'iffê POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE COLLECTION HISTORIQUE DES GR.4SDS PHILOSOPHES POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE PAR Paul TANNERY DE THALES A EMPEDOCLE PARIS Ancienne Librairie Germer-Baillière et GLc FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1887 <*,. I /l //J 7*44 PRÉFACE Il y a dix ans que ce livre est commencé; j'en ai poursuivi le rêve au milieu des occupations d'un métier qui ne le favorisait guère, et, en même temps, je me laissais aller à consacrer de plus en plus mes loisirs à des recherches spéciales touchant l'histoire des mathé- matiques. Aussi n'aurais-je jamais terminé ce volume, entrepris sur les origines de la science en général, si, d'un côté, la bienveillante hospitalité de la Revue philosophique ne m'avait permis de publier, par frag- ments, la majeure partie de mes idées à ce sujet, au fur et à mesure que je les coordonnais, si, d'autre part, je n'avais été soutenu par l'appui dévoué, par les infati- gables encouragements de celle qui est désormais la chère compagne de ma vie. Elle s'est sacrifiée à cette œuvre; c'est bien à elle que mon livre est dû, et je voudrais qu'il pût être plus complètement digne d'elle. L'approbation qu'ont donnée à mes articles de la Revue les juges dont j'estime surtout le suffrage, tant à l'étranger qu'en France, devrait peut-être me rassurer complètement, sinon sur le sort qui attend mon ouvrage. VI PRKl ki l • du moins sur sa valeur véritable. Car en le remaniant et l'augmentant, j'ai la conscience de l'avoir sérieusement amélioré dans le détail, tandis que je crois, d'autre part, être parvenu à lui donner une réelle unité organique. Biais, dans li ^ parties complètement inédites de mon travail, il en est une dont le but pourrait être méconnu el qui réclame dès lors quelques explications. Il ô'agit de la traduction que j'ai donnée, d'une part, des fragments qui nous restent des premiers philosophes grecs, de l'autre, des textes relatifs à leurs opinions physiques. J'ai voulu donner une idée de l'ensemble de ces textes et de ces fragments à ceux qui, tout en pouvant s'y intéresser, les ignorent et ne se trouvent pas en mesure de les étudier dans les éditions critiques et les commentaires spéciaux. Loin de prétendre remplacer, en quoi que ce soit, ces éditions ou ces commentaires, pour bien marquer, au contraire, que je regarde comme indispensable d'y recourir pour toute question de détail, je me suis borné à rendre le plus fidèlement possible les textes que j'ai suivis, sans essayer d'en pallier les obscurités et sans m'arreter aux incertitudes qu'ils pré- sentent. Telle est la tâche que j'ai voulu accomplir, la jugeant utile, parce que j'écris en France, où l'érudition philolo- gique n'est que trop rare; mais c'est l'étude de travaux analogues sur les mathématiques anciennes qui m'a fait sentir à moi-mômé la nécessité «le la philologie el m'a finalement cou. luit ;'i m'en occuper dans une mesure «le plus en plus large, si je puis â mon tour lui gagner, sur ■ m autre terrain, un seul adepte nouveau, je ne ci. fcvoir perdu ma peine. PRÉFACE. VII Quant aux difficultés que j'ai eu à surmonter, elles sont bien connues de tous les juges compétents, et je n'ai pas à y insister; mais peut-être serais-je plus satisfait moi-même des traductions contenues dans ce volume, si je n'avais pas dû en poursuivre le travail bien loin de Paris, où je l'avais conçu et longuement médité. Paul TANNERY, Directeur des Tabacs de Lot-et-Garonne. Tonneins, le 7 juin 1887. POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE INTRODUCTION 1. J'appelle proprement science hellène celle qui naquit et grandit dans les pays de langue grecque, pendant la période d'environ trois siècles qu'embrasse leur histoire, depuis l'époque où finissent les âges légendaires jusqu'à celle où les conquêtes d'Alexandre agrandissent démesurément le domaine de l'hellénisme et provoquent, dès lors, sa complète transformation. Cette période, qu'au reste il serait vain de vouloir limiter entre des dates précises, présente, en effet, des caractères aussi nettement tranchés pour l'histoire scientifique, que pour l'histoire politique, littéraire ou philosophique. Lorsqu'elle s'ouvre, il n'y a encore ni science ni même aucune idée de ce que peut ou doit être la science; lorsqu'elle se ferme, deux immortels monuments sont debout, deux modèles devant lesquels toute l'antiquité s'inclinera désormais : les œuvres d'Hippocrate pour la médecine ; celles d'Aristote pour toutes les sciences physiques et naturelles, bien plus, pour l'universalité des connaissances théoriques, les mathé- matiques mises à part. Au même temps, et ce n'est pas une des moindres raisons pour clore cette période, deux disciples d'Aristote, Théophraste et Eudème, écrivaient pour la première fois des histoires des sciences, en sorte que les renseignements que nous possédons sur les 1 2 POUR L HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE. précurseurs, soif de leur maître, soit des grands mathématiciens je suivant, proviennent surtout de ces ouvrages historiques, malheureusement perdus. Dès lors, les règles de critique à appliquer pour la restitution des travaux de tous ces penseurs présentent une singulière uniformité, tandis qu'on doit les modifier pour les temps postérieurs, soit parce que les sources n'offrent plus le même caractère, soit parce que les concepts élucidés par Aristote ont désormais acquis une forme et une précision qu'on doit leur dénier auparavant. 2. J'ai parlé des grands mathématiciens de l'âge suivant, c'est-à-dire de la période alexandrine, à laquelle on peut, comme à la précédente, assigner une durée d'environ trois siècles, celle de la dynastie des Ptolémées en Egypte. Si, en effet, cette période est aussi bien délimitée, pour la politique et la littérature, que l'âge hellène proprement dit, elle est surtout remarquable, au point de vue scientifique, par l'apparition des plus grands géomètres de l'antiquité, comme aussi par cette circonstance que les écrits de science qui en subsistent encore, sont exclusivement mathé- matiques. Au contraire, de l'âge antérieur, il nous reste à peine un seul fragment géométrique (1). Mais nous ne devons pas nous y tromper; les sciences abstraites avaient, dès lors, grandi autant et plus que les sciences naturelles, et la vérité est que les théories exposées dans les ouvrages d'Euclide et d'Apollonius qui subsistent encore en grec, leur sont en réalité bien antérieures. Seulement, les perfectionnements apportés à ces théories, soit dans le tond, soit dans la forme, ont fait oublier, et cela de très bonne heure, tous les traités précédents sur la matière, quelle qu'en ait pu être la valeur. Le développement des mathématiques pendant l'âge hellène fut précisément assez considérable pour les constituer en spécialité et pour obliger désormais ceux qui voulurent les faire progrès^, r, à s'y consacrer exclusivement. Au ive siècle avant notre ère, Eudoxe de Çnide, lli'>nnel : si Eudoxe est le type du sopliixtc accompli, •lui cfHippocrate de Chics sur la sjuadrature des Inouïes, i ni. m.', pai Simplicius. (Voir Le texte que j';ti donné; M '" Soi Sciences pAys. sJ naUde r> ■ ... p. 179487; l« INTRODUCTION. 3 l'universalité des connaissances et des capacités est, encore de son temps, une prétention assez commune. Aux siècles suivants, rien de semblable : les géomètres se renferment dans leur science pure, ou n'en sortent que pour étudier les applications, à la mécanique par exemple, comme Archimède ou Héron. Les écrits scientifiques qui nous restent de la période alexan- drine, sont, d'ailleurs, loin de nous donner la mesure de l'activité intellectuelle dont ils témoignent. Non seulement la géométrie s'éleva, dans des ouvrages dont beaucoup sont perdus, au moins en grec, à une hauteur qu'il est aujourd'hui difficile d'apprécier exactement, mais qui, en tout cas, excite un juste étonnement; les autres domaines' se rattachant aux mathématiques furent l'objet de travaux considérables. C'est ainsi qu'Ératosthène assure à la géographie un fondement scientifique; qu'Hipparque donne à l'astronomie ancienne sa forme définitive. Toutefois, ces génies créateurs subirent à leur tour le sort des géomètres de l'âge hellène : Strabon et Ptolémée ont fait oublier leurs œuvres. En revanche, du côté de la physique et de l'histoire naturelle, la science alexandrine n'accomplit aucun progrès réel; si la médecine reste en honneur, les recherches théoriques s'arrêtent et l'œuvre d'Aristote semble suffire à la curiosité. Il y a deux raisons à ce fait singulier. D'une part, les connaissances acquises ne sont pas encore telles qu'il puisse, comme pour la médecine ou les mathématiques, se constituer des sciences indépendantes, exclusivement cultivées pour elles-mêmes; or, comme désormais la philosophie est devenue un objet d'enseignement régulier, la physique n'en sera plus qu'une partie subordonnée, après avoir fourni, jusqu'à Platon, les questions prédominantes dans les préoccupations des penseurs. Désormais, la logique et l'éthique ont passé au premier plan. Mais ce n'est pas là la seule condition défavorable. Après Aristote, l'idéal de la vie théorétique, la science pour la science, s'évanouit devant les tendances pratiques des nouvelles écoles qui surgissent et se disputent la direction morale de la civilisation hellène. Épicuriens et stoïciens feront bien de la physique et même beaucoup; mais la position que prennent les premiers, — l'indifférence vis-à-vis des diverses explications compatibles avec une hypothèse a priori générale, — est la négation même de la possibilité de tout progrès scientifique; quant aux seconds, c'est le principe même de leur doctrine qui est hostile à la science. Ils \ POUR LHISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE. s'en occuperont, mais seulement pour satisfaire aux nécessités de renseignement, pour ne pas rester, à cet égard, en arrière des autres écoles. (Test à eux surtout qu'Aristote suffit, quand ils ne remontent pas jusqu'à Heraclite: au moins l'école d'Épicure nous a-t-elle légué l'admirable poème de Lucrèce; du Portique, il ne nous est parvenu, pour la science, que des fragments sans impor- tance et, sans doute, le reste méritait assez l'oubli qui l'a recouvert. 3. A la suite des armées d'Alexandre, l'hellénisme a conquis l'Orient; il y multiplie les centres de culture intellectuelle; Alexandrie, Rhodes, Pergame font pâlir l'éclat de l'antique cité de Minerve; mais cette brillante civilisation ne peut s'asseoir sur des institutions politiques communes et conformes à son génie. Peu à peu, elle perd son indépendance et doit se plier à la suprématie romaine; lorsque l'Egypte des Ptolémées succombe à son tour, lorsque Auguste fonde l'empire, une troisième période s'ouvre qu'on peut appeler gréco-romaine. A son tour, elle embrasse, elle aussi, trois siècles en nombre rond, jusqu'à la révolution politique et religieuse accomplie par Constantin; alors l'Orient hellénisé retrouve, de fait, son indépen- dance, mais en gardant l'unité d'un régime politique traditionnel. Le nouvel empire, ainsi constitué, reprend une vitalité qui désor- mais fait défaut à l'Occident latin ; malgré les assauts des Barbares, il défendra son intégrité jusqu'à l'invasion arabe, pendant trois siècles encore, et, quoique ensuite amoindri de plus eu plus, il prolongera son existence sénile jusqu'à L'aurore des temps modernes. Mais il faut au plus tard clore l'histoire de la science antique au moment où l'islamisme s'empare de la cité qui, depuis sa fondation par Alexandre, avait toujours été le plus actif foyer «le cette science. Et cependant il avait déjà cessé d'éclairer le monde, tourné vers un autre pôle, avide d'une autre lumière. Encore assez vivace au îv siècle, l'hellénisme avait fourni pour son existence, contre la nouvelle religion, contre les institutions et les mœurs trans- formées, une lutte aussi longue qu'honorable; vers le milieu du scie, ses derniers représentants s'éteignaient et ne léguaient à leurs disciples, désormais tous chrétiens, que des enseignements inféconds, fille de l'hellénisme, la science antique en pal le sert; la nouvelle société né voulait qu'une science chrétienne, et elle s'enferma dans la théolog INTRODUCTION. 5 4. Le nom de période gréco-romaine, donné à l'âge mûr de la science antique, se réfère à l'état politique de ce temps, plutôt qu'à une influence directe des Romains. La Grèce conquise avait, comme on sait, fait à son tour la conquête de ses farouches vainqueurs; de bonne heure ils s'étaient mis à son école pour lui emprunter ses arts, sa littérature, sa philosophie et ses sciences ; ce mouvement nous a valu des poèmes immortels et aussi cette curieuse Histoire naturelle de Pline, que son auteur rêvait, sans doute, d'égaler à l'œuvre d'Aristote, mais dont il n'a pu faire qu'une immense compilation, souvent précieuse pour nous, souvent aussi bien peu utilisable, par suite du défaut d'indication précise des sources. Mais cet effort vers la science avorta bientôt et les Romains ne parvinrent même pas à se donner une littérature philosophique. Après un siècle de lutte, l'hellénisme étouffa, chez ses disciples, toute tentative de rivalité. Marc-Aurèle écrit en grec ses Pensées; l'âge des Antonins est celui de Ptolémée et de Galien ; c'est là le point culminant de la science gréco-romaine, qui cependant, vers la fin du siècle suivant, nous présente encore Diophante et Pappus. Ces noms montrent assez que les mathématiques et la médecine se maintiennent à la hauteur atteinte par la science alexandrine; d'importants travaux de coordination sont accomplis. Toutefois, le génie créateur fait défaut et l'on cherche plutôt à reprendre et à refondre ce qui a déjà été élaboré, que l'on ne s'efforce de réaliser de nouveaux progrès. Cet état stationnaire est le symptôme de la décadence prochaine, qui ne s'accusera que trop tôt. Quant aux sciences naturelles, la situation antérieure ne s'amé- liore pas; ce qui est plus digne de remarque, c'est la vicissitude que subit la philosophie. Vers le commencement de la période gréco-romaine, le stoïcisme avait acquis, sur les autres écoles, une prééminence marquée ; dès lors, son influence grandit de plus en plus et arrive à son apogée sous les Antonins. Après eux, il disparaît subitement; les écoles qu'il avait si longtemps combattues, ne lui survivent pas; l'hellénisme semble sentir le besoin de concentrer ses forces contre le flot montant du christianisme ; Plotin et ses disciples immédiats occupent la scène du 111e siècle et, après eux, il n'y aura plus qu'une seule philosophie hellène. Pour se rendre un compte exact des raisons de cette vicissitude, il faut remarquer que le véritable mouvement stoïcien, celui qui a b POUR L HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE. trouvé sa plus pure expression dans Épictète, recouvrait, au fond. un mouvement politique; c'était, en réalité, la lutte de l'hellénisme sous sa forme la plus noble, adoptée par ce qu'il y avait de meilleur dans l'aristocratie romaine, contre les traditions violentes du césarisme. Mais, une fois vainqueur avec les Antonins, le stoïcisme se trouva impuissant devant la tache immense qui s'imposait à lui ; la conscience et l'aveu de cette impuissance éclatent dans le beau livre de Marc-Aurèle; après sa mort, un effondrement du système était inévitable. En dehors de la scène politique, le mouvement intellectuel avait déjà sourdement préparé l'avènement du syncrétisme plotinien. Dès la fin de la période alexandrine, le stoïcisme avait lui-même subi une première évolution momentanée, grâce à laquelle précisé- ment la prééminence lui avait été assurée. Sous l'influence surtout de Panétius et de Posidonius, il était sorti de la voie étroite où l'avaient engagé ses fondateurs jusqu'à Chrysippe; il s'était ouvert à d'autres enseignements et avait pris un caractère éclectique se prêtant à tous les compromis de théorie, sauf avec les épicuriens. Ceux-ci furent mis au ban de la philosophie; mais, en exceptant d'ailleurs aussi les sceptiques, qui se perpétuèrent en une école fermée, surtout recrutée parmi les médecins, les autres sectes n'échappèrent point à ce mouvement qui tendait à effacer leur réelle distinction. Désormais, il n'y a plus de succession légitime, de chefs d'école reconnus, et tandis que maintenant les vrais stoïciens vont se désintéresser de plus en plus des spéculations étrangères à la morale, la foule des penseurs qu'ils n'entraînent pas à leur suite, se retourne vers les anciens maîtres, Pythagore, Platon, Aristote. C'est là, au reste, un mouvement analogue à celui qui pousse les mathématiciens de la même période, et qui leur fait essayer de reprendre et de coordonner les travaux antérieurs. Mais, quels que soient les noms dont puissent s'affubler les philosophes suivant leurs préférences particulières ou la nature spéciale de leurs études, ils ne peuvent cependant faire revivre l<\s anciennes écoles ni retrouver l'esprit des siècles disparus. Ils sont de leur temps et leurs efforts ne peuvent aboutir qu'à la constitution d'un vaste syncrétisme où tous les grands génies hellènes seront représentés comme ayant, à de très minces différences pies, partagé les mêmes opinions et jeté les fondements d'une seule et même doctrine. Dès l'aurore de la période grëcoiroinaine, le mol d'éclectisme INTRODUCTION. 7 est formulé; mais dès auparavant la tendance qu'il indique se prononçait des côtés les plus divers. Or, à ce mouvement, l'ancien stoïcisme surtout devait perdre, tout compte fait : sa logique n'est plus sérieusement défendue et disparaît devant celle d'Aristote; celui-ci, depuis Andronicus, gagne de plus en plus ; le grandiose monument scientifique qu'il a élevé, est unanimement apprécié à sa haute valeur. Toutefois, Platon reste le Maître par excellence, quoique de nombreux adeptes des doctrines propagées sous le nom de Pythagore, dans des écrits plus ou moins apocryphes, essaient d'élever au même niveau la gloire légendaire du mystique Samien. Qu'un homme de génie vienne maintenant, à l'heure propice, donner une formule définitive à ce syncrétisme inconsciemment préparé, une nouvelle philosophie sera fondée (*) et elle ralliera nécessairement toutes les forces vives de l'hellénisme, après la banqueroute du stoïcisme officiel. Mais cette profonde et remar- quable transformation n'en sera pas moins insuffisante pour empêcher le triomphe politique du christianisme et l'ouverture d'une ère nouvelle. 5. Si, pour désigner cette nouvelle période, de Constantin à Héraclius, on cherche un autre terme que celui de décadence, qui est le vrai, on ne pourrait, je crois, mieux la qualifier qu'en disant : l'âge des commentateurs. Commenter et compiler pour commenter, ce semble, en effet, être le seul but des travailleurs de ce temps, soit en sciences, soit en philosophie. Sans doute, ils ne sont pas les premiers à se livrer à l'interprétation des vieux maîtres; ils ne font que suivre l'impulsion de l'époque précédente; mais désormais toute originalité fait défaut, la pure servilité s'introduit. Les matières de l'enseignement ont pris un caractère traditionnel; on ne peut plus sortir d'un cadre de plus en plus restreint. Ce cadre, les anciens maîtres l'ont rempli et l'on déses- père de dire mieux qu'eux; il s'agit seulement d'expliquer et de faire bien comprendre ce qu'ils ont dit. Mathématiques ou philosophie, que ce soit Théon d'Alexandrie (!) Le nom d'école d'Alexandrie, qu'on applique d'ordinaire à cette philo- sophie, est assez peu justifié, en ce qui la concerne, et devrait être réservé pour les littérateurs et savants contemporains des Ptolémées. Quelle qu'ait été l'origine d'Ammonius Saccas et de Plotin, les plus illustres représentants de la nouvelle doctrine ont vécu de fait, soit à Rome, soit à Athènes, et l'Egypte n'en a jamais été le centre véritable. 8 POUR l. HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE. ou Eutocius, que ce soit Jamblique ou Proçlus, SimpKcius, Philopon ou Olympiodore (*), l'impression générale que pro- (luisent leurs écrits est toujours la même; le but est d'enseigner une science existante (et qui se perd de plus en plus), non de !;» perfectionner ni de l'étendre. Il serait injuste de ne pas mentionner pour la même période, en regard de cette appréciation sommaire : des travaux médicaux d'une certaine importance (l'utilité de l'art d'Hippocrate main- tenait mieux le niveau de son étude, tandis que baissait celui des sciences théoriques); l'école d'ingénieurs qui se rendit célèbre sous Justinien ; enfin et surtout l'apparition de ces curieux écrits chimiques qu'un maître de la science moderne tire aujourd'hui d'un long oubli. Mais s'il y a là l'indice d'une certaine activité intellectuelle, cherchant à sortir du cadre consacré par la tradition et à répondre à de nouveaux besoins ou à de nouveaux désirs de l'humanité, cette activité ne fut pas assez puissante pour créer un nouveau courant scientifique, ni pour modifier réellement le caractère général de cette ère de décadence. 6. Ainsi l'histoire de la science antique se partage naturellement entre quatre périodes, chacune d'environ trois siècles, et dont deux précèdent l'ère chrétienne, tandis que les deux autres la suivent. Nettement tranchées par le caractère des monuments scientifiques qu'elles nous ont légués, elles ne sont pas moins appropriées aux divisions de l'histoire politique ou de l'histoire philosophique; elles se prêtent enfin suffisamment à des distinctions analogues pour la littérature et les beaux-arts. En tout cas, quelle que soit celle de ces périodes que l'on se propose d'étudier au point de vue scientifique, il est essentiel de se former une idée précise des (*) Ces deux derniers noms, comme aussi l'existence du commentaire astronomique attribué à l'empereur Héraelius, expliqueront pourqui n'arrête pas, comme d'autres l'ont fait, l'histoire de la pensée antique a la fermeture de l'école d'Athènes par Justinien. En fait, Simplieius, dont les ouvrages sont historiquement si importants, écrivit après cette fermeture. Philopon est son contemporain, plutôt antérieur; Olympiodore, le commen- tateur de la Météorologie d'Aristote, écrivait après 565, Quelle qu'ait été* la religion de ces deux derniers auteurs, on ne peut faire autrement que 'l<' l<-s ranger à côté de Simplicius. Enfin Stéphanoa d'Alexandrie (voir la Conu tatio d'Usener, Bonn, 1880), appel.'* A Constantinople par Héraelius, forme la transition naturelle entre les demi» tntanta de la science antique el les premiers de la science byzantine, si toutefois cette dernière peut vraiment mériter le nom de science. INTRODUCTION. 9 caractères propres à chacune d'elles; car, d'un côté, il faut toujours se rendre un compte exact de l'état antérieur de la science et des conditions dans lesquelles elle a été transmise; il faut, d'autre part, pouvoir apprécier dans quel esprit ont été écrits les documents postérieurs. Je n'ai évidemment pas la prétention d'avoir marqué, dans la rapide esquisse qui précède, tous les traits essentiels et nécessaires à connaître; j'espère toutefois que les indications données suffiront pour faciliter l'intelligence des développements ultérieurs, auxquels me conduiront les discussions de détail amenées par le plan de cet ouvrage. Des quatre périodes que j'ai définies, la première est, sans contredit, celle qui a été, jusqu'à présent, l'objet des travaux les plus nombreux; c'est pourtant celle dont l'histoire reste toujours la plus obscure, et c'est à l'éclaircir, s'il est possible, c'est à rechercher et à appliquer de nouvelles méthodes de critique plus plausibles, que sont consacrées les études réunies dans ce volume. Je laisserai d'ailleurs de côté, en thèse générale, ce qui concerne, soit la médecine, soit la géométrie, qui veulent être traitées à part (*); je m'attacherai principalement à ce qui regarde la cosmologie, la physique générale et aussi l'astronomie, en tant du moins qu'elle se rattache au même ordre d'idées. 7. L'état d'imperfection relative où reste l'histoire des origines de ces sciences, ne tient pas seulement à l'insuffisance et à l'incertitude des documents que nous possédons sur cette période primitive; il a une autre raison dont il convient de se rendre compte. Les premiers penseurs grecs sont, de par la tradition, considérés comme philosophes; leurs opinions ont donc été étudiées surtout par les philosophes, et les historiens des sciences particulières ont, d'ordinaire, admis sans plus ample informé les conclusions formulées par les historiens philosophiques qui leur ont paru les mieux autorisés. (!) J'ai abordé un de ces deux sujets dans mon volume : la Géométrie grecque, comment son histoire nous est parvenue et ce que nous en savons. Paris, Gauthier-Yillars, 1887. — Je ne pourrai cependant guère éviter, dans celui-ci, pour caractériser la valeur scientifique de divers penseurs, de faire quelques excursions dans le domaine des mathématiques, ainsi que dans plusieurs autres, en dehors de celui que j'ai particulièrement cherché à étudier. 10 POUR L'HISTOIRE M. LA SCIENCE HELLÈNE. Il est cependant facile de reconnaître quels graves inconvénients présente, pour une claire intelligence du progrès scientifique à son début, la méthode naturellement adoptée par les philosophes pour la restitution des systèmes des premiers physiologues. En présence des fragments épars et des renseignements partiels que fournissent les auteurs anciens pour chaque physiologue en particulier, le philosophe cherchera, en effet, tout d'abord, à déga- ger l'idée métaphysique la plus importante; au besoin, il la formulera lui-même, sans trop s'inquiéter souvent s'il le fait en termes appartenant vraiment à la même époque. Il groupera ensuite, autour de cette idée -mère, les opinions qu'il regarde comme secondaires; il en établira, autant que faire se peut, la filia- tion logique et la dérivation successive; mais forcément il négligera ou citera seulement, à titre de curiosité, les thèses spéciales d'un caractère purement scientifique. Qu'on veuille bien ne pas s'y méprendre; je ne veux nullement m'attaquer à cette façon de comprendre l'histoire de la philosophie. A la vérité, si, comme tant d'autres choses, elle a ses abus, il ne faut pas vouloir les pallier; mais un philosophe de profession, Gustav Teichmûller, s'est déjà chargé avec assez de bonheur du soin de les mettre au jour; ses Etudes pour l'histoire des concepts montrent surtout, de la façon la plus nette, à quelles graves erreurs on se laisse entraîner quand on suppose, par exemple, chez tel penseur de l'âge hellène, telle notion qui n'a été élucidée que par Aristote. Toutefois, on doit reconnaître qu'appliquée avec les précautions nécessaires, la méthode que j'ai décrite et qui, en fait, a été inaugurée par le Stagirite lui-même, est la seule qui puisse vraiment répondre au but que se propose l'histoire de la philosophie. Si factices que puissent être les reconstructions ainsi obtenues du processus suivi par chaque penseur, leur ensemble correspond, en tout cas, à un enchaînement dialectique satisfaisant plus ou moins notre esprit, et d'après lequel nous voyons se dérouler le progrès métaphysique de la pensée humaine, qu'elle en ait ou non eu conscience. Seulement, et c'est là-dessus que je veux insister, on ne possède pas ainsi la vérité tout entière; on n'en contemple qu'une face restreinte, d'un point de vue tout spécial. L'histoire philosophique doit donc être complétée par l'histoire scientifique, et celle-ci, loin de s'appuyer sur la première, doit être établie directement et par une méthode entièrement opposée. INTRODUCTION. 11 8. Jusqu'à Platon, les penseurs hellènes, en presque totalité, ont été, non pas des philosophes, dans le sens qu'on donne aujourd'hui à ce nom, mais des physiologues, comme on disait, c'est-c.-dire des savants. Peu importe que leur science n'ait été qu'un tissu d'erreurs ou un échafaudage d'hypothèses inconsis- tantes ; l'erreur est le chemin de l'ignorance à la vérité, l'hypothèse, en tant qu'elle peut être vérifiée, est le moyen d'acquérir la certitude. L'histoire des origines de la science doit, avant tout, s'attacher à ces erreurs, scruter ces hypothèses des premiers temps ; elle a à démêler en quoi les unes ont servi au progrès, en quoi les autres l'ont entravé. Or, le noyau des systèmes des anciens physiologues n'a jamais été une idée métaphysique, mais bien la conception générale que chacun d'eux se formait du monde, d'après l'ensemble de ses connaissances particulières. C'est seulement de ces conceptions concrètes qu'ils ont pu s'élever aux abstractions, encore insolites alors, qui sont devenues depuis le domaine propre de la philosophie, tandis que les savants spéciaux s'en désintéressaient de plus en plus. Dès lors, pour reconstituer ce noyau, pour restituer cette conception générale, il faut évidemment faire passer en première ligne ces opinions spéciales sur les divers points de la physique, qui, dans l'histoire philosophique, sont au contraire mises au dernier rang et plus ou moins négligées ; ce sont ces opinions qu'il s'agit, avant tout, de rattacher entre elles et d'expliquer, si faire se peut, dans leur filiation historique. On voit que l'ordre d'idées à suivre est aussi contraire que possible à celui que réclame l'histoire philosophique. A quels résultats peut conduire l'application systématique de cette méthode, on le reconnaîtra dans les monographies particu- lières que renferme ce volume. Si imparfaits que puissent être encore ces premiers essais, j'ose dire qu'on ne peut espérer autrement mettre l'ordre et la clarté où régnaient la confusion et l'incertitude; mais surtout cette méthode conduit à reconnaître une unité singulière et un lien tout naturel entre des doctrines que l'on se plaît à considérer, du point de vue philosophique, comme discordantes et contradictoires. 9. Ces discordances et ces contradictions existent en effet sur le terrain métaphysique ; mais, en thèse générale, il s'agit de questions 12 pour l'histoire de la science hellène. qui, aux x « *i i x des physiélogueê antiques, n'avaient nullement la prépondérance qu'elles ont acquise plus tard. Ce ne sont donc pas les solutions qu'ils donnent à ces questions qui forment la caracté- ristique essentielle de leurs systèmes; j'aurais pu les laisser dans l'ombre, si je n'avais cru intéressant de rechercher comment elles se sont trouvées mêlées aux problèmes proprement scientifiques, sous quelles influences elles ont grandi et à la suite de quelle évolution elles sont parvenues à concentrer sur elles une part si considérable de l'activité intellectuelle. La plupart de ces questions sont telles, en fait, que la science ne peut s'en désintéresser absolument; quand elle ne recommence pas à les discuter dans une certaine mesure, c'est qu'elle n'ignore plus qu'elle peut, sans inconvénient, les préjuger dans un sens déterminé ou bien qu'elle n'a pas encore réuni assez d'éléments pour les aborder fructueusement. J'ai donc été conduit à tenir compte, pour chacun de ces problèmes, de l'importance qu'il me paraissait avoir aux yeux de la science moderne, comme aussi à préciser la position prise, en face d'eux, par cette dernière. Enfin, j'ai pu avoir à marquer la limite qui sépare le terrain scientifique du domaine de Y inconnaissable. Certes, les premiers pionniers de la pensée humaine ne pouvaient aucunement discerner cette limite, mais il importe de l'avoir présente sous les yeux, quand il s'agit, pour telle ou telle de leurs tentatives, d'en apprécier le caractère, soit vraiment scientifique, soit purement philoso- phique. Ainsi je ne me suis pas proposé seulement de réunir dans ce volume des matériaux pour l'histoire des origines de la science, j'ai voulu grossir ces matériaux d'appréciations théoriques, et aussi, dans une certaine mesure, donner une sorte de complément à l'histoire des origines de la philosophie. Quelle importance peut, à mes yeux, offrir ce complément, je crois l'avoir suffisamment indiqué. Il s'agit de mettre en lumière une autre face de la question, toute différente, sans toutefois faire oublier la première el la seule qui ait vraiment été bien considérée jusqu'à présent Plus tard peut-être, un esprit assez large, assez puissamment doué, pourra suflisamment s'élever pour embrasser, d'un seul point de vue, pendant cotte période créatrice, l'histoire de ta pensée humaine, avant l'époque où ses progrès mêmes l'obli- ii à distinguer et à séparer les divers champs ouverts activité. INTRODUCTION. 13 10. Avant de clore cette introduction, il me reste à donner quelques explications sur le plan que j'ai suivi. La forme de monographies, consacrées aux principaux penseurs dont j'avais à m'occuper, m'était imposée par la nécessité des reconstructions de système à opérer pour chacun d'eux; je ne me dissimule pas les graves inconvénients qu'entraînerait cette forme pour une véritable histoire des doctrines, à quel point elle peut masquer leur filiation ou, si l'on veut faire sentir celle-ci, à quelles fastidieuses répétitions on peut être obligé. Mais le temps ne me parait pas encore venu où l'on puisse essayer d'écrire réellement une pareille histoire; c'est surtout d'éclaircissements spéciaux, de discussions de détail que l'on a aujourd'hui besoin, l'unité de l'œuvre dut-elle en souffrir. Les lacunes qu'offre la liste des monographies ainsi réunies, sont assez frappantes pour qu'on reconnaisse immédiatement que je n'ai nullement prétendu être complet. En particulier, Pythagore n'a pas son chapitre spécial, quoique j'aie consacré à la détermination de ses connaissances et de ses opinions diverses études fragmentaires, dans lesquelles j'ai d'ailleurs formulé des conclusions nouvelles et importantes, au moins à mes yeux. Mais les documents relatifs à l'ancien pythagorisme sont tellement contradictoires et d'une authenticité tellement douteuse, que je n'ai pas, pour le moment, jugé à propos d'aller plus loin. Ce livre présentera déjà, je crois, assez de thèses nouvelles et partant sujettes à controverse, pour que je ne le grossisse pas encore d'autres qu'il me serait impossible d'appuyer suffisamment et surtout sur lesquelles je n'ai pu me former pour moi-même une opinion bien plausible. Quant à me borner à répéter ce qui a été déjà dit et que l'on trouve partout, cela sans doute était inutile; j'avais, sur d'autres sujets, assez d'autres emprunts à faire à des travaux encore insuffisamment connus en France et dont l'analyse, je l'espère du moins, offrira d'autant plus d'intérêt qu'elle pouvait être moins attendue (1). (!) Il s'agit : 1° des deux premiers chapitres, dont je vais parler maintenant, sur les doxographes grecs et sur la chronologie des physiologues, chapitres dont le fonds est emprunté à H. Diels; 2° des monographies d'Anaximandre et d'Heraclite, tirées en grande partie des ouvrages de G. Teichmùller. — Je n'ai pas à faire l'éloge de ces illustres savants dont l'amitié m'honore d'autant plus qu'elle est venue me chercher; mais, en tous cas, sur les points qu'ils avaient touchés, je ne pouvais songer à être original. 1 | POUR l'histoire de la science hellène. 11. Au lieu de suivre l'ordre par écoles, suivant la tradition de l'histoire philosophique, j'ai cherché à suivre l'ordre des temps, le seul qui puisse faire apprécier la succession des progrès scientifi- ques et la transmission des découvertes. Même au point de vue philosophique, cet ordre ne présente d'ailleurs aucun inconvénient pour une époque où l'enseignement d'école n'a guère existé, de fait, en dehors des pythagoriens, d'autant que l'évolution qu'ont pu subir les doctrines de ces derniers nous est, pour ainsi dire, absolument inconnue. Mais la chronologie des philosophes de l'âge hellène présente des difficultés considérables et souvent de graves incertitudes. J'ai donc été amené à la discuter dans un chapitre particulier, dont je puis dès maintenant énoncer la conclusion générale; c'est que, sur cette question, les anciens n'avaient guère de documents sérieux que nous ne connaissions d'ailleurs; que la tradition la mieux assurée est, en réalité, passablement incertaine; que dès lors, là où elle prête à l'indécision, on doit se former une opinion d'après les indices fournis par la comparaison des doctrines. 12. Un autre chapitre, dont l'objet est également général, pré- cède aussi les monographies particulières et suit l'introduction. S'il y a, en effet, une question préalable à résoudre, c'est celle qui concerne la valeur des sources utilisées pour ces monographies, alors que les ouvrages des physiologues sont perdus sans exception. Ces sources sont d'une double nature : en premier lieu, nous possédons des fragments, tantôt très minimes, tantôt, au contraire, vraiment considérables. Ils nous ont été conservés d'ordinaire, soit par des polygraphes, soit par des commentateurs, appartenant, les uns et les autres, soit à la période gréco-romaine, soit à l'âge de décadence. En dehors des questions que peut soulever l'authenticité de ces fragments, il convient de remarquer qu'en thèse générale, ils ne peuvent guère être isolés du texte de l'écrivain qui les a conservés et qui, d'ordinaire, détermine d'une certaine façon leur signification souvent obscure. Dès lors, on est appelé à se demander si l'ouvrage cité existait encore réellement au moment de la i cita- tion, s'il a été lu en entier par l'autour qui file, .mi sorte que 08 dernier se soit bien pénétré des doctrines antiques, ou si, au contraire, il ne transcrit que de seconde main, soil sur des pta insuffisants, suit sur quoique autre écrivain, lui-même plus ou moins sujet à caution. INTRODUCTION. 15 Ces questions ne peuvent évidemment être débattues qu'en détail, sur chaque cas particulier, et malheureusement elles ne sont guère susceptibles en général, dans l'état actuel de nos connaissances, de recevoir une solution assurée. Rien ne serait, par exemple, plus intéressant que de connaître avec précision jusqu'à quelle époque se sont conservés dans leur intégrité les ouvrages d'Heraclite ou d'Empédocle ; mais il nous faut, là-dessus, avouer notre ignorance. Toutefois, plus on pénétrera dans l'in- connu que nous offre encore l'histoire de l'antiquité, plus on sera porté, je crois, à admettre qu'une citation, surtout faite par un auteur de la décadence, ne doit nullement faire préjuger qu'il la tire directement de l'ouvrage cité. En dehors des classiques, les écrits de date ancienne ont toujours été, dans l'antiquité, très rares et très chers, sinon abso- lument introuvables en dehors des grandes bibliothèques (1). La plupart du temps, on se contentait donc de puiser ses informations dans des compilations ou des recueils polygraphiques, comme il nous en reste encore quelques-uns sur divers sujets, mais comme nous savons pertinemment qu'il en a existé un nombre beaucoup plus considérable, et dont nous ne pouvons douter qu'ils ne fussent toujours refaits, comme nos dictionnaires, en grande partie les uns sur les autres (2). 0 Aussi la destruction du Serapeum en 389, sous Théodose le Grand, marque-t-elle une date à partir de laquelle la conservation de bon nombre d'ouvrages anciens devient au moins très improbable. (2) Combien de fois voit-on de nos jours des érudits, et des plus conscien- cieux, citer telle page et telle ligne d'un volume qu'ils n'ont jamais eu entre leurs mains ! C'est la conséquence forcée du système de citations à la mode, et qui, indispensable pour certains ouvrages, n'en est pas moins inutile et, par suite, abusif la plupart du temps. Il y a là un étalage d'érudition aussi facile qu'illusoire; qui s'est donné la peine de vérifier, par exemple, cent citations de suite dans tel ouvrage moderne, même des plus justement renommés, peut savoir seul combien il a chance d'en trouver d'inexactes ou de complètement fausses sur cent autres au hasard. Une règle nouvelle, bonne en soi, prescrit, quand on cite d'après un inter- médiaire, de donner l'indication précise de la référence. Mais qui garantit au lecteur l'exactitude de l'intermédiaire? Le remède inventé pour parer aux abus que je signalais tout à l'heure, n'est donc qu'un palliatif insuffisant. Si je me permets ces remarques, c'est au reste en partie pour me justifier de n'avoir pas grossi ce volume de l'apparat ordinaire des citations; j'ai cru pouvoir me conformer à deux principes qui me paraissent, dans l'objet, nécessaires et suffisants : 1° ne jamais citer avec précision un travail sans lavoir lu intégralement ; 2° se borner à l'indispensable, c'est-à-dire aux seuls cas où l'on peut désirer que le lecteur, pour être mieux convaincu, ait effec- tivement recours à l'ouvrage invoqué. •10 POUR l'histoire DE ia science hellène. 13. Si la valeur des fragments des anciens physiûlogue lant que sources historiques, ne se prête point à une étude d'ensemble, il n'en est pas de même de la seconde classe de rnements dont nous disposons, et qui d'ailleurs, généra- lement moins importants au point de vue philosophique, sont au contraire plus précieux pour l'histoire de la science. Les opinions des physiologues sur les questions physiques et natu- relles particulières se trouvent, en effet, réunies en abrégé dans divers ouvrages de l'antiquité, écrits, au reste, à différents propos et construits sur des plans différents. Or, si l'on se pose à ce sujet les questions suivantes : A quelles sources ont à leur tour puisé les auteurs de ces écrits, les doxographes grecs, comme on les appelle? Quels matériaux ont-ils utilisés? Quels sont les liens qui les rattachent les uns aux autres, et quel degré de confiance peut mériter chacun d'eux? il est désormais permis de répondre avec une certaine précision. Jamais les écrits des physiologues n'ont directement servi aux doxographes; ces derniers se rattachent tous originairement à un grand ouvrage historique composé par Théophraste, et encore cet ouvrage s'est perdu de bonne heure et a été remplacé par «les abrégés et des compilations utilisées pour la rédaction de celles que nous possédons aujourd'hui. C'est à raconter cette histoire, d'après les Prolegomena qu'Her- matin Diels a mis en tète de son édition des Doxograplii gr&ci (Berlin, Reimer, 1879), que j'ai consacré mon premier chapitre. J'ajoute que, dans mon volume précité sur la Géométrie grecque, j'ai tenté de faire de mon coté, en ce qui concerne la tradition de l'histoire des origines des mathématiques, un travail analogue à celui de Diels pour les origines des science- physiques. Je ne crois pas sans intérêt de résumer ici brièvement les principales conclusions auxquelles je suis arrivé. Les histoires de l'arithmétique, de la géométrie et de l'astro- nomie n'ont été écrites, pour la période hellène, que par Eudème, le condisciple de Théophraste. Ces histoires ont été utilisées, la fin de la période alexandrine, par Geminus dans sa Théorie athématiques, puis, vers la fin de la période gréco-romaine, par Porphyre et PappUS dans leurs commentaires sur Euclide. de ces ouvrages perdus, et non pas d'Eudème lui-même, que proviennent les citations faites par Proclus au v siècle dans te Commentaire qu'il écrivit à son tour sur le premier livre d'Euclide INTRODUCTION. 17 et qui nous est parvenu. Quant au long et important fragment conservé par Simplicius (in Physicorum I2, p. 13 v°-15 r°), il doit avoir été emprunté à une compilation spéciale (de Sporos de Nicée?) du 111e siècle. Après le ive, les histoires d'Eudème devaient être perdues, et antérieurement elles n'ont guère été directement utilisées en dehors des intermédiaires que j'ai mentionnés. Ces quelques indications suffiront pour les rares excursions que j'aurai à faire sur le terrain des mathématiques. CHAPITRE I LES DOXOGRAPHES GRECS 1. Aristote avait pris l'habitude, avant d'exposer sa doctrine sur un sujet donné, de mentionner les opinions émises avant lui et de préparer, par leur critique et leur réfutation, la voie au développe- ment de ses propres théories. Aussi les divers écrits scientifiques du Stagirite nous fournissent-ils nombre de renseignements histo- riques des plus précieux en raison de leur ancienneté et de la parfaite compétence de leur auteur; toutefois, il est impossible, en thèse générale, de les accepter sans réserves, car ils sont plus ou moins entachés de polémique, et, d'un autre côté, Aristote les accommode suivant ses propres concepts, ainsi qu'il est naturel, puisqu'il se propose comme but la science, et non son histoire. L'intérêt que présentaient les divers renseignements ainsi épars dans l'œuvre du Maître, et en même temps leurs lacunes elles- mêmes, pour qui voulait se rendre compte des idées d'autrefois, devaient naturellement faire désirer la composition d'un ouvrage d'ensemble donnant des travaux dos anciens pliysioloyuc* une analyse complète et fidèle. Ce fut une des tâches que s'imposa Théophraste, le plus illustre disciple et le successeur d'Aristote. L'histoire qu'il écrivit parait avoir été connue dans l'antiquité sous deux recensions différentes, l'une Des opinions des physicien* pwixÛv $s;ù)v) en seize livres, l'autre Sur les physicien* r.iy. -.j-'/.uvt) en dix-huit (4). Peut-être la différence entre le nombre (l) Diog. Laërce, V, 46 et 48. — On reconnaît aisément que la liste des écrits •phraste que donne cet tuteur, est mie copie de quatre catalo^ coUectiona différentes, classées par ordre alphabétique, mais où entraient, turtoul dam les detu dernières, nombre d'ouvrages faossenienl attribués I Théophraste, fc'ib provenaient sans doute d'anciens péripatéticie CHAPITRE I. — LES DOXOGRAPHES GRECS. 19 des livres des deux recensions provient-elle simplement de ce qu'un auteur de catalogue aura compris dans la seconde un Abrégé en deux livres, qui, en tout cas, a été écrit de très bonne heure. De ce volumineux ouvrage, il ne subsiste qu'un morceau vraiment entier, relatif aux Sensations, et quelques citations, la plupart de seconde main, et surtout dans Simplicius, qui les a empruntées à Alexandre d'Apluodisias. Il y a bien encore, sous le nom de Théophraste, dans le Pseudo-Philon Sur V incorruptibilité du monde, un fragment considérable; mais il provient plutôt du péripatéticien Critolaos, et expose, en tout cas, à côté d'opinions anciennes, des doctrines du Portique que Théophraste n'avait pas touchées; car, loin de descendre jusqu'à ses contemporains, il s'était arrêté à Platon. Ces rares débris suffisent cependant pour nous apprendre qu'il avait suivi un ordre de matières méthodique, en classant même sur chaque question les opinions, non d'après la suite des temps, mais d'après leur caractère; à cet égard, le morceau sur les Sensations (*) donne un bon exemple de son procédé. Toutefois, au début de son ouvrage et à propos des principes, il avait succes- sivement présenté au lecteur les divers physiciens dont il parlait, et donné alors quelques indications sur leur personnalité et leurs relations historiques. D'autre part, suivant en cela l'exemple de son maître, à l'expo- sition des systèmes anciens, il avait joint leur critique d'après les doctrines de son école. Les renseignements qui proviennent de Théophraste sont donc, en principe, susceptibles des mêmes réserves que ceux que fournissent les écrits d'Aristote; il y a d'autres motifs de circonspection dans le respect que professe le disciple pour le maître et dans la façon dont il cherche à développer les idées émises par le Stagirite, bien loin de les contrôler et de les rectifier, s'il y a lieu. deux recensions de l'ouvrage historique figurent, la plus volumineuse dans le premier (avec l'Abrégé en deux livres), l'autre dans le second catalogue. Le premier indique encore, comme titres analogues (V, 45 et 40) : Sur la nature, trois livres; Contre les physiciens, un livre; huit livres de Physique, (.çuffixôv). Ces derniers paraissent avoir correspondu à ceux de la Physique d'Aristote et avoir été abrégés en un seul livre (second catalogue). Quant aux dix livres nepfc puatx&v îoropttbv et aux huit 7tep\ «p'jcrrxtbv otïtiôv, qu'indiquent les éditions ordinaires, il faut lire çutixwv, car il s'agit des livres Sur les plantes, qui subsistent en grande partie. Enfin un livre Sur la nature (V, 50) apparaît encore au milieu des quelques autres qui suivent le quatrième catalogue. (!) Pages 499 à 527 des Doxographi grœci de Diels. 20 poub l'histoire de la science hellène. 2. L'ouvrage historique . Théodoret, 1 renée, Arnobe, saint Augustin, Épiphane, etc. Théophraste avait, il est vrai, composé, en dehors de son g] ouvrage historique, un certain nombre de monographies, mail tien n'indique qu'elles aient jamais été directement utilisées. Il est évidemment impossible de déterminer à quelle époque ont (*) L'ordre des matières rr-niin ■.■m. -ut suivi est : principe, dieu, monde, terre, mer, Rétives, Nil, ;»-tiv<. soleil, lune, voie lactée, étoiles Mantes, rent, ploie, grêle, neige, tonnerre, arc-en-ciel, tremblements de terre, animaux. CHAPITRE I. — LES DOXOGRAPHES GRECS. 21 été faits les divers abrégés dont nous retrouvons ainsi les traces, et dont la valeur relative peut s'apprécier par comparaison, soit avec les fragments conservés sous le nom de Théophraste, soit avec le corps des Placita philosophomim dont nous allons parler tout à l'heure. Il y a eu sans doute toute une série de pareils abrégés, composés aux dates les plus différentes jusqu'à ceux qui nous sont parvenus. Mais les premiers et les meilleurs seuls ont été directement tirés, soit des Opinions des physiciens, de Théophraste, soit de leur Épitomé originaire. Les autres ont été successivement écrits d'après des abrégés antérieurs, et la tradition s'est peu à peu corrompue jusqu'à perdre toute valeur. 3. En dehors de ces abrégés par noms d'auteurs (qui furent complétés, pour les philosophes postérieurs à Platon, au moyen de sources très diverses), il devait nécessairement arriver un moment où l'on sentit le besoin de refaire un travail semblable à celui de Théophraste, suivant un ordre méthodique analogue, mais prolongé de façon à embrasser les temps postérieurs. Cet ouvrage, ce recueil primitif des Placita, devait, par la suite, faire oublier son modèle, mais il se trouve lui-même aussi bien perdu pour nous. En tout cas, il ne fut pas composé avant la fin de la période alexandrine; il date donc d'une époque où le courant éclectique était déjà assez prononcé et, dès lors, son auteur ne pouvait que renoncer au plan de Théophraste, d'accompagner la mention des diverses opinions d'une critique conforme à des principes déterminés. Les avantages d'une telle modification auraient été très grands, si le rédacteur des Placita avait compris l'importance que présen- tait la recherche de la liaison historique réelle entre les différentes thèses qu'il consignait dans son recueil. Mais non seulement le sens de cette liaison lui manquait absolument; à vrai dire, il n'avait aucune des qualités que sa tâche réclamait. Là où il fallait un historien, il n'y eut qu'un banal compilateur. Juxtaposer, purement et simplement, avec la plus complète indifférence, les affirmations les plus disparates, cela lui suffisait. Au point de vue scientifique, les résultats d'un tel procédé ne pouvaient être que déplorables. Aristote tout le premier, Théophraste après lui, s'étaient bien fait un plaisir d'opposer les unes aux autres les opinions des anciens physiciens. Exagérer les différences, au lieu de mettre en 22 POUB L'HISTOIRE DE Là SCIENCE HELLÈNE. lumière les, points commun*, c'était le moyen de détruire opinions les unes par les autres, el de Laisser le champ libre pour t'expose d'une thèse nouvelle. Mais au moins le Stagirite déve- loppait cette thèse, au moins semblait-il chercher à faire jaillir l,i vérité iln i hoc des doctrines contraires. Tels que les Placita furent rédigés, ils ne pouvaient que satisfaire la curiosité du lettré ou fournir des arguments au scepticisme. Ils caractérisent l'état d'esprit d'une époque dont nous ne pouvons que difficilement nous faire une idée, à notre i de dogmatisme scientifique. Il semble que l'étude de la nature ♦ tait alors retombée à l'état actuel de notre philosophie, au simple probabilisme. L'idéal si bien entrevu par Aristote s'est obscurci; déjà académiciens et épicuriens se sont endormis sur le commode oreiller du doute, et les stoïciens ne sont pas de taille à secouer la torpeur qui gagne les esprits. L'éclectisme auquel ils se laissent désormais aller, décèle en réalité un manque de convictions, quelles que soient les protestations contraires. 4. 11 semble qu'au second siècle avant notre ère, l'académicien Clitomaque faisait déjà dans un but sceptique un extrait de Théophraste, au moins pour la partie concernant les prinéip on croit, en effet, que c'est à ses écrits que Gicéron a emprunté la matière de son Lucullus, où se retrouve un pareil extrait, évidemment traduit du grec. Un peu plus tard, l'épicurien Philodème, dans son ouvrage Sur la piété, dont des fragments importants ont été tirés des manuscrits d'Herculanum, opposait de même les unes aux autres les opinions des anciens sur les dieux, et Gicéron le paraphrasait encore dans son premier livre De dearum naturel (*). Bien entendu, les sceptiques proprement dits, comme Sextus Empiricus, ne se feront pas foute do semblables procédés. Mais c'est surtout aux chrétiens que les recueils drs doxographes four- niront plus tard un arsenal inépuisable dans leur lutte centre l'hellénisme, et c'est même grâce surtout à cette polémique que de tels recueils ont survécu, malgré leur mince valeur intrinsèque, Le procédé est toujours le même, s'il varie comme forme «lu Ion le plus sérieui au persiflage ou même à la bouffonnerie. Exp 0) Cicéron, qoi met cette paraphrasé dans la bouche d'un épicurien, défigure d'ailleurs ringuUéresnenl - m tuteur, enea enymélaintoVs faussetés évidentes, comme s'il voulait le ridiculi CHAPITRE I. — LES DOXOGRAPHES GRECS. 23 contradictoi rement les opinions des écoles adverses, sans se soucier de les reproduire exactement, en les réduisant au contraire à des formules brèves et exagérées, accoupler les dénégations aux affir- mations tout en se gardant bien d'en indiquer les véritables motifs, il y a là un mode de discussion trop facile pour qu'on n'en ait pas toujours usé et abusé. Mais, ce qui doit nous toucher le plus, c'est uniquement de la sorte que V histoire des anciens systèmes nous a été transmise. Dans toutes les sources, depuis Aristote, ils nous apparaissent aussi opposés que l'auteur qui nous en parle pouvait oser les figurer. C'est donc un chaos complet, et le premier besoin, dès qu'on a commencé, dans les temps modernes, à les étudier sans le même parti pris, fut évidemment de chercher à y remettre de l'ordre, à rétablir les filiations logiques. Néanmoins, la croyance à la réalité d'oppositions fondamentales, en nombre plus ou moins grand, s'est forcément implantée comme préjugé, même chez les historiens les plus imbus du désir de l'unité. Le développement de ces oppositions constitue d'ailleurs un cadre aussi avantageux pour l'exposé des doctrines que leur réduction à quelques formules saisissantes est commode pour la mémoire du lecteur. De là le succès des histoires de la philosophie conçues dans cet esprit ; de là aussi la rareté des quelques tentatives qui ont pu être faites en sens contraire. Et cependant, tant qu'on persistera dans cette voie, l'histoire de la science restera inintelligible; le progrès des connaissances positives, l'élaboration des concepts correspondants ne peuvent être discernés ni compris, si l'on ne pénètre au delà des contra- dictions apparentes pour retrouver le fonds commun. Ainsi, tandis que les documents font surtout ressortir les différences entre les anciens physiologues, le rôle de l'historien doit être aujourd'hui de rechercher surtout les ressemblances; c'est, en effet, leur consta- tation seule qui peut permettre de rendre raison des différences, d'en préciser le véritable caractère et d'en déterminer l'importance réelle. 5. Je viens de tirer la conclusion pratique qui ressort, pour l'usage critique des sources, de leur histoire, dont j'ai entrepris le récit. Reprenons-en le fil et revenons à ces anciens Placita, qui, comme je l'ai dit, sont perdus, mais qui ont été abrégés eux- mêmes, et dont les débris se retrouvent dans deux compilations 24 rori; l'histoire de la science hellène. distinctes que nous possédons encore et où la communauté de leur origine se reconnaît immédiatement. La plus ancienne de ces compilations figure au nombre des œuvres de Plutarque, sans qu'il soit, d'ailleurs, permis de la lui attribuer; elle est connue sous le titre latin qui nous a servi à désigner le recueil originaire; c'est en grec: repl xuW &peaxâVTUM fikovôfGiî fUfftxôv 5oy|x4t(i)V &ict>co|rîfc $'.6\iz icévre. La seconde compilation constitue le premier livre des Éclogueê de Stobée, écrit au ve siècle. Quant aux Placita du Ps. -Plutarque, la date ne peut guère être descendue après la mort du polygrapbe de Chéronée, car cet ouvrage a été utilisé par Athénagore dès 177 de notre ère, comme il a été copié plus tard par Eusèbe (Pnep. evang.), Théodoret (Grœc. affect. curât.), Cyrille (Contr. Julian.), le Ps.-Galien de YHistor. philosoph., Laurentius Lydus (De meir sibus). On retrouve encore des extraits, mais celte fois plus libres, du Ps. -Plutarque dans Justin (*) (Cohort. ad Gentil.) et dans Acbille (2) (De universo). Au reste, la triple mention de cet ouvrage dans le Catalogue, dit de Lamprias, des œuvres de Plutarque, atteste assez à quel point il fut répandu. La comparaison des divers extraits des Placita avec le texte des manuscrits actuels est des plus intéressantes. Tant de sources, d'apparence si diverses, se réduisent à une seule; mais si, grâce à leur multiplicité et à leur ancienneté, elles permettent souvent d'importantes corrections, il faut, bien souvent aussi, reconnaître que les altérations du texte remontent à une époque encoiv plus reculée et que l'imperfection des premiers manuscrits eux-mêmes a été l'origine d'une foule d'erreurs qui se sont diversement propagées. Pendant le moyen âge, les Placita du Ps.-Plutarque ont continué à jouir de la vogue qu'ils avaient acquise dès l'antiquité. Les Arabes (*) L'authenticité de cet ouvrage est au moins douteuse; il nYn pareK pas moins antérieur au iv* siècle (*) Ordinairement confondu, sur l'autorité de Suidas, avec Achille latins, l'auteur du roman de Lmtdppé ri CUtophon. Le rédacteur de Fourrage dont Palan l publie «lins son Uranologion les débris qui nous restent, était on grammairien qui semble avoir vécu vers le commencement du m« siècle. Sa principale source a été un écrit d'un philosophe contemporain d'Auguste, Eudore, qui, lui-même, puisait dans les ouvrages du mathématicien Diodore Miilrie. disciple de Posidonius. De la sorte, ce qui nous reste d'Achille, constitua, bous forme d'une introduction aux Phénoinèntê d'Aratus. on des sni les pins importante que nom syoni de la science stoïcienne. CHAPITRE I. — LES DOXOGRAPHES GRECS. 25 les ont traduits comme classiques, et les érudits byzantins, Michel Psellus, Siméon Seth, Tzetzès, etc., les ont à leur tour copiés ou ont essayé de les imiter. Mais il est inutile de nous arrêter plus longuement sur leurs témoignages, qui n'ont de valeur que pour la critique du texte. (î. Le recueil de Stobée comprend un fonds commun avec celui du Ps.-Plutarque; mais, la plupart du temps, il est beaucoup plus complet, tandis que pour certains chapitres, c'est tout le contraire. Le rapprochement des deux textes amène immédiate- ment à conclure que les deux compilateurs avaient à leur disposition un recueil antérieur qu'ils ont, chacun de leur côté, tantôt copié littéralement, tantôt écourté à leur guise. Pour recomposer ce recueil, il faut évidemment faire abstraction de divers emprunts faits par Stobée à d'autres auteurs et ne portant point le caractère des Placita. Il a notamment ajouté, sur Aristote et les stoïciens, de longs extraits des Abrégés d'un Arius Didymus, contemporain et ami d'Auguste, lequel professait d'ailleurs les opinions du Portique et a été également utilisé, parfois pour les mêmes morceaux, par Eusèbe dans sa Préparation évangélique. Le caractère particulier du style de ces fragments les fait aisément discerner; quelques autres, au contraire, pourraient être, au premier abord, confondus avec les Placita, tandis qu'un examen plus attentif fait reconnaître qu'ils proviennent, par quelque intermédiaire, d'un Corpus ancien à' Allégories homériques, d'où sont dérivées également les Allégories d'Heraclite, la Vie d'Homère d'un Ps.-Plutarque, ainsi que quelques ex-traits dans Sextus Empiricus et Probus sur Virgile. Ces derniers extraits sont probablement tirés d'un grammairien Héracléon, contempo- rain d'Auguste; ainsi ce Corpus, où les opinions des anciens philosophes étaient rapprochées des vers d'Homère, semble remonter au Ier siècle avant notre ère, mais il ne représente aucune tradition sérieuse. 7. En dehors de ces deux sources spéciales de Stobée, quelle est donc celle qui lui est commune avec le Ps.-Plutarque des Placita? On la retrouve encore directement utilisée par Théodore! (Grœc. affect. curât.), ainsi que par Némésius (De nat. hom.), que plus tard Mélétius a librement copié. Or, Théodoret nomme expressément cette source : 'Àsrbj tyjv %sp\ àps-y.cvTwv £uvaywyY;v. 26 POU» l'histoire r>K LA science HELLÈNE. CI A.tius nous est complètement inconnu d'ailleurs et l'on ne peut fixer son âge que par conjecture, vers la fin du Ier siècle de notre ère. Il n'en est pas moins possible, grâce à Stobée et au Ps.-Plutarque, de recomposer, sans difficultés majeures, sa collection des Placita, que le second compilateur s'est, pour son compte, rarement permis d'interpoler. Ce travail de restitution a été accompli par H. Diels avec une admirable sûreté de critique, et désormais c'est donc Aétius et non Stobée ou le Ps.-Plutarque qu'il convient de citer d'après l'édition des Doxographi grœci. Avons-nous retrouvé du moins ce rédacteur des Placita primitifs que nous avons du signaler comme malheureusement bien au- dessous de sa tâche? Pas même, et Aétius lui était encore infé- rieur; il semble avoir appartenu à l'école péripatéticienne, mais il n'en a certainement été qu'un élève bien médiocre. On le voit d'ailleurs prendre plaisir à intercaler dans sa compilation des morceaux d'origine stoïcienne à côlé d'autres nettement épicuriens. Mais en fait, cette compilation, il doit la copier, en l'abrégeant plus ou moins, dans un recueil originaire directement composé, d'une part sur Théophraste, de l'autre, pour les temps postérieurs à Platon, sur les manuels courants des doctrines en vogue. 8. L'existence de ce recueil primitif peut se reconnaître à divers indices. Censorinus (De die natali) expose sur divers sujets des opinions anciennes, dans des termes dont la parenté avec l'ouvrage d'Aétius est indéniable, quoiqu'on ne puisse admettre qu'il l'ait traduit. Or, comme on sait que Censorinus a copié Varron, il s'ensuit que 06 dernier devait, déjà vers le milieu du i" siècle avant notre ère, utiliser un recueil de Placita, ce qui concorde, pour la date à assigner à ce recueil, avec le fait que les derniers savants don! il faisait mention, sont Posidonius et Asclépiade. Divers extraits, dans Isidore (aussi d'après Varron), dans Ter- tullion (d'après Soranus), etc., paraissent remonter indirectement à la même origine. En étudiant quelles additions Aétius a pu faire au fonds primitif, on arrive à cette conclusion que les citations expresses d'Aristote lui appartiennent, le premier compilateur n'ayant utilisé qu'un m uni. 'I d'école. Aétius semble aussi de temps on temps avoir t'ait quelques emprunts à des biographes ou ajouté quelques citations banales. CHAPITRE I. — LES DOXOGRAPHES GRECS. 27 Il est clair, d'autre part, que le rédacteur des Placila primitifs appartenait à l'école stoïcienne de Tosidonius et qu'il a dû se servir des écrits de ce dernier. Il semble également avoir eu à sa disposition un recueil d'opinions de médecins, plus ou moins ancien, et constituant dès lors aussi une source étrangère à ïhéophraste. Il n'en reste pas moins certain que, pour tous les philosophes antérieurs à Platon, le successeur d'Aristote demeure Y unique source de tous les renseignements doxographiques de l'antiquité et que la valeur de ces renseignements se doit estimer d'après le degré dont on peut admettre qu'ils se rapprochent du texte de Théophraste. 9. Pour terminer ce sommaire de l'histoire de la doxographie, il suffira d'ajouter quelques mots sur deux ouvrages spéciaux, le Pseudo-Galien De liistoria philosopha, et Hermias (Gentilium philosophorum irrisio). Comme je l'ai déjà indiqué, la première compilation a été en partie copiée littéralement sur les Placita du Ps.-Plutarque. La date de cet opuscule est très incertaine; il semble toutefois qu'on doive la rapprocher de l'an 500 de notre ère. Probablement destiné à l'instruction générale des étudiants en médecine, ce manuel entre, particulièrement sur la logique, dans des développements étrangers aux Placita et il donne aussi un aperçu très bref sur les successions des écoles philosophiques. L'auteur a donc fait des emprunts à une autre source, qu'il est possible de déterminer comme ayant été un manuel stoïcien écrit vers Tan 100 de notre ère, et utilisé également d'une part, par Clément d'Alexandrie, de l'autre, par Sextus Empiricus. L'écrit que nous possédons sous le nom d'Hermias représente, sous la forme la moins sérieuse, mais en même temps de la façon la plus caractéristique, la polémique chrétienne dirigée contre la philosophie hellène. Le ton de la moquerie est tel qu'on ne peut guère supposer que les adversaires visés soient encore debout; la date de l'opuscule paraît donc postérieure au ve siècle et peut-être est-elle beaucoup plus récente. Quant aux sources utilisées, on peut en tout cas reconnaître Justin (Cohort. ad Gentil.), c'est- à-dire indirectement les Placita du Ps.-Plutarque; mais il y a des traces d'emprunts à quelque autre manuel doxographique et quelques-uns de ces emprunts ne sont pas sans intérêt. 28 pour l'histoire de là science hellène. Kn résumé, l'histoire de la tradition écrite qui nous a transmis les opinions des anciens physiologues, réduit à une seule véritable les très nombreuses sources qui se présentent au premier abord ; cette source unique est d'ailleurs quelque peu sujette à caution, et, d'un autre côté, nous ne pouvons y puiser directement; il nous faut la reconstituer à l'aide d'éléments impurs. Mais au moins la critique peut s'exercer d'après des principes assurés; elle marche sur un terrain solide et n'a guère à redouter l'indécision entre deux textes contradictoires. Nous allons voir qu'il n'en est pas malheureusement toujours de même en ce qui concerne la chro- nologie des physiologues. CHAPITRE II LA CHRONOLOGIE DES « PHYSIOLOGUES » 1. Théophraste a été le véritable créateur de l'histoire des doctrines scientifiques, mais son œuvre présentait une lacune sensible. A son époque, les questions de dates n'étaient pas encore soulevées, et il n'avait fourni, sur l'ordre des temps, que de rares indications. Pour combler après lui cette lacune d'une façon vraiment satisfaisante, des éléments suffisants firent défaut. La chronologie ne fut fondée qu'au siècle suivant, par Ératos- thène. S'occupa-t-il des philosophes aussi bien que des rois? C'est assez probable; toutefois nous n'avons de lui, à cet égard, qu'une seule date, insuffisante comme preuve, dans Diogène Laërce (VIII, 51), qui semble, au reste, le citer de seconde main. Ératosthène, dans ses Victoires olympiques, marquait, d'après Aristote ('), le grand-père d'Empédocle, de même nom que son petit-fils, comme vainqueur pour la 71e olympiade. Les travaux chronologiques d'Ératosthène furent vulgarisés, au ne siècle av. J.-C, par un poème didactique dont la vogue fut assez grande pour les faire oublier, au moins en ce qui concerne les philosophes. Les quatre livres de Chroniques d'Apollodore d'Athènes, écrits en trimètres et allant de la prise de Troie (1184) à l'année 144, furent dédiés au roi Attale II de Pergame; mais l'auteur dut en donner une seconde édition prolongée, puisque Diogène Laërce rapporte d'après lui la mort de Carnéade à 01. 162,4 = 129/8. L'auteur des Vies des philosophes cite assez souvent Apollodore, quoique probablement par l'intermédiaire de quelque biographe, (') Aristote et, avant lui, Hippias d'Élis s'étaient déjà occupés de dresser la liste des vainqueurs aux jeux olympiques. 30 pour l'histoire de la science hellène. auteur de Successions ou autre compilateur, connu»' Pamphila, par exemple; en tous cas, les dates ainsi garanties sont unanime- ment reconnues comme les plus dignes de foi. Aussi peut-on se proposer la restitution de la chronologie des anciens philosophes d'après Apollodore, comme un problème intéressant et qui, sur celui de la chronologie réelle et précise, offre au moins l'avantage de se présenter comme susceptible de solution. Ce problème a été traité d'une façon magistrale par Hermann Diels dans le Rheinisches Muséum (XXXI, 1, 15) et je vais rapporter ses principales conclusions que j'adopte pleinement. Sauf des cas excessivement rares, Apollodore ne possède, en fait, aucune donnée précise; il se trouve en réalité dans une situation assez analogue à la nôtre, lorsque nous faisons abstraction des dates contradictoires qui nous viennent d'écrivains postérieurs et qui dérivent d'ailleurs soit des siennes, soit de combinaisons différentes, mais faites sans critique, ne reposant sur aucun docu- ment sérieux, auxquelles enfin nous ne pourrons attribuer aucune valeur, quand nous aurons vu quel faible degréde confiance méritent les dates d'Apollodore lui-même. Les procédés qu'il emploie sont passablement arbitraires; mais, en dehors de leur simplicité, ils offrent au moins l'avantage d'être systématiques. Il recherchera les synchronismes établis par la tradition entre différents personnages contemporains; dans le cas où une succession se dessine, il pourra partager également les temps; mais surtout il s'attache à préciser ce qu'il appelle Vacmé de chaque philosophe : il s'agit de la date du fait le plus saillant de la vie, quand il peut la déterminer historiquement, et en même temps il suppose que Vacmé correspond à l'âge de quarante ans (*). Il remonte dès lors à la date de la naissance, et quand la dorée de li \iuvent. Bien entendu, la mention de Damasias n'est faite que sous la uce à Démétrius. (*) Pour plus de simplicité, je ne ferai correspondre 1rs année* des olynv piades qu'avec une seule année julienne proleptique ; mais on sait que, dans ce cas, il faut entendre que l'année de l'olympiade commence seulement après le solstice d'été de cette année julienne (régulièrement à la première tune suivant le solstice) et qu'elle ne finit qu'après le solstice (Tété de l'année suivante. A II vérité, quelques modernes ont supposé qu'sa w siècle, l'année Athénienne commençait ris mois plus tôt; mais, quoi qu'il en soit de cette hypothèse an moins douteuse, il est invraisemblable qu'il ait été tenu compte d'un pareil déplacement soit par Démétrius de Phalère, soR par l'auteur «les iptipns chronologiques des marbres <\>- Paros. CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES « PHYSIOLOGUES ». 33 devait faire tomber la date admise à une époque convenable de leur vie. Or, nous avons un précieux témoignage à cet effet; il s'applique à un personnage, dont la vie, historiquement connue, s'écartait dans le passé plus que celle des autres sages, au nombre desquels il n'était pas, au reste, unanimement reconnu. Sosicrate dit de Périandre (Diog. L., I, 95) qu'il mourut 40 ans avant Crésus et un an avant 01. 49. Il y a là coïncidence parfaite avec la date de l'archontat de Damasias, Sosicrate n'ayant pas osé prolonger davantage la vie de Périandre; nous apprenons en même temps d'une façon précise qu'il fixait à 01. 58,3 = 546 la prise de Sardes par Cyrus. Car on ne peut entendre autrement TrpcTspov Kpofaov, expression abrégée pour désigner une époque célèbre. Mais précisément l'absence de l'autorité d'Apollodore pour ces diverses données doit nous inspirer quelques scrupules sur la question de savoir s'il était, bien d'accord là-dessus tant avec Sosicrate qu'avec Démétrius de Phalère. Or, nous avons, déjà pour Périandre, un faible indice de désaccord. Biogène Laërce (I, 98) fixe Y acmé du tyran de Gorinlhe à 01. 38; il donne 40 ans pour la durée de sa tyrannie et 80 ans (I, 95) pour celle de sa vie, ce qui indique bien que Yacmé devait être fixée au commencement de la tyrannie. Or, quand l'année de l'olympiade n'est pas indiquée, il faut, en principe, entendre la première; si donc les données ci-dessus proviennent d'Apollodore, il y aurait eu entre lui et Sosicrate une légère divergence (trois ans), et il n'aurait pas tenu compte, au moins pour Périandre, de la date de Démétrius. Il semble que ce soit une combinaison analogue à celle de Sosicrate qui a fait introduire dans le texte d'Aristote sur les Gypsélides (Politique, V, x, 32) une contradiction flagrante. D'après ce texte, cette dynastie a régné sur Corinthe 73 ans 6 mois en tout, mais, comme détail, il est donné 30 ans à Gypsélos, 44 à Périandre, 3 à Psammétichos. Il est clair qu'Ans- tote ne devait donner que 40 ans et demi à Périandre. Passons au second sage dans l'ordre des âges. L'acmé de Pittacus est fixée par Diogène Laërce à 01. 42; or, d'après Suidas, cette date est celle du renversement du tyran Melanchros, tandis que celle de la naissance est 01. 32, ce qui donne bien 40 ans pour Yacmé. Mais la mort, d'après Diogène Laërce, arrive 3 :;»- POUR [/HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE, 01. 52,3 =570, lundis que la rie n'aurait duré que 70 ans, au lieu de 82, comme le supposent les dates qui précèdent. Nous voici en présence d'une nouvelle difficulté, plus grave que là première, et, malheureusement, Diogène Laërce n'invoque ici aucune autorité. L'incertitude ne peut guère être dissipée; on est tenté de croire, à première vue, que la date 01. 52,3 pour la mort (et par suite la durée de 82 ans pour la vie) appartient à Apol- lodore, qui aura voulu tenir compte de la tradition mot la ni Piltacus en rapport avec Crésus roi (Hérodote, prétendue lettre de Pittacus dans Diogène Laërce); nous verrons en effet qu'Apollodmv faisait remonter à 01. 52,1 = 572 le commencement du règne de Crésus et à 01. 55,3 — 558, c'est-à-dire douze ans plus tôt que Sosicrate, la prise de Sardes. Mais précisément l'identité de cette différence de douze ans avec celle qui existe entre les deux durées indiquées pour la vie, me ferait plutôt penser qu'Apollodore a\ -ait parlé de 70 ans, d'après une tradition, et fixé par suite la mort de Pittacus à 01. 49,3 = 582. Sosicrate, sachant très bien que les dates qu'il avait adoptées pour le règne de ce dernier, différaient de 12 ans avec celles d'Apollodore, aura déplacé d'autant la date de la mort de Pittacus, sans s'apercevoir que celte correction était insuffisante, si du moins il voulait tenir compte des relations supposées avec Crésus, ce qu'Apollodore avait négligé de foire. Après Pittacus, je placerais Chilon, car, si Ton met ^^n éphorat, d'après Diogène Laërce (I, 68), 01. 55 ou 56 (Pam- phila) ('), cette date de l'éphorat, qui correspond très probablement à Yacmé, est en tous cas incompatible avec la donnée précise (I, 72) d'après laquelle Chilon était déjà vieux (avait plus de soixante ans) lors do Yiicinê d'Ésope, 01. 52. Je ne doute pas qu'il ne faille lire pour l'éphorat 01. 45 ou 46; c'est aussi, du reste, la seule manière de rendre Chilon assez âgé lors de L'archontat de Damasias et de le mettre en rapport, conformément au récit d'Hérodote, avec le de Pisistrale* Je remarque incidemment que le rapprochement avec Ésope est dans la manière d'Apollodore et que Vuemè du fabuliste correspond au début du règne de Crésus d'après notre chrq- l'he. On connaît eu effet la légende (Plutarque, Vie de SoIoh) qui lai-aii appeler Ésope à la coUr de s.h.i, (!) La première data doit être celle de Sosicrate, qui indiquait réphoral '"'"in «pondant àTarchontal d'Euthydème; la seconde peut être celte d'Apollodore* CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES « PHYSIOLOGUES )). 35 Laissons pour le moment de côté Thaïes, qui réclame une dis- cussion spéciale; nous arrivons à Solon. D'après Sosicrate et sans doute aussi Apollodore, son acmé correspond à son archontat, 01. 46,3 = 594 (Diog. L., I, 62). Il aurait d'ailleurs vécu 80 ans, ce qui place sa mort vers 554. Gomme Sosicrate fixait la prise de Sardes en 546, ainsi que nous l'avons vu, il devait mettre l'avènement de Crésus, quatorze ans plus tôt, en 560. Il lui restait donc assez de temps pour placer le récit d'Hérodote sur la visite de Solon à Sardes ; seulement, contrairement à ce récit, cette visite n'aurait eu lieu qu'après l'usurpation de Pisistrate, qui date de 561 («). - Mais, comme Diels l'a remarqué, Apollodore devait réduire la vie de Solon, en le faisant, avec Phanias d'Ephèse (Plutarque), mourir l'année qui suivit l'usurpation, vers 74 ans; dans ce cas, le récit d'Hérodote devient impossible, si l'on maintient la date de Sosicrate pour l'avènement de Crésus. Plutarque connaissait déjà cette difficulté, mais elle tient simplement au fait que nous avons indiqué plus haut et que nous démontrerons tout à l'heure, à savoir que Sosicrate avait déplacé de douze ans les dates d'Apollo- dore relatives à Crésus. Quant aux autres sages des listes ordinaires, Diogène Laërce n'indique pas de dates; mais il n'y a, en tout cas, aucune difficulté à supposer qu'ils aient pu être reconnus comme tels lors de l'ar- chontat de Damasias. Nous trouvons, pour les sages des autres listes, directement rattachées à l'époque de Solon, les dates du passage à Athènes d'ÉpiMÉMDE, 01. 46, et d'ANACHARSis, 01. 47. Mais ici, pour le premier du moins, eu égard aux traditions qui le concernent, il n'y a pas à parler d'acmé. On sait que, d'après Platon (Lois, 652 d), ce serait dix ans seulement avant Marathon, c'est-à-dire vers 500 (01. 70), qu'Épi- ménide aurait purifié Athènes. De même, Porphyre et Iamblique (2) donnent expressément Épiménide le purificateur comme disciple de Pythagore. Je ne crois donc pas qu'il faille accuser Platon, comme on l'a fait, d'un grossier anachronisme; le plus simple est (*) Peut-être de 560 seulement; les marbres de Paros laissent cette incer- titude. (2) D'après Iamblique (De vita pythagorica), Épiménide aurait regardé Pythagore comme fils d'Apollon; s'agirait-il ici du généalogiste que distingue Diogène Laërce? Mais la confusion entre les personnages homonymes a pu, dès l'antiquité, porter sur différents points. 36 poub l'histoire de la science hellèm;. (le distinguer deux Épiménides qui, à près d'un siècle de distance, seraient venus accomplir des cérémonies religieuses à Athènes; l'ami de Solon semble avoir été de Phœstos (Plutarque); l'Épimé- oide dont parle Platon est de Gnosse. L'époque où ce second Épiménide serait venu à Athènes, corres- pond d'ailleurs à un moment ohscur de l'histoire de cette ville; après avoir soutenu Aristagoras dans sa révolte contre les Perses, les Athéniens se retirent de la lutte sans aucun motif apparent. On peut très bien admettre qu'une épidémie aura été la cause réelle de leur inaction à ce moment décisif pour l'Ionie; le récit de Platon se trouverait ainsi mis en complet accord avec l'histoire. En résumé, le synchronisme des sept sages, pour l'époque de l'archontat de Damasias, parait bien avoir fait partie des combi- naisons de Sosicrate. Mais elles différaient, sur certains points, de celles d'Apollodore; on ne peut donc appliquer à ce dernier la même conclusion. 4. L'éclipsé de Thaïes. — La première question que nous ayons différée tout à l'heure se rapporte au choix, pour le synchro- nisme des sept sages, de l'année 01. 48,3 de l'archontat de Damasias. Précisément cette année-là, eut lieu (le 28 mai 585) une des trois éclipses totales de soleil que les astronomes modernes consi- dèrent comme pouvant être celle que prédit Thaïes et qui suspendit une bataille entre les Lydiens et les Mèdes. Cette remarquable coïncidence porte à penser que l'époque de cette éclipse a été choisie tout d'abord comme étant celle de la célébrité du Milésien, puis adoptée par les faiseurs de légendes, pour placer leur r.Yil but les sepl sages, parmi lesquels il occupait le premier rang. Partant i\r* lors de cette date comme acmé de Thaïes (*), Dieta arrive pour la naissance à 01. 39,1 = 624, et pour la mort, à 78 ans passés «Tapies Apollodore (Diog. L., I, 38) (-), à 01. 58,3 547, année qu'il prend pour celle du passage de l'Halys par . Dieli pari de l'année suivante, 01. 48,4 = 585, qu'il suppose la quarantième de Thaïes; il y a là ans légère inexactitude, puisqu'on tout tas l'éclipsé t en lieu ot. 18,3, Diels aurait «loue dû srriver pour la naissance i «n. 88,4 «.r». date <|ui est au reste celle qu'indique plutôt le témoignage .ir l'.u phyre, (•) « Apollodore dit dans 1rs Chronique» que Thaïes naquit oi ;;:.. i • Il mourut a 78 ans, ou, comme le dit Sosicrate, à90j car il sérail mort 01.58, • ayant vécu sous Grésu . auquel il promit de lui faire passer l'Hairs sans pont, ■ « ii détournant le Ben CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES « PHYSIOLOGUES ». 37 Crésus. Gomme d'ailleurs le texte porte pour la naissance 01. ! 5/1, il le regarde comme fautif, et appuie la correction qu'il propose sur un passage de Porphyre conservé par Aboulfaradj ; d'après ce passage, en effet, la naissance de Thaïes aurait eu lieu 123 ans après l'ère de Nabonassar, qui commence en 747. Mais le témoignage de Porphyre peut prouver seulement qu'un certain chronographe de l'antiquité, et non pas Apollodore, a calculé, comme l'a fait Diels, la naissance de Thaïes, et avec ces déterminations il est bien difficile d'expliquer comment Sosicrate, ainsi que le dit expressément Diogène Laërce, avait prolongé de 12 ans la durée de la vie de Thaïes, précisément pour en faire coïncider la fin avec celle du règne de Crésus, que, comme nous l'avons vu, il fixait en 546. Apollodore ne pouvait cependant pas avoir négligé le récit d'Hérodote sur le rôle joué par Thaïes lors du passage de l'Haï ys; dès lors, le texte très formel de Diogène Laërce ne peut s'entendre que d'une manière : Apollodore devait fixer 12 ans plus tôt la prise de Sardes, soit en 558. Mais Sosicrate n'avait pas modifié la date de la naissance de Thaïes, en sorte que pour les deux auteurs elle devait tomber la même année, d'après l'un 90 ans avant 547, d'après l'autre 78 ans avant 559, c'est-à-dire en 637 = 01. 35,4. Nous retrouvons ainsi l'olympiade du texte de Diogène Laërce; si l'année n'est pas la même, la corruption s'explique paléographi- quement, par un changement de lettres numérales, avec au moins autant de facilité que celle que Diels a supposée. Si maintenant Thaïes était né, pour Apollodore, en 637, son acmé devait tomber en 597 (1). Or, c'est précisément aussi la date d'une des trois éclipses admissibles comme pouvant représenter celle de Thaïes. Nous sommes donc conduits à penser que c'était celle-là qu' Apollodore avait eu en vue. Mais comment aura-t-il été conduit à modifier une date déjà admise par Démétrius de Phalère (2)? C'est qu'historiquement cette date est inadmissible. S'il y a en effet un document chronologique de l'antiquité qui (») Cette éclipse tombe le 21 juillet; elle appartient donc à 01. 45,4. Or, Diels a établi qu'Apollodore comptait indifféremment 40 ans révolus ou non pour l'acmé. On a donc en réalité une incertitude d'un an pour les dates de la naissance et de la mort de Thaïes, d'après Apollodore et Sosicrate, et l'on pourrait fixer la première à 01. 38,1, les secondes à 01. 55,3 et 01. 58,3. (2) Peut-être même par Eudème, si c'est à lui que Clément d'Alexandrie emprunte la date approximative 01. 50 pour l'éclipsé de Thaïes. 38 POUfl l'histoire de la science hellène. no puisse être révoqué on doute, c'est assurément le Canon des Règnes do Ptolémée, puisque c'est d'après cette table que sont déterminées los anciennes observations astronomiques. Or, d'après ce Canon, la dernière année de Cyrus est 530 av. J.-C. D'autre part, d'après Hérodote, Cyrus a ré^né 29 ans, Âstyage 35, Cyaxare 40. Si donc, comme il semble, Hérodote compte les années pleines, Cyrus a régné de 560 à 530, Astyage de 596 à 5f»i), Cyaxare de 637 à 596. En tout cas, l'éclipsé de 585 tombe sous le règne d'Astyage, tandis que, d'après Hérodote, la bataille qu'elle interrompit fut livrée par Cyaxare. Comment l'erreur a-t-elle pu s'introduire? Sans doute l'éclipsé de 585 fut visible à Athènes et y produisit une impression assez profonde pour que son souvenir restât lié à l'archontat de Damasias; on l'aura prise plus tard comme étant celle prédite par Thaïes. Celle de 597 convenait moins, parce qu'elle arriva au lever 7, qui d'ailleurs convenait très bien pour le synchronisme des sept sa M. lis nous avons, comme j»- l'ai dit. une raison sérieuse d'é) à notre tour cette dernière et, d'autre paît, nous nous représentons plutôt aujourd'hui l'invasion (les Scythes comme n'ayant pas 6/0 iactères d'une domination effective, comme n'ayant pu, sauf peut-être pendant sept ou huit ans, empêcher les guerres entre les différents États de l'Asie (*). Par suite, c'est en 610 qu'il tant fixer l'éclipsé de Thaïes. rarement d'accord pour fixer ea <>2*> la prise '!<• Ninive par nent postéi ieur â cette invasion. CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES (( PHYSIOLOGUES » . 39 Comme nous n'avons aucune raison de maintenir le système de l'acmé, nous n'avons nullement, de ce chef, à modifier la date hypothétique d'Apollodore pour la naissance de Thaïes; celui-ci peut avoir tout aussi bien prédit (*) son éclipse à 27 ans qu'à 40. Je crois avoir donné, sur les questions diverses que soulève la date de ce phénomène, des éclaircissements plausibles; mais, si ce problème célèbre reçoit, de notre temps encore, trois solutions distinctes entre lesquels se partagent les savants, la raison doit en être énoncée. C'est surtout, parce que les historiens ne se rendent pas suffisamment compte de ce que peuvent et de ce que ne peuvent pas faire les astronomes dans une question de ce genre; parce que, d'un autre côté, les astronomes, à leur tour, se conten- tent trop qu'une thèse ait été soutenue par un historien pour la regarder comme historiquement possible. L'astronomie est assez avancée aujourd'hui pour déterminer non seulement la date exacte, mais aussi l'heure précise des éclipses totales qui ont eu lieu dans une période donnée du passé. Mais, pour une époque aussi ancienne, elle ne peut plus déterminer avec une précision suffisante les points du globe où une éclipse a été visible comme totale. Il règne en effet, sur un des éléments du calcul à faire dans l'objet, l'accélération du mouvement moyen de la lune, une incertitude qui ne pourrait précisément être dissipée que par la connaissance complète des circonstances d'une éclipse aussi reculée. Loin donc de pouvoir déterminer effectivement si telle éclipse a été celle de Thaïes, les astronomes auraient à l'apprendre des historiens pour corriger leurs tables. 5. La prise de Sardes par Cyrus. — Nous avons déjà vu qu'Apollodore et Sosicrate avaient pris la fin du règne de Crésus comme coïncidant avec la mort de Thaïes. Évidemment son âge était alors très avancé, mais nous n'avons pas de motifs suffisants pour adopter sans réserves cette opinion probablement arbitraire (2) et nous devons regarder la date de la mort du (*) Pour la question de l'époque où il vivait, il importe même très peu qu'il l'ait prédite ou non, ce que nous discuterons dans le prochain chapitre, en parlant de ses connaissances astronomiques; le fait, c'est que la légende suppose qu'il avait âge d'homme lors de cette éclipse de 610; il ne pouvait donc être que très vieux à la fin du règne de Crésus. (2) Elle pouvait s'appuyer sur le passage où Hérodote (I, 170) oppose les doux conseils politiques donnés aux Ioniens, l'un par Bias de Priène, après la conquête des Perses, l'autre par Thaïes auparavant; du moins cette opposition \{) poub l'histoire de la science hellène. Milésien comme aus7 à T)K)\ mais il a eu un autre motif. Lorsque Hérodote raconte que Crésus chercha des, alliés eu Grèce et expose qu'à ce moment Pisistrate était maître d'Athènes9, il intercale dans son récit les vicissitudes du tyran, jusqu'au momenl où celui-ci reprit son pouvoir pour la troisième fois. Or, d'après les dénuées d'Aristote sur la durée de la tyrannie des Pisistratides et d'après la date de leur expulsion bien fixée en 511, on ne peut guère placer le dernier événement raconté par Hérodote avant 546; c'est là la raison évidente qui a fait adopter par Sosicrate, connue par nombre d'autres chronographes, la 58e olympiade comme étant celle de la chute de Sardes. Mais comme, d'après le récit d'Hérodote, la guerre des Lydiens contre les Perses suit immédiatement l*é renversement d'Àstyage en 560, il est clair qu'en racontant le second exil de Pisistrate (557-546), l'historien a, dans sa digression, anticipé sur les événe- ments. Au moment de l'ambassade de Crésus (550), Pisistrate est }>ien maître d'Athènes (pour la seconde fois;; mais son pouvoir est mal affermi s l'année suivante; ce qui explique pourquoi Crésus ne recherche pas son alliance. I^i date d'Apollo- d.uv (Ol. 55,3 = 558/7) est donc exacte à très peu près, car le récit d'Hérodote ne laisse en fait qu'une incertitude d'un ou deux ans. Nous avons vu comment cette date, à la différence de celle de Sosicrate, permet également d'accorder avec la chronologie la visite de Solon à Sardes; comment elle concorde de même avec Vaemé conduit à suppose!' que DOUT Hérodote, Thaïes ftè vivait plus ;m moment nV la lutte contra Maxarea ej il urpaga. Mata le sens peut être tout autre; le conseil de Biaa pareil avoir été développé dans un |».- Diog, l... I. s:,,. Peut-être, au temps d'Hérodote, eiivulaien» e-al. 'nient «les TOrfl attribués a Thaïe- et a\aut un but politique; tre, comme ceux de Bias, portaient-Us leur date eu eux-mêmes, sans qu'Hérodote en sut davantage mu- le moment île la mort «le Thaï.--. CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES « PIIYSIOLOGUES ». 41 d'Esope; comment enfin le déplacement que nous avons admis explique les discordances sur la durée de la vie de Pittacus et de Thaïes. Il est donc suffisamment confirmé par l'ensemble de notre discussion, et il en ressort également qu'Apollodore avait raison de placer le règne de Crésus entre 01. 52,1 == 572 et 01. 55,3 = 558, d'où, pour le règne d'Alyatte de 57 ans, les limites 629 à 572. 6. Xénophane et les Éléates. — Notre discussion pourra désormais marcher plus rapidement, le terrain se trouvant déblayé d'importantes questions accessoires et le lecteur ayant déjà pu se familiariser avec les procédés des anciens chrônolo- gistes. Malheureusement les incertitudes ne seront pas moins grandes. Ainsi, d'après le double témoignage de Sextus Empirions et de Clément d'Alexandrie (Strom., I, p. 301 c), Apollodore doit avoir fixé la naissance de Xénophane à 01. 40 = 620. Diogène Laërce (IX, 20, d'après Sosicrate?) donne au contraire pour Y acmé 01. 60 = 540, d'où l'on conclurait pour la naissance 01. 50 — 580. Diels pense que Y acmé correspond à la fondation d'Élée, vers 540; il croit donc que la date d'Ol. 40 est fautive et qu'Apollodore avait en réalité admis 01. 50 pour la naissance. Il pense d'ailleurs que le chronographe avait échelonné les acmés de Parménide (01. 69) et de Zenon (01. 79) de façon à placer entre les trois Éléates, pris deux à deux, la même distance à peu près qu'entre Socrate et Platon. Mais si Apollodore plaçait la prise de Sardes en 558, il devait mettre la fondation d'Élée vers 01. 57 et non 01. 60. — la concor- dance des deux témoignages différents, pour la naissance de Xénophane, oblige à supposer une corruption très ancienne, ce qui est une hypothèse assez peu plausible. — Enfin rien ne nous oblige a croire que les dates pour les acmés de Parménide et de Zenon, telles que nous les trouvons dans Diogène Laërce, pro- viennent d'Apollodore, ni que la combinaison de l'échelonnement, à la supposer réelle, ne soit pas plutôt le fait d'un auteur de Successions, comme Sosicrate. Au reste, ces deux dernières dates sont très mal assurées, aussi bien la seconde, qui paraît tout à fait arbitraire, que la première, qui semble dépendre d'ua synchronisme approximatif établi entre Parménide et Heraclite. Il n'y a donc aucun motif sérieux pour. rejeter le témoignage bien connu et très précis de Platon, qui ne K2 P0TJR l'histoire de la science hellène. mei que 25 ans entre Parménide ei Zenon, et Fait converser le premier, à l'âge de 65 ans, avec Socrate très jeune. Que Platon r»it t'ait des anachronismes volontaires, cela n'est point douteux, quoiqu'on lui en ait imputé à tort, ainsi que je l'ai montré à propos d'Épiménide; que le dialogue du Parménide soit évidem- ment un,, fiction, personne non plus ne peut le contester; mais quand Platon répète, et dans le Théélète et dans le Sophiste, que Socrate, né en 400, a vu Parménide, quand il détaille les âges d'une façon bien inutile pour tout motif que l'on pourrait assigner à l'anachronisme supposé ici (*), quand enfin il est impossible de prouver quoi que ce soit contre une autorité telle que la sienne, le mieux est sans doute de s'en rapporter à elle. Parménide serait alors né vers 51 I, Zenon vers 489, à quelques années près en plus ou en moins. Il est très possible qu'Apollodore, pour un motif ou pour un autre, n'ait parlé ni de Parménide, ni de Zenon; même s'il l'a fait, et quand les dates de Diogène Laërce seraient les siennes, il pou- vait, comme Sotion (Diog. L., IX, 24), ne reconnaître aucun lien entre Xénopbane et Parménide; s'il s'agit de rechercher les dates de l,i vie du premier, nous n'avons donc pas à tenir compte du rapport hypothétique de maître à disciple que les auteurs de Successions ont établi entre le poète de Golophon et celui d'KIée. A la vérité, si l'on maintient vers 01. 40 la naissance de Xéno- phane, on ne trouve pour 01. 50 aucun événement marquant, son aemé. Mais il avait beaucoup écrit et donné dans ses vers des renseignements sur son compte personnel; ainsi c'est par un de ses fragments que nous savons qu'à 92 ans il composait encore. Apollodore ne peut-il avoir déduit, de quelque passage perdu (2), une combinaison faisant remonter la naissance jusqu'à 01. W>? Pourquoi dès l<»rs ne p;is maintenir cette date? Xénophane, avec sa vie centenaire, n'aura pas moins atteint le règne de Darius (524-487) selon le témoignage exprès d Apollodore, qui ne parait pas avoir précisé davantage la fin de sa vie. Dans ces limites, il n'y a aucune impossibilité à ce que Xéno- phane ail parlé soit d'Épiménide, comme mort à t.~>7 SUS, soit de niinr celui d'affirmer un rapport originaire entre sa doctrine et celte (*) Le fragmont ini la naissance esl OL 10, sursit -01. 63. Or, Apollodore bxail 01.08 Vaané de Pylhagore; peut-être •t-t-ii simplement regardé comme également daté ii<> 99 ans le fragox Xénophane but la métempsycose et bâti là-dessus m combinaison. CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES « PHYSIOLOGUES » . 43 Thaïes et de sa prédiction, soit même de la doctrine de la métempsycose de Pythagore; on comprend d'autre part comment Heraclite a pu parler de lui aussi bien que de Pythagore, et comment Sotion (Diog. L., IX, 18) l'aura fait contemporain d'Anaximandre, né vers 611. Au contraire, même avec la date de Diogène Laërce, on ne peut prolonger la vie de Xénophane jus- qu'au temps d'Hiéron I (01. 77 ==s 472) et d'Épicharme, comme l'aurait cependant fait, d'après Clément d'Alexandrie, un historien, Timée, dont ici l'autorité serait, à vrai dire, considérable. Il est facile de reconnaître l'origine d'une méprise que le fait du témoignage d'Heraclite sur Xénophane rend évidente. Timée a du seulement : 1° rapporter une anecdote conservée par Plutarque (Reg. apophth.), relative à un mot d'Hiéron sur des vers de Xénophane récités devant lui; 2° parler des attaques, déjà mentionnées par Aristote, du poète comique Épicharme contre le scepticisme du Colophonien. On aura conclu que Timée donnait Xénophane comme vivant toujours, du récit que l'historien consacrait à des faits prouvant seulement la popularité dont a joui l'œuvre du poète, longtemps encore après sa mort. Il y a bien aussi quelques autres assertions qui prolongent encore davantage la vie de Xénophane ; mais, ou bien ce sont de purs anachronismes, dus à des auteurs qui ne méritent aucune confiance, comme Hermippe (Diog. L., VIII, 56, et IX, 30) le mettant en rapport avec Empédocle, ou bien il y a eu (comme peut-être chez Ps. -Lucien, De longsev., 20) confusion avec un autre poète du même nom, auteur d'ïambes, né à Lesbos et fils de Dexinos. 7. Anaximandre et Pythagore. — Anaximandre offre l'exemple d'un philosophe dont Apollodore (Diog. L., II, 2) n'a pas tout d'abord déterminé Y acmé, mais bien l'âge (64 ans) à une certaine date, 01. 58,2 — 547, probablement celle de son ouvrage, et dont il n'a sûrement pas précisé la mort. Anaximandre devait donc èlre considéré par Apollodore comme plus jeune de 26 ans que Thaïes et de 11 ans que Xénophane. Son acmé devait tomber vers 01. 52, en même temps que celle d'Ésope, l'avènement de Crésus et la naissance de Pythagore. Si Diogène Laërce la fixe sous la tyrannie de Polycrale, il y a bien certainement là, comme Diels le fait remarquer, une confu- u Bion avec Pythagore ou peut-être Anaximène). Ed. Zeller (*) a tort <>n départ ■. qui Minait combattu au pugilat à la limite d'âge (entre les enfants et les hommes) dès 01. 18 et qui aurait laissé des écrits but l'histoire des h"ii, 'us (■/). Ce personnage a sùremenl été confondu avec le philosophé par divers auteurs, et c'est de El que doit provenir la donnée d'Ântilochos (Clément d'Alex., stnmt., I, 839) qui plaçait l^axia «le Pythagore 01. 19,3 > (*) C'est aussi asseï arbitrairement que Bemble avoir ('-tt'- fixée l'acmé «le Phérécyde (01. '-'.». !>!•»;_:- I..\ une douzaine d'annéea avant colle «le Pytha| Cette fixation n'est ifaecord ni avec la tradition qui le met en rapport avec PittaCUS, ni avec celle ipii le montre déjà atteint de la phthhiase quand Tl \it encore; «"est au contraire l'improbable légende d'Aristoxèue qui le t'ait enterrer par Pythagore déjà vieux. CHAPITRE II. — LA CHRONOLOGIE DES (( PHYSIOLOGUES ». 45 pondre la prise de Sardes à Vacmé, 01. 63 à la mort (vers soixante ans). Il s'appuie sur ce qu'Hippolyte donne 01. 58,1 pour Vacmé et que Suidas dit : « Anaximène vivait (véyove) lors de la prise de Sardes, alors que Cyrus de Perse renversa Crésus. » Si d'ailleurs Suidas ajoute la date.: 01. 55, c'est qu'il aurait à tort emprunté celle d'Eusèbe, tandis qu'Hippolyte aurait, conservé celle d'Apollodore; toutefois il faudrait lire : 01. 58,3 au lieu de 58,1. Cette conjecture, aussi ingénieuse que hardie, mérite de notre part une critique d'autant plus approfondie que la date de la prise de Sardes, d'après Suidas, serait, à nos yeux, celle d'Apollodore, et la date corrigée d'Hippolyte celle de Sosicrate. Diels attache, avec une certaine raison, quelque importance à la donnée chronologique de l'auteur des Philosophitmena, parce que celui-ci vient d'en fournir une autre (01. 42,3 == 610 pour la naissance d'Anaximandre) qui n'est copiée sur aucune source connue, mais qui concorde évidemment avec les indications d'Apollodore; mais il n'y a cependant pas là, en fait, un motif suffisant pour regarder les deux données des Philosophitmena comme venant d'Apollodore plutôt que de Sosicrate par exemple. Le rapprochement avec Suidas indiquerait même un déplacement de date tout à fait semblable aux autres que nous avons vu faire à l'auteur des Successioiis. Ainsi modifiée, l'hypothèse de Diels conduirait à faire naître Anaximène vers 598 et à le faire mourir vers 70 ans, en 528. Toutefois il convient d'observer que l'expression de Suidas, malgré toutes les discussions auxquelles elle a donné lieu, reste ambiguë et peut s'appliquer à la naissance; d'autre part, il est indispen- sable d'examiner si les renseignements traditionnels sur la vie d'Anaximène peuvent être mis en concordance, soit avec l'hypothèse précitée, soit avec toute autre que l'on puisse faire dans l'objet. Nous n'avons à considérer que trois rapprochements : les deux premiers qui font d'Anaximène, l'un le disciple d'Anaximandre, l'autre le maître d'Anaxagore, sont contradictoires, puisque le second de ces philosophes ne naquit qu'en 500. Cependant ils sont imperturbablement répétés, depuis Théophraste, dans la plupart des documents anciens, ce qui suffit à montrer combien peu on doit faire fonds sur eux; quant au troisième rapprochement, entre Anaximène et Pythagore, ii nous est au contraire fourni par une source tout à fait isolée, la correspondance apocryphe échangée d'après Diogène Laërce (II, 4 et 5, et VIII, 49); il y a là une fradi- ',«« FOUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE. tion don! noua ignorons la date et dont nous ne retrouvons nulle trace ailleurs. La première lettre est supposée écrile par Anaximène pour annoncer au Samien la mort de Thaïes; la première réponse de Pythagore manque; mais, comme on le voit d'après la seconde lettre du Milésien, elle «levait annoncer le départ de Samos. Cependant cette seconde lettre parle des enfanls d'Éacès et non de Polycrate seul, comme opprimant la patrie de Pythagore; d'autre paît , elle représente les Ioniens comme au début de leurs hostilités contre les Perses et Anaximène comme n'attendant que la ruine. La réponse de Pythagore ne donne aucune autre indica- tion. En tout cas, la correspondance est supposée échangée tout entière à une époque assez voisine de la prise de Sardes. Cette» hypothèse ne peut évidemment concorder qu'avec h» chronologie de Sosicrate : 546 pour la prise de Sardes, 540 pour le départ de Pythagore, tandis qu'Apollodore fixait respectivement ces deux événements en 558 et 532. Peu importe, à cet égard, que la tradition dont il s'agit ici n'ait aucune valeur historique, qu'elle soit notamment en contradiction avec le récit d'Hérodote, d'après lequel Milet traita sans délai avec les Perses. Cette tradition suffit à nous continuel' dans l'opinion que la mention de la prise Mais «aucun témoignage n'indique que Thaïes ait em- prunté aux Orientaux, outre des connaissances géométriques e1 astronomiques, des connaissances philosophiques et physiques. » Cependant, à moins de parti pris, il faut avouer que la recon- naissance de L'influence étrangère sur le premier point orée an préjugé en ce qui regarde le second. L'absence le Mil--irn .-[ (TAnacharsM le Scythe, i (Platon. Ii(ii>uf)!ii/>(c, X. »îon ?.) CHAPITRE III. — THALÈS DE MILET. 55 bientôt facile à un Grec intelligent et séjournant suffisamment dans le pays, de faire une enquête sérieuse sur les connaissances pratiques et les opinions générales des Egyptiens. C'est au moins le rôle que l'on doit attribuer à Thaïes. On a révoqué en doute jusqu'à son voyage en Egypte, parce qu'il n'est pas attesté par des documents suffisamment anciens. Il semble pourtant qu'on aurait pu se contenter de ce fait que c'est à Thaïes que remonte, d'après Hérodote, la recherche de la cause des débordements périodiques du Nil; ce problème, qui préoccupa successivement les Ioniens, a dû, dans l'origine, être soulevé par un témoin oculaire. Revenu à Milet, Thaïes y consacra aux travaux de l'intelligence les loisirs de son âge mûr et de sa vieillesse. L'historiette d'Aristote sur le monopole des pressoirs d'huile parait indiquer que tout d'abord la nature de ses occupations, absolument étrangère aux habitudes de ses compatriotes, fut loin de lui attribuer leur considération. Mais, à la longue, les appréciations changèrent, car Hérodote nous le montre jouant un rôle politique notable, soit en Ionie, soit même auprès du roi Crésus. La circonstance qui attira surtout sur lui l'attention de ses compatriotes fut, sans aucun doute, non pas une heureuse spécu- lation sur la récolte des olives, mais la prédiction de l'éclipsé solaire totale du 30 septembre 610, qu'il doit avoir faite encore assez jeune. On a vu, au chapitre précédent, comment on rattacha plus tard à la date qu'on croyait devoir attribuer à cette éclipse, la légende du vase à donner au plus sage, et qui lui revient à nouveau, après avoir passé par sept mains différentes. La réalité de cette prédiction a été souvent révoquée en doute par les modernes, tandis que toute l'antiquité semble s'accorder pour reconnaître dans son succès l'événement qui, grâce à la renommée acquise par Thaïes, éveilla dans la race hellène l'amour de la science et l'émulation vers ce noble but de la vie. Les arguments des incrédules (l) ont un incontestable fonde- ment ; pour essayer d'annoncer comme visible en un point donné de la terre une éclipse solaire avec quelque chance de succès, il faut posséder certains éléments astronomiques qui n'ont été connus et encore très approximativement qu'au in° siècle (Aristarque de (i) Voir notamment l'étude de Th.-H. Martin, Revue archéologique, 1864, et les chapitres de son Histoire de Vastronomie publiés depuis dans les Mémoires de l'Institut. .")(» pour l'histoire de la science hellène. Samos) (*) et mis en œuvre dans ce but qu'au ir3 ' Hipparque). La prédiction faite par Thaïes ne serait donc qu'une légende; l'origine en serait que le sage Milésicn aurait connu l'explication des éclipses et qu'il aurait peut-être tout au plus, d'après cette connais- Bance, annoncé la nécessité du retour de ce phénomène. Si ingénieuse que soit cette explication, si séduisants que soient les motifs invoqués à l'appui par Th. -H. Martin, elle ne peut nous satisfaire. Tout d'abord, les textes anciens (Hérodote, I, 7i; Eudème dans Clément d'Alex., Strorn., I, 14) parlent uniquement d'une prédiction, non d'une explication. Le récit, d'après Diogène Laërce, remonte jusqu'à Xénophane, presque contemporain de Thaïes; comme preuve historique, il est difficile de demander plus, pour cette époque. A la vérité, il est possible, probable même, que Thaïes a donné une explication du phénomène; mais il n'a certainement pas connu la véritable. Autrement, il serait inexplicable que, pendant un siècle après lui, tous les Ioniens aient épuisé leur imagination pour les solutions fantaisistes que nous aurons à rappeler. C'est Anaxagore de Clazomène qui, le premier, enseignera la doctrine scientifique, qui ne verra dans la lune qu'un corps obscur par lui-même, reflétant la lumière du soleil, qui permettra ainsi d'expliquer, du même coup, les phases, les éclipses de lune et celles du soleil; c'est lui qui, le premier, rendra dans les fers témoignage pour la vérité. Et encore Anaxagore lui-même n'était nullement en mesure d'analyser suffisamment les conditions des phénomènes; ainsi pour expliquer comment les éclipses de soleil sont, on un même lieu, plus rares que celles de la lune, il admettait que ces dernières pouvaient être produites par l'interposition, entre le soleil et la lune, d'autres astres obscurs (*). La théorie «les éclipses ne oom- mença à être vraiment débrouillée que deux siècles après Thaïes, au temps (Thaidoxe de Cnide. Tant furent lents et pénibles les premiers progrès positifs dans la nouvelle voie suivie par les Grecs! (') Il y garait quelques réserves à foire sur ce point : Eudoxe «le Cnide avait déjà «là arriver A des résultats comparables à ceux d'Aristarqtie pour la distance de la lune à la terre; mais la valeur générale «I" l'argument n'en serai t point ébranlée. (f> Voir Schiaparelli, / precursori d\ Copernico néU* anHchità, Hœplij Milan, 1x7:1, page 6. — C'est dans une hypothèse de ce genre Ul dtfféi vut p our les Geminiis, la t riplei • et 1 'appel, m' .r. - CHAPITRE III. — TIIALÈS DE MILET. 59 à la pleine lune pour le second, avec l'un ou l'autre de deux points idéaux de la sphère céleste (les nœuds de l'orbite lunaire) diamétralement opposés entre eux et animés d'un mouvement déterminé sur l'écliptique. Dans l'astronomie hindoue, qui dérive de l'astrologie gréco-orientale, les éclipses sont causées par un dragon céleste, auquel on attribue le mouvement correspondant. Le langage technique de l'astronomie moderne, en désignant comme tète et queue du dragon les nœuds ascendant et descen- dant de l'orbite lunaire, a longtemps conservé des traces de cette antique croyance, qui fut probablement l'explication primitive du phénomène. Elle est encore de nos jours rappelée par les sym- boles figurés de ces nœuds, empruntés aux manuscrits grecs. Si jusqu'à présent elle n'a pas été retrouvée dans la mythologie chaldéenne, on peut faire un rapprochement avec le serpent Apap des Égyptiens, qui lutte éternellement contre les dieux célestes. Comme au reste c'est avec les Égyptiens que la légende met Thaïes en rapport, il faut se demander s'ils connaissaient également la période de Yexéligme. On n'en a pas de preuves directes; toutefois, si l'on en croit Diodore de Sicile, les prêtres de Thèbes prédisaient les éclipses tout aussi bien que les Chaldéens; or, il leur fallait posséder pour cela, soit la période, soit, comme semble l'indiquer Adraste dans Théon de Smyrne (Astron., 30), des pro- cédés graphiques. Mais, dans cette dernière hypothèse, on serait conduit à admettre pour leurs observations une exactitude impro- bable et l'emploi d'instruments dont l'invention paraît bien due aux Grecs; d'autre part, il n'est guère douteux que la période des 223 lunaisons ne fût connue d'Eudoxe, et il semble bien l'avoir rapportée d'Egypte. Il est d'ai'leurs parfaitement possible que, dès avant Thaïes, les prêtres de ce dernier pays aient emprunté aux Chaldéens les notions nécessaires pour la prédiction des éclipses. L'astrologie orientale a pu n'avoir qu'un seul berceau ; mais, dès sa naissance, elle eut droit de cité dans le monde entier; quand, après les conquêtes d'Alexandre, on la voit s'assimiler les travaux du génie hellène et propager ses erreurs plus rapidement que ne progres- sèrent les vérités astronomiques, pn peut croire qu'au commence- ment du Yiie siècle av. J.-C, vers l'époque où les légendes classiques placent le roi-astronome Nécepsos, elle trouva un champ fécond dans la vallée du Nil et pénétra jusque dans 60 pour l'histoire de la science heu.knk. Thèbes, à la suite des légions victorieuses d'Assour-Akhé-Idin ou d'Assour-Ban-IIabal . Nous avons donc Le droit <1<4 supposer connue en Egypte cette période chaldéenne que nous regardons comme le seul moyen pratique pouvant être, à cette époque, employé pour la prédiction des éclipses; mais admettrons-nous qu'elle fut également connue déThalèsl Le fait est très improbable; il devait y avoir là un secret que les adeptes des doctrines astrologiques ne communiquaient guère aux profanes, et rien n'indique que Tbalès ait été initié à ces doctrines. D'un autre côté, la connaissance de la période chaldéenne permet, comme nous l'avons vu, d'annoncer avec assurance les éclipses de lune et non celles de soleil; les témoignages qui portent un carac- tère historique devraient donc attribuer à Thaïes la prédiction des premières et non pas seulement celle d'une des secondes. Enfin il ne parait nullement avoir transmis le secret de sa méthode. Reste donc à supposer qu'un astrologue rencontré par Thaïes dans ses voyages lui ait, par exemple, prédit un certain nombre d'éclipsés avec une précision plus ou moins grande, et que le Milésien, après avoir partiellement vérifié l'exactitude de ces prédictions, se soit hasardé à en prendre une à son compte. Cette hypothèse me semble parfaitement admissible et elle permet d'accorder au récit d'Hérodote un degré de vraisemblance suffisant D'après ce récit, Thaïes aurait simplement fixé l'année de l'éclipsé; s'il y en avait plusieurs de possibles cette année-là, il ne s'était guère aventuré. La grande chance, c'est que l'éclipsé ait été totale. 4. Nous clorons ici cette discussion pour aborder désormais l'examen des connaissances mathématiques que Thaïes put emprunter aux Egyptiens. Pour l'arithmétique, nous n'avons qu'un seul témoignage. Iam- blique (Sur Nicomaque, 10) lui attribue d'avoir défini le nombre UÊ système d'unités (formule qui est restée classique dans l'antiquité) et l'unité numérique, comme s'appliquant aux objets particuliers. S'il ajoute que ces définitions étaient empruntées aux Egyptiens, il y a peut-être là un indice qu'il reproduit un passage d'Eudème, car cette dernière donnée est conforme à l'opinion d'Aristote sur l'origine des sciences abstraites; elle est au contraire on désaccord .i\cc la tradition qui fait venir l'arithmétique des Phéniciens. Cette dernière tradition a sa pari, bien bible, de vérité, on égard CHAPITRE III. — THALÈS DE MILET. (il aux Grecs, en ce sens qu'ils ont dû recevoir, avec leur alphabet, le système primitif de numération écrite, fondé sur le principe additif et analogue à celui des Romains, tel qu'on le retrouve en un mot, du moins avec quelques modifications d'ordre secondaire, dans toutes les inscriptions grecques antérieures au ine siècle. Ce système, le seul que connussent les Grecs au temps de Thaïes, se retrouve comme principe, avec des variations sans importance, chez les Phéniciens, dans les inscriptions cunéiformes et dans les hiéroglyphes. Il avait déjà été abandonné par les Égyptiens dans leurs écritures hiératique et démotique. Les Grecs ne leur ont jamais rien emprunté sous ce rapport; leur système classique de numération alphabétique est leur propriété pleine et entière ; il ne semble pas, au reste, antérieur au début de la période alexandrine, où il aura été forgé par quelque grammairien. Mais ce point mis à part, il est permis de constater aujourd'hui que les Grecs ont été, en arithmétique, à l'école des Égyptiens; parmi les papyrus hiératiques déchiffrés jusqu'à ce jour, il en est un, Rhind du British Muséum, publié, traduit et commenté en 1877 par M. Eisenlohr, qui contient un Manuel de calculateur remon- tant probablement à 1800 ans avant notre ère. Cet ouvrage, qui parait même copié sur un autre très sensi- blement plus ancien, est spécialement consacré à des exercices relativement simples, et ne peut certainement pas représenter le niveau supérieur de l'instruction mathématique à l'époque où il a été écrit. On doit y remarquer cependant deux points importants transmis aux Grecs : 1° L'usage de n'employer que des fractions ayant pour numéra- teur l'unité, à l'exception de la fraction | . Mais au lieu de -J- , par exemple, on disait \ \ . Cet usage a été conservé par toute l'école héronienne, et s'est perpétué jusque chez les derniers Byzantins. 2° La solution des problèmes arithmétiques du premier degré à une inconnue. Les problèmes traités sont tout à fait analogues à ceux que Platon {Lois, VII, 819) signale comme servant en Egypte à l'instruction des enfants, et dont on peut constater l'adoption ultérieure chez les Grecs. Un scholie sur le- Charmide de Platon, qui parait provenir de Geminus, prouve enfin que bien longtemps on a enseigné côte à côte, pour la multiplication et la division, une méthode égyp- tienne et une méthode hellénique. Ce qu'étaient ces méthodes égyptiennes, nous le savons désormais par le travail de M. Eisen- (ri POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE. lohr; elles correspondent à un niveau scientifique très inférieur; ainsi la multiplication est ramenée à la duplication et à l'addition ; pour faire le produit d'un nombre par 7, par exemple, on ajoute le nombre à son double et au double de ce dernier. Sous le nom de méthode bellénique, nous ne pouvons comprendre au contraire qu'une méthode analogue à la nôtre, mais appliquée au système de numération alphabétique, et qu'on ne peut, dès lors, considérer comme constituée réellement avant ce système. En résumé, l'impression que laissent ces divers documents conduit à penser que, si Thaïes a introduit en Grèce certains procédés de calcul égyptiens, ces procédés étaient absolument élémentaires, quelques progrès qu'ils pussent constituer pour un peuple encore tout neuf en ces matières. Aucune recherche théo- rique ne venait d'ailleurs s'ajouter à ces enseignements ; la tradition n'en reconnaît point avant Pythagore, et, à cet égard, elle doit être tenue pour vraie. 5. Pour ce qui concerne la géométrie égyptienne, les rensei- gnements qu'on peut tirer du papyrus de Rhind sont assez sommaires. On peut y noter une ébauche de l'application des proportions au calcul des corps solides, et aussi la racine (*) (pir-e-mus) du mot pyramide; mais ce qui est le plus remar- quable, c'est l'identité entre la forme de rédaction des problèmes et celle qui est suivie dans les ouvrages géodésiques de Héron, d'où elle a passé aux agrimenseurs romains. Toutefois, les pro- cédés d'arpentage sont beaucoup moins perfectionnés que ceux des savants grecs, et ils reviennent parfois à des formules métriques passablement inexactes. Ainsi les Egyptiens mesuraient l'aire d'un quadrilatère en faisant le produit des demi -sommes des côtés opposés. Cette formule et d'autres aussi fausses, transmises au moyen âge par les héritiers des agrimenseurs romains, se sont perpétuées en Europe, dans les traités élémentaires, jusqu'à l'époque de la Renaissance. Nous aurions donc tort, encore une fois, de les regarder comme acceptées par les véritables représentants du savoir égyptien. Mais on ne peut nier qu'elles soient loin de donner une haute idée des connaissances que possédait la moyenne des arpenteurs sur les rives du Nil; elles permettent même d'alïir- (') Le mot égyptien détigne, au reste, non pas le solide, mais -lu arête. CHAPITRE III. — TIIALÈS DE MILET. C3 mer que la géométrie ne s'y est guère élevée au-dessus des simples applications pratiques qui lui ont donné son nom. Quand nous parlons de cette science, nous sommes habitués à la considérer comme un ensemble de théorèmes spéculatifs rigou- reusement déduits d'un très petit nombre d'axiomes. Mais elle n'est devenue telle que peu à peu et sans doute assez lentement. A cette époque, il n'y avait qu'un recueil de procédés mal liés entre eux, servant à la solution de problèmes de la vie usuelle et dont la démonstration, quand elle se faisait, prenait son appui sur des lemmes alors regardés comme évidents, mais rigoureusement prouvés bien plus tard, quand ils n'ont pas été éliminés comme entachés d'erreur. Qu'il y eût des arpenteurs en Grèce avant Thaïes, on ne peut guère en douter; les problèmes existaient, car la civilisation était suffisamment développée; il fallait donc les résoudre, bien ou mal, comme, par exemple, le faisaient les Étrusques. Les traditions relatives aux travaux géométriques du sage de Milet signifient donc seulement qu'il perfectionna l'arpentage de son pays; il n'y importa pas plus d'Egypte la géométrie que l'arithmétique, car, en tant que sciences théoriques, ni l'une ni l'autre n'existait encore; en tant qu'arts pratiques, l'une et l'autre existaient partout où la propriété particulière était constituée. Mais, sauf en Egypte, ces procédés techniques n'étaient sans doute l'objet d'aucune littérature, ils étaient assez simples pour se transmettre oralement. Thaïes en aurait-il, le premier, traité par écrit en Grèce et serait-ce là son véritable rôle? Aucun indice ne peut nous le faire supposer (*); en tous cas, quand plus tard Eudème écrivit ses Histoires géométriques, il en fut réduit à conclure, d'une ou deux solutions de problèmes élémentaires auxquelles le nom de Thaïes était resté attaché, que celui-ci connaissait telle proposition que supposent ces solutions, mais il ne put rien affirmer sur la question de savoir si ces propositions étaient démontrées ou non. Si maintenant on prend à la lettre les témoignages d'Eudème, tels que les a conservés Proclus dans son Commentaire sur le Ier Livre d'Euclide, si on accorde à Thaïes l'invention des propo- sitions qui lui sont ainsi attribuées, il s'ensuivrait que, contraire- ment à ce que déclare l'historien lui-même, le sage de Milet C1) Le plus ancien traité grec sur l'arpentage parait avoir été écrit par Démocrite: ircp\ yzoipyir^ yj Yîwixs-rpixov (Diog. L., IX. 48). ()i POUR L'HISTOIRE DI LA SCIENCE HELLÈNE. n'aurait i • i « - 1 1 appris en Egypte. Nous voyons encore Eudème attribuer, par le même procédé, à Œnopide « * 1 1 « » Arpédonaptei (ceui qui attachent le cordeau), i (Ciém. d'Alex., Strom.} l) Le terme technique est d'origine grecque, O République, 1\. |38 a. CHAPITRE III. — THALÈS DE MILET. 65 qu'on ne devrait le conclure des témoignages d'Eudème ; moins, sur d'autres, qu'on n'a, le plus souvent, cherché à le soutenir. Mais, en fait, rien n'indique qu'il ait dépassé les Égyptiens, ni qu'il ait fait preuve d'un véritable génie d'invention. Vouloir qu'il y ait un théorème de Thaïes, comme il y a un théorème de Pythagore, ou, en général, attribuer aux anciens, fût-ce en mathématiques, « soit les principes de leurs conséquences, soit les conséquences de leurs principes, » c'est déserter le terrain solide pour se lancer dans le domaine illimité des conjectures. On n'est déjà que trop souvent forcé de le faire, quand il s'agit soit de combler une lacune dans les renseignements historiques, soit de les interpréter, lorsque le sens en est ambigu. Mais ici ce n'est pas le cas; il s'agit simplement de préciser le moment où s'est révélée l'originalité mathématique de la race hellène, après les emprunts qu'elle a commencé par faire à l'Egypte. Or les travaux attribués à Pythagore présentent un caractère nettement spéculatif et ils semblent dé- passer du premier coup le niveau des connaissances égyptiennes; pour Thaïes, rien de semblable ; toutefois la distance n'est pas telle* qu'il faille supposer un intermédiaire. La conclusion est facile à tirer. 6. Simplement disciple des Égyptiens pour la géométrie, Thaïes les a-t-il dépassés en astronomie? D'après un extrait que nous a conservé Théon de Srnyrne (Astronom., p. 322), Eudème attribuait au Milésien, outre la prédiction des éclipses de soleil, la découverte de la non-uniformité de la circulation annuelle de cet astre. Je n'ai pas à revenir sur le premier point, que j'ai cherché de réduire à sa juste valeur, mais qui est suffisamment établi par les témoignages historiques; quant au second, il est probable qu'Eudème s'appuyait sur un ouvrage d'au plus 200 vers, Sur le solstice et Véquinoxe (Diog. L., I, 23, cf. 34), plus ou moins sérieusement attribué à Thaïes, mais qu'on pouvait en tout cas considérer comme représentant sa doctrine. La signification exacte du texte qui nous occupe (ty;v xaxà xàç Tco-à; TTspfsoov, w; ojx for] àel auji^aivei) est ambiguë. Th. -H. Martin y voit l'opinion erronée que la durée de l'année tropique n'est pas constante, opinion où l'incertitude des observations entraîna plus tard divers astronomes de l'antiquité. Mais il n'y a aucun autre indice que cette question ait été soulevée avant Eudème, et (JG pour l'histoire de la SCIENCE HELLÈNE. il serait bien singulier que ce dernier y eût vu une des découvertes essentielles de l'astronomie. Il s'agit bien plutôt de l'inégalité de durée entre les quatre saisons astronomiques, c'est-à-dire les quatre parties de l'année tropique divisée par les solstices et les équinoxes, fait capital, qui démontre immédiatement l'anomalie du mouvement propre du soleil. Dans les Travaux et Jours, Hésiode décrit, pour le cours d'une année, l'ordre successif des levers et couchers apparents des prin- cipales constellations et au milieu intercale les solstices; c'était à ces phénomènes que les Grecs rapportaient les saisons qu'ils distinguaient, c'était sur eux qu'ils réglaient le changement de leurs occupations; l'année lunaire, d'ailleurs mal réglée, qu'ils employaient, ne pouvait en effet convenir à cet usage. Hésiode donne d'ailleurs quelques intervalles; je pense que, dans son poème, Thaïes avait complété ces données et qu'il avait d'ailleurs fixé de la même façon les équinoxes, dont Hésiode ne parle pas. L'inégale répartition des solstices et des équinoxes dans l'année ressortait dès lors, et Eudème pouvait dire également (Diog. L., I, 23) que Thaïes avait prédit les solstices. Enfin cette explication concorde avec la donnée de Pline (XVIII, 25), d'après laquelle le Milésien aurait fixé le lever du matin des Pléiades au 25° jour après Péquinoxe du printemps. Des travaux de ce genre, véritables almanachs au point de vue pratique, ont été bien longtemps une des principales préoccupa- tions des astronomes grecs; chacun laissait son parapegmc, comme on disait dès le Ve siècle; il nous en est parvenu de nombreux débris, dont les plus complets figurent à la fin de l'Introduc- tion aux Phénomènes de Geminus. A tous ces parapegmes étaient attachées des prédictions météorologiques; les vents, les pluies, le tonnerre se trouvaient ainsi annoncés pour tel on tel jour de l'année sidérale. Déjà la période régulière des venta étéaiens se trouve déterminée dans Hésiode; on essayait de faire davantage. Thaïes était-il entré dans cette voie? Tout porte à le croire. Cela ressort en propres termes de la jolie historiette d'Apulée (FUmd,, IV, 18) dont les détails sont précieux; en tous cas, l'antiquité ne s'est jamais représenté autrement un astronome. Le premier de tous en Grèce aurait-il l'ail exception? Les astrologues de la Chaldée, on le sait, avaient déjà été bien plus loin ; ce n'étaient pas seulement les variations atmosphériques, mais iiiriiit' lès événements politiques qu'ils prétend. (icuf taire CHAPITRE IH. — TRALÈS DE MILET. ()7 dépendre des étoiles. Leurs erreurs, qui plus tard se sont mêlées à la science antique, furent inconnues des Grecs avant les conquêtes d'Alexandre; mais vouloir prédire le temps, ce n'en est pas moins, en astronomie, le grand desideratum de tout l'âge hellène. Notre météorologie n'est pas encore aujourd'hui tellement avancée qu'il faille blâmer ces tentatives infructueuses; nous avons plutôt à nous demander si l'idée en appartenait en propre aux Grecs. 7. Dans son livre des Apparences des fixes, à côté de bien d'autres auteurs de parapegmes qu'il cite, Ptolémée rapporte souvent des annonces de temps « selon les Égyptiens ». Cela suffit pour nous rendre certains que Thaïes avait pu trouver sur les bords du Nil un modèle pour son ouvrage, tel du moins que nous avons été amenés à nous le représenter. L'immobilité de la science égyptienne, depuis une époque bien antérieure, est suffisamment constatée pour qu'aucun doute ne puisse s'élever à cet égard. Les Egyptiens étaient certainement capables de déterminer plus ou moins grossièrement les solstices et les équinoxes, et la diffé- rence entre la durée des saisons astronomiques est assez grande pour qu'ils l'aient facilement reconnue. Si Thaïes a rapporté de ses voyages quelque connaissance vraiment scientifique, c'est évi- demment celle-là. Je ne m'arrête pas à cette circonstance assez singulière, que la légende ne lui reconnaît pas la connaissance des moyens pratiques indispensables pour faire la découverte. Le gnomon a certainement été connu en Grèce avant Anaximandre, et je ne mets pas en doute que Thaïes n'en ait su l'usage, comme aussi celui de la clepsydre. Mais cet usage, c'est précisément la détermination des solstices et des équinoxes, et il ne l'a pas inventé, il l'a appris. La donnée de Pline est même un indice qui ferait supposer que Thaïes avait trop fidèlement copié son modèle. Les dates des levers et couchers des étoiles diffèrent en Egypte et en Grèce. Or, l'intervalle de 25 jours entre Téquinoxe du printemps et le lever du matin des Pléiades se rapporte à un climat beaucoup plus méridional que Milet. Cet intervalle, qu'Anaximandre portait déjà à 29 jours, Euctémon, contemporain de Méton, devait l'évaluer pour Athènes à 44, et Eudoxe à 48. Quant à la durée totale de l'année, en adoptant 365 jours (Diog. L., I, 27-), Thaïes ne faisait encore qu'emprunter aux 68 pbuii l'histoire de la science hellène. Egyptiens leur année solaire vague. Il semble même avoir égale- ment suivi leurs mois de 30 jours (I, 24), contrairement à l'usage des mois lunaires que les Grecs observaient déjà et qu'ils conser- vi n ut religieusement. Si enfin (Diog. L., I, 24; cf. Apulée, l. c) le sage de Milet indiqua le diamètre du soleil comme étant la 720e partie du cercle qu'il parcourt (remarque qui trouvait naturellement sa place dans le même Traité), Gléomède nous a conservé le procédé élémentaire dont se servaient les Égyptiens pour trouver cette mesure. Comme autres renseignements précis sur les connaissances astronomiques de Thaïes, nous trouvons encore mentionné dans les scholies sur Aratus, qu'il n'admettait que deux Hyades, tandis qu'après lui on en énuméra jusqu'à sept; d'autre part, il aurait marqué la Petite Ourse comme désignant le pôle plus exactement que la Grande. Callimaque (Diog. L., I, 23) voyait là un enseigne- ment emprunté aux navigateurs phéniciens; en tout cas, il l'avait trouvé sans doute consigné dans le poème de Y Astrologie Nati- tique, attribué par les uns à Thaïes, par les autres à un certain Phocus de Samos. Si ce poème a réellement différé du premier dont nous avons essayé d'indiquer le contenu, il ne devait guère renfermer davan- tage que quelques remarques sur les constellations et quelques pronostics météorologiques, analogues à ceux qu'on trouve à la lin des Phénomènes d'Aratus. Mais alors, quel qu'en ait été l'auteur, la pauvreté des indications qui s'y rapportent permettrait de croire qu'il s'est perdu de bonne heure et n'a jamais été entre les mains d'aucun des anciens qui nous en parlent. 8. En résumé, pour l'astronomie, l'ensemble des documents auxquels on peut ajouter foi nous montre Thaïes possédant déjà des connaissances un peu plus relevées qu'en arithmétique ou en géométrie; la détermination des saisons astronomiques et la mesure du diamètre du soleil nécessitent en effet des observations d'un caractère vraiment scientifique; mais, malgré la légende de V astrologue et connus pendant longtemps, car le premier cadran plan ne fut inventé que par Aristarque de Samos (111e siècle av. J.-C). Mais ils offrent, comme au reste toutes les horloges solaires des anciens, une particularité qui les distingue des nôtres, et qui est, semble-t-il, une modification apportée par les Grecs à l'instrument babylonien. Ce n'est point le parallèle entier, mais l'arc diurne parcouru par l'ombre qui se trouve divisé en parties égales. Les heures ont donc une durée essentiellement variable; chacune d'elles est la douzième partie du temps que le soleil passe chaque jour au-dessus de l'ho- rizon, et non pas la vingt-quatrième partie de l'intervalle entre deux passages successifs au méridien ; dans l'astronomie ancienne, ces heures variables sont connues sous le nom de saisonnières (y.atp'.y.ai), par opposition aux heures fixes, dites équinoxiales. La graduation de semblables appareils ne pouvait, à l'origine, être qu'empirique, et elle réclamait les observations d'une année entière. Est-ce sous cette forme, ou sous la forme babylonienne, plus simple, mais moins appropriée aux mœurs grecques, qu'il faut nous représenter les horloges que connaissait Anaximandre et dont il s'occupa, suivant la tradition constante? Nous n'en savons rien, quoique la première hypothèse semble la plus plausible à première vue, tandis que la véritable division babylonienne, en douze heures seulement pour l'ensemble du jour et de la nuit, apparaît au contraire comme encore suivie par Eudoxe de Cnide. En tout cas, ces cadrans sphériques, se prêtant mal à l'usage public (car on ne pouvait les consulter que de très près), ne luttèrent qu'avec désavantage contre l'emploi de la clepsydre, pour les petites durées, ou contre l'usage approximatif d'évaluer le moment de la journée, d'après la longueur en pieds de l'ombre du corps humain. Quel qu'ait pu être d'ailleurs le travail d'Anaxi- mandre, ou plus tard celui de Démocrite, auteur d'une Pologra- phie, ils durent disparaître devant les perfectionnements apportés à la construction des cadrans à partir de l'essor des connaissances mathématiques, au ivc siècle av. J.-G. 3. On peut admettre au moins qu'à ce propos Anaximandre s'occupa de la construction pratique d'une sphère, ce qui s'accor- derait avec une autre forme de la tradition (Diog. L., II, 2: Suidas). Mais chercha-t-il ainsi à représenter la voûte étoilée, ce que Cicéron attribue déjà à Thaïes? Il n'y a à cela aucune invraisem- blance, car c'est bien vers cette époque que les Hellènes 84 pour l'histoire de la science hellène. commencent à s'occuper des choses célestes et à grouper, plus ou moins méthodiquement, les astres en constellations. Anaximandre, qui a le premier dressé une mappemonde terrestre, a naturelle- ment pu chercher à lui donner un pendant pour le ciel. Mais ces premiers essais furent nécessairement très grossiers, les instru- ments propres à mesurer les distances angulaires des étoiles n'existant pas encore. Dans ces essais, les Hellènes imitaient d'ailleurs encore les Babyloniens, et la construction de la sphère céleste se trouvait intimement liée à celle du polos, eu égard au but pratique de déterminer l'heure pendant la nuit, et d'éviter ainsi l'emploi des horloges à eau, d'une exactitude insuffisante pour les observations astronomiques. Il est certain que les Chal- déens avaient résolu ce problème et il semble qu'on puisse restituer comme suit leur solution très simple. Imaginons une sphère céleste, concentrique et intérieure à l'hémisphère creux du polos. Supposons que le zodiaque soit divisé en 360 degrés, suivant l'usage babylonien, et que l'on sache, pour le jour où l'on est, le degré occupé par le soleil; qu'on observe, au moment pour lequel on veut savoir l'heure, les étoiles du zodiaque à l'horizon du levant, du couchant ou au méridien; on pourra amener dans la même position l'étoile figurée sur la sphère de l'instrument; dès lors le degré où se trouve le soleil se trouve jouer précisément le même rôle que l'ombre de l'extrémité du style pendant le jour, et sa position, par rapport aux lignes horaires tracées sur le polos, donne l'heure cherchée. Pour qu'un pareil procédé soit applicable, il faut évidemment que la sphère céleste soit constituée par un réseau solide au travers duquel l'œil puisse voir la position du degré occupé par le soleil. Un pareil réseau fut appelé araignée par les Grecs, et il donna son nom au cadran sphérique d'Eudoxe; plus tard, après llipl arque, la sphère mobile et l'hémisphère fixe furent remplacés par des pièces planes qui en présentaient la projection stéi « phique. On eut ainsi l'astrolabe planisphère, servant toujours au même but, la détermination de l'heure pondant la nuit; mais le nom d'araignée resta toujours à la pièce mobile et il passa des Grecs aux Arabes. Il s'agit maintenant d'indiquer comment on pouvait, au temps d' Anaximandre, et sans autres instruments d'observation, déter- miner la marche du soleil sur le zodiaque, et disposer les étoiles fixes sur la sphère. Si l'on se reporte à la digression astronomique CHAPITRE IV. — ANAXIMANDRE DE MILET. 85 que nous avons déjà faite à propos de l'éclipsé de Thaïes (ch. III, 3), on aura ainsi un tableau assez complet des humbles commence- ments de l'astronomie hellène, alors qu'elle repassait par les mêmes étapes que la science chaldéenne. On a vu comment celle-ci avait été amenée à se préoccuper tout d'abord de l'écliptique et dès lors de la zone qui l'entoure, d'ailleurs remarquable en ce qu'elle est le lieu où s'effectuent les mouve- ments des planètes. Il s'ensuivit que ce fut au cercle moyen de cette zone du zodiaque que les Babyloniens rapportèrent les phénomènes célestes et les positions des étoiles, au lieu de les rapporter à l'équateur comme il nous paraît naturel de le faire. Cette circonstance a eu une importance historique considérable, parce que le système des coordonnées en longitude et latitude célestes qui en dépend, permit à Hipparque de reconnaître la loi fondamentale de la précession des équinoxes, qu'il n'aurait certai- nement pas pu débrouiller, s'il ne s'était trouvé en présence que d'observations par ascensions droites et déclinaisons. Les étoiles situées dans la bande des éclipses étant reconnues par une longue observation, il s'agissait de les figurer sur une sphère à leurs distances réciproques ou en d'autres termes de déterminer leurs longitudes, sans instruments propres à mesurer la distance angulaire (1). La clepsydre pouvait donner les ascensions droites, c'est-à-dire les temps correspondant à une division de l'équateur en parties égales. Pour passer de là à une division du zodiaque en parties égales, problème qui nécessite pour nous l'emploi de la trigonométrie sphérique, on admit, par une approximation alors suffisante, et suivant un système évidemment chaldéen d'origine, que développe Hypsiclès d'Alexandrie (11e siècle av. J.-C), que les différences des ascensions droites, correspondant à des parties égales du zodiaque, croissaient en progression arithmétique; pour déterminer la raison de cette progression, il suffisait d'avoir observé le rapport du plus long jour de l'année à la plus courte nuit. L'observation de l'ombre dans le polos fournissait aussi tous les éléments nécessaires pour y disposer la sphère mobile en donnant (*) L'emploi du cercle divisé, avec l'alidade ou ligne de visée (dioptre des Grecs), mobile autour du centre, si simple que semble cet instrument, paraît avoir été étranger à toute la période hellène; les Chaldéens et plus tard les Grecs semblent n'avoir eu qu'un instrument analogue au bâton de Jacob et ne leur servant que pour les petits angles. 86 POUB L'HISTOIRE DE la SCIENCE HELLENE. à son équateur et à ses tropiques l'inclinaison des cercles célestes. L'écliptique étant tracé et divisé en degrés, d'après le parallèle décrit par le soleil, on peut déterminer chaque jour, par un pr« cédé purement mécanique, le degré occupé par le soleil. Enfin, en observant les levers, couchers ou culminations d'une étoile en dehors du zodiaque, et en remarquant les points de l'écliptique se trouvant alors à l'horizon ou au méridien, il était facile de tracer sur l'appareil deux grands cercles dont l'intersection donnait la position de l'étoile (*), et dès lors son observation pouvait, pour la détermination de l'heure, remplacer celle du point de l'écliptique se levant, se couchant ou culminant en môme temps qu'elle. C'est ainsi que les fondements de l'astronomie ont pu être établis, pour ainsi dire sans autre matériel qu'un appareil élémentaire donnant l'heure et permettant, en thèse générale, de résoudre mécaniquement les problèmes pour lesquels nous nous servons de la trigonométrie sphérique; celle-ci ne vint qu'à son heure: Hipparque se trouva pour l'inventer, quand le perfectionnement des moyens d'observation rendit insuffisants les procédés primitifs. 4. Il est temps de revenir à Anaximandre pour achever d'appré- cier son rôle comme savant. J'ai mentionné son travail géographique, dont l'authenticité n'est pas douteuse; il ne semble pas que dans cette voie, comme pour l'astronomie, il ait pu suivre des modèles étrangers; ce travail mérite d'autant plus d'attirer l'attention. Strabon nous atteste qu'il servit de base à la première description écrite de la terre donnée cinquante ans environ plus tard par un autre Milésien, Hécatée. Si grossière qu'ait du être la mappemonde d'Anaximandre (2), comme le confirment les critiques d'Hérodote, elle n'en constitue pas moins, pour son auteur, un titre sérieux auprès (l) Ce procédé n'est pas applicable aux étoiles circumpolaires, ou du moins il ne donne qu'un grand cercle sur lequel elles se trouvent; ces étoiles, dont les anciens au reste se préoccupaient beaucoup moins, ont dû être placées approximativement, d'après dos alignements. (*) Ou plutôt s;i planche (tz(vxÇ). Elle représentait un disque rond, entouré par l'Océan, et où l'Asie n'était pas plus grande que l'Europe; la Grèce (Delphes?) devait donc en être te (entre. (3) C'est sans doute à la mappemonde d'Anaximandre d à sa détermination des dimensions de la terre que se rapporte la donnée d'où provient le texte de Suidas: xa\ o>.w; yttti&sfpfac osMnhwsefw £ôei!;e. Rien n'indique qu'il se soit parti- culièrement occupé de géomél rie et il n'est boom <|iie de lui SUppOSCT le> notions élémentairef que Thaïes avait apportées en Grèce. CHAPITRE IV. — ANAXIMANDRE DE MILET. 87 La représentation de la surface de la terre suppose qu'il avait cherché à en évaluer les dimensions; si, malheureusement, nous n'avons aucune indication sur ce point, on doit admettre que les renseignements qu'il avait pu recueillir d'après les journées de marche ou de navigation, l'avaient conduit à exagérer singuliè- rement les distances sur la terre connues à cette époque. Tel est, en effet, le caractère des premières estimes qui ont été faites de la circonférence de notre globe et qui ne paraissent pas remonter au delà du IVe siècle av. J.-C. Il est singulier que le premier géographe ne nous soit pas repré- senté comme un voyageur; cela tient peut-être uniquement à l'absence de données sur son compte; en tout cas, Anaximandre nous apparaît comme un homme curieux de la science, possédant des connaissances pratiques sérieuses, capable enfin de concevoir et d'exécuter des projets neufs ou hardis. II. — Le Système. 5. Au sujet des opinions professées par Anaximandre dans un écrit sur la nature, les témoignages de l'antiquité présentent des obscurités et des contradictions faciles à comprendre. Cet écrit, peu développé et composé dans une prose encore embarrassée des formes et des images poétiques, devint bientôt difficile à com- prendre, dès que les concepts commencèrent à se préciser; on le négligea donc pour se borner à des renseignements de seconde main, et dès lors l'ensemble du système fut bien vite méconnu. D'autre part, le défaut de critique fit attribuer à l'antique physicien les connaissances scientifiques devenues vulgaires et l'ordre d'idées courant dans le siècle où l'on écrivait. Les données les plus vagues furent interprétées dans ce sens ; pour n'en citer qu'un exemple, Simplicius, apprenant par Eudème qu' Anaximandre avait le premier spéculé sur la distance des astres, et sachant que l'obser- vation des éclipses est le moyen d'obtenir des données à cet égard, conclut que le Milésien connaissait la théorie de ces phénomènes, ce qui lui semble d'autant moins étonnant que Thaïes avait déjà prédit une éclipse de soleil . C'est là faire d' Anaximandre un Aristarque de Samos ou un Eudoxe, c'est confondre l'auteur d'une hypothèse hardie sur un point inconnaissable de son temns avec l'inventeur du pro- 88 pour l'histoire de là science hellène. cédé qui permet de décider de ta vérité on de la Fausseté de cette hypothèse. Il est inutile de discuter par le menu toutes les erreurs analogues; hornons-nous donc, tout en indiquant les sources, à exposer l'en- semble du système d'après la restitution de Teichmûller (*). Le phénomène le plus saillant dans le monde, dans le ciel, l'c'jsxvéç, comme disait Anaximandre (2), c'est sans contredit le mouvement de révolution diurne qui l'emporte suivant une inva- riable période. Or l'expérience nous apprend que, dans un pareil mouvement circulaire, les corps les plus denses se portent au centre, les plus légers à la circonférence, ce qui concorde avec ce fait que la terre où nous sommes et l'eau qui l'entoure nous apparaissent comme au centre, dans la partie qui échappe à l'infatigable tour- billon, tandis que les feux célestes brillent au delà de l'air que nous respirons. D'autre part, la chaleur est liée au mouvement, le froid à l'immobilité, ce qui établit une nouvelle concordance, si l'on veut voir dans le mouvement diurne la raison première de la distribution qui existe dans l'univers. Voilà les données empiriques sur lesquelles Anaximandre va construire son système. Le mouvement circulaire est éternel, plus ancien que l'eau {de Thaïes) (3) ; c'est lui qui engendre et détruit toutes choses (5). Source du chaud et du froid (3) (10), il a d'ailleurs commencé à rejeter à son centre et laissé dès lors échapper à sa loi la masse qui a formé notre terre, puis l'atmosphère dont elle est enveloppée ; il s'est concentré tout autour dans une sphère creuse qui s'est enflammée. Cette sphère s'est formée comme l'écorce autour d'un arbre; mais la continuité du mouvement et de l'effet centrifuge l'a brisée en couches successives et celles-ci, enveloppées par l'air entraîné dans l'explosion, se sont réduites à des anneaux (*) concentriques (3). Dans ces anneaux, ainsi constitués en somme par les parties de l'air les plus dilatées et les plus ténues, leur séparation des parties (!) Studien zur Chichichte der Begriffèt Berlin, Weidmann, 1871, p. 1-7Ô, r.i7-r>T)8. — Nette Sludien twr Geschichte der Begriffe, II, Gotha, Raines, 1K78, p. 978-979: (') Il semble aussi avoir (1) (2) employé l'expression de monde (xô questions à la suite desquelles le concept correspondant a été précisé; mais cette élaboration est très postérieure, CHAPITRE IV. — ANAXIMANDRE DE MILET. 95 dès cette époque, la nécessité mathématique de qualifier l'espace d'illimité, autrement que par une vague métaphore poétique, eût été reconnue à la suite d'une discussion des principes de la géo- métrie. On ne peut, il est vrai, refuser à un contemporain d'Anaxi- mandre la possibilité de s'imaginer a priori l'espace comme réellement illimité, et, par conséquent, la matière comme illimitée elle-même. Comme on le verra au chapitre suivant, c'est là le dogme pythagorien qui oppose le monde fini à la substance infinie qui l'entoure et qu'il respire; c'est la croyance de Xénophane, qui étend à l'infini les racines de la terre et les espaces éthérés. Si Anaximandre fut le premier à publier ses opinions physiques, il devait, bien moins que ses successeurs, éprouver la nécessité d'élaborer ses conceptions au point de vue logique; mais, nous l'avons remarqué, son imagination est très précise; or, il y a une chose qui a toujours été inimaginable, c'est un mouvement rotatoire s'étendant à l'infini; donc, puisque la croyance à ce mouvement rotatoire pour la totalité de la matière est le fond du système d' Anaximandre, il est certain qu'il ne pouvait imaginer la matière comme infinie, dans le sens que nous donnons à ce mot. Ceci trouve une confirmation dans l'histoire des doctrines immé- diatement postérieures; lorsque Xénophane chante, contre les pythagoriens, l'unité absolue de l'univers, il se rapproche en fait d'Anaximandre ; mais comme, avec ceux même qu'il combat, il se représente l'univers comme infini, il lui faut rejeter le dogme de la révolution, et il proclame l'immobilité. Peut-être le Milésien ne limitait pas la matière à son anneau solaire, car il lui fallait assurer le renouvellement incessant de la substance de cet anneau; ce serait alors qu'il n'aurait point senti la nécessité de préciser des limites. Cependant il est clair que la genèse qu'il suppose pour le monde ne se comprend bien que dans un espace limité, si les parties les plus légères rejelées loin du centre du tourbillon doivent s'arrêter quelque part et ne pas se dissiper dans l'immensité. Quand, d'un autre côté, Anaximandre explique l'immobilité de la terre au centre du monde par son égale distance aux extré- mités dans toutes les directions, c'est une négation aussi formelle que possible de l'infinitude de la matière, et quand on verra ses successeurs chercher d'autres explications, on aura à se demander 96 POUR l'iustoire de la science HELLÈNE. si ce recul apparent vers l'erreur ne cache pas un progrès réel dans le concept de l'espace, désormais reconnu comme infini et ne pouvant, dès lors, avoir ni centre ni extrémités. L'état d'esprit que nous sommes ainsi amenés à constater chez Anaximandre, la représentation de l'espace comme une sphère remplie par la matière, choque, à la vérité, toutes nos habitudes modernes. Mais nous sommes bien obligés de l'accepter comme un fait, alors que cette représentation a été, en réalité, prédominante dans l'antiquité, abstraction faite des mathématiciens. Cet état d'esprit est même plus concevable chez le Milésien que chez Aristote, puisque ce dernier reconnaît l'infinitude subjective et que, pour le premier, la question n'est même pas posée; il n'ima- gine pas l'espace infini et il n'a aucune notion logique pouvant lutter contre son imagination. Dans ces conditions, le sens du terme qu'il employait ayant changé entre lui et Aristote, on conçoit très bien que ce dernier s'y soit trompé et n'ait pas reconnu qu'il avait affaire à une conception objective tout à fait analogue à la sienne. Mais, fait qui ne peut manquer de paraître singulier, tandis que la notion de l'infinitude de l'espace fait défaut chez Anaximandre, il a, au contraire, très nettement celle de l'infinitude du temps, comme le prouve sa doctrine de la succession indéfinie des mondes périssables. Ainsi les concepts du temps et de l'espace infinis présentent cette différence historique que l'un apparaît comme immédiatement formé, que l'autre réclame au contraire, pour être adopté sans conteste, une élaboration très prolongée; une simple réflexion peut rendre raison de cette différence. La nécessité subjective de concevoir le temps comme infini ne rencontre pas, en réalité, d'obstacle objectif; la prétendue antinomie de Kant à ce sujet ne repose que sur l'introduction d'une thèse théologique, celle de la création ex nihilo, étrangère à la conscience humaine à son aurore et, en tous cas, à la pensée hellène. Non seulement l'infinitude du temps n'a jamais été mise en question sur le sol de la Grèce antique, mais l'éternité du monde, sous sa forme actuelle, y compris l'existence d«4 la race humaine, est un dogme constant de Platon et d' Aristote, pour ne parler ni des Éléates, ni des pythagoriens, dont les genèses ont un caractère métaphysique tout différent de leur forme mythique. La thèse de l'infinitude de l'espace aurait, au contraire, besoin d'une impossible confirmation objective; la spéculation géométrique CHAPITRE IV. — ANAXIMANDRE DE MILET. 97 n'a qu'un caractère hypothétique sans valeur pour la justifier, et elle est même parvenue, de notre temps, à la mettre en doute pour l'espace concret; l'imagination se fatigue et s'épuise vite à reculer les bornes du monde, et celle d'Anaximandre s'était arrêtée bien loin avant d'avoir seulement atteint la distance qui sépare notre globe de la lune. Là, c'est la science qui, par ses conquêtes suc- cessives, a brisé successivement « comme un sépulcre bas » les enceintes auxquelles se limitait la fantaisie antique; qui, en démon- trant l'énormité des distances astronomiques, a fait triompher, en tant qu'objectif, le concept de l'espace infini, encore nié au moyen âge, mais qui désormais ne rencontre plus que de rares et impuis- sants contradicteurs. Pour faire ressortir la différence des deux concepts sous une autre forme et dans le langage ordinaire, le « bout du monde » est une locution vulgaire que son non-sens logique n'empêche pas d'employer comme monnaie courante; la « fin des temps » et le « commencement des siècles » ne sont que des formules religieuses ou bien c'est un naïf aveu d'ignorance. 9. Le terme d'&etpov, chez Anaximandre, ne se rapporte pas, en tout cas, à sa matière primordiale en tant qu'elle est éternelle; est-ce une simple expression homérique pour désigner l'immensité d'une étendue conçue comme finie? Non, le Milésien lui attachait un sens précis, puisqu'il s'en servait dans un raisonnement et prétendait indiquer une condition essentielle pour que la production des choses ne se trouvât pas en défaut (6). Aristote, ce qui garantit d'ailleurs l'authenticité de cette donnée, montre facilement que la raison mise en avant ne peut en aucune façon servir à établir Finfinitude de la matière. Mais pour Anaxi- mandre, il ne s'agissait d'établir rien de semblable. Pour que la production des choses ne se trouve pas en défaut, au sens du Milésien, c'est-à-dire pour que se forment tous les différents corps qu'il distingue, la terre, l'eau et le feu, ce qu'il faut, c'est que la matière homogène, au commencement de la formation d'un monde, soit susceptible de les fournir, qu'elle les contienne tous indistinctement. Or le terme qu'il emploie, dans le langage de la philosophie ancienne, à côté du sens d'« infini », en a un autre, celui d'« indé- terminé». Maintenu par les Pythagoriens, et subissant d'ailleurs diverses transformations, il reparait dans la dyade indéterminée 7 98 pour l'histoire de la science hellène. de Platon et subsiste môme dans Aristote, pour la divisibilité indéfinie des grandeurs limitées. Dans les conditions où nous apparaît ce second sens, on le croirait facilement dérivé du premier, et il esl certain que celui-ci a du influer sur les transformations de l'autre. Mais Teichmûller A grandement raison de considérer la signification d'indéterminé comme également primitive et de la préciser, dans le lai d'Anaximandre, en l'appliquant à l'absence de limites existant, au sein de l'élément primitif, entre les diverses formes de la matière, avant que la différentiation et l'intégration de ces formes eussent établi entre elles les bornes respectives qui les séparent à nos yeux. L'emploi du terme en question indiquerait donc que le Milésien se représentait sa matière originelle comme un mélange méca- nique, dont le mouvement occasionne la séparation des parties, plutôt que comme un élément susceptible de transformations dynamiques, dues à ce même mouvement. Le choix entre ces deux représentations a été, pour les histo- riens de la philosophie, l'objet principal des discussions relatives à Anaximandre. A première vue, les textes (ex. fr. 3) semblent pencher pour le mélange mécanique; aussi Ritter, qui a cru devoir partager les Ioniens en deux écoles bien distinctes, les dynamistes et les mécanistes, range résolument Anaximandre dans la seconde, à côté d'Anaxagore et d'Archélaos, tandis qu'il compte comme représentants de la première Thaïes, Anaximène, Heraclite et Diogène. Il y a, dans une pareille distinction, une exagération incontes- table, et elle a le grand défaut de masquer le progrès continu des concepts et l'unité fondamentale de la doctrine. Au fond, comme Teichmûller l'a dit pour Anaximandre, tous les Ioniens sont dynamistes comme tendance d'esprit, seulement leur mode de représentation est plus ou moins mécaniste. Reprenons le fragment 3 et demandons-nous ce que sont au juste ces contraires qui préexistent dans l'« indéterminé» d'Anaxi- mandre : le froid et le chaud, le sec et l'humide, sont-ce là des éléments concrets ou des qualités abstraites? Ni l'un ni l'autre, ou bien tous les deux à la fois, car la distinction des deux points de vue n'était nullement faite à cette époque. L'erreur a toujours la môme cause, l'application aux antiques doctrines de concepts qui, historiquement, leur sont très posté- t i CHAPITRE IV. — ANAXIMANDRE DE MILET. 99 rieurs. Certes, après qu'Aristotë a élaboré ses théories de Yacte et de la puissance, on peut parler de dynamisme ou de mécanisme. Mais, pour les Ioniens, surtout les premiers, les notions qui se rapportent à ce sujet sont absolument confuses; aussi les textes invoqués dans l'objet, ceux où, par exemple, Aristote essaie d'ap- pliquer ses théories à la doctrine d'Anaximandre, sont en réalité contradictoires, preuve irrécusable de cette confusion. Et les théories d'Aristote elles-mêmes n'ont qu'une importance historique. Qu'on demande à un chimiste de nos jours quelle différence il y a entre un mélange et une combinaison, il établira entre ces deux termes une distinction nette et scientifique; mais qu'on lui demande si dans une combinaison donnée, l'eau par exemple, l'oxygène et l'hydrogène existent en acte ou en puis- sance, il répondra sûrement qu'il ne sait pas ce dont on lui parle. Et si Aristote revenait de nos jours et apprenait la chimie mo- derne, il serait facile de le faire tomber, sur cette simple question, dans des contradictions flagrantes. Ainsi le Stagirite a apporté dans ces notions une clarté relative seulement à l'époque où il vivait, et il ne faut pas plus faire remonter plus haut cette clarté qu'il ne faut la faire descendre trop près de ce que nous appelons nos lumières. Éd. Zeller a donc pleinement raison dans sa réfutation de Ritter; mais à son tour il va trop loin quand il se refuse à voir dans le système d'Anaxi- mandre aucune des conditions d'une physique mécanique. Est-il, par exemple, possible de dire, avec le savant historien, que la matière primitive du Milésien n'était pas, pour lui, une substance qualitativement déterminée? Comment ce concept abstrait d'une matière sans qualités aurait- il pu prendre racines dans l'esprit d'un physicien à l'imagination aussi vive et aussi nette? D'après l'exposé de sa doctrine, il ne semble pas qu'il puisse y avoir doute à cet égard; Anaximandre devait se figurer d'une certaine façon son mélange général, et ce ne pouvait guère être que sous l'état d'un fluide aériforme chargé de vapeur d'eau; c'est ce qu'indiquent, du moins, dans sa cosmographie, les dimensions très restreintes de la terre et de la mer par rapport à la masse d'air qui les enveloppe jusqu'au ciel. Anaximène n'aurait donc fait que conserver sa doctrine à cet égard, et l'on doit rejeter la donnée péripatéticienne (De Melisso, 975 b) d'après laquelle la forme primitive de l'univers aurait été l'eau pour Anaximandre 100 POUR l'histoire de la science hellène. comme pour Thaïes. Cette donnée ne peut s'appliquer qu'à l'ori- gine immédiate de la terre. Le style métaphorique du Milésien laissait probablement la pensée ambiguë et ficttante entre les divers états de la matière, et c'est ainsi qu'on peut expliquer les différents renseignements contradictoires que nous fournit l'antiquité; toutefois, il est difficile de croire qu'il ait affecté, comme semble l'avoir dit ïhéophraste, de ne pas définir la forme primordiale autrement que comme « indéfini ». Aristote ne nous dit rien de semblable au sujet de l'emploi de ce terme par Anaxirnandre, et ailleurs (De cœlo, III, 5), il dit formellement au contraire que ceux qui supposent un seul élément y voient soit l'eau, soit l'air, soit le feu, soit un intermé- diaire plus subtil que l'eau, plus dense que l'air. Sans doute, ainsi que l'a soutenu Alexandre d'Aphrodisias, c'est bien Anaxirnandre qu'il entend comme représentant cette dernière hypothèse. IV. — Les Doctrines sur l'origine du monde. 10. Si l'histoire de la science a quelque utilité, c'est qu'elle nous permet d'apprécier à leur juste valeur les vérités conquises et aussi les opinions courantes. S'il s'agit de connaissances positives, tes premiers systèmes des anciens physiciens sont, certes, de nature à nous inspirer une juste confiance dans la puissance de l'esprit moderne, en nous faisant mieux juger du chemin parcouru, en nous faisant mieux sentir l'importance des obstacles surmontés, choses que peut déguiser en partie le mode d'enseignement actuellement suivi. Mais pour les questions qui sont à la limite de l'inconnaissable et dont la science revendique seulement la discus- sion sans être assurée de pouvoir la clore un jour, l'impression produite peut être toute différente; nous pouvons reconnaît re parfois que tous les progrès réalisés jusqu'à nos jours, toutes les connaissances accumulées depuis vingt-cinq siècles ont pu ali- menter la discussion sans faire avancer d'un pas vers la solution. Plus l'a lumière grandit, plus nous pouvons même mieux mesurer la distance qui nous sépare toujours du but. Nous nous sommes arrêtés à montrer comment l'œuvre d'Anaxi- mandre relevait de la philosophie par L'emploi de certains termes destinés à y jouer plus tard un grand rôle, mais qui, à ce stade de la pensée humaine, sont bien loin de designer les concepts des CHAPITRE IV. — ASAXIMANDRE DE MILET. 101 âges postérieurs. Il est un point de sa doctrine — la succession indéfinie des mondes — qui présente un tout autre caractère. Il y a là un de ces problèmes, d'ordre à la fois philosophique et scien- tifique, auxquels s'appliquent les réflexions que je viens d'émettre. Ce problème reçoit du premier coup une réponse complète, précise et que les siècles suivants ne mûriront pas davantage. D'autres solutions seront mises en avant et attireront à elles les croyances de l'humanité; la question n'en semble pas moins destinée à rester éternellement ouverte. Essayons d'en retracer à grands traits l'ori- gine et l'histoire; nous pourrons ainsi mieux apprécier la haute portée du dogme qui suffit à assurer à Anaximandre une gloire immortelle et un des premiers rangs parmi les penseurs de tous les âges. Chez les peuplades qui ont atteint un degré suffisant de civilisa- tion, la question de l'origine du monde se pose naturellement sous une forme théologique. Partout les mythes sont d'accord sur un point; on y suppose un certain état initial, différent de l'actuel, et au delà duquel on ne remonte pas; à partir de cet état, le monde s'organise ou est organisé par des puissances nées elles-mêmes ou préexistantes. Il est inutile de nous arrêter à ces distinctions. On ne peut nier que cette question de l'origine du monde n'offre qu'un intérêt purement spéculatif; l'important pour nous serait bien plutôt de savoir si le monde finira. Mais, pratiquement, l'humanité s'est toujours comportée comme si elle était assurée de l'éternité, et c'est vers le passé, non vers l'avenir, que la formation des mythes religieux a déterminé l'essor de la spéculation primitive. Cependant la question d'une fin possible a pu se poser pour quelques penseurs, et la réponse naïve, dictée aussitôt par la conception anthromorphique des dieux, a été que tout ce qui avait commencé devait finir. L'exemple des Scandinaves semble prouver que, pour admettre un pareil dogme, une religion n'a pas besoin d'une longue évolution. Mais la même nécessité subjective entraî- nait à conclure ensuite à un nouveau commencement, puis à une nouvelle fin, et à multiplier dans les deux sens, avant et après, les mondes successifs. Les Hindous poussèrent au plus loin cette doctrine; toutefois, la date des dernières conséquences n'est pas plus assurée que celle de la croyance des rabbins, que ce monde où nous sommes a été précédé d'un autre (l). (!) On sait que le début de la Genèse se traduit littéralement : «Au com- mencement, Éioliim sépara le ciel et la terre. » La doctrine de la création ex riihilo est relativement récente chez les Hébreux. 102 poua l'histoire de la science hellène. La religion grecque, au contraire, ne connaissait que la question d'origine, et si, chez quelques peuples voisins (les Etrusques, pu- exemple), la doctrine de la fin du monde était professée, celle de la succession indéfinie, dans les deux sens, de périodes d'organisation et de destruction, ne nous apparaît, pas moins chez Anaximandre, au moment où la pensée hellène se dégage de la forme mythique, non pas comme un emprunt fait à des croyances religieuses indi- gènes ou étrangères, mais hien comme une conclusion logique d'un raisonnement dû au Milésien. Ce raisonnement, toujours valable, est le suivant: la genèse, après un état indéfiniment stable, est inconcevable, de même que le maintien d'un état indéfiniment stable après la destruction; donc il faut répéter périodiquement et sans fin genèse et destruction. La négation de cette thèse se produisit presque immédiatement par la bouche de Xénophane : il n'y a ni genèse ni destruction, les changements apparents sont négligeables, le monde est éternel. L'adhésion de Platon et d'Aristote entraîna finalement, dans l'hellénisme, la prédominance de cette seconde solution, quoique, à la suite d'Heraclite, les stoïciens eussent soutenu la première. Mais dans un cercle étranger, que l'éducation grecque ne parvint pas à absorber, une nouvelle conception religieuse introduisit la supposition d'une création ex nihilo. Une pareille hypothèse n'était possible qu'après que les Grecs eurent élaboré les concepts de l'être et du néant; d'ailleurs elle se formula, lorsque les penseurs hébreux, ne trouvant dans leurs livres saints rien qui s'accommodât aux doctrines hellènes, furent obligés de constituer un système en harmonie suffisante avec le texte de ces livres. Le succès de cette thèse de la création ex nihilo, avec destruction finale, accompagna le triomphe du christianisme, et il fut assez complet pour forcer les modernes à repasser lentement par les premières étapes de la pensée humaine. Cependant une réflexion tant soit peu attentive suffit pour montrer que cette thèse est tout à fait en dehors de la question scientifique. D'une part, en ce qui concerne l'avenir, la doctrine chrétienne, en conservant l'individualité immortelle des âmes créées, en main- tenant même, pour l'éternité future, l'existence de la matière sortie du néant, abandonne la conséquence logique de la thèse qui devrait conclure à l'anéantissement absolu de tout le monde dos phénomènes. La destruction que prédit cette doctrine n'est point CHAPITRE IV. — ANAXIMANDRE DE MILET. 403 une véritable destruction, c'est une transformation, un passage à un nouvel état, cette fois indéfiniment stable. Quelles que soient les différences de cet état avec l'actuel, il n'y en a pas moins, au fond et philosophiquement parlant, retour, pour ce côté du temps, à la thèse de Xénophane. Quant au passé, pour juger du véritable caractère de la croyance à une création ex nihilo, il suffit de rappeler l'argument de Chateaubriand : que les découvertes géologiques ne prouvent rien contre l'Écriture, car Dieu a pu et dû créer les couches stratifiées, avec les coquilles qu'elles contiennent, absolument comme si elles avaient été déposées par les mers. Il n'y a aucune contradiction possible à opposer à cette hypothèse, précisément parce qu'elle est tout à fait en dehors de la question. Celle-ci ne consiste-t-elle pas à remonter l'histoire du monde, à la reconstituer comme elle s'est déroulée, sans s'inquiéter de savoir si ce fut dans une réalité tangible ou bien dans l'évolution de la pensée divine, si nous ne sommes en présence que d'une illusion subsistant seulement depuis qu'il plaît à un Créateur? L'affirmation ou la négation d'une création ex nihilo, à telle ou telle date à partir de maintenant, que ce soit il y a six mille ans, que ce soit hier, ne peut nous toucher. A tel état que l'on suppose le monde au moment de cette création, correspondra nécessaire- ment un ordre sériaire régressif de phénomènes antérieurs et, que ces phénomènes aient été perçus ou non, ils sont nécessairement pour nous comme s'ils s'étaient réellement produits; nous devons donc, au sens scientifique, les affirmer, car nous n'avons point d'autre critérium pour la réalité du passé. On sait de reste que l'argument de Chateaubriand s'adressait aux premières attaques sérieuses ébranlant alors la doctrine reçue et cela au nom de la science; c'était l'époque où un des plus illustres représentants de celle-ci reconstruisait une genèse systé- matique de l'univers qui dépasse naturellement celle d'Anaximan- dre de toute la hauteur de l'édifice des connaissances modernes, mais qui, comme détails, n'était pas destinée à vivre beaucoup plus longtemps que la tentative du précurseur hellène. Or, en même temps que Laplace exposait l'ensemble de ses vues comme une hypothèse rendant inutile celle de la création, par une singularité frappante, il prétendait, comme corollaire de sa Mécanique céleste, démontrer la stabilité du monde et son impérissabilité. L'union de ces deux thèses — la genèse dans le lOi POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE. passé, rélernité dans l'avenir — n'a pas plus de valeur philoso- phique que la cosmogonie d'Hésiode. L'esprit humain semhle ainsi fait qu'il conçoit sans difficulté — peut-être parce qu'il la désire — l'indéfinie prolongation de l'exis- tence du monde. Mais pour le passé, il lui faut une origine et, au lieu de reconstituer patiemment les pages de l'histoire possihle, il s'élance du premier coup vers l'état qui lui apparaît comme le plus simple et qu'il lui semble dès lors satisfaisant d'admettre comme primordial. Cependant cette satisfaction est purement illusoire : la molécule matérielle la plus simple à nos yeux, ce qu'on appelle en chimie l'atome d'hydrogène, par exemple, est peut-être un monde infini- ment petit, mais comparable au nôtre comme complication ; il n'est certes pas plus simple d'admettre comme primordiale l'existence de l'un que celle de l'autre. Quant à résoudre en leurs éléments ces microcosmes que nous qualifions d'atomes, c'est, jusqu'à présent du moins, un rêve et un vain mirage. L'hypothèse de Laplace, ou toute autre analogue, ne peut donc avoir de valeur propre que comme retraçant une évolution possible depuis un certain état qui n'est pas le commencement, jusqu'à l'état actuel. Quant à la thèse de la stabilité de l'univers, elle a été sérieusement battue en brèche à la suite de la constitution de la théorie mécanique de la chaleur. D'après une nouvelle doctrine, émise comme une conséquence rigoureuse de cette théorie, l'univers tendrait vers un état limite caractérisé par la répartition uniforme ou aussi uniforme que possible des énergies mécaniques et caloriques; cette thèse, qui prédit en somme la mort de notre monde, suppose d'ailleurs qu'en remontant aussi loin que possible vers le passé, on trouvera comme limite un état initial absolument opposé. Sous la forme mathématique dont elle aété revêtue, elle échappe à la critique que nous adressions tout à l'heure à l'hypothèse t attribuant à l'univers, conformément aux apparences, le mouve- ment de la révolution diurne, avait soulevé une antinomie. Tant CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON. 125 que la notion du vide absolu, d'ailleurs nécessairement dualistique, n'était point constituée, trois solutions seulement étaient possibles pour cette antinomie, par la négation de chacun des trois attributs que le Milésien avait réunis. Les premiers Ioniens qui suivirent Anaximandre, ne paraissent pas encore se préoccuper de la question, preuve que ce fut bien en Italie qu'elle a été soulevée par Pythagore : Anaximène garde la position de son précurseur, Heraclite recule jusqu'à celle de Thaïes, mais ce n'est point qu'il voie quelque difficulté dans des concepts qu'il semble négliger absolument. Nous avons vu que Pythagore avait nié l'universalité du mouve- ment, et, par suite, constitué une théorie dualistique; c'est aussi ce que firent la plupart des physiciens postérieurs, notamment Diogène d'Apollonie, et, sous une forme toute spéciale, Anaxagore de Glazomène. On pouvait encore nier la réalité de la révolution apparente; cette thèse fut soutenue sous trois modes essentiellement distincts, par Philolaos, par Xénophane et par Mélissos. Enfin, on pouvait nier l'infînitude; c'est ce que firent Parménide et Empédocle. Pour le second, la négation, sous le voile des for- mules poétiques, est assez obscure pour qu'Aristote s'y soit mépris; le sage d'Agrigente se laisse même aller à employer le terme fe''psva dans un sens aussi vague que celui d'Homère. En fait, il considère la question comme tranchée par Parménide et ne s'y intéresse plus. L'Éléate, au contraire, développe sa thèse avec précision et en tire des conséquences inéluctables. L'apparence justifie la conception générale d' Anaximandre ; cependant un mouvement de révolution à l'infini étant impossible, le monde est nécessairement fini. Peut-il y avoir un au-delà? Parménide s'en tenant à l'unité de l'être avec Anaximandre, n'eût pu concevoir cet au-delà que comme vide absolu, espace sans matière. Mais cette notion, il la rejette comme impossible : c'est le non-être, qui ne peut être en aucune façon. Donc le monde est fini, et il n'y a absolument rien en dehors. Maintenant, comme un mouvement de révolution d'une sphère n'est concevable que s'il y a quelque chose au dehors à quoi ce mouvement puisse être rapporté, il s'ensuit que la révolution apparente, c'est-à-dire le point de départ même du raisonnement, est logiquement impos- sible et ne peut être qu'une illusion. Ainsi il y a un désaccord manifeste entre les conclusions de la raison et les données que 426 pour l'histoire de la suimj hellène. fournissent les sens; il y a un abîme que l'on ae peu! «gérer combler, car ce sont là deux domaines essentiellement distincts, que Parménide assigne à la vérité et à l'opinion. 5. Telle est l'essence du système de PÉléate; il me semble, du moins, absolument illusoire de prétendre y découvrir autre chose que ces notions et concepts relativement simples et suffisamment élaborés avant lui. Sa puissance déductive n'en est pas moins remarquable pour être limitée dans un champ plus restreint, et l'influence considérable qu'il exerça sur le développement ultérieur de la pensée hellène n'en est pas moins justifiée. Il ne semble pas avoir essayé de montrer comment l'illusion pouvait se produire; il lui parut suffisant de la constater. C'est en cela qu'il est le père de l'idéalisme, quoique ses représentations aient toujours eu, ce semble, un caractère nettement concret. C'est évidemment du moment où, la thèse de Parménide étant posée, l'antithèse fut soutenue contre elle, vers le milieu du Ve siècle, que l'on peut considérer le concept de l'infini, non pas comme absolument élucidé, mais comme constitué intégralement. Il est donc tel chez Anaxagore et chez tous ceux qui désormais parlent de la matière comme infinie; il est tel chez Mélissos qui, développant explicitement le germe idéaliste, essaie en vain de transformer ce concept, en rejetant comme illusoire tout ce qui est étendu, et en appliquant la qualification d'« infini » à l'Etre qu'il cherche à définir par la seule raison; il est tel enfin plus tard chez les atomistes qui introduisent la notion du vide absolu. Quant à l'école de Pythagore, elle resta fidèle à la doctrine de l'infinitude; Philolaos, en affirmant l'immobilité du ciel et le mouvement de la terre autour du centre du monde, résolut le problème trouvé impossible par les Eléates, mais qui n'avait nulle- ment pour lui la même importance) puisqu'en tant que pythago- rien, il suivait une doctrine dualistique. C'est d'autre part à Archytas que l'on doit le célèbre argument de L'homme à l'extré- mité du ciel des fixes et étendant la main au dehors (Simplic. i/t pliysic, 108 a). Mais de son temps la doctrine du vide a été propagée, et Archytas ne se prononce pas entre L'existence d'uni1 matière extérieure <>u simplement celle d'un lieu. ('/est en cet état que la question arrive devant Aristote, qui, rejetanl l'infinitude de la matière, rejetant également le vide absolu, revint, au point de vu t,à !i conception de Parme- CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON. 127 nide, tout en écartant, autant que possible, la conclusion idéaliste; il éluda les difficultés en déplaçant le terrain de la question, mais nous n'avons pas àMe suivre ici, le but principal de cette digression ayant été de montrer l'enchaînement historique des différentes doctrines cosmologiques, et en particulier de bien faire ressortir que, contrairement à une tradition assez ancienne pour que le texte d'Aristote la mentionne déjà, Parménide est absolument indépendant de Xénophane, et que ce dernier occupe une position tout à fait isolée. Gomme nous l'avons déjà indiqué, le Colophonien avait admis l'infinitude de la matière, mais en même temps nié la révolution diurne et cherché à expliquer autrement les phénomènes célestes. Ses tentatives grossières en physique ne dépassent guère, comme valeur scientifique, les mythes théogoniques auxquels il prétendait substituer ses explications, mais le fait même de les avoir essayées marque un abîme entre lui et Parménide. Il n'y a pas moins de différence dans le langage des deux poètes sur la vérité et l'opinion. Le Colophonien est un sceptique, qui désespère de saisir l'absolue vérité; l'Éléate se présente comme muni d'un critérium décisif. Le second a sans doute connu l'œuvre du premier, il ne lui a emprunté aucune de ses thèses. II. — Xénophane poète. 6. Pour bien apprécier les opinions de Xénophane, il est essentiel de se rendre compte de son véritable caractère; d'ordinaire, en effet, on le regarde trop comme un véritable philosophe, alors qu'en réalité c'est bien plutôt un poète humoriste. Les dates extrêmes de sa vie, telles qu'elles ressortent des don- nées d'Apollodore, sont probablement trop reculées et peut-être de beaucoup; cependant il n'y a pas d'inconvénient à les supposer vraies. Jadis puissante et au premier rang des cités ioniennes sur la côte de l'Asie- Mineure, Colophon, déchirée par les discordes civiles, avait vu déchoir sa splendeur, et, lorsque Xénophane y naquit, elle était, depuis près de soixante ans déjà, tombée, la première de toutes ses sœurs, sous la domination des Lydiens (Hérodote, I, 14). Mais cet assujettissement, qui se réduisait à l'imposition d'un tribut, n'avait fait que diminuer son opulence, 128 pour l'histoire de la science hellène. et elle demeurait un foyer de poésie, où, à cette date, brillait notamment l'élégiaque Mimnerme. Poète aussi, poète avant tout, devait être Xénophane. Sans fortune, ses vers lui furent un gagne-pain, et, dès vingt-cinq ans, il adoptait la vie errante du rhapsode et du trouvère. Presque centenaire, il la menait encore, et il atteignit ainsi le temps du règne de Darius. Si ses voyages l'entraînaient sans doute partout où il pouvait espérer un bon accueil, il ne s'expatria définitivement de l'Ionie que quand les Perses (fr. 17) vinrent y faire peser plus durement le joug de la servitude. A ce moment, Thaïes et Anaximandre venaient sans doute de mourir l'un et l'autre; Pythagore, déjà entouré de disciples à Samos, allait bientôt, lui aussi, partir pour la Grande-Grèce. Xénophane, d'abord réfugié en Sicile, put donc être témoin des rapides progrès de l'institut pythagorique dans les cités doriennes de l'Italie, alors que lui-même, en relations avec les Phocéens d'Élée, chantait l'épopée de leurs aventures, comme jadis il avait déjà chanté la naissance de sa propre patrie (Diog. L., IX, 20). Dans sa longue carrière, il dut composer une quantité considé- rable de vers, sur tous les mètres et sur tous les tons. Une très grande partie de ces chants eut d'ailleurs le caractère fugitif de l'élégie, et quoique toute l'antiquité paraisse admettre qu'il a fourni le prototype, sinon le modèle, des poèmes philosophiques de Parménide et d'Empédocle, nous ignorons de fait si les frag- ments en hexamètres d'un caractère didactique qui nous ont été conservés comme de Xénophane, ont jamais appartenu à un seul et même ensemble, ou si, au contraire, ils n'ont point été liréa d'œuvres distinctes, composées à des dates éloignées, s'ils n'ont notamment pas fait partie, soit tous, soit au moins quelques-uns, des Parodies et des Silles, où il déploya sa verve ironique, et que devait plus tard imiter le sceptique Timon de Phlioulc. Les vers qui nous restent de lui semblent, en général, appar- tenir à la dernière partie de sa vie, alors qu'il cherchait sans doute à attirer l'attention en s'occupant de questions qui commençaient à préoccuper son public et qui convenaient aussi mieux à M vieillesse. Mais tout poète vraiment digne de ce nom a, plus ou moins consciemment, élaboré un fonds d'opinions religieuses, philosophiques, morales, qui se font, un moment ou l'autre, jour dans ses oeuvres et en constituent la véritable unité. lVut-ehv plus CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHOX. 129 qu'un autre, Xénophane a donné 'en détail la formule de ses opinions ; il n'est point prouvé qu'il les ait coordonnées dans une œuvre spéciale, dans un testament de sa pensée. Si d'ailleurs ceux surtout de ses vers où éclatait le plus la singu- larité de ses croyances, se répandirent rapidement et jouirent d'une assez longue popularité, qu'atteste, entre autres témoignages, un passage d'Empédocle (v. 237-239), Xénophane, en tant que pen- seur, resta isolé. Il ne forma pas plus de disciples qu'il n'avait eu de maîtres. 7. Au reste, il n'a rien d'un chef d'école. La dominante de son caractère ressemble beaucoup à ce qu'on appelle humour chez les modernes. Je l'ai plus haut qualifié de sceptique; l'expression est inexacte en ce qu'elle implique un système réfléchi et conscient. Xénophane est bien plutôt un douteur et un railleur; sa moquerie, tantôt acérée, tantôt enjouée, vise les antiques traditions et les vieilles coutumes, se retourne contre les dogmes nouveaux et les mœurs contemporaines; finalement, elle s'atteint elle-même. On dirait que, par sa voix, l'Ionie expirante renie les croyances de son héroïque jeunesse et exhale ses derniers souffles en cherchant, sans grand espoir, à dégager des contradictions du présent la for- mule des temps futurs. Dans l'antique métropole que le désastre n'atteindra pas, qui y trouvera au contraire une occasion de gloire et de puissance, dans Athènes, Solon, Pisistrate recueillent pieusement les chants homé- riques, et, à côté d'eux, tous ceux auxquels la tradition prête une antiquité reculée. Des vers attribués à Orphée, à Linus, à Musée, s'y fabriquent et y trouvent crédit. Épiménide, lequel d'ailleurs refait pour son compte la théogonie d'Hésiode, semble avoir donné le signal d'une rénovation religieuse qui constituera, pour long- temps encore, un des principaux éléments de vitalité de la cité de Minerve. Sur les rives italiques, où Xénophane expatrié a trouvé un refuge, il voit Pythagore tenter à sa façon une réforme dans le même sens, mêler aux vieilles superstitions des rites nouveaux, aux traditions hellènes des croyances barbares. Ici et là, combien de sujets pour la mordante ironie du Golopho- nien! Elle n'y faillira pas, elle va viser Homère comme Hésiode (fr. 7), Épiménide (Diog. L., I, 111) comme Pythagore (fr. 18). Assez des vieilles légendes fabuleuses, des mythes vénérés (fr. 21)! 9 130 pour l'histoire de la science hellène. Plus de divination (18), mais aussi pas de métempsycose! Au fond, les attaques touchent la religion populaire, car si l'on y sent une jalousie de poète qui veut sortir du cycle épuisé et prétend ouvrir à la Muse de nouveaux horizons, si l'on y reconnaît aussi la protes- tation d'un vivace sentiment moral en face de contes indécents et grossiers, on n'y peut dénier la répulsion qu'excitent chez le penseur les attributs anthropomorphiques des divinités idolâtrées. « Les dieux thraces ont les cheveux rouges et les yeux bleus, les dieux éthiopiens sont noirs et camus. » (Clém. d'Alex., Strom., VII, p. 711 b. Voir aussi fr. 6.) Sur cette voie, Xénophane ne s'arrêtera pas à l'extérieur des légendes, il s'attaquera aux racines mêmes des croyances. « Dire que les dieux ont été engendrés, c'est dire qu'ils peuvent mourir, c'est dire qu'ils ne sont pas, c'est la plus grande impiété. » (Aris- tote, RhéL, II, 23.) Nous voyons là surgir pour la première fois cette opposition de l'être et du devenir, qui va pour longtemps défrayer la philosophie. Mais nous la voyons en même temps s'appuyer sur un principe avoué par le premier physiologue : « Tout ce qui est né doit périr. » Xénophane va-t-il opposer une formule personnelle aux antiques croyances? Oui, certes; ce qu'il va dire au reste n'est pas de science certaine, ce n'est qu'une opinion; car il n'y a pas de science pour l'homme, quoi qu'on en dise (fr. 14; allusion à Pylhagore?). Mais enfin, s'il y a un dieu, il doit être éternel; d'ailleurs il n'y en peut avoir qu'un; il n'y a qu'une puissance suprême qui gouverne toutes choses (fr. 1, 2, 3). Cependant ce dieu unique, auquel, par un reste bien pardon- nable d'anthropomorphisme, le poète de Colophon laisse les sens et la pensée de l'homme, est-ce bien en réalité un dieu nouveau qu'il chante et dont il serait le premier prophète? Non : car tous les témoignages de l'antiquité sont d'accord là-dessus, oe dieu, c'est l'Univers lui-même. Platon a donc droit de dire (Sopkift., 242 d) que cette doctrine est antérieure à Xénophane. On ne peut, en effet, méconnaître le ciel dont Anaximandre a déjà proclamé la vie; c'est là le dieu qu'adopte le Colophonien, mais il le fait Bien, d'une part en lui attribuant l'éternité dans le passé et dans l'avenir, d'autre part en se refusant à voir dans les apparences do la révolu- tion, diurne le signe principal de la vie de l'Univers. Il nie celte révolution et ne peut concevoir l'ensemble des choses que comme immobile (fr. 4). CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON. 131 III. — XÉNOPHANE PIIYSIOLOGUE. 8. Les deux divergences que nous venons de signaler, entre Anaximandre et Xénophane, pour ce qui concerne les attributs de l'Univers, sont évidemment capitales. Aussi n'avons-nous point à nous étendre sur leur importance, mais plutôt sur leur origine et leurs motifs. Pour l'éternité, il n'y a pas de difficulté; c'est, pour Xénophane, la conséquence logique de la polémique qu'il soutient contre les croyances religieuses du vulgaire et que nous avons essayé de caractériser. Le ciel d' Anaximandre, qui est né et qui mourra, ne peut, certes, pas mieux le satisfaire que l'Ouranos d'Hésiode; il remonte au principe, à l'infini inengendré et indestructible; il lui transfère la vie : voilà le dieu qu'il faut à sa pensée. Mais, quant à l'attribut de l'immobilité, la question, que nous avons préjugée jusqu'à présent par l'énoncé de la conséquence, est, en réalité, obscure dans ses motifs. Xénophane a-t-il simplement jugé que cet attribut convenait mieux à la divinité, ou est-ce bien réellement parce qu'il considérait l'univers comme infini qu'il en a nié le mouvement révolutif ? Attribuait-il donc un sens précis à l'infmitude de l'univers? Avait-il sur ce point une doctrine cons- tante ? La solution est d'autant plus difficile que les témoignages de l'antiquité se trouvent en contradiction formelle. A la vérité, si l'on se bornait aux renseignements sur la façon dont Xénophane se représentait le monde, il n'y aurait pas de doute; l'univers serait infini, et le mouvement général de révolution en serait exclu par la même. Mais sur cette question même de l'infmitude, un seul auteur, Nicolas de Damas, paraît, dans l'antiquité, s'être pro- noncé dans le sens que nous indiquent cependant les fragments authentiques de Xénophane. Les autres sources qui ne dérivent pas de cet auteur, prétendent ou qu'il a cru à la limitation du monde, ou qu'il ne s'est pas prononcé, ou encore qu'il a soutenu le pour et le contre. Avant d'entreprendre toute discussion à ce sujet, il convient d'étudier ce que vaut, en réalité, comme physicien, le poète de Golophon. Quand nous l'aurons apprécié, nous pourrons mieux juger de l'importance à attribuer à la divergence des témoignages relatifs à la question controversée. 132 pour l'histoire de la science hellène. Et d'abord Xénophane a-t-il bien un système de physique? A la vérité, les traits épars dans ses fragments et chez les doxographes se laissent coordonner assez bien, en ce sens du moins qu'ils ne présentent pas entre eux de contradictions formelles. Mais il n'est guère possible d'y reconnaître un lien véritablement organique. On dirait au contraire que Y humour du poète se donne libre carrière dans d'amusantes parodies" des explications tentées avant lui ou dans de paradoxales gageures soutenues contre le témoi- gnage des sens. Est-ce, par exemple, de la prédiction de Thaïes qu'il voulait se moquer, quand il parlait (13) d'une éclipse de soleil pouvant durer un mois? Comment prendre davantage au sérieux la plupart des assertions qui vont suivre? 9. La terre, plate, n'a point de limites, ni de côté ni en dessous; ses racines s'étendent à l'infini; au-dessus l'air est également infini (fr. 12). C'est bien là le rêve d'un poète : Que sa face ne soit pas ronde, Mais s'étende toujours, toujours ! (Sully- Prldhomme.) Les astres, depuis le soleil jusqu'aux comètes, les météores, des étoiles filantes au feu Saint-Elme (13) (15), ne sont que des nuées incandescentes. Formées par les exhalaisons humides qui se réu- nissent, ces nuées s'enflamment, par suite du rapprochement qui s'opère entre les particules ignées qu'elles renferment, ou encore en raison même de leur mouvement. Ce mouvement, pour les astres, est rectiligne et a lieu suivant une droite indéfinie; l'apparente circularité de leur orbite est une illusion due à la distance. Il est à peine besoin de faire remarquer qu'il y a là un paradoxe insoutenable pour quiconque possède les moindres notions de géométrie. Les astres que nous voyons ne sont donc jamais les mêmes; chaque jour, chaque nuit, de nouveaux se succèdent. Xénophane aurait pu soutenir qu'ils ne s'éteignent pas el continuent indéfini- ment leur course; mais a-t-il craint de leur attribuer une éternité qui en eut fait des dieux? A-t-il tenu à les réduire au rang de phénomènes purement passagers? ou bien voyait-il dans les éclipses une preuve de la possibilité de leur extinction? Il admet qu'en poursuivant leur route, les astres arrivent au- CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON. 133 dessus d'espaces inhabités (mers, déserts); là leur marche serait vaine; alors ils s'éteignent (13). D'autres plus loin peuvent se rallumer et éclairer d'autres jours et d'autres nuits pour les habi- tants d'autres contrées de la terre. Il y a, dans cette hypothèse fantaisiste, un singulier emploi du principe de finalité, et il peut convenir de le noter. Au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, la terre s'étendant indéfini- ment, les mêmes phénomènes doivent se reproduire; il y a donc une infinité de soleils différents éclairant une infinité de terres habitées, de mondes compris dans un même univers. Si d'ailleurs cet univers est éternel, les changements particuliers ne sont pas niés; tout au contraire. Ainsi l'eau et la terre qui forment les contrées que nous habitons, ont dû être mélangées autrefois, puis séparées par l'action de l'air et du feu solaire (16). Les fossiles marins que l'on rencontre sur la terre ferme sont la preuve de cette révolution partielle (4). Mais la mer qui ronge peu à peu la terre, finira par triompher, et le mélange primitif se reformera, sans doute à la suite d'une extinction prolongée de notre soleil. Dans celte partie de l'univers que nous habitons, l'humanité est donc née, comme elle est condamnée à disparaître; des cycles semblables la feront revivre dans la suite. 10. Sur ces derniers points, Xénophane se rapproche des idées d'Anaximandre, dont il vulgarise d'ailleurs quelques autres opi- nions, comme celles, très justes, qui concernent l'origine des nuages et de la pluie. Mais ce qu'il y a d'original dans le reste des assertions du poète, serait absolument insignifiant, comme valeur scientifique, sans les quelques observations paléontologiques qu'il a pu recueillir lui-même, et sans le succès relatif de son acharnement à bannir les divinités populaires des phénomènes naturels. Ses opinions témoignent d'ailleurs de plus de fantaisie que de véritable invention; souvent même elles sont absolument naïves comme quand il fait naître tout ce qui a vie de la terre et de l'eau. L'idée -mère d'où sont sorties ses conceptions sur la nature des astres, semble, d'autre part, être la croyance que leurs feux se nourrissent des vapeurs que le soleil fait monter de la surface des eaux et de celle de la terre. Or, cette croyance, très répandue parmi les antiques physiciens, était toute naturelle à une époque 134 pour l'histoire de la science hellène. où l'on supposait que notre atmosphère s'étendait jusqu'aux astres; elle se retrouve en fait dans le système d'Anaximandre, et a dû être déjà professée par Thaïes; il n'y a donc pas à en attribuer l'origine à Xénophane. Si je porte ce jugement sur le poète de Colophcn en tant que physicien, je ne cherche nullement à le rabaisser comme penseur. Mais il est bien clair qu'autant sa polémique contre le polythéisme, ainsi que sa proclamation d'un Dieu universel, ont exercé d'in- fluence sur le développement théologique de la philosophie, autant au contraire ses opinions physiques ont trouvé peu d'accueil et sont restées sans influence sur la marche de la science. Leur incohérence, d'autant plus grande qu'elles n'étaient probablement pas réunies en corps de doctrine, d'autre part, l'évidente absurdité de quelques-unes d'entre elles, les ont fait assez vite négliger pour que, dès le temps d'Aristote et de Théophraste, on ne cherchât plus à s'en rendre un compte exact. Après eux, on n'a guère eu recours à l'œuvre du poète, qui, au temps de Galien, était complè- tement perdue (2). Ainsi seulement peut s'expliquer la divergence relative à son opinion sur la limitation ou l'infinitude de l'univers, car il est clair, d'après sa façon de le concevoir, qu'il ne pouvait nullement le déclarer sphérique et limité. Mais il est certain en même temps que s'il regardait l'univers comme illimité, il n'a point employé le concept de l'infini pour nier la possibilité de la révolution générale. Cet emploi du concept eût sans doute été relevé par Aristote et il eût tranché toute diffi- culté sur le sens que Xénophane attribuait à un terme, que l'on pouvait, avec quelque raison, n'entendre, dans sa bouche, que comme une métaphore homérique. On doit donc conclure que Xénophane ne possédait pas pleine- ment le concept de l'infini et que, si sa négation de la révolution de l'univers a été liée à son opinion sur l'infinitude, c'a été, non pas par un raisonnement explicite, mais par ce sentiment à moitié inconscient qui fait si souvent la logique des poètes et des femmes. IV. — Une erreur de Théophraste. 11. 11 me reste à expliquer avec plus do précision comment m sont produites les méprises de l'antiquité sur l'opinion réelle de Xénophane dans cette question de l'infinitude. CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON. '135 Le plus ancien témoignage se trouve dans Aristote (Métaph., I, 5, p. 986 b) : « Parménide semble avoir parlé de l'Un selon la raison, Mélissos selon la matière; ainsi l'un l'a dit limité, l'autre infini. Quant à Xénophane, qui a posé l'unité (hizcLç) avant eux (car on dit que Parménide fut son disciple), il ne s'est en rien expliqué clairement (oOOev &eaaf^vwev), et il ne semble avoir touché à la nature de l'Un ni d'un côté ni de l'autre ; mais seule- ment, regardant le ciel entier, il dit que l'Un est le Dieu. » A vrai dire, on n'est nullement assuré que la phrase relative à Xénophane soit d'Aristote lui-même et que le texte ne soit pas interpolé. Comme le fait remarquer Diels (Doxogr. grœc, p. 109-110), les mots grecs reproduits ci-dessus entre parenthèses n'appartiennent nullement à la langue d'Aristote et rendent par suite le passage très suspect. Mais si l'autorité en est ainsi dimi- nuée, elle reste toujours considérable et au moins équivalente à celle de Théophraste. L'opinion, que Xénophane ne se serait pas prononcé sur la limitation ou l'infinitude de l'univers, pouvait, malgré la contra- diction du fragment 12, avoir sa raison d'être dans le défaut de précision du langage et des raisonnements du poète, ainsi que nous l'avons expliqué. Mais l'auteur du passage ci-dessus semble, en particulier, y avoir été conduit par la légende sur les relations entre Parménide et Xénophane, par la nécessité de ne pas creuser un abîme entre le poète de Golophon et celui d'Élée. Une opinion tout opposée est développée dans le traité pseudo- aristotélique De Melisso, Xénophane et Gorgia, dont l'autorité est relativement très faible; Xénophane aurait démontré que le dieu est éternel, unique, semblable dans toutes ses parties et de forme sphérique, mais qu'il n'est ni infini ni limité, qu'il n'est ni en repos ni en mouvement. Ce traité me paraît avoir été rédigé par quelque péripatéticien désireux de concilier les opinions opposées (de Théophraste et de Nicolas de Damas) sur la doctrine de Xénophane. Quant à Théophraste, son opinion nous a été conservée par Simplicius (1); toutefois ce dernier la dénature grandement (*); il semble, d'après son texte, que Théophraste aurait attribué à (*) Dans la traduction que j'ai donnée ci-après, j'ai, comme pour tous les fragments analogues de Théophraste, marqué en italique ce qui, d'après l'opinion de Diels, appartient à Simplicius et non à l'auteur des Opinions des physiciens. 136 pour l'histoire de la science hellène. Xénophane les mêmes antinomies que le traité De Melisso. Sim- plicius développe ces antinomies (ainsi que les démonstrations de l'unité et de l'éternité) dans des termes en concordance parfaite avec ceux de ce traité ; il cite les deux vers du fragment 4, et sou- tient qu'ils ne sont pas en contradiction avec la négation du repos; il mentionne Nicolas de Damas comme ayant dit que l'univers de Xénophane était infini et immobile, Alexandre d'Aphrodi>i.is comme ayant dit au contraire que cet univers était limité et sphé- rique; enfin il termine par un complément où l'on retrouve en fait deux thèses que le traité De Melisso attribue à Xénophane, mais dont Simplicius n'avait pas encore parlé. Il n'est pas étonnant qu'en présence de tous ces documents obscurs et contradictoires, la critique ait hésité. Tout en reconnaissant qu'on ne peut aucunement se fier au traité De Melisso pour des propositions dont l'exactitude ne sérail pas reconnue d'ailleurs, G. Teiehmiïller (') me semble s'être trop abandonné à l'illusion de croire qu'il était possible de reconstruira des raisonnements faits par Xénophane; il se demande si Simpli- cius ne peut avoir possédé, en dehors des écrits de Théophraste et du traité pseudo-aristotélique, une troisième source antique, où quelque Eléate aurait habillé en prose dialectique les vers du Golophonien. Cette hypothèse hardie me paraît insoutenable; non seulement il faut s'en tenir, jusqu'à preuve rigoureuse du contraire, à ce fait que l'école péripatéticienne seule nous a n'uni les documents authentiques pour l'histoire de la philosophie, mais encore il est impossible d'attribuer des antinomies à Xénophane sans commettre un anachronisme d'au moins un siècle. Si l'auteur du traité De Melisso n'avait pas de scrupule à cet égard et plaçait hardiment le Colophonien entre Zenon et Gorgias, il nous est défendu de prendre les mêmes libertés en l'absence de preuves absolument convaincantes. Éd. Zeller (2) a surabondamment démontré que le trait»'1 Dr Melisso n'est point authentique et ne reproduit nullement les véri- tables doctrines de Xénophane; il a établi avec la même force que Simplicius a compilé ce traité. Pour ce qui concerné Théophraste, il |»«inse que le commentateur a fidèlement reproduit son texte au débul ■,• Begriffe, p. 594483. (*) La Philosophie des Grecs, II, p. i&l. CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON. 137 avait suivi l'opinion de son maître, c'est-à-dire soutenu que Xéno- phane ne s'était pus prononcé entre la limitation ou l'infînitude, entre le repos ou le mouvement. Diels (*), en dernier lieu, a montré que l'opinion de Zeller ne peut être maintenue en ce qui concerne Théophrasle. La compa- raison des doxographes établit sans conteste que l'historien des Physiciens a représenté l'univers de Xénophane comme limité, sphérique et' immobile. Mais comment, dans ces conditions, expliquer le passage de Simplicius? De fait, la chose est très simple. Le commentateur n'avait nullement à sa disposition l'ouvrage historique de Théo- phraste; il le cite d'après Alexandre d'Aphrodisias, qui suit fidèle- ment le disciple d'Aristote et réfute Nicolas de Damas. Mais en même temps Simplicius a entre les mains le traité De Mclisso, qu'il attribue à Théophraste ou qu'il croit au moins représenter la doctrine de ce dernier. Il s'imagine donc qu'Alexandre défigure cette doctrine et il essaie de la rétablir avec des interpolations empruntées au traité De Melisso. Les vers de Xénophane qu'il cite proviennent d'ailleurs certainement de Théophraste par Alexandre, et, quoi qu'il en dise, les deux premiers (fr. 4) sont absolument contraires à sa thèse, tandis qu'ils justifient parfaite- ment celle de Théophraste et d'Alexandre en ce qui concerne l'immobilité. Mais il ressort de là même et de la contradiction soulevée par Nicolas de Damas, que, pour la limitation et la sphéricité de l'univers, Théophraste n'avait pu, au contraire, trouver un texte de Xénophane qui justifiât sa thèse, mais seulement une expression très vague, comme « semblable dans toutes ses parties » ou bien « égal de tous côlés », où il avait cru voir l'indication de la forme sphérique, et par suite de la limitation. Gomment cependant a-t-il pu soutenir sa thèse et entraîner, dès lors, par une suite nécessaire, l'invention ultérieure des antinomies? En premier lieu, Théophraste croit, comme Aristote, que le monde est sphérique et limité. Il est donc porté, dès que cette opinion n'est point spéciale à son école, à augmenter le nombre de ses partisans. D'autre part, il est imbu de l'idée que Xénophane a eu pour disciple Parménide, lequel a soutenu la sphéricité de l'univers et séparé le domaine de la vérité de celui de l'opinion. (!) Doxographi grœci, p. 108, 113, 140. 138 pour l'histoire de la science HELLÈNE. C'est à ce second point que Théophraste doit surtout s'attacher, comme caractéristique de l'école éléalique; il en fait l'application aux doctrines du fondateur présumé de cette école, oubliant volon- tairement que ce dernier a au contraire présenté le domaine de l'opinion comme s'étendant à toutes choses (fr. 14). Il néglige donc, dans la question des attributs de l'univers, tout ce qui se rapporte aux opinions physiques de Xénophane, comme il le ferait à bon droit s'il s'agissait de Parménide. Dès lors, il lui est facile de tourner en faveur de sa thèse le sens ambigu de quelques expressions poétiques du Colophonien, comme -celles que nous avons indiquées; ces expressions, cependant, ne peuvent avoir un sens autre que celui du fragment 2; c'est une négation de l'anthropomorphisme grossier qui attribuait aux dieux des organes spéciaux pour les sens et la pensée. L'erreur de Théophraste est évidemment considérable, et sa constatation prouve assez que la critique moderne ne doit nulle- ment désarmer en présence des témoignages les plus anciens pour l'histoire de la philosophie. Toutefois, une fois reconnue, cette erreur doit permettre de conclure que Xénophane n'avait nullement posé abstraitement l'infinitude comme un attribut nécessaire de l'Un; c'était pour lui une croyance instinctive et confuse, liée à sa conception concrète du monde. Il n'est guère douteux que la prétendue antinomie du repos et du mouvement n'ait une origine semblable à celle de la limitation et de l'infinitude; on aura voulu concilier l'immobilité nettement affirmée pour l'ensemble avec les mouvements et changements particuliers, que Xénophane prodigue pour l'explication des phé- nomènes; on a tenté cette conciliation par le même procédé que pour la première antinomie, en reprenant des arguments que les sophistes avaient rebattus, mais qui, au plus tôt, remontent à l'époque de Zenon. En somme, Xénophane n'est pas plus un philosophe dogmatique qu'il n'est un physicien véritable. Cependant on ne peut nier, au point de vue philosophique, qu'il n'ait, en un certain sens, frayé la voie à Parménide, quelle que soit la distance qui les sépare au point de vue cosmologique. Pour concevoir son Dieu, le Colopho- nien avait fait un effort d'abstraction considérable; il n'en fallait plus qu'un second, etj'idéalisme pouvait naître. CHAriTRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON (d). 439 DOXOGRAPHIE DE XENOPHANE i. Théophr., fr. 5 (Simpl. in physic, 5 b). — Théophraste dit que Xénophane de Colophon, le maître de Parménide, suppose un seul principe ou considère l'être total comme un, ni limité, ni infini, ni en mouvement, ni en repos. Théophraste convient au reste que la mention de cette opinion appartient plutôt à une autre histoire qu'à celle qui concerne la nature ; car, au dire de Xéno- phane, cet un universel, c'est le dieu. Il montre qu'il est unique, parce qu'il est plus, puissant que tout; car s'il y a plusieurs êtres, dit-il, il faut que la puissance soit également partagée entre eux; or dieu, c'est ce qu'il y a de plus excellent et de supérieur à tout en puissance. Il est inengendré, parce que ce qui naît doit naître soit du semblable soit du dissemblable; mais le semblable, dit-il, ne peut avoir ce rôle par rapport au sem- blable; car il n'y a pas plus de raison pour que l'un, plutôt que Vautre, engendre ou soit engendré; si d'autre part l'être naissait du dissemblable, il naîtrait de ce qui n'est pas; c'est ainsi qu'il prouve la non-génération et l'éternité. L'un n'est ni infini ni limité, parce que, d'une part, l'infini c'est le non-être, puisqu'il n'a ni commencement, ni milieu, ni fin; que, de l'autre, ce sont les objets en pluralité qui se limitent réciproquement. Il sup- prime de même le mouvement et le repos; car l'immobile c'est le non-être, qui ne devient rien d'autre, et que rien d'autre ne devient; le mouvement, au contraire, appartient à la pluralité, car alors il y a changement de l'un en l'autre. Aussi, quand il dit que l'être reste dans le même état et ne se meut pas (voir fr. 4), il faut entendre cela, non pas du repos opposé au mouvement, mais de l'état stable sans mouvement ni repos. Nicolas de Damas, dans son traité Sur les Dieux, le mentionne comme ayant dit que le principe est infini et immobile. D'après Alexandre, il V aurait dit limité et de forme sphérique. Mais on a vu clairement comment il prouve la non-infinitude et la non-limitation; la limitation et la forme sphérique sont indiquées lorsqu'il dit que l'être est semblable de tous côtés; il dit encore qu'il pense toutes choses (voir fr. 3). 2. Théophr., fr. 5 a (Galien sur Hippocr.). — Divers exégètes ont faussement parlé de Xénophane ; ainsi Sabinus qui dit à peu Ii<) l'on; l/illsToii;i-: DÉ l.A SCIENCE HELLÈNE. près textuellement: « Je dis que L'homme n'est pas entièrement air, comme le veut Anaximène, ou eau, suivant Thaïes, ou terre, comme le dit Xénophane chez un certain auteur. » On ne trouve nulle part une telle assertion de Xénophane; mais il est bien clair, par le texte même de Sabinus, que, s'il a péché, c'est volontaire- ment et non pas par ignorance, car autrement, au lieu de parler comme il l'a fait, il aurait dit ai juste dans quel livre se trouve cette assertion. D'ailleurs Théophraste aurait rapporté cette opinion de Xénophane dans l'abrégé des Opinions des physiciens. Il vous est facile de lire les livres où Théophraste a fait cet abrégé, si cette histoire vous intéresse. 3. TiiÉoi-iin., fr. 16 (Aétius, II, 20). — Théophraste, dans les Vliusicicns, a dit que, suivant Xénophane, le soleil est formé par la réunion d'étincelles provenant des exhalaisons humides. 4. Piiilosophumena, 14. — (1) Xénophane de Colophon, fils d'Orthomène, vécut jusqu'aux temps de Cyrus. Il a proclamé le premier l'incompréhensibilité de toutes choses, disant : (voir fr. 14). — (2) Il dit que rien ne se produit, ni ne se détruit, ni ne se meut; que l'univers est un et en dehors du changement; que le dieu est éternel, unique, semblable de toutes parts, limité, sphérique, doué de sentiment dans toutes ses parties. — (3) Le soleil se forme chaque jour de petites étincelles qui se réunissent; la terre est infinie et n'est pas enveloppée par l'air ni par le ciel; il y a des soleils et des lunes en nombre infini ; enfin tout vient de la terre. — (4) Il attribue la salure de la mer aux nombreux mélanges qui y découlent; Métrodore donne pour raison qu'elle filtrerait à divers la terre. — (5) Xénophane croit d'ailleurs qu'il y a eu mélange de la terre et de la mer et que c'est le temps qui a amené la séparation; il en donne pour preuve qu'en pleine terre et dans les montagnes on trouve des coquillages, que dans les cairi de Syracuse on a rencontré des empreintes d'un poisson et de phoques, à Paros une empreinte d'aphye (anchois?) au milieu d'une pierre, à Malte des plaques de toutes sortes de choses de mer. — (G) Cela vient, dit-il, de ce qu'autrefois tout était boue, et- que, quand cette boue s'est desséchée, les empreinte^ se sont conservées. Lorsque la terre s'enfonce dans la mer et se transforme en boue, la race humaine disparait, puis il y a une nouvelle genèse; ce Changement arrive dans tous les inondes. 5. Ps.-Plut. (Strom., A). — Xénophane de Colophon, entrant dans une voie particulière, s'écarta de tous les précédente et CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON (d). \'i\ n'admit ni genèse ni destruction. L'univers, dit-il, est toujours semblable; car, s'il eût été produit, il eût fallu qu'auparavant il ne fût pas; or, ce qui n'est pas ne peut ni être produit, ni rien faire, ni contribuer à rien produire. Il affirme que les sens sont trompeurs et, en même temps, il ébranle aussi l'autorité de la raison. Il dit qu'avec le temps la terre descend continûment et insensiblement dans la mer; que le soleil est une réunion d'un très grand nombre de petites étincelles. Il affirme des dieux qu'il n'y a aucune prépondérance parmi eux, car il serait impie qu'un dieu fût assujetti; qu'aucun d'eux n'a absolument besoin de rien; qu'ils entendent et voient de partout et non pas par des organes spéciaux. Enfin la terre serait infinie et la partie inférieure ne serait point entourée d'air; tout viendrait de la terre; le soleil et les astres seraient produits par les nuées. 6. Épiphane, III, 9. — Xénophane, fils d'Orlhomène, de Colo- phon, dit que tout naît de la terre et de l'eau, mais que, dans tout ce qu'il avance, il n'y a rien de certain, tant la vérité est obscure; il n'y a partout que des opinions et surtout sur ce qui est invisible. 7. Galien (Hist. phil.). — (3) Cette secte, qui est d'ordinaire considérée plutôt comme aporétique que comme dogmatique, eut, dit-on, pour chef Xénophane de Colophon. — (7) Parmi ceux qui appartiennent à la secte intermédiaire, Xénophane a des doutes sur toutes choses, sauf qu'il pose pour dogme que l'univers est un et que c'est là le Dieu, qui est limité, raisonnable, immuable. (Cf. Sext. Emp., I, 225 : L'univers est un et le dieu est incorporé à l'univers; il est sphérique, impassible, immuable, raisonnable.) 8. Cicéron. — (Lucullus, 37.) Xénophane, un peu plus ancien (qu'Anaxagore), dit que tout est un, immuable, que c'est le dieu, qu'il est inengendré, éternel et de forme sphérique. — (De deor. nat., I, 11.) Puis Xénophane, qui veut que Dieu soit l'univers, qu'il prétend infini et auquel il ajoute l'intelligence, est passible des mêmes reproches que les autres sur ce dernier point, mais bien plus à cause de l'infinitude, où il né peut y avoir rien de sentant, non plus que d'ajouté. — (De divinat., I, 3.) Xénophane de Colophon est le seul qui, tout en affirmant l'existence des dieux, nie absolument la divination. 9. Théodorlt, IV, 5. — Xénophane, fils d'Orthomène, de Colophon, chef de la secle éléatique, dit que l'univers est un, sphérique, limité, non engendré, mais éternel et absolument immobile. Puis oubliant ce langage, il dit que tout est sorti de la 142 pour l'histoire de la science hellène. terre; car c'est de lui qu'est ce vers : (voir fr. 8). — (Cf. Aétius, I, 3. Xénophane : Le principe de tout est la terre, car il dit dans son écrit sur la Nature, etc.) 10. SEXT. Emp., X. — (913) Xénophane, d'après quelques-uns, admet comme principe la terre (voir fr. 8). — (314) De plusieurs principes dénombrables; de deux, à savoir la terre et l'eau; Xénophane, d'après quelques-uns (voir fr. 9); Homère: «Mais puissiez-vous tous devenir terre et eau. » — (Cf. Ps.-Plut., Vie d'Homère.) 11. Galien (Hist. phil., 18). — Xénophane de Colophon (admet comme principe matériel) la terre et l'eau. — [Cf. Macrobe, Songe de Scipion, I, 14: Xénophane (dit que l'âme est formée) de terre et d'eau.] 12. Aétius, II, 4. — Xénophane, Parménide, Mélissos : Le monde est inengendré, éternel, incorruptible. 13. Aétius, II. — 13. Xénophane : (Les astres sont formés) de nuages enflammés qui s'éteignent chaque jour et après la nuit se rallument comme des charbons; leurs levers et leurs couchers sont en réalité des inflammations et des extinctions. — 18. Ces sortes d'étoiles qui paraissent sur les vaisseaux, et qu'on appelle Dioscures, sont de petits nuages devenus lumineux par un mouvement approprié. — 20. Le soleil est un nuage enflammé. — 24. Les éclipses ont lieu par extinction; il s'en reforme un autre au levant. Il a parlé d'une éclipse de soleil ayant duré un mois entier et encore d'une éclipse complète telle que le jour aurait paru comme la nuit. — Il y a nombre de soleils et de lunes selon les divers climats, régions et zones de la terre; à un certain moment, le disque arrive sur une région non habitée et là, comme sa course serait inutile^ il subit uma-falipoo. Xéiiopluiiu dit encore que le soleil s'en va à l'infini, mais qu'à cause de la distance, il paraît tourner. 14. Ai: ru s, 11. — '25. La lune est un UUage feutré (enflammé? - — 28. Anaximandre, Xénophane, Bérose; La lune a sa Lumière propre. — 29. Xénophane attribue aussi à l'extinction sa disparition mensuelle. 15. Aétius, III. — 2. Les comètes et les étoiles filantes sont des nuages enflammés qui se constituent ou qui sont en mouvement. — 3. Les éclairs proviennent des nuées illuminées par le molle- ment. — 4. Tous les phénomènes météorologiques proviennent, comme cause principale, de la chaleur du soleil. Celui-ci pompant CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON (f). 143 l'humidité de la mer, l'eau douce, en raison de sa légèreté, se dégage, puis, passant à l'état de brouillard, forme des nuages d'où l'épaississement fait dégoutter la pluie, ou encore elle se dissipe en vents. Il dit textuellement : (voir fr. 41). 16. Aétius, III. — 9. Les racines de la terre s'enfoncent à l'infini par en bas; en haut, elle a été solidifiée par l'air et le feu. — 11. La position de la terre est primordiale, car ses racines vont à l'infini. 17. Aétius, IV, 9. — Pythagore, Empédocle, Xénophane, Parménide, Zenon, Mélissos, Anaxagore, Démocrite, Métrodore, Protagoras, Platon : Les sens sont trompeurs. 18. Aétius, V, 1. — Xénophane et Épicure suppriment la divination. 19. Tertullien (De anima, 43). — Anaxagore et Xénophane attribuent le sommeil à l'épuisement. FRAGMENTS 1. Il est un seul dieu suprême parmi les dieux et les hommes; il ne ressemble aux mortels ni pour le corps ni pour la pensée. 2. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. 3. Mais, sans labeur aucun, son penser mène tout. 4. Il reste, sans bouger, toujours en même état; il ne lui convient pas de s'en aller ailleurs. 5. Les mortels croient que les dieux sont nés comme eux, qu'ils ont des sens, une voix, un corps semblables aux leurs. 6. Mais si les bœufs ou les lions avaient des mains, s'ils savaient dessiner et travailler comme les hommes, les bœufs feraient des dieux semblables aux bœufs, les chevaux des dieux semblables aux chevaux; ils leur donneraient des corps tels qu'ils en ont eux-mêmes. 7. Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui, chez les hommes, est honteux et blâmable; le plus souvent ils leur prêtent des actions criminelles: vols, adultères, tromperies réciproques. 8. Tout sort de la terre, tout retourne à la terre. 9. Nous sommes tous sortis de la terre et de l'eau. 10. Terre et eau, tout ce qui naît ou pousse. 11. La mer est la source de l'eau. 1 14 TOUR L HISTOIRE DE LA SCIENCE KELLÈNE. 12. Noua voyons sous nos pieds cette limite de la (erre, <'n haut, du côté de L'éther, mais le bas s'en va à l'infini. 13. Ce qu'on appelle Iris est aussi un nuage qui parait naturel- lement violet, rouge et vert. 14. Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais personne qui ait une claire connaissance des dieux ni de tout ce dont je parle. Qui pourrait s'exprimer là-dessus de la façon la plus accomplie, celui-là même n'en sait rien ; il n'y a partout que des opinions. 15. Voilà ce qui m'a paru ressembler à la vérité. 16. Les dieux n'ont pas tout montré aux bommes dès le commen- cement, mais les hommes cherchent, et avec le temps ils trouvent le meilleur. 17. Voici ce qu'il est bon de dire près du feu, par un temps d'hiver, couché sur un lit moelleux, n'ayant plus faim, buvant du vin doux et grignotant des pois: « De quel pays es-tu? quel âge as-tu, mon ami? et quel âge avais-tu, quand le Mède est survenu? » 18. Maintenant je commence un autre discours, je prends une nouvelle voie Un jour, dit-on, comme il (Pythagore) passait près d'un chien qu'on battait, il s'écria, plein de pitié : « Arrête, ne frappe plus, c'est l'âme d'un ami, je l'ai reconnu en entendant ses plaintes. » 19. Que quelqu'un remporte la victoire par la légèreté de ses pieds, ou au pentathle à Olympie, là où le temple de Zeus s'élève sur les bords du Pisas, qu'il triomphe à la lutte, au pugilat, ou encore à ce terrible combat qu'on appelle pancrace, on le verra honoré parmi ses concitoyens, siégeant au premier rang pour les spectacles, nourri aux frais du peuple; la ville lui offrira un don digne d'être consacré. Pour une course de chevaux, ce sera la h n nie chose; et cependant je suis plus digne de tels honneurs; ma science vaut mieux que la vigueur d'un homme ou d'un cheval. Il y a là une mauvaise coutume, il n'est pas juste d'estimer la vigueur au-dessus de la science utile. Ce n'est pas parce qu'il y aura dans la ville un bon athlète pour le pugilat, le pentathle ou la lutte, parce qu'il y aura un bon coureur, quoiqu'on estime encore plus dans les jeux la légèreté que la vigueur, ce n'est pas pour cela que la ville aura de meilleures lois. Non, il n'y a guère à se réjouir, pour une ville, d'une victoire remportée sur les bords du Pisas, ce n'est pas cela qui remplit les magasins. 20. Quand ils ne subissaient pas l'odieuse servitude, emprun- CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON (f). 145 tant aux Lydiens leurs ruineuses folies, ils allaient à l'agora tout couverts de pourpre; ils étaient souvent là plus de mille, superbes, la chevelure artistement ordonnée, exhalant le parfum de savantes onctions. 21. Le sol est pur, pures sont les mains et les coupes; voici les couronnes de fleurs, voici le suave parfum qui circule dans la fiole. Le crater est debout, rempli d'allégresse; il y a du vin et il ne fera pas défaut, il est prêt dans les cruches, doux comme le miel, odorant comme la fleur. Au milieu de nous l'encens exhale sa sainte vapeur; voici de l'eau fraîche, pure et de bon goût, voici des pains dorés et la table est richement chargée de fromage et de miel onctueux. Au milieu, l'autel tout couvert de fleurs; tout autour, dans la maison, les chants et la joie. Il faut d'abord, en hommes sages, célébrer le dieu par de bonnes paroles et de chastes discours, faire des libations et demander de pouvoir nous comporter justement; voilà ce qu'il faut, amis, pas d'injures; puis, que chacun boive de façon à pouvoir retourner chez lui sans serviteur, à moins d'être trop âgé. Et nous louerons celui qui, tout en buvant, dira des choses utiles et vertueuses, selon sa mémoire ou son esprit. Il ne faut pas raconter les combats des Titans, des Géants ou des Centaures, contes forgés par les anciens, ni des disputes ou des bagatelles qui ne servent à rien; il faut toujours bien penser des dieux. 22. Pour une cuisse de chevreau, tu as reçu, présent honorable, celle d'un bœuf engraissé; cela se saura dans toute l'Hellade, cela ne s'oubliera pas, tant qu'il y aura des chanteurs hellènes. 23. Ne verse pas d'abord le vin dans la coupe; mais d'abord l'eau, le vin ensuite. 24. Voilà déjà soixante-sept ans qui ont ballotté mon inquiétude sur la terre hellène; j'étais né depuis vingt-cinq, si je sais bien la vérité là-dessus. 25. La partie n'est pas égale, entre un impie et un homme pieux. U) CHAPITRE VI ANAXIMÈNE I. — Le Concept du continu. 1. Qu'Anaximène ait ou non connu personnellement Anaxi- mandre, ce que l'état de la chronologie ne permet pas de décider, il s'est certainement inspiré de l'œuvre de son compatriote; s'il en a singulièrement modifié le système, au moins il a conservé les traits les plus généraux : l'unité de la matière, l'éternité du mou- vement révolutif, la succession indéfinie des mondes qui ne s'organisent que pour périr ensuite. Enfin, en déterminant la forme primordiale de la matière comme étant celle de l'air, il lui a conservé l'épithète d' « indéfinie » (aTreipcv), par laquelle Anaxi- mandre l'avait désignée. Nous avons donc à nous demander quel sens le troisième Milésien attachait à cette expression; il ne semble pas en effet qu'il ait pu l'employer dans la même acception que son précurseur, si cette acception est bien celle que nous avons été amenés à reconnaître. Il ne s'agit pas de savoir comment cet attribut était entendu par Aristote et Théophraste, comment il l'a été dès lors par les doxo- graphes. A cet égard, il n'y a pas de doutes; pour les maitivs du Lycée, l'infini d'Anaximandre, c'est l'absolument illimité dans l'espace. Mais nous avons tout autant de motifs de récuser ce témoignage pour Anaximène que pour son précurseur, puisque l'un admet, tout aussi bien que l'autre, la révolution générale diurne, inconciliable avec la notion de l'inlinitmle de la matière. A la vérité, Ed. Zeller (I, p. 247, note 2) soutient contre Teichmûller que l'éternel mouvement de l'air dont parlent les textes et qui serait l'origine de la genèse et de la destruction trouvait donc dans les mêmes conditions initiales qu'A na xi mène, semble CHAPITRE VI. — ANAXIMÈNE. 155 bien avoir suivi, pour la sphère solide, les traces de ce dernier. L'analogie est marquée par la comparaison faite, de part et d'autre, de la substance de cette sphère avec la glace (xpuçraXXoetSâç), et, quoique cette analogie puisse paraître accidentelle, le rapproche- ment des deux opinions permet de les éclairer l'une par l'autre. La façon dont le Milésien expliquait la formation de la grêle (14) et de la neige, ne peut nous laisser aucun doute sur la manière dont il se représentait l'origine du « crystal » de son ciel solide. C'était pour lui de l'air condensé et arrivé à la congélation après avoir passé par l'état liquide, mais partiellement seulement, sans quoi le corps solidifié eût été opaque, comme la neige. Cependant, comment cette condensation a-t-elle pu se produire, alors qu'il semble que le tourbillon général doive entraîner la dilatation à mesure qu'on s'éloigne du centre? Comment cette congélation, d'autre part, peut-elle subsister, lorsqu'en tant de points de la surface sont allumés les inextinguibles feux des étoiles? Anaximène n'avait certainement pu se dérober à cette double question, mais, pour savoir comment il y répondait, nous sommes réduits aux conjectures. Cependant, pour le premier point, il semble qu'une seule solution était possible et qu'elle se trouvait précisément dans la croyance à la limitation de l'espace. Si les corps de nature terreuse qui se forment par la condensation à l'intérieur du tourbillon, sont rejetés au centre ou vers le centre, l'air, arrêté dans son mouvement centrifuge par suite de la limitation de l'univers, se condensera nécessairement vers la partie extrême du tourbillon et formera ainsi une voûte solide. Cette solidification, due dès lors non pas au froid, mais bien à la pression, ne donnera pas de la glace (xpjjsTaXXov), mais un corps analogue (xpttsrfl&Xoei&lç), dont on peut comprendre l'existence à côté des feux stellaires. Cependant il faut expliquer comment ceux- ci s'alimentent. Anaximène admettait, au moins pour le soleil, la lune et les planètes, que l'origine en était dans les vapeurs humides s'élevant de la terre et se dilatant de plus en plus. Il conçoit donc, comme l'avait fait Anaximandre avant lui, et probablement aussi Thaïes, un échange continuel de matières du ciel à la terre (pluie, grêle, neige) et de la terre au ciel (vapeurs aériformes susceptibles d'arriver à l'incandescence). Le mouvement ascensionnel doit se continuer jusqu'à la limite du monde. Mais, quand la solidification s'y opère, tout l'air ne reste pas emprisonné dans le « crystal »; une partie se dégage en se dilatant et c'est ainsi que peuvent 456 poun l'histoire de la science hellène. s'alimenter et se perpétuer les feux des étoiles, partie aux dépens de la voûte solide, sans cesse renouvelée, partie avec le nouvel élément qui leur est incessamment apporté de la terre. Si conjecturale que puisse être cette restitution de la théorie d'Anaximène, elle se prête en tout cas parfaitement aux données qui nous sont fournies sur celle d'Empédocle, si du moins Ton corrige l'absurde leçon des Placita, qui fait congeler l'air par le feu (*). D'après les détails les plus complets que nous possédions, dans le mélange homogène du Sphéros, c'est d'abord l'éther (air supé- rieur) qui se dégage, puis le feu (c'est-à-dire pour Empédocle l'air lumineux) qui, ne trouvant plus de place, presse contre la voûte solide que forme l'éther. Ce n'est qu'ensuite et par l'effet «lu mouvement révolutif (qu'Empédocle suppose entretenu par cette pression et non pas éternel comme l'avait fait Anaximène), qu'an centre du tourbillon, la terre se sépare de Feau, et que celle-ci abandonne à son tour l'air sombre qui va occuper tout l'hémi- sphère que laisse libre l'air lumineux. En faisant abstraction des particularités propres au système d'Empédocle, nous retrouvons là les éléments conjecturaux de la théorie d'Anaximène sur le point que nous étudions : la limitation de l'univers, le mouvement centrifuge, la pression et la solidifica- tion qui en résultent à la partie extrême du monde. (>. Il me reste à rapprocher encore Anaximène de l'Ionien qui le suit de plus près dans l'ordre chronologique, je veux dire d'Heraclite ; ce rapprochement va nous permettre en effet d'élucider un dernier point qui reste indécis dans le système cosmologique d'Anaximène, point que j'ai déjà indiqué; il s'agit de l'ordre de situation des planètes. Je n'insisterai pas, en thèse générale, sur cette doctrine v.i-o)) et à lui attribuer dans la production des phénomènes la prépondérance enlevée à la révolution diurne qu'il rejette Mais, plus la physique d'Heraclite est grossière en fait, plus elle retarde (*) Aétius, II, 11 : àépoç av\Li:izo 7rjpb; xp-jaTxMoEtoô),:. 11 f;mt sau> doute lire -jr.ïp uvpô; (au-dessus du feu), à quelque date qu'ait eu lieu la corrup- tion Bans doute très ancienne. — Voir la Doxographied? Empédocle (<$){ H) (13). CHAPITRE VI. — ANAXIMÈNE. 157 sur les connaissances de son temps, plus la coïncidence de certains points spéciaux de doctrines astronomiques, chez lui et chez Anaximène, pourra faire croire que le théologue d'Éphèse connais- sait les opinions du physiologue de Milet ou au moins qu'il puisait dans un courant d'idées devenues communes depuis ce dernier. Remarquons donc cette opinion d'Heraclite (Diog. L., IX, 10) : « La flamme du soleil est la plus chaude; car les autres astres sont plus éloignés de la, terre et échauffent donc d'autant moins; si la lune au contraire est plus voisine, elle circule dans un espace moins pur. Le soleil est, lui, dans un milieu parfaitement transparent et sa distance de nous est convenable. Aussi donne-t-il le plus de chaleur. » L'ordre de succession est bien indiqué, en admettant toutefois qu'Heraclite ait connu les planètes, ce qui ne doit pas souffrir de difficultés, quoiqu'il n'en ait peut-être pas parlé expressément. Pour Anaximène, au contraire, il n'y a pas de donnée formelle relative à la lune, il n'y a d'indication que pour les cinq planètes (2, 6) et cette indication est identique à celle que l'on trouve chez Heraclite : les astres n'échauffent pas à cause de leur distance. Cette donnée doit suffire pour trancher la question de la position qu'Anaximène assignait au soleil par rapport aux étoiles fixes (et aussi aux planètes). Mais renversait-il absolument l'ordre adopté par Anaximandre? Ne laissait-il pas la lune entre le soleil et la terre? Nous pouvons reconnaître une trace de son opinion dans un texte corrompu (3), d'après lequel Anaximène attribuait la chaleur du soleil à la rapidité de son mouvement (*). Les autres étoiles, étant plus éloignées, devaient donc, pour lui, être en réalité plus chaudes encore, quoique l'effet ne s'en fit pas sentir. Mais, au contraire, pour un astre moins éloigné, le feu pouvait être beaucoup moins actif et ne pas être sensible, malgré le rappro- chement. Ainsi, comme Heraclite, Anaximène aurait admis que la distance du soleil correspond à un maximum pour l'effet ther- mique de l'astre sur la surface de la terre. Remarquons maintenant que le Milésien attribuait à la résistance du milieu où flottaient les astres errants la différence entre leurs mouvements et celui des étoiles fixes. Cette hypothèse, ingénieu- 0) Il n'y a pas à s'arrêter à l'idée du compilateur que le soleil est une terre ; le contexte prouve bien qu'il tire cette conclusion de ce que l'origine du soleil était pour Anaximène la terre (c'est-à-dire les vapeurs de celle-ci). 458 POUR l'histoire de la science HELLÈNE. sèment appliquée à l'explication des mouvements en déclinaison, ne se prêtait malheureusement pas, dans l'état des connaissances d'alors, à la déduction scientifique, et, par suite, son abandon ultérieur était forcé. Toutefois, elle entraînait, dans la supposition de la révolution générale, une conséquence immédiate; le mouve- ment propre des planètes (d'occident en orient) doit être d'autant plus rapide que l'astre est plus rapproché de la terre. Anaximène devait donc conclure à l'ordre d'éloignement croissant : lune, soleil, cinq planètes fixes, s'il ne l'avait pas déjà emprunté aux doctrines chaldéennes. L'adoption du même ordre par Heraclite, avec des remarques qui semblent empruntées à Anaximène, est d'autant plus remarquable que, malgré l'appui de l'école de Pythagore, cette disposition n'obtint que tardivement l'assentiment général. Celle d'Anaximandre trouva encore longtemps des partisans, et Empédocle, par une conception spéciale du soleil, devait aussi le rejeter aux confins du monde. III. — L'Unité de la matière. 7. Si Anaximène avait profondément modifié la cosmologie de son précurseur, il suivit de plus près les explications que celui-ci avait données des phénomènes physiques. Se contentant de les compléter et de les développer, il ne dépassa pas au reste les limites du cadre tracé par Anaximandre. Il nous reste à nous demander si, comme penseur, il mérite la place qu'il a gardée dans l'histoire. Oui, sans doute, à nos yeux du moins; car il a, à son tour, soulevé un de ces problèmes qui sont à la limite incertaine de l'inconnaissable, qui semblent fuir devant la science à mesure qu'elle progresse, et qui, cependant, s'imposent presque nécessairement à elle. Il a, le premier, affirmé avec précision l'unité de la matière ou plutôt de la substance, car son « air indéterminé » est susceptible de sensation, d'intelligence et de volonté, de même que les corps qui en sont formés sont susceptibles d'être sentis, pensés et actionnés. Le premier, car Thaïes n'avait pas écrit sur ce sujet; autre chose est d'émettre une idée plus ou moins vague, autre chose de la développer dans toute son étendue. Anaximandre en donne la preuve; lui aussi devait croire à limité de la substance; cette croyance est si naturelle, je dimis preeque instinctive! Sans elle, CHAPITRE VI. — AXAXIMÈNE. 159 aurait-il essayé de décrire le monde comme constitué et organisé par un principe unique? Mais, au cours de sa tâche, ses expres- sions trop métaphoriques laissèrent planer un voile sur le caractère de sa pensée ; on put les interpréter comme si le principe originaire avait été un mélange mécanique, d'où le mouvement sépare les choses déjà existantes sans avoir à les former en réalité. Anaximène, au contraire, attribue nettement au mouvement éternel, suivant les degrés de compression ou de dilatation qu'il produit, la consti- tution des différents corps, leur séparation et leurs transformations réciproques. Il a pleine conscience de la question, ce qui manquait encore à son précurseur. Depuis le temps des Ioniens, la philosophie a singulièrement restreint le problème; sous l'influence de préoccupations d'ordre moral ou de préjugés d'ordre religieux, on a cherché à établir l'existence de substances autres que la matière; les partisans de l'opinion contraire ont reçu une qualification qui a pris un caractère dédaigneux ; quant à savoir si la matière est une en réalité, c'est un point qu'on a admis implicitement, tout en laissant à la science le soin de l'établir. Pourtant, malgré les tendances auxquelles je viens de faire allusion, nous avons un besoin tellement inné de projeter sur la pluralité externe l'unité qui nous apparaît comme le caractère de notre être propre, que le dualisme n'a jamais pu triompher sérieusement en philosophie. Les penseurs unanimement recon- nus comme les plus profonds ont tous au moins rêvé une unité supérieure, transcendante ou immanente, de l'esprit et de la matière; si aucune formule n'a rallié l'assentiment général, chacun craindrait, en affirmant la vanité de pareilles recherches, de se rayer soi-même de la liste des philosophes. 8. Et cependant que faisait la science? Remarquons d'abord que, dans son état actuel, elle a comme point de départ la concep- tion atomiste et que cette dernière est essentiellement pluraliste. Je ne m'arrête pas à la distinction des atomes et de l'espace vide. Ce dernier non-être est à la vérité un scandale métaphysique; mais on peut écarter assez facilement la difficulté, sinon la dissiper entièrement. J'insiste sur ce point que les atomes de Leucippe, de Démocrite ou d'Épicure sont loin d'être tous identiques. Certes ils ont des propriétés communes, mais l'unité, dans laquelle ils rentrent de la sorte, est purement factice, absolument 1(30 POUR l'histoire de la science HELLÈNE. relative àus conditions subjectives de notre intellect. Leurs diffé- rences 1rs constituent en un nombre plus ou moins grand de matières complètement irréductibles entre elles, ou bien, pour donner la raison de ces différences, il faut oser rétablir les principes subjectifs d'Aristote, Yilzzz et la rtépiptç, après quoi on se trouvera tout juste aussi avancé qu'auparavant. De même que les différentes sortes d'atomes, les divers corps simples auxquels la cbimie moderne ramène les éléments de la composition des substances naturelles, sont irréductibles entre eus et, comme on le sait, le nombre en augmente tous les jours. Les faits de l'expérience à notre portée semblent donc démentir formellement l'unité présupposée. Cependant le besoin de cette unité, aussi sensible pour le savant que pour le philosophe, a provoqué une vive réaction contre la croyance à la simplicité réelle des atomes chimiques. On s'est dit que l'impossibilité où nous nous trouvions de les décomposer ne suffisait nullement à établir cette simplicité; plus les découvertes nouvelles les multipliaient, plus il était relativement facile, par la comparaison de leurs propriétés, de trouver de graves indices tendant à les faire considérer comme composés. Bref, c'est aujourd'hui l'opinion dominante que de regarder les atomes chimiques comme des systèmes constitués, à divers degrés de complexité, par des individus appartenant à un type unique, et que d'identifier ce type avec celui des particules ultimes d'un fluide hypothétique, l'éther, au sein duquel on suppose plongés tous les corps de la nature. Cette hypothèse n'est relativement pas très ancienne, et, soit sous cette forme même, soit sous quelque autre analogue, elle semble appelée à parcourir encore une longue et brillante carrière, en conduisant à des découvertes qui seront pour elle de nouveaux soutiens. Je n'ai nullement dès lors l'intention de la combattre, mais je voudrais faire ressortir que non seulement, à l'heure actuelle, la vérité est loin d'en être démontrée, mais encore qu'elle sera toujours indémontrable, quelles que soient les vérifications que puisse lui apporter l'expérience. Pour s'en rendre pleinement compte, il suffit de cette simple réflexion, que cet éther, auquel il s'agit d'identifier les dernières particules de la matière, est et sera toujours une pure hypothèse; l'identité rêvée ne peut donc avoir un autre caractère. Qu'actuellement l'existence de l'éther ne soit rien moins que CHAPITRE VI. — ANAXIMÈNE. 161 démontrée, ce n'est même pas à discuter ; qu'elle ne puisse jamais l'être, c'est peut-être une thèse plus hardie, mais il me semble qu'elle peut se soutenir comme suit. Nous admettons, pour l'existence de la matière, deux sortes de preuves, les unes empruntées au témoignage immédiat de nos sens, les autres conclues d'un raisonnement. Les premières sont évidemment à écarter; si l'éther existe, il ne peut influer sur nos sensations que par l'intermédiaire de la matière pondérable, puisque nos organes sont construits avec une pareille matière et que nous vivons nécessairement dans un milieu également pondérable. Nous ne percevons donc que des mouvements de la matière pondérable, et l'éther n'est imaginé que pour trans- mettre ces mouvements, nullement pour les produire. Nous sommes ainsi ramenés aux preuves conclues d'un raison- nement; or, ce raisonnement peut être soit inductif, soit déductif. Mais pour l'éther, l'induction est exclue, puisqu'elle ne peut procéder que suivant des analogies avec les substances tombant directement sous nos sens, et que, par la nature même de son hypothèse, l'éther doit être tout différent. Quant à la déduction, pour constituer une démonstration, il faudrait qu'elle fût conduite de manière à établir que, si tels phénomènes se produisent, il faut nécessairement qu'il existe une substance ayant telles ou telles propriétés. Or, le problème se présente de façon à ne pouvoir être traité que mathématiquement, et la science est cependant loin d'être assez avancée pour qu'il puisse être sérieusement traité ainsi. On s'est donc contenté de tâtonner, d'imaginer a priori des propriétés et de vérifier si elles satisfaisaient aux conditions de l'expérience. Comme on n'est pas encore arrivé en fait à établir ainsi des hypothèses réellement concordantes, on est encore loin de pouvoir examiner si un autre système d'hypothèses ne serait pas possible tout aussi bien. Mais supposons toutes les difficultés mathématiques résolues et le problème entièrement élucidé. Pour que les phénomènes lumi- neux et autres puissent être expliqués, il faut que notre éther ait telles propriétés bien définies; aura-t-on démontré son existence? Le croire serait se faire illusion sur la puissance et le rôle réel des mathématiques. On aura mis l'hypothèse dans les équations; elle en sera ressortie plus complète et plus précise. Mais les prétendues propriétés qui servent à la définir, que pourront-elles représenter en réalité? Rien que des relations mathématiques 11 1G2 POUR l'histoire de la science hellène. entre les conditions du mouvement des parties de la matière pondérable. Ces mouvements sont le seul élément scientifiquement assuré qui ait été posé dans les prémisses. Il ne peut y en avoir un autre dans les conclusions, et avec des relations mathématiques on ne peut créer une substance. 9. En résumé, l'unité de la matière chimique est pour nous un postulatum, tout comme pour Anaximène. Que dirons-nous, s'il s'agit de l'unité entre la matière inerte et la matière vivante? Je n'irai pas jusqu'à poser la question entre la matière simple- ment vivante et la matière sentante et pensante; c'est un terrain rebattu où l'on piétine sans avancer. Mais, pour la vie en général, où en est-on depuis les Ioniens? On a résolu, il n'y a pas relativement très longtemps, un grave problème accessoire. On a établi l'identité des matériaux chimiques du monde organique et du monde inorganique. Ni creuset ni éprouvette n'ont jamais donné la moindre trace d'une substance exclusivement propre au premier de ces deux mondes. Il n'en est pas moins incontestable que la vie se présente comme un phénomène d'un ordre tout particulier, irréductible à ceux de l'ordre physique ou chimique. Il y a donc une différence et, si nous savons pertinemment désormais que ce n'est pas dans la matière qu'il faut la chercher, nous n'en sommes pas moins conduits par les» faits à un dualisme dans la forme. Il y a deux manières de tourner la difficulté, objectivement parlant, c'est-à-dire du seul point de vue où la science de la nature puisse se placer. Ou bien on affirmera que la vie est le cas général et que, si nous ne pouvons la constater partout, c'est en raison de la faiblesse de nos moyens d'investigation qui ne peuvent atteindre les particules extrêmement ténues, où siège la vie du monde inorganique. Cette hypothèse est évidemment toute gratuite et n'a rien de scientifique; elle nous ramène au reste précisément à l'hylozoïsme des premiers Ioniens, sauf à l'adapter aux progrès accomplis depuis eux. Ou bien on dira que la vie, que nous ne pouvons pas produire dans nos laboratoires, a dû néanmoins apparaître à la surface de la terre, certains éléments se trouvant en présence, dans certaines conditions de température et de pression. C'est la thèse matérialiste proprement dite. Cette thèse était très simple, sans graves objections possibles au CHAPITRE VI. — AXAXIMÈNE. 163 point de vue scientifique, et ne se distinguait pas d'ailleurs parfaitement de la précédente, alors que Ton croyait à peu près universellement à la génération spontanée, ce qui ne remonte pas à une époque bien lointaine. Mais des travaux récents, et qui seront une gloire de notre siècle et de notre France, semblent avoir relégué définitivement au rang des mythes la vieille croyance des âges antérieurs. La logique des faits influe si peu sur la constitution des hypothèses que, loin de se trouver ébranlé par ce changement de circonstances, le dogme matérialiste a au contraire reçu, de nos jours, comme une nouvelle vie par l'introduction des idées évolutionnistes. L'évolu- tion se prête si facilement à expliquer tant de choses; ne pourrait-on aussi lui faire expliquer la vie? Je ne remarque point cependant que les vagues indications données à ce sujet aient abouti à une tentative sérieuse. On a compris sans doute que l'évolution, au fond, suppose la vie et l'on s'est contenté de reproduire la vieille thèse, sans la rajeunir sensi- blement. Son insuffisance est visible; il faudrait du moins essayer de préciser quels éléments doivent être supposés en présence et sous quelles conditions extérieures ils peuvent produire la vie. Mais je veux surtout remarquer que logiquement cette thèse est insoutenable devant celle de l'hylozoïsme. S'il y a en effet un caractère bien constant de la vie, c'est de naître de la vie. Supposons donc réalisé le desideratum du matérialisme, un cas de génération spontanée de l'être le plus élémentaire que l'on connaisse ou que l'on puisse imaginer. Supposons ce cas bien constaté scientifique- ment; s'il y a une logique, si l'induction n'est pas un vain mot, on conclura légitimement que cette substance vivante n'a pas été produite par des matériaux bruts, mais bien par des êtres organisés trop petits pour que nous ayons pu les soupçonner jusqu'alors, mais que nous nous mettrons à rechercher avec ardeur. C'est ainsi que depuis Anaximène la science a amassé des faits qui, à première vue, semblent plutôt probants pour le pluralisme, qu'elle n'en recherche pas moins l'unité avec une invincible obsti- nation, et qu'alors elle retombe fatalement sur l'antique hylozoïsme. Je l'ai qualifié plus haut d'hypothèse gratuite au point de vue scientifique; ai-je besoin de dire que les hypothèses du dualisme méritent tout autant la même épithète? 164 POUR l'histoire de la science hellène. DOXOGRAPHIE D'ANAXIMÈNE 1. Théophr., fr. 2 (Simplic. in jjhysic, 6 a). — Anaximène, fils d'Eurystrate, de Milet, qui fut ami d'Anaximandre, reconnaît, lui aussi, comme son maître, pour substratum une seule nature indéfinie; mais, au lieu de la laisser indéterminée comme Anaxi- mandre, il la détermine en disant que c'est l'air. Elle diffère, d'après lui, d'une substance à l'autre, par le degré de dilatation ou de condensation; ainsi, devenant plus subtile, elle forme le feu; en se condensant, au contraire, elle forme le vent, puis la nuée, à un degré plus loin, l'eau, puis la terre et les pierres; les autres choses proviennent des précédentes. Il admet aussi le mouvement éternel, comme amenant la transformation. 2. Philosophum., 7. — (1) Anaximène, Milésien lui aussi et fils d'Eurystrate, reconnaît comme principe l'air indéfini; c'est de là que proviennent, sont provenus ou proviendront et les dieux et les êtres divins et tout le reste par dérivation. — (2) Voici le caractère de cet air : lorsqu'il est au plus parfait degré d'égalité, il est invisible aux yeux, mais se manifeste comme froid, chaud, humide ou en mouvement. Le mouvement est éternel; sans lui, les transformations qui se produisent n'auraient pas lieu. — (3) Maintenant, en se dilatant et en se condensant, l'air apparaît sous différentes formes; car, quand il s'étend en se dilatant suffisam- ment, il forme du feu; au contraire, les vents sont de l'air condensé. Quand il arrive à se feutrer, il en résulte un nuage; à un degré plus loin, de l'eau; encore davantage, de la terre; enfin, à la condensation maxima, des pierres. Ainsi la genèse est dominée par les contraires, le froid et le chaud. — (4) La terre est plate . t portée par l'air; de même le soleil, la lune et tous les autres astres ignés que leur largeur fait flotter sur l'air. — (5) Les astres proviennent de la terre dont l'humidité s'est vaporisée et, par dilatation, a formé du feu; celui-ci s'est élevé et a constitué les astres. Mais il y a aussi dans le lieu qu'ils occupent des corps de nature terreuse, entraînés comme eux par le mouvement de révolution. — (G) Il dit que les astres ne se meuvent pas au-dessous de la terre, comme d'autres l'ont supposé, mais autour de la terre, de même qu'un bonnet tourne autour de la tète. Si le soleil disparaît, ce n'est pas qu'il passe sous la terre, mais derrière les CHAPITRE VI. — ANAXIMÈNE (d). 105 parties les plus élevées de la terre, eu égard d'ailleurs à son éloignement plus considérable. Les astres n'échauffent pas, en raison de leur distance. — (7) Les vents s'engendrent quand de l'air qui a été condensé se met en mouvement en se dilatant; lorsqu'il se concentre et s'épaissit davantage, il se forme un nuage qui se transforme ensuite en eau. La grêle provient de l'eau qui se solidifie en tombant des nuages. — (8) L'éclair résulte de la division des nuées sous l'effort des vents; car ce déchirement est accompagné d'une vive lueur d'incandescence. L'arc-en-ciel est produit par les rayons du soleil tombant sur de l'air compact. Les tremblements de terre sont occasionnés par les grandes variations de chaleur et de froid. — (9) Voilà les opinions d' Anaximène, qui florissait vers 01. 58,4. 3. Ps.-Plut. (Stromat., 3). — Anaximène, dit-on, reconnaît l'air comme principe de l'univers. Cet air est indéfini en genre, mais déterminé par les qualités qu'il prend, tout ce qui existe s'engendrant par une certaine condensation de l'air ou, au contraire, par une dilatation. Le mouvement existe de toute éternité. La compression de l'air a d'abord engendré la terre qui est très plate, ce qui fait qu'elle est supportée par l'air. Quant au soleil, à la lune et aux autres astres, l'origine de leur naissance est dans la terre; ainsi il considère le soleil comme une terre, à laquelle la rapidité du mouvement a donné une chaleur tout à fait convenable. 4. Épiphane, III, 3. — Anaximène, fils d'Eurystrate, Milésien lui aussi, dit que l'air est le principe de tout et que toutes choses en proviennent. 5. Hermias, 7. — Quand je commence à posséder un dogme fixe, Anaximène survient et me crie : « Mais je te dis que l'univers est air; que l'air, en se condensant et devenant compact, forme l'eau et la terre, en se dilatant et se subtilisant, l'éther et le feu ; qu'enfin il peut revenir à sa nature d'air; que c'est la dilatation et la condensation qui le transforment. » Je m'accorde avec lui, je deviens partisan d' Anaximène. 6. Gicéron. — (De deor. nat., I, 10.) Puis Anaximène prend l'air comme dieu, le fait naître, le déclare immense, indéterminé, toujours en mouvement, comme si l'air sans aucune forme pouvait être dieu, comme si un dieu ne devait pas avoir non seulement une forme, mais la plus belle de toutes, comme si enfin tout ce qui est né ne devait pas périr. — (Lucullus, 37.) Puis son succès- 166 POUR l'histoire de la SCIENCE HELLÈNE. seur, Anaximène, admit l'air indéfini, tandis que ce qui en naît est défini : la terre, l'eau, le feu, puis de là tout le reste. 7. Aétius, I, 3. — Anaximène, fils d'Eurystrate, de Mile!, affirma l'air comme principe des êtres; toute chose en provient, toute chose s'y résout. De même que notre âme, dit-il, qui est de l'air, nous maintient, de même le souffle, l'air embrasse le monde entier; souffle et air sont employés comme synonymes. [Il a tort de vouloir constituer les animaux avec l'air ou souffle, élément simple et uniforme; il est impossible qu'il n'y ait, comme matière des êtres, qu'un seul principe et il faut aussi supposer la cause efficiente; ainsi l'argent ne suffit pas pour faire un vase, il faut encore l'agent, c'est-à-dire l'orfèvre.] 8. Aétius, I. — 7. Anaximène dit que l'air est le dieu. Il faut sous-entendre, pour toutes ces assertions, les puissances inhérentes aux éléments ou aux corps. 9. Aétius, II. — 4 et 4. (Voir Doxographie cTAnaximandre, 9.) — 11. Anaximène et Parménide : Le ciel est le tourbillon le plus éloigné de la terre. — 13. Anaximène : Les astres sont d'une nature ignée; quelques-uns comprennent aussi des corps de nature terreuse qui sont entraînés par le même mouvement. — 14. Les astres sont fixés comme des clous à la voûte de crystal. — 16. Ils ne passent pas au-dessous de la terre, mais tournent autour d'elle. — 19. Les changements de temps sont produits, non par les levers et couchers des astres, mais par le soleil seul. 10. Aétius, II. — 20. Anaximène a affirmé que le soleil est de feu; — 22, qu'il est plat comme une feuille; — 23, que les astres effectuent leurs retours (en latitude) sous la poussée de l'air condensé et résistant; — 25, que la lune est de feu. 11. Aétius, III. — 3. Anaximène explique l'éclair comme Anaximandre et le compare en outre aux lueurs que les rames font jaillir, en fendant la mer. — 4. Anaximène : Les nuées se produisent par un épaississement notable de l'air; quand celui-ci est encore plus condensé, la pluie tombe; la neige est de Peau solidifiée en tombant; la grêle se forme quand il y a de Pair emprisonné dans l'eau. — 5. L'arc-en-ciel se produit par le reflet du soleil sur une nuée dense et épaisse, que ses rayons frappent, mais ue peuvent traverser. (Cf. Schol. in Arat. : Aussi la partie antérieure, sous la chaleur des rayons, apparaît rouge; dans la partie plus sombre, l'humidité prédomine. Il dit aussi que la lune donne des arcs-en-ciel la nuit, mais très rarement, parce qu'elle CHAPITRE VI. — ANAXIMÈNE (d). 467 n'est pas toujours pleine et que sa lumière est plus faible que celle du soleil.) 12. Aétius, III. — 40. La terre a la forme d'une table. — 45. La cause des tremblements de terre est dans la sécheresse due aux grandes chaleurs ou dans le détrempement produit par les fortes pluies. 13. Aétius, IV. — 3. Anaximène, Anaxagore, Archélaos, Diogène : L'àme est de nature aérienne. CHAPITRE VII HERACLITE D'ÉPHÈSE I. — Le Système cosmologique. 1. Dans les chapitres qui précèdent, j'ai déjà eu l'occasion d'indiquer qu'au point de vue scientifique, l'œuvre que laissa Heraclite fut loin de marquer un progrès. Si l'on en considère les tendances religieuses et morales, l'Éphésien est un précurseur dont l'influence ne saurait guère être trop rehaussée; mais comme physicien, ou bien il se rattache aux premiers Ioniens, ou bien il adopte des conceptions qui sont encore plus naïves que les leurs. Comme Anaximandre, comme Anaximène, il croit à l'unité de la substance sous la variété des apparences phénoménales ; comme eux, il croit que le monde est né et qu'il périra pour renaître; bien plus, il ose fixer la durée de la période qui préside à celte évolution fatale (1). Mais il rejette l'explication milésienne de la genèse et de la destruction comme conséquences mécaniques du tourbillon de la révolution diurne; les apparences qui font croire à cette révolution, ne correspondent pour lui qu'à des mouvements particuliers, nullement à une rotation générale du ciel. A cette cause mécanique, il substitue une loi de transformation physique, dont il ne cherche pas à rendre autrement compte qu'en la qualifiant de fatale; cette loi est celle qui préside à l'échange (*) Dix-huit mille ans (9); mais dix mille huit cents, d'après Censorinus. qui nous apprend d'ailleurs qu'Heraclite fixait à trente ans la yevei humaine, c'est- à-dire la durée normale de la période après laquelle l'homme se reproduit. Or, 10800 = 30 X ^60> c'est-à-dire que dans la grande aimée que dore le monde, les jours sont des générations humaines. Par une combinaison eemblable, le stoïcien Diogène de Babylone avait multiplié par 365 la grande année d'Heraclite. Il ne semble pas qu'il faille chercher ici des emprunts aux périodes chaldéennes. CHAPITRE VII. — HERACLITE D'ePHÈSE. 169 continuel de matière entre la terre et le ciel, échange déjà admis par les premiers Ioniens. La double voie, ascendante et descen- dante, suivant laquelle il s'opère, suffit aux explications que prétend donner Heraclite; de la terre et de la mer s'élèvent, d'après lui, des exhalaisons, les unes sèches, les autres humides ; les premières sont de nature ignée et servent à entretenir les feux célestes, qui donnent de l'eau comme résidu ; les secondes, par leur mélange avec les sèches, forment notre air atmosphérique, qui s'étend jusqu'aux environs de la lune et d'où l'eau retombe, soit comme pluie, soit déjà congelée. C'est de la variation des proportions entre ces deux sortes d'exhalaisons que résulte la vicissitude des jours et des nuits, des mois et des saisons. Les astres sont des bassins creux dont la concavité, tournée vers nous, rassemble les exhalaisons sèches qui y brûlent, s'allumant au levant, s'éteignant au couchant; ces bassins circulent dans l'hémisphère supérieur et leurs retourne- ments produisent les éclipses, aussi bien que les phases de la lune. Heraclite ne s'était pas expliqué davantage sur cette conception grossière, qui semble combinée avec des éléments empruntés à Thaïes et à Xénophane; il ne disait pas ce que devenaient ces bassins du coucher au lever des astres ; il ne précisait pas davan- tage la forme de la terre, et s'il reconnaissait, sous le nom d'Hadès, un monde souterrain, il ne semble point avoir cherché à s'en former une idée plus claire que la mythologie courante. Il préfère insister sur le flux perpétuel des choses, dont aucune n'échappe à la trans- formation incessante; sur la lutte permanente entre les formes diverses de la substance unique, lutte à laquelle préside l'intelli- gence divine et qui fait l'harmonie du monde. 2. Voilà ce que les doxographes nous apprennent, quant à l'état actuel du cosmos, sur les opinions physiques d'Heraclite, qui sont, au reste, particulièrement bien exposées par Diogène Laërce (IX, 8 à 11) dans un précis remontant assez directement à l'ouvrage historique de Théophraste. Il n'y a guère de difficultés que lorsqu'il s'agit de représenter, d'après l'Éphésien, l'évolution de la genèse et de la destruction, et, pour cela, de mettre en concordance, avec la description de Diogène Laërce, les textes assez obscurs de Clément d'Alexandrie (fr. 27 à 29) qui se rapportent à cette évolu- tion cosmique. Guidé sans doute par une idée religieuse, Heraclite a déterminé 170 POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE hellène. sous la forme du feu la substance primordiale, car il veut rehausser le caractère divin et intelligent de cette substance, ce que n'ont pas fait ses précurseurs; il lui donne donc les attributs de la matière qui lui apparaît comme la plus subtile et la moins corpo- relle. Le devenir perpétuel des choses dans la double voie vers le haut ou le bas sera donc une conséquence nécessaire des propriétés de cette substance primordiale, qui se transforme sans cesse pour produire l'aliment dont elle a besoin et qu'elle dévore en s'allumant et en s'éteignant suivant une règle (fr. 27). Mais la loi qui préside à ces transformations dans les phénomènes actuels, ne peut s'écarter de la loi générale de l'évolution cosmique, quoique la multiplicité et la complexité des effets puisse sembler souvent contrarier en partie cette évolution. Le point le plus saillant de la doctrine d'Heraclite pour la voie descendante, c'est que la première transformation du feu est, non pas l'air, mais l'eau (fr. 28). Le résultat de l'embrasement général lui apparaît donc comme une masse aqueuse (probablement à la suite d'une condensation de vapeurs). Cette idée, par laquelle l'Éphésien semble, jusqu'à un certain point, se rapprocher de Thaïes, peut paraître d'autant plus singulière qu'elle semble moins dériver de l'expérience journalière, avec laquelle cependant Heraclite devait la mettre en concordance suffisante. La dernière phrase du fragment 28 est encore plus obscure; la masse aqueuse (mer) se transforme pour moitié en terre, pour moitié en 7rpY}STYjp, mot dont la signification est assez douteuse (*). Quant au fragment 29, il semble indiquer que ces transformations se produisent sans changement de volume pour l'ensemble de la matière. Voici comment j'exposerais l'ordre d'idées suivi par Heraclite : d'après l'expérience vulgaire, l'eau est ce qu'il y a de plus contraire au feu, de moins propre à entretenir la combustion; celle-ci se produit au mieux avec des matériaux combustibles secs (yf,) et l'air sec comme agent comburant; l'Éphésien aura donc imaginé que le terme final de la transformation de la masse aqueuse primitive consisterait, d'une part, en un résidu solide parfaitement (*) Il ne semble guère que les anciens se soient accordés pour désigner ainsi un môme phénomène bien défini : quant à la donnée d'Aétius (10), d'aprèl laquelle Heraclite aurait fait produire les ptrslrves selon les embrase- ments et les extinctions des nu.t-es. mi ne peut non plus rien en tirer de précis. Il semble qu'il ne s'agisse là que d'éclairs de chaleur, supposés liés a <\<'< coups de vent. CHAPITRE VII. — HERACLITE u'ÉPHÈSE. 171 sec, de l'autre, en une masse aériforme également sèche; dès lors, l'eau ayant disparu, l'embrasement général peut se produire et redonner une nouvelle masse aqueuse. Dans le cours de l'évolution, il y a complication de phénomènes particuliers qui assurent au cosmos une stabilité relative; d'une part, la terre peut se retransformer en eau, de l'autre, l'eau et la terre produisent également les deux sortes d'exhalaisons, l'humide aussi bien que la sèche. Mais que ces retours particuliers, ces diffé- rents modes de passage rentrent dans la loi générale et doivent finalement aboutir comme résultat à l'embrasement total, c'est ce qu'Heraclite exprimera en disant : « La voie est toujours une et la même, soit vers le haut, soit vers le bas, soit droite, soit con- tournée » (fr. 91). Dans le texte de Clément d'Alexandrie T.prtavrtp semble donc désigner l'exhalaison sèche propre à donner la flamme; c'est la partie la plus subtile (et, par suite, la plus mobile) de l'air, celle qui est du feu en puissance, pour employer le langage d'Aristote. L'autre partie est au contraire de l'eau en puissance; cette distinc- tion de deux modes opposés dans l'élément primordial d'Anaximène appartient en propre à Heraclite, et c'est peut-être le trait le plus original de ses opinions physiques ; mais elle n'était pas suffisam- ment appuyée sur des faits et ne pouvait aboutir à une conception véritablement scientifique. II. — Heraclite théologue (*). 3. Mais l'Éphésien ne recherchait rien de semblable; au milieu des « physiologues » ioniens, il a, de fait, une position toute spéciale, ou plutôt il n'est rien moins que physiologue; c'est un « théologue » . Membre d'une famille sacerdotale, sans une renon- ciation en faveur de son frère, il eût eu les privilèges réservés aux aînés des descendants de Godrus, y compris la présidence des cérémonies de Dêmêter Éleusinienne (Strabon, XIV, p. 633). C'est dans le temple d'Artémis qu'il dépose son livre, pour que la lecture en soit réservée aux élus qu'admettront les prêtres (Diog. L., IX, 6). Il connaît les mystères et non seulement y fait des (*) Cet article et le suivant sont, en majeure partie, empruntés à Gustav Teichmûller: Neice Studien zur Geschichte der Begriffe, I, p. 1-269; II, p. 105-253. 472 POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE. allusions intelligibles pour les seuls initiés, mais encore, dans son langage sibyllin, « il ne révèle ni ne cache, mais il en indique » (fr. 41) le sens profond que les époptes eux-mêmes ne connais- sent pas. Il ne prétend point convaincre par la démonstration ; il réclame la foi qu'il déclare indispensable pour l'intelligence (fr. 7). Il n'a point eu de maître humain; il s'est cherché lui-même et il a trouvé (fr. 84). C'est le verbe universel Çkfyoç Çovéç, fr. 58) qui l'inspire divinement, mais sa parole n'est destinée qu'à une élite choisie; le vulgaire est incapable de la comprendre, après l'avoir entendue, tout comme avant de l'entendre (fr. 4); le vulgaire est comme sourd et ne sait ni parler ni écouter (fr. 4, 5). Plus Heraclite méprise les opinions des autres, plus il estime les siennes, qu'il sait conserver comme l'absolue vérité; mais, ce qui marque surtout son caractère de « théologue », n'essayez pas de lui parler de la science; ce n'est point elle qui forme l'intel- ligence (fr. 44); elle n'est qu'une vaine curiosité, le chemin de l'erreur inévitable. Vous cherchez la grandeur du soleil ; eh quoi ! n'a-t-il pas ce qu'il vous paraît avoir, un pied de large (9)? Qu'allez-vous vous inquiéter davantage? Bien entendu, la théologie d'Heraclite n'est point celle de la religion populaire. Homère, Hésiode (fr. 89, 95) sont mis par lui au même rang que Pythagore, Xénophane, Hécatée. A l'époque où il vivait, les vieilles traditions des âges héroïques étaient déjà trop lettre morte pour fournir à la philosophie naissante un appoint sérieux, des dogmes acceptables. L'élément qu'Heraclite y va introduire a été élaboré ailleurs. Depuis longtemps déjà s'étaient introduits sur le sol hellène des rites singuliers, des mythes étranges, dont la connaissance était interdite au profane. L'âge était venu où un penseur, méditant sur la vérité que cachaient ces symboles, pouvait essayer de l'en déga- ger. C'est ce que tenta Heraclite, c'est là que réside le caractère tout spécial de son œuvre; c'est ce qui explique le succès qu'elle obtint et l'influence considérable qu'elle exerça sur le développe- ment ultérieur de la philosophie hellène. Le dogme du flux perpétuel des choses attire d'ordinaire avant tout l'attention qui se porte sur l'Éphésien; mais il n'y faut pis voir sa véritable originalité; en fait, formule à part, ce dogme est contenu dans la thèse d'Ânaximène. Malle part au contraire, avant Heraclite, nous ne voyons rejeter au second plan les questions CHAPITRE VII. — HERACLITE D'ePHÈSE. 173 scientifiques, l'explication mécanique de l'univers pour mettre en lumière le côté divin des choses, le rôle de l'intelligence dans la nature. Il entr'ouvre le sanctuaire où Pythagore s'était enfermé; après le Samien, c'est lui qui, le premier, fait école et cette école est libre; c'est lui qui lègue aux philosophes et les problèmes dont on fera honneur à Anaxagore ou à Socrate, et cette allure mystique qui s'imposera plus ou moins à tous ceux qui tenteront d'agiter ces problèmes. Obscurcie un moment par l'éclat que jetteront Platon et Aristote, son œuvre reparaîtra bientôt pour former le fonds essentiel de la doctrine du Portique. Les stoïciens élaboreront son concept du logos et, à l'aurore des temps nouveaux, il se trouvera mûr pour être adopté par le christianisme (l). 4. Quand il descend sur le domaine propre de la physique, Heraclite conserve son langage obscur et ses formules mystérieuses, mais l'inspiration qu'il puisait dans sa connaissance des choses divines ne le soutient plus.; au fond, il se comporterait comme un simple rationaliste modéré, si la science de la nature le préoccupait réellement. Rejetant les traditions poétiques, les hypothèses des physiologues, les préjugés du vulgaire, il s'attache au « logos commun », à la raison qui éclaire tout homme venant en ce monde, quoique la plupart la méconnaissent. C'est cette raison qui lui fait reconnaître immédiatement la loi suprême du monde dans l'unité de la substance, qui lui enseigne directement que le but de la sagesse est de chercher comment cette loi gouverne l'univers. Il désignera bien ce but comme dépassant, dans sa plénitude, les forces de l'humanité, comme ne pouvant être que partiellement atteint par un acte de foi; mais il ne se propose nullement de construire sa physique a priori. Il admet les sens comme guides, à la condition d'interpréter leurs témoignages suivant la raison. A quel point sa tentative fut insuffisante, nous l'avons vu ; pour le moment attachons-nous seulement aux diverses acceptions qu'il donne à ce terme de « logos », de raison, qu'il a préparé à son rôle futur. Tantôt (fr. 1) le sens est abstrait et en même temps (i) Le rapprochement entre la doctrine d'Heraclite et le début de l'Évangile selon Saint-Jean était déjà fait par un disciple de Plotin, Amélius (Eusèbe, Prép. év., 540 b); l'analogie des formules est notablement singulière dans le fragment 1. Heraclite a aussi fourni à la Gnose un autre terme, celui d'Eon (fr. 44), sans compter le mot même qui la désigne. 174 POUR l'histoire de la science hellène. passif; c'est un intelligible; c'est la loi toujours vraie, l'ordre uni- versel des choses en tant qu'il est compris. Le « logos commun est, au contraire, pris en sens actif; c'est l'intelligence, en tant qu'elle saisit l'ordre universel. ,Cette double face des choses explique le double sens, et cela d'autant mieux que, dans la pensée monistique d'Heraclite, l'intelligible se distinguait moins de l'intelligent. Mais il faut aller plus loin et reconnaître que dans cette même pensée, encore soumise à l'hylozoïsme naïf, ce logos intelligible et intelligent n'est pas concevable comme une pure abstraction; il se présente au contraire avec des caractères parfaitement concrets, nettement matériels; comme il apparaît à l'esprit sous la forme de raison, il apparaît aux sens sous la forme visible du feu, prin- cipe unique et toujours vivant de la nature. C'est là la vérité par laquelle toute chose a été faite, et que les hommes n'ont point comprise. Heraclite conçoit d'ailleurs l'âme humaine sur le même type; c'est aussi pour lui un fluide entretenu par des exhalaisons et communiquant avec le logos extérieur au moyen de la respiration et des sens (où des pores sont supposés); ce fluide est d'autant plus intelligent que sa nature est plus voisine de celle du feu, d'autant moins rationnel qu'il contient plus d'éléments humides. Ainsi le caractère d'intelligence attribué au feu répandu dans l'univers permet d'expliquer nos facultés intellectuelles au moyen d'une communication matérielle, et l'existence de la raison com- mune, aussi bien que la diversité des opinions particulières, se trouvent également en concordance avec la doctrine de l'Ephésien. Mais, dans cette doctrine, deux points restent obscurs et incer- tains : le logos commun est-il conscient et personnel comme nos âmes? celles-ci gardent-elles, après la mort, la conscience et la personnalité? Il s'agit là des deux problèmes les plus graves qu'agite la philosophie. La science les écarte également tous deux comme appartenant sans conteste au domaine de l'inconnaissable, et, à ce point de vue, il est intéressant de constater que le premier penseur grec chez lequel ils apparaissent comme posés dans toute leur plénitude, n'est pas, à proprement parler, un homme de science, mais, comme nous l'avons dit, un « théologue ». Cependant on ne peut nier que sa conception du logos divin et des âmes humaines ne se présente comme soumise aux vérifications de l'expérience, CHAPITRE VII. — HERACLITE d'ÉPHÈSE. 175 en raison de son caractère concret, qui la rend tout à fait semblable à une hypothèse scientifique. Si erronée que puisse être cette conception, il n'en est donc pas moins important de connaître, s'il est possible, quelle réponse au juste faisait Heraclite aux deux questions que nous avons formulées. Mais avant d'aborder la discussion sur ce sujet, il importe de s'orienter d'une façon plus précise pour rechercher les origines des croyances religieuses de l'Ephésien. III. — L'Influence égyptienne. 5. J'ai parlé des mystères du culte auxquels Heraclite fait allusion. C'est évidemment là qu'il faut chercher la clef du problème nouveau qui se pose devant nous. On sait qu'il y avait en Grèce, pour ces mystères, plusieurs rites qui semblent avoir été essentiellement distincts les uns des autres; celui dont parle Heraclite (fr. 81) était public; il s'agit de la procession du phallus, qui faisait partie des cérémonies du culte de Bacchus, telles que les avait instituées, disait-on, Mélampe, fils d'Amythaon. Hérodote (II, 49), après avoir constaté l'identité extérieure de cette proces- sion chez les Égyptiens et chez les Grecs, se pose la question de l'origine de cette coutume et se contente de répondre : « On raconte à ce sujet une légende sacrée. » Il est impossible de douter que cette légende ne soit celle que donne tout au long Clément d'Alexandrie (Protrept., II, 34), avant de citer le fragment d'Heraclite qui s'y rapporte. Après avoir lu ce passage, on comprendra le silence d'Hérodote : « Dionysos, désirant traverser l'Hadès, ignorait la route. Pro- symnos promit de la lui enseigner, mais non sans une récompense ; une récompense qui n'était point honnête, mais pour Dionysos, elle le fut; c'était une faveur amoureuse que cette récompense qui lui était demandée. Le dieu voulut bien y consentir, promit de s'y prêter s'il achevait sa route, et confirma sa promesse par un serment. La route enseignée, il part, puis revient, mais ne trouve plus Prosymnos; il était mort. Alors Dionysos, pour satisfaire les mânes de son amant, s'élance sur le tombeau et remplit le rôle passif (TraGXYjTia) . C'est avec un rameau d'un figuier voisin, qu'il coupe et façonne en membre viril, que s'asseyant dessus, il s'acquitte de la promesse faite au mort; et c'est en mémoire de 176 POUR l'histoire de la science hellène. cette aventure qu'on dresse mystiquement, par les villes, des phallus en face de Dionysos. » « Car (fr. 81), si ce n'était pas de Dionysos qu'on mène la pompe, en chantant le cantique aux parties honteuses, ce serait l'acte le plus éhonté, dit Heraclite; mais c'est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l'on est en folie et en délire. » Avant de conclure à l'origine égyptienne de la cérémonie grecque, Hérodote (II, 49) ajoute : « Mélampe enseigne ce rite, sans l'avoir exactement saisi; les sages nés après lui l'ont éclairci plus complètement. » Il est difficile de ne pas soupçonner dans ces derniers mots une allusion à Heraclite, que nous voyons donner le mot de l'énigme et justifier l'obscénité du symbole. 6. Éd. Zeller (II, p. 184, note 5) se refuse cependant à tout rapprochement entre le fragment 81 et le mythe raconté par Clément d'Alexandrie; voici l'explication qu'il donne du fragment. L'identité d'Hadès et de Dionysos signifie l'identité de la mort et de la naissance et l'énoncé de cette identité constituerait un blâme jeté par Heraclite sur l'indécente célébration du culte de la nature vivante et féconde. Mais il existe un texte qui prouve clairement que l'Éphésien n'attaquait nullement les orgies dionysiaques : Iamblique, De myst., I, 11 : xai cià tguto eixcxwç aoià àxsa 'Hpay.Xsi-ûç xpccst^ev. (Aussi Heraclite appelle à bon droit les orgies des remèdes) (*). Quant au passage de Clément d'Alexandrie (Protrept., II, 18), que rapproche Zeller et où, après avoir rappelé le fr. 63 — « les hommes ne savent pas ce qui les attend après la mort » — l'exégète se demande pour qui parle Heraclite, il est bien clair que là, c'est le disciple du Christ qui menace du feu éternel les célébrateurs des orgies et s'élève contre la profanation du terme de mystère. Les autres objections que dirige Zeller contre l'explication de Teichmùller ne portent guère et prouvent seulement qu'il n'a pas bien compris cette explication que je vais développer tout à l'heure. La seule critique juste est relative au sens du terme rcao^YjT'.a, sur lequel Teichmiiller s'est trompé; j'ai corrigé ce sens avec son aveu. Teichmiiller a pu également insister un peu trop sur le jeu de mots entre atèoi'ottjt, àvatSéaiaTa et 'AtëYjç; mais ce jeu de mots, tout à fait dans la manière d'Heraclite, ne peut être méconnu. (') Ce texte n'a pas été recueilli joaqu'à prêtent dans lea fragments d'Heraclite. CHAPITRE VII. — HERACLITE d'ÉPHÈSE. 177 En tout cas, aux négations de Zeller devrait être jointe une explication du mythe obscène, ainsi que la preuve qu'Heraclite ne pouvait s'élever à cette explication. Mais, tout au contraire, le mythe en question se prête au mieux à une interprétation vrai- ment conforme aux opinions de l'Ephésien. Le feu solaire (Dionysos) est descendu dans les régions sou- terraines; alourdi par l'eau de la mer qu'il a traversée, il a perdu la mémoire et ne pourrait aller se rallumer pour briller de nouveau sur la voûte céleste, s'il ne rencontrait le feu qui subsiste dans le séjour de l'Hadès-Prosymnos ; ce feu, qui représente le résidu de» soleils précédents, ainsi que l'indique la mort du dieu symbolique, s'unit à lui et permet ainsi au nouveau soleil de reparaître à l'horizon du levant. Mais, avant tout, la formule d'Heraclite : « Hadès est le même que Dionysos », frappe par son caractère égyptien. « Osiris est le même que Hor » en serait la traduction littérale et donnerait en même temps la même clef du symbole de la marche du soleil. Que le mythe, si obscène qu'il soit, n'ait pas un autre sens au fond, on ne peut guère en douter. Quant à la cérémonie elle-même, Hérodote a sans doute raison de lui attribuer une origine égyp- tienne; elle a d'ailleurs très bien pu avoir, dans le principe, une tout autre signification, le mythe ayant été, après coup, forgé sur elle. En tout cas, transparente chez les Égyptiens, pour qui le caractère solaire des divinités est bien accusé, la légende était devenue absolument obscure chez les Grecs. La question qui se pose est donc celle-ci : s'il n'est guère suppo- sable qu'Heraclite ait deviné de lui-même le sens mystérieux caché sous le symbolisme obscène, a-t-il révélé un point d'une doctrine secrète qui se serait transmise en Grèce par les seuls initiés et qui aurait donné l'explication des rites orgiaques, ou bien a-t-il reconnu la vérité grâce au rapprochement de la religion égyptienne et de la religion hellène? Qu'il y ait eu en Grèce, au fond des mystères, une doctrine secrète sérieuse, je considère, pour ma part, le fait comme abso- lument invraisemblable, et ma grande raison, c'est qu'en tout cas cette doctrine est restée inconnue ; les mystères ne se gardent que quand ils ne valent pas la peine d'être révélés; ceux de la franc- maçonnerie en donnent une preuve suffisante. Peut-on, en revanche, admettre qu'Heraclite ait eu de la religion égyptienne une connaissance plus ou moins approfondie? Évidem- 12 178 pour l'histoire de là science hellène. ment oui; depuis plue d'un siècle, l'Egypte était en relations suivies avec l'Ionie; elle devait commencer à être connue. A une date toute récente, Hécatée avait longuement écrit sur l'antique pays en face duquel la Grèce devait reconnaître la jeunesse de ses traditions. L'Éphésien pouvait donc en avoir de seconde main une connaissance passablement étendue, et quel qu'ait été son éloignement pour la polymathie, il est très vraisemblable, étant donnés son caractère et sa situation, qu'il se sera particulièrement attaché à approfondir les croyances religieuses de l'Egypte. Mais, s'il en est ainsi, l'influence égyptienne doit se faire sentir plus ou moins dans toute l'œuvre d'Heraclite et non pas seulement à propos d'une occasion singulière comme celle que nous avons rencontrée. C'est ce qu'il convient d'examiner maintenant. A notre tour, nous connaissons mieux l'Egypte aujourd'hui depuis une époque relativement récente; c'est ce qui explique comment, avant Teichmùller, aucun historien de la philosophie n'a mis en lumière cette influence indirecte de l'Egypte sur Hera- clite. Mais plus on approfondira désormais la question, moins il semblera, je crois, que cette influence puisse être exagérée, si toutefois on la borne à la doctrine; en ce qui concerne les mœurs, au contraire, Heraclite semble en effet rester foncièrement grec. Son mot : « Les morts sont à rejeter encore plus que le fumier (*), » peut indiquer notamment la répulsion qu'il devait éprouver pour les procédés d'embaumement. 7. Pour reconnaître l'influence égyptienne sur la doctrine d'Heraclite, il nous faut reprendre sommairement ses principales opinions, en essayant de les ramener à leurs sources probables. Tout d'abord, en ce qui concerne l'unité fondamentale de la matière, Heraclite, ai-je dit, est d'accord avec les physiologues milésiens, comme il est en opposition avec le dualisme pythagorien. Or, la doctrine qu'il adopte est celle qui concorde avec la cosmo- gonie égyptienne; d'autre part, il abandonne la conception hellène d'Anaximandre sur le rôle de la révolution diurne et retourne à la cosmologie de Thaïes, c'est-à-dire à l'Egypte : la terre plate, entourée de l'Océan, d'où partent et où reviennent les barques, les bassins circulaires des astres. A la vérité, un élément, capital (*) Toutefois la suite du fragment 53 parait se rapporter au conseil de l'abstenir viande, régime qu'Heraclite adopta vers la lin de sa vie et qui amena k'hydropisie dont il mourut. CHAPITRE VII. — HERACLITE d'kPHKSE. 179 lors de la conception originaire de ces barques, est désormais laissé de côté; elles ne naviguent plus sur une voûte liquide, les eaux d'en haut, mais flottent dans l'air ou au-dessus, dans l'éther, la lune au plus près de la terre, puis le soleil, enfin les planètes et les étoiles. Mais si c'est là l'ordre chaldéen, déjà adopté, avant Heraclite, par Anaximène et les pythagoriens, il s'était aussi très probablement introduit dans l'astronomie égyptienne, où la tradi- tion grecque nous le montre dès Nécepsos (vu0 siècle av. J.-C). La distinction du monde en supérieur et inférieur (Zeus et Hadès, fr. 12, 25, 35) est bien égyptienne, comme je l'ai indiqué à propos du mythe de Dionysos. Les thèses sur l'identité des contraires, dont ce mythe offre un exemple, reposent au fond sur l'unité de la substance et ne vont guère plus loin comme portée. Elles ne découlent nullement d'un principe logique et ne s'étendent point sur le domaine moral, malgré la forme paradoxale qu'elles affectent souvent. Ce ne sont point des antinomies, comme celles que soulèveront les Éléates; le plus souvent, elles se bornent à des jeux de mots ou ne font que contribuer à cette obscurité sibylline où se plaît Heraclite. Ce sont des énigmes que le caractère grec suffit à expliquer et qui n'ont point, à vrai dire, de valeur philosophique; mais on ne peut s'empêcher de leur comparer au moins les nombreuses identifications analogues dont sont remplis les hymnes égyptiens (*). La théorie de la transformation de la matière sous ses divers états est trop vague pour que l'on puisse faire de pareils rappro- chements; j'ai indiqué au reste en quoi elle paraissait offrir quelque originalité, en quoi au contraire elle était empruntée aux premiers Milésiens. Mais la question change de face quand Heraclite déter- mine la cause du processus du monde sous la forme matérielle à laquelle il attribue la prééminence : le feu qui se manifeste dans le dieu solaire, et qui, répandu dans toute la nature, subtil au plus haut degré, presque incorporel, possède à la fois l'intelligence et le pouvoir moteur, actionne et dirige toutes choses; le feu qui se plaît à se cacher sous les apparences les plus diverses, comme à manifester sa divine présence; qui se transforme de toutes façons, mais reste toujours le même au fond; c'est comme quand on y jette des parfums (fr. 87), chacun peut le nommer à sa fantaisie. (4) Je prends au hasard un exemple dans un hymne au soleil Rà : « Enfant qui nais chaque jour, vieillard qui parcours l'éternité. » (Maspéro, Hist. anc. des peuples de l'Orient, p. 36.) 180 pour l'histoire de la SCIENCE HELLÈNE. Ce dieu universel qu'on adore sotts mille <4 mille formes, est certes bien plus voisin de Phtah, le roi suprême de Memphis, « qui accomplit toutes choses avec art et vérité » (Jamblique, De myst., VIII, 3), que du boiteux Héphaistos des Grecs. Les métaphores d'occultation, mort, sommeil, extinction et celles opposées d'appa- rition, vie, réveil, etc., que prodigue Heraclite pour caractériser les phénomènes contraires et qui correspondent chez lui aux concepls aristotéliques de puissance et d'acte, se retrouvent égale- ment à chaque page du Livre des Morts, à chaque ligne des hymnes de l'Egypte. 8. Le flux perpétuel des choses est la conséquence inéluctable du principe de l'unité de la matière; Heraclite n'a pas inventé ce dogme, il n'a fait que le développer en le défendant contre Xéno- phane. Il n'y a dès lors rien d'étonnant qu'on le retrouve, soit en Egypte, soit dans la bouche de l'Éphésien. Mais l'image de la guerre éternelle et nécessaire pour l'harmonie du monde, qui constitue chez Heraclite une formule beaucoup moins attendue (fr. 37, 38, 39), semble venir des bords du Nil, où Hor renouvelle sans cesse la lutte contre Set, toujours vaincu, jamais anéanti. Le célèbre fragment 44, dont Lucien fournit la forme la plus complète : « L'Éternel est un enfant jouant, manœuvrant des pions, en hostilité, » n'a reçu des anciens (Philon, Plutarqué) qu'une explication insoutenable, attribuant au Logos, au seul être sage suivant Heraclite, le caprice de faire et défaire au hasard. Zeller se satisfait à tort de cette explication qui, des trois mots ~aTç, xafÇwv, ttsttsûwv, néglige complètement le dernier. Teichmuller a résolu l'énigme d'une façon beaucoup plus plausible. L'enfant est Harpechrond, le soleil à son lever; ^a(Ço)v vient par un jeu de mots qu'appelle wotîç; ttstteuiùv détermine l'occupation. Le jeu que joue cet enfant est un jeu de combinaisons intelligentes et nulle- ment de hasard, analogue à notre jeu de dames et d'ailleurs emprunté par les Grecs aux Égyptiens. Ce jeu est là le symbole de la guerre que mène sans fin le feu toujours vivant contre la matière ténébreuse sortie de son sein. Ame du monde, le feu anime chaque homme en particulier et Heraclite donne même à la psyché le synonyme d'aj-pq, comme si elle était susceptible de devenir lumineuse. On dirait qu'il traduit l'égyptien UIh>h (intelligence) dont le sens primitif est « brillant ». D'ailleurs, suivant les croyances égyptiennes, l'intelligence, avant CHAPITRE VII. — HERACLITE D'ÉPHÈSE. 181 de pénétrer dans la prison des sens, « est revêtue d'une lumière subtile; elle est en liberté de parcourir les mondes, d'agir sur les éléments, de les ordonner et de les féconder selon ce qui lui semble expédient ». Ce passage de Maspéro (Hist. anc. etc., p. 39) n'est- il pas le véritable commentaire du mot d'Heraclite (fr. 62): « Mort des dieux, vie des hommes; mort des hommes, vie des dieux »? Certes, la croyance aux daimones, aux génies qui ont animé les héros pendant leur vie, est bien une antique croyance aryenne. M. Fustel de Coulange l'a assez mise en relief dans son beau livre de la Cité antique; en tout' cas, elle est très précise chez Hésiode. Mais il est également remarquable que cette croyance semble absolument oubliée dans les poèmes homériques, et, d'autre part, qu'on la retrouve accusée seulement chez les sages que la tradition met en rapport avec l'Egypte, Thaïes et Pythagore, en même temps que chez Heraclite, incontestablement plus égyptien que l'un et l'autre. Ce fait ne concorde-t-il pas avec cette vérité hors de doute que les Égyptiens étaient les plus religieux (supers- titieux) de tous les hommes, et que la croyance aux démons était chez eux poussée plus loin qu'elle ne l'a jamais été en Grèce? Si c'est par la respiration qu'Heraclite nous met en communi- cation avec l'âme universelle, ne retrouve-t-on pas là « les souffles de vie que Râ distribue aux hommes » ? Le fragment 25 : « Les âmes flairent dans l'Hadès, » ne semble-t-il pas traduit du Livre des Morts ? Arrêtons ici ces rapprochements, suffisants pour montrer que si un philosophe a subi l'influence égyptienne, c'est incontestable- ment Heraclite; ils permettent en même temps de constater les limites de cette influence qui n'a pu altérer le caractère profondé- ment grec du penseur. Esprit essentiellement religieux, mais d'une religion plus haute que celle du vulgaire, il a cherché la vérité cachée sous les symboles et sous les fables ; mais il ne l'a pas seulement cherchée en Grèce; depuis longtemps, les Ioniens rapportaient des bords du Nil, comme un des fruits de leur commerce, des mythes moins défigurés que les leurs et qui s'offraient à eux comme infiniment plus anciens. Ces mythes ne pouvaient manquer d'attirer l'attention de l'Éphésien et ce fut là qu'il trouva la clef de l'énigme qu'il cherchait. Elle n'était point telle qu'il pût se sentir inspiré de l'ardeur et de la foi qui en eût fait l'apôtre d'une religion plus pure, le réformateur d'un culte entaché de singulières bizarreries. Mais il voulut au moins tenter 182 pour l'histoire de la science hellène. la contrepartie des essais des physiologues milésiens et il intro- duisit la théologie dans l'étude de la nature, qu'ils n'avaient traitée que comme objet de science. Grave événement, qui déplaça pour toujours peut-être l'axe de la philosophie! Qu'importe qu'il conçoive l'intelligence comme l'attribut de la matière? Il la concentre dans la partie de cette matière qu'il considère comme la plus pure et la moins semblable à notre corps. 11 l'oppose à celui-ci et lui décerne la prééminence. La route est frayée pour Anaxagore. Au point de vue moral, qu'il est le premier à envisager et non pas Socrate, ses conclusions sont celles du spiritualisme le plus décidé. La vie est une lutte entre l'àme et le corps; il faut atténuer l'un, purifier l'autre. Qu'importe qu'il mêle à cette croyance de grossières opinions, comme celle qu'il faut que l'àme soit le plus sèche possible (fr. 59, 70 et suiv.), pour se rapprocher davantage du feu intelligent? IV. — La Destinée des âmes. 9. Après avoir essayé de restituer à Heraclite son véritable caractère, après avoir indiqué avec quels éléments se sont formées ses opinions, il nous reste à reprendre les deux questions que nous avons différées sur les croyances d'Heraclite relativement à la conscience ou à l'inconscience du Logos, d'une part, et, de l'autre, à la destinée des âmes après la mort. La liaison entre ces deux questions est évidente : l'àme, pour Heraclite, est une parcelle du Logos, momentanément détachée de lui et emprisonnée dans le tombeau du corps; si, redevenue libre, elle s'abîme dans sa source première, il n'y a aucune difficulté à attribuer à celle-ci la conscience et la personnalité; il en est tout autrement si l'âme, sortie du corps, subsiste isolée avec son individualité propre. Dans la thèse panthéiste d'Heraclite, surtout l'unité de substance admise, le dilemme est inéluctable. Mais on aurait tort de le poser dans toute sa rigueur logique pour le penseur qui le premier abordait ces questions sur le sol hellène. Ces notions n'avaient nullement été discutées avant lui cl n'étaient en rien éclaircies; d'autre part, nous n'avons pas de motif pour attribuer à un auteur célèbre par son obscurité la précision des concepts et la puissance de raisonnement dont la clarté es! inséparable. CHAPITRE VII. — HERACLITE D'ePHÈSE. 183 Distinguons donc les deux questions et abordons d'abord la seconde. Éd. Zeller, après .avoir constaté que les principes d'Heraclite devraient lui faire lier la vie de l'âme à celle du corps, admet néanmoins que l'Éphésien a cru : à la préexistence des âmes qui entrent dans les corps parce qu'elles ont besoin de changement et qu'elles se lassent de demeurer dans le même état; à leur survivance comme démons lorsqu'elles se sont rendues dignes de cette élévation; enfin, pour le commun des âmes, il aurait partagé l'opinion vulgaire. Teichmùller, au contraire, se refuse à reconnaître la doctrine de l'immortalité de l'âme chez Heraclite. Il y a longtemps au reste que la question est controversée, car, tandis que S. Hippolyte voit la résurrection clairement enseignée par un texte de l'Ephésien, Théodoret lui fait absorber les âmes après la mort par le Logos universel. Avant de discuter les textes, sur lesquels Teichmiïller ne s'est pas étendu et qui, il faut le dire, sont à première vue favorables à l'opinion de Zeller, il ne sera pas hors de propos de mentionner d'après Maspéro (Hist. ahc. etc., p. 39-42) quelles étaient en fait sur ce point les croyances égyptiennes. Gomme nous l'avons indiqué déjà, le khou lumineux préexiste; c'est une véritable divinité. Avant d'entrer dans le corps, il aban- donne son enveloppe éclatante et se glisse dans une autre substance moins excellente, bien que divine encore. Cette seconde enveloppe est proprement l'âme (ba). Après la mort, l'intelligence se sépare de l'âme et redevient démon. L'âme est jugée devant Osiris; cou- pable, elle est condamnée aux châtiments que lui inflige le khou qu'elle n'a pas écouté pendant sa vie, et mène pendant des siècles une existence maudite, qui se termine enfin au néant. L'âme juste, au contraire, a à subir de nouvelles et longues épreuves dont elle triomphera pour s'élever de plus en plus dans les rangs des divinités; à la fin, elle devient toute intelligence, voit Dieu face à face et s'abîme en lui. Dans cette conception, l'existence terrestre n'est qu'un stage dans une série d'existences successives, mais essentiellement différentes, série dont, à vrai dire, le commencement et la fin sont inconnus. Il n'est guère à supposer d'ailleurs que la véritable croyance égyptienne, telle qu'elle nous a été récemment révélée, ait été connue d'Heraclite, car les Grecs se sont généralement mépris sur le sens des formes symboliques que revêt le khou 184 pour l'histoire de la science hellène. après la mort et ont attribué aux Égyptiens le dogme de la mé- tempsycose. Quant à la distinction dans l'homme d'une psyché et d'un daimone, elle n'a jamais été chez les Grecs aussi tranchée qu'elle parait l'avoir été sur les bords du Nil, et elle peut, toutes les fois qu'elle apparaît chez eux, se rattacher au fonds des croyances de leur race. En tout cas, on en trouve des traces chez Heraclite (fr. 68, 78). Mais la doctrine égyptienne est intéressante au moins en ce qu'elle offre un compromis entre la croyance instinctive à l'im- mortalité de l'âme et le dogme panthéiste de l'anéantissement de l'individu ou de son absorption au sein de la divinité. Nous avons évidemment à rechercher si un tel compromis n'est pas supposable chez Heraclite. 10. Il faut partir de ce point incontestable que l'Éphésien croit absolument, comme les Égyptiens, l'univers rempli de dieux et de daimones, qu'il les aperçoit jusque dans la flamme de son foyer. (Aristot. de part, anim., I, 5.) A moins de faire d'Heraclite un pur monothéiste, ce qui est insoutenable, il faut bien admettre que ces daimones sont des personnes et non pas seulement des parcelles indistinctes de l'élé- ment diviu. Mais il ne leur attribue sans doute pas une éternité peu conciliable avec le flux perpétuel des choses. Pour lui, l'em- brasement périodique universel doit probablement mettre fin à toutes les existences particulières, et, pour une classe au moins de divinités, il s'exprime formellement comme suit (fr. 62) : « Les immortels sont mortels et les mortels, immortels (*); la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. » J'ai admis plus haut que ce fragment établissait, chez Heraclite, la croyance à la doctrine égyptienne de l'incarnation du daimone; il est difficile, en fait, d'en donner une interprétation plus pb li- sible, et l'on est, dès lors, tenté de pousser plus loin l'assimilation des dogmes. Mais il est essentiel de remarquer que chez Heraclite on n'aperçoit aucune trace d'opposition entre le daimone, prôexi s- tant et survivant, et l'àme. L'un devient l'autre, personnellement et matériellement, en tant du moins que le maintien d'une identité quelconque est compatible avec la doctrine du tlux perpétuel des («) La traduction Zeller-Boutroux (II, p. 169): « Les hommes sont des dieux mortels, les dieux sont des hommes immortels », est certainement insoute- nable. CHAPITRE VII. — HERACLITE ij'ÉPHÈSE. 185 choses. La différence entre le daimone avant l'incarnation et l'âme humaine consiste essentiellement dans les impuretés de toute sorte qu'entraîne nécessairement pour cette dernière sa liaison avec le corps, impuretés que le sage doit tendre à réduire autant qu'il est possible, aussi bien par un régime ascétique que par le développe- ment de son intelligence et de ses sentiments moraux. Quant à la cause de l'incarnation des daimones, Heraclite avait obscurément parlé « d'une lassitude de leurs occupations » ; je ne puis admettre ici avec Zeller (II, p. 470-171) qu'il ait transporté aux âmes individuelles ce qui, logiquement, ne pouvait être dit que de l'âme universelle ou du feu divin, source des âmes. Le processus de la pensée d'Heraclite me paraît plutôt inverse; il observe dans l'homme ce besoin de changement qui nous parait inné, et il le transporte par induction aux âmes que ses croyances religieuses lui font imaginer libres des liens corporels; enfin, s'élevant plus haut, il l'attribue au feu divin, où ce besoin supposé lui donne la raison du flux universel. En tout cas, la conclusion logique, d'accord avec le texte même du fragment 62, est que, si l'âme a préexisté comme daimone, elle doit survivre au corps sous la même forme. Mais ici de graves difficultés se présentent : si cette survivance est nécessaire, si la mort doit rendre aux âmes, avec la liberté, leur pureté primitive, à quoi bon les prescriptions morales et autres, les règles de conduite et de régime sur lesquelles Heraclite insiste tant? Quel peut en être le véritable intérêt ? La difficulté serait la même dans l'hypothèse qu'adopte Teich- mùller et qui refuse au daimone toute personnalité. L'illustre professeur de Dorpat fait ainsi remonter en réalité jusqu'à Heraclite la doctrine qu'il attribue à Platon. Mais, je le répète, si l'on peut être conduit à reconnaître dans cette interprétation la conséquence logique des prémisses de l'Éphésien comme de l'Athénien, on a le droit de se refuser à traiter l'un comme l'autre, à attribuer à tous les deux la même puissance de dialectique et la même façon d'envisager le problème moral. Le sens des textes d'Heraclite relatifs à la destinée après la mort est de fait assez incertain pour qu'on ait pu considérer comme ironiques ceux qui semblent les plus clairs. « De là ils s'élèvent et deviennent gardiens des vivants et des morts » (fr. 54). « Les dieux et les hommes honorent ceux qui succombent à la guerre » (fr. 64). « Les plus grands morts obtiennent les meilleurs sorts » (fr. 65). 186 POUR l'histoire de là science bellene. Voilà à peu près tout, avec les fragments 25 et 63 que nous avons déjà rencontrés. En somme, si l'on veut échapper autant que possible aux diffi- cultés signalées et suivre les indications des textes, on est conduit à adopter l'opinion de Zeller d'après laquelle les âmes qui après la mort retournent à la vie plus pure des daimones, sont seulement celles-là qui l'ont mérité. Mais je ne pUis admettre entièrement l'autre moitié de cette opinion, qui fait partager à Heraclite les croyances populaires sur l'Hadès. De même que le soleil, toutes les âmes doivent sans doute des- cendre dans l'Hadès; la route « de haut en bas » doit être achevée. Toutefois, au terme de cette route, le sort des âmes est différent ; les unes se dissipent ou se résolvent en eau (fr. 59); les plus pures seules peuvent maintenir leur individualité pour veiller comme daimones « sur les vivants et sur les morts ». Si l'on rapproche le fr. 9 : « le châtiment atteindra les artisans de mensonge et les faux témoins », Heraclite a peut-être été jusqu'à admettre des peines dans l'autre vie; mais il ne pouvait évidemment les concevoir que comme passagères. Ainsi Heraclite croit en fait à la préexistence et à la survivance des âmes, mais il ne peut admettre ni leur éternité, ni leur immor- talité, qui l'auraient obligé à adopter la solution illusoire de Pythagore, la métempsycose. La substance de l'âme ne peut échapper au circulus universel ; elle naît du feu divin en se déta- chant du Logos commun; elle se résout en eau et retombe ainsi au rang de la matière inerte. Ce n'est qu'une exception si elle prolonge plus ou moins longtemps après la mort sa vie individuelle. Dans ces conclusions, un point reste toujours obscur; c'est celui de la communion des âmes avec le Logos divin, de l'existence individuelle au sein de la substance unique. Mais on ne peut pré- tendre à tout expliquer dans Heraclite; en tout cas nous sommes ramenés à la question réservée jusqu'à présent : Le Logos est-il conscient et personnel ? V. — La Conscience du Logos. 11. Il est inutile de remarquer que le concept de la pcrsonna- nalité n'était nullement élucidé à l'époque d'Heraclite; on sait qu'en Hm'sj» générale la philosophie antique a négligé ce concept; CHAPITRE VII. — HERACLITE d'ÉPIIÈSE. 187 mais, si elle a pu s'en passer, c'est une raison de plus pour reconnaître qu'elle admettait naturellement la notion vulgaire qui correspond à ce concept et d'après laquelle la conscience entraîne la personnalité. Zeller qui, contre l'opinion de Teichmûller, refuse la conscience à la sagesse qui gouverne le monde d'Heraclite, est cependant obligé de faire une concession capitale. D'après lui, l'Éphésien reconnaît une raison qui dirige et pénètre tout, et il lui prête des attributs que nous ne prêterions qu'à un être personnel. Il me semble que par là la question est jugée. Dire qu'Heraclite ne distingue pas entre la raison subjective et la raison objective et qu'en tout cas il ne songe pas à les person- nifier, c'est déplacer la question. Plus le concept d'Heraclite est confus et vague, plus il doit, comme attribut, renfermer la conscience, et cela suffit. Se demander si Heraclite s'est déjà posé la question et répondre que rien n'est moins vraisemblable, serait probant s'il s'agissait de l'inconscience ; mais, pour la conscience, le cas est tout différent. Si la question n'était pas posée, c'est que la réponse affirmative allait de soi à une époque où les personnifications mythiques formaient le fonds de l'héritage intellectuel. L'Éon d'Heraclite est conscient, sinon comme le Zeus d'Homère, au moins comme le Dieu de Xénophane, et sans doute aussi comme le Ciel d'Anaxi- mandre. Ce sont les atomistes qui, les premiers, ont banni la conscience du monde. Si Heraclite s'était représenté comme un moi la raison qui gouverne le monde, continue Zeller, il n'aurait jamais pu considérer en même temps cette raison comme la substance dont les transfor- mations produisent toutes choses. Pourquoi non? A la vérité, il ne la distingue pas de la matière, mais il la concentre dans une- forme particulière de celle-ci. C'était le dernier pas à faire avant Anaxagore; il n'en est que plus clair qu'avant ce dernier la conscience humaine était attribuée à une substance matérielle, et que rien n'était plus simple, dès lors, que d'attribuer une conscience divine a tout ou partie de la matière universelle. Il suffit, pour le reconnaître, de pouvoir, un moment, oublier Descartes. Zeller ne me paraît donc pas avoir vu juste sur ce point; il sou- lève des difficultés qui ne sont pas réelles, et en introduisant le#s distinctions modernes du subjectif et de l'objectif, après avoir bien remarqué qu'elles n'existaient nullement alors, les emploie au fond 188 POUR l'histoire de la science hellène. pour conclure. C'est surtout qu'il méconnaît ce fait indéniable que, si les concepts de conscience et de personnalité n'étaient nullement éclairois, les notions vulgaires correspondantes n'en étaient que plus vivaces, plus prêtes à servir d'attributs affirmés par l'imagi- nation, sinon par le raisonnement. La difficulté véritable est tout autre, et, pour la bien saisir, il faut se rappeler quelle a été réellement l'origine de l'élaboration du concept de personnalité. C'est la théologie qui, sur ce point, a mené la discussion, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, à l'occasion du dogme de la Trinité, plus tard sur celui de la Grâce. Comment une distinction de personnes et de consciences peut- elle se concilier avec l'unité de la substance? Comment le for intérieur de chacun de nous peut-il être accessible à une intelligence à laquelle on veut accorder la suprématie et l'universalité? Pour peu qu'on y réfléchisse, il est évident, que ces problèmes sont soulevés presque identiquement par les croyances d'Heraclite. Si le feu divin possède une intelligence, une conscience propres, s'il est effectivement la véritable substance dont l'àme humaine est formée, comment concilier cette conscience universelle et les consciences particulières? Dire qu'Heraclite s'est nettement posé ce problème, serait évidem- ment trop s'avancer. Le seul fragment 58 où il semble quelque peu l'indiquer: « Il faut donc suivre ce qui est commun; le logos est commun, mais la plupart des hommes vivent comme s'ils avaient une sagesse propre, » paraît avoir principalement une signification éthique, et ainsi, il ne peut guère être entendu dans le pur sens stoïcien. Mais la secte du Portique n'a pas elle-même suffisamn iei il agité la question, les solutions qu'en ont données les théologiens du christianisme le prouvent assez et nous indiquent en même temps celle qu'eût sans doute adoptée Heraclite, s'il avait envisagé le problème de face. Comme eux, il eût nié les difficultés, ne pouvant autrement les résoudre. En tout cas, l'Ephésien n'avait certes pas renfermé dan livre ténébreux d'énigme plus indéchiffrable que celle-là. La ques- tion de l'unité ou de la pluralité était désormais soulevée plus ou moins explicitement, non plus pour la matière ou la substance en général, mais pour les faits de conscience en particulier. A l'opposé de ce qui avait lieu pour la matière, L'opinion vulgaire se pronom ait évidemment alors, comme encore aujourd'hui, pour la pluralité. La conscience en effet apparaît à chacun comme une « monade CHAPITRE VIL — HERACLITE d'ÉPHÈSE. 189 fermée » dont il peut à volonté révéler ou cacher les mystères. Les dieux hellènes étaient conçus sur ce type et la multiplication indé- finie en allait dès lors de soi. Or, voilà un penseur qui, plus ou moins obscurément, éveille l'idée de l'alternative opposée, qui, tout en laissant leur liberté aux consciences particulières, les soumet à la connaissance et à l'action d'une conscience universelle, d'une sagesse suprême, d'un Logos qui anime tout homme vivant. C'est là le levain dont la fermen- tation dissoudra les croyances de l'antique polythéisme, tout en préparant celles des temps nouveaux. La question touche avant tout la religion; aussi a-t-elle été débattue dogmatiquement la plupart du temps, ce qui n'était guère une condition favorable pour le pro- grès. Elle n'a donc pas sensiblement avancé; d'ailleurs elle parait, par sa nature même, appartenir aux régions les plus ardues de la métaphysique, au plus lointain domaine de l'inconnaissable. Et cependant les récents progrès de la science viennent à leur tour de soulever un problème tout à fait analogue au fond, malgré sa limitation toute spéciale, et dont la solution, si elle était possible, fournirait au moins un point d'appui pour des spécula- tions plus aventureuses. Mais cette solution est-elle vraiment autre chose qu'une chimère à poursuivre? En tout cas, le problème est, au moins comme cadre, entière- ment scientifique. En étudiant des êtres animés très inférieurs par rapport à nous, mais dont la simplicité relative est précisément de nature à permettre quelques aperçus nouveaux sur les mystères de notre organisation complexe, on a reconnu des individus accolés, soudés les uns aux autres, ayant une conscience propre, en tant que ce terme est applicable à cette échelle de l'animalité, et qui, en même temps, constituent un ensemble général, un être total, qui parait doué d'une conscience commune. Si ces constatations ne sont point trompeuses, la science pourra au moins, dans un avenir plus ou moins éloigné, préciser les conditions physiologiques pour la coexistence de ces consciences individuelles en communication les unes avec les autres. La psychologie peut profiter à son tour de ces travaux, et le concept de la conscience peut, à la suite, être élaboré plus complètement qu'il ne l'est aujourd'hui, arriver à une certaine précision scienti- fique. Mais le problème métaphysique restera sans doute toujours aussi obscur, aussi susceptible de controverses qu'il l'était au temps d'Heraclite. 190 POUR L'HISTOIRE 1)1. LA SCIENCE HELLENE DOXOGRAPHIE D'HERACLITE 1. Théophr., fr. 4 (Simplic. in physic, 6 a). — Hippase de Métaponte et Heraclite d'Éphèse ont également admis un principe unique, mobile et limité, mais ils ont pris comme tel le feu, dont ils font sortir et où ils font revenir les êtres par condensation et raréfaction; le feu serait donc l'unique substratum ; car tout, dit Heraclite, est « échange de feu ». Il admet aussi un certain ordre et un temps déterminé pour la transformation du monde suivant une certaine nécessité fatale. 2. Philosophume'na (l), 4. — (1) Heraclite, le physicien, philo- sophe d'Éphèse, déplorait toutes choses, accusant l'ignorance de toute vie et de tout homme et s'apitoyant sur le sort des mortels; il disait que lui savait tout, mais les autres hommes, rien. — (2) Son langage est sensiblement en concordance avec celui d'Em- pédocle; il reconnaît comme principe de toutes choses la Discorde et l'Amour, comme dieu le feu intelligent, fait lutter toutes choses entre elles et ne leur accorde aucune stabilité. — (3) Empédocle a dit que tout l'espace qui nous environne est plein de maux, qui s'étendent de la terre jusqu'à la lune, mais ne vont pas plus loin, parce que tout l'espace au-dessus de la lune est plus pur ; ce fut aussi l'opinion d'Heraclite. 3. Épiphane, III, 20. — Heraclite, fils de Bléson, d'Éphèse, dit que toutes choses viennent du feu et se résolvent en feu. 4. Hermias, 43. — Peut-être en croirais-je ce beau Démocrite et voudrais-je bien rire avec lui, si je n'écoutais pas Heraclite qui pleure tout en disant : « Le principe de l'univers est le feu, il a deux accidents, la rare/action et la condensation, l'un actif, l'autre passif, l'un qui réunit, l'autre qui sépare. » J'en ai assez de tels principes, j'en suis soûl. 5. Aétius, I, 3. — Heraclite et Hippase de Métaponte : Le principe de toutes choses est le feu, car tout vient du feu et tout finit en feu. Son extinction donne naissance à l'ensemble du monde; car tout d'abord la partie la plus grossière se resserrant sur elle-même forme la terre, puis celle-ci relâchée par le feu et se fondant donne l'eau, qui s'évaporant devient air. Inversement le (l) Ce passage des Philosophumena est emprunté à une autorité beaucoup inoins valable que leur source ordinaire. CHAPITRE VII. — HERACLITE D'ePHÈSE ^T)). 191 monde et tous les corps périssent par le feu dans un embrase- ment. 6. ïhéodoret, IV, 12 (d'après Aétius). — Hippase de Métaponte et Heraclite, fils de Bloson, d'Éphèse : L'univers est un, toujours en mouvement, limité ; le feu en est le principe. 7. Aétius, I. — 7. Heraclite : Dieu, c'est le feu périodique éternel; la Fatalité, c'est le logos artisan des êtres par la course contraire. — 9. (Cf. Doxogr. de Thaïes, 11.) — 13. Heraclite, d'après quelques-uns, introduirait, avant son principe unique, certaines particules minima et indivisibles. — 23. Il rejette de l'univers le repos et l'immobilité, car cela appartient aux morts; le mouve- ment est éternel pour les choses éternelles, passager pour les choses passagères. — 27. Tout arrive selon la fatalité; elle est identique à la nécessité. — 28. L'essence de la fatalité est le logos qui pénètre la substance de l'univers; elle est le corps éthéré, germe de la genèse du monde et mesure de la période déterminée. 8. Aétius, IL — 1. Le monde est un. — 4. [Le monde ne naît pas suivant le temps, mais suivant la pensée.] — 11. Parménide, Heraclite, Straton, Zenon : Le ciel est de feu. — 13. Parménide et Heraclite : Les astres sont des feutrages de feu. — 17. Heraclite et les stoïciens : Les astres se nourrissent des exhalaisons venant de la terre. 9. Aétius, IL — 20. Heraclite et Hécatée : Le soleil est un feu intelligent, qui s'allume de la mer (au levant et s'éteint au couchant). — 21. Heraclite : Il a la largeur d'un pied d'homme. — 22. Il est en forme de bassin un peu bombé. — 24. L'éclipsé provient du retournement du bassin dont le creux se trouve alors vers le haut et le convexe vers le bas, du côté de nos yeux. — 27. La lune a la forme d'un bassin. — 28. Il en est de la lune comme du soleil ; ces astres ont la forme de bassins et reçoivent les lueurs des exhalaisons humides; ils nous semblent, le soleil plus brillant parce qu'il se meut dans un air plus pur, la lune plus pâle parce qu'elle se trouve dans un air plus trouble. — 29. Alcméon, Heraclite, Antiphon : La défaillance de la lune a lieu suivant les retournements du bassin ou les variations d'incli- naison. — 32. Heraclite fait la grande année de 18000 ans. 10. Aétius, III. — 3. Le tonnerre provient du tournoiement des vents et des nuages et du choc des premiers sur les seconds ; l'éclair, de l'inflammation des exhalaisons; les prestères, de l'em- brasement et de l'extinction des nuages. LOS pour l'histoire de la science hellène. 11. Aétius, IV. — 3. L'âme du monde est exhalée de l'humide qu'il renferme; celle des êtres vivants est de même nature (de !'< u), provenant du dehors et du dedans. — 7. (Théodoret, V, 23. Les âmes qui quittent le corps rejoignent l'àme de l'univers connue étant de même genre et de même substance. 12. Aétius, V, 23. — Heraclite et les stoïciens : L'homme com- mence à être complet vers la deuxième semaine (d'années), quand se produit la liqueur séminale; de même les arbres commencent à être complets, quand ils commencent à produire des fruits. 13. Sext. Empir., VIL — (349) Les uns disent que l'intellect est extérieur au corps; ainsi pensait Heraclite, suivant /Enésidème. — (129) Ce logos divin, au dire d'Heraclite, nous l'absorbons en respirant et c'est ainsi que nous devenons intelligents, que le sommeil nous plonge dans l'oubli, que le réveil nous rend la raison. Car, dans le sommeil, les pores des sens se ferment et notre esprit se trouve ainsi isolé de la communication avec l'extérieur; il ne reste que celle qui correspond à la respiration et qu'on peut com- parer à une racine; cet isolement fait perdre la faculté de la mémoire. Mais au réveil, notre esprit se porte aux pores des sens comme à des fenêtres où, rencontrant le milieu environnant, il reprend le pouvoir de raisonner. De même que les charbons rapprochés du feu subissent la transformation qui les rend incan- descents, tandis qu'éloignés ils s'éteignent, de même la portion du milieu environnant qui est devenue l'hôte de notre corps, perd la raison par l'isolement et redevient semblable à l'univers par la communication au moyen de pores assez nombreux. — 131. Ce qui parait à tous en commun est assuré; ce qui ne semble qu'à quelqu'un en particulier ne l'est pas. 14. Olympiodore (Inmeteo}\,35a). — D'autres, parmi lesquels Heraclite, ont dit que la mer est une sueur de la terre et que, de même que la sueur des animaux, excrétion de leur corps, est salée, de même la sueur de la terre, excrétion de celle-ci, est salée; c'est pourquoi la mer est salée. 15. AmusDiDYMUSfEusco.P. E.,XV,20). — Sur l'àme, Cléanthe compare les dogmes de Zenon avec ceux des autres physiciens et dit que, pour Zenon comme pour Heraclite, l'àme est une exhalaison douée de sentiment. Car voulant montrer que les âmes deviennent intelligentes par l'exhalaison, Heraclite les compare à des fleuves, disant: (v. fr. 22) et «les âmes s'exhalent des choses humides». Ainsi Zenon, comme Heraclite, considère l'àme comme une exhalaison. CHAPITRE VII. — HERACLITE D'ÉPIIÈSE (f). 193 16. Macrobe (Songe de Scipion, I, 14). — Heraclite le physi- cien (dit que l'âme est) une étincelle de l'essence stellaire. FRAGMENTS D'HERACLITE 1. Ce verbe, qui est vrai, est toujours incompris des hommes, soit avant qu'ils ne l'entendent, soit alors qu'ils l'entendent pour la première fois. Quoique toutes choses se fassent suivant ce verbe, ils ne semblent avoir aucune expérience de paroles et de faits tels que je les expose, distinguant leur nature et disant comme ils sont. Mais les autres hommes ne s'aperçoivent pas plus de ce qu'ils font étant éveillés, qu'ils ne se souviennent de ce qu'ils ont fait en dormant. 2. Il vaut mieux cacher son ignorance; mais cela est difficile quand on se laisse aller à l'inattention ou à l'ivresse. 3. Ce n'est pas ce que pensent la plupart de ceux que l'on ren- contre; ils apprennent, mais ne savent pas, quoiqu'ils se le figurent à part eux. — 4. Les inintelligents qui écoutent ressemblent à des sourds; la parole témoigne que, tout présents qu'ils soient, ils sont absents. — 5. Ils ne savent ni écouter ni parler. — 6. Les chiens aboient après ceux qu'ils ne connaissent pas. 7. Sans l'espérance, vous ne trouverez pas l'inespéré qui est introuvable et inaccessible. 8. Ceux qui cherchent l'or, fouillent beaucoup de terre pour trouver de petites parcelles. 9. L'homme éprouvé sait conserver ses opinions; le châtiment atteindra les artisans de mensonges et les faux témoins. 10. La sibylle, de sa bouche en fureur, jette des paroles qui ne font pas rire, qui ne sont pas ornées et fardées, mais le dieu pro- longe sa voix pendant mille ans. — il. Le dieu dont l'oracle est à Delphes, ne révèle pas, ne cache pas, mais il indique. 12. L'un, qui seul est sage, veut et ne veut pas être appelé du nom de Zeus. 13. Cacher les profondeurs de la science est une bonne défiance; elle ne se laisse pas méconnaître. 14. La polymathie n'enseigne pas l'intelligence; elle eût enseigné Pytliagore, Xénophane et Hécatée. — 15. Pythagore, fils de Mné- 13 l'.i; i-Mii; l'histoire de la science hellène. Barque, plus que tout homme s'est appliqué à l'étude, et recueillant ces écrits, il s'est fait sa sagesse, polymathie, méchant art. — 16. Dans Priène, vivait Bias, fils de Teutame, dont on parle plus que des autres. 17. Mieux vaut étouffer une injure qu'un incendie. 18. De tous ceux dont j'ai entendu les discours, aucun n'est arrivé à savoir que ce qui est sage est séparé de toutes choses. 19. Ceux qui parlent avec intelligence doivent s'appuyer sur l'intelligence commune à tous, comme une cité sur la loi, et même beaucoup plus fort. Car toutes les lois humaines sont nour- ries par une seule divine, qui domine autant qu'elle le veut, qui suffit et préside à tout. 20. Le peuple doit combattre pour la loi comme pour ses mu- railles. 21. On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve. — 22. A ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d'autres et d'autres eaux. 23. Ce sont de mauvais témoins pour les hommes que les yeux et les oreilles quand les âmes sont barbares. — 24. Les yeux sont des témoins plus sûrs que les oreilles. — 25. Les âmes flairent dans l'Hadès. — 26. Si toutes choses devenaient fumée, on connaî- trait par les narines. 27. Ce monde n'a été fait par aucun des dieux ni par aucun des hommes; il a toujours été et sera toujours feu éternellement vivant, s'allumant par mesure et s'éteignant par mesure. — 28. Les changements du feu sont d'abord la mer, et, de la mer, pour moitié terre, pour moitié prestère. — 29. La mer se répand et se mesure ;m même compte qu'avant que la terre ne fût. 30. (L'être) toujours en lutte et en concorde. — 31. Mort du feu, naissance pour l'air; mort de l'air, naissance pour l'eau. — 32. Un même chemin en haut, en bas. 33. Le soleil est nouveau chaque jour. — 34. Le soleil ne dépassera pas les mesures; sinon, les Érynnies, suivantes de Zeus, sauront bien le trouver. — 35. De l'aurore et du soir les limites sont l'Ourse, et, en face de l'Ourse, le Gardien de Zeus sublime (l'Arcture). — 36. Sans le soleil, on aurait la nuit. 37. Ce qui est contraire est utile; ce qui lutte forme la plus belle harmonie; tout se fait par discorde. — 38. L'harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l'arc. — 39. Il faut Bavoir que la guerre est commune, la justice CHAPITRE VII. — HERACLITE d'ÉPHÈSE (f). 195 discorde, que tout se fait et se détruit par discorde. — 40. Il y a une harmonie dérobée meilleure que l'apparente et où le dieu a mêlé et profondément caché les différences et les diversités. 41. Tout reptile se nourrit de terre. — 42. Le plus beau singe est laid en regard du genre humain. — 43. L'homme le plus sage paraît un singe devant Dieu. 44. L'Eternel (Aiwv) est un enfant qui joue à la pettie; la royauté est à un enfant. — La guerre est père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres. 45. Joignez ce qui est complet et ce qui ne l'est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et en désac- cord; de toutes choses une et d'une, toutes choses. — 46. Même chose ce qui vit et ce «jui est mort, ce qui est éveillé et ce qui dort, ce qui est jeune et ce qui est vieux; car le changement de l'un donne l'autre, et réciproquement. 47. Il n'est pas préférable pour les hommes de devenir ce qu'ils veulent. C'est la maladie qui rend la santé douce et bonne ; c'est la faim qui fait de même désirer la satiété, et la fatigue, le repos. 48. Qui se cachera du feu qui ne se couche pas? — 49. Contre le feu se changent toutes choses et contre toutes choses le feu, comme les biens contre l'or et l'or contre les biens. — 50. La foudre est au gouvernail de l'univers. — 51. Le feu survenant jugera et dévorera toutes choses. 52. Mort est ce que nous voyons éveillés, rêve ce que nous voyons en dormant. — 53. Les morts sont à rejeter encore plus que le fumier; toute chair est cadavre ou partie de cadavre. — 54. De là ils s'élèvent et deviennent gardiens vigilants des vivants et des morts. 55. Il n'y a qu'une chose sage, c'est de connaître la pensée qui peut tout gouverner partout. — 56. La loi et la sentence est d'obéir à l'un. 57. Les Ephésiens méritent que tous ceux qui ont âge d'homme meurent, que les enfants perdent leur patrie, eux qui ont chassé Hermodore, le meilleur d'entre eux, en disant : « Que parmi nous il n'y en ait pas de meilleur ; s'il y en a un, qu'il aille vivre ailleurs. » 58. Aussi faut-il suivre le (logos) commun; mais quoiqu'il soit commun à tous, la plupart vivent comme s'ils avaient une intelli- 196 POUR L HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE. 59. Pour les âmes, la mort est de devenir eau; pour l'eau, la mort est de devenir terre; mais de la terre vient l'eau, de l'eau vient l'âme. — 60. Le vivre et le mourir est en ce que nous vivons et nous mourons. — 61. Ils prient de telles images; c'est comme si quelqu'un parlait avec les maisons, ne sachant pas ce que sont les dieux ni les héros. — 62. (Voir page 184.) 63. Les hommes n'espèrent ni ne croient ce qui les attend après la mort. — 64. Les dieux et les hommes honorent ceux qui suc- combent à la guerre. — 65. Les plus grands morts obtiennent les plus grands sorts. — 66. Quand ils sont nés, i!s veulent vivre et subir la mort et laisser des enfants pour la mort. — 67. L'arc a pour nom (Jtéç (vie) et pour œuvre, la mort. 68. Le caractère pour l'homme est le daimone. — 69. Il est difficile de résister à la colère; elle fait bon marché de l'âme. 70. L'homme ivre est guidé par un jeune enfant; il chancelle, ne sait où il va; c'est que son âme est humide. — 71. Où la terre est sèche, est l'âme la plus sage et la meilleure. — 72. L'âme sèche est la plus sage et la meilleure. — 73. L'âme la plus sage est une lueur (aûffj) sèche. — 74. C'est l'âme sèche, la meilleure, celle qui traverse le corps comme un éclair la nuée. — 75. L'homme dans la nuit, allume une lumière pour lui-même; mort, il est éteint. Mais vivant, dans son sommeil et les yeux éteints, il brûle plus que le mort; éveillé, plus que s'il dort. 76. La présomption est une maladie sacrée. — 77. Le naturel humain n'a pas de raison, le divin en a. — 78. L'homme sot écoute le daimone, comme l'enfant écoute l'homme. — 79. L'homme niais est mis hors de lui par tout discours. — 80. On ne connaî- trait pas le mot de justice, s'il n'y avait pas de perversité. — 81. (Voir page 17G.) — 82. Quel est leur esprit ou leur intelligence? 83. Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve, nous sommes et ne sommes pas. — 84. Je me suis cherché moi-même. — 85. L'âne choisirait la paille plutôt que l'or. 86. Le dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim. — 87. Il se change comme quand on y mêle des parfums ; alors on le nomme suivant leur odeur. 88. La mer est l'eau la plus pure et la plus souillée; potable et salu- taire aux poissons, elle est non potable et funeste pour les hommes. 89. La foule a pour maître Hésiode; elle prend pour le plus grand savant celui qui ne sait pas ce qu'est le jour ou la nuit; car c'est ane même . — 90. Les médecins taillent, brûlent, CHAPITRE VII. — HERACLITE d'ÉPIIÈSE (f). 197 torturent do toute façon les malades et, leur faisant un Lien qui est la même chose qu'une maladie, réclament une récompense qu'ils ne méritent guère. — 91. Le chemin droit et le contourné est un et le même; le chemin en haut ou en bas est un et le même. (Voir la note qui suit les fragments.) 92. Ce n'est pas à moi, mais au logos qu'il est sage d'accorder que l'un devient toutes choses. — 93. Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s'accorder. 94. Ce qu'on voit, ce qu'on entend, ce qu'on apprend, voilà ce que j'estime davantage. 95. Les hommes se trompent pour la connaissance des choses évidentes comme Homère qui fut le plus sage des Grecs. Des enfants, qui faisaient la chasse à leur vermine, l'ont trompé en disant: « Ce que nous voyons et prenons, nous le laissons; ce que nous ne voyons ni ne prenons, nous l'emportons. » 96. Les hommes ne savent pas juger des choses obscures d'après les évidentes ; ils ignorent que la nature humaine ressemble aux arts dont ils font usage. Car l'intelligence des dieux a enseigné à imiter leurs œuvres; mais, si les hommes savent ce qu'ils font, ils ignorent ce qu'ils imitent. Toutes choses dissemblables sont semblables; toutes choses différentes sont concordantes, toutes non-parlantes, parlantes, toutes sans raison, douées de raison; seulement le mode reconnu pour chacune est contraire. Car la loi et la nature, par quoi tout se fait, ne s'accordent pas sur les choses reconnues; la loi a été établie par les hommes pour eux-mêmes, sans qu'ils sussent sur quoi ils l'établissaient; la nature a été disposée par les dieux. Or, ce qui a été établi par les hommes n'est jamais constant ni sur ce qui est droit ni sur ce qui ne l'est pas; ce que les dieux ont établi est toujours droit; voilà en quoi diffère ce qui est droit et ce qui ne l'est pas. Note sur le Fragment 91. Une des sources les plus fécondes en fragments d'Heraclite se rencontre au livre IX de la Réfutation de toutes les Jiérésies attribuée à saint Hippolyte (*). Parmi ces fragments, il en est un (l) Je ne donne pas ici à cet ouvrage le nom de Philosophumena, parce que ce nom me semble devoir être réservé pour la première partie. 198 pour l'histoire i>k i.\ science hellène» qui se trouve entaché d'une corruption assez singulière en ce qu'elle a entraîné des interpolations ridicules et que le sens du texte d'Heraclite se trouve par suite passablement défiguré. Voici pour ce fragment (91 Mullach) le texte de saint Hippolyte d'après l'édition (Duncker et Schneidewin) de Gœttingue, 1859, page 446, où je rétablis toutefois les leçons du manuscrit indiquées dans les annotations. Ka\ î'jBj ce, çflffî, K3tl rrpscAcv -b , en se demandant si l'identité du haut et. du bas a bien été posée par Heraclite. A cet égard, on peut répondre négativement. Il suffit de parcourir les pages où saint Hippolyte fait des citations du philosophe d'Éphèse pour être édifié sur la question. L'apologiste chrétien relève les identifications qu'il trouve dans Heraclite, les énonce en son langage à lui, puis cite à l'appui de son dire le passage qu'il a en vue. Les éditeurs de Gœttingue ont donc bien distingué les mots appartenant à Heraclite, sauf pour ypaséwv qui n'est pas de lui et ne fait que troubler le sens. L'Éphésien n'a point dit: « Le haut et le bas sont une même chose » ; il a dit : « Le chemin vers le haut ou vers le bas est un et le même », de même que plus haut il disait : « Le chemin direct ou détourné est un et le même L'authenticité de la première des deux formules est garantie et par les formes ioniques du texte, qui n'ont point été conservées dans l'autre, et par la citation qu'en fait Hippocrate (Héracl., fr. 32, Mullach). Ce que signifie cette formule, on le voit assez; c'est l'unité de la loi qui préside à la double transformation par laquelle la matière devient plus subtile et plus légère OU encore plus condensée et plus pesante. Le sens de l'autre formule apparat! la précédente est absolument justifié. Le CHAPITRE VII. — HERACLITE p'ÉPHÈSE (f). 499 chemin direct sera, par exemple, la transformation immédiate de feu en terre; le chemin détourné sera la même transformation opérée par l'intermédiaire de l'eau. Qu'Heraclite identifie ces deux chemins, cela, pour lui, va de soi. Mais il n'a pas pour cela, comme le dit saint Hippolyte, identifié le droit et le contourné. Reste à expliquer l'origine des interpolations. Pour la première, Y(:açéo)v, la chose est très simple. Très probablement saint Hippolyte n'a pas sous les yeux l'ouvrage d'Heraclite, il copie simplement un doxographe. Or celui-ci se laisse aller à mettre frtai (dit-il), comme ici après jtat eôflù os, quand pourtant ce n'est pas Heraclite, mais lui-même qui parle; puis il se corrige en ajoutant un participe présent, comme, huit lignes plus haut, Xévwv &&& ^^ Pour indiquer qu'il va donner le texte exact. Cette fois, pour varier, il avait mis ypobwv (écrivant), en employant peut-être la forme ypaséuv, lue en tout cas par saint Hippolyte qui l'a prise pour le génitif pluriel de ypacsOç et a dès lors répété à tort le mot ftjffCv. Quant à la parenthèse, elle comprend au moins deux interpo- lations distinctes qui ne sont nullement de la même main et correspondent à deux ordres d'idées différents. La première, 7} toû bçrféKM t:j KaXoopévQU v.oyyJ.cj, doit avoir été introduite la dernière. Son auteur, constatant celle qui suit et ne la comprenant pas, ce qu'on ne peut guère lui reprocher, ne se sera pas fait scrupule de donner à son tour, comme explication du paradoxe d'Heraclite, l'exemple d'un mouvement à la fois rectiligne et curviligne; il a indiqué celui d'une vis dans son écrou, sans se demander si les vis étaient connues avant Archimède. Cette interpolation n'ayant aucun rapport avec ce qui suit, pour établir la concordance, on a imaginé la leçon moderne yvoçe&p. Car que peut-il y avoir de commun entre une vis et un pinceau (ypassïcv)? Certes le premier inventeur de yvaçsico a dû avoir un moment de fierté légitime. Mais, s'il n'y a pas d'autres preuves que, dans l'antiquité, c'était particulièrement dans les « boutiques de foulons » qu'il fallait chercher des vis (de pres- sion ?), l'histoire de la mécanique pratique ne peut certainement se contenter de celle-là. La seconde interpolation, év t7> ypaçsito luepurpc^Y) £u6eta xal axoXCih est évidemment le commentaire du génitif ypaçéwv, et indique sans doute ce mouvement de viration qu'on fait subir au pinceau, en le promenant le long d'une ligne, pour maintenir la 200 l'on; L'HISTOIRE l>K LÀ SCIENCE HELLÈNE. pointe effilée (*). Ce commentaire peut être de saint Hippolyte lui-même, il peut lui être postérieur. Seulement èv est suspect, il faut probablement rn corruption qui s'explique d'elle-même. Le dernier membre de phrase de la parenthèse, ava> yàp &pou '/.%>. JcuxX(p xepiépx«Tat (?), me semble au contraire se rapporter au mouvement de la vis dans son écrou bien plutôt qu'à celui du pinceau. Ce membre de phrase a donc pu faire partie de l'inter- polation postérieure qui aura été écrite en marge; quand elle aura passé dans le texte, le copiste aura maladroitement scindé en deux l'annotation qu'il rencontrait. Quant à savoir s'il faut écrire ftcptépxerat ou xtptéXxecat, la question n'a évidemment plus d'intérêt. (*) L'explication de Mullach : « Nam stili circumversio recta et curva est, siquidem a scribente sirnul sursum atque in orbern flectitur », ine parait moins probable que celle que je donne. CHAPITRE VIII HIPPASOS ET ALCMÉON 1. Les doxographes, à partir de Théophraste, accolent au nom d'Heraclite celui d'un autre penseur qui aurait, avant lui, professé les mêmes opinions sur le caractère primordial et divin du feu, sur la loi du mouvement perpétuel, sur la destruction et la rénovation périodiques du monde, etc. Ces opinions ne semblent pourtant attribuées à Hippasos de Métaponte que par une tradition qui ne s'appuyait sur aucun ouvrage original et dont la précision est dès lors suspecte; la légende pythàgorienne le représente d'autre part comme un disciple exclu de l'École, du vivant du Maître, pour s'être attribué la construction du dodécaèdre régulier ou pour avoir révélé la doctrine des irrationnelles géométriques, deux points qui, de fait, sont en liaison intime. Les dieux l'auraient puni en le faisant périr dans un naufrage; mais auparavant il aurait aggravé ses torts, tant en prenant parti politiquement contre les pythagoriens fidèles qu'en publiant un « logos mys- tique », où il aurait révélé, en en dénaturant le sens, le symbolisme enseigné aux initiés. Par là, il serait devenu le chef d'une secte connue plus tard sous le nom d' acousmatique, chez laquelle les mathématiciens, tout en se prétendant seuls véritables héritiers de la doctrine de Pythagore, devaient cependant reconnaître au moins une connaissance imparfaite de cette doctrine. Quelle part de vérité peut présenter cette légende? sans doute on ne le saura jamais exactement; en tout cas, elle ne présente aucune invraisemblance. Mais si ce a logos mystique » a existé réellement dès le commencement du ve siècle avant J.-C, a-t-il exercé quelque influence sur Heraclite? Est-ce par lui qu'il a connu Pythagore ou bien y a-t-il fait quelques emprunts notables? 202 pour l'histoire DE LA SCIENCE IIKI.I.KNE. La première alternative semblerait la plus probable, à en juger par le ton de mépris de l'Éphésien quand il parle du Samien, à considérer surtout sa prétention à être autodidacte. Si donc il a connu la thèse d'Hippasos relative au feu, il la trouvait sans doute effectivement différente de la sienne propre et n'avait aucun scrupule à présenter cette dernière comme originale. Nous avons vu comment cette thèse d'Heraclite était cependant liée à celle d'Anaximène, comment elle en dérivait presque néces- sairement par l'adjonction d'idées religieuses et par un retour à la tradition égyptienne; nous devons nous demander comment, de son côté, celle d'Hippasos se trouvait liée à la doctrine de Pythagore. Éd. Zeller (I, p. 468) suppose qu'elle dérive de la croyance au feu central; il admet, du reste, qu'Hippasos était postérieur à Heraclite, ce qui semble bien contraire à l'opinion de Théophraste (Doxogr. d'Heraclite, 4), aussi bien qu'aux données de la légende pythagorienne. Mais le feu central est certainement une invention postérieure, qu'il ne faut pas faire remonter au delà de Philolaos, et ce que nous avons pu entrevoir jusqu'ici du système de Pythagore (p. 124 et suiv.) ne nous a rien présenté de semblable. Le Maître reconnaissait deux principes matériels, comme nous l'avons vu, le xépaç et I'a7:£ip5v; à cette opposition, l'École ramenait toutes les autres que présente la nature, et, dans les couples de contraires ainsi formés, elle attribuait le premier rang et le meil- leur rôle au rcépaç et à ses analogues. Il est clair pourtant que le feu, la lumière rentraient, au point de vue matériel, dans la classe de l'fctpGv, de l'élément fluide et subi il ; la terre, au contraire, le solide avec l'attribut de l'obscurité, dans la classe du xlpzç. De là une antinomie inéluctable soulevée par les principes mêmes de la cosmologie pythagorienne; cette antinomie aboutit à un bouleversement complet de la doctrine*. Les deux éléments de la « limite » et de l'« infini » perdirent leur caractère concret primitif et ne conservèrent plus qu'une signifi- cation abstraite; Parménide et Philolaos assignèrent au feu le premier rang et la place d'honneur. Hippasos nous apparaît comme obéissant, avant eux, à la même logique et comme conduit, dès lors, à former secte dans l'École. M.iis il noua est impossible '» POUR L'HISTOIRE DE LÀ BCIENCE HELLÈNE. s'il est possible de constater sur l'Éléate une influence d' Alcméon; car, si notre conjecture est vraie, cette influence doit nécessaire- ment s'être exercée. 3. Rappelons tout d'abord ce que l'on connaît des opinions d'Alcméon. En dehors d'un passage important d'Aristote, que nous verrons plus loin, et de ce que dit Théophraste sur Alcméon au sujet des sensations, ces opinions ne figurent guère que dans le recueil d'Aétius : « II. — 46. Alcméon s'accorde avec les mathématiciens pour reconnaître aux planètes un mouvement d'occident en orient opposé à celui des fixes. — 22. Alcméon : Le soleil est plat. — 29. (Voir Doxogr. d'Heraclite, 9. Cf. Diog. L., VIII, 83: La lune a en somme la même nature éternelle.)» « IV. — 2. Alcméon : L'âme est une nature se mouvant elle- même d'un éternel mouvement; il la suppose ainsi immortelle et analogue aux êtres divins. (Cf. Clém. d'Alex., Protrept., V, 64: Pour Alcméon de Crotone, les dieux sont les astres qu'il regarde comme animés. — Cf. Cicéron, De deor nat., I, 11 : Alcméon de Crotone qui a attaché la divinité au soleil, à la lune, aux autres astres et aussi à l'âme, ne s'est pas aperçu qu'il attribuait l'immor- talité à des êtres mortels.) » « IV. — 13. Alcméon : La vue a lieu par le contre-effet du diaphane. — 16. Nous entendons par le vide intérieur de l'oreille, car c'est là ce qui résonne par suite de l'entrée du souffle ; en effet, tout ce qui est creux résonne. — 17. Le priricipat réside dans l'encéphale. Nous sentons parce qu'il attire les odeurs au moyen de la respiration. — 18. La langue discerne les saveurs parce qu'elle est humide, tiède et molle. » « V. — 3. La semence est une partie de l'encéphale. — 14. Chez les mulets, les mâles sont inféconds par suite de la légèreté ou de l'humidité de leur semence, les femelles sont stériles parce que leurs matrices ne s'entr'ouvrent pas. — 16. Le fœtus se nourrit par tout son corps; il absorbe comme une éponge les parties nutritives de l'aliment. — 17. La tète, où réside le principal, se tonne la première. — 24. Le sommeil se produit par la retraite «lu Bang dans les veines, l'éveil par son épanchement, la mort parsa retraite totale. — 30. La santé est conservée par l'équilibre des puissances, humide, sec, froid, chaud, amer, deux, etc.; la prédominance de l'une de ces puissances amène la maladie. Ainsi celle-ci arrive. CHAPITRE VIII. — HIPPASOS ET ALCMÉON. 205 par exemple, comme effet de l'excès de la chaleur ou de la sécheresse, comme résultat de la surabondance ou du défaut de nourriture, comme siège, dans le sang, la moelle ou l'encéphale. Elle peut aussi provenir de causes extérieures, qualité des eaux, pays, fatigues, nécessité, etc. La santé consiste dans un tempéra- ment proportionné des qualités. » Gensorinus, d'après une autorité remontant à la source même d'Aétius, corrige toutefois ou étend quelques-uns des renseigne- ments qui précèdent. Ainsi il donne Alcméon comme rejetant l'opinion d'Hippon, qui croyait que le sperme provenait de la moelle épinière; comme admettant que les femelles émettaient une liqueur séminale aussi bien que les mâles, et attribuant le sexe de l'enfant à la prédominance de la liqueur de l'un ou de l'autre des deux parents ; enfin comme avouant qu'il ne savait rien de précis sur la formation du fœtus et croyant qu'il est impossible de recon- naître quelle partie s'y constitue la première. 4. Ce court résumé a une caractéristique bien nette qui dérive de la profession d' Alcméon; les questions cosmologiques, qui ont à peu près exclusivement préoccupé les premiers Ioniens, sont très écourtées; nous voyons au contraire apparaître pour la première fois des problèmes d'ordre physiologique', qu'à la suite du médecin de Grotone reprendront Parménide et Empédocle, mais que négli- geront, au contraire, les pythagoriens de l'âge suivant. Avant d'examiner, comme nous nous le proposons, jusqu'à quel point Parménide a confirmé son exposition poétique aux doctrines de son précurseur sur ces questions, il convient de rechercher jusqu'à quel point Alcméon lui-même peut être considéré comme témoin pour les opinions physiques de Pythagore. Après avoir remarqué que la tradition nous montre le Maître comme s'étant sérieusement préoccupé de la médecine, qu'elle nous indique, parmi ses disciples immédiats, l'existence d'un important groupe médical qui, un siècle après, n'aura plus un seul représentant, revenons au témoignage d'Aristote : « (Métaphys., I, 5.) D'autres pythagoriens admettent les dix principes qu'on appelle coordonnés (%àxà rjziz'.yjT/) : limite-infini, impair-pair, un-pluralité, droit-gauche, mâle-femelle, en repos- en mouvement, droit-courbe, lumière- obscurité, bon -mauvais, carré-oblong. Ge semble avoir été à peu près l'opinion d' Alcméon de Grotone, soit qu'il la leur ait empruntée, soit qu'au contraire *2W> pour l'histoire DE LÀ SCIENCE in I.I.KNK. ce soient eux qui la lui aient prise; il s'exprime en tout cas d'une façon analogue, lorsqu'il dit que la plupart des choses humaines sont deux; ce n'est point qu'il choisisse comme eux des opposi- tions! déterminées, il les prend au hasard, comme blanc-noir, doux-amer, bon-mauvais, grand-petit. Il laisse les autres indéfi- nies, tandis que les pythagoriens ont précisé combien il y a d'oppositions et quelles elles sont. » Comme le remarque Éd. Zeller, il est très vraisemblal le que cette classification, qui, comme le dit expressément Aristote, n'ap- partenait qu'à une partie des pythagoriens, est d'une date peu reculée, j'entends postérieure à Philolaos. Mais l'idée môme de dresser des séries d'oppositions, de procéder comme le faisait Alcméon, dut être, au contraire, dans l'École, très antérieure à la théorie qu'Aristote décrit en première ligne comme propre aux pythagoriens, à cette théorie qui fait du nombre l'essence des choses et qui reconnaît comme éléments du nombre, donc des choses, le pair et l'impair, identifiés avec l'illimité et le limité. Cette dernière théorie est incontestablement celle de Philolaos, et il faut la lui laisser. Après les abstractions de la dialectique du vc siècle, son apparition est un phénomène explicable; dans le cercle de notions absolument concrètes auquel Parménide a le premier essayé d'échapper, cette théorie est de tous points im- possible. Qu'on fasse remonter, si l'on veut, à Pythagore lui-même l'idée du rôle des nombres dans la nature, qu'on lui attribue telle for- mule qu'il plaira, il n'en est pas moins clair que, pour une époque où le sens du mot être n'est encore rien moins que précisé, on n'aura pas le droit d'attribuer à cette formule une signification bien précise. L'expression: «les choses sont nombres», telle qu'Aristote nous l'explique, a une portée qui semble déjà dépasser la pensée de Philolaos, car cette explication est postérieure à la théorie des idées platoniciennes; avant Philolaos, la même expression pouvait au plus signifier que les choses sont formées par des combinaisons en proportions définies (Empédocle) d'éléments géométriquement figurés (Timée). Mais antérieurement à ce dernier stade, il y on a eu un autre, où les nombres ne sont apparus que pour d'enfantins essais de classifications qui ne sont nullement spéciaux au tuénie hellène, mais qui, sur le sol grec, ont acquis une sérieuse impor- tance. CHAPITRE VTII. — HTPPASOS ET ALCMÉON. 207 Les premiers pythagoriens n'ont pas seulement composé des couples binaires, comme Alcméon; ils ont eu des ternaires (triagmes d'Épigène ou d'Ion de Ghios), comme les bardes cambriens, des quaternaires (onze dans Théon de Smyrne), comme on en rencontre dans les Proverbes de Salomon ; les Theologumena nous les montrent de même supputant les choses qui sont cinq, qui sont six, etc., jusqu'à dix, et concluant à des propriétés mys- tiques pour les différents nombres. C'est là ce qu'Auguste Comte appelait la période théologique pour l'arithmétique, période dont on rencontre partout des traces historiques, des bords du Gange au fond de la Bretagne. Dans ces classifications arbitraires, on doit au reste distinguer deux stades, dont le second ne semble avoir été réellement frailchi qu'en Grèce ; d'abord on se borne à la supputation, puis on établit le parallélisme entre les différents groupes et on rapproche entre eux les objets qui, dans chacun de ces groupes, sont au même rang. Appliqué aux couples binaires, ce procédé conduit nécessai- rement au dualisme parfait, ou plutôt il le suppose a priori. Si d'ailleurs on examine les binaires pythagoriens ou ceux d'Alcméon, on remarque qu'ils sont établis entre des qualités; l'opposition en effet, comme Aristote l'a enseigné plus tard, ne doit pas être conçue entre des substances, mais bien entre des qualités. Il n'en est pas moins vrai que le dualisme originaire de Pythagore a été posé entre des substances, entre le principe limité donnant aux corps la solidité en même temps que la forme, et le continu fluide (infini) que le Samien ne distinguait pas de l'espace. (Voir p. 124.) Joint au système de classification par binaires, ce dualisme devait nécessairement conduire à attribuer à l'un des deux prin- cipes substantiels toutes les qualités formant l'une des séries opposées, à l'autre principe la série des qualités contraires. -Or, c'est là, comme nous le verrons, la physique de Parménide; à peine est-il nécessaire d'ajouter ce que j'ai déjà indiqué à propos d'Hippasos, que l'inconsistance de la méthode devait faire aboutir à un échec inévitable et que le résultat de cet échec, joint aux progrès de l'abstraction, conduisit l'École à abandonner le point de vue concret de son fondateur; pour Philolaos, qui conserve expressément le dualisme de la limite et de l'infini, ces deux termes n'ont plus qu'une signification abstraite. Tel est le sens général de l'évolution qui dut s'accomplir au 208 pour l'histoire de la SCIENCE IIKU.KNF. sein du pythagorisme; Alcméon nous apparaît comme à l'un eo3o?avî)). En somme, ces données ne nous conduisent ni à l'hypothèse d'Anaximène ni à la théorie d'Anaxagore, mais bien à l'explication d'Alcméon ou à celle de Bérose. Nous sommes donc ramenés pour Pythagore à ces mêmes explications qui ne diffèrent qu'en ce que, dans la seconde, la forme sphérique est nettement attribuée à la lune et que, dans la première, la figure de cet astre est plus ou moins laissée indécise. Le choix entre ces deux explications est passablement douteux. Quand Éd. Zeller (I, 405, note 2) dit que les pythagoriens ont dû attribuer au soleil la même forme qu'à la lune, qu'ils se représen- taient incontestablement comme une sphère, ce raisonnement n'est valable qu'à partir d'une époque inconnue. On pourrait plutôt le retourner et dire que, s'il était démontré que les pythagoriens donnaient au soleil la forme d'une sphère, il deviendrait très pro- bable qu'ils faisaient de même pour la lune; mais l'indication que donne Aétius dans ce sens (II, 22) ne peut être accueillie sans contrôle, car elle peut se rapporter à des pythagoriens même postérieurs à Philolaos; d'autre part, il peut y avoir confusion avec la sphère du soleil, suivant les conceptions développées par Eudoxe, Callippe et Aristote. Non seulement Alcméon croyait le soleil plat, mais ce qu'en dit Parménide n'est guère conciliable avec la forme sphérique, et pour la lune, Anaxagore et Empédocle lui donnaient encore la figure d'un disque. Ils n'avaient donc pas tiré, de l'explication des phases et des éclipses, la conséquence de la sphéricité que nous en voyons déduite par Aristote, au moyen d'une démonstration à laquelle se serait d'ailleurs prêtée de même l'hypothèse de Bérose; la théorie scientifique des phases ne semble pas avoir été réellement faite avant Philippe de Locride, disciple de Platon. A la vérité, du moment où Philolaos faisait mouvoir la terre Bphérique autour du feu central, il est assez croyable que par analogie il admettait aussi la forme sphérique pour la lune, le soleil et les autres planètes; mais avant lui, le cas était différent et, quant à Pythagore, en CHAPITRE VIII. — IIIPPASOS ET ALCMÉON. 213 admettant qu'il se soit posé le problème dans les termes de l'hypo- thèse d'Alcméon ou de Bérose, la détermination de la forme d'un corps d'après les aspects successifs de sa face éclairée ne dépassait peut-être pas le degré où ses spéculations géométriques pouvaient atteindre; mais ce n'est pas une raison suffisante pour croire qu'un homme qui a tant fait pour la science, mais qui en même temps s'est abandonné à tant de visées étrangères, se soit effectivement posé le problème et qu'il l'ait résolu. Le plus probable semble donc que le dogme de la sphéricité des astres, dogme qui, à compter d'Aristote au moins, a été adopté par tous les mathématiciens, ne remonte pas en fait au delà de Philo- laos; que si la croyance à l'existence pour la lune d'une face obscure et d'une face lumineuse et même la connaissance du fait que la face lumineuse se trouve toujours dirigée vers le soleil, sont bien antérieures à Anaxagore et peuvent être attribuées à Pytha- gore, ce dernier ne s'était nullement élevé à la véritable explication du phénomène. Ainsi les opinions que l'on prête à Alcméon sur ces deux questions, ne doivent nullement le faire écarter du cercle pythagorien. 8. Nous pouvons revenir maintenant aux sujets scientifiques qu'Alcméon a abordés le premier et comparer ses opinions avec celles de Parménide et aussi d'Empédocle. Pour la théorie de la sensation, Théophraste (*) donne une courte notice très nette sur l'explication qu'essayait le médecin de Grotone à propos de la vue, de l'ouïe, de l'odorat et du goût, ainsi que sur la différence qu'il établissait entre l'homme et la brute. Mais, d'après cette notice, on ne comprendrait guère comment le disciple d'Aristote range Alcméon parmi ceux dont l'opinion est opposée à celle d'Empédocle et de Parménide (qui, d'après lui, attribuent la sensation au semblable), si l'on ne s'apercevait pas qu'il s'attache exclusivement à la distinction établie par Alcméon entre la sensation et l'intelligence. Théophraste conclut de là à une distinction entre le vouç et la tyuyrh l'une matérielle et composée des mêmes éléments que les corps sensibles, l'autre formé par un principe différent. Que cette conclusion n'ait aucune valeur, c'est ce qu'il est aisé de reconnaître; en fait, la théorie des diverses sensations d'après Empédocle (Appendice, 7 à 11) dérive immédiatement de celle (l) Voir, à l'Appendice, la traduction du morceau Sur les sensations (25, 26). 214 pour l'histoire de i.\ science hellène. d'Alcméon ; toutes deux attribuent au même titre la sensation au semblable à l'objet senti. Mais de la première Théopbraste conclut que, pour Empédocle, il n'y a point de différence entre la brute et l'homme; s'il n'a pas tiré la même conclusion de la seconde, c'est uniquement parce que Alcméon avait expressément affirmé la différence en question. Cependant ni Empédocle ni Parménide n'avaient à la nier et leur silence sur ce point ne doit nullement être interprété dans le sens que lui donne Théophraste. Quant à l'Éléate, il ne semble point s'être occupé des sensations particulières, et si l'on examine sans prévention le passage où son opinion d'ensemble est rapportée {Appendice, 3, 4), il est clair qu'il se mouvait dans un ordre d'idées complètement différent de celui d'Alcméon traitant des sensations. Mais, bien loin de reconnaître des principes de doctrine opposés de part et d'autre, on peut constater que les points de départ sont les mêmes. La confusion que fait Parménide entre la sensation et la pensée tient uniquement au peu de précision de sa langue poétique, et il n'y a pas à s'y arrêter avec Théophraste, pas plus qu'aux conclu- sions que ce dernier a pu en déduire sur l'identité du noos et de la psyché. A la date où nous sommes, on ne peut songer à une classi- fication tant soit peu précise des diverses facultés, ni aux distinctions correspondantes de substances qui apparaîtront historiquement après Anaxagore. Quant aux sensations elles-mêmes, Alcméon avait plutôt essayé une description qu'une explication; on voit néanmoins percer dans cet essai la tendance à retrouver à l'intérieur des organes une substance identique à celle de l'objet perçu, le feu dans l'œil, l'air vibrant dans l'oreille, etc. Le principe d'explication de la perception du semblable par le semblable n'est nullement formulé; mais il se trouve comme sous-entendu. Ce principe, Parménide le dégage et le développe avec la rigueur logique qu'on lui connaît, en l'appliquant à ce que l'on peut appeler son hypothèse dualiste. Mais cette hypothèse, que nous étudierons dans le prochain chapitre, ressemble singulièrement à celle d'Alcméon, si on l'ap- pliqué à la constitution du corps humain. Le Crotoniate remarque les nombreux couples de contraires qui semblent lutter ensemble, prédominer tour à tour ou s'équilibrer dans cette constitution; le premier il conçoit la santé comme résultant d'un tempérament entre ces contraires, la maladie comme suite de l'excès de l'un d'eux. L'Eléate conserve la même idée en réduisant à un seul tous CHAPITRE VIII. — HIPPA60S ET ALCMÉON. 215 ces couples de contraires, et, par une extension que son précurseur n'aurait sans doute pas contredite, il entend que ce « tempéra- ment » des contraires détermine l'homme tout entier, aussi bien au moral qu'au physique. Ainsi Parménide, pour les sensations, n'a point suivi les expo- sitions d'Alcméon; il l'a singulièrement dépassé par la portée de ses affirmations, mais il ne se trouve nullement en opposition avec lui. Loin de là, ils semblent bien appartenir à une même école, et, si peut-être il y avait entre leurs écrits des contradictions de détail, on doit probablement les imputer au peu de précision des concepts et de la langue de leur temps. Si par exemple on nous dit (Aétius, IV, 5) que Parménide plaçait le principat (to yjy^ovixcv) dans la poitrine, Empédocle dans le sang, Alcméon dans le cerveau, comme il est certain qu'aucun d'eux n'a employé l'expression dont se sert le doxographe, et que ces prétendues opinions ont été déduites de passages qui avaient un sens beaucoup plus vague, il est impossible de conclure à une contradiction voulue. 9. Mais il est temps d'arriver au sujet spécial traité, de part et d'autre, avec assez de détails pour qu'il eût été possible d'en conclure si, de fait, Parménide avait suivi Alcméon au moins dans certaines parties de son ouvrage. Ce sujet, c'est celui de la généra- tion humaine et en particulier de la cause qui détermine le sexe dans l'embryon. Censorinus, qui est la source à consulter dans l'objet, constate l'accord de Parménide et d'Alcméon sur deux points capitaux : l'un que la femme donne une semence qui contribue, comme celle de l'homme, à la formation de l'embryon ; l'autre que le sexe dépend des conditions du mélange des deux semences. A ne com- parer que les deux données de Censorinus sur ce second point, on pourrait même croire que l'accord était complet ; mais il n'en est rien, quoiqu'on puisse ramener à un sens très voisin de l'opi- nion d'Alcméon les vers latins traduits de Parménide que Gaelius Aurelianus a conservés (1). En effet, Censorinus lui-même, Aétius (*) Femina virque simul Veneris quum germina miscent Unius in formam diverso ex sanguine, virtus Temperiem servans bene condita corpora fingit ; At si virtutes permixto sanguine pugnent Nec faciant unam, permixto in corpore dirae Nascentein gemino vexabunt semine sexum. 216 pour l'histoire de la science hkllknk. et un vers (v. 150) de Parménide conservé par Galien nous attes- tent que TÉléate avait émis une autre opinion assez difficilement conciliable avec la précédente, et d'après laquelle le côté du corps d'où provient la semence détermine le sexe qu'elle tend à donner, masculin pour la droite, féminin pour la gauche. Cette opinion qui, plus ou moins modifiée, fut appelée à une assez grande vogue parmi les successeurs de Parménide, est évi- demment une simple hypothèse a priori; mais elle frappe par son caractère pythagorien. C'est l'application risquée de la corrélation entre les deux couples de contraires, droit-gauche, mâle-femelle. Nous savons aussi que Parménide avait établi de même une corré- lation entre les deux couples mâle-femelle, froid-chaud, mais en considérant les femmes comme plus chaudes que les hommes, tandis qu'Empédocle, en retournant la relation, se conforma plus exactement au parallélisme pythagorien. Si ces rapprochements étaient suffisants pour asseoir une opinion, on pourrait dire que Parménide a certainement connu l'ouvrage d'Alcméon et qu'il l'a utilisé, mais sans s'astreindre aucunement à le suivre, qu'il a même négligé ce que cet ouvrage pouvait contenir d'observations scientifiques, pour en exagérer la partie conjecturale en poussant logiquement à bout les tendances pythagoriennes. 10. Avant de quitter Alcméon, il ne sera pas hors de propos d'ajouter quelques remarques sur ses opinions physiologiques. J'ai déjà remarqué que la question du principat de l'âme est bien postérieure au Ve siècle; de fait, elle appartient aux stoïciens (Diog. L., VII, 133), et le chapitre qui concerne ce sujet, dans Aétius (IV, 5), n'est certainement pas emprunté à Théophraste. L'opinion, deux fois attribuée par le compilateur à Alcméon sur le siège de ce principat, ne peut donc être tirée que d'un manuel stoïcien ayant la prétention de traiter la question historiquement, mais elle y a été insérée simplement sur le vu du témoignage de Théophraste relatif à la théorie des sensations d'après le Croto- niate.. Ce document n'a donc aucune valeur. Nous devons dès lors refuser toute créance à la donnée d'Aétius (V, 17) d'après laquelle Alcméon aurait regardé le cerveau comme la première partie qui se forme dans l'embryon. Ce même chapitre d'Aétius, très écourté, est entaché d'une autre erreur patente au sujet d'Aristote: le passade correspondant «le Censorinus (V, 5 CHAPITRE VIII. — HIPPASOS ET ALCMÉON. 217 à VI, 2) paraît beaucoup mieux représenter le texte des Placita primitifs. Alcméon aurait bien soulevé la question, mais en la laissant indécise; après lui la priorité aurait été attribuée au cerveau par Anaxagore et par Hippon, au cœur par Empédocle, sans que du reste ils aient eu recours à l'observation, pas plus que ceux qui émirent des opinions divergentes ; tous se laissent guider par des motifs a priori. L'opinion attribuée à Alcméon, sur l'origine de la liqueur sémi- nale, paraît également suspecte comme se rattachant toujours à l'idée du principat du cerveau et comme assez peu en concordance avec le texte de Censorinus (i). Mieux garanties semblent les données relatives à la nutrition du fœtus et à la stérilité des mules. Sur le premier point, Alcméon se montre d'une ignorance assez singulière chez un médecin; sur le second, il paraît au moins avoir cherché à observer la nature. Enfin, la cause qu'il aurait assignée au sommeil et à la mort, indique assez bien chez le Crotoniate, en même temps qu'une étude réelle des faits, la tendance aux anticipations hâtives et aux rapprochements mal approfondis qui semble la condition inévitable du progrès scientifique au début de toute théorie. Alcméon avait remarqué, autant qu'on en peut juger à travers l'obscurité du texte, que les artères sont remplies de sang pendant la vie, vides pendant la mort. Dans ce qui pour nous n'est qu'une conséquence, il avait cru rencontrer la cause; comme maintenant le sommeil lui paraissait frère de la mort, il avait cru pouvoir conclure immé- diatement qu'il était amené par cette même cause, agissant toutefois d'une façon moins complète. En somme, les débuts de la physiologie, malgré l'ancienneté des pratiques médicales, nous apparaissent aussi informes, aussi entachés d'erreurs grossières, aussi embarrassés de questions mal posées que ceux des autres sciences naturelles. Tout était à faire pour les Grecs du Ve siècle, sauf les fondements de l'astronomie, établis grâce aux longues observations des Chaldéens. (*) V, 2, 3. « Hippon, de Métaponte ou de Samos, suivant Aristoxène, croit que la semence provient de la moelle, et cela lui paraît prouvé, parce que si on tue les mâles après la saillie des troupeaux, on trouverait la moelle épuisée. Mais cette opinion est réfutée par d'autres, comme Anaxagore, Démocrite, Alcméon de Crotone, qui répondent qu'après la saillie les mâles ont perdu non seulement de la moelle, mais aussi de la graisse et de la chair. » CHAPITRE IX PARMENIDE D'ELÉE I. — La Vérité et l'Opinion. 1. Dans le chapitre précédent d'une part, et, de l'autre, dans celui consacré à Xénophane, j'ai déjà suffisamment indiqué comment je comprenais la double position prise par Parménide alors qu'il expose d'un côté ce qu'il considère comme la vérité, qu'il développe de l'autre les opinions des mortels. La vérité, telle que l'enseigne l'Él^ate, constitue sa doctrine propre sur le monde : il le conçoit comme sphérique et par consé- quent limité, mais néanmoins remplissant tout l'espace. Le vide absolu est impossible; le vide relatif des pythagoriens est égale- ment nié. L'univers est partout également et uniformément plein; il subsiste tel de toute éternité, et il est nécessairement immobile. Cette conception est entièrement réaliste. L'originalité indéniable qu'elle présente ne consiste pas précisé- ment dans les traits que je viens de rappeler. C'est la thèse moniste des Ioniens que Parménide essaie de développer scientifiquement en face du dualisme pythagorien; pour cela il abandonne le dogme de la révolution universelle, incompatible, à ses yeux, avec la limi- tation de l'espace qu'il professe en termes exprès, ce qui le sépare radicalement de Xénophane; il rejette également l'idée de genèses et de. destructions successives se répétant périodiquement coin i no conséquences de la révolution éternelle. Mais ce qui le singularise bien davantage, c'est qu'il n'essaie pas d'expliquer les phénomènes dans sa thèse; il lui suffit de l'avoir posée dans sa rigueur logique. La physique qu'il enseigne appartient au domaine de V opinion. Sur ce nouveau terrain, Parménide n'est pas. ;'i proprement CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE d'ÉLÉE. 219 parler, original. Là il se montre réellement disciple des pythago- riens; s'il conserve une certaine indépendance, il marche dans le sens de l'enseignement qu'il a reçu, plutôt qu'il ne manifeste des tendances opposées. On peut bien dire que sa physique n'est pas vraiment pythagorienne, qu'il a fait de sérieux emprunts aux Ioniens. Mais, si cela est exact, on doit ajouter que c'est parce qu'il n'y a jamais eu de physique pythagorienne réellement définie, et que celle de Parménide n'en constitue pas moins le document le plus considérable que l'on possède sur les opinions prédomi- nantes au sein de l'école italique, au moment où il composa son poème. L'enseignement ésotérique des pythagoriens, abstraction faite de la partie mystique, devait en effet essentiellement consister dans l'étude des quatre mathèmes, l'arithmétique, la géométrie, la sphérique (astronomie théorique) et la musique. Parménide ne semble guère y avoir participé, si ce n'est pour certains résultats relatifs à l'astronomie. L'enseignement exotérique au contraire comprenait la physique et il était présenté comme conjectural. A l'origine, le fonds en fut principalement fourni par la tradition ionienne (Thaïes et Anaxi- mandre), mise en rapport avec les progrès des connaissances scientifiques d'un côté, de l'autre avec une thèse dualiste et avec un dynamisme exprimé sous une forme plus ou moins mythique. Dans la suite, ce fonds originaire fut librement modifié suivant les tendances personnelles des principaux chefs de l'École. Ceux des pythagoriens qui voulurent donner à l'enseignement physique une forme écrite fixe (Hippasos, Alcméon), firent néces- sairement secte; en tout cas, la thèse dualiste originaire, qui avait un caractère concret, subit en particulier de très bonne heure des transformations radicales et finit par devenir purement abstraite. Telles sont les thèses que j'ai mises en avant et qu'il me reste à développer en ce qui concerne Parménide du moins; quant aux pythagoriens, ce que j'en ai dit a déjà été justifié ou se trouvera l'être dans le cours de ce chapitre. 2. La façon dont je caractérise et j'explique la thèse de l'Éléate concernant la vérité, tout en se rapprochant très sensiblement, quant au fond des choses, de l'exposition de cette thèse par Éd. Zeller, n'en contrarie pas moins les opinions qui ont commu- nément cours sur le sens des doctrines de Parménide. C'est lui en 220 POUR l'histoire de LA science hellène. effet qu'on est habitué à considérer comme le père de l'idéalisme, quand on ne remonte pas jusqu'à Xénophane. D'un autre côté, depuis Platon et Aristote, la thèse éléatique est regardée comme directement opposée à celle d'Heraclite : l'une immobilise l'être, l'autre le montre insaisissable dans le perpétuel devenir; on est donc porté à croire à une véritable contradiction historique. Je ne m'arrêterai pas sur ce second point ; Éd. Zeller me paraît avoir suffisamment fait justice du préjugé courant; il a sérieuse- ment établi que le poème de l'Éléate et le discours de l'Éphésien sont sensiblement de la même date, et qu'aucun des deux auteurs n'a dû connaître l'œuvre de l'autre. Je dirai plus : de toutes les doctrines ioniennes, celle d'Heraclite est en fait la plus voisine de la thèse de Parménide ; l'Ephésien est moniste et nie la révolution diurne; au point de vue concret, le seul considéré à cette époque, c'est là l'essentiel. Évidemment, si l'on se place au contraire au point de vue abstrait, il y a une grande différence entre s'attacher à la permanence de l'être ou bien insister sur l'universalité du devenir. Mais la divergence n'existe que dans les tendances individuelles des deux pensées; elles partent d'un même fond commun, et Platon essaiera de les réunir. La question capitale est de savoir comment précisément les penseurs de l'âge hellène, dans le courant du ve siècle, arrivèrent à se dégager du concret et à se placer au point de vue abstrait. On est d'accord pour reconnaître que cette évolution décisive s'accom- plit sous l'influence de l'école éléatique; or cette école ne nous présente que trois noms, Parménide, Zenon et Mélissos, si du moins, comme je le crois, on doit écarter Xénophane. Quel fut le rôle de ces trois penseurs? Le premier avait-il déjà accompli le progrès dans son entier ou bien le changement de front ne s'est-il effectué que peu à peu, suivant des stades distincts qu'il serait possible de bien préciser ? Mélissos, maltraité par Aristote, laissé au second plan par Platon, nous représente cependant, d'après ses fragments, un idéalisme bien décidé; ce qui le caractérise d'ailleurs à cet égard, c'est qu'il n'est aucunement physicien; l'explication du monde phénoménal ne le préoccupe en rien; il reste constamment sur le terrain qui, depuis, a été qualifié de métaphysique. Les hardis paradoxes de Zenon d'Élée semblent, à première rue, appartenir au même domaine ; il est certain que leur célébrité et CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE D'ÉLÉE. 221 en même temps la forme logique, rigoureusement abstraite, de son argumentation ont eu une influence prépondérante sur l'évolution que nous cherchons à analyser. Mais j'essaierai de montrer, dans le prochain chapitre, que le but poursuivi par Zenon était en réalité très différent de celui qu'on lui attribue d'ordinaire, et qu'il n'a nullement mis en doute la possibilité logique des phénomènes. Parménide enfin se montre sous une double face; à la fois tourné vers le passé et vers l'avenir, il est en même temps physicien probabiliste, et logicien dogmatique. Mais s'il se place successivement aux deux points de vue, il ne cherche pas à réunir, dans une synthèse commune, le double aspect des choses. C'est là, je l'ai dit, son caractère essentiel; c'est par là qu'il a fourni à l'idéalisme sa matière propre, en même temps qu'il lui donnait sa forme, en créant le genre de logique qui lui est spécial. Si maintenant Mélissos n'avait pas développé les dernières conséquences de l'application de cette forme à cette matière, ni Platon ni Aristote n'auraient attribué à la dialectique de Zenon une portée qu'elle n'avait pas atteinte ; ni l'un ni l'autre n'auraient recherché la même doctrine jusque chez Parménide et nous le considérerions sans doute comme un pur réaliste. 3. Nous possédons encore de fait la presque totalité de la partie du poème de l'Éléate relative à la vérité; il est clair, du moins, que dans ce qui nous reste, rien de sérieusement important ne fait défaut. Un examen attentif de ces longs fragments dont l'authenticité est d'ailleurs incontestable, doit donc suffire pour nous renseigner pleinement sur le véritable sens de la thèse soute- nue, et nous n'avons à nous préoccuper aucunement des commen- taires postérieurs dont elle a été accompagnée. Écrits suivant des idées préconçues, ces commentaires ne pourraient que nous égarer; il est seulement nécessaire que nous nous rendions bien compte que Parménide vivait certainement dans un milieu entièrement réaliste et que son langage dès lors ne peut être compris que si l'on replace, sous les termes abstraits qu'il emploie, les concepts de l'époque. L'être de Parménide, c'est la substance étendue et objet des sens, c'est la matière cartésienne; le non-être, c'est l'espace pur, le vide absolu, l'étendue insaisissable aux sens. Avec cette clef, le poème 222 pour l'histoire de la science hellène. tout entier devient d'une clarté limpide; sans elle, tout resté obscur et incompréhensible. L'espace pur ne peut aucunement exister; il n'est ni pensable ni exprimable; cela suffit pour lui dénier toute possibilité. \'«>ilà te point de départ de Parménide, et de son temps cela ne pouvait souffrir aucune contradiction. Personne n'avait encore considéré l'espace autrement que comme le lieu de la matière; les atomistes n'étaient pas encore apparus, et l'on doit même dire que l'abstrac- tion nécessaire pour constituer le concept de l'espace pur eût été impossible sans les abstractions contraires de l'Éléate. Ce dernier û'a à combattre que le vide relatif des pythagoriens et son triomphe est facile. Le point de départ admis, il est aisé de démontrer que la matière est inengendrée et impérissable, qu'elle ne peut ni croître ni diminuer. Il en résulte de même immédiatement qu'elle est continue et forme ainsi un tout unique. Ce tout est dès lois nécessairement immobile. Enfin Parménide affirme qu'il est limité ; c'est qu'on ne peut concevoir un tout comme indéfini ; il le détermine par suite comme ayant une forme sphérique, par raison de symétrie et par exclusion du vide. L'espace limité et rempli par la matière, voilà donc en somme à quoi se réduit la thèse de Parménide. Elle ne met en question ni les phénomènes particuliers, ni les apparences de genèse et de destruction qui en résultent» Mais, s'il n'y a rien de plus, pourquoi donc cette séparation absolue entre le domaine de la vérité et celui de l'opinion? et quelle valeur au juste Parménide attribue-t-il à sa physique conjecturale? Cette valeur, il la définit lui-même par les paroles qu'il met à la fin de son prologue dans la bouche de la divinité qui l'accueille (v. 28-32). Il est clair qu'il attribue en réalité à son exposition physique une importance considérable, tout en distinguant des vérités nécessaires les conjectures les plus plausibles. La différence entre les deux domaines consiste pour Parménide en ce qu'il considère sa thèse comme rigoureusement démontrée, comme établie par la seule force de la raison de manière à entraîner une conviction absolue; l'explication dos phénomènes particuliers, au contraire, n'est pas à ses yeux susceptible de démonstrations; là-dessus on peut atteindre la probabilité, non la certitude; mais L'explication n'est pas pour cola nécessairement fausse. 223 Parménide ne s'est point préoccupé, ai-je dit, de mettre d'accord son univers physique avec les conditions de son univers théorique. Mais aucun obstacle sérieux n'empêchait cet accord; pour l'établir, que faut-il ? Deux choses, dont l'une au moins a été indiquée par lui : il faut rejeter le dualisme pythagorien concret et revenir au monisme d'Anaximandre ; d'autre part, pour obtenir l'immobilité de l'ensemble de l'univers, malgré les apparences de la révolution diurne, il suffit d'affirmer, au-dessus des feux célestes, le repos de la couche supérieure, de l'I^axcç SXuproç. A cela nulle difficulté; si Parménide n'est point entré dans cette voie, c'est qu'en somme il a trouvé le dualisme plus commode pour l'exposition physique et qu'il a jugé impossible d'arriver à la certitude avec une explication monistique des phénomènes. 4. Ainsi le rôle de Parménide, tel du moins qu'il nous apparaît daus son poème, est d'avoir, le premier, essayé de jeter les bases de ce que nous appelons la théorie de la connaissance. Déjà l'en- seignement pythagorien des mathèmes avait fait sentir la différence entre la rigueur des démonstrations abstraites et l'incertitude des conjectures par lesquelles on essaie de s'élever au-dessus des données immédiates de l'expérience concrète. Parménide cherche ce que l'on peut établir par la seule logique relativement à l'uni- vers; voilà la vérité, voilà la certitude. Le reste est loin d'être négligeable; mais il faut reconnaître les limites de l'esprit humain et se contenter du plus ou moins plausible, suivant la nature des questions. Son point de départ, pour ses démonstrations exactes, est faux ; par suite, ses conséquences sont erronées. Il n'en a pas moins l'immortel honneur d'avoir posé très justement la question; de son temps, la science de la nature, eu égard aux problèmes abordés par les Ioniens, ne pouvait s'élever au-dessus du probabilisme; il fallait de longs travaux et des études infinies de détails, avant d'apprendre quel genre de certitude peuvent donner l'observation et l'expérience. Mais même aujourd'hui, nous devons toujours soigneusement distinguer, dans la science, entre l'hypothèse utile ou commode et la vérité rigoureusement déduite. Quelle peut être maintenant l'origine des prémisses servant aux démonstrations exactes? Si elles remontent à l'expérience, elles sont entachées d'incertitude dans les limites des erreurs des sens; leurs conséquences peuvent-elles être valables autrement que par 224 pour l'histoire de la science hellène. une approximation entre les limites correspondantes? Si l'on part de jugements a priori, leur vérité subjective est-elle susceptible d'une application objective? Naturellement ces questions n'exis- tent point encore pour Parménide; il postule simplement la négation de ce qui n'est pas intelligible et ne s'avise pas de rechercher pourquoi telle chose n'est pas susceptible d'être conçue, s'il s'agit vraiment d'une forme nécessaire de notre pensée ou seulement d'une lacune dans les éléments que lui fournit la sensation. Une des deux branches au moins du dilemme lui échappe ; l'autre ne peut donc être nettement aperçue. Mais, sous ces réserves, le postulat de l'Éléate n'en reste pas moins toujours applicable dans la science; celle-ci ne peut être construite qu'avec des notions claires et précises; ce qui n'est point intelligible n'existe point pour elle. C'est là le principe nécessaire, mais non suffisant, que Descartes nous a rappelé deux mille ans après Parménide. 5. Tel nous apparaît l'Éléate dans son poème, logicien rigou- reux, mais, malgré la forme abstraite de ses arguments, se bornant au point de vue concret où chacun avant lui était fatalement resté attaché. Dépassa- t-il ce point de vue plus tard, dans un enseignement d'école? La question mérite d'être posée, quoiqu'elle ne puisse guère être résolue avec précision. Comme Diels l'a fait ressortir (*), Parménide fonda probablement une école fermée, modelée en partie sur l'institut pythagorique, se distinguant elle aussi, par un genre de vie particulier, par le rapprochement étroit du maître et des disciples, par l'affectation d'un rôle politique. Le caractère propre de cette école fut certaine- ment, avant tout, l'exercice à l'emploi de la dialectique, suivant les principes posés par le maître. Toutefois, comme les abstractions de Zenon, quoique j'attribue toujours à sa polémique un objectif concret, me paraissent déjà singulièrement dépasser le cache t par Parménide, il m'est difficile de croire, avec Diels, que le poème du Maître ait été comme un catéchisme rédigé pour les besoins journaliers des exercices de l'école. Je le concevrais plutôt comme une œuvre de jeunesse (cf. v. 2 1) qui eut un succès mérité et attira autour de l'auteur des admira- teurs et des amis. Imiter ces raisonnements, essayer de les pousser (!) Veber die âUêiten l)lul<).})!u>)is< hulen lier Griechen (l*hilos. Ai'f- tâtte, 1886, p, 248 et suiv.). CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE D'eLÉE. 225 plus loin devint bientôt, dans ce cercle, une occupation courante. D'autre part, le succès même avait suscité des contradictions et Parménide était appelé à défendre verbalement ses opinions. Le peu de précision de sa langue poétique, défaut que, malgré tout son talent, il lui était impossible d'éviter, dut exercer, dans ces discussions, une influence notable et les faire dévier de leur objet réel. Tel vers (p. ex. 40 ou 94), écrit dans un sens réaliste, peut aujourd'hui être traduit dans la formule idéaliste la plus nette, et pouvait alors apparaître comme un paradoxe audacieux, un défi au sens commun. Loin de faire des concessions, l'ardent Zenon alla de l'avant, prit résolument l'offensive et jeta aux contradicteurs des négations encore plus incroyables. Si Parménide ne lui avait pas déjà donné l'exemple, il dut sans doute le suivre jusqu'au bout et ne pas déserter sa propre cause. Quant à Mélissos, il est clair qu'il imite la dialectique de l'École, mais qu'il l'ait connue autrement, que par les écrits qu'elle avait publiés, qu'il ait suivi l'enseignement verbal, c'est ce qui ne peut être établi historiquement. Jusqu'à preuve contraire, les thèses qui lui appartiennent en propre ne peuvent donc être mises au compte ni de Zenon ni de Parménide. II. — Le Dualisme physique de Parménide. 6. J'aborde maintenant l'examen des doctrines développées dans la seconde partie du poème de l'Éléate et que je regarde comme méritant une étude d'autant plus attentive qu'elles peuvent nous éclairer sur la nature des doctrines contemporaines dans l'école pythagorienne. Comme Fa très bien reconnu Éd. Zeller, ce sont en effet des opinions étrangères, nullement les siennes propres, qu'expose Parménide en physique. Il est vraiment singulier que l'illustre historien ne se soit pas sérieusement demandé à qui appartenaient ces opinions, qui bien certainement n'étaient pas vulgaires. Le dualisme établi dès le début de l'exposition exclut les théories ioniennes et nous jette en plein pythagorisme. Diels (l. c, p. 253) m'oppose que, malgré leur thèse monistique, les Milésiens, pour expliquer la formation du monde, recouraient à l'opposition de qualités contraires, comme le froid et le chaud (Anaximandre) ou le dense et le subtil (Anaximène), couples qui 15 226 pour l'histoire de la science hellène. s'identifiaient naturellement. Mais je ne vois nullement que la théorie ontologique de Parménide l'oblige à rejeter ces qualités, contre le témoignage très clair des sens. J'ai limité cette théorie aux bornes précises que lui assignent les fragments et il me semble impossible de l'étendre au delà, sans preuves bien convaincantes. En tout «as, il est bien clair que l'on n'a pas à considérer sans plus toutes les opinions de Parménide comme pythagoriennes. Bien loin de là, il faut une critique minutieuse pour discerner sur chacune d'elles si l'on se trouve bien en présence d'un emprunt authentique fait à l'École, ou, comme l'indique Zeller, d'une réminiscence des poèmes cosmogoniques, d'une théorie venue de l'Ionie, d'une formule que Parménide aura voulu marquer de son sceau personnel. La comparaison déjà faite entre lui et Alcméon, au chapitre précédent, indique suffisamment comment peut être conduite cette critique et à quels obstacles elle se heurte. Pouvons nous même espérer qu'elle nous conduise à la certitude historique? Il ne faut pas se faire d'illusions à cet égard; actuelle- ment l'histoire du pythagorisme antérieur à Philolaos est purement conjecturale; il s'agit seulement d'émettre de nouvelles conjectures et on devra s'estimer suffisamment heureux si elles arrivent à être plus plausibles que les anciennes, si elles permettent de jeter un peu plus de clarté dans les ténèbres et d'imaginer un peu plus fidèlement et le mystérieux point de départ de la doctrine pylha- gorienne, et la lente évolution qu'elle subit au sein de l'École, ayant de se trouver mûre pour la complète révélation. 7. J'ai déjà dit que le début de Parménide sur l'opinion (v. 113-121) nous jette en plein pythagorisme. Le dernier vers surtout me parait «ligne d'attention. Parménide veut faire connaître la science telle que la professaient ses contemporains ; mais, en Italie, seuls les pythagoriens avaient une réputation de science. Tant que nous n'aurons pas de preuve décisive que l'Éléate se préoccupe des Ioniens, nous axons droit «I;1 penser qu'il ne vise que jes Italiques. Quant au vulgaire, je ne puis vraiment concevoir comment VA. /«'lier (II, p. 57) y pense; le vulgaire tt'est certes pas particulière- ment dualiste et il y a une singulière exagération à dire que la perception sensible et l'opinion commune voient en toutes choses l'union de substances et de forces opposées. Mais cela serait-il vrai, que la réduction de toutes les oppositions à une seule fondamentale constituerait un pas immense, et rien CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE d'ÉLÉE. 227 ne me paraît motiver l'attribution de cette réduction à Parménide, alors qu'il la présente comme lui étant étrangère et alors que tout nous indique qu'elle avait été faite par les pythagoriens. D'autres erreurs, encore plus graves, ont cours au sujet de ces vers de Parménide. Les deux formes de l'être ne correspondent nullement, comme le prétend Aristote, à l'opposition de l'être et du non-être; il faut absolument torturer le sens pour y reconnaître cette opposition. De même, le rÂpaLç et Fa-sipcv des pythagoriens (ch. III, 2) étaient également matériels et avaient également droit au titre d'être. Le non-être (vide absolu) ne fut ajouté à l'être que par les atomistes; ils entrèrent les premiers dans la voie que l'Eléate avait voulu interdire, alors que, de son temps, le dévelop- pement des abstractions géométriques devait commencer à la rendre possible. Sa négation du non-être n'est donc, à proprement parler, dirigée contre aucune doctrine contemporaine, mais bien les conséquences qu'il en tire, comme l'unité et la continuité de la matière, etc. S'il décrit le feu comme homogène, c'est seulement pour opposer la ressemblance de cet élément à lui-même et sa différence par rapport au second élément ; il ne dit nullement que ce dernier est hétérogène. Une telle affirmation eût été un non-sens de sa part, car il n'aurait pu donner de motifs pour cette hétérogénéité, dont il n'avait d'ailleurs aucunement besoin. Mais une remarque capitale est à faire : il est clair que le corps subtil de Parménide correspond à l'&cetpbv de Pythagore, et son élément dense au izipy.~. Or, d'après la tradition, c'est ce dernier qui est au premier rang dans les oppositions pythagoriennes ; pour Parménide, c'est au contraire le corps subtil. La raison de ce renversement est facile à voir ; dans une cosmo- logie, il y a nécessité à introduire la lumière et les ténèbres ; or, la lumière ne peut être attribuée qu'au subtil, et, d'autre part, dans une opposition, elle doit occuper le premier rang. J'ai déjà signalé cette antinomie (ch. VIII, 1) et montré les conséquences qu'elle a dû exercer sur l'évolution des doctrines pythagoriennes. Il est donc clair qu'ici la physique de Parménide ne peut repré- senter l'enseignement même de Pythagore. Mais celui-ci a-t-il réellement professé une doctrine complète en physique? C'est là ce que je mets en doute. L'enseignement oral est en tout cas séparé par une telle distance d'une rédaction que tout pythagorien qui a écrit a nécessairement fait secte dans l'École ou s'est rattaché 228 POUB L'HISTOIRE DE l.A SCIENCE HELLÈNE. à une secte. Parménide a écrit sa physique comme un pythagorien l'eût fait; il n'a donc pas échappé à la loi fatale; il faut donc le regarder comme un sectaire; mais il n'en est pas moins beaucoup plus fidèle au dogme primitif que tout autre sectaire connu, et surtout que Philolaos. 8. Je ne m'arrêterai pas longtemps à la donnée péripatéticienne d'après laquelle Parménide aurait donné à son élément subtil le rôle actif de cause, à son élément dense le rôle passif de matière. Éd. Zeller en a fait justice au fond; quant à la possibilité qu'elle ait trouvé une apparente justification dans le langage de l'Éléate, il faudrait savoir comment il expliquait la genèse du monde et comment il en comprenait la destruction. A cet égard malheureu- sement, nous n'avons que quelques indices absolument insuffisants et dont nous ne pouvons même guère apprécier la valeur. Censorinus (IV, 3) nous dit : « La première de ces opinions, à » savoir que le genre humain aurait toujours existé, a eu pour » auteurs Pythagore de Samos, Ocellus de Lucanie, Archytas de » Tarente et en général tous les pythagoriens. Mais Platon d'Athè- » nés, Xénocrate, Dicéarque de Messine et les philosophes de » l'ancienne académie ne paraissent pas avoir pensé autrement. *» Enfin Aristote de Stagire, Théophraste et nombre d'autres péri- » patéticiens célèbres ont écrit dans le même sens. A ce sujet, ils » disent qu'il est tout à fait impossible de déterminer si les oiseaux » ou si les œufs ont été formés d'abord, puisqu'il ne peut y avoir » d'œuf sans d'abord un oiseau, ni d'oiseau sans d'abord un œuf. » Par suite, tous les êtres qui ont été ou seront jamais dans ce » monde éternel n'ont eu aucun commencement, mais il y a un » circulus d'engendrements et de naissances, où chacun d'eux » trouve à la fois son origine et son terme. » Les pythagoriens ont cependant exposé des genèses et Platon les a imités dans le Timée. Dès lors, même si ces genèses n'avaienl qu'un sens mythique, Parménide, d'après son plan, devait en donner une; il aurait même (5) parlé d'une destruction, mais sans s'expliquer davantage là-dessus. Quant aux très vagues données qui se rapportent à ce sujet dans sa doxographie, elles n'ont guère de caractères qui permettent de les rattacher à quelque autre physique particulière. Cependant j'ai déjà signalé (p. 216) la corrélation entre les couples mâle-femelle, tVoid-chaud, d'après laquelle il faisait battre à l'origine les mâles CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE d'ÉLÉE. 229 au nord, les femelles au midi (15). Pour le reste de la généra- tion des êtres vivants, il semble avoir indiqué la voie suivie par Empédocle (16). Enfin son opinion sur la formation des astres et de l'air (11) (12) a un certain rapport éloigné avec la doctrine d'Anaximandre. III. — La Cosmologie. 9. C'est surtout dans sa cosmologie que Parménide parait avoir suivi les enseignements scientifiques de Pythagore ; le fait qu'on lui attribue, en même temps qu'au Samien, diverses découvertes capitales (la sphéricité de la terre, avec la théorie des zones; l'identification de l'étoile du soir et de l'étoile du matin) ne peut guère être expliqué que si on le considère comme ayant publié le premier ces vérités reconnues par le Maître. J'ai déjà parlé (ch. VIII, 5, 7) de la sphéricité de la terre et de l'explication des phases de la lune; quant à la reconnaissance de la planète Vénus, il ne s'agit point sans doute d'une découverte faite par Pythagore lui-même, mais d'une donnée empruntée aux barbares (Chaldéens ou Égyptiens) en même temps probablement que la connaissance des autres planètes. Toutefois, ici Parménide ne serait point le premier écrivain qui aurait réfuté l'erreur popu- laire, si, comme l'affirme Achille, il a été devancé par le poète Ibycus de Rhégium. Mais, en dehors de ces points spéciaux, l'ensemble du système, pour tout ce qui, de la part de Pythagore, ne pouvait être l'objet que de conjectures, paraît offrir une originalité propre ou, s'il donne lieu à des rapprochements, c'est surtout avec les conceptions d'Anaximandre. Ceci ne doit pas nous étonner; car, si les opinions physiques qui faisaient partie de l'enseignement exotérique ont été en majeure partie empruntées par Pythagore soit aux barbares, soit aux Hellènes, ainsi que semble l'indiquer le jugement que porte Heraclite sur lui, nul, plus qu'Anaximandre, ne pouvait lui offrir une mine précieuse. Mais, d'un autre côté, si Parménide n'a nullement été ni le . disciple ni le continuateur de Xénophane, il en connaissait certai- nement les poésies, et celles-ci ont pu être un autre canal par où lui seront arrivées au moins certaines expressions du Milésien. Il y a là une possibilité dont il faut tenir compte, au point de vue particulier de la recherche que nous avons entreprise. 230 pour l'histoire de la science hellène. Ainsi, quand on nous dit (Aétius, II, 43 et 17) que, d'après Parménide, les astres sont « feutrés » de feu et qu'ils sont nourris des exhalaisons de la terre, l'influence de la tradition ionienne exercée par l'intermédiaire de Xénophane est assez probable; mais je ne puis apercevoir d'autres traces de cet intermédiaire. Au contraire, si Parménide place la terre au centre du monde et qu'il explique son immobilité par le fait de cette situation centrale et l'absence d'un motif qui la ferait tomber d'un côté plutôt que d'un autre (13), nous retrouvons la pure doctrine d'Anaximandre et il est certain cette fois qu'elle ne vient point du poète de Colophon. On pourra dire que ce point a pu être facilement réinventé en Italie; mais l'idée que le soleil et la lune se sont détachés (àzoy.p'Oï^ai) de la voie lactée (11), celle que le soleil et la voie lactée sont des soupiraux de feu (dwxzvo/jv, Anaximandre èxxvo^v), nous reportent également à la genèse et à la cosmologie du Mile- sien. Enfin l'hypothèse des couronnes de Parménide me semble aussi directement empruntée aux conceptions d'Anaximandre. 10. Le texte capital relatif à cette hypothèse (11) a en général été assez mal compris. La description, passablement confuse, permet certainement différentes interprétations; il est clair, en tout cas, que la première question à résoudre concerne la forme des couronnes. Éd. Zeller, s'appuyant sur la sphéricité de la couche enveloppante qu' Aétius dit solide et qu'il appelle éther, ainsi que sur celle du noyau central (la terre), dit qu'on ne voit guère ce que pourraient être les couches intermédiaires si elles n'étaient des sphères creuses. Je crois au contraire qu'on doit les considérer comme affectant la forme de couronnes cylindriques emboîtées les unes dans les autres. Cette représentation est exactement celle du mythe d'Ki au livre X de la République de Platon, et il ne me semble pas douteux que ce soit au système de Parménide que ce mythe fasse directement allusion. Le fuseau central de la Nécessité l'indique suffisamment; si la présence des sirènes est une marque de l'Nlhagorisme, elle peut seulement Bignifier soit les relations de Parménide avec l'École, soit plutôt l'origine des déterminations particulières que donne Platon et qui évidemment ne remontent pas à l'Éléate. CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE D*ELÉE. 231 Reportons-nous à la conception d'Anaximandre et essayons de la traduire dans le langage de Parménide. Le Milésien suppose trois couronnes concentriques à la terre, à des intervalles numéri- quement déterminés et correspondant à la voie lactée, à l'orbite de la lune et à celui du soleil; ces couronnes sont formées de l'élément relativement dense et obscur (air) et remplies de l'élément .subtil et lumineux (feu); ce feu s'échappe par des soupiraux ménagés à travers l'enveloppe dense et nous apparaît ainsi sous la forme des astres. Que faut-il pour identifier cette description avec celle du système de Parménide par le doxographe? Il suffit de considérer chaque intervalle entre deux couronnes successives comme formant lui-même une couronne sombre. Reprenons maintenant la description du doxographe et discutons- la plus attentivement. Il est clair, en effet, que la restitution qui précède ne peut correspondre exactement au système exposé par Parménide ; il est malheureusement trop certain d'autre part que l'exposition de l'Éléate, par suite du peu de précision de ses expressions poétiques, donnait facilement lieu à des méprises et les textes d'Aétius n'en sont pas exempts. En premier lieu, la voûte solide qui enveloppe l'univers comme un mur n'appartient point à la doctrine d'Anaximandre, tandis qu'elle est empruntée au système d'Anaximène. Mais, quoique Empédocle ait plus tard adopté la même conception en s'inspirant peut-être du langage de Parménide, on peut, ce semble, soup- çonner une erreur. L'Eléate ne distinguant que deux éléments, une épithète donnée au dense a pu être entendue dans le sens de solide, tandis qu'il est certain, par ce qui est dit de la lune, que l'air obscur était compté comme dense par Parménide. La con- fusion me paraîtrait certaine si le poète avait réellement désigné cette voûte sous le nom d'aiôifjp ; mais là encore il y a doute, car, dans les vers qui nous restent de lui (ex. v. 441), cette expression semble plutôt désigner la substance au sein de laquelle sont plongés les astres, tandis que la voûte sphérique extrême serait appelée cjpavbç àjAçlç lyun ou bien 5Xuji.soç ïr/x-zq. En tout cas, on peut dire que Parménide s'était exprimé avec ambiguïté, et cela peut-être volontairement. Remarquons aussi que cette enveloppe limite ne joue aucun rôle dans les phénomènes, qu'elle peut donc être considérée comme immobile; dans ce cas ce serait une con- ception propre à Parménide. A l'intérieur de la voûte sphérique obscure vient d'abord une 232 pour l'histoire de la science hellène. couronne, ignée d'après Aétius. Il ne me parait pas douteux qu'il ne faille y reconnaître la voie lactée; mais ce n'est point une couronne de feu pur; car, si le feu semble former une enceinte continue, il n'apparaît en fait que par expiration, et la nuance blanchâtre de la couronne est précisément due au mélange des deux éléments (13). Au reste, nous avons encore un vers de Parménide; avec la leçon de Diels, 126. Ai yàp oreivoTepai u^yjvto uupo; axp^toio, il correspond exactement à la conception d'Anaximandre, le feu à l'intérieur d'une couronne creuse. De même, la dernière couronne qui enveloppe le noyau central et qu'Aétius dit également ignée, n'est certainement pas non plus de feu pur ; cette couronne ne peut être que notre atmosphère, ou du moins sa partie lumineuse (éclairée), puisque Parménide compte l'air obscur comme faisant partie de l'élément dense. Les couronnes intermédiaires, mixtes des deux éléments, comme les autres, mais où la lumière a moins de prédominance, et entre lesquelles, d'après le vers 127, on pourrait même supposer des couronnes entièrement obscures, doivent correspondre, à partir de la terre, aux orbites de la lune, du soleil et des cinq planètes; car, quoique Parménide semble n'avoir parlé expressément que de Vénus, les autres planètes qu'Anaximandre n'avait pas distinguées des étoiles devaient sans doute être également connues des pre-' miers pythagoriens. 11. Si l'on fait abstraction de la conception spéciale de l'air lumineux comme igné, on peut dire, en somme, que la représen- tation que Parménide se fait du monde dérive de celle d'Anaxi- mandre, modifiée surtout en raison du progrès scientifique. Ainsi ce progrès a fait multiplier les trois anneaux du Milésien ; il a dû également amener une interversion dans leur ordre, puisque Anaximandre regardait la voie lactée comme étant plus voisine de la terre que la lune et le soleil. A la vérité, d'après Aétius (11), Parménide aurait conservé le même ordre; il aurait placé, au plus loin de la terre, Vénus dans l'éther, au-dessous le soleil, puis les astres dans la région ignée qu'il appelait Ouranos; mais cet ordre a été conclu faussement d'une interprétation rigou- reuse donnée à tort aux termes d'Éther et d'Ouranos. Le progrès de la science a consisté ici dans une réflexion CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE d'ÉLÉE. 233 plus approfondie sur les mouvements des corps célestes, qu'en fait Anaximandre n'avait nullement expliqués. Nous avons vu (ch. VIII, 5) Alcméon poser la révolution des planètes comme s'efïec- tuant d'occident en orient à l'opposite du mouvement des fixes, et nous avons fait honneur à Pythagore de ce progrès qu'on ne saurait trop rehausser. Désormais le mouvement apparent des astres errants est résolu en ses deux composantes, la révolution diurne commune à tout le ciel, et le mouvement propre, beaucoup plus simple que l'apparent; c'était là le premier pas à faire; maintenant la route est frayée, les autres progrès s'accompliront en leur temps. Cette conception devait avoir une conséquence immédiate pour l'ordre des astres (voir p. 158); il convenait évidemment de ranger les planètes suivant l'ordre de vitesse de leurs mouvements propres et de placer la plus lente au plus près du ciel des fixes, du moment où la lune était supposée plus près de la terre que le soleil (d); on arrive ainsi naturellement à l'ordre que suit Platon dans le mythe d'Er et qui devait être celui de Parménide, comme il avait été celui d'Anaximène. Il faudrait maintenant pouvoir décider si le système d' Anaxi- mandre, ainsi mis à hauteur des découvertes les plus récentes au temps de Parménide, lui a été ou non transmis par les pythago- riens; j'écarte Pythagore, dont Alcméon, je crois, représente plus fidèlement l'opinion véritable, quand il considère les astres comme animés, quand il voit dans leur mouvement circulaire et uniforme que l'homme ne peut imiter, en joignant les deux bouts de sa vie, la preuve de leur divinité. Le système de Parménide a incontestablement une apparence trop mécanique, surtout si l'on fait abstraction du complément dynamique de la Nécessité, sur lequel nous allons revenir à l'instant, et si l'on s'attache de trop près à la représentation de Platon; mais les pythagoriens ont constamment oscillé du dynamisme au méca- nisme, suivant la double direction imprimée par le théosophe et par le mathématicien qui se sont trouvés réunis en leur maître ; d'ailleurs, jusqu'au trait de génie de Philolaos, la révolution diurne, 0 Si Parménide a dit (12) que la lune est égale au soleil, cela doit s'enten- dre seulement de l'apparence; je ne puis comprendre l'opinion de Karsten que le mot «égal» ne se rapporte pas à la grandeur, mais à l'orbite. La supposition de l'égalité des orbites eût entraîné celle des dimensions, puisque les diamètres apparents étaient égaux pour les anciens. 234 pour l'histoire de la science hellène. surtout reconnue dans le mouvement des planètes, ainsi que nous l'avons dit, ne pouvait se comprendre sans une liaison mécanique qu'on devait même être tenté de se représenter comme établie par une matière solide. Dans le langage dualistique de Parménide, il devait y avoir ambiguïté, nous l'avons vu, sur le caractère de cette liaison ; peut-être cette ambiguïté existait aussi dans sa pensée. Il est certain que, si la physique de Parménide se présentait avec les seuls traits que nous avons marqués jusqu'à présent, surtout si nous la dégagions de quelques éléments conjecturaux que nous y avons introduits, PÉléate nous apparaîtrait comme un disciple d'Anaximandre passablement fidèle à la tradition de son maître. Mais nous allons le voir mêler à cette tradition, en dehors du dualisme fondamental, deux autres éléments incontestablement pythagoriques ; d'autre part, ses relations, le milieu où il vivait, le langage qu'il tient, tout indique que les opinions qu'il expose appartiennent au pythagorisme exotérique. Il faut donc admettre .ou bien que cette École n'avait pas, en réalité, de système physique et que Parménide s'est trouvé obligé par son plan de recourir à une doctrine ionienne, ou bien que cette doctrine formait encore de son temps le fonds essentiel de la physique des pythagoriens du dehors, et que c'est par eux qu'il l'a connue, en même temps que les découvertes scientifiques qui avaient transpiré hors du cercle des mathématiciens. Cette dernière supposition paraîtra sans doute la plus vraisemblable. IV. — Les Éléments pythagoriques du système. 12. Les deux éléments nouveaux introduits par Parménide dans la tradition ionienne et sur le caractère pyihagorique desquels il me reste à insister, sont, d'une part, les personnilieations mytho- logiques de l'Ananké et de sa descendance, de l'autre, la théorie relative à la lumière de l'atmosphère. Ce n'est pas seulement dans Aétius (41 h mais aussi dans des vers.(v. 128-132) qui nous restent de Parménide que nous voyons qu'il plaçait au centre du monde la divinité qui gouverne toutes choses, qui a conçu l'Amour, premier de tous les dieux, et qui pousse l'un vers l'autre le mâle et la femelle ('). (') On peut se demander si Parménide désigne ainsi symboliquement la lumière et les ténèbres. Éd. Zeller L'admet : mais -i l'Été ite avait réduit systé- CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE d'ÉLÉE. 235 Les dénominations de èfewj et de KXrfioir/cq indiquées par le doxographe pour cette divinité semblent provenir d'une confusion occasionnée par le vers 44 du prologue. Le nom d'Ananké paraît au contraire garanti par Platon (Banquet, 195 c) dont le langage confirme aussi le passage où Cicéron (9) fait naître, après l'Amour, la Guerre et la Discorde. Nous voilà bien près de la Philotès et du Neikos d'Empédocle. Ces personnifications mythiques sont absolument spéciales à l'école pythagorienne, qui en a abusé jusqu'à attribuer aux nom- bres de la décade des noms de divinités (*). L'origine de cette coutume parait remonter jusqu'au Maître, quoique la plupart des fantaisies auxquelles elle a donné lieu soient évidemment très postérieures. Du reste, la plus grande liberté semble avoir été constamment laissée à ces fantaisies; il importe donc peu de rechercher si Parménide a ou non usé de la sienne, s'il s'est ou non inspiré d'Hésiode; le point important n'est pas tant la forme mythique dont il a usé que le fait qu'il en a employé une. Cet anthropomorphisme poétique avait été le premier procédé par lequel l'esprit aryen, prenant conscience de lui-même, avait essayé de distinguer de la matière des choses les forces qui les actionnent ; au début de la science hellène, il sert encore au même usage, et bien qu'il soit désormais incapable de donner la vie à la moindre divinité, bien qu'il se réduise à un froid symbolisme, l'école pythagorienne lui restera obstinément et inutilement fidèle. Mais, sous ce symbolisme, l'historien ne peut méconnaître que, pour la première fois, le dynamisme est formulé et qu'il est en fait aussi caractérisé qu'il le sera bientôt chez Anaxagore. Jusqu'alors au contraire, chez les Ioniens, la confusion existe, et les distinctions de tendances que Ritter a voulu établir au sein de l'hylozoïsme ne sont nullement justifiées. Heraclite est, parmi eux, le premier chez qui la tendance dynamique se marque, et nous avons remarqué que, comme Pythagore, au fond il est théologue. Quant au véritable mécanisme, il ne fut posé que matiquement l'opposition màle-femelle à son dualisme fondamental, il faudrait (voir pages 216 et 228) qu'ici le mâle désignât l'élément sombre, la femelle, l'élément lumineux. Ceci paraît bien douteux. (!) D'après la tradition des Theologumcna, l'Ananké est la décade (aussi xatjÔoOxoc); elle limite la sphère de l'univers, mêle et sépare toutes choses, pro- duit le mouvement et entretient la génération continue des êtres. C'est si voisin de Parménide, qu'on doit se demander si cette donnée ne représente pas seule' ment son opinion, à part l'identification avec la décade, symbole de l'univers, 236 pour l'histoire de la science hellène. comme négation du dynamisme déjà affirmé; il date de l'école atomiste. Il est à noter que le pythagorien Ecphante, qui adopta la physique de cette école (*), conserve le principe du dynamisme comme cause du mouvement (Philosophum., 15). 13. Il me paraît inutile de m'arrêter davantage sur ce point, où Parménide se sépare si évidemment de la tradition d'Anaxi- mandre. J'arrive à l'autre divergence, moins remarquée, mais également caractéristique. Le peu que nous savons des premiers Ioniens nous permet de constater qu'ils jugeaient du jour et de la nuit comme le vulgaire Ta toujours fait avec raison, qu'ils attribuaient l'un à la présence du soleil au-dessus de l'horizon, l'autre à son absence. Chez Parménide, nous allons rencontrer une conception passablement singulière, quoiqu'elle puisse se rallier à sa théorie de la perception du semblable par le semblable. L'atmosphère qui nous environne pendant le jour (couronne ignée) est lumineuse par elle-même; il ne faut pas entendre qu'elle reçoit son éclairement du soleil, mais que, par une sorte d'harmonie préétablie, elle se déplace en le suivant dans sa course, se tournant toujours vers la splendeur d'Hélios, absolument comme le fait, suivant Parménide, la face lumineuse de la lune (voir chap. VIII, 7). La présence du soleil au-dessus de l'horizon est donc par rapport au jour une circonstance concomitante; ce n'est pas une cause. On ne peut s'empêcher de remarquer que des 'conceptions analogues ne se rencontrent que chez Empédocle et Philolaos; on est donc justifié à y reconnaître une idée spécialement pytha- gorienne et dont l'origine est peut-être due précisément à un rapprochement fait avec la direction vers le soleil du côté lumineux de la lune. Pour Empédocle (voir sa Doxographie, 13, 14), qui a rejeté les couronnes d'Anaximandre, la partie lumineuse de l'atmosphère s'étend jusqu'à la voûte du ciel, que l'Agrigentin, comme Anaxi- mône, suppose « crystalline ». La véritable source de lumière est cette moitié ignée de l'atmosphère; ce qui nous appareil comme Boleil est un reflet (dvTo6Y«ta) de cette lumière sur la voù le crys- talline, reflet qui se déplace en suivant le mouvemenl îvvolutif du (*) Nouvelle pivnw qae les pythagoriew n'ont point eu physique qui leur lit t réellemenl propre. CHAPITRE IX. — PARMÉNIDE p'ÉLÉE. 237 feu. Le soleil serait donc comme un de ces points brillants qu'on observe dans certaines conditions sur les surfaces polies éclairées, en particulier quand elles sont arrondies, ou plutôt, en s'attachant davantage au texte, il serait une image lumineuse de la terre réfléchie sur la voûte céleste. Cette conception s'écarte à la fois de celles de Parménide et de Philolaos. Empédocle a pu subir l'influence de la théorie d'Anaxa- gore relative à la lune; cette théorie entraînait en effet la consé- quence que la terre, elle aussi, devait avoir une face réfléchissant la lumière. L'Agrigentin semble avoir combiné cette idée avec celles de Parménide. Il est à peine utile de faire remarquer que, de son temps, les premiers principes de l'optique étaient à peine soupçonnés, qu'en particulier les notions sur la réflexion de la lumière étaient encore très vagues. Quant à Philolaos, la doxographie donne lieu à controverse (4). Le texte d'Achille paraît le plus exact, mais il n'est pas suffisant. Le Crotoniate semble en tout cas s'être rapproché de Parménide ; il rétablit la couronne ignée supérieure (le feu périphérique ou de l'Olympos), limite comme l'Éléate l'atmosphère lumineuse (le troisième soleil des textes); mais il établit la communication entre ces deux feux par le soleil, sphère vitreuse qui filtre la lumière, c'est-à-dire qui agit comme lentille (2). Il semble donc qu'il faille se représenter deux cônes de faible ouverture, opposés, ayant leur sommet au soleil et dont l'ensemble forme une colonne lumineuse (celle du mythe d'Er de Platon), suivant laquelle un flux de lumière et de chaleur s'écoule du feu de l'Olympos (voie lactée) vers la terre. Cette conception soulève une difficulté relative au feu central 0 Aétius, II, 20 : « Philolaos le pythagorien : Le soleil est vitreux; il reçoit le reflet du feu dans le monde et laisse filtrer vers nous la lumière et la chaleur, en sorte qu'en un certain sens il y a deux soleils, l'igné dans le ciel et celui qui en provient, igné par un effet de miroir; enfin, on peut parler d'un troisième, la lueur renvoyée vers nous par réflexion du miroir; car c'est là ce que nous appelons soleil et c'est comme l'image d'une image. » Achille, p. 138 : Philolaos pense que recevant d'en haut, du feu éthérien, l'igné et le translucide, (le soleil) envoie la lumière vers nous par certains pores. Ainsi d'après lui le soleil serait triple : celui du feu éthérien, celui qui en est envoyé vers le corps vitreux qu'il appelle soleil, enfin celui que ce dernier envoie vers nous. (2) On sait par les Nuées d'Aristophane qu'une pareille notion était dès lors relativement vulgaire. Bien entendu au reste que, pour nous, l'opinion de Philolaos n'est pas plus satisfaisante que celle d'Empédocle au point de vue de l'optique. 238 pour l'histoire de la science hellène. autour duquel Philolaos faisait circuler la terre et les astres errants. Quelle liaison avait-il avec le feu solaire? Naturellement invisible pour nous, puisque nous sommes constamment supposés sur l'hémisphère qui lui est opposé, comment n'éclaire-t-il pas au moins suffisamment la lune pour que nous la voyions constam- ment pleine? J'admets que Philolaos se représentait le feu central comme relativement faible, analogue à la voie lactée; suffisant à cause de sa faible distance pour éclairer et échauffer sans excès la face de l'antichthone dirigée vers lui, il n'avait plus, à la distance de la lune, d'effet sensible en présence de celui du soleil où se concen- trait, pour ainsi dire, la plus grande masse du feu cosmique. Il faut d'ailleurs sans doute supposer, d'après la représentation du mythe d'Er, que la colonne lumineuse rejoignait le feu central et se plongeait dans l'autre hémisphère du cosmos pour se terminer à la voie lactée. L'ensemble de cette explication me paraît permettre de lever une assez grave difficulté. Tous les textes supposent, dans le système de Philolaos, un dixième mobile en dehors de la terre, de l'antichthone et des sept planètes, tandis que l'essence même du système est l'immobilité de la sphère des fixes avec la révolution de la terre autour du feu central. Or, nous retrouvons ce dixième mobile dans la base de la colonne sur la voie lactée (le premier soleil des textes). Nous rencontrons également là une explication d'une opinion pythagorienne qu'Aristote nous a conservée en la défigurant, sans doute parce qu'il ne la comprenait pas. Cette opinion est que la voie lactée serait l'orbite du soleil; il faut entendre le premier soleil de Philolaos, c'est-à-dire la base de la colonne lumineuse. Avec cette explication, la voie lactée serait comme un double canal de feu rejoignant le sommet de la colonne à sa base. Sa bifurcation aurait correspondu à un déplacement mythique de l'orbite. Gomme cette dernière opinion semble avoir été professée par Œnopide de Ghios, il est possible que Philolaos lui ait emprunté en partit' sa théorie en môme temps qu'il lui empruntait aussi sa grande année. Cette dernière supposition concorderait avec i$w ; mais l'authenticité de l'ouvrage qu'il possédait est assez suspecte si, comme le remarque Zeller, Alexan- dre d'Aphrodisias, Porphyre, Proclus ne l'ont pas connu, si Eudème lui-même ne parle que par ouï-dire. D'ailleurs l'ouvrage de Zenon était probablement dialogué, et le texte de Simplicius n'offre aucune trace de dialogue. Il est donc assez probable que le commentateur d'Aristote ne possédait qu'un résumé de la polé- mique de Zenon (peut-être un travail analogue au De Melisso), et quoique ce résumé paraisse fidèle, nous ne sommes nullement forcés de le regarder comme rigoureusement exact. En reprenant la suite des raisonnements indiqués, on reconnaît d'ailleurs que Zenon ne prouve nullement en fait que les choses seraient en même temps infiniment grande! et infiniment petites; en réalité, il enferme son interlocuteur dans un dilemme. Admet- tant la possibilité de la division à l'infini (par dichotomie) comme évidente, il établi! facilement qu'elle donnera des parties de plus eu plus petites, sans «ju'il y ait de terme à la diminution. Donc, CHAPITRE X. — ZENON d'ÉLÉE. 255 .s'il y a un élément final, il sera rigoureusement nul (application du principe des limites), ce qui se confirme d'ailleurs par cette raison que la division ultérieure n'est plus possible, parce qu'alors l'élément ne présente plus de parties différentes l'une de l'autre, qu'il est rigoureusement réduit à un seul et même point; or, l'addition de ces éléments nuls, si nombreux qu'ils soient, ne peut jamais donner qu'une somme nulle. Par conséquent, la chose divisée ne peut avoir aucune grandeur. Mais (seconde partie du dilemme) l'adversaire peut soutenir que la division ne donnera jamais que des parties ayant une grandeur et que, par conséquent, l'élément final en aura lui-même une; dans ce cas, comme la division se prolonge à l'infini, il y a un nombre infini de ces éléments; donc la chose divisée aura une grandeur infinie. En somme, Zenon démontre rigoureusement que le continu (c'est-à-dire le divisible à l'infini) ne peut être conçu comme une somme d'éléments indivisibles, suivant le préjugé vulgaire adopté par les py thagoriens ; car, si ces éléments n'ont aucune grandeur, leur somme ne peut en avoir; s'ils ont au contraire une grandeur, comme leur nombre est infini, leur somme serait infinie. 7. Simplicius dit encore (avant le dernier passage qui pré- cède, 30 b) que Zenon démontrait que, s'il y a pluralité, les mêmes choses sont limitées et illimitées. « S'il y a pluralité, il est » nécessaire qu'elles soient autant qu'elles sont, ni plus, ni moins. » Étant autant qu'elles sont, elles seront limitées; mais s'il y a » pluralité, elles sont illimitées; car il y en a toujours d'autres » entre les unités, et encore d'autres entre les précédentes, et ainsi » les choses seront illimitées. » C'est ce passage que Simplicius dit donner textuellement; il est clair que sa brièveté est très suspecte ; mais le sens général n'est pas douteux. Ici Zenon amène réellement son adversaire à une contradiction : dire que les corps sont une somme de points, c'est admettre implicitement que le nombre de points y est limité, mais il est certain au contraire qu'entre deux points, si voisins qu'ils soient, du moment où ils ne se confondent pas rigoureusement, il y a d'autres points, puisque la division à l'infini est toujours possible. Tel est bien certainement le sens de l'argumentation que Zeller a mal rendu, quoiqu'il ait reconnu le Xéyoq de la dicho- tomie, comme disaient les anciens. Ce terme vient évidemment de 256 pour l'histoire de la science hellène. ce que, dans ses divisions, Zenon procédait toujours par moitié, pour plus de simplicité. Le même mode de division était employé par l'Éléate dans le premier des quatre arguments sur le mouvement, que rapporte Aristote {Phys., VI, 9). « Il y a sur le mouvement quatre Xô^oi de Zenon, dont la solution présente des difficultés : le premier, sur ce qu'il n'y a pas de mouvement, parce que le mobile doit d'abord parvenir à la moitié avant d'arriver au but; le second est celui qu'on appelle l'Achille ; il consiste en ce que le plus lent ne sera jamais atteint dans sa course par le plus rapide, parce qu'il faut que le pour- suivant arrive d'abord au point d'où est parti le poursuivi, en sorte que le plus lent aura toujours quelque avance. » Dans le premier argument, en effet, la dichotomie conduit à un nombre de points infini et il est impossible d'occuper succes- sivement un nombre infini de positions dans un temps fini; au contraire, dans le célèbre argument d'Achille et de la tortue, le nombre infini de positions successives était autrement conclu, tandis que le principe admis pour établir l'impossibilité était le même. Mais il est clair que ce principe pouvait donner lieu à objection et l'on n'a pas remarqué jusqu'à présent que les différents arguments sur le mouvement constituent les différentes branches d'un dilemme double. En fait Zenon ne veut nullement nier le mouvement, mais démontrer qu'il est inconciliable avec la concep- tion de l'espace comme une somme de points. Son premier argument part de la dichotomie, toujours admise a priori comme pouvant être indéfiniment prolongée. Mais l'ad- versaire ébauche peut-être la distinction d'Aristote, il objecte que ces points en nombre infini ne sont donnés que par la division, que celle-ci demande un certain temps et que le mouvement la devance; Zenon lui répond par l'Achille, argument auquel ne peut être faite la même objection. 8. L'adversaire remonte alors au principe qu'il a concédé trop facilement. Le temps fini n'est-il pas lui-même susceptible d'une dichotomie à l'infini? N'est-il pas, lui aussi, une somme d'ins- tants? Et qui empêche alors qu'à chaque position successive corresponde un instant .' C'est contre cette conception que sont dirigés maintenant les CHAPITRE X. — ZENON d'ÉLÉE. 257 deux derniers arguments. Zenon aurait pu la combattre directe- ment, ainsi qu'il a fait pour la conception du corps ou de la ligne comme somme de points ; il s'y prend d'une façon détournée, où l'on peut mesurer toutes les ressources de sa dialectique. D'abord (*), c'est l'argument de la flèche. A chaque instant donné, elle occupe une position déterminée; mais occuper une position déterminée à un instant donné, c'est être en repos à ce moment ; donc la flèche n'est pas en mouvement, elle est en repos pour chaque instant donné. Non pas, reprend encore l'adversaire, ce n'est pas là ce que j'entendais quand je faisais remarquer que le temps est une somme d'instants. Je dis que chaque instant correspond non pas à une position déterminée de la flèche, mais au passage de chaque position à la suivante. Zenon tient en réserve son quatrième argument qui a été com- plètement méconnu jusqu'à présent. Il veut prouver que cette dernière objection est insoutenable, car il s'ensuivrait que tous les mouvements seraient égaux entre eux. Dans l'hypothèse faite, d'une position à la suivante, il y a toujours un instant; or, tous les instants sont naturellement égaux entre eux. Il est donc impos- sible de supposer par exemple la vitesse doublée. Pour mener son raisonnement à bout, Zenon imagine trois files parallèles de points juxtaposés (suivant la thèse de son adversaire) ; il appelle o^xoi ces points, parce que, dans cette thèse même, les éléments ultimes de la matière possèdent nécessairement une certaine masse; ce terme a rendu l'argument incompréhensible, parce qu'on a cru que Zenon voulait parler de corps de dimensions finies; mais ce même terme a été technique pour désigner les atomes dans les écoles qui se rattachent précisément aux pytha- goriens (Héraclide du Pont, Xénocrate, etc.). Le sens que je lui donne, nécessaire pour donner quelque valeur à l'argumentation, est donc parfaitement justifié. (J) Aristote, Phys., VI, 9. « Le troisième est que la flèche en mouvement est en repos; cela résulte de ce qu'il prend le temps comme somme d'instants. Si on n'accorde pas cette prémisse, il n'y a pas de conclusion. Le quatrième est sur les masses se mouvant dans le stade, en files égales, parallèles et en sens inverse, avec une égale vitesse, les unes partant de l'extrémité du stade, les autres du milieu. Il pense pouvoir conclure à l'égalité entre un temps double et sa moitié. Il y a paralogisme en ce qu'il postule que des grandeurs égales, animées d'une égale vitesse, passent dans le même temps le long d'une même grandeur, soit en mouvement, soit en repos. » 17 258 pour l'histoire de la science hellène. L'une de ces files parallèles de points, A, est immobile; deux autres, B et C, se meuvent en sens inverse l'une de l'autre, avec une vitesse égale. Le mouvement relatif de G par rapport à B est double évidemment du mouvement de G par rapport à A ; pendant que G parcourt une certaine longueur, passe devant un certain nombre de points sur B, il ne parcourt que la moitié de cette longueur, ne passe que devant un nombre de points moitié moindre sur A; ce n'est donc pas le passage d'un point au suivant qui cor- respond à l'instant élément de temps, car il serait alors facile de conclure que la moitié est égale au double. Aristote a méconnu le premier le caractère de cet argument ; il a cru à un paralogisme de Zenon et Ta accusé d'ignorer la diffé- rence entre un mouvement relatif et un mouvement absolu. Tout doit, au contraire, nous porter à croire que Zenon était incapable d'une pareille erreur et que sa combinaison a été ingénieusement imaginée pour faire concevoir deux mouvements en rapport de vitesse double, sans qu'aucune objection pût s'élever à cet égard. 9. Si l'on résume les arguments de Zenon, on voit donc qu'ils se réduisent en fait à établir par l'absurde : qu'un corps n'est pas une somme de points; que le temps n'est pas une somme d'instants; que le mouvement n'est pas une somme de simples passages de point à point. Il est clair qu'il n'y a nullement là une tbèse idéaliste. De même que Parménide, Zenon part toujours du point de vue concret; il ne conçoit l'être que comme corporel et étendu; Mélissos, au contraire, niera que l'être doive être conçu comme corps. Pour passer de l'un à l'autre, il y a un abîme à francbir. Cependant la portée de cette conclusion ne doit pas être exa- gérée; s'ils sont partis du point de vue concret, les deux Étéates se sont élevés à l'abstrait; ils ont distingué le sensible de l'intel- lectuel, et s'ils n'ont pas constitué une théorie de la connaissance, ils ont fait, l'un après l'autre, deux pas décisifs dans cette voie. Parménide a déterminé l'intelligibilité comme condition n saire de l'être; voici maintenant Zenon qui nie que le point, et par suite la ligne, la surface, soient des choses existant réellement ; ce sont cependant, et au plus haut degré, des choses intelligibles. 11 y a donc désormais démarcation définitive entre le point de vue géométrique et le point de vue sensible; les {izrt [AOÔiJiiflrwxi se trouvent, du coup, constitués en opposition aux zlzr, otfaOqttf, CHAPITRE X. — ZENON D'ÉLÉE. 259 choses sensibles. Ceux qui voudront aller au delà, monter plus haut dans les régions de la pensée, rencontreront désormais une base assurée, indestructible, qui survivra aux hardies construc- tions de leur dialectique. Les Éléates sont donc pour nous des idéalistes, non pas parce que leur manière de voir ressemble en quoi que ce soit à celle des idéalistes modernes, mais parce qu'ils ont fourni le fondement nécessaire, l'exemple essentiel, pour toute spéculation idéaliste. Il est permis d'ailleurs de se demander si Zenon n'a pas lui- même dépassé le terrain où nous l'avons vu se mouvoir. L'ambi- guïté de son langage, inévitable avant les distinctions aristotéliques, a fait que ses arguments ont pu être répétés plus tard presque textuellement dans un sens tout autre ; l'ambiguïté du langage est souvent accompagnée de celle de la pensée, et l'on peut être porté à croire qu'il avait au moins tendance à élargir la portée de sa polémique et à marcher dans la voie suivie plus tard par Mélissos. Mais, de fait, nous n'avons aucun indice à ce sujet; le Parménide de Platon n'est malheureusement pas de nature à nous en fournir, et les rares péripatéticiens qui nous parlent encore de Zenon, comme les auteurs des traités De Melisso ou Des lignes indivi- sibles, ne paraissent pas plus qu'Eudème le connaître de première main. Il y a toutefois une aporie de Zenon, citée par Aristote (Phys., IV, 3), qui nous le montre faisant encore un pas réel dans la théorie de la connaissance. Il a nié que l'espace fût un être, et il en a ainsi reconnu la relativité (*). Quant à sa proposition (Phys., VII, 5), que toute partie d'un grain de millet fait du bruit en tombant, si petite qu'elle soit (2), elle a un tout autre caractère. Aristote a tort de la contredire, car (*) Simplicius (130 b) : « Si le lieu est, il sera dans quelque chose; car tout ce qui est, est en quelque chose; et ce qui est en quelque chose est aussi dans un lieu. Donc le lieu sera dans un lieu et cela à l'infini. Donc le lieu n'est pas. » Zeller défigure singulièrement la conclusion de Zenon, en la donnant sous cette forme : Rien d'existant ne peut être dans l'espace. Ce serait la thèse de Mélissos, mais aucun texte n'autorise en rien cette traduction. (2) D'après Simplicius (255 a), c'est à Protagoras que Yaporie aurait été posée. Ce récit n'a évidemment rien d'historique, mais il tient un juste compte de la position réciproque des deux sophistes dans la théorie de la connaissance. Pour Protagoras, en effet, l'homme est la mesure des choses, de celles qui sont en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas, en tant qu'elles ne sont pas; le bruit qui n'est pas perçu n'existe donc pas. 260 POUR l'histoire de la science hellène. elle est irréfutable au point de vue objectif, et c'est le point de vue que garde toujours Zenon dans ses raisonnements sur les choses sensibles. 10. Il me resterait maintenant à confirmer ce que j'ai avancé, qu'après Zenon, les thèses qu'il avait attaquées n'ont pas reparu. Je me contenterai de quelques indications à ce sujet. Il va sans dire que les idées justes qu'il défendait ne sont pas devenues immédiatement universelles; elles ne le sont pas encore aujourd'hui; mais nous ne les voyons pas attaquer dans l'antiquité et l'exposition que fait Aristote des mêmes idées ne fait pas supposer qu'elles fussent réellement combattues. A la vérité, le Stagirite, pour faire croire à l'originalité de sa théorie, parle de Platon comme s'il admettait des éléments de surface indivisibles (dans le Timée); Xénocrate nous est aussi représenté comme admettant des lignes indivisibles. Mais il est certain que, malgré l'emploi que Platon ou Xénocrate ont pu faire de termes géométriques qu'ils auraient mieux fait d'éviter, ils entendent sous ces termes des grandeurs physiques et se rappro- chent ainsi des atomistes. La question est en effet maintenant transportée sur le terrain de la physique; la divisibilité à l'infini de l'espace géométrique est toujours admise; mais, pour la matière, tandis qu'Aristote admet qu'elle est également divisible à l'infini, les disciples de Leucippe d'une part, les derniers tenants du pythagorisme transformé de l'autre, soutiennent sous des formes différentes qu'il y a une limite à la divisibilité physique, que la matière n'est pas un continu comme l'espace, mais une somme, un système de particules insécables. Le traité péripatéticien Des lignes indivisibles est un assez mauvais exercice d'étudiant, destiné à l'intérieur de l'école, non pas à une polémique réelle, et il n'y a pas lieu de s'y arrêter. Je ne vois en fait, dans la période hellène /que deux indices de discussions rentrant dans le cadre de celles de Zenon. D'après Plutarque (Adv. Stoicos de commun, notit.), Démocrite deman- dait si, lorsqu'un cône est coupé par des plans infiniment voisins parallèles à la base, il faut regarder les sections comme égales ou inégales, et il aurait réfuté les deux alternatives. Il me semble qu'il ne pouvait avoir qu'un but, semblable à celui de Zenon, à savoir d'établir que la surface du cône ne peut être regardée comme une somme de circonférences. CHAPITRE X. — ZENON d'ÉLÉE. 261 Le titre d'un des écrits mathématiques de Démocrite : ttîci cixzzprtz vvo')^y;ç ïj wépî ùxùacç xôxXou /.al Qfolçaâ (sur une diver- gence d'opinions ou sur le contact du cercle et de la sphère), titre assez mal expliqué jusqu'à présent, me parait se rapporter à une discussion soulevée par Protagoras et mentionnée par Aristote (Métaph., II, 2) : « Les lignes sensibles ne sont pas telles que le dit le géomètre, car il n'y a rien dans les choses sensibles de rigoureusement droit ou rond ; et ce n'est pas en un seul point que le cercle touche la règle, mais te vérité est ce que disait Protagoras contre les géomètres. » Ici il s'agit de la légitimité des déductions géométriques appli- quées à la nature; la question est donc d'un autre ordre que celles soulevées par Zenon, et sa dialectique était impuissante à la résoudre, aussi bien qu'elle ne pouvait trancher Je débat entre les partisans de la divisibilité infinie de la matière et les partisans des atomes. Il me suffit de remarquer que Démocrite devait probable- ment prendre plutôt parti contre Protagoras. CHAPITRE XI MÉLISSOS DE SAMOS 1. Il nous reste de Mélissos des fragments importants, qui permettent de se faire une idée assez nette de l'écrit qu'il avait laissé. La presque totalité de ces fragments nous le montre dévelop- pant des thèses ontologiques sur le modèle de celles de Parménide, ne s'écartant guère du poète d'Élée qu'en ce qu'il qualifie d'infini l'Être universel. On croirait donc qu'il traite absolument le même sujet et reste entièrement sur le même terrain. Les deux derniers fragments nous transportent au contraire bien loin; dans l'un, Mélissos nie expressément que cet Être dont il parle soit étendu, dans l'autre, il déclare non moins clairement que le monde chan- geant des phénomènes n'est qu'une illusion de nos sens, que la raison ne peut reconnaître la réalité de l'être sous aucune des formes du devenir. Voilà l'idéalisme désormais bien caractérisé sous la forme monis- tique. Comment les germes dus aux Éléates sont-ils ainsi éclos loin de la terre où ils avaient semé? Comment est-ce l'Ionie qui porte encore ce nouveau fruit? En Italie, le mouvement intellectuel, malgré les guerres civiles qui l'ont entravé, continue, pendant la seconde moitié du Ve siècle, dans les voies ouvertes par le pythagorisme. L'École n'existe plus comme association politique ni même comme centre d'études; les groupes et les penseurs s'isolent plus ou moins et tendent à former secte, mais en se reconnaissant toujours comme disciples du Samien, autour duquel la légende commence à se former. Il s'agit maintenant de mettre d'accord avec le progrès des idées les formules vénérées qu'il a laissées, de placer les nouvelles découvertes sous le patronage de son nom. Les systèmes les plus divers peuvent CHAPITRE XI. — MÉLISSOS DE SAMOS. 263 apparaître; nul ne songe à rompre avec la tradition; chacun s'y rattache au contraire, ne fût-ce que par un point, comme Empé- docle par la métempsycose. Dans ce milieu sont apparus les Éléates, en fait comme une secte particulière, non pas comme une école vraiment nouvelle; ils ont soulevé de graves questions, réfuté des préjugés invétérés, substitué aux hypothèses sur le concret le raisonnement sur l'abstrait. Le contre-coup est décisif; la masse pythagorienne se jette à son tour dans l'abstrait, et s'attache forcément dès lors aux notions mathématiques que le Maître a enseignées. C'est sous cette forme que s'élaborent les germes de la doctrine des Idées ; c'est de là qu'elle viendra fleurir à Athènes. Platon a la pleine conscience de cette évolution, et c'est pourquoi il salue comme précurseurs les Éléates au même titre que les pythagoriens. Concilier le monisme des uns et le pluralisme des autres, voilà le problème qu'il trouve toujours pendant et dont il tente à son tour de chercher la solution. Mais si, chemin faisant, il rencontre Mélissos, à peine lui accorde-t-il quelque attention; c'est que celui-là s'est rnû dans un tout autre ordre d'idées, c'est qu'il a déjà singulièrement dépassé le terrain sur lequel la conci- liation pouvait être essayée. Depuis la ruine de Milet, l'essor intellectuel était au contraire singulièrement ralenti dans les colonies hellènes de l'Asie ; là c'est l'école d'Heraclite qui domine désormais et, raffinant sur l'incons- tance des choses, elle tombe jusqu'à la niaiserie. En face de cette doctrine, le monisme idéaliste devait fatalement surgir; c'était l'antithèse appelée et préparée; il n'a pas d'autre sens ni d'ailleurs d'autre portée. Les deux dogmes se concilient immédiatement, sans amener de progrès intellectuel vers un point de vue supérieur. Si l'on reprend en détail la comparaison des thèses de Mélissos avec celles de Parménide, il est facile de reconnaître l'influence de l'héraclitisme sur les premières. Quand l'Éléate avait nié qu'une chose qui n'est pas puisse devenir une chose qui est, le Samien nie qu'une chose qui n'est pas blanche puisse devenir une chose qui est blanche. C'est la réplique forcée à l'héraclitisant qui disait: Cette chose est et n'est pas blanche. 2. Mais Parménide parlait de l'univers concret ; de quoi parle au juste Mélissos et quelle valeur ont ses thèses? Il est facile de répondre que ses arguments ont été constamment appliqués depuis 264 POUR l'histoire de la science hellène. deux mille ans à l'idée de Dieu ; il a, le premier, parcouru le cercle limité où la philosophie religieuse a tourné depuis, en cherchant vainement à l'agrandir, et où le spiritualisme s'est usé comme le panthéisme. Éternel, infini, un, immuable, voilà en effet les affir- mations de la raison, quand elle croit pouvoir affirmer; au delà elle se heurte à des obstacles infranchissables. Comment donc un penseur tel que nous apparaît Mélissos est-il, d'ordinaire, classé à un rang inférieur? Comment ne lui reconnait-on pas l'importance majeure que ses thèses ont, historiquement, acquise en philosophie ? 11 y a à cela une double raison : la première est que son mode d'argumenter est emprunté aux Ëléates et que son originalité se trouve masquée par cette forme étrangère, quoiqu'il l'adapte à de nouvelles questions; la seconde est qu'Aristote le malmène dans ses appréciations et va jusqu'à dire qu'il conçoit l'être comme matériel. On a donc cherché, pour justifier l'opinion du Stagirite, à rabaisser Mélissos en critiquant la portée de ses thèses et la valeur de ses raisonnements. Il était cependant facile de reconnaître le motif déterminant de l'attitude d'Aristote : Mélissos s'écarte de Parménide par l'affirma- tion de l'infinitude de l'être ; or une telle affirmation se trouve en contradiction avec les thèses propres du Stagirite; celui-ci est en effet demeuré sous l'influence de l'idée pythagorienne, que la perfection est un attribut du limité. Mais, pour apprécier justement le Samien et peser les critiques qui lui ont été adressées, nous ne sommes même pas obligés de nous placer au point de vue que j'ai indiqué plus haut, la considé- ration de l'idée de Dieu; nous pouvons rester sur le terrain que nous indique Aristote, sauf à envisager l'univers phénoménal comme doit le faire la science moderne. Pour elle, comme pour Mélissos, le monde n'est qu'une illusion ; l'analyse le réduit à un ensemble de mouvements de formes éten- dues, mais l'existence de l'espace et du temps ne nous est assurée que subjectivement; le résidu qu'a laissé subsister l'analyse scien- tifique peut donc n'avoir aucune valeur objective et n'être qu'une forme commode pour la recherche. Mais cette conception même du monde, où le mouvement prédo- mine, n'est-elle pas absolument contradictoire de l'immutabilité affirmée par Mélissos? Aucunement; tous les mouvements, quel que soit leur mode, sont des transformations qui s'accomplissent d'après la loi d'une équivalence, et le but de la science est précisé- CHAPITRE XI. — MÉLISSOS DE SAMOS. 265 ment d'établir ces équivalences, de spécifier par suite ce qui reste constant et invariable au milieu du flux perpétuel des choses. Tout phénomène, une fois que la science s'en est rendue maîtresse, se trouve déterminé par une équation entre l'effet et la cause ; cette équation exprime justement la constance et l'invariabilité qui nous permettent d'arriver à la connaissance du mobile et du changeant. La forme sous laquelle se détermine ainsi ce qui, dans l'univers, est constant, se trouve, bien entendu, relative au mode de notre connaissance; elle est empreinte dès lors d'éléments subjectifs que nous devons renoncer à éliminer. Mais cela importe peu au fond ; il n'en est pas moins clair que sous ce voile qui le déguise encore et qui ne sera jamais levé, nous saisissons l'« être » au sens antique. C'est ainsi que la science reconnaît la permanence de la masse, celle de la quantité de mouvement, de la somme des moments des quantités de mouvement, enfin qu'elle postule celle de la force vive. Ces diverses déterminations sont essentiellement abstraites ; leur diversité et même leur indépendance ne masque certainement pas d'ailleurs l'unité du monde phénoménal, car on peut sans doute les concevoir comme rentrant sous une loi complète dont nous n'avons fait jusqu'à présent que reconnaître quelques traits. 3. La permanence de l'« être » ainsi déterminé par la science résulte d'un postulat primordial de la raison — rien ne se fait de rien — déjà admis au sens concret par les premiers penseurs hellènes, envisagé abstraitement par Mélissos, mais que nous pouvons plus clairement formuler que lui. « Il y a équivalence entre la cause et l'effet, entre l'état antérieur et l'état postérieur. » Cette permanence implique immédiatement l'éternité dans les deux sens. Il n'y a pas de commencement à la série des causes; il n'y a pas de fin à la série des effets. De l'éternité, Mélissos conclut à l'infinitude et de l'infinitude à l'unité. C'est sur la seconde conclusion que porte surtout la critique d'Aristote. En fait, à nos yeux, l'unité correspond à la nécessité de tenir compte, pour l'équivalence de cause à effet, de la totalité des causes et de la totalité des effets, de considérer l'état antérieur et l'état postérieur dans toute l'extension de l'univers. L'infinitude (qui au reste n'est pas un dogme universellement reconnu), correspond au contraire à l'impossibilité de supposer la série des 266 POUR l'histoire de la science hellène. phénomènes comme limitée par l'espace. Les deux questions paraissent donc indépendantes. S'il était vrai que dans son argumentation, Mélissos eût, comme on le prétend, entendu par infinitude l'infinitude dans l'espace, le vice de sa déduction serait palpable. Mais on ne doit certainement pas lui attribuer une pareille thèse, alors qu'il nie formellement que l'aêtre» soit étendu. Il entend sans aucun doute l'inûnitude au sens abstrait ; c'est là un concept dont il faut lui faire honneur, qu'il soit ou non valable, et dont il se sert pour affirmer l'unité. Il est certain que la langue qu'il emploie est encore pleine de termes concrets (vide, plein, etc.); d'autre part, le raisonnement par lequel il établissait l'infinitude se trouve singulièrement écourté dans les fragments et il est difficile d'en rétablir le véritable sens. Les fragments 1 à 5 sont donnés par Simplicius comme formant le début de l'écrit de Mélissos ; il y avait présenté le résumé de ses thèses pour les reprendre et les développer ensuite; malheureuse- ment les citations ultérieures ne donnent guère plus que le résumé lui-même. J'appelle toutefois l'attention sur la dernière phrase du frag- ment 7. Elle implique la claire conscience que la permanence éternelle ne peut être attribuée qu'à la totalité de l'être, ce qui est tout à fait le point de vue moderne : la totalité des causes équiva- lente à la totalité des effets. A la vérité, dans nos déterminations mathématiques, nous attribuons également cette permanence éternelle à des propriétés susceptibles de mesure, donc de limitation; la masse d'un corps est pour nous tout à fait indestructible, au même titre que la masse totale, et même l'affirmation de la permanence de cette masse totale serait illusoire, si nous la considérons comme infinie. Mais il s'agit là de concepts dont Mélissos ne pouvait certainement avoir le moindre pressentiment; nous devons nous borner à étudier en quoi ceux qu'il possédait peuvent être rapprochés des nôtres. L'infinitude, d'après son argumentation, n'est que la négation de l'existence d'autres êtres; ce n'est donc qu'un synonyme de totalité pour l'ensemble des phénomènes. Mais, dans nos totalités concrètes, il y a toujours limitation, par exclusion de ce qui esl en dehors de la série dénombrée. Dans la série totale des phéno- mènes, où l'on ne doit rien exclure, la limitation est au contraire inconcevable, ce qui est encore le point de vue moderne. Or, s'il est impossible d'établir que Mélissos ait suivi, autant CHAPITRE XI. — MÉLISSOS DE SAMOS. 267 qu'il pouvait le faire en tout cas, Tordre d'idées que je viens d'exposer, les lacunes de ses fragments sont de telle nature qu'on n'est nullement obligé de prendre pour l'enchaînement réel de ses thèses celui qui apparaît dans leur succession; l'être est éternel, donc il est infini, donc il est un. Il a pu raisonner comme suit : L'être est éternel ; mais pour affirmer son éternité, il faut le concevoir dans sa totalité; or, la totalité, pour lui, implique Finfinitude et l'unité. 4. L'immutabilité de l'être, sur laquelle s'étendait ensuite Mélissos, est une conséquence immédiate de son point de départ même; il convenait cependant qu'il précisât, comme il l'a fait, dans quels termes il l'entendait, à la suite des déterminations précédentes. Parmi les négations qu'il fait rentrer dans cette immutabilité, celle de la douleur et du chagrin attirent particulièrement l'atten- tion. Elles tendent à faire penser que Mélissos considérait effecti- vement son Être comme le Dieu et lui attribuait ou était au moins porté à lui attribuer la conscience immuable de son éternelle stabilité. Cette conséquence ne doit pas être considérée comme en contradiction avec le témoignage de Diogène Laërce (IX, 24), suivant lequel Mélissos aurait dit qu'il ne faut rien affirmer des dieux, parce qu'ils sont inconnaissables. Il s'agit là, suivant toute probabilité, des divinités populaires. Mais les négations auxquelles nous avons fait allusion, étaient- elles seulement provoquées par les mythes vulgaires ? Cela paraît difficile à croire; pourquoi Mélissos les aurait-il choisies plutôt que tant d'autres, parmi toutes celles dont Xénophane lui avait donné l'exemple? Il semble donc qu'il réfute une assertion spéciale, que nous ne savons guère à qui attribuer. Visait-il le dieu satiété-faim d'Heraclite (fr. 86) ou quelque expression d'Empédocle relative à la ruine du Sphéros? La première alternative me paraît plus probable. Une question d'ailleurs se pose ici que l'état de la chronologie ne permet point de trancher. Alors que Mélissos fait des allusions expresses aux physiciens, quels sont ceux qu'il a considérés, quels sont au contraire ceux qui lui sont certainement inconnus? Éd. Zeller (II, p. 91) admet qu'il a eu égard à Empédocle, en démontrant l'indivisibilité de l'être et l'impossibilité du mélange, aux atomistes, dans les arguments qu'il dirige contre le mouve- 268 pour l'histoire de la science hellène. ment; mais le fragment 15, sur l'indivisibilité, ne dénote pas plus une polémique contre Empédocle que contre Anaximène ou contre Heraclite, car eux aussi admettaient que la matière primordiale se divise selon ses formes secondaires et cela par mouvement. Quant à l'argumentation contre l'idée de mélange, elle n'apparaît que dans le traité inauthentique De Melisso, et la doctrine réfutée avait déjà paru avant Empédocle, non seulement en Italie (Alcméon, physique de Parménide), mais sans doute aussi en Ionie, par exemple dans les écrits médicaux antéhippocratiques ; elle pouvait d'ailleurs se déduire de la physique d'Anaximandre et se concilier parfaitement avec les idées d'Heraclite, comme dans le traité pseudo-hippocratique De diaeta. 5. Je ne vois pas davantage que les arguments de Mélissos supposent la connaissance de l'école atomistique; ils sont tout à fait comparables à ceux de Parménide ou, si l'on veut, à ceux d'Anaxa- gore. Ce qu'il dit en particulier (fr. 5) sur le mouvement dans le plein est trop obscur pour tirer à conséquence. Enfin il semble beaucoup plus insister sur la négation des différences de condensa- tion et de raréfaction, ce qui se rapporte plutôt à l'école d'Anaximène, ainsi que le reconnaît Éd. Zeller. Quant à l'argumentation que réfute Aristote (Gen. et Corr., I, 8, 325 a) et que le savant historien attribue à Mélissos, avec assez de raison, il est difficile de nier que le Stagirite ait pu y introduire certaines modifications : « Quelques anciens ont pensé que l'être est nécessairement un » et immobile ; car le vide n'est pas, et d'autre part il est impossible » qu'il y ait mouvement sans vide distinct, et qu'il y ait pluralité » sans rien qui sépare. Il n'y aurait d'ailleurs pas de différence » entre dire que l'univers n'est pas continu, mais qu'il y a contiguïté » avec division, et dire qu'il est pluralité ou même vide sans unité. » Si en effet la division a lieu partout, il n'y aurait plus rien d'un, » ni par conséquent pas même une pluralité, mais tout serait vide. » Si au contraire la division a lieu ici et non là, cela ressemble à une » fantaisie. Jusqu'à quelle quantité en effet et pour quelle raison » telle partie du tout serait-elle ainsi pleine, et le reste divisé? Ils » soutiennent de même qu'il faut qu'il n'y ait pas de mouvement. » Par ces raisonnements, négligeant la sensation et n'en tenant » nul compte en face de la raison, ils disent que l'univers est un, » immobile et infini, car la limite terminent il au vide. » CHAPITRE XI. — MÉLISSOS DÉ SAMOS. 269 A part ce qui concerne l'immobilité et l'infinitude, toute cette argumentation semble empruntée à Zenon, sauf la substitution du terme « vide » au terme « non-être », substitution qui peut être du fait d'Aristote. Quant aux deux points qui paraissent appartenir en propre à Mélissos, il est certain que l'on y doit reconnaître la négation de la notion du vide, telle que l'ont professée les atomistes, mais il n'y a pas là une preuve suffisante que cette négation soit dirigée contre cette école. Le traité De Melisso nous donne Anaxagore comme ayant déjà nié le vide et affirmé qu'il n'était point nécessaire pour l'existence du mouvement. Aristote (Phys., IV, 6) nous montre d'autre part le Clazoménien s'attachant, pour combattre l'existence du vide, à des expériences qui prouvent que le vide apparent est de l'air. Ce qu'il réfutait, c'était donc soit l'opinion commune, soit celle des pythagoriens ; rien ne peut nous forcer à croire que Mélissos ait visé d'autres opinions, et sa définition du plein et du non-plein (fr. 5 et 14) nous indiquerait plutôt le contraire. Il ne faut pas se figurer que la notion du vide absolu se soit produite ex abrupto et sans une longue élaboration préalable. Aristote (l. c) parle comme admettant le vide, non seulement de Leucippe et de Démocrite, mais encore d'autres physiologues qu'il distingue des pythagoriens. Il est à croire que les premiers Ioniens, se conformant à l'opinion vulgaire, et n'ayant nullement élucidé la question, ne se sont point fait faute d'employer le terme de vide et même de l'appliquer à l'explication des mouvements locaux. Le sens restait vague et la thèse du monisme n'était nullement contredite par là. Le dualisme pythagorien (voir ch. V, 2) du plein et du vide une fois posé, la question commença à se préciser, quoique le vide fût encore en réalité conçu comme matériel. Les Éléates survinrent, établissant la thèse du monisme dans toute sa rigueur, mais en lui donnant un caractère abstrait et sans l'étendre à l'explication des phénomènes de la nature. On dut dès lors com- mencer à agiter la fameuse question : Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir. Anaxagore et Mélissos la trouvent également posée et la traitent en deux sens opposés. Le premier reste sur le terrain de l'em- pirisme et n'y voit pas de difficulté; le second, qui l'envisage in abstracto, la déclare insoluble. En fait, les Éléates et lui sont arrivés à déterminer négativement le concept du vide absolu, par 270 POUR l'histoire de la science hellène. cela même qu'ils ont voulu déterminer positivement la notion de l'être. Le rôle des atomistes fut de reprendre ce concept, d'en affirmer l'intelligibilité et de le faire servir à l'explication des phé- nomènes de la nature. Leur succès fut nécessairement la ruine de l'éléatisme, dont les conséquences aboutissaient à la négation même des problèmes de la science. Tout au contraire, la façon dont les Éléates, de Parménide à Mélissos, traitent la question du non-être, indique qu'ils n'ont point à combattre une doctrine pré- cise qui soutienne l'existence du vide absolu et qui en tire des conséquences sérieuses. 6. Ainsi, sans qu'il soit possible d'en donner une démonstration rigoureuse, nous sommes amenés à croire que Mélissos n'a eu connaissance ni d'Anaxagore, ni d'Empédocle, ni des atomistes, et nous pouvons maintenir intégralement l'appréciation que nous avons donnée, en commençant ce chapitre, de son rôle et de sa position. Pas plus que Zenon, il ne s'est d'ailleurs occupé de physique et Théophraste n'avait pas eu davantage à s'occuper de lui à ce point de vue (1). Ainsi l'école éléatique, abandonnant le compromis essayé par son chef, s'était engagée dans des voies qui l'écartaient de la science et finalement elle arrivait à une impasse. Une nouvelle génération de physiciens va se lever, pour qui elle sera comme non avenue, tandis que son héritage dialectique passe entre les mains des sophistes qui en useront et en abuseront. Cependant le rôle de cette école n'en a pas moins été considé- rable au point de vue scientifique ; la polémique de Zenon a abouti à une élucidation notable des notions mathématiques, les thèses de Mélissos à la constitution d'un système idéaliste, sans doute établi sur une base tout à fait insuffisante, mais dont les traits principaux sont bien ceux qui s'imposent à toute conception analogue. Ce qu'ils avaient semé fut mûri ej récolté par d'autres; (») Aétius (I, 3, 7, 24; II, 1, 4; IV, 9) le cite, généralement accolé à quel- qu'autrç, comme ayant reconnu comme dieu l'univers un. seul éternel «'t infini, nié la genèse rt la destruction on affirmant l'immobilité, déclaré les sens trompeurs, regardé le monde comme un, Inengendré, éternel, impéris- sal»li«, mais en même temps (avec Diogène) comme limité, tandis que l'univers est infini. — Cette dernière donnée, contredite par Théodoret (IV, 8), est plus que suspecte. — Épiphane (III, 12), après l'affirmation de l'unité, lui fut ajouter que rien n'est stable par nature, que tout est périssable en y\u<- mnce. — Les autres doxographes sont muets. CHAPITRE XI. — MÉLISSOS DE SAMOS (f). 271 l'un garda le renom d'un paradoxal disputeur, l'autre d'un penseur secondaire, exclusivement attaché au point de vue d'un monisme étroit. Mais quand ces appréciations furent portées sur eux, on ne jugeait plus exactement dans quel milieu intellectuel ils s'étaient trouvés ; les abstractions géométriques faisaient déjà depuis long- temps l'objet d'un enseignement courant très rigoureux; l'idéa- lisme avait reparu et s'était brillamment développé sous une forme toute nouvelle, celle qui était vraiment appropriée au génie de l'Hellade, mais que nous pouvons à peine nous assimiler. FRAGMENTS DE MELISSOS 1. Si aucune chose n'est, qu'en pourrait-on dire comme si quelque chose était? Si quelque chose est, elle est ou devenue ou toujours étant. Mais si elle est devenue, c'est d'une chose étant ou n'étant pas. Or, il n'est possible que rien devienne ni d'une chose n'étant pas (rien, ni une autre n'étant rien, ni a fortiori ce qui est simplement) ni d'une chose étant; car dans ce dernier cas, la chose serait et ne deviendrait pas. Donc ce qui est n'est pas devenu; dès lors il est toujours. — Ce qui est ne peut pas davan- tage périr; car il n'est pas possible que ce qui est se transforme ni en ce qui n'est pas (ce dont les physiciens conviennent d'ailleurs) ni en ce qui est. Dans ce cas, en effet, il subsisterait et ne périrait pas. Ainsi ce qui est n'est pas devenu et ne périra pas; donc il a été et sera toujours. 2. Mais ce qui est devenu a un commencement, ce qui n'est pas devenu n'a pas de commencement ; or, ce qui est n'est pas devenu ; il n'aurait donc pas de commencement. D'autre part, ce qui périt a une fin, mais si quelque chose est impérissable, elle n'a point de fin; donc ce qui est, étant impérissable, n'a point de fin. Mais ce qui n'a ni fin ni commencement est infini. Donc l'être est infini. 3. Mais s'il est infini, il est un; car s'il y avait deux êtres, ils ne pourraient être infinis, mais se limiteraient réciproquement; or, l'être est infini; donc il n'y a pas de pluralité d'êtres, et l'être est un. 4. Mais s'il est un, il est aussi immuable; car l'un est toujours semblable à lui-même, et le semblable ne peut ni perdre, ni gagner, ni subir un changement d'ordre interne, ni ressentir de 272 pour l'histoire de la science hellène. la douleur ou du chagrin. S'il éprouvait rien de tout cela, c'est qu'il ne serait pas un ; car ce qui subit un mouvement quelconque change de quelque chose en quelqu'autre ; mais en dehors de ce qui est, il n'y a rien d'autre; il ne peut donc y avoir de mouve- ment pour l'être. 5. D'une autre façon, rien n'est vide de l'être; car le vide n'est rien et ce qui n'est rien ne peut être. Donc l'être ne se meut pas, car s'il n'y a pas de vide, il n'a pas de place pour aller nulle part ; il ne peut d'ailleurs se concentrer sur lui-même; car il serait alors plus ou moins dense que lui-même, ce qui est impossible. En effet le dilaté ne peut être aussi rempli que le dense, mais il se trouve déjà plus vide que le dense; or le vide n'est pas. Que ce qui est soit plein ou non, il faut en juger suivant qu'il peut ou non admettre quelque chose d'autre ; s'il n'admet pas, il est plein ; s'il admet quelque chose, il n'est pas plein. Si donc il n'y a pas de vide, il est nécessaire que l'être soit plein, et par conséquent, qu'il soit immobile. Ce n'est pas qu'il soit impossible qu'il se meuve dans un espace plein, comme nous le disons pour les corps, mais c'est que l'être universel ne peut se mouvoir ni vers l'être (puisqu'il n'y a pas quelque autre être que lui) ni vers le non-être; car le non-être n'est pas... 6. Ce qui a été, a toujours été et sera toujours ; car, s'il était devenu, avant de devenir, il aurait nécessairement été rien; mais ce qui a été rien, ne peut jamais devenir rien de rien 7. Ce qui n'est- pas devenu, mais est, cela a toujours été, sera toujours, n'a ni commencement ni fin, mais est infini. Car s'il était devenu, il aurait eu commencement (il aurait, à un moment, commencé à devenir) et fin (il aurait à un moment fini de devenir); si au contraire il n'a ni commencé ni fini, mais a toujours été et sera toujours, il n'a ni commencement ni fin. En effet, il n'est pas possible que quelque chose soit toujours, si ce n'est ce qui est tout 8. Mais, comme il est toujours, de même il faut toujours que sa grandeur soit infinie 9. Rien de ce qui a commencement «I lin, ne peut être éternel m nitiiii 10. S'il n'était pas un, il serait limité par rapport à l'autre 11. Ainsi donc l'univers est éternel, infini, un et uniforme; il ne peut ni perdre ni gagner, ni subir un changement d'ordre interne, ni ressentir de la BOUffiranc* ou du chagrin. S'il éprouvait CHAPITRE XI. — MÉLISSOS DE SAMOS (f). 273 rien de tout cela, il ne serait plus un; car s'il devient autre, il faut que l'être ne soit pas uniforme, mais que l'être antérieur périsse et que ce qui n'est pas devienne. Si en dix mille ans l'univers avait changé d'un cheveu, dans le temps total il aurait péri. 12. Il ne peut d'ailleurs subir un changement d'ordre interne; car l'ordre (xéorjAOç) qui est d'abord ne périt pas, et celui qui n'est pas ne devient pas. Quand rien ne s'ajoute, ne se perd, ni ne devient autre, comment quelque changement d'ordre pourrait-il avoir lieu dans l'être? Si quelque chose devenait autre, alors seu- lement il y aurait changement d'ordre. 13. Il ne souffre pas; car, s'il souffrait, il ne serait pas universel ; une chose qui souffre ne peut être toujours et n'a pas une même force qu'une saine. S'il souffrait, il ne serait pas non plus uniforme; car il souffrirait du départ ou de l'accession de quelque chose et ne serait plus uniforme. Le sain ne peut d'ailleurs souffrir; car il faudrait pour cela que périsse le sain ou ce qui est, et que devienne ce qui n'est pas. Pour le chagrin, le raisonnement est le même que pour la souffrance. 14. D'autre part, rien n'est vide; car le vide n'est rien, et ce qui n'est rien ne peut être. Et l'être ne se meut pas, car il n'a pas de place pour aller nulle part, puisqu'il est plein ; s'il y avait du vide, il pourrait en effet aller dans le vide ; mais comme il n'y a pas de vide, il n'a aucune place où aller. Il ne peut être condensé ou dilaté; car le dilaté ne peut être aussi rempli que le dense, mais il se trouve déjà plus vide que le dense. Voici la distinction qu'on doit faire du plein et du non-plein. Si quelque chose peut entrer ou être admis, il n'y a pas plein; si rien ne peut entrer ou être admis, il y a plein. Il faut donc que l'être soit plein, s'il n'y a pas de vide; si donc il est plein, il est immobile 15. Si l'être se divise, il se meut; mais en mouvement, il ne peut plus être 16. Si l'être est, il faut qu'il soit un; étant un, il faut qu'il n'ait pas de corps; car s'il avait une dimension, il aurait des parties et ne serait plus un 17. Voilà la plus grande marque qu'il est seulement un. Mais il y en a d'autres; car s'il y avait pluralité d'êtres, il faudrait que chacun fût tel que je dis être l'un. Si en effet ce sont des êtres que la terre, l'air, le fer, l'or, le feu, si ceci est vivant, cela mort, ceci blanc, cela noir, si toutes les autres choses que les hommes 18 274 pour l'histoire de la. science hellène. disent être vraies sont en effet, si nous voyons et si nous entendons juste, il faut que chaque chose reste telle qu'elle nous a paru d'abord, sans changer ni s'altérer, qu'elle soit toujours ce qu'elle est. Or, nous disons que notre vue, notre ouïe, notre intelligence sont justes; le chaud nous semble devenir froid et le froid chaud, le dur devenir mou et le mou dur, le vivant mourir ou naître du non-vivant; tout change, rien ne reste semblable à ce qu'il était; l'anneau de fer, tout dur qu'il est, s'use contre le doigt; de même, l'or, la pierre, et tout ce qui parait le plus solide; la terre et les pierres viendraient de l'eau; ainsi ce qui est, nous ne le voyons pas et ne le connaissons pas. Il n'y a, en tout cela, aucune concor- dance; nous disons qu'il y a nombre de formes éternelles et solides, et tout ce que nous voyons partout nous semble s'altérer et se transformer. Il est donc clair que nous ne voyons pas juste, mais aussi que c'est à tort que toutes ces choses nous paraissent être. Car si elles étaient vraies, elles ne changeraient pas, mais chacune serait telle qu'elle paraît; car rien ne peut triompher de l'être véritable. Or, dans le changement, ce qui est périt, ce qui n'est pas devient. Ainsi s'il y avait une pluralité d'êtres, il faudrait que chacun fût tel que l'un. CHAPITRE XII ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE I. — L'Homme et le Savant. 1. Anaxagore de Clazomène fut, comme on sait, le premier physiologue qui vint s'établir à Athènes; il ouvrit ainsi la série de ces hôtes illustres qui, non moins que ses propres enfants, devaient faire de l'antique ville de Cécrops, pendant près de deux siècles, la capitale scientifique du monde ancien. Anaxagore est aussi le premier dont la vie ait pleinement pré- senté le type du dévouement absolu à la science, de la recherche désintéressée de la vérité pour elle-même; c'est sur ce modèle qu'a été construit l'idéal de la vie contemplative, tel qu'il brillait devant Platon et Aristote, tel qu'il est encore digne de guider nos pas. Sans doute, toutes les légendes qu'on raconte sur le Glazoménien ne méritent pas une aveugle confiance; mais leur accord unanime atteste l'impression profonde que laissa son noble caractère. Né d'une famille riche, il abandonne son patrimoine à ses parents et se voue tout entier à l'étude; toute sa vie, il néglige ses intérêts, il attend même qu'on lui offre le nécessaire ; la persé- cution ne lui manque pas, tous les malheurs le frappent ; il restera supérieur aux événements. Il se peut qu'il n'ait pas traité de l'éthique (*), mais il fut une morale vivante. Il vit la science devenir une carrière lucrative (*) ; il ne chercha (') Favorinus (Diog. L., II, 11) dit qu'il fut le premier à voir dans les poèmes d'Homère des allégories concernant la vertu et la justice, et qu'il ouvrit ainsi la voie à son disciple Métrodore; mais celui-ci semble avoir plutôt recherché dans Homère des allégories physiques. (*) Quand Anaxagore vint à Athènes (vers 456), Protagoras allait commencer à professer; c'est aussi l'époque où Hippocrate de Chios va enseigner la géo- 276 pour l'histoire de la science hellène. pas à en profiter; heureusement il trouva un protecteur dans le grand homme d'État qui dirigeait alors les destinées d'Athènes; plus tard, l'amitié de Métrodore de Lampsaque remplaça pour lui celle de Périclès, et une petite ville de l'Hellespont s'honora d'offrir un asile au proscrit accusé d'athéisme (*). Anaxagore nous apparaît ainsi comme le premier exemple d'un savant subventionné par un chef d'État ou par de riches particu- liers, tout en gardant son entière indépendance, ce que ne feront guère, plus tard, ceux qui accepteront ou brigueront des situations analogues. En tout cas, une ère nouvelle est désormais ouverte; jusqu'alors la science était uniquement œuvre de loisir; mainte- nant, en se répandant et en élargissant le cercle de ses adeptes, elle en acquiert d'assez peu fortunés pour qu'ils soient obligés de songer, non seulement à ses progrès, mais encore à leur propre pain quotidien. 2. J'ai parlé de l'homme, disons quelques mots du savant. Anaxagore devait déjà avoir acquis une certaine notoriété quand il vint à Athènes (2), et sans doute il avait déjà publié une partie de ses opinions et de ses découvertes. Le témoignage de Diogène Laërce, d'après lequel il n'aurait laissé qu'un seul écrit (3), n'exclut pas des publications purement astronomiques ou mathématiques, et, de ce qu'Hérodote, par exemple, rapporte l'opinion d' Anaxa- gore sur la cause des inondations du Nil, on ne peut certainement en conclure que les Histoires soient postérieures au Traité wr la Nature. Cependant ce dernier ouvrage est, sans contredit, le véritable titre de gloire d'Anaxagore, car il y avait évidemment réuni l'exposé métrie à Athènes et où des pythagoriens, pour se faire de l'argent, publient les travaux géométriques de leur maître. (*) Lampsaque était une colonie de Milet, où, après la ruine de la métro- pole, en 496, purent se conserver les traditions de la patrie des premiers physiologues; Archélaos semble y avoir succédé à Anaxagore comme chef d'école. Au siècle suivant, une autre cité voisine, également colonie de Milet, Cyzique, possédera une école de mathématiciens et d'astronomes (Eudoxe, Bélicon, Polémarque, Callippe) de la plus haute Importance; mais de Lamp- saque- sortiront encore plusieurs personnages remarquables, entre ttttn rhéteur Anaximène, maître (l'Alexandre le Grand, et le péripatéticien Straton, successeur de Théophraste. (*) La chute de la pierre d'.'Egos-Potamos. dont on lui attribua plus tard la prédiction, a eu lieu en 468/7. (3) Divisé d'ailleurs, au moins plus tard, eu plusieurs livres, puisque Sim- pliciua cite : èv t$ RotStip xStty $u9ixâv( CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 277 de ses diverses idées scientifiques, et il doit, avant tout, être consi- déré comme un pliysiologue. Sa réputation comme géomètre n'est pas suffisamment assise; elle repose surtout sur un passage du dialogue platonicien les Rivaux, où il est parlé de lui et d'Œnopide, mais à propos d'une discussion en réalité astronomique. C'est d'après ce passage (et non pas d'après Eudème) qu'il figure, à côté d'Œnopide, dans la liste des géomètres de Proclus, avec la mention vague : « Il a abordé beaucoup de questions géométriques. » Évidemment on ne peut traiter de l'astronomie sans avoir des connaissances géomé- triques assez étendues, mais il ne s'ensuit pas de là qu'Anaxagore ait fait faire des progrès à la géométrie proprement dite. D'après Vitruve (VII), il aurait écrit sur la scénographie, c'est- à-dire sur la perspective appliquée à la décoration théâtrale, sujet particulièrement intéressant à Athènes, où dès le temps d'Eschyle, un Agatharchos, auteur de la décoration scénique, avait écrit un commentaire à ce propos; c'est certainement à tort que l'on a voulu faire rentrer un traité aussi technique dans l'ouvrage Sur la nature; il est probable au contraire qu'il était conçu sous forme géométrique et que ce fut un des prototypes du livre assez imparfait qui nous reste d'Euclide sous le nom d'Optiques. Anaxagore aurait donc été le créateur de cette branche de la géométrie appliquée, mais le niveau très inférieur où elle restait encore bien longtemps après lui, montre assez qu'il ne s'éleva guère au-dessus des notions les plus élémentaires et que Démocrite, qui reprit la même question après lui, ne dut pas faire beaucoup mieux. Enfin Plutarque (De exsilio) nous le montre s'occupant, dans sa prison, de la quadrature du cercle; mais ce peut être une légende sans authenticité. Cette question était certainement à l'ordre du jour parmi les géomètres du temps, et, dans une prison, la mathé- matique pure est encore l'occupation la plus facile; la légende semble donc au moins habilement conçue d'après le caractère d'Anaxagore, mais ce travail prétendu n'a, en tout cas, laissé aucune trace, exercé aucune influence véritable. 3. Pour l'astronomie, les titres d'Anaxagore sont mieux établis : il a l'immortel honneur d'avoir le premier donné l'explication véri- table, sinon complète, des éclipses et des phases de la lune; mais il convient de remarquer que cette explication fut une hypothèse de physicien, non pas le résultat des observations d'un astronome. 278 pour l'histoire de la science hellène. J'ai déjà expliqué (ch. VI, 4, et VIII, 7) comment Anaxagore avait été conduit à cette hypothèse: d'une part Anaximène avait imaginé des astres obscurs dont l'interposition pouvait produire les éclipses; d'un autre côté, les pythagoriens (Alcméon, Parménide) regardaient déjà la lune comme ayant une partie obscure et une partie lumineuse toujours tournée vers le soleil, ce qui est l'expli- cation chaldéenne des phases. Anaxagore n'avait donc qu'à remarquer qu'un corps solide obscur, tel que le supposait Anaximène, devait naturellement, par suite de son éclairement par le soleil, présenter précisément les phénomènes des phases, tels que les pythagoriens les avaient reconnus; la lune, considérée comme opaque, suffisait donc pour expliquer les éclipses de soleil. L'idée de tenir compte de l'éclairement conduisait d'autre part à tenir également compte des ombres; Anaxagore rencontra donc aussi de la sorte l'explication des éclipses de lune. Comme physicien, il alla plus loin, trop loin même; il conclut que la lune est une terre semblable à la nôtre et habitée comme elle, que tous les astres, le soleil lui-même, sont des masses solides incandescentes. Ces hardis paradoxes attirèrent sur lui la première accusation d'impiété qui ait atteint les novateurs scientifiques; mais comme astronome, malgré sa découverte capitale, il resta relativement arriéré et maintint malheureusement contre les doc- trines pythagoriennes les antiques croyances ioniennes. Il croit encore la terre plate; tous les astres ont pour lui la même forme, en sorte que son explication des phases reste, en réalité, tout à fait insuffisante; il conserve l'hypothèse d'Anaximène sur l'existence de corps célestes obscurs qu'il croit encore nécessaire pour expliquer en partie, soit les phases, soit certaines éclipses lunaires; son opinion sur les mouvements propres du soleil et de la lune revient également à celle d'Anaximène. Il suppose ces deux astres très rapprochés de la terre, et même à une distance si faible qu'il est difficile d'expliquer comment il n'a pas reconnu son erreur. On ne peut guère non plus se rendre bien compte de la singu- lière hypothèse qu'il émettait relativement à la voie lactée: d'après lui, le soleil étant plus petit que la terre, l'ombre de celle-ci devait s'étendre indéfiniment; la trace de cette ombre sur le ciel serait précisément la voie lactée, parce que, disait-il, les étoiles situées en dehors, se trouvant, même pendant la nuit, dans la partie du ciel où parviennent les rayons solaires, leur lumière propre en est CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 279 offusquée, tandis que dans le cercle d'ombre la lueur des astres apparaît sans aucune diminution; c'est-à-dire que, si le soleil disparaissait, le ciel tout entier nous présenterait la même appa- rence que la voie lactée. Cette conjecture, au point de vue purement physique, est certainement ingénieuse pour l'époque; elle montre en tous cas combien Anaxagore se préoccupait des lois de l'éclairement dont il avait fait une première et heureuse application ; mais elle semble en même temps prouver qu'il ne se souciait nullement d'une observation tant soit peu exacte. Autrement il aurait immédia- tement reconnu que la voie lactée garde toujours la même situation par rapport aux fixes, tandis qu'une trace de l'ombre terrestre sur le ciel aurait à se déplacer singulièrement en même temps que le soleil ; d'autre part, la lune aurait dû s'éclipser toutes les fois qu'elle traverse la voie lactée, conséquence dont il était également facile de vérifier la fausseté. Je m'arrête encore à une opinion assez singulière qui ne nous est, à proprement parler, conservée que sous le nom de son disciple Archélaos, mais qu'il a probablement déjà professée : la surface de la terre serait concave et ce serait ainsi qu'on devrait expliquer que le jour et la nuit ne se produisent pas immédiate- ment sur toute la surface. Gomment, d'un fait dont les circonstances ne pouvaient être absolument méconnues, a-t-on pu tirer précisément la conséquence opposée à celle qui doit en être conclue? Les Grecs ne pouvaient ignorer que pour les Perses, par exemple, le soleil se levait plus tôt; Anaxagore devait donc supposer les Perses sur le plateau entourant la concavité, l'Asie-Mineure sur le versant vers le creux intérieur, la Grèce encore plus bas sur le même versant (convexe) ; passé un certain point vers l'occident, il n'avait plus de notions exactes et supposait les faits contraires à ce qu'ils sont en réalité (*). Ainsi Anaxagore nous apparaît plutôt comme un hardi construc- teur d'hypothèses scientifiques que comme un véritable astronome, sachant observer et contrôler ses hypothèses. Gomme météorologiste, il ne se montre pas en avance sur Anaximène; comme naturaliste, il aborde un terrain que les premiers physiologues ioniens avaient négligé, mais on ne voit pas (*) On sait que Platon, dans le Phédon, essaie encore de concilier cette singulière hypothèse avec la doctrine de la sphéricité de la terre. 280 POUR l'histoire de la science hellène. qu'il y ait dépassé Alcméon et Parménide, quoiqu'il ait pu s'écarter d'eux. Somme toute, les services qu'il a rendus à la science sont d'ordre secondaire et ne s'élèvent nullement à la hauteur de son rôle philosophique; car dans l'explication des éclipses, son véritahle titre de gloire, il n'a pas eu ridée-mère et sa théorie est restée absolument insuffisante. II. — La Théorie de la matière. 4. La distinction entre l'esprit et la matière, introduite par Anaxagore, a été l'origine d'une révolution métaphysique trop connue pour qu'il soit nécessaire que je m'y arrête; je n'en parlerai donc qu'incidemment et autant qu'il sera indispensable pour le sujet que je me propose surtout d'approfondir, je veux dire la théorie de la matière d'après le Clazoménien. Cette théorie ne me semble pas en effet attirer toute l'attention qu'elle mérite; quoique les expositions qu'on en donne soient assez fidèles au fond, grâce à l'importance considérable des fragments authentiques que l'on possède, il ne me semble pas non plus qu'on l'ait jusqu'à présent parfaitement comprise, ni surtout qu'on se soit rendu compte du rôle capital qu'elle a rempli dans l'histoire philosophique. On la considère plutôt comme un accident singulier, qui n'a pas été déterminé par le développement logique des conceptions antérieures, qui n'a pas exercé d'influence marquée sur la constitution des systèmes suivants. Or, je voudrais montrer que, si étrangère qu'elle soit aux représentations avec lesquelles nous sommes familiers, cette théorie n'en correspond pas moins à une hypothèse toujours possible, que cette hypothèse s'est produite précisément à son heure, qu'enfin elle constitue un élément essentiel dans les concepts de Platon et d'Aristote, à ce point qu'il est difficile, en la négligeant comme on le fait, d'arriver à posséder l'intelligence parfaite des systèmes les plus importants de l'antiquité. Rappelons d'abord les circonstances au milieu desquelles se produit la doctrine d' Anaxagore : le monisme naïf des premiers Ioniens a abouti à Heraclite, c'est-à-dire à la négation du problème posé par Anaximandre : déduire l'évolution de l'ensemble des phénomènes d'une seule cause, en prenant d'ailleurs pont colle cause le phénomène qui apparaît comme le plus général et en CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 281 même temps le plus régulier, c'est-à-dire la révolution diurne. Mais, tandis que l'Éphésien, pour expliquer les apparences célestes, revient à des hypothèses grossières et surannées, à l'autre pôle du monde hellène, Parménide déclare que la révolution générale ne peut être qu'une illusion, que l'univers est nécessairement immo- bile; cette doctrine gagne du terrain et elle va trouver des partisans jusque sur les côtes de l'Ionie, puisqu'à Samos Mélissos va se l'approprier en l'étendant même à tous les phénomènes, eh niant par conséquent absolument la possibilité du problème posé. Fallait-il donc définitivement abandonner la position d'Anaxi- mandre et d'Anaximène? Il fallait au moins la transformer; un nouveau concept s'est désormais introduit, avec lequel un mathé- maticien au moins doit compter et qui ne permet plus de main- tenir la thèse milésienne. L'espace est infini et, comme on n'est point encore arrivé à le concevoir sans matière, comme la notion du vide absolu n'est encore qu'un fantôme sans consistance, il s'ensuit que l'univers doit être conçu comme infini, malgré les dénégations de Parménide ; il est dès lors impossible de se le repré- senter, ainsi que le faisaient les Milésiens, comme animé, dans son ensemble, d'un mouvement de rotation autour de l'axe du monde. Pour reprendre le problème d'Anaximandre, il fallait donc commencer par avouer que cette rotation était limitée et distin- guer la partie de l'univers qui y est soumise de l'infini qui reste immobile. Le mouvement révolutif n'est donc pas inhérent à la matière; il apparaît dès lors comme dû à une cause distincte de celle-ci. Anaxagore donne à cette cause le nom de vûjç (*); il imagine qu'à un moment déterminé, elle a commencé à mettre en branle un petit noyau central ; de là son action s'est étendue progressive- ment et a successivement organisé une partie de plus en plus grande de la matière inerte; mais, puisque le champ sur lequel cette action peut s'exercer est infini, elle continue à gagner toujours du terrain, et l'on ne peut assigner une limite où elle doive s'arrêter. (0 De l'ordre d'idées que j'expose, dérive naturellement le caractère méca- nique de la cosmogonie cTAnaxagore, caractère que lui reprochera Platon ; je crois inutile, comme j'ai dit, d'insister sur l'ordre d'idées tout différent par lequel le Clazoménien a été conduit à attribuer l'intelligence à sa cause motrice; il suffit de remarquer que cette conséquence dérivait naturellement de la façon dont ses divers précurseurs avaient entendu la thèse hylozoïste. 282 pour l'histoire de la science hellène. Cette conception nous montre pour la première fois la notion de l'infini rigoureusement employée dans son véritable sens mathé- matique. Le monde est une grandeur qui croit indéfiniment et peut dépasser toute limite assignable, de même que la série des nombres. Nous reconnaissons là la pensée d'un vrai géomètre et nous pouvons nous attendre à le retrouver aussi rigoureux et aussi éloigné des idées vulgaires, quand il s'agira non plus de l'infini- ment grand, mais bien de l'infiniment petit. Revenons donc sur celte autre face de la question de la matière et demandons-nous d'abord si Anaxagore pouvait conserver la thèse moniste, et aussi à quelles difficultés il avait à parer en produisant une thèse plu- raliste. 5. Il semble difficile que, du moment où il distinguait de la matière la cause du mouvement et où, en même temps, il consi- dérait celle-ci comme produisant à peu près exclusivement une rotation d'où résultait secondairement l'organisation du monde, Anaxagore ait pu avoir la pensée de maintenir l'unité de la matière; celle-ci devait lui apparaître comme un mélange mécanique, dont le mouvement révolutif séparait les divers éléments. C'est bien ainsi en fait qu'il se représente l'organisation du monde. Mais ses idées cosmogoniques n'en sont pas moins, par la force même des choses, tout à fait analogues à celles des Milésiens, puisque le problème général était le même, soit pour eux, soit pour lui; or, les maîtres sur les traces desquels il marchait, tout en affirmant l'unité de la matière, n'avaient pas suffisamment approfondi une question encore nouvelle, et les expressions qu'ils avaient employées pouvaient souvent, pour Anaximandre en parti- culier, s'entendre d'un mélange mécanique actionné par la révolu- tion générale, plutôt que d'une masse susceptible de se transformer dynamiquement sous cette même action ; si Anaximène avait bien posé la question sur ce terrain, Heraclite fut, peut-être, le premier dynamiste absolument conséquent avec lui-même, mais il avait dû précisément concevoir tout autrement la cause des mouvements. Anaxagore pouvait donc croire possible de reprendre la vraie tradition milésienne, en adoptant pour la matière un concept précis et scientifique; mais il devait écarter l'hypothèse du mélange d'un certain nombre déterminé d'éléments non trans- formables les uns dans les autres — hypothèse qui fut celle d'Empédocle — car, en entrant dans celte voie, qui pouvait CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 283 paraître la plus naturelle, la plus conforme aux opinions vulgaires, il lui aurait fallu rompre complètement avec la tradition. Ainsi il avait à résoudre le difficile problème de constituer un concept qui permit la conciliation effective de la thèse moniste et dynamiste, à peu près universellement reconnue jusqu'à lui, et des idées pluralistes et mécaniques qu'il introduisait dans la cosmogonie. Du côté de l'Italie, il avait connaissance d'un essai dualiste, le vide et les monades des premiers pythagoriens ; mais cette pre- mière et grossière tentative n'avait pu résister à l'argumentation de Zenon sur la divisibilité à l'infini. Elle allait se transformer et donner naissance au vide absolu et aux atomes de Leucippe, c'est- à-dire à la conception qui, après être finalement échue dans l'antiquité aux mains de l'école la moins scientifique de toutes, devait reparaître dans les temps modernes et devenir le pivot fondamental sur lequel roulent désormais toutes les hypothèses physiques. Anaxagore rejette la notion du vide et cherche une autre voie ; mais il doit tenir compte des difficultés soulevées par Zenon. En divisant indéfiniment la matière, si elle n'est pas absolument une, vous arriverez à séparer ses éléments constitutifs; comment leur pluralité peut-elle faire l'unité? Gomment l'être peut-il être à la fois sv xat raXXi? La réponse d'Anaxagore est simple ; c'est celle du géomètre que nous avons déjà reconnu. Oui, la matière est divisible à l'infini; mais la difficulté prétendue n'existe pas, car le mélange que j'aperçois dans les grandes parties subsiste également dans les petites, si minimes qu'on les suppose; il n'y a entre les unes et les autres qu'une différence de dimension qui n'a rien à faire avec la question de composition; jamais donc la division n'atteindra les éléments ultimes, et la matière est, partout et toujours, à la fois une et composée. (Voir fr. 15 et 16 surtout.) III. — Critique de la conception d'Anaxagore. 6. Nous sommes tellement assujettis aux habitudes d'esprit qu'entraîne la conception atomique, que la thèse d'Anaxagore, telle que je viens de l'énoncer, apparaîtra à beaucoup comme un simple paradoxe dont il n'y a pas lieu de tenir compte; et cepen- dant, elle est, a priori, parfaitement légitime, et si négligée 284 POUR l'histoire de la science hellène. qu'elle puisse être aujourd'hui, elle n'en garde pas moins toute sa valeur. Je n'ai nullement l'intention de combattre ici la conception atomique; je crois au contraire qu'elle est encore loin d'avoir rendu à la science tous les services que celle-ci peut en attendre. Le moment n'est donc nullement venu de discuter s'il ne serait pas temps de rejeter cette conception comme désormais épuisée et incapable de permettre de nouveaux progrès; mais, au point de vue philosophique, la question doit se poser tout autrement. Prétend-on par cette conception atteindre la réalité absolue, l'inaccessible chose en soi? Évidemment non, et les arguments de certains physiciens ou chimistes ne peuvent que faire sourire, alors qu'ils prétendent démontrer, comme des faits de science, l'existence du vide «ou des atomes. Il s'agit simplement d'obtenir une repré- sentation scientifique ; il ne suffit pas qu'elle satisfasse l'esprit, il faut encore qu'elle se prête à des combinaisons logiques permet- tant d'établir quelque unité entre- les lois des phénomènes naturels. Que la conception atomique satisfasse à cette condition, que, par exemple, elle donne immédiatement une explication commode des lois qui président aux combinaisons chimiques, ces confirma- tions a posteriori sont à écarter; quand elles seraient beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus importantes, elles resteraient absolument insuffisantes, 'tant que l'explication intégrale de l'uni- vers demeurera incomplète : autant dire toujours. La question est de savoir si cette conception atomique est la seule possible, la seule admissible pour le rôle scientifique qu'elle remplit. Or, je dis que la thèse d'Anaxagore peut conduire à une conception qui, comme aptitude à se prêter aux combinaisons logiques, ne le cède en rien à la représentation aujourd'hui dominante. Il n'y a pas à s'arrêter à l'apparent paradoxe qu'elle renferme ; c'est la rigoureuse application d'une vérité logique sur laquelle reposent toutes les mathématiques, que « les raisons du fini réus- sissent à l'infini », pour employer la formule de Pascal. L'imagi- nation seule peut élever quelques objections, mais elle ne doit pas avoir voix au chapitre. 7. Développons donc les conséquences de la thèse posée et voyons où elle conduit logiquement; nous examinerons ensuite si CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 285 Anaxagore avait effectivement tiré les mêmes conclusions, ou s'il avait suivi quelque voie particulière. Ce que nous regardons comme les éléments des corps, ne peut être distingué que par des qualités différentes, et par qualités nous entendons des conditions déterminées des phénomènes tombant sous les sens. Dire que la division des corps n'arrivera jamais jusqu'à isoler les éléments, n'a donc qu'un sens possible, c'est que dans la partie, si minime qu'elle soit, on retrouvera les mêmes qualités que dans le tout, c'est-à-dire les mêmes conditions capables de produire des phénomènes du même genre. A cela nulle difficulté, étant admis, bien entendu, que d'une part, le degré des qualités, leur valeur intensive, peut différer énormément; que, d'autre part, les phénomènes produits peuvent n'être plus susceptibles d'être perçus, ce qui arrive naturellement, soit parce que la quantité de matière devient trop faible, soit parce que le degré de la qualité n'est pas assez élevé. Nous voyons dès lors que pour l'objet de la science, c'est-à-dire l'explication de telle ou telle classe de phénomènes, nous n'avons pas à considérer ces éléments insaisissables sur laquelle notre attention se portait à tort, mais bien des qualités. Or, celles-ci, dans l'abstraction scientifique, nous apparaissent comme déter- minées, d'après les phénomènes auxquels elles correspondent, pour chaque corps de la nature et pour chacune de ses parties, mais aussi comme variables d'un corps à l'autre et d'une partie à l'autre, en telle sorte néanmoins que, pour chaque point donné, elles aient une valeur précise, qui sera la limite vers laquelle tendra la qualité de la molécule enveloppant ce point, alors que l'on en fera décroître indéfiniment les dimensions. À chaque point de la matière se trouvera donc attaché un coefficient pour chaque qualité considérée (densité, température, état électrique, etc.) ; le nombre de ces qualités, qui sont de pures absîractions, peut d'ailleurs être indéfini, mais on conçoit que d'après les lois naturelles reconnues ou à reconnaître, la connais- sance de telle qualité peut être liée à la connaissance de telles autres, en sorte que, pour l'étude, il suffira de choisir un certain nombre de qualités que l'on considérera comme primordiales et auxquelles on rattachera les autres. De la sommation des valeurs d'une même qualité pour les divers points d'un corps (suivant les règles du calcul intégral), dépendra la qualité de ce corps pour son ensemble, c'est-à-dire la 286 POUR L HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLÈNE. façon dont il se comportera par rapport aux sens pour le phéno- mène considéré. Il est clair qu'une pareille conception de la matière se prêtera parfaitement à tous les calculs mathématiques, à toutes les combinaisons logiques nécessaires pour l'explication des phéno- mènes; c'est tout ce que j'ai voulu affirmer, car je ne veux point examiner quels seraient ses inconvénients ou ses défauts, si elle serait plus ou moins commode, il suffit qu'elle soit possible. Si j'ajoute que la théorie que je viens d'exposer est en somme celle de Kant, je n'aurai pas besoin d'invoquer de nouveaux arguments. Je n'ai plus qu'à examiner jusqu'à quel point elle diffère de celle que professait Anaxagore. 8. Nous n'avons certes pas à attendre du Clazoménien toute la rigueur des concepts du philosophe de Kœnigsberg; nous pouvons sans doute accorder que quelques écarts de doctrine, justifiés par l'état de la science à son époque, ne constitueront pas une diver- gence irrémédiable. Nous devons surtout ne pas exiger de lui qu'il ait conçu, dans toutes ses conséquences, l'application mathé- matique de ses principes; personne alors n'avait l'idée des règles à suivre dans l'objet, pas plus que personne ne pouvait soupçonner, lors de l'invention des atomes par Leucippe, de quelle façon la mécanique en devait être traitée. Or, si l'on fait ces concessions et si l'on étudie avec soin les textes d'Anaxagore, on sera étonné de voir à quel point il semble être resté fermement attaché à l'ordre d'idées que nous avons développé. Le point capital est la question de savoir comment il considérait ses éléments, soit comme des parties d'un mélange, soit comme des qualités inhérentes à la matière, mais variables en degré d'un corps à l'autre. A la façon dont on expose d'ordinaire son système, avec le terme à'homéomères inventé par Aristote et avec les explications dont celui-ci l'accompagne, la question semble tranchée d'un coup en faveur de la première alternative; mais, si l'on examine les fragments, on n'y voit rien de semblable : Anaxagore ne parle que de qualités, l'humide, le sec, le chaud, le froid, lumineux, l'obscur, le dense, le ténu, et il énonce formellement (fr. 8) que c'est par la concentration de ces qualités que se produit, d'une part, la terre, de l'autre, l'éther. CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 287 Il ajoute, il est vrai, à cette énuméraiion de toutes les choses mélangées (gàpptÇrç à-àvTwv -/pv^aTiov), des semences (a^ép^axa) en nombre indéfini dont aucune ne ressemble à aucune autre (fr. 4). Il est clair que ces semences devaient lui servir, par leur réunion, à former des êtres présentant les qualités prédominantes dans leur ensemble, et c'est de là sans doute qu'Aristote a tiré ses explications; peut-être d'ailleurs empruntait-il à Anaxagore lui-même quelques exemples que celui-ci donnait pour faire com- prendre en gros sa pensée, sans la préciser dans toute sa rigueur. Mais lorsque le Glazoménien insiste sur ce fait qu'aucune de ces semences n'est semblable à aucune autre, il nous est impossible d'accepter sans plus les grossières images d'Aristote (la chair, les os, etc.), alors surtout que ce dernier avoue que c'est lui-même qui les choisit. Pourquoi cette différence entre les semences? C'est que précisément elles présentent, de même que les corps de la nature, toutes les variations possibles entre leurs qualités. Mais sont-elles des éléments? Non pas : elles sont décomposables au même titre que tous les corps et présentent comme eux, à divers degrés, la même union du froid et du chaud, de l'humide et du sec, du lumineux et de l'obscur, du dense et du ténu. Anaxagore, au reste, n'a pas voulu préciser le nombre des qualités élémen- taires qu'il considère; il l'a laissé indéterminé, ce qu'il est vraiment. Ce qu'il a cherché surtout à faire ressortir, c'est que dans son mélange priniitif, il fallait déjà regarder ces qualités comme mé- langées si intimement et jusque dans les plus petites particules.de la matière, que celles-ci offraient déjà les mêmes combinaisons qui se présentent dans les corps de la nature. Par suite du mouvement imprimé par le Noos, les germes ou semences se déplacent et se réunissent à leurs similaires, en sorte que le monde s'organise ; Anaxagore s'en tient donc à une expli- cation mécanique grossière et inadmissible, mais il insiste sur ce point que l'exclusion complète d'une qualité ne peut se faire en aucun lieu de l'univers : le feu est ce qu'il y a de plus brillant, de plus chaud, de plus sec, de plus ténu; il contiendra toujours néanmoins de l'obscur, du froid, de l'humide, du lourd; il pré- sente donc ainsi tout ce qu'il faut pour constituer de la chair ou des os ; mais dire avec Aristote que le feu est constitué désarticules homéomëres, semblables à celles de la chair ou des os, c'est évi- demment défigurer du tout au tout la pensée du Clazoménien. 288 POUR l'histoire de la science hellène. Quels défauts trouvons-nous d'ailleurs à sa conception? Il suffit de la comparer à celle de Kant. En premier lieu, nous ne pouvons plus admettre ces oppositions du froid et du chaud, etc., « qu'on ne séparera jamais avec la hache en aucun point du monde ». Pour nous, le froid et le chaud appa- raissent comme deux degrés éloignés sur l'échelle intensive d'une même qualité. Mais après l'abus encore bien récent des fluides de nom contraire, nous devons être indulgents; d'ailleurs Anaxagore n'avait pas inventé ces oppositions, il les trouvait dans les opinions du vulgaire, il les voyait systématiquement employées par les pytha- goriens. Il s'en est donc servi à son tour; alors que l'antiquité n'a jamais su s'en débarrasser, on ne peut sérieusement l'en blâmer. En second lieu, Anaxagore se représente les choses comme si les qualités ne pouvaient varier que par un déplacement mécanique des particules de la matière auxquelles il les a attachées. C'est dire qu'il ignore toute la physique et toute la chimie modernes, que même il n'a pas encore la notion complète de la qualité et qu'il n'établit pas une distinction parfaitement nette entre la qualité et la substance. Mais au moins il a fait le premier pas indispensable pour l'abstraction; le second ne sera pas difficile, car du moment où il s'agira d'étudier les phénomènes, si peu que ce soit, on laissera naturellement de côté les déplacements mécaniques qui ne peuvent être soumis à la théorie, et l'on s'attachera aux modifi- cations dans l'échelle intensive des qualités, c'est-à-dire au point de vue dynamique. Si donc entre la théorie de Kant et la conception d'Anaxagore il y a de graves différences, la dernière n'en est pas moins tout aussi avancée, tout aussi satisfaisante qu'on pouvait l'espérer pour une époque aussi reculée, et alors que la science de la nature était aussi imparfaite. 9. Les fragments du Clazoménien, dont on trouvera la traduc- tion à la fin de ce chapitre et dont l'authenticité n'est sujette à aucun doute, sont en général assez clairs pour que je croie inutile de les discuter minutieusement pour justifier l'exposition de sa théorie, telle que je viens de la faire; il me suffira donc de pré- senter quelques remarques sur divers passages, qui me semblent avoir généralement été entendus d'une façon erronée, et auxquels mon exposition même peut permettre parfois de restituer leur véritable sens. CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 289 Zeller (II, p. 411) admet que le premier effet du mouvement a été de diviser les substances, selon les oppositions les plus géné- rales, en deux grandes masses, qu'Anaxagore désignait sous les noms d'éther et d'air ; par le premier de ces noms il aurait entendu le chaud, le lumineux et le ténu; par le second, le froid, le sombre et le lourd. Le fragment 1, qui formait certainement le début de l'ouvrage du Clazoménien, montre nettement qu'au contraire il considérait l'éther et l'air comme étant les apparences sous lesquelles se montrait le chaos originaire, avant toute action du AToos. En en parlant, Anaxagore corrige ce qu'il a dit au début du fragment, et qui pourrait être entendu en ce sens que le mélange universel n'offrirait aucune des qualités déterminées des choses; comme tous les autres mélanges, celui-là doit nécessairement apparaître sous les formes qui prédominent comme quantité, et d'après l'état actuel du monde, suivant d'ailleurs en cela l'opinion d'Anaximène, le Clazoménien pense que la prédominance appartient à l'air; mais il croit devoir distinguer entre l'air lumineux (éther) et l'air sombre (ce qu'il appelle proprement air). Comme pour lui ces formes remplissent les espaces célestes, la prédominance comme nombre (ttàyiOîi) doit sans doute être rapportée au contraire à l'état de confusion originaire, où les molécules qui ont forme d'air sont regardées comme les plus nombreuses et comme déterminant dès lors l'apparence du mélange universel. Ou bien encore t:ay;0si doit ici être simplement entendu dans le sens de quantité, comme il parait devoir l'être dans le fragment 2 ; car, en thèse générale, le langage d' Anaxagore est encore loin de posséder toute la précision désirable. Le texte de ce fragment 2, qui représente l'air et l'éther comme se dégageant du milieu environnant, n'est nullement en contra- diction avec ce qui précède ; car ce texte désigne l'apparence actuelle et non l'effet qui aurait amené cette apparence. Le fragment 15 fait une allusion très claire à la polémique de Zenon contre la pluralité, même si la leçon de Zeller : xb yà? èbv c>/. Ifrct toprij (au lieu de xb y.Yj que donnent les manuscrits) o&c sTvai, devait être rejetée. Mais je ne puis approuver son explication (II, p. 399, n. 3) d'un autre passage de ce fragment: /.a- îsov iàtl (tc {iiya)»ov) -;o s[X'.v.piï) ~Xr<6oç, à savoir: la grandeur a autant de degrés que la petitesse (littéralement: le grand est égal au petit en pluralité"). 49 290 pour l'histoire de la science hellène. Le sens de ce passage est certainement le même que celui des propositions analogues du fragment 16, propositions que j'ai traduites à la lettre. Voici comment il me semble qu'on doive les entendre : Anaxagore affirme, contre Zenon, la coexistence de la pluralité dans l'unité; mais cette pluralité est pour lui celle de substances toujours confondues, aussi bien dans les grandes masses que dans les petites, et que la division n'arrivera jamais à séparer. J'emploie d'ailleurs inexactement ici le terme de substances, car, en fait, ce sont des qualités que considère Anaxagore sous un concept encore vague et mal défini. Le fragment 13 montre bien que sous l'unité du cosmos, c'est à la pluralité du froid et du chaud, etc., que s'attache le Glazoménien, et c'est celte pluralité qu'il déclare ne pouvoir être résolue en unités distinctes par la division mécanique, quoique la distinction existe parfaitement, soit pour les sens, soit au moins pour l'intelligence. Il affirme donc que toutes choses sont encore confondues comme à l'origine, quoiqu'il y ait eu ici diminution des unes, là augmen- tation des autres. La pluralité des substances (qualités) confondues est donc toujours la même en tout corps et cela d'ailleurs qu'il soit grand ou qu'il soit petit. C'est bien là sa thèse, comme nous l'avons exposée plus haut. On voit en même temps comment la question de la pluralité dans l'unité a été détournée du terrain où l'avait posée Zenon et comment les sophistes, Platon, puis Arislote, ont eu à la traiter pour la pluralité des attributs. IV. — Influence historique de la conception d' Anaxagore 10. Je crois inutile d'insister davantage sur la conception d'Anaxagore et de faire ressortir plus amplement comment elle satisfaisait heureusement aux conditions du problème tel qu'il le voyait posé devant lui, à quel point elle conciliait harmonieusement la croyance monistique des Ioniens et le pluralisme des oppositions pythagoriennes ; son plus grave défaut était la subtilité d'esprit qu'elle exigeait, surtout à l'époque où elle apparut, pour fttre parfaitement comprise dans sa rigueur géométrique et sa nécessité logique. Si elle n'offrait pas prise aux arguments d'un Zenon, elle n'en était pas moins exposée à être bientôt méconnue, et c'est ce qui lui arriva sans contredit; il nous reste à examiner si néanmoins, CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE. 291 avant de disparaître, elle n'a pas joué un rôle considérable et influé d'une façon décisive sur les conceptions qui devaient lui succéder. Reprenons donc la théorie d'Anaxagore et cherchons à répondre d'après elle aux questions qui se poseront dans l'âge suivant. Pourquoi telle chose est-elle dite être ce qu'elle est? C'est parce qu'elle participe à telle espèce; elle est dite chaude parce qu'elle participe du chaud, etc.; mais le chaud y est seulement présent, il est loin de la constituer tout entière. Au contraire, la même chose participe également du froid ; elle est donc chaude ou froide relativement aux termes de comparaison choisis ; le froid absolu ou le chaud absolu n'existent pas dans la nature, mais tous les corps naturels participent à ces deux espèces. Bien plus, les corps se forment et se détruisent, les êtres naissent et meurent, le chaud et le froid échappent au devenir; ces espèces subsistent éternellement sans altération. Ces formules diverses ne se trouvent point dans les fragments d'Anaxagore, et il n'y a pas à les lui attribuer; mais c'est seule- ment parce qu'il n'avait pas à répondre aux questions indiquées ; autrement, pour tout esprit non prévenu, c'est bien ainsi qu'il y eut répondu. Lorsque ces questions furent soulevées, ce fut donc là la doctrine qu'on trouva implicitement dans ses écrits. Or, à qui appartiennent les formules ci-dessus? Ai-je besoin de dire que je les emprunte à Platon et que j'aurais pu multiplier les rapprochements ? Sans doute il y a tout autre chose dans le platonisme; les espèces d'Anaxagore sont des qualités physiques, les e(ort du Maître peuvent être purement abstraites ou correspondre à des qualités morales; les unes sont nettement immanentes à la matière, on peut des autres soutenir qu'elles sont transcendantes (yopu-ri). Mais si la théorie des Idées est incontestablement une création originale, où trouvera- t-on dans les doctrines antérieures quelque chose qui en soit réellement plus voisin que la conception d'Anaxa- gore? Il est vraiment singulier qu'Aristote, voulant nous éclairer sur le développement de la pensée de Platon, nous renvoie aux formules pythagoriennes sur les nombres comme essences des choses, et que nous répétions encore cette explication plus obscure que la théorie à interpréter. La doctrine d'Anaxagore, au contraire, bien conçue par un esprit philosophique, c'est-à-dire capable d'abs- traction et de généralisation, si cet esprit se trouve en présence 292 pour l'histoire de la science hellène. des problèmes soulevés dans l'âge des sophistes, aboutit naturelle- ment à la constitution de la théorie des Idées platoniciennes. L'évolution était d'autant plus naturelle qu'Anaxagore avait moins limité le nombre des espèces qu'il concevait comme corres- pondant aux phénomènes : étendre son explication à tous les domaines de la pensée, au lieu de la restreindre aux faits de la sensation, voilà ce que fit Platon. Je ne crois donc pas m'ètre trop avancé en disant que la théorie d'Anaxagore sur la matière est un facteur essentiel des conceptions platoniciennes, et qu'il est indispensable d'en tenir compte pour envisager ces conceptions sous toutes leurs faces. 11. Les indications que j'ai essayé de donner suffiront, je l'espère, à mes lecteurs, et je crois inutile d'insister. Toutefois, je ne dois pas dissimuler, et ceci prouve précisément l'originalité de Platon, que, tandis qu'il extrayait de la doctrine d'Anaxagore ce que celle-ci pouvait lui donner, il entrait dans de tout autres voies pour élaborer sa propre conception de la matière. La science du Clazoménien fut bien vite surannée; Platon, d'ailleurs, subit incontestablement l'influence des pythagoriens, mais moins sous le rapport de la doctrine générale que des théories particulières; dans son Timée, il a essayé un très curieux compromis entre la négation du vide et l'hypothèse des atomes. Il considère comme des composés les éléments matériels, amenés au nombre fixé par Empédocle; par un reste assez singulier du dualisme pythagorien primitif, il admet que trois de ces éléments peuvent se convertir les uns dans les autres; la terre, au contraire, l'élément solide par excellence, n'est pas susceptible de transfor- mation ; dès lors, pour composer les quatre éléments, il prend dcu.i- sortes de triangles, qui sont en réalité de véritables atomes. Seulement, au lieu de concevoir ces atomes, ainsi que Leucippe, sous forme de petites masses globuleuses isolées, Platon 1rs repré- sente comme ayant une dimension négligeable par rapport aux deux autres, assimilables par suite à des plans de formes géomé- triques et de différentes grandeurs, en sorte qu'on puisse se figurer qu'ils remplissent tout l'espace. Son disciple Xénocrate transforma cette conception en substituant aux surfaces atomes de son maître, • les lignes atomes; mais il est bien clair, en tout cas, que l'ii bilité de ces lignes ou de ces Surfaces doit être conçue au point de CHAPITRE XII. — ANÀXAGORE DE CLAZOMÈNE. 293 vue physique, nullement au point de vue géométrique. D'autre part, la condition de remplir tout l'espace ne peut être satisfaite qu'en supposant que les dimensions de ces indivisibles sont susceptibles de descendre au-dessous de toute grandeur donnée. Si le Timée était perdu, on s'en ferait une singulière idée en étudiant la polémique d'Aristote. Et cependant c'est le disciple de Platon, et si, sur bien des points, il n'a pas suivi les évolutions du Maître, il nous a souvent gardé, en se l'appropriant, un moment de sa pensée. C'est dire qu'il ne faudrait pas s'attendre à voir Anaxagore mieux expliqué par Aristote que ne l'est Platon, quand même le Stagirite eût fait au Glazoménien des emprunts directs. A quel point il a défiguré la conception de la matière de ce dernier, on l'a vu; et pourtant, dans sa propre théorie, on reconnaît encore un écho très affaibli de la doctrine méconnue. Toutefois, elle n'in- tervient qu'avec deux autres éléments distincts et prépondérants : d'une part, les déterminations d'Empédode; de l'autre, des concepts purement platoniciens. Le compromis entre ces trois fac- teurs porte d'ailleurs la marque du maître d'Aristote, et quoique celui-ci y ait apporté sa précision ordinaire, cette combinaison peut bien sembler une de celles où il répétait surtout les paroles de Platon. Les quatre éléments d'Empédocle sont éternels et inaltérables; ceux d'Aristote, au contraire, se transforment les uns dans les autres. Ce ne sont donc point des principes; comme tels, le Stagirite énonce trois véritables abstractions : la matière, l'espèce (ou forme) et la privation. Si le dogme ionien de l'unité de la matière se retrouve ainsi derrière ces abstractions, il y a opposition flagrante avec le principe d'Anaxagore, puisque celui-ci n'admet pas la privation comme possible, ce en quoi il a d'ailleurs théoriquement raison. Mais, si nous nous demandons quelles espèces par leur présence ou leur absence constituent les diverses formes élémentaires, nous retrou- vons ces mêmes couples de qualités qui jouaient le principal rôle pour le Clazoménien : le chaud et le froid, le sec et l'humide. Ainsi le feu est chaud et sec, l'air chaud et humide, l'eau froide et humide, la terre froide et sèche; c'est par les échanges de ces qualités que la transformation des éléments peut s'accomplir; mais elles sont tout abstraites, et d'ailleurs aucune loi de ces transformations ne se trouve indiquée. _'!»'. POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENQ? HELLÈNE. 12. On sait le ioag triomphe de cette théorie formée d'éléments disparates; il suffit de remarquer qu'au point de vue scientifique elle est très inférieure à celle d'Anaxagore; aussi doit-on regretter que ce ne soit pas cette dernière que la science antique ait eu à mettre à l'épreuve, au lieu de se mouvoir dans le cadre étroit de la symétrique construction d'Aristote. Cette dernière ne permet aucune combinaison mathématique effective; son infécondité à cet égard est malheureusement trop prouvée a posteriori pour que j'aie à insister sur ce point. La réunion constante des qualités opposées, telle que la professait Anaxagore, satisfaisait au contraire aux conditions scientifiques, car elle a pour conséquence qu'il faut toujours uniquement considérer la résultante des deux tendances opposées, et Ton se trouve dès lors bientôt aux mêmes points de départ que la science moderne pour l'explication des phénomènes. La séparation absolue des qualités opposées et leur association arbitraire avec telles ou telles autres étaient un retour, avec de nouvelles erreurs en sus, aux premières ébauches des théories pythagoriennes. C'était la consécration du système d'explications vagues et illusoires déjà en vigueur chez les médecins de l'époque; car ce sont eux qui ont, les premiers, abusé des qualités élémen- taires, comme on devait si longtemps continuer à le faire d'après Aristote. Avec la théorie de ce dernier, ces qualités élémentaires deviennent de véritables êtres de raison, auxquels on attribue les propriétés les plus diverses et le mode d'action le plus fantastique. Le nombre des combinaisons logiques possibles se réduit au minimum et, comme elles doivent suffire à expliquer l'infinie H&riété des phénomènes, on a recours à d'étranges artifices en s'écartant de plus en plus de l'observation et de l'expérience. Mieux eût valu, certes, au lieu de ce bizarre compromis entre des conceptions essentiellement différentes, s'en tenir fidèlement an pluralisme décidé que professait Empédocle et ne pas chercher, dans les accouplements arbitraires des qualités élémentaires, une preuve a priori qu'il doit y avoir quatre éléments et qu'il ne peut y en avoir davantage. Si grossière que fut la première approxima- tion d'Kmpédocle, il y avait dans ses idées un point de départ pour L'étude des combinaisons chimiques; les éléments d'Aristote, avec leurs qualités prétendument immuables en soi, ne sont plus un sujet d'expérience, mais de véritables ûctions donl le fantôme hantera pour dea sièéles !«■ cerveau des pionniers de h a science CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE (d). 295 Quand enfin celle-ci aura pu s'en débarrasser, après quelques tâtonnements incertains, l'antique doctrine de Leucippe apparaîtra comme le seul port de salut; le trait de génie d' Anaxagore restera oublié, et ses idées seront condamnées à attendre dans l'oubli qu'on tente de les soumettre à leur tour à l'épreuve de nos théories. DOXOGRAPHIE D'ANAXAGORE 1. Théophr., fr. 4 (Simplic. in physic, 6 b). — De ceux qui admettent des principes en nombre infini, les uns les supposent simples et homogènes, les autres, composés, hétérogènes, con- traires et caractérisés par ce qui y prédomine. Anaxagore, fils d'Hégésiboule, de Clazomène, après avoir suivi la philosophie d'Anaximène, fut le premier à réformer les opinions touchant les principes et à les compléter par la cause qui faisait défaut. D'un côté, il multiplia à l'infini les principes corporels; en effet, tous les homéomères, comme Veau, le feu ou l'or, seraient inengen- drés et impérissables ; ils paraîtraient naître et se détruire par suite de simples compositions et décompositions, tous étant dans tous, et chacun étant caractérisé par ce qui y prédomine ; ainsi ce qui paraît comme or contiendrait de Vor en plus grande quantité, mais tous les autres principes y coexisteraient également. Anaxagore dit en effet : « Dans tout il y a une part de tout » et « chaque chose est, pour V apparence, ce dont elle contient le plus. » Théophraste dit qu'en cela Anaxagore se rapproche d'Anaximandre; il dit en effet que, dans la décomposi- tion de l'« infini », les similaires se réunissent, que la formation de l'or ou de la terre fut possible, parce qu'il y avait dans l'univers de l'or et de la terre; de même, pour chacune des autres choses, il n'y aurait pas eu naissance, mais préexistence dans le tout. D'autre part, Anaxagore, comme cause du mouvement et de la genèse, posa l'intelligence, grâce à laquelle la séparation engen- dra les mondes et la nature des divers êtres. A le prendre ainsi, dit Théophraste, il semblerait admettre les principes matériels en nombre infini, comme on l'a dit, mais pour le mouvement et la genèse, une cause unique. Si donc on considère le mélange de toutes choses comme une seule nature indéterminée de forme et 296 tour l'histoire de la science hellène. de grandeur, ce qu'il parait vouloir dire, il n'aurait de fait reconnu que deux principes, la nature de l'« infini » et l'intelligence; en même temps, pour les éléments des corps, il se rapprocherait tout à l'ait d'Ànaiimandre. i 2. Théopiir., fr. 19 (Aétius II, 29). — Anaxagore, dit Théo- phraste, attribue aussi la défaillance de la lune à ce que parfois il y aurait interposition de corps situés au-dessous d'elle. 3. Théophr., fr. 23 (Alex, in meteor., 91 a). — Il y a sur la mer une troisième opinion, que l'eau filtrant à travers la terre et la lessivant, devient salée, parce que la terre renferme de pareilles saveurs; on en a donné comme preuves les mines de sel et de nitre, et les saveurs acres (des eaux) que l'on rencontre en diffé- rents endroits de la terre. Cette opinion fut soutenue par Anaxagore et Métrodore. 4. Philosophum., & — (1) Après Anaximène vient Anaxagore, fils d'Hégésiboule, de Clazomène. Il dit que le principe de l'univers est l'intelligence et la matière, l'intelligence comme agent, la matière comme passive. Car toutes choses étant confondues, l'in- telligence survint et les ordonna en les séparant. Les principes matériels sont en nombre infini et en même temps d'une petitesse infinie. — (2) Tout en général participe au mouvement dû à l'in- telligence et les semblables se sont réunis. L'ordonnance du ciel résulte du mouvement circulaire; le dense, l'humide, l'obscur, le froid et en général tout ce qui est lourd, s'est réuni vers le milieu et s'y est figé, ce qui a formé la terre ; les contraires, le chaud, le lumineux, le sec, le léger se sont portés vers le haut de l'éther. — (3) La forme de la terre est plate; elle reste suspendue par suite de sa grande largeur et parce qu'il n'y a pas de vide; Pair est dès lors assez fort pour supporter la terre. — (4) Le liquide de la terre a formé d'une part la mer et de l'autre les eaux intérieures; une partie a donné naissance à des vapeurs qui sortent aussi du cours des fleuves. — (5) Les fleuves sont alimentés tant par les pluies que par les eaux que renferme la terre; car elle est creuse et con- tient de Peau dans ses cavités. Le Nil grossit en été par les eaux qui. descendent de la fonte des neiges d'Ethiopie. — (6) Le soleil, la lune et tous les astres sont des pierres incandescentes entraînées par la révolution de Péther. Le soleil et la lune sont au-dessous des astres, et il circule aussi au-dessous des corps qui nous sont invisibles. — (7) La chaleur des astres n'est pas sensible à cause do leur grande distance de la terre; ils ne sont pas d'ailleurs an CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE (d). 297 chauds que le soleil, parce qu'ils occupent une région plus froide. La lune est plus basse que le soleil et plus voisine de nous. — (8) Le soleil surpasse le Péloponnèse en grandeur. La lune n'a pas de lumière propre; elle est éclairée par le soleil. Les astres tour- nent en passant sous la terre. — (9) Les défaillances de, la lune sont dues à l'interposition de la terre et parfois à celle de corps inférieurs à la lune; le soleil s'éclipse aux nouvelles lunes, par suite de l'interposition de la lune. Les retours (aux tropiques) du soleil et de la lune sont occasionnés par la résistance de l'air; ceux de la lune sont plus fréquents parce qu'elle ne peut aussi bien triompher du froid. — (10) Anaxagore a le premier déterminé ce qui concerne les éclipses et les phases; il a dit que la lune est une terre et qu'elle présente des plaines et des précipices. La voie lactée est l'effet de la lumière des astres qui ne sont pas offusqués par le soleil. Les étoiles filantes sont comme des étincelles qui sautent par suite du mouvement du ciel. — (11) Les vents pro- viennent de l'air dilaté par le soleil et des embrasements qui montent vers le ciel et qui descendent. Le tonnerre et les éclairs sont dus au chaud qui tombe sur les nuages. — (12) Les tremble- ments de terre sont occasionnés par l'air supérieur tombant sur celui qui est au-dessous de la terre; celui-ci étant mis en mouve- ment, la terre qu'il supporte est ébranlée. Les êtres vivants sont d'abord nés de l'humide, et après cela, les uns des autres; les mâles se produisent quand la liqueur séminale venant du côté droit, s'attache à la partie droite de la matrice; pour les femelles, c'est le contraire. — (13) Il florissait 01. 88,1, temps où l'on dit que naquit Platon. On attribue des prédictions à Anaxagore. 5. Épiphane, III, 4. — Anaxagore, fils d'Hégésiboule, de Gla- zomène, a dit que les principes de toutes choses sont les homéo- méries. 6. Hermias, 6. — Lorsque Anaxagore me prend, voici ce qu'il m'enseigne : « L'intelligence est principe de toutes choses, cause et maîtresse de l'univers, elle donne l'ordre au désordonné, le mouvement à l'immobile, sépare ce qui est mêlé, fait un monde de ce qui est confus. » Un tel langage me plaît et j'adopte cette opinion. 7. Cicéron (De deor. nat., 1, 11). — Puis Anaxagore, qui reçut les enseignements d'Anaximène, a le premier attribué la distinction et l'ordonnance de toutes choses à l'action raisonnable d'une intel- ligence infinie. Il n'a pas vu qu'il ne peut y avoir dans l'infini de 298 POUR l'histoire de là science hellène. mouvement joint et inhérent à un sentiment, ni pas davantage de sentiment que n'éprouverait pas la nature tout entière. D'autre part, s'il a voulu que cette intelligence fût comme un être animé, ce sera quelque chose d'intérieur, d'après quoi cet être animé sera nommé. Car qu'y a-t-il de plus intérieur que l'intelligence? Il faut donc l'entourer d'un corps extérieur. Mais cela ne lui plaît pas, et son intelligence, pure et sans mélange, sans adjonction de rien qui puisse lui procurer un sentiment, paraît dépasser les forces de notre pensée. 8. Aétius, I. — 3. Anaxagore, fils d'Hégésiboule, de Clazomène, a affirmé que les homéoméries sont principes des êtres. 11 lui a paru tout à fait inexplicable que quelque chose devint du non-être ou périt en non-être. Or, nous prenons une nourriture qui a une apparence simple et uniforme, soit le pain, soit l'eau. De cette nourriture s'alimentent les cheveux, les veines, les artères, la chair, les nerfs, les os et toutes les autres parties. Il faut dès lors confesser que dans la nourriture que nous prenons coexistent toutes choses et que toutes choses peuvent, par suite, s'en aug- menter. Ainsi cette nourriture contient des parties génératrices de sang, de nerfs, d'os, etc., parties qui ne sont reconnaissables que par la raison; car il ne faut pas tout réduire aux sens, qui nous montrent que le pain et l'eau forment ces substances, mais recon- naître par la raison qu'ils en contiennent des parties. De ce que ces parties contenues dans la nourriture sont semblables aux substances qui en sont formées, il les a appelées homéoméries et a affirmé que c'étaient là les principes des choses,, les homéoméries comme matière, et l'intelligence qui a ordonné l'univers comme cause efficiente. Il débute ainsi : Toutes choses étaient ensemble, l'intelligence les a séparées et ordonnées. Il faut l'approuver en ce qu'à la matière il a ajouté l'artisan. 9. Heraclite (Allêg. homér., 22). — Anaxagore de Clazomène, qui par succession appartient à l'école de Thaïes, ajouta à l'eau comme second élément la terre, pour que l'union du sec et de l'humide produisit par tempérament la concordance des natures opposées. L'origine de cette opinion remonte aussi à Homère, qui a fourni à Anaxagore le germe de son idée, en disant : Mais puissioz-vous tous devenir tejrre et eàu ! Kii effet, tout ce qui provient de certains éléments s'y résout également par la destruction, comme si la nalure redemandait à CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE (d). 299 la fin le prêt qu'elle a fait à l'origine. Aussi Euripide, sectateur des dogmes d'Anaxagore, dit : « Ce qui est né de la terre retourne à la terre, ce qui a germé de la semence éthérée retourne à l'éther. » (Cf. Irénée c. hœr., II, 14: Anaxagore, qui fut surnommé l'athée, dogmatisa que les animaux sont nés de semences tombées du ciel sur la terre.) 10. Aétius, I. — 7. Anaxagore dit que les corps existaient au commencement, mais que l'intelligence divine les a ordonnés et a produit la genèse de toutes choses. — Anaxagore : Dieu est l'intelligence qui a fait le monde. — 9. (Théodoret) La matière est sujette aux modifications, aux changements et à l'écoulement. — 14. Les homéomères ont toutes sortes de formes. — 17. D'après Anaxagore et Démocrite, les mélanges se font par juxtaposition des éléments. — 24. Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Épicure et tous ceux qui forment le monde par réunion de corps très ténus, introduisent des compositions et des décompositions, mais n'ad- mettent pas, à proprement parler, la genèse ni la destruction ; car elles n'auraient pas lieu suivant la qualité par changement, mais suivant la quantité par réunion. — 29. Anaxagore et les Stoïciens : Le hasard est une cause obscure pour la raison humaine; les événements sont dus soit à la nécessité, soit à la destinée, soit au libre choix, soit au hasard, ou se produisent d'eux-mêmes. Le hasard est un nom donné à l'action non coordonnée. 11. Aétius, II. — 1. Anaxagore: Le monde est un. — 4. Il est périssable. — 8. Diogène et Anaxagore ont dit qu'après la forma- tion du monde et la production des animaux de la terre, le monde s'est incliné de lui-même vers le midi, peut-être par un effet de providence, pour que les différentes parties du monde devinssent les unes habitables, les autres inhabitables suivant l'excès ou le tempérament de la chaleur et du froid. 12. Aétius, II. — 13. Anaxagore: L'éther environnant est igné par essence et la force de son mouvement révolutif a détaché de la' terre des pierres qui, rendues incandescentes, ont formé les astres. — 16. Anaxagore, Démocrite, Cléanthe: Tous les astres se meuvent d'orient en occident. — 20. Anaxagore, Démocrite, Métrodore: Le soleil est une masse ou une pierre incandescente. — 21. Anaxa- gore: Il est plus grand que le Péloponnèse. — 22. Les retours du soleil sont dus à la résistance de l'air vers le nord; cet air poussé par le soleil et se condensant devient assez fort pour réagir. — 300 POUR l'histoire de la SCIEN'CE hellène. 25. Anaxagore, Démocrite: La lune est un corps solide incan- descent qui renferme des plaines, des montagnes et des vallées. — '28. Anaxagore: Elle est éclairée par le soleil. — 29. (Voir Doxog. de Thaïes, 42). — 30. L'aspect de la lune est dû à l'inégalité de la formation du mélange de froid et de terrestre; elle a des parties élevées, d'autres basses, d'autres creuses. 13. Aétius, III. — 1. Anaxagore : La voie lactée correspond à la partie du ciel où tombe l'ombre de la terre, lorsque le soleil passe au-dessous et n'éclaire pas tout autour. — 2. Anaxagore et Démocrite : Les comètes sont formées par le concours de deux ou plusieurs étoiles dont les lueurs se réunissent. — 3. Anaxagore : Lorsque le chaud tombe sur le froid (c'est-à-dire la partie éthérienne sur l'aérienne), le bruit produit le tonnerre, la coloration contre la noirceur de la nuée donne l'éclair, la quantité et la grandeur de la lumière fait la foudre, le feu plus corporel le typhon, celui qui est mêlé de nuée, le prestère. — 4. Anaxagore explique les nuages et la neige comme Anaximène; pour la grêle, il pense que lorsque, des nuées congelées, il y a chute vers la terre de parties déjà refroidies, elles s'arrondissent par la longueur de la descente (?). — 5. Anaxagore: L'arc-en-ciel est un reflet de la lumière solaire sur un nuage épais, qui se montre toujours en face de l'astre réfléchi. Il explique d'une façon semblable les parhélies que l'on observe sur le Pont-Euxin. 14. Aétius, III, — 45. Anaxagore : Les tremblements de terre sont dus à la pénétration par en dessous de l'air qui rencontre la surface solide et, ne pouvant se dégager, ébranle tous les alentours. 46. Les eaux stagnantes à l'origine ont été chauffées par le soleil dans sa course et, la partie plus subtile (?) ayant été évaporée, le reste est devenu salé et amer. — IV, 4 . La crue du Nil vient de la neige qui se forme en hiver dans l'Ethiopie et qui fond en été. 15. Aétius, IV. — 3. L'àme est de nature aérienne. — 5. Pythagore, Anaxagore, Platon, Xénocrate, Gléanthe: L'intelligence s'introduit en venant du dehors. — 9. A. Les sens sont trompeurs. — (Voir Doxog. de Parménide, 44.) — Toute sensation est accom- pagnée de peine. — 49. La voix se produit par le choc du souffle sur ce qu'il y a de ferme dans l'air; ce choc est suivi d'un renvoi vers les oreilles. C'est de la même façon que se produit l'écho. 16. Aétius, V. — 7. (Voir Doxog. de Parménide, 15.) — - 49. Suivant Anaxagore et Euripide : « Rien de ce qui est ne meurt, mais la dispersion çà et là le montre sous d'autres formes. » — CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE (l-). 301 20. Anaxagore : Tous les animaux possèdent le logos de l'acte, mais non celui de la parole, qui est comme l'intelligence et qu'on appelle l'interprète de celle-ci. — 25. Le sommeil arrive par la fatigue de l'action corporelle; car c'est un effet corporel, non psychique; la mort est la séparation de l'âme. 17. Censorinus. — 5. (Voir p. 217 et 243.) — 6. Anaxagore pense (que la partie qui se forme la première dans l'embryon) est le cerveau d'où dépendent tous les sens. — Anaxagore et Empé- docîe sont d'accord pour dire que les mâles naissent de la semence venant du côté droit, les femelles de celle qui vient du côté gauche. — Anaxagore croit que les enfants ressemblent à celui des deux parents qui a fourni le plus de semence. FRAGMENTS 1. Toutes choses étaient confondues ensemble, infinies en nom- bre et en petitesse; car l'infiniment petit existait. Mais, toutes choses étant ensemble, aucune n'apparaissait, par suite de sa petitesse; tout était occupé par l'air et par l'éther, qui sont tous deux infinis; car de toutes les choses, ce sont celles-là qui l'empor- tent par le nombre et par le volume. 2. Et en effet l'air et l'éther se dégagent de la masse qui nous environne, et cette masse est infinie en quantité. 3. Cela étant ainsi, il faut croire que dans tous les composés coexiste un grand nombre de (parties) de toute sorte, germes de toutes choses et ayant des formes, des couleurs et des saveurs de tout genre. 4. Avant la distinction, toutes choses étant confondues ensemble, aucune couleur n'apparaissait ; il y avait empêchement par suite du mélange de toutes les choses, de l'humide et du sec, du chaud et du froid, du lumineux et de l'obscur, de la terre en grande quantité et des germes en nombre infini n'ayant aucune ressem- blance entre eux; car des autres choses aucune ne ressemble à l'autre. Gela étant ainsi, il faut croire que dans tout coexistent toutes choses. 5. En tout il y a une part de tout, sauf du noos; mais il y a des êtres où le noos existe aussi. 6. Les autres choses participent de tout; seul le noos est infini, 302 pour l'histoire de la science HELLÈNE. agissant par lui-même, sans mélange avec aucune chose; il sub- siste seul isolé à part soi. Car s'il n'était pas à part soi, mais mêlé à quelque autre chose, il participerait de toutes choses, en tant que mêlé à celle-là, puisqu'en tout il y a une part de tout, ainsi que je l'ai déjà dit; et ce mélange l'empêcherait d'actionner chaque chose, comme il peut le faire, étant isolé à part soi. C'est, de toutes choses, ce qu'il y a de plus subtil et de plus pur; il possède toute connaissance de tout et sa force est au plus haut degré. Tous les êtres animés, grands et petits, sont actionnés par le noos; mais, dès le commencement, c'est lui qui a produit la révolution générale et en a donné le branle. Tout d'abord cette révolution n'a porté que sur peu de chose, puis elle s'est étendue davantage et elle s'étendra encore, toujours de plus en plus. Ce qui est mêlé, ce qui est distinct et séparé, le noos en a toujours eu connaissance com- plète ; il a tout ordonné comme il devait être, tout ce qui a été, est maintenant et sera plus tard, et aussi cette révolution même qui entraîne les astres, le soleil, la lune, l'air et l'éther, depuis qu'ils sont distincts. C'est cette révolution qui a amené leur distinction, et qui distingue aussi le dense du dilaté, le chaud du froid, le lumineux de l'obscur, le sec de l'humide. Il y a beaucoup de parts dans beaucoup de choses; mais il n'y a jamais distinction complète, séparation absolue entre une chose et une autre, sauf pour le noos. Tout le noos est semblable, le plus grand et le plus petit; il n'y a aucune chose qui soit semblable à aucune autre, mais chacune est pour l'apparence ce dont elle contient le plus. 7. Quand le noos a eu commencé à mouvoir, dans tout ce qui a été mû il y a eu distinction ; jusqu'où s'étendait le mouvement dû au noos, jusque-là s'est étendue la séparation; mais la révolution des choses ainsi mues et séparées les a fait se séparer encore davantage. 8. Le dense, l'humide, le froid, l'obscur se sont concentrés là où est maintenant la terre; le dilaté, le chaud, le sec et le lumineux se sont retirés vers le haut de l'éther. 9. De ce qui s'est ainsi séparé, la terre reçoit sa consistance solide; car par le froid, l'eau se dégage des nuées, la terre de l'eau, les pierres se concrétionnent de la terre, en s'écaitant davantage de l'eau. 10. Des hommes se sont formés, ainsi que tous les autres êtres vivants qui ont une âme; ces hommes ont des villes qu'ils habitent et des champs qu'ils cultivent comme nous; ils ont le soleil, la CHAPITRE XII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÉXE (f). 303 lune et le reste comme nous; la terre leur produit en abondance toutes sortes de plantes; ils récoltent les plus utiles et s'en servent pour leurs besoins (*). il. C'est ainsi que les choses en révolution se séparent par la force de la vitesse. Car la force est produite par la vitesse, et leur vitesse ne ressemble en rien à celle des choses qui sont maintenant chez les hommes; elle est multiple à un haut degré (I). 12. Le noos se trouve certainement, maintenant comme toujours, là où sont toutes les autres choses, dans la masse environnante, dans les choses séparées et dans celles qui se séparent. 13. Les choses qui sont dans le monde unique ne sont pas isolées ; il n'y a pas eu un coup de hache pour retrancher le chaud du froid ou le froid du chaud. 14. Après cette séparation de toutes choses, il faut savoir que le tout n'est en rien ni plus grand ni plus petit. Car il n'est pas possible qu'il y ait plus que le tout, mais le tout est toujours égal à lui-même. 15. Par rapport au petit, il n'y a pas de minimum, mais il y a toujours un plus petit, car il n'est pas possible que l'être soit anéanti par la division. De même, par rapport au grand, il y a toujours un plus grand, et il est égal au petit en pluralité, et en elle-même chaque chose est à la fois grande et petite. 16. Et comme il y a, en pluralité, égalité de sort entre le grand et le petit, il peut, de la sorte, y avoir de tout en tout, et rien ne peut être isolé, mais tout participe de tout. Puisqu'il n'y a pas de minimum, il ne peut être isolé et subsister à part soi, mais, encore maintenant comme au commencement, toutes choses sont confon- dues. En tout il y a pluralité et, dans le plus grand et dans le moindre, toujours égalité de pluralité des choses distinctes. 17. Les Hellènes ne jugent pas bien du devenir et du périr; car aucune chose ne devient ni ne périt, mais elle se mêle ou se sépare de choses qui sont. Ainsi on dirait à bon droit « se composer » au lieu de « devenir » et « se décomposer au lieu de « périr » . (*) Anaxagore paraît, dans ce fragment, parler de la lune. (2) Ce fragment se rapporte à l'organisation qui continue à s'étendre au delà du ciel, la révolution générale gagnant toujours de plus en plus; c'est ce que marquent encore les derniers mots du fragment suivant. CHAPITRE XIII EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE I. — Les Milieux fluides. 1. Anaxagore avait, le premier, distingué, sous le nom de noos, la force motrice de la matière. Son langage montre cepen- dant qu'il n'avait pu dégager entièrement des éléments concrets le concept abstrait qu'il avait cherché à former; il parle en effet du noos comme il eût parlé d'une substance étendue, d'un fluide très subtil actionnant la matière, mais sans d'ailleurs occuper tout l'espace, ni même agir directement sur toutes les particules. D'après l'exposition courante de la doctrine d'Empédocle, ce dernier aurait accompli le progrès qu'Anaxagore avait laissé inachevé; on oppose en effet, aussi complètement que possible aux quatre éléments matériels admis par l'Agrigentin, les deux forces qu'il personnifie sous les noms d'Amour et de Haine, et on attribue à ces forces un caractère pleinement abstrait. Cette conception est, à la vérité, conforme à l'interprétation de tous les anciens, à commencer par Aristote, quoique celui-ci remarque pointant (Métaph., XII, 10) qu'Empédocle regarde l'amour, par exemple, comme matière, en tant que partie du mélange. Mais, en tout cas, le prétendu caractère d'abstraction se trouve on contra- diction formelle avec le texte parfaitement explicite des vers 7581 qui nous oui été ronsoivôs par SimpliciuS. Zejler (II, p. 217) remarque bien à ce propos qu'Empédoi !o traite ces deux forces comme des substances corporelles mêlées aux choses, mais il se contente d'ajouter que l'idée de la force était encore si confuse chez l'Agrigentin qu'il ne la distinguait pas nettement des été nts corporels; en fait, il le met à cet égard sur le même pied qu'Anaxagore. CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE d'aGRIGENTE. 305 Évidemment cela ne suffit point, si l'on veut se rendre un compte exact du système d'Empédocle; le fait "qu'il a dédoublé la force motrice rend d'ailleurs nécessaire un examen approfondi dont on peut se dispenser pour Anaxagore. Cet examen doit nous apprendre, non pas si l'Agrigentin confondait dans ces concepts des notions que nous distinguons soigneusement, mais bien quels étaient au juste ces concepts, si toutefois la chose est encore possible. Rien ne nous indique au reste que, sous le manteau flottant des métaphores poétiques, ces concepts ne fussent parfai- tement nets et dessinés avec précision; à tout le moins, nous n'aurions le droit de porter un jugement contraire qu'après une discussion complète, dans laquelle nous n'aurions jamais oublié que 'ce qui est confus à nos yeux pouvait très bien ne pas l'être pour les anciens. Les six substances d'Empédocle (y compris l'Amour et la Haine) sont égales entre elles (xccjxj yàp Taa ts Trav-a, v. 88). Aristote (De gen. et corr., II, 6) se demandait s'il fallait entendre cette éjalité du volume (y.ol-ol ti 7:sa5v) ou d'un effet possible mesuré par sa quotité (d) ; il pouvait, en effet, dans les vers 80-81 , trouver cette double forme de détermination pour la nature de l'égalité; car, au sens propre, l'épithète du Neîkos (àiaXav-cv) s'entend de l'équi- libre des poids, tandis que l'égalité de la Philotès est expressément rapportée aux dimensions. Cette dernière détermination est évidemment celle qui offre le sens le plus précis, et je n'hésite point à la considérer comme exprimant la véritable pensée d'Empédocle et par suite à regarder comme métaphorique l'épithète du Neîkos ; en tout cas, devant un texte aussi formel, nous ne pouvons moins faire que de nous représenter l'Amour, et par suite aussi la Haine, comme des éléments étendus et dès lors assimilables, au moins, sous ce rapport, aux quatre éléments matériels classiques. Il est clair qu'il n'y a là aucune contradiction avec le vers suivant (82), auquel on a attribué un sens idéaliste, parce qu'Em- pédocle y déclare que la Philotès ne peut être vue par les yeux, mais seulement par l'esprit. Il suffit de remarquer que cet élément doit nécessairement, dans la théorie de l'Agrigentin, remplir ces (*) Il rejette l'hypothèse dans laquelle des effets simplement analogues auraient été conçus comme équivalents. Quand au reste Zeller (II, p. 200) répond que légalité doit sans doute s'entendre de la masse, il introduit un concept tout à fait moderne et ahsolument étranger à l'époque d'Empédocle. 20 :;.(i pour l 'histoire de la science hellène, pores invisibles qui jouent un si grand rôle dans son explication des phénomènes particuliers; ce sont là les «ports accomplis de Cypris » (v. 208), au sein desquels se rapprochent la terre et le feu, l'onde et l'éther. Cette même remarque nous suffit aussi pour expliquer comment Empédocle peut soutenir l'égalité de volume de ses divers éléments, malgré la prépondérance énorme des volumes apparents de l'air et du feu. C'est qu'il conçoit sans doute les pores de ces éléments plus subtils comme de beaucoup plus considérables que ceux de la terre ou de l'eau. 2. Ainsi l'amour et la haine chez Empédocle ne sont nullement des forces abstraites; ce sont simplement des milieux doués de propriétés spéciales et pouvant se déplacer l'un l'autre, milieux au sein desquels sont plongées les molécules corporelles, mais qui d'ailleurs sont conçus comme tout aussi matériels que l'éther impondérable des physiciens modernes, avec lequel ils présentent la plus grande analogie. Quant aux noms poétiques qu'Empédocle a choisis pour désigner ces milieux, ils ne doivent point faire illusion ; le fils de Méton aurait difficilement mieux trouvé pour exposer en vers, comme il se l'était proposé, des concepts aussi nouveaux que les siens. Mais il n'y a nullement là des personnifi- cations mythologiques véritables, pas plus que quand les quatre éléments corporels sont appelés Zeus, Héré, Aïdôneus et Nestis; c'est simplement un appareil poétique dont l'esprit est au contraire aussi directement opposé à celui des croyances populaires que pou- vaient l'être les interprétations allégoriques de l'école d'Anaxagore. Quant à l'origine de sa conception, il est désormais bien facile de la reconnaître : Empédocle n'a nullement fait un pas en avant dans la voie ouverte par le Clazoménien ; il n'a nullement dédoublé, pour quelque raison mystique, le Noos organisateur du monde ; son point de départ est l'antique opposition pythagorienne de l'un solide et du vide, également conçu en fait comme un milieu matériel, qui crée les choses en pénétrant le principe corporel. Nous verrons mieux plus loin l'analogie entre cette idée et celle de l'action du Neîkos sur le Sphéros; pour le moment, l'indication suffit. Empédocle n'a pas cru possible d'expliquer avec un seul élément corporel, connue l'avaient essayé les anciens physiologues, L'infinie variété des phénomènes; mais, au lieu de lui faire correspondre, CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE. 307 avec Anaxagore, une infinie variété de principes, il s'est contenté — et c'est là sa grande originalité — de choisir quatre formes types comme irréductibles entre elles. S'il divisait de la sorte l'unité pythagorienne, rien n'était dès lors plus naturel pour lui que de subdiviser également le milieu qui pénètre cette unité. Mais ici deux formes seulement, l'attractive et la répulsive, se trouvaient indiquées d'elles-mêmes, tandis que, pour les principes corporels, la distinction en quatre ressortait aussi bien des appa- rences phénoménales que des diverses tentatives dues aux physio- logues ioniens. 3. Les éléments d'Empédocle sont-ils véritablement irréductibles entre eux? Tous les témoignages de l'antiquité sont unanimes sur ce point, mais ici encore ils semblent en contradiction avec deux des vers qui ont été conservés, 90-91. Stein a bien vu les difficultés que présente ce passage et il a soutenu que ces deux vers devaient être séparés des précédents et s'appliquer seulement à Y Amour et à la Haine. D'après cette conjecture, ces deux milieux pourraient se transformer Fun dans l'autre; les éléments corporels resteraient seuls incommutables. Mais l'examen attentif des textes où Empédocle décrit le passage de la prédominance de l'Amour à celle de la Haine ou réciproquement, n'indique nullement un changement de l'un de ces principes en l'autre; tout s'explique par un simple déplacement dans l'espace. On peut remarquer que le vers 91 n'est nullement donné par Simplicius à cet endroit, où il a été inséré par Karsten. Mais ce dernier l'a pris dans une autre citation (v. 147-153), où il suit également le même vers et où il en précède d'autres qui doivent s'entendre spécialement des éléments corporels. Partout ailleurs, Empédocle représente ces éléments comme irréductibles ou comme perdant tout au plus leur distinction dans l'unité du Sphéros. Si l'on compare entre eux et avec l'ensemble des autres frag- ments les deux passages qui font difficulté, il semble possible de les entendre en admettant que le poète s'y sera conformé aux habitudes du langage ordinaire; il n'y aurait donc voulu parler que des apparences, suivant lesquelles les éléments semblent se transformer l'un dans l'autre, et il aurait seulement admis que, d'après ces apparences, dans l'évolution périodique de l'univers, un élément pouvait paraître prédoniiner sur les autres. Ainsi, il vaut mieux, sur ce point, s'en tenir à l'opinion courante. 308 pour l'histoire de la science hellène. 4. Cette difficulté écartée, nous pouvons aborder une autre question qui, malgré son importance, a généralement été négligée. Empédocle reconnait-il d'autres forces motrices en dehors de celles qui sont inhérentes à ses deux milieux, Y Amour et la Haine? Il est tout d'abord une force qu'il admet en termes exprès sous diverses formules et qui joue un grand rôle dans sa physique particulière : c'est l'attraction du semblable pour le semblable. Il faut se garder de la confondre avec la Philotès qui nous apparaît comme produisant simplement la cohésion entre les molécules corporelles, quelle que soit leur nature, dont le rôle spécial est par suite surtout de rapprocher les éléments dissemblables et d'en former des combinaisons définies entre lesquelles peuvent s'exercer des affinités de similitude. L'action prolongée de l'Amour, secondée par ces affinités, finira par établir l'homogénéité complète. Mais l'attraction entre semblables ne perd nullement ses droits quand la Haine se substitue à l'Amour; les combinaisons sont dissociées, les éléments primordiaux se retrouvent, « le lourd d'un côté, le léger de l'autre » (v. 171), isolés dans la haine les uns des autres, mais au moins chacun réuni par l'attraction de ses parties. La dissociation ne saurait aller plus loin, ni la matière se dissiper dans l'espace infini, puisque l'infinitude est niée par Empédocle, en cela fidèle disciple de Parménide. Ces explications me paraissent de nature à combler la « lacune frappante » que Zeller (II, p. 230) trouve dans l'exposition de la cosmogonie d'Empédocle, et qu'Aristote se croyait déjà en droit de signaler. Si en effet on les a bien comprises, on reconnaîtra faci- lement qu'il n'y a nullement correspondance, au point de vue de la possibilité de l'existence des êtres individuels, entre la période où grandit l'empire du Neîkos et celle où se développe au contraire la sphère de la Philotès. Dans la première de ces périodes, un cosmos, un monde semblable au nôtre est absolument impossible. Le point de départ est le Sphéros homogène; tout ce que gagne le Neîkos est dissocié, résolu dans les éléments primordiaux; tout ce que conserve la Philotès reste homogène. Toute combinaison nouvelle que pourrait former le hasard entre les éléments isolés serait nécessairement instable. Il faut que la dissolution du Sphéros soit arrivée à son plein achèvement, pour que l'Amour, qui jusque-là cherchait vainement à se concentrer dans les débris de son domaine primitif, puisse CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE d'aGRIGENTE. 309 rentrer en lutte dans des conditions favorables; il reprend alors peu à peu à la Haine les éléments dissociés; mais, les rencontrant en diverses proportions, il en forme dès lors diverses combinaisons stables qui exercent entre elles des attractions secondaires, d'après leurs similitudes; de la sorte, le cosmos peut s'organiser comme forme durable en apparence, quoique en réalité transitoire et des- tinée à passer à l'homogénéité du Sphéros. 5. L'attraction des semblables n'est pas, chez l'Agrigenlin, une force abstraite transcendantalement; c'est une propriété immanente à la matière. Nous ne pouvons guère penser trouver autre chose à cette époque; cependant, en dehors de cette force, la doctrine d'Empédocle en suppose implicitement une seconde, qui semblerait présenter un caractère quelque peu différent ; c'est celle qui règle le déplacement périodique des deux milieux matériels, et qui apparaît évidemment comme indépendante de l'essence propre de ces milieux. Mais quand l'Agrigentin parle d'une loi fatale, d'un « grand serment » qui préside à ces déplacements, il ne paraît guère avoir conçu- d'une façon bien précise cette force spéciale; on pourrait dire qu'il n'en connaît que l'effet, la périodicité, et qu'il induit l'universalité de cet effet de la contemplation des grands phénomènes de la nature. Le mieux serait peut-être de s'en tenir à cette vague conclusion; essayons toutefois de préciser, un peu plus que nous ne l'avons fait jusqu'à présent, les circonstances du déplacement des deux milieux, telles qu'Empédocle nous les décrit; c'est évidemment le seul moyen de jeter un peu de lumière sur ce point douteux, si toutefois il peut vraiment être éclairci. On est d'accord pour reconnaître que dans l'état primordial où les éléments formaient une masse homogène liée par l'Amour, la Haine était exclue du Sphéros ; on ne peut dès lors se la représenter que comme enveloppant celui-ci d'une couche vide de tout élément corporel, mais d'ailleurs finie, puisque Empédocle, comme je l'ai dit, ne conçoit pas l'espace infini. Le poète déclare d'ailleurs formellement que le Sphéros est immobile, qu'il jouit d'un repos absolu (v. 168 et 476). Évidem- ment, ce repos doit s'entendre aussi bien de la totalité que des parties, c'est-à-dire qu'il faut exclure le mouvement de révolution (diurne), la &(vtj qui interviendra plus tard dans la cosmogonie. Les vers 177-180 se rapportent à l'introduction du Neîkos dans 310 POUR l'histoire de la science hellène. le Sphéros; celui-ci doit être conçu comme aspirant peu à peu le milieu environnant ; le premier effet est de produire des mouve- ments locaux qui successivement gagnent tout l'ensemble. Ces mouvements entraînent les groupes de particules élémentaires au fur et à mesure qu'ils se forment par la dissociation du mélange homogène; il n'y a évidemment lieu de regarder ces déplacements locaux comme soumis à aucune loi; on ne doit pas non plus sup- poser que le Neikos arrive à produire une séparation complète des éléments, de façon à conduire chacun d'eux à une place déterminée de l'univers; son action n'ira pas plus loin qu'une dissociation complète de l'homogène, et dans cet état de dissociation, le repos originaire aura fait place à un tohu-bohu où s'agitent, en mouve- ments désordonnés, les masses élémentaires, indistinctes et con- fuses. C'est l'antique yjir^x d'Hésiode, où court çà et là la tempête, comme c'est aussi le chaos décrit par Ovide dans des vers dont quelques-uns au moins semblent bien imités d'Empédocle. A la vérité, à l'appui de cette représentation du règne de la Haine, je ne puis citer aucun texte précis, pas plus que je n'en rencontre qui la contredise. Mais c'est la seule qui me paraisse d'accord : 1° avec le fait, attesté par Aristote, qu'Empédocle n'assignait aucun lieu spécial à chacun de ses quatre éléments; 2° avec l'importance que prennent en général, dans la cosmogonie de l'Agrigentin, les mouvements irréguliers et paraissant s'effec- tuer au hasard. Après le tableau que j'ai essayé de compléter, les fragments nous en présentent, sans transition, un autre tout différent : la oirrh le tourbillon de la révolution diurne, existe; la Philotès a établi son siège au centre de ce tourbillon et repoussé le Neikos à la circonférence ; les éléments repris par le milieu s'organisent en cosmos, au fur et à mesure des progrès de la nouvelle évolution. Le mouvement du tourbillon est d'abord très lent; la révolution, au lieu d'un jour, aurait duré d'abord neuf mois, puis sept mois (22); mais il s'accélère ensuite énormément soit peu à peu, soit brusquement à la suite de crises décisives, alternative que ne. permet pas de résoudre le texte obscur du seul document <|iii reste sur ce point. En même temps, les mouvements locaux, désordonnés, après avoir grandement contribué à la genèse du monde tel qu'il est, perdent de leur importance, et le cosmos atteint enfin une ordonnance régulière dans la périodicité des phénomènes généraux. CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE d'AGRIGENTE. 311 G. Quelle est la véritable liaison entre les deux scènes succes- sives du grand drame cosmogonique? Que devient au juste le milieu attractif pendant les progrès du milieu répulsif, et quelle est la véritable cause du tourbillon diurne? D'après Zeller (II, p. 229-230), cette cause ne serait autre que l'Amour lui-même; il serait venu se placer entre les masses séparées et il aurait d'abord produit en ce point un mouvement tourbillonnant en vertu duquel une partie des substances aurait été mélangée, tandis que (autre expression du même fait) la Haine aurait été exclue du cercle ainsi formé. Le mouvement s'étendant toujours davantage et la Haine étant repoussée toujours plus loin, les substances encore séparées auraient été attirées vers le mélange et de cette combinaison serait né le monde actuel avec les êtres mortels. Dans cette explication, l'Amour d'Empédocle jouerait absolument le même rôle que le Noos d'Anaxagore, cause, lui aussi, du tour- billon qui s'étend progressivement et à l'intérieur duquel s'organise le cosmos. Mais il me semble que la pensée d'Empédocle est tout à fait différente et que l'explication de Zeller n'est d'accord ni avec le texte du fragment qu'il cite (vers 191-205), ni avec les détails circonstanciés que nous possédons sur la cosmogonie de l'Agrigentin. Rien ne nous marque que le tourbillon soit dû à l'Amour ; tout nous semble prouver au contraire qu'il s'étend dès son origine à la totalité de l'univers. C'est là ce qu'indiquent en particulier les vers 197-199 rapprochés du contexte précédent. D'autre part, il me paraît impossible d'expliquer, dans le système de Zeller, comment se forment les grandes masses de l'air, du feu, de la terre et de l'eau. Si l'Amour a déjà repris les éléments à la Haine et les a déjà réunis en combinaisons stables, comment se dégageront-ils successivement, ainsi que le marquent les doxographes (3) (11)? Le savant historien prétend bien que l'Amour a dû d'abord former les grandes masses, dont la constitu- tion est plus simple, et seulement ensuite les êtres organiques; mais on ne voit nullement comment, dans son système, l'action de l'Amour se traduit tout d'abord par les effets qui apparaissent à la circonférence du tourbillon et qui, de fait, complètent la dissocia- tion amenée par la Haine. Il faut donc chercher une autre solution de la question, et il est possible de la trouver dans la cause qu'assignent les doxogra- 312 POUR l'histoire de la science hellène. phes (3) au tourbillon cosmique; il serait dû au défaut d'équilibre entre le feu (c'est-à-dire l'air lumineux) et l'air sombre qui rem- plissent chacun une des moitiés de la sphère céleste. Cette raison n'est évidemment valable que pour l'ordre de choses actuel; autrement on ne comprendrait pas pourquoi la vitesse du mouve- ment a subi des variations énormes. Mais nous pouvons retenir le principe : le tourbillon esj dû à une rupture d'équilibre; autrement dit, c'est la résultante finale des mouvements désordonnés que le Neikos imprime au Sphéros. Empédocle ne pouvait concevoir pour l'ensemble de son univers un déplacement dans l'espace, mais il pouvait très bien admettre que lorsque les mouvements locaux auraient gagné la totalité du Sphéros, il n'y eût pas nécessairement une balance exacte entre ces mouvements dans tous les sens et dans toutes les directions, et que, comme effet total, abstraction faite des irrégularités partielles, il en résultât une rotation générale ou un tourbillon d'abord très lent. Or, la formation de ce tourbillon, succédant à la dissolution complète du Sphéros, marquait aux yeux d'Empédocle la limite des progrès du Neikos; jusque-là, nous ne pouvons guère nous représenter la Philotès, en tant que milieu, que comme divisée en lambeaux au sein de la confusion générale, et emportée, elle aussi, dans les mouvements capricieux dus au Neikos, sans pouvoir former, dans quelque lieu qui fût à l'abri de l'invasion du milieu répulsif, une combinaison stable des éléments dissociés. Mais, dès que le tourbillon général s'est dessiné, cet abri que cherche la Philotès est trouvé; elle se précipite au centre et le Neikos recule à la circonférence. En même temps et par l'action du tourbillon (suivant les prinoipes d'explication déjà posés par les physiologues ioniens), beaucoup plutôt que du fait de l'un ou l'autre des deux milieux, se constituent les grandes masses des éléments. Cependant la Philotès parvient à combattre dans une certaine mesure les conséquences de cet effet mécanique; car elle associe les parties des éléments qui constitueront les êtres indivi- duels après des tentatives plus ou moins heureuses et une lutte prolongée contre le désordre produit par le Neikos; en effet, celui-ci ne cède la place que peu à peu et d'une façon inégale. Pendant cette lutte, l'accélération du mouvement tourbillon- naire semble résulter de ce conflit et se faire aux dépens des mouvements irréguliers ; en tout cas, elle favorise de plus en plus CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE. 313 l'action de la Philotès en rejetant de plus en plus le Neikos hors de la sphère du cosmos. Ainsi le monde est organisé par la Philotès, mais grâce à un phénomène dû au Neîkos et dont elle régularise seulement les effets, grâce au mouvement de révolution. Pour que le but final de la Philotès soit atteint, pour la reproduction du Sphéros homo- gène, il faut que ce mouvement disparaisse à son tour. Comment cela pourra-t-il avoir lieu alors que le tourbillon n'a fait que gagner en intensité? Ici nous ne pouvons guère répondre, les documents valables nous faisant défaut; toutefois, il ne convient pas de rejeter sans examen l'assertion de Clément d'Alexandrie (Strom., V, 104) et des Philosophumena (2), d'après laquelle la fin du cosmos d'Empédocle serait due à un embrasement général. L'Agrigentin semble bien avoir emprunté aux Ioniens, et en particulier à Heraclite, l'idée de la genèse et de la destruction périodique du cosmos (!) ; quoiqu'il s'éloignât de l'Éphésien, pour ainsi dire sur tous les autres points (2), ne pouvait-il pas lui emprunter aussi cette idée de l'embrasement, qui lui fournissait une solution commode d'un problème embarrassant? En supposant que l'accé- lération du mouvement diurne continuât toujours, il arrivait évidemment à imaginer à la limite des conditions essentiellement favorables à une conflagration universelle ; il pouvait d'autre part se représenter cette conflagration comme amenant brusquement le triomphe définitif de la Philotès, par le mélange et l'union intime des quatre éléments, comme épuisant en même temps leur tendance au mouvement local, puisque c'est dans le feu que cette tendance apparaît au plus haut degré. 7. Pour résumer la discussion qui précède, pour revenir à la question qui en a été l'origine, on peut dire, semble-t-il, qu'en dehors des propriétés motrices spéciales de ses deux milieux attractif et répulsif, Empédocle reconnaît, non seulement l'attrac- tion des semblables, mais encore, au moins comme puissances secondaires et dérivées, les actions mécaniques que l'on peut observer dans les mouvements de rotation et qu'on désigne sous (*) Si la période de 30,000 saisons (v. 6) représente 10,000 ans, elle ne s'écarte guère de celle d'Heraclite, 10,800 ans. (2) Je ne veux nullement, par cette assertion, contester l'influence générale que les doctrines d'Heraclite ont pu exercer sur Empédocle et que Zeller a particulièrement bien mise en lumière (II, p. 274 suiv.). Je me place au point de vue des détails. 314 pour l'histoire de la science hellène. le nom de forces centripète et centrifuge. A cet égard, d'ailleurs, ainsi que je l'ai indiqué déjà, il ne faisait que suivre la tradition des physiologues milésiens, chez lesquels l'existence du tourbillon diurne et les actions qui en résultent jouaient le rôle capital pour la cosmogonie. Mais, tandis que pour eux ce tourbillon est éternel et primordial, il n'est plus, chez Empédocle, qu'un phénomène variable et transitoire. Si l'on remonte à l'idée centrale de son système, l'Agrigentin apparaît surtout comme un disciple de l'école de Pythagore, développant librement les principes du Maître. La Philotès est avant tout le principe d'unité, de stabilité, et, par suite, d'immobilité; c'est pourquoi une fois le tourbillon uni- versel constitué, elle se place naturellement au centre, c'est-à-dire dans la partie qui échappe davantage à ce tourbillon. Le Ncikos, au contraire, est le principe de division et de mouvement; par suite de sa mobilité même, il s'insinue naturellement à l'intérieur du Sphéros immobile, l'ébranlé et finit par produire un mouvement de révolution. Mais, dès que cette révolution est commencée, le Neîkos va se trouver rejeté à la circonférence, là où le mouvement est le plus rapide, et finalement il est exclu du monde. Enfin, dans l'accélération de la révolution régulière aux dépens des mou- vements locaux et désordonnés, Empédocle semble avoir entrevu de très loin le principe de la conservation de l'énergie. Si l'on compare son système à ce que nous pouvons soupçonner de celui des premiers pythagoriens, Empédocle a substitué des explications mécaniques aux grossières représentations anthropo- morphiques de l'inspiration et de l'expiration du vide par l'unité pleine. D'après le tour qu'il a donné à ces explications, une autre différence capitale intervient: pour les premiers pythago- riens, le vide existe dans le cosmos, où il est tantôt plus grand. tantôt moindre; pour Empédocle, il ne subsiste dans le cosmos que les effets mômes du Neîkos, à savoir la distinction des élé- ments et le mouvement communiqué à leur ensemble. Les pores entre les particules matérielles sont au contraire remplis par la Philotès. Si, de la caractéristique générale du système d'Empédocle, nous passons à l'examen des doctrines physiques spéciales, l'Agrigentia n'apparaît plus dans la même dépendance vis-à-vis d'une école particulière; c'est sans doute qu'en fait, ainsi que je l'ai déjà indiqué (voir pages _-", ^>r>i, les premiers pythagoriens u'avaienl nullement constitué une physique qui leur lût propre. Les maîtres CHAFITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE. 315 inconnus qui enseignèrent à Empédocle la métempsycose, les dogmes et les préceptes religieux qu'il adopta et développa, ne purent donc, quant aux lois de la nature, lui transmettre qu'un mélange du fonds commun aux physiologues et de quelques idées spéciales qu'Alcméon et Parménide* avaient déjà fait connaître pour la plupart. Ces maîtres doivent sans doute d'ailleurs être comptés au nombre des pythagoriens s'occupant, non pas de ma- thématiques, mais de médecine, et y mêlant, à l'exemple du Maître, des pratiques religieuses; c'est en effet cette face du caractère de Pythagore qu'Empédocle essaya de reproduire pour son compte; tout au contraire, il semble n'avoir aucunement subi l'influence de l'école mathématique, qui d'ailleurs n'avait probablement pas encore essayé d'appliquer à la nature les spéculations sur les nom- bres et les figures géométriques. Aux données de ce premier enseignement, aux fruits de ses études propres, Empédocle joignit d'ailleurs des emprunts faits, non seulement aux poètes dont il suivait les modèles, mais même à ses contemporains, comme Anaxagore, dont il adopta la décou- verte relative à la lumière de la lune. Son œuvre apparaît donc comme passablement éclectique, en dehors de l'originalité propre que lui assure la doctrine des éléments distincts; il faut d'ailleurs reconnaître que, si l'on fait abstraction de cette doctrine, la science d'Empédocle n'a accompli, par rapport à ses précurseurs, que des progrès de détail. Il ne faut pas, au reste, faire fi de ces progrès; Empédocle, à la vérité, n'a pas un caractère vraiment philosophique; il ne vient pas à son tour soulever une de ces questions capitales qui forment l'horizon de la science, et que ses précurseurs ont agitées l'une après l'autre; il adopte les solutions toutes faites; il ne cherche pas plus à établir l'unité entre ses conceptions physiques et ses croyances religieuses qu'il n'a cherché à la mettre dans le substratum des phénomènes. Ce pluraliste éclectique est un homme double; Pytha- gore avait plutôt été mathématicien et mystique ; Empédocle sera physicien et mystique. Mais comme physicien, il n'est nullement à dédaigner; le progrès de la science est désormais au prix des études de détail. Il s'y complaît et entre de plus en plus avant dans la forêt des questions secondaires ; sans doute, aux solutions a priori de ses devanciers il se contente souvent d'ajouter d'autres hypothèses aussi peu fondées sur les faits; mais au moins ces hypothèses multipliées provoqueront davantage l'étude, et peu à 316 POUR l'histoire de la science hellène. peu on apprendra à observer et à conclure d'après le résultat des observations. II. — Iia Cosmologie. 8. Résumons rapidement les principaux traits de sa conception du monde et rappelons en même temps à qui il les a empruntés. L'air qui s'est dégagé le premier du chaos et qu'il appelle éther, se trouvant arrêté et comprimé aux limites de l'univers, y forme une voûte de « crystal solide » ; c'est l'idée d'Anaximène. La partie de l'éther non ainsi solidifiée, mélangée d'un peu de feu, remplit la moitié sombre de la sphère cosmique; la moitié lumineuse est au contraire essentiellement constituée par du feu; cette conception appartient à la doctrine de Parménide et est pro- bablement d'origine pythagorienne. Toutefois, Empédocle rejette le système des couronnes de l'Éléate, et il conçoit avec Anaximène la double atmosphère comme s'étendant jusqu'à la voûte solide de crystal. Au centre du tourbillon et dès lors en équilibre (loi mécanique entrevue) (*), maintenue d'ailleurs immobile par la Philotès, la terre voit passer successivement sur chacun de ses points les moi- tiés lumineuse et sombre de l'atmosphère; elle est donc soumise à l'alternative du jour et de la nuit. La pression du tourbillon a amené la séparation de la terre et de l'eau ; l'eau à son tour a donné naissance à des vapeurs qui se sont répandues dans la région voisine de la terre et ont ainsi constitué l'atmosphère propre de celle-ci, qui échappe également au mouvement de la révolution diurne (14). Nous n'avons aucune donnée précise sur la forme qu'Empédocle assignait à la terre; on pourrait croire qu'avec Parménide et l'école pythagorienne il la considérait comme sphérique. Cependant on ne comprend guère alors comment il aurait adopté (12) l'opinion d'Anaxagore qu'autrefois l'axe du monde était perpendiculaire à la surface plane de la terre, et que celle-ci se serait inclinée depuis. Cette singulière opinion du Clazoménien était uniquement motivée par le désir de mettre de la symétrie dans l'organisation primitive du monde; mais il n'avait pas su se tirer de la difficulté qu'il avait 0) Aristote (Du ciel. II, 13, 295 a) expose ot critique assez mal l'explication d'Empédocle, fondée sur un fait d'expérience; mais elle est insuffisante pour rendre compte de l'équilibre dans le MBA <\o l'axe. CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'AGrIGENTÊ. 317 soulevée, sans avoir recours à la providence du Noos, qui aurait de la sorte rendu la terre habitable. Il est trop clair qu'Empédocle n'a nullement modifié l'hypothèse d'Anaxagore, qu'il a simple- ment prétendu donner une explication mécanique de l'inclinaison supposée. On nous dit d'autre part (15) qu'Empédocle n'admettait même pas pour sa voûte éthérienne une forme rigoureusement sphérique, qu'il la comparait à un œuf. La raison que met en avant Éd. Zeller pour repousser cette indication est sans valeur; Empédocle pouvait, sans la moindre difficulté relative au mouvement du ciel, l'imaginer comme un sphéroïde soit aplati, soit allongé aux pôles. La compa- raison avec l'œuf, le terme technique de TrXaTOç (latitude) employé dans le texte, d'ailleurs assez obscur, du doxographe pour désigner la dimension la plus étendue, enfin la convenance, dans les idées d'Empédocle, de ménager un espace vide à l'équateur plutôt qu'aux pôles pour y loger le Neikos rejeté hors du cosmos, paraissent indiquer qu'il avait plutôt choisi la seconde alternative. Quoi qu'il en soit à cet égard, le nom du Sphéros peut être aussi invoqué comme motif de penser qu'Empédocle croyait devoir attribuer au cosmos une forme différente, peut-être sous l'in- fluence des traditions orphiques, qu'indique la comparaison avec l'œuf. D'autre part, il attribuait toujours à la lune, de même qu'Anaxagore, la forme d'un disque. Il y a donc des raisons sérieuses pour douter au moins de son opinion relativement à la terre. Peut-être, au reste, ne l'avait-il pas énoncée dans ses vers. Pour les étoiles, feux isolés au milieu de l'éther, dont il attache les uns à la voûte de « crystal » (fixes), dont il fait flotter les autres au-dessous (planètes), il s'en tient à la conception d'Anaximène. Pour la lune, au contraire, comme je l'ai dit, Empédocle adopte la doctrine d'Anaxagore; c'est un corps obscur par lui-même, qui reçoit sa lumière du soleil, qui est d'ailleurs opaque et peut dès lors éclipser l'astre du jour. Toutefois, l'Agrigentin ne reconnaît point ce corps comme de nature terreuse; c'est une concrétion formée par de l'air nuageux. Quant au soleil, j'ai déjà indiqué (page 236) la conception toute particulière que s'en faisait Empédocle et j'ai montré comment elle se reliait à celle de Parménide. Tout en ne voyant dans cet astre qu'une image lumineuse de la terre éclairée par le feu du jour et reflétée sur la voûte céleste de crystal, qu'un phénomène qui n'existe que pour les yeux qui peu- 318 vent le contempler en face (cf. v. 242), Empédocle revenait de fait accidentellement à une opinion du vieil Anaxirnandre, en ce sens qu'il rejetait le soleil aux confins du monde (10). C'est d'ailleurs probablement grâce à lui que cette idée d'identifier le rayon de l'orbite solaire avec celui de la sphère céleste s'est perpétuée en Sicile et qu'Archimède, dans son Arénaire, la présentait encore comme courante. Celle de supposer le disque du soleil égal à la terre (comme l'image est égale à l'objet dans les miroirs plans) est propre à Empédocle, mais la place qu'il assigne à la lune (deux fois plus loin du soleil que de la terre) paraît correspondre à une combi- naison numérique où il aura peut-être voulu imiter Anaxirnandre, pour préciser à l'imagination la répartition dans le cosmos des grandes masses distinctes, comme il avait prétendu aussi préciser, par exemple, la composition des os. Il est clair, en effet, que pour lui, d'après la nature qu'il attribue à la lune, celle-ci se trouve à très peu près à la limite supérieure de l'atmosphère terrestre. Anaxirnandre avait placé les étoiles au tiers, la lune aux deux tiers de la distance de la lune au soleil ; Empédocle devait naturel- lement intervertir la position assignée à la lune en la plaçant au tiers de la distance (d), le reste de l'intervalle n'étant réservé que pour les planètes. Si les mathématiciens de l'école de Pythagore avaient déjà spéculé, eux aussi, sur les intervalles de ces dernières, Empédocle aurait eu beau jeu pour les imiter; mais il ne semble aucunement l'avoir fait. 9. L'aperçu qui précède suffit, en somme, pour prouver que la cosmologie d'Empédocle ne présente pas une véritable originalité et que sa doctrine neuve sur les éléments ne lui a nullement donné l'occasion d'apporter quelque modification sérieuse et valable aux conceptions antérieures. On en peut dire autant de ses opinions sur les phénomènes de la nature inorganique; mais ce ne sont pas les sujets qui le captivent davantage. 11 s'attache surtout (4) En supposant la terre sphérique, en admettant qu'Empédocle prit, (ouiiiif Thaïes, le diamètre du soleil pour la sept cent vingtième partie orbite, enfin en prenant approximativement, connue les anciens Grecs, 3 pour le rapport de la circonférence au diamètre, il s'ensuivrait, d'après les indica- tions mentionnées, que le rayon de l'orbite solaire serait d'environ 240 rayons terrestres el le rayon de Torbite lunaire de 80 rayons terrestre-. >i ce dernier chiffre n'est guère supérieur que d'un quart à la réalité, il n'y a évidemment la qu'un simple hasard, CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'âGPJGENTE. 319 à la vie organique, aux problèmes de toutes sortes qu'elle soulève depuis la génération jusqu'à la sensation. C'est un terrain qu'avant Anaxagore, les Ioniens n'avaient guère abordé, mais qu'en Italie Alcméon, puis Parménide avaient déjà déblayé. Empé- docle se rattache en fait à leur école, mais il développe avec amour les mêmes questions, y introduit des explications conformes à sa doctrine des éléments, qui se trouve ainsi amplement illustrée; enfin, sur nombre de points, il donne libre carrière à son originalité. Je ne me propose nullement d'étudier quelle a pu être, au point de vue scientifique, la valeur de ses travaux dans ce domaine. Ils appartiennent en fait à l'histoire des origines de la médecine grecque. Je voudrais seulement insister sur ce point que, si la doctrine des quatre éléments a triomphé dans l'antiquité, c'est surtout grâce à l'accueil favorable qu'elle a reçu dans les écoles médicales ; elle se prêtait beaucoup mieux, soit que les doctrines monistes ioniennes, soit que les hypothèses vraiment scientifiques au fond, mais trop vagues comme forme d'Anaxagore ou de Leucippe, aux tentatives de coordinations théoriques dont l'art d'Asclépios commençait à sentir le besoin. Elle s'y combina dans la doctrine des tempéraments avec les oppositions du froid et du chaud, du sec et de l'humide, et c'est sous celte nouvelle forme qu'elle nous apparaît dans Aristote, lui-même fils de médecin, tandis qu'elle s'était propagée dans l'école italique et avait donné lieu, de la part des mathématiciens pythagoriens, aux spéculations géométriques que nous retrouvons dans le Timéc de Platon. Un pareil succès prouve clairement que la conception d'Empé- docle répondait à une nécessité scientifique de l'époque; il suppose aussi que son auteur avait su la développer de façon à séduire le public auquel il s'adressait, non seulement par le charme de ses vers, mais aussi par la valeur réelle de ses idées. La pluralité des éléments, suivant un nombre plus ou moins restreint, peut avoir été soutenue avant lui; avoir fait triompher cette doctrine, qui devait régner près de vingt siècles, est un titre de gloire inattaquable. Comment Empédocle fut-il conduit à cette conception, nous n'en savons rien ; en tout cas, historiquement, la valeur en est simple- ment empirique, quelles que soient les raisons a priori sur lesquelles Aristote a essayé de l'appuyer. A l'idée primitive du monisme, idée incapable de se prêter au progrès de la science et 320 pour l'histoire de la science hellène. déjà acculée dans l'impasse de l'idéalisme, elle opposait, comme fait, la distinction familière à tous des trois états des corps, solide, liquide, aériforme, sauf à dédoubler la notion plus vague de ce dernier état, de façon à pouvoir rendre compte des phénomènes de chaleur et de lumière. Évidemment, il y avait une anticipation illégitime à affirmer que les combinaisons en proportions variées de ces quatre éléments suffisaient pour expliquer les innombrables propriétés des corps naturels; mais tant que l'étude n'alla pas plus avant, cette affirmation satisfaisait. Obscurément battue en brèche pendant le moyen âge par les conceptions alchimistes, qui n'allaient guère pourtant qu'à augmenter de très peu le nombre des substances primordiales, l'antique théorie d'Empédocle devait subsister de fait jusqu'à la création de la chimie moderne. L'empirisme grossier l'avait suscitée, l'expérience scientifique la dissipa sans retour pour lui substituer un pluralisme indéfini, en face duquel l'idée monistique peut se relever avec avantage. Si voisine d'ailleurs que soit de nous l'époque où dominait encore le quaternaire d'Empédocle, la con- ception en est désormais tellement éloignée de nos habitudes d'esprit que nous avons peine à concevoir comment son règne a pu être si prolongé et si généralement reconnu, et ce n'est, pas là un des moindres problèmes qu'ait encore à résoudre l'histoire des sciences de la nature. DOXOGRAPHIE D'EMPÉDOCLE i. Théophr., fr. 3 (Simplic. in physic, 6 b). — De ceux qui admettent la pluralité des principes, les uns les regardent comme étant en nombre fini, les autres comme en nombre infini. Parmi les premiers, les uns en supposent deux, comme Pavménide suivant l'opinion, à savoir le feu et la terre (ou plutôt la lumière et l'obscurité), ou comme les stoïciens, à savoir dieu et la matière (le dieu n'étant d'ailleurs pas ptHs par eux comme élément, mais comme agent et la matière étant prise comme passive); d'autres en admettent trois, comme Aristote la matière et les contraires; d'autres quatre, comme Empédocle d'Agrigente, qui survint peu de temps après CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'aGRIGENTE (d). 321 Anaxagore et rivalisa avec Parménide, en se rapprochant de lui, mais encore plus des pythagoriens. Il pose les quatre éléments corporels, le feu, l'air, Feau et la terre, comme éternels, tout en admettant que la combinaison et la séparation en fassent varier la quantité en plus et en moins; mais il a en outre, pour les mouvoir, deux principes proprement dits, l'Amour et la Haine; car les éléments doivent subir un mouvement alternatif, de combinaison par l'Amour, de séparation par la Haine. Ainsi, d'après lui, il y aurait six principes, car, dans tel passage, il attribue à l'Amour et à la Haine le pouvoir efficient (vers 68-69), dans tel autre, il les place sur le même rang que les quatre (vers 78-81). 2. Philosophum., 3. — (1) Empédocle, venu après les pythago- riens, a aussi longuement parlé de la nature des daimones, qu'il croit en très grand nombre et occupés à administrer ce qui se passe sur la terre. Il regarde comme principe de l'univers la Haine et l'Amour et le feu intelligent de l'unité, le dieu ; d'après lui, tout est formé de feu, tout se résoudra en feu, dogme adopté par les stoïciens, qui s'attendent donc à un embrasement. — (2) C'est, de tous, lui qui avoue le plus complètement la métempsycose (vers 11-12). — (3) Ainsi il affirme que les âmes passent dans les corps de tous les animaux. Son maître Pythagore avait dit qu'au siège de Troie il avait été Euphorbe ; il avait prétendu reconnaître son bouclier. Voilà pour Empédocle (l). 3. Ps.-Plut. (Stromat., 10). — Empédocle d'Agrigente admet quatre éléments, le feu, l'eau, l'éther et la terre, avec leur cause, l'Amour et la Haine. De la combinaison primordiale des éléments s'est d'abord séparé l'air qui s'est répandu tout autour en cercle ; après l'air, le feu s'est dégagé, mais, ne trouvant plus de place en haut, a couru au-dessous de la concrétion formée par l'air. Il y a autour de la terre deux hémisphères qui tournent circulairement, l'un dont l'ensemble est de feu, l'autre qui est mêlé d'air et d'un peu de feu; c'est ce dernier qui fait la nuit. Le commencement du mouvement a résulté de la rupture d'équilibre entraînée par la réunion du feu. Le soleil n'a nullement une nature ignée; c'est un reflet du feu, semblable à celui qui se produit sur Feau. La lune a été constituée par de l'air entraîné par le feu ; cet air s'est concré- tionné comme de la grêle; la lumière de cet astre vient du soleil. Le principat n'appartient ni à Ta tête, ni à la poitrine, mais au (*) Ce passage des Philosophumena vient de la même source suspecte que celui relatif à Heraclite. 21 122 pour l'histoire de la SCIENCE HELLENE. sang; aussi les hommes ont des supériorités différentes suivant les parties du corps où le sang afflue en plus grande quantité. 4. Ëpiphane, III, 19. — Empédocle, fils de Méton, d'Agrigente, introduisit les quatre éléments primitifs, feu, terre, eau, air. Il dit qu'il y a d'abord eu haine des éléments; car ils auraient, suivant lui, été séparés à l'origine, mais maintenant ils sont unis par un amour réciproque. Ainsi il reconnaît aussi comme principes deux forces, la Haine et l'Amour, l'une attractive, l'autre répulsive. 5. Hermias, 8. — En face se dresse Empédocle frémissant; du haut de l'Etna, il pousse de grands cris : « Les principes de l'univers sont la Haine et l'Amour, l'un réunit, l'autre sépare; c'est leur lutte qui fait toutes choses. Je définis celles-ci comme semblables et dissemblables, infinies et limitées, éternelles et en devenir. » Bravo, Empédocle! je te suivrai jusqu'au cratère en feu. 6. Cicéron (De dcor. nat., I, 12). — Empédocle a commis bien des erreurs, mais c'est sur les dieux qu'il s'est le plus honteuse- ment trompé. Car les quatre éléments, dont il compose toutes choses, sont divins à ses yeux, alors qu'ils sont évidemment soumis à la génération comme à la destruction et qu'ils sont absolument insensibles. 7. Aétius, I. — 3. Empédocle, fils de Méton, d'Agrigente, admet quatre éléments, feu, air, eau, terre, et deux forces primi- tives, l'Amour et la Haine, l'une qui unit, l'autre qui sépare. Il dit : (vers 159-161). Il appelle Zeus l'ébullition et l'éther, Héré vivifiante l'air, Aidoneus la terre (*); Nestis et fontaine humaine désignent la semence et l'eau. — 5. Empédocle : Le monde est un, mais ce n'est pas l'univers; il n'en est qu'une petite partie, le reste est de la matière inerte. — 7. Empédocle (?) admet comme étant l'un la nécessité, comme sa matière les quatre éléments, comme formes la Haine et l'Amour; il considère comme dieux les éléments et le monde que constitue leur mélange, ainsi que leur réunion primitive et finale sous une seule forme; il regarde comme divines les âmes et comme divins les purs qui participent purement aux âmes. .8. Aétius, I. — 13. Empédocle reconnaît avant les quatre éléments «les particules minima qui sent comme «les éléments homéomères antérieurs aux éléments. — 15. La couleur est ce qui s'adapte aux pores de la \ne. [Il y on a «pialre, comme il y a ta hùméfiquei, 9tobée, etc. interrertisseat les doom mythi- que! '!•• Pair el de la terre. CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'AGRIGENTE (d). 323 quatre éléments : blanc, noir, rouge, vert (?).] — 17. Empédocle et Xénocrate composent les éléments de molécules plus petites, qui sont des minima et comme des éléments d'éléments. 9. Aétius, I. — 18. Empédocle : Il n'est dans l'univers vide ni superflu. — 24. (Voir Doxogr. d'Anaxagorc, 10.) — 26. La nécessité est la cause qui met en œuvre les principes et les élé- ments. — 30. Il n'y a naissance de rien, mais combinaison et séparation des éléments; il écrit dans le premier livre des Phy- siques (vers 98-101). 10. Aétius, II. — 1. Le monde est un. — La route circulaire du soleil décrit la limite du monde. — 4. Le monde naît et se détruit suivant la prédominance de la Haine ou de l'Amour. 11. Aétius, II. — 6. L'éther s'est dégagé le premier, le feu a suivi, puis la terre, de laquelle l'eau a jailli sous la pression énorme du tourbillon; par vaporisation l'eau a fourni l'air. Le ciel est formé par l'éther, le soleil vient du feu, les environs de la terre sont feutrés des autres éléments. — 7. Empédocle a dit que les lieux des élé- ments ne sont pas toujours constants et déterminés, mais qu'ils ^'échangent réciproquement (Achille : en sorte que la terre soit emportée en haut et le feu en bas). 12. Aétius, IL — 8. L'air cédant à l'effort du soleil, le pôle arctique s'est déplacé, le côté du nord a été élevé, celui du sud abaissé, et par suite le monde entier s'est trouvé incliné. — 10. La droite du monde est au tropique d'été, la gauche au tropique d'hiver. 13. Aétius, IL — 11. Le ciel est solide, formé par une concré- tion de l'air semblable à la glace et au-dessus du feu ; il renferme l'igné et l'aérien séparés en deux hémisphères. — 13. Les astres sont de feu et proviennent de l'igné enveloppé par l'air et qui en a été exprimé lors de la séparation primitive. — Les étoiles fixes sont attachées au crystal, les planètes sont libres. 14. Aétius, IL — 20. Il y a deux soleils : l'un archétype, feu qui remplit constamment l'un des deux hémisphères du monde et se reflète au sommet de cet hémisphère; l'autre, le soleil apparent, est ce reflet même, < invisible > dans l'autre hémisphère rempli d'air mêlé de feu, et qui, produit par réflexion de la terre circulaire à la voûte crystalline, est entraîné par le mouvement de l'igné. Pour parler plus brièvement, le soleil est un reflet du feu entou- rant la terre. — 21. En tant que reflet, le soleil est égal à la terre. — 23. Le retour du soleil aux cercles tropiques a lieu parce que la 324 POUR L'HrSTOIRK DE LA SCIENCE HELLÈNE. sphère qui le renferme l'empêche d'aller toujours en ligne droit. 24. L'éclipsé se produit lorsque la lune passe au-dessous. 15. Aétius, II. — 25. La lune est de l'air épaissi, analogue à un nuage et concrétionné au-dessous du feu, en sorte qu'il a mé- lange (?). — 27. Sa forme est celle d'un disque. — 28. Elle est éclairée par le soleil. — 31. Elle est deux fois plus éloignée du soleil que de la terre. — La hauteur de la terre au ciel, ou l'élé- vation à partir de nous, est inférieure à la dimension suivant la largeur, le ciel étant plus développé dans ce sens, et le monde ayant une forme analogue à celle d'un œuf. 16. Aétius, III. — 3. Le tonnerre provient de la lumière qui tombe sur une nuée et en chasse l'air malgré sa résistance, le bruit est dû à l'extinction et à l'écrasement de cet air, l'éclair à l'illumination, la foudre est la tension de l'éclair. — 8. Empédocle et les stoïciens : L'hiver est produit par la prédominance de l'air qui tend à se dilater et à gagner les parties supérieures ; l'été correspond au contraire à la prédominance du feu, qui tend à gagner les parties inférieures. — 16. Empédocle : La mer est la sueur de la terre échauffée par le soleil; (elle est salée) à cause dp la force de cette chauffe. (Cf. Alexand. in meteor., 9 a : Quelques- uns pensent que la mer est comme une sueur de la terre ; chauffée par le soleil, elle a jeté cette humidité, qui est salée de même que la sueur. Ce fut l'opinion d'Empédocle.) 17. Aétius, IV. — 3 (Théodoret). L'âme est un mélange de la substance éthérienne et de l'aérienne. — 5. Le principat appartient à la composition du sang. — (Voir Doxogr. de Parménidc, 14.) — 7 (Théodoret). L'âme est incorruptible. — 9. Les sens sont trompeurs. — Le plaisir est procuré au semblable par le semblable, dans l'addition de ce qui fait défaut; en sorte que pour qui manque il y a désir du semblable. La douleur est l'effet, contraire, car il y a éloignement réciproque entre tout ce qui diffère par la composi- tion et le mode d'union des éléments. 18. Aétius, IV. — 13. Empédocle présente des passées qui peuvent être entendus, les uns pour l'explication de la vision par lea layons, les autres pour celle au moyen des Images; les derniers sontles plus considérables, car il admet les émanations xr.izzz:r.). — 14. Les images dans les miroirs sont produites par les émana- tions qui s'arrêtent sur leur surface et qui sont refoulées par l'élément igné, lequel se dégage du miroir et dont les courants les entraînent avec l'air qu'elles rencontrent. — 15. L'audition CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'aGRIGENTE (d). 325 se produit par le choc du souffle sur le cartilage qu'il dit être suspendu à l'intérieur de l'oreille comme un battant de clochette. — 46. Les odeurs s'introduisent lors des mouvements d'inspira- tion des poumons; aussi on ne les sent pas lorsque l'inspiration est pénible et entravée, comme dans les rhumes. — 22. La pre- mière inspiration de l'animal a lieu lorsque s'évacue le liquide qui baigne les nouveau-nés et que l'air extérieur entre dans le vide par les canaux ouverts; ensuite, la chaleur interne, tendant à s'échapper au dehors, repousse l'air et il y a expiration ; elle cède à la pression de l'air et lui permet de rentrer : nouvelle inspiration. Enfin, dans l'état normal, c'est le sang qui, se portant vers la surface du corps, chasse par son afflux l'air qui sort par les narines — expiration, — puis rentre — inspiration — pour occuper le vide laissé par le sang lorsqu'il retourne en arrière. Empédocle fait un rapprochement avec la clepsydre. 19. Aétius, V. — 7. Le mâle ou la femelle naît d'après la cha- leur ou le froid ; il raconte que, par suite, les premiers mâles sont nés de la terre vers le levant et le midi, les femelles vers le nord. — 8. Les monstres proviennent de l'excès ou du défaut de la semence, ou d'un trouble dans son mouvement, ou de sa division en plusieurs parties, ou de ce qu'elle se détourne. Il semble ainsi avoir prévu toutes les raisons possibles. — 9. Les jumeaux et les trijumeaux viennent de la surabondance et de la division de la semence. (Cf. Censorinus, VI, 9-40 : La naissance accidentelle des jumeaux est attribuée par Hippon à la quantité de la semence qui se diviserait en deux lorsqu'elle serait en plus grande abondance qu'il n'est besoin pour un seul enfant. C'est aussi à peu près ce que semble avoir pensé Empédocle, qui, à la vérité, ne donne pas de motif à la division. Il dit seulement qu'elle se fait; que si les deux parties occupent des endroits également chauds, il y a deux enfants mâles; pour des places également froides, deux filles; si une place est plus chaude, l'autre plus froide, les sexes sont différents.) 20. Aétius, V. — 44. Les ressemblances des enfants avec leurs parents proviennent de la prédominance des semences génératrices, la dissemblance est due à la dissipation de la chaleur de la semence. (Cf. Censorinus, VI, 6 : Sur ce sujet, voici les distinctions que fait Empédocle : si dans les semences des parents il y a une égale chaleur, il naît un garçon semblable au père; pour un froid égal, une fille semblable à la mère; si la semence du père est plus 326 POUR l'histoire de LA SCIENCE HELLÈNE. chaude, celle de la mère plus froide, il naît un garçon qui ressem- ble à la mère; si au contraire la semence du père est plus froide et celle de la mère plus chaude, il naît une fille qui ressemble à la mère.) (Voir aussi pages 242 et 243.) — 42. La conformation du fœtus est soumise pendant la grossesse à l'imagination des femmes ; souvent elles se prennent d'amour pour des statues ou des tableaux et ont des enfants qui ressemblent à ces objets. 21. Aétius, V. — 14. Les mules sont stériles à cause de la petitesse et de l'abaissement de la matrice qui est disposée avec une ouverture étroite et de côté, en sorte que la semence ne peut y arriver directement et, même sans cela, ne pourrait guère y entrer. — (Au contraire Aristote, De anim. gen., II, 8 : Empé- docle met en cause le mélange des semences qui, quoique l'une et l'autre soient molles, se durcirait; car les vides de l'une s'adapte- raient aux pleins de l'autre, et dans ce cas deux choses molles peuvent en faire une dure, comme cela arrive dans l'alliage de cuivre et d'étain) (*). 22. Aétius, V. — 45. L'embryon est vivant, mais ne respire pas dans le sein de la mère. — 47. (Censorinus, VI, 4 : Empédocle, que suivit là-dessus Aristote, dit que le cœur, qui renferme surtout la vie de l'homme, se forme avant tout le reste.) — 48. Lorsque le genre humain fut engendré de la terre, la marche du soleil était si lente que le jour durait autant que la grossesse de dix mois; dans la suite des temps, le jour ne fut plus que de la durée de sept mois; c'est pour cela qu'il y a des naissances à dix et à sept mois, la nature ayant pris soin alors de faire arriver à terme les fœtus dans un seul jour ou une seule nuit (?). — 49. Les premiers animaux et les premières plantes ne sont nullement nés dans leur intégrité, mais par parties séparées et ne pouvant s'ajuster; en second lieu se sont produits des assemblages de parties comme dans les images de fantaisie; en troisième lieu sont apparus les corps complets; en quatrième, au lieu de provenir des éléments, comme de la terre et de l'eau, ils sont nés les uns des autres, d'une part, les aliments étant en surabondance, de l'autre, la beauté dea femelles provoquant le désir du rapprochement sexuel. Les genres des animaux se sont distingués d'après leurs tempéra- ments particuliers, qui les ont entraînés, les uns à vivre dans l'eau, les autres à respirer l'air, pour posséder l'élément igné en (l) La donnée - fondeurs de la terre étaient illimitées ainsi que le vaste éther, | suivant les vaines paroles que répètent tant | de bouches d'hommes qui ne voient qu'une faible partie de l'univers | 240 1 Le soleil aux traits perçants, la lune douce et paisible | Mais lui dans sa course parcourt le vaste ciel | réfléchit vers l'Olympe pour les visages qui le contemplent en face. | Elle, au contraire, pour sa paisible lumière, subit un sort passager | Ainsi, la lumière frappant le large cercle de la lune | ... 2-45| elle roule en cercle autour de la terre sa lueur empruntée | ... comme la roue d'un char, tournant tout près de la terre | . .. Elle regarde en face le divin cercle du soleil | . . . elle en repousse les rayons | descen- dant vers la terre et produit dès lors sur celle-ci |250| une ombre aussi large que l'est la lune au pâle visage. | La nuit est faite par la terre, qui arrête la lumière | (l'air) sombre de la nuit solitaire | ... La couleur noire paraît aussi au fond d'un fleuve, à l'ombre, | elle se voit de même dans les antres souterrains. | 255| Il y a, en dessous des eaux, beaucoup de feux allumés | ... conduisant les stupides tribus des poissons féconds | ... le sel s'est pris en masses, sous les coups du soleil | ... la mer, sueur de la terre | Mais l'éther poussait sous la terre de longues racines ; | 260| car tantôt dans sa course il se trouvait ici, tantôt là | Le feu jaillit brusquement en s'élevant. | Car il y a adaptation entre toutes leurs parties, | soleil, terre, ciel et mer, | pour tout ce qui erre maintenant de la naissance à la mort. |265| Et de même que tout ce qui se trouve plus propre au mélange, | a tendance à l'union d'amour avec son semblable, | ce qui est ennemi s'éloigne au plus loin, répugnant au mélange, j par son origine, son tempérament, par les formes imprimées, | réfractait* à toute réunion, absolument soumis |270| à l'empire de la Saine, qui lui a donné naissance. | Ainsi toute pensée provint du caprice de la fortune | ... et en tant que les plus subtiles parties se réunirent dans leur nu Hive- rnent | .... le feu grandit par le feu, | la terre s'unit à elle-même, l'éther augmente l'éther. | 275| conglutinant la farine par l'eau | le puissant Amour. | l.iviiE second. — Si ta croyance est encore mal assurée là-dea* sus, | si tu demandes comment l'eau, la terre, l'éther el le soleil CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE d'aGRIGENTE (f). 335 se mélangeant ont pu constituer tous ces corps et toutes ces formes mortelles |280j qui naissent maintenant dans les unions d'Aphro- dite | comment les grands arbres et les poissons de la mer f alors Cypris humecta pendant longtemps la terre dans la pluie, | et lui donna des formes que le feu vint assurer. | (Les yeux) dont l'intérieur est dense et l'extérieur relâché, | 285[ qui des mains de Cypris ont reçu cette contexture. | .... Ainsi les grands arbres portent comme des œufs, d'abord les olives | les grenades tardives et leurs fruits succulents | l'eau, se pourrissant dans le bois, devient du vin sous la peau. | Si voyant clairement cela dans ta réflexion profonde, |290| tu y consacres ta pensée pure et droite, | toutes ces choses t'appartien- dront toujours, | et par elles tu en acquerras bien d'autres; car elles grandissent | par le désir des hommes, selon la nature de chacun d'eux. | Mais si tu t'attaches à des choses étrangères, comme font les hommes |295| pour tant de soucis pénibles qui troublent leur pensée, | elles quitteront soudainement la vie au temps révolu, | dans leur désir de retourner à leur origine. | Car, sache-le, il y a partout pensée et part d'intelligence. | La douce Gharis a horreur de l'intolérable Nécessité. | 300 1 Tu peux voir cela dans les lourdes coquilles marines, | dans les buccins et les tortues cuirassées de pierre ; | la terre y est au-dessus de la peau | et les oursins | ont le dos hérissé de soies piquantes. | 305 1 Lorsque (les yeux) se formèrent d'abord dans les mains de Cypris | le foie rempli de sang | Ainsi poussèrent nombre de têtes sans cou, | errèrent des bras nus sans épaule, | et des yeux qui n'étaient pas fixés à des visages | ... 310| mais quand le divin (élément) s'unit davantage au divin, | ces membres s'ajustèrent comme ils se rencontrèrent, | et là -dessus nombre d'autres provinrent sans discontinuer | ... Il y eut donc nombre d'êtres à double visage et à double poitrine, | des formes bovines à tête humaine, et inversement |315| des formes humaines à tête bovine, qui possédaient à la fois les attributs de l'homme | et ceux de la femme, avec ses membres délicats | des femelles sans leurs organes distinctifs | Maintenant, comment des hommes et des femmes aux pleurs faciles | la race fut produite au jour par le feu qui se dégageait, 1 320 [ écoute-le; ce n'est pas un discours hors de propos ou frivole. J D'abord des formes indistinctes 336 pôub l'histoire de la science hellène. s'élevèrenl du sol, | à la fois constituées d'eau et de (erre. | Le feu, cherchant à se réunir à son semblable, les luisait sortir, | sans qu'elles montrassent déjà le gracieux arrangement des mem- bres, |325| sans qu'elles eussent la voix ni les attributs du sexe viril. | Mais l'origine des membres est distincte; partie vient de l'homme | et partie de la femme | Ils se réunirent, et le désir les prit par les yeux | La semence forme le mâle quand elle rencontre la chaleur, et la femelle |330| quand elle rencontre le froid | les ports fendus d'Aphrodite | ... c'est dans la partie la plus chaude du ventre qu'est la place pour les mâles; | c'est pour cela que les hommes sont bruns, plus robustes | et plus couverts de poils (que les femmes) | 355 1 Toute jointure est formée de deux pièces qui s'articu- lent | ... au dixième jour du huitième mois apparaît le pus blanc (le lait).... | Sache que, de toutes les choses qui sont, partent des effluves | ... Ainsi le doux cherche le doux, l'amer s'élance vers l'amer, | l'acide vers l'acide, et le chaud se répand vers le chaud | ... 340 1 L'eau est mieux appropriée au mélange avec le vin, mais avec l'huile | elle répugne | L'écarlate s'unit au byssus jaunissant. | Voici comment les animaux inspirent et respirent ; chez tous, le sang peut quitter | des conduits étendus à travers les chairs jusqu'à la surface du corps, |345| et qui viennent déboucher, pat de fines et nombreuses ouvertures, | à l'extrémité des narines, en sorte que le sang | ne puisse couler, mais que l'éther trouve un passage facile. | Aussi, quand le sang léger se retire, | l'éther bouillonnant se précipite avec force, |350| et ressort ensuite, dis que le sang revient. Quand une enfant | joue avec une clepsydre d'airain brillant, | elle pose sa main gracieuse sur l'ouverture du tuyau, | et l'enfonce dans la masse fluide d'une eau brillante. | Mais celle-ci ne pénètre pas dans le vase, elle est arrêtée |355| par l'air qu'elle rencontre à chacun des petits trous, | jusqu'à ce que le grand tuyau soit ouvert; alors | l'air s'échappe et l'eau peu! entrer. | De même, quand l'airain est rempli par l'eau | et que L'ouverture du tuyau est fermée par la main, |3ttft| l'air, pressant «!«' dehors en dedans, arrête l'eau | à la porte «lu passage étroit qu'il occupe ou résistant, [jusqu'à ce que la main soit retirée; CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE Ij'aORIGENTE (f). 337 alors au contraire, par un effet inverse du précédent, | l'air entre et l'eau s'écoule. | De même le sang fluide se meut dans les vais- seaux du corps; |365| quand il recule en arrière vers l'intérieur, | aussitôt pénètre avec force le courant d'air; | si le sang" remonte, alors l'air ressort d'autant. | Cherchant avec leur nez les gîtes des bêtes. | Ainsi tous participent de la respiration et de l'odorat |370| un os charnu (dans l'oreille) | Les deux yeux donnent une seule vue | (L'intelligence) se nourrit dans les flots agités du sang; | et c'est de là que vient la mobile pensée des hommes, | car le sang qui environne le cœur, voilà ce qui pense. | 375| D'après ce qui se présente grandit l'intelligence humaine. | Autant les hom- mes deviennent autres, autant | leur esprit leur présente d'autres pensées. | C'est par la terre que nous voyons la terre, c'est par l'eau que nous voyons l'eau, | par l'éther le divin éther, par le feu le feu destructeur, |380| par l'amour l'amour, et par la haine, la triste haine. | Car c'est là de quoi toutes choses sont harmonieusement constituées, | c'est par quoi l'on pense, l'on jouit ou l'on souffre. | Livre troisième. — Si au sujet des êtres éphémères, ô Muse immortelle, | tu daignas naguère inspirer ma pensée, |385j exauce encore mes vœux et viens me soutenir, ô Calliope, | pour que sur les dieux bienheureux je profère de bonnes paroles. | ... Heureux celui qui possède l'intelligence du divin, | malheureux celui qui sur les dieux n'a qu'une obscure croyance! | Nous ne pouvons nous approcher d'eux, les contempler de nos yeux, 1 390 1 les toucher de nos mains, ce qui est la meilleure | route pour que la persuasion entre au cœur de l'homme. | (Apollon) n'a pas un corps surmonté d'une tête humaine, | deux bras ne sortent pas de ses épaules, | il n'a ni pieds, ni genoux légers, ni membre viril, |395| ce n'est qu'une intelligence sainte et prodigieuse | dont la rapide pensée parcourt le monde entier. | Purifications. — Amis, qui dans la grande ville du blond Acragas, | habitez l'acropole, appliqués à l'œuvre du bien, | refuges hospitaliers de l'étranger, ignorants de la méchanceté, |400| salut! Je suis pour vous comme un dieu immortel, non plus un homme; | je marche honoré de tous, comme il est juste, | ceint de bande- lettes et de verdoyantes couronnes, | et je vais ainsi dans les villes 22 338 pour l'histoire de la science hellène. voisines, | recueillant les respects des hommes et des femmes; ils me suivent |405| par milliers, demandant la voie du salut, | avides de prédictions ou, pour des maladies | qui depuis longtemps les torhnent cruellement | de toutes façons, désireux d'entendre la parole qui apaisera leur souffrance. | Mais pourquoi m'arrêter à cela, comme si je faisais grand'chose |410| en dépassant les hommes sujets à tant de maux? | Amis, je sais bien que la vérité est dans les paroles | que je vais dire; mais c'est chose bien difficile | que de faire entrer la foi dans le cœur jaloux des hommes. | (La divinité) les entourant du vêtement étranger des chairs | . . . 415] les revêtant de terre, | de vivants les a transformés et rendus semblables aux morts. | Us n'avaient comme dieux ni Ares ni le Combat, | ni le roi Zeus, ni Gronos, ni Poséidon, | mais Cypris la reine |420| Ils l'honoraient par de pieuses offrandes, | des peintures d'êtres vivants, de suaves parfums, | myrrhe sans mélange, nuages d'encens; | c'était le miel jaunissant qu'ils répan- daient en libations. | Leur autel ne demandait point le sang des taureaux; |425| ce qu'il y avait de plus horrible pour eux, | c'était d'arracher la vie et de se repaître de chairs. | Il y avait parmi eux un homme d'un savoir extraordinaire, | qui possédait par son intelligence la plus grande richesse, | à qui nulle œuvre de sagesse n'était étrangère. |430| Sur quelque point qu'il portât l'effort de sa pensée, | il découvrait facilement chaque chose | et faisait l'ouvrage de dix ou vingt générations. | Tout était doux et familier pour l'homme, | soit bêtes, soit oiseaux; la bienveillance régnait, |235j les arbres étaient toujours couverts de feuilles et de fruits, | et toute l'année donnaient une abondante récolte. | Une chose n'est pas permise à l'un, défendue à l'autre, | mais la loi universelle sous la vaste étendue | de l'éther règne partout où brille la lumière |440| Ne cesserez-vous pas ces meurtres horribles? Ne voyez-vous pas | que dans votre folie vous vous dévorez les uns les autres? | Le père saisit son fils dont la forme a changé; | il l'égorgé en priant, l'insensé! La victime crie | et supplie son meurtrier qui ne l'écoute pas, |445 mais frappe, et prépare dans sa demeure un festin criminel. | Ou bien c'est le fils qui saisit son père, des enfants qui prennent leur mère, | lui arrachent la vie et se repaissent de sa chair. | Ils deviennent parmi les bêtes le lion farouche dans sa tanière de la montagne, | ou parmi les arbres le laurier au beau feuillage I CHAPITRE XIII. — EMPÉDOCLE D'AGRKïENTE (f). 339 450 1 Abstenez-vous donc des vertes feuilles du laurier. | Malheureux ! malheureux que vous êtes ! que vos mains ne tou- chent pas les fèves! | Puisant à cinq fontaines avec l'airain indompté, | il faut vous purifier | vous abstenir du mal. |455| Mais, puisque vous vous abandonnez à la funeste méchanceté, | jamais votre cœur ne sera délivré des soucis cuisants. | ...;. Enfin, les voici devins, poètes, médecins, | chefs des hommes sur la terre; | et de là ils s'élèvent aux suprêmes honneurs des dieux, |460] partagent la demeure et la table des autres immor- tels, | sont délivrés des soucis des hommes, des souffrances et de la mort. | Tous les remèdes des maladies, et ce qui rend la force à la vieillesse, | tu vas l'apprendre, et c'est à toi seul que je révélerai tout cela. | Tu sauras arrêter l'élan des vents infatigables, qui sur la terre |465| s'élèvent en tourbillons et dévastent les champs, | et même, quand tu le voudras, tu pourras exciter un vent con- traire. | Après la sombre pluie, tu rétabliras la chaleur propice, | et dans l'ardeur des étés tu feras revenir, | pour arroser les mois- sons, l'eau nourricière des plantes. |470| Tu ramèneras de l'Hadès l'homme déjà mort APPENDICE I THÈOPHRASTE, SUR LES SENSATIONS (Traduit sur le texte des Doxogvaphi grœci, p. 499-527.) 1 . Il y a sur la sensation de nombreuses opinions qui peuvent se réduire à deux générales : les uns la font produire par le semblable, les autres par le contraire. Parménide, Empédocle, Platon sont au nombre des premiers; Anaxagore, Clidème soutiennent la seconde thèse. Les raisons invoquées sont, d'une part, que d'ordinaire les choses se contemplent d'après leur similitude; qu'il est en particulier inné à tous les êtres vivants de reconnaître ceux de leur espèce ; qu'enfin les corps sentis le sont grâce à leurs effluves et que le semblable se porte vers le semblable. 2. Dans l'autre camp, on admet que la sensation est accompagnée d'un changement; on remarque que le semblable n'agit pas sur le semblable, mais bien sur le contraire; ces motifs conduisent à une thèse que l'on croit pouvoir appuyer par ce qui se passe pour le toucher; car ce qui est aussi chaud ou aussi froid que notre chair ne produit pas de sensation. Voilà quelles sont les opinions qui ont été émises sur la sensa- tion en général; quant aux sensations particulières, elles n'ont guère été considérées à cet égard. Empédocle seul essaie de les ramener en détail à la similitude. 3. Parménide n'a, à vrai dire, rien déterminé, si ce n'est que, distinguant deux éléments, il fait varier la connaissance d'après celui qui l'emporte. Ainsi, suivant que le chaud ou le froid dominera, l'intelligence sera autre, le chaud la rendra meilleure et plus pure; cependant il faut toujours une certaine proportion. (Vers 146-149) « Comme se trouvent, pour chacun, tempérés les 342 pour l'histoire de la science hellène. membres mobiles du corps, — tel se présente l'intellect des hommes ; car c'est cela même — qui pense, c'est la nature des membres humains — pour tous et pour chacun; car c'est le plus qui fait la pensée. » 4. Ainsi il confond, dans son langage, la sensation et l'intelli- gence, et il dérive dès lors aussi la mémoire et l'oubli du tempé- rament entre les éléments; mais si ceux-ci se balancent à égalité dans le mélange, y aura-t-il pensée ou non? Quel sera le résultat? Il ne détermine plus rien. Que d'après lui le contraire en lui-même produise d'ailleurs une sensation, c'est ce qui ressort clairement de ce qu'il dit, que le cadavre, par suite du défaut de feu, ne perçoit ni la lumière, ni la chaleur, ni la voix, mais qu'il sent le froid, le silence et les contraires, et qu'en général tout ce qui est a une certaine connais- sance. C'est ainsi qu'il semble avoir coupé court par une affirmation aux difficultés résultant de sa supposition. 5. Platon a un peu plus touché aux sensations particulières; cependant il n'a pas parlé de toutes, mais seulement de l'ouïe et de la vue. Cette dernière serait produite par un feu sortant de l'œil jusqu'à une certaine distance, tandis que la couleur serait aussi comme une flamme partant du corps et ayant des particules propor- tionnées à celles de la vue; il y aurait donc rencontre de deux effluves qui doivent s'harmoniser et s'incorporer réciproquement l'une à l'autre; c'est ainsi que nous verrions. Il semble de la sorte avoir adopté une opinion intermédiaire entre celle qui fait partir le mouvement de l'œil et celle qui le fait au contraire aller à l'œil des objets visibles. 6. Quant à l'audition, il la définit au moyen du son ; le son est un choc de l'air par les oreilles sur l'encéphale et le sang, choc qui parvient jusqu'à l'âme; l'audition est le mouvement que cette dernière éprouve depuis la tète jusqu'au foie. Pour l'odorat, In goût, le toucher, il n'en a point parlé, non plus qu'il n'a examiné s'il n'y avait pas quelque autre sensation; c'est surtout sur les objets sensibles qu'il s'est étendu. 7. Pmpédocle dit une même chose de tous les sens, à savoir que la sensation se fait par adaptation aux pores de chaque sens parti- culier; c'est pourquoi l'un ne peut juger des objets de l'autre, les pores étant soit trop larges, soit trop étroits pour l'objet à sentit* qui alors ou bien les traverse sans les toucher, ou bien ne peut aucunement s'v introduire. APPENDICE I. — TIIÉOPHRASTE, SUR LES SENSATIONS. 343 Il essaie également d'expliquer ce qu'est l'œil ; l'intérieur, d'après lui, est formé de feu , l'extérieur de terre et d'air que le feu subtil peut traverser comme fait la lumière d'une lanterne. Les pores sont disposés alternativement, feu et eau; par les premiers, nous prenons connaissance du blanc, par les seconds, du noir; car il y a adaptation pour l'un comme pour l'autre. Il y a d'ailleurs un mouvement d'effluves des couleurs à l'œil. 8. Cependant tous les yeux ne sont pas également constitués; les éléments peuvent se fusionner régulièrement ou se contrarier ; le feu peut être au centre ou au-dessus. Aussi les animaux ont la vue plus perçante, les uns de jour, les autres de nuit; pour ceux qui ont moins de feu, ce sera de jour, car la lumière extérieure complète pour eux l'intérieure; dans le cas contraire, ce sera de nuit, l'équilibre s'établissant de la même façon. Et inversement, la vue sera moins distincte de jour pour ceux qui ont trop de feu, puisque cet élément, augmentant encore, occupera et obstruera les pores de l'eau; elle sera de même moins distincte de nuit pour ceux qui ont trop d'eau, le feu étant alors obstrué par l'eau. Pour que la vision redevienne distincte, il faut que, pour les uns, l'eau soit dissipée par la lumière extérieure, pour les autres, le feu par l'air obscur; dans chaque cas, c'est le contraire qui est le remède. Le meilleur tempérament consiste dans une composition à parties égales; c'est ce qui donne des yeux excellents. Voilà à peu près ce qu'il dit de la vue. 9. L'audition, d'après lui, est produite par les bruits du dehors qui mettent l'ouïe en mouvement et provoquent une résonance interne ; car il y aurait comme un grelot battant en dedans et qu'il appelle os (?) charnu (v. 370); l'air en mouvement frappe dessus et le fait résonner. — L'odorat est au contraire commandé par la respiration ; aussi est-il surtout vif chez les animaux pour lesquels les mouvements respiratoires sont le plus précipités; ce sont les corps légers et subtils qui ont le plus d'effluves odorantes. Quant au goût et au toucher, il ne détermine ni comment ni par quels moyens se produisent les sensations, sauf sa thèse commune de l'adaptation à des pores. D'ailleurs, ce qui, comme parties et comme tempérament, est semblable, procure du plaisir ; le contraire occa- sionne de la douleur. 10. Il s'exprime de même pour la pensée et l'ignorance; la pensée aurait lieu par les semblables, l'ignorance, par les dissem- blables ; ainsi la pensée est pour lui la même chose que la sensation 344 pour l'histoire de la science hellène. ou «Mi est très voisine. Après avoir énuméré comment chaque chose es! connue par le semblable, il ajoute à la lin : (Vers 381-382). « Car c'est là de quoi toutes choses sont harmo- nieusement constituées — et c'est par quoi l'on pense, l'on jouit ou l'on souffre. » Il conclut que c'est surtout le sang qui détermine la pensée, car c'est surtout dans le sang que se tempèrent réciproquement les divers éléments. 11. Ceux donc pour lesquels le mélange se fait également et entre particules qui soient et de dimensions pareilles et convena- blement espacées, n'étant d'ailleurs ni trop petites ni trop grandes, ceux-là sont les plus intelligents et leurs sens sont les plus parfaits; après eux viennent en proportion ceux qui s'en rapprochent ; ceux qui s'éloignent au contraire le plus de cet état, sont les moins intelligents. Les éléments en particules grossières el espacées font les hommes hébétés et maladroits; s'ils sont au contraire condensés et réduits en particules très menues, les mouvements du sang sont plus vifs, et l'homme sera lui-même plus prompt et mobile, mais il ne sera propre qu'à entreprendre beaucoup de choses sans en venir à bout. Ceux pour lesquels enfin le tempéra- ment est convenable dans une partie spéciale du corps, auront une aptitude spéciale correspondante; de là les bons orateurs et les artistes, le tempérament est meilleur dans les mains des uns, dans la langue des autres; de même pour les autres facultés. 12. C'est ainsi qu'Empédocle admet que se produisent la sensa- tion et la pensée. La première difficulté qu'on puisse proposa est de savoir en quoi les êtres animés diffèrent des autres pour la sensation ; car il y a bien aussi adaptation aux pores des êtres ina- nimés, puisque en général Empédocle explique le mélange par la proportion des pores. C'est ainsi que l'huile et l'eau no se mélangent pas, au contraire des autres liquides dont il énumère les k la science hellène. extérieure Boil aussi mince et aussi résistante que possible, que l'intérieur de l'œil soit très mou, sans chair serrée et dense, même sans liquides épais et gras, qu'enfin les veines dans les yeux soient (Imites et vides de façon à prendre une forme semblable à l'effigie; car chaque chose est surtout connue par les pareilles. 51. Tout d'abord cette effigie dans l'air est une invention absurde; car ce qui est ainsi formé par empreinte doit posséder une certaine densité et ne pas « s'émietter », comme il le dit lui-même, en comparant une telle effigie à celles que reçoit la ciré. Puis il est encore plus possible que l'effigie se produise dans l'eau, d'autant que celle-ci est plus dense; cependant, tout au contraire, on y voit moins. Et si, en général, il admet une effluve de la forme, comme quand il traite des £iorh pourquoi cette effigie? Les idoles seules peuvent faire image. 52. Mais concédons-lui que l'air pressé et condensé reçoive une empreinte comme la cire, comment et de quelle façon l'image peut-elle se produire? Il est clair que, comme partout ailleurs, l'empreinte sera de face avec l'objet. S'il en est ainsi, il est impos- sible qu'il y ait une image en sens contraire sans retournement de l'empreinte. Il faudrait montrer comment et par quoi cela se fait; car autrement la vision est impossible. D'autre part, lorsqu'on voit plusieurs objets dans le même endroit, comment, dans le même air, peut-il y avoir diverses empreintes, et encore comment peut-on se voir réciproquement? Les empreintes doivent se rencontrer l'une l'autre, chacune étant de face avec l'objet dont elle émane. Ceci mériterait une recherche. 53. En outre, pourquoi chacun ne se voit-il pas lui-même? Ses empreintes devraient paraître sur ses propres yeux aussi bien que sur les voisins, surtout si elles sont immédiatement de face et s'il se passe la même chose que pour l'écho; car il dit que la voix se réfléchit vers celui même qui parle. En général cette effigie dans l'air est absurde. Car il faudrait que tous les corps on produisissent avec des changements continuels, ce qui empêcherait la vision et n'est d'ailleurs pas vraisemblable. Si d'ailleurs Pefligie persiste quand les corps ne sont plus visibles ni voisins, on devrait continuer à les voir, sinon de nuit, au moins !'! l'on: L'HISTOIRE J>k LA SCIENCE HELLÈNE. 3. Au iv* siècle, [ambliQue compose sur l'arithmétique un traité qui est un véritable commentaire de Y Introduction de Nicomaque et qui a été édité d'une façon assez incorrecte par Tennulius (Arnheim, 1668). Ce traité formait la quatrième partie d'un ouvrage intitulé : Discours sur la secte pythagorique, et dont nous possédons également les trois premiers livres, Sur I". Vie pythagorique, Exhortation à la Philosophie, Sur la science mathématique en général. D'un scholie à la vérité incomplet, comme des passages où Iamblique annonce des déve- loppements ultérieurs, on a conclu qu'il avait dû aller jusqu'à la décade pythagorique et que nous aurions par suite perdu six livres : Sur la physique, Sur l'éthique, Sur la théologie, Sur la musique, Sur la géométrie, Sur la sphérique. Il n'y a pas cependant de preuves décisives établissant que Iamblique avait complètement achevé son travail, qui était une compilation d'au- teurs antérieurs et en général, pour les mathématiques au inoins, plus anciens que Nicomaque; aucune trace ne subsiste en effet des trois derniers Discours. Mais Syrianos, dans ses commen- taires sur la Métaphysique d'Aristote (Venise, 1536) cite le \ ' et le VIIe livre de Iamblique, et ces citations semblent bien indiquer que ces livres étaient respectivement consacrés, en fait, à la physique et à la théologie. On peut trouver singulière cette intercalation de trois livres qui rompent la série de l'exposition des quatre sciences mathématiques reconnues par les pythagoriens ; mais il faut se rendre compte que, malgré l'apparence, ces trois livres formaient la suite naturelle de l'arithmétique, en traitant, conformément à la tradition, du rôle des nombres dans la nature et de leurs propriétés mystiques soil dans Tordre humain, soit dans l'ordre divin. Les citations de Syrianos, qui touchent expressément les nombres, confirment l'exécution de ce plan, très nettement exposé par Iamblique à la l'm de son IVe livre, celui consacré à l'arithmétique : a Arrêtons ici l'introduction suivant le pythagorien Nicomaque, Plus tard, si Dieu le permet, nous rendrons plus complète cette même introduction arithmétique et nous t'offrirons ce complément, puisque, par le moyen de cet écrit, tu seras déjà capable d'aller plus loin. Nous y comprendrons tous les autres épanthèmes arithmétique, géométrique el harmonique correspondent aux proportions continues 'te même nom chea les modernes; les autres ne sont plu d'1 nos jours. APPENDICE II. — sur l'arithmétique pythacorienne. 373 relatifs aux nombres depuis l'unité jusqu'à la décade et rentrant dans la physique, dans l'éthique et encore et surtout dans la théologie; ainsi il te sera plus facile et très simple de recevoir l'enseignement, des trois introductions suivantes, je veux dire de la Musique, de la Géométrie et de la Sphérique. » Ainsi Iamblique annonce, avant de passer aux trois autres sciences mathématiques, un seul traité, que l'abondance des matières lui aura fait diviser en trois livres, mais qu'il considère comme faisant essentiellement partie de l'arithmétique. On voit aussi, qu'en dehors des considérations générales (qu'on peut croire, étant donné Iamblique, avoir été passablement étendues, mais sans intérêt majeur), ce traité devait surtout être constitué par des développements sur les propriétés mystiques des dix pre- miers nombres, les seuls qui paraissent jamais avoir été l'objet de spéculations de ce genre. 4. La perte des trois livres en question de Iamblique est com- pensée pour nous dans une certaine mesure par l'existence de cette petite compilation anonyme dont j'ai déjà parlé et qui est intitulée les Théologoumènes de l'arithmétique (éditée en der- nier lieu par Ast, Leipzig, 1817). La date de cette compilation ne peut guère être précisée; l'auteur le plus récent qu'elle cite est Anatolius, qui fut un des maîtres de Iamblique et qui avait écrit lui-même dix livres sur les nombres successifs de la décade. On a attribué les Théologoumènes à Iamblique et prétendu que cet ouvrage représentait son livre VII. Cette opinion ne peut se défendre ; ce n'est ni son style, ni ses procédés de compilation ; la citation faite par Syrianos ne peut s'y retrouver; enfin et surtout les Théologoumènes correspondent, non pas au livre VII seul, mais bien aux livres V, VI et VII de Iamblique. Ils exposent, en effet, pour chacun des nombres de la décade pris successivement, à la fois les propriétés d'ordre physique, d'ordre éthique et d'ordre théologique; nous y voyons, par exemple, pour le nombre 5, qu'il y a cinq éléments (propriété physique), que la pentade est au plus haut degré représentative de la justice (propriété éthique), qu'elle est appelée Némésis, etc. (propriété théologique). Évidemment l'auteur a puisé aux mêmes sources que Iamblique ; certains passages se retrouvent exactement comme fond et sous une forme au moins très voisine, par exemple dans le traité arithmétique qui constitue le livre IV de Iamblique; mais la confusion qui règne, à l'intérieur du chapitre consacré à chaque 'M \ pour l'histoire de la science hellène. nombre, entre les propriétés divers ordres, semble assez prouver que le compilateur n'a pas profité , <|Uoi<|ifà vrai dire 08 fut là l'objet de Spécula- tions purement géométriques el non pas arithmétiques. Car si le> ancien-, '•ut pu dénommer des nombres comme pyramide» (tétraèdres) ou cube» (hexaèdreS), ils ne semblenl jamais en avoir considéré comme octaèdres, dodécaèdres <>u icosaèdres. Quant aux deux termes d'analogie et d'anaeoluthie, le second n'est pas connu d'ailleurs comme technique. Le premier désigne d'habitude la pro- portion (en généra] géométrique) entre trois on ojaatre termes. Mais plus loin, Speusippe l'emploie nettement pour désigner une progression par diffé- rence, qu'il qualifie de première analogie ; il doit donc entendre par analogie APPENDICE II. — SUR L'ARITHMÉTIQUE PYTHAGORIENNE. 375 » Après quoi, la seconde moitié du livre est directement consa- crée à la décade. Speusippe montre qu'elle est au plus haut degré naturelle ei initiatrice dans les choses; qu'elle est comme une idée organisatrice des effets cosmiques, et cela par elle-même, sans qu'il y ait rien là qui dérive de nos opinions, du hasard ou de la fantaisie; enfin qu'elle a été, pour le Dieu auteur de l'Univers, comme un modèle accompli de tous points. Voici au reste comment il en parle. » Il est inutile d'insister sur le caractère néo-platonicien de cette dernière phrase; il n'enlève aucune authenticité ni au fragment qui suit, ni aux renseignements qui précèdent. Or, nous retrouvons déjà là l'ébauche du plan de l'arithmétique pythagorienne, tel que le conçoit Iamblique, c'est-à-dire l'exposition des propriétés géné- rales des nombres, suivie de l'exposition des propriétés spéciales et plus ou moins mystiques des dix premiers nombres. D'autre part, le sujet de la première partie du livre de Speusippe atteste suffisamment que l'arithmétique pythagorienne dépassait déjà le cadre auquel Euclide s'est restreint et s'étendait dans celui qu'a rempli Nicomaque (l). 6. Je ne discuterai pas par le menu les additions de détail et les changements de terminologie qui ont pu avoir lieu, dans l'intérieur de ce cadre, depuis l'époque de Speusippe. Iamblique donne à cet égard des renseignements précieux, et j'aurai l'occasion de signaler plus loin les plus importants. Il serait, à divers égards, plus inté- une progression (sans limitation du nombre des termes), soit d'ailleurs arithmétique (première analogie), soit géométrique (seconde analogie). Le terme d'anacoluthie peut dès lors recevoir une explication très simple. Ce sera une proportion arithmétique ou géométrique entre quatre termes (ou une suite de proportions entre un plus grand nombre de termes) ne formant point progression. Ainsi les proportions discontinues : H- 1 . 2 : 5 . 6 •H- 1 : 2 : : 8 : 16 appelées plus tard analogies entre quatre termes, auraient été nommées anacolnthles par Speusippe. (*) L'antiquité des dénominations dont il s'agit ici, et par conséquent des théories figuratives qui leur ont donné naissance, est attestée d'ailleurs, pour les termes plans et solides, par des textes de Platon, et pour celui de poly- gones par le titre d'un ouvrage de Philippe le Locrien (Suidas, v. çiXoto^o;). Le fragment de Speusippe est au contraire unique à cette époque pour l'ex- pression linéaires (ypa|x[xtxoO, désignant les nombres déjà dits autrement premiers ou non-composés, et pour celle de nombre pyramide, que l'on retrouvera plus loin. Ici, elle rentre dans le terme général : solides de toutes aortes. 376 roui? l'histoire de la science hellène. ressant de déterminer le degré d'antiquité réel et la véritable origine des spéculations sur les nombres de la décade. Il n'est pas clair que Speusippe se soit étendu sur les propriétés spéciales des nombres autres que 10, mais il est suffisamment connu par Aristote qu'une partie au moins des pythagoriens s'attachait exclusivement aux dix premiers nombres pour développer à leur sujet des considérations d'ordre physique ou moral. Quant aux tendances proprement mystiques, leur ancienneté n'est pas aussi authentiquement assurée et l'on est généralement porté à considérer leur développement comme s'effectuant à partir de la renaissance du pythagorisme, pendant la période gréco-romaine, et sous l'influence des idées orientales. A la vérité, Iamblique est imbu de ces idées et on en trouve des traces incontestables dans les Théologoumèncs (par exemple le mot à1 anges). Mais une conclusion formelle ne peut être tirée de là. La synonymie mystique, déjà complètement développéedu temps de Nicomaque, a au contraire un caractère exclusivement hellène ; si lui-même est un Oriental, il parait avoir utilisé, comme source principale et immédiate, les écrits de Moderatus de Gades, qui lui-même se rattache à l'école fondée à Rome, au premier siècle avant notre ère, par un certain Sextius (Sextus de Iamblique) et dont les disciples ont, comme leur maître, reçu la culture grecque, mais appartiennent surtout à l'Occident. C'est à cette école qu'on doit de fait la naissance du néo-pythagorisme, qui, à compter de Nicomaque, se perd dans l'éclectisme général. Sextius a sans doute mélangé aux éléments traditionnels de nou- velles formules, mais les a empruntées directement aux stoïciens. Quant aux éléments traditionnels, Iamblique prétend qu'il les a recueillis directement (xaxà ùtc&ojfâi). H faudrait admettre pour cela que, tandis que le pythagorisme proprement dit s'éteignait dans la Grèce propre, tandis qu'il ne revivait dans aucun des États fondés par les successeurs d'Alexandre, Yacousmatismr aurait obscurément persisté dans l'Italie, désormais isolée de la Gi èce à la suite de la conquête romaine, et que ce serait ainsi que, la première de toutes les écoles philosophiques grecques, la secte pythagorique se trouva implantée à Rome. Mais, quoiqu'il y ait quelques indices d'une continuation, pendant cette période obscure, des orgies pythagoriennes en Italie, quoique certains des nombreux fragments éthiques qui nous ont vie sonservés par Stohée sous le nom de divers pythagoriens puissent APPENDICE II. — SUR L* ARITHMÉTIQUE PYTIIAGORIENNE. 377 provenir en fait d'Italiens de la Grande-Grèce ayant ainsi vécu sous la domination romaine, il n'en est pas moins beaucoup plus probable que la tradition recueillie par Sextus fut surtout repré- sentée pour lui par l'œuvre des faussaires alexandrins, d'autant plus libres dans leurs inventions relatives au pythagorisme que l'École avait plus complètement disparu en Orient et que les documents qui la concernaient étaient plus vagues et moins authentiques. On se trouve dès lors en présence de problèmes dont la solution ne semble guère pouvoir être espérée; cependant, pour ce qui concerne notamment la synonymie mystique relative aux nombres, il ne semble point que les idées orientales, dont les Grecs de cette époque s'étaient encore à peine imbus, aient pu avoir quelque influence sérieuse. 7. Examinons maintenant quelle peut être la valeur des citations expresses, relatives à l'arithmétique, d'auteurs déterminés qui se rencontrent dans les sources que nous avons mentionnées? En les. passant en revue, il convient d'exclure celles de ces citations dont la tendance est seulement philosophique, comme celles qui se rapportent au rôle des idées d'unité ou de dualité ; il convient aussi d'examiner à part celles dont le caractère est purement scientifique. L'origine des citations de ces deux classes peut en effet être diffé- rente; les dernières peuvent provenir, par exemple, de l'histoire arithmétique d'Eudème, les premières se trouvent, au contraire, liées en général à la tradition platonicienne et doivent faire l'objet de discussions spéciales. Il est impossible de soutenir l'authenticité d'écrits pythagoriens sous des noms d'auteurs antérieurs à Philolaos ou à Archytas. Cependant il faut remarquer que la tradition attribue, soit à Pythagore, soit à ses disciples immédiats, la rédaction de poèmes mis sous le nom d'Orphée, et que, si ces poèmes ont été l'objet de falsifications et d'interpolations de toutes dates, il en existait incontestablement dès le ve siècle avant notre ère. On ne peut donc négliger absolument les citations des Théolo- goumènes (VI et IX), d'après lesquelles : 1° Les pythagoriens, suivant les traces d'Orphée, appelaient l'hexade holomélie, ce qui paraît se rapporter à la propriété du nombre 6, en tant que parfait, d'être égal à la somme de ses parties aliquotes; 2° Orphée et Pythagore ont particulièrement appelé l'ennéade Kourétide, Hypérion, Terpsichore. Ici nous sommes en plein 378 POUR [/HISTQIRÉ DE LA SCIENCE HELLENE. mysticisme, et nous rencontrons cette singulière synonymie que Nicomaque a recueillie Ceci ne pourrait-il pas nous faire croire que cette synonymie est apparue tout d'abord dans des hymnes analogues à ceux qui nous restent sous le nom d'Orphée, mais consacrés aux nombres de la décade? Ne serait-elle dès lors qu'une fantaisie alexandrine? 8. Du pythagorien Aristée de Grotone, successeur immédiat de Pythagore, suivant la tradition, Iamblique (p. 168) rapporte qu'il avait parlé de la proportion : 6 : 8 : : 9 : 42, enseignée à Pythagore par les Babyloniens, et les Théologoumènes (VI) disent qu'il avait montré que, dans la décade, il n'est pas possible de trouver un autre nombre que 6 susceptible de tous les rapports de l'harmonie psychique, c'est-à-dire sans doute pouvant servir de point de départ à une telle proportion. Cette citation ne pourrait avoir de valeur que si elle s'appuyait sur un témoignage traditionnel de Philolaos, auquel la connais- sance de cette proportion et la désignation de l'âme comme harmonie sont au reste attribuées. Une attribution de ce genre ne peut guère être contestée, puisqu'elle se référait à un ouvrage célèbre dans l'antiquité et qui existait certainement encoiv au temps de Iamblique. On a de cet ouvrage de nombreux fragments, dont l'authenticité est généralement reconnue et dont plusieurs ont un caractère mystique très accusé; mais je me borne aux citations qui concernent spécialement les nombres. Il semble résulter du texte de Nicomaque (II, 26) que Philolaos aurait appelé le cube harmonie géométrique, parce que, dans les nombres des faces, des sommets et des arêtes de ce polyèdre, il retrouvait la proportion harmonique : 6, 8, 42. Il est à remarquer que, d'après le commentaire inédit d'Asclépiufl sur Nicomaque, cette appellation du cube aurait été mentionnée par Aristote dans son traité De l'âme, tandis que dans le texte que nous possédons de ce traité, cette mention ne se retrouve pas. D'autre part, d'après le fragment 2 de Philolaos, celui-ci entendait proprement par harmonie l'octave, formée par la réunion de la syllabe (quarte) et de la II c;e»5cv (quinte), ce qui se retrouve bien dans la proportion harmonique ci-dessus. Ceci tend à faire p que, s'il a défini l'Ame une harmonie, il supposait quelque combi- naison analogue à celle de Platon dans le limée. APPENDICE II. — SUR L'ARITHMÉTIQUE PYTIIAGORIENNE. 379 Théon (Mus., 49) dit que Philolaos s'était longuement étendu sur les propriétés de la décade, et les Théolog emmènes (X) ajou- tent que, d'après lui, on l'a appelée foi; toutefois, leur texte ne permet pas de décider s'il lui avait en réalité donné ce nom, ou si quelque néo-pythagoricien avait trouvé dans son langage un motif suffisant pour adopter cette synonymie. Les Théologoumenes (IV) citent encore un fragment du livre De la nature, fragment d'après lequel Philolaos distinguait dans l'homme quatre parties primordiales : le cerveau , le cœur, le nombril, les organes génitaux. Ici nous rencontrons, dans ce qua- ternaire, un type des énumérations de choses qui sont au nombre de trois, quatre, cinq, etc., énumérations fréquentes dans les divers documents relatifs aux pythagoriens. C'est principalement sous cette forme qu'ils présentaient les propriétés des nombres relativement à la physique; on doit voir surtout là un procédé mnémotechnique pour le classement des connaissances de toutes sortes, et ce procédé se retrouve, plus ou moins développé, chez les peuples les plus différents; mais il est clair que son emploi systématique conduit naturellement à attribuer aux nombres des propriétés mystiques. D'après Théon (Mus., 49), Archytas aurait écrit un livre spécial Sur la décade; les Tliéologoumenes (VII) citent un livre Sur Vhebdomade du pythagoricien Proros. Suivant Iamblique (Sur la vie pythagorique), ce dernier était de Gyrène et particulièrement lié avec Glinias de Tarente, lequel doit avoir vécu au temps de Platon, puisque Aristoxène (dans Diogène Laërce) prétend qu'il aurait empêché le disciple de Socrate de brûler les œuvres de Démocrite. Proros aurait dit que les pythagoriens disaient zzr.iiq pour désigner le nombre 7 ; Ce témoignage est curieux en ce qu'il indique au sein de l'Ecole une certaine influence exercée au moins par le langage des populations italiotes voisines de la Grande-Grèce. Enfin les Théologoumenes (V) citent un fragment du livre Sur les nombres d'un certain Mégillus; on s'y trouve en pleine synonymie mystique; mais l'époque où vivait ce pythagoricien ne peut être déterminée, et, comme il ne figure pas sur les listes de Iamblique, il est très probablement postérieur au ive siècle avant notre ère. Les conclusions à tirer de ce relevé paraissent être les suivantes : le plan général d'une Arithmétique traitant d'abord des propriétés générales de tous les nombres, puis des propriétés de toutes sortes 380 l'on; L'HISTOIRE DE i..\ SCIENCE HELLÈNE. spéciales aux dix premiers nombres parait n'avoir été conçu qu'après Archytas, mais il remonte à l'époque qui le suit immé- diatement (Speusippe), et il est de fait conforme à la tradition à partir de Philolaos. Les propriétés énumératives des nombres de la décade (ce que j'ai qualifié de procédé mnémotechnique) appa- raissent déjà dans Philolaos, mais le développement en est proba- blement postérieur; quant à la synonymie théologique, son origine est enveloppée du mystère qui cache celle des hymnes orphiques. 9. J'aborde maintenant les citations qui présentent un caractère plus proprement scientifique. Pour Pythagore lui-même, il suffit de mentionner : 1° le frag- ment de l'écrit Sur les Dieux (Théolog., IV), relatif à la distinc- tion des quatre sciences mathématiques, fragment certainement apocryphe, mais bien conforme à la tradition ; 2° la définition du nombre, attribuée au Maître par Iamblique (p. 41), mais qui est évidemment postérieure aux stoïciens; 3° les affirmations qu'il connaissait: le triangle rectangle en nombres (Théolog., I); la propriété des nombres amis 284 et 220 d'être réciproquement égaux, chacun à la somme des parties aliquotes de l'autre, (Iambl., p. 47); les trois proportions, arithmétique, géométrique et harmonique (Nicomaque, II, 22), ainsi que la proportion déjà citée — 6 : 8 : : 9 : 42 et l'application des rapports de ces derniers nombres à la théorie de la musique, ce en quoi il aurait été suivi parAristée, Timéede Locres, Philolaos et Archytas (Iambl., p. 468). Dans l'ordre des temps, nous rencontrons ensuite Hippasos, le chef des Acousmatiques ; Iamblique (p. 44) attribue à ces derniers une définition du nombre qui n'a pas plus d'authenticité que celle mise sous le nom de Pythagore et il lie constamment (p. 1 î-1 . 159, 463) Hippasos à Archytas à propos des proportions, tandis que Théon (Mus., 42) dit assez vaguement qu'Hippasos avait fait OL\L\ur.oi (linéaires) qui figure dans le fragment de Speusippe. Toutes deux se rapportent à un même mode de figuration des nombres au moyen de points représentant les unités. Si un nombre est composé, ces points peuvent être rangés suivant des lignes parallèles et figurer dans leur ensemble un rectangle, alors le nombre est considéré comme plan (ènfoeîoç}. Mais s'il s'agit d'un nombre premier, on ne peut obtenir aucune figure régulière et il faut se contenter de ranger les points suivant une ligne droite. Rien ne prouve que Thymaridas ait été l'inventeur de l'expres- sion pas plus que du mode de figuration, qui était connu de Platon. On n'est donc pas en droit de conclure que ce pythagorien ait été antérieur à Speusippe, mais on n'a pas davantage à le considérer comme postérieur. Gomme enfin la figuration se faisait toujours suivant des lignes droites, on n'a certainement pas à se préoccuper du fait que l'expression abrégée linéaires se retrouve chez les arithméticiens grecs de préférence à celle de rectilinéaires ou qu'on trouve encore chez eux 6$u{j£tpuco(, ce qui revient toujours à la même signifi- cation. En somme, les trois citations de Thymaridas semblent suffi- santes pour rendre probable qu'il avait écrit un véritable traité d'arithmétique, auquel on est porté à attribuer une forme toute différente de celle consacrée par Euclide. Quoique le nom de Thymaridas ne se retrouve d'ailleurs que dans Iamblique, il est possible que le succès de cette arithmétique ait été suffisant pour faire oublier les traités techniques antérieurs qui ont dû exister, mais dont on ne retrouve aucune trace (1). . (*) En dehors des pythagoriens ou des pythagorisants, on ne peut citer que Démocrite comme ayant écrit un livre intitulé : Les nombres. 25 386 POUR L'HISTOIRE DE LA SCIENCE HELLENE. 13. Il ne sera peut-être pas inutile de donner quelques explica- tions sur le mot d'épanthème (littéralement: sur floraison)', ce mot n'appartient nullement à Thymaridas; Iamblique l'emploie en général pour désigner les additions à Y I*%roduction de Nicomaque, et on a pu voir qu'il s'en servait également pour parler des déve- loppements relatifs aux propriétés mystiques des nombres de la décade. Dans un passage d'ailleurs assez obscur (p. 53), il parle du procédé des « tableaux divinatoires » (pavrtxôv xXivOiStor/) « dont il est traité dans les épanthhncs de V Introduction arith- métique. » Ces tableaux paraissent ceux dont j'ai parlé dans ma Notice sur des fragments d'onomatomancic arithmétique (*) et le procédé en question serait donc celui dont on se sert dans la preuve par neuf. Il semble, d'après la façon dont s'explique Iamblique, qu'il y avait, de son temps, sous ce nom d'épanthèmes, comme un recueil complémentaire de Y Introduction de Nicomaque; c'étaient, pour ainsi dire, les matières non exigées du programme de l'arith- métique pour les étudiants en philosophie. 14. Pour terminer cette note, je vais donner, comme je l'ai promis, le fragment de Speusippe tiré des Théologoumènes ; c'est en somme ce qui peut nous donner l'idée la plus nette des consi- dérations de divers genres que les pythagoriens de son temps accumulaient à propos des nombres de la décade. — Les chiffres entre parenthèses de la traduction ci-après renvoient aux notes suivantes où j'ai indiqué les corrections à apporter au texte et donné les explications indispensables pour l'intelligence du frag- ment : « Dix est parfait et c'est à juste titre et conformément à la » nature que les Hellènes se sont, sans préméditation aucune, » rencontrés avec tous les hommes de tous les pays, pour compter » suivant ce nombre; aussi possède-t-il plusieurs propriétés qui » conviennent à une telle perfection (4). » En premier lieu, il devait être pair, pour renfermer autant » d'impairs que de pairs, sans prédominance d'une des deux » espèces; comme en effet l'impair précède toujours le pair, si le » nombre limite n'est pas pair, il se trouve un impair en excé- » dent (2). » En outre de cette égalité, il convenait qu'il en existât une (*) Notice* et Extrait* de$ ManuêcriU de la Bibliothèque nationale, e*e», APPENDICE H. — SUR L' ARITHMÉTIQUE PYTIIAGORIENNE. 387 s autre entre les nombres premiers ou non composés el les » nombres seconds ou composés (3); cette égalité existe pour le » nombre 10, tandis qu'aucun nombre inférieur ne la présente ; » pour les nombres supérieurs, on peut la rencontrer, comme » dans 12 et quelques autres (4); mais 10 est leur fondement i -jO;j/r,y\ le premier qui ait cette propriété, le plus petit de » ceux qui la possèdent; c'est ainsi une certaine perfection qui lui » est spéciale, que de renfermer le premier en nombre égal les » non-composés et les composés (5). » Il offre encore une troisième égalité entre les multiples et les » sous-multiples de ces multiples, les sous-multiples allant jusqu'à » 5 et. leurs multiples de 6 à 10. Car si 7 n'est multiple d'aucun » nombre et doit être retranché, 4 est à ajouter (6), comme » multiple de 2, en sorte que l'égalité est rétablie. » Dix renferme de plus tous les rapports, d'égalité, de supé- » riorité, d'infériorité, ceux de quantième en sus (7) et des » autres espèces, aussi bien que les nombres linéaires, plans et » solides ; car 1 est point, 2 est ligne, 3 triangle, 4 pyramide, et » chacun de ces nombres est dans son genre le premier et le » principe de ses pareils. Or, ils présentent entre eux la première » des progressions (8), celle par égalité de différence et cette pro- » gression a pour somme totale le nombre 10. » Dans les figures planes et solides (9), les premiers éléments » sont de même le point, la ligne, le triangle, la pyramide, qui » renferment encore le nombre 10 et y trouvent leur achèvement. » Ainsi la pyramide (10) a 4 angles ou 4 faces et 6 arêtes, ce » qui fait 10. Les intervalles et limites du point et de la ligne don- » nent encore 4, les côtés et les angles du triangle, 6, c'est-à-dire » toujours 10 (11). » On le rencontre aussi dans les figures, si l'on en considère le » dénombrement. En effet, le premier triangle est l'équilatéral, » qui n'a en quelque sorte qu'un seul côté et qu'un seul angle; je » dis un seul, à cause de l'égalité des côtés ou des angles, et parce » que l'égal est toujours indivisible et uniforme. » Le second triangle est le demi-carré ; car, ne présentant » qu'une seule différence dans les côtés ou dans les angles, il » correspond par là à la dyade. » Le troisième est Yhémitrigone, moitié de l'équilatéral; car » il n'y a aucune égalité entre les éléments et leur nombre est » donc 3 (12). 388 pour l'histoire de LA SCIENCE hellène. » Pour les solides, en procédant de la sorte, on arrivera à '», de » façon par conséquent à rencontrer aussi la décade. i Kn effet, la première pyramide est en quelque sorte unité 13), d d'ayant, pour ainsi dire, en raison {le l'égalité, qu'une seule » arête ou qu'une seule face. La seconde pyramide sera de la » même façon une dyadc (14), ses angles à la base étant formés » par trois plans, et l'angle au sommet par quatre, en sorte que » cette différence l'assimile à la dyade. La troisième pyramide sera » une triade, construit' sur le demi-carré; avec la différence que » nous avons vue dans le demi-carré comme figure plane, elle en » présente une autre correspondant à l'angle du sommet; il va » donc rapport entre la triade et cette pyramide, dont le sommet » est d'ailleurs supposé sur la perpendiculaire au milieu de l'hypo- » ténuse (15) de la base. Enfin, de la même façon, on verra une » tétrade dans la quatrième pyramide, construite sur une base » liémitrigoiie (16). » Ainsi ces figures prennent leur achèvement dans le nombre In. » Le résultat est le même pour la génération; car, pour la gran- » deur, le premier principe est le point, le second est la ligne, le » troisième est la surface et le quatrième est le solide (17). » (1) Le texte ajoute ici une phrase que Ton s'accorde à reconnaître pour une glose. « Plusieurs de ces propriétés ne lui appartiennent pas exclusivement; mais, en tant que parfait, il doit les posséder. (2) Les trois premières propriétés que Speusippe signale dan- Le nombre 10, c'est que de 1 à 10, il y a autant : 1° de nombres pairs que d'impairs, ce qui est évident du moment où 10 est pair; 2° de nombres premiers, 1, 2, 3, 5, 7, que de nombres composés, 4, 0, 8, 9, 10: S fle nombres sous-multiples, 1, 2, 3, 4, 5, que de multiples, i. 6, 8, 9, 10. Pour cette dernier»' proposition, il est singulier que, du moment pjû 1 est compté comme sous-multiple, tous les autres nombres ne soient pas comptés comme multiples, et que 7 soit notamment excepté, (3) L'expression technique de nombre $econd ifoSttpoc pour composé, par opposition a premier, est maintenant hors d'usage; elle ^ renfermer autant de premiers que de composés. Il est en effet aisé de voir que 10, 12, 14 sont les seuls à la posséder; la phrase xx\ ô ïjj xaù StXXoi ttvl; semble donc suspecte. APPENDICE II. — suri l'arithmétique pythagorienne. 389 (5) Les répétitions fatigantes qu'offre ce passage peuvent être con- sidérées comme la définition du terme Kuty^v : « le plus petit nombre qui possède une propriété donnée ». Il a eu dans l'antiquité une autre acception qui peut également remonter aux pythagoriens ; celui de reste de la division d'un nombre par 9 (S. Hippolyte, Apollonius dans Pappus). (6) Ces mots « à ajouter » ne se trouvent pas dans le texte grec qui parait présenter une lacune ; mais le sens n'est pas douteux. (7) £7«{iopio'j, rapport de deux nombres entiers consécutifs, n -f- 1 et n. Speusippe veut dire ici que, si l'on considère les rapports des nombres de 1 à 10, on les trouve soit égaux entre eux, soit plus grands ou plus petits de toutes les façons possibles. Ces façons correspondent évidem- ment à la nomenclature des dix sortes de rapports telle que l'expose Nicomaque; l'ancienneté de cette nomenclature complexe est attestée par là-même. (8) xa\ àva>>oyicov Se Tiptorr,. J'ai parlé plus haut de cette expression par- ticulière à Speusippe. Il donne au reste ici la composition de la tétractys pythagorienne, 1 + 2 -f- 3 -f- 4 = 40, d'après laquelle il substituera plus loin 10 à 4. (9) G'est-à-dire en géométrie plane et en géométrie dans l'espace. Point, ligne, triangle, pyramide, ne vont plus désigner des nombres comme un peu plus haut, mais bien des figures ou éléments de figures géométriques. (10) Pyramide est pris ici dans le sens de tétraèdre; les angles sont les angles solides. (11) La façon dont Speusippe retrouve une seconde fois le nombre 10 dans ces rapprochements est assez obscure. Il considère probablement un point et une ligne, à cette ligne 2 extrémités, et .du point à ces deux extrémités 2 intervalles; puis, dans un triangle (ce que n'énonce pas le texte), 3 côtés et 3 angles. Tandis que tout à l'heure la pyramide lui donnait immédiatement 10, il combine ici le point, la ligne et le triangle. (12) Il semble qu'il y ait au fond de cet exposé une conception pythagorienne mal développée. Le point, monade, est nécessairement simple ; la ligne, dyade, doit avoir deux espèces, droite ou courbe; le triangle, triade, trois espèces; la pyramide, tétrade, quatre espèces; en tout 10. Les trois espèces de triangle sont évidemment l'équilatéral, l'isoscèle et le scalène, où le nombre des éléments différents reproduit d'ailleurs la progression 1.2. 3. Seulement, à l'isoscèle et au scalène Speusippe substitue, comme types des espèces, deux triangles particuliers, les mêmes qu'on retrouve avec l'équilatéral dans le Timée de Platon. C'est d'une part le demi-carré (YjîxiTETpâywvov) ou le triangle rectangle isoscèle ; d'autre part, ce que Speusippe appelle Yhémitrigone, c'est-à-dire le 390 POUB l'histoire de la science hellène. triangle rectangle scalèi btenti en divisant l'équilatéral par la per- pendiculaire abaissée d'un sommet sur te milien de ta I Les pyramides devraient être, par analogie, subdivisées en quatre espèces de tétraèdres, suivant que tous tes angles solides, h deux seulement sont égaux ou tous enfui inégaux. Speusippe choisit encore des types spéciaux, mais celui de la seconde classe ne convient plus, car il introduit une pyramide à base carrée. (13) x^tàç yc/.p ïtWfi r, \J.h Vpt&cr, nupa|îtc [x:av 7:0); yp