front flamboie, Chaque jour hâte mon déclin, Ma couronne a ses fleurs fanées, Et j'ai vu les mers déchaînées Dans mes campagnes étonnées, Déborder comme un vase plein !

» Pourtant dans ma douleur amère, J'aime l'homme, ainsi qu'une mère

LA TERRE ET LES ÉTOILES 15

L'enfant qui la frappe et la mord. Chantez, mes sœurs! Comme en un rêve Moi je vais au vent qui s'élève, Il faut que ma route s'achève Jusqu'à l'écueil ou jusqu'au port ! . . . »

A ALFRED GDERARD

LES ROIS DU MONDE

Et le cèdre, debout sur le mont solitaire, Disait : Béni soit Dieu, qui du sein de la terre Fait monter comme un flot la sève dans mes flancs; Béni soit le Seigneur qui, pour moi seul au monde, Garde dans ses trésors et la fraîcheur féconde, Et les ravons étincelants !

LES ROIS DU MONDE \1

Je suis le fils aîné de la nature immense !

Les germes des humains dormaient dans le silence,

Que déjà j'étendais mes bras audacieux;

Les forêts d'aucun cri ne tressaillaient encore,

Et la brise, agitant mon feuillage sonore,

Fut le seul bruit, un jour, qui monta jusqu'aux deux !

Dès que l'homme créé sortit de la poussière,

Devant ma majesté puissante et séculaire

Il inclina la tête, apprit à me bénir,

Et cachant tous ses dieux sous mon écorce dure,

Il fit de mes rameaux, durant la nuit obscure,

Tomber les voix de l'avenir î

Sous mes pieds immortels, les familles humaines.

Ont vécu leur saison, comme l'herbe des plaines !

Du temps qui détruit tout, seul j'ai bravé l'affront; Et quand l'orage passe, en ébranlant les villes,

Les siècles, plus nombreux que mes feuilles mobile?

Tremblent confusément, suspendus à mon front !

18 FESTONS ET ASTRAGALES

Gloire à Dieu! gloire à Dieu !... je suis le roi du monde !

La vie, a mon flanc noir, glisse lente et profonde; Dans le granit des monts j'enfonce mes cent pies ! Le nuage, en passant, se déchire à ma cime, Et je reste, ici-bas, comme un pilier sublime Sur qui les cieux sont appuyés !

LES ROIS DU MONDE 10

II

Et l'homme, sur son front posant le diadème, Disait : Béni soit Dieu dont la bonté suprême

Mit tant de force en moi ! Mon génie à toute heure allonge mes domaines ; Sur tous les océans et par toutes les plaines,

Je suis, je suis le roi !

Les saisons, dépouillant les campagnes vermeilles, Pour ma soif et ma faim répandent leurs corbeilles

50 FESTONS ET ASTRAGALES

Sous mes plafonds sculptés! Pour moi fermenter or aux veines de la mine, Pour moi le flot salé polit la perle fine

Dans les immensités !

A chacun des désirs dont mon âme tressaille, Esclave obéissant tout un monde travaille

Et ne s'arrête pas! Et comme des lions qu'a muselés le maître, Les éléments soumis,, en me voyant paraître,

Bondissent sur mes pas !

Les fleuves murmurants font tourner mes machines, Le feu grince et se tord dans mes noires usines,

L'air se plie à ma loi ! Et quand je veux, un jour, visiter mon empire, Je dis aux vastes mers : « Soulevez mon navire ! »

Aux vents : « Emportez-moi î »

Gloire à Dieu ! gloire à Dieu ! ma volonté féconde Est un moule puissant p jette le monde

LES ROIS DU MONDE 21

Pour qu'il garde mon pli ! Et quand je passe, calme et portant mon idée, La montagne se range, et la mer débondée

Se refoule en son lit !

FESTONS ET ASTRAGALES

III

Le cèdre au front superbe est couché dans la plaine. L'homme s'est endormi dans son tombeau glacé. Sur leurs débris sans forme, le ver se promène, Un bruit mystérieux lentement a passé :

« A nous, à nous! les temps et l'avenir sans bornes ! A nous, fils de la mort et frères du destin ! Nous peuplons du néant les solitudes mornes, Et Dieu, de l'univers, nous fait un grand festin!

LES ROIS DU MONDE 23

La mort, la mort nous aime : au sein de la nuit sombre Elle ouvre les cercueils avec sa froide main; Elle nous dit : « Mes fils, que faites-vous dans l'ombre ? La tombe est-elle vide, et n'avez-vous pas faim?

Je vous apporterai de belles jeunes filles,

Pâles comme des lis, et des enfants tout blonds !

Car c'est pour vous, ô vers, que croissent les familles, Ainsi que des troupeaux parqués dans les vallons ! »

Et puis, la mort nous quitte et s'en va par la terre; Elle franchit les monts et passe les grands flots, Traînant, comme un butin, le cèdre centenaire, Ou prenant le navire avec les matelots î

Gloire, gloire au Seigneur î il fit du ciel immense Un dais d'azur et d'or à notre royauté î le monde finit, notre empire commence, Solitaire et profond comme l'éternité !

24 FESTONS ET ASTRAGALES

Toujours retentira la chute monotone Des siècles, l'un sur l'autre, en la nuit emportés ! Et tomberont, sans cesse, au souffle de l'automne, La feuille des forêts, et l'homme des cités !

Jusqu'à ces jours lointains de pâle solitude

Où, sur la terre morte étalant notre orgueil, Nous rongerons le monde en sa décrépitude, Comme un cadavre froid qui n*a pas de cercueil !

A UNE PETITE FILLE

LEVÉE AU BORD DE LA MER

Pourquoi pleurer, ma petite, Lorsque le jour est fini ? Fais silence ! et dors bien vite, Comme un oiseau dans son nid !

Au bruit des vents de décembre, Songe, songe, entre tes draps, Comme il fait bon dans ta chambre, Et comme on a froid là-bas !

^26 FESTONS ET ASTRAGALES

Loin des flots et du rivage, Dans mon pays, quelquefois, Un enfant qui n'est pas sage Est pris par le loup des bois ;

Mais ici ! . . . quelle voix gronde Et se roule, dans la nuit?... C'est la mer, la mer profonde! Jeanne, ne fais point de bruit I

Dès que Dieu, sous le ciel sombre, Rallume ses astres d'or, Les flots écoutent, clans l'ombre, Si le petit enfant dort;

Ton cri qu'on pourrait entendre Au fond de 1* abîme amer Ferait venir pour te prendre, Les grands poissons de la mer !

A UNE PETITE FILLE 27

Ils ont des écailles bleues, Des yeux ronds, ouverts toujours, Et, du revers de leurs queues, Font couler les vaisseaux lourds.

lis viendraient, a a clair de lune, Se traînant sur le galet, Frotter leur narine brune A la barre du volet ! . . .

Puis, malgré ta voix timide, Par la chambre se roulant, Quelque bête au dos humide T'emporterait en soufflant !

seraient ta couche blanche , Ton oreiller de satin, Et ta mère qui se penche Pour t' éveiller le matin?...

58 FESTONS ET ASTRAGALES

Tu n'aurais, pauvre Jeannette ' Ainsi le veut le bon Dieu ] , Que le sable pour couchette, Et les flots pour rideau bleu !

Pourquoi pleurer, ma petite, Lorsque le jour est fini?... Fais silence !... et dors bien vite, Comme un oiseau dans son nid !..

INTERIEUR

La mère de famille a quitté la maison, Elle dort maintenant sous la colline verte. Le père s'est assis dans la salle déserte, Tandis qu'à l'àtre éteint fume un maigre tison;

Le père s'est assis, les coudes sur la table, Et pressant dans ses mains son front chargé d'ennui Ses trois fils aux bras forts, rangés autour de lui, Ne sauraient soulever le fardeau qui l'accable.

30 FESTONS ET ASTRAGALES

Mais la petite fille a neuf ans, pour le moins ! La petite descend, va, vient, court, se trémousse, Elle commande aux gens et grossit sa voix douce, Ménagère à l'œil bleu, qui jouait dans les foins!

PUBERTÉ

0 vierge ! ta beauté semble un champ de blé mûr Dont le vent fait rouler les vagues inquiètes ! Parmi les brins serrés, passant leurs folles tètes, Brillent le pavot rouge et le bluet d'azur;

Au zénith éclatant pas un nuage obscur; L'aube seule aux épis suspend ses gouttelettes; Mille désirs charmants, comme des alouettes, Volent par les sillons et poussent leur cri pur !

3V2 FESTONS ET ASTRAGALES

Vierge ! voici le temps qu'on va lier les gerbes; Bientôt retentiront les chansons dans les herbes, Et les rondes, le soir, sous les cieux étoiles,

Car, sur ses larges reins attachant sa ceinture, Demain, le moissonneur à la brune figure Va promener sa faux par l'épaisseur des blés !

NEERA

Corydon le pasteur, assis au bord de l'onde

Un soir chantait cet hymne à Néère aux longs yeux

c Tout aime, ô Néera, tout aime dans le monde, Et l'homme a su l'amour par l'exemple des dieux ! L'atelier des sculpteurs est plein de cette histoire ; Les marbres ont manqué pour l'étaler au jour. Cachant son front divin sous des cornes d'ivoire, Jupiter, près d'Europe, a mugi son amour !

34 FESTONS ET ASTRAGALES

Au fond des antres frais croit l'algue salée, Parmi les galets blancs et les rouges coraux, Thétis abandonna, dans les bras de Pelée, Sa gorge humide encor de 1* écume des eaux ! Tout aime, ô Néera, jusqu'à Phébé la blonde, Phébé, qui hait l'hymen, et qu'on croit vierge encor; J'ai vu, sur les buissons que sa lumière inonde, Pendre son blanc cothurne avec son carquois d'or ! Ses pieds nus, en silence, efileuraient la bruyère, Sans réveiller la biche ou le faisan vermeil, Car elle allait trouver, près de la source claire, Le jeune Endymion, qu'a surpris le sommeil ! Latmus ! tes noirs sommets que le cèdre domine, Tes rochers ont frémi quand, belle de pudeur, La déesse des nuits dont la tète s'incline, Argenta d'un baiser les lèvres du pasteur ! Vierge ! il est temps d'aimer quand on est jeune et belle; Ne sens-tu rien bondir dans ta poitrine en feu ?... Berger, dit Néera, mon cœur n'est pas rebelle, Et j'attends, pour faillir, qu'il me descende un Dieu ! »

PRINTEMPS

Lève-toi ! lève-toi ! le printemps vient de naître î Là-bas, sur les vallons, flotte un réseau vermeil ! Tout frissonne au jardin, tout chante, et ta fenêtre, Comme un regard joyeux, est pleine de soleil !

Les larges espaliers, couverts de boutons roses, De leur haleine douce embaument le ciel pur. Seule, la vigne est nue, et, près des fleurs écloses, Comme un serpent transi rampe au long du vieux mur !

3lî PESTONS ET ASTRAGALES

Du côté des lilas aux touffes violettes,

Mouches et papillons omissent à la fois;

Et le muguet sauvage, ébranlant ses clochettes,

A réveille l'amour endormi dans les bois !

Puisque avril a semé ses marguerites blanches, Laisse ta mante lourde et ton manchon frileux; Déjà L'oiseau t'appelle, e irs les pervenches

Te souriront dans l'herbe en voyant tes yeux bleus !

Viens, partons ! au matin, la source est plus limpide ; N'attendons pas du jour les brûlantes chaleurs; Je veux mouiller mes pieds dans la rosée humide, Et te parler d'amour sous les poiriers en fleurs !

CHANSON D'AMOUR

Allez au pays de Chine, Et sur ma table apportez Le papier de paille fine Plein de reflets argentés !

Pour encre et pour écritoirc, Allez prendre a l'Alhambra Le sang d'une mure noire Et l'écorce d'un cédrat 1

CHANSON L> AMOUR

Au fond des vertes savanes L'oiseau pousse son cri, Ramassez dans les lianes La plume d'un colibri!

Puis, pour sécher récriture, Par les prés et les sillons, Recueillez la poudre pure Qui tombe des papillons !

Alors, de ma main fidèle, Peut-être oserai-je, un jour,

Tracer le doux nom de celle Qui me fait languir d'amour!

FLUX ET REFLUX

Toujours, dans son grand lit d'algues et de corail. L'océan, sous les deux, fait osciller ses ondes, Tantôt poussant au bord les vagues en travail, Tantôt les refoulant dans ses cryptes profondes !

La lune sourit d'aise à son balcon nacré, Elle guide, d'en haut, ces ardeurs inquiètes, Et caressant le monstre au poitrail azuré, Lui jette, pour licou, son écharpe à paillettes !

40 FESTONS ET ASTRAGALES

0 lune, la beauté qui connaît ma douleur, Comme toi, sur les flots, se penche sur ma vie : Elle est douce et terrible, et, selon son envie, Tait descendre ou monter les vagues de mon cœur !

LA LOME

Marcia, la vieille louve, Au fond de son antre couve Plus d'une jeune beauté, Et, quand la rue est obscure, Répand au loin, dans Suburre, Son fol essaim qui murmure Par les chaudes nuits d'été!

FESTONS ET ASTRAGALES

Elle a la belle Grecque, enivrante sirène, La fille de Lesbos aux soupirs cadencés, Qui suspend ses doigts blancs a sa lyre d'ébène, Et danse aux carrefours la danse ionienne, Avec un bandeau d'or sur ses cheveux tressés!

Elle a l'ardente Latine, Oui sous une mitre incline Son front bruni du soleil, Nymphe au sourire magique, Glissant sous le blanc portique, Avec sa fauve tunique Et son brodequin vermeil !

Elle a pour nos plaisirs, la Gauloise superbe, Le front ceint de gui pâle, aux feuillages amers ; Son pied nerveux bondit sans faire plier l'herbe ! Ses longs cheveux épars semblent l'or d'une gerbe. Et son regard farouche est bleu comme les mers !

LA LOUVE 43

Elle a ses négresses folles Qui, sur leurs noires épaules, Enlacent des serpents verts. Elle a l'Arabe indolente Qui, la nuit, dort sous latente, Et le jour boit, haletante, A la source des déserts !

Mais la plus belle, amis, c'est la blanche chrétienne, Qui pleure et ne veut pas, et rougit tour à tour, Et qui de son Dieu mort pressant l'image vaine, Demande à deux genoux les tigres de l'arène, Quand on la jette nue aux baisers de l'amour!

A G. FLAUBERT

KUCHIUK-HANEM

SOU Y E X I R

Le Nil est large et plat comme un miroir d'acier, Les crocodiles gris plongent au bord des îles, Et, dans le bleu du ciel, parfois un grand palmier Étale en parasol ses feuilles immobiles !

Les gypaètes blancs se bercent dans les airs, Le sable, au plein midi, fume dans les espaces. Et les buffles trapus, au pied des buissons verts, Dorment, fronçant leur peau sous les mouches voraces

4b FESTONS ET ASTRAGALES

C'est l'heure du soleil et du calme étouffant. Les champs n'ont pas un cri, les deux pas une brise; Dans ta maison d'Esneh, que fais-tu maintenant, Brune Kuchiuk-Hanem, auprès du fleuve assise?

Le mouton qui te suit, de henné tacheté, Sur la natte en jouant agace ton chien leste; Et ta servante noire, accroupie à côté, Croise ses bras luisants tatoués par la peste !

Le joueur de rebec dort sur son instrument... Dans ton lit de palmier, maintenant tu reposes ! Ou sur ton escalier tu te tiens gravement, Avec ton tarbouch large et tes pantalons roses !

L*érneraude, à ton front, allume un rayon vert, Ta gorge s'arrondit sous une gaze fine, Et tes cheveux, poudrés par le vent du désert, Ont une odeur de miel et de térébenthine !

KUCHIUK-HANE.M

iMais une ombre obscurcit ton regard éclatant. Tu te sens, clans ton cœur, triste comme une veuve, Et tu penches la tète, écoutant... écoutant Passer le bruit lointain des canges sur le fleuve !

LA VIERGE DE SUN AH

On dit qu'au vieux David, pâle et transi par l'âge, Tandis qu'autour de lui fumaient les trépieds d'or, Et que des grands lions la dépouille sauvage S'enroulait à son sein, sans l'échauffer encor,

Pour réveiller le maître, en sa couche glacée, Un serviteur fidèle, un soir, vint amenant Superbe et demi-nue, et la tète baissée, La brune Àbizaïg, la vierge de Sunam ;

50 FESTONS ET ASTRAGALES

Sur sa gorge ondoyante et dans sa chevelure On répandit les flots de la myrrhe et du nard, Comme la jeune épouse, elle ôta sa ceinture Et se glissa, timide, aux cotés du vieillard;

Des filles d'Orient aux formes enivrantes C'était la plus ardente et la plus belle à voir, Avec ses longs cheveux qu'en vagues odorantes Sur le grand moribond, elle laissa pleuvoir !

Les tympanons d'airain frissonnaient autour d'elle, Tandis que, suspendue aux lèvres du vieux roi, La vierge souriait, comme la fleur fidèle Dont les bras embaumés pressent un tombeau froid !

Et versant à l'entour, les parfums de la nue, La nuit, la nuit a vu, de ses prunelles d'or, Ce qu'il faut de baisers et d'ardeur inconnue Pour rallumer une àme et réchauffer un mort !

LA VIERGE DE Sl'.NAM 51

Vierge, je ne suis pas le vieux roi centenaire î

Le temps n'a point encor fait blanchir mes cheveux,

A peine quelques jours, j'ai paru sur la terre,

Et je vois mon berceau, quand je tourne les yeux !

Pourtant, comme un vieillard, j'ai l'àme froide et nue, Voilà que tout mon cœur est éteint maintenant, Et je m'en vais mourir, car tu n'es pas venue, 0 brune Abizaïg, ô vierge de Sunam !

1848

Quand vous m'avez quitté, boudeuse et mutinée Secouant mes baisers, comme un arbre ses fleurs, Je restai seul, debout, près de la cheminée, Me forçant au sourire, et me sentant des pleurs;

C'était le premier doute et le premier nuage Dans ce beau ciel d'amour qu'un souffle peut ternir, Et me croyant bien fort, et me posant en sage, J' avais raillé vos saints que j'aurais bénir ;

5-i FESTONS ET ASTRAGALES

A vos preuves de Dieu, mon oreille était sourde, Je heurtais votre foi d'un sarcasme moqueur. . . L'homme est lâche et brutal, l'homme a la main trop lourde Pour toucher a votre aile, ô croyances du cœur î

Pardon, j'en suis puni plus qu'on ne saurait dire î J'ai vu jaillir l'éclair de vos grands yeux si doux; Pour garder ma raison, j'ai perdu maint sourire, Ali ! montrez-moi l'autel, que j'y tombe à genoux !

Votre loi ? j'y consens ! Votre Dieu ? je l'adore ! A vos saints préférés j'offre mes encensoirs, .Même on vous passera, pour deux baisers encore, Vos dominicains blancs et vos jésuites noirs !

Dans votre amour profond, je vais creuser ma grotte, Et, loin des bruits du monde, entre vos bras de lait, L'ermite, chaque jour, de sa lèvre dévote, Sur l'émail de vos dents dira son chapelet !

FESTONS ET ASTRAGALES 55

J'irais, prêtre docile à toute fantaisie, Avec le gui du chêne ou la tiare d'or, Du Tèutatès de Gaule au Bhagavat d'Asie, Des cabires persans aux dieux glacés du nord !

Que s'il vous fait plaisir d'être mahométane,

Allah !... de Mahomet j'espère les sept deux !

Si vous aimez Brahma, je serai le brahmane !

Mon culte est ta croyance, et mes dieux sont tes dieux !

L'HALLALI

Toutes les passions, comme une meute infâme, Ensemble, sur mon cœur, ont bondi par milliers : Molosses haletants, dogues à l'œil de flamme, Tout hurle et tout aboie à travers les halliers ;

J'ai franchi les ravins, et, comme un cerf qui brame, J'ai rougi de mon sang la ronce des sentiers. L'hallali furieux sonne au fond de mon âme ! J'entends le bruit des cors et le pas des coursiers !

58 FESTONS ET ASTRAGALES

Déjà les chiens maigris font cercle à la curée; Tous, les jarrets tremblants et la langue tirée, De ma chair qui palpite attendent un lambeau...

Il est temps ! il est temps ! Toi qui suivis la chasse, Viens! de ta blanche main je veux le coup de grâce! 0 femme au doux sourire, apprête ton couteau !

A UNE FEMME

Quoi ! tu raillais vraiment, quand tu disais: Je t'aime î Quoi! tu mentais aussi, pauvre fille!... À quoi "bon? Tu ne me trompais pas, tu te trompais toi-même, Pouvant avoir l'amour, tu n'as que le pardon !

Garde le, large et franc, comme fut ma tendresse ! Que par aucun regret ton cœur ne soit mordu : Ce que j'aimais, en toi, c'était ma propre ivresse; Ce que j'aimais,. en toij je ne l'ai pas perdu !

GO FESTONS ET ASTRAGALES

Ta lampe n'a brûlé qu'en empruntant ma flamme î Comme le grand convive aux noces de Cana, Je changeais en vin pur les fadeurs de ton âme, Et ce fut un festin dont olus d'un s'étonna !

Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares, Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, Et, comme un air qui sonne, au bois creux des guitares, J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

S'il fut sublime et doux, ce n'est point ton affaire ! Je peux le dire au monde et ne te pas nommer; Pour tirer du néant sa splendeur éphémère, Il m'a suffi de croire ! il m'a suffi d'aimer !

Et maintenant, adieu î suis ton chemin, je passe ! Poudre d'un blanc discret les rougeurs de ton front Le banquet est fini, quand j'ai vidé ma tasse, S'il reste encor du vin, les laquais le boiront î

J'aimai. Qui n'aima pas ? La vie est un voyage, J'eus vingt ans comme un autre, et j'ai passé par là. Fut-elle blonde ou brune, insouciante ou sage? Que vous fait le trépied, si mon àme y brûla?

Puis j'appris qu'à tromper les femmes sont habiles, J'ai bu ta lie amère, ô vin des passions ! Je pouvais, à mon tour, m'en aller par les villes, Criant ma foi perdue et mes illusions î

62 FESTONS ET ASTRAGALES

Oui, j'ai su votre mal, ô faiseurs d'élégies, Et, par mon cœur qui saigne averti que j'aimais, J'ai blanchi bien des nuits des feux de mes bougies, Mais j'eus cette pudeur de n'en parler jamais !

Parce qu'une amoureuse, un beau soir, est parjure,

Ce n'est point un obstacle a barrer mon chemin : Des plis de mon manteau je cache ma blessure,

Trop fier pour mendier, du cœur ou de la main !

Et puis, à parler net, donc est la vergogne De suspendre sa lyre auprès d'un cotillon ? L'art saint me parait propre a toute autre besogne Qu'à broyer la céruse avec le vermillon !

Je n'aime point l'auteur à la flamme éternelle Qui s'offre en holocauste et périt chaque jour, Parasite imprudent dont l'estomac rebelle N'est pas solide assez pour digérer l'amour !

FESTONS ET ASTRAGALES G3

Je déteste surtout le barde à l'œil humide Oui regarde une étoile en murmurant un nom, Et pour qui la nature immense serait vide, S'il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon !

Ces gens-là sont charmants, qui se donnent la peine, Afin qu'on s'intéresse à ce pauvre univers, D'attacher des jupons aux arbres de la plaine Et la cornette blanche au front des coteaux verts î

Certe, ils n'ont pas compris tes musiques divines, Éternelle nature, aux frémissantes voix, Ceux qui ne vont pas seuls, par les creuses ravines, Et rêvent d'une femme au bruit que font les bois !

Ceux qui tout ruisselants des larmes de l'aurore, Ceux qui tout parfumés par la brise du soir, Ont gardé dans leur cœur assez de place encore Pour quelque souvenir d'alcôve ou de boudoir !

64 FESTONS ET ASTRAGALES

Poètes, à vos luths ! tout le reste est folie ! Assez de Thibaudiers ont de la passion! L'avenir est plus haut, Italie ! Italie !.. Qu'Énéas a bien fait de planter Didon!

Poètes, a vos luths ! l'art est ce fleuve antique Thétis aux yeux verts trempa son fils naissant. Il faut y plonger nu, pour que le flot magique Nous fasse autour du cœur un bouclier puissant !

La foule a srs transports, ses amours et ses haines, Ne mêlons point notre came à ce tumulte humain, Aux convives joyeux, le choc des coupes pleines, A nous la lyre d'or, au pilier du festin !

ïnqus suvm fuftim musa trahebat opus!

0 VI DU' S.

Au temps que j'étais pur et tout léger d'années, Quand, pensif écolier, je rêvais dans les bois, Toutes les nuits, alors, de roses couronnées, S'inclinaient sur ma couche, avec de douces voix

Alors les vents du ciel berçaient de leur haleine Mon sommeil étoile de blanches visions, Et tout mon cœur était comme une ruche pleine chantaient les amours et les illusions !

66 FESTONS ET ASTRAGALES

Alors flottaient au loin des vierges gracieuses, Essaim au pas léger dont j'entendais le bruit, Elles me regardaient, sous leurs tresses soyeuses, Avec des veux brillants et noirs comme la nuit !

Puis partant, dans un songe, au pays des sultanes, Je suivais la houri pâle et le front voilé, Oui sur les golfes bleus, au, branle des tartanes, Mord, en rêvant d'amour, l'ambre du narguilé!

Je suivais par les bois, les vallons, les collines, Ces amants, sous la lune, égaies deux à deux, Tandis que sous leurs pieds le sable des ravines Craquait, et que le vent sifflait dans leurs cheveux!

J'enviais dans mon cœur les jours de la jeunesse Les transports, les serments et donnés et repris ; Cette félicité qu'ont avec leur maîtresse Les beaux étudiant-, dans leur chambre à Paris!

FESTONS ET ASTRAGALES G7

Et de ces mille voix, ineffable harmonie,

De tous ces fronts charmants, penchés sur mon sommeil,

Une voix m'arrivait plus douce et plus bénie,

Un front, plus que tout autre, était pur et vermeil !

Enfant aux cheveux blonds, enivrante et timide, Femme, par la douceur, ange, par la beauté, Dont l'âme rayonnait dans un regard humide, Comme à travers les flots un beau soleil d'été !

Je la voyais toujours la dernière accourue A mon chevet joyeux, depuis j'ai pleuré ; Quand fuyait de ses sœurs la troupe disparue, Elle disait : « Enfant, c'est moi qui t'aimerai !

» C'est moi qui t'aimerai, par les sentiers du monde ! Moi, qui consolerai ton cœur, dans le chemin !... « Et, tous deux, à la classe la tristesse abonde, Nous descendions légers et la main dans la main !

68 FESTONS ET ASTRAGALES

Bientôt tout frémissait, vision fantastique ! Livres, plumes, papiers, travaux de chaque jour ! Et du cahier qui tremble, et du poëme antique Sortaient de jeunes voix qui me parlaient d'amour.

Enfant, elle courait dans les vers de Virgile, Comme dans des sentiers pleins d'oiseaux et de fleurs, Et nous cherchions, au fond de l'amoureuse idylle, Un vieux chêne ignoré pour y cacher nos pleurs î

nous causions tout bas, mes mains inquiètes En de riants tableaux ébauchaient l'avenir, Je dressais des villas et de belles retraites Où, le soir, en rêvant, je l'écoutais venir !

Si bien que j'oubliais et le thème et la classe, Et quand sonnait la cloche à l'appel argentin, Le vieux maître disait, bondissant à sa place : « Oh ! l'enfant paresseux qui dort sur son latin ! »

FESTONS ET ASTRAGALES 69

II

Maintenant, j'ai connu, j'ai vu, je sais le monde; Les fantômes menteurs se sont évanouis, Je n'ai plus, dans la nuit, de troupe vagabonde Qui verse à mon sommeil ses rêves inouïs !

L'odalisque est trop loin, la villa n'a pas d'hôte î Dans la chambre à Paris, l'amour n'est pas venu, Aucune femme encor, me suivant côte à côte, N'a soutenu mon pas, sur les chemins perdu !

70 FESTONS ET ASTRAGALES

Pourtant j'ai rencontré la vierge au doux visage, La vierge aux cheveux blonds, qui n'a pas oublié ! Toujours, j'ai vu son ombre, à 1" heure du naufrage, Toujours son cœur fidèle, à mes destins lié !

C'était vous ! c'était vous ! ô ma muse ingénue ! Bel ange aux rameaux verts, nymphe au cothurne d'or! O vous qui, réchauffant mon âme froide et nue, M'avez bercé, le soir, comme un enfant qui dort !

Vous qui m'avez donné les coupes d'ambroisie Pour oublier le monde et ses rêves d'un jour ; Vous dont le luth divin, vous dont la poésie M'a consolé de tout, et même de l'amour !

Car, lorsque je pleurais, sur mon âme en ruine Vous êtes descendue, ô colombe de Dieu ! Et j'ai senti mon cœur bondir dans ma poitrine, Et s'élargir mon front sous vos baisers de feu !

DOUBLE INCEXDIE

Hier, le feu prit à la maison de celle Qui, l'an passé, m'entourait de ses bras ; Les pieds dans l'eau, trempé jusqu'à l'aisselle, J'ai fait la chaîne et je songeais tout bas :

Combien de fois, au seul bruit de mes pas, Le portier chauve a tiré sa ficelle, Quand ma beauté dont l'œil noir étincelle Discrètement m'attendait sous les draps!

FESTONS ET ASTRAGALES

Oh! dans ce temps de jeunesse hardie, C'était encore un plus large incendie Qui brûlait là, de minuit jusqu'au jour!

Et maintenant tout s'éteint, tout s'efface! Car j'ai versé dans cette même place, L'eau sur la flamme et l'oubli sur l'amour!

SAVEZ-YOUS PAS..,.

Savez-vous pas quelque douce retraite, Au fond des bois, un lac au flot vermeil, des palmiers la grande feuille arrête Les bruits du monde e'; les traits du soleil? Oh ! je voudrais, loin de nos vieilles villes, Par la savane aux ondoyants cheveux, Suivre, en rêvant, les écureuils agiles, Et voir sauter, sur les branches mobiles, L'ara de pourpre et les bengalis bleus î

74 PESTONS Kl ASTRAGALES

Savez-vous pas, sur les plages lointaines n'ont jamais passé les matelots, Une ile heureuse aux suaves haleines, Bouquet de Heurs effeuillé sur les Ilots? Oh! je voudrais, seul avec ma pensée, Jetant au vent la poussière des jours, Sentir mon âme aux vagues balancée, Et m' endormir sur l'onde cadencée Comme un enfant que l'on berce toujours!

Sâvez-vous pas, loin de la froide terre. La-haut! la-haut! dans les plis du ciel bleu. Un astre d'or, un monde solitaire Roulant en paix sous le souffle de Dieu'.'

Oh! je voudrais une planète blonde,

Des cieux nouveaux, d'étranges régions, l'on entend, ainsi qu'un vent sur l'onde, Glisser la nuit, sous la voûte profonde, Le char brillant de constellation- !

SAVEZ-VOUS PAS... 75

fuir? fuir? Par les routes humaines

Le sable est dur et le soleil est lourd !

Ma bouche ardente a tari les fontaines

Et l'arbre est mort j'ai cueilli l'amour!

Oh! je voudrais, loin du temps et des choses,

Débarrassé de tout lien charnel,

Courir joyeux dans les métamorphoses,

Puis me plonger à la source des causes,

l'Infini flotte dans l'Éternel!

A A. PUKAU.T

LA PLAINTE D'UNE MOMIE

Aux bruits lointains ouvrant l'oreille, Jalouse encor du ciel d'azur, La momie, en tremblant, s'éveille Au fond de l'hypogée obscur.

Elle soulève sa poitrine,

Et sent couler de son œil mort

Des larmes noires de résine

Sur son visage fardé d'or !

78 FESTONS ET ASTRAGALES

Puis au cercueil de planche peinte Heurtant ses colliers de métal, Elle pousse une longue plainte, Et miaule comme un chacal.

« Oh! dit-elle, avec sa voix lente, Être mort, et durer toujours! Heureuse la chair pantelante Sous l'ongle courbe des vautours!

» Heureux les morts qu'un vent d'orage Plonge au fond des gouffres salés, Et qui s'en vont, de plage en plage, Reluisants, verdis et gonflés!

» Heureux trois fois ceux qu'on enterre Tout nus, dans les sables mouvants, Et dont le corps tombe en poussière Oui tourbillonne aux quatre vents !

LA PLAINTE D'UNE MOMIE 7'J

» Ils vivront! ils verront encore, A la nature se mêlant, Les frissons roses de l'aurore Sur le lit bleu du ciel brûlant !

» Et, sous des formes inconnues, Oublieux du néant glacé, Ils secoûront au vent des nues Les cendres noires du passé î

» Hélas ! hélas î la destinée M'accablant d'honneurs importuns, Garde ma forme 'emprisonnée Dans l'éternité des parfums?

» Mon cercueil, sous la crypte blanche, Ne tient plus à ses clous d'airain, Et les vers ont troué la planche, Comme un crible à passer du grain!

XI J FESTONS ET ASTRAGALES

» Sur ma poitrine recouverte De symboles religieux Le temps, avec sa lèpre verte, A rongé la face des dieux !

» Seul, au milieu de ce qui tombe, Je reste immobile et jaloux, Et je dis au vers de la tombe : il vers, pourquoi m" oubliez-vous? »

» Ici, jamais ni vent, ni pluie N'ont rafraîchi mon front poudreux ; Depuis vingt siècles je m'ennuie A regarder, démon œil creux,

» Le sphinx de pierre, aux froides griffes, Accroupi dans mon antre obscur, Avec l'oiseau des hiéroglyphes Qui ne s'envole pas du mur!

LA PLAINTE D'UNE MOMIE 81

» Pour plonger dans ma nuit profonde, Chaque élément frappe en ce lieu : Nous sommes l'air! nous sommes l'onde î Nous sommes la terre et le feu î

» Viens avec nous! le steppe aride Veut son panache d'arbres verts! Viens, sous l'azur du ciel splendide, T'éparpiller dans l'univers !

» Nous t'emporterons par les plaines, Nous te bercerons à la fois, Dans le murmure des fontaines, Et le bruissement des bois !

» Viens!... la nature universelle Cherche, peut-être, en ce tombeau, Pour le soleil, une étincelle ! Pour la mer, une goutte d'eau !

82 FESTONS ET ASTRAGALES

» Alors, me reveillant dans l'ombre, Je roidis mes membres perclus. Sous les bandelettes sans nombre Mes pieds maigres ne marchent plus!

» Et, dans ma tombe impérissable, Je sens venir avec effroi, Les siècles lourds comme du sable Oui s'amoneelle autour dp moi!

9 \h! sois maudite, rare impie, Qui de l'être arrêtant l'essor Gardes ta laideur assoupie Dans la vanité de la mort !

» Un jour, les peuples de la terre Brisant ton sépulcre fermé, Te retrouveront tout entière, Comme un grain qui n'a pas germé!

LA PLAINTE D'UNE MOMIE 83

» Et, sous quelque voûte enfumée, Ils accrocheront, sans remords, Ta vieille carcasse embaumée, Auprès des crocodiles morts ! . . . »

A MAXIME DU CAMP

Lorsque tu sortiras des ondes libyennes, Le front tout jaune encor des baisers du soleil, Et roulant dans ton cœur mille choses lointaines À raconter, le soir, près du foyer vermeil !

Poëte aux pieds légers, aux courses vagabondes, Nous qui restons ici, nous te demanderons La tente et le désert tordant ses vagues blondes, Et les grands aigles roux qui volent par les monts !

8

PESTONS ET ASTRAGALES

Nous te demanderons les haltes sur la plage, L'ombre des grenadiers dont tu mordais les fruits, Et comment le chameau, suant sous son bagage, Étend son col velu pour boire l'eau des puits.

Nous te demanderons les chevaux hors d'haleine, Les burnous blancs gonflés comme une voile au vent, Et la fille aux pieds noirs qui danse dans la plaine

Avec son cliquetis de médailles d'argent.

Mais toi, triste et rèveuf comme après les voyages, Écoutant tout ce bruit qui monte des cités, tu nous diras : Amis, sont mes beaux feuillages Vu souffle des déserts largement agités?

sont mes longs troupeaux dont les touffes de laine Pendent au liane des monts comme de blancs frimas, Et la source descend la lionne africaine, Et les ravins profonds que l'on ne passe pas?

A MAXIME DU CAMP 87

Oh ! qui m'emportera loin du pays de France; Oui de vous me rendra, sous le palmier jauni, Le hamac paresseux le corps se balance, Et mon rêve ébafaché que je n'ai pas fini ?

Je veux, je veux encor me perdre dans l'espace Au dos des chameaux bruns et sous les cieux ouverts, Pour savoir si le sable a bien gardé ma trace, Et si l'écho punique a retenu nos vers !

A PRADIEK

Pradier', ta tombe est close, et la foule écoulée A quitté le gazon des morts silencieux ; La muse maintenant de sa douleur voilée, Va commencer pour toi l'hymne religieux!

D'autres ont mis leur nom sur la strophe légère, D'autres ont la couleur, ou la note au son pur, Mais ta pensée, ô maître, est de bronze ou de pierre, Et, comme un corps vivant, jette son ombre au mur.

90 FESTONS ET ASTRAGALES

Le bloc âpre et rugueux, sous ta main souveraine, Ondulait comme un dos de léopard dompté ; Et la forme, à ta voix, touchant le socle à peine, S'élançait dans sa grâce et sa virginité.

Quand les marteaux sonnaient en cadence rapide, Quand l'atelier vivait, fourmillant et joyeux, Et que, couvrant les murs de sa neige solide, La poussière du marbre étincelait aux yeux,

C'était ton heure à toi ! ta passion ! ta vie !

A ton front élargi le sang battait plus fort,

Et ton âme flottait, dans l'idéal ravie,

Comme un vaisseau qui chante en s' éloignant du port î

Tu l'exilais du monde au milieu des déesses, Chœur immobile et blanc qui souriait toujours, Bacchantes au sein nu, Dianes chasseresses, Et nymphes dans le bain tordant leurs cheveux lourds !

A PRADIER 91

La beauté qui périt,! e sentiment qui passe, S'arrêtaient dans ton œuvre immortels, radieux.... Car tu sors, ô Pradier ! de cette forte race Qui peupla le ciel vide et nous tailla des dieux !

92 FESTONS ET ASTRAGALES

II

Amis, ne pleurons pas ! au pays bien des âmes, Il est, il est peut-être un asile écarté les maîtres divins qu'ici-bas nous aimâmes Vivent pleins de jeunesse et de sérénité.

Leur front calme est orné de guirlandes fleuries,

Le soleil de l'idée inonde leur regard.

Ils suivent lentement de longues galeries,

Et vont causant entre eux, de la forme et de l'art !

A PRADIER 93

Sculpteurs, musiciens, et peintres et poètes, Ils sont tous, rêvant au passé glorieux; L'œuvre de leur génie a peuplé ces retraites, Et leurs créations s'agitent autour d'eux.

Polyclète y sourit près de Junon la belle ; A tes pieds, ô Vénus! Cléomène est assis; Le satyre,, échappé des mains de Praxitèle, Ouvre sa bouche avide aux raisins de Zeuxis;

Stasicrate, en sueur, sculpte au loin sa montagne, Miron suit, dans les prés, ses génisses d'airain, Et le vieil Amphion, chantant par la campagne, Fait danser les rochers sur le mode thébain !

C'est qu'il est monté parmi les statuaires ; Il habite un beau temple, aux murs étincelants, Et, timides encor, près des déesses fières, Nissia, puis Sapho, s'avancent à pas lents!

91 FESTONS ET ASTRAGALES

Entrez!... vous qui mêlez aux lignes solennelles Les langueurs du contour et le pli gracieux, Filles des temps nouveaux, vous êtes immortelles, A côté des Vénus Pradier vous place aux cieux !

SUR UN BACCIIUS DE LYDIE

PLACÉ EN FACE D'UNE STATUE DE FLORE

0 Bacchus Lydien, dont la barbe est frisée, J'aime ton front tranquille orné d'un cercle d'or, Tandis qu'à quelques pas, humide de rosée, La déesse des fleurs sous la brise se tord !

La main que l'œil devine et que la robe cache^ Entre ses seins pointus presse des lis mouillés Et frissonnant a l'air, le torse se détache De l'étoffe aux plis droits qui tombe sur ses pies !

76 1 ESTONS ET ASTRAGALES

Elle est jeune et lascive et ferme sa paupière. De son regard oblique elle appelle le tien ; Mais tu ne parais pas entendre sa prière, Et tu restes pensif, o Bacchus Lydien !

Elle a beau devant toi se pencher et sourire, Le temps n'est pas venu de tes transports divins; Tu dédaignes, o roi, l'amante de Zéphyre, Car la fleur sera morte à la saison des vins !

11 te faut, lacchus, pour que ton cœur s'allume, Lesthyases dansants sous le ciel étoile, Tandis qu'un thyrse aux mains, sur le sable qui fume, Tu fais voler ton char de tigres attelé !

11 te faut, lacchus, les cortèges superbes, La flûte, le tambour frémissant sous les doigts, La ménade en sueur qui tombe dans les herbes, Et d'un bruit de grelots fait retentir les bois!

SUR UN BACCHUS DE LYDIE 97

11 te faut, lacchus, les hurlements nocturnes !

Les longs cheveux flottants autour des longs baisers,

Et le sang de la vigne, à la lèvre des urnes,

Et, sur l'Hébrus neigeux, des membres dispersés !

Car tu n'es pas le dieu des amours printanières, Malgré ton front candide et tes regards sereins, Et ton lit nuptial est fait sur les bruyères, Avec la peau d'un monstre écorché par tes mains î

BERCEAU

Lacté ferinc !

A l'ombre d'un figuier superbe, Près d'un fleuve aux bords inconnus, Deux enfants sont couchés dans l'herbe, Frais, souriants, et demi-nus;

Le grand ciel bleu les environne, Un dernier rayon du soleil Semble poser une couronne Sur leurs fronts joints par le sommeil.

aCA

Cttaviens^

100 FESTONS ET ASTRAGALES

Et la brise qui vient des ondes Parfumée aux fleurs des roseaux Baise, en passant, leurs tètes blondes Que touche l'aile des oiseaux !

Ils se réveillent... ô mystère !... Du fond des antres sans chemins Une louve, rasant la terre, Vient lécher leurs petites mains!

Et tous deux, sous la bête énorme, Les doigts crispés au poil tordu,

Tètent sans peur le pis difforme Que les louveteaux ont mordu !

Courbe, ô figuier, ta large voûte Sur ce grand berceau des déserts ; Leur cri faible qu'un monstre écoute Promet César à F univers !

BERCE AT lOi

Fleuve obscur dont l'eau solitaire Doit s'enorgueillir tant de fois, Tibre, boira toute la terre, Viens jouer aux pieds de tes rois !

Et toi, par la forêt profonde, Sous la lune au fauve reflet, Hurle, ô louve, on noîrait un. monde Dans chaque goutte de ton lait !

Ton museau pointu qui grommelle Domine les peuples tremblants, Rome tressaille à ta mamelle, L'avenir vagit sous tes flancs !

LES FLAMBEAUX

Du sage qui médite et pèse, en soupirant,

Les choses de la vie, L'huile onctueuse, au bord du vase transparent,

Éclaire l'insomnie !

Couronné de verveine, et tout léger d'espoir,

Entre ses mains joyeuses, L'hyménée, en chantant, secoue au vent du soir

Les torches résineuses !

Illi F F. Si UNS ET ASTRAGALES

Berçant sur les festin son gracieux essor,

La lampe parfumée Semble voguer dans Pair, comme un navire d'or

A la poupe enflammée !

La taverne, accroupie au pied du Quirinal,

Rayonne sur la rue. Et fait voir au passant, sous son rouge fanal, La courtisane nue !

Le feu de L'atrium, en ses bonds indécis, Tremble, sous le portique,

Et jette un gai reflet aux pénates assis Près du foyer antique!

Le hardi nautonnier qui, sur les Ilots amers,

Creuse un sillon d'écume, A le phare éclatant, dont la brise des mers

Tord l'ai.rette qui fume !

LES FLAMBEAUX 105

Les dieux ont les soleils qui gravitent, sans bruit,

Loin du monde nous sommes ; Mais le puissant César, pour éclairer sa nuit,

Fait allumer des hommes !

Il ordonne: et, soudain, comme d'un linceul noir,

Couverte de résine, La victime enflammée illumine, le soir,

Les jardins de Sabine î

On entend dans les airs, parmi les chants joyeux,

Monter les cris sans nombre De ces flambeaux vivants qui luttent sous les feux

Et qui hurlent dans l'ombre !

Sabine, cependant, guide un rapide char,

Par la longue avenue, Ou laisse errer ses doigts sur le luth de César,

Rêveuse et demi-nue !

LE DANSEUR BATHYLLE

La belle Métella, femnie du vieux préteur, Est pâle maintenant, et porte dans son cœur

Un mal secret qui la déchire ; Par le bois d'orangers qui borde sa villa, Elle marche au hasard, la belle Métella,

Comme une bacchante en délire.

Pour sonder jusqu'au fond l'avenir incertain, Vingt lois l'urne d'albâtre roule le destin

108 FESTONS ET ASTRAGALES

Sous ses doigts tremblants s'est vidée ; Et vingt fois Métella, chez les magiciens, A mêlé, dans la nuit, les sorts campaniens

Aux enchantements de Chaldée !

Elle aime, et ce n'est pas le chevalier romain,

Bien qu'il soit jeune et fier, et qu'il presse, en chemin,

Une cavale au frein sonore, Qu'il ait sa place au cirque, auprès des sénateurs, Que sa bague étincelle, et qu'au jour des honneurs,

D'olivier son front se décore !

Ce n'est pas le consul, au long manteau rayé Si beau qu'à son aspect, du peuple émerveillé

Tombe le murmure frivole, Alors que précédé du licteur éclatant, Avec sa robe blanche, il balaye, en montant,

Les blancs degrés du capitole !

LE DANSEUR BATHYLLE 100

Ce n'est pas le tribun, rhomme«au pouvoir hautain, Qui d'un mot de sa bouche arrête le destin,

Ni l'édile aux dons magnifiques, Ni le riche patron, de qui mille clients Autour de la sportule humbles et suppliants

Sans cesse assiègent les portiques.

Si Métella soupire et n'a plus de sommeil, Ce n'est point le soldat bruni par le soleil

Qui trouble sa nuit inquiète, Ni le poète grec aux vers ingénieux, Ni l'esclave gaulois, prince par ses aïeux,

Qui porte une urne sur sa tète.

L'image qui bondit sous ses yeux enflammés, C'est le danseur Bathylle, aux cheveux parfumés,

Bathylle aux poses languissantes, Bathylle qui s'envole, et qui glisse, et qui fuit, Et fait battre le cœur des matrones, au bruit

De ses cymbales frémissantes.

10

1 1 0 F E S T <J N S K T A.ST1 S A G AL ES

Bathylle qu'aux Humains rfGrèce, un jour, céda. Si gracieux, alors qu'il danse la Léda,

Sous une tunique de femme ! Ou quand son corps mobile, en cercle se tordant, Tourne comme une roue, et dans son vol ardent

De tout un peuple emporté l'àme !

Mais Bathy lie est cruel, et ne se donne pas. U veut un sang illustre et de nobles appas

Pour une faveur qu'il accorde; Et plus d'un sénateur aux antiques aïeux Triomphant d'être père, élève sous ses yeux*

Quelque petit danseur de corde.

VESPER

Écoutez, écoutez, sous les forêts profondes

La cigale causeuse a fini son refrain ;

Seuls, les lourds chariots traînant les gerbes blondes,

Font tinter dans le vent leurs clochettes d'airain.

Les botes écailleux de la mer taciturne Sur la vague d'azur montrent leurs dos glissants, Et la ileur qui s'endort jette au pâtre nocturne, Comme un dernier adieu, ses parfums languissants.

112 PESTONS ET ASTRAGALES

Les grands bœufs sont couchés sur les larges pelouses, La fumée, en tournant, s'échappe des hameaux.... Toi, tu souris d'espoir derrière les coteaux, Yesper, astre cruel, teint du sans des épouses !

A ASINIUS SEMPRONIUS RUFL'S

CIGOGNES ET TURBOTS

Salut, Sempronius, mortel inimitable î 0 toi qui le premier fis servir sur ta table La cigogne au pied rouge et le turbot marin ! L'artiste, éternisant ta divine effigie, Devait tailler pour toi les marbres de Phrygie Et graver tes traits sur l'airain î

[0

1U FESTONS ET ASTRAGALES

Pour te montrer plus grand aux nations béantes, Père des bons festins et des sauces piquantes, Ton siècle s'épuisa dans tonenfantement ! Les destins dès longtemps préparaient ta venue, Et quelque astre inconnu dut briller sous la nue A ton premier vagissement !

\vant toi, les Romains, dans leur instinct vulgaire, De la chair des troupeaux et des fruits de la terre Rassasiaient leur faim digne de vils pasteurs; Et récuelle de bois et la salière antique Ornèrent, trois cents ans, cette table rustique ruminaient les sénateurs.

Quand ils se rassemblaient pour sauver la patrie, Souvent l'odeur de l'ail emplissait la curie, Jusqu'au portique sombre s'inclinaient les rois, Et laissant à moitié quelque brouet immonde, Ils s'élançaient, d'un bond, à l'empire du monde, Gorgés de raves et de pois.

CIGOGNES ET TURBOTS 115

Au retour des combats, après quelque victoire, Leur nef jetait au port sa cargaison de gloire, Tétrarques, chefs vaincus, étendards en lambeaux... Mais ils se trompaient tous, honneur à toi, grand homme ! Ta voile triomphante a rapporté dans Rome Des cigognes et des turbots !

Plus fort que ce marin dont le croc d'abordage Kventrait à grand bruit les vaisseaux de Carthage, Aux hérissons de mer tu lanças tes réseaux, Et, conquérant gourmet, ceint de myrte et de lierre. Avec tes cuisiniers tu parcourus la terre, Pour assiéger des nids d'oiseaux !

Rome alors, 6 Rufus, méconnut ton génie, Et l'on dit que le peuple, avec ignominie, Refusa la préture à tes vœux obstinés... Mais que t'importe, à toi, le bruit que fait la foule9 Sa rumeur éphémère est un flot qui s'écoule, Tes beaux jours ne sont pas sonnés !

1 16 F F. S T 0 N S K T A S T R A G A LES

Ils viendront, ils viendront, quand, sur la capitale, Soufflera mollement la brise orientale ; Quand, sous sa mitre d'or, le pâle citoyen Traînant par le forum sa démarche indolente, Secoùra les parfums de sa robe volante, Comme un satrape assyrien.

Ils viendront quand, la nuit, l'impériale orgie Jettera sous- les deux sa lueur élargie Ou de sa chaude haleine embaumera les mers; Et tu t'éveilleras, et ton ombre sacrée Viendra planer parfois sur les rocs de Caprée, Au bruit des nocturnes concerts.

0 martyr des festins ! le luxe d'Italie Vengera largement ta mémoire avilie, Et tu pourras surgir de la poudre du sol, Le jour fumera, sur la table romaine. Un sanglier sauvage, à la sauce troyenne, Plein de langues de rossignol.

A UN BKFANT

Enfant aux cheveux blonds que le rire accompagne,

Ne vas pas, ne vas pas jouer sur la montagne,

Et ne quitte jamais le seuil de ta maison,

Pour suivre les troupeaux à la molle toison ;

Reste, petit enfant, reste auprès de ta mère,

Car ce serait pour elle une douleur amère,

Et les nymphes, tes sœurs, gémiraient bien longtemps,

Si, voyant tes yeux bleus et tes cheveux flottants,

118 FESTONS F. T A S T R A G A L F s

L'aigle, de Jupiter le messager fidèle, Sur ton front qui s'étonne abattait sa grande aile, Et, malgré ton effroi, t'emportait jusqu'aux deux. Pour verser le nectar dans la coupe des dieux !

A U\T JEUNE HOME

Jeune homme au cœur léger, ne touche point la lyre,

Va demander ta joie aux rêves d'ici-bas*

La pensée est un glaive, et sa pointe déchire

La main de l'imprudent qui ne la connaît pas.

Au temps que Jupiter, de la voûte éthérée Descendait, à l'odeur de l'hécatombe en feu, Quelqu'un vit, sur l'autel, dans la coupe dorée, Un reste de nectar oublié par le dieu;

1:20 FESTONS ET ASTRAGALES

Cet homme, entre ses doigts, prit la patère sainte, Et flaira, curieux, le breuvage divin : C'était un doux parfum de rose et d'hyacinthe, Plus sucré que le miel et plus fort que le vin.

11 y trempa, sans peur, sa lèvre téméraire; Mais il goûtait à peine au liquide immortel, Qu'il sentit dans son corps circuler le tonnerre, Et tomba, tout en poudre, aux marches de l'autel !

TOU-TSONG

Le long du fleuve Jaune, on ferait bien des lieues,

Avant de rencontrer un mandarin pareil.

11 fume l'opium, au coucher du soleil,

Sur sa porte en treillis, dans sa pipe à fleurs bleues.

D'un tissu bigarré son corps est revêtu,

Son soulier brodé d'or semble un croissant de lune ;

Dans sa barbe effilée il passe sa main brune,

Et sourit doucement sous son bonnet pointu.

h

1-2-2 FESTONS ET ASTRAGALES

Les pêchers sont en fleurs; une brise légère

Des pavillons à jour l'ait trembler les grelots ;

La nue, à l'horizon, s'étale sur les flots,

Large et couleur de feu, comme un manteau de guerre.

C'est Tou-Tsong le lettré ! Tou-Tsong le mandarin ! Le peuple, à s m aspect, se recueille en silence, Quand, sous le parasol qu'un esclave balance, 11 marche gravement au son du tambourin.

Dans ses buffets sculptes la porcelaine éclate; 1! a de beaux lambris faits de bois odorants; Ses cloisons sont de toile aux dessins transparents. Et la nappe, à sa table, est en drap d'écarlate.

Il laisse le riz fade a ceux du dernier rang, Le millet fermenté pour le peuple ruisselle ; il mange, à ses repas, le nid de l' hirondelle. Et boit le vin sucré des rives de Kiang.

TOU-TSOtfG

Puis, sillonnant le lac, au pied des térébinthes, Sur la jonque bizarre il se berce en rêvant, Ou, dans le pavillon qui regarde au levant, Cause avec ses amis, sous les lanternes peintes.

A MON AMI ALFI1ED FOI LONGNE

LE BARBIER DE PÉKIN

Hao ! Hao ! c'est le barbier Qui secoue au veut sa sonnette ! Il porte au dos, dans un panier, Ses rasoirs et sa eavornette.

Le nez camard, les yeux troussés, Un sarrau bleu, des souliers jaunes, Il trotte, et fend les flots pressés Des vieux bonzes, quêteurs d'aumônes.

1W2G FESTONS ET ASTRAGALES

Au bruit de son bassin de fer, Le marchand qui vient sur sa porte. Sent courir, le long de sa chair, Une démangeaison plus forte !

Toute la rue est en suspens... Et les mèches patriarcales Se dressent, comme des serpents Qu'on agace avec des cymbales !

C'est en plein air, sous le ciel pur. Que le barbier met sa boutique : Les bons clients, au pied du mur. Prennenl une pose extatique.

Tous, d'un mouvement régulier Vont clignant leurs petits yeux louches; Ils sont là, comme en espalier, Sous le soleil et sous les mouches.

LE BARBIER DE PÉKÏXG 127

Souriant, les doigts allongés, Il flatte les épaules nues, Et ses attouchements légers Ont des puissances inconnues:

Le patient, dans son sommeil, Part pour le pays bleu des rêves; Il voit la lune et le soleil Danser, sur de lointaines grèves.

Il écoute le rossignol, Roulant des notes, sous les branches; Ou, par les cieux, il suit au vol Un couple d'hirondelles blanches.

Cependant, glissant sur la peau, La lame le jour étincelle Court, plus rapide qu'un oiseau Qui frôle l'onde avec son aile ;

1:28 FESTONS ET ASTRAGALES

Et quand le crâne sans cheveux Luit comme une boule d'ivoire, Le maître, sur son doigt nerveux, Tourne, au sommet, la houppe noire.

Chacun s'arrête : le barbier Sait mainte histoire inattendue ; Ni mandarin, ni bachelier Va la 1 an eue aussi bien pendue.

La foule trépigne, a l'entour,

Et, par instants, se pâmant d"aise,

Chaque auditeur, comme un tambour,

Frappe, a deux mains, son ventre obèse,

Mais, point de trêve ! il faut marcher ! Debout ! comme une tête ronde, Son bon rasoir, sans s'ébrécher, En trois coups raserait le monde !

LE BARBIER DE PÉKING 129

Toujours plus beau, toujours plus fort, En gardant ses libres allures, Il fauchera, jusqu'à la mort, Les barbes et les ebevelures!

Puis, dans sa tombe on placera Brosses, bassins et savonnettes, Et, sous la nue, il frisera La tresse blonde des comètes !

LE DIEU DE LA PORCELAINE

11 est, en Chine, un petit dieu bizarre, Dieu sans pagode, etqu on appelle Pu; J'ai pris son nom dans un livre assez rare Qui le dit frais, souriant et trapu.

11 a son peuple au long des poteries, Et règne en paix sur ces magots poupins Qui vont cueillant des pivoines fleuries Aux buissons bleus des paysages peints.

132 F LSI DNS ET ASTRAGALES

11 vient, à l'heure commencent les sommes. Quand, sous leurs toits, les vivants sont couchés, Pour réjouir tous les petits bonshommes Que le vernis tient au vase attachés.

De l'un a l'autre, il va chanter ses gammes, Flaire, en passant, le carmin des bouquets, Ou parle bas avec de belles dames Qu'on voit sourire à leurs gros perroquets.

Et si, dès l'aube, une maîtresse active Jette a ses pots son regard empressé, Elle voit bien, tant la couleur est vive. Que le dieu Pu dans l'armoire a passé.

Petit dieu Pu, dieu de la porcelaine, J'ai, sur ma table, afin d'être joyeux Lorsque décembre a neigé dans la plaine, Un pot de Chine, aux dessins merveilleux:

LE DIEU DE LA PORCELAINE W>

Dans un verger, causent des femmes graves, Et, sur son banc fait de. roseaux tressés, Un mandarin tend l'oreille à deux braves Qui sont debout, depuis sept ans passés.

Pousse ma porte, en tes courses nocturnes; Crains-tu, chez moi, quelque outrage odieux ? J'ai l'ongle long des lettrés taciturnes, Et mon chat blanc ne mange pas les dieux.

Foule a tes pieds, et, s'il te plait, écrase Mes plats d'argile et mes grès rabougris; .Mais de tout choc garde, aux flancs de mon vase, La glu d'émail le soleil s'est pris.

Sur les oiseaux passe tes mains savantes, *

Lisse la barbe aux magots rondelets, Songe au matou, veille aux doigts des servantes, Rends souple et fin le crin dur des balais.

toî FESTONS ET ASTRAGALES

Et, l'œil tourné vers Pe-Tche-Li la sainte1. Je te promets de boire à ta santé, f Sous les rayons de ma lanterne peinte. Un peu d'eau chaude, avec beaucoup de thé.

1 Pe-Tche-Li. première province de L'empire.

A EUGÈNE DEEATTEE

LE LION

Quand, dans le vieux Paris, les mignons pleins de joie Secouaient, en passant, l'ambre de leurs cheveux, Certe, ils gardaient encor, sous la cape de soie, La foi des chevaliers et l'honneur des aïeux ; Dans le coffre aux onguents ils cachaient une épée, La dague étincelait au bout des colliers d'or, Et ces enfants d'amour, prêts à toute équipée, \u nombre des plaisirs avaient compté la mort î

136 FESTONS ET ASTRAGALES

Quand les roués dansaient, aux jours de la Régence, Blancs de poudre, et musqués, sous un pourpoint fleuri. Ils sauvaient la débauche a force d'élégance, Et n'avaient pas de cœur, tant ils avaient d'esprit ! (juand les beaux muscadins, de leurs jaunes bottines Frappaient, en sautillant, le pavé des faubourgs, Ils faisaient leur toilette au pied des guillotines. Réglaient la carmagnole au rhythme des tambours. Et, secouant le sang de leurs dentelles fines, De l'humide abattoir ils volaient aux amours ! L'incroyable, appuyé sur sa pomme d'agate. Portait la République au pli de sa cravate. Le fringant officier, du temps de l'Empereur. Quand son sabre traînait, en sonnant, sur les dalles. Pouvait montrer, du moins, aux nations rivales, La blessure à son front et la croix sur son cœur.

Tous, page aux cheveux blonds, marquis a l'habit rose, Ceux de quatre-vingt-treize et de mil huit cent deux. Esprit, grâce ou fierté, tous avaient quelque chose Dont le monde longtemps sp souvint après eux.

LE LION 137

Mais lui, qu'a-t-il gardé, le lion ridicule, Le Richelieu bourgeois, le don Juan roturier, Grotesque conquérant à la barbe d'Hercule, Marquis de Carabas dont le père est meunier ! Dites? quel est son droit? quel laquais en démence Sur des coussins de pourpre enivra son enfance? \u peuple que son char éclabousse en chemin Quel blason montre-t-il, sur un vieux parchemin? Lui, qui siffla jadis les nobles d'un autre âge ! Lui, que berça Juillet, au branle du canon ! Valet qui des grandeurs a fait l'apprentissage, Insolent, moins l'esprit ! vaniteux, moins le nom ! Ah ! c'est pitié de voir ce commis hors d'haleine, Bouffi dans son orgueil et dans son habit noir, Faire, à l'égal d'un droit, sonner sa bourse pleine, Et secouer au vent la poudre du comptoir !

Bravo ! marchands dorés ! nobles fils de famine ! Du talon, sans remords, foulez le peuple impur ! Ktalez vos couleurs, blasons de pacotille, Pains de sucre en sautoir et coton sur azur !

138 FESTONS ET ASTRAGALES

Vous n'atteindrez jamais à l'aristocratie, Et toujours, mes seigneurs, malgré vos airs galants, Vos gros pieds perceront sous la botte vernie, Vos grosses mains feront éclater vos gants blancs !

A MTHURIN RÉGNIER

Vieux Mathurin, poëte aux âpres mélodies, J'aime de ton bon vers les allures hardies, Quand il va débraillé, sans grègues, sans chapeau. Ainsi qu'un franc buveur, au sortir du caveau ! Tu savais, ô Régnier, que l'ardente satire A besoin de piment pour allumer son ire !

UO FESTONS ET ASTRAGALES

Ton robuste Apollon ne connut pas cet art

De jeter sur les mots des masques et du fard.

Il aimait, aux lueurs d'une fauve lanterne.

S'accouder, à son aise, au banc de la taverne.

Et, la bouteille en main, dire leur fait aux gens,

Sans crainte des rhéteurs, des sots, ni des sergents.

Comme une artère chaude et de sang inondée,

A chacun de trjs vers on sent battre l'idée.

Et dans ta haute phrase la colère bout.

Tout est vivant, tout marche, et se dresse debout.

Oh ! que j'aime à te voir, quand, le poing sur la hanche,

De Ronsard bafoué, seul, tu prends la revanche,

Et de ton vers penseur flagelles sur le dos

Le Malherbe qui pèse et qui gratte des mots !

Cependant que déjà, maître, ta main hardie

\ux Molières futurs taille la comédie,

Et, des voiles bénins dégageant ton tableau.

Prépare des rougeurs au pudique Boileau !

Certes, l'art des savants et de la pédantaille, Comme un manteau trop court, n'allait pas à ta taille,

A MATHUR1N REGNIER 141

Carton libre génie, avec ses pieds d'airain, Quand il entre en un vers, y marche en souverain, Et parfois, sans façon, dans ta franche satire, S'entrouvre l'hiatus, comme un éclat de rire.

LE SECRET

Parfois la terre, ouvrant son sein qui gronde, Heurte les monts l'un sur l'autre croulants, Elle s'agite et veut jeter au monde Le noir secret enfermé dans ses flancs;

Un jour, une heure, et les flots ruisselants Le vomiront sur la grève inféconde; Il va sortir de la forêt profonde, Il monte, il monte aux lèvres des volcans;

144 PESTONS ET ASTRAGALES

Le cœur ému, l'humanité s'éveille...

Au bruit qui passe elle prête l'oreille... Mais de la terre étouffant le transport,

Le Dieu jaloux qui nous cache les causes, Met sa main large à la bouche des choses... La voix s'arrête, et l'homme attend encor !

BUCOLIQUE

Quand, pareilles aux blés mûrs, Les étoiles toutes blondes Ont couvert des cieux obscurs Les solitudes profondes,

La nuit se met en chemin, Moissonneuse à la peau brune Qui, pour faucille, a sa main Tient le croissant de la lune ;

t3

146 FESTONS ET ASTRAGALES

Par le vaste firmament, Elle fauche, à perdre haleine, Les épis de diamant Qui se couchent sur la plaine.

Mais le temps la presse fort, La besogne est malaisée, Et, sur la terre qui dort, Sa sueur tombe en rosée ;

Dans son grand sac tout gonflé, Elle emporte les javelles Qui, comme des grains de blé, Vont semant leurs étincelles ;

Puis, quand revient le jour bleu, Elle court, traînant ses voiles, Dans les greniers du bon Dieu . Tasser ses gerbes d'étoiles.

LE GALET

Rond, luisant et poli sous la vague marine, Océan, je l'ai pris parmi tes flots amers, Ce caillou blanc avec sa frange purpurine, Comme un bijou tombé du vaste écrin des mers.

Mille ans, il a roulé sur le bord de cette onde, Les flots jaloux, mille ans, l'ont ramené vers toi; Et peut-être, Océan, sous ta houle profonde, Tune l'avais poli que pour qu'il vînt à moi.

U8 FESTONS ET ASTRAGALES

Je l'ai pris, ruisselant cl* une écume embaumée Tel un avare prend un trésor , et joyeux, 0 mer, je l'emportai loin de ta rive aimée, Comme un gage d'ami qui nous fait ses adieux.

Et depuis, quand parfois je le contemple encore. Frémissant, éperdu, je crois tenir soudain Avec ses bruits, ses Ilots e1: sa trompe sonore, Tout le grand Océan dans le fond de ma main !

LA CHANSON

MRCHAXD DE MOUROX

Petits serins, petits moineaux, Passez la tête à vos barreaux, Je viens des bois et delà plaine, De mouron frais ma hotte est pleine.

Mouron ! mouron ! Qui veut du mouron ?

13.

150 FESTONS ET ASTRAGALES

Au long des prés et des ruisseaux,

Des champs tout blonds aux verts coteaux,

Parmi la mousse et la bruyère,

Je vais cherchant la graine amère...

Mouron ! mouron ! Oui veut du mouron ?

Pour vous cueillir le picotin,

Je m'éveille, dès le matin,

Car, la nuit, mes songes fidèles,

Sont pleins de chants et de bruits d'ailes.

Mouron ! mouron ! Oui veut du mouron ?

Je suis le père des oiseaux, Et, dans leur prison de roseaux, Tous, quand je chante par la ville, Frissonnent au perchoir mobile.

Mouron ! mouron ! Oui veut du mouron ?

LA CHANSON DU MARCHAND DE MOURON loi

Amis à l'œil luisant et noir, Vous vous croirez libres, ce soir, Quand, à la grille de vos cages, S'étaleront mes gais feuillages.

Mouron ! mouron ! Qui vent du mouron ?

Merles, pinsons, chardonnerets, J'ai vu vos frères des forêts, Et j'ai des nouvelles certaines Des bois, des monts, et des fontaines.

Mouron ! mouron ! Qui veut du mouron ?

Je les vois venir, par milliers, Quand je passe au fond des halliers, Et, pour me jaser dans l'oreille, Plus d'un se pose à ma corbeille.

Mouron ! mouron ! Qui veut du mouron ?

LE CRAPAUD

L'ombre descend, la terre est brune, Tous les bruits meurent à la fois ; Seul, les yeux fixés sur la lune, Le crapaud chante au bord du bois.

Du vieux tronc qu'un lierre festonne Il sort ainsi, quand vient le soir; Comme une flûte monotone, Sa voix monte sous le ciel noir.

loi FESTONS ET ASTRAGALES

Ah! pauvre ami, vieux camarade! Que dit-elle à l'astre argenté, Ta longue et morne sérénade Oui pleure dans les nuits d'été?

Crois-tu qu'enfin lasse et charmée Par tes tristesses d'opéra, Au long d'une échelle enflammée. Ta Juliette descendra?...

Tant que l'ombre étale ses voiles, 11 reste là, s' évertuant, Sous le balcon d'or des étoiles, Roméo sinistre et gluant.

Pais il retourne vers son antre, Au premier sourire du jour, Traînant, dans l'herbe, son gros ventre. Plein de poisons et plein d'amour.

\ 1'. M.

MARÉE MOXTANTE

Dans ma chambre, au bord de la plage. Frère, je rêvais l'autre nuit, Et la lune, sur mon visage, Doux fantôme, glissait sans bruit;

La blanche lueur qui pénètre Tremblait aux rideaux suspendus ; Une voix chante a ma fenêtre, Une voix aux sons inconnus.

156 FESTONS ET ASTRAGALES

Jusqu'à moi, dans l'ombre, elle arrive Frémissante et pure à la fois, Comme la vague sur la rive, Comme la brise dans les bois :

« Eveille-toi! fils de la terre,

» Je suis la nymphe aux verts réseaux.

» J'habite 1" antre solitaire

» bruissent les grandes eaux.

» J'attache ma tunique bleue » Avec des perles de corail ; » Deux poissons à la large queue » Font voler ma conque d'émail.

» Pour orner ma gorge d'ivoire » Et mes longs cheveux ruisselants. » J'ai des couronnes d'algue noire

» Et des colliers de galets blancs.

MAREE .MONTANTE 157

» Ma {rompe est pleine de murmures » Qui du ciel charment les palais, » Et je prends, quand les nuits sont pures. » Les étoiles dans mes filets.

» Eveille toi ! je suis la reine, » J.a reine aux immenses états î » Je marche hère et souveraine, » Portant le monde dans mes bras !

» Les deslins ont mis mon empire » Partout sonne l'Océan; » L'azur des Ilots est mon sourire, » Et ma colère est l'ouragan !

» Loin des climats sont les hommes, » Pour le nautonnier libre et fort, » J'ai des villes et des royaumes » Dont on voit luire les toits d'or.

158 FESTONS ET ASTRAGALES

» Je gardé mes iles fécon

» A qui franchit les vastes flots,

)> Car j'aime à bercer, sur mes onde-,

» Le navire et les matelot.-.

» Et ceux qu'entraînent les naufrages,

» Je les emporte dans mes bras,

» Jusqu'au pays des coquillages

>> Que le monde ne connaît pas.

» On les a cru morts, dans leurs villes; » Ils ont des palais de cristal. » Ensemble, sous les Ilots tranquilles, & 11b causent du pays natal.

» Ils sont rois des vallons humides, » Aux lieux profonds et reculés » viennent les phoques timides » Bondir dans les varechs salés.

MAREK MONTANTE 159

» Au brait lointain des vents sonores, » De belles vierges aux yeux verts, » Sous des grottes de madrépores, » Les attirent par leurs concerts.

» Ils ont des champs et des collines » Que tapisse le fucus frais, » Et vont cueillant mes perles fines » Aux branches rouges des forêts... »

Et la voix, plus faible résonne, Mêlée au murmure des vents; De ma fenêtre qui frissonne J'écartai les rideaux mouvants.

La nuit, sur la plaine ondoyante, Comme un riche dôme, éclatait, Tandis qu'écumeuse et bruyante, Sur la grève la mer montait !

160 FESTONS ET ASTRAGALES

Et c'est le chant qu'en leur jeune âge Ont entendu les matelots, Quand ils jouaient sur le rivage, Ou qu'ils dormaient au bruit des flots.

L'ESPRIT DES FLEURS

Sylphe léger, fils des molles rosées, J'aime à bondir sur les gazons en fleurs, Et l'arc-en-ciel aux teintes irisées Fait à mon front chatoyer ses couleurs; Sur un brin d'herbe, en passant, je me pose, Et, sous mes pieds, bourdonnent les sillons; J'ai, pour tunique, une feuille de rose, J'ai, pour voler, l'aile des papillons.

14

162 FESTONS ET ASTRAGALE

Quand du matin glissent les brises folles,

Dès que 1" oiseau commence se? chansons,

Avec mes doigts, j'entr' ouvre les corolles,

Et doucement j'éveille les buissons :

« Debout! debout!... » Tout frémit, et la plaine,

Et le lac bleu dont je rase le bord

Avec mon char de roseaux verts qu'entraîne

Un scarabée à la cuirasse d'or.

« Debout ! debout !... » Les sveltes demoiselles Dansent en rond sur les blancs nénufars, Au grand soleil omissent mes deux ailes, Aux tlots d*azur se plongent mes regards. Quand vient le soir, et que les fleurs sont closes, Du ver luisant je m'éclaire en chemin, Et vais frapper à la porte des roses, Pour m' endormir dans mon lit de satin.

L'hiver, je tremble, et mes fleurs sont flétries, Sur l'arbre nu pendent les blancs frimas; Près de la vitre aux froides broderies, Des blonds enfants j'écoute les ébats...

l'esprit des fleurs 163

Mais si, parfois, je peux franchir les grilles, Au feu qui danse, ouvrant mes doigts gelés, Je me blottis au sein des jeunes filles, Ou je me berce à leurs cheveux bouclés.

LES RAISINS

AT CLAIR DE LUNE

Dans la vigne, au mur étalée, La lune glisse lentement, Et, sous la feuille dentelée, Caresse le raisin dormant.

Tout à coup la grappe en alerte S'éveille et croit le jour venu; Chaque grain, gonflant sa peau verte, Frissonne au vent comme un sein nu.

166 PESTONS ET ASTRAGALES

Chaque bourgeon, rouge de honte,

Semble une perle de corail ; Le tronc frémit, la sève monte, •Toute la vigne est en travail.

Clarté menteuse ! erreur fatale ! 0 vigne, reprends ton sommeil; Ce n'est point à ce reflet pâle Que ton sang deviendra vermeil.

Pampres pressés, attendez l'heure, L'aube du jour est loin encor, Et ce rayon qui vous effleure Est plus froid qu'un baiser de mort î

LES LARMES DE LA YIGXE

Mars est venu, la vigne pleure: Le vent du nord, passant brutal, Fait, sur les branches qu'il effleure, Rouler des perles de cristal ;

Et, peu sensible à tes alarmes, Au flanc des côtes sans chemins, La terre boit tes grandes larmes, Consolatrice des humains.

168 FESTONS ET ASTRAGALES

Oh ! dis-nous, se peut-il qu'on voie, Four calmer nos âpres douleurs, Sortir un jour des ilôts de joie De tes rameaux gonflés de, pleurs ?

LES LARMES DE LA VIGNE 109

II

Toute joie a sa source amère : Poëte, ne t' étonne pas Si je suis triste, moi, la mère De l'ivresse et des gais repas.

Le ciel, jaloux du vin qui charme, A taxé mon philtre puissant, Et je paie aux dieux une larme Pour chaque goutte de mon sang.

170 FESTONS ET ASTRAGALES

Toi-même, à l'heure du délire, N'entends-tu pas avec effroi Monter, aux strettes de ta lyre, Tous les sanglots qui sont en toi?

CHATTERIE

Je la vis seule, aux derniers rangs assise ; Des feux du lustre éclairée à demi, Elle courbait, comme un chat endormi, Son dos frileux, sous sa fourrure grise.

Sa main mignarde, aux gestes ambigus, Dans un gant paille avait rentré ses griffes; Ses longs yeux verts, comme deux escogriffes, Dévotement fermaient leurs cils aigus.

17-2 FESTONS ET ASTRAGALES

A peine, au bord de ses lèvres félines, Passait le bout des petits crocs d'émail, Et son nez mince, au rose soupirail, D'un souffle frais baignait ses barbes fines.

Soudain la belle un homme était entré Sembla frémir sous ses noires dentelles, Et j'entendis comme un bruit d'étincelles Qui s'échappait de son jupon moiré !...

PORTRAIT

Je ne sais pas ton nom, comtesse ou bien marquise, Dont le portrait charmant rit dans ce cadre d'or; Mais nulle, en sa beauté, n'eut plus de grâce exquise, Au temps qu'on était jeune et qu'on aimait encor.

Tes cheveux à frimas, le zéphx r se joue, Effleurent mollement ton visage vermeil, Car le pastel du maître a semé sur ta joue L'incarnat velouté d'une pèche au soleil.

15.

17'; FE>TO>s ET ASTRAGALES

Mille amours sont nichés sous tes narines roses, Mille autres sont blottis dans tes yeux irisés, Tandis que Cupidon, sur tes lèvres mi-closes, Appelle au pâturage un troupeau de baisers.

Et le ruban bleu-ciel, dont ta robe est fermée, Semble, au long du corsage, étaler à plaisir. De ta taille divine à ta gorge embaumée, Une échelle d'azur monte le désir!...

A R

**•

Je ne suis pas le Christ, ô pâle Madeleine, Pour que tes longs cheveux caressent mes pieds nus ; Je marche, ainsi que toi, dans le doute et la peine, Voyageur égaré par les chemins perdus.

Je ne te dirai pas les paroles divines

Qu'il jetait, comme un baume, à tous les cœurs souffrants,

Quand, suivi de la foule, il montait les collines,

Ou qu'il se promenait près des lacs transparents.

176 FESTONS ET ASTRAGALES

Je n'ai pas, comme lui, cette auréole pure Qui d'un reflet d'en haut dorait ses blonds cheveux. Et je ne porte point, pendue à ma ceinture. La r]p{ de diamant qui peut t'oiivrir les cienx.

Je suis un des derniers au désert de la vie, Sous ma tente d'un jour s'est assis le malheur ; Mais je t'ai, comme Christ, pardonné ta folie, Et demain, si tu veux, je t'ouvrirai mon cœur!

A X.

Tristes Doos ! ïforatius.

Artiste au front sacré, poète aux belles rimes, Voyageur attiré vers les songes vermeils, Toi qui portes aux pieds ces poussières sublimes Qu'on soulève, en marchant, au pays des soleils!

Quand je l'ai vu passer, dans ta force et ton calme, Traînant, comme un manteau, ta popularité, J'ai tendu mes deux mains pour te jeter la palme, Et mon cœur, devant toi, tremblait épouvanté!

178 FESTONS ET ASTRAGALES

Mais je sais, maintenant, qu'oublieux de la lyre, Tu descends quelquefois de ton Olympe bleu, Et je pourrai t'aimer, moi qui t'ai vu sourire... J'avais cru, jusqu'ici, que tu n'étais quun dieu!

A MU.N AMI EUGÈNE C RE PET

LE LABOUREUR

0 laboureur de l'àme, 6 semeur éternel, Poëte, avant le jour, loin du toit paternel,

Sans écouter le chien qui gronde, Pars avec ta charrue et ton rude aiguillon : Tu sais que le temps presse, et qu'il faut au sillon

Jeter tout l'avenir d'un monde.

180 PESTONS ET ASTRAGALES

11 part ; la plaine Immense, au lever du soleil, .N'a pas même un oiseau qui chante le réveil,

Pas même un arbre qui frissonne. C'est un terrain maudit, dans le vaste univers. * Et, sur les durs cailloux dont les champs sont couverts.

On entend le suc dur qui sonne.

L'air est en feu : midi, sur l'ardent travailleur, Comme un manteau de plomb, fait tomber sa chaleur :

Mais qu'importe aux taches divines! 11 marche dans l'espoir, dans la foi, dans l'azur, Et la sainte sueur qui coule à son front pur

Semble un bandeau de perles fines.

11 von, il voit déjà, sur le sol âpre encor. Frémir les bois touffus et rouler les blés d'or,

Tout tachetés de fleurs vermeilles ; 11 ne s'aperçoit pas, le rêveur ingénu, Que mille taons jaloux, pour piquer son sein nu,

Vont bourdonnant à ses oreilles !

LE LABOUREUR 1*1

Puis, quand au foyer sombre il retourne, le soir, Tous les petits enfants se pressent pour le voir,

Au seuil des fermes souriantes; Car, pareils aux grands bœufs qui rentrent à pas lourds, Ses vers au large flanc font tinter, dans les cours,

Leurs colliers de rimes bruvantes.

MARS

Le printemps s'est hâté, mars en mai se déguise; Comme un hérisson fauve, il traîne le soleil Qui lutte et fait trembler, au froid qui les aiguise, Sur son dos frissonnant ses pointes de vermeil.

La brise a des chansons qui grelottent encore ; Sous son capuchon rose enfermée à demi, La fleur du marronnier regarde et veut éclore, Puisque des pieds d'oiseaux sur sa branche ont frémi.

18-1 FESTONS ET ASTRAGALES

L'eau court, les liserons montent à l'escalade, Et, de son blanc linceul secouant les lambeaux, La nature sourit comme une enfant malade Dont le front a gardé la pâleur des tombeaux.

0 germes inquiets! j'ai connu vos audaces, J'ai voulu, comme vous, forcer le temps vainqueur, Et. rêvant les blés murs dans la saison des glaces, Sous le premier soleil épanouir mon cœur.

Alors, comme aujourd'hui, le vent chantait, les nues Versaient un rayon d'or à mes éclosions ; Tandis que tout gonflé de sèves inconnues Bourgeonnait, dans mon sein, l'arbre des passions.

L'hiver est revenu, les feuilles sont brûlées, Le sol glacé résonne k chacun de mes pas. Et j'ai vu se flétrir, sous d'âpres giboulées, Les saintes floraisons qui ne repoussent pas!

JOUR SANS SOLEIL

La brume a noyé l'horizon blafard, Les vents font le bruit d'un taureau qui beugle, Et, sur les prés nus, le ciel sans regard S'ouvre, vide et blanc comme un œil d'aveugle.

Ce n'est pas la nuit, ce n'est pas le jour; Du zénith glacé, je sens, comme un givre, tomber sur mon cœur, qui n'a plus d'amour, Le dégoût d'être homme et l'ennui de vivre.

IC.

iSG FESTONS ET ASTRAGALES

Les temps sont passés où, sous le ciel bleu, Sonnait dans ma chair le galop des fièvres; Toute joie est morte ou m'a dit : adieu ! J'ai le doute à l'âme et le fiel aux lèvres...

Dormez dans la nue, ô rayons sacrés ! Plus de souvenir et plus d*espérance! Mon cœur, loin de vous, descend par degrés, Sous focéan froid de l'indifférence!...

A M. CLOGEXSON

CONSEILLER HONORAIRE

Si quelque ennui vient me saisir, De mon logis, j'ai le plaisir De contempler mille gouttières, Sans compter quatre cimetières Entre lesquels, dans mon loisir, J'aurai l'agrément de choisir!

J. ClOGENSON'.

Ce siècle, qui veut tout changer, Donne à Thémis ses invalides ; Ce n'est point à moi de juger Si ces réformes sont solides.

Il me semblait Voyez un peu Comme il est bon qu'on m'avertisse ! Que le juge plus près de Dieu Était plus sûr dans sa justice.

188 FESTONS ET ASTRAGALES

L'âge avait son autorité Pour le crime échappé des bouges î Les cheveux blancs, en vérité, Faisaient bien sur les robes rouges î

N'en parlons plus, joyeux martyr, Vous bénissez votre aventure, Et la muse a fait, pour sortir, Éclater la magistrature !

Elle va, par vaux et par monts, Ouvrir son aile plus valide ; Du poète que nous aimons La robe était la chrysalide ;

Et vous quittez ce tribunal votre àme fut prisonnière, Gai. comme un enfant matinal, oui fait l'école buissonnière.

A M. CLOGENSON 189

Les dieux velus, les dieux malins, Aux forêts ont chanté victoire, Voyant par-dessus les moulins, Voler la toque du prétoire !

L'un du gros code s'est muni, L'autre' est l'huissier qui dit: « Silence! » Et les oiseaux ont fait leur nid Aux deux plateaux de la balance !

N'en parlons plus, c'est pour ie mieux, Puisque la loi que je déplore, Des morceaux d'un juge trop vieux, Fait un poëte jeune encore.

Hélas ! notre printemps à nous, Suinte la tristesse et la brume ; Apollon faiblit des genoux, Et la muse à trente ans s'enrhume

190 FESTONS F.T ASTRAGALES

Chantez toujours; votre gaîté, Fait honte a la pâle jeunesse, Oui va changeant, pour sa santé, L'eau d'Hypocrène en lait d'ânesse!

Que j'aime mieux ce rude hiver. le vent de la fantaisie Fait pétiller, comme un feu clair, Tant d'esprit et de poésie !

Votre Pégase guilleret, De ses grelots, jette à la terre Plus d'une note qu'on dirait Prise au carillon de Voltaire !

Dans vos huitains, calmes et beaux. Avec l'autorité d'un sage, Vous plaisantez sur ces tombeaux Qui blanchissent au voisinage.

A .M. T.LOGENSON 191

Enfant joyeux d'an siècle fort, A ce trait on vous peut connaître, Quand, pour voir de plus près la mort, Vous vous penchez à la fenêtre ;

Et, comme un Tircis, ruse et frais, Narguant les craintes sépulcrales, Vous enflez sous les noirs cyprès, Le chalumeau des pastorales.

Salut, à vos soixante et dix! Car si la logique est certaine, En vérité, je vous le dis, Vous dépasserez la centaine î

Et vous pourrez, selon le mot Du bon poète que j'adore, Sur le tombeau de plus d'un sot Plus d'une fois compter l'aurore !

L'ILOT

Au dos d'un océan sans bornes, Battu des vents, rongé des flots, Le plus funèbre des îlots Hérisse ses falaises mornes.

Ni pins touffus, ni bouquets d'ornes, Sur ses récifs pleins de sanglots ; De loin, les jeunes matelots, Pour se moquer, lui font des cornes ;

17

194 FESTONS ET ASTRAGALES

Tandis qu'un tonnerre assidu Marque au flanc ce rocher perdu, Comme un voleur qu'on 'stigmatise

Gens qui voguez à l'horizon,

Ce pauvre îlot, c'est la Raison ! Cet océan, c'est la Bêtise !...

CHRONIQUE DU PRINTEMPS

Savez-vous, gens de Paris, Dont on voit les faces ternes Sous des arbres rabougris fleurissent des ianternes,

Quand, au long des boulevards. Vous assiégez d'une lieue Les gros drames, ces renards Dont l'été coupe la queue!,..

196 FESTONS ET ASTRAGALES

Savez-vous que le bon Dieu, Chassant la brume morose, Sur la toile du ciel bleu Brosse un printemps vert et rose?

Silence a vos cris d'enfer ! Qu'on se flatte ou qu'on se morde, Les scandales de l'hiver Sont usés jusqu'à la corde.

Oyez ! j'apporte des bois, tremblottent les rosées, De quoi défrayer six mois Vos chroniques épuisé—.

Les nids vont bien, les boutons Sont faits sur de bons modèles; On a vu des hannetons, On attend les hirondelles.

CHRONIQUE DU PRINTEMPS 19'

Des muguets, des bassins d'or, J'ai le cours sur mes tablettes; Les blés sont calmes encor, La hausse est aux violettes.

Comme un critique sournois, Avril des jardins s'approche, Et se glisse, en tapinois, De la grêle plein sa poche.

Mais les grives n'ont pas peur, Et m'ont donné l'assurance Que le fruit tient sous la fleur,

L'avenir sous l'espérance !

Les collines ont du thym ; L'air est doux ; rien de la vigne ; J'ai rencontré ce matin Quatre pêcheurs à la ligne.

17.

193 FESTONS ET ASTRAGALES

Hier, enfin, de l'ombre épris. Je rôdais par les vallées, Entre les gazons fleuris Et les voûtes étoilées ;

A l'heure le carnaval, Escorté de cinq cents masques, Défonce, au galop final, La peau des tambours de basques;

Quand j'ai vu, sur un ruisseau, Planer, tout blanc d'étincelles, Le Silence, cet oiseau Dont on n'entend pas les ailes!...

LA DERNIÈRE CHANSOX

J'ai voulu, le premier jour, Vendre mes chansons d'amour:

J'étais bien novice ! 0 mes dignes manuscrits, L'épicier qui vous a pris

M'a rendu service.

Le second, j'ai, sur le quai, Vendu mon couvert marqué,

'200 FESTONS ET ASTRAGALES

Vieux meuble d'histoire, mon aïeule, en mordant, Cassa sa dernière dent,

3 le Directoire.

Le troisième, Dieu merci, J'ai vendu ma montre aussi,

Ma montre perfide, Oui s" amusait k sonner L'heure exacte du dîner

Sur mon ventre vide !

Le quatrième, ô bonheur! J'ai vendu mon prix d'honneur

Pour six francs cinquante ! De ma gloire d'autrefois J'ai fait deux dîners ou trois...

Sans vin d'Alicante !

Aujourd'hui, je n'ai plus rien, Et mon ventre, comme un chien.

LA DERNIÈRE CHANSON 201

Aboie à la lune. Aujourd'hui, pour tout trésor, Je garde la bague d'or

De Nina la brune !

Tais-toi, mon ventre affamé; Celui-là qui fut aimé

Sourit quand il tombe ; Le néant sera moins froid, Si je peux, sa bague au doigt,

Dormir dans ma tombe !

A rilll.OXI. M. BOÏED

DÉMOLITIONS

Ah ! pauvres maisons é ventrées Par le marteau du niveleur* Pauvres masures délabrées, Pauvres nids qu'a pris l'oiseleur !

Quand, sous le suaire des nues, Au bord des larges boulevards, Se dressent vos carcasses nues Comme autant de spectres blafards.

204 FESTONS ET ASTRAGALES

Quand vos cloisons mal affermies Livrent aux regards insultants Les secrètes aqatômies Du foyer qui vécut cent ans...

Et qu'on voit; au long des murailles, Sous la morsure des grappins, Flotter, ainsi que des entrailles, Vos vieux lanîbeaux de papiers peints

Mon cœur qui garde, en ses abîmes, Comme une perle au fond des mers, lu trésor de pitiés intimes Pour l'ennui des taudis déserts...

.Mon cœur frémit, ma foi s'écroule, Devant ces manœuvres impurs Dont la cognée ouvre à la foule La conscience des vieux murs I

DEMOLITIONS 2$

Voici les noires cheminées , Poumons bruyants de la maison. les aïeules inclinées

Souriaient au rouge tison.

Voici la mansarde fidèle le poète, pauvre encor, Confiait au nid d'hirondelle Le secret de ses rêves d'or.

Ah ! douloureuses gémonies ! Ils ont tout mis sous l'œil du jour, Depuis la chambre aux agonies, Jusqu'aux alcôves de l'amour !

On dit qu'au soir, dans les ténèbres, L'essaim des souvenirs troublés Fait sonner ses ailes funèbres Sur ces restes démantelés...

i*

u206 TESTONS ET ASTRAGALES

Pour les couvrir, montez, ô lierres ! Brisez l'asphalte des trottoirs; Jetez sur la pudeur des pierres Le linceul de vos rameaux noirs !

Cercueils froids que le sage envie, J'ai vu votre ombre et vos lambeaux, Mais ces sépulcres de la vie Sont plus mornes que les tombeaux !

YESTIGIA PLAMMJ

donc es-tu partie, ô belle jeune fille ? Toi dont le doux regard et dont la voix, un jour, Comme un oiseau qu'éveille un bruit sous la charmille. A l'ombre de mon cœur ont fait chanter l'amour !

Ange, te souvient-il que je t'aimai sur terre ? Que j'aurais tout donné pour un baiser de toi ? Lorsqu'au fond de ton cœur tu descends solitaire, N'est-il aucun écho qui te parle de moi ?

208 FESTONS ET ASTRAGALES

Que fais-tu, maintenant que je suis seul dans l'ombre, Quand dix ans sont passés depuis ton tendre aveu, Et que, sur mes deux mains inclinant mon front sombre, Je regarde briller, comme des yeux sans nombre, Les étincelles de mon feu ?

A CHARLES D'OSMOl

CEUX QUI VIENNENT

A l'heure le sommeil commence, J'ai fait un rêve, et j'ai cru voir S'allonger une plaine immense Que terminait un grand trou noir.

Vers le gouffre qui les appelle, Chassés par un destin de fer, Hommes et femmes, pêle-mêle, Roulaient, comme un fleuve à la mer.

18

21 0 PE STONS ET A S T R A G A L E S

Et derrière le troupeau sombre, Mes yeux cherchaient, avec effort, Ta vieille faux qui luit dans l'ombre, 0 vieux squelette de la mort !

Je ne t'aperçus point, camarde !...

Mais ce que je vis devant moi S'agiter, dans la nuit blafarde, Ma paru plus affreux que toi !

C'était une bruyante armée De petits hommes incomplets: Monde exigu, peuple pygmée, Portant au front des bourrelets.

Les uns jetaient des clameurs grêles, Et, des deux mains, ramant dans l'air Chancelaient sur leurs jambes frêles, Comme des barques sur la mer.

CEUX QUI VIENNENT %i 1

D'autres, la bouche de lait pleine, Avec des gestes menaçants, Lançaient dans la mêlée humaine Leurs chariots retentissants.

Les derniers, plus faibles encore, Se traînant de tous les côtés, Semblaient des larves près d'éclore, Dans leurs langes emmaillotés.

Ils criaient : « Notre heure est venue ! » A nous la terre des vivants!... » Et tous les hochets, sous la nue, Secouaient leurs grelots mouvants ;

Et les voix exterminatrices Frappant du ciel les noirs arceaux, Entonnaient, sur l'air des nourrices, La Marseillaise des berceaux.

•21-2 FESTONS ET ASTRAGALES

Pourtant, ô tendresse profonde ! La foule, un pied dans le cercueil, Vers les bandits à tète blonde Se retournait ivre d'orgueil;

Et les familles insensées, Avec des rires triomphants, S'en allaient au tombeau, poussées Par le bras rose des enfants !

LE POÈTE AUX ÉTOILES

LKCF.NDE

Comme il n'avait pas dîné, Comme les bourgeois honnêtes Tout le jour avaient berné Le faiseur de chansonnettes,

Triste et pâle, sur le soir, Prêt pour la dernière épreuve, Loin du monde, il' vint s'asseoir Et chanter au bord du fleuve.

214 FESTONS ET ASTRAGALES

Il chanta les longs tourments De l'amour et de la gloire, Et son hymne, par moments, Faisait tressaillir Teau noire.

Soudain, par l'ordre d'un Dieu: Les étoiles attendries S'arrêtèrent, au milieu De leurs blanches théories...

Puis il les vit sans effort Glissant des voûtes profondes, Comme de grands sequins d'or, Trembler, dans l'eau, toutes rondes.

Il y plonge, il veut savoir... 0 prodige ï... il en prend une, Puis deux, puis quatre... et bonsoir Les soucis de l'infortune î

E POÈTE AUX ÉTOILES t45

Il revient tout radieux

Vers les villes nous sommes;

Avec le billon des dieux

On peut bien solder les hommes.

Son frac noir, aujourd'hui roux, Fort peu payé, sans reproches, Semblait, a travers les trous, Porter le ciel dans ses poches.

il va chez le boulanger: « Prends cet astre, et sers moi vite! » Compagnon, va le changer, % Ma galette n'est pas cuite. »

A la taverne du coin

Il fait briller sa pécune :

« Camarade, on n'ouvre point

» A ceux qui portent la lune. *

2i6 TESTONS ET ASTRAGALES

Sans chemise par-dessous, Il sonne au marchand de toiles : « L'ami, je veux des gros sous, » Tu peux garder tes étoiles ! »

Les savants de l'Institut

Prirent de grands airs revèches ;

L'un sourit, l'autre se tut :

Us ne les trouvaient pas fraîches !

11 mourut, le lendemain, Aiglon chez les reptiles, Maigre et serrant dans sa main

Ses étoiles inutiles!...

Moi, j'allais je ne sais où. J'ai croisé ce convoi sombre; Deux amis qui l'ont cru fou, En riant suivaient son ombre.

LK POÈTE AUX ÉTOILES v2l

Dors, poète, en frappe en vain A nos tavernes immondes; Dors, ô mendiant divin Qui payais avec des mondes î

Quelque jour, les fossoyeurs Verront, tombant en prière, Des soleils intérieurs Luire aux fentes de ta bière,

Et, sous leur pic effaré, Brisant la planche sonore, Feront du tombeau sacré Jaillir une grande aurore !

A GUSTAVE FLAUBEUT

LES FOSSILES

Un air humide et lourd enveloppe le monde ;

Aux bords de l'horizon, comme des caps dans l'onde,

Les nuages rayés s'allongent lentement,

Et le soleil, immense au fond du firmament,

Heurtant au brouillard gris sa lueur inégale,

Sur le globe muet penche son disque pâle.

Aucun bruit sur la terre, aucun bruit dans les cieux,

Que l'oscillation des grands océans bleus !

Les granits, se tordant en postures difformes,

Dans les espaces nus dressent leurs blocs énormes,

Tandis que, çà et là, sur leur flanc dépouillé,

Jaunit la mousse maigre et le lichen rouillé !

220 FESTONS ET ASTRAGALES

Parfois, un large éclair, échappé de la nue,

De sa fauve lueur embrase l'étendue,

Et du monde ébranlé les volcans mal éteints

Répondent sourdement aux tonnerres lointains.

Les nuits, les longues nuits tendant leurs voiles sombres,

Sur l'ennui du soleil jettent l'ennui des ombres !

Seule, au-dessus des mers, la lune voyageant

Laisse, dans les flots noirs, tomber ses pleurs d'argent !

Sur l'aride plateau de ce désert immense, Les siècles désolés se suivent, en silence.

Pourtant, au pied des rocs, au bord du gouffre amer,

Quelque chose a paru, quelque chose de vert :

Cela se courbe au vent, ou se tord en spirale,

Cela pend au granit ou sur les eaux s'étale,

Et, de tous les cotés, sous le soleil plus clair,

La végétation monte, comme la mer !

C'est un bruit doux et lent, qui va des monts aux grèves,

Frisson des germes nus, et murmure des sèves,

Travail de la racine entrouvrant le sol dur,

LES FOSSILES 2fi

Feuillages déployés, qui tremblent dans l'azur.

Près des pins odorants, les cycas et les prèles

Poussent leurs rameaux droits, bordés de feuilles frêles;

La fougère fibreuse et les palmiers touffus

Se balancent, en foule, aux horizons confus.

Toute force, cachée aux lianes de la nature,

Jaillit, tumultueuse, en torrents de verdure:

Les arbres, à l'étroit, descendent des coteaux,

Les rameaux frémissants s'attachent aux rameaux,

Les bois suivent les bois, par les larges campagnes,

Et divisant leurs cours, aux bases des montagnes,

Dans les grandes forêts tombent échevelés,

Comme vont à la mer les fleuves déroulés.

Partout, les vents tiédis emportent dans l'espace

L'acre senteur de l'herbe et de la terre grasse ;

l'n nuage flottant d'arômes inconnus

Sort des bourgeons gonflés et des lobes charnus;

Sous le poids du soleil tout le feuillage fume !

Un arc-en-ciel géant se courbe dans la brume,

Les sapins monstrueux, de moment en moment,

Sous leur écorce dure ont un tressaillement,

Tandis qu'au pied des monts, la forêt, sur ses voûtes,

19.

222 FESTONS ET ASTRAGALES

Sent tomber lentement la pluie aux grandes gouttes !

Par l'éternelle nuit des ombrages sans fond,

Un murmure s'épand, monotone et profond.

Des arbres effarés les cimes entr'ouvertes

Dans les hauteurs du ciel font des tempêtes vertes !

Et l'orage bondit, en déchirant les airs,

De la houle des bois à la vague des mers !

Les deux immensités dans l'espace étendues,

Ensemble vont roulant leur plainte sous les nues,

Et l'on n'entend au loin, comme deux grands sanglots,

Que le bruit du feuillage avec le bruit des flots !

Le sable, cependant, fermente au bord de l'onde, La nature palpite et va suer un monde. Déjà, de toutes parts dans les varechs salés Se traîne le troupeau des oursins étoiles; Voici les fleurs d'écaillé et les plantes voraces, Puis tous les êtres mous, aux dures carapaces, Et les grands polypiers qui, s' accrochant entre eux, Portent un peuple entier dans leurs feuillages creux.

LES FOSSILES 223

La vie hésite encore, à la sève mêlée, Et, dans le moule antique, écume refoulée !

Sur la grève soudain, parmi le limon noir,

Une chose s'allonge, épouvantable à voir :

La masse, lentement, sort des vagues humides,

Un souffle intérieur gonfle ses flancs livides,

Et son grand dos gluant, semé de fucus verts,

Comme un mont échoué, se dresse dans les airs !

Elle monte ! elle monte ! et couvre les rivages î

Sous le ventre ridé sonnent les coquillages,

La patte monstrueuse, aux gros doigts écaillés.

S'étale lourdement sur les galets mouillés !

Au bruit des vents lointains, parfois la bête énorme

Tourne son museau grêle et sa tète difforme ;

Hérissant leur poil dur, ses naseaux dilatés

Semblent humer le monde et les immensités,

Pendant que ses yeux ronds, bordés de plaques fortes.

Nagent, lents et vitreux, comme des lunes mortes !

Hideuse, elle s'arrête, au bout du sable amer,

Et sa queue, en longs plis, traîne encor dans la mer !

w224 FESTONS ET ASTRAGALES

Alors, montrant à nu ses dents démesurées, Et fronçant sur son dos, ses écailles serrées, Elle pousse avec force un long mugissement, Qui s'élargit au loin sous le bleu firmament!... Par les monts, par les bois aux mornes attitudes, La clameur se déroule au fond des solitudes, Et le vaste univers écoute, soucieux, Ce grand cri de la vie épandu dans les deux î

LES FOSSILES

II

Entre deux rangs penchés de collines désertes, Un golfe poissonneux ride ses ondes vertes; C'est un large marais qui dort, sous le ciel clair, Reste des grandes eaux, oublié par la mer. Des madrépores blancs, garnis de coquillages, D'une frange nacrée entourent les rivages, Et l'éponge poreuse, attachée aux îlots, Ouvre ses bouches d'or à l'écume des flots! Dans les algues, au loin, par troupes répandues,

226 FESTONS ET ASTRAGALES

Avec leur dos bombé cheminent les tortues.

Les crabes inquiets, dont les doigts ont des dents,

Se glissent à fleur d'eau sous les rochers pendants,

Tout rampe et tout frémit sur la plage isolée...

Et, dressant jusqu'au ciel leur touffe amoncelée,

Près des minces bambous, enflés de nœuds égaux,

Les zamias fleuris couronnent les coteaux.

Le temps est calme et pur, l'essaim des brises douces

Sur les rochers velus fait frissonner les mousses,

Tandis que le soleil, étalant tous ses feux,

S'écrase, épanoui, dans la blancheur des cieux !

Tout à coup, s' élançant des cavernes profondes.

Une secousse forte a remué les ondes;

De longs cercles moirés, qui grandissent encor,

En flocons écumeux se brisent sur le bord,

Et. rraquant de terreur, les volutes surprises

Dans la conque d'émail rentrent leurs cornes grises...

Une forme lointaine apparaît sur les flots : Elle nage, elle ondule, au détour des îlots;

LES FOSSILES

Sur ses flancs, revêtus de plaques diaprées, Glissent des reflets bleus et des teintes pourprées ; C'est un monstre inconnu, qui recourbe, en rampant, Sur le dos d'un lézard la tète d'un serpent ! Tantôt silencieux, dans la fraîcheur des ondes Il plonge son cou mince, armé d'écaillés blondes, Et, le long de sa gorge ouverte avec effort, Les poissons sous la peau se débattent encor ! Tantôt, s'entortillant aux branches du rivage, Avec sa tète plate il sonde le feuillage, Puis, le corps dans les flots, poursuit, en s' allongeant, Sur les palmiers en fleurs les limaces d'argent, Ou, de leur nid de sable écartant les tortues, Fait craquer les œufs ronds entre ses dents pointues ! Ah ! la joyeuse bète, au gros ventre vermeil, Qui se roule dans l'onde et qui baille au soleil !

.Mais, du côté des monts, une rumeur s'élève, Comme le bruit heurté des vagues sur la grève... Là-bas, à l'horizon, flotte un nuage obscur, Qui vient en tournoyant et tache le ciel pur !

2'2S PESTONS ET ASTRAGALES

Claquant à coups pressés, montant sans intervalle, Le bruit grandit toujours, l'ombre toujours s'étale. Puis le noir tourbillon crève sur les coteaux, Essaim tumultueux d'étranges animaux,

Dont le ventre hideux, sillonné de plis fauves.

Se balance dans l'air entre des ailes chauves. Leur tète, à forme double, effilant son museau, Commence en crocodile et finit en oiseau. Ils ont le corps gonflé, les pattes étendues, Et, de leurs ongles tors, égratignant les nues, Grands, petits, au hasard, pèle-mèle envolés, Courbant les bois touffus, rasant les flots salés, S'abattent lourdement parmi les algues noires !... Toute la légion couvre les promontoires ! Cela grouille et bruit, sous les rameaux pendants, Et, dans chaque buisson, luisent des yeux ardents !

Cependant, sur les eaux, la bête au dos d'écail'e S'arrête soupçonneuse et flaire la bataille; Son grand cou, ruisselant de l'écume des mers, Comme un tronc d'arbre nu se dresse dans les airs,

LES FOSSILES J_l.)

Et les mille clameurs par la brise apportées,

Font monter à sa peau des teintes irritées !

Pareille au vent qui passe à travers les roseaux.

Son haleine sonore écarte ses naseaux,

L'n sifflement aigu de sa gorge s'élance.

Alors, tout se confond, et la lutte commence,

Où, parmi les abois et les^glapissements,

Comme des grains de grêle, on entend par moments

Sonner les becs rugueux sur les écailles dures !

Les ailes frappent l'air avec de longs murmures.

Du cercle bruissant le reptile entouré

Promène, autour de lui, son regard effaré;

11 bondit sur les flots, il recule, il avance,

11 fouette l'eau profonde avec sa queue immense,

Et se roule, et secoue, en ses vastes élans,

Tout le sombre troupeau qui s'attache a ses flancs !

Parfois il semble mort, et, comme une liane,

Laisse flotter son cou sur l'onde diaphane,

Puis relève, soudain, par un jet furieux,

Sa tète de serpent qui siffle dans les deux !

Rapide, inévitable, il saisit, sous les nues,

Entre ses longues dents leurs ailes étendues,

230 FESTONS ET ASTRAGALES

Prend les corps dans ses plis, ou, glissant par dessous,

Du bout de son museau fouille leurs ventres mous!

L'espace retentit de plaintes enrouées,

Et, piquant le sommet des vagues remuées,

Le sang noir, goutte à goutte, éparpillé dans l'air,

De globules visqueux tache le golfe clair ;

Mais comme au pied des monts, lorsque le vent d'orage

Écorche le sol dur, et fait, sur son passage,

Onduler à longs flots les vallons sablonneux,

La poussière en roulant s'envole par les cieux,

Et de ses tourbillons couvre au loin les campagnes ! . . .

Tel, du bord des marais et du flanc des montagnes,

Des buissons, des îlots, des ravins tortueux,

Monte l'essaim plus large et plus tumultueux.

Tous les becs sont tendus, avec leurs dents serrées,

Tous les doigts, allongeant leurs griffes acérées,

Cherchent les yeux du monstre, et si, jusqu'à sa chair,

L'écaillé en quelque endroit laisse un chemin ouvert !

Le reptile, ébloui par cette multitude,

Ramasse tout son corps et gonfle sa peau rude,

Puis, poussant vers le ciel un dernier sifflement,

Plonge avec un bruit sourd dans l'abîme écumant!

LES FOSSILES '231

Les bêtes, et là, par la vague bercées, Flottent, le ventre en l'air et les pattes dressées, Ou rampent en criant dans les algues du bord ; Tandis que, sur les eaux qui palpitent encor, Croisant de leurs yeux verts les glauques étincelles, Les autres, à l'entour, font retentir leurs ailes, Et, du golfe au ciel bleu tordent, en croassant, Leur spirale sans fin qui va s' élargissant !...

FESTONS ET ASTRAGALES

III

Comme les airs sont doux ! comme le ciel rayonne ! Tout tressaille a la fois ! tout fleurit ! tout bourgeonne ! Et des halliers épais s'échappe, par moments, Un long flot de parfums et de bourdonnements ! Dans les rameaux touffus sonnent des voix nouvelles; Sur les immenses nids battent les grandes ailes; Le monde, enveloppé d'un sourire joyeux, Reluit au soleil clair, et la vie en tous lieux

LES FOSSILES -233

Étale, adoucissant la rudesse des formes,

Sa pompe gigantesque et ses grâces énormes !

Tout est calme et splendide, et porte la beauté

Dans sa force première et sa sérénité !

Le bananier puissant, qu'aucun souffle n'incline,

Sous l'ombre d'une feuille abrite une colline,

Et les lourds papillons d'azur et de carmin,

Au bord des grandes fleurs, se posant en chemin,

Répandent avec bruit, sur la mousse sauvage,

Les calices profonds tient l'eau d'un orage î

Partout, Torchis vivace, à l'écorce monté,

Des antiques rameaux couvre la nudité.

Au tronc rugueux des pins flottent des grappes roses !

Et, secouant à l'air ses corolles écloses,

La liane se roule en cercles tortueux,

Tandis que, par endroits, un cycas monstrueux

Fait jaillir en bouquet, de ses bulbes ouvertes,

Des feuillages légers comme des plumes vertes!

20.

"234- FESTONS ET ASTRAGALES

Cependant l'araignée, au pied maigre qui fuit, Noire, épaisse, velue, attentive à tout bruit, D'une montagne à l'autre étend ses longues toiles, la rosée éclate en humides étoiles ! Et, l'aile embarrassée aux mailles des réseaux, C- >mme des moucherons se prennent les oiseaux ! Sur les sables luisant de baves argentées, Des limaçons bossus, aux cornes dilatées, Se traînent lentement; les fourmis, en troupeaux, Par d'obliques sentiers gravissent les coteaux, Tirant avec effort, vers leurs greniers en cônes, La datte violette et les bananes jaunes ! Sous le dôme plissé des larges champignons, Dorment les grands lézards et les caméléons; L'abeille au creux d'un cèdre a bâti ses cellules; Aux pointes des roseaux tremblent les libellules ; Mille essaims bruissants qui prennent leur essor, Tourbillonnent, dans l'air, comme un nuage d'or! Des roches de mica les cimes à facettes Près des mornes granits font briller leurs paillettes; Et la terre féconde, ouvrant son sein vermeil Pour aspirer la vie et boire le soleil,

LES FOSSILES 235

Montre, de place en place, à travers sa peau sombre, Ses os de marbre dur et ses veines sans nombre !

Mais, au-dessus des bois, l'un l'autre s'appelant, Deux oiseaux d'écarlate, au vol étincelant, Se suivent dans les cieux, fendant avec leurs ailes De l'espace azuré les vagues éternelles ! Puis, glissant de la nue, ainsi qu'un large éclair S'abattent, à grand bruit, sous le feuillage vert!... Le cri rauque et perçant de leurs gorges gonflées Expire mollement en cascades roulées; Leurs yeux ronds semblent d'or, mille frissons joyeux Font, sur les sables fins, palpiter leurs pieds bleus, Et, dans le tourbillon des ailes qui frémissent, Leurs becs impatients se cherchent et s'unissent î L'air est chaud, le ciel lourd, de moment en moment, Les buissons autour d'eux, s'écartent lentement Et l'on voit flamboyer leurs plumages superbes, Comme un rouse incendie, entre les hautes herbes!...

236 FESTONS ET ASTRAGALES

IV

La nuit, comme une mer, s'étale dans les deux ; Seul, le faite indécis des bois silencieux Se découpe, plus noir, sur l'immensité sombre, Et la forme et le bruit vont s'efïaçant dans l'ombre. Parfois, épanouie à l'horizon lointain, Une étoile s'entr'ouvre et se ferme soudain, Et la terre, étouffant sous les ténèbres lourdes, Soulève son flanc large avec des rumeurs sourde '.

LES FOSSILES "237

Pourtant une lueur, vague et douteuse encor,

Du firmament obscur vient effleurer le bord,

Et la lune d'argent, qui dans les ombres nage,

S'élève, par degrés, de nuage en nuage,

Faisant neiger au loin, comme des flocons blancs,

Sa lumière glacée aux reflets vacillants,

Qui, sur les vallons creux et les grands promontoires,

Palpite, en s* accrochant aux aspérités noires !

Comme un monde inconnu qui se dévoilerait,

Toute la plaine alors sous les deux apparaît :

Pré large, cent ruisseaux croisent leurs folles courso.%

Nénufars endormis sur le cresson des sources,

Étangs silencieux, tout hérissés de joncs,

les oiseaux pécheurs ont cessé leurs plongeons !

Mais parmi les roseaux, dressant sa taille énorme

Dont un rayon de lune ébauche au loin la forme,

Une bète velue, et qui souffle toujours,

Rumine gravement sur ses quatre pieds lourds !

Sa crinière foncée a des touffes profondes

Qui flottent, à son dos, comme de noires ondes ;

Sa tète est formidable ; a chacun des côtés

Tombe une oreille large, en flocpns argentés;

238 FESTONS ET ASTRAGALES

Comme un double croissant, deux défenses d'ivoire,

Du mufle qui s'allonge écartant la peau noire,

Se tordent vers les deux; et, pendue en avant,

La trompe monstrueuse oscille dans le vent!

Son gros ventre, fouetté par les herbes humides,

Sous la brise qui passe ondule avec des rides,

Et l'ombre de son corps tremble sur les gazons

Tandis que, se courbant aux vagues horizons,

Le sommet inégal des collines lointaines

Semble un troupeau difforme accroupi dans les plaines!

C'est une nuit tranquille la nature dort.

Tout à coup, réveillé par quelque vent plus fort,

Le monstre se remue, et roidit, dans la brume.

L'effrayante longueur de sa trompe qui fume.

Puis son cri large et dur, qui traverse les airs,

Se roule, en mugissant, par les vallons déserts !

On entend à ce bruit, dans les glr.ïeuls sauvages,

Palpiter mollement les vastes marécages,

les lézards glacés et les lourds pélicans

Font, sous leur ventre épais, sonner l'eau des étangs!

LES FOSSILES 239

Le monstre beugle encor; soudain battant des ailes Mille oiseaux inquiets sortent des buissons frêles : Ils viennent à l'entour, par le somme engourdis, Heurter leur vol aveugle à ses flancs arrondis ; Tout se lève à la fois dans les clairières sombres, Et, sur le bord du ciel, passant comme des ombres, Là-bas des cerfs géants, aux bois démesurés. Dans le brouillard douteux bondissent effarés ! . . .

Voilà que s1 éveillant, sous les étoiles pâles,

L'horizon montueux tremble par intervalles !

Et les mornes coteaux, de leur base arrachés,

Se suivent lentement parmi les joncs penchés !...

La plaine, sous leur poids, s'ébranle tout entière;

On dirait des pieds lourds qui marchent sur la terre,

Et qui frappent ensemble à coups multipliés...

L'eau jaillit des marais, et les bambous, plies

Comme sous un grand vent, craquent par les campagnes ! . . .

Elle vient ! elle vient! la troupe des montagnes!...

Et dans les longs détours du sombre défilé,

Chaque cime est vivante ! et les monts ont beuglé !

•2-10 FESTONS ET ASTRAGALES

0 mondes disparus! ô siècles I ô ruines!... Comme le voyageur au versant des collines S'arrête, et voit sous lui s'allonger à la fois Les vallons frémissants, les fleuves et les bois... Science universelle ! immuable pensée, A vos plus fiers sommets mon àme s'est bercée ! Et, cherchant du passé les chemins inconnus, Sur vos rochers glissants j'ai posé mes pieds nus!

LES FOSSILES -211

J'ai vu, j'ai vu sous moi, comme une mer qui passe , La vie, aux mille bonds, se rouler dans l'espace, Et, ruisselant encor des baisers maternels, Tous les mondes sortir de ses flots éternels 1 Au choc des océans, aux éclats du tonnerre, L'être tumultueux étreignait la matière, Tandis que, partageant les générations, Les déluges tombaient sur les création- 1

Toute forme s'en va, rien ne périt, les choses Sont comme un sable mou, sous le re'luxdes cause* La matière mobile, en proie auchangement, Dans l'espace infini flotte éternellement. La mort est un sommeil, où, par des lois profondes, L'être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes! Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux, Et ce néant d'un jour, qui s'étale à nos yeux, N'est que la chrysalide, aux invisibles trames, D'où sortiront demain les ailes et les cames !

-2-i"2 FESTONS ET ASTRAGALES

Comme un germe fatal par la vague apporté, \u bord des grandes eaux quand l'homme fut jeté, Il roula, vagissant, sur la plage inconnue. La pluie aux flots glacés inondait sa peau nue, Et la foudre sonore, en passant dans les airs, Frappait son large front de ses rouges éclairs ! Les fleuves gémissaient dans les vastes campagnes, Les animaux hurlaient au sommet des montagnes ; Parfois, le ciel immense, éteignant son flambeau, Sur son sein haletant pesait comme un tombeau, Et, tout autour de lui, tels que des geôliers sombres, Les éléments grondaient dans le gouffre des ombres. Tandis qu'à l'horizon noir et silencieux. Des astres palpitants s'ouvraient comme des yeux ! Il se traîna d'abord, sous les forêts désertes, Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ; Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs, De l'yeuse sauvage il secoua les glands; \rrachant aux bambous la liane en spirales, Il serra sous ses pieds l'écorce des sandales; Et, pour tout vêtement, sur son dos large et fort Attacha des grands bœufs la peau fumante encor !

LES FOSSILES 243

Il s'étendait, la nuit, sous les cavernes creuses ; Là, durant le frisson des heures ténébreuses, Peuplant de son effroi l'immensité des cieux, Dans le bois et la pierre il se tailla des dieux , Fit couler sur leur corps la graisse des génisses, Et, tout noircis déjà du feu des sacrifices, Les prit pour compagnons de ses rudes travaux, Quand sur le flanc des monts il poussa ses troupeaux! Longtemps, pasteur nomade, il marcha par le monde, Déployant au soleil sa maison vagabonde, Tandis qu'à ses côtés les chameaux, à genoux, Dans la citerne fraîche allongeaient leur col roux ! Lorsque la nuit bleuâtre avait tendu ses voiles, Il suivait, par les cieux, le troupeau des étoiles, Et, dans sa langue étrange, aux sons rauques encor, Du nom de ses béliers nommait les astres d'or ! . . . Parfois, au bruit lointain des ondes cadencées , Sentant battre en son cœur l'aile de ses pensées, Il allait éveillant, sous son souffle amoureux, La musique endormie au fond des roseaux creux ! Il se penchait, parfois, sur la berge des rives, Payant le sable fin de lignes fugitives

244 FESTONS ET ASTRAGALES

Et la vague, et les vents, emportaient par lambeaux L'écriture mêlée aux traces des oiseaux î

Un jour, il s'arrêta, secouant sur le monde La poudre et la sueur de sa course inféconde, Et, dans la liberté de son droit souverain, Bâtit sa tente en marbre et ses dieux en airain ! Il fit monter ainsi, jusqu'aux régions pures, Le formidable orgueil de ses architectures, Et les astres, passant sous les chapiteaux lourds, Comme de blancs oiseaux planaient au front des tours ! La cité, fourmillante et de tumulte pleine, Enferma dans son mur la montagne et la plaine ; Comme un serpent captif, le fleuve aux mille bonds Se tordit écumeux sous l'arche des grands ponts, Et les larges vaisseaux, fendant les flots rebelles, S'échappèrent du port en déployant leurs ailes !... 11 partit avec eux, par la brise emporté; Seul, perdu dans la brume et dans l'immensité, 11 visita les mers en prestiges fécondes, Les îlots merveilleux qui flottent sur les ondes,

LES FOSSILES 245

La sirène chanteuse, et les monstres marins Dont les naseaux bruyants sont hérissés de crins !

Il entendit alors dans sa force superbe

Hennir les passions, comme un troupeau dans l'herbe,

Et son cœur qui palpite, enflé de sang vermeil,

Sentit descendre en lui les flammes du soleil î

11 aima les tambours, les clairons, les cymbales, '

La bataille emportée au dos blanc des cavales,

L'assaut qui monte aux murs avec ses doigts sanglante

Les peuples écrasés sous les palais croulants,

Et la mêlée ardente, aux étreintes si fortes

Que la terre oscilla sous le pied des cohortes,

Et que l'explosion de l'humaine fureur

Des vastes océans étouffa la clameur!...

Le monde était vaincu, le ciel restait encore : Comme le bûcheron, dans la forêt sonore, Fait rouler à ses pieds les chênes monstrueux, L'ne hache à la main, l'homme émondases dieux !

21.

216 FESTONS ET ASTRAGALES

L'idole, chancelant sous les secousses fortes,

Vit crouler ses bras lourds tels que des branches mortes.

Et ses dents de granit, rouges de sang humain,

Comme des glands tombés jonchèrent le chemin.

La peur aux yeux béants, pâle fille des ombres,

S'échappa, pour toujours, des sanctuaires sombres,

Et l'homme, offrant son culte aux molles voluptés,

Se refléta lui-même en ses divinités !

Ce fut le temps heureux des blanches colonnades,

Quand sonnait, sur les monts, l'évohe des ménades,

Et que l'artiste grec, sous son marteau pieux,

Du marbre étincelant faisait jaillir des dieux !

Toute religion, soumise et désarmée,

Fut dans la grâce humaine à jamais enfermée,

Et le poète, ému par lesrhythmes divers,

Fit un Olympe entier du trop plein de ses vers!

Mais ces divinités que la raison assiège,

Fondirent sur l'autel comme des blocs de neige,

Ne laissant après soi, parmi les nations,

Que la froideur du dogme et des abstractions.

Bientôt, désabusé des antiques sagesses,

L'homme endormit son âme au roulis des ivresses,

LES FOSSILES 247

Et, sur des couches d'or, parmi les bateleurs,

Fit trôner son ennui tout couronné de Heurs !

Formidables festins, les peuples esclaves

En cadence funèbre agitaient leurs entraves,

Quand la prostituée, une patère aux doigts,

Buvait les pleurs du monde à la table des rois !

Les grands cirques lointains, beuglaient les chairs vives,

Envoyaient des clameurs jusqu'au lit des convives,

Et, mêlée aux parfums du banquet frémissant,

Parfois comme un vent chaud passait l'odeur du sang !

C'est alors que, penché sur sa débauche sale, L'homme vomit son âme aux pavés de la salle, Et dans les passions se vautra sans pudeur, Comme débarrassé du fardeau de son cœur ! La pâle humanité, dans sa stupeur immonde Sans courage et sans foi, s'accroupit sur le monde Étalant au soleil toutes ses nudités, Telle qu'un lépreux maigre aux portes des cités ! L'espoir était tombé dans les cœurs en ruines, Les sages impuissants reniaient les doctrines,

2-18 FESTONS ET ASTRAGALES

Et L'univers, fétide ainsi qu'un mauvais lieu, Ne put être lavé que par le sang d'un dieu !

Scus le gibet sacre d'où la lumière tombe, L'homme, tout ébloui, se dressa dans sa tombe, Et, le regard fixé sur les sommets lointains, Traînant comme un linceul sa robe des festins, Il marcha vers le jour ! les pierres inégales Mordirent ses pieds blancs à travers ses sandales, Et, du passé profane expiant la douceur, Il sua, comme Dieu, sa sanglante sueur! Il broya sous le fer, il tordit dans les flammes Sa chair, humide encor des voluptés infâmes, Et de sa main luisante arrachant les anneaux, Livra ses ongles vifs aux pinces des bourreaux ! Pour la première fois, sa pensée agrandie Comprit l'enivrement des pleurs, la mélodie Des sanglots éternels, et, comme en un bain fort, Martyr voluptueux, il plongea dans la mort ! La mort!... il se pâma dans ses caresses rudes, Sur son grabat d'ermite, au fond des solitudes;

LES FOSSILES

Comme un dernier espoir, il la vit tour à tour, Dans ses rêves la nuit, dans ses pensers le jour, Et, pour bâter le temps des promesses meilleures, Mit dans ses doigts osseux le sablier des heures!

Parfois, de la montagne il descendait pieds nus, Prêchant la loi nouvelle aux peuples inconnus; Les guerriers s'arrêtaient, au fort de la bataille, Le chef aux longs cheveux courbait sa haute taille, Et, dressé sur le monde, avec ses bras ouverts, L'arbre du grand supplice abrita l'univers!

On vit naître bientôt, tels qu'une aube affaiblie, Des siècles pleins de brume et de mélancolie, seule au fond des cœurs la foi veillait encor, Comme sous les arceaux tremble une lampe d'or ! Dans le bourdonnement des longues sonneries, Les peuples enfantins berçaient leurs rêveries, Et, déposant au seuil tout souvenir mortel, Engourdissaient leur âme aux parfums de l'autel !

250 FESTONS ET ASTRAGALES

Pareille au jour douteux qui, dans les cathédrales,

Tombe des vitraux peints sur le granit des dalles,

La blanche Vérité n'arrivait aux esprits

Qu'à travers la loi sainte et les dogmes écrits.

Crépuscule sans fin, baigné d'éclairs mystiques,

les choses prenaient des formes fantastiques !...

Mais l'homme manqua d'air, l'homme étouffa d'ennui.

Et, repoussant le dieu qui s'attachait à lui,

Du temple à deux battants ouvrit les portes sombres!...

Un flot bleu de soleil illumina les ombres,

Et. debout sur le seuil, jetant au loin ses yeux,

Il but à pleins poumons le vent libre des cieux !

Le monde bruissait comme un essaim d'abeilles,

L'avenir se levait dans des teintes vermeilles...

Il s'élança d'un bond vers les destins nouveaux ;

Là, préludant sans peur à ses rudes travaux,

Il brisa, pour toujours, les croyances bénies

Sous le marteau fatal des grandes ironies,

Et sa rébellion, comme un vent furieux,

Emporta dans l'oubli le dernier de ses dieux !

Pareil au noir mineur qui marche sous la terre,

L'homme accrocha sa lampe au fond de tout mystère,

LES FOSSILES 251

Et, pour trouver le mot du Fatum souverain,

Il fit passer le monde à son creuset d'airain;

Ses fourneaux où, la nuit, grinçaient des feux sonores,

Allumaient tout à coup de lugubres aurores,

Tandis qu'on entendait, dans l'ombre des cités,

Râler entre ses bras les éléments domptés !

Alors, sur ton sein nu posant sa main brutale,

Nature, il déchira ta robe virginale !

Sentinelle immobile au bord des deux profonds,

Épiant le chemin des astres vagabonds,

Du bout de son compas, sur les nocturnes voiles,

Comme des papillons il piqua les étoiles !

Puis, un jour qu'il rêvait, penché sur les flots verts,

Il crut voir dans la brume un second univers,

Et tira, tout joyeux, de la vague féconde

Son filet ruisselant s'était pris un monde !

Chaque heure eut sa conquête et son but glorieux :

La foudre le gênait, il l'arracha des cieux !

11 en fit la colombe aux messages fidèles,

Qui prit ses volontés sous le feu de ses ailes !

Le grand fleuve, oublieux des loisirs nonchalants,

Tourna sa meule lourde aux rouages sifflants;

252 FESTONS ET ASTRAGALES

Et la flamme rapide, à son char attelée, D'un hennissement clair éveillant la vallée, Plus loin que la montagne et que l'horizon bleu, Dans un nuage, épais l'emporta comme un dieu !

L'homme connut sa force, et, secouant ses chaînes. Poussa le cri joyeux des libertés humaines, S )us les débris du temple écrasa les pavois. Et pesant dans sa main la couronne des rois. Sur la poudre du sol que son sang a trempée, Il écrivit ses droits du bout de son épée, Et pour juger sa cause évoqua sans remords, Ainsi qu'un grand sénat, l'ombre des siècles morts ! 11 fut libre, il fut maître. 0 misère! 6 démence! Cercle mystérieux qui toujours recommence ! Voilà que, maintenant, vieillard au front pâli, Dans la satiété de son œuvre accompli, Ployé sous le fardeau de ses six mille années,"' Il s'arrête, inquiet, au bord des destinées !.... Sa raison l'épouvante et sa croyance a fui ! Suus le soleil qui baisse il marche sans appui,

LES FOSSILES !

Et son âme débile, l'espérance est morte,

Comme un vaisseau perdu Hotte au vent qui l'emporte !

Seul, le sage est debout, au seuil de sa maison,

Et d'un long regard triste il cherche à l'horizon,

S'il ne voit pas venir, du côté de la terre,

Le dernier ouragan plein du dernier tonnerre !

Déjà, sentant le jour de ses couvulsions,

Le vieux chaos mugit sous les créations;

La nature en travail écume dans sa chaîne,

Et le vent inconnu qui souffle de la plaine,

Comme ce cri d'adieu que l'Egypte rêva,

Passe sur les cités, disant : « L'homme s'en va!... »

C'est le commencement de la grande agonie ! Mourons! les temps sont clos et la tâche est finie ! Montez tous à la fois, océans irrités ! Astres, détachez-vous des deux épouvantés ! Et vous, formes de l'être, à jamais disparues, Gigantesques débris que heurtaient les charrues, Pressez-vous sous la terre, et dans vos lits poudreux Faites nous une place, ô frères monstrueux !...

"254- FESTONS ET ASTRAGALE?

VI

Tout ce qui fut la terre a disparu dans l'onde;

Les grands flots ont roulé sur le sommet des monts,

Et le vieux lit des mers, germe un autre monde.

Sous le soleil nouveau sèche ses noirs limons.

Des peuples qui vivaient les clameurs sont éteintes ; Un bruit mystérieux frissonne dans les airs; L'éternel océan, de ses molles étreintes, Caresse le berceau du naissant univers*

LES FOSSILES 255

Près de la tombe immense dort la race humaine, Cherchant dans les débris un nid pour ses amours, La nature s'éveille, impassible et sereine, Et le temps sans pitié recommence les jours !

Comme un grand nénufar, le soleil immobile Sur les vagues de l'air entr'ouvre sa beauté, Et son calice d'or fait, dans l'azur tranquille, Tomber la transparence et la sérénité.

La lumière, en tous lieux, semble une eau qui circule, Les contours sont noyés dans les rayonnements, Et le jour sans nuage est comme un crépuscule, A force de splendeurs et d'éblouissements.

Sur le monde enivré glisse une haleine chaude ; On dirait qu'on entend, au réveil matinal, Quand les bois font vibrer leurs feuilles d'émeraude* Sonner joyeusement des notes de cristal.

256 FESTONS ET ASTRAGALES

L'escarboucle flamboie aux crêtes des collines, De rubis empourprés les vallons sont couverts ! La brise, en balayant le sable des ravines, D'or et de diamants poudre les gazons verts.

Le fleuve diaphane, boivent les gazelles, Comme un souffle subtil effleure les roseaux, Et son lit de topaze, aux blondes étincelles, Semble un feu pétillant qui brûle sous les eaux.

0 splendide univers qu'ont rêvé les vieux âges î Le monde a fait un pas, tout ensemble a monté, L'être, comme un oiseau, plus libre dans ses cages, Jette au soleil levant un cri de volupté !...

L'arbre frémit d'amour sous son écorce grise ;

La sève a, comme un sang, des battements joyeux ;

Et répétant le mot apporté par la brise,

Les feuillages émus chuchotent dans les cieux.

LES FOSSILES

Des prés, -des ruisseaux clairs, des corolles écloses Les arômes flottants s'échappent à la fois ; Dans les parfums épais monte l'âme des choses, L'air s'emplit de rumeurs et de confuses voix;

Entr' ouvrant leurs yeux d'or, mille fleurs éveillées Regardent doucement à travers les buissons, Pendant que les oiseaux, sous les branches mouillées, Pour le maître attendu commencent leurs chansons.

Il vient dans la lumière ! il vient dans l'harmonie A l'horizon lointain sa grande ombre a passé ! Et, le sentant venir, la terre rajeunie Tremble comme la vierge au bruit du fiancé !

Il bondit sur les monts, tel qu'un chamois rapide, Il nage dans l'azur, aux grands aigles mêlé, Il marche au fond du fleuve, et sa forme splendide Luit à travers les flots comme un ciel étoile.

-258 FESTONS ET ASTRAGALES

Son front calme est pareil à la mer sans tempête; Un son mélodieux de ses lèvres a fui, Et, comme la crinière ardente des comètes, Ses cheveux flambovants traînent derrière lui.

Sur ton aile, ô désir, il franchit la distance ; Un regard de ses yeux perce l'immensité;

Il a l'instinct sublime et la sagesse immense, Sa force est dans sa grâce et dans sa volonté.

A l'être universel il va trempant sa vie ! Ses sens multipliés font son esprit meilleur, Et le débordement de son âme ravie Retourne, en flots d'amour, au monde extérieur,

O terre, il a compris tes clameurs éternelles. Il sait quels mots profonds tu caches ici-bas, Sous ce langage obscur des choses naturelles Qu'avec ses sens grossiers l'homme n'entendait pas.

LES FOSSILES 259

Il marche, comme un roi, par les belles campagnes, Montre aux daims haletants les ruisseaux écartés, Fait un signe à l'abeille, ou va sur les montagnes Calmer le grand combat des lions irrités.

Il a pour compagnons des animaux superbes Qui, sur les sables fins, suivent ses pas aimés, Et la petite fleur se hausse dans les herbes, Pour lui dire en passant ses rêves embaumés.

Le monde est son ami, n'étant pas son esclave ;

Des éléments jaloux la colère s'endort ;

Sur le cratère obscur glapissait la lave,

Des essaims bourdonnants tournent en cercles d'or.

Les troupeaux, répandus dans les grands pâturages Du maître inassouvi, ne craignent plus la faim ; Seul le souffle du soir, agitant les feuillages, Fait tomber les fruits mûrs aux gazons du chemin.

260 FESTONS ET ASTRAGALES

De lumière et d'amour la vie est altérée : Joyeuse, elle s'assoit à son banquet vermeil, Et dans le bleu saphir de la coupe éthérée Boit, comme un miel divin, les rayons du soleil

Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence ! Forme supérieure, le Dieu peut tenir ! Anneau mystérieux de cette chaîne immense Oui va du monde antique aux siècles à venir.

A toi les grands secrets qui, dans l'ombre et le vide, Échappaient, comme un rêve, a l'homme épouvanté. A toi les doux pensers glissant au front limpide, Comme des cygnes blancs sur un lac argenté.

A toi les bois touffus, les coteaux, les vallées,

Et tout ce qu'on regrette avec de vains efforts,

Lorsque le souvenir des heures écoulées,

A travers les tombeaux, filtre au cœur froid des morts.

LES FOSSILES' "2GI

Ce n'est pas le vent seul, quand montent les marées, Qui se lamente ainsi dans les goëmons verts... C'est l'éternel sanglot des races éplorées ! C'est la plainte de l'homme englouti sous les mers !

Écoute ces clameurs de l'océan sans bornes Qui raconte à la nuit ses épouvantements ; Tu frémiras un jour, quand, sur les grèves mornes, La vague apportera nos pâles ossements.

Ces débris ont vécu dans la lumière blonde. Avant toi, sur la terre, ils ont marqué leurs pas. Contemple avec effroi ce qui reste d'un monde, Et d'un pied dédaigneux ne les repousse pas!

C'était le peuple ardent, la race échevelée Qui lançait son désir à l'assaut de tes droits. Pour atteindre d'avance a ta sphère étoilée, Nos cœurs impatients brisaient nos corps étroits.

26L'

FESTONS ET ASTRAGALES

Nous les voulions aussi, tes destins magnifiques! Pour loger ton bonheur, ô frère glorieux. Le penseur a bâti des cités pacifiques, Le poète a rêvé des îlots merveilleux.

Ils allaient réveillant les âmes assoupies, Ils montraient de la main l'horizon souhaité, Et sous le manteau d'or des saintes utopies Le monde à son déclin couvrait sa nudité !

Ils ont bu la ciguë et vidé les calices, Sur le gibet infâme on a cloué leurs chairs; Mais ils te souriaient au milieu des supplices, Et sont morts l'œil fixé sur ton calme univers !

Ne les méprise pas ! les destins inflexibles

Ont posé la limite à tes pas mesurés :

Vers le rayonnement des choses impossibles

Tu tendras, comme nous, des bras désespérés.

LES FOSSILES 263

Ne les méprise pas ! tu connaîtras toi-même, Sous ce soleil plus large étalé dans tes cieux, Ce qu'il faut de douleur pour crier un blasphème, Et ce qu'il faut d'amour pour pardonner aux dieux !

Tu n'es pas le dernier ! d'autres viennent encore Qui te succéderont dans l'immense avenir! Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l'aurore, Jusqu'au temps inconnu qui ne doit pas finir.

Et quand tu tomberas sous le poids des années, L'être renouvelé par l'implacable loi, Prêt à partir lui-même au vent des destinées, Se dressera plus fort et plus brillant que toi !

FIN

TABLE

Candaulc .... Clair de lune. . . La terre et les étoiles. Les rois du monde . A une petite fille élevée

Intérieur

Puberté

ISéera

Printemps . . Chanson d'amoui . . Flux et reflux. . .

La louve

Kuchiuk-IIanem . . La vierge de Sunam. Quand vous m'avez quille

iord

de

pages

1 3 11 16 '23 23 31 23 35 37 39 61 ho 60

266 TABLE

L'hallali 57

A une femme 59

J'aimai, qui n'aima pas ? 61

Au temps que j "étais pur. .... 65

Double incendie 71

Sav2z-vous pas ? 73

La plainte d'une momie 77

A Maxime J)u Camp. 85

A Pradier 89

Sur un Bacchus de Lydie placé en face d'une statue de Flore. . 95

Berceau 99

Les flambeaux 103

Le danseur Batbylle 107

Vesper 111

Cigognes et turbots. 113

A un enfant ..... . . 117

Au un jeune homme. ... 119

Tcu-Tsong . - .... 121

Le barbier de Pékin 125

Le dieu de la porcelaine .... 131

Le lion 135

A Mathurin Régnier 139

Le secret 143

Bucolique . 145

Le galet 147

La chanson du marchand de mouron Ii9

Le crapaud 153

Marée montante 155

L'esprit des fleurs 16^

Les raisins au clair ne lune 165

Les larmes de la vigne 167

Chatterie 171

Portrait 173

À R*** 175

A X 177

TABLE 267

Le laboureur 179

Mars 183

Jour sans soleil 3 85

A M. Uogenson 187

L'îlot 193

Chronique du printemps 193

La dernière chanson 199

Démolitions 203

Yestigia flamma- 207

Ceux qui viennent 209

Le poëte aux étoiles 213

Les fossiles 219

©ttaviens?*

205

La Bibliothèque Université d'Ottawa

Échéance

The Library

University of Ottawa

Date due

a 3 900 3 0025 i'557^b

CE PC 2193 •B63P6 1859 COO BOUILHET, ACC# 1220698

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