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QUELQUES PENSÉES

L'ÉDUCATION

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5579. - PARIS, IMPRIMERIE A. LAHURE 9, Rue de Fleurus, 9

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COLLECTION DES PRINCIPAUX OUVRAGES PEDAGOGIQUES

FRANÇAIS ET ÉTRANGERS

JOHN LOCKE

QUELQUES PENSÉES

SUR

L'ÉDUCATION

TRADUCTION NOUVELLE AVEC PRÉFACE ET COMMENTAIRES

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GABRIEL COMPAYRE

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET G'

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN', 79

BIBLIOTHEQUES

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PRÉFACE DU TRADUCTEUR

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Il n'entre pas dans notre plan de retracer ici, même sommairement, la vie de Locke, ni de raconter les divers incidents d'une existence, dont les études médicales, les affaires politiques, les travaux philosophiques, les voyages et les relations mondaines ont pris la plus grande part. Nous voulons seulement recueillir dans la biographie de l'homme illustre, qu'on appelle en Angleterre « le père de la philosophie anglaise », tout ce qui l'a préparé à écrire avec compétence et autorité les Pensées sur l'éducation, c'est-à-dire le premier ouvrage classique de la pédagogie anglaise.

En effet la première question qui se pose quand on ouvre un livre de pédagogie, c'est de savoir comment l'auteur est devenu pédagogue, et de quels titres il peut se réclamer pour prendre rang parmi les législateurs de l'éducation. Quelques-uns sont passés maîtres dans cet art, uniquement parce qu'ils avaient été élèves : c'est le res- souvenir de ses propres études, de l'éducation qu'il avait reçue dans la maison paternelle et plus tard au collège de

ii PRÉFACE Di; TRADliCTEl'R.

Guyenne, qui a surtout inspiré à Montaigne son bel essai sur l'Institution des enfants. D'autres, tels que Rabelais, Rousseau et Kant, ont été conduits aux études pédagogiques par le cours général de leurs pensées et de leurs méditations abstraites. D'autres et en plus grand nombre doivent leur compétence à une longue pratique de l'enseignement : leurs théories ne sont que le résumé de leur expérience. Certains sont devenus éducateurs pour avoir beaucoup aimé l'humanité, ou encore pour avoir tendrement chéri leurs enfants : c'est parce qu'il a passionnément rêvé, dès sa jeunesse, de la régénération morale du peuple, c'est aussi parce qu'il a suivi avec une tendre sollicitude les premiers pas dans la vie de son fils Jaqueli1, que Pes- talozzi a été un grand instituteur.

De toutes ces influences diverses qui peuvent entre)' dans la vocation des pédagogues, cherchons celles qui ont agi sur l'esprit de Locke, et qui font que le livre des Pensées sur V éducation doit être considéré, non comme une œuvre de circonstance, une improvisation accidentelle dans la vie d'un littérateur, mais comme le produit d'une raison réfléchie, comme la conclusion logique et naturelle de toute une série d'expériences personnelles.

Locke n'est pas, comme tant d'autres grands hommes, « le fils de sa mère » : c'est à peine s'il a connu la sienne. Quant à son père, qui l'éleva jusqu'à sa quatorzième année (de 1652 à 1646), c'était un homme de loi dont les luttes civiles firent un homme de guerre. Le capitaine Locke, enrôlé dans l'armée du Parlement, soumit son fils à une discipline un peu rude, le tenant à distance, et le formant surtout aux habitudes de l'obéissance et du respect. Peu à peu cependant, et à mesure que l'enfant grandissait, le père se radoucit avec lui, le traita avec familiarité et comme un véritable ami. Locke s'est évidemment inspiré

1. Voyez le Journal d'un père, cité Clans Y Histoire de Pestalozzi, de Roger de Guimps.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR. m

des souvenirs de son enfance, lorsqu'il demande (g 95) que les parents commencent par la sévérité pour aboutir insen- siblement à la douceur^

A quatorze ans, Locke entra au collège de Westminster, comme « écolier du roi », c'est-à-dire comme boursier. Westminster est un des plus anciens collèges classiques de l'Angleterre, le plus ancien même après celui de Win- chester qui date de 1587, et celui d'Éton qui avait été établi en 1441. L'école de Westminster fut fondée en 1560 par la reine Elisabeth. Comme dans les autres écoles de grammaire, on y enseignait, du temps de Locke, le latin et le grec, un peu d'arabe, un peu d'hébreu ; on y pratiquait avec passion, comme dans les maisons de la Société de Jésus, les exercices de prose et de poésie latines. « L'été, après souper, on apprenait aux élèves les éléments de la géographie1. » L'histoire était absolument négligée; les sciences aussi ; on sacrifiait tout à la grammaire et aux langues anciennes. Il semble que Locke ait suivi avec plus de résignation que d'enthousiasme le cours d'études de Westminster. L'écolier réussit convenablement dans les exercices que lui imposaient les traditions scolaires : mais le philosophe protesta plus tard avec vivacité contre un système d'éducation qui faisait de la grammaire et de la rhétorique le tout de l'instruction et qui ne se souciait nullement d'être une préparation à la vie réelle (g§ 94, 164, 165, 1 71). Nul doute que Locke à Westminster, comme Descartes à La Flèche, n'ait conçu dès son jeune âge pour un enseignement de pure forme et pour l'abus des études verbales un sentiment de dégoût que l'expérience et les réflexions de la maturité contribuèrent encore à fortifier.

Les réformateurs de l'éducation ont beau protester : leurs critiques passent, et les vieilles institutions restent, fidèles esclaves de la routine. Si l'écolier du dix-septième

1. Voyez pour plus de détails l'excellente biographie de Locke pu- bliée par M. Fox Bourne (2 volumes, Londres, Henry S. King, 1876).

iv TRÉFACE DU TRADUCTEUR.

siècle revenait de nos jours à l'école de Westminster, il aurait le regret de constater que le plan d'études, objet de ses doléances, y subsiste encore, presque invariablement le même après deux cents ans. « L'école de Westminster se cache dans l'ombre de la cathédrale. Il y a dans ces murs, sous ces voûtes, une pénombre du moyen âge et une sorte d'odeur claustrale.... On n'y enseigne que du latin et du grec. L'histoire et la géographie sont pres- que oubliées.... La physique ne figure dans l'enseigne- ment que comme un simple délassement1. »

Du moins Locke retrouverait aussi à Westminster, avec les études surannées qu'il condamnait, le goût persistant et vivacè des exercices physiques, des jeux du corps, qu'il estimait à si haut prix, et qu'il a contribué, par ses chaudes recommandations, à mettre en honneur dans son pays. Dans les collèges anglais, les jeux athlétiques, la paume, le ballon, le canotage, la course, le cricket, occupent une partie de la journée et restreignent considérablement le temps réservé aux éludes. « Le chef des onze au cricket. le capitaine des huit rameurs est dans l'école un person- nage plus important que le premier scholar (humanisle) de la classe 2. » Cette prédilection pour la force physique, cette culture du corps qui prépare de vigoureuses santés et de « robustes animaux », selon l'expression de M. Her- bert Spencer, ce goût de la muscularité fortement dé- veloppée dès le collège, tout cela convient naturellement aux instincts de la forte race anglo-saxonne ; et, quoique malingre et chétif, Locke s'est associé aux tendances de ses compatriotes (Section I). Les six années qu'il passa à Westminster, sous une dure discipline, sous un régime qui .•appelait la rudesse du moyen âge, n'ont probablement pas été étrangères à la formation de ses idées sur la nécessité

1 Voyez le remarquable Rapport de JIM. Demogeot et Montucci sur {'Enseignement secondaire en Angleterre et en Ecosse, p. 248 et suiv. (Paris, 4868).

2. Taine, .\oles sur l'Angleterre, p. 159 (Paris, Hachette, 1872).

PRÉFACE DI TRADUCTEUR. v

de Y endurcissement physique. Aujourd'hui encore à West- minster, l'éducation est mâle et stoïque. « Si vous voulez endurcir un enfant pour le service militaire, disait un duc anglais, envoyez-le à l'école de Westminster. »

En 1652, Locke quitta Westminster pour Oxford, le col- lège pour l'Université. Envoyé comme étudiant à Christ Church Collège, il se fit recevoir bachelier es arts en 1650, maître es arts en 1658. Mais, une fois en possession de ces grades, il n'abandonna pas pour cela l'Université. D'abord associé à l'enseignement comme « vieil étudiant » (senior gtudent, aujourd'hui fellow), il devint en 1660 lecteur ou répétiteur de grec, en 1662, lecteur ou répétiteur de rhéto- rique ; enfin, en 1664, « censeur de philosophie morale >>. En même temps et selon l'usage, il joignait à ces fonctions celles de « tuteur », et, en cette qualité, surveillait et diri- geait les études de plusieurs jeunes gens. Cette vie scolaire et académique dura sans interruption jusqu'en 1665, de sorte que pendant treize années Locke a été mêlé, soit comme élève, soit comme professeur, aux expériences pé- dagogiques de l'Université d'Oxford.

Locke y devint un humaniste accompli, un parfait scho- lar, malgré les répugnances de son esprit pratique et po- sitif, que sollicitaient déjà les sciences naturelles et les recherches de physique ou de médecine. En 1654, il composait une petite pièce de vers latins en l'honneur de Cromwell. Il n'est pas le seul qui ait médit de la poésie latine, après l'avoir beaucoup aimée et pratiquée dans sa jeunesse. L'enseignement supérieur donné à Oxford n'était guère au début qu'un renouvellement plus complet de l'en- seignement secondaire. Les matières de l'instruction étaient celles du trivitan et du quadrivium du moyen âge : c'est-à- dire la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la musique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie1. La supersti-

1. Les deux vers suivants avaient été imaginés pour remémorer les diverses parties du trivium et du qualrivium :

G min loquitur, Diu vera docet, Rhe verba colorât, Mut canit, Ar numerat, Geo pondérât, As colit astra.

vi PRÉFACE DU TRADUCTEUR.]

tion des langues anciennes était poussée si loin que, même au réfectoire, les étudiants n'avaient le droit de parler qu'en latin..., ou en grec, si le grec leur était plus com- mode. En fait d'histoire, on ne lisait que l'abrégé de Florus ou quelques autres historiens anciens. Le profes- seur de sciences exactes enseignait à la fois, et toujours en latin, l'arithmétique, la géométrie d'Euclide, la méca- nique et les principes de la musique. Pour la physique, comme pour la morale, on étudiait Aristote. Mais ce qui était surtout à la mode, c'était la dialectique, la vieille dialectique, toujours florissante et honorée, même dans la patrie de Bacon. Chaque jour, dans l'après-midi, les étu- diants se réunissaient pour s'exercer à des controverses- publiques, à des discussions solennelles. C'est sans- doute, dans ces séances d'apparat, toute une jeunesse instruite perdait ses forces et gaspillait son talent à prati- quer les subtilités de la dispute syllogistique, c'est là, plus encore que dans la lecture des écrits de Bacon et de Des- cartes, que Locke sentit naître en lui cette profonde anti- pathie pour la logique formelle qu'il garda toute sa vie et qu'il a manifestée en maint endroit des Pensées (§§ 188, 189). Il a toujours eu foi dans la force du raisonnement - « La faculté du raisonnement, dit-il quelque part, ne trompe que rarement ou même jamais ceux qui s'y fient. » Mais le raisonnement tel qu'il l'entendait doit avoir pour principes l'observation et l'expérience, et n'a rien com- mun avec le maniement des formes syllogistiques.

Locke avait trop d'ouverture d'esprit, trop de curiosité naturelle pour se contenter des leçons un peu surannées de l'Université d'Oxford. Sa correspondance témoigne que par un travail personnel, très varié et assez intense, il chercha, dés qu'il le put, à enrichir le fonds de ses con- naissances et à sortir de l'ornière classique. La philosophie l'avait d'abord rebuté et ennuyé : « J'ai perdu beaucoup de temps au début de mes études, écrivait-il à son ami Le Clerc, parce que la seule philosophie connue àOxford était

PREFACE Dl TllADUCTEUK. m

la philosophie d'Àristote, encombrée de noms obscurs et de questions stériles '. » Le peu de goût qu'il ressentait pour la pbilosophie traditionnelle, qu'il voyait cultiver avec succès parles plus médiocres de ses camarades, lui avait même inspiré je ne sais quelle secrète défiance de ses for- ces et de la valeur de son esprit. 11 était prêt à se décou- rager, à douter de lui, quand il lut Descartes, vers 1659. Cette lecture le réconcilia avec lui-même. Il y trouva grand plaisir parce que, disait-il, «sans le convaincre toujours», Descartes lui paraissait en tout très intelligible. Locke, dans ses doctrines philosophiques, n'a jamais été un cartésien, tant s'en faut]: mais Descartes n'en a pas moins été l'éman- cipateurde son esprit. En lisant le Discours de la méthode, l'étudiant d'Oxford se retrouva et se ressaisit lui-même du fond des arguties et des abstractions oiseuses ses pre- miers maîtres l'avaient comme égaré ; il négligea le système, mais il s'imprégna de la méthode et désormais il vécut et pensa sous l'inspiration du plus net et du plus précis des philosophes modernes, poursuivant comme lui la vérité par une recherche indépendante et hardie, comme lui voulant voir clair en toutes choses et d'abord dans ses propres pensées.

Une fois bachelier, Locke disposa plus librement de son temps. Il ne lui fallait plus, comme dans les premières an- nées de son séjour à Oxford, se rendre le matin dès cinq heures à la chapelle de Christ Church, pour y faire ses prières et y entendre un sermon, ni le soir regagner de bonne heure la chambre de son « tuteur » pour lui rendre compte du travail de la journée. Locke profita de sa liberté nouvelle, pour rechercher la société mondaine, pour fré- quenter des personnes agréables et instruites. Dès cette époque se développa en lui un goût très prononcé pour la vie sociale, pour la conversation et le monde, ce qu'on se- rait presque tenté d'appeler l'unique passion d'un homme

1. Voyez Fox [tourne, o/>. cil., t. I, p. 47.

vin PREFACE DU TRADUCTEUR.

qui ne fui vraiment troublé par aucune. Locke n'a jamais connu de plaisir plus vif que celui de causer familièrement entre gens polis et de bon ton, qui échangent doucement leurs sentiments et leurs idées. Homme sociable avant toul, causeur aimable et parfois enjoué, il considérait la poli- tesse comme la première des vertus ; et nous devons à son expérience consommée d'homme du monde quelques-unes des pages les plus remarquables du livre des Pensées (Section XXII!) .

Au nombre des personnes que Locke connut à Oxford, et qui exercèrent quelque influence sur la destinée de son es- prit, il faut compter Robert Boyle, physicien fort oublié au- jourd'hui, mais alors le plus fameux savant de l'Angleterre. Boyle l'initia aux sciences naturelles, et, sous cette impul- sion, Locke qui était déjà tout pénétré de l'esprit de Ba- con, s'éprit de botanique, de chimie, de médecine; si bien que vers 1665 notre philosophe, que ses fonctions officielles de l'Université semblaient destiner à l'état ecclésiastique, était tout prêt à devenir médecin. Il ne prit pourtant pas ses grades en médecine ; mais la vocation était si forte, la science si incontestable, quoique non contrôlée par des di- plômes, qu'il fut, durant le reste de sa vie, le médecin oih- cieux, toujours écouté et souvent heureux, de ses amis et de ses protecteurs. Par un étrange caprice de la fortune, le professeur d'Oxford, qui hésitait encore entre la prédi- cation évangélique et l'exercice de la médecine, devint tout à coup un diplomate. En 1665, il suivit àClèves,en qualité de secrétaire, sir Walter Vanes, ambassadeur d'Angleterre auprès de l'électeur de Brandebourg. En 1666, appelé auprès de lord Ashley, le ministre de Charles II, le futur comte de Shaftesbury, pour une opération délicate de chirurgie qui réussit, il devint l'ami, le confident intime, le secré- taire officiel de son client, et associa désormais sa vie à la fortune politique d'un des hommes d'État les plus considé- rables de ce temps.

Bien que la vie scolaire de Locke ait eu pour dénoue-

PREFACE DU THADUCTEUB. ix

ment cette brusque rupture avec la science et ce passage inattendu aux affaires de la diplomatie et de la politique, il n'en est pas moins certain que l'auteur des Pensées sur l'éducation emporta de son studieux séjour à Oxford des germes d'idées pédagogiques qui devaient fructifier, des principes qu'il ne cessa de méditer et qu'il trouva d'ail- leurs l'occasion d'appliquer. Outre l'apprentissage de l'é- tudiant et la pratique du professeur, outre un contact prolongé avec l'enseignement officiel et classique, Oxford, qui était alors comme aujourd'hui un centre de vie intel- lectuelle et une petite ville silencieuse et paisible, Oxford lui procura les moyens et lui laissa le loisir de développer librement sa curiosité, en dehors des voies battues, dans l'étude d'un grand nombre de sciences nouvelles. Quand Locke quitta l'Université, il avait acquis le droit de juger, par un commerce intime de treize années, le pédantisme offi- ciel qui n'avait plus de secrets pour lui. 11 avait pu aussi, parle libre essor de ses propres recherches, entrevoir la possibilité d'une réforme de l'instruction. Enfin même, au point de vue de l'éducation morale, ce n'est pas sans profit qu'un homme consciencieux, un homme de devoir, tel que Locke, était devenu, comme tuteur1, le directeur intellec- tuel, le mentor et le guide de deux ou trois pupilles con- fiés à ses soins et à sa surveillance.

Rien ne vaut pour former un éducateur l'expérience que garantit et les réflexions que suggère la direction longue-

i. Le tuteur, clans les collèges anglais, était alors un élève plus âgé, auquel on contiait la direction intellectuelle et morale de quelques élèves plus jeunes. Aujourd'hui le tuteur est habituellement un pro- fesseur ou répétiteur, et le système tutorial comprend autour de chaque collège un assez grand nombre de maisons particulières, les écoliers prennent leurs repas, ont leur chambre et vivent de la vie de famille. « Le pupille anglais, dit un professeur d'Éton, s'attache à son tuteur avec un sentiment d'affection et de confiance. Ceux qui voient tous les jours les élèves d'Éton savent que dans leurs doutes, leurs em- barras, leurs peines, leur premier mouvement est de dire : « Je parlerai à mon tuteur! »

xi PREFACE DU TRADUCTEUR.

ment suivie d'une ou de plusieurs éducations particu- lières. Que de vérités, et des plus précieuses, ne recueille pas un observateur attentif, auquel il est donné d'assister jour par jour au développement d'un enfant! Voilà pour- quoi la paternité est la meilleure des conditions qu'il faille souhaiter à un apprenti pédagogue. Mais à défaut de ses propres enfants, c'est quelque chose d'approchant que d'avoir élevé les enfants des autres ; et Locke, qui n'a pas eu de famille à lui, a du moins trouvé dans les familles amies et hospitalières qu'il fréquentait, des enfants d'adoption, pour ainsi dire, qu'il a aimés, qu'il a vus grandir et dont il a dirigé les études. Sans être leur précepteur officiel, il s'est fait volontairement leur conseiller et leur maître, et c'est en les regardant jouer, en écoutant avec complai- sance leur bavardage, en suivant d'un œil sagace les pro- grès de leur tempérament et de leur âme, qu'il a acquis cette expérience psychologique dont les Pensées sur l'édu- cation portent la trace à chaque page.

Ce fut d'abord dans la maison de lord Ashley que Locke exerça ces fonctions délicates de pédagogue amateur. Lord Ashley avait un fils d'une santé débile et d'un esprit ordi- naire. Locke se chargea d'achever son éducation. « Lorsque Locke entra pour la première fois dans la maison de mon grand-père, raconte le troisième lord Shaftesbury, Shaftes- bury l'écrivain, l'auteur des Recherches sur la vertu, mon père était déjà un jeune homme de quinze à seize ans. C'est sur Locke que mon grand-père s'en remit entièrement du reste de son éducation1. » Ce fut à Locke aussi que l'on confia le soin de trouver une femme au jeune comte trop inexpérimenté pour la choisir lui-même ; et du ma- riage qu'il réussit à assortir naquit en 1671 le troisième lord Shaftesbury.

Shaftesbury a été véritablement l'élève de Locke : poli- tique libéral, et écrivain distingué, il fait honneur à son

1. Veyez Fox Bourne, opcit., 1. 1, p. 203.

PREFACE Dl' TRADl'CTEl'R. x

mail ro. Locke l'éleva d'abord par procuration pour ainsi dire, pendant Je long séjour qu'il dut faire en France, de 1675 à 1679, dans l'intérêt d'une santé toujours chance- lante. Il lui donna pour gouvernante une institutrice d'une rare science, Elisabeth Birch, qui parlait grec et latin, et qui lui apprit les langues anciennes par l'usage et la pra- tique, selon la méthode que Montaigne a patronnée et qui est celle aussi que Locke recommande dans ses Pensées (g 466j. Pendant son absence même, Locke ne cessa pas de s'intéresser à l'éducation du jeune Shaftesbury. En 1677, Lord Ashley, alors prisonnier à la Tour de Londres, lui écrivait pour lui donner mission de recher- cher en France « les premiers livres qui avaient été mis entre les mains de Dauphin pour lui enseigner le latin » . Mais ce fut surtout à son retour de France que Locke mit sérieusement la main à l'œuvre. L'enfant avait alors près de neuf ans. Ses frères et sœurs travaillaient avec lui, sous la direction immédiate d'Elisabeth Birch, et, pour ainsi dire, sous l'intendance générale de Locke, qui ne laissait point passer un jour sans visiter la petite pension installée à Clapham. Shaftesbury a reconnu formellement dans ses écrits les obligations qu'il avait à Locke, « Dans notre éducation, Locke se conformait à ses propres prin- cipes, ceux-là mêmes qu'il a exposés depuis au public; et avec un tel succès que nous sommes tous arrivés à un âge avancé avec de robustes et saines constitutions : la mienne, moins bonne que celle de mes frères, ne s'est pourtant altérée que tout récemment. C'est de moi que Locke prenait un soin particulier ; j'étais le plus âgé, et mon grand-père m'avait placé sous sa surveillance immédiate. Il avait la direction absolue de mon éducation, de sorte que, après mes pa- rents, c'est à lui que je dois le plus d'obligation, de même que je lui ai toujours témoigné le plus de gratitude et de déférence l. »

1. Voyez Fox Bourne, op. cit. t. I, p. i-li.

xii PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

11 résulte de ce témoignage que Locke appliquait à l'é- ducation de Shaftesbury et de ses frères les méthodes et les principes qui vingt ans plus tard constituèrent le fond des Pennées. Les Pensées ne sont donc pas une œuvre de pure théorie, une conception systématique éclose dans le cerveau d'un penseur solitaire. Locke, on le sait, a tou- jours eu le culte de l'expérience et de l'observation. Dans un opuscule intitulé de Arte medica, qu'il écrivit en 1609 sous l'inspiration de son ami Sydenham, le plus illustre médecin du temps, il prenait vivement à partie les faiseurs de systèmes, et leurs vaines spéculations, « semblables, di- sait-il, à ces formes bizarres que l'imagination des hom- mes croit parfois distinguer dans les nuages du ciel1. » En pédagogie, comme en philosophie, comme en politi- que, Locke n'est pas un homme de génie aux intuitions vives et audacieuses: il est, ce qui vaut mieux pour le ser- vice de la vérité, le commentateur patient des faits et de l'expérience, l'observateur prudent et modéré qui ne se risque à recommander une maxime qu'après l'avoir éprou- vée lui-même et mise en pratique.

Même pendant qu'il voyageait en France, Locke eut l'oc- casion de continuer ses observations pédagogiques. En 1677 il recevait à Montpellier une lettre de lord Ashley qui lui recommandait le fils d'un riche négociant de ses amis, déjà avancé dans ses études et désireux de les com- pléter à l'étranger sous la conduite d'un gouverneur. Locke ne se fit point prier : il rejoignit à Paris son nouveau pupille, et pendant une couple d'années il fut le compagnon de route, le pédagogue, dans le vieux sens du mot, de son jeune compatriote. De cette époque datent probablement les réflexions sur la nécessité des voyages, et sur les moyens de les faire avec profit, qui terminent les Pensées stir V éducation (Section XXVII).

Vers le même temps, Locke composa et inscrivit dans son

t. Voyez Fox Bourne, op. cit., t. I, p. 222 et suiv.

PRÉFACE DC TRADICTEIH. xiii

journal un opuscule intéressant nu* l'Étude1. « La vie tout entière, y disait-il, ne suffit pas pour apprendre tout cequ'il nous importe de savoir.» Et il se plaignait avec vivacité de toutes les façons de perdre son temps que l'usage a mises en honneur même parmi les gens studieux, notamment la passion de la dialectique et de ses subtilités stériles, l'am- bition de connaître toutes les opinions des hommes, la manie d'écrire purement dans les langues étrangères, l'a- bus de l'histoire et de l'archéologie, enfin « les questions inutiles, comme celles-ci : était situé le paradis terrestre? se trouvait l'âme de Lazare pendant que son corps gi- sait inanimé? Quelle espèce de corps aurons-nous au jour de la résurrection? t> A ces études oiseuses Locke opposait les études utiles, celles qui tendent à assurer notre bon- heur dans ce monde et dans l'autre. Locke, malgré sa li- berté d'esprit et sa hardiesse philosophique, n'a ja- mais cessé de croire à l'immortalité, et s'il condamnait les excès de la théologie, il a toujours honoré la religion et pratiqué un christianisme raisonnable 2.

Nous sommes arrivé au terme du travail préparatoire d'où sont sorties les Pennées sur l'éducation. En 1685 les événements politiques obligèrent Locke à s'expatrier. Il se réfugia en Hollande, il vécut jusqu'en 1089, jusqu'au retour de la reine Marie. C'est de là, vers 1684 et 1685,

1. Le petit écrit OfStudy a été publié pour la première lois par lord King dans sa Vie de Locke (1829).

I.ocke avait composé quelques autres essais pédagogiques qui n'onl pas, il est vrai, une grande importance : Instructions pour la con- duite d'un jeune gentleman, il recommande l'étude de la Bible ; Quel'/ues pensées sur les lectures et les études d'un (jenlleman, il célèbre comme un livre de fiction incomparable le Don Quichotte de Cervantes. Disons aussi qu'on trouverait d'excellents principes d'éducation intellectuelle dans l'opuscule posthume qui a pour titre : De la Conduite de l'entendement (composé de 1097 à 1700 et publié en 1706).

2. C'est le titre même d'un de ses ouvrages : Le Christianisme rai- sonnable (1695).

XIV l'HÉI ACK IIL TRADUCTEUR.

qu'il adressa à son ami Clarke les lettres qui retouchées et réunies en volume ont formé le livre des Pensées. Clarke lui avait demandé conseil, relativement à l'éducation de ses enfants. Locke, tout plein de son sujet et qu'agitait encore sans doute le regret de n'avoir pas mené jusqu'au bout l'éducation de Shaftesbury, engagea avec son ami une cor- respondance étudiée, il lui livra le meilleur de son ex- périence et de ses réflexions. Il garda copie de ces lettres, et en 1692^ lorsque William Molyneux et quelques autres de ses amis insistèrent pour qu'il communiquât ses notes au public, il les fit paraître telles quelles, avec de légères modifications dans l'ordonnance et dans la forme. Le livre se ressent an peu de cette origine. Comme le déclare l'au- teur lui-même, « on reconnaîtra à la simplicité familière du style que les Pensées sur V éducation sont plutôt l'en- tretien privé de deux amis qu'un discours destiné au pu- blic1 ». Un défaut autrement grave, ce sont les redites, les répétitions monotones de quelques idées favorites. Peut- être les Pensées eussent-elles gagné à être publiées sous leur forme absolument originale, comme des lettres déta- chées, et non comme un discours suivi, comme un traité qui n'a pas toujours les qualités essentielles du genre, la rigueur méthodique et la brève précision.

Mais en revanche, comme ces imperfections légères qui tiennent à un peu de décousu sont rachetées et compensées par la sincérité profonde de l'idée, par la clarté parfaite de l'expression ! Avec Locke, nous avons affaire, non à un auteur qui veut briller, mais à un homme de sens et de jugement qui raconte ses opinions, qui n'a d'autre préten- tion que de s'entendre avec lui-même et d'être compris par les autres. Pour apprécier les Pensées à leur juste va- leur, il ne faudrait les lire qu'après avoir relu Y Emile qui leur doit tant. Oui, au sortir d'une lecture de Rousseau, après le brillant éblouissement et presque le vertige que procure

1 . Voyez plus loin la dédicace à Edouard Clarke.

PREFACE Dl" TRAIMCTEIR. xy

à son lecteur un écrivain de génie dont l'imagination se monte sans cesse, dont la passion s'emporte, et qui mêle à tant de hautes vérités des paradoxes impatientants et des déclamations bruyantes, c'est pour l'esprit comme un re- pos et une douce détente de se mettre à l'étude de Locke, et de trouver une pensée toujours égale, un style simple et calme, un auteur toujours maître de lui-même, toujours correct, malgré quelques erreurs, un livre enfin, rempli non d'éclairs et de fumée, mais d'une lumière agréable et pure.

C'est en 1695 que parurent les Pensées, trois ans après Y Essai sur l'entendement humain. Locke avait attendu presque la vieillesse pour oser solliciter l'attention du public l. Le succès qui accueillit les Pensées l'obligea à en préparer des éditions nouvelles, qu'il s'efforça d'amé- liorer par des corrections et des additions assez impor- tantes2. Jusqu'au jour de sa mort (1704), les Pensées demeu- rèrent son livre favori. Il ne cessait pas d'ailleurs de s'occuper d'éducation pratique. Devenu vers 1692 le fami- lier, l'hôte habituel de la maison de lady Masham, la fille du philosophe Cudworth , qui vivait à la campagne, à Oates, dans le comté d'Essex , il expérimenta à nouveau ses méthodes avec Esther Masham, surtout avec Frank Masham. C'est ainsi qu'il vécut jusqu'à ses derniers jours, comme un célibataire entouré d'enfants. En dehors même du petit cercle de famille il s'était confiné et il avait appelé, comme précepteur des enfants de la maison, Pierre Coste, le traducteur des Pensées, Locke

1. Avant Y Estai sur l'entendement, Locke n'avait guère publié qu'un ouvrage anonyme, une Épître sur la tolérance (1686) qui fut suivie de deux autres lettres sur le même sujet (1690, 1692).

2. Locke dans les éditions postérieures de son livre a ajouté au texte primitif un grand nombre de paragraphes nouveaux : lesgg 57, 62, 95, 94, 98, 108, 115, 114, 1 15, 117, 126, 176, 205 : il a en outre fait des addi- tions aux paragraphes 7, 21, 66, 67, 70, 77, 78, 88, 107, 110, 150, 136, 143, 144, 156, 161, 167, 168, 180, 189, 195.

xvi PRÉFACE Dl TRADlCTElK.

méditait des fondations pédagogiques, d'un intérêt général et populaire. Il rêvait de combattre l'immoralité et le pau- périsme, en établissant « des maisons de travail » (working schools) pour les enfants pauvres. Tous les enfants âgés de plus de trois ans et de moins de quatorze ans devaient être réunis dans des asiles et y trouver travail et nour- riture. Dans le rapport remarquable qu'il adressa au gou- vernement anglais, en 1697, sur son projet de réforme, Locke se préoccupait surtout de remédier à la paresse et au vagabondage de l'enfant, d'alléger la surveillance de la mère absorbée par son travail, enfin de former, par des habitudes d'ordre et de discipline, des hommes sobres, des ouvriers laborieux. Par , par ces idées philanthro- piques, il est permis de dire que Locke rejoint déjà Pesta- lozzi, et l'œuvre de régénération morale tentée cent ans plus tard à Neuhof et à Stanz, de même que par ses l'ensées il a devancé Rousseau et inspiré Y Emile.

Nous avons raconté l'histoire extérieure des l'ensées. Il reste à les étudier en elles-mêmes, à en apprécier l'esprit et la portée pédagogique. Le commentaire perpétuel, dont nous faisons suivre dans cette édition le texte de l'auteur, nous dispense d'entrer ici dans de longs détails; il nous suffira de caractériser brièvement les tendances générales de Locke, et de mettre en relief les principes essentiels de .son système.

C'est pour des gentlemen, c'est-à-dire pour les enfants de la bourgeoisie ou de la noblesse, que Locke a écrit son livre, et Y enseignement secondaire est l'unique objet de ses

1. Voyez le texte du projet de Locke dans le second volume de Fox Rourne, p. 381 et suiv.

t'RÈFACE Dr TRADICTEIR. svii

réflexions. Mais les lois fondamentales de la pédagogie sont les mêmes à tous les degrés de l'instruction, et ce n'est pas seulement aux professeurs de nos lycées, c'est aussi aux maîtres de nos écoles primaires que s'adressent, au moins en partie, les leçons de celui que Rousseau appelait « le sage Locke ».

bien qu'il date de deux siècles, le livre des Pensées n'a point vieilli, et on serait tenté de lui appliquer le jugement que Guizot portait sur les idées de Montaigne en matière d'éducation : « On pourra avoir à ajouter à ce que Mon- taigne recommande ; on aura besoin de conduire l'élève plus loin qu'il ne l'a fait ; mais il faut passer par la route qu'il a prise; avant de prétendre à le devancer, qu'on s'applique à l'atteindre1. » Comme tous les écrits qui sont en avance sur leur temps, les Pensées sur l'éducation étaient appelées à exercer une influence durable et qui s'accroît avec les années. Certes les applaudissements ne lui ont pas manqué dès l'origine : les éloges de Leibnitz, qui mettait les Pensées au-dessus de Y Essai sur l'entende" ment, la traduction plusieurs fois rééditée de Pierre Coste, plus tard, les emprunts de Rousseau -, l'admiration d'Helvé- tius qui en matière d'éducation se donnait pour un disciple de Locke3, d'autres témoignages encore, établissent que les idées pédagogiques du pbilosopbe anglais ne passèrent

1. (iuizot, Méditai ions et études morales, p. 531. Les plus récents biographes de Locke s'accordent à reconnaître l'importance, et pour ainsi dire V actualité des Pensées sur l'éducation. « Je suis persuadé, dit M. Ilarion, dans son excellente élude sur Locke, que si l'on donnait aujourd'hui chez nous une édition séparée du livre des Pensées le succès en serait considérable, au milieu de nos discussions ardentes sur les programmes de l'enseignement public. » (J. Locke, sa rie et son truvre, par Henri Marion, Paris, 1878).

2. On a dit <|ue f'lutarque et Montaigne avaient fait Rousseau : il faut y joindre Locke. Voyez notamment dans V Emile les livres I et II.

~>. Ilelvétius, dans son mauvais livre : De l'homme, de ses faculté* intellectuelles et de son éducation , n'a recueilli d'ailleurs que les paradoxes de Locke, notamment ses idées sur la toute -puissance de l'éducation.

b

xviii PREFACE DU TRADUCTEUR.

point inaperçues, et que ses successeurs immédiats, comme ses propres contemporains, distinguèrent les hautes qua- lités des Pensées. Mais c'est de notre temps surtout, dans un siècle qui fait effort pour rompre avec la routine, pour instituer dans la pratique une réforme de l'éducation depuis longtemps rêvée en théorie, qu'un livre tout pénétré d'idées modernes, et presque tout entier consacré à la critique des vieilles méthodes, devait trouver bon accueil et plein succès. Tandis qu'on le réimprime nombre de fois en Angleterre1, avec des annotations judicieuses et savantes, on le commente en Allemagne2. L'Essai sur l'éducation de M. Herbert Spencer n'est en grande partie, avec moins de mesure et avec plus d'éclat, qu'une adaptation, une refonte au goût du jour, des idées de Locke. Il est vrai que M. Spencer ne cite Locke qu'une fois3; mais Locke non plus ne cite presque jamais Montaigne, dont il est plein4.

1. Voyez les deux éditions anglaises publiées il y a deux ans, l'une par R. Hébert Quick, l'auteur d'un livre estimé qui a pour titre Essays on Educational Reformers (Cambridge, 1880) ; l'autre par Evan Daniel (Londres, 4880). Nous nous sommes souvent inspiré dans nos com- mentaires des notes excellentes que ces deux éditeurs ont jointes à leur publication.

2. Voyez par exemple Die Pœdarjogik des John Locke, von \Y. Git- schmann, Kœtben, 1881; et l'ouvrage du DrAmslaedt: François Rabe- lais und sehi Traité d'éducation mit besonderer Rerucksichtiguny der pœdagogischen Grundscitze Monlaigne's, Locke's und Rousseau (Leipzig, 1872).

5. De VÉducation, traduction française de 1878, p. 21 i.

4. Montaigne, Locke et Rousseau, voilà trois noms inséparables dans l'histoire de l'éducation. Le Dr Arnstaedt, dans le livre que nous avons cité, a noté avec précision les traits communs à ces trois pédagogues : Ils ne se préoccupent que de l'éducation d'un seul enfant confié à un précepteur. Ils donnent à l'éducathsn morale et à la formation du caractère le pas sur l'instruction. Ils attachent une grande impor- tance à l'éducation physique. Ils condamnent le régime sévère et dur qu'on impose habituellement à l'enfant et demandent qu'on lui rende le travail attrayant. Ils condamnent les écoles trop populeuses. 11s- veulent que le précepteur de l'enfant soit plutôt sage que savant. Ils condamnent l'instruction de pure mémoire, qui ne donne pas la raison des choses. Ils demandent que l'on commence par des études sensi- bles ou d'.expérience directe. Ils recommandent les voyages.

PRÉFACE Dl TRADICTEll;. xn

En France , la réforme récente de l'enseignement secon- daire n'est sur bien des points que l'application et la mise en oeuvre des Pensées sur l'éthicntoin.

Cherchons donc par quelles nouveautés un livre qui date du dix-septième siècle, se recommande encore aujour- d'hui comme une œuvre d'un intérêt présent et actuel.

Le premier mérite de Locke, c'est d'avoir réagi contre l'instruction de pure forme, qui substitue à l'acquisition d'un savoir positif et réel une culture de luxe, pour ainsi dire, l'apprentissage d'une rhétorique superficielle . et d'un verbiage élégant. L'auteur des Pensées sur l'éducation est un pédagogue utilitaire. Il dédaigne et condamne les études qui ne tendent pas directement à la préparation de la vie. Sans doute Locke est allé un peu loin dans sa réaction contre le formalisme alors à la mode et dans sa prédilection pour le réalisme. Il oublie trop que les vieilles études classiques, si elles ne sont pas utiles au sens positif du mot, si elles ne satisfont pas aux besoins ordi- naires de l'existence, ont cependant une utilité plus haute, en ce sens qu'elles peuvent devenir, entre des mains habiles et discrètes, un excellent instrument de discipline intellec- tuelle et les éducatrices de l'esprit. Mais Locke parlait à des fanatiques et à des pédants, pour qui le latin et le grec étaient le tout de l'instruction, et qui, détournant les lettres de leur vraie destination, faisaient à tort de la connaissance des langues mortes le but unique, et non, comme il convient, un des moyens de l'instruction. Locke n'est pas un utilitaire aveugle, un positiviste brutal qui songe à éliminer les études désintéressées. Seule- ment, il veut qu'on les mette à leur rang, qu'on ne leur sacrifie pas, en les investissant d'une sorte de pri- vilège exclusif, d'autres enseignements plus essentiels, plus immédiatement utiles. Il combat, non le latin, mais l'abus du latin ; non le fonds de l'instruction classique, mias la façon dont elle est donnée ; non les écoles de gram- maire elles-mêmes, mais la mode, l'engouement qui y

ix PREFACE DU TRADUCTEUR.

précipite une multitude d'enfants que leur condition et leur disposition d'esprit destineraient plutôt à d'autres études. Comme M. Herbert Spencer, Locke pouvait dire dès le dix-septième siècle : « L'enfant de nos contrées apprend le latin parce que cela rentre dans l'éducation d'un gentle- man, de même que l'Indien de l'Orénoque se peint ou se tatoue, parce que c'est l'usage traditionnel de sa tribu ? «

Parcourons rapidement le programme d'études que Locke a dressé pour l'usage de son élève, et nous recon- naîtrons partout une tendance utilitaire très prononcée, dont la justesse et l'opportunité ne sauraient être contes- tées, si l'on songe que la pédagogie de ce temps-là sem- blait absolument vouée aux superfluités.

Dès que l'enfant sait lire et écrire, il faut lui apprendre à dessiner. Très dédaigneux de la peinture et des arts en général, dont son esprit un peu froid n'a pas assez com- pris la douce et profonde influence sur l'âme des enfants, Locke en revanche, recommande le dessin, parce que le dessin peut être pratiquement utile ; et il le met presque sur le même rang que la lecture et l'écriture. Une fois ces éléments acquis, l'enfant doit être exercé dans sa langue maternelle, d'abord par des lectures, plus tard par des exercices de composition, petits récits, lettres fami- lières, etc. L'étude d'une langue vivante (c'est le français que Locke propose à ses compatriotes) suivra immédiate- ment; et c'est seulement quand l'enfant la possédera, qu'on le mettra au latin. Sauf l'omission des sciences, le plan de Locke se rapprocbe singulièrement de celui qui depuis deux ans a été adopté pour nos lycées. Quant au latin, qui succède à la langue vivante, Locke veut qu'on l'ap- prenne surtout par l'usage, par la conversation, si l'on peut trouver un maître qui le parle couramment, par la lecture des auteurs, quand on n'a pas la même bonne fortune que Montaigne ou Shaftesbury. Le moins de gram- maire possible, pas de récitations, pas de compositions latines, ni en vers, ni en prose, mais, le plus tôt que l'on

PRÉFACE W TRADUCTBUR. tv

pourra, des lectures dans des textes latins faciles, voilà les recommandations trop peu écoutées de Locke. Il ne s'agit plus d'apprendre le latin pour l'écrire en perfection : le seul but vraiment désirable est de comprendre les au- teurs qui ont écrit dans cette langue. Les partisans obs- tinés des vers et des discours latins ne liront pas sans chagrin les vives protestations de Locke contre des exer- cices dont on abuse, et qui imposent à l'enfant le supplice décrire dans une langue qu'il manie difficilement, sur des sujets qu'il connaît à peine. Quant au grec, Locke le proscrit absolument : non qu'il méconnaisse la beauté d'une langue dont les chefs-d'œuvre sont, dit-il, la source originelle de notre littérature et de notre science. Mais il en réserve la connaissance aux érudits, aux lettrés, aux savants de profession, et il l'exclut de l'enseigne- ment secondaire, qui ne doit être que l'école de la vie. Ainsi allégée, l'instruction classique pourra plus aisé- ment accueillir les études vraiment utiles et d'une portée pratique : la géographie que Locke met au premier rang parce qu'elle est un a exercice de la mémoire et des yeux » ; l'arithmétique, puis ce qu'il appelle un peu ambitieuse- ment l'astronomie, et qui n'est au fond que la cosmogra- phie élémentaire ; les parties de la géométrie qui sont nécessaires pour« un homme d'affaires » ; la chronologie et l'histoire, « la plus agréable et la plus instructive des études » ; la morale, le droit et la législation usuelle» qui ne figure pas encore dans nos programmes français : enfin la philosophie naturelle, c'est-à-dire les sciences physiques ; et pour couronner le tout, un métier manuel et la tenue des livres.

Ces derniers traits achèvent de caractériser l'idéal pra- tique et modeste que Locke a conçu en matière d'éduca- tion. Il veut former, non un homme de lettres ou de sciences, mais un homme d'affaires, armé pour le combat de la vie, pourvu de toutes les connaissances dont il aura besoin pour régler ses comptes, pour diriger sa fortune,

ïxii PREFACE DU TRADUCTEUR.

pour satisfaire aux exigences de sa profession, et aussi pour remplir ses devoirs d'homme et de citoyen. Cet homme aux vertus positives aura aussi d'autres qualités : il parlera sa langue avec facilité et avec correction; il raisonnera juste et droit; mais c'est par l'exercice sur- tout, et avec le moins de règles possible, qu'il aura ap- pris la rhétorique et la logique. En un mot, l'élève de Locke au sortir du collège sera, non un fort en thème, un latiniste élégant, un dialecticien subtil, un seliolar enfin, mais déjà un homme d'action, tout préparé à tenir sa place dans le monde. Un second caractère de la pédagogie de Locke, c'est que,

, utilitaire dans son objet, l'instruction qu'il organise sera attrayante dans ses moyens. Après la haine du pédantisme qui dépense inutilement les forces de l'enfant dans des études stériles, l'antipathie la plus vive de Locke est celle que lui inspire le rigorisme d'un enseignement trop didac- tique, où les méthodes sont rebutantes, les procédés labo- rieux, où le professeur n'apparaît aux élèves que comme un ôpouvantail et un trouble-fête. Ici encore l'écueil est proche et nous n'affirmerons pas que Locke se soit gardé de tout excès1. Sans défendre l'éducation déplaisante et les méthodes rébarbatives que Locke condamne avec raison, il est permis de penser que l'instruction agréable a aussi ses inconvénients, qu'elle se trompe quand elle veut sup- primer l'effort et la peine, et faire de toute étude une ré-

» création et un jeu. Quoi qu'il en soit, et malgré ces ré- serves, Locke mérite nos éloges pour avoir essayé de mettre en honneur les procédés engageants et les méthodes at- trayantes. Sans espérer comme lui, sans désirer même que l'enfant en vienne à ne pas mettre de différence entre l'étude et les autres divertissements, nous sommes disposé à croire qu'il y a quelque chose à faire pour lui adoucir

1. On a vivement reproché à Locke ses exagérations sur ce point. « Digne émule de Fénelon, il veut le plaisir avant tout. » Voyez Bur- nier, Histoire de l'Éducation, t. I, p. 252.

PRÉFACE in; TRADUCTEUR. xxm

les premières difficultés de la science, pour séduire l'enfant et le captiver sans le contraindre, pour lui éviter enfin le dégoût que ne peuvent manquer d'inspirer des études trop sévèrement imposées, dont on fait un sujet de tourment et de gronderie. C'est particulièrement pour la lecture et les premiers travaux de l'enfant que Locke recommande l'em- ploi des jeux instructifs. « Il faut lui apprendre à lire sans qu'il y voie autre chose qu'un divertissement. » Mais à tout âge l'enfant est jaloux de son indépendance et avide de plaisir. Personne avant Locke n'avait aussi nettement re- connu le besoin d'activité et de liberté qui est naturel à l'enfant, ni aussi fortement insisté sur la nécessité de res- pecter son humeur indépendante et ses goûts personnels. Ici encore le pédagogue anglais du dix-septième siècle se rencontre avec son illustre successeur du dix-neuvième. M. Herbert Spencer l'a démontré avec force, l'esprit ne s'approprie bien que les connaissances qui lui procurent du plaisir et une excitation agréable. Or, il y a plaisir et excitation agréable partout il y a développement d'une activité normale, correspondant à un goût instinctif et proportionnée aux forces naturelles ; et il n'y a d'instruc- tion véritable qu'au prix d'un déploiement réel d'activité. Tels sont les traits essentiels du système de Locke, en ce qui concerne l'éducation intellectuelle. Il faut se hâter d'ajouter que, dans sa pensée, elle doit être subordonnée à l'éducation morale. L'instruction à ses yeux n'est pas la chose essentielle. « Ce qu'un gentleman, dit -il, doit souhaiter à son fils, outre la fortune qu'il lui laisse, c'est : la vertu; la prudence: les bonnes manières; 4 " l'instruction. » On voit que l'instruction vient seulement au dernier rang, après la politesse, après la prudence, c'est-à-dire l'habileté pratique, après la vertu enfin. « L'in- truction n'est que la moindre partie de l'éducation. » Avouons que Locke n'a pas pour l'instruction toute l'es- time nécessaire, et qu'il ne reconnaît pas assez de quel secours elle peut être précisément à l'éducation morale

xxiv PREFACE DU TRADUCTEUR.

elle-même. Il y a dans l'espèce de dédain qu'il témoigne à l'instruction quelque chose du préjugé auquel M. Herbert Spencer a prêté l'appui inattendu de son autorité, quand il affirme que les lumières de l'esprit n'ont aucune action sur le cœur et sur la volonté, et que l'homme instruit n'a pas plus de chance que l'homme ignorant d'échapper au

je., vice et d'acquérir la vertu. Cela dit, sachons gré à Locke d'avoir protesté contre les pédagogues qui croient avoir tout fait quand ils ont orné la mémoire et meublé l'esprit de leurs élèves de quelques morceaux de littérature et de quelques bribes de science. La grande affaire, c'est incon- testablement de développer de bonnes habitudes morales, de cultiver les sentiments nobles, de former enfin un ca- ractère vertueux. Locke y revient sans cesse ; et, dans un livre il y a tant de redites, il n'y a rien qui soit répété plus souvent que l'éloge de la vertu.

Mais il ne suffit pas d'indiquer le but et de dire : « Apprenez aux enfants à maîtriser leurs inclinations, à se gouverner par leur raison. » Ce qui importe, c'est de définir les moyens à employer pour en arriver là. On pour- rait s'attendre, étant donnés les instincts utilitaires de Locke, à lui voir choisir l'intérêt comme principe de l'édu- cation morale, et accepter pour devise la règle que Kous- seau propose à Emile : Cul bono? « A quoi cela est-il bon? » Il n'en est rien. Ce ne sont pas non plus les sentiments tendres et affectueux, l'amour des parents, l'affection pour le maître que Locke donne pour fondements à la vertu naissante de l'enfant; c'est encore moins la crainte des punitions et le sentiment servile de la terreur. Locke, qui peut-être a le tort de traiter trop tôt l'enfant en homme, qui ne se rend pas compte suffisamment de tout ce qu'il y

•\l£ de faiblesse dans la nature enfantine, Locke fait appel

'dès le début au sentiment de l'honneur et à la crainte de

la honte, c'est-à-dire à des émotions, qui, je le crains, par

leur noblesse même sont un peu au-dessus des facultés de

l'enfant. L'honneur qui n'est à vrai dire qu'un autre mot

PREFACE 1)1 TRAM'CTEUt. kxv

pour dire le devoir, et comme la traduction mondaine de la vertu, l'honneur peut être assurément le guide d'une conscience adulte et déjà formée. Mais n'est-il pas chimé- rique d'espérer que l'enfant dès ses premières années sera sensible à l'estime et au mépris de ceux qui l'entourent? S'il était possible d'inspirer à l'enfant le souci de sa réputation, je reconnais avec Locke que l'on pourrai! désormais « faire de lui tout ce qu'on voudrait et lui apprendre à aimer toutes les formes de la vertu ». Mais la question est de savoir si l'on peut y réussir; et j'en doute, malgré les assurances de Locke. Il est dupe de la môme illusion, et quand il attend de l'enfant assez d'énergie morale pour que le sentiment de l'honneur suffise à le gouverner, et quand il compte sur ses forces intellectuelles au point de vouloir raisonner avec lui dès qu'il sait parler. Pour former de bonnes habitudes chez l'enfant et le pré- parer à la vertu, il n'est pas trop de toutes les ressource* que la nature et l'art mettent à la disposition de l'éduca- teur: la sensibilité, sous ses diverses formes, les calculs de l'intérêt, les lumières de l'intelligence. C'est peu à peu seulement, et avec le progrès de l'âge, qu'un principe élevé comme le sentiment de l'honneur ou le senti- ment du devoir pourra émerger du milieu des volontés mobiles de l'enfant et s'imposer à ses actions comme la loi souveraine. La pédagogie morale de Locke est certai- nement fautive en ce qu'elle ne s'adresse pas assez au cœur, à la puissance d'aimer qui est déjà si grande chez l'enfant, .l'ajoute que, dans sa hâte d'émanciper l'enfant, de le traiter en créature raisonnable, de développer en lui les principes du self yovenunent, Locke a eu tort de pro- scrire presque absolument la peur du châtiment. Il est jjon de respecter la liberté et la dignité de l'homme dans l'en- fant, mais il ne faut pas que ce respect dégénère en su- perstition, et il n'est pas sûr que pour préparer des volontés fermes et robustes il soit nécessaire de les avoir affranchies de bonne heure de toute crainte et de toute contrainte.

xxvi PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

Locke n'a donc pas assez élargi les bases de sa théorie de la discipline morale ; mais s'il est resté incomplet dans la partie positive de sa tâche, s'il n'a pas conseillé tout ce qu'il faut faire, il a mieux réussi dans la partie négative, celle qui consiste à éliminer tout ce qu'il faut ne pas faire. Les chapitres consacrés aux châtiments en général et en particulier aux châtiments corporels comptent parmi les meilleurs des Pensées. Rollin, Rousseau, les ont souvent re- copiés. Il est vrai que Locke lui-même en a emprunté l'in- spiration à Montaigne. La « douceur sévère » , qui est la règle de l'auteur des Essais, est aussi celle des Pensées sur Vé- diication. Locke a prononcé sur le fouet le jugement défi- nitif du bon sens : « C'est une discipline servile qui rend le caractère servile1 ». Il n'a sacrifié aux idées de son temps que sur un point : lorsqu'il admet une exception à l'inter- diction absolue des verges et tolère l'usage du fouet dans les cas extrêmes, pour dompter la résistance opiniâtre e rebelle de l'enfant. C'était encore trop sans aucun doute; mai pour rendre justice à la hardiesse des vues de Locke, i faut considérer combien la coutume était puissante alors, combien elle l'est encore aujourd'hui en Angleterre, dan: un pays les chefs d'institution se croient obligés d'à vertir le public, dans les réclames publiées par les jour naux, que l'interdiction des châtiments corporels compt< parmi les avantages de leurs maisons. « Les étrangers disent MM. Demogeot et Montucci, dans le Rapport que nou avons déjà cité, ont peine à concevoir la persévérance av laquelle les instituteurs anglais conservent le vieil dégradant usage de la correction par le fouet... Une chos

1. Voyez sur ce sujet une excellente étude de M. Pillon, Les Châti- ments corporels dans l'éducation , opinion de Locke ( La Critifjii philosophique, 7e année, 55). M. Pillon blâme Uocke d'avoir admis l'usage du fouet dans certains cas exceptionnels. « Locke, dit-il, aurai conclure d'après ses principes qu'un remède si dangereux ne sai rait jamais être conseillé, et que la prudence ne permet pas d'en faire un usage même exceptionnel, puisque nous sommes certain du mal qu'il peut faire sans l'être du bien qui peut en résulter. »

PBÉFACE M ll;\hl CTEUR. ixvu

plus étonnante, c'est que les écoliers paraissent y tenir au- tant que les maîtres : du moins s'il faut en juger par un fait arrivé, il y a un certain nombre d'années, à l'école de la Chartreuse... En 1818, raconte un des anciens élèves de ce collège, notre principal, le docteur Russell, qui avait des idées à lui, voulut abolir le châtiment corporel et y sub- stituer une amende. Tout le monde regimba contre cette innovation. Le fouet nous semblait très conciliable avec la dignité d'un gentleman; mais l'amende, fi donc! L'école se souleva au cri de : « A bas l'amende ! vive le fouet ! » La révolte triompha et le fouet fut solennellement restauré. Alors nous en eûmes à cœur-joie. Le lendemain du jour l'amende fut abolie, nous trouvâmes, en entrant en classe, une superbe forêt de verges, et les deux heures de la leçon furent consciencieusement employées à en faire usage1. » .Nous n'insisterons pas plus longtemps sur les principes de Locke en fait d'éducation morale. Il les a nettement résumés dans ce passage : « Que l'enfant apprenne sous votre direction à dominer ses inclinations et à soumettre ses appétits à la raison. Si vous obtenez cela, et si par une pratique constante vous lui en faites une habitude, vous aurez rempli la partie la plus difficile de votre tâche. Et pour qu'un jeune homme en vienne là, je ne connais pas de moyen plus efficace que le désir d'être loué et d'être estimé : c'est donc ce sentiment qu'il faut lui inspirer par tous les moyens imaginables. Rendez-le sensible à l'hon- neur et à la honte, autant que possible. Lorsque vous y serez parvenu, vous aurez jeté dans son esprit un prin- cipe qui influencera sa conduite, quand vous ne serez plus auprès de lui, un principe auquel ne peut être com- parée la crainte du fouet et de la petite douleur que cause le fouet, et qui sera enfin la tige sur laquelle vous pourrez ensuite greffer les vrais principes de la moralité et de la religion2. »

1. De i Enseignement secondaire en Angleterre, etc., p. 41.

2. Voyez plus loin, p. 525.

xxviu l'RKFACE DU TltADUCTEl'lt.

Il y aurait bien d'autres vérités importantes à relevef dans les chapitres que Locke a consacrés aux récompenses, aux réprimandes, aux exemples, aux règles, etc.; mais il nous suffira d'avoir montré que son esprit utilitaire se re- lève et se corrige par de hautes intentions morales, quand il touche au grand sujet de la discipline. On peut aller plus loin que lui, mais il est dans la bonne voie quand il cherche le principe de cette discipline, non dans une autorité exté- rieure, mais dans la conscience même de l'enfant. En effet! le progrès de la pédagogie moderne sur la vieille péd»- ] gogie, au point de vue de la direction de la volonté comme au point de vue du développement de l'intelligence, con- siste surtout en ceci qu'elle fait de plus en plus effort pour éveiller et mettre eu œuvre les énergies naturelles de l'es- prit, pour associer l'enfant et son action personnelle à l'ac- tion de l'éducateur, en un mot, pour faire de l'éducation une œuvre de développement intérieur, une œuvre du de- dans, si je puis dire, et non un placage artificiel imposé du dehors. Locke a d'autant plus de mérite à professer ce principe pédagogique que les préjugés de sa philosophie sensualiste semblaient devoir l'égarer dans la voie con- traire, et l'entraîner à exagérer la part des influences ex- térieures dans l'éducation. Mais par une contradiction heureuse le même philosophe qui nie les idées innées, admet chez l'enfant un principe de volonté et de liberté, un sentiment instinctif d'amour-propre et d'honneur.

L'éducation physique était un sujet presque neuf du temps de Locke! 11 l'a traité avec originalité, et il a été servi sur ce point par sa compétence de médecin. Il est le premier qui ait disserté avec suite et méthode sur la nour- riture, sur les vêtements, sur le sommeil de l'enfant. Rousseau a beaucoup profité de « ses préceptes mâles ei sensés». C'est Locke qui a posé ce principe: «Laissons à la nature le soin de former le corps comme elle croit devoir le faire. » Par suite pas de vêtements étroits; la vie en plein air, au soleil ; des enfants élevés comme des paysans,

PRÉFACE M TRAM'CTEI R. xmx

aguerris au chaud et au froid, jouant tète nue, pieds nus. Mans l'alimentation, Locke interdit, le sucre, le vin, les épices, lia viande, jusqu'à trois ou quatre ans. Quant aux fruits que les enfants aiment souvent d'un amour désordonné, ce qui ne doit pas surprendre, dit-il, puisque « c'est pour un fruit que nos premiers parents ont perdu le paradis », il fait un choix singulier : il autorise les fraises, les groseilles, les pommes et les poires ; il interdit les pêches, les prunes, les raisins. Quelques-unes de ces recomman- dations, je l'avoue, sont tout à fait paradoxales: lorsqu'il conseille, par exemple, de donner à l'enfant des chaus- 41 sures si minces « qu'elles laissent passer l'eau, quand les pieds seront en contact avec elle ». On peut rire de ces fantaisies hygiéniques; on peut se plaindre aussi de la rudesse excessive d'un système qui certainement abuse de l'endurcissement physique. Je ne sais pas si les consé- int'iices d'un pareil régime, appliqué à la lettre, ne se- raient pas désastreuses : beaucoup d'enfants n'en réchap- peraient pas, surtout s'ils étaient aussi délicats et aussi ajA^V~ souffreteux que Locke l'était lui-même. Mais ce qui défie-^ g/JL' Vh. toute critique, c'est l'esprit général d'une éducation phy- sique qui tend à se rapprocher de la nature, qui élimine les conventions de la mode, qui condamne les raffine- ments de la mollesse, et se reflètent enfin les mœurs viriles de l'Angleterre.

L'élève de Locke, comme il le dit lui-même à la pre- mière ligne des Pensrrs, sera donc « une âme saine dans un corps sain ». Le corps, aguerri de bonne heure pai- lle- habitudes simples et frugales, se fortifiera dans les jeux de l'enfance, plus tard dans les exercices d'équitation 1 Locke ne parle pas de la gymnastique) ; la danse apprise le plus tôt possible joindra la grâce des mouvements à la force de la complexion. Sous la direction d'un précepteur avisé, plutôt sage que savant, et dont la tête sera « bien faite plutôt que bien pleine », l'enfant grandira dans la maison paternelle : Locke ne considère le collège que comme un

xxx PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

pis aller. Mais loin d'isoler son élève, loin de le séques- trer, comme fait le précepteur d'Emile, le précepteur ima- giné par Locke n'aura pas de plus vif souci que de fami- liariser son pupille avec le monde et de le former à la politesse. « Le seul moyen de se défendre contre le monde, c'est de le connaître à fond. » Aucun pédagogue, je crois, n'a accordé à la politesse autant d'importance que Locke : il semble, à l'entendre, qu'elle soit la première des vertus. Ces exagérations s'expliquent par le caractère du temps il vécut. C'est au dix -septième siècle, en effet, h que s'ouvrit en Europe, surtout en Angleterre et en France, un genre de vie nouveau, la vie mondaine, qui bientôt prima et façonna les autres1. » La politesse telle que l'entend Locke n'est nullement un maniérisme affecté : c'est simple- ment l'air aisé, prévenant, d'un homme attentif à plaire. D'ailleurs l'élève de Locke n'a pas seulement des dehors aimables : il n'est pas un homme à la mode dissimulant la pauvreté de son esprit et de son cœur par le vernis agréable de ses paroles et de ses manières. C'est avant tout un homme de prudence et de réflexion, solide dans ses jugements et circonspect dans ses actions, un homme d'affaires doublé d'un homme du monde, incapable des faire quoi que ce soit contre l'honneur, vertueux sans effort, parce qu'on lui aura inculqué les principes de la sagesse assez tôt pour qu'il ne se rappelle même pas les avoir acquis, et pour qu'ils le gouvernent avec l'autorité des instincts les plus irrésistibles. Il sera au courant de tout, sans avoir rien approfondi, un peu comme l'élève de Mon- taigne, auquel il ressemble fort et qui « n'a gousté de sciences que la crouste première » . Du moins il achèvera ses études classiques sans en être dégoûté, avec le désir de les continuer pendant ses heures de loisir tout le long de la vie. Son esprit actif et curieux reste prêt et ouvert à toute occasion de s'instruire... Ne poussons pas plus loin

1. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. III, p. 65.

xxxm PRÉFACE 1)1 TRADUCTEUR.

relations avec Coste pendant son exil en Hollande. Quel- ques années plus tard, Coste devenait le précepteur du jeune Frank Masham, et par conséquent le commensal de Locke, dans la maison de Damans Cudworth, lady Masham. Malgré ces conditions exceptionnellement favorables pour un traducteur, Coste, qui était alors fort jeune, n'a guère réussi dans son travail : il avait, en fait de traduction, de faux principes. Il ne se piquait nullement de fidélité, et lui-même, dans une de ses Préfaces, avoue ingénu- ment ses inexactitudes voulues. « Le style de Locke, dit-iî, qnoique moins figuré que celui de plusieurs auteurs de sa nation, l'est encore trop (Coste voulait écrire assez) pour mettre souvent à la toiture un traducteur français. qui, pour s'accommoder au génie de sa langue, est obligé de s'exprimer plus simplement. » En conséquence Coste supprime souvent les images et les hardiesses du style de son auteur. En outre il déclare qu'il s'est « servi de tous les adoucissements dont il a pu s'aviser, pour corriger le dés- ordre et les redites du texte original. » C'est donc une Iraduction adoucie et simpliiiée qu'il a donnée au public. « Il a refondu des pages entières1.» « Il est vrai, ajoute- f— il, que malgré les libellés qu'il a prises il s'est toujours souvenu de ne pas mêler ses pensées à celles de son au- teur. »

In défaut plus grave et que Coste ne pouvait pas soup- çonner, ce sont les erreurs matérielles, les contre sens qui trop souvent déparent son travail. Sans doute il n'est pas de la force de ce traducteur de Hume qui bravement interprétait Sextm Empirions par i< Sextus l'Empereur ».

1. Nous regrettons que le même système ait été suivi dans l'édition publiée il y a un mois à peine par M. Fochier (Paris, Delagrave). M. Fochier a repris simplement la traduction de Hoste. mais il l'a abrégée et remaniée; il a modifié en plusieurs endroits la distribution des matières, il a transposé des développements, de sorte que l'édition nouvelle est encore bien plus éloignée du texte original que ne l'étaient les éditions de Coste elles-mêmes.

PREFACE DU TRADUCTEUR. xxxi

le portrait : il est manifeste que l'idéal de Locke est tout moderne, et que nos contemporains trouveront encore profita s'en inspirer. La plus grave lacune de sa concep- tion pédagogique, c'est qu'il n'a pas fait une assez large place à la culture des sentiments, et particulièrement des sentiments artistiques. L'élève de Locke ignore ou dédai- gne les arts. Par ce côté, les Pensées sont d'une inspira- tion mesquine et un peu vulgaire ; mais pour tout le reste, elles sont vraiment un livre de bon sens, sinon de génie, qui ne saurait exciter sans doute des admirations pas- sionnées comme l'Emile, mais qui, sous sa forme modeste, peut rendre de grands services et éclairer utilement tous ceux qui, « dans l'éducation de leurs enfants, aimeront mieux se risquer à consulter leur propre raison que suivre docilement la routine des vieilles méthodes ».

111

Préoccupé de remettre sous les yeux du public les Pen- sées sur l'éducation, nous avons relu la traduction de Coste1. La conclusion de notre examen a été qu'il était difficile de s'en contenter et qu'il valait mieux affronter le travail d'une traduction entièrement nouvelle.

Le plus grand mérite de la traduction de Coste, c'est qu'elle a été rapidement faite, sous les yeux de Locke et avec son approbation : elle parut deux ans après la publi- cation du texte original, en 16952. Locke était entré en

1. Pierre Coste, à Uzès en 1668 de parents protestants, mort à Paris en Î747. Il se réfugia en Hollande, puis en Angleterre à la suite de la révocation de l'édit de Nantes.

2. La première édition de la traduction de Coste date de 1695.

La seconde parut à Amsterdam en 1708 et à Paris en 1711. Une troi- sième fut donnée en 1721. Enfin en 1757, Coste publia encore une cinquième édition avec une préface nouvelle et quelques modifications sans importance.

PREFACE DU TRADUCTEUR. xxxm

Mais pour être moins grossières ses bévues ne sont pas souvent moins graves '.

Ces défauts, sans compter le tourusé d'une langue vieil- lie et d'un style parfois incorrect qui alourdit encore la prose un peu (rainante de Locke, nous ont engagé à écrire une traduction nouvelle qui, a défaut d'autre mérite, aura, nous l'espérons, celui de l'exactitude2. L'édition donnée en 18:21 par Thurot" n'a de nouveau que le nom : c'est la réimpression pure et simple de la traduction de Coste. D'autre part, les exemplaires des premières éditions de Coste se font rares. Il y avait donc quelque utilité à pu- blier de nouveau, sous une forme accessible à tous les au- teurs français, un livre qui a sa place marquée dans toutes les bibliothèques, à côté de YEssai sur l'éducation de M. 11. Spencer, le second livre classique de la pédagogie anglaise.

1. Voyez par exemple § 18: Believe it « croyez-le », traduit par je suis persuade ; % 70, successfully « heureusement. », traduit par succes- sivement; § loi, They should go without them « ils doivent s'en pas- ser s, mot à mot « s'en aller sans eux », traduit par H ne faut pas faire semblant de le voir ; §171, thèmes « dissertation », traduit par discours, etc., etc.

2. Nous avons suivi le texte de l'excellente édition donnée en 1880 par M. II. Hébert Quick, en lui empruntant les divisions par sections et par chapitres qu'il a établies dans l'ouvrage.

o. Nouvelle édition revue par M. Thurot (2 volumes). A vrai dire M. Thurot n'a pas revu une ligne ou un mot.

EDOUARD CLARKE, DE CHIPLEY

ÉCUYEIt

Monsieur,

Ces Pensées sur l'éducation qui vont maintenant paraître dans le monde vous appartiennent de droit, puisqu'elles ont été écrites depuis plusieurs années à votre intention1 : elles ne contiennent pas autre chose que ce que vous avez déjà reçu de moi dans mes lettres. Je n'y ai pas apporté de changement, excepté dans l'ordre des réflexions qui vous ont été adressées à différentes époques et dans diverses cir- constances : de sorte que le lecteur reconnaîtra aisé- ment, à la simplicité familière et à la forme du style, que ces pensées sont plutôt l'entretien privé de deux amis qu'un discours destiné au public2.

1. Éd. Clarke, membre du parlement, habitait Chipley, à quelques milles de Taunton. Locke le connaissait depuis longtemps quand il publia ses Pensées sur l'éducation. Il avait une affection particulière pour une de ses lilles, Elisabeth Clarke, lui écrivait souvent, et l'appelait eu plaisantant « ma femme », ou « madame Locke ».

•1. C'est pendant sou séjour en Hollande, de 1084 à IGS'J, que Locke avait adressé JfÉd. Clarke ses lettres sur l'éducation.

xxxvi PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

Ce sont les importunités de leurs amis que les auteurs allèguent généralement pour s'excuser de publier des livres qu'ils n'osent d'eux-mêmes pro- duire au grand jour. Mais quant à moi, vous le savez, je puis le dire avec vérité : si quelques personnes, ayant entendu parler de mes écrits sur ce sujet, n'avaient pas insisté pour les lire et ensuite pour les voir imprimer, ils dormiraient encore dans le secret de l'intimité pour laquelle ils étaient faits1. Mais ces personnes, dont le jugement m'inspire une extrême déférence, m 'ayant dit qu'elles étaient persuadées que cette simple esquisse pouvait rendre quelques services si elle était publiée, j'ai cédé à des raisons qui exerceront toujours un grand empire sur mes décisions : car je pense que le devoir absolu de tout homme est de faire pour le service de son pays tout ce qu'il peut, et je ne vois pas quelle différence pour- rait établir entre lui-même et les animaux qui l'en-

i. Parmi ces personnes il faut citer un des meilleurs amis de Locke, William Molyneux. Dans une lettre datée du 2 mars 1692, Moly- neux écrivait à Locke : « Mon frère m'a dit quelquefois que, du temps il avait le bonheur d'être en relation avec vous à Leyde, vous étiez en train de travailler à un ouvrage sur les méthodes d'enseignement, et cela à la requête d'un tendre père... Laissez-moi donc vous supplier instamment de ne pas laisser de côté cette œuvre infiniment utile, jusqu'à ce que vous l'ayez terminée... » William Molyneux. savant physicien et mathématicien irlan ais (1G5G-1698), était entré en rela- tions avec Locke à la suite des éloges publics qu'il avait adressés à YEssai sur V Entendement Son frère, Thomas Molyneux, étudiait la médecine à Leyde quand Locke l'y avait connu. William puhlia en 1G92 une Dioplrique qui resta longtemps classique. C'est lui qui posa à Locke la question de savoir si un aveugle-né qui recouvrerait la vue serait en état d'apprécier immédiatement la forme des objets. C'est ce qu'on appelle le problème de Molyneux. %

DÉDICACE. kxvii

lourent celui qui vivrait sans cotte, pensée. Ce sujet est d'une si grande importance, une bonne méthode d'éducation est d'une utilité si générale, que, si mon talent avait répondu à mes désirs, je n'aurais pas attendu les exhortations et les importunités de mes amis. Néanmoins, la médiocrité de cet écrit et la juste défiance qu'il m'inspire ne doivent pas m'empê- cher, par la honte de faire trop peu, de faire quelque chose et d'apporter ma petite pierre à l'édifice1, sur- tout quand on ne me demande pas autre chose que de livrer mes idées au public. Et s'il se rencontrait encore quelques autres personnes du même rang et du même mérite qui y prissent goût au point de les juger, elles aussi, dignes de l'impression, je pourrais me flatter de l'espoir que tous ceux qui les liront ne perdront pas leur peine 2.

J'ai été si souvent consulté, dans ces derniers temps, par des personnes qui déclaraient ne pas savoir comment élever leurs enfants, et, d'autre part, la cor- ruption de la jeunesse est devenue un sujet si uni- versel de lamentations, qu'il me semble qu'on ne sau- rait taxer d'impertinente l'entreprise de celui qui appelle sur ce sujet l'attention du public et qui pro- pose quelques réflexions personnelles sur la matière, dans l'intention d'exciter les efforts des autres et de

1. Le texte anglais est intraduisible : « from contributing my mite,

mol à mot « de contribuer de ma mite. »

'2. Les approbations que Locke souhaitait pour son ouvrage ne se firent pas attendre et durent dépasser son espoir.

4

xxxviii PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

provoquer les critiques. Car c'est en fait d'éducation que les erreurs méritent le moins d'être excusées. Comme les défauts qui proviennent de la première cuisson d'une faïence et qui ne sauraient être cor- rigés dans la seconde ou dans la troisième, ces erreurs laissent après elles une empreinte ineffaçable, dont la trace subsiste à travers tous les degrés et toutes les stations de la vie.

Je suis si loin d'être entêté d'aucune des idées que je présente ici, que je ne serais nullement chagrin, même à cause de vous, si quelque autre écrivain plus habile et mieux préparé à ce travail voulait, dans un traité régulier d'éducation approprié à notre bour- geoisie anglaise, rectiticr les erreurs que j'aurais pu commettre : car ce serait une bien plus grande satis- faction pour moi de voir les jeunes gens suivre pour leur instruction et leur éducation les méthodes les meilleures (ce que tout le monde doit désirer), que d'apprendre le succès de mes opinions sur ce sujet. Vous devez cependant me rendre ce témoignage que ma méthode a produit des effets extraordinaires dans l'éducation d'un jeune gentleman pour laquelle elle n'avait point été faite expressément1.

1. Il s'agit sans doute du jeune Frank Masham, qui avait pour mère Damaris Cudworth, fille du philosophe de ce nom, et pour père Fran- çois Masham, membre du Parlement. Locke, vers 1690. s'installa auprès de cette famille, à Oates, dans le comté d'Essex. Il avait toujours eu pour lady Masham une vive affection,, qui prit une grande place dans ses dernières années. Peut-être aussi le jeune homme que Locke désigne ici est-il Antoine Shaftesbury, Shaltesbury le philosophe, le

DÉDICACE. mn

Je ne veux pas dire que le bon naturel de l'enfant n'ait pas contribué à ce succès : mais je crois que ses parents reconnaîtront comme vous que la méthode contraire, celle qu'on suit habituellement dans les écoles, n'aurait point corrigé ses défauts, ni réussi à lui inspirer l'amour des livres, le goût de l'instruction et le désir d'apprendre toujours plus de choses que les personnes qui l'entourent ne jugent convenable de lui en enseigner.

Mais il ne m'appartient pas de vous recommander ce traité, à vous dont je connais déjà l'opinion, ni de le recommander au public, en m'appuyant sur votre jugement et sur votre patronage. La bonne éducation des enfants est à tel point le devoir et l'intérêt des parents, et le bonheur d'une nation y est si fortement engagé, que je voudrais voir tous les hommes prendre ces questions sérieusement à cœur; je voudrais que chacun, après avoir soigneusement examiné et dis- tingué ce que la fantaisie, la coutume ou la raison conseillent sur ce point, appliquât tous ses efforts à répandre la méthode d'éducation qui, en tenant compte des diverses conditions, est la plus facile, la plus courte, la plus propre à faire des hommes ver- tueux, utiles à leurs semblables, capables enfin chacun dans son état. Mais de tous les états, c'est celui de gentleman qui mérite le plus d'attention;

petit-fils de lord Ashley, l'ami politique de Locke. Locke avait vu naître cet enfant, et à la demande de son grand-père il avait dirigé son éducation dés ses premières années.

xl PENSÉES SUR LKDUCÀTION.

car si l'éducation avait une fois réformé les hommes de ce rang, ils n'auraient pas de peine à régler, comme il faut, l'éducation des autres.

J'ignore si, dans ce bref discours, j'ai fait autre chose que témoigner de mes bonnes intentions ; mais ce livre, tel qu'il est, appartient maintenant au public, et s'il contient quelque chose qui mérite d'être bien accueilli, c'est vous qu'on devra remercier.

C'est en effet mon affection pour vous qui a donné naissance à cet écrit, et je suis heureux de pouvoir laisser à la postérité ce témoignage de l'amitié qui nous unit. Je ne connais pas en effet de plus grand plaisir dans celte vie, ni de meilleur souvenir à laisser après soi, que celui d'avoir été longtemps l'ami d'un homme bon, utile, capable et qui aime son pays. Je suis,

Monsieur, Votre très humble et très dévoué serviteur,

John Locke.

Ol ELQUES PENSEES

L ÉDUCATION

1. Un esprit sain dans un corps sain1, telle est la brève, mais complète, définition du bonheur dans ce monde. L'homme qui possède ces deux avantages n'a plus grand'- chose à désirer. Celui auquel manque l'un ou l'autre ne saurait guère profiter de n'importe quel autre bien. Le bonheur ou le malheur de l'homme est en grande partie son œuvre. J^Celui dont l'esprit ne sait pas se diriger avec sagesse ne suivra jamais le droit chemin; '.et celui dont le corps est faible et délabré, sera incapable d'y marchera II y a, je l'avoue, des gens dont, le corps et l'esprit sont natu- rellement si vigoureux, si bien constitués, qu'ils n'ont pas grand besoin du secours d'autrui|. Dès le berceau, par la seule force de leur génie naturel, ils sont portés à tout ce qui est excellent ; par le seul privilège de leur heu- reuse organisation, ils sont en élat de faire merveille. Mais les exemples de ce genre sont rares ; et je crois pouvoir dire

1. Locke s'inspire du vers bien connu de Juvénal :

Orandum est ut sit mens sana in corpore saito. (Satire x, 356.)

C'est dire très nettement, dès le début, que l'éducation physique n'est pas moins importante que l'éducation intellectuelle et l'éducation morale.

I

2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

que les neuf dixièmes des hommes que nous connaissons, sont ce qu'ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles, par l'effet de leur éducation *. C'est l'éducation qui fait la différence entre les hommes. Même des impressions légères, presque insensibles, quand elles ont été reçues dès la plus tendre enfance, ont des conséquences importantes et dura- bles2. Il en est de ces premières impressions, comme des sources de certaines rivières : il suffit à la main de l'homme d'un petit effort pour détourner leurs dociles eaux en dif- férents canaux qui les dirigent dans des sens opposés ; de sorte que, selon la direction qui leur a été imprimée dans leur source, ces rivières suivent différents cours, et finis- sent par aboutir dans des contrées fort éloignées les unes des autres.

2. J'imagine que l'esprit des enfants pourrait être dirigé d'un côté ou d'un autre, aussi facilement que l'eau elle-

1. Il y a quelque exagération dans la pensée de Locke, et il est permis de penser qu'il ne tient pas suffisamment compte, dans ses idées sur la formation des caractères et des talents, des dispositions naturelles, innées ou héréditaires. Helvétius qui se donne pour le disciple de Locke a poussé encore plus loin le paradoxe de la toute-puissance de l'éducation. « Tous les hommes, dit-il, naissent égaux et avec des aptitudes égales, et l'éducation seule fait les différences (de l'Esprit, 5e discours; voyez aussi le traité de l'Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, chap. n). » Locke ne méconnaissait pas au même point les inégalités naturelles des esprits. Il dit plus loin 66) que « nous ne pouvons pas avoir la prétention de changer le naturel des enfants ». Remarquons d'ailleurs que par éducation Locke entend ici autre chose que l'instruction reçue à l'école : l'éducation est pour lui l'ensemble des influences qui agissent sur l'âme, de toutes les impressions qui directement ou indirectement contribuent à former l'homme. Dans un autre de ses ouvrages (Conduite de l'entendement, § 4), il explique mieux sa pensée : o Ce qui fait l'esprit ce qu'il est, c'est l'exercice ; bien des qualités qui passent pour des dons naturels sont les effets de l'exer- cice. »

2. Tous les pédagogues ont insisté sur l'importance des premières impressions. « Un homme qui a passé sa vie à faire des voyages de circumnavigation est moins influencé par toutes les nations qu'il a visitées que par sa nourrice. » (J.-P. Richter, préface de Lrvana.)

PREAMBULE. 3

môme '.plais bien que l'esprit2 soit la partie principale de la nature humaine et que l'éducation doive surtout porter sur le dedans de l'homme, il ne faut pas cependant oublier de prendre soin de notre maison d'argile (clay cottage). C'est donc par que je vais commencer, en traitant de la santé du corps ; soit parce que ces considérations sont de celles que vous devez attendre du genre d'études auxquelles je passe pour m'être particulièrement appliqué5, soit parce que j'en aurai vite fini avec ce sujet qui, si je ne me trompe, se réduit à peu de chose.

1. Locke évidemment exagère, mais nous aimons mieux son para- doxe que le préjugé contraire. Il est bon que les pédagogues se forment, même au prix de quelques illusions, une haute idée de l'efficacité de l'éducation.

2. Locke écrit toujours minci (esprit) et jamais soûl (âme).

3. Locke avait été destiné d'abord à l'état ecclésiastique, mais le jour il lui fallut prendre un parti, il abandonna la théologie pom la médecine. 11 est vrai qu'il ne prit jamais ses grades et n'exerça pas publiquement. Mais il fut le médecin particulier de lord Shaftesbury. l'ami et le collaborateur de l'illustre Sydenham, et sa compétence était telle qu'en 1698 il était appelé en consultation par le roi d'Angleterre.

SECTION I (5-50).

L'ÉDUCATION PHYSIQUE

DE LA SANTE.

5. Que la santé est nécessaire à nos affaires et à notre bonheur, et que pour faire quelque figure dans le monde, nous ne pouvons nous passer d'un tempérament vigoureux, qui résiste au travail et à la fatigue : c'est un point évi- dent, où la preuve est inutile *.

4. En parlant ici de la santé, mon dessein n'est pas de dire comment un médecin doit soigner un enfant malade ou débile : je veux seulement indiquer ce que, sans recou- rir à la médecine, les parents ont à faire pour conserver et développer chez leurs enfants une constitution saine ou tout au moins exempte de maladie. Et peut-être tout ce que j'ai à dire se résumerait dans cette courte maxime : Les gens du monde doivent élever leurs enfants comme les bons fermiers et les riches paysans font les leurs 2. Mais

1. Locke savait par expérience ce qu'il en coûte pour avoir une santé débile. A plusieurs reprises, la maladie de poitrine dont il souffrit toute sa vie l'empêcha d'accepter de hautes situations politiques ; c'est pour se soigner qu'il fit en 1G75 son premier voyage en France, et qu'il séjourna pendant un an à Montpellier. Locke parvint cependant à un âge avancé (72 ans) : mais ce fut à force de soins, de prudence et de précaution.

2. Mme de Sévigné était plus dans le vrai que Locke quand elle écrivait : « Si votre fils est bien fort, l'éducation rustaude est bonne ; mais, s'il est délicat, je pense qu'en voulant le faire robuste on le fait mort, »

L'EDUCATION PHYSIQUE. ."»

comme les mères trouveront sans doute cette règle trop dure et les pères trop courte, je vais expliquer ma pensée avec plus de détails, après avoir posé en principe, comme une vérité généralement certaine, recommandée à l'atten- tion des femmes, que chez la plupart des enfants la santé est compromise ou tout au moins affaiblie par les gâteries et l'excès de la tendresse.

LE CHAUD ET LE FROID.

5. La première précaution à prendre, c'est que l'enfant ne soit pas trop couvert, trop chaudement vêtu, soit en hiver, soit en été1. Quand nous venons au monde, le visage n'est pas moins délicat que les autres parties du corps. C'est l'habitude seule qui endurcit la figure et l'affermit contre le froid. Aussi rien de plus juste que la réponse du philosophe scythe à un Athénien qui s'étonnait qu'il pût marcher nu dans la glace et dans la neige : Et vous, dit le Scythe, comment pouvez-vous supporter que votre visage soit exposé à l'air froid de l'hiver? » « C'est que mon visage y est accoutumé. » « Eh bien, reprit le Scythe, imaginez que je suis tout visage 2. » El en effet, c'est sans souffrance que notre corps supporte tout ce qu'il a pris de bonne heure l'habitude d'endurer.

Voici encore un exemple remarquable, mais qui se rap- porte à l'extrême opposé, à l'excès de la chaleur, et qui peut servir à établir notre thèse sur la puissance de l'habitude. Je l'emprunte à un récit de voyage récemment paru et plein

1. M. II. Spencer pense, au contraire, qu'il faut tenir compte dans l'habillement des sensations de chaud et de froid. « L'idée qu'on doit endurcir le corps est, dit-il, nue illusion fâcheuse. Beaucoup d'enfants son! si bien endurcis, qu'ils s'en vont de ce monde. »

2. Cette anecdote est empruntée à l'écrivain grec Élien [Histoires varices, VU, (i).

0 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

d'intérêt l. L'auteur s'exprime ainsi : « Les chaleurs sont plus violentes dans l'île de Malte que dans aucune autre contrée de l'Europe. Elles dépassent même celles de Rome. Elles sont particulièrement étouffantes, d'autant plus que les brises rafraîchissantes viennent rarement les adoucir. C'est ce qui fait que les hommes du peuple à Malte sont noirs comme des Éthiopiens. Mais les paysans n'en bravent pas moins les ardeurs du soleil : ils travaillent aux heures les plus chaudes du jour, sans trêve ni relâche, sans songer à se défendre contre ses rayons brûlants. J'en conclus que la nature peut se faire à bien des choses, qui sembleraient d'abord insupportables, pourvu quelle y soit accoutumée dès l'enfance. C'est ce qui arrive chez les Maltais, qui endurcissent le corps de leurs enfants et les aguerrissent à la chaleur, en les habituant à marcher entièrement nus, sans chaussure ni caleçon, sans aucun couvre-chef, depuis leur naissance jusqu'à l'âge de dix ans. »

Laissez-moi donc vous conseiller de ne pas prendre trop de précautions contre les froids de notre climat. Il y a beaucoup de personnes, en Angleterre, qui portent les mêmes vêtements en hiver qu'en été2, sans en ressentir aucun inconvénient, sans avoir phis froid que les autres. Mais si les mères, de peur d'incommoder l'enfant, si les pères, pour échapper aux reproches, veulent absolument avoir égard aux saisons il gèle et il neige, que du moins ils ne donnent pas à leur fils des vêtements trop chauds. Puisque la nature a elle-même si bien protégé la tète de l'enfant en la couvrant de cheveux, puisqu'elle

1. L'ouvrage dont parle Locke était intitulé Nouveau Voyage dit Levant.

2. Locke pensait peut-être à son ami Newton, de qui les biographes nous apprennent que, quelques années avant sa mort, il portait encore, hiver comme été, les mêmes vêtements. Malgré cet illustre exemple, on ne saurait approuver la recommandation de Locke. Ici commence la série des paradoxes hygiéniques, que Rousseau a empruntés au philo- sophe anglais en les exagérant encore.

L'ENDURCISSEMENT PHYSIQUE. 7

aguerrit assez un garçon, vers l'âge d'un ou de deux ans, pour qu'il puisse jouer pendant le jour la tête nue, le mieux est que la nuit aussi il dorme sans bonnet1. Il n'y a rien qui nous expose davantage aux rhumes, aux refroi- dissements, aux catarrhes, à la toux et à d'autres maladies encore, que de nous tenir la tête chaude.

6. J'ai parlé des garçons, parce que l'objet principal de mon discours est de montrer comment un jeune gentleman doit être élevé dès son enfance. Dans certains cas, ce qui convient aux garçons peut ne pas convenir aux filles; mais partout la différence des sexes exigera des soins diffé- rents, on n'aura pas de peine à le reconnaître.

7. Je conseillerai aussi de laver les pieds aux enfants tous les jours et dans l'eau froide, et de leur donner des chaus. sures si minces qu'elles laissent passer l'eau, quand leurs pieds seront en contact avec elle 2. Ici, je le crains bien, j'aurai contre moi les mères et les servantes. Les unes trouveront la chose trop sale ; les autres penseront peut- être qu'elles auraient trop de peine à nettoyer les bas des enfants ! Il n'en est pas moins vrai que la santé de l'enfant importe plus et dix fois plus que toutes ces considérations. Oui voudra refléchir combien c'est chose dangereuse et mortelle de sentir de l'humidité aux pieds, quand on a été élevé trop délicatement, regrettera certainement de n'a- voir pas marché pieds nus dans son enfance, comme font les enfants du pauvre peuple, qui s'accoutument si bien ainsi à avoir les pieds mouillés qu'ils n'en souffrent pas plus que d'avoir les mains mouillées. D'où vient, je vous le demande, chez les autres hommes, cette grande différence

1. a Accoutumez vos enfants à demeurer, été et hiver, jour et nuit, toujours tête nue. » [Emile, livre II.)

2. Locke pousse vraiment trop loin la théorie de l'endurcissement. Il n'a eu sur ce point d'autre approbateur que Rousseau, qui renchérit encore sur ses paradoxes, puisqu'il supprime complètement les chaus- sures. « Qu'Emile coure les matins pieds nus, en toute saison, par la chambre, par l'escalier, par le jardin : loin de l'en gronder, je l'imi- terai. »

8 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

de sensibilité pour les pieds et pour les mains, sinon de l'habitude? Je ne doute pas qu'un homme qui, dès sa nais- sance, aurait eu toujours les pieds nus et les mains con- stamment fourrées dans de chaudes mitaines, constamment couvertes de gants, que les Hollandais appellent les souliers des mains (Hand-shoes) ; je ne doute pas, dis-je, que sous l'influence de cette habitude eet homme n'en vînt à souf- frir de l'humidité aux mains autant que la plupart des hommes souffrent aujourd'hui de l'humidité aux pieds. Le moyen de remédier à cet inconvénient est, je le ré- pète1, d'avoir des chaussures qui fassent eau et aussi de baigner chaque jour dans l'eau froide les pieds de l'enfant. Cela serait déjà à recommander pour la propreté; mais ce que je considère surtout dans cet usage, c'est qu'il profite à la santé. Aussi je ne tiens pas à fixer pour ce lavage à l'eau froide telle heure du jour, plutôt que telle autre. Je sais des gens qui l'ont pratiqué avec succès pendant la nuit, et cela durant tout l'hiver, sans l'interrompre une seule nuit, même par de très grands froids. Dans le temps même l'eau était recouverte d'une couche de glace, l'enfant y plongeait ses jambes et ses pieds, quoiqu'il fût encore d'un âge à ne pouvoir se frotter et s'essuyer lui-même. J'ajoute qu'au début de ce traitement il était malingre et fort dé- licat. Mais comme il s'agitde fortifier les membres inférieurs par un usage fréquent et ordinaire de l'eau froide, et par de prévenir les accidents que cause l'humidité aux pieds à ceux qui ont été élevés d'une autre manière, je pense qu'il faut laisser à la sagesse et aux convenances des parents le choix entre le soir et le matin. L'heure est, je crois, in- différente, pourvu que la chose se fasse. La santé, la force,

4. Locke, on s'en apercevra de plus en plus en lisant la suite du livre, ne craint pas de se répéter. Il abuse des redites.

2. Rousseau est par exception plus sage que Locke en cet endroit. 11 loue l'usage de l'eau froide, mais il reconnaît qu'il serait dangereux de soumettre tout d'abord à ce régime des enfants a amollis avant que de naître ». 11 conseille donc l'eau tiède, au moins pour les premiers bains.

I.KS BAINS FROIDS. 0

qui eu résulteront, seraient encore une bonne acquisition, dùt-on les acheter plus chèrement1. J'ajoute que par on évite les cors aux pieds, ce qui pour quelques per- sonnes ne sera pas une considération sans valeur. Il fau- dra commencer au printemps avec de l'eau tiède, puis continuer avec de l'eau toujours plus froide, jusqu'à ce que, au bout de quelques jours, on en vienne à employer de l'eau tout à fait froide, et cela pendant l'hiver comme pen- dant l'été. Il faut en effet observer ici, comme dans toutes les autres modifications que nous apportons à notre régime de vie ordinaire, que le changement doit se faire par degrés adoucis et insensibles : c'est ainsi que nous habituerons notre corps à toute chose sans souffrance et sans danger.

Quel accueil de tendres mères vont-elles faire à cette doctrine? Il n'est pas difficile de le deviner. Traiter ainsi leurs pauvres enfants : mais c'est vouloir leur mort. Quoi ! plonger leurs pieds dans l'eau froide, alors qu'il gèle et qu'il neige, et qu'on a toutes les peines du monde à leur tenir les pieds chauds !

Essayons de calmer un peu ces alarmes par des exem- ples, puisque sans exemples les meilleures raisons ont de la peine à se faire entendre. Sénèque raconte de lui-même qu'il avait coutume de se baigner dans l'eau froide et l'eau de source en plein hiver 2. S'il n'avaitpas cru que cette pra- tique était non seulement tolérable, mais favorable pour la santé, il n'aurait eu garde de s'y assujettir, dans sa grande situation de fortune qui pouvait bien, je pense, supporter la dépense d'un bain chaud, et à un âge (car il était vieux

1. Locke écrivait à Molyneui dans le même sens : « Vous dites que votre fils n'est pas assez fort : pour le rendre fort, vous devez le traiter durement... J'en ai un exemple dans la maison je vis (celle de lady Masham), le fils unique d'une tendre mère avait été presque perdu p:ir la faute d'une éducation trop douce. Il est maintenant habitué à suivre un système contraire, à supporter le vent et les intempéries des saisons, à avoir froid aux pieds... » (25 août 1G95).

2. Epitres à Lucilius, 53 et S5... « Me lanlus psychrolute» (ji'i ha- lendia januarUê in Euripum saltabam.... »

10 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

en ce temps-là) il aurait été excusable de se ménager. Mais, dira-t-on, ce sont les principes stoïciens du philosophe qui lui inspiraient le goût de ce régime sévère ! Admettons que le stoïcisme lui avait appris à supporter la sensation désa- gréable de l'eau froide. Il restera à savoir pourquoi l'usage de l'eau froide était favorable à sa santé qui n'était point affaiblie par ce rude usage. D'ailleurs que dirons-nous d'Horace, qui ne se passionnait pour la gloire d'aucune secte et encore moins pour les austérités affectées du stoï- cisme? Eh bien! Horace nous apprend qu'il avait coutume en hiver de se plonger dans l'eau froide l. Mais, dira-t-on encore, le climat de l'Italie est plus chaud que le climat de l'Angleterre et l'eau y est moins froide en hiver. Si les rivières de l'Italie sont plus chaudes que les nôtres, celles de l'Allemagne et de la Pologne sont beaucoup plus froides qu'aucune de celles qui arrosent notre pays, et cependant dans ces contrées les juifs, hommes et femmes, se bai- gnent dans les rivières pendant toutes les saisons de l'année, sans aucun préjudice pour leur santé. Tout le monde n'est pas disposé à croire que c'est par un miracle ou par une vertu particulière de la fontaine de Saint- Winifred2 que les personnes les plus délicates peuvent, sans prendre mal, se baigner dans les eaux glacées de celte source fameuse. Tout le monde sait aujourd'hui quels merveilleux effets produisent les bains froids sur des tempéraments faibles ou délabrés, pour leur rendre la santé et la force ; ils ne sauraient par conséquent passer pour intolérables ou im- praticables, quand il s'agit seulement de fortifier et d'amé- liorer des constitutions plus robustes3.

Mais on pensera peut-être que des exemples empruntés à ce qui arrive chez les adultes ne peuvent tirer à consé-

1. ... Gelida quum perluor unda Per médium frigut... (Lib. 1, Epit- tola xv, 4.)

2. A Holyweli, dans le Flintshire.

5. C'est vers le milieu du dix-septième siècle que la mode des bains froids se généralisa en Angleterre. Elle venait, dit-on, de Hollande.

LA NATATION. 11

quence pour des enfants, les enfants étant trop délicats pour supporter un pareil régime. Qu'on veuille bien alors considérer comment les Germains autrefois traitaient leurs enfants, comment les Irlandais les traitent aujourd'hui, et l'on reconnaîtra que les enfants aussi, quelque délicats qu'on les suppose, peuvent sans aucun danger se baigner non seulement les pieds, mais le corps tout entier, dans l'eau froide. Il y a aujourd'hui même, dans les montagnes d'Ecosse, des dames qui au cours de l'hiver soumettent leurs enfants à ce régime, sans que l'eau froide leur fasse mal, même quand elle est pleine déglaçons.

8. Je n'ai guère besoin d'insister sur la natation : il faut l'apprendre à l'enfant sitôt qu'il est assez âgé pour cela et quand on a quelqu'un qui puisse l'exercer1. C'est un art qui sauve la vie de bien des gens. Les Romains le considé- raient comme si nécessaire qu'ils le plaçaient au même rang que les lettres2. Ils avaient une espèce de proverbe pour désigner un homme sans éducation et qui n'est bon à rien. Ils disaient de lui : « Il n'a appris ni les lettres ni la natation, » nec litteras didicit nec natare. Mais outre le protit d'acquérir un art qui peut rendre service à l'occa- sion, il y a de si grands avantages pour la santé à se baigner fréquemment dans l'eau froide pendant les chaleurs de l'été, que je ne pense pas qu'il soit nécessaire de discourir longuement pour recommander cet exercice. Seulement on doit avoir soin de ne jamais entrer dans l'eau quand on est

1. « Gargantua nageoit en profonde eaue, à l'endroit, à l'envers, de cousté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l'aer, en laquelle tenant nng livre, transpassoit toute la Seine sans iceluy mouiller... » [Rabelais, livre I, ch. xxiii.) « Dans l'eau, si l'on ne nage, on se noie, et l'on ne nage point sans l'avoir appris... Emile sera dans l'eau ci mime sur la terre ». (Emile, 1. II).

2. Locke aurait nommer les Grecs avant les Romains. « Quand les anciens Grecs vouloient accuser quelqu'un d'extrême insuflisance, ils disoient eu commun proverbe « qu'il ne sçavoit ny lire ny nager ». (Montaigne, II, xxxiv.) Le proverbe grec était fi^zs v£îv, //•/■;?£ ypiij.fj.uix

12 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

encore (oui échauffé par la marche, ou qu'on a le sang et le pouls troublés par quelque émotion.

L'AIR.

9. Une autre habitude très favorable à la santé de tout le monde et surtout à la santé des enfants, c'est de rester souvent en plein air, et de se tenir le moins possible auprès du feu, même en hiver. L'enfant s'habituera par à sup- porter le froid et le chaud, le soleil et la pluie. Sans cette habitude, l'homme ne saurait attendre de grands services de son corps dans les affaires de ce monde, et, quand on a atteint l'âge mûr, il est trop tard pour s'y faire. Il faut s'y accoutumer de bonne heure et par degrés. C'est en procédant ainsi que le corps s'habitue à tout1. Si je re- commandais qu'on laissât l'enfant jouer au vent et au soleil sans chapeau, je doute fort qu'on suivit ce conseil2. On me ferait -dessus mille objections, qui reviendraient toutes à ceci, c'est que l'enfant aurait le teint brûlé par le soleil. Et cependant, si notre jeune homme reste toujours à l'ombre, si on ne l'envoie jamais au soleil et au vent de peur de lui gâter le tempérament, ce sera sans doute la vraie manière de faire de lui un beau garçon, mais nulle- ment un homme d'action5. Et bien qu'il faille avoir plus

1. Évidemment il est des choses contraires à notre constitution, et auxquelles le corps ne peut s'accoutumer. Goldsmith, dans sou Essai sur l'éducation, n'a pas eu de peine à ridiculiser les exagérations de Locke sur la toute-puissance de l'habitude. « Pierre le Grand, raconte- t-il, pensa un jour qu'il conviendrait que tous les marins prissent l'habitude de boire de l'eau salée. Aussitôt il promulgua un édit qui ordonnait que tous les apprentis marins ne boiraient désormais que de l'eau de mer. Les enfants moururent tous, et l'expérience en resta là. »

2. « Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste aultre couverture que celle que nature y a mise. » (Montaigne, I, xxxv.)

3. t Endurcissez l'enfant à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu'il luy fault mespriser : ostez luy toute mollesse et déli- catesse au vestir et coucher, au manger et au boire : accoustumez le à

LE JEU EN PLEIN AIR. 15

d'égards pour la beauté des femmes, je prendrai la liberté de dire que plus elles seront exposées à l'air, sans que leur visage en soit incommodé, et plus elles seront vigou- reuses; plus on rapprochera l'éducation des sœurs de la dure éducation de leurs frères, et mieux cela vaudra pour elles, durant le reste de leur vie.

10. Le jeu en plein air n'offre, à ma connaissance, qu'un seul danger : c'est que l'enfant, tout échauffé d'avoir couru à droite e-t à gauche, n'aille aussitôt après s'asseoir ou se coucher sur le sol froid et humide1. Je conviens de cela, et je reconnais aussi que l'habitude de boire de l'eau froide, alors qu'on est échauffé par le travail ou par l'exercice, conduit plus de gens au tombeau ou aux portes du tom- beau, que ne font les fièvres ou d'autres maladies, et toutes les autres causes de mort. Mais ces inconvénients seront assez facilement évités avec un petit enfant qu'on perd ra- rement de vue. Et si, pendant son enfance, on l'a toujours sévèrement empêché de s'asseoir par terre ou de boire quelque chose de froid lorsqu'il a chaud, cette interdiction prolongée se changera en habitude qui l'aidera à s'abstenir de lui-même lorsqu'il ne sera plus sous les yeux de sa bonne ou de son gouverneur. C'est, je crois, tout ce qu'on doit faire à cet égard. Car, à mesure que les années s'ajoutent aux années, la liberté doit venir avec elles; et, pour beaucoup de choses, il faut savoir confier l'enfant à lui-même2, puisqu'il est impossible de maintenir autour

tout; que ce no soit pas un beau garson et dameret, mais un garson vert et vigoureux... » (Montaigne, I, ixv.)

1. Rousseau n'admet pas ces sages ménagements, a Locke, dit-il, au milieu des préceptes mâles et sévères qu'il nous donne, retombe dans des contradictions qu'on n'attendrait pas d'un raisonneur aussi exact... Puisqu'il veut que les souliers des enfants prennent l'eau dans tous les temps, la prendront-ils moins quand l'enfant aura chaud? »

Jj. Il ne faut jamais oublier en effet que le but de l'éducation est d'apprendre à l'enfant à se gouverner lui-même. L'idée, tout anglaise, du self çovermnent (du gouvernement par soi-même) doit présider à toute éducation libérale.

14 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

de lui une surveillance de tous les instants, excepté celle qu'il exercera sur lui-même, si vous lui avez donné de bons principes et de fermes habitudes; celle-là est la meilleure et la plus sûre, et celle, par conséquent, dont il faut le plus se préoccuper. En effet, de la répétition des mêmes règles et des mêmes maximes, quelque effort que vous fassiez pour les inculquer, vous ne devez rien at- tendre, ni dans ce cas, ni dans aucun autre, tant que la pratique ne les aura pas changées en habitudes.

LES VETEMENTS.

11. Ce que j'ai dit des jeunes filles me remet en mémoire une chose qu'il ne faut pas oublier : c'est que les vête- ments de votre enfant ne doivent jamais être trop étroits, surtout autour de la poitrine1. Laissons à la nature le soin de former le corps comme elle croit devoir le faire. Elle travaille spontanément beaucoup mieux, avec beaucoup plus d'art, que nous ne pourrions faire nous-mêmes si nous prétendions la diriger. Et si les femmes avaient le pou- voir de façonner dans leur sein le corgs de leurs enfants, de même qu'elles s'efforcent souvent de refaire leur taille quand ils sont nés, il y aurait certainement aussi peu de nouveau-nés bien conformés qu'il y a beaucoup d'enfants contrefaits pour avoir été trop étroitement lacés, ou pour avoir pris trop de remèdes. Cette considération, ce semble, devrait empêcher beaucoup de gens (je ne parle pas des

1. Tous les pédagogues sont d'accord avec Locke sur la nécessité des vêtements larges. « Il est prouvé par les recherches d'un grand nombre de savants écrivains que les corsets ne servent qu'à empêcher la circulation du sang et le développement si nécessaire des par- ties extérieures et intérieures du corps » (Kant, Ueber Pœdagogik). M. Fonssagrives, de son côté, proteste contre la tunique des lycéens, contre « ce vêtement rigide et rembourré qui comprime la poitrine et gêne la liberté des mouvements » {Éducation physique des garçons, p. 57). Voyez aussi Riant, l'Hygiène et l'éducation dans les internats, p. 200.

LES VÊTEMENTS. 15

nourrices ignorantes ni des faiseurs de corsets) de se mêler d'une affaire qu'ils n'entendent point ; ils devraient craindre de détourner la nature de ses voies, en essayant de façonner eux-mêmes les membres et les organes, alors qu'ils ne savent seulement pas comment est faite la plus petite, la plus simple partie du corps1. Et cependant j'ai vu en si grand nombre des exemples d'enfants auxquels on avait fait beaucoup de mal pour les avoir trop serrés dans leurs vêtements, que je ne puis m'empêcher de conclure qu'il y a d'autres créatures que les singes, qui, avec aussi peu de sagesse, font périr leurs enfants par une tendresse aveugle et en les embrassant trop.

12. Une poitrine étroite, une respiration courte, une mauvaise haleine, des poumons malades, un corps voûté, tels sont les effets naturels et presque constants de l'usage des corsets et des vêtements qui serrent. Les moyens em- ployés pour donner aux enfants une taille fine et svelte ont précisément pour résultat de la leur gâter. En effet, il se fait nécessairement un partage inégal de la nourriture préparée pour les différentes fonctions du corps, quand elle ne peut se distribuer selon le plan de la nature. Et par conséquent comment s'étonner si, la nourriture se portant elle peut, dans quelque partie du corps moins com- primée, il arrive qu'une hanche ou une épaule soit plus haute ou plus grosse que ne le voudraient de justes pro- portions? On sait généralement que les Chinois, qui voient

1. M. H. Spencer a vivement critiqué chez les parents l'ignorance de tout de ce qui a rapport aux conditions physiques de la vie. « Les mil- lions d'êtres humains qui sont lues, les centaines de millions qui sur- vivent pour traîner des santés alfaiblies, les millions qui grandissent ivec des constitutions moins fortes qu'elles n'auraient l'être, nous ionnent l'idée du mal fait par des parents qui ignorent les lois de la vie. » (Education, etc., ch. i.)

2. Il se produit dans le corps, sous l'effet d'une contrainte partielle. ;e qui se produit dans l'àme sous l'influence d'une culture exclusive : pendant que certains organes se développent, les autres s'atrophient, "est que, comme le dit Gœthe, la nature est un comptable sévère, qui économise d'un côté ce qu'il dépense de l'autre.

16 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

en cela je ne sais quel idéal de beauté, parviennent à se rendre le pied très petit en le couvrant dès leur enfance de liens fortement serrés. J'ai vu récemment une paire de souliers chinois, qui, disait-on, étaient faits pour une femme d'un âge avancé: ils étaient à tel point dispropor- tionnés avec le pied d'une femme de notre pays qui serait du même âge, qu'ils auraient pu à peine convenir pour chausser une petite fille. On a remarqué en outre que les Chinoises sont très petites de taille et qu'elles vivent peu ; tandis que les Chinois ont la même stature que les autres hommes et vivent le même nombre d'années. Les infirmi- tés propres aux femmes de ces contrées ont été quelquefois attribuées à leur absurde coutume de comprimer leurs pieds : par là, en effet, la libre circulation du sang est gênée, et le corps entier en souffre dans sa croissance et sa santé. Combien de fois ne voyons-nous pas, lorsque le pied, en quelque endroit, a souffert d'un effort ou d'une blessure, que toute la jambe ou la cuisse s'en ressent, perd ses forces et s'amaigrit! A quels inconvénients plus graves ne doit-on pas s'attendre quand la poitrine, est placé le cœur, le siège de la vie, est comprimée d'une façon anormale et gênée dans sa libre expansion !

LA NOURRITURE.

13. Quant à la nourriture de l'enfant, elle doit être commune et fort simple, et si l'on m'en croyait, on lui interdirait l'usage de la viande, tant qu'il est au maillot ou tout au moins jusqu'à deux ou trois ans1. Mais quelque

1. Grosse question. A quel âge convient-il que l'enfant commence à manger de la viande ? Voici l'opinion exprimée par M. Donné dans ses Conseils aux Mères (p. 198) : « Convaincu par expérience du désavan- tage d'un régime exclusivement végétal pour les enfants de notre pays, je recommande la viande après le sevrage et dès que les enfants ont assez de dents pour broyer le blanc de poulet ou quelque autre chair aussi tendre. »

LA NOURRITURE. 17

avantage que celte habitude puisse avoir pour sa santé présente comme pour sa force future, je crains que les parents n'y consentent pas; trompés par l'habitude qu'ils ont de manger eux-mêmes beaucoup de viande, ils se lais- sent aller à croire qu'il arriverait à leurs enfants, comme à eux-mêmes, de mourir de faim, s'ils n'en mangeaient pas au moins deux fois par jour1. Ce dont je suis sûr pourtant, c'est que les enfants courraient moins de dangers quand ils mettent les dents, qu'ils seraient plus à l'abri des maladies pendant leurs premières années , qu'enfin ils établiraient plus sûrement en eux les principes d'une con- stitution saine et vigoureuse, s'ils n'étaient pas gorgés, comme ils le sont, par des mères faibles et par des domes- tiques imprudents, et s'ils s'abstenaient entièrement de viande pendant les trois ou quatre premières années de leur vie.

Mais s'il faut absolument que notre petit homme mange de la viande, ayez soin au moins de ne lui en donner qu'une fois par jour, et d'une seule sorte par repas. Du bœuf au naturel, du mouton, du veau, etc., sans autre assaisonne- mont que l'appétit, voilà ce qui convient le mieux. Il faut aussi qu'il mange beaucoup de pain2, soit du pain sec, soit avec les autres mets, et qu'il mâche bien tous les aliments solides3 . En Angleterre nous négligeons très souvent ce soin : de des indigestions et d'autres incommodités graves.

14. Pour le déjeuner et le souper, le lait, les soupes au

1. On sait combien les Anglais ont peu profité des conseils de Locke. C'est chez eux un régime continuel de viandes saignantes.

2. Je ne connais qu'un livre d'éducation qui se plaigne de l'habitude de manger beaucoup de pain ; c'est l'École jiaroissiale, qui est comme le programme des écoles de la ville de Paris au commencement du dix- huitième siècle : « Les enfants de Paris, y est-il dit, mangent ordi- nairement beaucoup de pain : cette nourriture leur abêtit l'esprit et les rend ineptes bien souvent, à l'âge de neuf à dix ans, à apprendre. Omni» repletio mala, pants vero pessima. »

5. On connaît la formule de salutation qu'un médecin célèbre em- ployait avec ses amis. Au lieu de leur dire : « Portez-vous bien », il leur disait : a Mâchez bien. »

2

18 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

lait, les bouillies de gruau d'avoine, et vingt autres nids qui sont en usage chez nous, conviennent parfaitement aux enfants. Seulement pour tous ces aliments il faut veiller à ce qu'ils soient purs, sans grand mélange, très modéré- ment assaisonnés de sucre, ou mieux encore sans sucre du tout1 : les épices en particulier, comme tout ce qui peut échauffer le sang, doivent être soigneusement interdites. Soyez aussi ménager du sel dans l'assaisonnement de tous leurs plats, et n'en mettez pas du tout dans le6 viandes d'un goût relevé. Nos palais prennent goût aux assaisonnements et à la cuisine dont ils font ordinairement usage ; et un usage immodéré du sel, outre qu'il excite la soif et force à boire avec excès, produit sur le corps d'autres effets per- nicieux. J'inclinerais à croire qu'un gros morceau de pain bis, bien pétri et bien cuit, tantôt sec, tantôt avec du beurre ou du fromage, sera souvent pour l'enfant le meil- leur des déjeuners.

Je suis sûr que ce sont des repas sains, qui feraient de lui un homme robuste, au moins aussi bien que des mets plus délicats; et si on l'y accoutumait de bonne heure, il y prendrait goût autant qu'à autre chose. S'il lui arrive de demander à manger entre les repas, ne lui donnez que du pain sec. Si c'est la faim qui le pousse en effet, et non un pur caprice, le pain lui suffira; et s'il n'a pas faim, il n'est pas nécessaire qu'il mange. Par vous obtiendrez deux

1. Locke condamne absolument le sucre. H. II. Spencer est d'un avis contraire, et, avec un optimisme aussi imprudent que complaisant, il croit qu'on doit satisfaire aux goûts de l'enfant, particulièrement à sou appétit pour le sucre. « Le goût des sucreries est très marqué et pres- que universel chez les enfants. Probablement quatre-vingt-dix-neuf per- sonnes sur cent, s'imaginent qu'il n'y a rien qu'une sensualité du palais, et que, de même que d'autres plaisirs sensuels, elle doit être réprimée. Le physiologiste, cependant, qui est conduit par ses décou- vertes à révérer de plus en plus l'ordre de la nature..., a reconnu au- jourd'hui que le sucre joue un rôle important dans le développement de l'organisme. Le sucre est une nourriture productive de calorique.... c'est la forme sous laquelle plusieurs autres composés doivent passer avant que de pouvoir nous fournir de la chaleur animale. »

LA NOURRITURE. li>

bons résultats : d'abord par L'habitude il prendra goût à Ranger du pain; car, je l'ai déjà dit, il suffit, pour que nos palais et nos estomacs trouvent un aliment agréable, qu'ils s'y soient accoutumés; un autre bénéfice, c'est qu'il ne sera plus nécessaire de lui apprendre à s'abstenir de manger plus copieusement et plus fréquemment que la nature ne l'exige. Je ne crois pas sans doute que tout le monde ait le même appétit : les uns ont l'estomac natu- rellement plus exigeant, les autres moins. Mais ce que je crois, c'est que beaucoup de gens sont devenus gloutons et gourmands par habitude, qui par nature ne l'étaient pas. Je vois dans certains pays des hommes, qui ne font que deux repas, devenir aussi robustes que d'autres per- sonnes, que, sous l'empire de l'habitude, leur estomac, comme une sonnette d'alarme, appelle à table quatre ou cinq fois par jour. Les Romains jeûnaient ordinairement jusqu'au souper, qui d'ailleurs était alors le seul repas ré- glé, même de ceux qui mangeaient plus d'une fois par jour1. Quant à ceux qui avaient l'habitude de déjeuner (ce qu'ils faisaient, les uns à huit heures, les autres à dix, d'autres à midi, et quelques-uns même plus tard), ils ne mangeaient jamais de viande, et il n'y avait rien de pré- paré pour ce repas. Auguste, du temps il était le plus grand monarque de la terre, n'emportait, nous dit-il, qu'un morceau de pain sec, pour le manger dans sa voiture 2. De mêmeSénèque (dans la lxxxiiic lettre à Lucilius,où il donne une idée de la façon dont il se traitait, même pendant sa vieillesse, et alors que l'âge eût autorisé plus de complai- sance), raconte qu'il avait coutume de manger pour son dîner un morceau de pain sec, sans prendre même la peine de s'as-

1. Les usages varièrent à Rome selon les temps. Ce que dit Locke s'applique surtout à l'époque de la République. Sous l'Empire, les Romains furent moins sobres. Chez les Grecs, même du temps d'Ho- mère, on faisait généralement trois et même quatre repas par jour.

2. ... Dum lectica ex rcr/ia domum. redeo, pains unciam cum paucii acinis uvœ duracinœ comedi (Suétone, II, 76).

20 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

seoir ' ; et cependant, si sa santé l'eût exigé, il avait les moyens de s'offrir de somptueux repas, autant que les plus riches de nos compatriotes, même à les supposer deux fois plus riches qu'ils ne sont.

Les maîtres du monde suivaient ce frugal régime, et les jeunes patriciens de Rome ne manquaient de force ni d'esprit, pour être habitués à ne manger qu'une fois par jour. S'il arrivait par hasard que quelqu'un d'entre eux ne pût prolonger son jeûne jusqu'au souper, leur seul repas réglé, il ne prenait qu'un morceau de pain sec, ou tout au plus quelques raisins, ou quelque aliment léger de ce genre, pour soutenir son estomac. Les Romains jugeaient ces habitudes de tempérance si nécessaires à la fois pour la santé et pour les affaires, que l'usage d'un seul repas par jour se maintint malgré le luxe excessif qui s'in- troduisit parmi eux, à la suite de leurs conquêtes et de leurs pillages dans l'Orient; et ceux d'entre eux qui, re- nonçant à leurs vieilles habitudes de frugalité, se plon- geaient dans les fêtes, ne les commençaient du moins que le soir. Faire plus d'un repas par jour était chose si mons- trueuse que, jusqu'au temps de César on était blâmé pour avoir célébré un festin ou fait un repas en forme avant le coucher du soleil.

C'est. pourquoi, si je ne craignais pas de paraître trop sévère, je demanderais que mon petit homme n'eût pas autre chose que du pain pour son déjeuner. Vous ne pouvez vous imaginer quelle est la force de l'habitude, et d'ailleurs j'attribue une grande partie de nos maladies à ce que, en Angleterre, nous mangeons trop de viande et pas assez de pain.

LES REPAS.

15. Quant aux repas de l'enfant, j'estime que le mieux

1. Panis deindc siccus et sine mensaprandium, posl quod non sunt lavandœ ma nus (Sénèque, ép. lxxxiii).

LES REPAS. 21

serait, autant qu'on pourra le faire commodément, de oe

pas les fixer toujours à une même heure1. En effet si l'habitude est prise de manger à des intervalles parfaite- ment réglés, l'estomac réclamera des aliments à l'heure ordinaire ; l'enfant sera de mauvaise humeur, si l'heure passe sans qu'il ait mangé, et son estomac, ou bien sera en proie à un violent accès de faim, ou bien s'engourdira dans un manque complet d'appétit. Je voudrais donc qu'il n'y eût pas d'heure fixe pour son déjeuner, son dîner et son souper, et qu'au contraire on changeât l'heure de ses re- pas presque chaque jour. Si, dans l'intervalle des repas proprement dits, l'enfant demande à manger, donnez-lui, aussi souvent qu'il le voudra, des morceaux de pain sec. Si quelqu'un s'imaginait qu'un pareil régime est trop sévère ou insuffisant pour un enfant, qu'il sache bien qu'un enfant ne mourra jamais de faim ni ne dépérira par inanition, lorsque, outre la viande au diner, le potage, ou quelque autre chose au souper, on lui donnera encore à discrétion, et aussi souvent qu'il aura faim, du bon pain et de la bière 2. C'est ainsi, en effet, que je juge après réflexion qu'on de- vrait régler la nourriture des enfants. Le matin est géné- ralement destiné à l'étude, et un estomac trop chargé pré- pare mal au travail de l'esprit. Le pain sec est la meil- leure des nourritures; c'est en même temps celle qui excite le moins de tentations. Tous les parents soucieux de la santé physique et morale de leurs enfants, et qui dé- sirent qu'ils ne soient ni inintelligents, ni maladifs, ne doivent pas permettre qu'ils aient l'estomac allourdi après

1 . Fénelon dit tout au contraire : « Ce qui est le plus utile dans le? premières .innées de l'enfant..., c'est de régler ses repas, en sorte qu'il mange toujours à peu près aux mêmes heures » {Éducation des filles). Les médecins et les pédagogues modernes sont du même avis que Fé- nelon. La régularité dans les repas est une condition des bonnes di- gestions.

2. Môme en Angleterre, l'usage de la bière est si général, on a critiqué cette opinion de Locke. Dans nos pays il est évident qu'il faut se garder de donner à l'enfant l'habitude de la bière.

22 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

leur déjeuner. Et qu'on n'aille pas croire que ce traite- ment ne convient pas à un enfant riche et de bonne famille. 11 faut qu'à tout âge le gentleman suive un régime qui le prépare à porter les armes et à être soldat. Les parents qui de notre temps élèvent leurs fils comme s'ils étaient destinés à rester oisifs toute leur vie, dans l'abondance et dans la jouissance des richesses qu'ils ont l'intention de leur laisser, ne réfléchissent pas aux exemples qu'ils ont eus sous les veux ni au siècle nous vivons1.

LES BOISSONS.

16. Pour boisson, il faut donner seulement à l'enfant de la petite bière 2, et encore avec cette réserve qu'il n'en boira jamais entre les repas, à moins qu'il n'ait mangé auparavant un morceau de pain 3. Voici les raisons qui me font parler ainsi :

17. Il n'y a rien qui détermine plus de fièvres et d'indigestions chez les gens du peuple que l'imprudence de boire lorsqu'on a chaud. Si donc l'enfant s'est échauffé en jouant, et s'il a soif, il ne mangera son pain qu'avec répugnance : de sorte que s'il ne lui est permis de boire

1. Locke fait sans doute allusion à la guerre civile et a la Révolution de 1688. qui eurent pour conséquence de déplacer les fortunes et de rui- ner un grand nombre de familles.

2. La bière, telle qu'on la fabrique aujourd'hui, doit être considérée comme une do ces boissons fortes que Locke interdit à l'enfant. L'effet de la bière, dit le médecin allemand Fricdlander, est « de rendre l'en- fant lourd, à un âge l'on trouve beaucoup de vivacité dans les pays de vignobles. » (Guizot, Annales de l'éducation, t. Il, p. 20.) Le même auteur écrit : « Que la boisson ordinaire ne soit que de l'eau, à moins que des circonstances particulières n'engagent à donner de lu bière ou un mélange d'eau et de vin. » (Ibid., 29.)

5. Opinion critiquée par Rousseau, qui trouve étrange que, quand l'enfant a soif, il faille lui donnera manger. « J'aimerais mieux, quand il a faim, lui donner à boire. Jamais on ne me persuadera que nos premiers appétits soient si déréglés qu'on ne puisse les satisfaire sans nous exposer à périr. »

LES BOISSONS, 25

qu'à la condition do manger du pain, il aimera mieux s'abstenir déboire1. S'il a très chaud, il ne devrait pas boire du tout; mais du moins, si on a soin de lui faire manger d'abord un bon morceau de pain, on gagnera du temps pour laisser la bière se réchauffer, et il pourra alors en boire sans danger. S'il a très soif, la bière ainsi réchauffée sera mieux digérée et étanchera mieux sa soif, et s'il ne veut pas en boire, il n'y aura pas de mal à ce qu'il s'abs- tienne. En outre, il apprendra par à se contraindre, ce qui est une habitude d'un grand prix, aussi bien pour la santé du corps que pour la santé de l'esprit.

18. En interdisant à l'enfant de boire sans avoir mangé, vous préviendrez la mauvaise coutume d'avoir toujours le verre aux lèvres, coutume dangereuse qui ne dispose que trop l'enfant à rechercher plus tard les parties de plaisir. On voit des hommes qui par l'habilude se créent un besoin artificiel de manger et de boire2. Et si vous voulez en faire l'essai, vous vous convaincrez qu'il dépend de vous d'accoutumer de nouveau des enfants déjà sevrés à avoir un tel besoin de boire pendant la nuit qu'ils ne puissent plus s'endormir sans cela. Comme les nour- rices, pour apaiser leur nourrisson qui crie, n'emploient guère d'autre chanson que celle-là, je ne m'étonne pas que les mères trouvent généralement quelque difficulté à déshabituer leurs enfants de boire pendant la nuit, dans les premiers temps qu'elles les reprennent à la maison3.

\. Rousseau n'admet pas qu'on prive l'enfant de boire quand il a soif. « Toutes les Ibis qu'Emile aura soif, je veux qu'on lui donne à Loire; je veux qu'on lui donne de l'eau pure et sans aucune prépara- tion, pas même de la faire dégourdir, lût-il tout en nage et fût-on dans le cœur de l'hiver. » On a presque envie de se féliciter que Rous- seau n'ait pas eu l'occasion d'appliquer à ses enlants des maximes aussi meurtrières : il les aurait tués, ce qui eût été pire encore que de les abandonner.

'1. Si Locke avait connu l'usage du tabac, il l'aurait certainement cité comme exemple de ces habitudes artificielles qui Reviennent aussi im- périeuses que les besoins de la nature. f- £. f

3. On voit, d'après ce passage, que, en Angleterre, du temps dp

DOC(J*

24 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

Réfléchissons-y, l'habitude a autant de force le jour que la nuit, et vous pouvez, s'il vous plaît de l'expérimenter, habituer n'importe qui à avoir soif à toute heure.

J'ai vécu dans une maison où, pour apaiser un enfant indocile, on lui donnait à boire toutes les fois qu'il pous- sait des cris, de sorte qu'il avait toujours le biberon à la bouche. Et bien qu'il ne fût pas encore en Age de parler, il buvait certainement dans ses vingt-quatre heures plus que je n'aurais pu le faire moi-même. Expérimentez la chose sur vous-même, si vous voulez, et en buvant de la bière légère, ou de la bière forte, vous en viendrez à avoir une soif ardente. La grande affaire dans l'éducation, c'est de considérer quelles habitudes vous faites prendre à l'en- fant, et par conséquent, pour la boisson comme pour tout le reste, vous ne devez pas commencer par rendre habituelle une pratique que vous n'avez pas l'intention de prolonger et de développer. Ce qui convient pour la santé et pour la tempérance, c'est de ne pas boire plus souvent que la nature ne l'exige, et quiconque s'abstiendra de manger des mets salés, ou de boire des boissons fortes, aura rarement soif entre ses repas, à moins qu'il ne se soit accoutumé, comme nous venons de le voir, à boire à tout propos.

i9. Surtout, prenez-y bien garde, l'enfant ne doit boire que rarement, sinon jamais, du vin ou toute autre boisson forte *. Or il n'y a rien qu'on soit plus ordinairement dis- posé à donner aux enfants en Angleterre, rien qui leur soit plus pernicieux. Ils ne devraient jamais prendre de liqueurs fortes, à moins qu'ils n'en aient besoin comme d'un cordial

Locke, comme en France, du temps de Rousseau, l'allaitement maternel n'était pas à la mode. Mais Locke constate le fait sans le blâmer, el il a laissé à Rousseau l'honneur de rappeler les mères à leurs devoirs.

1. Platon disait de même dans les Lois (L. II) que l'entant ne doit pas boire de vin avant l'âge de dix-huit ans. L'hygiène moderne ne sau- rait souscrire à ces interdictions que rien n'explique. Il faut d'ailleurs remarquer que Locke est d'un pays le vin est très rare; mais son cireur est de le confondre avec les boissons fortes. Ajoutons enfin que Locke ne s'explique pas sur l'usage du thé et du café.

LES FRUITS. 25

et que le médecin l'ait prescrit. Et c'est sur ce point que les domestiques doivent être le plus rigoureusement surveillés et le plus sévèrement grondés, quand ils sont en faute. En effet, comme ces gens-là, qui appartiennent à une con- dition inférieure, font consister en grande partie leur plai- sir à boire des liqueurs fortes, ils sont souvent tentés, pour faire la cour à leur petit maître, de lui offrir ce qu'ils aiment le plus eux-mêmes; et comme ils savent que ces boissons les mettent eux-mêmes en gaieté, ils s'imaginent sottement qu'elles ne peuvent faire de mal aux enfants. Vous aurez donc l'œil ouvert sur ce danger, et vous y veil- lerez avec tout le soin et tout le zèle possibles : car il n'y a rien qui, pour le corps comme pour l'esprit de l'enfant, soit une source plus certaine de maux que l'habitude de boire des boissons fortes, surtout de boire en particulier avec les domestiques1.

LES FRUITS.

20. Dans un traité sur le régime sanitaire de l'enfance, la question des fruits est un des chapitres les plus délicats. C'est pour un fruit que nos premiers parents ont perdu le paradis. Il ne faut donc pas s'étonner que nos enfants ne puissent pas résister à cette tentation, même au prix de leur santé. Je ne crois pas possible d'établir des lois géné- rales pour régler l'usage des fruits : car je ne suis nulle- ment de l'avis de ceux qui voudraient les interdire presque absolument aux enfants, comme quelque chose qui serait tout à fait malsain pour eux. Le seul résultat de cette sé- vère prohibition, c'est de rendre les enfants plus avides et de faire qu'ils mangent tous ceux qu'ils peuvent attraper,

t. Les recommandations que Locke fait ici, pour le régime des en- fants, l'illustre médecin Sydenliam, son ami, les lui avait faites à lui- même, dans l'intérêt de sa santé délicate et compromise. Vers KiTi, il lui écrivait : « Couchez-vous très bonne heure, à huit heures s'il se peut ; mangez des viandes légères et non épicées; abstenez-vous de traita et de crudités; buvez, au lieu de vin. une bière très douce... v

Il 0

96 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

bons ou mauvais, mûrs ou pas mûrs1. Les melons, les pê- ches, la plupart des prunes, et toutes les espèces de raisin qui croissent en Angleterre, voilà, je crois, les fruits qu'il faut absolument défendre aux enfants 2; avec un goût très agréable, ils ont un suc très malsain, de sorte que. s'il était possible, il serait bon que les enfants n'en vissent ja- mais, qu'ils n'en connussent même pas l'existence. Mais les fraises, les cerises, les groseilles, les groseilles à maque- reau, quand elles sont bien mûres, je crois qu'on peut, en toute sécurité, en permettre l'usage aux enfants, et cela très largement, pourvu qu'ils les mangent avec les précau- tions suivantes : Jamais après les repas, comme nous faisons d'ordinaire, alors que l'estomac est déjà plein d'une autre nourriture 5. Il vaudrait mieux en manger avant ou pendant les repas, et il faut les servir aux enfants pour leur déjeuner. Manger du pain avec les fruits. Qu'ils soient parfaitement mûrs. Si l'on suit ces prescriptions, je crois qu'ils feront plus de bien que de mal à la santé. Les fruits d'été, appropriés à la chaude saison ils mûrissent, rafraîchissent l'estomac que la chaleur alanguit et affaiblit. Aussi ne serai-je pas aussi rigoureux sur ce point que le sont beaucoup de parents. Qu'arrive-t-il? C'est que les

1. Il est certain que les interdictions absolues ont presque toujours de mauvais résultats chez les entants, qui se rattrapent dès qu'ils le peuvent, par des excès fâcheux, de leurs privations forcées. Les indi- gestions, comme le dit M. H. Spencer, « ne sont souvent que les réac- tions sensuelles du régime ascétique. Quand on permet aux enfants de courir librement dans un verger, alors le désir trop longtemps comprimé conduit à de grands excès. C'est un carnaval impromptu, en partie à ce que la contrainte cesse, en partie à ce qu'on prévoit un carême prolongé. »

'2. Pour excuser le préjugé de Locke contre le raisin, le plus sain de tous les fruits, il faut se rappeler que la vigne croit difficile- ment en Angleterre et que le raisin y mûrit mal. Un Italien disait plaisamment : « Le seul fruit mûr que j'aie vu en Angleterre, ce sont des pommes cuites au four. »

3. En d'autres termes, Locke exclut les fruits du dessert et se met en contradiction avec un usage presque universel. La raison qu'il invoque ne paraît pas suffisante pour justifier son opinion.

LE SOMMEIL. 27

enfants trop sévèrement tenus, au lieu d'une petite quantité de fruits bien choisis, dont ils se contenteraient, si on les leur donnait, satisfont leur envie aussi gloutonnement qu'ils le peuvent, et les dévorent jusqu'à se donner des in- digestions, toutes les fois qu'ils en trouvent à leur portée ou qu'ils peuvent corrompre un domestique pour s'en procurer.

Quant aux poires et aux pommes, lorsqu'elles sont bien mûres et cueillies depuis quelque temps, je pense que les enfants peuvent en manger sans danger, en toute saison, et en très grande quantité : surtout les pommes, qui, à ma connaissance, n'ont jamais fait de mal après le mois d'octobre.

Les fruits secs sans sucre sont aussi, je crois, un ali- ment très sain. Mais il faut s'abstenir de toute espèce de confitures, : dont il est malaisé de dire qui elles incom- modent le plus, celui qui les fait 2 ou celui qui les mange. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elles sont une des plus folles dépenses que le luxe ait inventées : il faut les laisser aux dames.

LE SOMMEIL.

21. De tout ce qui a un caractère efféminé et mou, il n'est rien que l'on doive permettre aux enfants avec plus d'indul- gence que le sommeil5. C'est la seule chose il faille leur donner pleine et entière satisfaction : car rien ne contribue davantage à leur force et à leur santé. La seule chose qu'il faille régler dans le sommeil des enfants, c'est dans quelle partie des vingt-quatre heures de la journée ils doivent

1. Exagération que rien ne justifie.

2. « Par les exhalaisons du charbon que respirent sans cesse les personnes qui font les confitures liquides dont il s'agit ici. »

(Note de l'auteur.)

3. c II faut un long sommeil aux enfants, parce qu'ils font un extrême exercice. » (Rousseau.)

28 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

s'y livrer : question que nous résoudrons simplement en disant qu'il est très utile de les habituer à se lever de bonne heure. Cela est meilleur pour la santé ; et de plus celui qui, dès son enfance, se sera fait une habitude régu- lière et facile du lever matinal, une fois devenu homme, ne perdra pas la meilleure et la plus utile partie de sa vie à rester nonchalamment couché dans. son lit. S'il faut éveil- ler les enfants de bon matin, il s'ensuit naturellement qu'ils doivent aller au lit de bonne heure : par ils échappe- ront aux heures peu sûres et malsaines de la dissipation, c'est-à-dire aux heures de la soirée. Quant aux heures saines du jour, il est rare qu'on se rende alors coupable de graves désordres. Je ne veux pourtant pas dire que votre fils, une fois devenu grand, ne doive jamais se trouver en compagnie passé huit heures, ni causer à côté d'un verre de vin jusqu'à minuit. Vous devez seulement, par la façon dont vous dirigerez ses jeunes années, le détourner le plus possible de ces irrégularités, et ce ne sera pas un médio- cre avantage, si l'habitude de se coucher de bonne heure lui inspire de l'aversion pour les longues veilles, et a pour résultat qu'il évite le plus souvent et qu'il ne recherche que rarement les fêtes bruyantes de minuit. Mais à sup- poser même que vous ne puissiez pas en arriver là, que la mode, que le goût de la société doive l'emporter, et que votre fils soit destiné, quand il aura vingt ans, à vivre comme les autres jeunes gens, il vaut la peine cependant de l'accoutumer à se lever et à se coucher de bonne heure, au moins jusqu'à cet âge, dans l'intérêt présent de sa santé et pour d'autres avantages l.

Bien que j'aie dit qu'il fallait accorder aux enfants, tant qu'ils sont petits, une large ration de sommeil et mêmeles laisser dormir tout le temps qu'ils veulent, je n'entends pas cependant qu'on doive toujours le hur per- mettre avec la même complaisance, et qu'on les autorise,

I. Rabelais (ail lever Gargantua h quatre heures du matin.

LE SOMMEIL. 29

lorsqu'ils sont devenus plus grands, à satisfaire, en restant trop longtemps couchés, les instincts nonchalants de leur paresse. Est-ce à sept ans, ou à dix, ou plus tard, qu'il faut commencer à leur imposer quelque restriction ? C'est ce qu'il est impossible de déterminer avec précision1. Il faut en effet tenir compte de leur tempérament, de leurs forces et de leur constitution. Mais, à un moment ou un autre, entre la septième et la quatorzième année, s'ils ai- ment trop le lit, je pense qu'il est à propos de les réduire par degrés à une durée de sommeil qui ne dépasse pas huit heures, ce qui est en général un repos suffisant pour des adultes bien portants. Si vous les avez accoutumés comme vous deviez le faire, à se lever régulièrement de bonne heure chaque matin, le défaut de rester trop long- temps au lit sera facilement corrigé, et la plupart des en- fants seront suffisamment disposés d'eux-mêmes à abréger leur sommeil par leur désir de passer la soirée en votre compagnie. Il est vrai que, si l'on n'y prenait pas garde, ils pourraient avoir envie de se rattraper le matin, chose qu'il faut absolument empêcher. Réveillez-les régulièrement et forcez-les à se lever à la même heure matinale; mais ayez grand soin, en les éveillant, de ne pas le faire trop brusque- ment, avec un ton de voix trop fort ou trop perçant, ou quelque autre bruit trop violent 2. Par en effet on ris-

1. Quelques médecins ont essayé pourtant de déterminer, année par année, le nombre d'heures de sommeil qu'il fallait accorder aux enfants. Stanley Jevons donne, d'après un hygiéniste anglais, le tableau sui- vant : sept ans, neuf ou dix heures de sommeil; huit ans, neuf; neuf ans, neuf; dix ans, huit ou neuf; onze ans, huit; douze ans, huit; treize ans. huit: quatorze ans, sept; quinze ans, sept. Ce qui est certain, c'est que les enfants ont un plus grand besoin de sommeil que les adultes.

2. Locke s'inspire ici de Montaigne qui raconte que son père le faisait éveiller au son de quelque instrument, « parce qu'aulcuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les esveiller le matin en sursault et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence. » (Essais, I, xxv.) Rousseau, moins respectueux du sommeil d'Kinile, dit qu'il faut l'accoutumer à tout, même à être éveillé brusquement.

30 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

querait d'effrayer l'enfant et de lui faire du mal. 11 n'est personne en effet qui ne soit déconcerté, si une soudaine alarme rompt brusquement son sommeil. Lors donc que vous éveillerez vos enfants, ayez soin de commencer par les appeler doucement; ne les secouez qu'avec précaution, afin de les tirer peu à peu de leur assoupissement; enfin dans vos paroles et dans vos procédés, soyez plein de ménage- ments, jusqu'au moment où, ayant pris complètement pos- session d'eux-mêmes, ils auront achevé de s'habiller, et que vous serez sûr qu'ils sont tout à fait éveillés. Les forcer à se lever du lit, quelque douceur que vous y met- tiez, c'est déjà bien assez dur pour eux ; et il faut avoir soin de ne pas y joindre d'autres désagréments, ni surtout rien qui puisse les effrayer.

22. Il faut que le lit soit dur, fait de matelas plutôt que de plumes. Une couche dure fortifie les membres ; tandis que l'habitude de s'ensevelir chaque nuit dans la plume, en amollissant et énervant le corps, a souvent pour résultat des faiblesses qui sont comme les signes précur- seurs d'une mort prématurée. Outre la pierre qui provient fréquemment de ce que les reins ont été ainsi enveloppés de trop de chaleur1, plusieurs autres incommodités, et en particulier celle qui est le principe de toutes les autres, une complexion faible et délicate, sont dues en grande partie aux lits de plumes. De plus celui qui s'est accou- tumé chez lui à coucher sur la dure, ne perdra pas le sommeil (alors que le sommeil lui est le plus nécessaire) dans ses voyages au dehors, faute d'avoir un lit moelleux et un oreiller bien placé. Aussi je crois qu'il ne serait pas mauvais de faire le lit de l'enfant de différentes façons.

1 . Rousseau copie presque textuellement ce passage de Locke : « Un lit mollet l'on s'ensevelit dans la plume ou dans l'édredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaude* ment s'échauffent. De résultent souvent la pierre ou d'autres incom- modités, et infailliblement une complexion délicate qui les nourrit toutes. »

LA CONSTIPATION. .",1

Mettez-lui la tète tantôt plus haute, tantôt plus basse, afin qu'il ne soit pas sensible au moindre petit changement, à (|Uoi est nécessairement exposé quiconque n'est pas des- tiné à coucher toujours dans un bon lit, comme mon petit maître, ni à avoir à ses côtés une gouvernante qui mette ses effets en ordre et prenne soin de le tenir chaudement. Le grand cordial de la nature, c'est le sommeil. Celui qui perd le sommeil, en souffrira ; et il est bien malheureux l'enfant qui, pour ainsi dire, ne peut prendre ce cordial que dans la belle coupe dorée de sa mère, et non dans une vulgaire tasse de bois. Par cela seul qu'on dort d'un profond sommeil, le cordial est pris, et il importe peu que ce soit sur un lit moelleux ou sur des planches dures. C'est le sommeil seulement qui est la chose nécessaire.

LA CONSTIPATION1.

23. Il y a encore une chose qui a une grande influence sur la santé, c'est d'aller à la garde-robe régulièrement2 : il est rare que les gens dont le ventre est relâché aient l'es- prit solide ou le corps vigoureux. Mais comme il est beau- coup plus aisé de remédier à ce mal qu'au mal contraire, soit par le régime, soit par des médicaments, il n'est pas besoin d'y insister. En effet dans le cas où, par sa violence ou par sa durée, une indisposition de ce genre réclamerait des soins, il sera toujours assez tôt, et par fois trop tôt, pour appeler un médecin ; si elle est légère ou de peu de durée, le mieux ordinairement sera de s'en rapporter à la nature. D'autre part la constipation a aussi de fâcheux effets, et il est beaucoup plus difficile d'y remédier par les soins de la médecine ; les purgatifs, qui semblent

1. On voit que Locke, en bon médecin qu'il est, ne recule pas devant le mot propre.

2. Rabelais, qui était médecin comme Locke, accorde la même atten- tion ù ces questions et ne dédaigne pas les détails les plus répugnants.

32 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

donner du soulagement, ont pour conséquence d'accroître plutôt que de supprimer le mal.

24. C'est donc une incommodité qui mérite particulière- ment l'attention, et comme je n'ai pas trouvé dans les livres les moyens de la guérir, je vais exposer mes vues sur le sujet, persuadé que de bien plus grands change- ments que celui-là peuvent être accomplis dans notre corps, si nous prenons le bon chemin et si nous procédons ra- tionnellement et par degrés.

J'ai donc considéré qu'aller à la selle élait l'effet d'un certain mouvement du corps : particulièrement du mouvement péristaltique des intestins1.

J'ai remarqué aussi que plusieurs mouvements, qui ne sont pas entièrement volontaires, peuvent cependant, par l'usage, par une pratique constante, se changer en habitudes, si régulièrement et constamment on les pro- voque à se produire à certains moments du jour.

J'avais observé encore que quelques personnes, pour avoir fumé après souper une pipe de tabac, ne manquaient jamais d'aller à la selle. J'en vins à me demander si ce n'était pas plutôt à l'habitude qu'au tabac qu'elles devaient ce bé- néfice de nature ; ou tout au moins, au cas le tabac en eût été la cause, s'il agissait par le mouvement violent qu'il déterminait dans les intestins, plutôt que par une action purgative : car, dans cette dernière hypothèse, il aurait produit d'autres effets. Ayant ainsi acquis la conviction qu'il était possible de créer une habitude de ce genre, ce que j'avais à examiner, c'était de quels moyens on devait le plus vraisemblablement se servir pour en arriver là.

Je conjecturai alors que si un homme, après son premier repas du matin, voulait bien solliciter la nature

1. Le mouvement péristaltique [qui contracté), dit aussi mouvement vcrmiculaire, est la contraction successive des fibres circulaires de la tunique musculeuse de l'estomac et de l'intestin, quand elle s'exécute de haut en bas; il a pour but de taire marcher les substances ingérées tout le long de l'intestin, jusqu'à l'expulsion.

LA CONSTIPATION. 33

ot essayer de se forcer à décharger son ventre, il en vien- drait par une pratique constante à s'en l'aire une habitude'.

*2h. Voici les raisons qui m'ont déterminé à choisir ce moment-là : 1 " D'abord, à cette heure, l'estomac est vide ; de sorte que recevant des aliments qui lui plaisent (car je ne vomirais pas que jamais, sauf dans le cas de nécessité, l'enfant mangeât ce qu'il n'aime pas et quand il n'a pas faim), il se trouve en état de produire une forte contraction de ses fibres; et cette contraction, je crois, se continuant dans les intestins, accroît ainsi leur mouvement péristalti- que, de même qu'il arrive dans les coliques qu'un mouve- ment inverse, qui a commencé plus bas dans l'intestin, se continue le long du tube intestinal et force l'estomac lui- même à obéir à ce mouvement anormal.

l>e plus, lorsqu'on mange, on relâche d'habitude ses pensées, et alors les esprits 2, libres de tout autre emploi » sont distribués avec plus de force dans le bas ventre, ce qui contribue au même résultat.

o,J Enfin, toutes les fois qu'une personne a le loisir de

1. Montaigne a truite le même sujet à peu près dans les mêmes termes : « 11 est besoing de renvoyer cette action à certaines heures prescriptes.., et s'y forcer par coutume et assubjectir comme j'ay faict... au sault du lict... » (III, xin). Conférez aussi la Philosophie et la pra- tique de l'éducation , par Roger de Guimps, p. 345 : « Locke, qui n'a pas craint de s'occuper beaucoup de ce sujet, recommande aux parents d'envoyer leurs enfants à la garde-robe chaque matin, après le déjeuner... Nous croyons que le moment choisi par Locke n'est pas le plus favorable. Diverses circonstances, entre autres les voyages ou la société, peuvent nous priver de notre liberté au moment nous sor- tons de table; alors l'habitude que nous nous étions faite est rompue, et elle l'est rarement sans inconvénient. Le moment la journée est finie, <>ù nous niions nuus coucher, est certainement celui dont tou- jours nous pouvons le mieux disposer ; c'est celui dont nous voudrions qu'on donnât l'habitude aux enfants. »

•1. Les esprits s ce qu'on appelait alors, dans la philosophie et dans la médecine du dix-septième siècle, les esprits animaux, agents obcurs des opérations que L'âme exerce sur le corps ou le corps sur l'âme. C'e-t à peu près ce que nous appellerions aujourd'hui la force nerveuse*

34 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

manger, elle a aussi le loisir de rendre visite à Mmc Cloa- cine1, aussi longuement qu'il le faut pour atteindre notre but. Autrement dans la variété des affaires humaines et des accidents de la vie, il serait impossible de fixer pour ce soin une heure déterminée, et par suite l'habitude ne pourrait plus être aussi régulière; au lieu que les per- sonnes bien portantes manquant rarement de manger une fois par jour, à supposer même que l'heure change, l'ha- bitude pourra être maintenue.

26. D'après ces principes, mes expériences ont commencé, et en voici le résultat : toutes les fois qu'on y met quelque persévérance et qu'on s'impose l'obligation d'aller régu- lièrement au cabinet après son premier déjeuner, qu'on en ait envie ou non, et de faire quelques efforts pour mettre la nature en train, on ne saurait manquer de réussir, au bout de quelques mois, à atteindre le succès désiré, et à acquérir une habitude réglée d'aller à la selle après le premier repas, à moins que par négligence on ne laisse échapper l'occasion. En effet, si l'on se met en posture, qu'on se sente pressé ou non, et si l'on fait les efforts voulus, la nature obéit.

27. Je conseillerai donc de suivre ce train-là avec l'enfant. Aussitôt après son déjeuner, mettez-le sur sa chaise percée, comme s'il avait le pouvoir de décharger son ventre aussi bien que de le remplir, et ne lui laissez pas croire, pas plus qu'à sa bonne, qu'il puisse en être autrement. Maintenez- le dans cette opinion, et si vous l'obligez à faire efforl, en l'empêchant de jouer ou de manger de nouveau avant qu'il ait réussi, ou du moins qu'il ait fait tout son possible, je ne doute pas qu'il n'en vienne avant peu de temps à en prendre l'habitude régulière. 11 est facile d'observer en

1. Euphémisme bizarre, tiré du mot latin cloaca, égout. A Rome la cloaca maxima était un énorme égout construit par Tarquin l'Ancien et qui déversait dans le Tibre toutes les ordures de la ville. Les Ro- mains, qui attribuaient une divinité même aux choses les plus dégoû- tantes, adoraient une déesse Cloacine qui présidait aux égouts.

IA MÉDECINE. 35

effet que les enfants, préoccupés de leurs jeux, comme ils sont d'ordinaire, et très étourdis pour tout le reste, lais- sent souvent passer les besoins naturels quand ces besoins ne se font sentir que modérément; de telle sorte que négli- geant ces occasions qui s'offrent d'elles-mêmes, ils en vien- nent bientôt à souffrir d'une constipation chronique. Que par la méthode indiquée on peut prévenir la constipation, je fais plus que de le conjecturer, ayant expérimenté par une pratique constante et prolongée qu'un enfant peut être habitué à aller régulièrement à la selle chaque malin après son déjeuner.

28. Jusqu'à quel point les personnes âgées jugeront convenable de faire l'essai de cette méthode, cela les re- garde : mais je ne puis m'empêcher de dire que, consi- dérant les maux qui résultent de la constipation, je ne connais pas d'habitude qui soit plus favorable au maintien de la santé *. Une fois par vingt-quatre heures, je crois que c'est assez ; personne, je suppose, ne trouvera que c'est trop. Et par cette méthode on arrivera à ce résultat, sans re- courir à la médecine, qui le plus souvent est impuissante à guérir une constipation invétérée et chronique.

DE LA MÉDECINE.

29. Voilà tout ce que j'avais à vous recommander, tou- chant les soins à prendre de l'enfant dans le cours normal de sa santé. Peut-être attendiez-vous de moi que je pres- crivisse ici quelques règles médicales pour prévenir les maladies : je n'en ai qu'une à donner, et celle-là doit être rigoureusement observée, c'est de ne jamais faire prendre de remède à l'enfant comme moyen préventif. La méthode

1. Il y a dos exceptions même aux règles les mieux établies. «Nous ne devons pas tani nous dépiter, écrivait Voltaire à Mmedu Deffand, d'être un peu constipés : c'est ce qui m'a fait vivre quatre-vingt et un ans, ii e'esl ce qui vous fera vivre beaucoup plus longtemps. » (Lettre du 19 avril 1775.)

36 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

que j'ai déjà, fait connaître sera, je crois, plus efficace que toutes les potions à la mode chez les dames, que toutes les médecines des apothicaires. Soyez d'une extrême pru- dence sur ce point, sans quoi, au lieu de prévenir les maladies, vous les provoqueriez. N'allez pas non plus, à tout propos et pour la moindre indisposition, donner des re- mèdes à vos enfants ou appeler le médecin, surtout si le médecin est un homme empressé, qui se hâte de remplir vos fenêtres de fioles, de potions amères, et leur estomac de drogues. Il est plus sage de confier les enfants à la seule conduite de la nature, que de les mettre dans les mains d'un médecin trop disposé à les droguer et à croire que dans les indispositions ordinaires la diète ou un régime qui s'en rapproche n'est pas le meilleur des remèdes1. Pour moi, par raison et par expérience, je crois que les tempéraments délicats des enfants doivent être médica- mentés aussi peu que possible et seulement dans le cas de nécessité absolue. Un peu d'eau fraîche mêlée avec de l'eau de pavot rouge 2, qui est le vrai remède contre l'indigestion, le repos, l'abstinence de la viande : voilà les meilleurs moyens d'arrêter dès le début des indispositions qui, par l'emploi trop prompt des remèdes, pourraient de- venir des maladies graves. Lorsque ce traitement modéré ne suffira pas à couper court à l'indisposition naissante et à l'empêcher de dégénérer en maladie caractérisée, il sera temps alors de demander conseil à un médecin sage et discret. Sur ce point j'espère obtenir aisément créance: personne ne pouvant songer à se défier de l'opinion d'un homme qui a consacré à l'étude de la médecine une partie de sa vie, lorsqu'il est le premier à conseiller de ne pas recourir trop vite à la médecine et aux médecins.

1. Les pharmaciens modernes n'emploient pins l'eau de pavot rouge que comme matière colorante.

2. Ces conseils, toujours bons à méditer, l'étaient surtout du temps de Locke. .Conférez le Malade imaginaire de Molière.

I Ihl CATION PHYSIQUE.

30. J'en ai fini avec ce qui concerne le corps et la saule : (oui se réduit à un petit nombre de règles faciles à ob- server : beaucoup d'air, d'exercice, de sommeil ; un régime simple, pas de vin ni de liqueurs fortes ; peu ou même pas du tout de médecines; des vêtements qui ne soient ni trop étroits ni trop chauds; enfin et surtout l'habitude de tenir la tète et les pieds froids, de baigner souvent les pieds dans l'eau froide et de les exposer à L'humidité '.

1. Locke résume dans ce paragraphe (ont ce qu'il a dit sur l'éduca- tion physique, avant de passer à l'éducation morale.

SECTION II (51-4H).

L'ESPRIT.

31 . Quand on a pris les soins nécessaires pour conserver au corps sa force et sa vigueur, pour le mettre en état d'obéir aux ordres de l'esprit, l'affaire principale est en- suite de bien élever l'esprit lui-même, afin que, en toute occasion, il ne donne son consentement qu'à ce qui est conforme à la dignité et à l'excellence d'une créature rai- sonnable'.

52. S'il est vrai, comme je l'ai dit au» début de ce dis- cours-, et comme je ne saurais en douter, que les diffé- rences qui existent dans les mœurs et les talents des hommes proviennent de leur éducation plus que d'aucune autre cause, nous avons le droit de conclure qu'il faut mettre un grand soin à former l'esprit des enfants et à lui donner de bonne heure cette première façon qui doit in- fluer sur le reste de la vie. En effet, si plus tard les enfants

1. L'éducation, aux yeux de Locke, a avant tout un caractère moral; elle a pour but de former des hommes ayant conscience de leur dignité, pourvus de bonnes habitudes, sages encore plus qu'instruits. Locke appartient à cette école de pédagogues qui mot les qualités mo- rales au-dessus des qualités intellectuelles.

2. Voyez plus haut, page 2.

L'ÉDUCATION MORALE. 59

agissent bien ou mal, c'est sur leur éducation que portera l'éloge ou le blâme; et lorsqu'ils commettront quelque faute, on no manquera pas de leur appliquer le dicton or- dinaire : « C'est la faute de leur éducation. »

55. Si la vigueur du corps consiste surtout à supporter la opine et l'effort, il en est de même pour la force d'esprit. Le grand principe, le fondement de toute vertu, de tout mérite, c'est que l'homme soit capable de se refuser à lui- même la satisfaction de ses propres désirs, de contrarier ses propres inclinations, et de suivre uniquement la voie que la raison lui indique comme la meilleure, quoique ses appétits l'inclinent d'un tout autre côté1.

34. La grande faute l'on tombe d'ordinaire dans l'éducation des enfants, c'est qu'on ne prend pas soin d'eux au moment voulu ; c'est qu'on ne sait pas former leurs esprits à la discipline, les habituer à plier devant la raison, à l'âge ils sont le plus dociles, le plus en état do recevoir un pli. Les parents que la nature a sagement disposés à aimer leurs enfants ne sont que trop portés, si la raison ne modère pas leur affection naturellement si forte, à la laisser dégénérer en aveugle tendresse. Ils aiment leurs petits, et c'est leur devoir; mais trop souvent aussi avec leurs personnes ils aiment leurs défauts. Il ne faut pas contrarier les enfants, disent-ils. Il faut leur per- mettre d'avoir leur volonté en toutes choses; et comme dans leur enfance ils ne se rendent guère coupables de grands crimes, leurs parents pensent qu'ils peuvent sans danger tolérer leurs désobéissances, et se faire un jeu de l'aimable malice qui leur paraît convenir à cet âge inno- cent. Ils se trompent, et c'est avec raison que Solon répon- dait à un père trop faible, qui ne voulait pas châtier son fils pour un trait de méchanceté, et qui l'excusait en disant :

1 . On voit quelle importance Locke attache au développement de la volonté, <!<• l'énergie morale. Il pense sur ce point comme Kant, qui disail : a !1 n'y a qu'une seule chose qu'on puisse tenir pour bonne sans restriction, c'est la bonne volonté. •>

40 QUELIJHKS PENSEES SUR L'EDUCATION.

« C'est peu de chose. » « Assurément, c'est peu de chose que cela : mais c'est une grande chose que l'habitude1. » 55. Le petit mignon doit savoir donner des coups, dire des injures; il faut lui donner tout ce qu'il demande en criant; qu'il fasse tout ce qu'il voudra. C'est ainsi que les parents, en flattant, en choyant leurs enfants quand ils sont petits, _çjarxoœpefl4i£sJnstincts de la.nature2. Ils viendront plus tard se plaindre de f amertume des eaux qu'ils boivent, et ce sont eux qui en ont empoisonné la source ! En effet, lorsque les enfants ont grandi, et avec eux leurs mauvaises habitudes, lorsqu'ils sont trop âgés pour être dorlotés, et que les parents ne peuvent plus en faire leurs jouets, alors on n'entend plus que des plaintes. Les parents les trouvent indociles et pervers; ils sont choqués de leur opiniâtreté; ils sont effrayés de leurs mauvaises inclinations : mais ne les ont-ils pas eux-mêmes excitées et entretenues! Alors, et peut-être trop tard, ils voudraient bien pouvoir arracher ces mauvaises herbes qu'ils ont plantées de leurs propres mains, et qui maintenant ont poussé de trop profondes ra- cines pour être aisément extirpées. Si l'enfant, en effet, a été

1. Montaigne raconte, en d'autres termes, le même Irait : « Platon lansa un enfant qui jouoit aux noix. Il lui répondit : « Tu me tanses de peu de chose. » « L'accoustumance, répliqua Platon, n'est pas chose de peu. » (Montaigne, I, xxu). L'anecdote est rapportée par Dio- gène Laerte (III. 58), qui attribue Le mot à Platon, et qui parle d'un enfant qui jouait aux dés.

2. Conférez Montaigne : « Je treuve que nos plus grands vices pren- nent leur ply dez nostre plus tendre enfance, et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C'est passe-temps aux mères de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s'esbattre à blecer un chien et un chat ; et tel père est si sot de prendre à bon augure d'une ame martiale, quand il veoid son fils gourmer injurieusement un païsan ou un laquay qui ne se deffend point; et à gentillesse, quand il le veoid affiner son compagnon par quelque malicieuse desloyauté et tromperie. Ce sont pourtant les vrayes semences et racines, de la cruauté, de la tyrannie, de la trahison : elles se germent ; et s'esle- vant aprez gaillardement, et proufitent à force entre les mains de la coustume. Et est une très dangereuse institution d'excuser ces vilaines inclinations par la foiblesse de l'aage et legiereté du subject... (I, xxu);

I \ PREMIERS ÈD1 CATION. il

accoutumé à faire sa volonté eu tontes choses, du temps il était en robe, comment être surpris qu'il veuille conti- nuer encore et qu'il défende les droits de sa volonté, une fois qu'il esl en culottes? Sans doute, à mesure qu'il se rapproche de l'âge d'homme, ses fautes frappent davan- tage : de sorte qu'il y a peu de parents assez aveugles pour ne pas les apercevoir, et assez insensibles pour ne pas souf- frir des mauvais effets de leur., propre indulgence. I. 'cillant a fait de sa gouvernante tout ce qu'il lui a plu, avant de savoir parler ou marcher; il a régenté ses parents depuis qu'il sait babiller : et maintenant qu'il a grandi, mainte- nant qu'il est plus fort et plus intelligent qu'il n'était alors , pourquoi voudriez-vous qu'il fût tout d'un coup gêné dans puces el qu'il se courbât sous la volonté d'autrui? Pourquoi devrait-il, à sept, à quatorze ou à vingt ans, perdre le privilège que l'indulgence de ses parents lui a accordé jusqu'à cet âge? Kaites-en l'essai sur un chien, sur un cheval ou sur tout autre animal, et vous verrez s'il est facile de leur faire passer, quand ils sont grands, les mauvaises et tenaces habitudes qu'ils ont contractées étant petits. Et cependant aucun de ces animaux n:est de moitié aussi volontaire, aussi fougueux, aussi avide de conquérir Le gouvernement de soi-même et des autres que le sont les créatures humaines.

56. Nous sommes généralement assez avisés pour com- mencer l'éducation des animaux quand ils sont jeunes, pour les discipliner de bonne heure, si nous voulons les employer à notre usage1. 11 n'y a que nos propres enfants que nous négligeons sur ce point. Après en avoir fait de

i. Conférez le développement analogue de M. Herbert Spencer sur

cotte i<l.'e que l'on se préoccupe généralement beaucoup plus de l'éle- vage des animaux que de l'éducation tirs hommes. « A la table du squire, après que les (lame, se sont retirées, au^si bien qu'à l'auberge de la ville on jour de foire, el au cabaret du village le dimanche, le sujet qui après la question politique* du jour excite généralement l'in- térêt, c'est l'élevage des animaux, etc... » (Éducation, etc., cli. IV.)

42 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

méchants enfants, nous avons la naïveté d'espérer qu'ils deviendront des hommes bons. S'il faut donner à l'enfant, toutes les fois qu'il en a envie, des raisins et des dragées, plutôt que de laisser le pauvre baby crier ou se désoler, comment une fois grand renoncerait-il à obtenir la même satisfaction, quand ses désirs l'entraîneront vers le vin ou vers les femmes? Ce sont les objets naturels des incli- nations d'un jeune homme, au même degré que les frian- dises, qu'il demandait en criant quand il était petit, sont les objets naturels des désirs de l'enfant. Le mal n'est pas d'avoir des désirs appropriés aux goûts et aux idées de chaque âge : le mal est de ne pas savoir soumettre ces dé- sirs aux règles et aux restrictions de la raison. La diffé- rence ne consiste pas à avoir ou à ne pas avoir de passions, mais à pouvoir ou non se gouverner, se contrarier soi- même dans la satisfaction de ses passions. Celui qu_i__n'a pas pris l'habitude de soumettre sa volonté à la raison des autres., quand il était jeune, aura quelque peine à se sou- mettre à sa propre raison, quand il sera à l'âge d'en faire usage. Et quelle espèce d'homme fera un enfant ainsi élevé'/ il est aisé de le prévoir.

37. Ce sont les méprises ordinaires de ceux-là mêmes qui paraissent avoir le plus grand soin de l'éducation de leurs enfants. Mais si nous observons la manière dont on se comporte communément, nous aurons le droit de nous étonner que dans ce grand dérèglement de mœurs dont tout le monde se plaint, il puisse subsister encore quelque principe de vertu. Je voudrais bien que l'on me citât un défaut que les parents et ceux qui entourent les enfants ne leur enseignent pas, et dont ils ne jettent pas les semences dans leur esprit aussitôt qu'ils sont en état de les recevoir, •le n'entends pas seulement par les exemples qu'on leur donne, les modèles qu'on leur met sous les yeux, qui sont déjà un encouragement suffisant : mais ce que je veux ob- server ici, c'est qu'on leur enseigne directement le vice, c'est qu'on les détourne du chemin delà vertu. Avant qu'ils

IM LUENCE DES l'AliK.vrs. 45

puissenl même marcher, on leur inculque des principes de violence, de ressentiment, de cruauté. Ftappe-mci, pour (pie je le le rende : c'est une leçon que la [dupait dos en- fants entendent chaque jour; et l'on s'imagine que cela ne signifie rien, parce que leurs mains n'ont pas encore de force pour faire du mal. Mais je le demande, ne corrompt-on pas ainsi leur esprit? N'est-ce pas la pratique de la force et de la violence qu'on leur rne'tlTevant les yeux*.' Et si on leur a appris, dans leur enfance, à frapper, à Battre leurs camarades par procuration, pour ainsi dire, si on les a encouragés à se réjouir du mal qu'ils leur ont causé, si on les a habitués à les voir souffrir, ne les a-t-on pas préparés à agir eux-mêmes de la même façon lorsqu'ils seront assez forts pour faire sentir leurs coups et pourront frapper tout de bon?

Les vêtements ont naturellement pour raison d'être la pudeur, le besoin d'avoir chaud et de protéger notre corps, mais les parents sont assez sots et assez fous pour les re- commander en vue d'usages tout différents. Ils en font un objet de vanité et d'envie. On inspire à un garçon une véri- table passion pour un nouvel habit, parce que cet habit sera beau. Lorsqu'une petite lîlle est ajustée dans sa robe neuve, et attifée d'une coiffure à la mode, sa mère peut- elle faire moins que lui apprendre à s'admirer elle-même, en l'appelant ma petite reine, ma princesse? C'est ainsi que les petits enfants apprennent à tirer vanité de leurs habits, avant qu'ils soient capables de les mettre eux-mêmes. Et comment ne continueraient-ils pas à être glorieux de l'élé- gance extérieure, dont le mérite revient à leur tailleur ou à leur habilleuse, alors que leurs parents leur ont en- seigné de si bonne heure à faire ainsi ?

De même les mensonges et les équivoques, les excuses qui diffèrent si peu des mensonges, on les met sur les lèvres des enfants1. On loue d'y recourir les enfants et les

1. i Les mensonges, dit Rousseau, sont tous l'ouvrage des maîtres ». ration évidente.

44 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

apprentis, quand l'intérêt des parents on des patrons y trouve son compte. Et comment supposer que l'enfant qui a vu qu'on autorisait, qu'on encourageait même l'altération de la vérité, quand c'était pour le bien de son honnête patron, ne profitera pas de la même permission pour lui- même, quand il y trouvera son compte?

C'est seulement la médiocrité de leur fortune qui em- pêche les gens du peuple d'encourager l'intempérance chez leurs enfants, de les provoquer par des friandises, de les inviter à boire ou à manger au delà du nécessaire. Leur propre mauvais exemple, quand ils trouvent l'occasion de festoyer, montre bien que ce n'est point par aversion pour l'ivrognerie ou la gloutonnerie, que c'est seulement faute de ressources qu'ils s'abstiennent de ces excès. Si, d'autre part, nous jetons les yeux sur les maisons de ceux qui sont un peu plus favorisés de la fortune, le boire et le manger y sont à tel point la grande affaire et le grand bonheur de la vie, que les enfants passent pour négligés s'ils n'en ont point leur bonne part1. Les sauces et les ra- goûts, les aliments de toute espèce relevés par les artifices de la cuisine, voilà ce qu'on emploie pour exciter leur palais quand ils ont déjà le ventre plein; et alors, de peur que leur estomac ne soit surchargé, le prétexte est tout Irouvé pour leur offrir un autre verre de vin, histoire d'ai- der la digestion, tandis qu'en réalité cela sert seulement à accroître l'indigestion.

Si mon petit maître est légèrement indisposé, la pre- mière question qu'on lui fait est celle-ci : « Mon ami, que veux-tu manger? Que pourrions-nous inventer pour te satisfaire? » On le presse instamment de boire et de man- ger; on met en œuvre toute espèce d'artifices, afin de

1. Locke a parfaitement raison. L'enfant gourmand ne l'est sou- vent que par imitation. Il veut seulement partager avec ses parents les friandises, les mets recherchés qui chargent leur table. Si on ne lui donnait pas l'exemple de l'intempérance, il serait plus sobre qu'on ne le croit.

INFLUENCE DU MILIEU. 45

trouver quelque chose d'assez exquis, d'assez délicat, qui triomphe de ce défaut d'appétit, que la nature a sagement placé au début des maladies, comme un moyen d'en empê- cher l'accroissement : afin que, débarrassée du travail ordinaire de la digestion et déchargée de tout nouveau poids sur l'estomac, elle puisse à loisir corriger et maî- triser les humeurs peccantes1.

Lors même que les enfants sont assez heureux pour avoir des parents avisés, dont la prudence les préserve des excès de leur table et les soumet à la sobriété d'un régime simple et frugal, il est difficile que leur esprit échappe aux influences empoisonnées qui le corrompent. Grâce au régime sobre qu'ils suivent lorsqu'ils sont surveillés, leur santé peut être garantie ; mais leurs désirs en général doi- vent nécessairement se conformer aux leçons d'épicurisme qu'on leur donne partout sur ce sujet. L'éloge que l'on fait partout devant eux de la bonne chère ne peut manquer d'être le stimulant actif d'une passion d'ailleurs naturelle, et de les disposer bien vite à aimer une table bien servie, quelque dispendieuse qu'elle soit. N'est-ce pas là, en effet, ce que tout le monde, même ceux qui réprouvent ce vice, appellent bien vivre? Qu'est-ce qu'une raison chagrine pourrait objecter contre le témoignage général de l'opinion publique? Peut-on espérer qu'elle sera entendue, si elle dénonce ces habitudes comme des habitudes de luxe, alors que le luxe est si fort applaudi et universellement en hon- neur chez les gens de qualité?

C'est maintenant un vice si invétéré, et qui a de si puis- sants partisans, que je ne sais s'il ne prétend pas même au titre de vertu, et si on ne passerait point pour fou ou pour ignorant des choses du monde, à vouloir seulement ouvrir la bouche pour l'attaquer. Et je soupçonne que mes discours sur ce sujet pourraient bien être critiqués comme une

1. Expression de la vieille physiologie. Les humeurs peccantes sont allées rejoindre les esprits animaux.

46 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

petite satire étrangère à mon propos, si je n'en avais parlé avec l'intention d'exciter et d'accroître le soin et la vigi- lance des parents dans l'éducation de leurs enfants, en leur faisant voir combien ils sont assiégés de tous côtés, non seulement par des tentations propres à les corrompre, mais par des professeurs de vice, qui peut-être se rencon- trent précisément parmi les personnes qu'ils considèrent comme les garants de leur sécurité1.

Je ne veux pas m'étendre plus longtemps sur ce sujet, encore moins insister sur tous les détails qui montreraient quel mal on se donne pour gâter les enfants et leur incul- quer les principes du vice; mais je prie les parents de considérer sérieusement s'il y a un seul vice ou un seul défaut qu'on n'enseigne pas aux enfants, et s'il n'est pas de leur devoir et de leur sagesse de leur procurer d'autres enseignements.

LES FANTAISIES DE L'ENFANT.

58. Il me paraît évident que le principe de toute vertu et de toute excellence morale consiste dans le pouvoir de nous refuser à nous-même la satisfaction de nos propres désirs, lorsque la raison ne les autorise pas. Ce pouvoir, on l'acquiert et on le développe par l'habitude, on en rend l'exercice aisé et familier, en le pratiquant de bonne heure. Si donc je pouvais me faire écouter, je dirais que, contrairement à la méthode ordinaire, les enfants doivent être accoutumés à dominer leurs désirs et à se passer de leurs fantaisies, même dès le berceau 2. La première cbose qu'il faudrait leur apprendre, c'est que, toutes les choses

1. Dans ces réclamations de Locke contre les mauvais exemples et les influences fâcheuses du milieu social, se trouve peut-être le germe du paradoxe pédagogique de llousseau, qui. dans Y Emile, isole absolu- ment son élève et lui interdit tout contact avec la société.

2. Il est bien difficile et il serait peut-êlrc rigoureux d'appliquer à la lettre ce précepte de Locke.

LES FANTAISIES DE I.EMANT. M

qu'on leur donne, ils ne les obtiennent pas parce qu'elles leur sont agréables, niais parce qu'on juge qu'elles leur sont utiles. Si l'on avait soin, après leur avoir accordé tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, de ne jamais leur donner ce qu'ils réclament par des cris, ils apprendraient à s'en passer; ils ne s'aviseraient plus de vouloir être les maîtres à force de brailler ou de se dépiter; ils ne se- raient pas enfin de moitié aussi importuns à eux-mêmes et aux autres, qu'ils le sont d'ordinaire, pour n'avoir pas été ainsi traités dés le début de leur éducation. Si l'on n'ac- cordait jamais la satisfaction de leurs désirs à l'impatience qu'ils témoignent, ils ne crieraient pas plus pour avoir ceci ou cela, qu'ils ne crient pour avoir la lune *.

59. Ce n'est pas qu'il faille, selon moi, n'avoir aucune complaisance pour l'enfant, ou espérer qu'il se comportera avec la sagesse d'un parfait magistrat. Je prends l'enfant pour ce qu'il est, pour un enfant qu'il faut traiter avec douceur, qui doit jouer et avoir des jouets. Ce que je veux dire, c'est que toutes les fois qu'il veut obtenir une chose ou faire une action qui ne lui convient pas, on ne doit pas le lui accorder sous prétexte qu'il est petit, et parce qu'il le désire ; il faut, au contraire, toutes les fois qu'il réclamera quelque chose avec importunité, lui faire comprendre que pour cette raison même elle lui sera refusée 2. J'ai vu à

1. "On ne doit jamais céder aux cris des enfants, même dans leur première jeunesse, et leur laisser ce moyen d'obtenir ce qu'ils veu- lent. » (Kant.)

-1. M. Molyneux, à qui Locke avait communiqué son ouvrage avant l'impression, lui écrivait : « 11 y a un point dans votre livre vous me semblez trop rigoureux... Pour enseigner aux enfants la modéra- tion et la tempérance, est-il nécessaire de résister à tous leurs désirs quand il s'agit de choses indifférentes et innocentes?-.. Je ne puis là- dessus être d'accord avec vous : ce serait supprimer la liberté qui doit régner dans les rapports des parents et des enfants. Une autre raison pour accorder aux enfants la liberté d'exprimer leurs désirs innocents c'est que le contraire est impraticable... » Le père a peut-être raison ici contre le philosophe. Bien que nous soyons de ceux qui croient qu'il ne faut pas faire l'éducation trop douce et trop molle, à la ma-

4S QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

table des enfants, qui, quelques plats qu'il y eût devant eux, ne demandaient jamais rien, mais se contentaient de prendre ce qu'on leur donnait. J'en ai vu d'autres qui criaient pour avoir de tout ce qu'ils voyaient sur la table; il fallait leur donner de chaque plat, et encore les servir les premiers. D'où provenait une telle différence? De ce que les uns avaient été accoutumés à obtenir tout ce qu'ils demandaient avec des cris et les autres à s'en passer. Plus ils sont petits, et plus je crois nécessaire de résister à leurs appétits déréglés et désordonnés. Moins ils ont de raison par eux-mêmes, et plus ils doivent être soumis au pouvoir absolu et à la direction de ceux qui en ont la garde. Ce qui résulte de là, j'en conviens, c'est qu'il ne faut laisser auprès d'eux que des personnes sages. Si en général les choses se passent autrement, je n'y puis rien. Je dis ce que je crois nécessaire qu'on fasse. Si la mode était déjà à le faire, je n'aurais pas besoin d'importuner les gens par mes sermons. Cependant, je n'en doute pas, si l'on veut bien y réfléchir, je ne serai pas seul à penser que plus tôt on commencera à faire prendre ce pli aux enfants, mieux cela vaudra pour leurs maîtres et pour eux- mêmes, et qu'il faut observer comme une maxime invio- lable de ne jamais accorder à leurs cris ou à leurs impor- tunités ce qu'on leur a une fois refusé, à moins qu'on ne veuille leur apprendre à être impatients et fâcheux, en les récompensant de leur impatience et de leur fâcherie *.

nière des parents modernes qui ne sont que les serviteurs empressés des volontés de leurs enfants; bien qu'il soit nécessaire de réprimer de bonne heure les caprices et pour cela d'en interdire l'expression, on peut penser qu'il y aurait une tyrannie fâcheuse, diln'cile d'ailleurs à exercer, un véritable despotisme, à ne jamais tolérer chez l'enfant la libre et franchise manifestation de ce qu'il aime et de ce qu'il désire.

1. Ceci est une rè^le excellente et malheureusement trop oubliée. « Si l'on a des raisons pour ne pas céder aux prières de l'enfant, on ne dois pas se laisser toucher par beaucoup de prières. Tout refus doit être irrévocable. C'est un moyen infaillible de n'avoir pas besoin de refuser souvent. » (Kant.) Mme Guizot nous paraît se tromper quand elle critique, avec esprit d'ailleurs, la maxime des « refus irrévoca-

NÉCESSITÉ DE L'OIÎÉISSA.NCE. 4U

40. Ceux donc qui prétendent gouverner leurs fils, doivent commencer, quand ils sont tout petits, à obtenir d'eux une soumission complète à leur volonté. Voulez-vous avoir un fils qui vous obéisse, une fois l'âge de l'enfance écoulé, ayez soin alors d'établir votre autorité de père, aussitôt que l'enfant est capable de soumission et peut comprendre de qui il dépend. Si vous voulez qu'il ait du respect pour vous, inculquez-lui ce sentiment dès son enfance; et à mesure qu'il s'avancera vers l'âge viril, admettez-le plus intimement dans votre familiarité. De cette façon vous aurez en lui un sujet obéissant (comme il convient), pendant qu'il est petit, et un ami affectueux quand il sera devenu un homme M Car, à mon avis, c'est se tromper gravement sur la conduite à tenir avec les enfants, que de se montrer indulgent et familier avec eux lorsqu'ils sont petits, et d'être sévère au contraire, de les tenir à distance, lorsqu'ils sont grandsA La liberté et la complaisance ne peuvent être bonnes pour des enfants. Comme ils manquent de juge- ment, ils ont besoin de direction et de discipline. Au con- traire une sévérité impérieuse est une mauvaise manière de se conduire avec des hommes, qui ont par eux-mêmes assez de raison pour se diriger. Je ne suppose pas qu'il vous convienne d'avoir des enfants qui, une fois qu'ils auront grandi, seront fatigués de vous et diront tout bas : « Mon père, quand mourrez-vous donc? »

blés ». Cette méthode, trop autoritaire d'après elle, n'accorde pas assez à la crainte. « Le pouvoir, dit-elle, cherche ses aises, et il est entre dans la tête des souverains législateurs de l'éducation qu'il pouvait être plus commode de défendre la prière que d'avoir à y résister »

"1. Locke, en parlant ainsi, se ressouvenait de l'éducation qu'il avait lui-même reçue. Comme Stuart llill, il avait été élevé sévèrement par son père, qui le tenait à distance et qui le forma de bonne heure à l'obéissance et au respect. Mais à mesure que l'entant devint homme, la familiarité succéda à la rigueur, et son père le traita en « parfait ami », au point de lui demander solennellement pardon pour l'avoir une fois frappé tout petit dans un accès de colère. Voyez l'ouvrage anglais Ihe Life of John Locke, par Fox Bourne, t. I, p. 15.

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50 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

M. J'imagine que, de l'aveu de tout le monde, il est rai- sonnable que les enfants, tant qu'ils sont en bas âge, tiennent leurs parents pour leurs seigneurs, pour leurs maîtres absolus, et qu'en cette qualité ils les craignent, que d'autre part, à un âge plus avancé, ils ne voient en eux que leurs meilleurs amis, les seuls qui soient sûrs, et que par conséquent ils les aiment et les respectent. La méthode que j'ai proposée est, si je ne me trompe, le seul moyen d'ob- tenir ces résultats. Nous devons nous rappeler que nos enfants, une fois devenus grands, sont en tous points sem- blables à nous, qu'ils ont les mêmes passions, les mêmes désirs que nous. Or nous voulons être pris pour des créatures raisonnables ; nous voulons jouir de notre liberté ; nousdétes- tons d'être gênés par de perpétuelles réprimandes, par un ton plein de morgue; nous ne saurions supporter chez ceux que nous fréquentons l'humeur sévère, l'habitude de nous tenir à distance. Quiconque est ainsi traité, une fois arrivé à l'âge d'homme, s'empresse de chercher une autre so- ciété, d'autres amis, d'autres relations avec qui il puisse vivre plus librement. Si donc, dès les commencements, on tient de court les enfants qui sont faciles à gouverner durant leur bas âge, ils se soumettront sans murmure à ce régime, n'en ayant pas connu d'autre. Et si, à mesure qu'ils acquièrent l'usage de la raison, on a soin de relâcher doucement la rigueur de la discipline, si, à mesure qu'ils s'en rendent dignes, leur père les regarde d'un front moins sévère et peu à peu rapproche les distances, alors la contrainte on les aura tenus d'abord ne fera qu'ac- croitre leur amour pour leurs parents, parce qu'ils com- prendront qu'elle n'avait pas d'autre cause que la ten- dresse, et qu'elle n'était qu'une précaution prise pour les rendre capables de mériter la faveur de leurs parents et l'estime de tout le monde.

42. Telles sont les règles générales à suivre pour établir votre autorité sur vos enfants. VC'est par la crainte et le respect que vous devez d'abord prendre de l'empire sur

L'AUTORITÉ PÀTERNKLLK. 51

leurs esprits l; c'est par l'amour et l'amitié que plus tard vous devez le conserver. Le moment viendra, en effet, les enfants échapperont au fouet et aux châtiments, et alors si l'affection qu'ils ont pour vous ne suffit pas pour les rendre obéissants et les attacher à leurs devoirs, si l'amour de la vertu, si l'amour-propre ne les maintient pas dans la bonne voie, sur quelle influence comptez-vous donc, je vous prie, pour les obliger à se bien conduire? Sans doute la crainte d'être mal partagés dans votre héritage, s'ils venaient à vous déplaire, peut les rendre en apparence les esclaves de vos désirs : mais cela ne les empêchera pas de se conduire mal dans leur particulier, et d'ailleurs cette contrainte ne durera pas toujours. Il faudra bien que tôt ou tard l'homme suit livré à lui-même et à sa propre con- duite, et celui-là seul est vraiment bon, vertueux et capable, qui est tout cela par le dedans. Aussi faut-il commencer de bonne heure à inspirer à l'enfant les dispositions qui doi- vent être le résultat de son éducation, qui agiront et qui régneront sur toute sa vie : je veux dire des habitudes qui deviennent les vrais principes de ses actes, et non ces apparences hypocrites, ces dehors plâtrés, que la peur seule maintient chez les enfants, parce qu'ils veulent éviter pour le moment la colère du père qui peut-être les déshé- ritera.

1. C'est une grave question de savoir s'il convient d'inspirer d'abord aux enfants la crainte ou l'amour. L'affection semble être la clef d'or qui ouvre le cœur de l'enfant, et on peut juger dangereux le système de Locke qui veut commencer par la crainte et qui n'appelle l'affection à son aide qu'un peu plus tard.

SECTION 111 (45-51).

DES CHATIMENTS.

43. Après ces explications générales sur la méthode à suivre, il convient d'examiner maintenant avec plus de détail les moyens de discipline à employer. J'ai tant parlé de la nécessité de diriger les enfants d'une main ferme, que vous me soupçonnerez peut-être de ne pas tenir compte suffisamment des exigences de leur jeune âge et de leur faible constitution. Mais ce soupçon s'évanouira de votre esprit, si vous voulez bien me prêter encore quelque atten- tion. Je suis en effet très porté à penser que, dans l'édu- cation des enfants, des châtiments trop sévères ne font pas beaucoup de bien et font au contraire beaucoup de mal; et je crois que, cœteris paribus, les enfants qui ont été les plus châtiés sont les moins aptes à devenir de braves gens *. Tout ce que j'ai prétendu établir jusqu'ici, c'est que, quel que soit le degré de rigueur nécessaire, il con- vient d'en user d'autant plus volontiers que l'enfant est plus jeune. Une fois que cette sévérité, convenablement

1. Tous les pédagogues seront ici d'accord avec Locke. La vraie dis- cipline est celle qui se fonde sur les bons sentiments inculqués de boum; heure à l'enfant. La discipline extérieure, celle qui procède par châti- ments, n'est bonne, comme dit Montaigne « qu'à rendre les âmes plus lasches ou plus malicieusement opiniastres ». fil, vin»)

LES CHATIMENTS. 53

appliquée, a produit son effet, il est bon de la modérer et de lui substituer une forme de discipline plus douce.

\ i. Si par une direction ferme les parents ont su rendre complaisante et souple la volonté de leurs enfants, avant qu'ils aient assez de mémoire pour se rappeler comment on les a traités, ces dispositions leur paraîtront naturelles, et elles agiront désormais en eux comme si elles l'étaient en effet ; elles préviendront toute tentative de résistance ou de révolte. Il faut seulement avoir soin de commencer de bonne heure, et se montrer inflexible, jusqu'à ce que la crainte~et le respect soient devenus des sentiments fami- liers à l'enfant, et qu'on ne sente plus le moindre effort dans la soumission, dans l'obéissance spontanée de leur esprit. Une fois que cette habitude du respect est prise (et elle doit l'être de bonne heure, sans quoi, pour la réta- blir, il faudra prendre beaucoup de peine et ne pas mé- nager les coups, et la difficulté sera d'autant plus grande qu'on aura différé davantage), c'est par cette habitude, en y mêlant toujours autant d'indulgence qu'en méritera l'en- fant par le bon usage qu'il saura en faire, ce n'est point par les coups, par les gronderies et autres châtiments ser- viles, qu'il faudra désormais le gouverner à mesure qu'il acquiert plus d'intelligence *.

45. Qu'il faille se conduire ainsi, c'est ce qu'on ne peut manquer d'accorder, si l'on veut bien considérer ce qu'est une éducation libérale et à quel but elle tend. L'homme doit avoir la maîtrise de ses inclinations; il faut qu'il sache résister à l'impression importune d'un plaisir pré- sent ou d'une peine, et se conformer à ce que la raison lui dit qu'il est convenable de faire, s'il ne veut pas manquer des vrais principes de la vertu et de la prudence, et s'ex- poser à n'être jamais bon à rien. 11 faut donc cultiver à

t. Conférez Montaigne Essais (II, vm). « J'accuse toule violence en l'éducation d'une aine tendre qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. On m'a ainsi eslevé : ils disent qu'en tout mon premier aag-e, jen'ay tasté des verges qu'à deux coups et bien mollement. »

V

54 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

temps ces dispositions, qui sont contraires à la nature livrée à elle-même ; il faut faire de ces habitudes les vrais fondements du bonheur et du savoir-vivre dans la suite de l'existence ; il faut les inculquer dans l'esprit aussitôt que possible, dès que paraissent les premières lueurs de l'in- telligence; il faut enfin que ceux qui dirigent l'éducation d'un enfant les fortifient en lui par tous les soins, par tous les moyens imaginables.

46. D'autre part, si l'esprit des enfants est trop humilié, trop asservi, si leurs facultés sont comme' abattues et énervées par l'excès d'une discipline trop rigoureuse, ils perdent toute leur vigueur, toute leur activité, et tombent dans un état pire que le précédent. En effet, de jeunes étourdis, qui ont de la vivacité et de l'esprit, peuvent par- fois se réformer et devenir des hommes capables, même de grands hommes ; mais des esprits abattus, timides et mous, des esprits bas et faibles, ne peuvent que difficile- ment se redresser, et il est rare qu'ils parviennent à quelque chose. Éviter à la fois les deux écueils, c'est le grand art. Celui qui a trouvé le moyen de conserver à l'enfant un esprit facile, actif et libre, tout en le détournant d'un grand nombre de choses dont il aurait envie et en le disposant à des actions qui lui sont désagréables : celui-là, dis-je, qui a su réconcilier ces contradictions apparentes, a, selon moi, découvert le secret de l'éducation.

47. La méthode ordinaire, méthode expéditive et com- mode pour la paresse des maîtres, celle qui procède par châtiments et coups de fouet \ et qui est à peu près la seule que les précepteurs emploient, la seule même qu'ils croient possible, est de toutes la moins propre au service de l'éducation, parce qu'elle tend à produire deux maux contraires, ce Charybde et ce Scylla, contre lesquels, je

1. Les châtiments corporels étaient alors extrêmement répandus. Locke lui-même ne les condamne pas absolument; il les admet dans des cas extrêmes et d'impérieuse nécessité (voyez plus bas § 78).

LES CHATIMENTS CORPORELS. 55

l'ai montré, viennent d'un côté ou de l'autre échouer toutes les éducations mal dirigées l.

48. Les châtiments de ce genre ont le tort de ne pas nous exercer à vaincre l'inclination naturelle qui fait que nous recherchons le plaisir sensible et immédiat, et que nous voulons éviter la peine coûte que coûte ; tout au con- traire ils l'encouragent, et par suite fortifient en nous la disposition d'où jaillissent toutes les actions vicieuses, toutes les irrégularités de la vie. Quel est en effet le senti- ment qui gouverne alors l'enfant, sinon l'amour du plaisir ou l'aversion de la peine sensible, quand il étudie sa leçon contre son gré, ou s'abstient de manger un fruit malsain qui lui est agréable pour cette seule raison qu'il a peur d'être fouetté? 11 ne fait en ce cas que préférer le plus grand plaisir, ou éviter la plus grande peine sensible. Et qu'est-ce, je le demande, que proposer de pareils motifs à sa conduite et à ses actions, sinon cultiver en lui la disposition que nous devons précisément déraciner et dé- truire? Je ne saurais donc croire qu'une correction soit utile à un enfant, quand la honte de la subir pour avoir commis quelque faute n'a pas plus de pouvoir sur son esprit que la peine elle-même2.

49. 2U Les châtiments de cette espèce ont pour résultat nécessaire de faire haïr à l'enfant des choses que le devoir des précepteurs serait précisément de lui faire aimer. En effet rien de plus ordinaire que de voir des enfants se mettre à détester des choses qui ne leur répugnaient pas tout d'abord, uniquement parce qu'elles leur ont valu des réprimandes, des coups de fouet, de mauvais traitements.

1. Les doux conséquences que Locke attribue avec raison à la disci- pline des châtiments corporels, c'est que : elle encourage chez ren- iant le sentiment naturel qui le porte à aimer le plaisir et à redouter la douleur; elle abat et énerve sa volonté.

'2. Locke a bien raison de penser que ce qui importe dans le châti- ment, ce n'est pas le châtiment lui-même, c'est le sentiment que le châtiment excite.

56 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

Et comment s'étonner qu'il en soit ainsi, alors que les hommes faits eux-mêmes ne sauraient prendre goût à rien, si on employait avec eux des méthodes semhlahles? Quel est l'homme qui ne prendrait en dégoût un divertissement innocent et par lui-même indifférent, si à force de coups et d'injures on prétendait l'y contraindre, quand il n'y est pas disposé; ou si, à raison de certaines circonstances, toutes les fois qu'il s'y livrerait il était traité de la sorte? Il est naturel qu'il en soit ainsi. Les choses les plus indif- férentes deviennent désagréables par le fait des circon- stances désagréables qui les accompagnent : la seule vue de la coupe, l'on prend d'habitude des médecines répu- gnantes, soulève l'estomac, et l'on ne saurait y rien boire avec plaisir, alors même que la coupe serait des plus propres, des plus élégantes, et faite de la plus riche ma- tière.

50. Enfin une discipline servile fait des caractères serviles1. L'enfant se soumet et feint d'obéir, tant que la crainte du fouet agit sur lui : mais dès qu'il en est dé- livré et que, n'étant plus sous les yeux de son maître, il peut se permettre l'impunité, il donne libre carrière à ses inclinations naturelles, qui loin d'être affaiblies par cette méthode se sont au contraire accrues et fortifiées en lui, et qui, un instant contraintes, éclatent avec d'autant plus de violence. Reste une autre hypothèse.

51. Si la sévérité poussée jusqu'à ses extrêmes limites parvient à dominer l'enfant et à corriger pour le moment son caractère désordonné, elle met souvent à la place une maladie pire encore et plus dangereuse, qui est de briser

1. Il est impossible do prononcer plus nettement et avec plus de force la condamnation des châtiments corporels. On oublie trop dans la discipline que le but n'est pas seulement de faire régner l'ordre dans la classe et dans l'école, d'obtenir la droiture apparente et le travail du moment. Le but à atteindre est plus élevé : il s'agit de préparer des caractères libres et droits, sachant se gouverner eux-mêmes, et le problème de la discipline peut être formulé ainsi : o Préparer la liberté par l'obéissance ».

LA DISCIPLINE DU FOUET. .7

les ressorts de son esprit. Alors au lieu d'un jeune homme turbulent, vous avez une pauvre créature sans énergie, capable encore de plaire avec sa sagesse forcée aux sots qui aiment les entants mous et indolents, parce qu'ils ne font pas de bruit et ne causent aucun ennui1, mais qui ne manquera probablement pas de paraître à ses amis un être incommode, et qui en effet, pendant toute sa vie, sera pour lui-même et pour les autres un être inutile.

1. Conférrt cotte boutade de M. Pape-Carpantier : « S'il y a des enfants tranquilles et muets, qui restent sages, comme on le dit avec une irré- flexion ou une ignorance dont je m étonne, qui ne crient, ni ne rient, ni ne remuent, ce sont des enfants morts, enterrez-les. ' onfSrences fini Instituteurs, etc.)

SECTION IV (52-631.

DES RECOMPENSES.

52. Les coups et les autres sortes de châtiments serviles et corporels ne conviennent donc pas comme moyens de discipline dans l'éducation d'un enfant dont nous voulons faire un homme sage, bon et libre ; aussi ne faut-il y recourir que rarement et surtout dans les grandes occasions, dans les cas extrêmes1. D'un autre côté, il faut éviter avec le même soin de flatter les enfants en les récompensant par des choses qui leur plaisent 8. Celui qui donne à son fils des pommes, ou des dragées, ou quelque autre chose du même genre, pour le décider à apprendre sa leçon, ne fait qu'en- courager son inclination pour plaisir, et choyer cette

t. On verra plus loin qu'il est difficile d'être de l'avis de Locke sur ce poinl et de légitimer l'emploi des châtiments corporels, même dans des cas exceptionnels.

2. Locke est. bien rigoureux et demande l'impossible quand il exige que l'on sèvre absolument l'enfant des choses qui lui sonl agréables. Sans tomber dans les excès de Y enseignement attrayant, sans vouloir avec Bernardin de Saint-Pierre, par exemple, « qu'on mette une dragée sous chacune des lettres qu'on apprend à l'enfant », il est permis de croire que les récompenses agréables doivent avoir leur place dans une éducation bien dirigée. Locke les admet, il est vrai (voyez § 53), mais non comme choses agréables : il veut qu'elles soient en quelque sorte les symboles de l'estime que les enfants ont méritée.

LES RÉCOMPENSES. 51)

dangereuse tendance qu'il devrait par tous les moyens vaincre el étouffer en lui. Vous ne pouvez avoir l'espoir de Phabituer à la maîtriser, si vous compromettez la résis- tance <jue vous lui opposez sur un point par la satisfac- tion que vous lui accordez sur un autre point.

Pour devenir un homme bon, sage et vertueux, il est nécessaire que l'enfant apprenne à dominer ses appétits, à triompher de son inclination pour la richesse, la parure, pour tout ce qui flatte le palais, etc., toutes les fois que sa raison conseille le contraire et que son devoir l'exige. Mais si vous l'engagez à faire quelque chose de raisonnable en lui offrant de l'argent, si vous le dédommagez de la peine d'apprendre sa leçon par le plaisir de manger un morceau friand ; si vous lui promettez une cravate à dentelles ou un bel habit neuf, pour le récompenser de quelques-uns de ses petits devoirs d'écolier, n'est- il pas vrai que lui proposer ces récompenses c'est reconnaître qu'elles sont de fort désirables choses qu'il faut rechercher, c'est l'en- courager à les aimer, c'est l'accoutumer à y placer son bon- heur1. C'est ainsi que, en général, pour obtenir des enfants qu'ils apprennent avec zèle la grammaire, la danse, ou quelque autre chose du même genre, de peu d'importance pour le bonheur et l'utilité de leur vie, les parents em- ploient mal à propos les récompenses et les châtiments; ils compromettent la vertu, renversent les principes de l'édu-

1. En résumé Locke ne veut pas de récompenses sensibles, ni de pu- nitions sensibles, parce qu'elles habituent selon lui l'enfant à l'aire du plaisir ou de la douleur le principe de sa conduite. C'est dans le même sens que Kant a dit : Si on punit l'enfant quand il l'ait mal, et si on le récompense quand il fait bien, il l'ait alors le bien pour être bien traité. » Il faudrait cependant se décider à prendre l'homme pour ce qu'il est, pour un ètrr que le plaisir et l'intérêt gouverneront toujours en partie, surtout quand il est enfant, et que le seul sentiment de l'honneur, pas plus que l'idée du devoir, ne peut suffire à guider. Il est a remarquer qu'un contemporain de Locke, l'idéaliste Kalebranche, se rencontre sur ce point avec le sensualiste anglais et proscrit les récompenses sensibles, parce qu'il veut développer de bonne heure chez l'eniant le goût des idées abstraites.

00 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

cation, et enseignent à. leurs enfants le luxe, l'orgueil ou la convoitise, etc. En effet, par leur complaisance pour de mauvaises inclinations qu'ils flattent au lieu de les modé- rer, ils jettent les fondements de tous les vices futurs, vices qu'il est impossible de combattre autrement qu'en pliant les désirs de l'enfant et en l'habituant de bonne heure à se soumettre à la raison.

53. Je n'entends pas cependant qu'il faille priver les enfants des agréments ou des plaisirs de la vie, toutes les fois que ces plaisirs ne portent pas préjudice à leur santé ou à leur vertu. Au contraire je voudrais que leur vie fût aussi douce, aussi agréable que possible, qu'elle s'écoulât dans la pleine jouissance de tout ce qui peut innocemment les charmer : à cette condition pourtant qu'ils ne voient dans ces plaisirs que les suites naturelles de l'estime qu'ils ont méritée *. Il ne faut jamais les leur offrir ou les leur accorder comme les récompenses de tel ou tel devoir par- ticulier pour lequel ils éprouvent de la répugnance, ou auquel ils ne se décideraient pas à s'appliquer, s'ils n'y étaient engagés par l'espoir de cette récompense.

54. Mais, dira-t-on, si d'un côté on doit renoncer au fouet, et de l'autre à ces petits encouragements qui plai- sent et séduisent, comment faut-il alors gouverner les en- fants? Otez l'espérance et la crainte, il n'y a plus de dis- cipline. J'accorde que le bien et le mal, la récompense et la punition, sont les seuls motifs d'action pour une créa- ture raisonnable; ce sont comme les aiguillons qui excitent à l'action et comme les rênes qui guident le genre humain tout entier. Par conséquent il faut aussi s'en servir avec les enfants, qui je prie les parents et les maîtres de se le mettre bien dans l'esprit doivent être traités comme des créatures raisonnables-?

1. En d'autres termes, l'enfant, d'après Locke, ne doit pas connaître d'autre récompense que l'estime de ses parents.

2. « Les plus petits entants, «lit Malcbranclie, ont de la raison, aussi bien que les hommes faits. » Conlre ces exagérations, Rousseau pro-

LES RÉCOMPENSÉS. 61

So. Oui, je l'avoue, les récompenses et les punitions doi- vent être employées avec les enfants, si l'on veut agir sur eux. Mais l'erreur que je combats, c'est qu'à mon avis on choisit mal celles que l'on met généralement en usage. Les plaisirs et les peines du corps sont, je crois, d'un funeste effet, quand on en l'ait des récompenses et des punitions destinées à assurer l'autorité des parents sur leurs enfants; par là, comme je l'ai dit plus haut, on ne l'ait qu'augmenter l,i force de ces inclinations qu'il s'agit précisément de do- miner et de maîtriser l. Quel principe de vertu avez-vous jeté dans l'esprit d'un enfant, si vous ne parvenez à le dé- tourner de désirer un plaisir qu'en lui proposant un autre plaisir? Vous ne faites ainsi que donner plus de force à ses appétits et égarer son désir sur un grand nombre d'objets. Si un enfant crie pour avoir un fruit malsain et dangereux, vous essayez de le faire tenir tranquille en lui donnant une sucrerie plus inoffensive. Par peut-être vous pré- servez sa santé, mais vous gâtez son esprit, vous le pré- cipitez dans un plus grand désordre encore. Ici en effet vous changez seulement l'objet; vous n'en flattez pas moins ses appétits; vous lui permettez de se satisfaire, etc'estlà, comme je l'ai montré, la racine du mal. Jusqu'à ce que vous l'ayez mis en état de supporter le refus de cette satis- faction, vous pouvez avoir réussi à le rendre pour le mo- ment sage et tranquille, mais vous n'avez pas guéri la ma- ladie. Par cette manière de procéder, vous fomentez, vous caressez en lui l'instinct qui est la source d'où jaillissent tous les maux, et vous pouvez être certain qu'à la première

teste avec force : « De toutes les facultés de l'homme la raison esL celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard, et c'est de celle-là qu'on veut se servir pour développer les premières! Le chef-d'œuvre d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable, et l'on pré- tend élever un enfant par la raison!... La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. »

1. Locke insiste à satiété sur cette idée qui r.e tau fpas dans la discipline exciter les inclinations que l'éducation a pour but de com- i i omme, par exemple, l'amour du plaisir.

62 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

occasion cet instinct éclatera de nouveau avec plus de vio- lence, lui inspirera une plus ardente passion et vous cau- sera plus d'ennui.

LE SENTIMENT DE L'HONNEUR.

56. Les récompenses et les punitions qui vous serviront à tenir vos enfants dans le devoir sont d'une nature toute différente1, et leur action est si puissante qu'une fois que nous avons réussi à les mettre en œuvre il ne restera plus, je crois, rien à faire : toutes les difficultés seront aisément surmontées. L'honneur et le déshonneur (esteem and dis- grace) sont de tous les aiguillons ceux qui stimulent le plus l'esprit, dès qu'il peut y être sensible. Si vous pouvez inspirer à vos enfants le sentiment de l'honneur, la crainte de la honte et du déshonneur, vous aurez établi dans leurs esprits les vrais principes qui ne cesseront plus de les dis- poser au bien2. Mais, dira-t-on, que (aire pour y réussir?

Je confesse que la chose, à première vue, ne parait pas exempte de difficulté ; mais j'estime qu'il vaut la peine de

1. Locke ne veut ni de la crainte des châtiments corporels, ni de l'appât des récompenses sensibles, comme moyen essentiel de discipline; c'est donc dans le sentiment de l'honneur seul qu'il compte trouver le principe de la direction des volontés.

2. Locke a toujours considéré le sentiment de l'honneur comme le principal ressort des actions humaines. Voici ce qu'il écrivait à Paris, dans son journal, en 1678. « La principale source des actions des hommes, la règle par laquelle ils se conduisent, et la fin à laquelle ils tendent, semble être l'honneur et la réputation, et ce qu'ils veulent à tout prix éviter, c'est surtout le déshonneur et la honte. C'est ce qui t'ait que les Hurons et d'autres peuples du Canada endurent avec tant de constance d'incroyables tortures. C'est ce qui fait les marchands dans un pays, les soldats dans un autre. C'est ce qui fait qu'on étudie ici l'astrologie, les mathématiques et la physique. C'est ce qui déter- mine la forme des vêtements pour les femmes, les modes pour les

hommes La honte d'être méprisé par ceux avec qui l'on a vécu et

auprès desquels on voudrait se rendre recommandable est le grand principe qui dirige les actions des hommes. »

LE SENTIMENT DE L'HONNEUR. 63

rechercher (et de mettre on pratique une fois qu'un les aura découverts) les moyens d'atteindre à an résultat est renfermé, selon moi, le grand secret de l'art de l'édu- cation.

57. D'abord, les enfants (plus tôt peut être que nous ne pensons) sont très sensibles à la louange et aux compli- ments. Ils trouvent du plaisir à être estimés et appréciés surtout par leurs parents et par tous ceux dont ils dépen- dent. Si, par conséquent, le père les caresse et les loue, lorsqu'ils ont fait quelque chose de bien, s'il leur montre au contraire un air froid et indifférent, lorsqu'ils ont fait quelque chose de mal, si en même temps leur mère et tou- tes les personnes qui les entourent les traitent de même, il ne faudra pas beaucoup de temps pour qu'ils saisissent la différence. De tels moyens, si on les emploie constamment, feront plus d'effet sur leurs esprits, je n'en doute pas, que les coups et les menaces, qui perdent leur force pour peu qu'ils deviennent communs, qui ne servent à rien, s'ils ne sont pas accompagnés d'un sentiment de honte, et qu'il faut par conséquent s'interdire de jamais employer, ex- cepté clans les cas extrêmes que nous avons mentionnés plus loin.

58. Mais, en second lieu, pour rendre plus profond le sentiment de l'honneur et du déshonneur, pour lui donner plus d'autorité, il faut que d'autres choses agréables ou désagréables soient constamment jointes à ces deux états différents : non comme des récompenses ou des punitions particulières attribuées à telle ou telle action particulière, mais comme des conséquences nécessaires qui attendent infailliblement tout enfant, lorsque par sa propre faute il a mérité le blâme ou la louange1. Par cette façon d'agir, les

1. La théorie de Locke se rapproche ici de celle de M. Spencer, qui n'admet guère d'autres châtiments que ceux qui sont les conséquences inévitables de leurs actes, les inévitables réactions des actions de ren- iant. Il y a cependant cette différence que pour M. Spencer ces consé-

G4 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

enfants en viendront facilement à comprendre que tous ceux qui ont mérité d'être loués et estimés, pour leurappli- cation à bien faire, sont nécessairement aimés et choyés par tout le monde, et qu'ils obtiennent tous les avantages qui sont les conséquences de leur bonne conduite; tandis que d'autre part l'enfant qui par quelque faute a perdu l'amitié de ses parents et n'a pas pris soin de conserver in- tacte sa bonne réputation, doit immanquablement s'atten- dre à l'indifférence et au mépris, et par suite se verra privé de tout ce qui pourrait le satisfaire ou le réjouir. De cette façon les objets du désir deviennent pour l'enfant les auxi- liaires de sa vertu, pour peu qu'une expérience constante lui ait appris, dés le début de la vie, que les choses qui lui sont agréables appartiennent et sont réservées uniquement à ceux qui ont gardé leur bonne réputation. Si par ces moyens vous avez réussi une seule fois à leur faire honte de leurs fautes (et je serais d'avis qu'on ne recourût pas à d'autre châtiment que celui-là), si vous les avez rendus sensibles au plaisir d'être estimés, vous pourrez faire d'eux tout ce que vous voudrez, et ils aimeront toutes les formes de la vertu.

59. La grande difficulté provient, je crois, de la sottise et de la folie des domestiques, qu'on a beaucoup de peine à empêcher de se mettre en travers des intentions du père et de la mère1. Les enfants, rebutés par leurs parents pour

quences doivent apparaître aux enfanté comme les suites naturelles, fatales, de leurs actes, comme les résultais d'une nécessité inévitable; tandis que Locke introduit un élément moral dans ces châtiments inévitables et infaillibles qu'il présente comme l'expression, non d'une nécessité de la nature, mais de la satisfaction et du mécontentement de leurs parents.

1. Il n'arrive que trop souvent que les parents se contredisent eux- mêmes, que la mère se met en travers des intentions du père et réci- proquement. On connaît la boutade de J.-P. Richter : « L'éducation actuelle ressemble à l'Arlequin de la comédie italienne, qui arrive sur la scène avec un paquet de papiers sous chaque bras. « Que portez- vous suus le bras droit? lui deinande-t-on. Des ordres! répond-il. Et ?ous le bras gauche? Des contre-ordres! »

LA REPUTATION ET L'AMOUR-PROPRE. tir»

la faute qu'ils ont commise, trouvent d'ordinaire un refuge et une consolation dans les caresses de ces flatteurs impru- dents, qui défont ainsi tout ce que les parents s'efforcent de faire. Lorsque le père ou la mère bat froid à son enfant, tout le monde devrait garder avec lui la même réserve ; personne ne devrait lui donner d'encouragements, jusqu'à ce qite, ayant demandé pardon et s'étant amendé, il soit ren- tré dans la bonne voie et mérite de nouveau les bonnes grâces de ses parents. Si l'on s'en tenait fermement à cette méthode, j'imagine qu'on n'aurait guère besoin d'employer les coups ou les réprimandes. Leur propre plaisir et leur propre intérêt disposeraient bien vite les enfants à recher- cher l'approbation de leurs parents et à éviter des actions qu'ils verraient condamner par tout le monde et dont ils seraient sûrs de porter la peine, sans qu'il fût nécessaire de les gronder ou de les battre. Us apprendraient ainsi à être modestes, à connaître le sentiment de la honte et ils en viendraient bien vite à éprouver une horreur naturelle pour des actions qui les exposent, ils le savent, à l'indiffé- rence et au mépris de tout le monde. Mais quant à cher- cher les moyens de remédier aux maux dont les domesti- ques sont la cause, c'est un soin que je dois laisser à l'examen des parents. Mon seul but était de dire que la chose est d'une importance extrême, et qu'il faut estimer très heureux ceux qui ont réussi à entourer leurs enfants de personnes sages et discrètes*

60. Qu'on évite donc avec soin de battre ou de gronder fréquemment les enfants. De l'emploi des châtiments de cette espèce on ne peut espérer d'autre profit que d'exci- ter chez l'enfant un sentiment de honte et d'aversion pour les actes qui lui ont mérité ces punitions, et si son cha- grin ne consiste pas surtout dans le déplaisir d'avoir mal fait et dans la crainte de s'être attiré par les légitimes colères de ses meilleurs amis, les coups de fouet n'au- ront produit qu'une cure imparfaite. Ils ne guérissent le mal que pour le moment et par une cicatrisation superfi-

5

66 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

cielle; ils ne pénètrent pas au fond de la plaie. Un géné- reux sentiment de honte et la crainte d'avoir déplu, voilà les vrais principes pour gouverner l'enfant, les seuls qui puissent tenir son caractère en bride et l'obliger à rester dans l'ordre. Les châtiments, s'ils se renouvellent fré- quemment, cessent de produire cet effet et ne lardent pas à user le sentiment de la honte. 11 en est de ce sentiment cbcz l'enfant comme de la pudeur chez les femmes : elles la perdent, si elles en violent fréquemment les lois. Quant à la crainte de causer du déplaisir à ses parents, ce senti- ment ne peut manquer lui aussi de devenir insignifiant, si les marques de ce déplaisir disparaissent trop vite, et s'il suffit de quelques coups reçus pour que la faute soit pleine- ment expiée. Les parents devraient examiner attentivement quelles sont chez leurs enfants les fautes assez graves pour mériter l'expression de leur colère; mais une fois qu'ils ont manifesté un déplaisir assez vif pour qu'une punition s'ensuive, il ne faut pas qu'ils radoucissent tout de suite la sévérité de leur air ; il faut, au contraire, qu'ils fassent quelque difficulté de rendre leurs bonnes grâces au cou- pable, et qu'ils ajournent la réconciliation complète jusqu'à ce que l'enfant, redevenu sage et même plus sage qu'il n'est d'habitude, ait prouvé la sincérité dans son repentir. Si les choses ne sont pas réglées ainsi, la punition, par son re- nouvellement même, devient une chose vulgaire et com- mune qui perd toute influence ; la faute, la punition et le pardon forment alors aux yeux de l'enfant une série aussi naturelle, aussi nécessaire que la succession du jour, de la nuit et du matin.

61. À propos de la réputation je n'ajouterai qu'une seule remarque. Sans doute la réputation n'est pas le vrai prin- cipe ni la mesure de la vertu, car ce principe consiste dans la connaissance que l'homme a de son devoir, d;ins le plaisir qu'il trouve à obéir à son Créateur, en suivant les indications de la lumière naturelle qu'il tient de Dieu, et

L'ELOGE El LE BLAME. 67

clans L'espoir de lui plaire et d'eu recevoir une récompense1. Cependant l'amour de la réputation est de tous les prin- cipes d'action celui qui se rapproche le plus de la vertu2. La réputation en effet, puisqu'elle est le témoignage d'ap- probation que la raison des autres hommes, par un con- sentement unanime en quelque sorte, accorde aux actions vertueuses et conformes à l'ordre, la réputation doit être considérée comme le véritable guide, comme l'aiguillon le plus puissant de l'enfance, jusqu'au jour les enfants ont assez grandi pour être capables de se juger eux-mêmes et de trouver dans leur propre raison les principes de l'hon- nêteté.

62. Cette observation peut servir à diriger les parents dans leur façon de louer ou de blâmer leurs enfants. Les réprimandes, que leurs fautes rendent parfois difficiles à éviter, doivent non seulement être faites dans des termes sobres, graves et sans passion, mais aussi en particulier et en tête-à-léte; tandis que les éloges que peuvent mériter les enfants, doivent leur être adressés devant d'autres person- nes3. C'est doubler en effet la récompense que publier l'é- loge ; et d'autre part si les parents témoignent de la répu- gnance à divulguer les fautes commises, cela disposera da- vantage les enfants à désirer le maintien de leur réputa-

1. Il est permis de penser que Locke défigure ici les principes de la morale naturelle, en ajoutant à l'idée du bien et au sentiment de la dignité, qui sont les vrais principes de la vertu, le devoir de plaire à Dieu et surtout l'espoir d'une récompense.

2. Locke abuse un peu de l'aïuour-propre et du désir de la réputation. Il semble qu'il n'ait pas l'ait une place assez large dans son système aux affections du cour, à l'amour des parents, par exemple. Combien d'en- fants resteront froids et insensibles, si vous prétendez les gouverner par le sentiment de l'honneur! Y en a-t-il beaucoup au contraire qui résistent aux volontés d'un père ou d'une mère qu'ils chérissent, ou même d'un maître qu'ils aiment?

3. A Port-Royal, l'on se défiait trop de l'amour-propre, il était défendu au contraire de décerner des éloges publics ou privés. « Si Dieu a mis quelque bien dans l'âme d'un enfant, il faut l'eu louer (en louer Dieu) et garder le silence. »

68 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

lion ; cela leur apprendra à être plus soucieux de conserver l'estitne des autres, parce qu'ils croiront encore la posséder. Si au contraire on les a couverts de honte en publiant leurs fautes et s'ils croient avoir perdu cette estime, ce moyen n'a plus d'action sur eux, et ils se montreront d'au- tant moins désireux de mériter l'approbation d'autrui, qu'ils seront plus portés à croire que leur réputation est déjà compromise.

65. Mais si l'on suit avec les enfants les bonnes métho- des, il ne sera pas nécessaire d'appliquer le système ordi- naire des punitions et des récompenses, aussi souvent qu'on se l'imagine ou qu'on a coutume de le faire. En effet les folies innocentes, les jeux, les amusements puérils, tout cela doit être permis à l'enfant, librement et sans restric- tion, au moins dans la mesure ces actions peuvent se concilier avec le respect qui est aux personnes pré- sentes; et on ne saurait sur ce point être trop indulgent. Ces défauts sont les défauts de l'âge plutôt que les défauts des enfants eux-mêmes; et si, comme on devrait le faire, on laissait au temps, à l'exemple, au progrès des années, le soin de les corriger, on épargnerait à l'enfant beaucoup de corrections appliquées mal à propos et sans profit. Ces cor- rections en effet, ou bien ne parviennent pas à dominer les dispositions naturelles de l'enfance; et alors de leur renou- vellement inutile il résulte seulement que, dans des cas elle serait nécessaire, la correction a perdu toute sa force ; ou bien si elles sont assez puissantes pour réprimer la gaieté naturelle de cet âge, elles ne servent qu'à gâter la fois le corps et l'esprit. Si le bruit, si le désordre que les en- fants font en jouant, causent parfois quelque dérangement, si le lieu, si les personnes présentes ne peuvent s'en accom- moder (ce qui n'arrive que quand leurs parents sont là), un regard ou un mot du père ou de la mère, si du moins ils ont su prendre l'autorité qui leur appartient, suffira soit pour les éloigner, soit pour les faire tenir tranquilles quelque temps. Mais cette humeur folâtre que la nature

L'ÉLOGE ET LE BLAME. 69

a sagement départie à leur âge et à leur tempérament, il vaut mieux l'encourager que la combattre et la réprimer, si l'on veut exciter leurs esprits, accroître leur force et leur santé. L'art suprême est de faire que tout ce qu'ils ont à faire soit pour eux un jeu et un divertissement *,

1. Cette règle n'est bonne que pour les tout petits enfants, auxquels il ne faut en effel rien imposer qui les gêne ou qui les ennuie. Mais de l">nne heure il est bon d'habituer l'enfant qui a déjà quelques années à connaître l'effort et la peine. L'éducation se trahirait elle- même, si elle supprimait le travail, si elle effaçait toutes les difficultés, si elle transformait toutes choses en divertissement et en jeu.

SECTION V ( «4-66

DES REGLES.

64. Laissez-moi noter ici une chose que je considère comme un vice de la méthode ordinairement suivie dans l'éducation : c'est qu'on charge la mémoire de l'enfant, en toute occasion, de règles et de préceptes que souvent il ne comprend point, et que toujours il oublie aussitôt qu'on les lui a enseignés1. S'il s'agit d'une action que vous vou- lez qu'il fasse, ou qu'il fasse autrement : toutes les fois qu'il oubliera de la faire ou qu'il la fera mal, forcez-le à la refaire, à la répéter jusqu'à ce qu'il y réussisse parfaite- ment8. Parla vous obtiendrez deux avantages : celui d'abord de reconnaître si c'est une* action dont il soit déjà capable ou que l'on puisse attendre de lui ; car il arrive quelque- fois que l'on demande aux enfants des choses dont on s'aperçoit qu'ils sont incapables, quand on les met à l'é- preuve, de sorte qu'il est nécessaire de leur enseigner à lcsLj faire et de les y exercer, avant de les exiger d'eux. Mais

I*

1. Locke développe ici une pensée familière aux pédagogues et que Ramus formulait dans cette maxime célèbre, louée par Lancelot : « Peu de préceptes et beaucoup d'usage. »

2. Conférez la maxime des Jésuites : Bepetilio muter stndiorum. « Ces la répétition qui est le principe des bonnes études. »

LES RÈGLES ET LES PRÉCEPTES. 71

un précepteur trouve plus facile de donner des ordres que les enseignements! Un autre avantage qui en résultera, e'csi que, en répétant la même action jusqu'à ce qu'il s'en soit fait une habitude, l'enfant, pour l'accomplir, n'aura plus besoin d'un effort de mémoire ou de réflexion, effort qui n'est pas de son âge et qui suppose plus de sagesse et de maturité qu'il n'en a : l'action lui sera devenue natu- relle. C'est ainsi que s'incliner devant la personne qui vous salue, regarder en face celui qui vous parle, tout cela, gi âce à une habitude constante, est pour l'homme bien élevé rhose aussi naturelle que l'acte de respirer ; il le fait sans réflexion, sans y penser. Si par cette méthode vous corrigez un enfant d'un défaut, il en est guéri pour toujours, et en prenant ses défauts un à un, vous pouvez les extirper tous, pour semer à la place les habitudes que vous voudrez.

Go. J'ai vu des parents qui chargeaient leurs enfants de tant de règles que les pauvres petits pouvaient à peine en retenir la dixième partie, et encore moins les appliquer. Cependant, soit par des paroles dures, soit même par des coups, on les punissait de manquer à des règles si nom- breuses et souvent fort peu raisonnables. D'où il résultait naturellement que les enfants ne réfléchissaient plus à ce qu'on leurdisait, une fois qu 'ils avaient la preuve que toute l'attention dont ils étaient capables ne les préserverait pas d'un manquement et du châtiment qui devait le sui- vre.

N'imposez donc à votre fds que le moins de règles pos- sible, et plutôt moins que plus, même de celles qui paraissent absolument nécessaires. En effet si vous l'acca- blez de trop de règles, il arrivera nécessairement une de ces deux choses : ou bien il faudra le punir très souvent, ce qui sera de fâcheuse conséquence en rendant la puni- tion trop fréquente et trop familière ; ou bien vous le lais- serez transgresser quelques-uns de vos préceptes sans le punir, et par il prendra l'habitude de les mépriser et votre autorité perdra son prestige. N'établissez donc qu'un

ri QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

petit nombre de lois, mais, une fois établies, veillez à ce qu'elles soient rigoureusement observées1. Il ne faut que peu de règles pour un enfant qui n'a que peu d'années; à mesure qu'il grandira, et lorsque la pratique aura solide- ment établi une première loi, vous pourrez en ajouter une autre.

DES HABITUDES.

66. Mais, je vous en prie, rappelez-vous qu'on n'instruit pas les enfants par des règles qui glissent sans cesse de leur mémoire. Tout ce que vous jugez nécessaire qu'ils fassent, apprenez-leur à le faire par une pratique constante, toutes les fois que l'occasion se présentera; et même, s'il est possible, faites naître les occasions. Cela leur donnera des habitudes qui, une fois établies, agiront d'elles-mêmes, facilement et spontanément, sans le secours de la mé- moire2. Mais laissez -moi vous avertir d'une précaution à prendre : ayez soin d'abord de former les enfants aux habitudes que vous voulez leur donner, par d'insinuantes paroles et de douces exhortations, comme si vous vouliez simplement leur rappeler quelque chose qu'ils oublie- raient; plutôt que par de sévères réprimandes, par des gronderies, comme s'ils étaient volontairement coupables de leur oubli ; une autre précaution à prendre, c'est de ne pas essayer de leur faire prendre plusieurs habitudes à la fois ; sans cela, par la diversité des choses, vous brouil- lerez leur esprit et vous n'arriverez à rien. C'est seulement! quand une habitude constante leur a rendu quelque action

1. Mm0 Necker de Saussure dit dans le même sens : « On ne doi d'abord interdire que ce qu'on peut empêcher, mais on doit toujonr: empêcher ce qu'on a commencé par interdire. »

2. Locke semble attribuer à la mémoire un caractère qu'elle n'; pas. Il l'oppose aux habitudes, et la mémoire, à vrai dire, n'est elle-mêm: qu'une habitude.

LES JJABITUDES. 73

facile el naturelle, et qu'ils la font sans réflexion, qu'il convient de passer à l'éducation d'une autre habitude'.

Cette méthode, qui consiste à instruire les enfants par une pratique constante, par la répétition du môme exercice, plusieurs fois renouvelé en présence et sous la direction de leur maître, jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'habitude de le bien faire, et non par des règles confiées à leur mé- moire, a de si grands avantages, par quelque côté qu'on la considère, que je ne puis m'empêcher de m'étonner (si tant est qu'on puisse s'étonner de n'importe quelle mau- vaise coutume) qu'où l'ait à ce point négligée. Je ferai sur ce point une autre remarque qui me vient présentement à l'esprit. Par cette méthode, nous constaterons si ce qu'on exige de l'enfant est à sa portée et convient par quelque endroit à ses talents naturels et à son tempérament : chose qu'il importe de considérer clans une éducation bien diri- gée. Nous ne pouvons pas avoir la prétention de changer le naturel des enfants sans nous exposer à leur faire du tort, de rendre pensifs et graves ceux qui sont gais, folâtres ceux qui sont mélancoliques. Dieu a marqué les esprits des hommes de certains caractères, qui, comme les défauts de leurs corps, peuvent être légèrement amendés, mais qu'on ne saurait entièrement réformer et changer en caractères tout contraires.

Quiconque prend soin de l'éducation des enfants doit donc étudier avec soin leur nature et leurs aptitudes, re-

1. L'éducation n'est en grande partie que l'art de former de bonnes habitudes. Aussi ne comprend-on pas que Rousseau ait dit avec plus d'esprit que de sens « qu'il ne faut laisser prendre à Emile aucune habitude, si ce n'est de n'en avoir aucune ». Kant, lui aussi, condamne les habitudes, pour cette raison : que plus un homme a d'habitudes, moins il est libre et indépendant. L'idéal de Kant et de Rousseau serait une liberté toujours prête, que rien ne gênerait. Or, l'habitude est une « obéissance» puisqu'elle nous enchaîne au passé. Mais l'idéal de Rousseau et de Kant est irréalisable, et la faiblesse humaine est fort heureuse de pouvoir s'appuyer sur de bonnes habitudes, qui la dis- pensent d'efforts nouveaux, et lui rendent facile, aisé, presque instinctif, ^accomplissement du devoir.

74 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

connaître, par de fréquentes expériences, leur tour d'esprit naturel et ce qui leur convient, observer enfin quel est leur fonds naturel, comment on peut l'accroître, et ce qu'ils sont capables de faire1. Il doit considérer ce qui leur manque et s'ils sont en état de l'acquérir par le travail, de se l'approprier par la pratique, s'il vaut la peine d'en faire l'essai. Dans beaucoup de cas, en effet, tout ce que nous pouvons faire, tout ce que nous pouvons tenter, c'est de tirer le meilleur parti possible des dons de la nature, soit en prévenant les vices et les défauts auxquels est enclin tel ou tel tempérament, soit en développant les qualités qui lui sont naturelles. Poussons aussi loin que possible le génie naturel de chaque enfant-; mais ne nous astreignons pas au vain travail de lui imposer un caractère qui n'est pas le sien3 : tous ces dehors plâtrés auront toujours mau- vaise grâce et cet air gauche qui est la conséquence de la contrainte et de l'affectation.

f/affectation, j'en conviens, n'est pas le défaut familier de la première enfance, ni l'effet de la nature livrée ;'i elle-même. Elle est de la famille de ces plantes qui ne croissent pas dans les landes sauvages et sans culture, mais qui grandissent dans les jardins parles soins maladroits et sous la main négligente d'un jardinier. Il faut de l'art et

1. Locke so préoccupe iivec raison de l'étude individuelle du carac- tère et des aptitudes nalurelles de chaque enfant. Mais il ne semble pas avoir enlrevu le profit que la pédagogie peut attendre de l'étude de la nature humaine, considérée moins dans ses particularités indivi- duelles, que dans ses traits généraux et universels. Il étail réservé à Rousseau de Caire le premier valoir avec éloquence l'intérêt pédago- gique de la psychologie de l'enfant.

2. Sous ce rapport, l'éducation privée est supérieure à l'éducation publique : car n'ayant, affaire qu'à un seul enfant, elle peut plus aisé- ment reconnaître ses aptitudes propres et adapter les méthodes qu'elle emploie à sa nature.

5. Montaigne dit dans le même sens : « Faulte d'avoir Lien choisi la route des enfants, pour néant se travaille-t-on souvent, et employe-t- on beaucoup d'aage à dresser des enfants aux choses auxquelles ils ne peuvent prendre pied. » (Essais, T, xxv.)

L'AFFECTATION ET I.A GRACE. 75

de l'instruction, il faut un certain sentiment de La néces- sité de L'éducation, pour devenir capable de cette affecta- tion, qui essaye de corriger les défauts naturels et qui a du moins le mérite de chercher à plaire, bien qu'elle n'y parvienne pas. Plus on s'efforce, en effet, d'être agréable, et moins on y réussit. Il faut donc s'armer de toutes les précautions possibles contre un défaut qui a sa source dans l'éducation, dans une éducation mal entendue sans doute, mais auquel les jeunes gens sont trop sujets, soit par leur propre faute, soit par la faute de ceux qui les di- rigent.

Si l'on examine en quoi consiste la grâce1, la grâce qui est sûre de plaire, on constatera qu'elle a pour principe l'accord naturel qui se montre entre l'action accomplie et un certain état d'esprit approprié aux circonstances, et qui, par suite, ne peut manquer d'être agréable. Nous ne pou- vons pas ne pas aimer, dès que nous le rencontrons, un caractère humain, amical, poli. Un esprit libre, maître de lui-même et de ses actions, qui, sans être humble ni bas, n'est ni fier ni insolent, que ne gâte aucun défaut grave, est sûr de faire bonne impression sur tout le monde. Les actions qui émanent naturellement de cet esprit bien fait, nous plaisent elles aussi, parce qu'elles en sont l'expres- sion sincère : manifestation naturelle des dispositions inté- rieures de l'esprit, elles n'ont rien de forcé ni de con- traint. C'est, en cela que consiste à mon sens cette beauté qui brille dans les actions de certains hommes, qui embellit tout ce qu'ils font, et qui séduit tous ceux qui les approchent. Ils ont par une habitude constante si bien réglé leur conduite, ils ont su rendre si naturelles toutes les plus petites manifestations de politesse et de respect, établies par la nature ou par la mode dans la société des

1. Le morceau qui suit est un de ceux Locke excelle. C'est une fine analyse des qualités qui rendent un homme naturellement agréa- ble et gracieux. Notre philosophe avait beaucoup vécu dans la sociélé polie, cl v avait appris l'art de plaire.

7G QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

hommes, que leurs actions paraissent être, non des façons artificielles ou étudiées, mais les conséquences naturelles d'un caractère doux et d'un esprit bien fait.

D'un autre côté, l'affectation est une imitation gauche et forcée de ce qui doit être naturel et aisé; elle manque de la beauté qui accompagne ce qui est naturel, parce qu'elle laisse toujours voir un désaccord entre l'action extérieure et les dispositions secrètes de l'esprit. Ce désaccord se pro- duit de deux manières : dans certains cas, on s'efforce de faire paraître des sentiments qu'on n'a pas. On essaye d'en faire montre par des actions forcées; mais la con- trainte se trahit toujours. C'est ainsi que des personnes affectent parfois de paraître tristes, ou gaies ou aimables, bien qu'en réalité elles ne le soient point.

L'autre cas, c'est quand on s'essaye, non à faire pa- raître des sentiments qu'on n'éprouve pas, mais à donner aux sentiments qu'on éprouve une expression qui ne leur convient pas. Tels sont, dans la conversation, toutes ces actions contraintes, ces mouvements, ces paroles, ces regards qui, destinés à témoigner ou bien le respect et laj politesse dont nous devrions être animés à l'égard de la so- ciété que nous fréquentons, ou bien le plaisir et l'agrément qu'elle nous procure, ne sont pas cependant l'expression vraie et naturelle de l'un ou l'autre de ces sentiments, mais prouvent tout au contraire qu'il y a quelque chose qui y manque. Ces défauts dérivent en grande partie de ce qu'on se travaille à imiter les autres, sans prendre la peine de distinguer ce qu'il y a de réellement gracieux dans leurs manières de ce qui est propre à leur caractère. Mais l'affec- tation en toutes choses, quel que soit son principe, est toujours déplaisante, parce que tout ce qui est contrefait nous inspire une aversion naturelle ; nous ne saurions esti- mer ceux qui n'ont pas d'autres moyens de se recommander à nous.

La simple et grossière nature, livrée à elle-même, vautj bien mieux que la grâce affectée et toutes les manières j

L'AFFECTATION. 77

étudiées d'un homme qui veut paraître bien élevé. On ne remarquera pas toujours qu'il nous manque quelque qualité, qu'il y a quelque défaut dans notre conduite, et que nous n'avons pas atteint la perfection suprême de la politesse : on ne nous blâmera pas toujours pour cela. Mais l'affectation, dans n'importe quelle partie de notre conduite, est comme un flambeau qui éclaire nos défauts et qui infailliblement nous fait passer pour des gens sans jugement ou sans sincérité. Le gouverneur doit donc sur- veiller ce défaut avec d'autant plus de vigilance que c'est, comme je l'ai déjà dit, une laideur acquise, le résultat d'une éducation mal entendue, un défaut peu fréquent, et auquel sont sujets uniquement ceux qui se piquent d'être bien élevés, et qui ne veulent point passer pour ignorer ce qui est conforme à la mode et aux bonnes manières de la vie sociale. Si je ne me trompe, ce défaut provient souvent de l'insuffisance des recommandations d'un maître qui donne négligemment des règles et propose des exem- ples, sans joindre la pratique à ses instructions, sans forcer son élève à répéter l'action sous ses yeux, afin d'y reprendre ce qui serait inconvenant ou qui paraîtrait forcé, jusqu'à ce que l'enfant ait acquis l'habitude de la faire sans effort et avec une aisance parfaite.

SECTION VI («7-69).

DES MANIERES.

07. Les manières S comme on les appelle, pour lesquelles on tracasse tant les enfants, et qui inspirent à la sagesse de leur bonnes et de leur gouvernantes tant de beaux serinons, c'est, selon moi, par des exemples plus que par des règles qu'il convient de les enseigner. Les enfants, si l'on a soin de les éloigner de la mauvaise compagnie, mettront leur amour-propre à acquérir des manières élégantes, par imi- tation des personnes qui les entourent, lorsqu'ils verront qu'ils s'attirent par l'estime et les louanges de tout le monde, et si, par une légère négligence sur cet article, l'enfant oublie d'ôter son chapeau ou de faire la révérence avec grâce, il suffira d'un maître à danser pour corriger ce défaut, et pour faire disparaître cette simplicité de ma- nières que les gens à la mode appellent rusticité. Comme la danse me parait le meilleur moyen de donner aux en- fants une honnête assurance, une bonne tenue, et de les encourager à rechercher la société des personnes au-des- sus de leur âge, je crois qu'il faut leur apprendre à danser dés qu'on le peut. Bien que la danse en effet ne consiste

i. Locke revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Voyez plus loin, ! Sec ions IX et XXIII.

LES BONNES MANIÈRES. 79

que dans la grâce extérieure des mouvements, elle donne à l'enfant, je ne sais comment, les pensées et la démarche d'un homme *, mieux que ne ferait toute autre chose. À part cela, je ne crois pas qu'il faille trop tourmenter les enfants sur les inimitiés d'une politesse pointilleuse à l'excès.

Ne vous inquiétez jamais pour des fautes dont vous savez «pie L'âge les guérira. La chose dont les parents doi- vent avoir le moins de souci, tant que l'enfant est jeune, c'est qu'il manque de cette politesse extérieure, pourvu (ju'il ait la politesse du cœur* (car pour celle-là on ne saurait la^TuTënseigner de trop bonne heure). Si vous avez su remplir son esprit encore tendre d'un sentiment de vénération pour ses parents et pour ses maîtres, si vous lui avez appris à les aimer, à les estimer, et à craindre de les offenser ; si vous lui avez encore inspiré un sentiment de bienveillance r' pour tout le monde, ces sentiments sau- ront bien d'eux-mêmes trouver l'expression la plus conve- nable. Ayez donc soin d'entretenir dans son coeur les principes de la bienveillance et de la douceur, rendez-les- lui aussi familiers que vous pourrez, par l'estime et les éloges que vous lui accorderez et par les avantages qui en seront la conséquence. Une fois que ces sentiments auront pris racine dans son esprit et qu'ils lui seront devenus habituels, grâce à une pratique constante, n'ayez crainte : les qua- lités et tout l'apparat extérieur des manières polies vien- dront en leur temps, pourvu que, le jour vous le retirerez des mains des femmes, vous le confiiez à un homme bien élevé dont vous ferez son gouverneur.

1. Pane pour la démarche: mais « les pensées d'un homme ». on ne voit pas trop comment l'exercice de la danse peut les inspirer à des enfants. Locke parle ici comme le maître à danser du Bourgeois gen- tilhomme.

2. La politesse du cœur, celle qui est inspirée par la bonté.

3. La vraie politesse, en effet, n'est que L'image extérieurede la bonté du cœur. Mais, comme le fait remarquer La Bruyère, il arrive que la politesse « donne seulement les apparences de la bonté et fait paraître l'homme au dehors comme il devrait être intérieurement ».

80 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

Tant que les enfants sont jeunes, il faut leur passer toutes les négligences qui ne témoignent ni d'un sentiment d'orgueil ni d'un mauvais naturel. C'est seulement quand ces sentiments-là se montrent dans quelques-unes de leurs actions que vous devez les corriger immédiatement par les moyens que j'ai déjà indiqués *. De ce que je viens de dire je ne voudrais pourtant pas qu'on tirât cette conclusion que je désapprouve les parents qui, ayant pris le parti de donner de bonne heure à leurs enfants des habitudes de politesse, s'efforceraient de façonner doucement leurs mouvements et leur tenue. Ce serait certainement un grand avantage pour les enfants qu'il y eût de bonne heure auprès d'eux, et dès qu'ils sont capables de marcher, quelqu'un qui eût le talent de leur enseigner les bonnes manières et qui sût prendre les bons moyens pour cela. Ce que je critique, c'est la mauvaise méthode que l'on suit d'ordinaire en pareille matière. Il arrive souvent qu'on gronde des enfants qui n'ont jamais reçu la moindre leçon de politesse (et on le fait surtout en présence des étrangers), pour avoir manqué, de façon ou d'autre, aux règles de la civilité2. Ils reçoivent des reproches, ils sont accablés de sermons, sur la façon dont ils doivent tenir leur chapeau, ou faire une révérence, etc. Bien qu'en ce cas les parents dont nous parlons prétendent n'avoir en vue que de corriger leurs enfants, cependant c'est en grande partie pour couvrir leur propre honte qu'ils se fâ- chent contre eux. Ils rejettent le blâme sur les pauvres petits, et quelquefois non sans passion, pour le détourner de leur propre personne; ils craignent que les assistants n'attribuent à leur incurie et à leur maladresse la mauvaise tenue de leurs enfants.

I. Voyez plus haut, Section III.

2 Remarque bien juste. On demande tout d'un coup à un enfant, en présence des étrangers, une tenue et des manières qu'on ne lui impose nullement dans la vie ordinaire, alors qu'il n'a d'autre com- pagnie que celle de ses parents.

I \ POLITESSE. 81

Quoi qu'il on soit, en ce qui concerne les enfants eux- mêmes, il esl évident qu'ils ne tirent pas un iola de profit de ces remontrances accidentelles. C'est dans d'autres mo- ments qu'il faudrait leur montrer ce qu'ils ont à faire; il faudrait par un exercice réitéré les former d'avance à la pratique de ce qui est convenable et bienséant, et non leur faire accidentellement mille reproches pour une chose qu'ils n'ont pas l'habitude de faire et dont ils ne savent même pas comment elle se fait. Harer ! l'enfant comme un chien et le réprimander à tout bout de champ, ce n'est pas l'instruire, c'est le tracasser et le chagriner sans pro- fit. Il vaudrait mieux le laisser en repos que de le gronder pour une faute qui n'en est pas une à son âge, et qu'il ne dépend pas de lui d'éviter pour en avoir seulement entendu parler. 11 serait bien préférable de laisser au progrès de l'âge la lâche de corriger la négligence et la simplicité qui sont naturelles aux enfants. Ne les soumettez pas à ces censures déplacées qui ne servent ni ne sauraient servir à leur enseigner des manières élégantes. Si leur cœur est bien disposé, s'il est réellement pénétré du sentiment de la politesse, la grossièreté, qui paraît dans leur tenue, faute d'éducation, disparaîtra d'elle-même avec l'âge et l'expé- rience, à mesure que les enfants grandiront, si du moins ils fréquentent la bonne compagnie. S'ils fréquentent la mauvaise, toutes les règles du monde, toutes les correc- tions imaginables ne parviendront pas à leur apprendre la politesse. Car, tenez-le pour certain, quelles que soient les instructions que vous donniez à vos enfants, quelles que soient les leçons de civilité, de bonne éducation, qu'ils reçoivent tous les jours, rien n'aura sur leur conduite au- tant d'influence que la société qu'ils fréquentent et les ma- nières des personnes qui les entourent. Les enfants (et aussi les hommes) agissent beaucoup par imitation2. Nous res-

1. Terme de chasse, qui signifie exciter, appeler.

2. Les pédagogues et les psychologues surtout n'ont pas encore ac- cordé assez d'importance à l'instinct d'imitation. Voyez sur ce sujet

82 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

scrablons aux caméléons qui reflètent toujours quelque chose de la couleur des objets environnants ; et il ne faut pas s'étonner qu'il en soit ainsi chez les enfants qui com- prennent mieux ce qu'ils voient que ce qu'ils entendent.

LA SOCIÉTÉ DES DOMESTIQUES.

68. J'ai déjà dit que les domestiques pouvaient faire beaucoup de mal aux enfants lorsque, par leurs flatteries, ils détruisent l'effet et la force des réprimandes des pa- rents et amoindrissent leur autorité1. Mais il y a un autre inconvénient non moins grave qui résulte des mauvais exemples que les enfants ont devant les yeux, quand ils vivent dans la société des domestiques les plus humbles.

Il faut autant que possible interdire aux enfants toute société de ce genre. En effet, la contagion de ces mauvais exemples, au point de vue de la politesse, comme au point de vue de la vertu, corrompt profondément les enfants, toutes les fois qu'ils y sont exposés. A l'école de serviteurs mal élevés ou débauchés, ils apprennent un langage gros- sier, des manières inconvenantes, des vices enfin que sans cela ils auraient peut-être ignorés toute leur vie.

69. Il est fort difficile de prévenir tout à fait ce mal. Vous serez un mortel fortuné, s'il vous échoit de n'avoir jamais à votre service de domestiques grossiers ou vi-

Vinet, l'Education, la Famille et la Société, p. 337. Vinet considère l'imitation et l'habitude comme les deux éléments non rationnels qui entrent dans la composition de nos destinées. « L'imitation et l'habitude, dit-il, sont deux obéissances. L'imitation instinctive et irréfléchie peut seule expliquer la communauté parfaite de langage, d'accentuation, d'habitudes physiques, de mœurs et de préjugés, qui se prononce entre les membres d'une même famille, les habitants d'une même ville et les citoyens d'un même État. Il est étrange et pourtant indubitable que les opinions se contractent comme les maladies, (pion prend une idée comme on prend la fièvre... » I. Voyez plus haut, § 59.

LES DOMKSTIQUKS. 83

cieux, et si vos enfants ne se corrompent jamais à leur contact. Il n'en faut pas moins faire tous vos efforts pour combattre ce danger. Les enfants doivent rester le plus qu'il est possible dans la compagnie de leurs parents et des personnes à la garde desquelles on les a confiés1. Pour cela, il faut s'efforcer de leur rendre celte société agréable. leur accorder toutes les libertés, toutes les permissions que leur âge réclame, ne pas leur imposer une contrainte inutile, quand ils sont sous les yeux de leurs parents ou de leur précepteur. Si cette société est comme une prison pour eux, comment s'étonner qu'ils ne s'y plaisent point? Ne les empêchez donc pas d'être enfants, de badiner, de jouer, comme des enfants; ne leur défendez que de mal- faire : tout le reste doit leur être permis. De plus, pour leur faire aimer votre compagnie,' c'est seulement quand ils sont avec vous, c'est de vos propres mains qu'ils doivent recevoir les choses qui leur sont agréables. En même temps, qu'on empêche les domestiques de leur faire la cour en leur offrant des boissons fortes, du vin, des fruits, des jouets, et toutes les choses de ce genre qui pourraient leur inspirer le goût de cette société.

1. « On peut voir chez Suétone (Auguste, § 64), chez Plutarque (dans la Vie de Caton le Censeur) et chez Diodore de Sicile (1. II, c. un, jusqu'à quel point les Romains considéraient l'éducation des enfants cnmine une affaire qui regardait spécialement les parents eux-mêmes. » Cette note est de Locke, et c'est à peu près la seule qu'il ait jointe à son ouvrage. Locke d'ailleurs généralise trop vite, d'après les exemples qu'il emprunte aux auteurs cités. Dans les familles romaines l'éduca- tion était le plus souvent confiée à des esclaves. Caton, Paul-Émile, Au- guste, qui élevèrent eux-mêmes leurs fils et leurs petits-fils étaient des exceptions. Plutarque prétend même que les parents de son temps chOÎBMsaient pour élever leurs enfants les plus incapables de leurs esclaves, ceux qu'ils ne pouvaient employer à autre chose. « S'il s'en trouve quelqu'un qui soit ivrogne, gourmand et inutile à tous les ser- vices, c'est à celui-là qu'ils commettront leurs enfants. » (Plutarrçue, de l'Éducation des enfants.)

SECTION VII (70-71).

LES AVANTAGES DE L'ÉDUCATION DOMESTIQUE.

70. Comme j'ai déjà dit quelle société convenait aux en- fants, j'ai presque envie d'en rester et de ne pas vous importuner plus longtemps sur ce sujet. Puisque l'exem- ple et la société, en effet, ont plus d'influence que tous les préceptes, que toutes les règles et toutes les instructions, il semble qu'il soit tout à fait superflu de faire un plus long discours et de donner sans utilité d'autres raisons. Mais je vous vois prêt à me dire : « Que ferai-jc donc de mon enfant? Si je le garde toujours chez moi, il est à craindre qu'il n'y prenne des airs de maître; et si je l'en- voie au collège, comment faire pour le protéger contre la contagion de la grossièreté et du vice, qui sont partout à la mode? S'il reste à la maison, il sera peut-être plus ver- tueux, mais en revanche il ignorera le monde ; accoutumé à ne pas changer de société et à voir toujours les mêmes visages, il sera, lorsqu'il entrera dans le monde, un être timide ou entêté. »

1. Montaigne met les parents dans le même embarras. Il condamne l'éducation publique parce qu'elle est trop dure, l'éducation domestique parce qu'elle est trop douce. faut-il donc élever son enfant? Mon-

L'EDUCATION DOMESTIQUE. s:,

Je l'avoue, il y a de part et d'autre des inconvénients.

Elevé hors de chez lui, l'enfant deviendra, il est vrai, plus hardi ; il saura se remuer, se tirer d'affaire parmi les enfants de son âge. Ajoutons que l'émulation excitée par la présence des camarades donne souvent plus de vie, plus d'entrain aux jeunes garçons1. Mais jusqu'à ce que vous ayez trouvé une école le maître ait le temps de surveiller les mœurs de ses élèves, et l'expérience vous prouve qu'il prend autant de soin de leur donner une Donne éducation et de former leur esprit à la vertu, que de for- mer leur langue aux idiomes savants, vous aurez, il faut en convenir, un étrange amour pour les mots, si, préfé- rant le langage des Grecs et des Romains aux qualités qui faisaient d'eux de si braves gens, vous estimez qu'il vaut la peine, pour un peu de grec et' de latin, d'exposer à tous les hasards de la vie commune l'innocence et la vertu de votre fils-. Quant à la hardiesse et à l'assurance que les

taigne conclut, autrement que Locke, en faveur du collège, mais d'un collège la discipline est adoucie et les méthodes d'enseignement per- fectionnées.

1. Il est dommage que Locke, ne s'occupant que de l'éducation privée, n'ait rien à nous apprendre sur les questions d'éducation publique, par exemple sur l'émulation. Du moins Locke ne la condamne pas comme fait Rousseau. Sur l'émulation, voyez les Annales de l'éduca- tion, par F. Guizot (1811), tome I, p. 521, et t. II, p. 5, 65, 129. Le même sujet a été mis au concours par l'Institut au commencement de ce siècle sous ce titre : L'émulation est-elle un bon moyen d'e'duralion ? (voyez le mémoire couronné par l'Institut, de M. L. Feuillet, 1801).

2. Locke, on le voit, se prononce tout à fait contre l'éducation pu- blique. Rousseau le suivra dans cette voie et ne tarira pas en injures contre ces « risibles établissements qu'on appelle collèges ». Sans dis- cuter à fond la question, nous rappellerons simplement que la plupart des pédagogues sont d'un avis contraire, et que sans méconnaître les avantages propres à l'éducation domestique, ils mettent au-dessus les avantages de l'éducation publique. Parmi ceux qui ont fait valoir avec le plus de force les mérites de l'éducation publique, nous citerons chez les anciens, Quintilien (Institution oratoire, livre I, c. n), chez les modernes, Rollin {Traité des Etudes, t. IV. p. 411), l'abbé de S;iinl- Pierre, qui trouve douze raisons tout juste pour préférer le collège à l'éducation domestique, etc.

86 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION

enfants peuvent acquérir au collège dans la société de leurs camarades, il s'y mêle ordinairement tant de grossièreté et de sotte présomption, qu'ils sont par la suite obligés de désapprendre toutes ces façons d'agir peu convenables et malséantes. Dès qu'ils entrent dans le inonde, les habi- tudes prises au collège doivent disparaître et faire place à de meilleurs usages, à des manières vraiment dignes d'un homme bien élevé. Si l'on considère combien l'art de vivre et de conduire, comme on le doit, ses affaires dans le inonde, est radicalement opposé à ces habitudes d'effron- terie, de malice et de violence que l'on prend au collège, on se convaincra que les défauts d'une éducation privée valent infiniment mieux que des qualités de ce genre, et l'on n'hésitera plus à garder son fils à la maison, pour préserver son innocence et sa modestie, comme des vertus qui se rapprochent davantage de celles d'un homme utile et capable, et qui y préparent mieux. Per- sonne n'a jamais pensé, ni même soupçonné que la vie ti- mide et retirée, que l'on impose aux jeunes filles, fasse d'elles des femmes moins instruites ou moins capables1. Le commerce des hommes donnera bien vite aux jeunes gens, quand ils entreront dans le monde, l'assurance qui sied; et tout ce que le caractère peut comporter en outre de rude et de violent, il vaudrait autant que les hommes en fussent toujours exempts; car le courage et la fermeté n'ont jamais consisté, je pense, dans la rudesse et la mau- vaise éducation.

La vertu est chose plus difficile à acquérir que la con- naissance du monde. Si le jeune homme en a une fois perdu le goût, il est rare qu'il puisse réparer cette perte. La pusillanimité, l'ignorance du monde, qui sont les défauts

1. Locke raisonne mal sur ce point. Ce qui est bon pour les Qfles, étant donnés le caractère de leur sexe et leur destination dans la vie, peut être mauvais pour les garçons, qui ont d'autres aptitudes et qui sont appelés à jouer un autre rôle. Il n'est pas prouvé que l'éducation en commun ait pour les filles les mêmes avantages que pour les garçons.

L'EDUCATION DOMESTIQUE. 87

imputés à l'éducation domestique, ne sont pas les consé- quences nécessaires de la vie de famille, et, en tout cas, le seraient-elles, elles ne constitueraient pas des maux incu- rables. Le vice est un mal autrement opiniâtre et autre- ment dangereux : c'est le vice, par conséquent, qu'il faut combattre avant tout. S'il convient de prévenir avec soin celle mollesse pusillanime, qui énerve souvent le caractère des enfants élevés mignardement à la maison, c'est préci- sément dans l'intérêt de leur vertu. 11 faut craindre, en effet, que ce caractère faible ne soit trop facilement la proie des impressions vicieuses et qu'il n'expose le jeune bomme novice aux tentations mauvaises. Il faut qu'un jeune homme, avant de quitter l'abri de la maison paternelle, avant qu'il soit soustrait à la tutelle de son précepteur, ait acquis une certaine fermeté de caractère, qu'il ait été mis en rapport avec les hommes1 : sans cela, ses vertus ne seront point en sûreté, et l'enfant sera exposé à se lancer dans un train de vie ruineux, à tomber peut-être dans un abime fatal, avant d'être suffisamment prémuni contre les dan- gers de la société, avant de posséder la force nécessaire pour ne pas céder à toutes les tentations. S'il n'y avait pas ce péril à redouter, il ne serait pas si nécessaire de combattre de bonne heure chez l'enfant la timidité et l'ignorance du monde. Ces défauts, en effet, la fréquentation des hommes les corrige en grande partie, et si elle ne doit pas y réussir assez vite, c'est une raison de plus pour donner à l'enfant un bon précepteur à la maison-. Si l'on doit, en effet, se

1. La vérité triomphe ici des préjugés de Locke, et l'auteur en de- mandant que le jeune homme, avant d'entrer dans le monde, « soit mis en rapport avec les hommes », fait lui-même le procès, sans s'en apercevoir, à l'éduculion domestique.

2. Locke raisonne mal et sa conclusion est tout à fait inattendue. Le commerce du monde, dit-il, ne guérira peut-être pas tout de suite la timidité du jeune homme : « raison de plus pour lui donner un bon précepteur à la maison. » La conclusion logique serait : raison de plus pour le mettre de bonne heure en contact avec les hommes, et je ne vois pas de meilleur moyen pour cela que l'éducation publique.

<S8 QUELQUES PENSÉES SUK L'ÉDUCATION.

donner du mal pour faire acquérir à l'enfant un air viril et une assurance convenable, c'est, je le répète, afin que ces qualités soient comme le rempart de sa vertu, quand il sera appelé à se diriger lui-même dans le monde.

11 est donc absurde de sacrifier son innocence à l'assu- rance et à l'adresse qu'on acquiert dans la compagnie d'en- fants mal élevés et vicieux1; alors que le but principal qu'on poursuit, en lui apprenant à être ferme et, si je puis dire, à se tenir sur ses jambes, est seulement de conserver sa vertu. Car s'il en vient une fois à joindre à ses vices la confiance et la finesse, et à se servir de ces qualités pour couvrir ses torts, il n'en est que plus sûrement perdu ; de sorte qu'il vous faudra ou bien défaire toutes les habitudes qu'il aura prises avec ses camarades, et l'en débarrasser au plus vite, ou bien le laisser courir à sa perte. Les jeunes gens ne sauraient manquer d'acquérir de l'assurance, grâce au commerce des hommes, quand ils vivront avec eux, et ce sera assez tôt. Jusque-là, la modestie, la soumission, sont des qualités qui les préparent mieux à l'instruction; et, par conséquent, il n'est pas nécessaire, tant qu'ils sont jeunes, de se mettre en peine de leur donner de l'assurance. Ce qui réclame le plus notre temps et nos soins assidus, c'est d'établir dans leur esprit les principes et la pratique de la vertu, de la bonne éducation. Voilà la culture qui leur convient, et qu'il faut rendre telle que les impressions reçues ne puissent plus aisément s'effacer. C'est de ces qualités-là qu'ils doivent être richement pourvus. Le com- merce des hommes, en effet, lorsqu'ils arriveront dans le monde, ajoutera certainement à leur savoir et à leur assu- rance, mais il n'est que trop à craindre qu'il diminue leur vertu. Il faut donc qu'ils en aient une abondante provision, et que leur esprit en soit profondément pénétré.

Comment ils peuvent être préparés à la vie sociale, et

1. D'autres pédagogues, Quintilien par exemple, ont fait remarquer avec raison que l'éducation domestique ne garantit pas toujours Ips mœurs de l'enfant mieux que l'éducation publique.

CRITIQUE DES COLLÈGES. 8'J

disposés à faire leur entrée dans le monde, lorsqu'ils seront mûrs pour cela, c'est ce que nous examinerons plus tard'. Mais qu'un enfant puisse acquérir le talent de la conver- sation, l'art de faire ses affaires dans le monde, pour avoir été placé au milieu d'une troupe d'enfants dissipés, de camarades de toute espèce, pour y avoir appris à se que- reller à propos de toupies, et à tricher au jeu pour un liard, c'est ce qu'il m'est impossible de comprendre2. Il m'est difficile de deviner quelles sont les qualités si enviables qu'un père compte voir acquérir à son fils dans la société de ces enfants de toute condition que l'école assemble d'ordinaire. Ce dont je suis sûr, c'est que quiconque pourra faire la dépense d'un précepteur, et élever son fils à la mai- son, lui assurera mieux que toute école ne pourrait le faire, dos manières gentilles, des pensées viriles3, le sen- timent de ce qui est digne et convenable; sans compter qu'il lui fera faire de plus grands progrès dans ses études4, et aussi qu'il fera plus vile mûrir l'homme dans l'enfant. Ce n'est pas que j'entende blâmer en cela les hommes qui dirigent de grandes écoles, et que je songe à m'en prendre à eux. Il y a une grande différence entre deux ou trois enfants élevés dans la même maison, et plusieurs vingtaines d'élèves logés çà et dans un collège. Quelles que soient l'habileté et l'activité du maître, il est impossible qu'il ait

1. Voyez plus loin. .3 fti.

2. Locke se fait vraiment la partie trop belle. Personne n'a songé à faire consister les avantages de l'éducation publique précisément dans les défaut^ qui résultent nécessairement de la réunion d'un grand nombre d'élèves.

5. Ceci est absolument faux. Nous ne contestons pas les défauts et les inconvénients des internats: mais il y a une qualité au moins qu'ils oui seuls le privilège de développer, c'est la virilité. Comme le dit M™6 Necker de Saussure : « L'éducation publique l'on gouverne par des lois immuables est plus favorable au développement de l'énergie que l'éducation domestique.

4. Affirmation contestable. Au point de vue des études, l'éducation publique qui excite l'émulation, qui a recours à un grand nombre de maîtres, a des avantages évidents sur l'éducation domestique.

KO QUELQUES PENSEES SUR LÉDUCATIUN.

l'œil ouvert sur ses soixante ou cent élèves en dehors des heures de classe qui les réunissent tous. On ne peut espérer qu'il réussisse leur apprendre autre chose que ce qui est contenu dans leurs livres d'études. Pour former leur esprit et leurs manières, il faudrait une attention constante, et des soins particuliers donnés à chaque enfant : ce qui est impossible avec une population scolaire aussi nombreuse; ce qui d'ailleurs serait sans résultat supposer que le maître eût le temps d'étudier et de reprendre les défauts individuels et les inclinations mauvaises de chaque éco- lier), puisque l'enfant, durant la plus grande partie des vingt-quatre heures de chaque jour, est nécessairement livré à lui-même ou à l'influence pernicieuse de ses cama- rades, influence plus forte que toutes les leçons du maître1- Mais les parents, ayant remarqué que la fortune accorde le plus souvent ses faveurs aux hommes intrigants et har- dis, se réjouissent que leurs enfants aient de bonne heure de la vivacité et une humeur entreprenante. Us y voient un heureux présage qui leur promet des hommes à succès; ils regardent avec complaisance les tours qu'ils jouent à leurs camarades ou qu'ils apprennent d'eux, comme si par ils faisaient un progrès dans l'art de vivre et de réussir dans le monde. Mais je prendrai la liberté de dire que la vertu et la bonne éducation sont les seuls principes sur lesquels un père puisse faire reposer la fortune de son fils, s'il veut prendre la bonne voie et celle le succès est vraiment certain. Non, ce ne sont pas les espiègleries et les malices en honneur parmi les écoliers, ni leurs ma- nières grossières, ni leur adresse à s'entendre pour dévas- ter un verger, qui font un habile homme ; ce sont les principes de justice2, de générosité et de tempérance joints

1. L'instinct d'imitation porte l'enfant à imiter ceux qui le touchent de près, ceux avec lesquels il sympathise le plus par l'âge, par le ca- ractère, par la condition. Par suite, l'exemple des camarades est plus puissant que l'exemple du maître.

2. C'est cependant au collège, ce semble, et dans la vie commune

LA CAMILLE Kl II. COLLÈGE. 0\

à la réflexion et à l'activité, qualités que les écoliers ne me paraissent guère apprendre les uns des autres. Et si un jeune huinnie élevé chez lui n'est pas pins instruit dans ces vertus-là qu'il ne le serait au collège, j'en conclurai que son père n'a pas été fort heureux dans le choix de son précepteur. Prenez un enfant dans les premiers rangs d'une classe de grammaire, et un autre enfant du même âge élevé comme il a l'être dans la maison de son père ; introduisez -les tous deux dans la bonne société : et voyez quel est celui qui a le plus les manières d'un homme et qui s'adresse aux étrangers avec le plus d'aisance1. J'ima- gine que l'assurance prétendue de l'écolier ou bien le com- promettra ou bien lui fera défaut; et s'il ne peut en faire usage que dans une conversation d'enfants, mieux vaudrait qu'il n'en eût pas.

Le vice, si nous en croyons les plaintes générales, se développe si vite de notre temps, et grandit de si bonne heure chez les jeunes gens, qu'il est impossible de protéger un garçon contre la contagion envahissante du mal, si vous l'abandonnez à lui-même dans un troupeau d'enfants, et si vous laissez au hasard ou à son inclination le soin de choisir ses compagnons. Par quelles causes fatales le vice, dans ces dernières années, a fait de si grands progrès parmi nous, et par les mains de quels hommes il a été élevé à cette domination souveraine, que d'autres le recherchent. Pour

que l'eniant peut le mieux s'initier à la pratique de la justice. Sans souscrire aux inventions ridicules de quelques pédagogues qui, comme l'abbé de Saint-Pierre, veulent que les enfants se rendent la justice' à eux-mêmes, qu'ils forment des tribunaux chargés déjuger les défauts de leurs camarades (cela a été pratiqué dans les écoles d'enseignement mutuel), il est permis de croire que l'école est un apprentissage des vertus sociales.

1. Il semble que Locke ait ici un ressouvenir de la délicieuse scène Rabelais met en présence Gargantua et Eudémon: Gargantua l'élève des anciennes méthodes, bourré de latin et de logique, mais incapable de figurer dans une conversation, el Eudémon qui, élevé par d'autres méthodes, <• la face ouverte, les yeute asseurez ■■■ n'éprouve dans le monde aucun embarras.

92 QUELQUES PESSEES SUR L'EDUCATION.

moi. ce que je désire, c'est que les personnes qui se plaignent de la décadence de la piété chrétienne et en gé- néral de toutes les vertus, et aussi de l'insuffisance de l'instruction, du manque de savoir qui caractérise les jeunes gens de cette génération, fassent un effort pour chercher les moyens de rétablir toutes ces qualités avec les générations suivantes. Et je suis assuré que si le fonde- ment de cette réforme ne repose pas sur l'éducation de la jeunesse et sur les bons principes qu'on lui donne, tous les autres efforts seront superflus1. Si l'on ne prend pas soin de préserver l'innocence, les mœurs sobres et l'acti- vité des générations nouvelles, il serait ridicule d'espérer que ceux qui doivent nous succéder sur la scène du monde seront abondamment pourvus de ces qualités d'habileté et de science qui, jusqu'à ce jour, ont fait à l'Angleterre une place considérable dans le monde. J'allais ajouter le cou- rage à cette liste de qualités, mais il a toujours été regardé comme l'apanage naturel de notre nation. Cependant, ce qu'on a raconté de quelques affaires maritimes qui se sont accomplies récemment, dans des conditions inconnues à nos ancêtres s, me donne l'occasion de dire que la débauche est le tombeau du courage, et que, des mœurs dissolues ayant une fois étouffé le vrai sentiment de l'honneur, la bravoure ne peut guère se maintenir dans les cœurs des hommes. Je pense qu'il serait impossible de citer un seul exemple d'une nation qui, quelque fameuse qu'elle fût par son courage, ait conservé son crédit militaire et soit restée redoutable à ses voisins, une fois que la corruption y a

1. Locke, on le voit, attribue à l'éducation une haute influence sur les destinées des peuples. Sur ce point il était d'accord avec son contra- dicteur Leibnitz qui disait lui, aussi, que les maîtres de l'éducation tiennent dans leurs mains l'avenir du monde.

2. Locke écrivait ceci pendant la guerre que l'Angleterre soutenait contre la France et qui se termina en 1697 par la paix de Ryswick. Dans son patriotisme froissé et inquiet, il fait allusion sans doute aux défaites que les Anglais avaient subies, notamment en 1690, à Beachy- Head, Tourville mit en déroute la flotte anglo-hollandaise.

L'AMOUR DE LA VEKTU. M

brisé et dissous les ressorts de la discipline, et que le vice y .1 grandi au point d'oser se montrer à visage découvert et sans perdre contenance.

C'est donc la vertu, la vertu seule, qui est la chose dif- ficile et essentielle dans l'éducation, et non une pétulance hardie ou quelques légers progrés dans l'art de se tirer d'affaire. Toute autre considération, toute autre qualité doit céder le pas à la poursuite de la vertu. C'est le bien solide et substantiel, dont le précepteur doit faire l'objet de ses leçons et de ses entretiens. Que l'éducation emploie tout son art et toutes ses forces à en enrichir l'esprit; qu'elle s'attache à ce but, et qu'elle ne se relâche pas sur ce point jusqu'à ce que le jeune homme ait réellement acquis le goût de la vertu, et qu'il place en elle sa force, sa gloire et son plaisir.

Plus un enfant aura fait de progrés dans la vertu, et plus il aura d'aptitudes à acquérir les autres qualités. Une fois disposé, en effet, à se soumettre aux lois de la vertu, il n'y a plus à craindre qu'il se montre réfractaire ou rétif dans l'accomplissement de ses autres devoirs. Voilà pour- quoi j'accorde toutes mes préférences à l'éducation domes- tique qui se fait sous les yeux du père, avec l'aide d'un bon gouverneur; c'est le meilleur moyen et le plus sûr d'at- teindre la grande fin de l'éducation, toutes les fois que la chose est possible et qu'on suit d'ailleurs les bonnes mé- thodes. 11 est rare qu'une maison ne soit pas fréquentée par un grand nombre de personnes: le père habituera son fils à toutes les physionomies qui se présentent, et, dans la mesure du possible, il le mettra en rapport avec des hommes de talent et de bonne éducation. Et je ne vois pas pourquoi, si l'on habite la campagne, on ne prendrait pas les enfants avec soi, quand on rend à ses voisins des "visites de poli- tesse. Ce que je sais bien, c'est qu'un père qui élève son fils chez lui a plus d'occasions de l'avoir dans sa compagnie, de lui donner des encouragements quand il le juge à propos, de le garantir du contact dangereux des domestiques et

des personnes de condition inférieure, qu'il ne pourrait le faire si son enfant était élevé au dehors. Je reconnais qu'il appartient aux parents de prendre une décision sur ce ppint, d'après leurs convenances, et en tenant compte des circonstances1. Je crois seulement que c'est pour un père un calcul bien mauvais de ne pas se gêner un peu pour l'éducation de son fils : car l'éducation, dans quelque situa- tion de fortune qu'il soit placé, est la meilleure part de l'héritage qu'il lui laissera. Que si, après loul, certaines gens croient que l'éducation domestique a le tort de ne pas assurer à l'enfant assez de relations sociales, et que l'édu- cation publique lui en donne ordinairement qui ne con- viennent pas à un jeune gentleman, il y aurait encore moyen, je crois, d'éviter les inconvénients que l'on rencontre de l'un et de l'autre côté2.

L'EXEMPLE.

71. Après avoir remarqué combien est puissante l'action de la société, et combien nous sommes disposés, surtout quand nous sommes enfants, à imiter les autres hommes", je dois prendre ici la liberté de donner aux parents un avis : c'est que, pour obtenir de votre fils qu'il vous res- pecte et qu'il respecte vos ordres, il faut commencer par le respecter lui-même. Maxima debetur piieris reverentia'* .

1. Le bon Rollin, qui copie les modernes quand il ne traduit pas les anciens, conclut de la même façon que Locke... « C'est aux parents à bien examiner devant Dieu quel parti ils devront prendre, à balancer équitablement les avantages et les inconvénients qui se rencontrent de part et d'autres. » (T. IV, p. 425.)

2. La pensée de Locke reste un peu indécise. Peut être veut-il dire que l'idéal de l'éducation serait, à ce point de vue, une sorte de juste milieu, une voie moyenne entre l'éducation privée et l'éducation publi- que, quelque chose d'analogue à l'externat de nos lycées.

7,. L'instinct d'imitation est puissant surtout chez l'enfant, parce que l'enfant est faible, parce qu'il n'a pas encore de personnalité déter- minée, parce que, à raison de son ignorance et de l'absence d'habi- tudes, il suit le courant on l'entraîne.

4. « On doit aux enfants le plus grand respect. » (Juvénal, Sat. xiv).

[/EXEMPLE. 98

Ne faites point devant lui ce que vous ne voudriez pas qu'il fit par imitation. S'il vous échappe de faire quelque chose que chez lui vous considéreriez comme une faute, vous pouvez être certains que, pour s'excuser, il se couvrira de votre exemple; il s'en couvrira si bien qu'il ne vous sera pas facile de l'atteindre et de le corriger sur ce point par des moyens efficaces. Si vous le punissez pour une action qu'il vous a vu accomplir vous-même, n'espérez pas qu'il prenne votre sévérité pour une preuve de votre tendresse, et du souci que vous avez de corriger ses défauts. Non, il n'y verra qu'un effet de l'humeur chagrine et impérieuse d'un père qui sans raison veut priver son fils des libertés et des plaisirs qu'il s'accorde à lui-même. Et si vous pré- tendez revendiquer pour vous-même ces libertés comme un privilège qui n'appartient qu'à l'âge mûr et sur lequel l'enfant n'a aucun droit, vous ne ferez que donner plus de force encore à votre exemple et vous rendrez votre action plus recommandable à ses yeux. Ne l'oubliez pas, en effet, les enfants se piquent d'être des hommes plus tôt qu'on ne le croit; et s'ils se montrent si impatients de porter culottes, ce n'est point à cause de la coupe de ce vêtement, ni pour leur commodité, c'est parce que le jour ils portent culottes il leur semble qu'ils deviennent des hommes. Tout ce que j'ai dit par rapport à la conduite d'un père devant ses enfants s'applique aussi à toutes les personnes qui ont quelque autorité sur eux ou que leur père leur a ordonné de respecter.

SECTION VIII* (72-87).

LES RECOMPENSES ET LES CHATIMENTS.

72. Mais revenons à la question des récompenses et des châtiments l. Puisque tousles enfantillages, toutes les fautes contre la politesse, enfin toutes les actions que l'âge et le temps réformeront sûrement d'eux-mêmes doivent échap- per, comme je l'ai déjà dit, à la discipline du fouet, il ne sera plus nécessaire de battre les enfants aussi souvent qu'on le fait. Si nous ajoutons que le même privilège doit être ac- cordé aux fautes commises dans les leçons de lecture, d'écriture, de danse, de langues étrangères, etc., il ne restera dans une éducation libérale que peu d'occasions de recourir aux coups et d'employer la force 2. La vraie ma- nière d'enseigner ces choses, c'est d'inspirer aux enfants le goût et l'amour des études qu'on leur propose; c'est

1. Locke a déjà traité la question des châtiments et des récompenses (dans les sections III et IV).

l2. Rollin s'est approprié tout ce passage de Locke : « Je mets au même rang des fautes qui doivent être pardonnées toutes les fautes de légèreté et d'enfance, dont le temps et l'âge les corrigeront infail- liblement. Je ne crois pas non plus qu'on doive employer le châtiment des verges pour les manquements les enfants peuvent tomber en apprenant à lire, à écrire, à danser, en apprenant même les langues, le latin, le grec, etc., sinon dans certains cas dont je parlerai, etc.. (T. IV, p. 462.)

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LA DISCIPLINE. 07

d'exciter par leur activité et leur application '. Or je ne pense pas qu'il soit difficile d'obtenir ce résultat, si les enfants sont traités comme ils doivent l'être, si l'on use avec prudence des récompenses et des châtiments dont j'ai déjà parlé, si enfin on observe en les instruisant un petit nombre de règles que je vais indiquer.

7.". N'obligez jamais les enfants à une étude qui se- rait un fardeau pour eux et qu'il faudrait leur imposer comme une tâche 2. Toute étude faite dans ces conditions leur devient immédiatement déplaisante. Ils la prennent en dégoût, alors même qu'elle leur eût étéjusque-là indif- férente ou même agréable. Ainsi donnez l'ordre à un en- fant de fouetter sa toupie chaque jour à la même heure, qu'il en ait ou non envie; imposez-lui ce jeu comme une obligation à laquelle il devra consacrer plusieurs heures matin et soir, et vous verrez s'il ne sera pas bientôt dé- goûté de ce divertissement comme de tout autre qui lui serait imposé aux mêmes conditions. N'en est-il pas de même pour les hommes faits ? Ce qu'ils font d'eux-mêmes avec, plaisir ne leur devient-il pas à charge dès qu'on l'exige d'eux comme un devoir? Pensez des enfants ce que vous voudrez, mais il est certain qu'ils ont au même degré que le plus orgueilleux des hommes faits l'ambition de montrer qu'ils sont libres, que leurs bonnes actions sont leur œuvre et que leur indépendance est absolue.

74. Une conséquence de ce qui vient d'être dit, c'est qu'il ne faut obliger les enfants à faire les choses mêmes

1. On n'a pas attendu notre siècle pour comprendre que le vrai principe de la discipline scolaire était l'amour de l'étude.

2. Locke tombe dans une exagération fâcheuse. Sans doute M. Her- bert Spencer a raison de dire que l'opportunité d'un enseignement se mesure au degré d'attrait qu'il inspire à l'enfant : « Veut-on juger, dit-il, de l'excellence d'un plan d'éducation? Demandez-vous s'il y a chez l'enfant excitation agréable. » Néanmoins et tout en s'efforçant de pro- portionner les études à l'âge et au goût des enfants, il est évident qu'on n'irait pas loin en matière d'instruction, si on n'imposait jamais l'étude comme une tâche, si on ne provoquait parfois par un travail forcé une inclination qui d'elle-même ne se manifeste pas.

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98 QUELQUES PENSKES SUR L'EDUCATION.

dont vous avez réussi à leur inspirer le goût que dans les moments ils y sont disposés1. Les personnes qui se plai- sent à lire, à écrire, à faire de la musique, etc., savent bien qu'il y a des moments elles n'ont elles-mêmes aucun goût pour ces occupations ; et si elles veulent mal- gré tout s'y astreindre par force, elles ne réussissent qu'à se fatiguer et à se tourmenter sans profit, llenestdemême des enfants. Observons donc avec attention tous leurs chan- gements d'humeur, et empressons-nous de saisir les mo- ments favorables, ils sont bien disposés et en état de comprendre ce que nous leur enseignons. Si d'eux-mêmes ils sont trop rarement prêts à se mettre au travail, vous pouvez par des paroles faire naitre cette disposition dans leur esprit, avant qu'ils se soient mis en train de faire autre chose.

Je ne crois pas que cela soit difficile pour un précepteur habile, qui a étudié le caractère de son élève. Il n'aura pas beaucoup de peine à lui remplir l'esprit d'idées ap- propriées qui lui inspirent le goût de l'étude dont il s'agit2. De la sorte on économisera beaucoup de temps et beaucoup de peine : car un enfant qui est en belle humeur fera trois fois plus de progrès dans ses études, que s'il y em- ployait deux fois plus de temps et d'efforts, en travaillant à contre-cœur et malgré lui. Si l'on prenait sur ce point les précautions convenables, on pourrait laisser les enfants jouer jusqu'à satiété : ils auraient encore assez de temps

1. Observation très juste. Il y a des moments l'attention est rétive; ne la forcez pas. Attendez que l'élève soit mieux disposé. Ton les ces règles d'ailleurs ne conviennent que dans une certaine mesure à l'enseignement public les exercices sont nécessairement forcés à l'avance et se succèdent dans un ordre presque immuable.

2. Conférez M. H. Spencer : « Le plaisir immédiat que cause l'activité est le stimulant ordinaire de l'élude, et, si l'on s'y prend bien, le seul stimulant nécessaire. Quand nous sommes obligés d'en employer ira autre, nous devons y voir la preuve que nous sommes dans une fausse voie. L'expérience montre tous les jours plus clairement qu'il y a tou- jours une manière d'intéresser, d'intéresser même délicieusement les enfants. » {De V Éducation, p. 127.)

1

L'EDUCATION MIHAVA.M'i:. 90

pour apprendre ce qui esl ;'i la portée de leur âge. Mais dans la méthode qu'on suit ordinairement, on no prend pas,,

on ne peut pas prendre de pareils soins. La rude discipline du fouet est fondée sur de tout autres principes. Elle ne cherche pas à plaire ; elle ne s'inquiète pas de L'humeur des enfants: elle n'étudie pas les moments favorables leur inclination se réveille. Et en effet quand on a par la contrainte et par les coups excité l'aversion de l'enfant pour l'étude, il serait ridicule d'espérer qu'il abandonnera le jeu volontairement et de son plein gré, et qu'il recherchera de lui-même les occasions d'étudier. Et cependant, si l'on s'y prenait bien, quelle que soit la dusse à lui apprendre, l'étude pourrait le divertir de sesjeux, autant que les jeux le divertissent de l'étude. Le travail est le même des deux côtés, et ce n'est pas le travail qui ennuie les enfants, car Us aiment à être occupés1 ; le changement, la variété leur fait naturellement plaisir. Le charme du jeu, à leurs yeux, c'est qu'ils y agissent en liberté ; c'est qu'ils y dépensent leurs efforts comme ils veulent (et vous pouvez remarquer qu'il ne les ménagent pas). Au contraire, ce qu'on leur fait apprendre leur est imposé : on les appelle, on les contraint, on les pousse de force à l'étude. C'est ce qui, dès le début, les trouble et les refroidit: ils regrettent leur liberté. Ob- tenez qu'ils demandent eux-mêmes à leurs maîtres de les faire étudier, comme il leur arrive souvent, de le deman- der à leurs camarades de jeu ; que ce ne soit plus le maî- tre qui leur rappelle l'heure de la leçon2, et alors satisfaits

1. C'est aujourd'hui une vérité universellement reqnrtntio que l'enfant est actif, qu'il aime à agir. Frœbel a mis à profi/ mieux que personne ce besoin spontané d'activité. Fellemberg a «lit : - L'expc rience m'a appris que l'indolence chez les jeunes gens esç g contraire à leur besoin naturel d'activité qu'à moins d'être l'effet d'une mauvaise éducation, c'est presque toujours la marque d'un défaut cmistituiinu- nel. » La question est seulement d'employer utilement ce fy-soin d'acti- vité, et de l'intéresser peu à peu aux études nécessaires. »

'1. Tous ces préceptes ne conviennedîque pour une éducation [ culiére, telle que la décrit Locke. «A ^ .

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100 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

d'agir aussi librement dans leurs études que dans leurs autres occupations, ils se mettront au travail avec le même entrain qu'au jeu; ils ne feront pas de différence entre l'étude et leurs autres divertissements1. Si vous pratiquez cette méthode avec soin, vous pouvez amener l'enfant à désirer apprendre tout ce que vous avez l'intention de lui' enseigner. J'avoue que le plus difficile est d'arriver à ce résultat avec le premier-né de la famille, mais une fois que l'aîné aura été mis au pas, il sera facile, grâce à lui, de mener tout le reste de la famille comme on voudra2.

75. Bien qu'il soit hors de doute qu'il convient de choisir, pour faire étudier les enfants, le moment ils sont en belle humeur et bien disposés, rien ne les détourne et les refroidit, ni une indolence paresseuse, ni la préoccu- pation d'un autre objet, il y a cependant deux précautions à prendre : d'abord, soit qu'on n'observe pas assez atten- tivement cesoccasions et qu'on ne sache pas les saisirtoutes les fois qu'elles se présentent, soit qu'elles ne reviennent pas assez souvent, il ne faut pourtant pas négliger de faire travailler reniant3, ni le laisser grandir dans des habitu- des de paresse et s'endurcir dans ses mauvaises dispositions. En outre, bien que l'esprit apprenne mal ce qu'il ap- prend, lorsqu'il est mal disposé et s'occupe d'autre chose, c'est chose cependant très importante et digne de nos ef- forts, d'habituer l'esprit à se dominer, à pouvoir, quand il le veut, renoncer à la poursuite ardente d'un objet pour s'ap- pliquer à un autre avec plaisir et sans difficulté, à vaincre enfin en tout temps sa paresse, pour s'occuper vigoureuse-

1. Conférez Rollin (tome IV, p. 494). « Un maître habile, pour rendre l'étude agréable aux enfants, prend leur temps; il étudie leur goût il consulte leur humeur; il mêle le jeu au travail, il parait leur en donner le choix ; il ne fait point une règle de l'étude.

2. Locke avait vu de près des familles nombreuses, celle de lady Masham, par exemple.

3. Locke corrige ici ce qu'il y avait de chimérique dans le conseil qu'il donnait tout à l'heure d'attendre, pour faire travailler l'enfant, qu'il se montrât disposé à le (aire.

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I

LA CONTRAINTE. 101

ment do ce que lui proposent ou sa propre raison ou les sages conseils d'autrui. C'est à cela qu'il faut habituer les enfants, en les mettant parfois à l'épreuve, lorsqu'ils ont l'esprit indolent et paresseux, ou au contraire fortement appliqué à quelque autre chose; et en s'efforçant d'atta- cher leurs pensées à l'objet qu'on leur présente. Si par ce moyen l'esprit peut acquérir l'habitude de se diriger, de laisser ses préoccupations et ses affaires, quand les cir- constances l'exigent, et de se mettre sans difficulté, sans embarras, à des occupations nouvelles et moins agréables, cela sera un avantage autrement important que d'avoir ap- pris le latin ou la logique, ou la plupart des choses que l'on enseigne d'ordinaire aux enfants.

DE LA CONTRAINTE.

76. Les enfants sont plus actifs qu'on ne l'est à aucun autre âge de la vie. Peu leur importe ce qu'ils ont à faire : apprendre à danser ou à jouer à cloche-pied, ce serait pour eux la même chose, si pour les y engager ou les en détourner on employait les mêmes moyens. Mais quand il s'agit de leurs études, la grande et unique raison qui les en dégoûte, c'est qu'on les y contraint, on leur en fait une obligation, un sujet de tourment et de gronderie. Ils ne s'y appliquent, par suite, qu'avec crainte et en tremblant; ou bien s'ils s'y mettent volontiers, on les y retient trop long- temps, jusqu'à ce qu'ils soient fatigués et lassés : par on retranche trop de cette liberté naturelle qu'ils aiment pas- sionnément1. C'est cette liberté seule qui fait le charme et les délices de leurs divertissements ordinaires. Changez de méthode, et vous verrez qu'ils tourneront aussitôt leur ap- plication du côté que vous voudrez ; surtout s'ils voient que

i. Conférez Rollin : « Il ne faut jamais perdre de vue ce grand prin- cipe que l'étude dépend de la volonté qui ne souffre point de con- trainte. » (T. IV, p. 495.)

tO'2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

l'exemple leur est donné par les autres, par ceux qu'ils estiment et qu'ils considèrent comme leurs supérieurs. Si vous avez soin surtout de leur présenter les choses qu'ils voient faire à autrui comme le privilège d'un âge plus avancé ou d'une condition plus relevée que la leur, alors l'ambition, le désir de s'élever toujours plus haut, de res- sembler à ceux qui sont au-dessus d'eux animera leur ardeur et les disposera à agir avec entrain et avec plai- sir. Ce plaisir sera d'autant plus vif que leur propre désir les aura engagés dans l'étude, et que de cette façon ils con- tinueront à jouir de cette liberté bien-aimée dont la posses- sion est pour eux le plus grand des encouragements. Si à tout cela se joint la satisfaction d'être estimés et loués, je suis disposé à croire qu'il ne sera pas besoin de recourir à d'autres aiguillons pour exciter, autant qu'il est néces- saire, leur zèle et leur application. Il faut, au début, je le reconnais, pour atteindre ce résultat, beaucoup de patience et d'adresse, de douceur et d'attention. Mais pourquoi donc auriez-vous un gouverneur, s'il n'y avait aucune peine à prendre ? Une fois que ce premier résultat sera atteint, tout le reste ira de soi, bien plus sûrement que si vous aviez employé une discipline plus rude et plus sévère. Je ne crois pas que la cbose soit difficile, et je suis certain qu'elle ne le sera pas, toutes les fois que l'enfant n'aura pas de mauvais exemples devant lui. Le seul danger que j'appréhende, par conséquent, c'est l'influence des domesti- ques, des enfants mal élevés, enfin de toutes les personnes vicieuses ou peu sensées, qui gâtent les enfants, d'abord par le mauvais exemple qu'elles leur donnent dans leur con- duite, ensuite parce qu'elles les encouragent à rechercher des plaisirs illicites et les louent de s'y être livrés, deux choses qui ne devraient jamais aller ensemble.

DES RÉPRIMANDES.

77. S'il est vrai qu'il ne faut que rarement recourir aux

lis REPRIMANDES. 103

coups pour corriger les enfants, il ne l'est pas moins que les réprimandes, quand elles sont fréquentes, et surtout quand on y mel de la passion, produisent des conséquences presque aussi fâcheuses1. Elles amoindrissent l'autorité des parents el le respect des enfants : car, je vous prie de ne pas l'oublier, les enfants distinguent vite entre la passion et la raison. S'ils ne peuvent avoir que du respect pour tout ce que la raison inspire, ils en viennent bien vite à mépriser ce que dicte la passion ; ou s'ils éprouvent tout d'abord un sentiment de terreur, cette im- pression s'efface rapidement, et leur naturel les dispose aisé- ment à dédaigner de vains éclats de colère, quelque bruyants qu'ils soient, s'ils ne sont pas inspirés par la raison. Les enfants ne devant être corrigés que pour leurs actions vi- cieuses, qui, dans leurs tendres années, ne sauraient être fort nombreuses, un regard ou un signe suffira pour les reprendre, lorsqu'ils sont en faute; ou bien s'il faut parfois recourir aux paroles, elles doivent être graves, douces et dis- crètes 9. On doit souvent représenter à l'enfant ce qu'il y a de mauvais et de méchant dans sa faute, plutôt que se hâter de le gronder : car la gronderie fait qu'il ne distingue pas suffisamment si c'est à sa personne ou à sa faute que s'adresse votre mécontentement. La passion dans la répri- mande entraine d'ordinaire avec elle un langage rude et violent, ce qui produit encore ce fâcheux effet d'en donner l'exemple à l'enfant et de le justifier à ses yeux. Les noms que leurs parents ou leurs précepteurs leur donnent, ils ne rougissent pas, ils ne craignent pas de les appliquer à

1. « Il ne faut jih- user fréquemment de? réprimandes un peu vives. Une médecine donnée mal à propos aggrave le mal au lieu de le sou- lager, et si on l'emploie continuellement, elle cesse d'être une médecine el n'opère pas plus que ne ferait on mets désagréable et peu salubre. » (Érasme, Sur l'éducation des enfants.)

•1. Cest un défaut assrz ordinaire d'employer la réprimande pour les fautes les plus légères, et qui sont presque inévitables aux enfants ; et c'est ce qui leur ôte toute la force et en fait perdre tout le fruit. » (Rollin, t. IV. p. 170.)

104 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

d'autres personnes, ayant d'aussi bonnes autorités pour en justifier l'usage.

L'OBSTINATION.

78. Je prévois l'objection qu'on va me faire : « Quoi! dira-t-on, n'y a-t-il donc aucune faute qui mérite que l'on fouette ou que l'on gronde l'enfant? Mais ce serait ouvrir la porte à tous les désordres. » Non, le mal ne serait pas si grand qu'on se l'imagine, si du moins on a suivi une bonne méthode dans la première éducation morale de l'en- fant, si on lui a inspiré pour ses parents le respect dont nous avons déjà parlé. Les coups, comme le prouve une expé- rience constante, ne font que peu d'effet, quand la douleur cuisante qu'ils produisent est tout le châtiment que l'en- fant redoute et qu'il sent : l'influence de cette douleur s'efface vite, en même temps que le souvenir. Mais il y a une faute, et il n'y en a qu'une, pour laquelle, selon moi, les enfants doivent être battus : c'est l'obstination ou la rébellion1. Et même dans ce cas je voudrais, s'il était possible, que l'on s'arrangeât de telle manièreque la bonté d'être fouetté, et non la douleur physique, devint l'élé- ment principal du châtiment. La honte d'avoir mal fait, d'avoir mérité une punition, c'est la seule discipline qui ait des rapports avec la vertu. La douleur causée par le fouet, si la honte ne l'accompagne pas, est vite passée, vite oubliée, et par la répétition elle cesse d'être effrayante. J'ai

1. Voilà l'exception admise par Locke. Toute faute se manifeste une volonté rebelle, opiniâtre, révoltée, doit être punie par le fouet. Il est évident, que cette exception doit être rejetée, elle aussi, d'abord parce qu'on en abuserait facilement: un maître sévère trouverait par- tout des signes de révolte. En second lieu les châtiments corporels sont toujours mauvais en eux-mêmes. Et enfin, comme effet produit, on peut douter que le fouet puisse venir à bout de l'obstination de l'enfant. Il paraîtra céder, mais il emportera au fond du cœur, avec la honte du châtiment, je ne sais quel ressentiment et quel désir de se venger.

L'OBSTINATION. 10r,

connu les enfants d'une personne de qualité, qui étaient tenus en respect par la crainte d'être condamnés à marcher sans souliers, aussi bien que d'autres le sont par la crainte du fouet. Des punitions de ce genre vaudraient mieux, je crois, que les coups. Si vous voulez en effet développer chez l'enfant des sentiments dignes d'un homme libre, c'est de la honte de la faute, c'est de la disgrâce qui en est la conséquence, qu'il faut lui faire peur, plus que de la peine elle-même. C'est seulement l'opiniâtreté, la désobéissance obstinée, qui doit être réprimée par la force et par les coups: car dans ce cas il n'y a pas d'autre remède1. Quel que soit l'ordre ou la défense que vous adressez à l'enfant, veillez à être obéi : pas de quartier sur ce point. M'admettez pas de résistance : car si une fois vous laissez se produire entre vous deux comme un combat de ruse, si vous en êtes à disputer avec lui pour savoir qui sera le maître, ce qui arrive quand vous lui donnez un ordre et qu'il refuse d'obéir, il faut que vous l'emportiez, à quelque prix que ce soit, dussiez-vous en venir aux coups, si un signe de tête ou les paroles ne suffisent pas ; autrement il faudra vous résigner à vivre le reste de votre vie dans la dépendance de votre fils. J'ai connu une mère douce et prudente, qui, dans une occasion semblable, la première fois que sa fille revint de chez sa nourrice à la maison, fut obligée de la battre huit fois de suite, dans la même matinée, avant de réussir à vaincre son opiniâtreté et d'obtenir qu'elle lui obéît pour une chose très facile en elle-même et indifférente2. Si elle s'était arrêtée plus tôt, si elle avait suspendu le châtiment

1. La question est d'abord de savoir si le fouet lui-même est un remède efficace en pareil cas. Ce n'était pas l'avis de Montaigne qui disait : « Je tiens que ce qui ne peult se faire par la raison, et par prudence et addresse, ne se faict jamais par la force.... Je n'ay veu aultre effect aux verges, sinon de rendre les aines plus lasches ou plus malicieusement opiniastres . » (Essais, 1. II, ch. vin.)

2. On peut s'étonner que Locke appelle douce et prudente une mère qui se laisse aller à battre sa petite lille « huit fois de suite », la pre- mière fois qu'elle la revoit, et pour « une chose indifférente ».

106 QUELQUES PENSEES SUR LTDUCATIOX.

à la septième fois, l'enfant était perdue pour toujours l. Par un châtiment qui aurait manqué son effet, elle n'eût fait que fortifier chez sa fille l'instinct de l'opiniâtreté, qu'il eût été fort difficile de guérir dans la suite. Mais ayant eu la sagesse de persévérer jusqu'à ce qu'elle eût plié son es- prit et assoupli sa volonté, ce qui est le seul but de la cor- rection et du châtiment, elle établit son autorité dès la pre- mière occasion, et désormais elle obtint de sa fille en toutes choses une prompte et docile obéissance. Comme ce fut la première fois qu'elle la fouetta, ce fut aussi, je crois, la dernière.

La première fois qu'on a recours aux châtiments corpo- rels, il faudrait prolonger et redoubler la punition, jusqu'à ce qu'elle eût entièrement triomphé de la résistance, que l'esprit de l'enfant fût assoupli, et l'autorité des parents établie : dès lors, pour la maintenir, il suffira d'une gravité mêlée de douceur.

Tout cela, si l'on y réfléchissait, inspirerait aux parents plus de modération dans l'emploi du fouet et du gourdin, et les détournerait de croire aussi aisément que les coups sont un remède sûr et universel, qu'on peut appliquer au hasard dans n'importe quel cas. Ce qui est certain, c'est que les châtiments corporels, quand ils ne font pas de bien, font beaucoup de mal. S'ils n'atteignent pas l'esprit et n'assouplissent pas la volonté, ils endurcis- sent le coupable; et quelque douleur qu'il ait soufferte pour sa faute, il n'en chérit que plus son opiniâtreté, ce péché mignon qui lui a déjà donné la victoire; il n'en est que plus disposé à rechercher, à espérer pour l'avenir de nouveaux triomphes. C'est, je n'en doute pas, par l'effet de ces corrections mal entendues qu'un grand nombre d'enfants sont devenus obstinés et réfrattaires, qui,

1. Exagération évidente. M. Pérez, qui cite ce passage de Locke [VÉclucalion dès le berceau, p. 178) dit à ce propos : « On peut se de- mander si les coups peuvenl avoir jamais la vertu de corriger en un jour et pour toujours une tendance ou une habitude quelconque. »

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L'OBSTINATION. 107

autrement gouvernés, auraient été très souples et très ma- niables. Si vous ne punissez votre enfant que pour vous venger de la faute passée qui a excité votre colère, quel effet pensez-vous produire ainsi sur son esprit, qui est pré- cisément ce qu'il "s'agit d'amender? S'il n'y a dans sa taule aucun mélange d'opiniâtreté ou de volonté obstinée, elle ne renferme rien qui réclame le sévère châtiment du fouet. Des observations douces et graves suffisent pour remédier aux fautes qui ont pour principes la faiblesse, l'inattention ou i'étourderie, et c'est tout ce que méritent de pareilles fautes. Mais si vous reconnaissez une perversité réelle de volonté, si vous avez affaire à une désobéissance prémé- ditée et intentionnelle : alors vous ne devez pas mesurer le degré de la punition d'après la grandeur ou la petitesse apparente de la faute, mais d'après l'esprit d'opiniâtreté qu'elle révèle et la résistance que l'enfant oppose à ses de- voirs de soumission et de respect vis-à-vis de son père. L'obéissance en effet est de rigueur, et il ne faut pas hésiter à employer les châtiments corporels, en les administrant par intervalles jusqu'à ce qu'ils aient fait impression sur l'esprit, et que vous distinguiez les marques d'un vrai chagrin, de la honte et du désir d'obéir1.

Mais, d'après moi, il ne suffira pas que vous ayez fixé une tâche à l'enfant, et qu'il ne l'ait pas remplie à votre fan- taisie, pour qu'il vous soit permis de le frapper sans autre façon. Il faut, avec beaucoup d'attention, de soin et de finesse, observer le tempérament particulier des enfants, et apprécier exactement la nature de leurs fautes, avant d'en arriver à une correction de ce genre. Mais cela ne vaut-il pas mieux que d'avoir toujours le fouet dans les mains, comme le seul instrument de votre autorité, et de vous exposer, par le trop fréquent usage des verges, à

1. On risque d'attendre toujours ce moment-là, ci en l'attendanl de faire grand mal à L'enfant. Beaucoup se laisseront rouer de coups plutôt que de céder même eu apparence. D'ailleurs à quel signe dis- tinguerait-on le vrai chagrin dont parle Locke?

108 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

rendre ce suprême remède inefficace et inutile dans les cas il devient nécessaire ? C'est ce qui arrive en effet lorsqu'on emploie sans discrétion le fouet pour les fautes les plus légères. Lorsque pour une faute contre les règles d'accord \ ou pour une syllabe mal placée dans un vers, on frappe de la peine sévère du fouet un enfant laborieux et d'un bon naturel, comme on ferait pour une action crimi- nelle ou volontaire un enfant obstiné et pervers, comment espérer qu'une semblable méthode de correction fasse du bien à l'esprit et le redresse? Et c'est cependant l'unique but qu'il faut avoir en vue : car si une fois l'esprit est droit, tout ce que vous pouvez désirer suivra naturellement.

79. Ainsi, lorsqu'il n'y a dans la volonté aucun mauvais penchant à corriger, il n'est pas besoin de recourir au fouet. Toutes les fautes qui ne témoignent pas d'une mau- vaise disposition d'esprit, qui ne trahissent pas l'intention de résister à l'autorité et au gouvernement d'un père ou d'un précepteur, ne sont que des méprises, et l'on peut souvent ne pas en tenir compte. En tout cas, si l'on s'y arrête, il ne faut employer d'abord que de doux remèdes: avis, directions, remontrances ; jusqu'à ce que le mépris persistant et prémédité de ces avis prouve que le principe de la faute réside dans les mauvaises dispositions de l'es- prit, et qu'une perversité manifeste de la volonté est la source de la désobéissance. Partout l'obstination, qui est une révolte ouverte, s'est révélée au point qu'elle ne peut plus être négligée ou dédaignée, et qu'il est néces- saire dès le début de la réprimer et de la vaincre, notre seule préoccupation doit être de ne pas nous tromper, de nous assurer que nous avons affaire à une obstination réelle2, et pas à autre chose.

1. Des bévues et des erreurs grammaticales ne sauraient être punies de la même façon que des fautes contre la morale. H convient donc que dans les punitions le maître tienne compte de cette différence. Ce serait donner à l'enfant de fausses idées que de le châtier pour un solécisme autant que pour un mensonge.

2. « Les enfants perdent souvent leur présence d'esprit au point

LES FAUTES PERMISES. 109

80. Mais puisque l'on doit éviter le plus possible les occasions de punir, surtout de punir par des coups, vous aurez soin d'en venir rarement à ces extrémités. Si vous avez inspiré à votre (ils les sentiments de respect dont j'ai parlé, un simple regard suffira dans le plus grand nombre des cas pour l'arrêter. Il ne faut pas assurément demander à de jeunes enfants autant de tenue, de sérieux ou d'appli- cation, qu'à des jeunes gens plus avancés en âge. On doit leur permettre, je l'ai déjà dit, tous les enfantillages, toutes les folies qui sont en rapport avec leur âge, sans y faire la moindre attention. L'étourderie, l'imprévoyance, la gaieté, sont les caractères de l'enfance. La sévérité ne doit pas s'étendre à ces actions et imposer sur ce point d'inop- portunes restrictions. Ne nous pressons pas non plus de voir de l'obstination, de la mauvaise volonté, dans des actes qui ne sont que l'effet naturel de l'âge et du tempéra- ment. Dans ce cas, il faut simplement venir en aide aux enfants, leur tendre la main, pour les ramener doucement, comme à des personnes faibles qui souffrent d'une infirmité naturelle ; et bien qu'une fois avertis ils retombent dans les mêmes fautes, il ne faut pas cependant que chaque rechute soit comptée pour un mépris formel de vos ordres, et considérée tout de suite comme un acte de révolte l. Les fautes qui proviennent de la faiblesse de l'âge, il ne faut pas sans doute les négliger, les laisser passer sans la moin- dre attention; mais à moins que la volonté n'y soit mêlée, on ne doit jamais en exagérer la gravité, ni les reprendre trop rigoureusement. Redressez-les seulement d'une main douce, comme l'exige leur âge. De cette façon les enfants

d'être pendant quelque temps incapables de toute concentration men- tale. Il semble qu'ils soient obstinés, alors qu'en réalité ils sont simple- ment éperdus et bors d'eux-mêmes. Dans d'autres cas ils ne parais- sent obstinés que parce qu'ils se sont mépris sur le sens des paroles de leur maître. » (Note du R. Even Daniel.)

t. Il y a dans ces lignes un sentiment touchant de la faiblesse de l'enfance, quelque chose comme la bonté profonde qui inspirait les maîtres de Port-Roval.

110 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

comprendront ce qu'il y a de véritablement répréhensible dans chacune de leurs actions et s'habitueront à l'éviter. Par aussi vous les encouragerez, ce qui est la grande affaire, à n'avoir jamais que de bonnes intention», puis- qu'ils auront reconnu que leur bonne volonté les meta l'abri de tout désagrément grave, et que, dans les fautes qu'ils laissent échapper, au lieu de subir les reproches pas- sionnés et irrités de leur gouverneur ou de leurs parents, ils sont traités avec ménagement et avec douceur. Dé- tournez vos enfants du vice et des dispositions vicieuses, et avec chaque progrès des années vous les verrez prendre les manières qui conviennent à leur âge et à la société qu'ils fréquentent. A mesure qu'ils grandiront en âge, iis grandiront aussi en application et en sagesse. Mais afin que vos paroles aient toujours de l'autorité et de la force, s'il arrive à l'occasion que vous leur ayez enjoint de laisser ceci ou cela, dans leurs amusements enfantins, ayez grand soin d'avoir toujours le dernier mot, et ne leur laissez ja- mais prendre l'avantage. Mais, je le répète, je voudrais que le père ne fit que rarement intervenir son autorité et ses commandements dans ces occasions-là, et qu'il se ré- servât pour les cas les enfants sont sur le point de con- tracter quelque habitude vicieuse. 11 y a, selon moi, de meilleurs moyens de diriger leur esprit, et lorsqu'une fois vous aurez gagné ce premier point de les soumettre à votre volonté, vous réussirez mieux le plus souvent en rai- sonnant doucement avec eux.

IL FAUT RAISONNER AVEC LES ENFANTS.

81. On s'étonnera peut-être que je recommande de rai- sonner avec les enfants, et cependant je nepuis m'empêcher de penser que c'est la vraie manière de se comporter avec eux1. Ils entendent raison dès qu'ils savent parler et, si je

1. Rousseau a critiqué vivement les idées de Locke sur ce point : « Raisonner avec les entants était la grande maxime de Locke; c'est la

IL l'Ali RAISONNER AVEC LES ENFANTS. 111

ne me trompe, ils aiment à être traités en créatures rai- sonnables plus tôt qu'on ne se l'imagine. C'est une sorte d'orgueil qu'il faut développer en eux, et dont on doit se servir autant que possible, comme d'un puissant instru- ment pour les conduire.

Mais quand je parle de raisonnements, j'entends seule- ment ceux qui sont appropriés à l'intelligence, qui sont à la portée d'esprit de l'enfant. Personne ne suppose qu'on puisse argumenter avec un enfant de trois ou même de sepl ans comme avec un homme mûr. De longs discours, des rai- sonnements philosophiques étonnent tout au plus et confon- dent l'esprit de l'enfant, mais ne l'instruisent pas. Quandje dis qu'il faut les traiter comme des créatures raisonnables, j'entends donc que vous devez leur faire comprendre par la douceur de vos manières, par l'air tranquille que vous gardez jusque dans vos corrections, que ce que vous faites estraisonnableen soi, en même temps qu'utile et nécessaire pour eux; que ce n'est point par caprice, par passion ou fantaisie, que vous leur ordonnez ou leur défendez ceci ou cela. C'est ce qu'ils sont parfaitement en état de com-

plus en vogue aujourd'hui; son succès ne me parait pourtant pas fort propre à la mettre en crédit, et pour moi je ne vois rien de plus sot que des enfants avec qui l'on a tant raisonné. » En d'autres termes, Rousseau n'admet pas que pour gouverner les enfants on essaye de la persuasion. « En leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'en- tendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leur maître, à devenir disputeurs et mutins. » L'enfant, d'après Rousseau, doit obéir à la nécessité, à la force. Il ne faut pas essayer de lui donner la raison du joug qui pèse sur lui. Rousseau n'a raison que contre l'exagération possible de l'excellent principe de Locke. Sans doute il ne faut pas se flatter de pouvoir toujours parler raison à l'enfant. 11 est nécessaire bien souvent de 1 ecourir à l'autorité que Rousseau proscrivait, elle aussi . Dupont de Nemours distinguait les commandements utilitaires qui exigent une obéissance aveugle, absolue, et les commandements pater- nels qui demandent seulement une obéissance raisonnée. Il est évi- dent que l'ordre et la discipline dans la famille ne peuvent se passer des premiers, mais l'idéal n'en est pas moins de généraliser le plus tôt possible l'usage des commandements paternels.

112 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

prendre, et il n'y a pas de vertu ni de vice dont on ne puisse leur faire entendre pourquoi on leur recommande l'une et pourquoi on leur interdit l'autre : seulement il faut pour cela choisir des raisons appropriées à leur âge et à leur in- telligence, et les leur proposer toujours clairement et en peu de mots1. Les principes sur lesquels reposent la plu- part des devoirs, les sources du bien et du mal d'où ces devoirs jaillissent, il n'estpas toujours aisé de les expliquer même aux hommes faits, quand ils ne sont pas habitués à abstraire leurs pensées des opinions communément reçues. A plus forte raison les enfants sont-ils incapables de raison- ner sur des principes un peu élevés. Ils ne sentent pas la force d'une longue déduction. Les raisons qui les touchent sont des raisons familières, au niveau de leurs pensées, des raisons sensibles et palpables, si je puis ainsi parler. Mais si l'on a égard à leur âge, à leur tempérament, à leurs goûts, on ne manquera jamais de trouver des motifs de ce genre propres à les convaincre. Et si l'on ne trouvait pas d'autre raison plus particulière, ce qu'ils comprendront toujours, ce qui suffira pour les détourner d'une faute du genre de celles qu'ils peuvent commettre : c'est que cette faute les discrédite et les déshonore, c'est qu'elle vous déplaît.

LES EXEMPLES.

82. Mais de tous les moyens à employer pour instruire

1. Condillac, qui s'inspire de Locke en pédagogie autant qu'en psy- chologie, croit aussi à la nécessité de raisonner de bonne heure avec les enfants. Il va jusqu'à dire que « la faculté de raisonner commence aussitôt que nos sens commencent à se développer », ce qu'aucun observateur attentif de l'enfance ne saurait accorder. Il est plus près de la vérité quand il ajoute : « Ne confondons pas le raisonnement et les choses sur lesquelles on raisonne » (Œuvres, t. VI, p. 293); ce qui revient à dire, comme Locke le fait remarquer ici, que l'enfant, s'il raisonne, ne peut du moins raisonner sur les mêmes idées que l'homme fait.

LES EXEMPLES. 115

les enfants, pour former leurs mœurs, le plus simple, le plus aisé et le plus efficace, c'est de leur mettre devant les yeux les exemples des choses que vous voulez leur faire pratiquer ou éviter'. Si vous avez soin de leur présenter ces exemples dans la vie des personnes qu'ils connaissent, en y joignant quelques réflexions sur la beauté ou sur la lai- deur de ces actions, vous aurez plus fait pour exciter ou décourager leur instinct d'imitation, qu'en leur tenant les plus beaux discours du monde. Il n'y a pas de mots, si forts qu'ils soient, qui leur donnent l'idée des vertus et des vices aussi bien que le feront les actions des autres hommes qui leur en présentent l'image, si vous avez soin de diriger leurs observations, et si vous leur enjoignez d'exa- miner telle ou telle qualité bonne ou mauvaise chez les gens qui la mettent en pratique. La beauté ou la laideur de bien des choses, en fait de bonne ou de mauvaise édu- cation, fera une plus profonde impression sur leurs esprits, si elle leur est révélée par les exemples d'autrui, que si elle leur est enseignée par des règles ou par des instruc- tions-.

C'est une méthode qu'il ne faut pas seulement suivre avec les enfants tout jeunes, mais qu'il faut continuer tant qu'ils restent sous la surveillance ou la direction d'une autre personne. Je crois que c'est le meilleur moyen qu'un père puisse employer, tant qu'il pourra avoir à réformer quelque défaut dans la conduite de son fils. 11 n'y a rien,

1. Conférez Horace (Satires, livre I, liv. IV) :

... Insuevit pater optimus hoc me Ut jugèrent e.iemplis vitiorum quœque notando. Quum me hortaretur, parce, frugaliter, alque Viverem uti content us co quod mi ipse parasset : Nonne vides, Albi ut maie vivat filius, utque liarrus inops : magnum dot unientum ne patriam rem Perdere quis relit...

2. C'est la vieille maxime : Longum iter per prcecepla, brève per exempta.

8

114 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

en effet, qui pénètre l'esprit des hommes aussi doucement et aussi profondément que l'exemple. Les défauts mêmes qu'ils sont disposés à excuser ou à ne pas voir en eux- mêmes, ils ne sauraient s'empêcher de les désapprouver et d'en rougir, quand ils les découvrent chez d'autres per- sonnes.

L'USAGE DU FOUET.

83. Lorsque l'usage du fouet devient nécessaire comme remède suprême, on peut se demander à quel moment et par qui la punition doit être administrée1. Est-ce immé- diatement après la faute commise, quand elle est toute récente et pour ainsi dire toute chaude, qu'il convient de sévir? Et faut-il que les parents eux-mêmes châtient leurs enfants2? Sur le premier point, mon avis est que la puni- tion ne doit pas être appliquée tout de suite, de peur que la passion ne s'en mêle, et que le châtiment, par consé- quent, tout en dépassant les bornes convenables, ne con- serve pas son efficacité légitime. Les enfants savent parfai- tement discerner quand nous agissons par passion. Gomme je l'ai déjà dit, ce qui leur fait le plus d'impression, c'est ce qui émane de la raison calme et froide de leurs parents : la distinction ne leur échappe pas. Sur le second point, je

1. Locke, malgré ses protestations contre l'usage du fouet en géné- ral, le maintient, comme on sait, dans certains cas exceptionnels. C'est Vu/lima ralio applicable aux fautes les plus graves.

"2. Ces questions ne nous intéressent plus aujourd'hui, puisque le fouet est absolument condamné par la pédagogie moderne. Mais elles étaient à l'ordre du jour du temps de Locke. Les Regulœ des Jésuites interdisaient aux Pères d'infliger de leurs mains les corrections phy- siques. Dans certains collèges on avait un correcteur attaché à la mai- son, un cuisinier, un portier. Ailleurs on recourait au service d'un pauvre artisan du voisinage qui recevait tant par mois ou par an pour venir instrumenter dans les classe?. Quelquefois on s'adressait à un écolier bien planté, gaillard so!ide,*qui fouettait ses camarades toutes les fois que le régent lui en donnait l'ordre. C'était sous une forme spéciale, un commencement d'enseignement mutuel. (Voyez notre brochure sur l'Orbilianisme ou l'usage du Jouet chez les Jésuites.)

L'USAGE DU FOUET. 115

crois que si vous avez à votre service un domestique dis- civt », qui puisse tenir auprès de votre enfant la place d'un gouverneur (si vous avez un gouverneur, il n'y a plus de difficulté), il vaut mieux que la douleur de la punition soit directement infligée à l'enfant par une autre main que la vôtre, mais avec votre permission et en votre présence. De cette façon, l'autorité des parents est mieux sauvegardée, et te ressentiment de l'enfant, pour la douleur qu'il a sup- portée, se retourne sur la personne qui la lui a directe- ment causée. Car je veux, on le sait, que le père n'en vienne que rarement aux châtiments corporels, et cela, quand il y a nécessité pressante, quand il n'y a plus d'autre remède; et alors il convient peut-être que le châtiment soit infligé de telle sorte que l'enfant ne puisse l'oublier-.

84. Mais, je le. répète, les châtiments corporels sont de toutes les corrections !a plus mauvaise ; c'est par consé- quent la dernière qu'il faille employer, et seulement dans les cas extrêmes, après qu'on aura essayé de tous les moyens plus doux et qu'on en aura reconnu l'impuissance. Si l'on suit exactement ces règles, on n'aura que rarement besoin d'en venir aux coups. Il n'est pas à supposer en effet qu'un enfant veuille souvent résister dans une circon- stance particulière à l'ordre que lui donne son père, et il est probable qu'il ne le voudra jamais. D'autre part, si le père a soin de ne pas interposer son autorité absolue et ses ordres péremptoires, soit dans les actions puériles et indif- férentes, où l'enfant doit jouir de sa liberté3, soit à pro- pos de ses études et de ses progrès, en quoi il ne faut jamais lui faire violence, il ne reste que la prohibition de quelques actions vicieuses qui puisse donner lieu à dea

1. C'était la méthode ordinaire des collèges des Jésuites.

'2. C'est-à-dire aussi durement que possible.

3. Il faut craindre, en effet, d'amoindrir et de compromettre son autorité en l'exerçant trop souvent et sans cause suffisante. Combien de parents et de maîtres perdent leur empire sur les enfants pour les avoir fatigués à tout propos par des réprimandes et par des menaces inutiles!

116 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

actes de rébellion, et par suite mériter le fouet à l'en- fant. Il n'y aura donc qu'un très petit nombre d'occasions un père attentif, qui dirige comme il convient l'édu- cation de son fils, se verra forcé de recourir à ce moyen de discipline. Pendant les sept premières années en effet, quels sont les vices dont un enfant peut se rendre coupa- ble, sinon le mensonge ou quelques traits de malice? C'est quand il est retombé plusieurs fois dans ces fautes, malgré la défense formelle de son père, que l'enfant doit être puni pour son obstination et qu'il mérite d'être battu. Si toutes les dispositions vicieuses de l'enfant sont, dès le début, traitées comme elles doivent l'être; si on lui en té- moigne d'abord de la surprise ; si, dans le cas de récidive, l'enfant est décontenancé par l'air sévère de son père, de son précepteur et de tous ceux qui l'approchent, et par une façon d'agir conforme à l'état de disgrâce il est tombé ; si enfin on sait persévérer dans cette attitude assez long- temps pour qu'il devienne sensible à la honte de sa faute, j'imagine qu'il ne sera pas besoin de recourir à une autre espèce de correction, et que l'occasion ne se présentera pas d'en venir aux coups. Ce sont seulement les négligences de la première éducation, et l'excès de douceur qu'on a té- moigné d'abord aux enfants, qui rendent nécessaire dans la suite l'emploi des corrections physiques1. Si l'on avait surveillé à leur naissance les inclinations vicieuses et les premières irrégularités qu'elles engendrent, si on les avait corrigées doucement, on aurait rarement plus d'un défaut à la fois à combattre, et on en viendrait facilement à bout, sans bruit ni fracas, sans avoir besoin de recourir à une discipline aussi brutale que le fouet.

1. Il vaut mieux, en effet, prévenir les fautes qu'avoir à les punir, et si on ne peut les prévenir entièrement, les corriger doucement quand elles sont encore légères, que les châtier avec dureté quand elles sont devenues graves. Voilà pourquoi la sévérité est nécessaire dans une certaine mesure au début de l'éducation. Ce sont les parents sévères dans les commencements qui peuvent le plus aisément se montrer doux et indulgents dans la suite.

LTJSAGE DU FOUET. 117

Ainsi tous les vices, combattus un à un, dès leur pre- mière apparition, seraient aisément extirpés, sans qu'il subsistât la moindre trace et même le souvenir de leur existence. Mais par complaisance, par faiblesse pour nos chers petits, nous laissons leurs défauts grandir jusqu'à ce qu'ils aient pris racine et se soient multipliés, et que la laideur morale de nos enfants nous couvre de honte et de confusion. Alors il faut bien employer la charrue et la herse, il faut recourir à la bêche et à la pioche pour at- teindre le fond des racines, et ce n'est pas trop de toute notre force, de toute notre habileté et de tout notre zèle, pour nettoyer cette pépinière infestée de mauvaises herbes, ce champ couvert de ronces, et pour retrouver l'espé- rance des fruits qui, la saison venue, nous récompenseront de nos labeurs.

85. Cette méthode, si on l'observe, épargnera à la fois au père et à l'enfant l'ennui des mômes injonctions sans cesse répétées et des règles impératives ou prohibitives in- définiment multipliées l. Je crois en effet que les actions qui tendent à produire de mauvaises habitudes (et ce sont les seules qui exigent que le père interpose son autorité et ses commandements) ne doivent pas être défendues à l'enfant avant qu'il s'en soit rendu coupable. La défense faite avant la faute, si elle n'a pas de résultats plus fâ- cheux, a du moins celui d'apprendre à l'enfant la possibi- lité de la faute, puisqu'elle suppose que l'enfant peut la commettre, et puisqu'il y aurait moins de risque qu'il la commît, s'il en ignorait l'existence2. Le meilleur moyen d'enrayer une disposition vicieuse, c'est, comme je l'ai déjà dit, de paraître étonné et surpris à la première action qui la révèle chez l'enfant. Par exemple la première fois qu'il

1. Tous les pédagogues sont d'accord sur le danger que fait courir à la discipline la multiplicité des règles impératives ou prohibitives.

2. Locke a parfaitement raison. Mais ne se met-il pas en contradic- tion avec ce qu'il a dit un peu plus haut sur la convenance de mettre devant les yeux de l'enfant même les exemples du vice?

lis QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

est pris en flagrant délit de mensonge ou d'un acte de mé- chanceté, le premier remède à employer, c'est de lui par- ler de cette action comme de quelque chose d'étrange et de monstrueux, dont on ne le croyait point capable, et ainsi de lui en faire honte.

86. On objectera sans doute que je me fais illusion sur la docilité des enfants, et que, en dépit de la préférence que j'accorde à la voie plus douce de l'éloge et du blâme, il y aura toujours beaucoup d'enfants qui ne s'applique- ront pas à leurs études et à ce qu'ils doivent apprendre, tant qu'on ne les aura point fouettés. C'est le langage ordinaire des gens d'école et de tous ceux qui, entêtés des vieilles méthodes, ne laissent jamais expérimenter les autres dans les occasions l'on pourrait en faire l'essai. En effet, comment expliquer autrement qu'on ait besoin du fouet pour enseigner le latin et le grec, et qu'on s'en passe pour le français et l'italien? Les enfants apprennent la danse et l'escrime, sans qu'on ait besoin de les fouetter ; de même pour l'arithmétique, le dessin. Cela ne donne- t-il pas le droit de soupçonner qu'il y a quelque chose d'é- trange, de contre nature, d'antipathique à l'enfance, dans les programmes d'études des écoles de grammaire, ou dans les méthodes qu'on y emploie, puisque les enfants ne s'appliquent pas du tout à ces études, quand on ne les fouette pas, et ne s'y appliquent qu'à contre-cœur lorsqu'on les fouette ; ou sinon, que l'on se trompe, quand on croit ne pouvoir apprendre les langues anciennes aux enfants qu'à coups de fouet ?

87. Mais à supposer qu'il se rencontre des enfants si indifférents et si paresseux qu'on ne puisse les décider à étudier par les voies de la douceur, et il faut recon- naître qu'il y a en effet des enfants de toute nature, ce n'est pas une raison cependant pour qu'on pratique avec tous le dur régime du fouet. 11 n'y en a aucun dont il soit permis de dire qu'il ne peut être gouverné par la douceur et la modération, tant qu'on n'en a pas fait avec lui l'essai

L'USAGE m FOUET. 119

complot. Si ces moyens ne le déterminent pas à travailler de tontes ses forces, à faire tout ce qu'il est capable de faire, alors il n'y a plus à chercher d'excuses pour un ca- ractère aussi obstiné. Le fouet est le remède convenable en pareil cas, mais le fouet administré selon d'autres procédés que les procédés ordinaires. L'enfant qui volon- tairement néglige ses livres, qui se refuse obstinément à une chose qu'il peut faire et que son père lui enjoint de faire par un ordre positif et formel, cet enfant-là, il ne faut pas se contenter de lui appliquer deux ou trois coups de fouet, pour n'avoir pas fait son devoir, et de recommen- cer à lui infliger la même punition chaque fois qu'il re- tombe dans la même faute. Non, lorsque les choses en sont venues à ce point, lorsque l'entêtement est manifeste et rend la correction nécessaire, je pense qu'on doit châ- tier l'enfant avec plus de calme et aussi avec plus de sévé- rité; on doit le frapper (en ayant soin de mêler les ad- monestations aux coups) jusqu'à ce qu'on puisse lire sur son visage, dans sa voix, dans son attitude soumise, que le châtiment a fait impression sur son esprit, et qu'il est moins sensible à la douleur même des coups qu'à la honte de la faute dont il s'est rendu coupable et qui lui cause maintenant un vrai chagrin. Si une correction de ce genre, répétée plusieurs fois à des intervalles convenables, et poussée jusqu'aux limites extrêmes de la sévérité, accom- pagnée d'ailleurs des marques non équivoques du mécon- tentement paternel, ne produit pas d'effet et ne réussit pas à modifier les dispositions de l'enfant, à le rendre souple et docile, quel profit peut-on désormais espérer de l'usage des châtiments corporels, et à quoi bon les employer plus longtemps ? Fouetter un enfant, lorsqu'on ne peut plus compter que cette correction produise aucun bien, c'est plutôt se comporter avec la fureur d'un ennemi plein de rage qu'avec la sagesse d'un ami compatissant; et le châ- timent n'est plus alors qu'une provocation inutile, qui n'a aucune chance d'amender le coupable. Si un père est

120 UUELOUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

assez malheureux pour avoir un fils aussi pervers, aussi intraitable, je ne vois pas ce qui lui reste à faire, sinon à prier Dieu pour lui. Mais, selon moi, si dès le début ou emploie avec les enfants les bonnes méthodes, il s'en rencontrera peu de ce caractère ; et après tout, s'il y en a de tels, ce n'est pas d'après ces exceptions qu'il faut régler l'éducation des autres, de ceux qui ont un meilleur natu- rel et qui peuvent èlrc gouvernés par des voies plus douces.

SECTION IX (88-94).

QUALITÉS NÉCESSAIRES D'UN GOUVERNEUR.

88. Si vous pouvez rencontrer un gouverneur qui se mette en pensée à la place du père l, qui se charge des mêmes soins que lui, et qui, approuvant les méthodes dont je viens de parler, sache les pratiquer dès le déhut, la tâche lui deviendra facile clans la suite ; et vous ne tar- derez pas à reconnaître, je crois, que votre fils a fait en peu de temps, pour la science et pour la sagesse, plus de progrès que vous ne l'imaginiez. Mais ne permettez jamais au gouverneur de hattre votre fils, sans votre consentement et en votre absence 2, au moins jusqu'au jour l'expé-

1. Conférez Rollin : « Les précepteurs tiennent la place des pères et des mères : ils doivent donc en prendre les sentiments, et en avoir la douceur et la tendresse, mais une douceur qui ne dégénère point en mollesse, et une tendresse qui soit réglée par la raison... » (T. IV, p. 669.) Quintilien avait dit la même chose avant Locke et avant Rolliu [h>sl t. oral., IV, 2).

2. Louis XIV ne suivait pas cette règle avec son fils, le grand Dau- phin. On sait qu'il avait délégué officiellement le droit de correction au gouverneur «lu prince, le duc de Montausier. Celui-ci, homme dur et hrnsque, usait largement de son droit, en présence de Bossuet qui laissait faire.

l'2;2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

rience vous aura garanti sa modération et sa prudence. I)e plus, pour qu'il conserve toute son autorité sur son élève, laissez ignorer qu'il n'a pas le pouvoir d'user du fouet, et ayez soin de le traiter vous-même avec le plus grand respect, en obligeant toute votre famille à agir de même f. Ne comptez pas que votre fils respecte son gouverneur, s'il le voit mépriser par vous, ou par sa mère, ou par d'autres personnes. Si vous le jugez digne de votre mépris, c'est que vous aurez fait un mauvais choix. Et pour peu que vous laissiez voir votre mépris, votre fils ne manquera pas d'en faire autant; et, dans ce cas, quel que soit le mérite du précepteur, quelques talents qu'il ait pour réussir dans son emploi, tout cela sera perdu pour votre fils et ne lui sera jamais plus d'aucun profit.

89. De même que l'exemple du père doit enseigner à l'enfant le respect de son gouverneur, de même l'exemple du gouverneur doit engager l'enfant aux actions dont il veut lui inculquer l'habitude 2. Sa conduite ne doit jamais démentir ses préceptes, sans quoi il ne fera que pervertir son élève. Il ne servira de rien que le gouverneur lui adresse des sermons sur le devoir de réprimer ses passions, si lui-même lâche la bride à quelqu'une des siennes. C'est en vain qu'il s'efforcerait de corriger un défaut ou une inconvenance qu'il se permettrait à lui-même. Les mauvais exemples sont plus sûrement suivis que les bonnes maximes. Le gouverneur doit donc protéger avec soin son élève contre l'influence des mauvais exemples, et surtout des plus dangereux de tous, ceux qui viennent des domes- tiques. Pour éloigner les enfants de leur société, il ne faudra pas d'ailleurs procéder par prohibition, ce qui ne ferait qu'irriter le désir qu'ils ont naturellement de les

1. Règle importante et trop peu suivie.

2. L'énuméralion des qualités qui conviennent à un gouverneur va être pour Locke l'occasion de faire connaître ses vues générales sur l'éducation.

LE CHOIX D'UN GOUVERNER EL ljr,

fréquenter: on aura recours aux moyens que j'ai déjà indiqués '.

90. Dans l'art de l'éducation, il n'est rien dont on se préoccupe moins, ni qui soit plus difficile à observer que la règle dont je suis entrain de vous entretenir: c'est qu'il faut avoir soin, dès que les enfants commencent à parler, de tenir auprès d'eux une personne prudente, modérée, sage enfin, qui ait pour mission de les former comme il convient, et de les préserver de tout mal, surtout de la con- tagion des mauvaises compagnies. Je pense que cet emploi demande beaucoup de modération, de mesure, de ten- dresse, de zèle et de discrétion : qualités qu'il n'est pas facile de trouver réunies en la même personne, surtout parmi des gens à qui l'on n'offre qu'un maigre salaire. Quant à la dépense, je crois que vous ne sauriez faire un meilleur emploi de votre argent, dans l'intérêt de vos enfants, et par conséquent, dût-il vous en coûter beaucoup plus qu'il n'est coutume, vous ne devez pas regretter la dépense 2. Celui qui à n'importe quel prix procure à son fils un esprit sain, de bons principes, le goût de tout ce qui est honnête et utile, la politesse et la bonne éducation, a fait une bien meilleure acquisition que s'il avait employé son argent à ajouter quelques champs de plus aux arpents qu'il possédait déjà.

Epargnez tant que vous voudrez pour les bagatelles et les jouets, pour les étoffes de soie et les rubans, pour les dentelles et les autres dépenses inutiles; mais n'économisez pas votre argent quand il s'agit d'une affaire aussi impor- tante. C'est un très mauvais calcul de faire votre fils riche d'argent et pauvre d'esprit. C'est avec un profond ètônne-

1. Voyez § 71.

2. Rousseau, toujours chimérique, voudrait un précepteur qu'on ne !>ayàt pas. « La première qualité que j'exigerais d'un gouverneur, 'est de n'être point un homme à vendre... » Comme si l'on ne pouvait ttendre de son travail une juste rémunération, sans pour cela être un Lomme à vendre '

124 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

ment que j'ai vu souvent des parents, qui prodiguaient leur fortune pour donner à leurs enfants de beaux ajustements, pour les loger et les nourrir avec luxe, pour leur procurer plus de serviteurs qu'il n'était nécessaire, et qui en même temps affamaient leurs esprits et ne prenaient aucun soin de couvrir la plus honteuse des nudités, je veux dire leur ignorance et leurs mauvais penchants. Je ne puis m'em- pècher de croire qu'en cela les parents ne font que com- plaire à leur propre vanité : leur conduite témoigne de plus d'orgueil que d'un vrai souci du bien de leurs enfants. Toutes les dépenses que vous ferez dans l'intérêt de votre fils prouveront la vivacité de votre amour pour lui, quand bien môme elles amoindriraient son héritage. Un homme sage et bon ne peut manquer de paraître ou d'être grand et heureux; mais celui qui est fou et vicieux ne saurait prétendre ni à la grandeur ni au bonheur, quelque richesse que vous lui laissiez en héritage. Et je vous le demande, n'aimeriez-vous pas mieux que votre fils ressem- blât à certaines personnes qui n'ont qu'un revenu de cinq cents livres par an qu'à quelques autres de votre connais- sance qui en ont cinq mille ?

91. 11 ne faut donc pas que le chiffre de la dépense décourage ceux qui ont les moyens de la faire. Mais la dif- ficulté sera de trouver un bon gouverneur : car les hommes qui ont peu d'âge, peu de talent, peu de vertu, ne sont pas propres à remplir cet emploi, et ceux qui en ont beaucoup ne se décideront que malaisément à s'en charger l. Vous ; devez donc aviser de bonne heure et porter partout vos recherches : car le monde contient des gens de toute

1. Ces difficultés trop réelles, n'auraient-elles pas donner à ré- fléchir à Locke, et lui prouver que l'éducation publique est préférable à l'éducation domestique ? trouver, en effet, le précepteur parfait dont Locke, comme Montaigne, comme Rousseau, trace complai- samment le modèle? Quand le père n'a ni le temps, ni le talent néces- j saire pour diriger lui-même l'éducation de son fils, ce qui est l'idéal ; peut-être, je ne crois pas que l'éducation domestique, dirigée par un précepteur puisse être mise en comparaison avec l'éducation publique.

LE CHOIX D'UN GOUVERNEUR. 125

espèce. Je me rappelle que Montaigne dit quelque part dans ses Essais que le savant Castalion fut réduit à Bàle, pour ne pas mourir de faim, à fabriquer des tranchoirs, alors que le père de Montaigne eût donné beaucoup d'argent pour donner à sou fils un gouverneur de ce mérite, et que Castalion lui-même eût accepté cette charge à des condi- tions fort raisonnables : mais il n'en fut rien, faute défor- mations l.

92. Si vous avez de la peine à mettre la main sur un gouverneur tel que nous le désirons, n'en soyez pas surpris. Je n'ai qu'une chose à vous dire, c'est qu'il ne faut épar- gner ni peine ni argent pour le trouver. Toutes les choses du monde s'acquièrent à ce prix-là 2; et j'ose vous pro- mettre que vous ne vous repentirez jamais de ce que vous aura coûté un bon gouverneur, si vous parvenez à le ren- contrer. Vous aurez au contraire la satisfaction de penser que de toutes les manières de dépenser votre argent, celle-ci est la meilleure. Mais ayez bien soin de ne pas vous laisser guider dans ce choix par vos amis, ni par des motifs de charité, ni par le nombre de recommandations. Si vous voulez faire tout votre devoir et atteindre votre but, vous ne devez pas vous déterminer en faveur d'un homme, sur la seule réputation qu'il a d'avoir des mœurs sobres et d'être bien pourvu sous le rapport de la science : ce qui est tout ce qu'on demande d'habitude à un gouverneur. Dans ce choix vous devez être aussi circonspect que vous le seriez dans le choix d'une femme pour votre enfant 3 : car il ne

1. Sébastien Castalion ou Chastellon, dans le Dauphiné en 1515, mort en 1565, avait traduit la Bible en langue cicéronienne. Montaigne dit de lui qu'il mourut <i en estât de n'avoir pas son saoul à manger ». (I, xxxiv.) On ne trouve pas dans les Essais d'autre mention de Castalion, et Locke a probablement recueilli chez quelque commentateur le récit qu'il attribue ici à Montaigne. (Voyez l'article Castalion dans le Diction- naire de Bayle.)

2. Locke, on le voit, ne vit pas dans la chimère et, avec un bon sens tout pratique et tout anglais, il sait avouer le prix de l'argent.

3. Locke va s'apercevoir lui-même que ses exigences sont si grandes

126 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

peut être question de prendre un gouverneur à l'essai, pour le changer dans la suite, ce qui serait extrêmement fâ- cheux pour vous et plus encore pour votre fils. Quand je considère tous les scrupules, toutes les précautions dont j'encombre votre route, il me semble que mes avis ont tout l'air d'être de ces conseils que l'on donne aux gens sans espérer qu'ils puissent être suivis. Cependant, si vous considérez combien l'emploi de gouverneur, quand il est bien tenu, diffère des habitudes reçues, et combien sont loin de s'en faire une idée même ceux qui se proposent pour cette charge, vous serez peut-être de mon avis, et vous reconnaîtrez qu'un homme capable d'élever et de former l'esprit d'un jeune gentleman n'est pas de ceux qui courent les rues, et qu'il faut plus que des soins ordinaires pour le trouver, si vous ne voulez pas vous tromper dans votre choix.

93. Des mœurs sobres, de l'instruction, c'est, je l'ai déjà remarqué, tout ce qu'on exige ordinairement d'un gouver- neur. On croit que cela suffit, et les parents ne songent pas d'habitude à demander autre chose '. Mais lorsqu'un gou- verneur de cette espèce aura rempli la tète de son élève de tout le latin et de toute la logique 2 qu'il a rapportés de l'Université, croit-on que pour lui avoir ainsi meublé l'esprit il en aura fait un homme distingué, et peut-on espérer que l'enfant sera mieux élevé, mieux dressé pour le monde, mieux pourvu de principes solides de générosité et de vertu que ne l'est son jeune précepteur?

Pour former comme il faut un jeune gentleman, il est

qu'elles tendent à rendre impossible le choix d'un gouverneur aussi parfait.

1. Conférez Montaigne : « Je vouldrois qu'on feust soingneux de choisir à l'enfant un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine, et qu'on y requist touts les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science. »

2. « Le latin et la logique s : ces deux mots résument assez bien l'in- struction qui se donnait alors dans les universités.

LE CHOIX H'L'N GOUVERNEUR. 121

tir.' que son gouverneur soit lui-même un homme bien élevé, qu'il connaisse les usages, qu'il sache à quelles formes diverses de politesse obligent les qualités des personnes, les temps et les lieux, et qu'il engage son élève, autant que son âge le comporte, à observer constam- ment ces règles1. C'est un art qu'on ne peut apprendre dans l<s livres ni enseigner par les livres. Rien ne peut le iaire acquérir, sinon la bonne compagnie et l'esprit d'observation. Un tailleur peut vous faire des habits à la mode; un maître à danser donnera de la grâce aux mou- vements du corps : mais ces agréments extérieurs, quoi- qu'ils, donnent bon air, ne font pas l'homme bien élevé. Non : pas même si l'on y joint la science par-dessus le mar- ché. Car la science, si l'on ne s'en sert pas habilement, n'a d'autre résultat que de rendre un homme plus impertinent et plus insupportable dans la société2. L'éducation est ce qui donne leur lustre à toutes les autres qualités; c'est elle qui les rend utiles à celui qui les possède, en lui assuurant l'estime et la bienveillance de tous ceux qui l'ap- prochent. Sans la bonne éducation, tous les autres talents d'un homme n'aboutissent qu'à le faire passer pour un homme orgueilleux, suffisant, vain ou fier.

Chez un homme mal élevé, le courage passe pour de la brutalité, dont il a toutes les apparences. Le savoir devient pédanterie; l'esprit, bouffonnerie; des mœurs simples passent pour de la rusticité; un bon naturel, pour delà

1. Locke est bien du dix-septième siècle, où, en Angleterre comme en France, on mettait au-dessus de tout les qualilés d'urbanité, de politesse, qui l'ont ce qu'on appelait alors l'honnête homme.

'2. On croirait entendre ici Montaigne et ses attaques si vives contre la pédanterie, contre la science mal digérée. Conférez par exemple ce passage, entre vingt autres : « Il ne faut pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y fault incorporer; il ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre; et s'il ne la change et méliore son estât imparlait, certainement il vault beaucoup niieulx le laisser : c'est un dangereux glaive, et qui era- pesche et offense son maistre, s'il est en main foible et qui n'en sçache î'uïii^e. t (Estais. 1. I, cl), xxiv.)

128 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

servilité. Enfin il n'y a pas de bonne qualité que la mauvaise éducation ne gâte et ne défigure à son désavantage. Oui, la vertu et les talents, quoiqu'on leur rende l'hommage qui leur' est dû, ne suffisent pas pour assurer à un homme un bon accueil dans le monde et pour faire qu'il soit le bienvenu partout il va. Des diamants bruts ne sauraient plaire à personne1. Les femmes ne les portent pas dans cet état, pour peu qu'elles veuillent se montrer avec tous leurs avantages. C'est seulement quand ils sont polis et montés qu'ils peuvent servir d'ornements. Les bonnes qua- lités sont les richesses essentielles de l'esprit, mais c'est la bonne éducation qui les fait valoir ; et celui qui veut plaire doit donner à ses actions non seulement la force, mais encore la beauté. Des qualités solides et même utiles ne suffisent pas : des manières gracieuses et polies jointes à toutes nos actions, voilà ce qui les embellit et les rend vraiment agréables. Dans la plupart des cas, ce qui importe, c'est moins la chose elle-même que la manière dont on s'en acquitte ; c'est par que l'action plaît ou déplaît. Cette politesse, qui consiste, non à ôter son cha- peau avec grâce, ni à tourner un compliment, mais à régler avec convenance, avec aisance, son langage, ses regards, ses mouvements, son attitude, sa contenance, selon les personnes et selon les circonstances, ne peut s'apprendre que par l'usage et l'habitude. Quoiqu'elle dépasse les facul- tés des enfants et qu'il ne convienne pas de les trop tour- menter sur cet article, il faut cependant qu'un jeune gent- leman s'y exerce et en soit instruit en grande partie, pendant qu'il est entre les mains de son gouverneur, et avant qu'il soit appelé à se conduire lui-même dans le monde. Il serait alors trop tard en effet pour corriger cer- taines habitudes malséantes qui dépendent parfois d'un rien. Notre conduite n'est pas ce quelle doit être, tant qu'elle

1. Passage copie par Rollin (t. IV, p. 487) : « Un diamant brut ne saurait servir d'ornement; il faut le polir pour le faire paraître avec avantage »....

QUALITÉS NÉCESSAIRES D'UN GOUVERNEUR. 12!»

n'est pas devenue naturelle et aisée en toutes choses, se conformant, comme [ont les doigts d'un musicien habile, à un ordre harmonieux, sans qu'il soit besoin d'y penser et de faire effort. Si dans la conversation un homme en est réduit à s'observer avec inquiétude, de peur de com- mettre quelque maladresse, cetle préoccupation, loin de le rendre plus correct dans ses manières, lui donnera je ne sais quel air contraint, gêné et disgracieux1.

11 y a une autre raison pour exiger que cette partie de l'éducation se fasse par les soins et sous la direction du gouverneur, c'est que les fautes commises contre la poli- tesse, si elles sont les premières que remarauent les autres personnes, sont aussi les dernières dont on nous avertit. Ce n'est pas que la médisance des gens du monde hésite à en faire le sujet de son caquetage ; mais c'est toujours en l'absence du coupable, qui ne peut profiter de ces juge- ments et s'amender d'après ces critiques. C'est, à vrai dire, un point si délicat à toucher que même nos amis, qui désireraient le plus nous voir corrigés de ces défauts, osent à peine nous en parler et, malgré leur amitié pour nous, craignent de nous avertir que nous avons commis quelque inadvertance en matière de politesse. Sur d'autres points, on peut sans incivilité reprendre les erreurs d'au- trui, et on ne manque ni aux bonnes manières, ni à l'amitié, en redressant quelqu'un pour dos fautes d'un autre genre; mais la politesse elle-même défend de tou- cher à ce sujet et de faire entendre à un autre qu'il a manqué lui-même de politesse. Il n'est permis qu'à ceux qui ont de l'autorité sur nous de nous faire des observa- tions de cette espèce; et encore la remontrance paraît-elle dure et rude, si elle s'adresse à un homme d'un certain âjre. Quelque douceur qu'on y mette, elle sera toujours pénible pour quiconque a tant soit peu vécu dans le

1. Tout ce passage, comme ce qui va suivre, est un modèle d'obser- vation fine et pénétrante.

«J

150 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

monde. Aussi est-il nécessaire que le gouverneur fasse de cette partie de l'éducation son soin principal, afin qu'une grâce habituelle, une politesse qui accompagne toutes les actions, devienne naturelle à son élève, dans la mesure du possible, pendant qu'il est encore entre ses mains et avant qu'il lui échappe. Il faut qu'il n'ait plus besoin d'avis, sur ce point, lorsqu'il ne sera plus d'humeur à en recevoir, et qu'il n'y aura plus personne auprès de lui pour lui en donner. Le gouverneur doit donc être avant tout un homme bien élevé1, et un jeune gentleman, qui ne tiendrait de son gouver- neur que cette seule qualité, entrerait encore dans le monde avec de grands avantages2. Il reconnaîtrait bien vite que cette seule perfection lui ouvre plus largement la voie du succès, lui procure plus d'amis et le pousse plus loin dans le monde, que toutes les expressions techniques ou toutes les connaissances positives qu'il aura acquises en étudiant les arts libéraux3, ou en mettant à profit la science encyclopédique de son gouverneur. Non que ces choses-là doivent être négligées, mais il ne faut en aucune manière souffrir qu'elles soient préférées à la politesse, ni qu'elles l'excluent.

94. Le gouverneur ne doit pas être seulement un homme bien élevé : il faut qu'il connaisse le monde, c'est-à-dire les mœurs, les goûts, les folies, les ruses, les défauts du siècle la destinée l'a jeté, et surtout du pays il vit. Il faut qu'il puisse faire connaître et découvrir tout cela à son élève, à mesure qu'il devient capable de le comprendre ; qu'il lui apprenne à connaître les hommes et leurs carac-

1. N'est-ce pas peut-être la qualité la plus difficile à rencontrer chez les gens qui se résignent aux fonctions du préceptorat? Ils n'ont pas en général beaucoup vécu dans le monde.

2. Exagération évidente. Locke pousse un peu loin le fanatisme de la politesse, jusqu'à la préférer à la science, à la vertu. Il parle ici comme les Jésuites de son temps qui disaient : « La tournure est souvent la meilleure des recommandations. »

5. Les a?ts libéraux, c'est-à-dire la grammaire, la rhétorique, la logique, l'arithmétique, la musique, la géométrie, l'astronomie.

LA CONNAISSANCE DU MONDE. 151

tères ; qu'il ôte les masques dont se couvrent souvent leurs titres et leurs prétentions; qu'il lui fasse distinguer ce qui est caché au fond sous ces apparences, afin qu'il ne lui arrive pas, comme à la plupart des jeunes gens sans expé- rience, de prendre une chose pour une autre, de juger des choses par le dehors et de se laisser séduire aux apparences, à ce qu'il y a d'insinuant dans des manières empressées et dans des attentions flatteuses '. Un bon gouverneur apprendra à son élève à deviner les intentions des hommes auxquels il a affaire, à se garder de leurs desseins, sans être ni trop défiant, ni trop crédule : mais comme le jeune homme a plutôt une propension naturelle vers ce dernier excès, c'est sur ce point qu'il faut le redresser, en l'inclinant dans l'autre sens. Qu'il l'accoutume autant qu'il le pourra à juger sainement des hommes, d'après les signes qui servent le mieux à découvrir leur vrai caractère et qui nous font pénétrer dans leur for intérieur : les hommes se montrent tels qu'ils sont dans les plus petites choses, surtout quand ils ne se tiennent pas sur leurs gardes et que, pour ainsi dire, ils ne sont pas en scène. Qu'il lui fasse connaître le monde tel qu'il est, et qu'il le dispose à penser que les hommes ne sont ni meilleurs ni pires, ni plus sages ni plus fous, qu'ils ne sont en réalité2. De la sorte, par des degrés insensibles et sans le moindre danger, l'élève d'enfant de- viendra homme : ce qui est le pas le plus périlleux à franchir dans le cours entier de la vie. C'est donc un point qu'il faut surveiller avec soin. C'est alors qu'il con- vient de tendre la main au jeune homme pour l'aider à franchir ce pas. Mais d'ordinaire le jeune homme, arraché à son gouverneur pour être, sans préparation, jeté dans

1. On voit que le gouverneur de l'élève de Locke n'a pas pour mis- sion, comme le gouverneur d'Emile, d'isoler, de séquestrer l'enfant.

2. Excellents principes, sur lesquels tout le monde est d'accord. Montaigne disait déjà : « Il se tire une merveilleuse clarté pour le juge- ment humain, de la fréquentation du monde. » Fénelon se plaignait de l'éducation des couvents qui dissimule aux jeunes filles les réalités du monde, et s'écriait : « Le monde n'est pas un fantôme ! »

1.32 (QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

le monde et y vivre sous sa propre responsabilité, court un danger manifeste de se perdre aussitôt. Il n'y a que trop d'exemples en effet de jeunes gens qui se laissent aller à tous les excès de la licence, de l'extravagance et de la dé- bauche, dès qu'ils ont élé délivrés du joug d'une éducation sévère et étroite : désordre qui doit être imputé surtout, selon moi, à la mauvaise éducation qu'ils ont reçue sur ce point. Ayant grandi dans l'ignorance de ce qu'est réelle- ment, le monde, ils reconnaissent, quand ils y entrent, qu'il ne ressemble pas à ce qu'on leur en avait dit, et qu'il 1 diffère totalement de l'idée qu'ils s'en étaient faite; et alors ils ne peuvent manquer de rencontrer des précepteurs j d'un nouveau genre, qui n'auront pas de peine à leur persuader que la discipline sous laquelle ils ont vécu jusque-là, que les leçons qu'on leur a faites ne sont que de vaines formalités de l'éducation, des ebaînes bonnes pour les enfants ; que la liberté qui convient à des hommes consiste à se précipiter dans la pleine jouissance de tout ce qu'on leur avait défendu jusqu'à ce jour. Ces nouveaux conseillers leur montrent que le monde est plein d'exemples brillants et séduisants de cette liberté, et le jeune novice en est ébloui. Par suite, mon jeune maître, qui ne peut manquer de vouloir agir en homme, autant que les beaux freluquets de son âge, se laisse aller à toutes les irrégularités de conduite dont les plus débauchés lui donnent l'exemple, et ainsi, pour se faire une belle répu- tation, pour se mettre hors de page, il se hâte de rompre avec les babitudes de modestie et de sobriété qu'il avait gardées jusque-là; il pense enfin que c'est un acte de bra- voure, de se signaler, dès son entrée dans le monde, par l'opposition complète de sa conduite avec toutes les règles de morale que son gouverneur lui avait prôchées.

Pour prévenir ces désordres, le mieux, selon moi, est de lui montrer le monde tel qu'il est, avant qu'il y fasse définitivement son entrée. Informez-le peu à peu des vices à la mode ; prévenez-le des procédés et des desseins de

LA CONNAISSANCE DU MONDE. 1Ô3

ceux qui pourraient prendre à lâche de lu corrompre'. Dites-lui quels sont les artifices qu'ils emploient, les pièges qu'ils tendent : de temps en temps, placez devant lui les exemples tragiques on ridicules de personnes qui en ont ruiné d'autres ou qui se sont ruinées elles-mêmes. Notre siècle n'est pas de ceux les exemples de ce genre sont rares. Qu'on les lui présente comme autant d'écueils, afin qu'à la vue des disgrâces, des maladies, de la misère, de la honte sont tombés, en se ruinant ainsi, tant de jeunes gens qui donnaient les plus belles espérances, il devienne plus prudent, et qu'il sache que ceux qui sous de beaux sémillants d'amitié ont causé leur ruine et ont contribué à les dépouiller, pendant qu'ils étaient en train de gaspiller leur fortune, sont les premiers à les abandonner et à les mépriser, quand ils sont tombés dans la misère. Par le jeune homme saura, sans être obligé d'acheter cette science au prix d'une coûteuse expérience personnelle, que les conseillers qui l'engagent à ne pas suivre les sages avis qu'il a reçus de son précepteur et les conseils de sa pro- pre raison, sous prétexte que ce serait, comme ils disent, se laisser gouverner par les autres, n'ont d'autre but que de parvenir à le gouverner eux-mêmes. Ils lui font croire qu'il agit par lui-même et en homme, par sa propre volonté et pour son propre plaisir, alors qu'en réalité il n'est qu'un enfant, qu'ils entraînent dans les vices qui servent le mieux leurs projets. C'est une science que le gouverneur doit en toute occasion insinuer peu à peu dans l'esprit de son élève, et lui l'aire entendre par tous les moyens, jusqu'à ce qu'il en soit entièrement pénétré.

Je sais bien qu'on répète souvent que faire connaître à un jeune homme les vices de son temps, c'est les lui en-

1. Locke n'est pas do ceux qui croient que le meilleur moyen de garantir la venu de l'enfant est de le maintenir dans une ignorance absolue du vice. Voyez sur ce sujet les Lettres sur l'éducation de H"" Guizot (Lettre XLIII). Um« Guizot pense, comme Locke, qu'il faut que l'enlant fasse connaissance avec le mal.

134 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

seigner! Cela est vrai en partie, je l'avoue, et tout dépend de la façon dont on s'y prend. Aussi cet enseignement demande-il un homme discret, habile, qui connaisse le monde, mais qui sache en même temps apprécier le caractère, les inclinations et les côtés faibles de son élève. Remarquons en outre qu'il n'est plus possible aujourd'hui, \ comme il l'était peut-être autrefois, de maintenir un t^ \ jeune homme dans l'ignorance complète des vices, à moins que vous ne vouliez le tenir enfermé toute sa vie dans un cabinet et lui interdire toute société1. Plus longtemps vous le laisserez ainsi les yeux bandés, et moins il sera capable d'y voir clair, lorsqu'il sera jeté en pleine lumière, plus il sera exposé à être la proie de ses propres passions et de celles des autres. Lorsqu'un jeune homme, resté en- fant malgré les progrès de l'âge, apparaîtra dans le monde avec la gravité d'un hibou qui sort de son nid, il est sûr d'appeler sur lui l'attention et le bavardage de tous les étourneaux de la ville, auxquels se joindront quelques oiseaux de proie qui viendront infailliblement s'abattre sur lui.

Le seul moyen de se défendre contre le monde, c'est de le connaître à fond : que le jeune homme soit donc initié par degrés à cette connaissance, aussitôt qu'il en est capa- ble. Le plus tôt sera le mieux, pourvu qu'il soit dans les mains d'un guide habile et sûr. Ouvrez-lui doucement la scène du monde ; introduisez-l'y pas à pas, en lui mon- trant les dangers qui l'attendent auprès des hommes, selon leur condition, leur tempérament, leurs desseins et leurs attaches. Qu'on le prépare à être rabroué par les uns, choyé par les autres ; qu'il sache d'avance quels gens se- ront disposés à lui tenir tête, à le tromper, à le miner sour- dement ou au contraire à le servir. Qu'il apprenne par quels moyens on connaît et on distingue leurs caractères,

^k. 1. C'est ce que Rousseau prétendait faire en imposant à Emile un isolement absolu. Emile ne connaît rien de l'humanité, ni ses vices, ni ses vertus.

LA CONNAISSANCE DU MONDE. » 135

dans quel cas il doit leur laisser voir, dans quel cas leur cacher, qu'il se rend compte de leurs desseins et de leurs artifices. Et s'il est trop impatient de mettre à l'essai ses forces et son savoir-faire, il ne sera pas mauvais que de temps en temps le trouble et l'embarras causés par quel- que mésaventure, pourvu qu'elle ne porte pas atteinte à sa vertu, à sa santé et à sa réputation, viennent lui apprendre à être plus prudent l.

C'est en cela, je le reconnais, que consiste une grande partie de la sagesse, et par conséquent il ne suffit pas pour l'acquérir de quelques réflexions superficielles ou de beaucoup de lectures. C'est le résultat de l'expérience, des observations d'un homme qui a vécu dans le monde les yeux bien ouverts, et qui a fréquenté toute sorte de gens. C'est pourquoi il me parait d'une extrême importance d'in- fuser cette science dans l'esprit du jeune homme, toutes les fois que l'occasion s'en présente ; afin que le jour il sera jeté en pleine mer, il ne soit pas comme un marin qui n'aurait à sa disposition ni plans, ni compas, ni carte ma- rine ; il faut qu il ait d'avance quelque idée des rochers et des bas-fonds, des courants et des sables mouvants, et qu'il sache manier un gouvernail, sans quoi il fera naufrage avant d'avoir appris tout cela par sa propre expérience. Le père qui croit que cette science n'est pas de toutes la plus utile à son fils, et qu'il n"a pas plus sérieusement besoin d'un gouverneur qui la lui enseigne, que d'un maître de langues et d'études savantes, oublie combien il est plus profitable de biçnjuger les hommes, et. dn diriger sa,gftmpnt j}PS affaires da,ns les rapports qu'on a avec eux, que de par-

1. C'est la méthode expérimentale appliquée à la morale. Il est cer- tain que les leçons de l'expérience produisent d'excellents eflets, mais il faut, comme le dit Locke, s'assurer que la liberté laissée à l'enfant de s'exposer à certains dangers n'aura pas de conséquences graves pour sa vertu et sa santé. Coulerez Montaigne : « Si nostre aine n'en va un meilleur bransle, si nous n'en a\ons le jugement plus sain, j'aymerois aussi cher que mon escholier eust passé le temps à jouer a la paulme : au moins le corps en serait plus allaigre. » (Essais, 1. I, ch. xxtv.)

1.30 QUELQUES PENSEES SUR L'EDI CATIO.V

1er grec etlalin, el. d'argumenter in modo et figura1, on même d'avoir la tête pleine des spéculations abstraitesde la philosophie naturelle2 et de la métaphysique, ou enfin de connaître à fond les écrivains grecs et latins, bien que cette connaissance convienne bien mieux à un gentleman que le titre de péripatéticien3 ou de cartésien1 fidèle. Les auteurs de ces ouvrages en effet ont admirablement observé et dé- crit les mœurs des hommes et, sur ces matières, c'est à eux. qu'il faut demander le plus de lumières. Le voyageur qui visite les contrées orientales de l'Asie y trouve en grand nombre des hommes civilisés et instruits, qui ne possèdent pourtant aucune des connaissances de l'école ; mais sans la vertu, sans la science du monde, sans la politesse, il ne saurait y avoir, en aucun endroit de la terre, d'homme ac- compli et digne d'esîime.

Une grande partie des études qui sont maintenant en honneur dans les collèges de l'Europe, et qui entrent ordi- nairement dans les programmes de l'éducation, sont telles qu'un gentilhomme peut jusqu'à un certain point s'en passer, sans que sa personne en soit dépréciée, sans que ses affaires en souffrent beaucoup. .Mais la prudence, la bonne éducation, voilà ce qui est nécessaire dans tout s les affaiies, dans toutes les circonstances de la vie. La plu- part des jeunes <;ens se ressentent de ce qui leur man- que sur ce point, et, s'ils arrivent dans le monde plus inexpérimentés, plus maladroits qu'il ne faudrait, c'est précisément parce que ces qualités, qui de toutes sont

1. C'est-à-dire d'après les règles exactes du syllogisme.

2. La «philosophie naturelle » était alors l'expression consacrée pour désigner la physique et toutes les sciences relatives à la nature.

5. C'est-à-dire disciple d'Aristote. On sait que tout le moyen âge avait vécu dans l'admiration superstitieuse d'Aristote. « Il semblerait, dit ailleurs Locke, à voir le culte des hommes du moyen âge pour ce philosophe, que Dieu se fût contenté de faire de l'homme un animal à deux pattes, en laissant à Arisiote le soin d'en faire un animal pensant. »

4. C'est l'influence de Descartes qui avait succédé à celle d'Aristote dans les écoles de philosophie.

QUALITÉS MCIssMliis D'UN GOOtBftHEBR. 131

les plus nécessaires à acquérir et <|iii réclament le plus les soins et l'assistance d'un maître, sont généralement né- gligées et passent pour inutiles, au point que le précep- teur ne s'en préoccupe que peu ou même pas du tout. Le latin el la science, voilà ce dont on fait grand bruit. On alla lie tout le prix de l'éducation aux progrès du jeune homme dans (les études dont une grande partie n'a point de rapports avec l'état du gentleman. Çe^jnj/iMuM^W, c'est qu'il possède la connaissance des affaires, que sacorb. duite soTt conforme à son rang, et qu'il prenne dans son P§I§JLne place émin_ente_etjitilfi.

Toutes les fois qu'il pourra dérober à ses fonctions quelques heures de loisir, ou que, désirant se perfection- ne)' lui-même dans cerlaines parties des sciences auxquelles son gouverneur n'aura pu que l'initier légèrement, il s'a- donnera à quelque élude particulière, les premiers élé- ments qui lui auront été inculqués dans sa jeunesse suffiront pour ouvrir les voies à son activité et le conduire aussi loin que ses désirs le pousseront ou que ses talents lui per- mettront d'aller. Ou bien, s'il croit pouvoir économiser et son temps et sa peine, en se faisant aider par un maître, dans cerlaines parties difficiles d'une science, il lui sera loi- sible alors de s'adresser à un homme qui possède celte science à fond, et de choisir celui qui lui paraîtra le plus capable de servir son dessein. Mais pour initier un jeune homme à toutes les connaissances, autant qu'il est néces- saire dans le cours ordinaire des éludes, le gouverneur n'a besoin que d'une instruction ordinaire l.

Il n'est pas nécessaire qu'il soit un érudit achevé, ni qu'il possède en perfection toutes ces sciences, dont il suffit qu'il donne au jeune gendeman une légère teinture, par des

A I . <j L'éducation est le fort et l'instruction est le faible du système de Locke -. par suite il aUache trop peu d'importance à l'instruction du précepteur, tandis que dans les écoles publiques on ne se préoccupe pat assea du caractère et d>:s qualités morales .du maître. »

(.Note du l)r Scbuster.)

138 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

vues générales ou dans une esquisse abrégée1. Le gentle- man qui veut aller plus avant dans la science doit se ré- server de le faire plus tard, d'après son génie propre et par son travail personnel : car personne n'a jamais fait de grands progrès dans une étude, ou n'est devenu éminent dans n'importe quelle science, pendant qu'il était encore sous la direction et la tutelle de son maître.

La grande affaire du gouverneur, c'est de façonner les manières et de former l'esprit ; d'établir chez son élève de bonnes habitudes, les principes de la vertu et de la sa- gesse; de lui donner peu à peu une idée du monde, de dé- velopper en lui la tendance à aimer et à imiter tout ce qui est excellent et louable ; et pour atteindre ce but, de le rendre vigoureux, actif et industrieux. Les études qu'il lui propose ne doivent avoir d'autre but que d'exercer ses facultés, et d'occuper son temps, en le détournant de la paresse et de la flânerie, en lui apprenante s'appliquer, à prendre de la peine, enfin en lui inspirant quelque goût pour les choses qu'il doit ensuite achever d'apprendre par son propre travail-. Quel est le père en effet qui compterait que, sous la direction de son précepteur, un jeune gentle- man pourra devenir un critique accompli, un orateur ou un poète, approfondir la métaphysique, la philosophie na- turelle ou les mathématiques, être un maître dans l'histoire ou la chronologie? Il faut lui enseigner sans doute quelque chose de tout cela, mais seulement, si je puis dire, pour qu'il entr'ouvre la porte de la maison et jette un regard

1. L'instruction telle que l'entend Locke est vraiment un peu super- Gcielle et un peu légère. Son idéal est bien celui de Montaigne : « Je n'ay gousté des sciences que la crouste première, et je n'en ay retenu qu'un gênerai et informe visage : un peu de chasque chose, et rien du tout, à la françoise. »

2. Conterez Montaigne : a Aprez qu'on luy aura apprins ce qui sert à le taire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que logique, physique, géométrie, rhétorique; et la science qu'il choisira, ayant desja le jugement formé, il en viendra bientôt à bout, s (Essais, 1. I, ch. xxv.)

LES ETUDES NECESSAIRES. 139

dans l'intérieur, pour qu'il fasse simplement connaissance avec l'appartement, sans songer à s'y installer. 11 faudrait blâmer un précepteur qui retiendrait trop longtemps et qui pousserait trop avant sou élève dans la plupart de ces étu- des. Il en est autrement pour la bonne éducation, la connais- sance du monde, la vertu, l'activité, l'amour de la réputa- tion : de tout cela on ne s'occupera jamais trop, et si le jeune homme possède ces qualités, il n'aura pas de peine à ac- quérir des autres tout ce qu'il en désirera et tout ce qui lui sera nécessaire1.

Puisqu'il faut renoncer à l'espoir de trouver assez de temps et assez de force pour enseigner toutes choses, ré- servons nos efforts pour les études les plus nécessaires ; et surtout ayons les yeux fixés sur ce qui dans la vie sera le plus utile à notre élève.

Sénèque se plaint déjà que de son temps on procédât d'une tout autre façon, et cependant les Burgersdiciusetles Scheiblers 2 ne fourmillaient pas dans son siècle comme dans le nôtre. Qu'aurait-il pensé, s'il avait vécu de nos jours, dans un temps les précepteurs s'imaginent que leur grande affaire est de farcir la tète de leurs érèves de livres pareils à ceux-là? 11 aurait eu plus de raison encore de s'écrier : Non vitœ, sed scholce discimns*, « nous apprenons non à vivre, mais à disputer», et notre éducation nous prépare pour l'université plus que pour le monde4. Mais il ne faut pas être surpris que ceux qui font la mode, l'adaptent à ce

i. Locke en d'autres termes veut que les études du jeune homme développent ses facultés ; qu'il sorte du collège moins instruit que désireux de s'instruire. Sans doute le résultat le plus précieux de l'en- seignement est déformer un esprit actif, éveillé, capable d'apprendre; nuis il ne faut pourtant pas dédaigner et négliger, autant que le sug- gère Locke, les connaissances positives qu'un jeune homme peut ac- quérir dès le collège.

2. Burgersdicius et Scheibler, fort inconnus aujourd'hui, étaient les auteurs de traités de logique et de métaphysique, très répandus dans les écoles au temps de Locke.

5. Sénèque, lettre CVI.

4. C'est le cri universel de tous les réformateurs de la pédagogie.

140 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

qu'ils savent et non aux besoins réels de l'élève. La mode une fois établie, qui donc s'étonnerait que dans les études comme dans tout le reste elle exerce un souverain empire, et que la majorité de ceux qui trouvent leur compte à ce qu'on la suive exactement, soient prêts à crier à l'hérésie, dès que quelqu'un prétend s'en écarter1? C'est néanmoins un sujet d'étonnement pour nous que des hommes de con- dition et de talent se laissent à ce point égarer par la cou- tume et par une foi aveugle. La raison, s'ils la consultaient, leur dirait que leurs enfants doivent employer leur temps à acquérir les qualités qui leur seront utiles dans la vie, plu- tôt qu'à se bourrer la tête de toute cette friperie de connais- sances, à la plus grande partie desquelles ils ne penseront plus pendant le reste de leur existence; à tout le moins ils n'auront pas besoin d'y penser, de sorte que tout ce qu'ils en retiennent ne sert qu'à les rendre pires.

C'est une chose si certaine que j'en appelle aux parents eux-mêmes qui se sont mis en frais pour procurer toute cette science à leurs jeunes héritiers : n'est-il pas vrai que leurs fils se rendraient ridicules dans le monde, s'ils lais- saient seulement voir qu'ils possèdent quelque teinture de ces connaissances? S'ils veulent en faire montre, cela ne diminuera-t-il pas leur crédit dans la société, en les ren- dant désagréables- ? La belle, l'admirable acquisition vrai- ment, bien digne d'être comprise dans le pian de l'éduca- tion, qu'une science dont les hommes rougissent de se parer, dans les occasions ils ont le plus intérêt à montrer leurs talents et leur mérite !

Il v a une autre raison encore pour exiger avant tout du

1. Observation très juste. Il est difficile de demander à des maîtres vieillis dans l'enseignement d'une science de se désavouer eux-mêmes, en condamnant celte science. Voilà pourquoi il est presque impossible qu'une corporation enseignante se réforme elle-même.

2. Locke exagère. On ne se rend ni ridicule, ni désagréable dans le monde, en montrant à l'occasion ses connaissances littéraires et histo- riques.

QUALITES NÉCESSAIRES l)TN GOUVERNEUR. 1-il

gouverneur la politesse des manières, et la connaissance du monde. C'est qu'un homme, qui a de la maturité et du talent, peut conduire un enfant assez loin dans lessciences. même quand il ne les a pas approfondies lui-même1. Pour cela les livres lui suffiront et lui garantiront assez de lu- mières, assez d'avance, pour qu'il puisse guider le jeune esprit qui le suit-. Mais il ne sera jamais capable de for- mer son élève à la connaissance du monde, et surtout de lui donner une bonne éducation, s'il n'est lui-même qu'un apprenti dans ces matières.

C'est une connaissance qu'il doit posséder par lui- même, qu'il doit s'être appropriée par l'usage et par la con- versation, en se formant lentement d'après ce qu'il voit pratiquer et observer dans la meilleure société. S'il ne possède pas cette science dans son propre fonds, il est impossible qu'il l'emprunte d'ailleurs pour le service de son élève ; car à supposer qu'il puisse trouver des traités bien faits de civilité, qui contiennent toutes les règles particulières de la conduite d'un gentleman, ses mauvais exemples, s'il est lui-même mal élevé, détruiront tout l'effet de ses leçons. Il est impossible, en effet, qu'un homme soit pcli et bien élevé, s'il n'a fréquenté que de mauvaises compagnies.

Si je parle ainsi, ce n'est pas que j'imagine qu'on puisse rencontrer tous les jours des gouverneurs de ce caractère, ou se les procurer aux conditions ordinaires. Mais je pré- tends que les parents qui sont en état de le faire ne doi- vent épargner ni les recherches, ni l'argent, pour une affaire de cette importance. Quant à ceux à qui leur conditionne permet pas de dépasser le prix ordinaire, ils doivent cepen-

1 II ne faudrait pas abuser de ce précepte qui nous conduirait t on I droit au paradoxe de Jacolot « : Tout homme peut enseigner et même enseigner ce qu'il ne sait \<n< lui-même. »

2. Locke a l'air de croire que le maître peut enseigner ce qu'il ap- prend au jour le jour. C'est une grave erreur.

142 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

dant se rappeler ce qu'il faut surtout avoir en vue dans le choix du gouverneur, auquel ils confient l'éducation de leurs enfants, et de quoi il importe qu'ils se préoccupent principalement eux-mêmes, tant qu'ils les ont sous leur garde, et qu'ils ont occasion de les observer. Qu'ils ne s'imaginent pas que toute l'éducation consiste dans l'étude du latin et d'une langue étrangère, ou de quelques systèmes arides de logique et de philosophie.

SECTION X (95-99).

DE LA FAMILIARITE DES PARENTS AVEC LEURS ENFANTS1.

95. Revenons à l'exposition de notre méthode. J'ai dit que le sentiment de respect, qu'un père établit par la sé- vérité de son air dans l'esprit des jeunes enfants, était la condition essentielle d'une bonne éducation : cependant je suis loin de penser qu'il faille continuer de les traiter ainsi, tout le temps qu'ils étudient et qu'ils restent en tutelle. Je crois, au contraire, qu'on doit se relâcher de celte sévérité aussitôt que leur âge, leur discrétion et leur bonne conduite rendent la chose possible2. Le père fera même bien, lorsque son fils aura grandi et sera en étal de le comprendre, de causer familièrement avec lui, c'est-à- dire, de lui demander son avis, de le consulter sur les choses qu'il connaît et dont il a quelque intelligence. Par

1. Ce chapitre semble avoir été inspiré à Locke par l'essai de Mon- taigne intitulé : De l'affection des pères aux enfants (Essais, liv. II, vnn. Voyez sur le même sujet un intéressant chapitre de M. Legouvé : la Tendresse et l'Autorité dans les Pères et les Enfants au dix-neu- vième siècle.

2. Locke se ressouvient ici do l'éducation qu'il avait lui-même reçue. « Tant que John Locke fut enfant, dit un de ses biographes, lord King, son père exigea de lui un extrême respect; mais peu à peu il le traita avec moins en moins de réserve, et lorsqu'il eut grandi, il vécut avec lui dans les termes de la plus parfaite amitié. »

Ht QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

là, le père obtiendra deux résultats, tous les deux fort im- portants. Le premier sera de disposer l'esprit de l'enfant à des réflexions sérieuses, beaucoup mieux qu'on ne pourrait le faire en lui donnant des règles ou des conseils. Plus vous vous hâterez de traiter votre fils en homme, et plus tôt il commencera à le devenir ; et si vous l'autorisez parfois à causer sérieusement avec vous, vous élèverez in- sensiblement son esprit au-dessus des amusements ordi- naires de la jeunesse et de ces occupations frivoles d'habitude elle dépense son temps. Il est facile de remar- quer, en effet, que beaucoup de jeunes gens continuent à penser et à parler en écoliers beaucoup plus longtemps qu'ils ne seraient portés à le faire, uniquement parce que leurs parents les tiennent toujours à distance, et, par toutes leurs façons d'agir avec eux, les laissent dans un rang inférieur *.

96. Mais un autre avantage considérable de la familia- rité que vous témoignerez à votre fils, c'est qu'elle vous vaudra son amitié 2. Beaucoup de pères, bien qu'ils ac- cordent libéralement à leurs enfants les permissions qui conviennent à leur âge et à leur condition, ont cependant le tort de leur cacher l'état de leurs affaires, avec autant de soin qu'on en mettrait à défendre contre un espion ou un ennemi la connaissance d'un secret d'Etat.

Cette réserve, à supposer qu'elle ne témoigne pas d'un sentiment jaloux, a du moins ce défaut qu'elle exclut ces

1. C'est plulôt le défaut contraire, l'excès de la familiarité que les pédagogues de notre temps ont ù surveiller et à combattre. Les habi- tudes un peu despotiques d'autrefois ont disparu de Ja famille moderne, et le tort des parents est plutôt de trop supprimer les distances, de traiter les enfants comme des égaux.

2 « C'est folie et injustice de priver les enfants, qui sont en

aage, de la familiarité des pores, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue austère et dtsdaigneuse, espérant par tenir en crainte et obéissance : car c'est une farce très inutile et qui rend les pères ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicules. » (Montaigne, Essais, 1. II, ch. vin.)

|I>E FAMILIARITÉ DES Î'AKENÎS AVEC LEUfîS ENFANTS. 145

marques de-tendresse el (l'intimité qu'un père devrait pro- diguera son fils, et que sans aucun doute elle empêche ou réprime souvent ces mouvements de confiance joyeuse avec lesquels un fils s'adresserait à son père et se reposerait en lui. Je ne puis assez m'étonner de rencontrer des pa- rents qui, malgré leur tendre amour pour leur fils, ne sa- vent jamais se départir d'une attitude raide, et qui, pen- dant toute leur vie, gardent avec eux un air d'autorité et de fierté, comme si leurs enfants ne devaient jamais éprouver de plaisir ni attendre de bien de la part des personnes qu'ils aiment le plus dans ce monde, jusqu'à ce qu'ils les aient perdues et que la mort les ait reléguées dans l'autre. Il n'y a rien qui cimente, qui consolide l'amitié et la bonne intelligence, comme la confidence réciproque de ses intérêts et de ses affaires. Toute autre marque d'amitié, si celle-là fait défaut, laisse encore des doutes; mais lorsque votre fils verra que vous lui ouvrez votre cœur, que vous l'intéressez à vos affaires, comme à des choses qui, selon votre désir, doivent un jour passer clans ses mains1, il y prendra part comme à ses intérêts propres; il attendra patiemment son tour, et en attendant il aimera un père assez avisé et assez bon pour ne pas le tenir à dis- tance comme un étranger.

De plus, en agissant ainsi, vous lui apprendrez que la jouissance de ces biens ne va pas sans beaucoup de soucis ; et plus vous lui aurez rendu sensible cette vérité, moins il enviera votre fortune, plus il sera disposé à se croire heu- reux, sous la direction d'un ami si bienveillant et d'un père si attentif. Il n'y a pas de jeune homme, si pauvre d'esprit, si vide de sens qu'il soit, qui ne se réjouisse

1 « J'ai tousjours jugé que ce rfoibt estre un grand contente- ment à un père vieil, de mettre luy mesme ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir, pendant sa vie contrerootJer leurs deportements, leur fournissant d'instruction et d'advis suivant l'expérience qu'il en a, et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur t ordre de sa maison en la main de ses successeurs. » (Montaigne. Visais, 1 II, ch. vin.)

il)

146 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

d'avoir un ami sûr à qui il puisse recourir, et qu'il con- sulte librement à l'occasion.

La réserve et la fierté, que les parents témoignent à leurs enfanls, les privent souvent de cette ressource qui leur se- rait bien autrement avantageuse que mille gronderies ou réprimandes. Si votre fils doit s'engager dans quelque aventure ou s'éprendre de quelque fantaisie, ne vaut-il pas mieux que vous en soyez instruit? Car, puisqu'il faut accor- der quelque liberté aux jeunes gens en ces sortes de choses, plus vous serez au courant de ses intrigues et de ses des- seins, et plus vous serez à même de prévenir de grands malheurs ; plus sûrement en lui faisant voir quelles sont les conséquences probables de sa conduite, vous prendrez le bon chemin pour obtenir de lui qu'il évite même de petites mésaventures. Mais si vous voulez qu'il vous ouvre son cœur et qu'il vous demande conseil, commencez vous- même par agir ainsi avec lui, afin de gagner par sa con- fiance.

97. Sur quelque objet qu'il vous consulte, à moins qu'il ne s'agisse d'une chose qui doive conduire à un malheur ir- rémédiable, ayez bien soin de ne lui parler que comme un ami plus expérimenté; et à vos avis ne mêlez rien qui sente le commandement ou l'autorité, pas plus que vous ne le feriez avec des égaux ou avec des étrangers1. De la sorte, vous obtiendrez qu'il ne cessera jamais de vous demander de nouveaux avis et qu'il tirera parti de ceux que vous lui aurez déjà donnés. Vous devez considérer qu'il n'est encore qu'un jeune homme, qu'il a des fantaisies, des plaisirs, dont l'âge est passé pour vous. Vous ne pouvez espérer que ces inclinations soient exactement pareilles aux vôtres, ni qu'à vingt ans il ait les mêmes pensées que vous à cin- quante.

Puisqu'il faut laisser prendre aux jeunes gens quelque

1. Nous ne pouvons consentir, avec Locke, à cette assimilation com- plète de la familiarité qui convient au père dans ses rapports avec son fils et de la familiarité qui sied entre amis.

DE LA FAMILIARITÉ DES PARENTS AVEC LEURS -ENFANTS. 147

liberté et leur permettre quelques écarts, tout ce que vous pouvez exiger, c'est que votre fils ne s'y abandonne qu'avec l'ingénuité d'un enfant bien né, et comme s'il était toujours sous les yeux de son père, cl alors il n'y a pas à craindre que cette liberté ait de fâcheuses conséquences1. Pour mettre votre fils dans ces dispositions d'esprit, vous devez, je le répète, l'entretenir de vos affaires (si du moins vous le jugez digne de cette confiance); vous devez lui soumettre familièrement certaines difficultés et prendre son avis. S'il rencontre juste, suivez son sentiment comme venant de lui, et si l'affaire réussit, laissez-lui l'honneur du succès. Par vous n'affaiblirez pas le moins du monde votre autorité, mais vous accroîtrez son amour, son estime pour vous. Tant que vous garderez vos biens, le pouvoir restera toujours dans vos mains, et votre autorité sera d'autant plus assurée que la confiance et la tendresse viendront la fortifier. Vous ne pouvez pas vous flatter d'avoir sur votre fils tout le pouvoir qui vous appartient, tant qu'il n'en est pas venu au point d'être plus touché du déplaisir d offenser en vous un ami bienveillant, que de ia crainte de perdre une pariie de l'héritage qu"ii auena de vous.

98. Si un père, dans ses entretiens avec son fils, doit user de familiarité, à plus forte raison convient-il qu'un précepteur ait la même condescendance pour son élève. Le temps qu'il pourra passer avec lui, qu'il se garde de l'employer à lui faire la leçon ou à lui dicter d'un ton doctoral ce qu'il doit pratiquer et suivre2. Il faut que le précepteur l'écoute à son tour, qu'il l'habitue à raisonner

1. Passe pour les honnêtes libertés dont parle Locke. Mais que dire des conseils de Montaigne sur le même sujet ? c< Qu'on rende hardi- ment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies, voire au dérèglement et excès, si besoin y est... 11 rira, il follastrera, il se desbauchera avec son Prince. Je veux qu'en la desbauche mesme, il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons. »

2. Dans toute cette partie de son œuvre, Locke s'inspire constamment de Montaigne, « On ne cesse de criailler à nos oreilles comme qui ver-

148 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

sur des sujets proposés, et qu'ainsi il rende plus facile l'intelligence des règles, plus profonde leur impression; enfin qu'il lui inspire le goût de l'étude et du savoir. L'enfant commencera à sentir le prix de la science, lors- qu'il verra qu'elle lui donne le moyen de causer, lorsqu'il éprouvera le plaisir et l'honneur de prendre part à la con- versation, de voir parfois ses raisons approuvées et écou- tées '. C'est surtout sur des questions de moralité, de pru- dence, de convenance, que l'on peut le mettre à l'épreuve et demander son jugement2. Ces exercices ouvrent l'intelli- gence plus sûrement que des maximes, quelque clairement qu'on les expose, et gravent plus solidement les règles dans la mémoire pour l'usage de la vie pratique. Cette méthode, en effet, introduit dans l'esprit les choses elles-mêmes ; elles s'y fixent, avec l'évidence qui les accompagne, tandis que les mots, n'étant tout au plus que de faibles repré- sentations, les images approximatives des choses, sont par conséquent plus vite oubliés. L'enfant comprendra bien mieux les principes et la mesure de ce qui convient et de ce qui est juste, il recevra des impressions plus vives et plus profondes de ce qu'il doit faire, si on l'autorise à donner son avis sur des cas proposés et à raisonner avec son gouverneur sur des exemples bien choisis, que s'il accorde seulement aux leçons de son maître une attention silencieuse, distraite, paresseuse ; ou encore s'il est con- damné à de captieuses discussions de logique, ou s'il com-

seroil dans un entonnoir, et. nostre charge, ce n'esl que redire ce qu'on nous a dit. Jedésirerois que le conducteur, selon la portée de l'ame qu'il a en main, il commençait à la mettre sur la montre, lui faire goûter les choses, les choisir et discerner de lui-même; quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir ( I, xxv .

1. Montaigne dit de même : « Je ne veux pas qu'il invente et parle seul : je veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. »

2. Conférez encore Montaigne, qui, à propos de la pédagogie Spartiate, loue « cetle façon de discipline » qui consiste à exercer l'entendement en faisant des questions sur les hommes et sur leurs œuvres.

DU RESPECT. 149

pose des dissertations d'apparat sur telle ou telle ques- tion '. Celles-ci donnent pour princi])g_àja pensée^ non les choses réelles, mais les inventions du bel esprit et défausses couleurs ; celles-là sont une école de sophisme, de chicane et d'entêtement. Les unes et les autres corrompent le juge- ment et jettent l'esprit hors des voies d'un raisonnement simple et droit. Il faut donc les éviter soigneusement, si l'on veut et se perfectionner soi-même et se rendre agréable aux autres.

DU RESPECT.

99. Lorsque vous aurez élabli votre autorité, en faisant comprendre à votre fils qu'il dépend de vous et que vous êtes son maître; lorsque, par l'inflexible sévérité dont vous aurez usé à son égard toutes les fois qu'il aura obstiné- ment persisté à commettre une faute grave, défendue par vous, particulièrement le mensonge, vous lui aurez inspiré ce sentiment de crainte qui est nécessaire; lorsque d'autre part (en lui accordant toute la liberté que réclame son fige, en lui permettant, lorsqu'il est en votre présence, les actions enfantines et cjj^jjiicilè^_de mouvement qui est aussi nécessaire aux enfants, quand ils sont tout petits, que le manger et le dormir) ; lorsque, dis-je, vous l'aurez fami- liarisé avec votre société, lorsque vous lui aurez fait com- prendre votre affection, votre sollicitude, en lui témoi- gnant beaucoup d'indulgence et de tendresse, surtout en le caressant toutes les fois qu'il fait quelque chose de bien,

\. Locke demande en d'autres ternies que l'enseignement soit vivant, animé, qu'on y lasse participer l'élève, par des questions, par des exer- cices de jugemenl. Il critique les méthodes purement didactiques, qui fatiguent reniant par de monotones leçons et qui lui imposent de trop longs devoirs. Il critique encore la vieille méthode scolastique de la discussion ei de l'argumentation sans lin sur des questions subtiles et abstraites.

150 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

en lui faisant ces mille amitiés qu'appelle son âge et que la nature enseigne aux parents mieux que je ne saurais le faire; lorsque, enfin, par cette conduite affectueuse et tendre, qui est si naturelle aux parents dans leurs rapports avec leurs enfants, vous aurez éveillé dans son cœur un sentiment, particulier d'affection pour vous: votre fils est alors dans les dispositions que vous devez, souhaiter, et vous avez fait naître dans son esprit ce sentiment de vrai respect qu'il faudra avoir soin d'entretenir dans la suite, et de conserver dans ses deux éléments, Y amour et la crainte1 , deux grands principes par lesquels vous aurez toujours prise sur lui, de façon à diriger son esprit dans le chemin de la vertu et de l'honneur.

1, Locke a raison de vouloir que dans l'amour filial il entre un peu de crainte. Nous n'admirons pas sans réserve le joli mot de Montaigne : « Quand je pourrais me faire craindre, j'aimerois encore mieulx me taire aimer. »

SECTION XI (100-102.

LES DIFFERENTS TEMPERAMENTS.

100. Lorsque ces principes ont été solidement établis et que vous constatez dans la conduite de l'enfant l'action du sentiment de respect, la première chose à faire, c'est d'étu lier avec attention son tempérament et la nature particulière de son esprit1. Mais quel que soit son tempé- rament, l'obstination, le mensonge, toutes les actions vi- cieuses doivent être réprimées dès le début, nous l'avons déjà dit. Loin de laisser ces semences de vices prendre ra- cine, il faut avoir soin de les extirper, aussitôt qu'elles apparaissent, et votre autorité doit s'imposer à l'esprit de l'enfant dès la première lueur de son intelligence, afin qu'elle puisse agir sur lui comme un principe naturel dont il ne se rappelle pas l'origine, et sans qu'il puisse se douter que les choses ont été ou pourraient être autrement. Par là, si le respect qu'il vous doit lui a été inspiré de bonne beure, ce sentiment restera toujours pour lui une

1. Locke est un des premiers qui ait appelé l'attention des pédagogues sur la diversité des tempéraments, au point de vue moral comme au point de vue physique. Tout en maintenant la nécessité d'un certain nombre de règles communes à tous, Locke veut que les méthodes de discipline ou d'enseignement s'adaptent, s'ajustent, en bien des cas, à la nature particulière de l'élève.

152 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

chose sacrée, et il lui sera tout aussi difficile de résister à ce sentiment qu'à ses instincts naturels.

101. Si vous avez ainsi établi de très bonne heure votre autorité sur l'enfant, et si, par un usage modéré de cette autorité, vous lui faites bonté de tout ce qui pourrait l'en- traîner à des habitudes vicieuses, aussitôt que vous en apercevez le premier germe (car je ne crois pas que vous deviez recourir aux réprimandes, encore moins aux coups, tant que l'obstination incorrigible n'aura pas rendu ces moyens nécessaires), il conviendra de considérer dans quel sens l'incline la fabrique naturelle de son esprit. 11 y a des hommes que la structure immuable de leur tempérament destine à être courageux; d'autres sont timides, d'autres confiants, d'autres modestes, dociles ou au contraire obs- tinés, curieux ou indifférents, vifs ou lents. Il n'y a pas plus de différences dans la physionomie, dans la forme extérieure des corps, qu'il n'y en a dans la structure et la constitution des esprits. Seulement les traits particuliers du visage et les formes du corps s'accentuent et deviennent plus marqués avec le temps et avec l'âge ; tandis que la physionomie propre de l'esprit est plus aisée à discerner chez les enfants1, alors que l'artifice et la ruse ne leur ont pas encore appris à dissimuler leurs difformités mo- rales et à cacher leurs inclinations vicieuses sous d'hypo- crites apparences.

102. Mettez-vous donc de bonne heure à observer le tempérament de votre fils : et cela, lorsqu'il est le plus abandonné à lui-même, dans ses jeux, et quand il se croit hors de votre vue. Recherchez quelles sont ses passions dominantes, ses goûts favoris : s'il est farouche ou doux,

\. Pous compléter la pensée de Locke, il faut ajouter avec Mme Xeckor de Saussure que tout est mobile dans la nature franche et sincère de reniant, que de plus sa mémoire n'est pas encore netlement fixée : « Tout est chez l'enfant si fugitif et si vague qu'une sorte de vertige gagnerait bientôt l'observateur qui voudrait fixer ses traits incertains. » {Éducation progressive, 1. il, ch. 1.)

LES TEMPÉRAMENTS. lôô

hardi ou timide, compatissant ou cruel , ouvert ou ré- servé, etc. En effet, selon que ses inclinations différeront. vos méthodes devront aussi différer, et votre autorité doit en quelque sorte s'ajuster sur ses inclinations pour agir de différentes manières sur son esprit. Ces tendances natives, es dispositions prédominantes, il ne s'agit pas de les traiter d'après des règles fixes ou de les attaquer de - front, sut loul celles qui sont les plus douces et les plus modelé'.-, et qui dérivent de la peur, d'une sorte de fai- blesse d'esprit. On peut cependant les corriger à force d'art et les tourner au bien. Mais, quoi que vous fassiez, soyez- en certain, l'esprit penchera toujours du côté vers lequel la nature l'a d'abord incliné1; et si vous observez atten- tivement le caractère de l'enfant dans les premières actions de la vie, vous serez toujours en état dans la suite de de- viner de quel côté penchent ses pensées, quelles sont ses vues, alors même que, devenu grand, un voile plus épais couvrira ses desseins, et qu'il saura, pour les poursuivie, employer une grande diversité de moyens.

1. Locke est ici en pleine contradiction avec les doclrines ordinaires de la philosophie sensualiste, qui n'admet rien d'inné. Il affirme avec netteté que l'enfant apporte avec lui des dispositions invincibles, et au lieu d'admettre la vieille maxime « nourriture passe nature », il dé- clare que la nature est souvent plus l'orte que l'éducation.

SECTION XII (103-110).

DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS.

J 05. Je vous ai déjà dit que les enfants aimaient la li- berté \ et qu'il fallait par suite les amener doucement à faire tout ce qui est approprié à leur âge, sans qu'ils se doutent qu'aucune contrainte pèse sur eux. J'ajouterai maintenant qu'ils aiment quelque chose de plus que la liberté, ils aiment la domination ; et ce sentiment est la source originelle de la plupart des habitudes vicieuses qui leur sont le plus ordinaires et le plus naturelles 2. Cet amour du pouvoir et de la domination éclate chez eux de très bonne heure, et cela de deux manières.

104. Nous voyons que les enfants, presque aussitôt qu'ils sont nés, ou tout au moins bien avant qu'ils sachent parler, poussent des cris, deviennent bourrus, boudeurs, témoi- gnent de la mauvaise humeur, pour cette unique raison qu'ils veulent que leurs volontés soient satisfaites. Il faut que tout le monde se soumette à leurs désirs. Ils exigent une condescendance empressée de tous ceux qui les appro- chent, particulièrement de ceux qui sont à peu près du

1. Voyez plus haut, §73.

2. A y bien regarder, cet instinct de domination ne me paraît pas f" aussi répandu chez les enfants que le prétend Locke. Les effets qu'il te attribue à ce prétendu besoin de pouvoir et de domination s'expliquent p par leurs sentiments d'indépendance. fk

DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS. 155

même Age ou de la même condition qu'eux, ou qu'ils jugenl être leurs inférieurs sur ces deux points, dès qu'ils sont capables de faire ces distinctions à propos des autres personnes.

105. L'amour de la domination se manifeste encore chez les enfants par leur désir d'avoir des choses à eux. Ils veulent être déjà propriétaires, pour jouir du pouvoir (pie la propriété semhTë leur procurer, et pour avoir le

"droit de disposer des choses qui leur appartiennent, comme bon leur semble1. Celui qui n'aurait pas remarqué que ces deux instincts agissent de très bonne heure chez les enfants, les connaîtrait bien mal; et celui qui ne com- prendrait pas qu'il est nécessaire d'extirper dès le début deux sentiments qui sont la source de presque toutes les injustices et de presque toutes les luttes qui troublent la vie humaine, et de développer les sentiments contraires, lais- serait passer le moment opportun qu'il faut saisir pour établir les fondements de la bonté et de la vertu. Je crois que les moyens suivants aideront à atteindre ce but :

106. J'avais dit, dans la première édition de ce livre, qu'il ne faut rien donner à un enfant quand il le de- mande, encore moins quand il crie pour le réclamer, en un mot toutes les fois qu'il fait connaître par ses paroles qu'il en a envie. Mais comme ce précepte se prête à une interprétation inexacte, et qu'on pourrait s'imaginer que j'interdis à l'enfant de demander quoi que ce soit à ses pa- rents, ce qui passerait peut-être pour un excès de tyrannie, peu conforme aux rapports d'affection et d'amour qui doivent unir les enfants et les parents, je vais m'expliquer avec plus de détail. Il convient qu'ils aient toute liberté ie faire connaître leurs besoins à leurs parents, et que les

1. « A six mois, en général, l'enfant ne se laisse plus enlever sans piaillements d'impatience ses jouets, auxquels il parait tenir, soit en ertu d'un instinct inné de propriété, soit en raison des distractions le plus en plus nombreuses qu'ils lui procurent. » (Pérez, Education lès le berceau, p. 246.)

156 QUELQUES l'ENSKES SUB L'ÉDUGATIOS

parents satisfassent ces besoins avec toute la tendresse possible, au moins durant leur bas âge. Mais autre chose est dire: « J'ai faim » ; autre chose: « .le veux du rôti. Lorsque l'enfant a déclaré s^s besoins, ses besoins natu- rels, la douleur que lui causent la faim, la soif, le froid, ou quelque nécessité naturelle, le devoir des parents et des personnes qui le soignent est de l'assister et de e satisfaire. Mais il faut que l'enfant laisse aux parents le soin de décider et de régler ce qu'ils jugent le plus conve- nable de faire pour cela, et aussi dans quelle mesure. ©n ne doit pas l'autoriser à choisir lui-même, à dire : « Je veux du vin » ou « du pain blanc •; au contraire, le seul fait d'avoir nommé un plat doit être une raison pour qu on

le lui refuse.

107 Ce dont les parents doivent se préoccuper surtour, c'est de distinguer entre les besoins de fantaisie et les besoins de nature, ce qu'Horace leur a prescrit de faire dans le vers il parle des choses

Quels humana sibi dolent natura negatis1. Ce sont des besoins vraiment naturels: la raison seule, sans autre secours, ne peut nous en défendre ni empêcher qu'ils ne troublent notre repos. Les douleurs que provo- quent une maladie, une blessure, la faim, la soif, le froid, le manque de sommeil, le besoin de repos et de relaclu pour les organes fatigués, voilà ce que tous les hommes ressentent ;°les esprits les mieux disposés «JJ~ échapper à ces malaises. 11 faut donc, par des moyen, convenables, pourvoir à la satisfaction de ces besoins, mai. s impatience, sans trop se hâter lorsqu'ils commence* à se montrer, si du moins le retard ne nous menace pa de quelque mal irréparable. Les douleurs qu'occasmnnen les besoins naturels sont comme des avertissements qu nous sont donnés d'éviter de plus graves souffrances, don 1. ... « Dont la privation est une souffrance pour la nature hu maine. » (Satire I, v. 75.)

DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS. ibl

elU-s sont comme les signes avant-coureurs : il ne l'aut donc p;is l.'s négliger entièrement ni les laisser aller trop loin. M ;i i-i plus on habituera les curants à supporter ces premiers malaises, par le soin que l'on prendra de les ren- dre plus vigoureux de corps et d'esprit, et mieux cela vaudra pour eux1. Je n'ai pas besoin de l'aire des recom- mandations sur la nécessité de ne pas dépasser la mesure, d'éviter tout ce qui pourrait leur faire du mal. de prendra garde enfin que les privations qu'on leur impose n'aient pour conséquence d'abattre leur esprit ou d'incommoder leurs santé : les parents ne sont que trop disposés d'eux- mêmes à incliner plus qu'il ne faudrait vers l'excès con- traire de la douceur.

Mais quelque complaisance qu'exigent les besoins de la nature, il n'en est pus de même pour les besoins de fan- taisie : ceux-là il ne faut jamais les satisfaire, ni même permettre que les enfants en fassent mention. Le seul fait qu'un enfant a parlé d'une ebose inutile doit être une rai- son pour l'en priver. Donnez-lui des vêtements quand il en a besoin; mais s'il demande telle couleur, telle étoffe, qu'il soit bien entendu qu'il s'en passera. Ce n'est pas que selon moi les parents doivent de dessein prémédité contre- carrer les désirs des enfants, quand il s'agit de choses in- différentes. Tout au contraire, quand ils le méritent par leur conduite, et qu'on ne court aucun risque de corrompre ou d'efféminer leurs esprits et de les passionner pour des bagatelles, je pense que toutes choses doivent être combi- nées, dans la mesure du possible, pour assurer leur salis- faction, afin qu'ils trouvent du plaisir à se bien conduire. Le mieux serait sans doute que l'enfant ne fît pas consister son plaisir dans des choses de cette espèce, qu'il ne prit pas

1. Locke revient iri i -.1 théorie de l'endurcissement physique. Con-

f'ci'-z l'opinion de Dumarsais : « Ceux qui raisonnent ainsi, dit-il,

n'ont aucun égard au nombre infini d'enfants qui succombent à ces

et qui sont la victime du préjugé que l'on peut »' accoutumer

a l>'Hi Arlicle Éducation, dans Y Encycloptdù

158 QUELOUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

sa fantaisie pour règle de ses joies et qu'il considérât comme indifférent tout ce qui l'est en effet 1. C'est à ce but que doi- vent tendre les efforts des parents et des précepteurs. Mais en attendant qu'on en soit arrivé là, ce que je combats ici, c'est la liberté qu'on laisse à l'enfant de demander tout ce qui lui plaît. C'est par un perpétuel refus qu'il faudrait le corriger de ce goût pour des choses de fantaisie.

Je paraîtrai peut-être trop sévère à de tendres parents, na- turellement portés à l'indulgence : je ne demande pourtant que le nécessaire. En effet, puisque dans la méthode que je propose le fouet doit être banni, il sera d'un grand avan- tage de forcer l'enfant à retenir sa langue, si on veut lui inspirer cette disposition respectueuse dont nous avons parlé ailleurs, et le maintenir dans ces sentiments de respect et de déférence qu'il doit à ses parents. De plus, on l'ha- bituera par à contenir et à maîtriser ses inclinations. Il apprendra ainsi l'art d'étouffer ses désirs, aussitôt qu'ils naîtront dans son cœur, c'est-à-dire au moment il est le plus facile de les dominer. Donnez libre cours, ne fût-ce qu'en paroles, à vos appétits, et vous leur donnez vie et force. Quiconque prend la liberté de convertir ses souhaits en demandes, n'est pas éloigné de penser qu'on est obligé de les satisfaire. En tout cas, ce dont je suis certain, c'est qu'on supporte plus aisément le refus qu'on s'oppose à soi- même que le refus qui vous est opposé par les autres. Accou- tumez donc de bonne heure les enfants à consulter leur raison, à en faire usage avant de s'abandonnera leurs incli- nations. On a déjà fait un grand pas pour se rendre maître de ses désirs, quand on a réussi à n'en pas parler et à leur opposer cette première barrière du silence-. L'habitude

1. Ce serait exiger une raison qui n'est pas de son âge. Locke demande ici à l'enfant de se comporter comme un petit stoïcien, indif- férent à tout ce qui n'est pas besoin naturel.

2. Vérité souvent exprimée par les moralistes, et qui s'applique à tous les âges : « La discrétion sur ses propres sentiments est le meil- leur moyen d'en devenir le maître. » (Janet* l'hilosophie du Bonheur, p. 99.)

DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS. 159

prise par les enfants d'arrêter l'essor de leurs caprices et de considérer, avant d'en parler, s'ils sont raisonnables ou non, sera un grand avantage pour eux durant la suite de leur vie. dans des affaires d'une plus grande importance. Ce que je ne saurais trop souvent rn'efforcer de faire com- prendre, en efief, c'est que, dans les circonstances les plus insignifiantes comme les plus graves, la question essen- tielle, j'allais dire la seule, c'est de considérer quelle influence l'action de l'enfant exercera sur son esprit, quelle habitude elle tend vraisemblablement à engendrer, si cette habitude lui conviendra quand il sera plus grand, et elle le conduirait plus lard, si on en favorisait le dévelop- pement.

Ma pensée n'es! donc pas qu'il faille de propos délibéré chagriner les enfants. 11 y aurait à agir ainsi trop de mé- chanceté et de barbarie, et l'on risquerait d'ailleurs de leur communiquer ces vices. Sans doute il faut apprendre aux enfants à dominer leurs appétits, il faut donner à leur esprit, aussi bien qu'à leur corps, de la force, de la sou- plesse, de la vigueur, en les habituant à être les maîtres de leurs désirs et en aguerrissant leur corps par les priva- tions; mais il faut faire tout cela sans leur laisser voir aucune mauvaise volonté, sans qu'ils puissent même la soup- çonner. Le refus constant de ce qu'ils demandent par leurs cris, ou de ce qu'ils essayent de prendre eux-mêmes1, doit leur enseigner la discrétion, la soumission, l'absti- nence. Mais il faut les récompenser de leur discrétion et de leur silence, en leur donnant ce qu'ils aiment, et les porter par à aimer ceux qui exigent rigoureusement cette obéissance. Le fait de se résigner pour le moment à la privation de ce qu'ils désirent est une vertu qui doit être récompensée plus tard par le don des choses qui leur conviennent et qui leur sont agréables, à condition qu'on

I. 11 y a ici un jeu de mots intraduisible : « le refus constant de wath they craved or carved ».

iGO QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

les leur offre comme les conséquences naturelles de leur bonne conduite, et non comme les gages d'un marché conclu avec eux. Ce serait perdre votre peine et, ce qui serait plus grave, perdre leur amour et leur respect, si d'autres personnes leur accordaient ce que vous leur avez refusé. Il faut pour prévenir ce danger prendre toutes les précautions possibles, et ici encore les domestiques vien- nent nous causer quelque embarras.

108. Si vous vous mettez de bonne heure à diriger ainsi les enfants, si vous les accoutumez à taire leurs désirs, cette excellente habitude les calmera et les modérera; et quand ils commenceront à grandir en âge et en sagesse, vous pourrez leur accorder une plus grande liberté, dès que la raison parlera dans leurs discours et non la passion : car partout la raison parle, elle a droit à être écoutée. S'il ne faut jamais faire attention à ce que disent les en- fants quand ils demandent ceci ou cela, à moins qu'on ne le leur ait déjà promis, il convient au contraire de les écouter toujours et de leur répondre nettement et avec douceur, lorsqu'ils vous questionnent sur quelque chose qu'il veulent connaître et dont ils désirent s'instruire l. 11 faut prendre autant de soin d'encourager la curiosité chez les enfants que d'étouffer leurs autres appétits 2.

LES RECREATIONS.

Quelque sévérité qu'on doive mettre à réprimer tous les désirs de pure fantaisie, il y a cependant des cas la fantaisie a le droit de parler et de se faire écouter. La ré-

1. Locke reprendra ce sujet plus loin, § 118.

2. Locke n'achève pas sa pensée; il aurait écrire « leurs appé- tits mauvais», lorsqu'il s'en manifeste chez les enfants. Les inclinations en général, chez l'enfant comme chez l'homme, doivent être modérées, gouvernées, mais non étouffées. Locke parle ici comme ferait un jan- séniste, convaincu que tous les appétits naturels sont mauvais, et ce n'était, pas sn pensée.

LES RÉCRÉATIONS. 161

création est aussi nécessaire que le travail et la nourri- ture : or comme il n'y a pas de récréation sans plaisir, et que le plaisir dépend plus souventde la fantaisie que de la raison, vous devez permettre aux enfants, non seulement de se divertir, mais encore de se divertir comme ils l'entendent, pourvu que ce soit innocemment et sans dommage pour leur sauté. Dans ce cas, par conséquent, il ne faut pas leur répondre parmi refus, s'ils demandent qu'on leur permette telle ou telle espèce de divertissement. Je crois cependant que dans une éducation bien réglée, ils ne devront être que rarement réduits à la nécessité de faire une pareille de- mande. On doit faire en sorte qu'ils trouvent toujours agréable tout ce qui leur est utile ; et avant qu'ils soient las d'une occupation, il faut les détourner à temps vers une autre occupation, utile elle aussi. Dans le cas ils ne seraient pas arrivés à ce degré de perfection qu'on puisse leur faire d'un travail nouveau un sujet de divertissement, laissez-les s'abandonner librement aux jeux enfantins qu'ils inventent; cherchez seulement à les en dégoûter par la satiété. Pour les occupations utiles au contraire, vous devez les arrêter, même quand ils ont encore envie de continuer, tout au moins avant qu'ils soient fatigués et dé- goûtés de cet exercice; il faut en effet qu'ils puissent y reve- nir comme à un plaisir qui les divertit. Les choses n'iront bien que lorsqu'ils éprouveront du plaisir à faire les actions louables, et lorsque les exercices utiles du corps et de l'es prit, alternant les uns avec les autres dans leur vie, leur fe- ront trouver agréable de vivre et de progresser, pour- ainsi dire dans une série ininterrompue de divertissements qui viennent reposer et rafraîchir tour à tour leurs organes fati- gués. Qu'il soit possible d'en arriver avec tous les enfants, quel que soil leur tempérament, que tous les parents et tous les précepteurs sachent prendre les précautions né-

1. « Il nous suffit, dit Fénelon, de laisser l'aire les enfants, de les observer :\\c.c. un visage gui et de les modérer, dès qu'ils s'écliaulfent trop. » (Éducation des filles.)

11

162 QUELQUES PENSÉES SLR L'ÉDUCATION.

cessaires, aient assez de patience et d'adresse pour attein- dre ce résultat, je n'en sais rien. Mais ce dont je suis sûr, c'est que l'on peut y réussir avec la plupart des enfants, si l'on s'y prend, comme il faut, en leur inspirant l'amour de l'honneur, de l'estime et de la réputation. Une fois qu'on leur a inculqué ainsi les vrais principes de la vie, on peut leur parler librement des choses qu'ils aiment le plus, les diriger ou tout au moins leur permettre de se diriger d'eux-mêmes de ce côté ; de façon qu'ils compren- nent bien qu'on les aime et qu'on les chérit, et que les personnes qui veillent sur leur éducation ne sont pas les en- nemies de leur bonheur. Par là, vous leur ferez aimer à la fois et la main qui les conduit et la vertu vers laquelle on les conduit.

Un autre avantage de la liberté qu'on accorde aux en- fants pendant leurs récréations, c'est qu'ils y découvrent leur tempérament naturel ; ils y montrent leurs inclina- tions et leurs aptitudes, et par dirigent le choix de parents attentifs, en ce qui concerne soit la carrière et les occupations qui leur conviendront plus tard, soit les remèdes à employer en attendant, pour guérir certains penchants qui plus que d'autres pourraient gâter leur naturel.

109. Les enfants qui vivent ensemble disputent souvent à qui sera le maître, à qui fera prédominer sa volonté1. Dès que vous verrez poindre cette rivalité, ayez soin de l'ar- rêter. Ne vous contentez pas même de cela, mais apprenez- leur à avoir les uns pour les autres toute la déférence, toute la complaisance, toute la politesse possible. Lors- qu'ils verront que cette conduite leur attire le respect, l'amour et l'estime de leurs camarades, et qu'elle ne leur fait rien perdre de leur supériorité, ils y trouveront plus

1. Locke continue ici à montrer (Voir § 106) que les enfants ont une passion ardente et naturelle pour la domination, et il indique les moyens à employer pour venir à bout de ce mauvais instinct.

L INSTINCT DE LA PROPRIÉTÉ. 163

de plaisir qu'à rechercher par des procédés contraires une insolente domination.

N'écoutez pas et gardez-vous d'accueillir avec faveur les accusations réciproques des enfants ; ce ne sont guère que les cris de la colère et de la vengeance qui invo- que le secours d'autrui. C'est affaiblir et efféminer l'es- prit des enfants que leur permettre de se plaindre. Si vous savez les accoutumer à supporter les mauvais trai- tements de leurs camarades comme une chose loute sim- ple et qui n'a rien d'intolérable, vous leur apprendrez à souffrir sans rien dire; vous les aguerrirez de bonne heure à la douleur. Mais bien qu'il ne faille pas prêter l'oreille aux plaintes des enfants grognons, ayez soin cependant de réprimer l'insolence et les mauvais instincts des enfants violents. Si vous êtes vous-même témoin d'une violence, censurez-la en présence de la victime. Et si l'on vous fait rapport d'une injure grave qui mérite que vous en soyez informé, et que vous preniez des précautions pour en empêcher le retour, dans ce cas réprimandez l'offen- seur à part, en l'absence de celui qui vous a porté plainte, et obligez-le à lui demander pardon et à lui faire répara- tion. Cet acte de réparation, ayant l'air d'être spontané, sera accompli avec plus d'assurance et accueilli avec plus de faveur; et ainsi l'affection mutuelle des enfants grandira, la politesse leur deviendra plus familière.

110. Quant à La passion que les enfants témoignent pour la propriété1, apprenez-leur à partager facilement

1. L'instinct tic la propriété est en eflet très précoce chez l'enfant, a II fait main basse sur les jouets, sur les meubles ou les vêtements qui servent spécialement à d'autres, tout en défendant qu'on agisse de même à son égard, b (Tirez. VÉducalion dès le berceau, p. 185.) I L'enfant que j'observais, dit Tiedemann, ne voulait pas que sasœurpût s'asseoir sur son siège ou mit un de ses vêtements : il appelait cela ses affaires. Quelque idée de propriété s'était donc développée en lui. Mais quoique l'enfant ne se laissât rien prendre de ses affaires à lui, il prenait volontiers celles de sa sœur... »

164 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

et gaiement tout ce qu'ils ont avec leurs amis1? Faites- leur comprendre par l'expérience que le plus libéral est toujours le mieux partagé, en même temps qu'il ob- tient par-dessus le marché vos louanges et votre estime : vous les amènerez ainsi sans effort à pratiquer la libé- ralité. Par là, vous réussirez bien mieux à rendre les frères et les sœurs doux et polis entre eux, et par consé- quent aussi avec les autres personnes, que si vous les. im- portuniez, si vous les accabliez, comme on fait d'ordi- naire, d'une multitude de règles de civilité. La convoitise, le désir de posséder, d'avoir en notre pouvoir plus de choses que n'en exigent nos besoins, voilà le principe du mal : il faut donc de bonne heure extirper cet instinct et développer la qualité contraire, je veux dire l'inclination à partager avec les autres. Cette qualité doit être encou- ragée par les louanges dont vous la comblerez et par le soin vigilant que vous prendrez d'empêcher que les libé- ralités de l'enfant lui coûtent rien. Toutes les fois qu'il donnera des preuves de cette générosité, n'oubliez pas de l'en récompenser et même avec usure-. Prouvez-lui qu'en faisant du bien aux autres, il ne se fait pas tort à lui- même; qu'au contraire cela lui vaut en retour la recon-

1. Les enfants sont très diversement disposés sous ce rapport. Il y en a qui donnent facilement, qui ne gardent rien de ce qu'ils ont : mais c'est le petit nombre. L'enfant est généralement avare, aussi peu en- clin à partager ce qu'il a, que prompt à s'approprier ce qu'ont les autres. Il est cependant facile de remarquer que les enfants donnent volontiers à ceux qu'ils aiment ; d'où cette conclusion que pour préparer les enfants à la libéralité il faut développer préalablement leurs sen- timents sympathiques, affectueux. Locke toujours préoccupé, soit de l'intérêt, soit du point d'honneur, oublie trop de chercher dans la sen- sibilité de l'enfant le principe le plus sûr et le plus fécond de sa géné- rosité.

2. « C'est là, dit Rousseau, rendre un enfant libéral en apparence, avare en effet. Les enfants, selon Locke, contracteront ainsi l'habi- tude de la libéralité. Oui, d'une libéralité usurière, qui donne un œuf pour avoir un bœuf. Mais quand il s'agit de donner tout de bon, adieu l'habitude : lorsqu'on cessera de leur rendre, ils cesseront bientôt de donner. »

LA LIBÉRALITÉ. 165

naissance de ceux qu'il a obligés et aussi de ceux qui ont été les témoins de son obligeance. Essayez d'inspirer aux enfants le désir de se surpasser les uns les autres sur cet article. Par ces moyens, lorsque, par une pratique con- stante, il leur sera devenu facile de partager avec les autres ce qu'ils ont, cette bonne disposition pourra se trans- former en habitude, et ils trouveront plaisir, ils mettront leur amour-propre à se montrer bons, généreux et polis envers les autres personnes.

S'il est convenable d'encourager la libéralité, il ne l'est pas moins de veiller à ce que les enfants ne transgressent pas les lois de la justice. Toutes les fois qu'il leur arri- vera de le faire, il faudra redresser leur erreur et, si les circonstances l'exigent, les réprimander vertement.

Comme c'est l'amour de soi qui guide les premières actions plus que la raison ou la réflexion, il n'est pas étonnant que les enfants soient très portés à s'écarter des règles exactes du bien et du mal : c'est que ces règles ne peuvent être dans l'esprit que le fruit d'une raison déve- loppée et d'une méditation réfléchie. Plus les enfants sont exposés à se méprendre sur ce point, plus il importe de faire bonne garde autour d'eux. Notez et rectifiez les moindres manquements qu'ils commettent par rapport à cette grande vertu sociale, et cela dans les choses les plus insignifiantes, autant pour instruire leur ignorance que pour prévenir les mauvaises habitudes. Si en effet ils commencent à être injustes en jouant avec des épingles ou des noyaux de cerise, et qu'on les laisse faire, ils pas- seront bientôt à des fraudes plus graves, et finiront peut- être par tomber dans une improbité complète et incorri- gible1. La première fois qu'ils manifestent leurs disposi-

1. Coulerez Montaigne (Essais, 1. I, c. xxn). «. C'est une très dan- gereuse institution d'excuser ces vilaines inclinations par la foiblesse de l'aageet legiereté du subject. Premièrement, c'est nature qui parle, de qui la voix est lors plus pure et plus naïfve qu'elle est plus graile cl plus neufve. Secondement, la laideur de la piperie ne despend pas

166 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

tions à l'injustice, il faut que les parents et les gouver- neurs combattent cette tendance, en leur témoignant la surprise et l'horreur qu'elle leur inspire. Mais comme les enfants ne peuvent comprendre ce que c'est que l'injustice, tant qu'ils ne savent pas ce que c'est que la propriété et comment on devient propriétaire, le moyen le plus sûr de garantir l'honnêteté des enfants, c'est de lui donner de bonne heure pour fondement la libéralité, l'empresse- ment à partager avec les autres ce qu'ils possèdent ou ce qu'ils aiment. C'est ce qu'on peut leur enseigner dès leurs plus 'jeunes ans, avant même qu'ils sachent parler, avant qu'ils aient assez d'intelligence pour concevoir une idée nette de la propriété et pour reconnaître ce qui leur appar- tient en vertu d'un droit particulier et exclusif. Comme les enfants ne possèdent guère que les choses qui leur ont été données, et données le plus souvent par leurs parents, on peut les habituer d'abord à n'accepter et à ne conserver que les choses qui leur sont offertes par ceux à qui ils supposent qu'elles appartiennent. A mesure que leur esprit s'étend, on peut leur présenter et leur inculquer d'autres règles, leur proposer d'autres formes de justice, et les droits rela- tifs au mien et au tien. S'ils commettent quelque acte d'in- justice qui semble provenir non d'une inadvertance, mais d'une volonté perverse, et qu'une réprimande légère et la honte ne suffisent pas pour réformer cette inclination mauvaise et égoïste, employez alors des remèdes plus énergiques. Que le père ou le gouverneur, par exemple, ôte à l'enfant coupable et s'abstienne de lui rendre tel ou

de la différence des escus aux espingles : elle despend de soy. Je treuve plus juste de conclure ainsi : « Pourquoy ne tromperoit-il pas aux escus, puisqu'il trompe aux espingles? » que, comme ils font : « Ce n'est qu'aux espingles, il n'auroit garde de le faire aux escus. » Il fault apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre ' contexture, et leur en fault apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils les fuyent non en leur action seulement, mais surtout en leur cœur : que la pensée mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu'ils portent. »

LA JUSTICE. 107

tel objet qu'il apprécie et qu'il considère comme sa pro- priétè, ou bien, qu'il donne à quelqu'un l'ordre d'en faire autant. Par vous lui ferez comprendre qu'il ne lui ser- vira de rien il«' s'emparer injustement de ce qui appartient aux autres, tant qu'il y aura dans le monde des hommes plus forts que lui. Mais si vous avez su lui inspirer de bonne heure la haine sincère de ce vice déshonorant, et je crois que la chose est possible1, vous aurez suivi la vraie méthode pour le garantir de l'injustice, et vous aurez trouvé un préservatif meilleur que toutes les considéra- tions tirées de l'intérêt ; les habitudes en effet agissent avec plus de constance et de force que la raison, la raison que nous oublions de consulter quand nous avons besoin d'elle, et plus souvent encore de suivre.

1 . C'est une grosse question de savoir comment on peut faire entrer dans l'esprit de l'enfant l'idée de la justice, idée toute abstraite, autre- ment difficile à concevoir que l'idée de la charité. Locke tourne la diffi- culté, en lui donnant pour principe et pour point d'appui les sentiments de générosité assez naturels à l'enfant. Le mieux serait peut-être de provoquer de bonne heure les réflexions de l'élève, en lui citant des exemples d'actions injustes, et en excitant son horreur contre ces actions. Rousseau raconte dans ses Confessions qu'il puisa le vif sentiment de la justice qui l'inspira toute sa vie, dans le souvenir d'une injustice dont il avait été victime à l'âge de six ou sept ans.

4 SECTION XIII (111-U4

DES CRIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS.

111. Les pleurs sont une habitude qu'il ne faut pas tolérer chez les enfants : non seulement à cause du bruit désagréable et désobligeant dont les pleurs remplissent la maison, mais aussi pour des raisons plus graves, rela- tives aux enfants eux-mêmes et au but de l'éducation.

Les pleurs des enfants sont de deux sortes : ou bien ils manifestent l'entêtement et l'humeur impérieuse, ou bien ce sont des plaintes et des gémissements.

Les pleurs trahissent souvent la prétention de l'en- fant à se faire obéir; ils sont comme la déclaration de son arrogance et de son entêtement. Lorsque l'enfant n'a pas le pouvoir d'obtenir ce qu'il désire, il tâche, par ses cris et par ses sanglots, de maintenir ses titres et ses droits. C'est comme une manifestation prolongée de ses prétentions, et une espèce de protestation contre l'injus- tice et la tyrannie de ceux qui lui refusent ce qu'il veut.

112. D'autres fois les pleurs de l'enfant sont seu- lement l'effet de la douleur ou d'un vrai chagrin qui l'oblige à se plaindre.

Si on observe l'enfant avec soin, il sera facile de dis- tinguer, d'après son air, son regard, ses actes, et souvent

DES CUIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS. 169

l'accent de ses cris, ces deux façons de pleurer; mais ni l'une ni l'autre ne doit être supportée et encore moins encouragée.

11 ne faut absolument pas souffrir chez les enfants les pleurs d'obstination ou de colère : ce serait une autre manière de flatter leurs désirs et d'exciter la passion que l'éducation a précisément pour but de dompter. Si, comme il arrive souvent, on leur permet de pleurer, pendant qu'ils reçoivent une correction, on détruit par tous les bons effets que la correction pourrait produire; car tout châti- ment qui les laisse dans cet état de rébellion déclarée ne sert qu'à les rendre pires. Toutes les défenses et toutes les punitions dont on charge les enfants ne serviront à rien, tant qu'elles n'auront pas pour effet de dominer leurs volontés, de leur apprendre à régler leurs passions, de rendre leurs esprits souples et obéissants devant les ordres que leur transmet la raison de lelirs parents, afin de les préparer à suivre plus tard les avis que leur donnera leur propre raison. Mais si, après les avoir contrariés pour ceci ou cela, on leur permet de s'enfuir en criant, ils s'affermi- ront dans leurs désirs, ils se complairont dans leur mau- vaise humeur, leurs pleurs n'étant, je le répèle, que la déclaration de leurs droits, de la ferme intention qu'ils gardent de satisfaire leur désir à la première occasion. Je trouve un nouvel argument contre le trop fréquent usage des châtiments corporels. En effet, toutes les fois que vous en venez à cette extrémité, il ne suffit pas de frapper et de battre l'enfant. Vous devez continuer jusqu'à ce que vous soyez assuré d'avojr dompté son esprit, jusqu'à ce qu'il accepte la correction avec soumission et patience : ce que vous reconnaîtrez facilement à ses cris et à son empresse- ment à se taire dès que vous l'ordonnerez. Si elle ne pro- duit pas cet effet, la punition corporelle n'est qu'une tyran- nie passionnée, une pure cruauté, et non une correction : elle torture le corps, sans améliorer l'esprit. Et si tout cela doit nous engager à bal lie rarement les enfants, c'est

170 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

aussi une raison pour que les enfants s'exposent rarement à être battus.

En effet, si toutes les fois qu'on les châtie, on le fait sans passion, avec modération, mais cependant d'une manière efficace; si on administre les coups sans fureur, non tout d'une traite, mais lentement et par intervalles, en ayant soin d'entremêler les raisonnements et les coups, en observant l'effet produit, en s'arrêtant dès que le châti- ment a rendu le patient docile, obéissant et souple1, soyez assuré que vous aurez rarement besoin de recommencer, et que l'enfant sera désormais attentif à éviter la faute qui lui a mérité sa punition. En outre, si le châtiment, quand on procède ainsi, ne risque pas d'être perdu pour avoir été trop doux et sans effet, il ne risque pas non plus d'être poussé trop loin, si on l'arrête, dès qu'on reconnaît qu'il a produit son effet sur l'esprit et qu'il l'a amendé. Quand on réprimande ou qu'on châtie les enfants, il faut toujours le faire avec le plus de modération possible. Or celui qui punit dans la première ardeur d'un mouvement de colère n'est guère en état d'observer cette mesure : il s'emporte au delà des bornes, et cependant il n'atteint pas son but.

113. Un grand nombre d'enfants crient volontiers à la moindre douleur qu'ils ont à supporter, et le plus léger mal qui les atteint est une occasion pour eux de se plaindre et de brailler. Il est rare qu'ils échappent à ce défaut. Comme les cris sont en effet le premier moyen que la nature met à leur disposition pour exprimer leurs souffrances ou leurs besoins2, tant qu'ils ne savent pas parler, la pitié que l'on

1. Rien de plus choquant et de plus ridicule que le tableau ima- giné ici par Locke d'un père ou d'un maître qui fouette l'enfant avec componction, ménageant et pour ainsi dire distillant les coups, mêlant le raisonnement au fouet, à la fois raisonnant et fouettant. Les habi- tudes du temps peuvent excuser de pareilles idées ; mais il n'en faut pas moins regretter que Locke n'ait pas rompu absolument avec la tradition du fouet.

2. Il est à remarquer que l'enfant dispose de signes expressifs de la

DES CUIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS. 171

croit devoir à leur .1 lto , ol qu'on pousse jusqu'à la folie, les encourage dans cette habitude et les y maintient long- temps après qu'ils ont appris à parler. C'est sans doute le devoir de ceux qui vivent auprès des enfants d'avoir pitié d'eux lorsqu'ils souffrent de quelque mal : mais il ne faut pas le leur témoigner1. Assistez-les, soulagez-les, le mieux que vous pourrez, mais ne leur laissez pas voir que vous les plaignez; sinon, vous amollirez leur esprit, vous les rendrez sensibles au moindre mal qui les atteindra; vous développerez en eux les facultés de pure sensibilité et vous rendrez les blessures de la douleur plus profondes qu'elles n'auraient été. Il faut que les enfants soient en- durcis à toutes les souffrances, surtout à celles du corps5. Ils ne doivent être sensibles qu'à celles qu'éveillent dans un cœur bien la honte et un vif sentiment de l'hon- neur. Le grand nombre d'accidents fâcheux auxquels notre vie nous expose exige que nous ne soyons pas trop sensi- bles au plus petit mal qui nous frappe. Tout ce qui n'at- teint pas l'esprit ne fait qu'une impression légère et ne nous cause pas grand mal. C'est parce que notre esprit souffre que la douleur existe et qu'elle se prolonge3. La

douleur bien avant qu'il puisse manifester son bien-être et sa joie. Les pleurs et les cris précèdent de beaucoup le sourire.

1. Jacqueline Pascal disait de la même façon dans le Règlement pour les enfants de Port-Royal : « On ne laisse pas néanmoins d'en avoir pitié, mais sans qu'elles aient connaissance qu'on a cette condescen- dance. »

2. « Qui d'un enfant, dit Montaigne, en veult faire un homme de bien, sans double il ne le faut espargner en cette jeunesse... Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame, il luy fault aussi roidir les muscles... J'ai veu des hommes, des femmes et des enfants, ainsi nays qu'une bas- tonnade leur est moins qu'à moy une chiquenaude, qui ne remuent ny langue, ny sourcil aux coups qu'on leur donne. » (lissais, liv. I,

Cil XXV.)

5. Idées psychologiques un peu confuses, au moins dans l'expression. La douleur n'existe jamais que dans l'esprit, puisqu'elle est un phéno- mène psychologique, même quand sa cause est toute physique. Mais par « esprit » Locke entend ici les préjugés, les fausses et vaines ap- préhensions qui étendent le domaine de nos douleurs.

iT2 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

force et l'insensibilité de l'esprit sont la meilleure armure que nous puissions opposer aux maux ordinaires et aux accidents de la vie. Et comme c'est par l'exercice et l'habi- tude que nous pouvons acquérir cette vigueur de tempéra- ment, mieux que par aucun autre moyen, il est bon de com- mencer de bonne heure la pratique de cette vertu. Heureux celui qui l'acquiert de bonne heure ! Cette délicatesse effémi- née qu'il s'agit de prévenir ou de guérir, rien ne l'accroît chez les enfants comme l'habitude de crier; de même on ne saurait mieux la combattre et la réprimer qu'en les empêchant de s'abandonner à cette sorte de plaintes. S'ils se font mal légèrement, en tombant ou en se heurtant, ne les plaignez pas pour être tombés, mais ordonnez-leur de recommencer. Par là, outre que vous arrêtez leurs cris, vous prenez, pour les corriger de leur étourderie et pour les empêcher de tomber une autre fois, un moyen bien plus sûr que si vous vous avisiez de les gronder ou de les plaindre. Mais quelle que soit la gravité des coups qu'ils reçoivent, empêchez-les de pleurer : ils seront plus tranquilles et moins gênants pour le moment, et moins sensibles à l'avenir.

H4. C'est par la sévérité qu'il faut imposer silence aux enfants, quand ils pleurent par obstination; et lorsqu'un regard, un ordre formel, ne suffit pas pour les apaiser, il faut recourir aux châtiments corporels i. En effet ces pleurs procèdent de sentiments d'orgueil, d'entêtement et décolère; et la volonté, est la source du mal, doit être domptée, assouplie, par une rigueur qui suffise à la maî- triser. Mais les pleurs qui ne sont que des plaintes, ayant ordinairement pour principe une cause toute contraire, la mollesse du caractère, doivent être corrigés d'une main plus douce. Les moyens persuasifs, la diversion de la

1. Dans la Conduite des Écoles chrétiennes, La Salle débute ainsi dans un de ses chapitres : « Il faut toujours corriger les opiniâtres. »

DES CRIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS. 173

pensée vers d'autres objets1, le sourire moqueur avec lequel on accueille l'enfant, voilà peut-être au début la méthode qu'il convient d'appliquer. Mais en cela il faut considérer les circonstances et aussi le tempérament particulier de l'enfant. On ne peut établir de règles inva- riables sur ce point; il faut s'en rapporter à la sagesse des parents et du gouverneur. Mais ce que je crois pouvoir dire en général, c'est qu'il faut combattre sans relâche les pleurs de cette espèce, et qu'un père, par son autorité, doit pouvoir toujours les arrêter, en mettant dans son regard et dans ses paroles plus ou moins de sévérité, selon que les enfants seront plus ou moins avancés en âge et d'un tempérament plus ou moins opiniâtre. Sous ces réserves, il faut toujours imposer silence à leur manie de pleurnicher et les obliger à rentrer dans l'ordre.

I. liien ne vaut, en effet, pour apaiser reniant, la méthode des déri- vatifs. Mobile et oublieuse, la pensée de l'enfant se laisse facilement divertir vers d'autres objets.

SECTION XIV (H5).

DE LA PEUR ET DU COURAGE CHEZ LES ENFANTS.

H 5. Le courage et la couardise ont tant de rapport avec les qualités dont nous "venons de parler, qu'il ne sera pas hors de propos d'en dire ici quelques mots. La peur est une passion qui, bien dirigée, peut avoir son utilité1. Et quoique l'instinct de la conservation manque rarement d'éveiller et de fortifier cette passion en nous, il peut ar- river pourtant que l'on tombe dans l'excès opposé, dans la témérité. Or il est aussi peu raisonnable d'être témé- raire et insensible au danger, que de trembler et de fris- sonner à l'approche du moindre péril. L^a_j)ejni_nQus_ a été donnée comme un nvpi^sgrngrit-r pour arrp.tp_c.jmtm activité et pour nous mettre en garde contre les aPDrocl.cs dujnal. Par conséquent, ne point appréhender le malheur qui nous menace, ne pas savoir apprécier la gravité du danger, et s'y exposer étourdiment, à tout hasard, sans considérer quelles peuvent en être les suites et les consé- quences, ce n'est pas se conduire en créature raisonnable,

1. Pensée contestable : on peut très bien prévoir le danger sans en avoir peur, et la peur en elle-même n'est jamais bonne.

2. Ici, comme en beaucoup d'endroits, Locke s'exprime en partisan des causes Anales, qui voit une intention et un dessein prémédité de la nature dans l'existence des instincts.

DE LA PEUR ET DU COURAGE CHEZ LES ENFANTS. 175

c'est agir avec la folie de la brute. Quand on a des enfants de ce caractère, il n'y a pas autre chose à faire qu'à éveil- ler doucement leur raison ; l'instinct de la conservation les engagera promptement à en écouter les avis, à moins que quelque autre passion (comme il en arrive souvent) ne les jette à corps perdu dans le danger, sans réflexion et sans examen. Il est si naturel à l'homme de détester le mal que personne, je crois, n'est exempt de la peur qu'il ins- pire : la peur n'étant que le chagrin causé par l'appréhen- sion de voir fondre sur nous le mal que nous détestons. Aussi quand un homme s'expose au danger, nous pouvons dire que c'est l'ignorance qui en est cause, ou bien la force d'une passion plus impérieuse : car il n'y a personne qui soit assez l'ennemi de lui-même pour affronter le mal de gaieté de cœur et rechercher le danger pour le danger lui-même. Si c'est donc l'orgeuil, la vaine gloire ou la co- lère, qui imposent silence à la peur de l'enfant ou qui l'empêchent d'en écouter les conseils, il faut par des moyens convenables refroidir ces passions, afin qu'un peu de ré- flexion puisse calmer son ardeur et le force à considérer si l'entreprise vaut le danger qu'elle lui fera courir. Mais comme c'est une faute dont les enfants se rendent rare- ment coupables, je n'insisterai pas plus longtemps sur la faconde la corriger. Le manque de courage est le défaut le plus fréquent, et c'est de ce côté surtout qu'il faut porter ses soins.

Le courage est comme le gardien, le tuteur de toutes les autres vertus. Sans courage, c'est à peine si l'homme peut rester fermement attaché à son devoir et tenir l'emploi d'un véritable honnête homme.

LE COURAGE.

Le courage qui nous apprend à affronter les dangers que nous redoutons, et à supporter les maux que nous su- bissons, est d'un grand secours dans un état tel que le

176 QUELQUES PENSÉES SIR L'ÉDUCATION-.

nôtre, exposés que nous sommes à tant d'assauts de tous les côtés. Aussi est-il prudent de revêtir les enfants aus- sitôt que nous le pouvons de l'armure du courage. J'avoue que la nature et le tempérament jouent ici un grand rôle ; mais lors même que la nature est en défaut, et que le cœur est de lui-même faible et craintif, il est possible, en s'y prenant bien, de le rendre plus ferme et plus résolu. Ce qu'on doit faire pour éviter de briser le courage des enfants, soit par les idées effrayantes qu'on insinue dans leurs esprits quand ils sont jeunes, soit par l'habitude qu'on leur laisse prendre de se plaindre au moindre mal, je l'ai déjà dit1 : il reste à considérer les moyens de fortifier leur tempérament et d'enhardir leur courage, si nous les trouvons trop disposés naturellement à s'effrayer.

La vraie force d'âme, dirai-je, est une tranquille posses- sion de soi-même, un attachement inébranlable au devoir, quels que soient les maux qui nous assiègent ou les dangers que nous rencontrons sur notre route. Il y a si peu d'hommes qui en arrivent à ce point de perfection que nous ne devons pas l'attendre des enfants. Cependant il y a quelque chose à tenter en ce sens ; et une habile direction peut par degrés et insensiblement les conduire beaucoup plus loin qu'on ne l'imagine.

C'est peut-être parce qu'on a négligé ce soin important, quand ils étaient enfants, que précisément, quand ils sont hommes, il est si rare qu'ils possèdent cette vertu dans toute son étendue. Je ne parlerais pas ainsi au milieu d'un peuple aussi naturellement brave que le nôtre, si je croyais que la vraie force d'âme ne demande pas autre chose que le courage sur les champs de bataille et le mé- pris de la mort en face de l'ennemi. Ce n'en est pas, je l'avoue, la moindre partie, et l'on ne saurait refuser les lauriers et les honneurs, qui lui sont justement dus, à la valeur de ceux qui exposent leur vie pour la patrie. Ce

1. Voyez plus haut, § 1 ir>.

LA LÂCHETÉ. 177

courage ne suffît pourtant pas'. Les dangers nous attendent ailleurs que sur les champs de bataille, et quoique la peur de la mort soit la reine des peurs, cependant d'autres maux, tels que la douleur, la disgrâce, la pauvreté, ont aussi un aspect effrayant et déconcertent la plupart des hommes, quand ils font mine de fondre sur eux. On voit des gens, que certains de ces maux laissent insensibles, fortement atteints par la crainte de certains autres. La vraie force d'âme est prèle à braver tous les dangers, de quelque espèce qu'ils soient ; elle reste indifférente, quel que soit le mal qui la menace. Je n'entends pas d'ailleurs que l'on puisse pousser cette indifférence jusqu'à être abso- lument étranger à la crainte. Lorsque le danger est immi- nent, à moins d'être stupide, on ne peut pas ne pas le craindre. Partout il y a danger, il doit y avoir sentiment du danger. Et la peur est permise, tant qu'elle ne fait que nous tenir en éveil et exciter notre attention, notre activité, notre vigueur, sans troubler la calme possession de la raison, et sans empêcher l'accomplissement de ce que la raison ordonne.

LA LÂCHETÉ.

La première chose à faire pour développer cette noble et mâle fermeté, c'est, comme je l'ai déjà dit, d'éviter aux enfants, quand ils sont en bas âge, toute espèce de peur. Ne permettez pas que, par de sots récits, on leur mette dans l'esprit d'effrayantes idées ni que des objets terribles vien- nent les surprendre. Par ces imprudences, on risque parfois d'ébranler et de troubler leur courage au point qu'ils ne s'en remettent jamais. Pendant toute leur vie, à !a pre- mière idée, à la première apparition de quelque chose d'effrayant, ils restent terrifiés et confondus ; leur corps est énervé, leur esprit éperdu, et même à l'âge d'homme ils

t. « La chose la plus importante, dit Kant. est de fonder le carac- tère, c'est-à-dire la fermeté de résolution, s

42

178 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

sont à peine capables d'actions suivies ou raisonnables Que ce soit le résultat d'un mouvement habituel des esprits animaux, causé d'une première impression trop violente, ou par une altération plus obscure, mystérieuse- ment produite dans leur organisme, le fait est que les choses se passent ainsi. Les exemples ne sont pas rares de gens qui, leur vie durant, sont restés timides et craintifs, pour avoir été effrayés dans leur enfance. Prévenons donc autant que possible cet inconvénient.

En second lieu, nous accoutumerons doucement et par degrés les enfants aux choses dont ils sont disposés à s'effrayer. Mais sur ce point, il faut, user de grandes pré- cautions, ne pas aller trop vite, ne pas entreprendre la cure trop tôt, de peur d'augmenter le mal au lieu de le guérir. Les petits enfants qu'on porte encore sur les bras peuvent être aisément tenus à l'écart de tout objet ef- frayant, jusqu'au jour ils savent parler et comprendre ce qu'on leur dit. Jusque-là ils ne sont pas en état de profiler des raisonnements et des discours qu'on leur tiendrait, pour leur prouver qu'il n'y a rien à redouter de la part des objets dont ils ont peur et que nous voudrions leur rendre familiers, en les plaçant toujours plus près* d'eux. Ainsi jusqu'à ce qu'ils puissent marcher et parler, il ne convient que rarement d'user de ces moyens avec eux. Si pourtant il arrive que l'enfant soit choqué par un objet qu'il est malaisé d'éloigner de sa vue, et qu'il donne des marques de terreur toutes les fois qu'il l'aperçoit, il faut employer tous les moyens possibles pour calmer son effroi, en détournant sa pensée ou en associant avec l'ap- parition de cet objet des choses plaisantes et agréables, jusqu'à ce qu'il lui devienne familier et ne l'effraie plus.

On peut constater, je crois, que, lorsque les enfants viennent de naître, tous les objets visibles, qui ne blessent pas leurs yeux, leur sont indifférents ; ils ne sont pas plus effrayés, en voyant un nègre ou un lion, que leur nourrice ou un chat. Qu'est-ce donc qui plus tard les épouvante

L.\ LACHETK. 179

dans les objets d'une certaine forme et d'une certaine cou- leur? Rien que l'appréhension du mal que ces objets peu- vent leur faire1. Si un enfant était accoutumé à prendre chaque jour le sein d'une nouvelle nourrice, j'estime que ces changements de visage ne l'effraieraient pas plus à six mois qu'ils ne feraient à soixante ans. S'il répugne à frayer avec un étranger, c'est que habitué, comme il l'est, à ne tenir sa nourriture et à ne recevoir des caresses que d'une ou deux personnes qui ne le quittent guère, il a peur, en passant dans les bras d'un étranger, d'être privé de ce qu'il aime, de ce qui le nourrit, de ce qui à chaque instant satisfait aux besoins qu'il ressent. Voilà pourquoi il prend peur dès que sa nourrice s'éloigne.

La seule chose que nous craignions naturellement, c'est la douleur ou la privation du plaisir. Et comme ces deux choses ne sont attachées ni à la forme, ni à la couleur, ni à la situation des objets visibles, aucun de ces objets ne saurait nous effrayer tant qu'il ne nous aura pas fait de mal ou qu'on ne nous aura pas persuadé qu'il peut nous en faire. L'éclat brillant de la flamme et du feu fait tant de plaisir aux enfants que tout d'abord ils ont toujours envie d'y toucher. Mais, dès qu'une expérience constante leur a montré, par la vive douleur qu'ils ont éprouvée, combien l'action du feu est impitoyable et cruelle, ils ont peur d'y toucher et s'en écartent avec précaution. Si tel est le principe de la crainte, il n'est pas difficile de décou-

1. L'analyse de Locke est inexacte sur ce point. L'enfant s'effraie volontiers de tout ce qui lui cause une surprise, de tous les objets qui ne lui sont pas familiers. Le nouveau et l'effrayant sont souvent tout un pour lui. Mme de Saussure remarque avec raison que « les aversions des enfants sont pour l'ordinaire l'effet de la surprise à l'aspect de quelque objet frappant. Ils pourront se détourner, par exem- ple, à l'approche d'une personne vêtue de noir, mais ils se familiarise- raient plus volontiers avec cette personne qu'avec toute autre, s'ils étaient ('levés dans une famille dont tous les membres portassent le deuil. En Afrique les petits nègres ont peur des blancs... » (Eduoalion progressive, I. Il, cli. iv. i

180 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

vrir par quel moyens on peut la guérir, quand il s'agit d'objets dont on s'effraie à tort. Une fois que l'esprit est aguerri contre ces vaines frayeurs, qu'il est parvenu dans de petites occasions à se dominer et à dominer ses craintes habituelles, il est déjà mieux préparé à affronter de réels dangers. Votre enfant pousse des cris perçants et s'enfuit à la vue d'une grenouille? Faites alors prendre une gre- nouille aune autre personne, qui la tiendra à une distance assez considérable; accoutumez d'abord l'enfant à voir la grenouille; lorsqu'il pourra en supporter la vue, obligez- le à s'en approcher, à la regarder sauter sans en être ému; puis à la toucher légèrement, tandis que l'autre personne la tient dans ses mains; et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il en vienne à la manier avec autant d'assurance qu'il ferait d'un papillon ou d'un moineau d. Toutes les autres vaines frayeurs peuvent être guéries de cette façon, à condition que l'on ait soin de ne pas aller trop vite et qu'on n'exige pas de l'enfant un nouveau degré de courage avant de l'avoir solidement affermi dans le degré précédent. C'est ainsi que vous préparerez ce jeune soldat à la campagne de la vie. Ne lui laissez pas croire qu'elle lui réserve plus de périls qu'elle n'en contient en effet. Si vous observez qu'un dan- ger l'effraie plus que déraison, ayez soin de l'attirer insen- siblement de ce côté, de sorte, que délivré enfin de sa peur, il triomphe de la difficulté et en sorte à son hon- neur. Des succès de ce genre souvent répétés lui feront comprendre que les maux ne sont pas toujours aussi réels, aussi grands que la peur les lui représente, et que d'ail- leurs le moyen de les éviter ce n'est pas de fuir, ni de se

1. Rousseau s'est inspiré de ce passage : « Je veux qu'on habitue Emile a voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bi- zarres, mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit accoutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres il les manie lui-même. Si durant son enfance il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur, étant plus grand, quelque animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours. »

LA LÂCHETÉ. 181

laisser déconcerter, abattre et détourner par la crainte, lorsque notre réputation ou notre devoir exige que nous allions de l'avant.

.Mais puisque le grand principe de la peur chez les enfants est la douleur, le moyen de les aguerrir, de les fortifier contre la crainte du danger, c'est de les accou- tumer à souffrir1. Des parents trop tendres trouveront sans doute ce procédé monstrueux, et la plupart penseront qu'il est déraisonnable de vouloir réconcilier un enfant avec le sentiment de la douleur précisément en l'exposant à la douleur. « C'est assurément, dira-t-on, le moyen d'inspirer à l'enfant de l'aversion pour celui qui le fait souffrir; mais nullement de l'engager à souffrir sans répugnance. L'étrange méthode, en vérité ! vous ne voulez pas qu'on châtie et qu'on fouette les enfants pour leurs fautes, et vous voulez les tour- menter quand ils se conduisent bien et pour le plaisir de les tourmenter. » Je m'attends à ce qu'on m'oppose ces objections, et à ce qu'on dise que je me contredis moi-même, que j'ai des lubies, quand je fais une semblable proposi- tion. J'avoue que le procédé que je recommande doit être employé avec ménagement et avec discrétion, et il faut se féliciter qu'il ne soit approuvé et accepté que par ceux qui réfléchissent et qui entrent dans la raison des choses. Oui, je demande qu'on ne fouette pas les enfants pour leurs fautes, parce que je ne veux pas qu'ils regardent la douleur corporelle comme le plus grand des châtiments ; et pour la même raison je demande qu'on les fasse souf- frir quelquefois, même quand ils se conduisent bien, afin qu'ils s'habituent à supporter la douleur et à ne plus la considérer comme le plus grand des maux. Ce

1. Rousseau a repris de Locke toutes ces idées. Lui aussi désire que l'éducation ajoute l'endurcissement moral à l'endurcissement physique. t si Emile tombe, s'il se coupe les doigts, je resterai tranquille. Loin d'être attentif à éviter qu'Kmile ne se blesse, je serai fort lâché qu'il De se blessât jamais, et qu'il grandit sans connaître la douleur. » {Emile, l. II).

182 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

que peut faire l'éducation pour accoutumer les jeunes gens à la douleur et à la souffrance, l'exemple de Sparte le montre avec éclat1, et c'est avoir fait un grand progrès dans la vertu qu'avoir appris à ne pas prendre la douleur pour le mal suprême, pour le mal qu'il faut le plus redouter. Mais je ne suis pas assez fou pour recommander, dans notre siècle et avec notre régime politique, une discipline ana- logue à celle de Sparte. Je tiens seulement à dire que, en accoutumant insensiblement les enfants à supporter quelques degrés de douleur sans se plaindre, on emploie un excellent moyen pour fortifier leur esprit, pour asseoir les fondements du courage et de la fermeté pour le reste de leur vie.

La première chose à faire pour en venir là, c'est de ne pas les plaindre, ni de permettre qu'ils se plaignent eux- mêmes, au moindre mal qu'ils ont à souffrir. Mais j'ai parlé de cela ailleurs 2.

Le second moyen, c'est de temps en temps de les sou- mettre volontairement à la douleur. Mais il faut avoir soin de ne le faire que lorsque l'enfant est en belle humeur, lorsqu'il est convaincu de la bienveillance et de la douceur de celui qui le frappe, au moment même il le frappe5. De plus on doit ne laisser paraître aucune marque de colère ou de chagrin, de compassion ou de repentir, et avoir soin de ne pas dépasser la mesure de ce que l'enfant peut endurer sans se plaindre, sans prendre le traitement

1. Voyez sur l'éducation Spartiate ce que dit Montaigne (I, xxn). Rous- seau est lui aussi plein d'admiration pour L'éducation de Sparte.

2. Voyez plus haut, § 115. Conférez Rousseau : a Si l'enfant est déli- cat, sensible, que naturellement il se mette à crier pour rien, en rendant ses cris inutiles et sans effet, j'en taris bientôt la source. Tant qu'ils pleure, je ne vais point à lui ; j'y cours, sitôt qu'il s'est tu ! (Emile, L. II.)

3. J'admets qu'on n'épargne pas aux enfants les occasions de souffrir et qu'on les empêche de se plaindre quand ils se sont l'ait mal. Mais je ne puis comprendre cette méthode préconisée par Locke qui consisterait à organiser un système de douleurs préméditées qu'on imposerait à l'enfant. Contentons-nous des douleurs qu'impose la nature.

LA LACHETE. 183

qu" il subit en mauvaise pari et pour une punition. Avec ces ménagements et ces précautions, j'ai vu un entant s'en aller en riant, avec les marques toutes cuisantes encore des coups de gaule qu'il avait reçus sur le dos ; tandis que le même enfant aurait certainement crié pour une parole trop dure, et se serait montré fort sensible à un simple regard un peu froid de la part de la même personne. Prouvez à votre enfant par des témoignages assidus de sollicitude et de douceur que vous l'aimez tendrement, et il s'accoutu- mera peu à peu à accepter de vous un traitement désa- gréable et dur, sans vous résister et sans se plaindre. Ne voyons-nous pas tous les jours que les eboses se passent ainsi entre enfants qui jouent? Plus votre enfant vous paraît délicat, et plus vous devez chercher les occasions de l'aguerrir de cette façon, en choisissant les moments favo- rables. En cette affaire, le grand art est de commencer par quelque chose qui ne soit pas très pénible, et de procéder par degrés insensibles, pendant que vous êtes précisément en train de jouer, de badiner avec lui et de faire son éloge. Lorsque vous aurez obtenu de lui qu'il se croit suffisam- ment récompensé de sa souffrance par les louanges que vous décernez à son courage; lorsqu'il mettra sa gloire à donner de semblables preuves de sa fermeté; lorsqu'il pré- férera passer pour brave et courageux que se dérober à une petite douleur, ou se laisser aller à frissonner sous ses atteintes: alors vous ne devez pas désespérer que, avec le temps et avec l'aide de sa raison grandissante, il n'en vienne à maîtriser sa timidité et à corriger la faiblesse de son tempérament. A mesure qu'il avancera en âge, engagez-le dans des entreprises plus hardies que ne le comporterait sa nature, et si vous remarquez qu'il recule devant une action, dont vous avez quelque raison de croire qu'il vien- drait à bout, s'il avait seulement le courage de l'entre- prendre, aidez-le d'abord à l'accomplir, et peu à peu faites-lui honte de son manque d'audace, jusqu'à ce que la pratique lui donne plus d'assurance et en même temps

iU QUELQUES PENSÉES SUR I/MiU CATION.

plus d'habileté ; alors vous le récompenserez de son exploit par de grandes louanges, et en lui faisant comprendre qu'il a mérité votre estime. Lorsqu'il aura acquis, de degré en degré, assez de résolution pour n'être pas dé- tourné de ce qu'il doit faire par l'appréhension du danger; lorsque la peur ne viendra plus, dans les rencontres im- prévues ou hasardeuses, troubler son esprit, agiter son corps d'un tremblement convulsif, le rendre incapable d'agir ou le faire reculer, alors il aura le courage qui convient à une créature raisonnable, et c'est cette har- diesse que nous devons nous efforcer d'inspirer à nos* enfants par la coutume et par la pratique, toutes les fois que des occasions favorables se présentent.

SECTION XV (116-117).

L'INSTINCT DE LA CRUAUTÉ CHEZ L'ENFANT.

116. Un fait que j'ai souvent observé chez les enfants, c'est qu'ils sont enclins à maltraiter toutes les pauvres créatures qui sont en leur pouvoir. Ils tourmentent, ils traitent cruellement les oiseaux, les papillons et autres petites bêtes qui tombent entre leurs mains, et cela avec une sorte de plaisir l. 11 faut, je crois, les surveiller atten- tivement sur ce point, et, s'ils sont portés à ce genre de cruauté, leur inspirer de tout autres dispositions. L'habi- tude de tourmenter et de tuer des bêtes peut en effet les rendre durs et cruels à l'égard des hommes2; et ceux qui se plaisent à faire souffrir, à détruire des créatures d'une espèce inférieure, ne sont guère préparés à se montrer compatissants et bons envers celles de leur propre espèce. Notre droit anglais a tenu compte de cette observation, lorsqu'il a exclu les bouchers des jurys qui prononcent sur la vie et sur la mort. Élevons donc les enfants, dès le

1. > Cet âge est sans pitié » (Lafontaine).

-. On raconte que le tribunal de l'Aréopage, à Athènes, condamna une fois à mort un enfant convaincu d'une incorrigible disposition à maltraiter des animaux, pour celle raison que le petit criminel, une fois qu'il serait devenu plus fort, aurait exercé les mêmes cruautés sur les hommes. » (S. Jevons.)

486 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

principe, dans l'horreur de tuer ou de tourmenter toute créature vivante. Apprenons-leur même à ne rien gâter, à ne rien détruire, à rnoii]s que ce ne soit pour la préserva- tion ou pour le bien d'un être plus élevé. Et certainement, si chaque homme se croyait tenu de contribuer pour sa part à la conservation du genre humain, comme c'est en effet son devoir, et le vrai principe qui doit régler notre religion, notre politique et notre morale, le inonde serait plus tranquille et plus civilisé qu'il ne l'est. Mais pour reve- nir à notre propos, je ne puis m'empêcher de louer ici la douceur et la prudence d'une mère de ma connaissance, qui avait coutume de satisfaire tous les désirs de ses filles, lorsqu'elles voulaient des chiens, des écureuils, des oiseaux ou quelque autre de ces petites bêles qui font ordinaire- ment les délices des enfants. Seulement une fois qu'elle les leur avait données, il était entendu qu'elles devaient les soigner, et veiller à ce que rien ne leur manquât et que personne ne les maltraitât. Si elles négligeaient d'en prendre soin, cela leur était compté comme une faute grave, qui entraînait souvent la confiscation de l'animal, ou tout au moins une réprimande certaine. Par ces jeunes filles apprenaient de bonne heure à être soigneuses et douces. Et je crois qu'en effet on devrait accoutumer les enfants, dès le berceau, à avoir de la tendresse pour toutes les créatures sensibles, et ne leur laisser gâter ou détruire quoi que ce soit.

Ce plaisir qu'ils trouvent à faire du mal, c'est-à-dire à détruire les choses sans raison, et plus particulièrement le plaisir de faire souffrir un être sensible, ne saurait être selon moi autre chose qu'une inclination acquise et étran- gère à la nature, une habitude qui résulte de l'exemple et de la société l. Nous encourageons les enfants à frapper

1. L'enfant martyrise les animaux, le plus souvent, sans se douter qu'il leur fait mal. Il torture un chat, comme il éventre sa poupée, pour exercer son besoin d'activité et pour satisfaire sa curiosité. Tout enfant est un petit cartésien sans le savoir.

L'INSTINCT PE LA CRUAUTÉ CHEZ L'ENFANT. 187

et à rire quand ils ont l'ait du mal aux autres ou qu'ils voient qu'il leur en arrive; et pour les affermir dans cette disposition, ils ont les exemples de la plupart des gens qui les entourent. Tout ce qu'on leur apprend de l'histoire ne consiste qu'en récits de batailles et de massacres. L'hon- neur et la gloire qu'on accorde aux conquérants (qui ne sont pour la plupart que les grands bouchers de l'humanité), achèvent d'égarer l'esprit des jeunes gens; et ils en viennent \ regarder l'art de tuer les hommes comme la grande affaire du genre humain et comme la plus héroïque des vertus. Test par ces degrés que la cruauté, quelque contraire ju'elle soit à la nature, s'insinue dans nos cœurs; et ce jue l'humanité abhorre, la coutume le rend acceptable et nème louable à nos yeux, en nous le montrant comme le diemin de la gloire. C'est ainsi que la mode et l'opinion ont un plaisir de ce qui naturellement n'en est pas un, et [ui ne saurait l'être '. Il faudrait donc veiller avec soin ur cette tendance et y porter remède de bonne heure, de açon à lui substituer, en la développant et en l'encoura- geant, la disposition contraire et beaucoup plus naturelle ui nous porte à la bonté et à la compassion, mais toujours ar ces méthodes lentes et douces qui ont déjà été appli- uées aux deux autres défauts2, dont nous avons parlé plus aut. Il ne sera peut-être pas hors de propos d'ajouter u'il y a une autre précaution à prendre : c'est que, quand s enfants font du mal à leurs camarades en jouant, par îadvertance ou par ignorance, et que ces actions ne peu- mt passer pour des méchancetés accomplies avec l'inten- on de faire du mal, alors même qu'elles amènent des aites fâcheuses, il convient de ne pas y faire attention du ■ut ou tout au moins de ne les relever qu'avec douceur.

1. L'instinct de cruauté est rare chez les enfants. Ce qui se manifeste contraire chez la plupart d'entre eux, c'est une grande sympathie

ur les animaux (Voyez les intéressantes observations de M. Pércz sur sujet, Les trois premières années tir, l'Enfant, p. 28).

2. C'est-à-dire la mollesse et la peur.

{88 'QUELQUES PENSÉES SUT, L'ÉDUCATION.

Je ne saurais trop souvent le répéter en effet, quelque faute que commette un enfant, et quelles qu'en soient les conséquences, ce qu'il faut considérer, lorsqu'on en prend connaissance, c'est le principe d'où elle dérive et l'habi- tude qu'elle peut contribuer à établir ; c'est d'après cela qu'il faut régler la correction, et l'enfant ne doit pas être puni pour le mal qu'il a fait en jouant et par inadver- tance. Les fautes punissables ont leur principe dans la volonté J, et si elles sont de telle nature que l'âge seul puisse les guérir ou qu'elles ne préparent pas le développe- ment des mauvaises habitudes, il faut laisser passer la] faute, de quelques circonstances 'fâcheuses qu'elle soit accompagnée, sans la remarquer ni la blâmer.

117. Un autre moyen d"exciter des sentiments d'huma- nité et de les maintenir vivants chez les enfants, ce sera dej les habituer à être polis, dans leur langage et dans leur conduite, à l'égard de leurs inférieurs et des gens de basse! condition, particulièrement à l'égard des domestiques. IB n'est pas rare d'observer, chez les familles riches, des enfants qui, dans leurs rapports avec les serviteurs de la maison, usent de paroles arrogantes, de termes de mépris, et lei traitent enfin avec hauteur, comme s'ils étaient en vérité! d'une autre race et d'une espèce supérieure. Que ce soient les mauvais exemples, les avantages de la fortune, ou leurs sentiments de vanité naturelle, qui leur inspirent cette arrogance, peu importe! 11 faut la prévenir ou la corriger et les habituer tout au contraire à une conduite affable courtoise et douce, à l'égard des hommes d'un rang infé- rieur-. Ils ne perdront rien de leur supériorité en agissan

1. Combien de fois les parents et. les maîtres ne violent ils pas cett judicieuse règle de discipline! Ils ne regardent qu'aux conséquence de la faute, au tracas qu'elle leur cause, sans regarder au principe.

2. C'est ce que Montaigne nous dit avoir appris de son père : « So" humeur, dit-il, visoit à me r'allier avecques le peuple et celte condi tion d'hommes qui a besoing de nostre ayde. » (Essais, III, xm.) Loct parle ici un langage fort démocratique et fort sage.

I INSTINCT DE LA CRI \l TK CHEZ L'ENFANT. 180

ainsi : au contraire, la distinction sera plus marquée et leur autorité y gagnera. En effet, l'affection s'ajoutera dans l'es- prit dos inférieurs aux marques extérieures du respect, el l'estime pour la personne sera un élément de leur soumis- sion. Les domestiques feront leur service avec plus d'em- pressement et de plaisir, lorsqu'ils verront qu'ils ne sont pas méprisés, pour avoir été placés par la fortune au-des- sous du niveau des autres et aux pieds de leur mai Ire. Il ne faut pas souffrir que les différences établies par le hasard dans les conditions extérieures des hommes fassent perdreaux enfants le respect de la nature humaine. Plus ils sont fortunés, et plus il faut leur apprendre à être bons, à se montrer compatissants et doux pour ceux de leurs frères qui ont été placés à un rang inférieur, et qui ont reçu de la fortune une portion plus exiguë. Si on les a laissé dés le berceau traiter durement et grossièrement ces hommes, sous prétexte que les titres de leur père leur donnaient une petite autorité sur eux, c'est tout au moins une marque de mauvaise éducation; et de plus, si l'on n'y prend garde, c'est le moyen de développer peu à peu leur orgueil naturel. \m point qu'ils n'aient plus que du mépris pour tous ceux qui sont au-dessous d'eux. Et quelle est la conclusion probable? C'est qu'ils deviendront oppresseurs et cruels.

SECTION XVI (118-122).

LA CURIOSITE.

118. La curiosité des enfants (j'ai déjà eu occasion d'en dire un mot1) n'est que le désir de connaître2. Elle mé- rite donc d'être encouragée, non seulement comme un excellent symptôme, mais comme le grand instrument dont la nature se sert pour remédier à notre ignorance native, ignorance, qui sans l'aiguillon de cette humeur inquisitive, ferait de nous des créatures stupides et inuti- les. Pour encourager cet instinct, pour le maintenir actif et en éveil, voici, je crois, les moyens qu'il faut employer :

Ne rejetez, ne dédaignez aucune des questions de l'enfant ; ne souffrez point qu'on s'en moque ; répondez à toutes ses demandes3; expliquez-lui ce qu'il veut connaî-

1. Voyez plus haut g 108.

2. « La curiosité est un penchant de la nature qui va comme au- devant de l'instruction; ne manquez pas d'en profiter. » (Fénelon.)

3. Un écrivain que nous avons souvent cité, M. Pérez, n'est pas de cet avis. « Je commence par déclarer, dit-il, qu'on pose trop de ques- tions aux enfants, et qu'on répond trop à lotîtes celles qu'ils posent eux-mêmes. (L'Education dès le berceau, p. 40). Il vaudrait mieux qu'ils interrogeassent moins et qu'ils observassent davantage. » On peut penser en effet qu'il y a quelque inconvénient à tolérer toujours le babil importun des enfants. Comme l'a observé M. Bain : « La curio- sité des enfants est souvent de mauvais aloi. Ce peut être simplement

LA CURIOSITÉ. 11*1

Ire, (!«• façon à le lui rendre aussi intelligible que le per-

mettenl el son âge el - «prit. Mais ne lui brouillez

pas L'intelligence par des explications, par des idées qui seraient1 au-dessus de son âge, ou par une grande variété de notions qui n'auraient pas de rapport avec l'objet dont il s'agit. Notez dans sa question le point qu'il veut pré- cisément connaître, et ne faites pas attention aux mots qu'il emploie pour s'exprimer. Lorsque vous l'aurez ren- seigné et satisfait là-dessus, vous verrez combien ses pen- sées s'agrandiront d'elles-mêmes, et, par des réponses justes et appropriées, vous pourrez conduire son intelli- gence beaucoup plus loin que vous ne l'imaginiez peut-être. C'est que la connaissance plaît à l'esprit, comme la lu- mière plaît aux yeux. Les enfants l'aiment avec passion et trouvent plaisir à l'acquérir, s'ils voient surtout qu'on tient compte de leurs questions et que leur désir de savoir est encouragé et apprécié. Et je ne doute pas que la grande raison qui fait que les enfants s'oublient dans des diver- tissements frivoles et gâcbent leur temps à des jeux insi- pides, c'est qu'ils ont affaire à des parents maladroits, qui blâment leur curiosité et qui négligent de répondre à leurs demandes. Mais si on traite les enfants avec plus de soin et de tendresse, si on répond à leurs questions comme on doit et de façon à les satisfaire, je suis con- vaincu qu'ils trouveront plus de plaisir à apprendre, à ac- croître leurs connaissances dans les sujets qui leur offrent de la variété et de la nouveauté, clgst-à-dire ce qui leur jalajtjrvant toutes choses, qu'ils n'en ont à recommencer toujours le même jeu et à reprendre les mêmes jouets.

119. 2" Non seulement il faut répondre sérieusement aux questions des enfants et les instruire de ce qu'ils désirent

un mouvement d'égoïsme, un désir de déranger, de se faire écouter et servir. <La Science de l'Education, p. 67.) Il y a certainement un j uste milieu à chercher entre la condescendance excessive de Locke qui veut qu'on réponde à tout, et la rigueur maladroite des parents qui ne répondenl à rien ou à presque rien.

192 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

savoir, comme si c'était quelque chose qu'il leur importât réellement de connaître, mais il faut encore encourager leur curiosité d'une autre façon. 11 faut louer devant eux les personnes qu'ils estiment, pour les connaissances qu'elles possèdent sur tel ou tel sujet. Et puisque l'homme est dés le berceau un être vain et orgueilleux, ne craignez pas de flatter leur vanité pour des choses qui les rendront meilleurs. Laissez leur petit orgueil se porter vers tout ce qui peut tourner à leur avantage. D'après ces principes, vous reconnaîtrez qu'il n'y a pas d'aiguillon plus puissant pour exciter votre fils aîné à apprendre ce que vous désirez qu'il apprenne, que de lui confier le soin de l'enseigner lui-même à ses frères et à ses sœurs puînés1.

120. Si l'on doit ne jamais négliger les questions des enfants, on doit aussi avoir grand soin de ne leur faire ja- mais de réponses trompeuses et illusoires *. Ils s'aperçoi- vent bien vite qu'on les néglige et qu'on les trompe ; et ils ne tardent pas à devenir négligents, dissimulés et men- teurs, s'ils observent qu'on est tout cela avec eux. C'est notre devoir de respecter la vérité dans tous nos discours, mais surtout quand nous causons avec les enfants : car si nous nous amusons à les tromper, non seulement nous ne répondons pas à leur attente, nous empêchons qu'ils ne s'instruisent, mais nous corrompons leur innocence et nous leur enseignons le pire de tous les défauts. Ce sont des voyageurs nouvellement arrivés dans un pays étrange dont ils ne connaissent rien : nous devons par conséquent nous faire scrupule de les tromper. Et bien que leurs ques- tions puissent nous paraître parfois insignifiantes, il n'en

1. C'est à cet instinct, qui porte l'enfant à communiquer ce qu'il sait, qu'était en partie le succès qu'ont obtenu en leur temps les mé- thodes d'enseignement mutuel.

2. C'est en effet une faute, « un crime de lèse-innocence », que de tromper l'enfant et d'abuser de sa crédulité. Ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'il est permis aux parents de déguiser la vérité dans leurs réponses à des questions indiscrètes et inopportunes.

LA Cl RIOSITE 193

faul pas moins leur faire des réponses sérieuses; car elles ont beau nous paraître indignes d'être faites, à nous qui en connaissons depuis longtemps la solution, elles n'en sont pas moins importantes pour un enfantqui ignore toutes choses- Les enfants sont étrangers à ce qui nous est le plus familier, et toutes les choses qui s'offrent à eux leur sont inconnues, comme elles l'ont été pour nous-mêmes. Heureux ceux qui trouvent des gais polis, disposés à tenir compte de leur ignorance, et qui les aident à en sortir!

Si vous ou moi nous étions tout d'un coup transportés ou Japon, avec toute notre sagesse et toute notre science, qui nous disposent précisément à mépriser les pensées et les questions des enfants; si, dis-je, nous étions transpor- tés au Japon, nous serions forcés (au cas nous voudrions nous informer de tout ce que nous ne connaissons pas) de poser mille questions, qu'un Japonais hautain ou inconsi- déré pourrait trouver sottes et absurdes, quoique pour nous il fût très important et très utile de les voir résolues; et nous serions bien aises alors de rencontrer un homme assez complaisant et assez poli pour satisfaire notre curio- sité et éclairer notre ignorance.

Lorsque quelque chose de nouveau s'offre à leurs yeux, les enfants posent ordinairement la question familière aux étrangers : « Qu'est-ce que cela? . Kt par ils n'entendent le plus souvent demander que le nom de la chose. 11 suffira donc de leur dire comment elle s'appelle, pour répondre exactement à leur demande. La question qui d'habitude suit celle-là, c'est : a A quoi cela sert-il? » A cette de- mande aussi vous devez répondre franchement et directe- meni. Expliquez à l'enfant les usages de l'objet dont il B'agil : montrez-lui comment on s'en sert,' dans la mesure ses facultés pourront le comprendre. Procédez de même pour toutes les autres circonstances qui provoque- ront ses questions et ne le laissez jamais s'éloigner, sans les avoir satisfaites, autant que possible, par une explication. F.t peut-être pour un homme mûr lui-même ces conversa- is

1!M QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

lions enfantines ne seront pas aussi vaines, aussi insigni- fiantes que nous serions portés à le croire. Les questions spontanées et imprévues d'un enfant curieux et chercheur présentent parfois à l'esprit de quoi faire travailler la pen- sée d'un homme réfléchi. Je croirais volontiers qu'il y a plus à apprendre dans les questions inattendues des en- fants, que dans les discours des hommes faits qui tournent toujours dans le même cercle, qui obéissent à des notions d'emprunt et aux préjugés de l'éducation1.

121. Ce ne sera peut-être pas un mal, pour exciter la curiosité des enfants de leur mettre quelquefois sous les yeux des choses étranges et nouvelles, afin de provoquer leurs recherches et de leur donner l'occasion de s'enqué- rir à ce sujet. Si par hasard leur curiosité les porte à de- mander quelque chose qu'ils ne doivent point savoir, il vaut beaucoup mieux leur dire nettement que c'est une chose qu'il ne leur appartient pas encore de comprendre, que de détourner leur curiosité par un mensonge ou par une réponse frivole -.

1. Observations très fines et très justes. Les enfants, précisément parce qu'ils ne savent rien, voient les choses autrement que nous, et parfois avec plus de justesse. Leur logique déroute souvent nos préjugés. Il en est du reste pour leur langage comme pour leurs idées. M. Max Muller a pu dire : « Ce sont les enfants qui épurent les langues : ils ont éliminé peu à peu un grand nombre de formes irrégulières. »

2. C'est une grave queslion de savoir comment on doit répondre à certaines questions embarrassantes des enfants. « La curiosité des enfants, dit Kant, demande, par exemple, d'où viennent les enfants ; mais on les satisfait aisément, ou bien en leur faisant des réponses qui ne signifient rien, ou bien en leur répondant que c'est une ques- tion d'enfant. » Mme Campan veut, comme Locke, qu'on leur dise : « Vous ne pouvez comprendre cela pour le moment. » D'autres sont d'avis qu'il n'y a qu'à arguer de sa propre ignorance, et à dire : « Je ne sais pas. » Ils font valoir, pour justifier ce dernier moyen, qu'il est bon que l'enfant s'habitue de bonne heure à reconnaître les limites de notre science. Mais on peut dire, à rencontre de ce système, que la curiosité de l'enfant ne se laisse pas si vite désarmer, qu'elle ne se rend pas aisément à cette prétention d'ignorance, et qu'alors l'enfant qui n'est pas satisfait, ou bien cherchera par lui-même la réponse désirée, ou bien s'adressera à d'autres personnes dont la discrétion ne

LA CURIOSITÉ. 195

lk22. La pétulance d'esprit, qui parfois se manifeste de si bonne heure chez les enfants, procède de causes qui rarement accompagnent une forte constitution du corps, et rarement aboutissent à former un jugement solide. S'il était désira- ble de rendre un enfant plus vif et plus parleur qu'il ne l'est, je crois qu'on en trouverait aisément le moyen; mais je suppose qu'un père avisé préférera que son fils devienne un homme capable et utile à la société, quand il sera grand, et qu'il ne soit pas un amusement et une agréable compagnie pour ceux qui l'entourent, quand il est petit; sans compter que, à considérer même les choses ainsi, je crois pouvoir affirmer qu'il n'y a pas autant de plaisir à entendre un enfant bavarder avec agrément qu'à l'entendre raisonner avec justesse. Encouragez donc en toutes choses son humeur curieuse, et pour cela donnez satisfaction à ses questions ; éclairez son jugement autant qu'il peut être éclairé. Lorsque l'explication qu'il imagine lui-même est admissible à quelque égard, laissez-le jouir des éloges et de l'estime qu'elle lui vaut; mais lorsqu'elle est tout à fait déraisonnable, sans vous moquer de sa méprise, remet- tez-le doucement dans le droit chemin. Et s'il montre quel- que disposition à raisonner sur les choses qui s'offrent à lui, faites tous vos efforts pour que personne ne le con- trarie dans cette tendance ou ne l'égaré par des réponses captieuses et illusoires. Car après tout, le raisonnement, qui est la plus haute et la plus importante faculté de l'es- prit, mérite les plus grands soins et doit être cultivé avec attention, puisque le développement régulier, l'exercice de la raison est la perfection la plus haute que l'homme puisse atteindre dans la vit*.

sera pas la même. Nous serions d'avis pour notre part qu'il convient de biaiser sur ses questions, et que les « réponses frivoles » dont Locke ne veut pas. ne sont pas sans prix en pareil cas. L'enfant se contente vite; ses questions n'ont pas d'ailleurs toujours tout le sens qu'elles semblent avoir, et une explication quelconque pourra satisfaire sa naïve curiosité.

SECTION XVII (123-127).

DE LA NONCHALANCE ET DE LA FLANERIE.

125. On observe parfois chez les enfants une disposi- tion toute contraire à cette humeur active et curieuse dont nous venons de parler, une insouciance distraite, une sorte d'indifférence pour toutes choses, une tendance à lanterner en toute affaire. Cette nonchalance d'humeur est selon moi le pire défaut qui puisse se manifester chez un enfant, le plus difficile à corriger, quand il a son principe dans le tempérament. Mais comme on peut s'y tromper dans certains cas, il faut avoir soin d'apprécier exactement les causes de cette indifférence pour la lectureou pour foute autre occupation, quand il arrive qu'on ait à la reprendre chez les enfants. Lorsqu'un père soupçonnera que son fils est d'un naturel nonchalant, qu'il l'observe avec attention, pour reconnaître s'il est distrait et indifférent dans toutes ses actions, ou au contraire s'il ne se montre lent et pares- seux que dans quelques-unes de ces occupations, restant énergique et ardent dans toutes les autres. Car il a beau flâner avec ses livres, et s'oublier à ne rien faire pendant une bonne partie du temps qu'il passe dans sa chambre ou dans la salle d'étude : gardez-vous d'en conclure aussitôt qu'il est indolent de caractère ou de tempérament. Cel

DE LA NONCHALANCE Kl DE LA I LANERIE. 1!)7

peut être l'effet, ou de son jeune âge, ou- de ce qu'il préfère à l'étude une autre occupation qui absorbe toutes ses pen- Peut-étre ne déteste-t-il les livres, que par cette rai- son toute simple qu'on lui fait une obligation de les lire. Pour Bavoir exactement ce qu'il en est, vous le surveillerez dans ses jeux, quand il n'est plus dans la salle d'étude, quand l'heure de la leçon est passée, et qu'il s'abandonne librement à ses propres goûts. Voyez alors s'il est remuant et actif, s'il conçoit des desseins, s'il est capable de les poursuivre avec vigueur et ardeur, jusqu'à ce qu'il ait at- teint l'objet de son désir, ou s'il laisse au contraire passer le temps paresseusement et d'un air distrait. S'il n'est pa- resseux qu'avec les livres, je pense qu'on pourra facilement le guérir de son indolence ; mais si l'indolence est le fond de sa nature, il faudra pour y remédier plus d'attention et plus d'efforts.

12-4. Si l'ardeur qu'il déploie dans ses jeux, et pour toutes les choses qu'il se met en fantaisie de faire, dans l'intervalle de ses heures de travail, vous est une preuve qu'il n'est pas d'un tempérament paresseux, mais que le défaut de goût pour les livres est la seule chose qui le rende négligent et peu appliqué dans ses études, la pre- mière chose à faire, c'est de lui représenter doucement la folie et l'inconséquence de sa conduite, puisqu'il perd une bonne partie du temps qu'il pourrait employer à ses plai- sirs. Mais il faudra lui faire ces représentations dans un langage doux et calme, sans insister beaucoup la première fois, et en se contentant de lui présenter brièvement ces simples raisons '. Si parce moyen vous réussissez, vous aurez triomphé de la difficulté parles voies les meilleures, celles de la raison et de la douceur. Si ce premier effort n'a pas de résultat, essayez de faire honte à l'enfant de sa

1. Peut-être au l'GU raisonner avec l'enfant sur l'inconséquence et la folie de sa conduite, vaudrait-il mieux lui présenter des objets sensibles, intéressants, en rapport avec ses goûts, et qui puissent éveiller sa curiosité.

498 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

paresse, en le raillant sur ce défaut. Lorsqu'il s'assoit à ta- ble, s'il n'y a pas d'étrangers présents, demandez lui cha- que jour combien de temps il a mis à ses devoirs; et s'il ne les a pas achevés dans lelaps detemps raisonnablement nécessaire pour les expédier, tournez-le en ridicule pour sa lenteur, mais sans mêler à vos railleries aucune répri- mande1. Contentez-vous de le traiter avec froideur, et persé- vérez dans cette attitude jusqu'à ce qu'il soit corrigé. Ayez soin d'ailleurs que sa mère, son précepteur et tous ceux qui l'entourent agissent de même avec lui. Si cette con- duite n'a pas l'effet que vous souhaitez, dites-lui alors qu'il ne sera pas plus longtemps tourmenté par un précepteur dans l'intérêt de son instruction, qu'il ne vous convient plus de dépenser inutilement votre argent pour qu'il fasse le pa- resseux malgré la présence de son maitre ; et que, puis- qu'il préfère à ses livres tel ou tel amusement (celui qui lui plaît le plus), il est libre désormais de ne pas faire autre chose'2. Dès lors obligez-le de se consacrer exclusive- ment à son jeu favori, occupez-l'y sans relâche et le plus possible, le matin, l'après-midi, jusqu'à ce qu'il en soit ras- sasié et dégoûté3, et qu'il désire à n'importe quel prix pren- dre quelques heures sur son amusement pour revenir à ses livres. Mais quand vous lui faites ainsi de son jeu une lâche, vous devez l'observer vous-même, ou confier ce soin à une autre personne, afin de vous assurer qu'il s'emploie cons- tamment à cet amusement et qu'il ne lui est pas permis d'être paresseux aussi. Oui, observez-le vous-même, car la chose vaut bien la peine qu'un père, quelles que soient ses occupations, consacre deux ou trois heures par jour à

1. Le ridicule a-t-il beaucoup de chance d'émouvoir des esprits indolents et mous, comme ceux dont il s'agit?

l2. Locke recommande ici des expériences dangereuses et qui se tourneraient peut-être, si elles étaient réalisées, contre le but qu'il veut atteindre.

3. C'est encore un remède dangereux, qui pourrait produire des résultats contraires à celui que Locke veut atteindre.

DE NONCHALANCE ET DE LA FLANERIE. 190

son fils pour le guérir d'un défaut aussi grave que la non- chalance.

lc25. Tel est le remède que je propose, si la paresse de l'enfant est l'effet non de son tempérament général, mais d'une aversion particulière pour l'étude, aversion naturelle ou acquise ; et il faut avant tout par un examen attentif démêler à quel cas on a affaire1. Mais bien qu'il faille avoir les yeux sur lui pour épier ce qu'il fait, pendant le temps qu'il est livré à lui-même, vous devez cependant vous y prendre de façon à ne pas lui laisser voir qu'il est sur- veillé, soit par vous, soit par une autre personne: car cela pourrait l'empêcher de s'abandonner à son inclination. En effet, préoccupé qu'il est d'une seule pensée et n'osant pas, à raison de la crainte que vous lui inspirez, faire ce qu'il a dans la tête ou dans le cœur, il négligera toutes les occupations pour lesquelles il n'a aucun goût, et il vous sem- blera paresseux et distrait, alors qu'en réalité il a l'esprit attentif et appliqué à quelque chose qu'il n'ose pas faire, de crainte que vous le voyiez ou que vous le sachiez. Pour bien éclaircir ce point, l'épreuve doit être faite en votre absence, quand il n'est pas retenu et gêné par l'idée que quelqu'un a les yeux fixés sur lui. Dans ces moments de pleine liberté, chargez une personne sûre d'observer comment il emploie son temps et sil continue à flâner paresseusement, lorsque, débarrassé de tout contrôle, il est entièrement livré à lui-

I. La paresse n'est le plus souvent que le dégoût causé par une étude qu'on n'a pas su rendre agréable à l'enfant ou qui n'était pas encore appropriée à ses facultés. Toutes les fois que l'étude fera véritablement agir l'esprit de l'enfant, on peut espérer qu'il ne sera plus paresseux : car partout il y a activité, il y a plaisir, et l'enfant n'est paresseux pour l'étude que parce qu'il n'y trouve pas du plaisir, Il y a cependant des enfants dont le tempérament nonchalant semble réfractaire à toute 'le travail. C'est avec ceux-là qu'il faut suivre les précautions que Locke indique ici, sans se décourager si l'on ne réussit pas du premier coup. A part quelques natures absolument ingrates et rebelles, dwnt rien ne saurait vaincre la torpeur, il arrive presque toujours que \ta esprits les plus nonchalants se réveillent, grâce au progrès de l'âge qui dénoue leurs lacultés.

200 QUELOUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

même. Alors, à la façon dont il emploiera ces heures de liberté, vous discernerez aisément si c'est une nonchalance de nature, ou simplement l'aversion pour les livres qui le rend paresseux aux heures d'étude.

126. Si c'est une faiblesse de tempérament qui lui abat et appesantit d'esprit, s'il est naturellement indolent et rêveur, cette disposition ne promet rien de bon. et de toutes elle est peut-être lapins difficile à guérir : car elle a géné- ralement pour conséquence l'indifférence de l'avenir, et par conséquent elle supprime les deux grands ressorts des actions humaines, la prévoyance et le désir. Et la difficulté est précisément de faire naître et de développer ces deux qualités, lorsque la nature a formé un caractère froid et qui leur est opposé. Dès que vous vous êtes assuré que tel est le cas de voire enfant, vous devez examiner avec soin s'il n'y a pas de choses qui excitent ses préférences. Si vous pouvez découvrir dans son esprit un goûtparticulier l, cultivez cette disposition de toutes vos forces, et servez-vous-en pour le faire agir, pour exercer son activité. S'il aime la louange, ou le jeu, ou les beaux habits, etc.; ou si d'autre part il redoute la douleur, s'il a peur de tomber en disgrâce ou de vous déplaire, etc.: quelle que soit enfin la chose qu'il aime le plus (hormis la paresse qui ne saurait jamais être un ressort d'action), mettez celte inclination en œuvrepour éveiller son esprit, pour l'obliger à se secouer lui-même. En effet, avec un tempérament indolent vous n'avez pas à redouter, ce qu'il faudrait craindre ailleurs, d'exalter une tendance quelconque par des encouragements immodérés. C'est la vivacité des désirs qui fait défaut; c'est par consé- quent ce que vous devez vous efforcer d'exciter et d'accroi- tre : car partout il n'y a pas de désir, il n'y a pas d'activité 2.

1. A une condition pourtant, c'est que ce « goût particulier » soit innocent et inoffensif.

2. Excellents principes psychologiques. L'activité consciente n'est

m: la nonchalance et de la FLANERIE. 201

127. Si par ces moyens vous ne parvenez point encore à dominer votre enfant, à exciter son ardeur et son activité vous devez l'occuper constamment à quelque travail cor- porel, et lui donner ainsi l'habitude de faire quelque chose, n'importe quoi. Sans doute, si l'on pouvait l'appli- quer rigoureusement à une étude quelconque, ce serait le meilleur moyen de l'accoutumer à exercer et à captiver son esprit. Mais comme l'attention de l'esprit est chose invisible, et que personne ne peut savoir si l'enfant est attentif ou ne l'est pas, vous devez lui imposer des occupa- tions corporelles auxquelles vous l'appliquerez sans relâ- che ; et si ces travaux sont pénibles ou grossiers, cela ne sera pas un mal: il s'en fatiguera plus vite et n'aura qu'une plus grande envie de retourner à ses livres. Mais ayez bien soin, quand vous lui faites échanger l'étude contre un autre genre de travail, de lui imposer une tâche déterminée , qui doit être achetée dans un temps déterminé, de façon à ne lui offrir aucune occasion de paresse. Quand vous aurez obtenu par ce moyen qu'il soit attentif et laborieux dans ses études, vous pouvez le récompenser d'avoir terminé sou devoir avant l'heure fixée, en le déchargeant d'une par- tie du reste de sontravail ; vous diminuerez ce travail peu à peu, à mesure que vous trouverez son application plus grjnde et plus zélée, et enfin vous le supprimerez tout à fait, quand il sera entièrement guéri de son indifférence pour les livres.

que la recherche du plaisir. Elle suppose par conséquent le désir et sera d'autanl plus énergique que le désir fera plus vif.

SECTION XVIII (128-129).

FAUT-IL CONTRAINDRE LES ENFANTS?

128. Nous avons déjà fait remarquer que la variété et la liberté sont les choses qui plaisent le plus aux enfants et qui les attachent à leurs jeux, et que par conséquent il ne faut pas leur imposer comme une obligation forcée, soit la lecture, soit toute autre étude1.

C'est ce que les parents, les précepteurs et les maîtres sont généralement trop portés à oublier. L'impatience qu'ils ont de voir l'enfant occupé aux études qui lui conviennent ne leur laisse pas le temps de recourir au moindre artifice, et l'enfant, de son côté, averti par les ordres réitérés qu'on lui adresse, distingue bien vite ce qu'on exige et ce qu'on n'exige pas de lui. Une fois que, par ces imprudences, on l'a dégoûté des livres, il faut pour remédier au mal pren- dre un autre tour. Et comme il est trop tard pour essayer directement de lui présenter l'étude comme un diver- tissement, il faut procéder en sens inverse. Observez le jeu

1 . Locke appartient sur ce point à l'école des pédagogues trop com- plaisants, qui, comme Fénelon, veulent que l'enfant apprenne tout en jouant, liant a vigoureusement réfuté cette erreur. « On dit toujours qu'il faut tout présenter aux enfants, de telle sorte qu'ils le fassent par inclination. Dans beaucoup de cas, sans doute, cela est bon, mais il y a beaucoup de choses qu'il faut leur prescrire comme des devoirs. »

FMT-IL CONTRAINDRE LES EHFANTSV

qui lui plait le plus, et ordonnez-lui de s'y appliquer un certain nombre d'heures par jour, non pour le punir d'ai- mer ce jeu, mais en lui laissant croire que c'est le devoir que vous lui imposez. Par là, si je ne me trompe, l'enfant au bout de quelques jours sera si fatigué de son jeu favori, qu'il préférera ses livres à n'importe quoi, surtout s'il peut en s'y appliquant, se racheter d'une par- tie de la tâche que vous lui avez imposée, et si vous lui permettez de consacrer à la lecture ou à quelque autre exercice réellement utile une .partie du temps que vous lui avez ordonné d'employer au jeu l. C'est en tout cas une méthode meilleure que celle qui consiste à défendre (elle ne fait en général qu'accroître le désir), ou qui a recours aux châtiments. En effet une fois que vous avez ras- sasié son appétit (ce qui peut se faire sans danger pour toutes choses, excepté le manger et le boire), et que vous l'avez dégoûté par la satiété de ce que vous vouliez lui faire évi- ter, vous avez semé dans son esprit un germe d'aversion, et vous n'avez guère plus à craindre qu'il se reprenne à aimer le même jeu.

129. C'est, je crois, une vérité banale que les enfants en général n'aiment pas à rester inactifs-. Il s'agit donc seulement d'employer leur activité à quelque chose qui leur soit utile. Si vous voulez en arriver là, vous devez leur présenter comme une récréation et non comme une tâche à remplir tout ce que vous désirez qu'ils fassent". A cet effet, et pour qu'ils ne s'aperçoivent pas

1. A moins qu'il ne préfère un autre jeu, ce qui arrivera plus sou- vent que Locke ne le croit.

2. Voyez sur ce sujet. M. Necker de Saussure, Éducation progressive. 1. III, ch. m. Activité. C'est surtout Frœbet qui a mis eu lumière le caractère actif de l'enfant. L'activité est, à ses yeux, avec la curiosité et la personnalité, un des trois caractères essentiels de l'enfance. Les anciens pédagogues avaient de singuliers préjugés à ce sujet. l'iollin, par exemple, n'hésite pas à dire : « Nous naissons paresseux, ennemis du travail. »

~>. Abu- de l'éducation attrayante.

204 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

que vous y êtes pour quelque chose, voici comment vous devez procéder: dégoûtez-les de tout ce que vous ne voulez pas qu'ils fassent, en les forçant à le faire, sous un prétexte ou sous un autre, jusqu'à ce qu'ils en soient fatigués. Par exemple, trouvez-vous que votre enfant s'oublie trop long- temps à jouer à la toupie ou au sabot ? Ordonnez-lui d'y jouer un certain nombre d'heures par jour, et voyez ce qui arrivera : il ne tardera pas à en avoir assez et à désirer la fin de cet amusement. Si de cette manière vous avez su lui imposer comme une tâche les jeux qui vous déplaisent, vous le verrez bientôt de lui-même se retourner avec joie vers les choses que vous désirez qu'il aime; surtout si vous les lui annoncez comme une récompense, pour s'être acquitté de sa tâche au jeu que vous lui avez imposé. Si en efel il reçoit l'ordre chaque jour de fouetter sa toupie, assez de temps pour qu'il s'en fatigue, ne pensez-vous pas qu'il s'appli- quera spontanément et avec ardeur à ses livres, qu'il les réclamera même, si vous les lui promettez comme le prix de l'empressement qu'il aura mis à fouetter sa toupie pen- dant tout le temps prescrit?1. Les enfants ne font pas grande différence entre les choses, pourvu qu'elles soient appropriées à leur -âge. Ce qui leur importe, c'est d'agir. Quand ils préfèrent une occupation à une autre, c'est sur l'opinion d'autrui qu'ils se règlent, de sorte qu'ils sont tout disposés à regarder effectivement comme une récom- pense tout ce que les gens qui les entourent leur présentent comme une récompense.

Grâce à cet artifice, il dépend de la volonté de leur gou- verneur de leur faire prendre le jeu de sauter à cloche-pied comme la récompense de leur leçon de danse, ou vice versa ; il dépend de lui de leur faire trouver le même plaisir à lire ou à fouetter leur toupie, à étudier la sphère ou à jouer à la fossette. Tout ce qu'ils désirent, c'est d'être

1. Locke caresse sa fantaisie et se laisse aller à de dangereuses cl li mères.

FAI TU CONTRAINDRE I ES ENFANTS! 205

occupés, pourvu que ce soit à des occupations de leur choix ou qu'ils croient telles, pouvu qu'ils puissent regar- der le droit de s\ appliquer comme une faveur qui leur est faite pas leurs parents, ou par des personnes qu'ils res- pectent et dont ils veulent mériter l'estime. Des enfants qu'on élèverait d'après ces méthodes et qu'on protégerait contre les mauvais exemples des autres, seraient tous dis- posés, je crois, à lire, à écrire, à faire enfin ce qu'où vou- drait, avec autant d'empressement et d'ardeur que les autres en mettent à leurs jeux ordinaires. Et une fois que l'aîné de la famille aura été formé d'après ces principes, que ces méthodes seront devenues comme la règle de la maison, il sera aussi impossible de les détourner de l'étude qu'il l'est ordinairement de les détourner du jeu.

SFXTION XIX (130

DES JOUETS

150. Quant aux jouets 1, je suis d'avis que les enfants doi- vent en avoir et de diverses sortes ; mais il faut toujours lais- ser ces jouets aux mains de leurs précepteurs ou d'une autre personne, de sorte que l'enfant n'en ail jamais en sa pos- session qu'un seul à la fois, et qu'il ne soit jamais autorisé à en avoir un second qu'après avoir rendu le premier. Par ce moyen, on lui apprendra de bonne heure à être soigneux, à ne pas perdre, à ne pas gâter, les choses qu'on lui met entre les mains. Au contraire, si l'on met à sa disposition une grande quantité de jouets de touteespèce, on le rend capri- cieux et négligent, on l'habitue de bonne heure à devenir dissipateur et prodigue. Ce sont là, je l'avoue, de petites choses, et qui peuvent paraître indignes du souci d'un pré- cepteur, mais il ne faut rien négliger ni dédaigner de ce qui peut former l'esprit des enfants. Tout ce qui contribue à leur faire prendre des habitudes mérite l'attention et les soins de ceux qui les dirigent, et, à raison des conséquences

1. Il faut savoir gré à Locke de traiter la question des jouets, trop négligée par les pédagogues. Il en a compris l'importance. Montaigne avait déjà dit : « Il fault croire que les jeux des entants ne sont pas jeux, et les fault juger en eulx comme leurs plus sérieuses actions. » (Essais, I, xxn ) Frœbel qui, mieux que personne, a compris la néces- sité de fane jouer l'enfant, disait : « L'enfant qui joue e^t chose sacrée. »

DES Jnl l I- '207

possibles, ne saurai! passer pour une chose insignifiante. Il y a une chose encore qu'on doit recommander à l'at- tention des parents, à propos des jouels de leurs enfants. Bien que j'accorde qu'ils doiventen avoir de diverses sortes, je ne crois pourtant pas qu'il faille leur en acheter l. On évi- tera par cette grande variété d'amusements qui trop souvent les encombre, qui n'a d'autre résultat que de disposer les esprit au goût du changement, à l'amour des inutilités, à une perpétuelle inquiétude; qui enfin les habi- tue à désirer toujours quelque chose de nouveau, sans savoir quoi, et à n'être jamais contents de ce qu'ils ont. Dans le grand monde, on fait à ces pauvres petits plus de mal qu'on ne pense parles cadeaux qu'on leur offre, pour faire la cour à leurs parents. Parla ils apprennent l'orgueil, la vanité, la convoitise, même avant de savoir parler. J'ai connu un jeune enfant à tel point affolé par le nombre et la variété de ses jouets qu'il forçait chaque jour sa bonne à les passer en revue ; il était si amoureux de cette abondance qu'il ne croyait jamais en avoir assez et qu'il ne cessait de répéter: « Et après? Et après ? Que me donnera- t-on encore? » La belle manière vraiment de lui appren- dre à modérer ses désirs, la bonne méthode pour former un homme heureux et content de ce qu'il a !

« Mais, dira-t-on, quels jouets auront donc les enfants, si on ne leur en achète pas? » Je répondrai qu'ils doivent se les faire à eux-mêmes, ou du moins s'y essayer, s'appli- quer à ce travail ; jusqu'à ce qu'ils aient acquis ce talent, il ne faut pas leur donner de jouets du tout, ou du moins ne leur donner que ceux qui n'exigent pas un grand artifice.

1. Locke, évidemment exagère. Il n'y a aucun inconvénient à acheter à l'enfant des jouets simples, comme une balle, des billes, une toupie. Mais il ne faut pas tomber non plus dans l'excès des parents qui com- blent leurs enfants de joujoux artificiels et qui ne leur laissent par suite aucune initiative dans leurs amusements. Conférez Rolliii : « Il ne faut pas se mettre beaucoup en peine pour leur procurer des plaisirs : ils en inventent assez d'eux-mêmes. »

iiis OUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

De petits cailloux, une feuille depapier, le trousseau de clés de leur mère, enfin tout objet qu'ils peuvent manier sans se faire mal, tout cela convient beaucoup mieux pour amu- ser les enfants que ces joujoux coûteux et recherchés qu'on va acheter dans les boutiques et qui sont presque aussitôt dérangés et brisés1. Les enfants ne sont jamais affligés ou de mauvaise humeur pourn'avoirpasde ces joujoux, àmoins qu'on neleurenait déjà donné. Tant qu'ils sontpetits, tout ce qui leur tombe sous la main suffit pour les divertir ; et lorsqu'ils sont plus grands, si l'on n'a pas commis la faute de se mettre follement en dépense pour leur fournir des jouets, ils sauront bien en fabriquer eux-mêmes2 .A la vérité, lorsqu'ils ont commencé à travailler à quelqu'une de leurs inventions, il convient que vous les aidiez, que vous les diri- giez dans leur travail. Mais il ne faut rien leur donner tant qu'ils restent sans rien faire, attendant du travail des autres ce qu'ils ne veulent pas fabriquer de leurs propres mains. Si, clans leur travail une difficulté les arrête, aidez-les à la sur- monter, et ils vous chériront plus pour cela que pour tous les jouets de luxe que vous auriez pu leur acheter. Cepen- dant vous pouvez leur donner certains jouets qu'ils n'ont pas le talent de fabriquer eux-mêmes, tels que les toupies, les sabots, les raquettes, et autres semblables, avec lesquels on ne peut jouer sans prendre quelque peine. Ces jouets-là, il convient qu'ils les possèdent, non pour varier leurs amusc-

1. Conférez le passage suivant de Rousseau: ... « Point de grelots, point de hochets; de petites branches d'arbre avec leurs fruits ot leurs feuilles, une tète de pavot dans la quelle on entend sonner les graines, un bâton de réglisse qu'il peut sucer et mâcher, amuseront autant l'enfant que de magnifiques colifichets, et n'auront pas l'in- convénient de l'accoutumer au luxe dès sa naissance. »

2. Tous les observateurs de l'enfant sont d'accord pour reconnaître la merveilleuse aptitude à se trouver lui-même des amusements et des jeux. L'enfant veut créer sans cesse. C'est une création qu'un trou en terre. De cette même terre qui sort du trou et qu'il tasse avec ses mains, l'enfant élève des montagries qui lui paraissent d'une hauteur incalculable; un tas de poussière représente des architectures féeriques. (Champfleury, les Enfants, p. 55.)

DES JGTETS. 20«J

ments, mais pour qu'ils soient forcés do prendre de l'exer- cice: encore doit-un les leur donner aussi simples que pos- sible. S'ils mit par exemple une toupie, laissez-leur le soin de fabriquer et de préparer le fouet et la courroie dont ils ont besoin pour la fouetter. Si [es bras croisés ils attendent que tous ces jouets leur tombent des nues, il faut qu'ils s'en passent. Vous les habituerez ainsi à se procurer par eux- mêmes et par leurs propres efforts tout ce qui leur manque. En même temps ils apprendront à être modérés clans leurs désirs, appliqués, actifs, industrieux, inventifs, économes : qualités qui leur seront utiles une fois qu'ils auront atteint d'homme, et qu'on ne saurait leur enseigner trop tùt, ni trop profondément leur inculquer. Tous les jeux, tous les divertissements des enfants doivent tendre à former de bonnes, d'utilcshabitudes, sans quoi ils leur en donneront de mauvaises. Tout ce que fait l'enfant laisse une impres- sion dans sa tendre nature, et parla il contracte une dispo- sition pour le bien ou pour le mal; rien de ce qui a une telle influence ne doit être négligé '.

1. On peut dire que Locke entrevoit dans ce passage les idées que Fio-bel a expliquées, lorsqu'il a systématiquement organisé les jeux de l'enlant de laçon à développer ses facultés et à former ses habitudes.

14

SECTION XX (151-135).

DU MENSONGE CHEZ LES ENFANTS.

. 151. Le mensonge est un moyen si commode et si simple pour couvrir une faute commise, et, d'autre part, il est si fort à la mode parmi les personnes de toute condition, qu'un enfant ne peut manquer de remarquer l'usage qu'on en fait en toute occasion, et qu'on ne peut, sans une sévère sur- veillance, l'empêcher d'y recourir à son tour. Mais c'est un si vilain défaut, et il y a tant de mauvaises qualités qui en découlent, et qui, pour ainsi dire, grandissent à l'ombre du mensonge, qu'on doit inspirer à l'enfant pour ce vice le plus d'horreur possible. Il ne faut en parler devant lui (si l'occasion se présente d'en faire mention) qu'avec les marques de l'exécration la plus vive, comme d'un défaut incompatible avec le nom et le caractère d'un gentleman, à ce point qu'un homme honorable ne saurait souffrir qu'on l'accusât d'avoir menti1. Montrez à l'enfant que le mensonge passe pour un déshonneur suprême, qui ravale l'homme au rang le plus infime et le plus bas, qui le con-

1. Kant parle du mensonge avec la même vivacité que Locke « C'est par le mensonge que l'enfant se rabaisse au-dessous de la dignité humaine... Le mensonge fait de l'homme un objet de mépris général, et il lui enlève à ses propres yeux l'estime et la confiance que chacun devrait avoir à l'égard de soi-même. »

Dl MENSONGE CHEZ LES ENFANTS. 211

fond avec les hommes les plus méprisables, avec la vile canaille. i'n De saurait donc le tolérer chez ceux qui «veulent garder leur rang dans la société et mériter dans le monde quelque estime et quelque crédit. La première l'ois qu'un enfant sera pris en flagrant délit de mensonge, on doit plutôt témoigner de la surprise comme en présence d'une monstruosité, que le reprendre comme pour une faute ordinaire '. Si cela ne suffit pas pour empêcher la réci- dive, il faut la seconde fois le réprimander durement, et lui faire sentir qu'il est en disgrâce complète auprès de son père, de sa mère et de tous ceux, qui connaissent sa faute. Enfin, si vous ne réussissez pas à le corriger par ces moyens, il faut recourir au fouet : car, après tous les avertissements que vous lui avez donnés, un mensonge prémédité doit être toujours considéré comme un acte de rébellion qui ne peut rester impuni2.

15... Les enfants, pour ne pas laisser apparaître leurs fautes dans toute leur nudité, sont disposés, comme tous les fils d'Adam, à chercher des excuses. C'est un travers qui avoisine le mensonge et qui y conduit; il ne faut donc pas le leur passer; mais on doit les en corriger plutôt en leur faisant honte qu'en les rudoyant. Si donc, quand vous interrogez votre enfant, sa première réponse est une ex- cuse, exhortez-le simplement à dire la vérité. S'il persiste

1. « Lorsqu'un enfant ment, on doit non le punir, mais le traiter avec mépris, lui dire qu'on ne le croira plus à l'avenir ». (Kant.)

2. « En vérité le mentir est un mauldict vice : nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux aultres que par la parole. Si nous en cognoissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à le i, plus justement que d'aultres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordinairement à chasroi auv enfants des erreurs innocentes, tremal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions téméraires qui n'ont ny impression ny suilte. La menterie seule, et, un peu en dessoubs, l'opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on delvroit à toute instance combattre la naissance et le progrès : elles arrivent quand et eulx, et depuis qu'on a donné ce fauls train à la langue, c'est merveille. Combien il esl impossible de l'en retirer, o [Montaigne, I. ix.)

212 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

à se tirer d'affaire par une fausseté, 'châtiez-le. Mais, s'il avoue sans délour, louez-le pour sa franchise, et pardon- nez-lui sa faute, quelle qu'en soit la gravité; pardonnez-lui absolument sans jamais lui faire de reproche sur ce peint, sans jamais lui en reparler. En effet, si vous voulez lui l'aire aimer la franchise et la lui rendre habituelle par une pratique constante, ayez soin qifelle ne lui cause jamais le plus léger préjudice, bien au contraire, son aveu spontané, outre qu'il doit lui valoir une entière impunité, mérite d'être récompensé de quelques marques d'approbation. Si parfois son excuse est telle qu'il vous soit impossible d'en établir la fausseté, acceptez-la pour vraie, et ne laissez voir aucune défiance. Laissez l'enfant maintenir avec un soin jaloux la bonne opinion que vous avez de lui : car le jour il s'apercevra que vous lui avez retiré votre estime, vous aurez perdu un puissant moyen d'action sur lui, le plus puissant peut-être. C'est pourquoi ne lui laissez point croire qu'il passe à vos yeux pour Un menteur, tant que vous pouvez vous en empêcher, sans le flatter. Pardonnez-lui donc quelques légères offenses à la vérité. Mais une fois qu'il aura été puni pour un mensonge, ayez bien soin de ne plus lui pardonner la même faute, toutes les fois que vous observe! ez et que vous lui aurez fail connaître qu'il s'en est rendu coupable : car le mensonge lui ayant été défendu, comme une faute qu'il peut éviter, s'il le veut, la récidive témoigne d'une perversité complète, qui doit rece- voir le châtiment mérité.

155. Voilà ce que j'avais à dire sur la méthode générale de l'éducation d'un jeune gentleman; et bien que, selon moi, cette méthode soit appelée à avoir quelque influence sur l'ensemble de son éducation, je suis loin de sup- poser cependant qu'elle renferme tout ce que peut ré- clamer de soins particuliers l'âge grandissant ou le tempé- rament propre de l'enfant. Mais après avoir exposé ces prémisses générales, nous devons maintenant passer à

ItU MENSONGE CHEZ LES ENFANTS. 215

l'examen plus particulier dos diverses parties de l'édu- cation '.

I. Locke va examiner successivement, dans les sections suivantes, l'éducation morale et religieuse, la civilité et enfin l'instruction.

SECTION XXI (131-157).

LA CROYANCE A DIEU ET LE PRINCIPE DE LA MORALE.

154. Ce qu'un gentleman, qui a quelque souci de l'édu- cation de son fils, doit lui souhaiter, outre la fortune qu'il lui laisse, se réduit, je crois, à ces quatre choses : la vertu, la prudence, les honnes manières, l'instruction1. Peu m'importe que quelques-uns de ces mots soient parfois employés pour exprimer la même chose ou que chacun d'eux signifie réellement plusieurs qualités2. Il me suffit de les prendre ici clans leur acception populaire, qui, je le présume, est assez claire pour que je sois compris, et qu'on n'éprouve aucune difficulté à entendre ma pensée.

155. Je mets la vertu au premier rang des qualités né- cessaires à un homme et à un gentilhomme : elle est abso- lument indispensable pour lui assurer l'estime et l'affection des autres hommes, pour qu'il soit agréable ou même sup- portable à lui-même. Sans elle, je crois qu'il ne saurait être heureux, ni dans ce monde ni dans l'autre.

1. On remarquera que Locke met au dernier rang l'instruction. Une voit peut-être pas assez que l'instruction est en grande partie la source de la vertu et de la sagesse.

2. En effet sagesse et vertu sont à peu près synonymes : mais Locke prend ici le nom de sagesse dans le sens de prudence, savoir-faire pratique.

LA CROYANCE A DIEI . 2tr>

ir.f». Pour donner un principe à la vertu, il faut de très bonne heurt' imprimer dans l'esprit de l'enfant une notion vraie de Dieu1, en le lui présentant comme l'Être indé- pendant et suprême, comme l'auteur et le créateur de toutes choses, de qui nous tenons tout notre bonheur, qui nous aime et nous a donné toutes choses2. Par suite, vous inspirerez à l'enfant l'amour et le respect de cet Être su- prême. Cela suffira pour commencer, sans qu'il soit néces- saire de lui donner sur ce sujet de plus amples explica- tions. Craignez, en effet, si vous lui parlez trop tôt des existences spirituelles, si vous vous efforcez mal à propos de lui faire comprendre l'incompréhensible nature de l'Être infini, craignez de remplir son esprit d'idées fausses ou de le troubler par des notions inintelligibles. Contentez- vous à l'occasion de lui dire que Dieu a fait et gouverne tout ce qui est, qu'il entend et qu'il voit tout, qu'il comble de toute espèce de biens ceux qui l'aiment et qui lui obéissent. Une fois que vous aurez appris à votre enfant à concevoir de Dieu cette idée, vous le verrez de lui-même se former bien assez tôt d'autres idées sur sa nature. Si ces idées renferment quelques erreurs, hâtez-vous de les redresser-. Selon moi, il vaudrait beaucoup mieux en gé-

1. Locke n'hésite pas, on le voit, à faire de l'idée de Dieu le fon- dement de la morale.

2. Kant, qui a discuté assez longuement la question de l'éducation religieuse, et qui est de l'avis de Locke sur la convenance de la com- meneer de bonne heure, introduit dans la religion de l'enfant un élément de moralité plus caractérisé encore, et se sépare du philo- sophe anglais, en ce qu'il veut que « la moralité précède et que la théologie suive ». Dieu doit être représenté à l'enfant comme le législateur, comme le juge suprême. « Le meilleur moyen de rendre d'abord claire l'idée de Dieu, ce serait d'y chercher une analogie dans celle d'un père de famille sous la surveillance duquel nous serions placés. » (Op. cit', p. 241-244.)

5. Combien les vues de Locke sont plus sages que celles de Rousseau qui exclut de l'éducation jusqu'à dix-huit ans toute notion de Dieu, et que celles de Fénelon qui ne craint pas de présenter à l'enfant une image superstitieuse de la divinité!

216 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

néral que les hommes s'arrêtassent à cette notion de Dieu, sans être trop curieux d'approfondir leurs idées sur la nature d'un Être dont tout le inonde devrait accorder le caractère incompréhensible. Mais il y a quantité de gens qui, n'ayant ni assez de force ni assez de netteté d'esprit pour distinguer ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent pas connaître, se jettent ou dans la superstition ou dans l'athéisme, tantôt faisant Dieu à leur image, tantôt (parce qu'ils ne peuvent s'en faire une idée) n'en admettant plus du tout. Je suis disposé à croire que si l'on habitue les enfants à faire régulièrement, le matin et le soir, des actes de dévotion à Dieu, comme à leur créateur, leur bienfaiteur et leur providence, sous la forme d'une prière simple et courte, appropriée à leur âge et à leur intelligence, cela leur profitera beaucoup plus en fait de religion, de science et de vertu, que si on leur troublait l'esprit par de cu- rieuses recherches sur l'essence impénétrable de Dieu.

DIS ESPRITS ET DES FANTOMES-

157. Après que, insensiblement et par degrés, et à me- sure que vous l'en jugerez capable, vous aurez développé dans l'esprit de l'enfant une semblable notion de Dieu ; après que vous lui aurez appris à prier Dieu, et à le prier comme l'auteur de son être et de tous les biens dont il jouit ou dont il peut jouir, vous devez éviter toute conver- sation sur les autres existences spirituelles, jusqu'à ce qu'il soit amené à s'en enquérir dans des occasions que nous marquerons plus tard1 et par la lecture de l'histoire sainte.

158. Mais même alors, et tout le temps qu'il est jeune, il faut avoir soin de proléger sa tendre imagination contre toute impression, contre toute notion d'esprit, de fantôme, ou de n'importe quelle autre apparition effrayante de la

1. Voyez plus loin, §§ 158 et suivants.

DRS KSI'lilTS KT DES PANTOMES. 217

nuit1. C'est un danger auquel l'expose l'imprudence des domestiques dont la méthode ordinaire est d'effrayer les enfants, et de s'assurer de leur obéissance en leur parlant de loups-garous, de cadavres sanglants et d'autres fan- tômes, dont les noms entraînent l'idée de quelque chose de terrible et de dangereux, dont ils ont raison d'avoir peur, quand ils sont seuls el surtout dans les ténèbres -.Prévenons soigneusement ce danger; car, bien que par cet absurde moyen on puisse empêcher quelques petites fautes, le re- mède est certainement pire que le mal. Par là, en effet, on jette dans leurs esprits des idées qui les suivront par- lent, avec leur cortège de frissons et de terreurs. Ces pensées pleines d'épouvante, une fois introduites dans la délicate imagination des enfants, et y étant fortement em- preintes par la terreur qui les accompagne, s'y enracinent profondément, et s'y fixent au point qu'il est très difficile, sinon impossible, de les arracher de l'esprit. Et tant qu'elles subsistent, elles hantent souvent l'imagination par (\v^ visions étranges, qui rendent l'enfant poltron, quand il esl seul, et qui ont pour résultat qu'il a peur de son ombre et qu'il redoute l'obscurité pendant toute sa vie. J'ai connu des hommes faits qui se plaignaient d'avoir été ■levés ainsi dans leur enfance. Pieu que leur raison eût corrigé les fausses idées qu'ils s'étaient faites alors, bien

1. Il imporle extrêmement à un jeune homme que dès qu'il com- mence à juger, il n'acquiesce qu'à ce qui est vrai, c'est-à-dire qu'à ce qui est. Aussi loin do lui toutes 1rs histoires fabuleuses, tous ces contes puérils de fées, de loup-garou, d'esprits follets, etc. <• (Dumarsais, article Education d,in< Y Encyclopédie.]

2. Voyez sur la peur des ténèbres les excellentes observations de Rou??eau dans le livre II de Y Emile. Rousseau demande pour la com- battre << beaucoup de jeux de nuit ». Il ne croit pas, comme Locke, quelle soit l'effet des contes de nourrices. Il estime qu'elle est natu- relle, héréditaire, comme disait Darwin. Il l'explique par l'interruption

-.itions : ne voyant rien, n'entendant rien, nous sommes iuvin- Iciblement disposés à peupler de lanternes ces ténèbres nos sens ne )euvent saisir aucun obiet réel.

218 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

qu'ils fussent convaincus qu'il n'y avait pas plus de raison pour craindre les êtres invisibles pendant la nuit que pen- dant le jour, ils avouaient néanmoins qu'à la moindre occasion ces mêmes idées, toujours prêtes à se réveiller, les rejetaient dans les préjugés de leur imagination et qu'ils ne pouvaient s'en débarrasser qu'avec peine. Et pour vous faire bien voir combien ces images sont tenaces et effrayantes lorsqu'elles ont été imprimées dans l'esprit de l'enfant, laissez-moi vous raconter ici une histoire extraordinaire, mais vraie. Il y avait dans une ville de l'Ouest un homme au cerveau dérangé, que les enfants avaient coutume de taquiner, quand ils le rencontraient sur leur route. Un jour, ce fou ayant aperçu dans la rue un des garçons qui le persécutaient, entre dans la boutique d'un armurier voisin, et, saisissant une épée, court sur l'enfant. Celui-ci se voyant poursuivi par un homme armé, se sauve à toutes jambes pour échapper au danger ; par bonheur, il trouve assez de force et assez de talons pour atteindre la maison de son père, avant que le fou ait pu le rejoindre. La porte n'était fermée qu'au loquet; et lorsque l'enfant a le loquet dans la main, il retourne la tête, pour voir à quelle dis- tance se trouve son ennemi. Le fou était précisément sur le seuil, l'épée à la main, prêt à frapper, et l'enfant n'a que le temps d'entrer et de refermer la porte pour parer le coup... Mais si son corps échappa au danger, il ne devait pas en être de même de son esprit. L'image effrayante lui fît une si profonde impression, qu'elle subsista plusieurs années, sinon toute sa vie. En effet, racontant lui-même cette histoire lorsqu'il était homme fait, il disait que, den puis ce jour, il ne se souvenait pas d'être passé par cettd porte, sans être tenté de regarder derrière lui, quelque affaire qu'il eût en tête, ou tout au moins sans penser à cej fou, avant d'entrer dans la maison.

Si les enfants étaient laissés à leurs propres inspirations, ils ne seraient pas plus effrayés dans les ténèbres qu'ils m

DES ESPRITS 1.1 Dl S FANTOMES. 21«

le sont en plein jour1. La nuit et le jour seraient également les bienvenus auprès d'eux, l'une pour dormir, l'autre pour jouer. Ils n'apprendraient p;is par les discours des autres à taire uni' différence entre le jour et la nuit, et à

croire que les heures de ténèbres présentent plus de dan- gers, plus de choses effrayantes. Mais si quelqu'une des personnes qui vivent auprès d'eux est assez sotte pour leur faire peur, pour leur faire croire qu'il y a quelque diffé- rence entre le fait d'être dans les ténèbres et le fait de fermer les yeux, vous devez les débarrasser de ce préjugé le plus tut que vous pourrez. Vous devez leur apprendre que Dieu qui a fait toutes choses pour leur bien a fait la nuit pour qu'ils puissent dormir plus tranquillement: et qu'étant alors comme toujours sous sa protection, il n'y a rien dans les ténèbres qui puisse leur faire du mai. Quant à de plus amples explications sur la nature de Dieu et des esprits bienfaisants, il faut les remettre à l'époque que nous avons déjà indiquée ; et pour les esprits malins, ce sera un bien que les enfants échappent à toute fausse imagina- tion sur ce sujet, jusqu'à ce qu'ils aient l'esprit assez mûr pour cette sorte de connaissance*.

139. Après que vous aurez établi les fondements de la vertu sur une notion exacte de la divinité, telle que le Credo nous l'enseigne, et aussi dans la mesure que com- porte l'âge de l'enfant, sur l'habitude de la prière, ce qui doit tous préoccuper, c'est de l'obliger rigoureusement à dire la vérité, et par tous les moyens imaginables de l'encoura- ger à la bonté. Faites-lui comprendre qu'on lui pardon- nera plutôt vingt fautes qu'un mensonge qu'il aurait

1. Locke se trompe. Il croit que les suggestions extérieures sont la seule cause de frayeur enfantine. Il oublie que l'enfant apporte avec lui des tendances héréditaires.

.'. Il faut songer que Locke est du dix-septième siècle, c'est-à-dire d'une époque le< esprits les plus éclairés n'hésitaient pas à ad- mettre l'existence des dénions. Voyez, par exemple, les dissertations de Halebranche sur le-; sorciers dans la Recherche delà vérité.

22U QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

commis pour en déguiser une seule. Et d'autre part en lui apprenant de bonne heure à aimer ses semblables, à être bon pour eux, vous fondez en lui les vrais principes de l'honnêteté : car les injuslices proviennent en général de ce que nous nous aimons trop nous-mêmes et de ce que nous n'aimons pas assez les autres hommes1.

C'est tout ce que j'avais à dire sur ce sujet : ces pré- ceptes suffisent pour établir les premiers fondements de la vertu chez l'enfant. Mais à mesure qu'il grandit, il faut observer les tendances particulières de sa nature : car si son tempérament l'incline plus qu'il ne conviendrait dans un sens ou dans un autre, hors du droit chemin de la vertu, vous devez intervenir et appliquer les remèdes appropriés. Parmi les fils d'Adam, il y en a peu en effet qui soient assez favorisés pour n'être pas nés avec quelque tendance qui prédomine dans leur tem- pérament, et c'est l'œuvre de l'éducation, soit de la détruire, soit de la contrebalancer2.

Mais pour entrer dans les détails de ce sujet, il faudrait sortir des limites que je me suis fixées dans cette brève esquisse sur l'éducation. Mon dessein n'est pas de discou- rir sur tous les vices, sur toutes les vertus, ni de dire comment chaque vertu peut être acquise, chaque vice guéri, par des moyens appropriés. J'ai voulu mentionner seulement quelques-uns des défauts les plus ordinaires à l'enfance et indiquer la méthode à suivre pour les corri- ger3.

\. Vérité profonde. C'est l'amour des autres qui est le principe, non seulement de la charité, mais aussi de la justice.

2. Locl<e, ici encore, est résolument en opposition avec la doctrine sensualiste, qui n'admet pas de tendances innées ou héréditaires. Ce n'est pas qu'il accepte le dogme du péché originel.

3. Locke n'a fait qu'effleurer la question de l'éducation morale. On peut s'étonner à bon droit qu'il ait été si bref sur ce sujet, surtout quand on compare à cette brièveté la longueur des développements qu'il consacre plus loin à la politesse et aux bonnes manières.

SECTION XXII (140).

DE LA PRUDENCE OU SAGESSE.

140. J'appelle prudence, dans son sens populaire, la qua- lité d'un homme qui dans le monde conduit ses affaires avec habileté et prévoyance '. Elle est l'effet d'une consti- tution heureuse, de l'application de l'esprit et surtout de l'expérience; elle estdonc hors de la portée des enfants. A ce point de vue, ce qu'on peut faire de mieux avec eux, c'est de les empêcher autant que possible d'user de finesse-'. La finesse, en effet, bien qu'elle singe la prudence, en est aussi éloignée que possible ; comme le singe qui, mal- gré sa ressemblance avec l'homme, privé de ce qui ferait de lui réellement un homme, n'en est que plus laid. La finesse n'est qu'une insuffisance d'intelligence : ne pouvant

1. La prudence ou sagesse (Wisdom) qui est la seconde qualité essen- tielle de l'homme d'après Locke, consiste surtout dans le savoir-faire, dans l'habileté pratique, et elle a pour source l'expérience. Il ne peut donc être question chez l'entant que de préparer une qualité qui n'ap- partient qu'à l'àgc mûr.

2. La iinesse est prise ici dans son mauvais sens ; c'est celle dont La Bruyère a dit : « La finesse est l'occasion prochaine de la four- berie ; de l'une à l'autre le pas est glissant » [Caractères, VIII). Féne- lon distingue de même que Locke la finesse et la prudence. « Les filles, dit-il, estiment la finesse ; et comment ne l'estimeraient-elles pas, puisqu'elles ne connaissent pas de meilleure prudence? » (Éducation do filles, th. ix.)

222 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

atteindre son but par le droit chemin, elle essaie d'y par- venir par la ruse et par un détour ; et le malheur est que ses artifices ne servent qu'une fois ; ils ne peuvent que nuire si l'on y a recours de nouveau. On n'a jamais fait de couverture si épaisse ou si fine qu'elle se couvre elle- même. Personne n'est assez fin pour dissimuler qu'il l'est ; et une fois qu'il est reconnu pour tel, chacun le fuit, cha- cun se méfie de lui. Le monde entier se ligue avec em- pressement pour le combattre et le déjouer; tandis que l'homme franc, honnête et sage, ne rencontre que des gens disposés à marcher avec lui, et va droit à son but. Habituer un enfant à avoir sur ces choses des notions exactes, et à ne pas se tenir pour satisfait tant qu'il ne les a pas ; élever son esprit aux pensées grandes et nobles ; le mettre en garde contre la fausseté et contre la finesse qui est toujours mêlée de quelques grains de fausseté : telle est pour un enfant la meilleure préparation à la prudence. Le reste, qui s'apprend avec le temps, par l'expérience, par l'obser- vation, par la fréquentation des hommes, par la connais- sance de leurs tempéraments et de leurs desseins, il ne faut pas l'attendre de l'ignorance et de l'étourderie des cillants, ni de la chaleur irréfléchie et fougueuse des jeunes gens. Tout ce qu'on peut faire avant la maturité, au point de vue de cette vertu, c'est d'accoutumer les enfants à être francs et sincères, à se soumettre à la raison, et, autant que possible, à réfléchir sur leurs propres actions.

SECTION XXIII (141-140).

SUR LES BONNES MANIERES.

1 il. La qualité qui en troisième lieu convient à un gentle- man, c'est la bonne éducation1. Il y a deux façons d'être mal élevé : la première a pour effet une timidité sotte ; la seconde se manifeste par le manque de tenue, par un dé- faut choquant de respect à l'égard des autres. On évitera ces deux défauts par la pratique rigoureuse de cette seule règle : n'avoir mauvaise opinion ni de soi ni des autres.

142. La première partie de cette règle tend à nous mettre en garde, non contre la modestie, mais contre le défaut d'assurance. Sans doute nous ne devons pas avoir de nous-mêmes une opinion si avantageuse que nous soyons seulement occupés de notre propre mérite, et que nous nous préférions aux autres à raison de la supériorité que nous pouvons avoir sur eux. Recevons modestement les hommages qu'on nous rend quand ils sont légitimes. Mais il faut cependant nous estimer assez pour accomplir sans trouble et sans embarras, quelle que soit l'assistance,

1. (l'est un véritable traité sur la politesse «jue Locke écrit ici, en homme qui s'y connaissait, et avec une finesse digne d'un La Bruyère. On verra qu'il y oublie parfois les entants et parle pour les hommes faits. .Notons que Locke revient pour la troisième lois sur ce sujet.

824 QUELQUES l'ENSÊES SUR L'ÉDtXATlO.V

les actions qui nous incombent et qu'on attend de nous, sans oublier d'ailleurs de témoigner aux personnes le respect et les égards auxquels leur donnent droit leur ang et leur qualité. 11 n'est pas rare que les gens du euple et surtout les enfants quand ils se trouvent devant des étrangers ou devant des supérieurs, soient pris d'un accès de timidité rustique. Le désordre paraît dans leurs pensées, dans leurs paroles, dans leurs regards ; ils perdent à ce point la tête, dans leur confusion, qu'ils ne sont plus en état de faire quoi que ce soit, ou du moins de le faire avec celte liberté et cette grâce qui plaît et qui rend les gens agréables. Pour remédier à ce défaut, comme à tout autre, il n'y a qu'un moyen, c'est d'établir par l'usage l'ha- bitude contraire. Mais comme il est impossible de prendre l'habitude de converser avec des étrangers et des personnes de qualité, si l'on ne fréquente pas la société, rien ne peut guérir de ce défaut d'éducation, sinon de changer souvent de compagnie et de rechercher la sociélé des personnes qui sont au-dessus de nous.

145. Si le défaut précédent provient de ce que nous nous mettons trop en peine de la conduite que nous devons tenir avec les autres hommes, l'autre façon d'être mal élevé consiste au contraire en de que nous ne paraissons pas nous soucier assez de plaire ou de témoigner du respect aux personnes avec qui nous avons affaire. Pour éviter ce second défaut, deux choses sont nécessaires : d'abord que nous soyons disposés à ne jamais offenser les autres, en-

1. Locke qui connaissait les moralistes français, qui a traduit eu partie les Essais de Nicole, s'est évidemment inspiré de La Bruyère. « L'on pi ut définir l'esprit de politesse, dit l'auteur des Caractères : L'on ne ptUt en lixer la pratique; elle suit l'usage et les coutumes re- çues; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions : l'esprit tout seul ne la l'ait pas deviner; il fait qu'on la suit par imi- tation et que l'on s'y perfectionne... L'esprit de politesse est une cer- taine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d'eux-mêmes » (en. v, De la sociélé et <lc la i onversai

S! R LES P.iiNNES MANIÈRES. 225

suite, que nous sachions trouver le moyen le plus agréable, le plus expressif, de manifester cette disposition. La pre- mière de ces qualités fait les hommes civils ; la seconde, les hommes polis. La politesse est cette grâce, cette con- venance dans le regard, danslavoix, dans les paroles, dans les mouvements, dans les gestes, dans toute l'attitude, qui fait qu'on réussit dans le monde, et qui met à l'aise, en même temps qu'elle charme, les personnes avec qui nous conversons. C'est, pour ainsi dire, le langage par lequel on exprime les sentiments de civilité qu'on a dans le cœur, et qui, comme tous les autres langages, soumis qu'il est à la mode et aux usages de chaque pays, ne peut être appris, soit dans ses règles, soit dans sa pratique, que par l'ob- servation et l'imitation de ceux qui passent pour être tout à fait bien élevés. L'autre qualité, qui ne consiste pas seule- ment en manifestations extérieures, c'est cette bienveillance générale, cette attention témoignée à tout le monde, qui fait que dans sa conduite on évite de paraître dédaigneux, négligent ou indifférent pour autrui, et qu'au contraire on accorde à chaque personne, selon les usages et la coutume des différents pays, le respect et la considération que lui valent sa condition et son rang. C'est une disposition de l'esprit qui se traduit dans les actes, toutes les fois qu'on évite dans la conversation démettre mal à l'aise son inter- locuteur.

Je distinguerai quatre défauts, qui sont le plus directe- ment contraires à la politesse, c'est-à-dire à la première et à la plus engageante de toutes les vertus sociales1. C'est de l'un ou l'autre de ces quatre défauts que dérive d'or- dinaire l'incivilité. Je les exposerai ici, afin que les en- fants soient ou préservés ou tout au moins affranchis de leur fâcheuse influence.

1. Kxagération manifeste. Locke attribue' à la politesse une importance telle que la justice et la chariti':, les deux grandes vertus sociales, ne viendraient qu'après elle, en second rang.

15

226 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

Lepremier, c'est cette rudesse1 naturelle, qui fait que l'on manque de complaisance pour les autres hommes, qu'on n'a aucun égard pour leurs inclinations, leur tempé- rament, ou leur condition. C'est sûrement le fait d'un rustre de ne pas considérer ce qui plaît ou déplaît aux personnes qu'il fréquente ; et cependant il n'est pas rare de rencontrer des hommes du monde, vêtus à la der- nière mode, qui ne se gênent pas pour donner librement cours à leur humeur, et pour heurter 2, pour contrecarrer les sentiments de tous ceux qu'ils accostent, sans s'inquiéter de savoir comment ils le prendront". C'est une brutalité qui choque, qui irrite tout le monde, et dont personne ne saurait s'accommoder : aussi ne peut-on la tolérer chez quiconque veut passer pour avoir la plus légère teinture de politesse. Le but en effet, la fin de la politesse est de corriger cette raideur naturelle1, et d'adoucir assez le caractère des hommes pour qu'ils puissent se prêter avec quelque com- plaisance au caractère de ceux avec qui ils ont affaire.

Un second défaut, c'est le mépris, le manque de res- pect qui se trahit dans les regards, les discours, ou les gestes, et qui, de quelque part qu'il vienne, est toujours désagréable. Il n'est en effet personne qui puisse suppor- ter avec plaisir l'expression du mépris.

1. Coste traduit étrangement par férocité le mot anglais roughness. Il est vrai que Rollin parle, dans le même sens, d'une « conduite féroce et rustique ».

2. Conférez La Bruyère : « Parler et offenser pour de certaines per- sonnes est précisément la même chose. Ils ne se contentent pas de ré- pliquer avec aigreur; ils attaquent souvent avec insolence; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous la langue, etc. » (Caractères, V.)

5. Le défaut que Locke constatait de son temps est encore plus fré- quent aujourd'hui, à une époque la diversité des opinions s'est sensiblement accrue. C'est le cas de répéter ce que Montaigne disait déjà, à propos de la contradiction : « Nous n'y tendons pas seulement les bras, nous y tendons les griffes. » Il serait bon cependant de se rappeler que le respect des opinions d'autrui est une des conditions essentielles de l'exercice de la liberté de conscience, el que la politesse en ce sens est une des formes de la tolérance et de la charité.

4. Coste traduit encore par férocité le mot anglais stiffncss.

BDR LES BONNES MANIÈRES. 227

L'esprit critique. la disposition à trouver en faute les autres personnes voilà encore un travers entièrement con- traire à la politesse. Les hommes, qu'ils soient ou non coupables, n'aiment pas à voir leurs fautes divulguées et exposées au grand jour, en pleine lumière, devant eux et devant d'autres personnes. Les défauts qu'on reproche à quelqu'un lui causent toujours quelque honte, et un homme ne saurait supporter sans déplaisir que l'on divulgue un défaut qu'il a, ni même qu'on lui impute un défaut qu'il n'a pas. La raillerie n'est qu'un moyen raffiné de faire ressortir les défauts d'autrui. Mais comme elle se présente généralement sous des formes spirituelles et dans un langage élégant, comme elle divertit la compagnie, on se laisse aller à l'erreur de croire que, maintenue dans certaines limites, elle n'a rien d'incivil. Aussi cette forme de plaisanterie est-elle fréquemment introduite dans la conversation des personnes les plus distinguées ; les rail- leurs sont écoutés avec faveur ; ils sont généralement encouragés par les éclats de rire de ceux de leurs audi- teurs qui se rangent de leur côté. Ils devraient cependant considérer que s'ils amusent le reste de la compagnie, c'est aux dépens de la personne qu'ils représentent sous des couleurs burlesques, et que cette personne par consé- quent n'est pas à son aise pendant qu'ils parlent, à moins que le sujet pour lequel on la raille ne soit précisément une chose dont elle peut tirer vanité : car dans ce cas les images plaisantes, et les traits qu'emploie le railleur, n'étant pas moins flatteurs que divertissants, la personne raillée y trouve son compte et prend sa part du divertissement des autres. Mais comme tout le monde n'a pas le talent de manier avec prudence un art aussi délicat, aussi difficile que la plaisanterie, et que le plus léger écart peut tout gâter, j'estime que ceux qui veulent éviter de blesser autrui, et particulièrement les jeunes gens, doivent s'abstenir avec soin de toute raillerie, puisque la moindre méprise, la moindre déviation dans la plaisanterie, peut laisser dans

228 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

l'esprit de ceux qu'elle a contrariés le souvenir ineffa- çable d'avoir été insultés d'une façon piquante, bien que spirituelle, pour quelqu'un de leurs défauts1.

Outre la raillerie, il y a une autre forme de critique la mauvaise éducation se manifeste souvent, c'est la con- tradiction. Sans doute la complaisance n'exige pas que nous admettions toujours les raisonnements ou les récits qui sont débités devant nous, non ; ni que nous laissions passer sans rien dire tout ce qui arrive à nos oreilles. Contredire les opinions, rectifier les erreurs d'autrui, c'est au contraire ce que la vérité et la charité demandent parfois, et la politesse ne s'y oppose pas, si on le fait avec pré- caution et en tenant compte des circonstances. Mais il y a des gens, comme chacun sait, qui sont pour ainsi dire pos- sédés par l'esprit de contradiction et qui se mettent perpé- tuellement en opposition avec les opinions d'une des per- sonnes ou même de toutes les personnes qu'ils fréquentent, sans s'inquiéter si ces opinions sont bonnes ou mau- vaises2. C'est une forme de critique si visiblement inju- rieuse qu'il n'y a personne qui n'en soit choqué. 11 est si naturel d'attribuer la contradiction à l'esprit de critique, et il est si difficile de l'accepter sans en être humilié que, s'il nous arrive de contredire, nous devons le faire le plus doucemement possible, avec les termes les plus polis que nous pourrons trouver, de façon enfin à témoigner par toute notre attitude que nous ne mettons dans notre con- tradiction aucune passion. Accompagnons notre opposition de toutes les marques de respect et de bienveillance, afin

1. « Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit ». (La Bruyère, V.)

2. a Le silence et la modestie son! qualitez très commodes à la conver- sation. On dressera l'enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suf- fisance, quand il l'aura acquise; à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importu- nité de chocquer tout ce qui n'est pas de notre appétit, etc.». (Mon- taigne, I, xxv.)

SUR LES BONNES MANIERES. 229

que tout en faisant triompher notre opinion, nous ne per- dions pas l'estime de ceux qui nous écoutent.

L'humeur querelleuse est encore un défaut contraire à la politesse, non seulement parce qu'elle nous entraine dans nos paroles et dans notre conduite à des inconve- nances et à des grossièretés, mais aussi parce qu'elle semhle indiquer que nous avons à nous plaindre de quelque faute de la part de ceux qui sont l'objet de notre colère. Or il n'est personne qui supporte sans déplaisir le moindre soupçon, la plus légère insinuation sur ce point. De plus il suffit d'une personne querelleuse pour troubler toute la compagnie, et pour y détruire toute harmonie.

Comme le bonheur, qui est le but constant des hommes, consiste dans le plaisir, il est facile de comprendre pour- quoi les hommes polis sont mieux accueillis dans le monde que les hommes utiles. L'habileté, la sincérité, les bonnes intentions d'un homme de poids et de mérite sont rare- ment une compensation à l'ennui qu'il cause par ses repré- sentations graves et solides. Le pouvoir, la richesse, la vertu elle-même, on ne les apprécie que comme des instruments de bonheur. Aussi c'est mal se recommander à une personne que de prétendre travailler à son bonheur, en lui causant de l'ennui pour les services qu'on lui rend. Celui qui sait être agréable aux personnes qu'il fréquente, sans s'abaisser à des flatteries humbles et serviles, a trouvé le secret de l'art de vivre dans le monde, de se faire par- tout apprécier, d'être partout le bienvenu. C'est pourquoi il faudrait avant toute chose habituer à la politesse les enfants et les jeunes gens.

iii. Il y a une autre manière de manquer de politesse, c'est d'être trop cérémonieux , c'est de s'opiniâtrer à imposer à certaines personnes des hommages qui ne leur sont pas dus et qu'elles ne peuvent accepter sans folie et sans se couvrir de honte1. 11 semble en effet qu'en cela on

1. Conférez Montaigne, Essais, I, xin, « J'ai ven souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie.

230 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

ait plutôt en Vue de compromettre les gens que de les obli- ger, qu'on veuille tout au moins leur disputer le droit de parler en maîtres1 ; en tout cas il n'est rien qui soit plus importun et par conséquent plus contraire à la bonne éducation, puisqu'elle n'a d'autre but ni d'autre fin que de mettre à l'aise les personnes avec qui nous causons et de leur plaire. Sans doute les jeunes gens sont rarement enclins à ce défaut; mais s'ils s'en rendent coupables, ou s'ils paraissaient avoir quelque disposition à le faire, il faut les avertir et les mettre en garde contre cette civilité mal entendue. Ce qu'ils doivent se proposer et avoir en vue dans la conversation, c'est de faire paraître du respect, de l'estime, de la bienveillance pour les personnes, en accordant à chacun les égards et les prévenances qu'exigent les règles ordinaires de la civilité. Réussir à cela en échap- pant à toute apparence de flatterie, d'hypocrisie ou d'humilité, c'est un grand art, que la raison, le bon sens et la fréquentation de la bonne société peuvent seuls ensei- gner ; mais en même temps, c'est une qualité si précieuse dans la vie pratique, qu'il vaut la peine de s'y exercer. 145. Bien que l'art de se conformer aux règles dans cette partie de notre conduite porte le nom de bonne éducation, d'où l'on pourrait conclure qu'elle est spé- cialement l'effet de l'éducation, il ne faut pas, comme je l'ai déjà dit, que l'on tourmente trop les enfants sur cet article: j'entends quand il s'agit d'ôter son chapeau et de faire la révérence selon les règles2. Apprenez-leur si

1. La pensée de Locke est assez subtile : il veut dire qu'en imposant par force aux gens des politesses dont ils ne veulent pas, on a l'air de déclarer qu'on leur est supérieur, qu'on sait mieux qu'eux ce qui leur convient.

2. Conférez un passage presque identique de Rollin. Il ne faut pas tourmenter les enfants, ni les chagriner pour des fautes qui leur échappent en cette matière. Un abord peu gracieux, une révérence mal faite, un chapeau ôté de mauvaise grâce : tout cela ne mérite pas qu'on les gronde... L'usage du monde aura bientôt corrigé ces dé- fauts, etc. » {Traité..., IV, p. 587.)

SUR LES BONNES MANIÈRES. 231

vous pouvez, à être modérés, à avoir bon caractère, et ils De manqueront pas à ces devoirs : la civilité ne consistant à vrai dire qu'à éviter dans la conversation de paraître dédaigneux ou indifférent pour les autres personnes. Nous avons déjà fait connaître les formes les plus accréditées de la politesse. Mais ces formes sont aussi particulières, aussi changeantes, selon les différents pays, que les langues qu'on y parle. C'est pourquoi, à bien prendre les choses, il est aussi inutile, aussi inopportun de donner des règles et de faire des discours aux enfants sur ce sujet, qu'il le serait de faire apprendre par-ci, par-là, une ou deux règles de grammaire espagnole à quelqu'un qui n'est destiné à fréquenter que des Anglais1. Vous aurez beau discourir avec votre fils sur les obligations de la politesse : telle sera la compagnie qu'il fréquentera, telles seront ses manières. Prenez un paysan de votre voisinage, qui n'est jamais sorti de sa paroisse ; faites-lui toutes les lectures qu'il vous plaira : vous aurez aussitôt fait de lui apprendre le langage que les manières de la cour. Je veux dire que pour les unes comme pour l'autre, il n'aura jamais plus de politesse que n'en ont ceux avec qui il a coutume de vivre. Il n'y a donc pas à se préoccuper autrement de l'éducation de la politesse chez l'enfant, jusqu'au jour il est d'âge à avoir auprès de lui un précepteur, qui de toute nécessité doit être un homme bien élevé. Et pour dire toute ma pensée, si les enfants ne font rien qui décèle de^l'entêtement, de l'orgueil, et une mauvaise nature, il importe peu qu'ils sachent ôter leur chapeau et faire la révérence. Si vous avez réussi à leur inspirer l'amour et le respect d'autrui, ils sauront bien, dans la mesure leur âge l'exige, trouver pour manifester ces sentiments des procédés d'expression dont tout le monde se conten-

1. Peut-être Locke aurait-il lui-même tirer profit de ces excel- lentes réflexions sur l'inutilité des leçons et des discours en matière de politesse, et considérer qu'il avait tort de disserter si longuement sur ce sujet.

232 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

tera et qui seront d'accord avec la mode régnante. Quant aux mouvements et à l'attitude du corps, le maître à danser, comme nous l'avons dit1, leur apprendra, le moment venu, ce qui sied le mieux à cet égard. En atten- dant, et tant qu'ils sont tout petits, personne ne leur demandera d'être fort exacts sur le chapitre des céré- monies. La négligence est permise à cet âge; elle sied aux enfants, autant que les façons complimenteuses aux grandes personnes. Si quelques esprits pointilleux consi- dèrent cette négligence comme une faute, c'est du moins, J'en suis assuré, une faute qu'il faut pardonner, et qu'on doit laisser au temps, au précepteur et à la vie sociale, le soin de corriger. Je ne crois donc pas que vous deviez (comme il arrive trop souvent) molester ou gronder votre fils sur ce point. C'est seulement dans le cas il laisse- rait voir dans sa conduite de l'orgueil et une mauvaise nature, qu'il conviendrait de lui faire comprendre sa faute et de le forcer à en rougir.

Bien qu'il ne faille pas trop tracasser les enfants, tant qu'ils sont petits, à propos des règles et des cérémonies de la politesse, il y a lieu cependant de les surveiller pour une sorte d'incivilité qu'ils sont très enclins à se permettre, si on ne les corrige pas de bonne heure : c'est la disposi- tion à interrompre les gens, quand ils parlent, et à les arrêter dans leurs discours par une contradiction. C'est peut-être l'habitude de discuter, avec la réputation d'esprit et de savoir qui s'y attache, (comme si l'art de la discussion était le seul moyen qu'on eût de prouver son habileté), qui rend les jeunes gens si disposés à épier l'occasion de reprendre ce qui se dit en leur présence, et à faire montre à tout propos de leur talent. Quoi qu'il en soit, c'est surtout chez les hommes d'école que se rencontre ce défaut. Or il n'y a rien de plus grossier que d'interrompre dans son discours un homme qui parle. Et sans compter

1. Voyez plus haut, § 67.

SUR LES BONNES MANIKKES. 233

que c'est une impertinente folie de prétendre répondre à quelqu'un avant de savoir ce qu'il veut dire, c'est lais- ser clairement entendre que nous sommes fatigués de l'écouter, que nous faisons peu de cas de ce qu'il dit, et que, le jugeant incapable d'intéresser la société, nous demandons audience pour nos propres discours, seuls dignes qu'on les écoute. Rien ne saurait témoigner plus hautement de notre manque de respect, et il est impos- sible qu'on n'en soit pas choqué; et, cependant, c'est bien presque toujours le sens de toute interruption. Si, comme il arrive, on ne se contente pas d'interrompre, si l'on prend la parole pour relever quelque erreur ou pour contredire ce qui a été dit, c'est afficher plus ouver- tement encore son orgueil et sa suffisance, puisque dans ce cas nous nous érigeons nous-mêmes en docteurs, et prenons sur nous soit de redresser notre interlocuteur dans son récit, soit de montrer les inexactitudes de son jugement.

Ce n'est pas que je veuille dire que la diversité des opinions doit être bannie delà conversation, ni la contradiction des discours des hommes. Ce serait se priver du plus grand avantage de la société ; ce serait renoncer aux progrès que l'on fait dans la compagnie des hommes éclairés, alors que la lumière jaillit du choc des opinions, et que des es- prits distingués font ressortir tour à tourles divers côtés des choses. Les différents aspects delà question, les proba- bilités qu'elle comporte, tout cela serait perdu pour nous, si chaque interlocuteur était obligé de souscrire à la première opinion qui a été exprimée. Ce que je con- damne, ce n'est pas que l'on contredise les sentiments d'autrui, c'est la façon dont on les contredit. Que les jeunes gens s'habituent donc à ne pas jeter leur propre opinion à la traverse des opinions des autres, jusqu'à ce qu'on les ait priés de donner leur avis, ou que les inter- locuteurs, ayant achevé de parler, gardent le silence ; et encore qu'ils n'interviennent que par des questions,

234 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

pour s'instruire eux-mêmes, sans prétendre instruire les autres. Il faut éviter les affirmations dogmatiques et les allures magistrales l. C'est seulement quand une pause, sur- venue dans la conversation générale, leur en offre l'occa- sion, qu'ils peuvent modestement poser leurs questions en hommes qui veulent s'éclairer.

Cette modestie décente ne fera pas tort à leurs talents et n'affaiblira pas la portée de leurs raisons. Au contraire elle leur garantit l'attention la plus bienveillante ; elle donne à leur discours tous ses avantages. Même avec de mauvais arguments, avec des observations triviales, "s'ils les présentent sous cette forme modeste, après quelques mots de préambule pour témoigner qu'ils respectent l'opi- nion des autres, ils se feront plus d'honneur que par les traits de l'esprit le plus vif, de la science la plus profonde, s'ils y mêlaient des manières rudes, insolentes, bruyantes, qui ne manquent jamais de choquer les auditeurs et qui laissent une mauvaise opinion de l'homme, alors même qu'il aurait raison dans son argumentation.

Il faut donc surveiller avec soin chez les enfants la dis- position à interrompre, la combattre dès le début, et les soumettre à l'habitude contraire dans toutes leurs con- versations. Cela est d'autant plus nécessaire que l'impa- tience de prendre la parole, la manie d'interrompre dans les discussions, et le goût des querelles bruyantes ne sont que des défauts trop fréquents chez les grandes personnes, même dans la meilleure société. Les Indiens, que nous trai-

1. On me faict haïr les choses vraysemblables, quand on me les plante pour infaillibles ; j'ayme cesjnots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : « A l'adventure, Aulcunement, Quel- que, Ou dict, Je pense», et semblables; et si j'eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis à la bouche cette façon de respondre, enquestante, non resolutifve : « Je ne l'entends pas, Il pourroit estre, Est-il vray? » qu'ils eussent plutôt gardé la forme d'apprentis à soixante ans que de représenter des docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veult guarir de l'ignorance, il fault la confesser. » (Mon- taigne, III, XI.)

SIR LES IIONNES MANIÈRES. 235

tons de barbares, observent plus de convenance et de poli- tessedans leara discours et dans leurs entretiens -.ils écou- tent celui qui parle, avec attention, et sans rien dire, jusqu'à ce qu'il ait fini de parler, et alors seulement ils répondent avec calme, sans fracas et sans passion. Et s'il n'en est pas ainsi dans cette partie civilisée du monde, la faute en es! à l'éducation qui n'a pas encore réformé chez nous ce vieux reste de barbarie. N'est-ce pas, dites-moi, un spectacle bien plaisant que celui-ci? Deux dames de qua- lité, qui d'abord étaient assises aux deux extrémités d'un sa- lon, où une nombreuse compagnie fait cercle, entrent en dis- cussion, et s'emportent au point que, dans la chaleur de la dispute, elles avancent peu à peu leurs sièges l'une vers l'au- tre, finissent par se trouver côte à côte au beau milieu de la pièce, et là, pendant un bon moment, continuent leur discus- sion, avec autant de furie que feraient deux coqs dans un cir- que, sans se préoccuper le moins du monde du reste de la société qui ne peut s'empêcher de sourire. Je tiens ce récit d'une personne de qualité qui avait assisté à ce singulier duel, et qui ne manqua pas de me faire remarquer toutes les inconvenances auxquelles peut entraîner la chaleur de la dispute. Puisquela coutume en fournit tant d'exemples, c'est une raison pour que l'éducation y mette ordre. Il n'y a per- sonne qui ne blâme ces travers chez les autres, bien qu'il ne les reconnaisse pas chez lui-même ; même ceux qui les ont reconnus, et qui voudraient s'en corriger, ne peuvent se débarrasser d'une fâcheuse disposition que la négligence de l'éducation a laissé se transformer en habitude.

146. Ce que nous venons de dire sur la société pourrait peut-être, si l'on y réfléchissait bien, nous ouvrir de« vues plus larges et nous montrer combien l'influence du milieu ou l'on vit s'étend plus loin. Ce ne sont pas seule- ment des manières polies que l'on prend dans la société des hommes ; son influence ne s'étend pas qu'aux dehors et va plus loin. Peut-être à bien considérer les mœurs et les reli- gions de ce monde, reconnaîtrions-nous que la plus grande

236 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

partie des hommes tiennent ces opinions et ces rites, pour lesquels ils sont prêts â donner leur vie, plutôt de la cou- tume de leur pays, de la pratique constante de leurs conci- toyens, que d'une conviction raisonnée. Je ne fais cette re- marque que pour vous laisser voir quelle est pour votre fils, dans toutes les parties de sa vie, l'importance de la société qu'il fréquente, et par suite combien il faut être cir- conspect et prudent sur ce chapitre. La société agit sur lui avec bien plus de force que tout ce que vous pourrez faire d'ailleurs.

SECTION XXIV (147-195

DE L'INSTRUCTION.

147. Vous vous étonnerez peut-être que je parle de l'instruction en dernier lieu, surtout si j'ajoute qu'elle est à mes yeux la moindre partie de l'éducation1. Cette assertion pourra paraître étrange dans la bouche d'un homme d'études ; et le paradoxe semblera d'autant plus hardi que l'instruction est ordinairement la principale affaire, sinon la seule, dont on prenne souci en élevant des enfants. Quand on parle d'éducation, l'instruction est presque la seule chose qu'on ait en vue. Quand je consi- dère quelle peine on se donne pour apprendre un peu de latin et de grec, combien d'années on emploie à ce tra- vail, que de bruit on fait et quel mal on se donne pour un résultat nul, je ne puis m'empêcher de penser que les parents vivent encore eux-mêmes dans la crainte du maître d'école et de ses verges, et que le fouet reste à leurs yeux le seul instrument d'une éducation dont le seul but serait

1. Il n'est pas contestable que l'éducation, c'est-à-dire le développe- ni'iit des honnos habitudes, la culture des sentiments nobles, la forma- tion d'un caractère vertueux, 'est chose plus importante que l'instruction proprement dite, c'est-à-dire la simple culture intellectuelle. Mais il semble cependant que Locke, préoccupé des mauvaises méthodes d'in- struction en honneur parmi ses contemporains, n'ait pas assez vu les avantages de l'instruction. L'éducation est sans doute la fin, et l'in- struction n'est qu'un moyen, mais c'est un moyen essentiel.

238 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

l'acquisition d'une ou deux langues l. Comment s'expliquer autrement qu'ils mettent leurs enfants à la chaîne comme des galériens, pendant sept, huit ou dix des plus belles années de leur vie, pour apprendre une ou deux langues, qu'ils pourraient acquérir, je crois, à bien meilleur marché, avec bien moins d'efforts et de temps, et presque en badinant 2 ?

Pardonnez-moi donc sfje dis que la patience m'échappe, quand je vois un jeune gentleman enrôlé dans un troupeau on le mène à la baguette, comme s'il devait faire toutes ses classes à coups de fouet, ad capiendum ingenii cidtum 5. Mais quoi, dira-t-on, voulez-vous donc qu'il ne sache ni lire ni écrire? Faut-il qu'il soit plus ignorant que le clerc de notre paroisse, qui prend Hopkins et Sternhold'pour les plus grands poètes du monde, et qui cependant les rend encore plus mau- vais qu'ils ne sont par sa détestable façon de les lire? N'al- lez pas, n'allez pas si vite, je vous prie. La lecture, l'écriture, l'instruction, je crois tout cela nécessaire, mais je ne pense pas que ce soit la principale affaire de l'éducation. J'imagine que vous prendriez pour un fou celui qui n'estimerait pas infiniment plus un homme vertueux et sage que le plus accompli des scholars3. Ce n'est pas qu'à mon sens l'in- struction ne soit d'un grand secours aux esprits bien dispo- sés, pour les rendre sages et vertueux; mais, selon moi, il faut reconnaître aussi que, chez les esprits dont les dispo-

1. On remarquera que toute l'argumentation de Locke porte contre une certaine manière, bonne ou mauvaise, d'entendre l'instruction, et non contre l'instruction elle-même.

2. Conférez Montaigne (I. XXV) : « C'est un bel et grand adgencement sansdoubte que le grec et latin, mais on l'acheté trop cher. Jediray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume... » El Mon- taigne raconte comment son père lui fît apprendre le latin en plaçant auprès de lui des domestiques qui ne lui parlaient que latin.

5. « .. Pour assurer la culture de l'esprit. »

4. Poètes anglais à peu près inconnus.

5. Le mot anglais acholar commence à devenir français, et désigne très expressivement un homme d'école, un pédant.

DE L'INSTRUCTION. 259

sitions sont moins bonnes, elle ne sert qu'à les rendre plus sots ou plus méchants ». Je dis ceci afin que le jour venu où, préoccupé de l'éducation de votre enfant, vous chercherez un maître d'école ou un précepteur, vous ne lui demandiez pas seulement, comme c'est l'usage, de savoir le latin et la logique i. L'instruction est nécessaire, mais elle ne doit être placée qu'au second rang, comme un moyen d'acquérir de plus grandes qualités. Cherchez donc quel- qu'un qui sache discrètement former les mœurs de son élève ; mettez enfin votre enfant en telles mains que vous puissiez, dans la mesure du possible, garantir son inno- cence, développer et nourrir ses bonnes inclinations, cor- riger doucement et guérir les mauvaises, et lui faire prendre de bonnes habitudes. C'est le point important. Une fois qu'on y a pourvu, l'instruction peut être acquise par-dessus le marché, et, selon moi, dans des conditions aisées, par des méthodes qu'il est facile d'imaginer.

LA LECTURE.

148. Lorsque l'enfant sait parler, c'est le moment de commencer à lui apprendre à lire7'. Mais sur ce point, laissez-moi répéter ici ce qu'on est très disposé à oublier :

\. Quoiqu'il faille savoir gré à Locke d'avoir repris eu Angleterre au dix-septième siècle la guerre que Montaigne avait déjà faite au sei- zième contre le pédantisme et les pédants, « dont la teste est plustost bien pleine que bien i'aicte », nous ferons observer qu'il méconnaît à tort l'efficacité morale de l'instruction ; elle ne moraliserait d'après lui que les esprits naturellement Lien disposés, comme la géométrie, a-t-on dit, ne redresse que les esprits droits. Je crois au contraire que Bnstruction aux mains d'un maître habile est une arme puissante conin- les mauvais instincts.

'J. Le latin et la logique étaient alors l'alpha et l'oméga de la science ; cepiiidaiit c'est surtout le moyen âge qui avait cultivé la logique, c'est la Renaissance qui avait mis en honneur l'étude du latin.

5. Grave question : à quel moment convient-il de commencer l'étude d>' la lecture?

240 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

il faut bien prendre garde que la lecture ne devienne un tra- vail pour lui et que l'enfant ne la considère comme une tâche. Nous aimons naturellement la liberté, comme je l'ai dit, et cela dès le berceau. Il y a quantité de choses qui ne nous inspirent de l'aversion que parce qu'elles nous ont été imposées. J'ai toujours pensé que l'étude pouvait devenir un jeu, une récréation pour les enfants, et qu'il y avait moyen de leur inspirer le désir d'apprendre, si on leur présentait l'instruction comme une chose honorable, agréable, récréa- tive, ou comme une récompense qu'ils méritent pour avoir fait autre chose, si enfin on avait soin de ne jamais les gron- der ou les corriger pour s'être négligés sur ce point. Ce qui me confirme dans cette opinion, c'est que, chez les Portugais, apprendre à lire et à écrire est à tel point une mode, un^ objet d'émulation pour les enfants, qu'on ne peut les empê- cher d'y travailler. On les voit s'apprendre à lire les uns aux autres, et y mettre autant d'ardeur que si cela leur était dé- fendu. Je me rappelle qu'un jour, me trouvant dans la maison d'un de mes amis, dont le plus jeune fils, un enfant encore en robe, répugnait à prendre sa leçon (c'est sa mère qui lui montrait à lire), je m'avisais de chercher s'il n'y aurait pas moyen de lui présenter la lecture autrement que comme un devoir. A cet effet, après nous être concertés, dans une conversation tenue à ses oreilles, mais sans avoir l'air de nous occuper de lui, nous déclarâmes que c'était le privi- lège et l'avantage des fils aînés d'aller à l'école; que l'étude faisait d'eux des hommes accomplis et que tout le monde aimait; que pour les cadets c'était par faveur qu'on les autorisait à s'instruire ; que leur apprendre à lire et à écrire, c'était leur accorder plus qu'il ne leur était ; qu'ils pouvaient, s'ils le voulaient, rester ignorants comme des paysans et des rustres l. Cela fit une telle impression sur l'enfant que dès lors il désira s'instruire ; il allait de

1. N'est-il pas à craindre que beaucoup d'enfants à qui l'on tiendrait ce langage ne nous prissent au mot?

LA LECTIMK '-".I

lui-môme trouver sa mère pour apprendre, et ne laissait pas sa bonne tranquille qu'elle no lui eût fait répéter sa le- çon. Je ne doute pas qu'on ne puisse employer avec d'autres enfants des inoyons analogues, et, une fois leur caractère connu, insinuer dans leur esprit certaines idées qui les dis- posent à désirer d'eux-mêmes l'étude, à la rechercher comme une sorte de jeu ou de récréation. Mais alors, comme je l'ai déjà dit, il ne faut jamais leur imposer l'étude comme une tâche, ni en faire un trouble-fête. On peut employer des dés ou autres jouets, sur lesquels seront gravées les let- tres, pour apprendre l'alphabet aux enfants tout en jouant ; et trente autres méthodes peuvent être imaginées, qui, ap- propriées au caractère particulier des enfants, font de cette étude un jeu pour eux1.

1 19. C'est ainsi qu'on peut, sans qu'ils s'en doutent, faire connaître les lettres aux enfants, leur apprendre à lire sans qu'ils y voient autre chose qu'uirjeïïpet _jês divertir par une étude pouf laquelle les autres enfants de leur âge sont fouettés. 11 ne faut rien imposer aux enfants qui ressemble à un travail ou à une chose sérieuse : ni leur esprit, ni leur corps, ne sauraient s'en accommoder. Leur santé s'en trouve mal, et d'autre part, c'est parce qu'on les a forcés, parce qu'on les a assujettis à la lecture, à un âge ennemi de toute gêne, que la plupart d'entre eux, je n'en doute pas, conçoivent pour les livres et pour l'étude une haine qui dure toute leur vie. C'est comme une indigestion, qui laisse après elle un dégoût que rien n'effacera jamais.

150. J'ai donc pensé que si les jouets, au lieu de ne tendre à rien comme maintenant, tendaient à ce but d'in- struction, on pourrait trouver des expédients pour apprendre à lire aux enfants sans qu'ils crussent faire autre chose que jouer 2. Par exemple, pourquoi ne fabriquerait-on pas une

t. Quintilien recommandait déjà comme moyen d'apprendre à lire l'emploi des lettres en ivoire.

'2. C'est ce que conseillait déjà Érasme : « Quant à la lecture et à l'écriture, dont l'apprentissage est quelque peu fastidieux, le maître

16

242 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

boule d'ivoire, comme celle dont on se sert dans le jeu de la loterie du Royal-Oak l, une boule qui aurait trente-deux faces, ou plutôt vingt-quatre ou vingt-cinq ; sur plusieurs côtés on collerait un A, sur d'autres un B, sur d'autres un C, sur d'autres enfin un D. Je voudrais que l'on commençât par ces quatre lettres, ou peut-être par deux seulement. Lorsque l'enfant les connaîtrait parfaitement, on en ajoute- rait une autre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que, chaque côté contenant sa lettre, l'alphabet entier y eût passé. Je voudrais que d'autres personnes jouassent avec cette boule devant lui, et qu'il fût convenu, en manière de jeu, que celui-là aurait gagné qui tirerait le premier un A ou un B, comme avec les dés on tire six ou sept. Jouez donc à ce jeu devant l'enfant, mais sans l'engager à y prendre part, de peur qu'il n'y voie un travail. Je voudrais même qu'il n'eût jamais entendu parler de ce jeu que comme d'un jeu de grandes personnes, et je ne doute pas qu'alors il ne s'y mît de lui-même. Et pour qu'il ait le plus de raisons pos- sibles de n'y voir qu'un jeu, auquel on lui fait quelquefois la faveur de l'admettre, ayez soin, la partie terminée, de mettre la boule en lieu sûr, hors de sa portée : de la sorte il ne s'en dégoûtera pas, comme d'une chose qu'il aurait sans cesse à sa disposition 2.

151. Afin de maintenir son goût pour ce jeu, laissez-lui

en atténuera ingénieusement l'ennui par l'artifice d'une méthode at- trayante... Les anciens nous en ont montré les moyens. Ils moulaient en forme de lettres des friandises aimées des enfants et leur faisaient ainsi avaler l'alphabet. «Dis-moi le nom de cette lettre et je te la don- nerai. » Ou bien on faisait sculpter des lettres en ivoire qui servaient de jouet à l'enfant, ou bien on destinait à cette lin telle autre chose dont l'enfant faisait son amusement. »

1. La loterie du Royal-Ôak avait été autorisée par Charles II.

2. On ne peut s'empêcher de penser que Locke abuse des artifices, et qu'il n'est pas nécessaire, pour apprendre à lire aux enfants, de recourir à des moyens aussi bizarres. Ces moyens-là d'ailleurs ne sauraient étr employés que dans l'éducation domestique, et ne conviennent qu'à d( tout petits enfants de trois ou quatre ans qui ont besoin d'être nages.

LA LECTURE. 243

croire que c'est un jeu de personnes au-dessus de son âge ; el lorsque, par ce moyen, il saura ses lettres, vous pourrez, en les remplaçant par des syllabes, achever de lui ap- prendre à lire, sans qu'il sache comment il y est parvenu, sans que cela lui ait valu la moindre réprimande ou causé la moindre peine, surtout sans qu'il ait pris en aversion les livres, pour les mauvais traitements et les ennuis dont ils auraient été la source. Les enfants, si vous voulez bien les observer, se donnent beaucoup de mal pour apprendre plusieurs jeux, qu'ils détesteraient comme une occupation et une tâche, si on les contraignait à s'y appliquer. Je con- nais une personne de qualité (plus honorable encore par sa science et sa vertu, que par sa naissance et sa haute situation), qui en collant les six voyelles (car Y est une voyelle dans la langue anglaise) sur les six côtés d'un dé, et les dix-huit consonnes sur les côtés de trois autres dés, a fait pour ses enfants un jeu, celui-là gagne qui, à chaque coup, jette le plus de mots avec ces quatre dés. De cette façon le plus jeune de ses fds, un enfant encore en robe, s'est fait un divertissement d'apprendre à épeler avec la plus grande ardeur, et sans avoir été une seule fois grondé ou contraint.

152. J'ai vu des petites fdles qui employaient plusieurs heures et se donnaient beaucoup de mal pour devenir ha- biles au jeu de Dibslone1, comme elles l'appellent. Pen- dant que je les regardais, je vis qu'il aurait suffi d'un léger artifice pour leur faire mettre toute cette activité au service d'une occupation plus utile ; et il me semblait que, s'il n'en était pas ainsi, la faute en retombait sur la négli- gence des parents. Les enfants sont beaucoup moins dis- posés à la paresse que les hommes, et c'est aux hommes qu'il faut faire le reproche de n'avoir pas su tourner une partie au moins de ce goût d'activité vers des occupations

1. C'est le jeu qui consiste à ramasser par terre une pierre avec assez de rapidité pour avoir le temps de saisir une autre pierre qu'on a déjà jetée en l'air.

244 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

utiles, qui peuvent généralement devenir aussi attrayantes pour les enfants que le sont celles qui prennent, leur temps, si les hommes étaient seulement de moitié aussi empressés à leur montrer la route que ces petits singes le sont à les suivre. J'imagine que quelques sages portugais ont autre- fois mis en honneur chez eux ces méthodes : ce qui fait, comme on le raconte et comme je l'ai déjà dit, que les enfants de ce pays sont si impatients d'apprendre à lire et à écrire, qu'il est impossible de les en empêcher. De même dans certaines provinces de France on voit les enfants, presque dès le berceau, s'exercer les uns les autres à danser et à chanter l .

153. Quant aux lettres que l'on collera sur les côtés des dés ou des polygones, le mieux sera qu'elles aient la di- mension de celles d'une bible in-folio; et il ne faut y mêler aucune lettre majuscule 2. Une fois que l'enfant pourra lire ce qui est imprimé en caractères de ce genre, il ne mettra pas beaucoup de temps à apprendre les autres lettres. Au début il est bon de ne pas l'embarrasser par la variété des caractères. Avec ces sorles de dés vous pouvez avoir aussi un jeu tel que le Royal-Oak, ce qui introduira un nouvel élément de plaisir, et l'y faire jouer pour des cerises, pour des pommes3, etc.

154. Ceux qui approuvent cette méthode pourront en- core avec les lettres inventer vingt autres jeux, et les appliquer au même usage, s'ils le veulent. Mais le jeu des quatre dés, tel que je l'ai exposé, me paraît si commode et si utile, qu'il serait peut-être difficile d'en trouver un meilleur, et qu'il est à peine nécessaire d'en chercher un autre.

1. C'est sans doute un souvenir recueilli par Locke durant ses voya ges en France.

2. En d'autres termes Locke ne veut pas accroître les difficultés de la leçon de lecture, en faisant apprendre à la fois à l'enfant l'alphabet majuscule et l'alphabet minuscule.

5. « Si vous voulez promptement apprendre à lire aux enfants, mettez une dragée sous chacune de leurs lettres. » (Bernardin de Saint-Pierre).

LA 1,1. CM RE. 245

155. J'en ai assez dit sur les méthodes de lecture. Mais n'oubliez pas qu'il ne faut pas contraindre les enfants à lire par force, ni les gronder pour cela. Attirez-les, si vous pouvez, par quelque artifice ; mais ne leur faites pas de la lecture un devoir forcé. Il vaut mieux leur laisser mettre un an de plus pourapprendre à lire que de s'exposer, en les pressant trop, à les dégoûter pour jamais de l'étude. Si vous avez quelque reproche à leur adresser, que ce soit pour des choses importantes, relatives à la véracité ou aux bons sentiments, mais ne les tourmentez pas pour l'ABC. Employez votre adresse à rendre leur volonté souple, docile à la raison; apprenez-leur à aimer l'honneur et la louange; à s'offenser d'être traités avec mépris ou avec indifférence, surtout par leur mère, par vous : et tout le reste ira de soi. Mais, si vous voulez atteindre ce résultat, vous ne devez pas, selon moi, les fatiguer et les troubler par des règles qui portent sur des choses indifférentes, ni les réprimander pour des fautes légères ou même pour quelques-unes de celles qui pourraient paraître graves à d'autres personnes. Mais je me suis déjà assez étendu sur ce sujet.

156. Lorsque, grâce à ces méthodes attrayantes, l'enfant commence à savoir lire, mettez-lui dans les mains quelque ouvrage agréable, proportionné à son intelligence, dont l'agrément puisse attirer le petit lecteur et le récompenser de sa peine, mais qui cependant ne lui farcisse pas la tète de fictions absolument vaines, et surtout ne lui insinue pas dans l'esprit des germes de vice et de folie. A cet effet, je pense que le meilleur livre sera le recueil des Fables d'Ésope1. Ce sont en effet des histoires propres

1. I.ocke n'est pas de l'avis de Rousseau, qui condamne absolument l'usage des fables, et qui proscrit même celles de La Fontaine, « toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont ». Rousseau prétend que l'apo- logue «. en amusant les enfants les abuse, que séduits par le mensonge ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable, les empêche d'en profiter... Il faut dire la vérité nue aux enfants » {Emile, liv. II).

246 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION

à charmer et à amuser l'enfant, et qui en même temps contiennent des réflexions utiles pour un homme fait. S'il les garde dans sa mémoire pendant le reste de sa vie, il ne sera pas fâché de les y retrouver, parmi ses pensées d'homme et ses graves préoccupations. Si son exemplaire d'Ésope contient des illustrations, cela l'amusera encore plus, et l'encouragera à lire, à condition pourtant que ces images soient de nature à accroître ses connaissances l. Car c'est en vain et sans aucun intérêt que les enfants enten- dent parler des objets visibles, s'ils n'en ont pas l'idée; et cette idée, ce ne sont pas les mots qui peuvent la leur donner, ce sont les choses elles-mêmes ou les images des choses 2. Dès que l'enfant commence à épeler, il convient donc de lui montrer autant de figures d'animaux qu'on peut en trouver, avec leurs noms inscrits au-dessous de l'image, ce qui à la fois l'excite à lire et lui donne l'occasion de questionner et de s'instruire. Le livre anglais intitulé Reynard the Fox 3, peut aussi, je crois, servir au même but. Si de plus ceux qui l'entourent lui parlent souvent des histoires qu'il a lues, etl'écoutent quand il en parle, ce sera, sans compter d'autres avantages, un nouvel encou-

1. Comme Coménius, l'auteur de ïOrbis jnctus (1657), le premier livre élémentaire d'images qui ait été mis entre les mains des enfants, Locke recommande les illustrations. Seulement il ne dit pas qu'elles ont, outre le mérite d'accroître nos connaissances, celui de récréer l'i- magination et de développer les facultés esthétiques. » (Préface du Janua linguarum.)

2. Conférez Coménius. « Puisque les mots sont les signes des choses, si on ne cognoit pas les choses, que signifieront-ils? Qu'un enfant me sçache réciter un million de mots, s'il ne les sçait pas appliquer aux choses, à quoy lui servira tout ce grand appareil? »

3. Reynard le Renard. Imitation anglaise du fameux poème allé- gorique qui sous des formes diverses, en France, en Allemagne, eut tant de succès au moyen âge. C'était une satire de la vie humaine et de la société féodale. Elle date dans sa rédaction primitive du onzième siècle. Mais une multitude de versions parurent dans les siècles sui- vants. Le héros du poème s'appelait Reinhard ; il symbolisait la ruse, l'astuce, la fourberie, et c'est de qu'est venu notre mot français de renard.

LA LECTURE. 247

ragement qui lui rendra la lecture plus attrayante, puis- qu'il v trouvera plaisir et profit. Ces procédés engageants sont complètement négligés dans la méthode ordinaire; il faut par suite beaucoup de temps pour que les enfants reconnaissent l'agrément ou l'utilité de la lecture et qu'ils s'y sentent attirés par ces raisons, de sorte qu'ils ne voient au début dans les livres que des amusements à la mode, ou des objets ennuyeux qui ne servent à rien.

157. Il est nécessaire assurément que l'enfant apprenne par cœur le Pater Noster, le Credo et les dix comman- dements, mais non en les lisant lui-même dans un alphabet; il vaut mieux, selon moi, crujl les apprenne en_ lesjmtendant répéter par quelqu'un, avant même de savoir lire. Apprendre par cœur et apprendre à lire sont deux choses qu'il ne faut pas mêler, de peur que l'une ne nuise à l'autre. Il faut que cette étude de la lecture lui cause le moins de peine, le moins d'ennui qu'il se pourra. Je ne sais pas s'il y a d'autres livres anglais du genre de ceux que j'ai cités, et qui puissent exciter l'intérêt des enfants, les engager à lire. Mais je suis disposé à croire que, les enfants ayant été généralement soumis aux méthodes des écoles, Ton emploie le fouet pour les contraindre par la peur, l'on ne se préoccupe pas de leur rendre le travail agréable et engageant, les bons livres de ce genre, con- fondus avec un tas d'autres livres ridicules, et il y en a de toutes espèce, ont eu jusqu'à présent la mauvaise for- tune de n'être pas remarqués l. Je ne sache pas que l'on ait fait usage jusqu'à présent d'aucun livre de ce genre, en dehors du Syllabaire, du Psautier, du nouveau Testament et de la Bible.

158. Pour la Bible, qu'on emploie d'ordinaire avec les enfants, afin d'exercer et de développer leur talent de lec- teurs, je pense que la lecture complète et indiscrète de ce

1. 11 serait plus juste et plus vrai de dire que l'influence des mé- thodes a fait qu'on n'a pas écrit de semblables livres. C'est de nos jours seulement qu'on a songé à écrire pour les petits entants.

248 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

livre, dans la suite de ces chapitres, est si loin d'être avan- tageuse aux enfants, soit pour les perfectionner dans la lecture, soit au point de vue des principes de la religion, que peut-être il serait impossible de trouver un livre pire. En effet, quel encouragement peut-il y avoir pour un enfant à lire dans un livre il y a tant de parties qu'il ne comprend point ? Combien sont peu proportionnées à l'esprit des enfants des lectures telles que les Lois de Moïse, le Cantique de Salomon, les Prophéties de l'Ancien et du Nouveau Testament, les Épître3 et l'Apocalypse? Et les Quatre Evangiles eux-mêmes, avec les Actes des Apôtres, bien qu'ils soient plus aisés à comprendre, sont tout à fait disproportionnés à l'intelligence enfantine. J'accorde que les principes de la religion doivent être recueillis dans ces livres, et dans les termes mêmes dont se sert l'Écriture : mais rien ne doit être proposé à un enfant qui ne soit à sa portée et approprié à sesconnaissances. Combien on s'écarte de cette règle quand on fait lire la Bible en entier, et cela pour apprendre à lire ! Quel étrange chaos de pensées doit contenir le cerveau d'un enfant, en supposant même qu'il soit capable à cet âge d'avoir des pensées exactes sur les choses de la religion, lorsque, dès ses plus tendres an- nées, il a lu toutes les parties de la Bible indistinctement. 159. Puisque j'ai abordé cette question, laissez-moi ajouter qu'il y a assurément dans l'Écriture certaines par- ties qui sont très propres à être mises dans les mains des enfants, pour leur faire aimer la lecture : de ce nombre sont les histoires de Joseph et de ses frères, de David et de Goliath, de David et de Jonathan * etc. Il en est d'autres qu'ils doivent lire pour leur instruction, comme cette maxime : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit à vous-même2 », et tant d'autres règles morales,

i. Il est certain que les histoires de la Bible, si on les expurge de quelques détails, sont de nature à intéresser l'imagination des enfants, comme tous les récits empruntés aux peuples primitifs.

2. « L'Université, dit Rollin, a ordonné que dans toutes les classes les

LA LECTURE. 249

simples et claires, qui, convenablement choisies, peuvent être souvent employées, soit pour la lecture soit pour l'in- struction. Qu'ils les lisent jusqu'à ce qu'elles soient pro- fondément gravées dans leur mémoire ; et alors, quand leur esprit sera mûr pour les comprendre, qu'on les leur re- présente, dans des occasions convenables, comme les règles sacrées et immuables de leurs actions et de leur vie. Mais lire indifféremment toutes les parties de l'Écriture, voilà ce qui serait je crois tout à fait déplacé dans la première instruction de l'enfant, jusqu'à ce que, ayant été instruits de ce qu'elle contient de plus essentiel et de plus clair, ils aient une idée générale de ce qu'ils doivent principale- ment croire et pratiquer. C'est d'ailleurs dans les termes mêmes de l'Écriture qu'il faut leur apprendre ces choses, et non dans les paraphrases que des hommes, préoccupés par l'esprit de système et par de vaines analogies, peuvent être tentés d'employer dans ce cas et de leur imposer comme articles de foi. Pour échapper à cet inconvénient le doc- teur Worthington a composé un catéchisme, toutes les réponses sont faites dans les propres termes de l'Écriture1. C'est un bon exemple qu'il a donné, et dans son travail les mots ont une telle précision, qu'il ne peut y avoir de chré- tien qui veuille se dérober au devoir de le faire apprendre à son enfant. Dès que l'enfant saura la prière dominicale, le credo et les dix commandements, il faudra lui poser une des questions de ce catéchisme, chaque jour ou chaque semaine, selon qu'il sera plus ou moins capable de la comprendre et de la retenir. Lorsqu'il saura parfaitement par cœur ce catéchisme, de façon à répondre aisément et

Icoliers réciteraient chaque jour quelques sentences tirées de l'Écri- Imv Sainte, afin que les autres études soient assaisonnées par ce divin sel. »

1. Coste fait remarquer avec raison que la composition de ce caté- chisme, telle que Locke nous l'indique, n'est pas encore une garantie absolue d'impartialité théologique. Tout dépend en effet de la nature des questions posées.

250 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION .

rondement à toutes les questions qui y sont contenues, il con- viendra de lui enseigner les autres préceptes de morale semés çà et dans la Bible. Ce sera pour sa mémoire le meilleur des exercices ; ce seront aussi des règles qui de- vront toujours le guider, et qu'il aura toujours sous la main pour la conduite de toute sa vie.

L'ÉCRITURE.

160. Lorsque l'enfant sait bien lire l'anglais, il est temps qu'il apprenne à écrire l. Et ici la première chose à lui en- seigner, c'est de bien tenir sa plume. Il faut même exiger qu'il fasse cela parfaitement, avant de lui permettre de tracer sur le papier aucun caractère. Car non seulement les enfants, mais toutes les personnes qui veulent bien faire une chose, ne devraient jamais en trop faire à la fois, ni prétendre se perfectionner en même temps dans les deux parties d'une action, quand il est possible de les séparer. Je pense que la manière italienne, qui est de tenir la plume entre le pouce et le doigt d'après seulement, est la meilleure de toutes. Mais sur ce point vous pouvez consulter quelque bon maître d'écriture, ou toute autre personne qui écrit bien et vite. Lorsque l'enfant sait bien tenir la plume, le second degré est de lui apprendre comment il doit placer son papier, tenir son bras et le reste du corps. Ces prati-

1. Il n'est nullement nécessaire d'attendre que l'enfant sache parfai- tement lire pour commencer les leçons d'écriture. Les deux études peuvent être simultanées. Sous le nom d'Écriture- Lecture, on désigne souvent aujourd'hui la méthode de l'enseignement simultané des deux choses, et cette méthode pratiquée dès le dernier siècle par quelques novateurs, gagne rapidement du terrain.

Mais Locke obéissait ici aux habitudes de son temps. Il n'était permis alors d'aborder l'étude de l'écriture que quand on avait passé par tous les degrés de la lecture. « Il est nécessaire, dit La Salle, que les écoliers sachent très parfaitement lire, tant le français que le latin, avant que de leur faire apprendre à écrire. » (Conduite des Écoles chré- tiennes, 1722.)

L'ÉCRITURE. 2M

ques une ibis acquises, le moyen d'apprendre à l'enfant à écrire sans trop de peine, c'est d'avoir une planche soient gravées les lettres dans le caractère que vous aime- rez le mieux; à condition pourtant, ne l'oubliez pas, que ce caractère soit un peu plus gros que celui dont l'enfant se servira ordinairement en écrivant. En effet on se fait bien par degrés à écrire d'un caractère plus fin que celui qu'on avait d'abord appris à former, mais jamais à écrire plus gros. De cette planche ainsi gravée tirez plusieurs exem- plaires avec de l'encre rouge sur du bon papier à écrire, de sorte que l'enfant n'ait qu'à repasser sur ces caractères avec une bonne plume trempée dans de l'encre noire1. Par sa main s'habituera vite à tracer ces caractères, si l'on a soin de lui montrer d'abord par il doit commencer et comment se forme chaque lettre. Lorsqu'il saura bien faire cela, il faudra l'exercer à écrire sur du beau papier blanc, et de cette façon, il arrivera vite à écrire dans le caractère que vous voudrez.

ou DESSIN.

101. Lorsque l'enfant écrit bien et vite, je pense qu'il est à propos, non seulement de continuer à exercer sa main par l'écriture, mais encore de porter plus loin son habileté en lui apprenant le dessin2. C'est chose très utile pour un gentleman en maintes occasions, mais surtout quand il voyage : le dessin lui permettra en effet d'expri- mer en quelques traits bien assemblés ce qu'il ne pourrait

1. Ce procédé rappelle celui que pratiquaient les anciens. A Athènes, les maîtres d'écritures traçaient des lettres avec un poinçon sur des tablettes de cire, et l'élève, prenant à son tour le poinçon, suivait à plusieurs reprises les contours tracés dans la cire. Quintilien recom- mande de même l'usage des tables de bois, les lettres étaient tracées en creux, de sorte que la main de l'enfant ne risquait pas de s'égarer.

•-'. Coste traduit à tort par le mot français «peinture » le mol an- glais « drawimj, » dessin. Locke parlera de la peinture plus loin, § '203.

2r>2 QUELQUES PENSÉES SDR L'ÉDUCATION.

représenter et rendre intelligible, même en couvrant de son écriture toute une feuille de papier1. De combien de monuments, de machines, de costumes, un voyageur peut aisément retenir et transmettre l'idée, grâce à un talent même médiocre dans l'art du dessin, tandis que tous ces souvenirs risquent souvent de se perdre ou tout au moins de s'altérer, s'il se contente de les décrire par des mots, la description fût-elle des plus exactes ! Je n'entends pas vous conseiller pourtant de faire de votre fils un peintre consommé : car pour parvenir dans cet art même à la mé- diocrité, il faudrait plus de temps qu'un gentleman ne peut en dérober à d'autres occupations dont l'importance est autrement sérieuse. Mais je crois, qu'il peut, en fort peu de temps, acquérir dans l'art de la perspective et du dessin tout ce qu'il faut pour représenter passablement sur le papier tous les objets qu'il voit, à l'exception des figures : surtout s'il a quelque talent naturel qui l'y dispose. Par- tout où ce talent fait défaut, il vaut mieux, à moins qu'il ne s'agisse d'études absolument nécessaires, laisser l'en- fant tranquille que le tourmenter inutilement. Pour le dessin comme pour toutes les choses qni ne sont pas ab- solument nécessaires, la règle est NU invita Minerva2.

LA STÉNOGRAPHIE.

La sténographie, cet art qui, à ce que j'entends dire, n'est connu qu'en Angleterre3, mérite peut-être qu'on l'ap-

1. Locke pour recommander le dessin se place à un point de vue tout à fait mesquin, celui du touriste qui trouve plaisir et profit à crayonner les sites, à reproduire les monuments de la contrée qu'il visite. Rousseau voyait déjà les choses de plus haut. Le dessin, d'après lui, doit servir à développer la justesse de l'œil et l'habileté de la main.

2. « Ne faites rien malgré Minerve, » c'est-à-dire malgré la nature.

3. Locke se trompe. La sténographie a été en usage de temps immé- morial chez les peuples de l'antiquité. Chez les Grecs on en attribuait l'invention à Xénophon, mais on dit aussi que Pythagore et Ennius

LA STENOGRAPHE. 253

prenne aux enfants. Par là, ils pourront à la fois écrire rapidement ce qu'ils ne veulent pas oublier et cacher ce qu'il ne leur convient pas de divulguer à autrui. Quand on a en effet appris les règles générales de cet art, on peut à son gré en varier les procédés pour son propre usage, et y introduire des abréviations plus appropriées au but que l'on poursuit. La méthode de M. Richestla mieux imaginée de toutes celles que j'ai vues ; mais je crois que quelqu'un qui connaîtrait et appliquerait bien les règles de la grammaire n'aurait pas de peine à la rendre encore plus expéditive et plus facile. Il n'est d'ailleurs pas néces- saire de se hâter d'apprendre à l'enfant cette façon abré- viative d'écrire. Il sera assez tôt de le faire quand une occasion favorable se présentera d'elle-même , et que de- puis quelque temps déjà sa main sera habituée à écrire couramment et en beaux caractères. Les jeunes gens n'ont guère besoin de la sténographie, et il est d'ailleurs indis- pensable qu'ils n'en fassent usage que quand ils savent parfaitement écrire, et qu'ils ont la main rompue à l'écri- ture.

avant lui avaient imaginé un système d'écriture qui permettait de 6uivre le parler rapide de l'orateur. D'autres écrivains font honneur de cette découverte à Cicéron, qui certainement employait des signes abréviatifs pour son usage personnel, et les faisait employer autour de lui. Dans une lettre à Atticus, (L. XIII, ép. XXXII , il rappelle lui-même qu'il écrivait quelquefois « par signes » , ay/iitm. Dans les temps modernes, l'un des premiers traités' de sténographie fut publié en Angleterre par le Dr Timothée Bright (15881. E.i 1002, John YYilJis publia lui aussi son Art de la Sténographie. La méthode dont parle Locke, et qui avait pour auteur l'Anglais Ricb, date de 1(354. L'Anglais Shelton publia en 1059 un nouveau système de tachygraphie qui fut introduit en Fiance par le chevalier Ramsay, dès 1681. Mais avant Ramsay, un abbé français, Cossart, avait déjà donné un traité Sur l'art d'écrire aussi vite que l'on parle.

254 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION

LES LANGUES ÉTRANGÈRES.

162. Quand l'enfant sait parler sa langue maternelle1, il est temps de lui apprendre quelque autre langue. Chez nous, personne n'en doute, c'est le français qu'il faut choi- sir 2. La raison en est que dans notre pays on est généra- lement familiarisé avec la véritable méthode qui convient pour enseigner cette langue, et qui consiste à la parler avec les enfants, toutes les fois qu'on s'entretient avec eux, sans faire intervenir les règles grammaticales. On pour- rait apprendre aisément la langue latine par les mêmes procédés, si le maître, restant constamment avec l'enfant, ne lui parlait que latin et l'obligeait aussi à répondre en latin. Mais comme le français est une langue vivante, qui sert davantage dans la conversation, c'est par elle qu'il faut commencer, afin que les organes de la parole, alors qu'ils sont encore souples, puissent être dressés à bien for- mer les sons de cette langue, et s'habituent à bien pro- noncer le français, chose qui devient plus difficile, plus elle est différée.

LE LATIN.

165. Lorsque l'enfant sait bien parler et bien lire en français, résultat qui peut être atteint d'après cette mé- thode en un an ou deux, il faut le mettre au latin ; et l'on peut s'étonner que les parents, qui ont vu par expérience comment on apprenait le français, ne sachent pas com-

1. Locke qui ne songe guère aux enfants du peuple et qui n'écrit que pour l'éducation du gentleman, passe trop légèrement sur l'étude de la langue maternelle. Son élève l'apprend sans effort, parce qu'il est entouré dès le berceau de gens qui la parlent avec pureté et cor- rection.

2. On voit que Locke place l'étude d'une langue vivante immédia- tement après l'étude de la langue maternelle et avant l'étude du latin.

LE LATIN. 255

prendre qu'on doit apprendre le latin de la même ma- nière, c'est-à-dire en causant et en lisant. Il faut seule- ment prendre garde que l'enfant, pendant qu'il apprend les langues étrangères, en les parlant, en ne lisant avec son précepteur que des ouvrages écrits dans ces langues, n'en vienne à oublier de lire l'anglais : inconvénient que sa mère ou tout autre personne préviendra en lui faisant lire chaque jour quelques morceaux choisis de l'Écriture ou d'un autre livre anglais.

i64. Je considère le latin comme absolument néces- saire à l'éducation d'un gentleman l. La mode, qui règne en toutes choses, en a si bien fait une partie essentielle de l'éducation qu'on oblige à l'étudier à coups de fouet, en y consacrant péniblement beaucoup d'heures d'un temps précieux, même les enfants qui une fois sortis de l'école n'auront plus rien à démêler avec le latin pendant le reste de leur vie. Peut-il y avoir rien de plus ridicule que de voir un père dépenser son argent et le temps de son fds, pour lui faire apprendre la langue des Romains, alors qu'il le destine au commerce, à une profession où, ne faisant aucun usage du latin, il ne peut manquer d'oublier le peu qu'il en a appris au collège et que neuf fois sur dix il a pris en dégoût, à cause des mauvais traitements que cette élude lui a valus2? Pourrait-on imaginer, si nous n'en trou- vions à chaque instant des exemples parmi nous, qu'un enfant fût contraint à apprendre les éléments d'une langue dont il n'aura jamais à se servir dans l'avenir qui lui est ré- servé, et à négliger pendant ce temps-là des connaissances

1. Locke ne songe donc nullement à exclure le latin de l'éducation : ce sont seulement les méthodes classiques qu'il condamne. Il demande que le latin soit enseigné comme une langue vivante, par l'usage et non par les règles.

2. Locke critique avec raison la manie, trop répandue encore de nos jours, de rechercher le luxe des études latines pour des jeunes gens que leur intelligence ou leur condition appellerait plutôt aux études pratiques et nécessaires d'un bon collège d'enseignement industriel ou spécial.

256

QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

qui sont du plus grand prix dans toutes les conditions de la vie, qui sont même absolument nécessaires dans la plupart des professions, une bonne écriture et l'art de régler ses comptes? Mais bien que ces connaissances indispensables au négoce, au commerce et pour les affaires de la vie, ne soient que rarement ou même jamais acquises dans les collèges, c'est cependant que sont envoyés, non seule- ment les cadets de famille, destinés au commerce, mais même des fils de négociants et de fermiers, bien que leurs parents n'aient ni l'intention ni les moyens d'en faire des lettrés. Si vous leur demandez pourquoi ils font ainsi, cela leur paraîtra une question aussi étrange que si vous leur demandiez pourquoi ils vont à l'église. La coutume tient lieu de raison, et pour ceux qui la croient raisonnable elle a si bien consacré cet usage qu'ils l'observent presque comme une loi religieuse ; ils y asservissent leurs enfants, comme si, pour recevoir une éducation orthodoxe, il était nécessaire d'avoir étudié la grammaire de Lilly l.

165. Mais laissons de côté la question de savoir si le latin est nécessaire seulement à quelques enfants, et s'il passe à tort pour l'être même à ceux qui n'auront aucune occasion de s'en servir. Quoiqu'il en soit, la méthode qu'on suit d'ordinaire dans les collèges, pour l'enseigner, est telle qu'après réflexion je ne puis me résoudre à la recom- mander. Les raisons de la condamner sont si évidentes, si pressantes, qu'elles ont déjà décidé quelques parents éclairés à rompre avec la routine, non sans succès, bien que la méthode qu'ils ont employée ne soit pas précisé- ment celle que je me représente comme la plus facile, et qui se réduirait à ceci: n'embarrasser l'enfant d'aucune espèce de grammaire, mais simplement, comme on l'a fait pour l'anglais, le faire parler en latin, sans l'accabler de

\. Grammaire latine qui était classique en Angleterre au temps de Locke. Son vrai titre est : Brevissima institutio seu ratio grammatices cognoscendi. Lilly ou Lily était en 1468 en Angleterre; il mourut en 1525.

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LE LATIN.

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régies. Si vous y réfléchissez, en effet, le latin n'est pas plus étranger à l'écolier que ne l'était l'anglais à l'enfant qui vient de naître : or, il a appris l'anglais sans maître* sans régies, sans grammaire. 11 apprendrait de même le latin, tout comme l'a appris Gicéron lui-même, s'il avait toujours auprès de lui quelqu'un qui lui parlât dans cette langue1. Puisque nous constatons fréquemment qu'il suffit d'un an ou deux à une institutrice française pour appren- dre à nos petites filles à parler et à lire parfaitement le français, et cela sans règles ni grammaire, uniquement en causant avec elles, je ne puis m' empêcher d'être surpris que les parents dédaignent d'employer avec leurs fils la même méthode, et qu'ils les jugent moins capables, moins intelligents que leurs sœurs.

166. Si donc vous pouvez rencontrer un homme qui, parlant bien le latin, reste toujours auprès de votre fils et s'entretienne constamment avec lui dans celte langue, sans lui permettre ni conversation ni lecture qui ne soit en latin, ce sera la vraie méthode. Je la recommande, non- seulement comme la plus facile et la plus efficace : car de celte façon un enfant pourra, sans effort et sans fâcherie,

1. C'est la méthode que le père de Montaigne suivit avec son fils. « l'eu mon père, ayant laict toutes les recherches qu'homme peult faire, panny les gens sçavanls et d'entendement, d'une forme d'insti- tution exquise, l'eut advisé de cet inconvénient qui estoit en usage : et luy disoit on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues est la seule cause pourquoy nous ne pouvons arrivera la gran^ leur d'ame et de cognoissnnce des anciens... Tant y a, que l'expédient que mon père y trouva, ce (eut qu'en nourrice, et avant le premier desnouement de ma tangue, il me donna en charge à un Allemand, du tout ignorant de nostre langue et 1res bien versé eu la latine. Cettuy cy. qu'il avoit faict venir exprez, et qui estoit bien chèrement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avecques luy deux mitres moindres en sçavoir, pour me suyvre, et soulager le premier : ceulx cy ne m'entretenoient d'antre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'estoit une règle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambrière, ne parloient en ma compagnie qu'au- tant de mots de latin que chascun avoit apprins pour jargonner avec mov... » (Essais, I. \xv.)

17

I

256 QUELQUES TENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

acquérir la connaissance d'une langue que les autres en- fants n'apprennent d'ordinaire qu'à force de coups et au prix de six ou sept ans de collège; mais je la recommande encore parce qu'en la suivant l'enfant peut en même temps former son esprit et ses manières, et faire des progrès dans plusieurs sciences, telles que la géographie, l'astro- nomie, la chronologie, l'anatomie, sans compter certaines parties de l'histoire et en général toutes les connaissances concrètes qui tombent sous les sens et n'exigent guère d'autre faculté que la mémoire1. C'est par en effet que devrait commencer l'instruction, si l'on avait souci de sui- vre la bonne voie; c'est là, dans ces études de choses, qu'il faudrait asseoir les bases de l'éducation, et non dans ces notions abstraites de logique et de métaphysique, qui sont plus propres à amuser qu'à former l'intelligence, au moins dans son premier effort vers la connaissance K

Lorsque les jeunes gens se sont quelque temps fatigué le cerveau à suivre ces spéculations abstraites, sans suc- cès et sans progrès, ou tout au moins sans y trouver le profit qu'ils en attendaient, ils ne sont que trop disposés à tenir en piètre estime soit la science, soit leurs propres forces; et alors ils sont tentés de laisser leurs études, de renoncer aux livres qui ne contiennent, leur semble-t-il,

1. C'est l'éducation des choses substituée à l'éducation des mots. Locke devance les pédagogues modernes qu'on appelle réalistes et qui se préoccupent surtout de présenter à l'intelligence naissante de l'enfant des objets concrets et sensibles. Coménius était entré dans cette voie dès le dix-septième siècle. Dans la préface du Janua linguarum (1651) il disait : « C'est une chose qui parle de soy mesme que la vraye et propre façon d'enseigner les langues n'a pas esté bien recognue es es- coles jusques à présent. La pluspart de ceux qui s'adonnoyent aux ettres s'enviellissoyent en l'estude des mots, et on mettoit dix ans et davantage à l'estude de la seule langue latine : voire mesme on y em- ployoit toute sa vie, avec un avancement fort long et fort petit, et qui ne respondoit pas à la peine et au travail qu'on y prenoit. » Mais il n'est pas probable que Locke ait connu Coménius.

2. Conférez l'exclamation de Rousseau : « Des choses! Des choses ! trop de mots. »

LE LATIN. 257

que des mots difficiles et des sons vides de sens, ou tout au moins de conclure que les livres renferment des con- naissances réelles qu'ils n'ont pas eux-mêmes assez d'in- telligence pour comprendre. Que les choses se passent ainsi, c'est ce que je puis vous affirmer d'après ma propre expérience. Entre autres connaissances qu'il est possible d'inculquer à un jeune homme d'après cette méthode, tandis que les autres enfants de son âge sont entièrement absorbés par l'étude du latin et des langues, je dois comp- ter aussi la géométrie : car j'ai connu un jeune homme, élevé à peu près de cette manière, qui était capable de démontrer plusieurs propositions d'Euclide, bien qu'il n'eût pas treize ans '.

167. Mais si vous ne pouvez mettre la main sur un pré- cepteur qui parle bien le latin, qui soit en état d'ensei- gner à votre fils toutes les connaissances dont j'ai parlé et qui enfin puisse l'élever d'après la méthode que j'ai indi- quée, le mieux sera de suivre la méthode qui s'en rappro- che le plus : c'est-à-dire de prendre un livre facile et agréable, par exemple les Fables d'Ésope, et d'écrire sur deux lignes, l'une au-dessus de l'autre, d'une part la tra- duction anglaise, aussi littérale que possible, de l'autre le mot latin qui correspond à chacun des mots anglais. Faites lire à l'enfant chaque jour cette traduction, en y re- venant plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il comprenne parfaite- ment le sens des mots latins; passez ensuite à une autre fable, jusqu'à ce qu'il la possède aussi parfaitement, sans négliger de revenir sur celle qu'il a déjà apprise, afin de lui rafraîchir la mémoire*. Lorsqu'il prend sa leçon d'écri-

1. La géométrie est devenue un objet d'études plus familier et plus élémentaire qu'elle ne l'était du temps de Locke ; et nous ne songerions plus aujourd'hui à citer comme un prodige un enfant de treize ans qui démontre quelques propositions d'Euclide

'2. La méthode que recommande Locke rappelle celle que suivait un siècle auparavantleprolesseur delà reine Elisabeth, R. Ascliam. D'après Ascham, l'enfant apprenait d'abord les huit parties du discours et les règles d'accord ; cela fait, il fermait sa grammaire et prenait un livre

258 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

ture, donnez-lui ces traductions à copier, de sorte que, tout en exerçant sa main, il fasse aussi des progrès dans la connaissance de la langue latine. Comme cette mé- thode est plus imparfaite que celle qui consisterait à lui parler latin, il sera nécessaire de lui faire apprendre exac- tement par cœur, d'abord la formation des verbes, ensuite les déclinaisons des noms et. des pronoms, et de l'aider ainsi à se familiariser avec le génie et les usages delà lan- gue latine, qui, pour marquer les diverses significations des verbes et des noms, a recours, non pas comme les lan- gues modernes, à des particules et à des préfixes, mais à des terminaisons différentes des mots. C'est tout ce qu'il lui faut de grammaire, selon moi, jusqu'au temps il pourra lire lui-même la Minerve1 de Sanctius avec les no- ies de Scioppius et de Périzonius.

Une autre règle, qui, je crois, doit être observée dans l'instruction des enfants, c'est, s'ils viennent à rencontrer quelque difficulté, de ne pas les embarrasser davantage, en les obligeant à se tirer d'affaire eux-mêmes. Par exem- ple, ne leur posez pas des questions comme celles-ci, à pro-

latin facile, les Éptlres de Cicéron par exemple. Le maître expliquait le sujet d'une épitre; puis il la traduisait en anglais aussi souvent qu'il était nécessaire pour tpie l'entant se rendit compte de tous les nuits. L'enfant répétait l'exercice; puis quand il le possédait parfaitement, il transcrivait sur son cahier la traduction anglaise du mot latin. Au bout d'une heure on lui enlevait le texte et il remettait en latin son propre anglais. Locke semble s'être inspiré de cette méthode el y ajoute le système de la traduction juxta linéaire. C'est ce procédé de traduction mot à mot que recommandait aussi Dumarsais, dans sa Mil/iode rai sonnée pour apprendre la langue latine, \1±1.

1. La Minerve de Sanctius, qui parut en 1587, à Salamanque, est une grammaire latine remarquable pour l'époque, et dont le succès lut durable. Son auteur, Sanchez ou Sanctius, professait le grec et la rhé- torique à l'Université de Salamanque. Le titre exact de sa grammaire est : Minrrr/i seu tic caitsis linguœ lalinœ. Sioppius, philologue alle- mand (1576-1649), et Périzonius, professeur d'histoire el d'éloquence à Francfort (11)51-1715) ont donné l'un et l'autre des éditions, revues et augmentées de la Minerve de Sanctius. Celle de Périzonius, qui date de 1G87, venait de paraître à l'époque Locke écrivait.

LE LATIN. 259

pos de la phrase qu'ils sont en train de construire : «Quel est le cas nominatif? » Ne leur demandez pas ce que signi- fie aufer, pour les amener a comprendre le sens de aba- tutcre, etc., alors qu'ils ne sont pas encore en état de ré- pondre sans effort. C'est leur faire perdre du temps et en même temps les troubler : car, lorsque les enfants sont en train d'étudier et s'appliquent au travail de toutes les forces de leur attention, il faut avoir souci de les tenir en belle humeur1; il faut leur rendre l'étude facile et aussi agréable que possible. C'est pourquoi, s'il leur arrive d'être arrêtés par une difficulté et qu'ils veuillent aller plus loin, aidez-les tout de tuite à la surmonter, sans les rebuter ni les gronder2. Rappelez-vous que des procédés plus sévères, toutes les fois qu'on les emploie, témoignent seulement de l'orgueil ou de la mauvaise humeur d'un maître, qui exige que des enfants comprennent les choses à l'instant et aussi bien que lui, tandis qu'il devrait plutôt considérer que son rôle est de leur donner de bonnes ha- bitudes, et non de leur inculquer avec colère des règles qui servent à peu de chose dans la conduite de la vie, qui sur- tout ne servent de rien aux enfants, puisque les enfants ne les ont pas plutôt entendues qu'ils les oublient. Dans les sciences il s'agit d'exercer la raison, je ne nie pas qu'on puisse parfois changer quelque chose à cette mé- thode et proposer des difficultés à l'enfant, afin d'exciter son activité et d'accoutumer l'esprit à déployer ses pro-

1. C'est le mot de Lancelol et des jansénistes qui s'efforçaient aussi d'égayer les entants, de les mettre en « belle humeur ».

2. Locke est ici en contradiction avec la plupart des pédagogues. M. Bréal par exemple déclare que « la tâche du maître (dans l'ensei- gnement du latin) n'est pas d'écarter les difficultés de la route, mais seulement de les disposer d'une façon méthodique et graduée. Il ne s'agit pas d'abréger le chemin; car c'est le chemin qui est en quelque sorte la fin qu'on se propose. » (Quelques mois sur l'instruction pu- blique, p. lui.) Locke lui-même, quelques lignes plus bas, accorde qu'il ne faut pas supprimer les difficultés dans les études il s'agit d'exercer la raison de l'enfant.

260 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

près forces, sa sagacité de raisonnement. Mais je crois qu'il ne faut pas procéder ainsi avec les enfants, tant qu'ils sont très jeunes et lorsqu'ils abordent pour la première fois un ordre nouveau de connaissances ; dans ce cas en effet, chaque chose est déjà difficile par elle-même, et le grand art, l'habileté du maître, est de leur rendre tou- tes choses aussi aisées qu'il le peut. Or l'étude des lan- gues est de celles qui offrent le moins d'occasions d'em- barrasser l'enfant. Les langues en effet s'apprennent par routine, par habitude, par mémoire, et on ne les parle parfaitement bien que lorsqu'on a entièrement oublié les règles de la grammaire1. J'accorde qu'il faut quelquefois étudier avec grand soin la grammaire d'une langue, mais cela ne convient qu'à des hommes faits qui veulent com- prendre une langue en philosophes et en critiques, ce qui n'est guère l'affaire que des seuls érudits2. Quant à im gentleman, on accordera, je pense, que, s'il doit étudier à fond une langue, cela ne peut être que la langue de son pays, afin qu'il puisse se rendre compte avec une exacti- tude parfaite de la langue dont il se sert constamment.

Il y a une autre raison pour que les professeurs et les maîtres ne multiplient pas les difficultés sous les pas de leurs élèves, pour que, au contraire, ils leur aplanissent les voies et les aident à franchir les obstacles. L'esprit des en- fants est faible, étroit, et ne peut en général contenir qu'une idée à la fois. Tout ce qui occupe l'esprit des enfants les

1. Mais pour « oublier » les règles de la grammaire, il faut les avoir sues.

2. « L'enseignement du français est peu goûté, aujourd'hui encore, dans quelques-unes de nos écoles, et cela parce que l'instituteur enseigne le plus souvent la langue française comme il enseignerait une langue morte. Il oublie que l'enfant parle déjà le français à l'école et que bien longtemps avant de savoir ce qu'est un verbe, un substantif ou un pronom, il faisait usage de tous ces mots. Le maître doit par- tir du point est arrivé l'enfant, et lui inspirer, en se servant de ce qu'il sait déjà, le désir de connaître davantage ». (M.Bréal : Conférence sur V étude du français, faite à l'École normale supérieure de Fon- tenay.) ..y.*

LE LATIN. '201

absorbe entièrement pour un temps, surtout si la passion s'en mêle. Il appartient donc à l'habileté et à l'art du pro- fesseur de débarrasser leur cerveau de toute autre pen- sée, avant de leur donner quelque chose à étudier et de faire la place nette pour les connaissances qu'il veut leur communiquer, afin qu'elles soient reçues par un esprit attentif et appliqué. Si cette condition n'est pas remplie , elles ne laisseront pas d'impression. La nature des enfants les dispose à laisser flotter leurs pensées1. C'est la nou- veauté seule qui leur plaît2; toute chose nouvelle qui s'offre à eux, ils veulent immédiatement en jouir, mais ils s'en fatiguent aussi vite. Ils se dégoûtent promptement d'une même occupation, et le plaisir consiste presque ex- clusivement pour eux dans le changement et la variété. C'est donc contrarier évidemment les dispositions natu- relles de l'enfance que de vouloir fixer ses pensées erran- tes. Que ce soit l'effet de l'état du cerveau, ou de l'in- constance et de la mobilité des esprits animaux, sur les- quels l'intelligence n'exerce pas encore un empire absolu, il est certain, en tout cas, que c'est chose pénible pour l'enfant de retenir sa pensée sur le même objet. Une at- tention prolongée est la tâche la plus rude qu'on puisse lui imposer7"- , et par conséquent, si l'on veut exiger de lui qu'il applique son esprit, il faut s'efforcer de lui rendre aussi agréable que possible l'étude qu'on lui propose; tout au moins faut-il prendre garde qu'il ne s'y mêle aucune

1. Tous les observateurs de l'enfance ont insisté sur cette mobilité, cette fragilité de l'attention chez l'enfant. Conférez, par exemple, Féne- lon. [Édite, des filles, c. V.) « Le cerveau des enfants est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent : sa lumière vacille tou-

OOTS.S

2. En cela les enfants ressemblent aux hommes, et il n'est pas vrai de dire qu'ils se dégoûtent tout de suite de la même occupation.

3. L'attention, étant en effet un effort de l'esprit, une manifestation de la volonté, ne peut guère se prolonger chez l'enfant. C'est le degré de l'attention qui mesure la force de l'intelligence. Les aliénistes ont remarqué que la faiblesse d'esprit, l'imbécillité, l'idiotie, correspon- daient toujours à une grande impuissance d'attention.

202 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

idée déplaisante ou effrayante. S'il n'a aucun goût à prendre ses livres et n'y trouve aucun plaisir, on ne doit pas s'étonner que ses pensées tendent constamment à se détourner d'une étude qui le dégoûte, et qu'elles cher- chent à se distraire en se reportant sur des objets plus agréables et autour desquels son imagination ne peut s empêcher de rôder.

C'est, je le sais, une méthode familière aux précep- teurs, pour essayer d'obtenir l'attention des écoliers et de fixer leurs esprits sur ce qu'ils leur enseignent, de recou- rir aux réprimandes et aux châtiments, pour peu qu'ils les surprennent en flagrant délit de distraction. Mais de pareils procédés produisent nécessairement l'effet con- traire. Les coups, les paroles violentes du précepteur rem- plissent de terreur et d'effroi l'esprit des enfants, et ces sentiments s'emparent de leur pensée tout entière, n'y laissant point de place pour d'autres impressions. Je suis persuadé que tous mes lecteurs se rappelleront quel dé- sordre causaient dans leurs esprits les paroles vives ou impérieuses de leurs parents ou de leurs maîtres, et com- ment ils en étaient si troublés que pendant plusieurs mi- nutes ils pouvaient à peine comprendre ce qu'on leur disait ou ce qu'ils disaient eux-mêmes. Ils perdaient pour un moment la vue de l'objet qui les occupait ; leur esprit s'emplissait de désordre et de confusion, et dans cet état ils n'étaient plus capables de faire attention à quoi que ce soit.

Sans doute les parents et les gouverneurs doivent don- ner pour base à leur autorité les sentiments de crainte qu'ils inspirent à leurs enfants ou à leurs élèves, et les gouverner par là. Mais lorsqu'ils ont acquis quelque as- cendant sur eux, il convient qu'ils n'en usent qu'avec une extrême modération, et qu'ils ne se transforment pas en épouvantail que les écoliers ne puissent voir sans trem- bler. Cette rigueur peut rendre le gouvernement plus fa- cile aux maîtres, mais elle rend peu de service aux en-

LE LATIN. 205

fants. Il est impossible que les enfants apprennent quelque chose, lorsque leurs pensées sont dominées et troublées par quelque passion, notamment par la peur qui, plus qu'aucun autre sentiment, fait une profonde impression sur leurs tendres et faibles esprits. Maintenez l'esprit de l'enfant dans un état de calme et de paix, si vous voulez qu'il profite de vos instructions et qu'il acquière de nou- velles connaissances. Il n'est pas moins impossible de tra- cer des caractères réguliers dans un esprit que la terreur agite qu'il ne le serait d'écrire sur une feuille de papier qui tremble1.

Le grand art du professeur est d'obtenir et de garder 1 attention de son élève ; avec elle il est sûr d'aller aussi loin que le permettront les aptitudes de l'écolier; sans i Ile ; il aura beau se donner du mal et crier, il n'obtiendra lien ou pas grand' chose8. Pour gagner l'attention, il doit faire comprendre à l'enfant (autant qu'il est possible) l'u- lilité de ce qu'il lui enseigne, et lui prouver, par les pro- grès qu'il a déjà faits, qu'il peut faire maintenant ce qu'il n" pouvait faire auparavant; qu'il a acquis une science qui 1 îi assure quelque autorité et des avantages réels sur ceux qui sont encore dans l'ignorance. A cela il faut join- t!.e beaucoup de douceur dans toutes les instructions; il faut, par je ne sais quelle tendresse manifestée dans toute la conduite, faire comprendre à l'enfant qu'on l'aime, cju'on n'a en vue que son bien. C'est le seul moyen d'exciter en retour l'affection de l'enfant, affection qui l'engagera à

i. Le passage qui précède et celui qui suit sont des plus remarqua- bles et méritent d'être médités avec soin.

'1. L'inattention est le grand (léau des études. Conférez le portrait que Bossuet trace de l'homme inattentif, d'après les souvenirs que lui avait laissés sans doute son élève, le Dauphin, dont la distraction était extrême. « L'homme inattentif jette deçà et delà, pendant qu'on lui parle, des regards inconsidérés; son esprit est loin de vous; il ne vous écoute pas, il ne s'écoule pas lui-môme, il n'a rien de suivi ; ses regards égarés font voir combien ses pensées sont vagues ». (Politi- que, V, n.)

264 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

écouter les leçons de son maître et à aimer ce qu'il lui enseigne.

Il n'y a que la perversité opiniâtre qui doive être châtiée par un traitement impérieux et dur. Toutes les autres fau- tes, corrigez-les d'une main douce. Des paroles aimables et engageantes produiront sur une bonne nature un effet meilleur et plus sûr, et même préviendront le plus sou- vent cette perversité qu'une discipline autoritaire et rigou- reuse a pour effet d'engendrer parfois même chez les esprits bien faits et généreux. Oui, l'obstination et les fau- tes volontaires doivent être réprimées, coûte que coûte et par les coups au besoin. Mais j'incline à croire que la per- versité chez l'élève n'est bien souvent que le résultat de la mauvaise humeur chez le maître, et que la plupart des enfants mériteraient rarement d'être battus, si une sévérité inutile et déplacée n'avait pas développé leurs mauvais sen- timents, en leur inspirant une secrète aversion pour leur maître et pour tout ce qui vient de lui.

L'étourderie, la distraction, l'inconstance, la mobilité de la pensée, voilà les défauts naturels de l'enfance. Par conséquent quand ils n'y mettent pas d'intention, il faut ne leur parler qu'avec douceur et compter sur le temps pour triompher de ces défauts. Si chaque faute de cette espèce provoquait une explosion de colère et de réprimandes, les occasions de châtier et de gronder reviendraient si sou- vent que le gouverneur serait un objet de terreur et d'é- moi pour ses élèves; et cela suffirait pour les empêcher de profiter de ses leçons, pour neutraliser tout l'effet de son enseignement.

Il faut donc que le maître tempère la crainte qu'il leur inspire par des marques constantes de tendresse et de bonté, afin que l'affection les excite à faire leur devoir et les dispose à suivre avec plaisir ses volontés. On les verra alors rejoindre leur gouverneur aveft empressement ; ils l'écouteront comme un ami, qui prend de la peine pour leur faire du bien. Tout le temps qu'ils resteront avec lui,

LE LATIN. 265

leur esprit sera libre et calme : dispositions nécessaires pour qu'ils puissent acquérir de nouvelles connaissances, et pour recevoir ces fortes et durables impressions sans lesquelles tout ce qu'ils font, eux et leurs maîtres, serait peine perdue; ils se seraient donné beaucoup de mal pour un mince profit.

168. Lorsque, par l'application de la méthode qui mêle l'étude du latin à celle de l'anglais, l'enfant a acquis quel- que connaissance de la langue latine, on peut alors le pousser un peu plus loin, en lui faisant lire quelque autre auteur latin, par exemple Justin ou Eutrope1. Pour que la lecture et l'intelligence de ces auteurs lui causent le moins d'ennui et le moins de travail possible, vous pouvez lui permettre, s'il le veut, de s'aider de la traduction anglaise2. Ne vous laissez point troubler par cette objection que de la sorte il ne saura le latin que par routine. Si l'on y refléchit en effet, cette raison, loin d'être contraire à la métbode que nous recommandons pour l'étude des lan- gues, est tout à fait en sa faveur. Les langues en effet ne peuvent être apprises que par routine, et un homme qui ne parle pas l'anglais et le latin par routine, assez parfaite- ment pour que, pensant à la chose qu'il veut dire, il trouve tout de suite l'expression propre et la construction conve- nable, sans qu'il ait besoin de réfléchir aux règles de la grammaire, ne parle pas bien ces langues, et on ne saurait dire qu'il les possède. Et je voudrais bien qu'on me dési- gnât une langue que l'on pût apprendre et parler comme il faut par les seules règles de la grammaire. Les langues ne sont pas le produit des règles ni de l'art, elles pro- viennent du basard et de l'usage commun du peuple. Ceux qui les parlent bien ne suivent pas d'autre règle que l'u-

1. Justin, écrivain du deuxième siècle, abrévialeur de Trogue Pom- pée; Eutrope, écrivain latin du quatrième siècle, auteur d'un Breviarium historiée Itumanœ. Ni l'un ni l'autre ne méritent guère l'honneur que Locke leur lait ici. Justin cependant est resté longtemps classique.

260 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

sage1, et ils n'ont pas à s'en rapporter à d'autre faculté qu'à leur mémoire, et à l'habitude de parler comme par- lent ceux qui passent pour s'exprimer avec précision. Or tout cela, en d'autres termes, c'est parler par rou- tine.

On me demandera peut-être, si, d'après moi, la gram- maire ne sert à rien2. Ceux qui ont pris tant de peine pour ramener les diverses langues à des règles et à des lois, qui ont tant écrit sur les déclinaisons et les conju- gaisons, sur les règles d'accord et sur la syntaxe, ont-ils donc perdu leur temps et inutilement travaillé ? Je ne dis pas cela. La grammaire a aussi son rôle*. Mais je crois pou- voir affirmer qu'on s'en embarrasse beaucoup plus qu'il n'est besoin, et qu'elle ne convient pas du tout à ceux que l'on accable de celte étude, j'entends les enfants de l'âge de ceux qui sont ordinairement soumis à ces épreuves, dans les écoles de grammaire 4.

Il est de toute évidence qu'il suffit d'avoir appris une langue par routine, pour satisfaire aux exigences du com- merce ordinaire de la vie et des affaires communes. L'exemple des dames de haute naissance, et des personnes qui ont vécu dans la bonne société, nous prouve que cette méthode simple et naturelle, qui se passe de l'étude ou de

1. Tout cela est un peu exagéré, et Locke va trop loin dans sa réac- tion contre l'abus de la grammaire.

2. Conférez sur l'utilité de la grammaire les idées analogues des grammairiens de Port-Royal, notamment l'opinion de Nicole [Éduca- tion d'un prince, p. 45 et suivantes).

5. « La pensée de ceux qui ne veulent pas du tout de grammaire est une pensée de gens paresseux qui veulent s'épargner la peine de la montrer, et bien loin de soulager les enfants, elle les ebarge infini- ment plus que les règles, puisqu'elle leur ôte me lumière qui leur faciliterait l'intelligence des livres, et qu'elle les oblige d'apprendre cent fois ce qu'il suffirait d'apprendre une seule. » (Nicole).

4. Écoles de grammaire, c'est encore le nom que l'on donne aujour- d'hui en Angleterre aux écoles anciennes, le latin et le grec for- ment la base des études. Voyez le Rapport de MM. Demogeot et Mon- tucci sur Y Enseignement secondaire en Angleterre et en Ecosse (1808).

LE UTIIf. 267

la connaissance de la grammaire, peut conduire à un haut degré d'élégance et de politesse. Les dames qui n'enten- dent rien aux temps et aux, modes, aux participes, aux adverbes et aux prépositions, parlent aussi purement et aussi correctement je ne leur ferai pas le mauvais com- pliment de dire qu'un maître d'école, mais que la plu- part des gentilshommes qui ont été élevés d'après les mé- thodes ordinaires des écoles de grammaire l. On voit donc que l'on peut dans certains cas se dispenser de l'étude de la grain maire. Il s'agit par conséquent de savoir à qui il faut enseigner la grammaire, et à quel âge. A ces ques- tions je répondrai :

1" Il y a des hommes qui étudient les langues pour le commerce ordinaire de la société, pour la communication de leurs pensées dans la vie commune, sans avoir le des- sein de les faire servir à d'autres usages. A ce point de vue, la méthode naturelle, qui consiste à apprendre une langue par l'usage, non seulement suffit, mais doit être préférée à toute autre, parce qu'elle est la plus courte et la plus simple. On peut donc répondre que, pour ceux qui ne font d'une langue que cet emploi-là, l'étude de la grammaire n'est pas nécessaire. C'est ce que seront obligés d'accordfer un grand nombre de mes lecteurs, puisqu'ils comprennent ci- que je dis, puisque dans leurs conversa- tions ils comprennent ce que disent leurs interlocuteurs, bien qu'ils n'aient jamais appris la grammaire-. Et c'est là, j'imagine, le cas de la plus grande partie des hommes;

1. Locke, sans doute, exagère l'ignorance des dames de son temps, qui, sans être bien instruite?, devaient cependant connaître, il faut l'espérer, les diverses parties du discours. Rapprochez cependant le passage de Fénelon il est «lit : « Il faudrait aussi qu'une fille sût la grammaire »; ce qui semble indiquer que de ce temps-là les femmes ne l'apprenaient guère.

i. Il est peu probable, quoi qu'en dise Locke, qu'il ait beaucoup de lecteurs parmi ceux qui n'ont pas étudié la grammaire.

208 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

je ne sais pas même s'il y en a un seul qui ait appris sa langue maternelle par principes1.

Il y a d'autres personnes qui ont pour principale affaire dans ce monde de se servir de leur langue et de leur plume. Pour celles-là, il est convenable, sinon néces- saire, qu'elles sachent parler purement et correctement, afin qu'elles puissent faire pénétrer leurs pensées dans l'esprit des autres hommes avec le plus de facilité et de force possible. C'est pour cela que des façons de parler qui n'ont que cette qualité de se faire comprendre, ne pas- sent pas pour suffire à un gentleman. Il faut donc qu'il étudie la grammaire, entre autres moyens d'apprendre à bien parler ; mais ce doit être la grammaire de sa propre langue, de la langue dont il se sert, afin qu'il puisse comprendre exactement les discours de ses compatriotes, et parler lui-même avec pureté, sans choquer les oreilles de ceux auxquels il s'adresse, par des solécismes et par des irrégularités déplaisantes. Pour cela la grammaire est né- cessaire, mais c'est seulement, je le répèle, la grammaire de notre propre langue, et elle ne l'est que pour ceux qui doi- vent prendre la peine de cultiver leur langage et de perfec- tionner leur style. Je laisse à juger si tout gentleman n'est pas de ce nombre, puisque le manque de précision et d'exactitude grammaticale dans le langage passe pour un défaut très malséant chez les personnes de cette condition, et que généralement il expose ceux qui commettent ces fautes au reproche d'avoir reçu une éducation ou fréquenté une compagnie indigne de leur rang. S'il en est ainsi (comme je suis disposé à le croire) il y a lieu de s'étonner que nos jeunes gens soient obligés d'apprendre la gram- maire des langues mortes et des langues étrangères, et qu'on ne leur parle pas même une fois de la grammaire de leur propre langue i. Ils ne savent même pas qu'il y ait

1. On apprend en effet sa langue par l'usage, avant de l'apprendre par la grammaire.

2. Les pédagogues français du temps de Locke, et surtout ceux des

LE LATIN. 209

une grammaire anglaise, tant s'en faut qu'on leur fasse un devoir d'en apprendre les règles. On ne leur propose jamais la langue maternelle comme digne de leur soin et de leur étude, bien qu'ils s'en servent tous les jours, et que plus d'une fois, dans la suite de leur vie, ils soient exposés à être jugés d'après leur habileté ou leur mala- dresse à s'exprimer dans cette langue. Cependant on leur fait employer beaucoup de temps à apprendre les gram- maires des langues dont ils n'auront probablement pas à se servir une fois, soit pour les parler, soit pour les écrire, sans compter que si par hasard cela leur arrivait, on leur pardonnerait aisément les erreurs ou les fautes qu'ils pour- raient commettre. Un chinois qui serait informé de cette méthode d'éducation serait sans doute disposé à s'imagi- ner que tous nos jeunes gens sont destinés à être professeurs de langues mortes et de langues étrangères, et non à être des hommes d'affaires dans leur propre pays.

Il y a une troisième catégorie de gens qui s'appli- quent à deux ou trois langues étrangères, mortes, et (comme on les appelle chez nous) savantes, qui les pren- nent, pour objet d'étude et qui se font gloire de les con- naître à fond. On n'en saurait douter, ceux qui se propo- sent l'étude d'une langue à ce point de vue, et qui veulent l'approfondir en critiques, doivent étudier avec soin la grammaire de cette langue. Je ne voudrais pas qu'on se méprit sur le sens de mes paroles, et qu'on m'accusât de mépriser le grec ou le latin '. J'accorde que ce sont des

siècles suivants, se plaignent également que l'on néglige trop l'étude de la langue maternelle, qui est le vrai principe de toute instruction.

1. Locke avait appris beaucoup de latin et de grec à l'école de AVestminster, il était « écolier du roi », c'est-à-dire boursier. Les langues anciennes, les versions et les thèmes, les vers latins, à la lin un peu d'hébreu et d'arabe, mais point de connaissances positives, sauf un peu de géographie en été, voilà quel avait été le programme de son éducation classique. Bien qu'il dût critiquer plus tard l'instruc- tion ainsi comprise qui n'enseigne à peu près rien « de ce qu'il faut savoir dans la vie », il avait été un parfait écolier.

270 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

langues excellentes et d'une grande utilité; j'accorde que dans cette partie du monde habité un homme ne peut être compté parmi les hommes instruits, si elles lui sont étran- gères. Mais toutes les connaissances qu'un gentleman doit recueillir pour son usage chez les écrivains grecs et latins, je crois qu'il peut les obtenir sans étudier les grammaires de ces langues ; je crois que par la lecture seule il arrivera à comprendre ces auteurs autant qu'il lui est nécessaire. S'il doit plus tard et dans certaines occasions aller plus loin, s'il doit approfondir la grammaire et les finesses de l'une de ces deux langues, c'est ce qu'il décidera lui-même, lorsqu'il aura à étudier une question qui exige celte con- naissance. Mais j'arrive ainsi à la seconde partie de la question, à savoir : En quel temps doit-on enseigner la grammaire ? D'après les principes déjà posés, la réponse est claire.

Si la grammaire d'une langue doit être enseignée, c'est à ceux qui savent déjà parler cette langue: car autrement comment pourrait-on la leur enseigner ' ? C'est ce qui ré» suite évidemment de la pratique en usage chez les peu- ples sages et civilisés de l'antiquité. C'était pour étudier leur propre langue et non les langues étrangères qu'ils fai- saient de la grammaire une partie de l'éducation. Les Grecs considéraient comme barbares toutes les autres na- tions et méprisaient leurs langues. Et bien que les lettres grecques aient été en grand honneur cliez les Romains, vers la fin de la République, c'est cependant la langue romaine que les jeunes gens étudiaient ; c'est dans la lan- gue dont ils étaient appelés à faire usage qu'on les ins- truisait et qu'on les exerçait.

Mais pour déterminer avec plus de précision l'époque qui convient à l'étude de la grammaire, je dirai qu'il n'est

1. Locke insinue ici cette vérité que, dans l'étude de la grammaire, l'usage doit précéder les principes et l'exemple être placé avant la règle.

LE LATIN. 271

pas raisonnable d'en faire antre chose qu'une introduction à l'étude de la rhétorique. Lorsqu'on croit le moment venu d'exercer un jeune homme à polir son langage et à parler plus purement que les gens illettrés, c'est alors qu'il est temps de L'instruire des règles de la grammaire et non auparavant. La grammaire en effet apprend, non à parler, mais à parler correctement et selon les règles exactes de la langue. Cette correction est un élément de l'élégance du langage; mais quand on n'a pas grand besoin de l'une, il est évident que l'autre est inutile. En d'autres termes, partout la rhétorique n'est pas nécessaire, la grammaire peut être laissée de côté1. Je ne vois pas pourquoi on irait perdre son temps et se fatiguer le cerveau à apprendre la grammaire latine, quand on n'a pas l'intention de devenir un érudit, ou d'écrire des discours et des lettres en latin. Si quelqu'un se trouve engagé par nécessité ou par incli- nation à approfondir l'étude d'une langue étrangère, à en apprendre exactement toutes les délicatesses, il sera temps alors qu'il l'étudié au point de vue grammatical. Mais tous ceux qui ont seulement pour objectif de comprendre quelques livres écrits en cette langue, sans prétendre à une connaissance critique de la langue elle-même, parvien- dront à leur but par la lecture seule i, comme je l'ai déjà dit, sans avoir besoin de charger leur mémoire des règles nombreuses et subtiles de la grammaire.

109. Pour exercer votre élève à écrire, faites lui de

1. Locke n'admet la nécessité de l'étude de la grammaire que pour ceux qui ont besoin de parler une langue pure et correcte. Mais n'est-ce pas un besoin universel? Tous les hommes, même ceux qui n'auront jamais à prononcer de discours, auront des lettres à écrire, et pour les écrire correctement, il est difficile de croire qu'ils puis- sent se passer de l'étude préalable de la grammaire. Rien que pour l'orthographe la grammaire est nécessaire.

2. Ce sont ces idées qui ont prévalu dans la dernière réforme de l'enseignement secondaire en France, réforme qui a pour caractère principal de restreindre les exercices écrits et d'accroître d'autant la part faite à la lecture, à l'explication des auteurs.

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in QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

temps en temps traduire en anglais un texte latin. Mais comme l'étude du latin n'est qu'une étude de mots, chose déplaisante à tout âge, joignez-y autant de connais- sances réelles que vous pourrez, en commençant par les objets qui frappent le plus les sens : par exemple les mi- néraux, les plantes, et particulièrement les bois de con- struction et les arbres fruitiers, en indiquant leurs usa- ges et la façon de les planter; par vous apprendrez à l'enfant bien des choses qui ne seront pas inutiles à l'homme. Enseignez-lui plus spécialement encore la géo- graphie, l'astronomie, et l'anatomie. Mais quel que soit votre enseignement, ayez soin de ne pas le charger de trop de choses à la fois, de ne pas lui faire une affaire de ce qui ne se rapporte pas directement à la vertu, de ne pas le punir pour ce qui n'est pas un vice ou une disposi- tion vicieuse.

170. Si, après tout, la destinée de votre enfant est d'aller au collège pour y apprendre le latin, il est bien inutile de vous dire quelle est, selon moi, la meilleure méthode à suivre dans les écoles : vous devez en effet vous résigner aux méthodes qui y sont en usage, et vous ne pouvez espérer qu'on les modifie pour votre fils. Cependant, si vous le pouvez, obtenez au moins qu'on ne l'occupe pas à écrire des dissertations latines, et surtout des vers de quel- que espèce qu'ils soient. Faites valoir avec insistance, si vous avez quelque chance de succès, que vous n'avez pas l'intention de faire de lui un orateur ou un poète latin, que vous désirez simplement qu'il soit en état de comprendre parfaitement un auteur latin. Ajoutez que vous n'avez jamais vu les professeurs de langues modernes, et même les plus habiles, obliger leurs élèves à composer des dis- cours ou des vers en français ou en italien, leur but étant d'enseigner la langue et non de rendre l'esprit inventif.

LES DISSERTATIONS '2T

LES DISSERTATIONS

171. Mais expliquons un peu plus au long pourquoi il ne faut pas, selon moi, faire composer à l'enfant des disserta- tions et des vers2. lu Pour les dissertations, on prétend, je le sais, qu'elles sont utiles, parce qu'elles apprennent à parler avec convenance et élégance sur n'importe quel sujet : ce qui, je l'avoue, serait un grand avantage, s'il était vrai qu'on pût l'acquérir par ce moyen. Il n'y a rien en effet qui convienne mieux à un gentleman, ni qui lui soit plus utile dans toutes les circonstances de la vie, que desavoir, en toute occasion, bien parler et parler à propos. Mais je prétends qu'à faire des dissertations, selon la mé- thode des collèges, on ne profite pas d'un iota en ce sens. Considérez en effet à quoi est occupé un jeune enfant, quand on lui propose un exercice de ce genre : on le force à dis- courir sur quelque maxime latine, comme Omnia vincit amor*, ou Non licet in bello bis peccare'1, etc.. Et alors le pauvre enfant, qui n'a aucune connaissance des choses dont il doit parler (connaissance qui ne s'acquiert qu'avec le temps et l'expérience), doit mettre son imagination à la

4. Nous traduisons par le mot « dissertation » le mot anglais thème. Coste traduit à tort par discours. On verra, par les exemples que donne Locke, qu'il s'agit bien de dissertations et non de discours. Les Anglais ne connaissent pas le genre d'amplification qui consiste à faire parler un personnage historique. Aujourd'hui encore, dans les écoles de grammaire, on ne demande à l'élève que le développement person- nel d'une maxime morale ou d'un sujet général : la Navigation chez les anciens, {'Esclavage ancien et moderne, etc.

2. Locke est un des premiers pédagogues qui aient protesté contre les compositions latines, exercices que les humanistes du seizième siècle et les jésuites surtout ont mis à la mode dans les collèges.

5. o L'amour triomphe de tout. »

4. « Il n'est pas permis à la guerre de commettre deux fautes de suite. »

274 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

torture pour dire quelque chose, alors qu'il ne pense rien : ce qui rappelle la tyrannie du Pharaon d'Egypte, ordonnant aux Israélites de faire des briques sans leur fournir aucun des matériaux nécessaires. Et aussi, en pareil cas, voit-on d'ordinaire les pauvres petits s'adresser à leurs camarades plus avancés, et leur dire: «Je vous prie, donnez-moi une pe- tite idée. » Et il est difficile de décider sien cela ils sont rai- sonnables ou ridicules. Pour qu'un élève ait le moyen de dis- courir sur un sujet quelconque, il faut qu'il connaisse ce sujet, sans quoi il est aussi absurde de l'obliger à en par- ler, qu'il le serait de contraindre un aveugle à disserter sur les couleurs ou un sourd sur la musique. Ne diriez- vous pas qu'il a l'esprit un peu dérangé, celui qui voudrait forcer à discuter sur un point de droit controversé une personne qui ne connaîtrait pas un mot de nos lois? Et que connaissent, je vous le demande, nos écoliers aux sujets qu'il est d'usage de leur proposer dans leurs disser- talions, comme matière à traiter, sous prétexte d'aiguiser et d'exercer leur imagination?

172. En second lieu, considérez quelle langue ils sont appelés à employer dans ces dissertations: c'est le latin, une langue étrangère, une langue morte depuis longtemps ; une langue dont votre fils (et il y en a mille contre un qui sont dans le même cas) n'aura jamais occasion de se servir, aussi longtemps qu'il vivra, une fois devenu homme; une langue enfin les façons de s'exprimer sont si différentes des nôtres, que, la sût-il parfaitement, cela ne profiterait que très peu à la pureté et à la facilité de son style an- glais1. De plus, dans quelque partie que ce soit de nos af- faires anglaises, il y a si peu d'occasions de faire des dis

1. Locke persiste à voir dans l'utilité seule, dans l'utilité pratique et directe, le critérium du choix des études. Il est bien évident que les langues anciennes sont inutiles à la presque totalité de ceux qui les étudient, si l'on se place à ce point de vue. Mais il reste à savoir si, pour les enfants au moins que leur éducation appelle à une culture générale, elles ne sont pas nécessaires comme instrument de disci- yïine intellectuelle.

LES DISSERTATIONS. 2.75

cours d'apparat da;is notre propre langue, queje ne voisau- cunc raison d'admettre des exercices de ce genre dans nos écoles, à moins que vous ne supposiez que composer des discours latins d'apparat soit le moyen d'apprendre à bien parler en anglaiser lempore1. Le moyen, je crois, est plutôt celui-ci : proposez au jeune gentleman des questions raisonnables et pratiques, appropriées à son âge et à ses facultés, sur des sujets qui ne lui soient pas totalement in- connus ni endeborsde son expérience; de sorte que, quand il est mûr pour des exercices de cette nature, il puisse après une courte méditation, parler ex lempore sur ce sujet, sans avoir pris aucune note. Je vous le demande en eftet, si vous voulez examiner les elfets de celte mé- thode d'apprendre à bien parler, qui est-ce qui parle le mieux dans une affaire, lorsque dans une discussion l'oc- casion s'en présente: eeus qui2 ont pris l'habitude de composer, d'écrire par avance ce qu'ils ont à dire; ou ceux qui, se contentant de réfléchir à la question, pour la com- prendre le mieux possible, se sont accoutumés à parler ex tempore. Si l'on en juge d'après cela, on sera peu porté à croire que l'habitude des discours étudiés et des composi- tions d'apparat soit le vrai moyen de préparer un gentle- man au langage des affaires.

175. Mais peut-être on nous dira que la dissertation a pour but de perfectionner et de faire avancer les enfants dans la connaissance de la langue latine. C'est là, il est vrai, leur principale étude au collège, mais la composition des dissertations n'y sert de rien. Cet exercice, en effet, dirige l'effort de leur esprit sur l'invention des choses qu'il faut dire, non sur la signification des mots qu'il faut

1 . C'est-à-dire « en improvisant. »

•l. Ou les évêques, par exemple, dans la Chambre haute, ou les ducs, les comtes, les barons, etc., qui font souvent dans celte Chambre des discours plus éloquenls et plus suivis que les évêques, tout accou- tumés qu'ils sont à composer et à écrire des sermons qu'ils récitent en en chaire devant de nombreuses assemblées ». (Note de Cosle)

276 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

apprendre. Lorsqu'ils font un dissertation, ce sont les pen- sées, non la langue, qui les occupent, qui les forcent à se battre les flancs. Mais l'étude et l'acquisition d'une langue est d'elle-même chose assez difficile, assez désagréable, pour qu'on ne l'aggrave pas encore par d'autres difficultés, comme on le fait dans la méthode ordinaire. Enfin, si la composition des dissertations a pour effet d'exciter les facultés inventives des jeunes gens, c'est en anglais qu'il faut les leur faire écrire, dans la langue dont ils usent avec facilité et ils commandent aux mots1. Ils verront bien mieux de quelles pensées ils disposent, quand ils les exprimeront dans leur langue maternelle, et, s'il s'agit d'apprendre le latin, laissez-leur suivre pour cela la mé- thode la plus commode, sans fatiguer et rebuter leur esprit par des exercices aussi laborieux que celui d'écrire des dissertations en cette langue.

LES VERS.

174. S'il y a de bonnes raisons à donner contre l'usage établi dans les collèges de faire composer des dissertations latines aux enfants, il y en a de plus nombreuses encore et de plus fortes à faire valoir contre les vers latins, et même contre les vers de toute sorte2. En effet si l'enfant n'a pas

1. Les maîtres de Port-Royal disaient de même: « Avant de faire écrire les élèves en latin, on pourra exercer les enfants à écrire en français, en leur donnant à composer de petits dialogues, de petites narrations ou histoires, de petites lettres, et en leur laissant choisir les sujets dans les souvenirs de leurs lectures. »

2. Locke n'est pas le seul pédagogue du dix-septième siècle qui ait condamné les vers latins comme exercice scolaire. Le P. Lamy, de l'Oratoire, se plaint, dans ses Entretiens sur les sciences, du temps que l'on perd à ce travail le plus souvent stérile. Les jansénistes avant lui avaient formulé les mêmes critiques. « C'est ordinairement un temps perdu, dit judicieusement Arnauld, que de donner des vers à composer. De soixante-dix ou quatre-vingts écoliers, il y en peut avoir deux ou trois de qui on arrache quelque chose, le reste se morfond et se tour- mente pour ne rien faire qui vaiUe. »

LES VERS. 277

le génie de la poésie, c'est la chose la plus déraisonnable du monde que de le tourmenter et de lui faire perdre son temps en lui imposant un travail il ne saurait réussir; et s'il a quelque talent poétique, je trouve étrange que son père désire ou même supporte qu'il cultive et développe ce talent '. Il me semble que les parents devraient au contraire avoir à cœur d'étouffer et de réprimer cette disposition poétique autant qu'ils le pourront ; et je ne vois pas pour- quoi un père désirerait faire de son fils un poète, si du moins ilne veut pas lui inspirer ledégoût des occupations et des affaires de la vie. Mais ce n'est pas le plus grand mal ; en effet le si jeune homme devient un rimeur heureux, et s'il réussit à acquérir la réputation de bel esprit, je de- mande que l'on considère, dans quelle société, dans quels lieux, il est probable qu'il ira perdre son temps, et aussi son argent; car il s'est vu bien rarement qu'on découvrit des mines dor et d'argent sur le mont Parnasse2. L'air y est agréable, mais le sol en est infertile ; et il y a très peu d'exemples de gens qui aient accru leur patrimoine avec ce qu'ils ont pu y moissonner. La poésie et le jeu, qui vont habituellement ensemble, ont aussi cette ressemblance qu'ils neprofitent en général qu'à ceux qui n'ont pas autre chose pour vivre5. Quant aux personnes riches, elles y per- dent toujours, et tout est bien s'il ne leur en coûte pas plus que la perte de toute leur fortune ou de la plus grande

1. Locke attaquo la poésie en général, et il a tort de condamner le talent poétique. Mais il a raison de dire que le but de l'éducation n'est pas de faire des poètes. Au collège on doit se préoccuper de l'instruc- tion générale, propre à tous, non des études qui ne conviennnent qu'à quelques esprits particulièrement doués.

2. Conférez lîoileau {Art Poétique, IV, 174) :

Si l'or a pour vous seul d'invincibles appas, Fuyez ces lieux charmants qu'arrose le Permesse Ce n'est point sur ses bords qu'habite la richesse.

5. On voit jusqu'où Locke pousse l'exagération, jusqu'à mettre sur le même rang le poète et le joueur. Il est difficile d'être plus injuste. Locke a l'esprit prosaïque.

278 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

partie. Si donc vous ne voulez pas que voire fils devienne pour toules les joyeuses compagnies un homme indispen- sable, sans lequel les débauchés ne sauraient aller au ca- baret ni passer agréablement l'après-midi ; si vous ne vou- lez pas qu'il emploie son temps et sa fortune à divertir les autres et à dédaigner le patrimoine rustique que lui ont légué ses ancêtres, je ne pense pas que vous deviez tenir beaucoup à ce qu'il soit un poète ou à ce que son profes- seur l'exerce à rimer1. Mais enfin s'il se trouve quelqu'un qui considère la poésie comme une qualité désirable pour son fils, parce que cette étude excitera son imagination et ses talents, il reconnaîtra du moins qu'il vaut mieux pour cela lire les bons poètes grecs et latins que faire de mau- vais vers de lui-même dans une langue qui n'est pas la sienne-. Et celui qui prétend exceller dans la poésie anglaise n'ira pas s'imaginer que le meilleur moyen d'y réussir, c'est de faire ses premiers essais en vers latins3.

1. Il va vraiment quelque naïveté dans ce passage. Que de catas- trophes, que de ruines, morales ou matérielles, attribuées par Locke à la poésie? Peut-être le manque de tenue de certains poètes anglais du dix-septième siècle et notamment du plus grand d'entre eux, de Skakespeare, leur vie un peu décousue, leurs mœurs presque équi- voques, tout cela a influencé la pensée de Locke, et l'a disposé à croire que poésie et mauvaises mœurs allaient toujours de pair.

2. Locke aurait insister sur l'utilité de la lecture des poésies. Rien ne convient mieux à l'enfant que la poésie. Quant à la composition des vers en langues étrangères, Locke n'a pas réussi à en dégoûter ses compatriotes. Aujourd'hui encore dans les collèges anglais une part considérable du temps des élèves est consacrée à la composition des vers latins et même des vers grecs.

5. Locke, en critiquant les vers latins, s'en prenait à un exercice qu'il avait lui-même pratiqué avec succès et qui lui avait pris beaucoup de temps dans sa jeunesse. A vingt-deux ans il composait une pièce de vers latins en l'honneur de Cromwell.

FAUT-IL APPRENDRE PAR CŒUR? 279

FAUT IL APPRENDRE PAR CŒUR?

175. Il y a un autre usage habituellement suivi dans les écoles de grammaire, et dont je ne vois pas l'utilité, à moins qu'on ne prétende par aider les enfants dans l'étude les langues, étude qu'il faut, selon moi, rendre aussi facile, aussi agréable que possible, en écartant soigneusement tout ce qui la rendrait pénible. Je veux parler et je me plains de l'obligation qu'on impose aux élèves d'apprendre par coeur de grands morceaux des auteurs qu'ils étudient1. Je n'y vois absolument aucun avantage, surtout au point de vue de l'étude qui les occupe. On n'apprend leslangues que par la lecture et par la conversation, et non avec des bri- bes d'auteurs dont on aura chargé sa mémoire. Lorsque la tète d'un homme en est farcie, il a tout ce qu'il faut pour faire un pédant, et c'est le meilleur moyen de le devenir en effet : or il n'y a rien qui convienne moins à un gentleman. Que peut-il y avoir en effet de plus ridicule que de coudre les riches pensées, les élégantes paroles des bons auteurs avec la pauvre étoffe dont nous disposons nous-mêmes? Cela ne fait que mieux ressortir notre indigence; cela n'a aucune grâce ; enfin celui qui parle ainsi n'en tire pas plus d'honneur que s'il voulait embellir un méchant habit usé en le rapiéçant avec de larges morceaux d'écarlate et de brocart. Sans doute, lorsqu'on rencontre chez un auteur un passage dont les pensées méritent qu'on se le rappelle, et dont l'expression est exacte et parfaite et il

i. Locke aborde ici la grande question des exercices de mémoire et des récitations par cœur. Sans doute on en abuse, et chacun de nous se rappelle avec ennui quelle torture lui imposaient au collège les longues et interminables leçons qui occupaient une bonne partie des heures d'étude. Mais Locke se laisse entraîner par réaction à un excès contraire; il s'en faut de peu qu'il ne proscrive absolument tout exer- cice de mémoire.

280 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.

y a beaucoup de passages de ce genre chez les écrivains de l'antiquité ce ne sera pas un mal de le loger dans le sou- venir des écoliers, et d'exercer de temps en temps leur mé- moire avec ces fragments admirables des grands maîtres dans l'art d'écrire. Mais leur faire apprendre leurs leçons par cœur, sans choix, au hasard, au fur et à mesure qu'el- les se présentent dans leurs livres, je ne sais à quoi cela leur sert, sinon à leur faire perdre leur temps et leur» peine, et à leur inspirer aversion et dégoût pour des li- vres où ils ne trouvent que sujets d'ennui.

176. Je sais bien qu'on prétend qu'il faut obliger les enfants à apprendre des leçons par cœur, afin d'exercer et de développer leur mémoire; mais je voudrais que cela fût dit avec autant d'autorité et de raison qu'on met d'assurance à l'affirmer, et que cette pratique fût justifiée par des ob- servations exactes plutôt que par un vieil usage. Il est évi- dent en effet que la force de la mémoire est due à une cons- titution heureuse et non à des progrès obtenus par l'habi- tude et l'exercice1. Il est vrai que l'esprit est apte à retenir les choses auxquelles il applique son attention, et que, pour ne pas les laisser échapper, il doit les imprimer souvent à nouveau dans son souvenir par de fréquentes réflexions ; mais c'est toujours à proportion de la force naturelle de sa mémoire. Une empreinte ne persiste pas aussi long- temps sur la cire et sur le plomb que sur le cuivre ou sur l'acier. Sans doute une impression durera plus longtemps que tout autre, si elle est fréquemment renouvelée, mais chaque nouvel acte de réflexion qui se porte sur cette im- pression est lui-même une nouvelle impression, et c'est le

4. Locke se trompe et obéit ici à des préjugés sensualistes. Pour lui, l'esprit n'est qu'une table rase : il ne possède ni facultés innées ni facultés acquises. L'esprit n'est qu'une succession d'impressions. La mémoire, par conséquent, ne peut pas être considérée comme une faculté indépendante; elle n'est rien en dehors des souvenirs parti- culiers qui se gravent successivement dans l'esprit. On se rappelle ce qu'on a appris par cœur, mais on n'acquiert point par plus de faci- lité à apprendre autre chose. Toutes ces affirmations sont fausses.

faut-il apprendre par cœur? 281

nombre do ces impressions qu'il faut considérer, si l'on veut savoir combien de temps l'esprit pourra la retenir. Mais en faisant apprendre par cœur des pages de latin, on ne dispose pas plus la mémoire à retenir autre chose que, en gravant une pensée sur une lame de plomb, on ne ren- drait ce métal plus capable de retenir solidement d'autres empreintes1. Si de tels exercices avaient pour effet de donner à la mémoire plus de force et d'accroître le talent, les comédiens devraient être de tous les hommes les mieux doués sous le rapport de la mémoire, ceux dont la société serait le plus désirable. Mais consultez l'expérience, et vous verrez si les morceaux que les acteurs se mettent dans la tête les rendent plus capables de se rappeler les autres choses, et si leur talent grandit en proportion du mal qu'ils se donnent pour apprendre par cœur les dis- cours d'autrui*. La mémoire est si nécessaire dans toutes les actions de la vie et dans toutes les conditions, il y a si peu de choses qui puissent se passer d'elle, qu'il n'y au- rait pas à redouter qu'elle s'affaiblît, qu'elle s'émoussât, faute d'exercice, si l'exercice était véritablement la condi- tion de sa force. Mais je crains fort que l'exercice en gé- néral, que l'effort, ne soient de peu de secours pour dé- velopper cette faculté de l'esprit ; en tout cas ce ne sont pas les exercices qu'on pratique à cette intention dans les collèges. Si Xerxés pouvait désigner par leurs noms tous les simples soldats de son armée, qui ne comptait pas

1. C'est une erreur manifeste. En faisant apprendre par cœur des morceaux d'ailleurs bien choisis et que l'élève comprend bien, on développe toutes les facultés qui assurent l'exercice de la mémoire; l'attention, l'association des idées, la conscience nette et claire, l'asso- ciation de l'idée el du mot, etc. ; on développe la mémoire elle-même qui est la résultante de ces diverses facultés.

2. Locke confond ici deux questions : le progrès de l'esprit et le développement de la mémoire. La mémoire peut être devenue plus forte, plus riche, sans que le talent grandisse en proportion. Quant aux acteurs eux-mêmes, il y en a qui ne méritent pas le dédain que leur témoigne Locke et qui sont des hommes vraiment distingués.

282 QUELQUES PENSÉES SUR I/ÉDUCATÏON.

moins de cent mille hommes l. je pense qu'on m'accordera qu'il ne tenait pas cette merveilleuse faculté de l'habitude d'apprendre des leçons par cœur quand il était enfant*. Je suppose qu'on n'a guère recours dans l'éducation des princes5 à cotte méthode, qui prétend exercer et déve- lopper la mémoire par la fastidieuse répétition de ce qu'on a lu dans un livre, sans le secours du livre ; et cependant si elle avait les avantages qu'on lui attribue, il faudrait aussi peu la négliger avec les princes que dans les plus humbles écoles. Les princes en effet n'ont pas un moindre besoin d'une bonne mémoire que les autres hommes, et ils sont en général aussi bien partagés que personne sous le rapport de cette faculté, bien que l'on n'ait jamais pris soin de la perfectionner chez eux de cette manière4. Les choses auxquelles notre esprit applique son attention, et qui excitent son intérêt, sont celles dont il se souvient le mieux, par la raison que j'ai déjà dite. Si vous joignez à cela l'ordre et la méthode, vous aurez fait, je crois, tout le pos- sible pour aider une mémoire faible; et quiconque voudra employer d'autres moyens, particulièrement celui de char- ger la mémoire de l'élève d'une multitude de mots étran- gers qu'il apprend sans goût, reconnaîtra, je crois, qu'il en retirera à peine la moitié du profil qui compenserait temps qu'il a employé à ce travail.

t. Le fait est plus légendaire qu'historique, et Locke a tort de s'y arrêter.

2. Locke sophistique un peu. Personne ne prétend que les mémoires merveilleuses dont on cite quelques exemples aient leur origine dans des exercices de récitation. Il est évident que la nature seule a pu doter certains hommes de cette merveilleuse puissance. Mais il ne s'agit pas des mémoires extraordinaires ; il s'agit de la mémoire en général qui chez tout homme a besoin d'être cultivée et exercée.

3. Locke est décidément en train de mal raisonner : il est probable! que les princes sont soumis à la loi commune dans le développement de leurs facultés, et que leurs précepteurs ont besoin d'exercer leur mémoire tout autant que l'instituteur celle des entants du peuple.

4. Affirmation tout à fait arbitraire. Bossuet, Fénelon, n'ont jamais négligé les exercices de mémoire avec leurs élèves princiers.

FAUT-IL APPRENDRE PAR CŒUR? 285

Je ne veux pourtant pas dire qu'on ne doive pas exercer la mémoire des enfants. Je crois qu'il faut occuper leur mémoire, mais que ce ne soit pas à apprendre par routine les pages entières de leurs livres. Une fois qu'il lesontréci- tées <'t que leur tâche est finie, ces leçons rentrent dans l'oubli, et ils n'y pensent plus1. On ne cultive ainsi ni la mé- moire ni l'esprit. Ce que les élèves doivent apprendre par cœur dans leurs auteurs, je l'ai déjà dit. Ces solides et excel- lentes pensées, une fois qu'elles ont été confiées à la garde de leur mémoire, il ne faut plus souffrir qu'ils les oublient ; il faut au contraire les engager souvent à les répéter. Par là, outre le profit qu'ils peuvent retirer de ces maximes dans la suite de leur vie, comme d'autant de règles et d'obser- vations exactes, ils s'habitueront à réfléchir souvent, et à méditer d'eux-mêmes tout ce qu'ils peuvent se rappeler. C'est le seul moyen de rendre la mémoire prompte et d'en tirer parti. L'habitude de réfléchir souvent empê- chera leur esprit de vaguer à la dérive et elle rappellera pour ainsi dire leur pensée chez elle, en la détournant des rêveries capricieuses et inutiles. Je crois par conséquent qu'il sera bon de leur donner tous les jours quelque chose à apprendre, mais quelque chose qui vaille en effet la peine d'être appris, et que vous serez bien aises qu'ils retrouvent toujours dans leur mémoire, lorsque vous le leur deman- derez ou que d'eux-mêmes ils voudront le retrouver. Vous obligerez ainsi leur pensée à se replier souvent sur elle- même, ce qui est la meilleure habitude intellectuelle qu'on puisse leur donner.

177. Mais quelle que soit la personne à qui vous confiez l'éducation de l'enfant, à l'âge il a l'esprit tendre et flexible, ce qui est certain, c'est que ce doit être une per-

1. Malgré les sages avis de Locke, on n'a pas renoncé en Angleterre aux longues récitations, « A Winchester on a vu des élèves réciter 22000 vers à l'époque des examens. J'ai connu un enfant, dit le docteur vMoberly, qui récitait une tragédie de Sophocle sans manquer un mot. s [Rapport de il. Demogeot, etc., p. 108;.

284 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

sonne aux yeux de laquelle le latin et les langues ne soient que la moindre partie de l'éducation ; une personne qui, sachant combien la vertu et l'équilibre du caractère sont chose préférable à toute espèce de science, à toute con- naissance des langues, s'attache surtout à former l'esprit de ses élèves, à leur inculquer de bonnes dispositions. En effet, ce résultat une fois acquis, tout le reste peut être négligé ; tout le reste viendra en son temps. Et au con- traire, si ces bonnes dispositions manquent ou ne sont pas fortement établies, de façon à écarter toute habitude mauvaise ou vicieuse, les langues, les sciences et toutes les qualités d'un homme instruit n'aboutissent à faire de lui qu'un homme méchant et plus dangereux1. Au fond, quelque bruit qu'on ait fait autour de l'élude du latin et de la difficulté qu'il y aurait à l'apprendre, il est incon- testable qu'une mère pourrait l'enseigner elle-même à son enfant, si seulement elle voulait y consacrer deux ou trois heures par jour, si elle lui faisait lire les Évangiles en latin. Pour cela elle n'a qu'à acheter un nouveau Testa- ment latin, en priant quelqu'un de marquer d'un signe, lorsqu'elle est longue, la pénultième syllabe, dans les mots qui en ont plus de deux (ce qui suffira pour la gui- der dans la prononciation et l'accentuation des mots)2; il suffira ensuite qu'elle lise chaque jour les Évangiles tra-

1. On retrouve ici quelque chose du préjugé contre l'instruction que M. II. Spencer a développé avec tant de vivacité dans son Intro- duction à la science sociale. Ce sont d'ailleurs les sentiments ordi- naires des parents anglais. « Dans l'éducation anglaise, dit M. Taine, la science et la culture de l'esprit viennent en dernière ligne : le carac- tère, le cœur, le cournge, la force et l'adresse du corps sont au pre- mier rang. (Notes sur l'Angleterre, p. 143). »

2. Locke se préoccupait, on le voit, de la prononciation exacte du latin. Les Allemands de nos jours sont aussi fort sévères sur ce point. « Je mentionnerai, dit M. Bréal, un point qui appellera peut-être le sourire sur les lèvres de mes lecteurs, mais qui a provoqué chez moi un sentiment d'envie que je ne crains pas d'avouer : c'est la manière dont les écoliers allemands marquaient dans leur prononciation l'ac- cent tonique. » (Excursions pédagogiques, p. 26.)

FAliT-IL APPRENDRE PAR CŒUR? 285

duits dans sa propre langue et qu'elle essaie de les com- prendre en latin. Une fois qu'elle sera en état de les com- prendre, qu'elle lise de la même manière les fables d'Esope, jusqu'à ce qu'elle puisse en venir à Eutrope, à Justin ou à d'autres auteurs de ce genre. Je ne parle, pas de cela comme d'une fantaisie que j'imagine, j'en parle comme d'une méthode que je sais avoir été expérimentée; et qui a servi à enseigner le latin sans aucune peine à un enfant.

Mais pour en revenir à ce que je disais, la personne qui se charge d'élever un jeune homme, surtout un jeune gentleman, doit savoir quelque chose de plus que le latin, et posséder autre chose que la connaissance des sciences libérales elles-mêmes. Il faut que ce soit une personne d'une haute moralité, de bon sens, de bonne humeur, qui sache, dans ses raports constants avec son disciple, se con- duire avec gravité, avec aisance, avec douceur aussi. Mais j'ai parlé de tout cela ailleurs et fort au long1.

178. En même temps que l'enfant apprend le français et le latin, il peut aussi, comme je l'ai déjà dit, commencer l'étude de l'arithmétique, de la géographie, de la chrono- logie, de l'histoire et de la géométrie. Si on lui enseigne en effet ces choses en français ou en latin, dès qu'il a quelque intelligence de l'une ou l'autre de ces deux lan- gues, il aura le bénéfice d'acquérir la connaissance de ces sciences et par-dessus le marché d'apprendre la langue elle-même -.

1. Voyez en effet Section IX. Locke s'aperçoit lui-même qu'il se répète.

2. Erreur pédagogique. Il est imprudent de vouloir apprendre à l'en- fant plusieurs choses à la fois, et surtout de lui enseigner une science qu'il ignore absolument dans une langue étrangère qu'il ignore Presque.

286 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

LA GEOGRAPHIE.

C'est par la géographie qu'il conviendrait, je crois, de commencer : en effet, l'étude de la configuration du globe, la situation et les limites des quatre parties du monde, celles des différents royaumes et des contrées de l'univers, tout cela n'est qu'un exercice de la mémoire et des yeux; et un enfant par conséquent est apte à apprendre avec plaisir et à retenir ces connaissances *. Cela est si vrai que, en ce moment même, dans la maison que j'habite, je vis avec un enfant à qui sa mère a donné de si bonnes leçons de géographie qu'il connaît les limites des quatre parties du monde, qu'il peut montrer sans hésiter sur le globe ou sur la carte d'Angleterre le pays qu'on lui demande ; il sait les noms de toutes les grandes rivières, des promon- toires, des détroits, des baies, dans tout l'univers ; il peut déterminer la longitude et la latitude de chaque pays, et cependant il n'a pas encore dix ans 2. Ces connaissances qu'un enfant acquiert par les yeux, et que la routine fixe dans sa mémoire, ne sont pas sans doute tout ce qu'il lui faut apprendre sur le globe terrestre. Mais c'est tout de même un premier pas de fait; c'est une excellente pré-

1. Presque tous les pédagogues modernes sont d'accord pour mettre la géographie au premier rang des études de l'enfant. Mais c'était une nouveauté au temps de Locke, l'enfant pâlissait d'abord sur les subti- lités de la grammaire. Nicole, dans le livre de Y Education d'un prince, recommandait déjà l'étude de la géographie comme très propre aux enfants « dont les lumières sont toujours très dépendantes des sens. » Kant est du même avis : « Les cartes géographiques, dit-il, ont quelque chose qui séduit tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu'ils sont fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose au moyen des cartes. Et cela est pour les enfants une excellente distrac- tion où leur imagination, sans s'égarer, trouve à s'arrêter sur certaines ligures. On pourrait réellement les faire commencer par la géogra- phie. »

2. C'est sans doute du jeune Franck Masham qu'il s'agit.

LA GÉOGRAPHIE. 281

paration qui rendra les autres études géographiques beau- coup plus faciles, lorsque son jugement aura suffisamment mûri pour les aborder avec, profit. En outre, il gagne ainsi du temps, et par le plaisir qu'il trouve à connaître les choses, il esl insensiblement conduit à apprendre les langues.

L'ARITHMETIQUE ET L'ASTRONOMIE.

17!). Lorsque l'enfant a fixé clans son souvenir les divi- sions naturelles du globe, on peut commencer à lui ap- prendre l'arithmétique1, l'ar divisions naturelles du globe j'entends les diverses positions et la distribution des terres et des mers, avec les différents noms des contrées dis- tinctes, sans en venir encore à ces lignes artificielles et imaginaires2, qu'on a inventées et supposées uniquement pour faciliter et assurer les progrès de la géographie.

180. De toutes les sciences de raisonnement abstrait l'arithmétique est la plus facile : elle doit donc être étudiée la première. L'esprit en général supporte aisément celte étude, ou n'a pas de peine à s'y habituer. L'arithmétique est d'ailleurs d'une utilité si générale dans toutes les affaires de la vie, qu'il n'est pour ainsi dire rien qu'on puisse faire sans elle5. Aussi est-il certain qu'un homme

1. Il est permis de s'étonner que Locke, infidèle a son principe qui est de s'adresser d'abord aux yeux et à la mémoire, place immédiate- ment après la géographie l'étude de l'arithmétique, c'est-à-dire d'une science abstraite. C'est l'histoire qu'on s'attendait à voir figurer à cette place, et avec l'histoire les sciences naturelles. Ce n'est pas qu'il faille beaucoup retarder l'élude de l'arithmétique. Sans compter qu'il y a moyen d'en rendre les premières notions sensibles aux yeux, il y a dans les opérations numériques quelque chose de mécanique qui attire et séduit L'enfant.

2 Les cercles parallèles, b-s méridiens, etc., dont il va être question quelques lignes plus loin.

3. C'est toujours le point de vue utilitaire qui domine l'esprit de Locke. Il faut étudier l'arithmétique, parce qu'on en a besoin à chaque instant dans les affaires de la vie. Locke ne considère pas l'influence

'

288 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

ne saurait trop l'étudier ni la savoir trop bien. Il faut donc exercer l'enfant à compter, aussitôt et autant qu'il en est capable, et l'y appliquer un peu chaque jour jusqu'à ce qu'il soit passé maître dans l'art des nombres. Lorsque l'enfant sait additionner et soustraire, il peut alors avancer plus loin dans l'étude de la géographie ; il peut, quand il connaît les pôles, les zones, les cercles parallèles et les méridiens, étudier la longitude et la latitude, se rendre compte par de l'usage des cartes, et, par les nombres placés sur leurs côtés, distinguer la position relative des diverses contrées, en même temps qu'apprendre à la re- trouver sur les globes terrestres. Lorsque ce travail lui sera devenu familier, il sera temps de lui montrer le globe céleste, et alors on lui fera repasser tous les cercles, en appelant particulièrement son attention sur l'écliptique ' ou le zodiaque 2, afin que son esprit se les représente claire- ment et distinctement ; on lui enseignera la figure et la situation des différentes constellations, en les lui montrant d'abord sur le globe, ensuite dans le ciel5.

Cela fait, lorsque l'enfant connaîtra assez bien les cons- tellations de notre hémisphère, il sera à propos de lui donner quelque idée de notre monde planétaire. Pour cela on ne fera pas mal de lui présenter une esquisse du système de Copernic \ et alors de lui expliquer les positions

heureuse que cette étude peut exercer sur l'esprit pour développer et fortifier les facultés d'abstraction, d'attention, etc.

4. L'écliptiqne, grand cercle de la sphère céleste que le soleil parait parcourir, et que la terre parcourt réellement en une année.

2. Le zodiaque, zone ou bande imaginée dans le ciel, et dont l'éclip- tique occupe le milieu.

5. Ne serait-il pas plus logique de suivre l'ordre inverse et de com- mencer par le ciel? Gargantua et son maître aussitôt levés « conside- roient Testât du ciel, si tel estoit comme l'avoisent noté au soir précé- dent; en quels signes entroit le soleil, aussi la lune, pour icelle journée. » (Rabelais, I, xxm.)

4. Copernic, célèbre astronome polonais (1475-1545). Son système, universellement adopté aujourd'hui, rencontra au seizième et même au dix-seplième siècle une opposition très vive. C'est lui qui, le premier,

h

L'ARITHMÉTIQUE ET L'ASTRONOMIE. 289

des planètes, la distance qui sépare chacune d'elles du so- leil, le centre de leurs révolutions. Ainsi on le préparera, de la façon la plus naturelle et la plus facile, à comprendre le mouvement et la théorie des planètes. En effet, puisque ' les astronomes ne doutent plus du mouvement des planètes autour du soleil, il est bon qu'il suive cette hypothèse qui n'est pas seulement la plus simple, celle qui embarrasse le moins les écoliers, mais qui est aussi la plus probable- ment vraie '. Mais ici, comme dans toutes les autres par- ties de l'instruction, il faut avoir grand soin de commen- cer par les notions les plus simples et les plus claires, de n'enseigner que le moins possible de choses à la fois, et de bien fixer chaque connaissance dans la tête de l'enfant, avant de passer à ce qui suit ou d'aborder un point nou- veau de la même étude. Présentez -lui d'abord une simple notion, et, avant d'aller plus loin, assurez-vous qu'il l'a prise dans le bon sens, qu'il l'entend parfaitement; alors vous pourrez lui proposer une autre idée simple, immédia- tement liée à la précédente, et qui tende au même but ; et ainsi, grâce à ces progrés insensibles et graduels, vous verrez son esprit, sans trouble ni confusion, s'ouvrir à la science, et s'étendre plus loin que vous n'auriez cru. D'ail- leurs quand un enfant a appris quelque chose, il y a un excellent moyen d'en fixer le souvenir dans sa mémoire et de l'encourager à aller plus loin, c'est de l'engager à l'enseigner lui-même à d'autres enfants-.

eut nettement l'idée que le soleil était immobile et occupait le centre de notre univers, tandis que la terre et les autres planètes tournent autour de" lui.

1. Ne nous étonnons pas que Locke n'ose affirmer avec certitude. Descartes, quoique rallié à l'opinion de Copernic et de Galilée, ne prit

amais sur lui de se prononcer publiquement sur ce sujet.

2. Rien n'intéresse plus l'entant, en effet, rien ne fixe mieux ses idées que cette espèce d'enseignement mutuel.

290 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

LA GÉOMÉTRIE.

181. Une fois que l'enfant s'est familiarisé avec l'étude des sphères, comme nous venons de le voir, il est en état d'apprendre quelque peu de géométrie ; et ici je crois qu'il suffira de lui enseigner les six premiers livres d'Euclide l. Je ne sais en effet si ce n'est pas tout ce qui est nécessaire ou utile pour un homme d'affaires. D'ail- leurs, dans le cas un enfant aurait le génie et le goût de cette science, après être allé jusque-là sous la conduite de son précepteur, il lui sera loisible d'aller plus loin de lui-même sans le secours d'aucun maître.

Il faut donc que l'enfant étudie les sphères et qu'il les étudie avec soin ; et je crois qu'il peut le faire de bonne heure, pourvu que le précepteur ait soin de distinguer ce que l'enfant est on n'est pas capable de comprendre. Sur ce point, voici une règle qui peut suffire à nous guider : les entants sont capables d'apprendre tout ce qui tombe sous les sens, particulièrement sous le sens de la vue, tant que leur mémoire est seule à être exercée2. C'est ainsi qu'un enfant, même très jeune, peut apprendre sur la sphère ce que c'est que l'équateur, le méridien, etc.; ce qu'on ap- pelle l'Europe, l'Angleterre, aussitôt qu'il connaît les di- vers appartements de la maison qu'il habite, à cette con- dition qu'on ne lui enseigne pas trop de choses à la fois, et qu'on ne l'engage pas dans l'étude d'un nouvel objet, avant qu'il n'ait parfaitement appris et gravé dans sa mé- moire celui qu'on lui a précédemment mis sous les yeux.

LA CHRONOLOGIE.

182. La chronologie et la géographie doivent marcher

\. Euclide, géomètre d'Alexandrie, vivait vers 500 avant Jésus-Cluist. 2. C'est sur ce principe que reposent la méthode intuitive et les leçons de choses.

LA CHRONOLOGIE. 291

de pair, et, pour ainsi dire, la main dans la main : j'en- tends la partie générale de la chronologie, afin que l'en- fant ait dans l'esprit une idée du cours universel des siècles et des principales époques que l'on distingue dans l'histoire. Sans la chronologie et la géographie, l'histoire, qui est la grande école de la sagesse et de la science so- ciale, et qui doit être l'étude privilégiée d'un gentleman et d'un homme d'affaires, l'histoire, dis-je, se fixe mal dans la mémoire et n'est que médiocrement utile ' : elle n'est alors en effet qu'un amas de faits, confusément entassés, sans ordre et sans intérêt. C'est seulement par le secours de ces deux sciences que les actions des hommes se rat- tachent à leur date dans le temps, à leur place dans le monde; et dans ces conditions, non seulement elles se gravent plus facilement dans le souvenir, mais c'est seu- lement alors que, présentées dans l'ordre naturel des faits, elles peuvent suggérer ces observations qui rendent le lec- teur plus habile et meilleur.

183. Lorsque je parle de la chronologie, comme d'une science que l'enfant doit parfaitement savoir, je n'entends pas faire allusion aux controverses qu'elle engendre 2. Les disputes de ce genre sont sans fin, et en général elles offrent si peu d'importance pour un gentleman, qu'elles ne méri- teraient pas encore qu'il s'en occupât, quand bien même il serait possible d'arriver à une solution. Qu'on n'accorde donc aucune attention à tout ce fracas d'érudition, à toute cette poussière soulevée par les discussions des chronolo- gistes. Le livre le plus utile que je connaisse en ce genre est un petit traité de Strauchius, publié dans le format

\. La chronologie et la géographie sont, en effet, comme on l'a répété plusieurs fois, les deux yeux de l'histoire. Mais quand il s'agit des pre- mières études historiques, c'est une question de savoir s'il est possible de présenter d'abord à l'enfant les cadres nus de l'histoire, c'est-à-dire les tableaux chronologiques.

2. Les discussions relatives à l'origine du monde.

292 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

in-12, sous le titre de Breviarïum chronologicum1. On peut y prendre tout ce qu'il est nécessaire d'enseigner, en fait de chronologie, à un jeune gentleman : car il n'est pas besoin d'encombrer l'esprit d'un écolier de tous les détails que ce petit livre renferme. L'enfant y trouvera les époques les plus remarquables et qu'il est d'usage de distinguer, ramenées à la période Julienne2 ; et cette méthode est la plus facile, la plus claire, la plus sûre, dont on puisse faire usage en chronologie. A ce traité de Strauchius, on peut joindre les Tables d'Iielvicus, comme un livre à consulter en toute occasion 3.

L'HISTOIRE.

184. S'il n'y a rien qui soit plus instructif, il n'y a rien d'autre part qui soit plus agréable que l'histoire. De ces deux mérites, le premier est une raison pour qu'on en re- commande l'étude aux hommes faits; le second me donne à penser que l'histoire est la science qui convient le mieux à l'esprit des jeunes enfants4. Dés qu'ils auront appris la chronologie, dès qu'ils auront fait connaissance avec les époques historiques qu'il est d'usage de distinguer dans cette partie civilisée du monde, dès qu'ils sauront enfin réduire ces époques à la période Julienne, mettez-leur dans les mains quelque historien latin5. Ce qui nous réglera dans

1. Le liwe de Strauchius est aujourd'hui tombé dans l'oubli.

2. La période Julienne : une période de 7980 ans, qui aurait com- mencé 4715 ans avant notre ère.

7>. Helvicus, à Francfort eu 1581, mort en 1617, humaniste et professeur, qui s'était rendu célèbre dès l'âge de quinze ans par ses poésies grecques. Il fut un des professeurs chargés d'examiner les mé- thodes pédagogiques de Ratich.

4. Pourquoi donc alors Locke ne place-t-il pas l'histoire au premier rang 'avec la géographie? Dans le programme qu'il trace, l'histoire ne vient qu'en troisième ou quatrième lieu, après l'arithmétique, l'as- tronomie et la géométrie.

5. Bien qu'il ne soit pas plus favorable qu'il ne faut aux études la- tines, Locke obéit encore au préjugé et à la l'outine, puisqu'il conseille

I/HISTOIllE. 2'J3

le choix do cet auteur, ce sera la clarlé du style. En effet, quelle que soit l'époque que l'enfant étudiera d'abord, la chronologie le mettra à l|abri de toute confusion, et, en- gagé à continuer sa lecture par l'agrément du sujet, il se familiarisera peu à peu avec le langage, sans éprouver ce ennui et ces tortures qu'on lui fait endurer, quand on lui propose des livres de lecture qui dépassent son intelli- gence: tels sont, par exemple, les ouvrages des orateurs et des poètes latins, quand on s'en sert pour faire apprendre la langue latine. Une fois que, par des lectures suivies, il sera venu à bout des auteurs les plus faciles, tels que Justin, Eutrope, Quinte-Curce, etc., ceux qui viennent après ceux- ne lui donneront pas beaucoup de mal, et ainsi par un progrès graduel, après avoir lu les historiens les plus clairs et les plus faciles, il parviendra à lire les plus difficiles et les plus sublimes des écrivains latins, tels que Cicéron, Virgile et Horace1.

LA MORALE.

180. Comme, dès le début de ses études et dans tous les cas la chose est possible, on apprend à l'enfant à con- naître la vertu, et cela par la pratique plutôt que par des règles-; comme on lui enseigne chaque jour à mettre

comme première lecture d'histoire, non un livre moderne, écrit dans la langue maternelle de l'élève, mais un historien latin. Il n'eu est plus certainement, comme c'était l'usage alors, à vouloir que l'enfant apprenne à lire dans un texte latin auquel il ne comprend rien, mais c'est tout de même une erreur grave que de faire commencer l'étude de l'histoire par l'histoire ancienne, et encore dans un texte latin.

1. On trouvera un peu sec ce chapitre sur l'histoire. Locke vers la fin oublie même son sujet et nomme un orateur et deux poètes latins, et non des historiens. 11 ne parle pas de l'histoire nationale, de l'his- toire moderne, et de tous les avantages qu'on peut tirer de cette étude. L'enseignement de l'histoire n'a pas d'ailleurs dans les écoles anglaises, même aujourd'hui, la place qui lui est due.

2. Excellent principe. La morale doit être enseignée par l'exemple, par la pratique, plutôt que par des leçons en forme et par des pré- ceptes.

204 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

l'amour de la réputation au-dessus de la satisfaction de ses désirs, je ne sais s'il sera utile qu'on lui fasse lire sur la morale aulrechosc que cequ'il trouve danslaBible.ou qu'on lui mette entre les mains quelque traité de morale, jusqu'à l'âge il pourra lire les Devoirs de Gicéron, non plus comme un écolier qui apprend le latin, mais comme quel- qu'un qui veut, pour la conduite de sa vie, s'instruire des principes et des régies de la vertu '.

LA LOI CIVILE.

18G. Lorsque l'enfant aura suffisamment étudié les Devoirs de Cicéron, et qu'on y aura joint le livre de Puffen- dorf : de Offîcio hominis et civis 2, il sera peut-être temps de lui faire lire l'ouvrage de Jure belli et pacis de Grotius3, ou quelque chose qui peul-élre vaudra mieux encore, le traité de Puffendorf, de Jure naturali et gentium*. 11 y ap- prendra les droits naturels de l'homme, l'origine et la fon- dation des sociétés et les devoirs qui en résultent. Ces questions générales/ de droit civil et d'histoire sont des études qu'un gentleman ne doit passe contenter d'effleurer : il faut qu'il s'en occupe sans cesse, il faut qu'il n'ait ja- mais fini de les étudier. Un jeune homme vertueux et bien élevé, qui est versé dans cette partie générale du droit

1. En fait, dans la pratique scolaire, nous ne sommes guère allés jusqu'ici au delà du programme tracé par Locke, puisqu'on attend la fin des études et la classe de philosophie, pour enseigner aux élèves de nos lycées les principes de la morale, et leur faire lire les grands mo- ralistes.

2. Puffendorf, célèbre publiciste, en 1652, mort à Berlin en 1694. Il publia, en 1675, l'ouvrage dont il est question ici : Des devoirs de l'ltonunc et du citoyen.

5. Grotius (1585-1646), célère érudit hollandais. Son plus laineux ouvrage est précisément le traité dont parle ici Locke, Du droit de guerre et de paix (1624), qui fut traduit en français par Barbey- rac (1724).

4. L'ouvrage de Puffendorf, Du droit naturel et du droit des gens, parut en 1670. Il fut traduit dans toutes les langues de l'Europe.

LA LOI CIVILE. 295

civil (où il n'est question ni de chicanes ni de cas parti- culiers, mais l'on traite des affaires et des rapports des Dations civilisées, en se fondant sur les principes de la raison), qui en outre entend le latin et sait l'écrire, peut en toute sûreté courir le monde : il trouvera partout des gens qui seront disposés à l'employer et qui sauront l'es- timer.

LA LOI.

187. Ce serait une hypothèse étrange quecclle d'un gent- leman anglais qui ignorerait les lois de son pays1. Dans foules les conditions, c'est une connaissance si nécessaire que, depuis le juge de paix jusqu'au ministre d'Etat, je ne vois pas quel homme pourrait s'en passer, s'il veut tenir dignement son rang. Je n'entends pas parler de la chicane, de tout ce qu'il y a de captieux et de subtil dans la loi. Un gentleman, dont le devoir est de connaître les règles pré- cises du bien et du mal, mais non de rechercher les moyens d'esquiver l'obligation de faire le bien ou de ga- rantir sa sécurité touten faisant le mal, un gentleman, dis-je, doit dédaigner l'étude de la chicane autant que s'appli- quer diligemment à l'étude de la loi, afin de rendre parla des services à son pays. A cet effet, je crois que pour un gentleman la bonne méthode d'étudier nos lois, quand il n'a pas à en faire une étude spéciale en vue de sa profes- sion, c'est de prendre une idée de la constitution et du gou- vernement de l'Angleterre dans les anciens livres de droit commun, et chez quelques écrivains modernes qui après eux ont dressé le tableau de ce gouvernement. Quand il s'en sera fait une idée exacte, qu'il lise alors l'histoire de son pays, en associant à l'étude de chaque roi celles des lois faites sous son règne. Par il pénétrera dans l'esprit de

1. L'hypothèse n'est, hélasl que trop vraisemblable, au moins en France, bans nos lycées, la législation n'est enseignée qu'aux élèves de l'enseignement dit spécial.

2&6 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

nos lois; il verra sur quels principes elles ont été établies, et en comprendra mieux l'autorité1.

LA RHÉTORIQUE ET LA LOGIQUE.

188. La rhétorique et la logique étant des arts que l'an- cienne méthode plaçait immédiatement après la grammaire2, on s'étonnera peut-être que j'en aie si peu parlé! La raison en est que les jeunes gens n'en tirent qu'un mince profit ; car j'ai rarement vu ou plutôt je n'ai jamais vu quelqu'un qui eût appris à bien raisonner ou à parler avec élégance, en étudiant les règles qui prétendent l'enseigner5. Aussi je désirerais que le jeune gentleman prît seulement une tein- ture de ces arts, dans les traités les plus courts qu'on puisse trouver, sans s'arrêter trop longtemps à considérer et à étudier ce vain formalisme. Le bon raisonnement se fonde sur autre chose que sur la théorie des prédicaments ou des prédicats4 , et ne consiste pas à parler in modo et

1. Locke recommande ici quelque chose d'analogue à ce que l'on appelle aujourd'hui l'instruction civique.

2. Avec la grammaire, la rhétorique et la logique formaient ce qu'au moyen âge on appelait le trivium, la première partie des études; le quadrivium, qui lui succédait, comprenait l'arithmétique, la musique, la géométrie, l'astronomie.

5. Il y a beaucoup à dire sur l'utilité de la logique et Locke ne re- connaît pas suffisamment les avantages de cette étude. Mais pour l'ex- cuser, il faut songer qu'on abusait alors de la logique, que la logique de ce temps-là était purement déductive et se réduisait à la fastidieuse étude des règles du syllogisme. Quand les modernes font l'éloge de la logique, ils ont affaire à une logique tout autrement complète, qui comprend l'observation, l'induction et toutes les opérations de l'esprit, à une logique pratique et positive qui ne s'oublie p»s dans les subti- lités du formalisme syïlogistique. C'est de cette logique que parle, par exemple, Stuart Miïl quand il dit : « La plus ample connaissance des sciences de raisonnement et d'expérience ne nous dispense pas d'étu- dier les règles de la logique. Nous avons beau entendre toute notre vie des raisonnements corrects, et voir des expériences exactes : nous n'apprendrons point par la seule imitation à en faire autant. »

4. Les prédicaments ou catégories sont au nombre de dix, d'après la théorie d'Aristote : la substance, la qualité, la quantité, la relation, la

LA l'.HLTOUlnl i: ET LA LOGIQUE. 207

in figura* . Mais il serai! hors de mon propos d'insister sur celte idée. Pour en venir donc à ce qui nous occupe, je vous conseillerai, si vous voulez que votre fils raisonne bien, de lui faire lire Chillingworlh'. Si vous voulez qu'il parle bien, familiarisez-le avec la lecture de Cicéron l, pour qu'il se fasse une idée vraie de l'éloquence, et donnez-lui à lire des ouvrages anglais bien écrits, pour qu'il y per- fectionne son style et la pureté de son langage maternel. 189. Puisque le profit et le but d'un raisonnement droit, c'est d'avoir des idées droites, déporter un jugement droit sur les choses, de distinguer la vérité de l'erreur, le bien du mal, et d'agir en conséquence, ne nourrissez pas votre iils du vain et artificiel formalisme de la dialectique \ Ne souffrez pas qu'il s'y exerce lui-même, ni qu'il l'admire chez les autres, àmoinsque vous ne vouliez faire de lui, au lieu d'un homme de sens, un chicaneur sans jugement,

situation dans l'espace, la situation clans le temps, l'attitude, la posses- sion, l'action, la passion. C'est un catalogue, d'ailleurs incomplet el inexact, des différentes classes auxquelles peuvent être rattachés les divers objets de la connaissance. « Cette division, dit Stuart Hilt, res- semble à une classification des animaux qui distinguerait les hommes, les quadrupèdes, les chevaux et les poneys. »

Les cinq prédicats sont : le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident; c'est-à-dire les cinq idées générales essentielles.

I. In modo et in figura, « selon le mode et la figure, » c'est-à-dire selon les règles du syllogisme. Locke critique ici. après Rabelais, après Montaigne, après Pascal, l'erreur du moyen âge, l'on croyait avoir appris à l'enfant à raisonner, parce qu'on lui avait appris à distinguer les modes et les ligures du syllogisme.

'_'. OnllingTorth, controversiste anglais (1GO2-1044). Il exerça une grande influence sur l'esprit de Locke. Son grand ouvrage, la Hcligiou des protestants, date de 1657. et c'est, dit-on, un modèle de raison- nement solide et serré.

3. En d'autres termes, apprenez-lui à bien raisonner et à bien écrire, par la pratique et par l'étude familière des auteurs qui savent rai- sonner et écrire.

■i. Conférez les passages analogues des Essais de Montaigne (fil, vin.): « Qui a pris l'entendement en la logique? sont ses belles pro- messes? Yeoid on plus de barbouillage au caquet des harengieres qu'aux disputes publiques des dialecticiens? »

298 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

entête dans ses discours, qui se fera un point d'honneur de contredire les autres, ou, ce qui serait encore pire, qui mettra tout en question ; un de ces hommes enfin que pré- occupe, non la recherche de la verilé, mais simplement le plaisir de triompher clans la discussion. Il n'y a rien qui soit plus déplacé, plus mal séant chez un gentleman, ou chez tout homme qui prétend au titre de créature raison- nable, que de ne pas vouloir céder à l'évidence de la raison et à la force d'un argument clair et convaincant. Y a-t-il, je le demande, quelque chose qui s'accorde moins avec la politesse de la société et avec le but de la discussion, que la conduite de ces personnes qui ne se contentent jamais d'une réponse, quelque complète et satisfaisante qu'elle soit, mais qui s'entêtent dans la dispute, aussi longtemps que des mots équivoques leur permettent de chicaner, soit à l'aide d'un médius terminus1, soit à la faveur d'une distinction frivole, sans qu'elles se mettent en peine d'être logiques ou illogiques, sensées ou absurdes, conséquentes ou non avec ce qui a été dit précédemment? C'est en effet le grand art et la souveraine perfection d'une dispute logique, que jamais l'opposant ne se contente d'une réponse, que jamais le ré- pondant ne se rende à un argument. Ce que devient en tout cela la vérité et la science, aucun des deux adversaires ne s'en soucie. Ce qui importe à chacun d'eux, c'est de ne point passer pour un pauvre nigaud qui se laisse confondre; c'est de ne point subir l'affron' de désavouer ce qu'on a d'abord affirmé : car c'est en cela que consiste la gloire de la dis- cussion. Pour découvrir la vérité et pour la défendre, c'est à un examen sérieux et attentif des choses elles-mêmes qu'il faut recourir, et non à des termes artificiels, à de vains procédés d'argumentation. Le formalisme logique

1. Le moyen terme est celui qui dans un syllogisme sert de terme de comparaison avec les deux autres termes; de sorte que l'on peut équi- voquer et faire un raisonnement faux si le moyen terme étant un mot à double sens, on le compare pris dans un sens avec le grand terme et pris dans l'autre sens avec le petit terme.

LA RHÉTORIQUE ET LA LOGIQOE. 299

conduit moins à la découverte de la vérité, qu'à l'emploi subtil et sophistique de mois équivoques1 : or, c'est de toutes les façons de parler, celle qui est la moins utile et la plus désagréable, et il n'y a pas de chose au monde qui convienne moins à un gentleman ou à un ami de. la vérité. Sans doute, il n'y a guère de plus grand défaut pour un gentleman que de ne pas savoir s'exprimer, soit par écrit, soit en paroles, .le demanderai cependant à mon lecteur s'il ne connait pas un grand nombre de gens, assez riches pour vivre de leurs revenus, possédant à la fois et le titre et les qualités du gentilhomme qui pourtant ne sont pas capa- bles de raconter une histoire comme il faut, et encore moins de parler dans un langage clair et persuasif, sur n'im- porte quelle affaire. Mais ce n'est pas tant leur faute que la faute de leur éducation : car, sans y mettre de partia- lité, je dois rendre à mes compatriotes cette justice que, à quelque étude qu'ils s'appliquent, ils ne s'y laissent sur- passer par aucun de leurs voisins. Mais on se contente de leur enseigner les règles de la rhétorique, sans leur ap- prendre à s'exprimer avec élégance, soit en paroles, soit par écrit, dans la langue dont ils auront toujours à se ser- vir. On dirait que les noms des figures, qui embellissent les discours des orateurs passés maîtres dans l'art de parler, sont uniquement ce qui constitue l'art et le talent de bien parler. Comme toutes les choses qui dépendent de laprali- que, l'art de la parole s'enseigne, non par un petit ou un grand nombre de règles, mais par l'exercice et par l'appli- cation, en se conformant d'ailleurs à des règles justes, ou plutôt à de bons modèles, jusqu'à ce que l'habitude soit prise , et qu'on ait acquis une certaine aptitude à bien l'aire.

t. Locke, comme Bacon, dont il s'inspire ici, comme Descaries, comme tous les réformateurs de la philosophie, ne croit pas que le syllogisme conduise à la découverte de la vérité. Il a traité le môme sujet avec pins de <!élail dons {'Essai sur l'entendement (IV, xvn).

:>00 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

LE STYLE.

D'après cela, il ne sera peut-être pas mauvais d'engager souvent les enfants, aussitôt qu'ils en seront capables, à raconter d'eux-mêmes une histoire sur deschosesqu'ils con- naissent bien. On commencera par corriger dans leurs ré- cits la faute la plus grave qu'ils auront commise dans l'arrangement de leur sujet. Quand on aura remédié à cette faute, on passera à une autre; et ainsi de suite, de l'une à l'autre, jusqu'à ce qu'elles soient toutes corrigées, au moins celles qui ont de la gravité1. Lorsqu'ils se tirent bien de leurs narrations orales, on peut alors leur demander des narrations écrites. Les Fables d'Ésope, le seul livre peut- être qui convienne pour des enfants 2, peuvent fournir des sujets d'exercice pour apprendre à écrire en anglais, comme aussi pour lire et pour traduire, afin de se familiariser avec la langue latine. Lorsque les enfants en sont venus à ne plus l'aire de faute contre la grammaire, et qu'ils savent combi- ner dans un discours suivi et continu les différentes parties d'une histoire, sans user de ces transitions lourdes et mala- droites qu'ils ont coutume de multiplier, vous pouvez, si vous désirez les perfectionner plus complètement dans ce talent qui est le premier degré de l'art de parler et qui n'exige pas d'invention, vous pouvez, dis-je, avoir recours à Cicéron, et en leur faisant mettre en pratique les règles que le maître de l'éloquence donne dans son premier ouvrage (delnventione, 20)3, leur montrer en quoi consistent l'art et les grâces d'une narration élégante, selon les sujets et

1. Locke a raison de penser qu'il faut diviser et pour ainsi dira émietter les critiques. Trop de corrections à la fois embrouillent l'en- fant.

2. Locke ignore La Fontaine ou ne l'apprécie pas.

.". Le traité de l'Invention recommandé par Locke n'a jamais clé classique en France.

LE STYLE. 30]

selon le but qu'on veul atteindre. De chacune de ces règles on peut trouver dos exemples appropriés et montrer ainsi aux enfants comment d'autres les ont appliquées. Les an- ciens auteurs classiques contiennent en abondance des exemples de ce genre qu'il faut leur mettre sous les yeux, non seulement pour qu'ils les traduisent, niais comme des modèles à imiter chaque jour.

Lorsque les enfants savent écrire en anglais avec suite, avec propriété, avec ordre, et qu'ils disposent d'un style narratif passable, vous pouvez les exercer à écrire des let- tres; mais ne leur faites pas rechercher les traits d'esprit, ni les compliments affectés; apprenez-leur à exprimer simple- ment leurs pensées, sans incohérence, sans désordre et avec politesse. Lorsqu'ils en seront là, vous pouvez, pour exci- t'T leur imagination, leur proposer l'exemple de Voiture *, pour leur apprendre comment à distance on cause avec ses amis dans des lettres complimenteuses, enjouées, rail- leuses, pleines de variété. Faites-leur lire ainsi les lettres de Cicéron, comme le meilleur, modèle pour les lettres d'affaires ou de pure conversation2. L'art d'écrire une lettre est d'un si grand usage dans toutes les affaires de la vie, qu'il n'est personne qui puisse échapper à l'obli- gation de montrer ce qu'il sait faire en ce genre. Des occasions de tous les jours le forceront à mettre la plume à la main, et sans compter que dans ses affaires il se ressentira souvent de la façon habile ou non dont

1. Voiture ne mérite guère l'honneur que lui fait Locke. Il était très admiré au dix-septième siècle, et Locke, en le louant comme un modèle à suivre, obéit aux préjugés de son temps. On s'étonne d'au- tant plus que Locke recommande Voiture, qu'il vient de demander de proscrire des premiers exercices littéraires de l'enfant toute affecta- tion, toute vaine recherche d'esprit. Les lettres de Voiture ont des qualités, mais elles sont tout ce qu'il y a de plus affecté et de moins simple.

2. Locke rencontre plus juste quand il recommande les lettres de Cicéron, lettres réelles, que l'auteur n'a pas écrites pour la postérité, qu'il a adressées à ses contemporains et à ses amis, et il s'exprime avec la simplicité d'un homme d'IJtat ou d'un homme d'affaires.

£02 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

il écrira ses lettres, il est certain que son éducation, son jugement, ses talents, seront dans ses lettres soumis à un examen plus sévère que dans ses discours oraux. Ici en effet les fautes sont fugitives, et s'évanouissent le plus sou- vent avec le son qui leur a donné naissance; elles ne sont pas exposées aune révision rigoureuse et par conséquent elles échappent plus facilement à l'observation et à la cri- tique.

Si les méthodes de l'éducation étaient bien conduites et bien dirigées, il ne viendrait à l'esprit de personne de sup- poser qu'on néglige une partie si importante de l'instruc- tion, surtout quand on met tant d'acharnement à imposer des exercices qui ne sont absolument d'aucune utilité, comme les dissertations et les vers latins : véritables ins- truments de torture pour les enfants, qu'ils condamnent à des efforts d'invention au-dessus de leur force, et qu'ils empêchent d'avancer agréablement dans l'élude des lan- gues en leur imposant des difficultés contre nature. Mais la coutume l'ordonne ainsi; et qui oserait lui désobéir? Et ne serait-il pas déraisonnable de demander qu'un professeur de collège (qui sait sur le bout du doigt les tropes et les figures de la Rhétorique de Farnaby1), apprît à son élève à s'exprimer élégamment en anglais, alors qu'il semble si peu s'en soucier ou s'en occuper pour lui-même ? La mère de l'enfant lui en remontrerait sur ce point, elle qu'il inéprise sans doute comme une personne illettrée, parce qu'elle n'a lu ni logique ni rhétorique.

La correction dans le style parlé ou écrit donne je ne sais quelle grâce à ce que l'on dit, et ménagé une attention favorable ; et puisque c'est de l'anglais qu'un anglais fera constamment usage, c'est cette langue qu'il doit principa- lement cultiver ; c'est en anglais surtout qu'il prendra soin de polir et de perfectionner son style. Parler ou écrire le

1. Farnaby, humaniste anglais, à Londres en 1575, mort en lGi7. Il professa avec grand succès. Sa Rhétorique date de 1625.

F.E STYLE. 303

latin mieux que sa langue maternelle, cela peut rendre un homme célèbre; mais il lui sera bien plus avantageux d'ap- prendre à bien s'exprimer dans sa propre langue, dont il fait usage à chaque instant, que de rechercher de vains applaudissements pour une qualité tout à fait inutile. Et cependant je vois qu'on néglige partout cette partie de l'ins- truction. On ne prend aucun soin de perfectionner lesjeu- nes gens dans la connaissance de leur langue, de leur en donner ia parfaite intelligence, de faire enfin qu'ils en soient maitres. S'il va quelqu'un parmi nous qui s'exprime dans sa langue maternelle avec plus de facilité et de pu- reté que les autres, c'est au hasard qu'il le doit ou à son talent, en tout cas à de tout autres causes que son édu- cation ou les soins de son précepteur. S'inquiéter de savoir comment son élève parle ou écrit en anglais, c'est un souci au dessus de la dignité d'un homme nourri de grec et de latin, bien que souvent il n'y soit pas fort habile lui- même. Le grec et le latin sont des langues savantes, les seules dignes que des hommes savants s'en mêlent et les enseignent. L'anglais n'est que le langage du vulgaire illettré. Et cependant nous voyons que, chez quelques- uns de nos voisins, l'État n'a pas cru qu'il fût indif- férent à l'intérêt public de favoriser et de récompenser les progrès de la langue nationale'. Chez eux ce n'est pas une petite affaire que de polir et d'enrichir la lan- gue; ils ont établi des académies et distribuent des pen- sions pour cela, de sjrte qu'il y a parmi leurs écrivains une grande ambition, une grande émulation pour écrire correctement. Et l'on voit ils en sont venus par ces moyens-là, et comme ils ont répandu au loin leur langue, qui était la plus imparfaite peut-être de l'Europe, du moins il y a quelque temps, et quelque jugement qu'on porte sur

1. Locke parle ici de la France, sans la nommer, et fait allusion à la fondation de l'Académie française, aux pensions que Louis XIV dis- tribuait aux hommes de lettres.

20

304 QUELQUES PENSEES SUC. L'EDUCATION.

elle aujourd'hui1. Chez les Romains, les plus grands hom- mes s'exerçaient chaque jour dans leur langue maternelle, et nous trouvons encore dans l'histoire les noms des ora- teurs qui ont appris le latin aux Empereurs, bien que le latin fût leur langue maternelle.

Les grecs, on le sait, étaient encore plus avisés. Toute langue qui n'était pas la leur était à leurs yeux une langue barbare, et l'on ne voit pas que ce peuple lin et savant ait jamais étudié ni même apprécié les langues étrangères, bien qu'il soit hors de doute qu'il emprunta d'ailleurs sa science et sa philosophie2.

Je ne veux pas ici décrier le grec et le latinr> ; je crois né- cessaire l'étude de ces deux langues, de la langue latine au moins: il faut qu'un gentleman l'entende bien. Mais quelles que soient les langues étrangères dont un jeune homme s'occupe (et plus tôt il .les saura, mieux cela vau- dra), il n'en est pas moins vrai que c'est sa propre langue qu'il doit étudier avec le plus de critique ; c'est dans sa propre langue qu'il doit travailler à acquérir la facilité, la clarté et l'élégance de l'expression, et pour cela il faut un exercice de tous les jours.

LA PHILOSOPHIE NATURELLE.

190. Il me paraît que la philosophie naturelle4, enten- due comme science spéculative, n'existe pas encore, et peut- être puis-je penser que j'ai des raisons de dire que nous ne serons jamais en état d'en faire une science 5. La na-

1. Locke est trop sévère pour la langue française du seizième siècle.

2. Locke s'aventure un peu. Les Grecs ont été plus inventeurs, plus initiateurs qu'il ne le dit.

3. Voyez plus loin, § 195.

4. La philosophie naturelle, au temps de Locke, était la science de la nature en général; elle comprenait aussi bien la connaissance de l'es- prit, ce que nous appelons aujourd'hui psychologie ou métaphysique, que la connaissance des corps, qui depuis a donné lieu tant do sciences distinctes, physique, chimie, sciences naturelles, etc.

5. On remarquera dans quel style contourné, et avec quelles précau-

LA PHILOSOPHIE NAT1 RELLE. GUj

turc a combiné ses œuvres avec tant de sagesse, elle agit par des voies qui dépassent tellement nos facultés de dé- couverte et notre puissance de conception, qu'il ne nous sera jamais possible de les ramener à des lois scientifiques. La philosophie naturelle étudie les principes, les proprié- tés, les opérations des choses, telles qu'elles sont en elles- mêmes. Je crois donc qu'on peut la diviser en deux par- ties: l'une comprend les esprits, avec leur nature et leurs qualités; l'autre, les corps. C'est à la métaphysique que l'on rattache habituellement la première1. Mais quelque soit le nom que l'on donne à l'étude des esprits, je crois qu'elle doit venir avant l'étude de la matière et des corps2; non comme une science qui puisse être méthodiquement ré- duite en système, et traitée d'après des principes certains de connaissance, mais comme une étude qui élargit l'espn et qui le prépare à une intelligence plus complète et plus claire de ce monde immatériel nous font pénétrer à la fois la raison et la révélation. Et puisque c'est du ciel que nous tenons, par la révélation, nos idées les plus claires et les plus complètes sur les esprits autres que Dieu et nos âmes ', je pense que c'est à la révélation qu'il faut emprun-

tions Locke hasarde son opinion sur l'impossibilité d'arriver à la science et à la certitude dans le domaine de la philosophie naturelle. Au moins en ce qui concerne les phénomènes matériels, et aussi les phénomènes moraux, les progrès accomplis depuis trois siècles n'ont pas donné raison à sa déflance. Ce qui reste en dehors de la science, ce sont les conceptions des philosophes sur 1 essence des choses, sur l'origine et la lin des êtres.

1. Le mot de métaphysique a été longtemps synonyme de science de l'esprit, de science de l'âme. Mais aujourd'hui que la critique philoso- phique a nettement distingué l'ordre des phénomènes, des laits positifs et l'ordre des substances, des causes, des essences cachées, on ne rattache plus à la métaphysique la description phénoménale des laits qui s'accomplissent dans l'âme. La métaphysique comprend exclusi- vement les questions relatives aux principes des choses et dont la solution dépasse la portée du l'expérience sensible ou de l'expérience psychologique.

'J. Voyez plus loin, ^ 192.

QUELQUES PEKSÉES SUR L'ÉDUCATION.

ter ce qu'on veut sur ce point faire connaître aux enfants1. A cet effet je conclus qu'il serait bon de faire lire aux en- fants une bonne histoire sainte, l'on rangerait, selon l'ordre exact des temps, toutes les choses qu'il serait à pro- pos d'y faire entrer, en omettant celles qui ne conviennent que pour un âge [-lus avancé : on éviterait par ceite con- fusion qui se produit dans l'esprit quand on lit indistinc- tement tous les livres de l'Écriture, tels qu'ils sont réunis dans la Bible. On retirerait encore de cet autre avan- tage, que la lecture assidue de l'histoire sainte familiari- serait l'esprit des enfants avec l'idée des esprits et la croyance à leur existence, puisqu'ils jouent un si grand rôle dans tous les événements de cette histoire : ce qui serait une excellente préparation à l'étude des corps2. Lu effet, sans la notion de l'esprit, notre philosophie sera boi- teuse et restera incomplète dans une de ses parties essen- tielles, puisqu'elle laissera de côté la considération dos êtres les plus puissants et les plus excellents de la créa- tion \

191. Je crois aussi qu'on pourrait faire de celte histoire sainle un abrégé simple et court qui contiendrait les faits principaux et lesplus importants, et que l'on mettrait entre les mains des enfants, dès qu'ils savent lire. Bien que celte

1. C'est-à-dire les anges et les dénions. Locke, quoique médecin et philosophe, était chrétien sincère et pieux, et sa foi n'était pas sans quelque naïveté.

•1. On voit que Locke propose pour l'initiation de l'enfant aux vérités religieuses un ordre contraire à celui que recommande la raison et qu'ont préconisé, par exemple, Rousseau et Kant. C'e^t la lévélation qu'il prend comme point de départ et non les lumières naturelles, de la conscience.

T.. En religion, Locke était fort large, et selon l'expression consacrée de son temps, latitudinaire. <s l.e latitudinarjsme, dit-il lui-même, dans son Essai sur In Tolérance, consiste à avoir des lois strictes touchant Ja vertu et le vice, mais à élargir autant que possible les termes des Credo religieux, d'est-à-dire à faire en sorte que les articles de croyance spéculative soient peu nombreux et larges, les cérémonies peu nombreuses et faciles. »

LA PHILOSOPHIE NATURELLE. 501

lecture dût avoir pour résultat de leur donner de bonne heure quelque notion des esprils, je ne crois pas que cela soit en contradiction avec le conseil que j'ai déjà donné de r-e pas troubler l'imagination des enfants, quand ils sont tout petits, en leur parlant des esprits1 : car je voulais seulement dire par qu'il y a des inconvénients à faire entrer dans leur pensée ces images de fantômes, de spec- tres, d'apparitions fantastiques, que les gouvernantes et tous cpuï qui entourent les enfants leur présentent pour les effrayer et s'assurer de leur obéissance. C'est une faute dont les enfants souffrent durant toute leur vie, parce qu'elle asservit leurs esprits à des craintes, à des appréhen- sions terribles, à la faiblesse et à la superstition. Lorsque plus tard ils entrent dans le monde et dans la société, fatigués qu'ils sont de ces idées dont ils rougissent, il arrive sou- vent que, pour opérer une cure radicale et pour se débarras- ser d'un fardeau qui pèse si lourdement sur eux, ils rejet- tent en bloc toute croyance aux esprits, et se jettent ainsi dans l'extrême opposé, qui est plus regrettable encore.

192. Si je désire que l'on commence par l'étude des es- prits, et que la doctrine de l'Écriture ait profondément pénétré l'esprit du jeune homme avant qu'il aborde la philosophie naturelle, c'est que tous nos sens étant con- stamment en rapport avec la matière, l'idée de la matière tend à accaparer l'esprit tout entier et à en exclure l'idée de tout ce qui n'est pas matière : de iorte que bien souvent ce préjugé, aussi fortement appuyé, ne laisse plus la li- berté de croire aux esprits et d'admettre qu'il y ait rien, in rerum natura, qui ressemble à des êtres immatériels2.

I. Voyez plus haut, p. 137.

II. En d'autres termes, Locke veut que la métaphysique précède la physique, parce qu'il craint que l'esprit ne s'habitue au matérialisme, s'il étudie la nature sensible avant défaire connaissance avec les réalités immatérielles. Cette théorie irrite Rousseau : « Locke, dit-il, veut que l'on commence par l'étude des esprits. Cette méthode est celle de la superstition, des préjugés, de l'erreur. » Et sans justifier son affirmation

308 . QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

Et cependant il est évident que par la matière et le mou- vement seul on ne peut expliquer aucun des grands phéno- mènes de la nature, et par exemple, pour ne citer que celui- là, le phénomène si commun de la pesanteur. Je crois qu'il est impossible d'en rendre compte par les opérations natu- relles de la matière ou par les lois du mouvement : c'est la vo- lonté positive d'un être supérieur qui l'a réglé ainsi. Ainsi puisqu'on ne peut expliquer convenablement le déluge sans admettre quelque chose qui soit en dehors du cours ordi- naire des choses, je demanderai si, en admettant que Dieu a déplacé pour un temps le centre de gravité de la terre (chose aussi intelligible que la pesanteur-elle même, et qui peut avoir été le résultat d'une petite modification de causes inconnues), on ne rendrait pas aussi bien compte du déluge de Noé que par aucune des hypothèses qu'on a pro- posées jusqu'à ce jour. Je sais bien qu'on me fera une objec- tion sérieuse : ce déplacement du centre de gravité n'aurait pu produire, me dira-t-on, qu'un déluge partiel. Mais le dé- placement une fois accordé, il n'est pas difficile de conce- voir que la puissance divine a pu placer le centre de gra- vité à une distance convenable du centre de la terre, et qu'elle l'a fait se mouvoir en rond pendant tout le temps qu'il a fallu pour que le déluge devint universel. Parla, je crois, on expliquera tous les phénomènes du déluge, tels que Moïse les a racontés, plus aisément que par toutes loo suppositions étranges dont on s'est servi pour en rendre raison *.

Mais ce n'est pas le moment d'insister sur cet argument que j'ai voulu seulement indiquer en passant, afin de montrer qu'il est nécessaire, dans l'explication de la na-

qui étonne, il conclut : « L'ordre suivi par Locke ne sert qu'à établir le matérialisme. » (Emile, livre IV.)

1. Nous ne nous attarderons pas à critiquer la bizarre et naïve con- ception de Locke sur la pesanteur et sur le déluge. Si on enseigne l'histoire sainte à l'entant, il faut renoncer, quoi qu'en dise Locke, à en expliquer les légendes par des l'aisons scientifiques.

LA PHILOSOPHIE NATURELLE. 300

ture, de recourir à autre chose qu'à la matière et au mou- vement ! : vérité qu'on sera parfaitement préparé à comprendre, si l'on est familiarisé avec la notion des esprits, au pouvoir desquels la Bible attribue de si grands effets. Je réserve pour une occasion meilleure le dévelop- pement plus complet de mon hypothèse, et l'application qu'on en peut faire à toutes les parties de l'histoire du dé- luge, àtoutes les difficultés que soulève cet événement tel qu'il est raconté dans l'Écriture.

195. Mais revenons à l'étude de la philosophie naturelle. Bien qu'elle ait rempli le monde de systèmes, je ne saurais dire que j'en connaisse aucun qui puisse être enseigné à un jeune homme, comme une science il soit assuré de trouver la vérité et la certitude, c'est-à-dire ce que promettent toutes les sciences dignes de ce nom. Je ne veux pas dire pour cela qu'il ne doive étudier aucun de ces sys- tèmes. Dans un siècle de lumières comme le nôtre, il est nécessaire qu'un gentleman en ait quelque idée, ne serait- ce que pour le préparer aux conversations du monde. Mais soit qu'on lui fasse connaître en entier le système de Des- cartes, comme celui qui est le plus à la mode aujourd'hui -; soit qu'on juge préférable de lui présenter une courte esquisse de ce système et de plusieurs autres, j'estime que

1. En d'autres termes, il serait nécessaire d'admettre des miracles, c'est-à-dire l'intervention particulière de la puissance divine, pour ex- pliquer certains phénomènes naturels. On s'étonne de trouver ces idées chez un ami et un admirateur de Newton.

2. Locke avait lu Descartes à l'âge de vingt-sept ans, et il se plaisait à répéter que cette lecture avait été pour lui une véritable révélation. Il n'est pas cependant cartésien en philosophie. Outre qu'il se sépare absolument de Descartes sur des questions importantes, notamment celle des idées innées, il est par tempérament d'une humeur pliiloso- phique qui n'a rien d'analogue avec celle de l'auteur du Discours de lu méthode. Prudent et timide, circonspect en fait de spéculation, Locke ne pouvait que se défier des témérités de Descartes. On sait d'ailleurs que le cartésianisme n'a jamais eu beaucoup de succès auprès des philosophes anglais qui sont restés en général fidèles à la tradition empirique do Dacon.

510 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

les systèmes de philosophie naturelle qui ont eu du succès dans cette partie du monde doivent être étudiés plutôt dans l'intention de connaître les hypothèses, de compren- dre les termes et les façons de parler des différentes écoles, que dans l'espoir d'y trouver une connaissance satisfaisante, complète et scientifique, des œuvres de la nature. Tout ce qu'on peut dire, c'est que les atomistes modernes1 parlent en général un langage plus intelligible que celui des péri- patéticiens qui avant eux régnaient dans les écoles. Si l'on veut remonter plus haut et se mettre au courant des opi- nions des anciens, on pourra consulter avec fruit le Système intellectuel de Cudworlh2, ce très savant auteur a exposé et critiqué les opinions des philosophes grecs avec tant de justesse et de soin ; les principes sur lesquels ils se fondaient et les principales hypothèses qui les divisaient y peuvent être étudiés avec plus de profit que dans aucun autre livre que je connaisse. Mais je ne prétends détourner personne de l'élude de la nature, sous prétexte qu'il sera toujours impossible de constituer une science avec les con- naissances que nous en avons ou que nous pouvons en avoir. Il y a dans cette étude beaucoup de choses dont la connaissance est convenable et même nécessaire pour un gentleman, et un grand nombre d'autres qui, par le plaisir ou le profit qu'elles procurent, récompensent largement de leurs peines les curieux qui les étudient. Mais je crois qu'on trouvera tout cela plutôt dans les écrits des savants qui ont fait des expériences méthodiques et des observa- tions, que chez ceux qui ont construit des systèmes de pure spéculation s. Ce sont ces écrits, comme par exemple

4. Les atomisles modernes, c'est-à-dire les philosophes qui excluent de la matière les tonnes substantielles et les qualités occultes, que le moyen âge avaient mises à la mode, et qui, comme Descartes, expli- quent le monde mnlénel par l'étendue et le mouvement.

2. Cudworlh, célèbre philosophe anglais (1017-1688). Le Système intellectuel avait été publié en 1578. Cudworth était le père de lady Masliam, l'amie de Locke, dont nous avons parlé plusieurs fois.

3. Locke accuse ici nettement les tendances de son esprit observateur

I A PHILOSOPHIE MÏTIWXLE. 3H

jdiisi.'ins ouvrages deM. Boylo l, ainsi que d'autres qui ont été composés but l'agriculture, l'arboriculture, le jardinage et des sujets semblables, qui peuvent convenir pour un gentleman, une fois qu'il a acquis quelque idée des systèmes de philosophie naturelle aujourd'hui en vogue.

194. Quoique les systèmes de physique que je puis con- naître ne me laissent guère l'espoir de trouver la certitude et la vérité dans un traité quelconque, qui se donne pour un système de philosophie naturelle relatif aux premiers principes des corps, cependant l'incomparable If. Newton nous a montré combien les mathématiques, appliquées à certaines parties de la nature, d'après des principes véri- liés par l'expérience, pouvaient nous mener loin dans la connaissance de ce que j'appellerai quelques-unes des pro- vinces de cet incompréhensible univers. Et si d'autres sa- vant pouvaient nous donner, sur les autres parties de la nature, des explications aussi sûres et aussi claires que celles que contient, sur notre monde planétaire et les principaux phénomènes qu'on y observe, son admirable livre l'hilosophiœ naturalis principia mathematica2 , nous pour rions concevoir l'espoir légitime d'avoir un jour, sur plu- sieurs parties de cette stupéfiante machine du monde, des connaissances plus vraies et plus certaines qu'on n'avait jusqu'ici le droit d'y compter.

Et quoiqu'il y ait très peu de gens qui sachent assez de mathématiques pour comprendre de telles démonstrations, cependant, les mathématiciens les plus exacts qui les ont

et de sa philosophie expérimentale. Il relève de Bacon plus que de Descartes.

1. Boyle (1027-1697) jouissait d'une réputation immense au dix-sep- tième siècle, pour ses travaux de physique et de chimie. Ses principaux ouvrages sont : l'Histoire générale de l'air, le Chrétien naturaliste, etc. Il était au nomhre des amis et des correspondants de Locke.

-. L'ouvrage de Newton, Principes mathématiques de la philoso- p/iie naturelle, parut en IG87, six ans avant la publication des Pensées sur l'éducation.

312 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

examinées en ayant reconnu la valeur, son livre mérite d'être lu ; il procurera autant de plaisir qu'il apportera de lumières à tous ceux qui veulent se rendre compte des mouvements, des propriétés et des opérations de ces gran- des masses de matière dont est formé notre système solaire, et qui méditeront attentivement des conclusions qui dépen- dent toutes de propositions bien prouvées.

LE GREC.

195. Voilà, en résumé, le plan d'études que j'ai conçu pourun jeune gentleman. On s'étonnera peut-être de l'omis- sion du grec \ et l'on me fera remarquer que la Grèce est précisément le pays il faut chercher la source originelle, les fondements de toute la science qui s'est développée dans notre partie du monde. Je suis tout à fait de cet avis, et j'ajouterai qu'un homme ne peut passer pour savant s'il ignore la langue grecque. Mais je ne veux pas considérer ici l'éducation d'un savant de profession ; je ne m'occupe que de l'éducation d'un gentleman, auquel tout le monde convient que le latin et le français sont nécessaires, vu l'état présent des choses2. Si notre gentleman, une fois devenu homme, a la fantaisie de pousser plus loin ses études, et de pénétrer dans le monde grec, il lui sera facile d'apprendre cette langue de lui-même. Si, au con- traire, il n'a pas de goût pour cette élude, tout ce que lui en aura appris son maître sera peine perdue; il aura

1. Rollin se plaint du dédain que Locke témoigne pour l'étude des langues anciennes. « Je ne sais si Locke, dit-il, était bien versé dans la connaissance de la langue grecque et des belles-lettres. Il ne paraît pas au moins en faire assez de cas ». (T. IV. p. 451.)

2. Locke ne complète pas sa pensée qui reste un peu obscure. Il veut dire que le latin et les langues vivantes, qui sont des é udes nécessaires, ne laissent pas de place pour le grec qui est une étude de luxe. Ne sommes-nous pas en train dans les programmes de notre enseignement secondaire de nous rapprocher sensiblement du plan de Locke?

I i: GREC. 313

dépensé beaucoup <Ie temps et d'efforts pour une étude (pi'il se hâtera de délaisser et d'oublier, dès qu'il disposera de sa liberté. En effet, même parmi les gens de lettres, combien y en a-t-il sur cent qui retiennent ce qu'on leur a appris de grec dans les collèges, ou qui y fassent assez de progrès pour parvenir à une lecture familière et à une intelligence parfaite des auteurs gréés1?

Pour conclure sur ce point, cl sur les études du jeune gentleman, je dirai que son précepteur doit se rappeler que son rôle n'est pas tant de lui enseigner toutes les sciences connues, que de lui inspirer le goût et l'amour de la science, et de le mettre en état d'acquérir de nouvelles connaissances, quand il en aura envie.

Je transcrirai ici pour le lecteur les pensées que la ques- tion de l'élude des langues a suggérées à un judicieux écri- vain1 :

« L'on ne peut guère charger l'enfance de la connaissance de trop de langues2.... Elles sont utiles à toutes les condi- tions des hommes, et elles leur ouvrent également l'en- trée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudi- tion. Si l'on remet cette étude si pénible à un âge un peu plus avancé, et qu'on appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas la force de l'embrasser par eboix, ou l'on n'a pas celle d'y persévérer ; et si l'on y persévère, c'est consumer à la recberche des langues le môme temps qui est consacré à

1, Rollin avoue lui-même la médiocrité et l'insuffisance des résultats ordinaires des études grecques. « Les parents, dit-il, sont peu disposés, en général, en laveur du grec... Ils ont, prétendent-ils, appris le grec eux aussi dans leur jeunesse, et ils n'en ont rien retenu. C'est le lan- gage ordinaire qui marque qu'on n'en a pas beaucoup oublié ! »

'1. La Bruyère. Caractères, etc., en. xiv. On reconnaîtra dans ces citations de La Bruyère antre chose que la pénétration d'un esprit lin et délicat : on y saisira 1 accent d'une véritable expérience pédago- gique. La Bruyère, en effet, a dirigé en partie les études du duc 'le Bourbon, petit-fils du grand Condé, et quoiqu'il fût spécialement chargé de lui enseigner L'histoire, il expliquait avec lui les Métamor- phoses d'Ovide.

344 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

l'usage que l'on en doit faire, c'est borner à la science des mots un âge qui veut déjà aller plus loin et qui demande des choses, c'est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s'imprime dans l'âme natu- rellement et profondément, que la mémoire est neuve, prompte et fidèle, que l'esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et que l'on est dé- terminé à de longs travaux par ceux de qui l'on dépend. Je suis persuadé que le petit nombre d'habiles, ou le grand nombre de gens superficiels, vient de l'oubli de cette pratique. »

Tout le monde, je pense, reconnaîtra avec cet auteur pénétrant que l'étude des langues est celle qui convient le mieux à nos premières années. Mais c'est aux parents et aux professeurs à considérer quelles sont les langues que l'enfant doit apprendre. Il faut avouer en effet que c'est peine inutile et temps perdu que d'apprendre une langue dont on ne fera probablement aucun usage dans la vie ; une langue que l'enfant, à en juger par son tempérament, s'empressera de négliger et d'oublier, dès qu'il approchera de la maturité, dès que, débarrassé de son gouverneur, il pourra s'abandonner à ses propres instincts. Et comment supposer que ses instincts le portent à employer une partie de son temps à i'étude des langues savantes, ou à se préoc- cuper d'une langue autre que celle dont la connaissance lui sera imposée par un usage journalier ou par quelque nécessité de métier?

Mais dans l'intérêt de ceux que leur condition destine à être des hommes de lettres, je citerai encore les réflexions que le même auteur ajoute aux précédentes afin de les justifier. Ces observations méritent l'examen de tous ceux qui désirent véritablement s'instruire ; elles sont de na- ture à constituer une règle que les précepteurs auront à fixer dans l'esprit de leurs élèves, et à leur transmettre, comme le principe directeur du reste de leurs études.

Le cr.Lc. sis

« L'étude des textes, dit La Bruyère, ne peut jamais être assez recommandée : c'est le chemin le plus court, le plus BÛr et le plus agréable pour tout genre d'érudition. Ayez les luises de la première main, puisez à la source; maniez, remaniez le texte, apprenez-le de mémoire, citez-le dans les occasions, songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses circonstances ; conciliez un auteur original, ajustez ses principes, tirez vous-même les con- clusions. Les premiers commentateurs se sont trouvés dans' le cas je déiire que vous soyez : n'empruntez leurs lumières et ne suivez leurs vues qu'où les vôtres seraient trop courtes; leurs explications ne sont pas à vous, et peu- vent aisément vous échapper : vos observations au contraire naissent de votre esprit, et y demeurent; vous les retrou- vez plus ordinairement dans la conversation, dans la con- sultation et dans la dispute. Ayez le plaisir de voir que vous n'êtes arrêté dans la lecture que par les difficultés qui sont invincibles, les commentateurs et les scoliastes eux-mêmes demeurent court, si fertiles d'ailleurs, si abon- dants et si charges d'une vainc et fastueuse érudition, dans les endroits clairs et qui ne fout de peine ni à eux ni aux autres; achevez ainsi de vous convaincre, par cette mé- thode d'étudier, que c'est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plus qu'à enrichir les bibliothèques , à faire périr le lexte sous le poids des commentaires : et qu'elle a en cela agi contre soi-même el contre ses plus chers intérêts, en multipliant les lec- tures, les recherches el le travail qu'elle cherchait à éviter. »

Quoique ces conseils ne semblent s'adresser directement qu'aux seuls gens de lettres, ils sont d'une si grande portée pniiiMa bonne direction de leur éducation et de leurs études que je ne serai pas blâmé, je pense, de les avoir ici, surtout si l'on considère qu'ils peuvent être de quelque secours même à un gentleman, si parfois il lui prend fantaisie de pénétrer plus avant que la simple sur-

310 QUELQUES t»ENSÊES bUh L'ÉDUCATION.

face des. choses, et d'acquérir des connaissances solides, complètes, qui le fassent passer maître dans telle ou telle science particulière.

On dit que ce qui met le plus de différence entre les hommes, c'est l'ordre et la constance1. Ce dont je suis sûr, c'est que pour éclairer la roule d'un écolier, pour le soute- nir dans sa marche, pour lui permettre de marcher d'un pas aisé et d'avancer très loin dans n'importe quelle recherche, rien ne vaut une bonne méthode. Son précepteur doit donc s'efforcer de lui en faire comprendre l'utilité, de l'accou- tumer à l'ordre, de lui enseigner la méthode dans tous les emplois de la pensée. Qu'il lui montre en quoi elle con- siste, et quels en sont les avantages ; qu'il le familiarise avec ses diverses formes, avec celle qui va du général au particulier ou de choses particulières à quelque chose de- plus général "2 ; qu'il l'exerce à l'une et à l'autre, et qu'il lui fasse voir à quels objets chacune de ces méthodes est la plus appropriée, et à quelles fins elle peut le mieux servir.

Dans l'étude de l'histoire, c'est l'ordre chronologique qu'il faut suivre; dans les recherches philosophiques, c'estl'ordre de la nature, qui dans toutes ses démarches va du point qu'elle occupe au point qui est immédiatement juxtaposé. De même l'esprit doit passer de la connaissance qu'il pos- sède déjà à celle qui vient après et qui se rattache à la pre- mière, et marcher ainsi vers son but, en considérant les parties les plus simples, les moins complexes du sujet qu'il étudie5. A cet effet, il sera d'une grande utilité que le maître habitue son élève à faire des distinctions nettes, c'est-à- dire à avoir des idées distinctes, partout l'esprit peut

1. Souvenir de Descartes qui déclare que « le principal n'est pas d'a- voir l'esprit bon : ce qui importe, c'est de l'appliquer bien. »

'2. C'est-à-dire à la méthode déductive et à la méthode iuductive.

5. C'est le principe qu'ont développé tous les pédagogues modernes. Voyez, par exemple, le beau chapitre de M. II. Spencer : Quel est le s ivoir le plus utile?

i.i; GftEC. r.17

saisir une différence réelle ; mais il doit éviter avec le même soin d'admettre des distinctions de mois, partout il n'a pas clairement l'idée d'une distinction et d'une diffé- rence.

SECTION XXV (196-209).

ARTS D'AGREMENT. LA DANSE.

19G. Outre ce qu'il doit apprendre par l'étude et dans les livres, il y a d'autres qualités nécessaires à un gentle- man, qualités qu'il faut acquérir par l'exercice, en y con- sacrant un certain temps et sous la direction de maîtres particuliers.

Comme c'est la danse qui donne pour toute la vie l'ha- bitude des mouvements gracieux, qui surtout procure l'air mâle et cette assurance qui convient aux jeunes gens, je crois qu'on ne saurait trop tôt leur apprendre à danser, une fois qu'ils ont l'âge et la vigueur nécessaires. Mais il faut s'assurer d'un bon maître qui sache et qui puisse en- seigner ce qui est vraiment gracieux et convenable, ce qui donne à tous les mouvements du corps une allure libre et aisée. Si un maître n'enseigne pas cela, il vaut mieux n'en avoir pas du tout! La gaucherie naturelle, en effet, est pré- férable à ces poses affectées qui font qu'un enfant ressemble à un singe, et je pense qu'il vaut bien mieux saluer et faire la révérence, comme un brave gentilhomme de cam- pagne, que comme un maître à danser aux mauvaises fa- çons. Quant aux figures diverses de la danse, je compte cela pour rien ou pour peu de chose, excepté dans la me- sure où ces exercices tendent à donner à la contenance une grâce parfaite.

I.A MUSIQUE.

LA MUSIQUE.

197. La musique passe pour avoir certains rapports avec la danse, et beaucoup de gens considèrent comme un talent précieux' l'habileté à jouer de certains instrument». Mais la musique prend tellement de temps à un jeune homme, même pour n'arriver qu'à un talent médiocre, et elle l'engage souvent dans de si étranges compagnies, qu'il fera mieux d'employer sen temps à autre chose *. Il m'est si rarement arrivé, dans la société des hommes sensés et pratiques, d'entendre louer ou estimer quelqu'un pour L'exellenee de son talent musical, que, parmi les choses qui peuvent figurer dans la liste des arts d'agrément, c'est à la musique (pie j'attribuerais volontiers le dernier rang. La brièveté de noire vie ne nous permet pas d'apprendre toutes choses; et d'ailleurs nous ne pouvons être constamment astreints à l'étude. La faiblesse de notre constitution, au point de vue du corps comme au point de vue de l'esprit. exige que nous prenions souvent du repos; et atout âge, si nous voulons faire un bon emploi de notre vie, nous devons en consacrer une bonne partie aux récréations. Tout au moins cette nécessité s'impose pour les enfants. Sans cela, tandis que vous les faites vieillir avant l'âge par un excès de précipitation, vous aurez le chagrin de les conduire pré- maturément au tombeau, ou de les plonger dansune seconde enfance, plus tôt que vous ne pensez. C'est pourquoi, selon

1. Locke parle de la musique, comme de la poésie, avec une sévérité injuste, en homme positif et superficiel. Ce sont les modernes seuls qui ont retrouvé le sentiment de la musique .perdu, semble-t-il, depuis les Grecs. Les contemporains de Locke étaient du même avis que lui. Fénelon, tout en reconnaissant combien la musique a été puissante chez les peuples grecs pour élever l'àme au-dessus des sentiments vul- gaires, déclare que « le goût de la musique, comme celui de la poésie, n'est guère sans danger s. Kollin disait, lui aussi : « Une expérience presque universelle montre que l'étude de la musique dissipe extraordi- nairement les jeunes Glles.

-I

322 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

moi, tout le temps et tous les efforts qu'on destine à des progrès sérieux doivent être réservés pour des choses plus utiles et plus importantes que la musique, et en même temps employés d'après les méthodes les plus rapides et les plus aisées qu'il est possible d'imaginer. Peut-être, comme je l'ai déjà dit, n'est-ce pas un des moindres secrets de l'art de l'éducation, de savoir faire des exercices du corps la récréation des exercices de l'esprit et réciproquement. Je ne doute pas qu'un homme habile ne pût faire quelque chose dans cette voie, s'il prenait soin de bien étudier le tempérament et les inclinations de son élève, car l'enfant qui est las de l'étude ou de la danse ne désire pas pour cela d'aller au lit tout de suite : il veut seulement laire autre chose qui le récrée et le divertisse. Mais qu'on n'oublie jamais qu'une chose qui n'est pas faite avec plaisir ne sau- rait tenir lieu de récréation.

L'ESCRIME. L'ÉQUITATION.

198. L'escrime et l'art de monter à cheval passent pour des parties si nécessaires d'une bonne éducation, que l'on me reprocherait comme unegraveomissionde n'en pas par- ler. L'équitalion qu'on ne peut guère apprendre que dans les grandes villes \ est pour la santé un des meil- leurs exercices qu'on puisse se procurer dans ces foyers de plaisir et de luxe ; et pour cette raison un jeune gentle- man, pendant le séjour qu'il y fait, doit y consacrer une bonne partie de son temps. Tant que l'équitation n'a pour but que de donner au cavalier une altitude solide et aisée, de le mettre en état de dresser son cheval à s'arrêter, à tourner court, enfin de lui apprendre à être ferme sur ses hanches, c'est un exercice utile à un gentleman, dans la

1. Locke oublie que dans les campagnes on apprend l'équitation, sans méthode, il est vrai, et sans règles, mais par la pratique et par l'usage.

L'ESCRIME. L'EQDITATION. 523

paix comme dans la guerre. Mais si cet exercice mérite ou uou que les jeunes gens s'en fessent une affaire, el s'il a assez d'importance pour qu'ils lui consacrent plus de temps qu'ils n'en devraient employer, par intervalles, à ces sortes d'exercices violents, dans le seul intérêt de leur santé, c'est une question que je laisse le soin de résoudre à la sagesse des parents et des gouverneurs. Qu'ils se rappellent seule- ment que, dans toutes les parties de l'éducation, ce qui ré- clame le plus de temps et le plus d'efforts, ce sont les con- naissances qui vraisemblablement seront de la plusgrande conséquence, et du plus fréquent usage, dans le cours ordi- naire el dans les circonstances de la vie à laquelle est des- tiné le jeune homme.

19(J. Quanta l'escrime1, elle peut être un bon exercice pour la santé, mais elle est dangereuse pour la vie, parce que la conscience d'y être habile peut engager dans des querelles les jeunes gens qui croient avoir appris à bien manier le fer. Cette confiance présomptueuse les rend plus sensibles qu'il ne faudrait sur le point d'honneur, pour des provocations légères ou même absolument insignifian- tes. Les jeunes gens, dans la chaleur de leur sang, sont disposés à croire qu'ils ont inutilement appris l'escrime, s'ils ne trouvent pas l'occasion de déployer dans un duel leur adresse et leur courage, et il semble qu'ils aient rai- son. Mais de combien de tristes tragédies cette disposition d'esprit a été l'occasion, c'est ce dont pourraient témoigner les larmes de beaucoup de mères. Un homme qui ne s'entend pas aux armes, sera plus disposé à éviter la société des joueurs el des brelteurs, et ne sera pas de moitié aussi poin- tilleux sur les questions d'honneur, ni aussi prompt à faire affront aux autres ou à soutenir fièrement son opinion, ce qui est la cause ordinaire des querelles. D'autre part quand un

1. Sur les avantages de l'escrime, voyez l'intéressante étude de M. Legouvé, Le piano el le fleuret, dans le livre Les pères el les enfanU au dix-neuvième siècle.

324 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

homme est sur le terrain, une adresse médiocre à manier les armes l'exposera plutôt aux coups de son adversaire qu'elle ne servira à l'en garantir. Et certainement un homme de courage, qui n'entend absolument rien à l'escrime, et qui, par conséquent, ne s'amusant pas à parer, met toute sa con- fiance dans un seul coup vigoureusement poussé, a l'avan- tage sur un ferrailleur médiocrement habile, surtout s'il est adroit à la lutte. Par conséquent, s'il faut prendre quelques précautions contre de tels accidents, et si un père doit préparer son fils à soutenir des duels, j'aimerais mieux de beaucoup que mon fils fût un habile lutteur qu'un ferrailleur médiocre, et c'est tout ce que peut être un gent- leman, à moins qu'il ne passe sa vie à la salle d'armes et qu'il ne s'exerce chaque jour. Toutefois, l'escrime et l'é- quitation étant généralement regardées comme des qualités nécessaire à un gentleman bien élevé, il serait peut-être trop rigoureux de refuser complètement à un jeune homme de ce rang ces marques de distinction. Je laisserai donc à son père le soin de décider jusqu'à quel point le tempéra- ment de son fils et le poste qu'il doit occuper dans la vie, lui permettent ou l'obligent de condescendre à des usages qui d'une part ne servent pas à grand'chose dans la vie ci- vile, qui d'autre part étaient autrefois inconnus aux na- tions les plus belliqueuses, qui enfin semblent n'accroître que peu la force ou le courage de celles qui s'y sont sou- mises, à moins qu'on ne s'imagine que la valeur, la bra- voure militaire a été favorisée et accrue par la mode des duels, avec laquelle l'escrime a fait son entrée dans le monde, et avec laquelle aussi j'espère qu'elle en sortira.

200. Telles sont pour le moment mes pensées sur les études et sur les arts d'agrément qui doivent s'y ajouter. Mais la grande affaire c'est par-dessus tout la vertu et la sagesse :

JSullum numen abest si sit prudent in'.

\. « ion ne manque à l'homme qui possède la prudence. »

L'ESCRIME. L'ÉQDITATION. 5*5

Que l'enfanl apprenne sous vôtre-direction à dominer ses

inclinations, .-t à soumettre ses appétits à la raison. Si vous obtenez cela, et si par une pratique constante vous lui en faites une habitude, vous aurez rempli la partie la plus dif- ficile de votre tâche. El pour qu'un jeune homme en vienne là. je ne connais pas de moyen plus efficace que le désir d'être loué et d'être estimé : c'est donc ce sentiment qu'il faut lui inspirer par tous les moyens imaginables. Rendez- le sensible à l'honneur et à la honte, autant que possible. Lorsque vous y serez parvenu, vous aurez jeté dans son es- prit un principe qui influencera sa conduite, quand vous ne serez plus auprès de lui, un principe auquel ne peut être comparé la crainte du fouet et de la petite douleur que cause le fouet, et qui sera enfin la tige sur laquelle vous pourez ensuite greffer les vrais principes de la moralité et de la religion1.

IL FAUT APPRENDRE UN MÉTIER.

201. Il me reste encore quelque chose à ajouter, et je sais bien qu'en faisant connaître ma pensée, je cours le risque de paraître oublier mon sujet et tout ce que j'ai précédemment écrit sur l'éducation: car je vais parler de la nécessité d'un métier, et je n'ai prétendu élever qu'un gentleman dont la condition ne parait pas compatible avec un métier. Et cependant je n'hésite pas à le dire, je vou- drais que mon gentilhomme apprit un métier, oui, un mé- tier manuel; je voudrais même qu'il en sût deux ou trois, mais un particulièrement2.

t. Locke en revient à sa maxime fondamentale qui fait de l'amour- propre le principe de l'éducation.

2. C'est l'idée que Rousseau devait reprendre dans l'Emile avec tant d'insistance et d'énergie, i Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous demande; c'est un métier, un vrai métier, un art purement îin-canique, les mains travaillent plus que la tète ». Locke et Rous- seau sont donc d'accord sur la nécessité d'un métier : mais les raisons qui les décident sont fort différentes. Locke, en faisant apprendre à

326 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.

202. Puisqu'il faut toujours diriger vers quelque chose qui leur soit utile l'humeur active des enfants, les avan- tages qu'ils tirent des exercices qu'on leur propose peu- vent être ramenés à deux catégories : Il y a des cas l'habileté qu'ils acquièrent par l'exercice est estimable en elle-même ; il en est ainsi non seulement de l'étude des langues et des sciences, mais de la peinture, de l'art de tourner, du jardinage, de l'art de tremper le fer et de le travailler, et de tous les autres arts utiles. Il y a_des_ caj[ l'exercice, en dehors de toute autre considéra- tion, est utile ou nécessaire pour la santé. Les premières de ces connaissances, il est si nécessaire que les enfants les acquièrent durant leur jeune âge qu'une bonne partie de leur temps doit être consacré à y faire des progrès, bien que ces occupations ne contribuent en rien à leur santé. Telles sont la lecture, l'écriture, toutes les études séden- taires qui ont pour but la culture de l'esprit, et qui pren- nent nécessairement une grande partie du temps du gent- leman, presque aussitôt qu'il est né. Mais Jgs_arts manuels, qui pour être appris et pour être pratiqués exigent le tra- vail du corps, ont pour résultat non-seulement d'accroître notre dextérité et notre adresse par l'exercice, mais aussi de fortifier notre santé, surtout ceux auxquels on travaille en plein air. Dans ces occupations-là, par conséquent, la santé et l'habileté progressent conjointement, et l'on peut en choisir quelques-unes pour en faire les récréations d'un enfant dont l'affaire principale est l'étude des livres. Ce

son gentleman la menuiserie ou l'agriculture, voulait surtout que ce travail physique offrit à l'esprit un divertissement, une occasion de relâche et de repos, et procurât ;<u corps un exercice utile.

Rousseau est dirigé par de tout autres idées. Ce qu'il veut d'abord, c'est que, par l'apprentissage d'un métier, Emile se mette à l'abri du besoin le jour une crise révolutionnaire lui ôterait la richesse. En second lieu, Rousseau obéit à des préoccupations sociales, nous dirions aujourd'hui socialistes. Le travail est à ses yeux un devoir strict auquel personne ne peut se soustraire. « Riche ou pauvre, tout citoyen oisif est un fripon. »

11. FAUT APPRENDRE IN MÉTIER. 327

<|ui doit nous guider dans ce choix, c'est Page, c'est l'in- clination de la personne ; la contrainte doit toujours être bannie et il ne faut pasappliquer l'enfant de force à ces tra- vaux. La contrainte en effet et la force engendrent sou- vent, mais ne guérissent jamais l'aversion. Tout ce qu'on fait malgré soi et par violence, on se hâte de l'abandonner, dès qu'on le peut; et tant qu'on le fait, on n'y trouve ni profit ni plaisir.

LA PEINTURE

203. De tous les arts, celui qui me plairait le plus à ce point de vue, ce serait la peinture, n'étaient une ou deux objections auxquelles il n'est pas facile de répondre. D'abord, mal peindre est une des cboses les plus détes- tables de ce monde ; et pour atteindre un degré de talent supportable, il y faut employer trop de temps. Si l'enfant a un goût naturel pour la peinture, il est à craindre qu'il ne néglige toutes les autres études plus utiles, pour s'y adonner entièrement; et s'il n'a pas de goût pour cet art, on aura beau employer le temps, la peine, l'argent : rien n'y fera. Une autre raison qui me fait écarter la peinture de l'éducation d'un gentleman, c'est qu'elle est une récréa- tion sédentaire, qui occupe l'esprit plus que le corps. C'est l'étude qui doit être l'occupation la plus sérieuse d'un gentleman, et quand il a besoin de relâche et de diver- tissement, il faut qu'il les cherche dans quelque exercice corporel, qui détende son esprit, et en même temps for- tifie sa santé et son tempérament. Pour ces deux raisons, je ne suis pus pour la peinture1.

1. Locke est sévère pour la peinture, comme pour la musique et Ja poésie. Il est évident que le sens des arts lui manque; il ne songe pas assez à développer chez son élève les facultés artistiques.

QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDI'CATIOS.

LES RECREATIONS.

204. En second lieu, je proposerai pour un jeune homme qui habite la campagne, je proposerai, dis-je, une de ces deux choses ou plutôt les deux à la fois : d'abord le jardinage ou l'agriculture1 en général, ensuite le travail sur bois, à la façon d'un charpentier, d'un menuisier ou d'un tourneur2. Ce sont des récréations saines qui con- viennent à l'homme d'études ou à l'homme d'affaires. Puisque l'esprit en effet ne supporte pas d'être constam- ment employé à la même chose, et que les hommes séden- taires et studieux ont besoin de^quelque exercice ciuià la ftjîs~flîvert.isse leur esprit et occupe leur corps^je ne con- nais TÎéTf^ùr^ïïmsermeu~x réunir ces avantages pour un gentleman campagnard que les deux exercices dont j'ai parlé : si la saison ou le mauvais temps en effet l'empêche de se livrer à l'un, il peut passer à l'autre. En outre, s'il devient habile dans le premier, il aura les moyens de gou- verner et d'instruire son jardinier; s'il est habile dans le second, il inventera et façonnera un grand nombre d'objets tout ensemble agréables et utiles. Ce n^st pas que je considère ce dernier avantage comme le but principal de son travail, mais c'est un attrait qui peut l'y engager. Ce que je demande surtout à ces occupations, c'est qu'elles

i. Conférez Rousseau : « L'agriculture est le premier métier de l'homme : c'est le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne dis pas à Emile : Apprends l'agricul- ture, il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers. » {Emile, liv. III.)

2. « Tout bien considéré, dit Rousseau, le métier que j'aimerais le mieux qui fût du goùl de mon élève est celui de menuisier. Il est pro- pre, il est utile, il peut s'exercer dans la maison ; il tient suffisamment le corps en haleine; il exige dans l'ouvrier de l'adresse et de l'industrie, et dans la forme des ouvrages que l'utilité détermine, l'élégance et le goût ne sont pas exclus ». (Emile, III.)

LA PEINTURE. 3*29

le divertissent par un exercice manuel, utile et sain, de ses autres pensées et de ses affaires plus sérieuses.

205. (liiez les anciens, les grands hommes savaient très bien accorder le travail des mains avec les affaires de l'État, et ils ne pensaient pas compromettre leur dignité en faisant de l'un la récréation des autres. C'est à l'agricul- ture qu'ils semblent avoir employé et diverti le plus ordi- nairement leurs heures de loisir. Chez les Juifs, Gédéon quitta l'aire il battait le blé. chez les Komains, Cincin- natus quitta la charrue, pour commander et conduire à l'ennemi les armées de leur patrie, et l'on sait que leur habileté à manier le soc ou le fléau ne les empêcha pas de réussir au métier des armes. Pour avoir été de bons ouvriers dans leurs travaux manuels, ils ne furent pas des généraux et des politiques moins habiles. lisse montrèrent aussi grands capitaines, aussi grands hommes d'État qu'ils avaient été bons laboureurs. Caton l'Ancien, qui avait exercé avec gloire toutes les charges de la République, nous a laissé un écrit qui prouve combien il était versé dans l'art de l'agriculture1; et autant qu'il m'en sou- vient, Cyrus- croyait si peu que le jardinage fût au-dessous de la dignité et de la grandeur du trône qu'il montra à Xénophon" un vaste champ d'arbres fruitiers tous plantés de sa main. L'histoire des anciens, des Juifs aussi bien que des Gentils, est pleine de faits de ce genre, qui pour- raient être cités, s'il était nécessaire de recommander par des exemples l'usage des récréations utiles.

206. tt qu'on ne s'imagine pas que je commets une méprise lorsque je donne le nom de divertissement et de récréation à ces arts manuels et à tous les autres exercices du même genre: car la récréation consiste, non à rester

1. Wlusion à l'ouvrage île Caton, De rc rustica.

2. Cyrus le Jeune, celui dont Xénophon parle dans VAnabase.

5. Non pas à Xénophon, comme dit à tort Locke, mais à Lysandre, comme Xénophon le raconte dans ses Economiques.

330 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.

sans rien faire (comme tout le monde peut le remarquer), mais à soulager par la variété de l'exercice l'organe fatigué. Et celui qui penserait que le divertissement ne peut provenir d'un travail dur et pénible, oublierait que les chasseurs se lèvent matin, se iaiiguent à cheval, souffrent du chaud, du froid, de la faim, et que cepen- dant la chasse est le plaisir familier des hommes du plus haut rang. Bêcher, planter, greffer, et tous les travaux de ce genre ne procureraient pas moins de divertissement aux hommes que les jeux inutiles consacrés par la mode, s'ils pouvaient une fois être disposés à s'y plaire; et l'habitude, l'habileté acquise les attacherait bien vite à n'importe lequel de ces exercices. On trouverait, je n'en doute pas, beaucoup de gens qui, invités trop souvent à jouer aux cartes ' à d'autres jeux par des personnes auxquelles ils ne peuvent rien refuser, se sont ennuyés à ces sortes de divertissements plus qu'ils n'auraient fait en se livrant aux occupations les plus sérieuses de la vie, quoiqu'ils n'aient pas naturellement d'aversion pour ces jeux-là, et qu'ils soient même disposés à s'y divertir de temps en temps l.

207. Le jeu, auquel les personnes de qualité et notam- ment les dames, perdent une si grande partie de leur temps, est pour moi la preuve évidente que les hommes ne peuvent pas rester sans rien faire. Il faut toujours qu'ils s'occupent à quelque chose. Comment s'expliquer autre- ment qu'ils consacrent tant d'heures à des occupations qui causent généralement plus de peine que de plaisir à la plupart des hommes, pendant le temps qu'ils y sont engagés5? 11 est certain, pour ceux qui réfléchissent

1. Dans les collèges anglais de notre temps, jouer aux cartes peut devenir un cas d'expulsion.

2. Rollin. parlant de ces jeux-là, s'exprime ainsi : « Comme le jeu est destiné à délasser, je ne sais si l'on devrait communément per- mettre aux enfants ceux qui appliquent presque autant que l'étude. » 5. L'opinion de Locke est très contestable. Les jeux de hasard dont

LES RÉCRÉATIONS. 331

après avoir fini de jouer, que le jeu ne laisse pas de satis- faction après lui et qu'il ne profite en rien ni au corps ni à l'esprit Quant à la question d'argent, si le jeu est assez groa pour toucher à leurs intérêts, ce n'est plus une récréa- tion, rosi an commerce, qui enrichit rarement les per- sonnes qui on! pour vivre d'autres ressources; et en tout cas. si l'on s'y enrichit, le joueur heureux fait un triste métier puisqu'il ne remplit ses poches qu'aux dépens de sn réputation '.

Les récréations ne sont pas faites pour les hommes qui ne connaissent pas le^^travaij^des affaires et qui_ne_sont pas fatigués et épuisés parjes occupations de leur charge. Le grand art serait de disposer des heures de récréation de telle manière qu'on pût y reposer et y rafraîchir les facultés qui ont été exercées et fatiguées, et en même temps faire quelque chose qui, outre le plaisir et le repos du moment, nous assurât quelque avantage à venir. C'est la vanité seule, c'est l'orgueil de la grandeur et de la richesse qui a répandu et mis à la mode ces vains et dangereux passe-temps (comme on les appelle), et qui a accrédité cette opinion que pour un gentleman l'élude ou le travail des mains n'est pas un divertissement convenable. C'est ce qui a donné aux cartes, aux dés, aux parties de plaisir, un si grand crédit dans le monde. Beaucoup de gens y emploient leurs heures de loisir, plutôt sous l'influence de la mode et parce qu'ils ne connaissent pas d'occupation meilleure pour remplir le vide de leur temps inoccupé, que parce qu'ils y trouvent un réel plaisir. Ils ne peuvent suppoiter le poids si lourd d'un loisir absolu, l'ennui de

il parle ont des attraits qu'on ne peut nier, en dehors de toute consi- dération de gain. Ils occupent et exercent l'esprit en l'obligeant à cal- culer, à combiner, à agir enfin.

1. « Les jeux de hasard, dit Rollin, tels que ceux des cartes et des dés, devenus fort à la mode dans le monde, méritent bien plus d't'tre interdits aux jeunes gens. C'est une honte pour notre siècle que des personnes raisonnables ne puissent passer ensemble quelques heures si ollesn'ont les cartes à la main . (IV, p. 500.)

5Ô2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

ne rien faire; et comme ils n'ont jamais appris d'art manuel utile qui puisse les divertir, ils ont recours, pour passer leur temps, à ces amusements frivoles ou mauvais, auxquels un homme raisonnable qui n'aurait pas été gâté par la coutume ne pourrait trouver que bien peu de plaisir.

208. Je ne dis pas cependant qu'un jeune gentleman ne doive jamais se prêter aux distractions innocentes que l'usage a mises à la mode parmi les jeunes gens de son âge et de sa condition. Je suis si loin de vouloir qu'il soit austère et morose à ce point, que je désirerais au contraire le voir entrer, avec une complaisance marquée, dans tous les plaisirs, dans toutes les joies de ceux qu'il fréquente, et ne montrer aucune répugnance, aucune aversion pour les choses qu'ils attendent de lui, à condition qu'elles con- viennent à un gentleman et à un honnête homme1. Pour les cartes cependant et les dés, je crois que le plus sage et le plus sûr est de ne jamais apprendre à y jouer, et, grâce à cette ignorance, d'être mis à l'abri de ces tentations dan- gereuses et de ces façons de perdre un temps précieux. Mais tout en autorisant les conversations paresseuses, les entretiens joyeux, et toutes les récréations convenables que l'usage recommande, je crois qu'un jeune homme trouvera encore assez de temps, en dehors de ses occupa- tions sérieuses et essentielles, pour apprendre à peu près- tel ou tel métier. C'est faute d'application, ce n'est pas faute de loisir, que les hommes ne deviennent pas experts en plus d'un art. Une heure par jour, régulièrement employée à un divertissement de ce genre, suffira pour faire acquérir à un homme en fort peu de temps un degré d'habileté qu'il ne peut soupçonner; et quand bien même il n'y aurait d'autre avantage à cela que d'écarter et de discréditer les passe-temps ordinaires, les jeux vicieux, inutiles et dange-

1. Locke demande ici, non sans largeur d'esprit, que l'homme ait l'esprit ouvert à toutes les bonnes émotions, à tous les nobles senti- ments.

LES RECREATIONS.

reux, et Je montrer qu'on peut s'en passer, ce serait eneore une chose à encourager. Si dès leur jeunesse les hommes étaient guéris de cette humeur indolente, qui fail que parfois ils laissent s'écouler inutilement une bonne partit- de leur vie sans occupations et même sans plaisirs, ils trouveraient assez de temps pour devenir habiles et expérimentés en un grand nombre de choses qui, bien qu'éloignées de leur profession réelle, ne seraient pour- tant pas incompatibles avec elle. Et pour cette raison, comme pour toutes celles que j'ai déjà dites1, l'humeur indolente et distraite d'un esprit qui.se complaît à rêver tout le jour est la chose qu'on doit le moins permettre et tolérer chez les jeunes gens. Cette disposition est le propre d'un homme malade, dont la santé est en désordre; mais hors de là, elle ne doit être supportée chez personne, à n'importe quel âge et dans n'importe quelle condition.

209. Aux arts que j'ai mentionnés plus haut peuvent être ajoutés l'art de préparer des parfums3, le vernissage, la gravure et plusieurs sortes d'ouvrages en fer, en cui- vre ou en argent. Si, comme il arrive le plus souvent, notre jeune gentleman passe une partie considérable de son temps dans une grande ville, on pourra lui apprendre à tailler, à polir, à enchâsser des pierres précieuses, ou l'occuper à polir et h préparer des verres de lunettes". Parmi tant d'arts manuels si ingénieux, il est impossible qu'il ne s'en rencontre pas quelqu'un qui lui plaise et qui le charme, à moins qu'il ne soit paresseux ou débauché ; et il ne saurait l'être, si son éducation a été bien conduite. Et puisqu'on ne peut l'employer constamment à étudier, à lire, à causer, il lui restera, en dehors du temps que

1 . Voyez plus haut, section XVII.

'2 Au temps de Locke, la préparation des parfums était un art à la mode, notamment chez les daines, qui fabriquaient pour leur usage de l'eau de menthe, de l'eau de lavande.

3. C'est à ce dernier travail que Spinoza employait ses journées. M;ii< c'était pour lui un gagne-pain, non un divertissement.

oo'i QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.

lui prennent ces exercices, plusieurs heures qu'il risque- rait d'employer mal s'il ne les employait pas à ces sortes de travaux. En effet, et je conclus par là, il est rare qu'un jeune homme consente à rester absolument oisif et les bras croisés ; et si par hasard il était de cette humeur-là, ce serait un défaut à combattre énergiquement.

SECTION XXVI (210-211).

LA TENUE DES LIVRES.

210. Si les parents, égarés par les préjugés, se laissent effrayer par ces mots de métier et d'arts mécaniques, et s'ils répugnent à voir leurs enfants se livrer à une occupation de ce. genre, il y a cependant une chose relative au com- merce, dont ils reconnaîtront, après réflexion, que la con- naissance est absolument nécessaire à leur fils1.

La tenue des livres n'est pas sans doute une science dont un gentleman ait besoin pour acquérir des richesses, mais il n'y a peut-être rien qui contribue plus utilement à lui faire conserver celles qu'il possède2. On voit rarement qu'une personne qui tient exactement le compte de ses re- venus et de ses dépenses, et qui, par conséquent, a con- stamment l'œil ouvert sur la marche de ses affaires do- mestiques, en vienne à se ruiner; et j'ai la certitude que bien des gens ne compromettent leurs affaires avant de s'en apercevoir, ou ne précipitent leur ruine, une fois qu'elle

1. On reconnaît ici l'esprit commercial des Anglais.

2. Il est permis de penser que la tenue des livres n'a pas besoin d'une étude spéciale, quand il s agit simplement de l'éducation d'un homme que sa position ne destine pas au commerce Ou peut être économe et tenir exactement ses comptes sans avoir appris la tenue des livres.

356 QUELQUES PENSEES SUPt L'EDUCATION".

est commencée, qiie faute de vouloir ou de savoir prendre cette peine. Je donnerai donc à tout gentleman le conseil d'apprendre parfaitement la tenue des livres et de ne pas s'imaginer que cette science n'est pas faite pour lui, sous ce prétexte qu'elle a pris naissance et qu'elle est surtout en usage chez les gens de négoce.

211. Lorsque mon jeune gentleman aura appris à tenir les livres de comptes (ce qui est une affaire de jugement plus que d'arithmétique), il ne sera peut-être pas mauvais que son père, dès de ce moment, l'oblige à faire usage de sa science pour ses petites affaires. Ce n'est pas que je veuille qu'il note sur son livre par le menu toutes les dépenses qu'il fait, tout l'argent qu'il emploie à boire ou à se divertir : la rubrique dépenses générales suffira pour toutes ces choses. Je ne veux pas non plus que son père surveille trop minutieusement ses comptes, pour en prendre occasion de critiquer ses dépenses. Il doit se rap- peler qu'il a été jeune lui aussi, de quelles pensées il était alors animé, et ne pas oublier que son fils a le droit d'avoir les mêmes idées et de les satisfaire à son tour. donc je de- mande que le jeune homme soit obligé de tenir fes comptes, ce n'est pas du tout pour que le père puisse par ce moyen contrôler ses dépenses (car tout l'argent qu'il lui donne, il doit lui en laisser la libre et entière disposition) ; c'est pour qu'il prenne de bonne heure l'habitude de le faire, pour que cet usage, qu'il lui sera si utile et si nécessaire de pra- tiquer toute sa vie, lui devienne familier dès sa jeunesse. Un noble Vénitien, dont le fils roulait sur l'or et gaspillait la fortune paternelle, trouvant que les dépenses de son fils devenaient énormes et extravagantes, ordonna à son cais- sier de ne plus lui donner à l'avenir qu'autant d'argent qu'il voudrait en compter en le recevant1. On pensera sans doute que ce n'était pas un moyen bien efficace de modérer les dépenses du jeune homme, puisqu'il restait libre de

1. On ne sait d'où Locke a tiré cette histoire un peu naïve.

i \ n. mi; des livres. 331

prendre autant d'argent qu'il en voulait; cependant cet expédient, employé avec un jeune étourdi qui ne s'était jamais préoccupé que de la poursuite de ses plaisirs, lui causa un grand embarras et le disposa enfin à faire cette sage et utile réflexion : « S'il me faut prendre tant de peine simplement pour compter l'argent que je veux dépenser, quel soin et quelle peine mes ancêtres ne doivent-ils pas avoir pris quand il s'agissait, non de le compter, mais de le gagner? » Cette pensée raisonnable, suggérée parle petit travail qu'on lui imposait, agit si puissamment sur son esprit, qu'elle l'arrêta dans ses dépenses et qu'il se conduisit désormais en homme économe. En tout cas, ce que tout le monde accordera, c'est que rien n'est plus propre à maintenir nos dépenses dans de justes limites, que l'habitude d'avoir toujours sous les yeux l'état de nos affaires dans des comptes exacts et bien tenus.

22

SFXTION XXVII (212-215)

DES VOYAGES.

21'2. La dernière partie de l'éducation, ce sont les voyages, qui passent généralement pour couronner l'œuvre et rendre un gentleman accompli. Je reconnais que les voyages en pays étrangers offrent de grands avantages : mais l'âge que l'on choisit communément pour envoyer les jeunes gens hors de leur pays et de tous, selon moi, celui ils sont le moins capables d'en retirer ces avantages. Les résultats que l'on se propose d'atteindre et qui sont les plus importants peuvent être ramenés à deux : le premier consiste à étudier les langues étrangères; le second à de- venir plus sage et plus prudent, en fréquentant les hommes, en conversant avec des gens qui, par le tempérament, les coutumes et les mœurs, diffèrent les uns des autres et surtout diffèrent des personnes de notre paroisse et de notre voisinage1. Mais l'âge de seize à vingt et un ans, qu'on choisit ordinairement rçour les voyages, est de tous

1. Montaigne recommande les voyages pour les mêmes motifs : a A cetle cause (l'exercice du jugement), le commerce des hommes y est merveilleusement propre et la visite des pays estrangiers...: pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotler et limer nosfre cervelle contre celle d'aultruy. » (Es- sais, I. xxv.)

DES VOYAGES. 339

les âges de la vie celui qui est le moins propre à assurer ces avantages. Le premier âge l'enfant peut apprendre 1rs langues étrangères et s'habituer à les prononcer avec leur véritable accent, c'est, je crois, de sept à quatorze ou seize ans. En outre, il sérail utile et même nécessaire qu'un enfant de cet âge fût accompagné d'un précepteur, qui, en même temps qu'il étudierait la langue du pays, lui appren- drait autre chose. Mais séparer les jeunes gens de leur fa- mille par de grandes distances, sous la seule direction d'un gouverneur, à un âge ils se croient déjà Irop grands gar- çons pour être gouvernés par autrui, et ils n'ont cependant ni assez de prudence ni assez d'expérience pour se gou- verner eux-mêmes, n'est-ce pas les exposer aux plus grands dangers de la vie, à l'époque ils peuvent le moins se dé- fendre contre ces dangers? Lorsque l'enfant n'est pas encore parvenu à l'âge bouillant des passions, on peut espérer que le gouverneur aura sur lui quelque autorité. Jusqu'à quinze ou seize ans, ni l'opiniâtreté qui se développe avec l'âge, ni la tentation de suivre les exemples d'autrui, ne le détournera d'écouter son gouverneur. Mais l'adoles- cent, quand il commence à fréquenter les hommes et qu'il croit déjà être lui-même un homme, quand il s'est mis à goûter les plaisirs des hommes et à en tirer vanité, quand il considère comme une honte de rester plus long- temps sous la conduite et le contrôle d'un maître : peut-on espérer qu'il se soumette même au g"uverneurle plus atten- tif et le plus habile'.' Celui-ci n'a plus l'autorité nécessaire pour commander, et son disciple n'a plus de disposition à obéir. Tout au contraire, le jeune homme est ••ntrainé par la chaleur du sang et par l'autorité de la mode à suivre l'exem- ple tentateur de camarades qui ne sont pas plus sages que lui. plutôt que les conseils d'un gouverneur, qui lui apparaît maintenant comme l'ennemi de sa liberté. i\"est-ce pas quand il est à la fois indocile et inexpérimenté qu'un homme risque le plus de se perdre? C'est l'âge de la vie il a le plus besoin de rester sous les yeux, sous l'autorité

340 QUELQUES PENSÉES SUP, L'ÉDUCATION.

de ses parents et de ses amis, et de se laisser conduire par eux. Dans le premier âge, alors que l'enfant n'est pas en- core assez grand pour vouloir faire à sa tête, la souplesse de son caractère le rend plus traitable et le met à l'abri du danger. Plus tard, la raison et la prévoyance commencent à se faire jour, et avertissent l'homme d'avoir à considérer ses intérêts et son perfectionnement. L'époque donc que je crois la plus convenable pour envoyer un jeune gentleman à l'étranger, c'est ou bien quand il est très jeune1, mais alors avec un gouverneur, le plus sûr qu'on puisse trouver pour cet emploi; ou bien quand il est plus âgé, seul et sans gouverneur. Alors, en effet, il est en état de se gou- verner lui-même, de faire des observations sur ce qui, dans les autres pays, lui paraîtra digne de remarque, et dont il croira pouvoir tirer parti quand il sera de retour dans sa patrie; et de plus, à cet âge, instruit qu'il est des lois et des mœurs de son propre pays, de ses avantages naturels, de ses qualités morales comme de ses défauts, il a quelque chose à échanger avec les étrangers, dont la conversation lui fournit à lui-même quelques connaissances nouvelles. 213. C'est, j'imagine, parce qu'on règle autrement les voyages qu'un aussi grand nombre de jeunes gens revien- nent de leurs excursions sans en avoir retiré aucun profit. S'ils rapportent dans leur patrie quelque connaissance des contrées et des peuples qu'ils ont visités, ce n'est le plus souvent que l'admiration des pratiques les plus mauvaises et les plus vaines qu'ils y ont observées. Ils gardent le souvenir et le goût des choses qui ont donné à leur liberté son premier essor, plutôt que de celles qui les auraient rendus meilleurs et plus sages après leur retour. Et le moyen qu'il en soit autrement lorsqu'ils voyagent à l'âge ils le font d'ordinaire, sous la direction d'un gouver-

1 . Montaigne veut aussi que l'on fasse voyager l'enfant de très bonne heure : « Je vouldrois qu'on commenceast à le promener dez sa tendre enfance. » {Essais, I, xxv.)

ItLS VOYAGES. "-il

neur, qui est chargé de pourvoir à leurs besoins et de faire des observations pour eux1? Sous la conduite d'un toi guide, ils pensent avoir le droit de rester les bras croisés, ils ne se croient pas responsables de leur con- duite, et par suite ils se donnent rarement la peine de taire par eux-mêmes des recherches ou des observations utiles. Leurs pensées s'élancent à la poursuite des amuse- ments et des plaisirs, et ils considèrent comme un affront qu'on veuille les contrôler à ce sujet. Mais il est rare qu'ils se mettent en peine d'examiner les mœurs, d'observer les talents, de considérer les arts, les tempéraments et les inclinations des hommes qu'ils fréquentent, afin de savoir comment ils doivent se comporter à leur égard. Celui qui voyage avec eux n'est-il pas pour les mettre à couvert, pour les tirer d'affaire quand ils se sont jetés dans quelque embarras, et pour répondre pour eux dans toutes leurs mésaventures?

2 14. La connaissance des hommes est, je l'avoue, un si grand talent qu'un jeune homme ne saurait y passer maître du premier coup. Mais cependant les voyages serviraient à peu de chose, s'ils ne lui ouvraient pas quelquefois les yeux, s'ils ne le rendaient pas prudent et circonspect, s'ils ne l'accoutumaient pas à regarder par delà les apparences, s'ils ne lui apprenaient pas, enfin, sous la garde inof- fensive d'une conduite polie et obligeante, à conserver sa liberté et à sauvegarder ses intérêts dans la société des étrangers et de toute espèce de gens, sans jamais perdre leur estime. Celui qui voyage à l'âge convena- ble, avec les pensées d'un homme qui veut se perfec- tionner lui-même, peut entrer en relations, partout il va, avec des personnes de qualité : chose de grand avantage pour un gentleman qui voyage. Cependant, je le demande, parmi nos jeunes gens qui vont à l'étranger sous la conduite d'un précepteur, y en a-t-il un sur cent qui

1. On sait tjue Locke avait beaucoup voyagé lui-même.

~i-l QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION-

rende visite à quelque personne de qualité? Encore moins font-ils connaissance avec les personnes dont la comersa- tion pourrait leur apprendre quels sont les principes de la bonne éducation dans chaque pays, et ce qui mérite d'y être observé. Et cependant, en causant avec ces personnes, ils pourraient apprendre en un jour plus qu'en courant pendant une année d'une hôtellerie à une autre. Et la chose après tout n'est pas surprenante : car des hommes de mé- rite et de talent ne peuvent guère être disposés à recevoir dans leur intimité des jeunes gens qui ont encore besoin de la garde d'un gouverneur. Mais un gentleman, quoique jeune encore et étranger, s'il se présente comme un homme, et s'il manifeste le désir de s'informer des coutumes, des manières, des lois et du gouvernement du pays qu'il visite, sera partout le bienvenu ; il trouvera aide et bon accueil auprès des personnes les plus distinguées et les plus instruites de chaque pays, qui seront toujours prêtes à recevoir, à encourager, à protéger le voyageur bien élevé et d'un esprit curieux.

215. Quelle que soit la justesse de ces observations, elles ne changeront rien, j'en ai peur, à la coutume qu'on a prise de faire voyager les jeunes gens à l'âge qui est préci- sément le moins propice; et cela pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'intérêt de leurs progrès. 11 ne faut pas, dit on, aventurer le jeune enfant dans des voyages, quand il n'a que huit ou dix ans, de peur de ce qui pour- rait lui arriver dans un âge aussi tendre ; et cependant, il court alors dix fois moins de risques que dans sa seizième ou dix -huitième année. 11 ne faut pas non plus, à ce qu'on croit, le garder à la maison jusqu'à ce qu'il ait passé l'âge dangereux et indiscipliné des passions; on veut qu'il soit de retour à la maison vers vingt et un ans, afin de se marier et d'avoir des enfants. Son père ne peut attendre plus longtemps pour le doter, et sa mère a besoin d'une nouvelle nichée de babys pour en faire ses jouets. De sorte que mon jeune homme, quoi qu'il puisse en résulter, doit

DES VOYAGES. 543

épouser la femme qu'on lui a choisie, dès qu'il a l'âge requis1. Et cependant, ce ne serait pas un mal pour sa santé, pour son talent, ou pour son bonheur, que la chose fût retardée de quelque temps, et qu'on le laissât, pour l'âge et pour l'expérience, prendre quelque avance sur ses enfants. H arrive souvent en effet que les enfants marchent de trop près sur les talons de leur père, et cela contre leur propre intérêt et contre l'intérêt du père. Mais puisque notre jeune homme est sur le point de se marier, il est temps de le laisser à sa maîtresse -.

1. C'est-à-dire la majorité, vingt et un ans en Angleterre comme chez nous.

2. Rousseau, api es avoir reproduit cette phrase de Locke, ajoute : « ... Et là-dessus Locke finit son ouvrage. Pour moi, je n'ai pas l'hon- neur d'élever un gentilhomme, je me garderai d'imiter Locke en cela.» (Emile, 1. V.) Rousseau aurait peut-être hien fait d'imiter Locke; car le ve livre de l'Emile, intitulé Sophie ou la femme, se perd dans le romanesque et n'est pas digne du reste de l'ouvrage.

CONCLUSION.

216. Bien que je sois maintenant arrivé au terme de ce que des observations familières m'ont suggéré sur l'édu- cation, je ne voudrais pas laisser croire que je considère ce travail comme un traité en forme sur le sujet. Il y a mille autres choses qui mériteraient l'attention; surtout si l'on voulait étudier les divers tempéraments, les diffé- rentes inclinations, les défauts particuliers que l'on ren- contre chez les enfants, et rechercher les remèdes appro- priés. La variété des caractères est si grande que ce sujet demanderait un volume : encore n'y suffirait-il pas1. Chaque homme a ses qualités propres qui, aussi bien que sa phy- sionomie, le distinguent de tous les autres hommes; et il n'y a peut-être pas deux enfants qui puissent être élevés par des méthodes absolument semblables2. De plus, j'es- time qu'un prince, un noble et un gentleman de condition ordinaire doivent recevoir des éducations un peu diffé- rentes. Mais je n'ai voulu exposer ici que quelques vuet» générales, qui se rapportent au but principal de l'éduca- tion. Elles étaient d'ailleurs destinées au fils d'un gentleman

\. L'étude que Locke réclamait ici n'a pas encore été faite.

2, C'est pousser un peu loin les choses. La science de l'éducation n'existerait pas si on acceptait à la lettre l'affirmation de Locke. En dépit de la diversité des tempéraments, il y a chez tous les enfants une certaine communauté de nature; il y a aussi par conséquent des lois pédagogiques générales qui s'appliquent à tous.

Ci INCLUSION. 545

le mes amis1, que je considérais, à raison de son jeune Age, comme une page blanche ou comme un morceau de cire que je pouvais façonner et mouler à mon gré2. Je n'ai guère fait que toucher, par conséquent, aux points essen- tiels, et à ce que je jugeais nécessaire en général pour l'éducation d'un jeune gentleman de sa condition. Et maintenant je publie ces pensées que l'occasion a l'ait naître; je les publie, bien qu'elles soient loin de consti- tuer un traité complet sur la matière, et sans prétendre que chaque père y trouvera ce qui conviendrait précisément à son enfant, mais avec l'espoir qu'elles apporteront cepen- dant quelques faibles lumières à tous ceux qui sont préoccu- pés de leurs chers petits, et qui, dans l'éducation de leurs enfants, aimeront mieux se risquer à consulter leur propre raison que suivre docilement la routine des vieilles mé- thodes.

1. Voyez la dédicace de l'ouvrape.

2. Locke se contredit ici. Il a dit tout à l'heure que chaque homme avait son caractère propre et qu'il n'y avait peut-être pas deux en- tants qu'on pût élever par des méthodes identiques : ce qui implique la diversité originelle des tendances et des dispositions innées. Et maintenant, dominé par le système sensualiste qui l'ait de l'esprit une lubie rase, quelque chose d'indéterminé, il a l'air de croire que l'édu- cation peut tout pour façonner un caractère.

TABLE DES MATIERES

Dédicace de l'auteur i

Préface du traducteur ix

Préambule 1

SECTION I (3-30). L'éducation physique.

De la santé 4

Le chaud et le froid 5

I/air 12

Les vêtements 14

La nourriture 16

Les repas 20

Les boissons 22

Les fruits 25

Le sommeil 27

La constipation 31

De la médecinu 35

SECTION II (31-42).

L'esprit 38

Les fantaisies de l'enfant 40

SECTION 111(43-51). /

Des châtiments 52 ^

SECTION IV (52-03;. y

Des récompenses 54

Le sentiment de l'honneur 62

348 TADLE DES MATIERES.

SECTION V (64-66).

Des règles 70

Des habitudes 72

SECTION VI (67-69; . .

Des manières 7S

La société des domestique? 82

SECTION VII (70-71).

Les avantages de l'éducation domestique Si

L'exemple 94

SECTION VIII (72-87) .

V Les récompense* el les châtiments 9G

De la contrainte 101

Des réprimandes 102

L'obstination 104

Il faut raisonner avec les enfants 110

Les exemples 1 1-2

L'usage du fouet Il i

SECTION IX (88-94).

Qualités nécessaires d'un gouverneur 1-1

SECTION X (95-99).

De la familiarité des parents avec leurs enfants ! 43

Du respect 149

SECTION XI (100-102).

Les différents tempéraments loi

SECTION XII (103-110).

De la volonté chez les enfants . . 134

La récréation 100

SECTION XIII (li 1-1 14).

Des cil» et des pleurs chez les enfants. .......... 108

SECTION XIV (115).

I De la peur et du courage chez les enfants. 174

Le courage 1 75

La lâcheté 177

TABLE DES MATIERES. 349 SECTION W 110-117).

l'instinct de la cruauté chez l'enfant 185

SECTION XVI (118-122).

La curiosité 190

SECTION XVII ,123-127).

Delà nonchalance et de la flânerie 190

SECTION XVIII (128-129).

Faut-il contraindre les enfants? 202

SECTION XIX (13

Des jouets. 200

SECTION XX [131-133

Du mensonge chez les enfants 210

SECTION XXI (154-139 .

La crcAance à Dieu et le principe do la morale 214

Des esprit? et des fantômes 210

SECTION WII (140).

De la prudence ou sagesse 221

SECTION XXIII (111 140).

Sur les bonnes manières 223

SECTION XXIV (147-195).

De l'instruction 237

La lecture 259

Lecrilure 240

Du dussin 249

La sténographia 251

Les langues étrangères 252

Le latin 252

Les dissertations 'J72

Les vers 270

Faut-il apprendre par cœur? 279

La géographie 280

L'arithmétique et l'astronomie 287

La géométrie 290

La chronologie 290

350 TABLE DES MATIERES

L'histoire 293

La morale 295

La loi civile 29 i

La loi 295

La rhétorique et la logique 296

Le style 300

La philosophie naturelle 30 i

Le grec 5 1 '2

SECTION XXV (196-209).

Arts d'agrément. La danse. . 520

La musique 521

L'escrime et l'équitation 322

Il faut apprendre un métier . 329

La peinture 327

Les récréations 528

SECTION XXVI (210-211).

La tenue des livres 535

SECTION XXVII (212-215).

Des voyages 538

Conclusion . .... 544

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