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QUINZE LETTRES DE RICHARD WAGNER

ŒUVRES DE W Eliza WILLE, née SLOMAN

Der Sang des fremden Sàngers. (Chant du poète étranger, fantaisie.)

Hamburg, Hoffmann und Campe, 1835.

Dichtungen von E. Sloman. (Fictions poétiques.)

Hamburg, Hoffmann und Campe, 183G.

Félicitas (roman en deux parties .

Leipzig, F.- A. Brockhaus, 1850.

Johannes Olaf (roman en trois parties.) Leipzig, F. -A. Brockhaus, 1871.

Stilllehen in bewegter Zeit.

(Vie calme dans des temps agités )

Leipzig, F. -A. Brockhaus, 1878.

Fûnfzehn Briefe von Richard Wagner, nebst EHnnerungen und Erlàuterungen.

(Quinze lettres de Richard Wagner, accompagnées de souvenirs et d'éclaircissements.)

Deutsche Rundschau, Februar und Marz 1887.

REL SEP 1 6 1974

Quinze Lettres

de

Richard Wagner

ACCOMPAGNEES DE

SOUVENIRS ET D'ECLAIRCISSEMENTS

PAR

Eliza WILLE, née SLOMAN

Traduites de l'allemand par Augusta STAPS

BRUXELLES

IMPRIMERIE VEUVE MONNOM

32, rue de l'Industrie, 32

1894

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Tous ceux qui ont lu ce petit livre dans la langue originale en ont éprouvé une jouissance si pénétrante et si complète, que j'ai cru faire chose utile en le rendant accessible au public de langue française. Il appartient aux œuvres nombreuses qu'a suscitées et que suscitera sans cesse le nom magique de Wagner, mais il occupe une place spéciale dans cette merveil- leuse bibliothèque, sa valeur étant toute psy- chique; ce n'est pas sur la scène qu'il nous montre le drame, dans le superbe épanouisse-

ment de la fusion de tous les arts parvenus à leur degré suprême d'intensité, le drame est dans l'âme même du maître, dans la phase doulou- reuse et fatale du sentiment et de la sensation purs ; c'est le dedans qu'il éclaire et l'homme s'en dégage avec sa puissante originalité et son naïf abandon, avec ses contradictions et ses faiblesses, ses impatiences et ses colères, ses grands élancements vers ce que le vulgaire appelle l'impossible et ses lourdes chutes de l'illusion dans le réel, l'homme que l'immensité de ses aspirations et l'acharnement du sort revêtent en ce moment d'une grandeur tragique et rendent si semblable à quelqu'un de ses héros. Lui aussi n'a-t-il pas lancé un fier défi aux puissances établies, n'a-t-il pas à lutter contre une mer furieuse et tous les ports ne lui sont-ils pas fermés? Pour que sa voie soit libre et qu'il puisse aborder en la terre de son Désir, il faut qu'un miracle se fasse ! Ce miracle, l'amour le fait deux fois pour lui : la faveur et le dévoue- ment d'un roi l'enlèvent par-delà les tempêtes dans le ciel de ses rêves et donnent la paix à

l'artiste ; l'amour et le dévouement d'une femme donnent à l'homme le repos et le bonheur. L'amie dévouée à qui Wagner, dans un sen- timent d'ardente gratitude, adressa ces lettres et qui les a publiées « afin que d'autres, à leur tour, aient part à ce qu'elles contiennent de vraiment bon et partant de vraiment émou- vant », M™® Eliza Wille eut au plus haut degré le don de la sympathie. C'est cette flamme divine qui a rendu sa longue vie si harmo- nieuse et si féconde, qui a fait de son foyer, plus encore peut-être que les lumières de l'in- telligence, un centre béni tout ce que Zurich a compté de célébrités nationales, tout ce qu'il a vu passer de célébrités étrangères, est venu s'asseoir tour à tour; c'est cette puissance de vivre en autrui qui, rayonnant plus loin encore, s'est répandue dans ses livres avec un charme profond et bienfaisant. Morte récemment à Mariafeld, au bord du lac de Zurich (23 décem- bre 1893), elle était née à Itzehoe (Holstein) le 9 mars 1809. Son enfance avait été bercée par les fiers accents de la guerre de l'Indépendance ;

elle en conserva toute sa vie le souvenir, avec une conscience très haute de la justice et du devoir, une foi inébranlable en la nécessité de leur triomphe final et un irrésistible élan vers tous ceux qui revendiquent leurs droits mécon- nus, exilés politiques, proscrits dont elle vit si souvent défiler le sinistre cortège, opprimés de toutes sortes ayant à lutter contre quelque ini- quité sociale ou politique.

Ce sont ces nobles sentiments qui forment en quelque sorte l'atmosphère morale des œuvres de M"^^ Wille, mais ce clair et judicieux esprit de femme était trop loyal envers lui-même pour ne point observer avec une égale fidélité, à côté des grandeurs de la nature humaine, ses fautes et ses petitesses caractéristiques. « C'est de con- trastes et de contradictions, de la multiplicité des impressions et des expériences disparates, de beau et de laid, d'une part de vérité et d'une autre part d'excentricité que se forme notre originalité", dit-elle excellemment d'elle-même: il y a de tout cela dans le monde complexe qu'elle a créé et qui surgit avec d'autant plus d'inten-

site devant nous, que le style de M"^ Wille, tou- jours simple et expressif, s'élève parfois à une pureté et une concision vraiment classiques. Telle page que lui a suggérée la mer du Nord, la terre désolée des Halligen, avec quelque simple et primitive figure se profilant sur ces horizons lourds et bas, est aussi grandiose et aussi suggestive pour l'esprit que tel tableau de Mesdag ou d'Israëls. Quant à sa magistrale description de l'incendie de Hambourg, la flamme poursuit le lecteur haletant de rue en rue, de canal en canal, le ciel, la terre et l'eau l'enserrant peu à peu dans un gigantesque brasier. (Johannes Olaf.)

Le professeur Lazarus, saisi d'admiration pour cette riche nature si harmonieusement développée et se renouvelant jusqu'à la vieil- lesse toute blanche, a dit d'Éliza Wille que « ce fut une des femmes les plus remarquables du xixe siècle » . Nous y associerons le souvenir de Wagner et de son calvaire qu'elle l'a aidé à gravir et nous n'oublierons pas cette parole qu'il lui écrivait en septembre 1864 : « Quand

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j'en étais en quelque sorte arrivé à être congé- dié par tous mes vieux amis, vous seule, à parler franchement, vous croyiez encore en moi. »

Le traducteur.

Novembre 1894.

QUINZE LETTRES DE RICHARD WAGNER

ACCOMPAGNÉES DE

SOUVENIRS ET D'ÉCLAIRCISSEMENTS

PAR

Eliza WILLE, née SLOMAN Traduites de l'allemand, par Adgusta STAPS

I. INTRODUCTION

Voilà déjà quelques années que des amis enthousiastes de Richard Wagner m'exhortent à ne point considérer comme exclusivement miennes les lettres du Maître dont les œuvres parcourent triomphalement le monde et m'en- gagent à les préserver des risques de la des- truction ou de la dispersion en les confiant à la garde de la nation.

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Le Musée Wagner[à Bayreuth serait évidem- ment un reliquaire digne de ce trésor, mais le culte des reliques, les fouilles faites dans la poussière à la recherche de quelques ossements morts, les collections d'autographes et d'objets touchés par des mains augustes ne sont guère de mon goût : ce ne serait qu'un refuge. C'est ' dans la plénitude de la vie qu'agit et souffle l'esprit de ces maîtres qui, travaillant en créa- teurs, imprimant la forme en artistes, ont vaincu la mort et l'anéantissement. Leurs œuvres, qui appartiennent au monde, sont les propagateurs de leur grandeur.

J'ai laissé ces exhortations mûrir en moi : maintenant qu'arrivée à un âge avancé, je mets de l'ordre dans mes papiers, relisant et brûlant ce qui a été confié, non pas à d'autres, mais à moi seule, afin que, sous le sceau d'un consen- tement tacite, ces confidences meurent d'une noble mort, maintenant je fais recopier celles d'entre lesUettres de Wagner qui se rapportent à quelque.fait généralement connu ou à quelque phase caractéristique de sa vie ; de cette façon les originaux resteront en possession de ma famille, mais d'autres à leur tour pourront avoir 'part à ce qu'il y a de vraiment bon et partant de vraiment émouvant dans ces lettres.

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Les lettres que je mets de côté et que je n'ai pas d'objection à livrer à la publicité, sont au nombre de quinze. Onze datent des années 1864 et 1865 et les chaleureux témoignages d'afiec- tion qu'elles contiennent correspondent aux jours que Wagner passa en ami dans notre maison de Mariafeld, au bord du lac de Zurich. Les difficultés les plus écœurantes enrayaient alors sa carrière et menaçaient parfois de para- lyser momentanément la volonté et la force créatrice de ce génie puissant et audacieux, en brisant son énergie au travail.

Un bonheur extraordinaire mit fin à ce dou- loureux épisode : la main d'un roi le fit entrer dans un monde enchanté et entoura de rayons le front assombri de celui qui règne dans la sphère des sons. Un jeune homme, presque encore un enfant, étranger aux réalités la vie, ignorant les soucis du gouvernement, de la responsabilité et des devoirs royaux, dans un bel élan vers l'idéal, avait senti que sa mission était de frayer la voie à ce génie ten- dant si haut.

Ce ne fut pas seulement un bonheur pour "Wagner, ce fut un bonheur pour le monde qui admire le Maître dans ses œuvres, que l'enthou- siasme artistique de ce jeune roi, appelé par Wagner dans la dédicace de la Walhïcre « le

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gracieux protecteur de sa vie ». C'est à Maria- feld que l'envoyé du roi de Bavière vint cher- cher Wagner.

Les trois dernières lettres sont des années 1869 et 1870 et font allusion au bonheur serein dont Wagner, arrivé à l'un des apogées de sa carrière, à l'abri des dangers du monde, près de Lucerne, dans l'un des sites les plus enchan- teurs de la terre, put enfin jouir, le cœur satis- fait et l'esprit libre, auprès d'une femme de haute race comme lui, la fille géniale de Liszt.

Qu'est-ce que Mariafeld au bord du lac de Zurich? Le nom de cette propriété ne se trouve sur aucune carte. Quels sont ces amis avec lesquels le Créateur du drame musical était si intimement lié qu'il allait les trouver à un moment qui ne comptait certes point parmi les moments lumineux de sa vie ? Ils n'appartien- nent point aux personnalités que tout le monde connaît.

Les bouleversements de la Révolution de 1848 avaient réuni alors des hommes qui, sans elle, ne se seraient jamais rencontrés. Pour placer les lettres de Wagner dans leur milieu naturel, il faut donc que je parle de nous : je le ferai brièvement et prie le lecteur, tout en tenant les yeux fixés sur la figure prin- cipale, de bien vouloir accorder un peu d'atten- tion aux traits secondaires.

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En 1851, par suite de l'effondrement de la Révolution de 1848, qui avait ébranlé chaque ville, chaque village, chaque hameau et même chaque cœur sur la terre allemande, le D*" Fran- çois Wille quitta Hambourg avec sa famille pour aller s'établir en Suisse; la Suisse était la patrie de ses aïeux et, par son père, il apparte- nait au canton de Neuchâtel. Celui-ci était dans le comté de Valangin, mais, marié à une Hambourgeoise, il avait vécu et était mort dans la patrie de sa femme. Pour rendre la pronon- ciation de son nom plus facile à ceux au milieu desquels il était appelé à vivre, le père avait retranché une voyelle à son nom et le fils signait du nom moitié français, moitié allemand de « François Wille " les articles qui l'avaient fait connaître dans un cercle assez vaste. Les études universitaires allemandes l'avaient inti- mement uni à l'Allemagne, mais l'élément bour- guignon était resté dans son tempérament et même dans son caractère, l'élément bourgui- gnon, c'est-à-dire un élément germanique, puis- que les Neuchâtelois , quoique Français de langue, descendent, paraît-il, des anciens Bur- gondes.

François Wille avait déjà une jeunesse assez tourmentée derrière lui quand il était entré dans le journalisme à Hambourg. De mauvaises

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affaires et la mort de sa mère bien-aimée avaient dispersé sa famille et l'avaient forcé, à peine sorti de l'enfance, seul et sans ressources, à se tirer d'affaires lui-même; il avait com- mencé par donner des leçons de latin et de mathématiques, puis, une épave de la fortune paternelle recueillie plus tard, lui avait permis de poursuivre ses études. Affilié aux associa- tions que formaient alors les étudiants, il s'était précipité avec toute l'ardeur de la jeunesse dans cette vie turbulente et romantique, mais bien plus stimulante pour l'esprit que la vie de corps qui prévaut de nos jours. Les circons- tances mesquines dans lesquelles végétait l'Al- lemagne arrêtaient ces élans vers l'idéal sans lesquels la jeunesse s'atrophie ; c'est ce qui peut nous faire excuser la fondation de la Société des Suicidés, née d'un accès de joyeux désespoir et sur laquelle tant de légendes ont couru. La fête de Hambach et l'attentat de Francfort ont eu des causes semblables. Wille n'avait pu s'empêcher de répondre à l'appel et de prendre part à la fête de Hambach, mais il a souvent avoué depuis que ses yeux s'étaient dessillés en face de ces agissements sans but précis, se résolvant en filandreux discours et que la leçon n'avait jamais été perdue pour lui. Par tempérament, il éprouvait le besoin d'ex-

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poser sa vie : inhabile à l'usage des armes, il payait volontiers des paroles prononcées à la légère en mesurant son sang-froiJ avec la science d'adversaires redoutables et des cicatrices de toutes formes attestaient l'activité que l'étu- diant avait déployée dans cette sphère. Sorti d'une forteresse danoise il avait été incar- céré pour avoir participé en qualité de témoin à un duel suivi de mort et dans les loisirs de laquelle il s'était fortifié parle travail et l'étude, il était rentré à Hambourg et, associé à Franz de Florencourt, était devenu rédacteur de la Gazette critique et littéraiî'e de la Bourse ; il s'était retiré pourtant, lorsque, quelque haut qu'il plaçât son collaborateur, il n'avait plus pu marcher de concert avec lui. Il avait colla- boré alors avec Ludolf Wienbarg, chef de la Jeune Allemagne, plus tard avec Hecksher, ministre de l'Empire au temps du Parlement allemand, comme rédacteur du Nouveau Jour- nal de Hambourg , puis était redevenu copro- priétaire et éditeur de la Gazette critique et littéraire de la Bourse.

Wille n'a jamais attaché beaucoup d'impor- tance à sa carrière de journaliste, entravée qu'elle a été par la censure timorée d'un petit État; pourtant Hoffmann von Fallersleben, dans le troisième volume de ses Souvenirs,

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fait remonter à cette activité une grande part de la vie politique qui se manifesta avant les événements de mars et, d'un autre côté, on esti- mait fort le journaliste qui, défiant une presse asservie, était toujours prêt à défendre les idées libérales avec de bonnes armes bien aiguisées et bien trempées. La parole et l'esprit obéis- saient à son commandement et quoiqu'il se tînt tous les jours sur la brèche, sans cesse exposé aux traits qui le visaient par derrière, jamais il n'a été délogé de sa position.

Ce qui est le but même de toute ambition bourgeoise, c'est-à-dire de l'avancement, une place dans une classe quelconque de la société, ne semble jamais avoir été d'accord avec ses intentions. Il vivait d'après la loi de sa propre et libre personnalité, fréquentant qui lui plai- sait, désintéressé, mais ne relevant absolument que de lui-même.

Des hommes comme Welcker et d'autres libéraux de l'Allemagne du Sud allaient le voir chaque fois qu'ils venaient à Hambourg; les personnalités marquantes du Schleswig-Hols- tein appréciaient le journaliste dont les articles défendaient avec énergie les droits des duchés. Henri Heine, Detmold, Wienbarg, Hoffmann von Fallersleben, d'autres écrivains et littéra- teurs dont le nom m'échappe, étaient liés avec

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lui. On pouvait le rencontrer dans d'autres cer- cles encore, avec des hommes d'esprit, mais ^ sans pilote et sans étoile ». Tout ce qu'il y a d'humoristique dans la vie, attirait Wille; les bohèmes dans le style de Fielding excitaient son intérêt, tel, par exemple, le romancier Hermann Schifï", branche folle de l'école roman- tique, qui se mourait alors. Il ne pouvait, au contraire, souffrir les natures surexcitées qui ne comprennent que les grimaces superficielles et non le comique irrésistible qui se dégage de certains phénomènes biologiques. Il se tenait à l'écart du grand Hebbel, sur la Judith duquel il avait pourtant écrit un article plein de pro- fondeur. Gutzkow aussi, qui vécut longtemps à Hambourg et qu'il connaissait bien, ne faisait point partie de ceux qu'il recherchait.

Du reste, amis et ennemis s'accordaient pour certifier que François Wille n'était pas fait pour le mariage. Il s'était marié pourtant en 1845 et doit avoir eu quelque vocation pour la vie de famille, puisqu'il la pratique depuis tantôt quarante-deux ans et qu'il la pratiquera encore quelques années, espérons-le, pour le plus grand bonheur de ses enfants et petits-enfants.

Beaucoup de choses ont changé à Hambourg : la grande époque qui a donné à l'Allemagne cette unité que souhaitaient beaucoup d'entre

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ses loyaux enfants et qu'il leur était défendu de souhaiter il y a cinquante ans, cette époque a renouvelé, édifié, fortifié et mis un vêtement neuf à la vieille ville impériale, mais il paraît que le pavillon du Jungfernstieg avec son bal- con latéral donnant sur l'Alster, est encore aujourd'hui ce qu'il était quand François Wille avait l'habitude d'y passer ses soirées d'été, devisant joyeusement et doctement.

« Vous vous approchez de nouveau, formes indécises apportant avec vous l'image de jours joyeux et mainte ombre chérie s'élève devant moi. Semblable à une vieille légende à moitié- perdue surgit le pre- mier amour et les vieilles amitiés. La douleur rede- vient nouvelle et la mélancolie se reprend à retracer l'inextricable dédale de la vie et à énuraérer les amis, qui, lésés de tant de jours de bonheur, ont disparu avant moi et, comme aux jours d'autrefois, je me sens envahi par le désir de ce monde invisible, serein et grave. »

Ces nobles paroles de Gœthe, qui consacrent ce que le souvenir a de plus saint et de meilleur pour la vieillesse, m'échappent involontaire- ment quand je cherche à percer les brouillards d'un lointain passé pour ressaisir les images de ma jeunesse; elles pourraient suffire, mais, après avoir tracé l'esquisse du mari, il faut bien que la femme se montre, puisque c'est la

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personnalité qui est nécessaire ici, quelque insignifiante qu'elle puisse être.

Si la jeunesse de mon mari s'est passée dans la lutte, la mienne n'a rien connu des rigueurs de la vie : jamais enfants ne furent plus heu- reux dans la maison paternelle, soutenus par un amour plus profond, conduits inconsciem- ment au juste, au bon et au beau par un exemple plus entraînant. Oui, aujourd'hui qu'arrivée à l'âge de soixante-seize ans, je récapitule les bénédictions de ma jeunesse, je sens qu'elle fut incomparablement belle et que jamais jeune fille ne se développa plus librement d'après ses sentiments et ses dispositions naturels.

Chez nous, les jeunes filles n'allaient point à l'école; des professeurs et des gouvernantes leur donnaient des leçons, les langues étran- gères s'apprenaient par la conversation ; mon père parlait anglais avec nous, c'était sa langue maternelle; avec notre mère et entre nous, nous parlions allemand ; avec la gouvernante, français. Le dessin, la musique, la danse, un peu de géographie et d'histoire, les rudiments de la littérature formaient les matières de l'enseignement, mais nos parents nous ensei- gnaient à vivre, à aimer, à être reconnaissants, à servir et à obéir. Mon père vénérait Vâme de vérité qu'il y a en toute religion, mais, disciple

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des moralistes anglais, le devoir était pour lui le bien suprême et c'était la force initiale qu'il développait dans nos consciences. " Libre «, disait-il, « tu dois l'être, mais inébranlable- ment ferme, liée par le devoir que tu as pris sur toi. Ce qui est ton devoir à toi, nul ne peut l'accomplir pour toi. » C'est la pierre fonda- mentale qu'il avait posée et sur laquelle nous devions bâtir, quelles que fussent les circons- tances de notre vie future.

Du temps de ma jeunesse, l'éducation scien- tifique de la femme n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Une jeune fille qui voulait étudier, n'avait à sa disposition que des livres qui ne lui étaient pas enlevés, puis la conversation des hommes instruits. Il venait beaucoup de monde chez nous : comme les oiseaux, j'allais à la picorée, cherchant les grains de science dont j'avais besoin et quelle félicité il y avait à cher- cher et à trouver !

La musique faisait partie de notre vie. Mon père avait ses soirées de quatuors ; j'entends encore aujourd'hui vibrer au fond de mon âme le son de son violon et sa manière de phraser. Ma sœur aînée, qui avait une voix admirable, avait pour professeur Louise Reichardt, fille du maître de chapelle que nous vénérions en sa qualité d'ami de Gœthe; mon professeur à

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moi était Clasing dont je conserve le souvenir avec reconnaissance, car je sais et je sens ce qu'il m'a donné.

Une fois par mois nous avions des auditions musicales qui n'étaient pas sans intérêt, mais peut-être que le souvenir en est plus beau que ne l'était la réalité ; aucun musicien n'exécute- rait sans doute aujourd'hui le concerto dédié au prince Louis-Ferdinand avec l'intérêt que j'y mettais ; il est vrai que le grand violon- celliste Bernard Romberg me faisait l'honneur de faire sa partie dans le quatuor qui m'accom- pagnait.

« J'entends retentir de sombres harmonies : vail- lantes, elles grandissent dans le cœur dilaté; jusqu'au fond de l'âme je les sens pénétrer, éveillant en moi la douleur pour la patrie. »

C'est ainsi que commencent les stances écrites par Korner pour le prince Ferdinand, que j'aimais justement à cause de " sa douleur pour la patrie, » qui l'a conduit à la mort après la perte de la bataille de Saalfeld.

J'ai raconté ailleurs comment mon père, chassé de Hambourg, en sa qualité d'Anglais, au temps de Napoléon (Hambourg était alors une ville française, la quatrième de l'Empire), avait passé de dures années dans le Holstein,

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comment ma mère, avec son grand cœur et son humeur sereine, l'avait soutenu et fortifié et combien, depuis leur retour en 1815, la vie leur était devenue facile, grâce au développe- ment des affaires de mon père. Les sentiments qui avaient fait la grandeur de la guerre de l'Indépendance, vibraient encore quand je passai de l'enfance à la première jeunesse et je pense qu'il y avait déjà quelque chose de cet enthou- siasme dans l'âme inconsciente de l'enfant.

La fleur bleue du romantisme, telle qu'elle a fleuri dans les îles des Bienheureux, n'a jamais été de mon goût, mais c'est avec admiration que je contemplais ceux qui avaient pris part à la guerre de l'Indépendance; un ami de mon père, qui en était revenu estropié, était mon idéal. Les nobles paroles de Kôrner retentissaient en moi aux sons triomphants des merveilleuses mélodies de Weber. Encore aujourd'hui mon âme vibre à ce souvenir. La dignité virile et l'héroïsme! La fidélité jusqu'à la mort à la patrie et à la femme aimée! Tels étaient les rêves que m'inspirait le romantisme. L'année 1830 avait réveillé les champions de la liberté : Polonais et Italiens traversaient l'Allemagne en bannis et en suspects, les persécutés et les martyrs de notre patrie étaient pour nous des victimes sacrées.

Je passe les années j'appris à connaître le monde et la vie dans le bonheur et le luxe, j'en sondai aussi la gravité et la profondeur dans la douleur et l'épreuve ; je passe les six années qui s'écoulèrent avant que nous ne nous décidassions, Wille et moi, à marcher ensemble à travers la vie.

J'admirais et plaçais bien haut l'Angleterre que chérissait mon père, mais la foi en une Allemagne forte comme la vie, héroïque jusqu'à la mort, patrie d'hommes d'élite, cette foi bril- lait à mon horizon comme une lointaine clarté. Le journaliste qui travaillait et luttait dans ce but, avait pour moi quelque chose de la gran- deur d'Ulrich de Hutten n'a-t-il pas été, lui aussi, de son temps, un journaliste?

Je ne sais, je ne veux pas soutenir que d'autres sentiments plus féminins ne m'aient pas engagée à échanger ma liberté contre la dépendance de la femme mariée. En tous les cas, la vérité et la réalité de la vie ne m'ont jamais apporté de déceptions.

Ce sont des années d'agitation et d'émotions écrasantes que celles que j'ai passées pendant que mon mari était au centre de toutes les luttes politiques. Qu'ils étaient néfastes pour l'Allemagne, ces temps la Révolution de Juillet forçait tous les regards à se tourner vers

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la France, qui chantait le « Ça ira " de la liberté. Comme l'enthousiasme dont les langues de feu avaient jadis allumé la guerre de l'Indé- pendance, avait parlé autrement !

L'année 1830 avait électrisé le monde : l'Italie, la Pologne, l'Allemagne s'étaient levées. On avait remué beaucoup de poussière et beau- coup de boue, mais le trésor que Ton cherchait, la perle de grand prix, nul ne l'avait trouvée. Les meilleurs expiaient leurs espérances en prison ou au bagne ; le désespoir était au cœur d'innombrables familles; les chants que les pères avaient chantés, étaient défendus : la honte et la captivité étaient la part de ceux qui avaient osé rêver une Allemagne unifiée.

En 1840, le grand courant qui portait le siècle en avant, sembla s'arrêter comme pour laisser au nouveau roi de Prusse le temps de s'engager librement dans la voie des réformes qu'on espérait obtenir de lui.

Lorsque le Landtag prussien se réunit pour la première fois, les espérances se bornaient à attendre avec confiance ce qui pourrait résulter de l'entente établie entre le pouvoir du roi et les droits du peuple, mais les désillusions se succédèrent, anéantissant toute espérance et toute confiance, et la colère finit par éclater en présence des serments violés et des droits usur-

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pés. Ce n'est point ici le lieu de répéter ce qu'a enregistré l'Histoire, qui est le jugement porté par le monde. Je rappellerai seulement l'exal- tation avec laquelle on suivit ce qui se passa dans la petite Suisse, lorsque l'opinion publique s'y souleva contre le « Sonderbund », les insinuations des puissances étrangères se fai- saient si fortement sentir.

Cest dans la montagne qu'est parti le premier coup, chantait Freiligrath en saluant le lever de la lumière et comme l'Allemagne tout entière, du sud au nord, se prononça pour le Schleswig-Holstein, qui était et voulait rester allemand et revendiquait contre la couronne danoise le droit de faire partie des états de même race que lui. Luttant pour l'unité, les membres épars de l'Allemagne s'agitaient. Mon mari appelait alors les duchés, pour la cause desquels il avait combattu par la parole et par l'action, la pierre angulaire sur laquelle allait s'élever, pour le salut de l'Allemagne, le senti- ment de l'unité allemande.

Personnages et événements passent en fuyant devant moi et pourtant, ce sont des scènes bien vivantes qui émergent des brouillards du passé.

Moi qui toute ma vie avais brûlé pour la liberté et pour les Droits de l'homme, j'appris

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alors à trembler en face des horreurs et des puissances funestes qui se déchaînèrent en mars 1848. Coup sur coup éclatèrent les grands événements, Berlin, Vienne, Dresde, le grand-duché de Bade firent leur révolution, la terre allemande vibrait sous l'effort gigantes- que des forces prodigieuses qui se faisaient jour.

Dans notre vieil Hambourg aussi fermentait et bouillonnait le levain du moment; le vin nouveau ne pouvait plus être conservé dans les vieilles outres. Je vois encore le cortège qui se rendit à l'hôtel de ville siégeait la bourgeoi- sie, partant du Steinweg et oscillant au milieu d'une foule immense. Parmi les spectateurs, il y avait bien des figures rendues livides par la terreur.

Avant la fin même de mars, le Vor-Parla- ment siégeait à Francfort ; Wille y avait été délégué par une députation des Marches du Hanovre ; son activité était devenue dévorante : c'est dans sa maison que s'enrôlaient à son appel les volontaires qui allaient se battre pour le Schleswig-Holstein. Membre du Parlement, il jugea sainement et clairement maintes ques- tions brûlantes qui portaient à son paroxysme l'exaltation de beaucoup d'autres.

Entre-temps j'avais reconnu qu'il n'y avait rien en moi de la femme Spartiate; le désordre

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et la licence m'épouvantaient et je ne me sentis rassurée que lorsque je vis défiler le régiment d'Alexandre, que la Diète envoyait aux duchés comme troupes auxiliaires; le régiment, en route pour Altona, défila sur l'Esplanade, la rue était ornée de feuillage, mais les soldats prussiens étaient un objet de répugnance pour le peuple. N'étaient-ce pas eux qui avaient com- battu contre le peuple à Berlin? La décision de leurs mouvements, la fermeté de leur tenue et leur discipline annonçaient l'ordre et le calme : une espèce de pressentiment traversa ma pensée.

Je m'arrête ici, les événements de cette époque étant universellement connus. Je dirai seulement, pour finir, qu'en 1849, lorsque l'As- semblée législative sortie de la Révolution, siégeait à Hambourg, mon mari, alors père de famille, me fut rapporté, le bras transpercé d'une balle. Il avait dit au leader de la gauche, le D'' Trittau, sur le seuil de la salle des délibé- rations : « je dois écouter vos discours, ici je vous prie de me faire grâce de vos paroles. »» Comme dans toute rencontre de ce genre, Wille, quoique blessé, avait tiré en l'air. La distance avait été de quinze pas et l'arme, le pistolet.

Mais en voilà bien assez, peut-être même trop !

Après l'échec de l'immense mouvement natio.

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nal, quand le Schleswig-Holstein, lui aussi, abandonné par la Confédération, réduit à ses propres forces, battu à Idstedt, fut livré à la diplomatie et réintégré par elle dans sa vieille dépendance vis-à-vis du Danemark, alors le séjour à Hambourg ne fut plus possible pour ceux qui avaient pris part à la lutte.

Ce n'était plus le temps de l'action, c'était celui de l'attente, celui l'on regarde venir ! La lumière dont les rayons n'avaient point fait gernaer des sentiments vils, n'était pas éteinte ! Celui qui a foi en une idée, espère des miracles et le bâton du prophète, qui peut faire jaillir des sources dans le désert, n'abandonne point sa main! Du reste, ce n'était pas un désert bien difficile à franchir que celui dans lequel nous allions pénétrer : c'était volontairement que nous partions, nulle persécution politique ne nous y contraignait.

Ma famille, qui se groupait avec quelque chose de la fidélité du clan écossais autour du couple chéri qui en était tout à la fois la tête et le lien, ma famille nous voyait partir avec éton- nement et regret. « Que diable, quitter Ham- bourg pour aller s'empaysanner à la cam- pagne! » disait un franc bourgeois de la ville, artisan libéral auquel mon mari voulait du bien. D'autres, plus cultivés, étaient d'avis qu'un

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homme intelligent, qui a appartenu à la presse, ne peut vivre loin du tumulte d'une grande ville. " Puisque j'ai travaillé toute ma vie pour la démocratie et pour la liberté constitution- nelle, " disait Wille, « il faut bien que je m'en aille vivre ailleurs, je pourrai voir fonc- tionner ce que j'ai toujours désiré! "

Ce n'est qu'après un séjour de dix années, lorsque Wille crut être au fait de toutes les cir- constances favorables dans lesquelles se trouve la petite république fédérale, qu'il prit part aux affaires publiques. Son intention, dans le prin- cipe, était de s'absorber dans l'étude, tout en s'occupant de la gestion de sa petite propriété et en préparant ses fils à l'Université.

J'ai tant entendu parler dans mes vieux jours d'hérédité et à'atavisme, que j'en suis arrivée à me dire que mon mari a peut-être obéi à une suggestion semblable, en rentrant dans la patrie de ses pères. Le monde était ouvert devant nous; l'Italie, cette terre idéale des nomades, aurait pu nous séduire; je l'avais vue souvent avec mes parents et c'était encore l'Italie de Gœthe et de Byron, avec les splendeurs de sa poésie et de sa nature, avec ses chefs-d'œuvre et les ruines de son gigantesque passé. Mais nous voulions nous fixer; nous voulions un foyer et une patrie pour nos fils : la poésie et

la splendeur de l'Italie n'étaient pas ce qu'il nous fallait.

J'avais aussi vu la Suisse en 1835. Il n'y avait pas de chemins de fer alors, on voyageait len- tement dans sa propre voiture et l'on voulait apprendre à connaître les petites villes. Les particularités si caractéristiques des différents cantons, les édifices imposants des grandes villes et les peintures naïves ornant les hôtels de ville et les ponts couverts, m'avaient infini- ment plu. Nul plan dans ces villes, tout était des besoins et des tendances du moment! Lors- que nous fîmes l'ascension du Rigi, on montait encore à pied et on logeait dans un chalet. Comme je m'étais sentie planer au-dessus de la poussière de la terre, dans l'air divinement pur et dans la sérénité céleste! Rien ne nous troublait : quelques voyageurs regardaient avec nous le lever du soleil. Ce matin-là, du fond des nuages émergeaient les pics des montagnes qui, depuis les temps primitifs, gardent les vallées et les plaines se sont établis des hommes bons et simples et où, grâce à son travail et à son héroïsme, un peuple a su conserver depuis des siècles son indépendance, conquérant ainsi une place d'honneur dans l'histoire du monde. J'avais lu {'Histoire de la Suisse par Johannes von Muller. Le nom seul de fédération {Bidge-

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nossenschafî) sous lequel la république s'est maintenue entre ses puissants voisins, m'atti- rait !

Il eût été naturel pourtant que mon mari, rentrant en Suisse, se fût fixé dans le canton de Neuchàtel auquel il appartenait. Il savait apprécier les avantages de la partie francisante de la Fédération, mais ni le comté de Valan- gin, ni Lassagne ne lui convenaient.

Il est étrange qu'il suffise souvent d'un hasard pour donner à la vie sa direction générale. Henri Simon, l'un des régents de l'Empire du temps les débris du Parlement allemand siégeaient à Stuttgard, cherchant un acquéreur pour une propriété qu'il avait achetée dans les environs de Zurich et dont il voulait se débar- rasser, écrivit à Wille, encore à Hambourg. La description de la propriété et le voisinage de Zurich tranchèrent la question : Wille ne devait-il pas retrouver à Zurich la culture et la science allemandes dont il ne pouvait se passer?

Mariafeld est situé à une lieue environ de la ville, dans un site que le travail et l'industrie ont rendu florissant; nulle part la pauvreté en guenilles n'y attriste les yeux. Dominant un peu le pays du haut de sa terrasse, entourée de prairies et de vignobles en pente douce, la

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maison s'élève au milieu du jardin, toute simple, mais ayant retenu dans ses lignes quelque chose de la dignité patriarcale et de son origine patricienne. Deux vieux noyers et un haut et noble platane ombragent la cour par laquelle on accède au perron. Une source d'eau vive, aussi pure que fortifiante, jaillissant alors sous deux saules, fait aussi partie des nombreux avantages qu'ofire Mariafeld. Du jardin et de la maison la vue embrasse, par delà le lac, la rive opposée hameaux et villages s'égrènent dans une riante campagne admirablement cul- tivée. L'imposante chaîne des Alpes de Glarus ferme au loin l'horizon, vers le sud.

Lorsque je vis pour la première fois ces pics neigeux étinceler d'une lumière rose dans la pourpre du soleil couchant et que, le premier dimanche soir, les sons graves des cloches son- nant sur l'autre rive, montèrent jusqu'à moi avec les voix joyeuses de mes enfants jouant dans le jardin, alors je sentis un lien fort et doux qui m'attirait vers ma nouvelle patrie.

J'ai toujours évité autant quej e l'ai pu, le pêle- mêle des grandes villes, les visites obligatoires et les mille exigences de la vie mondaine aussi superficielle qu'agitée. Les rapports avec Zurich n'étant alors ni aussi faciles ni aussi commodes qu'aujourd'hui, Mariafeld était un lieu tran-

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quille et solitaire. On pouvait s'y retrouver seul à seul avec soi-même. Lorsque l'homme qui pense et qui est instruit, peut disposer librement de son temps et de sa pensée, des trésors de connaissances s'ouvrent pour lui ; les livres, ces discrets amis, élèvent la voix, quand ils pénètrent jusqu'au fond de l'être et qu'ils sont jugés dignes de devenir des compagnons de chaque jour.

Puis, c'était un profond soulagement que le repos après toutes les tempêtes que nous avions traversées, après les discussions d'opinions et la guerre des partis, qui ne laissent plus sub- sister la vieille harmonie de la vie de famille, qui ne permettent plus aux amis d'être assis tranquillement à la même table, qui poussent même les plus proches et les plus aimés à se lancer des paroles offensantes.

Mes pensées allaient pourtant bien souvent chercher mes bien-aimés , parents , frères , sœurs. Le mal du pays n'est pas seulement l'aspiration du Suisse vers sa montagne ; nous pouvons aussi en parler, nous autres, enfants de la plaine! Il y avait des heures j'enten- dais dans mes rêves le mugissement de la mer, le ciel gris me manquait , j'avais la nostalgie de la plaine par-dessûs laquelle le vent chevauche, en chantant toutes ses folles

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chansons. J'avais la nostalgie de ma vieille ville chérie avec ses tours, ses rues étroites et ses canaux. Tout ce que je n'avais pas trouvé beau jadis, je le revoyais à présent, au fond de mon âme, comme un pays enchanté.

La correspondance m'aidait à supporter la séparation. Puis, j'avais emporté mes meubles, parce que j'aime ce qui est vieux et que tout objet me semble devenir vivant, à mesure que nous nous en servons. Mon mari, qui ne tient pourtant pas aux reliques, attachait beaucoup de prix à la médaille qui lui avait été offerte par le gouverneur du Schleswig-Holstein en témoignage de la reconnaissance des duchés. Il la conserve encore aujourd'hui, avec le ruban noir, rouge et or. comme le dernier reste de l'idéal rêvé jadis par l'étudiant et par l'homme fait.

Pendant que je revenais peu à peu au calme de la vie ordinaire, et que je passais mes lon- gues soirées d'hiver auprès de mes enfants qui jouaient dans un coin de la chambre, moi, lisant dans l'autre et m'édiiiant naïvement et profondément à la lecture d^Uli le valet et d'Z7/î le fermier ou de Kettie la grand' mère « qui me montrait la voie à travers toutes les détresses », Wille était mis en réquisition par des amis politiques, qui, arrachés à leur patrie

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dans les circonstances les plus diverses, se retrouvaient à Zurich. Beaucoup de nécessiteux étaient arrivés de Bade, plusieurs d'entre eux se fixèrent en Suisse.

De nos compatriotes du Nord , nul n'était par- venu jusqu'à nous. Nous savions combien de Schleswig-Holsteinois végétaient à Hambourg, les yeux fixés sur des temps meilleurs. Des amis personnels de mon mari avaient émigré en Amérique ; d'autres, qui avaient servi dans le Holstein, avaient été expédiés au Cap pour coloniser un territoire acheté dans ce but par un Bruns wickois patriote. Tout était bien sérieux alors et il y avait des choses désespé- rément tristes! En décembre 1851, il passa comme un souffle orageux d'espérance sur les exilés et sur les proscrits, les événements de France produisirent une profonde surexcita- tion, même chez mon mari. « Le mythe napo- léonien », comme il disait, avait rendu le coup d'Etat possible, mais une révolution en faveur de la liberté était à craindre. C'était ce qu'espé- raient quelques réfugiés, ils partirent pour Paris. D'autres, qui prolongeaient leur vie par le travail, étaient fatigués de combattre et n'avaient d'espoir que dans la paix.

Avec le printemps, une vie nouvelle entra à Mariafeld, vie joyeuse et facile. Mon mari avait

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à Zurich des amis avec lesquels il avait étudié, le D'' Giesker, qui fut plus tard professeur à Zurich, Osenbruggen, qui avait été son cama- rade à Kiel, le D*^ Luning, de Westphalie ; nous avions avec eux et leurs familles des rapports fréquents et agréables. L'Université de Zurich pouvait s'enorgueillir alors de la présence de Ludwig, le physiologiste, et de Mommsen, le grand historien. Mommsen nous apporta un jour les poésies de Klaus Groth et nous fit la lecture de la Pêche de Veile et d'autres choses encore; cette lecture et ce bon accent bas- allemand furent pour moi comme un salut de la patrie, qui me réchauffa le cœur.

Il n'y a pas de société plus agréable que celle d'un petit cercle d'hommes cultivés, restant longtemps à table en face d'un verre de vin, et laissant couler librement paroles et discours. Il va sans dire que la bienveillance doit être la base même de la conversation et que le misé- rable sentiment de 1' « ôte-toi de que je m'y mette « doit en être absolument absent. .

Je citerai encore un savant remarquable qui a fréquenté Mariafeld pendant des années, c'est le professeur Ettmuller, si profondément versé dans la connaissance des antiques trésors de la poésie anglo-saxonne, norse et allemande. C'est lui qui nous annonça que Richard Wagner était

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à Zurich, étudiant les sagas héroïques et l'Edda, pour l'explication et l'exégèse desquels il allait souvent trouver le savant professeur.

C'était du temps d'Oken que ce dernier avait été appelé à l'une des chaires de la nouvelle école supérieure de Zurich ; habitué aux mœurs originales des étudiants d'Iéna, Ettmuller, comme me l'a raconté une vieille amie, avait fait sensation lorsqu'il avait traversé la ville, vêtu d'un habit moyen-âge à grand col de den- telle, et portant en sautoir une guitare aux rubans bleus, pour aller donner une sérénade à une honnête jeune fille de Zurich, devenue plus tard sa femme.

Ettmuller était des plus savants dans sa partie. Uhland lui rendait visite quand il venait à Zurich, c'était l'un des « habitués du diman- che ■' du comte de Benzel-Sternau, à Maria- Halden, il était lié avec Fellen, le premier protecteur et l'ami de Georges Herwegh. Dans les dernières années de sa vie, Ettmuller, avec sa longue barbe blanche qui semblait raidie par tous les frimas du nord, ressemblait à Bon- homme Noël.

Je termine ici ma causerie sur nous et sur Mariâfeld ; désormais il n'en sera plus question, si ce n'est en ce qui concerne Wagner.

II. WAGNER ET MARIAFELD DE 1852 A 1855

Madame,

Je viens de m'installer à la campagne dans les envi- rons de Zurich, dans l'espoir que le grand air et le beau temps à venir me remettront de mes dernières fatigues. Parmi mes moyens de guérison, je compte évidemment une et, si vous le permettez, plusieurs visites à Mariafeld et je n'aurais pas du tout eu besoin de votre aimable invitation pour m'y décider. Seulement, je ne désirerais pas m'éloigner si vite de mon nouvel asile et viens vous demander de remettre à un autre dimanche ma visite et

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celle de ma femme, qui vous remercie beaucoup de votre bon souvenir.

Vous priant de bien vouloir présenter mes meilleures amitiés à M. Wille, je suis

Votre reconnaissant et dévoué

Richard Wagner

Zurich, 18 mai 1832.

Tel fut le premier salut de Wagner à Maria- feld!

J'avais appris à le connaître à Dresde en 1843, à une soirée donnée par le major Serre, qui fonda plus tard l'œuvre philanthropique de l'Institut Schiller. Je n'étais pas encore mariée alors, et j'étais allée rejoindre ma sœur qui avait amené son mari à Dresde, pour l'y faire soigner par un célèbre médecin. Nous n'étions pas d'humeur à aller dans le monde et nous nous retirâmes de bonne heure, mais l'image de Wagner s'était gravée en moi, le corps élégant et souple, la tête au front puissant, l'œil perçant et le trait énergique qui se creusait autour de la bouche petite et décidée. Un peintre, qui était assis auprès de moi, m'avait fait remarquer le menton droit et saillant, qui semblait taillé dans le marbre et donnait au visage un carac- tère tout particulier. La femme de Wagner avait

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un extérieur agréable, était gaie et animée et semblait se trouver remarquablement heureuse en société. Il était extraordinairement vif et, tout en ayant conscience de sa valeur, avait une grande amabilité naturelle.

J'avais vu la veille le Vaisseau-Fantôme. M""® Schrôder-Devrient était bien la Senta qu'il fallait au romantique pays de la légende que la poésie et la musique du Maître nous avaient ouvert. Cette tempête déchaînée sous le ciel du Nord, cette âme désespérée, poursuivie par de sombres puissances, ne pouvant arriver au repos que par le sacrifice que l'amour le plus pur fait de lui-même, pour conjurer la malédic- tion et la transformer en paix et en sérénité, tout cela m'avait empoignée ! Quel sujet pour la musique! Mysticisme, légende et poésie ne sont-ils pas de son essence? C'est au monde mer- veilleux de la polyphonie que le poète avait emprunté une langue pour celui qui, chassé du ciel, n'appartenant plus à la terre, errant sur la scène sous la forme humaine, n'est pourtant point un homme !

Hector Berlioz était aussi à Dresde alors et faisait exécuter ses grandes et fantastiques créations. J'avais aussi vu Rienzi dans la splendeur et l'illusion de la scène ; Tichatchek faisait une grande impression en tribun, avec

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sa voix puissante, et la Rome régénérée saluait ses messagers de paix. Tout était riche, ardent, entraînant! M""^ Schroder-Devrient, à qui Wagner rendait encore hommage dans les dernières années de sa vie comme à son unique initiatrice, réalisait le type du jeune et féal chevalier, resté seul fidèle au tribun que tous abandonnent. C'était avec le même enthou- siasme que l'on admirait Wagner dans ces deux créations si opposées.

Ce fut un dimanche de mai de l'année 1852 que Wagner vint chez nous pour la première fois ; il était accompagné de Georges Herwegh dont les Poésies d'un vivant avaient remué toute une génération à laquelle nous apparte- nions plus ou moins tous ; il s'était tu depuis. Mon mari avait appris à le connaître person- nellement à Zurich.

Les messieurs furent bientôt plongés dans une conversation des plus animées : le présent et le passé leur fournissaient ample matière. L'esprit artistique révolutionnaire qui devait frayer une voie nouvelle à la musique, avait lancé son premier manifeste dans Opéra et Drame et rendu le compositeur célèbre comme écrivain. Privé de la jouissance d'entendre exécuter ses œuvres, Wagner n'en poursuivait pas moins son but : il était plongé dans l'étude

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de l'Edda, disait-il, et il fut à plusieurs reprises question du vers allitéré. Il parlait avec recon- naissance de l'asile qu'il avait trouvé à Zurich, et du bien-être qu'il ressentait à vivre enfin délivré d'une position qui lui répugnait jusqu'au fond de l'âme.

De ce jour, il vint souvent à Mariafeld, soit avec sa femme, soit avec Herwegh, et restait parfois toute la journée. Souvent aussi ils y passaient la nuit.

« Mon mari n'a rien fait de mal ", nous raconta M™® Minna, un jour que nous étions assises au jardin sous les noyers, attendant les messieurs pour le café, « il a seulement regardé du haut d'une tour les renforts qui sortaient des villages pour accourir au secours de la ville. Il n'est pas monté sur les barricades, comme on l'a dit ; il n'avait pas d'armes et il n'a son salut qu'à la fuite, quand les soldats prussiens sont entrés dans Dresde. « M™® Minna avait traversé bien des épreuves avec son mari, mais l'horreur qu'elle éprouvait au souvenir des derniers temps passés en Saxe, effaçait tout le reste. Elle revenait à la vie dans sa riante demeure de Zurich et était pour son mari une ménagère pleine de sollicitude. Elle aimait la société, surtout celle de ses compatriotes. Les amis enthousiastes de Wagner accueillaient aussi sa femme avec plaisir.

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Herwegh, à cette époque, était seul à Zurich, on le disait en proie à une passion tragique ; ses amis ne doutaient point que tout ne rentrât un jour dans l'ordre, car sa femme l'aimait d'un amour sans bornes ; mais elle était alors séparée de lui et vivait avec ses enfants en Italie.

Les Poésies cVun vivant sont pleines de la noble ardeur de la liberté, car les passions poli- tiques ne portaient pas en ce temps-là le mas- que des Furies. Mais qu'il était changé, ce poète si admirablement doué! A sa vue la parole d'Ophéliame revenait involontairement à la pen- sée : « Oh ! quel noble esprit a été détruit ici ! »

La nature lui avait donné une âme vibrante, mais il avait subi l'influence d'hommes violents, organisés pour la lutte, prêts à toutes les auda- ces révolutionnaires, tels que le Russe Bakou- nine. A Paris, il avait vécu dans la société de Russes de distinction, aux tendances socialistes, et avait appris à connaître le luxe et tous les raffinements des jouissances spirituelles et sen- suelles. Si le succès éclatant de ses Poésies l'avait mis en pleine lumière, ses folles et vaines entreprises du temps du « gâchis de Hecker " avaient jeté une ombre ineffaçable sur toute sa vie.

Herwegh était un homme du monde, un peu blasé, mais des plus aimables et des plus fins.

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Sa voix avait un timbre caressant et doux, maig, quand elle s'animait sous l'empire de la passion, la force lui faisait défaut; elle n'avait pas les notes graves et pleines d'une nature virile en proie à la colère ou à l'amour. La passion de tête qui fait le fanatique et distille le venin de la haine, avait fait dégénérer sa virilité en indolence. Par tempérament, il aurait bien plutôt été à sa place parmi les com- pagnons du régent, qu'au milieu des promoteurs de l'anarchie, qu'il considérait comme l'honneur de la France. Quoique sorti du peuple, ce n'était point un tribun ayant pour mission, dans un temps dégénéré, de proclamer avec les foudres de la conscience humaine, les droits imprescriptibles de l'humanité.

Nous apprîmes par Wagner que Herwegh avait écrit, dans sa disposition d'esprit actuelle, des sonnets qui, par la forme et par la pensée, devaient en faire le poète immortel de l'amour; mais ces poèmes, jamais il ne les livrerait à la pubhcité.

Ces messieurs, qui venaient souvent et volon- tiers à Mariafeld, ne se sentaient pas gênés l'un par l'autre : quelque différents qu'ils fussent physiquement et moralement , ils savaient apprécier, sous toutes leurs formes, l'esprit et la culture, la liberté et la grandeur des diverses conceptions de la vie.

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Herwegh n'était pas musicien, mais Wagner aimait sa société ; il en était de même de Wille. " Vous n'êtes pas musicien! Vous dites que vous n'êtes pas créateur! Qu'est-ce que cela fait? Vous avez la vie... quand vous êtes là, on sent sa propre pensée qui se dégage! » C'est ce qu'il disait à Wille.

Un joyeux cercle s'était donc formé à Ma- riafeld. Ce qui se disait entre hommes ne pou- vait m'intéresser que partiellement. Herwegh suivait le cours de physiologie du professeur Ludwig, Wille parlait de Carlyle et de Stuart Mill ; mais la littérature, l'art et la philosophie étaient un sujet inépuisable pour tous.

Pendant la matinée, ces messieurs restaient ordinairement entre eux, dans le bureau de mon mari; quand j'étais présente, je m'occu- pais de quelque ouvrage de mains, écoutant tout, mais parlant rarement. Du temps auquel j'étais redevable.de mon éducation et de mon instruction, on trouvait présomptueux qu'une femme parlât de choses qu'elle ne connaissait que superficiellement, ne les ayant jamais étu- diées à fond.

J'avais immensément lu dans ma première jeunesse : un besoin ardent et inquiet me pous- sait dans ce monde merveilleux planent et régnent les pensées des meilleurs d'entre les

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hommes ; j'avais trouvé la plénitude du bonheur, de la félicité intérieure, mais ni mon père ni d'autres hommes que je vénérais, n'eus- sent été satisfaits, si j'avais voulu mettre mon savoir en évidence... ne savais-je pas moi-même que c'était bien peu de chose !

Une pédante ! un bas-bleu ! mais les hommes en ont horreur, à leur vue, les Grâces prennent la fuite, c'est ce que j'avais lu et entendu dire en anglais comme en allemand. Et comme j'aimais bien à être agréable et que je voulais plaire à ceux que j'aimais, je préférais me taire, mais j'écrivais ce que je pensais, ce qui me touchait profondément et, comme le Chœur de la tragédie grecque, mes observations rame- naient de l'unité dans ce que j'avais entendu.

Herwegh avait apporté à Mariafeld les œuvres de Schopenhauer, qui étaient toutes nouvelles pour mon mari et pour Wagner; elles firent sur tous deux la plus profonde impression. Wille aime à étudier à fond toute œuvre spéculative; le philosophe lui sembla si remarquable qu'il voulut faire sa connaissance et, par la suite, il allait tous les ans à Franc- fort pour causer avec lui. Wagner, avec une vivacité de compréhension inouïe, se fut bientôt assimilé l'œuvre de Schopenhauer. Lui et Herwegh étaient émerveillés de voir l'énigme

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du monde ainsi résolue. Abstinence et ascé- tisme! c'est à cela que l'humanité devait par- venir! L'abstinence, vertu des saints, ne pou- vait pourtant être qu'un mot retentissant, mais vide, pour des hommes qui avaient besoin du monde pour créer et pour subsister et qui n'avaient, ni l'un ni l'autre, l'intention de dédai- gner ou de mépriser les jouissances de la vie.

Je recueillis alors bien des choses concernant l'antique philosophie cosmogonique des Hin- dous et j'appris à connaître la pureté du bou- dhisme. Mes initiateurs avaient une haute intelligence et parlaient d'art et de poésie en raffinés, mais, que l'homme ne fût pas une volonté libre, qu'il ne fût pas l'auteur de ses actes, que l'épée de combat par excellence qui est le courage et la noblesse des sentiments, ne servît de rien, c'est ce que je ne pus jamais admettre que comme une fable, à laquelle ils ne croyaient pas eux-mêmes. En ce temps-là, du reste, ils n'émettaient que des opinions troubles ou extravagantes sur tout ce qui concernait les liens de la famille et les devoirs de la vie. L'honneur de l'homme, qui a sa racine dans la fidélité au devoir accepté, l'humilité de la femme, qui, par la force que lui donne la pro- fondeur de son amour, se subordonne à l'homme, tout cela devait battre en retraite devant le

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droit divin de la passion! Amour impi- toyable ! c'est ainsi que le chœur des Choé- phores d'Eschyle appelle la puissance funeste qui règne dans l'âme de Clytemnestre, et fait entrer l'expiation dans la maison d'Agamem- non, faisant du fils le meurtrier de sa mère.

Ce qui ne me plût pas non plus, c'est ce que Wagner dit, un jour qu'il décrivait avec sa fougue habituelle la beauté empoignante que présenterait sur la scène le Prophète de Naza- reth, aimé d'un amour terrestre par Madeleine, la pécheresse. Je le regardai avec stupeur et quittai la chambre. Je ne mentionnerais pas cela si, bien des années plus tard, Wagner n'eut pas réalisé cette idée, tout en la présen- tant sous une autre forme. Dans le dernier don de son génie, dans Parsifal, le Chevalier- Pontife, et dans Kundry délivrée de la puissance des mauvais esprits, se retrouve donc ce qu'il portait déjà dans sa pensée en 1852.

Au milieu de l'été les rapports avec Maria- feld cessèrent pour quelque temps d'être aussi fréquents. La grande chaleur était venue ; Wagner voulait aller plus haut dans les irion- tagnes, et Herwegh avait l'intention de l'accom- pagner; Wille était retenu à la maison par des visites de famille que nous attendions. Une grande joie m'était réservée : ma mère, avec

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une de mes sœurs accompagnée de sa fille, était déjà en route pour Mariafeld; elle voya- geait lentement, avec ses propres chevaux, ne se servant guère des chemins de fer ; elle avait le temps ! Mon père aussi voulait nous donner quelques jours à son retour de Carlsbad, puis les emmener toutes.

J'étais pleine de joie et d'espérance, mes enfants jubilaient comme moi. Je fus bien reconnaissante aux amis qui vinrent nous voir le dernier dimanche et qui voulurent bien rester jusqu'au lendemain. Dans ma joie, j'était rede- venue jeune, espiègle même, et quand j'arrivai avec M™^ Wagner sur la terrasse les mes- sieurs avaient pris place pour le café, je leur dis : « Vraiment, c'est un trio bien remarquable que celui que nous avons sous les yeux! L'un est le créateur du drame musical ; l'autre est un poète célèbre; tous deux sont aimés des Muses!... Mais, que dirai-je du maître de la maison? « Alors AVagner, m'interrompant en souriant, récita ces vers que prononce Suleika, dans le Divan occidental de Gœthe :

« Peuples, valets et conquérants tous déclarent en tous temps que le bonheur suprême des enfants de la Terre n'est que la personnalité ! »

Le lendemain matin, quand il rencontra Wille dans le jardin, il lui dit : - Bonjour Adam! »

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Wagner n'avait pas rencontré chez nous d'adorateurs ; l'occasion manquait à Mariafeld pour que son grand génie musical fût mis en évidence; ce qu'il y trouvait, c'était de l'amitié et une franche hospitalité; il s'en contentait et nous oubliions presque qu'il pouvait exiger davantage.

En automne 1852, il nous fit le plaisir de venir se reposer parmi nous après de fatigants travaux ; Herwegh vint alors plus souvent. Les messieurs étaient libres de s'entretenir de philosophie tant qu'ils étaient seuls, mais il était agréable aux dames que les poètes eussent aussi leur tour.

Herwegh louait la langue et la poésie russes ; il connaissait à fond Gogol et Pouschkine. Parmi les poètes anglais, c'était Shelley qu'il préférait, même à Bjron. Calderon, disait-il, était supérieur à Schiller, car l'idée de Scho- penhauer était l'âme même de son drame : La Vie, un songe. La recherche des racines pri- mitives devait aussi être fort intéressante, car ce sujet était inépuisable. C'était une admi- rable fin d'automne ! J'aime à me rappeler les heures sereines que nous passions en plein air. Dès Te matin, Wagner était disposé à se pro- mener; Herwegh, au contraire, aimait à rester étendu pendant des heures sur un divan, à la

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façon orientale, méditant quelqu'un des pro- blêmes qui le préoccupaient. Quand il arrivait qu'on le dérangeât, il se résignait avec l'indif- férence que donne l'ennui et, se joignant à nous, traînait par derrière, ce qui fit dire un jour à Wille qu'il ressemblait à un pied qui dort.

Ma plus jeune sœur, notre Benjamine, était alors avec sa fille à Mariafeld; avec elle, la grâce y était entrée; si, d'une part, la petite fille et les deux garçons prêtaient à la maison la joyeuse animation que donne la vie des enfants, de l'autre, les hommes ne pouvaient plus régner seuls, les femmes exerçant un empire bienfai- sant, interrompaient souvent leur solitude.

Il arriva alors que "Wagner vint nous trouver et, s'asseyant au piano, joua des fragments de Tmmhœuser et de Lohengrin. Tout en jouant, il expliquait les mouvements de la scène, racon- tait l'action et chantait le texte à mi-voix. Il avait une manière étrange et toute particulière de nous faire saisir, avec toute l'intensité de son intention et de sa pensée, ce que nous ne pouvions voir de nos yeux, ni entendre par les voix d'un puissant orchestre. Il ne parlait jamais de l'œuvre qu'il était en train d'écrire, mais bien de l'agrément qu'il y avait à se laisser aller à un doux nonchaloir. L'amabilité de son humeur disait suffisamment qu'il était content

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du développement de son travail. Parfois, par les claires journées d'automne, qui se déga- geaient des brouillards du matin en passant par toutes les nuances d'une coloration aussi fine que vigoureuse, nous montions sur les hauteurs et les enfants étaient de la partie. Je me rappelle encore avec plaisir une promenade sur l'eau, les mains inexpérimentées des messieurs eurent fort à souffrir du poids des rames. Nous visi- tâmes aussi Ufenau, que Herwegh avait chanté.

Après souper, on restait longtemps à table et l'on se communiquait, d'après la joyeuse impul- sion du moment, les vieux souvenirs ou les nou- velles du jour.

Je suis d'avis que l'esprit est comme l'étincelle qui ne jaillit du silex, qu'autant que celui-ci est mis en contact avec une force étrangère. « Il n'y a rien d'aussi plaisant que la folie d'un homme de génie, à condition toutefois que nul fou n'ait la permission de l'entendre. » Cette maxime pouvait s'appliquer à maint récit que mon mari faisait du temps qu'il était étudiant : c'étaient souvent des scènes singulières, des descriptions bizarres, mais pleines de vie et éclairées d'une lumière crue, à la manière de Callot. « Vous auriez écrire un Décaméron du Nord », dit un jour un des auditeurs, mais le conteur n'était pas de ceux qui savent créer en écrivant, le

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poids de la plume paralysant l'essor de son esprit; la réflexion et la critique étaient les obstacles qui l'empêchaient de donner une forme plastique définitive à ces fantastiques épisodes, appartenant au romantisme d'un autre âge.

C'était une vie bien agitée que celle dont les souvenirs se pressaient dans l'esprit du maître de Mariafeld, depuis qu'il s'était rendu en 1832, en sa qualité d'étudiant de Gottingen, à la fête de Hambach; cette fête avait été le premier essai d'opposition tenté contre la Diète par l'opi- nion populaire et Wille, Georges Wirth et Venedey s'y étaient prononcés contre la fra- ternisation avec les sociétés secrètes françaises. A Gottingen, il avait été président d'associa- tion et avait quitter l'Université (de même que notre chancelier actuel) pour avoir pris part à une assemblée présidentielle qui avait pro- noncé une interdiction, A Kiel, Franz de Flo- rencourt et lui avaient été les chefs de l'asso- ciation générale des étudiants, d'où était sortie la lutte contre la royauté danoise.

La vie d'étudiant à cette époque-là n'avait pas pour but des résultats pratiques ; les asso- ciations étaient les derniers restes d'un concept romantique que Ton se formait du monde, mais s'il était défendu de penser à l'unité et à la

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renaissance de l'Allemagne, cette pensée n'en était pas moins le moteur secret agissant en tous.

Il y avait des jours l'atmosphère morale faisait présager l'orage bien plus que le beau temps. Une fois, la colère contre l'Allemagne alla si loin qu'on déclara que tout ce qu'elle contenait méritait d'être anéanti : art, culture, mœurs, moralité, tout était pourri jusqu'au cœur, irrémédiablement perdu. Les deux révo- lutionnaires s'étaient si bien monté la tête, qu'ils étaient d'avis que le peuple brûlât châ- teaux et palais, afin que ses tyrans n'eussent plus de refuge. Wille leur fit observer que leur vœu avait été exaucé dans le Brunswick et que le contribuable avait rebâtir à grands frais le château.

Le débat apaisé, ces messieurs se plongèrent de nouveau dans les sciences naturelles et les recherches étymologiques. Wagner vint alors nous trouver et nous dit : « Les deux autres sont de nouveau à déterrer leurs racines! ils en ont pour longtemps. » Il riait et s'assit au piano. Je n'ai jamais oublié comme il nous expli- qua, avant de commencer, le caractère de la Neuvième Symphonie ei nous indiqua la néces- sité du Chœur et de l'Hymne à la Joie, pour couronner cette grandiose création polypho-

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nique. Sous ses doigts, le piano était devenu un orchestre. Tout à coup il s'arrêta et me dit : « Écoutez maintenant : les Muses entrent, elles amènent au milieu d'accents belliqueux une phalange de jeunes hommes ! » Et il murmura comme se parlant à lui-même :

« Joyeux comme circulent ses soleils à travers l'admirable voûte des cieux, poursuivez, frères, votre course galment, comme un héros qui marche à la victoire ! »

Puis, il mit les mains sur le clavier. Depuis, j'ai souvent entendu la Neuvième Symphonie à grand orchestre, mais cet Allegro vivace alla marcia, je ne l'ai entendu qu'une fois! Aucun directeur et aucun orchestre ne m'a fait saisir le pas léger, ferme et rythmé des Muses comme Wagner à mon piano, pianissimo, comme se mouvant sur les nuages, mais se rapprochant, se rapprochant sans cesse, d'un mouvement sûr. Comme elle se dégagea du monde merveil- leux des sons, la grandiose révélation que seul le rythme fait apparaître, le rythme qui con- tient toutes ces masses. Une pulsation de plus ou de moins, et l'esprit de l'auditeur prend son essor ou reste inerte! Wagner avait l'air grave, recueilli et pourtant très doux. Une vieille dame de nos amies, bien mesurée et peu disposée à sortir de son calme, fut comme élec-

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trisée lorsque, dans un transport d'enthousiasme et avec une force immense, il commença le chœur :

Etreignez-vous, millions d'êtres !

Mais, au milieu, il s'interrompit : « Je ne sais pas jouer du piano, » dit-il ; « n'applaudissez pas, vous; suffit. "

Un autre soir, nous eûmes l'occasion d'en- tendre un peu plus de la Neuvième Symphonie dans les circonstances suivantes : Un dimanche après-midi, Wagner et Herwegh étaient venus, malgré le mauvais temps ; Wagner s'étant pro- noncé contre la musique que Mendelssohn a écrite pour les chœurs à'Antigone, la conver- sation continua sur ce sujet. Nous avions devant nous plusieurs traductions d'Antigone. Her- wegh donna la préférence à celle de Minckwitz. Wagner se moqua de « cet intelligent Berlin, qui, avec toute sa science et toutes ses préten- tions aux jouissances esthétiques, ne connais- sait rien du sens élevé particulier au mythe d'Œdipe, rien de la grandeur de l'action d'Anti- gone. » On en vint à une vive controverse et comme celle-ci menaçait d'empiéter sur le ter- rain de la politique, j'ouvris les Poésies de Herwegh et priai mon mari de nous lire ce qu'il avait sous les yeux ; il en est de la lecture à

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haute voix comme de tout autre art : l'auditeur devient le vibrant écho des sentiments que le lecteur fait naître en lui par la parole magique du poète.

J'avais choisi la Chevauchée à cause de sa belle forme.

« La nuit angoissante a fait son tour. Nous chevau- chons moroses, nous chevauchons muets chevauchons à notre perte ! Comme il est âpre, le vent du matin ! Dame Hôtesse, encore un verre, vite ! avant que nous ne mourions, que nous ne mourions !

« Toi, herbe fraîche, pourquoi t'élever si verte? Tu fleuriras bientôt comme une vraie églantine, c'est mon sang qui te teindra. La première gorgée, à l'épée, la main ! je la bois afin que, pour la patrie nous mourions, nous mourions ! »

Je cite ces deux strophes pour rappeler à la mémoire ce beau lied qui m'avait fait connaître, en 1847, le nom de Herwegh. Cette fois encore il ne manqua pas son effet. Puis je voulus encore faire entendre le XXIIP sonnet d'un recueil que Herwegh a intitulé Dissonances. Les deux tercets expriment d'une manière intense l'esprit que respirent les autres.

a 0, dites, n'est-ce pas le plus souvent l'heure du malheur qui vous a soulevés vers l'Éternel et a fait sortir de sa bouche la Révélation céleste? Non pas la paix, mais la tempête nous porte là-haut. Les joies

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suprêmes, comme les étoiles de l'éther sont tissues dans un fond sombre. »

Nous nous taisions tous ; Herwegh était là, comme si rien de ce qu'il avait chanté ne le regardait plus. Wagner s'assit au piano et joua de la Neuvième Symphonie :

Joie, tous les êtres f aspirent!

Ce cri d'allégresse, jeté par les notes aiguës du soprano dans le chant à quatre voix, reten- tit en moi comme le céleste alléluia de l'âme délivrée. Il me semblait que Herwegh devait être heureux d'être compris dans ce qu'il avait de plus noble.

Ce soir-là on resta longtemps à table. Wagner n'avait pas encore besoin alors, pour calmer ses nerfs, de la demi-bouteille de Champagne obligatoire et Wille ne soutint pas cette fois que Herwegh s'intéressait plus à l'étiquette, qu'au contenu de la bouteille de bordeaux. Ces messieurs ne dédaignaient point les bons crus qui émergeaient du fond de la cave pour fêter le poète.

Ce fut en 1852, à Noël, que Wagner fit la première lecture d'une œuvre gigantesque dont les proportions colossales ont fait une trilogie. La lecture des Nibelungen se fit à Mariafeld en trois soirées et se prolongea fort avant dans la nuit.

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Plus tard, Wagner a accordé cette jouissance à un grand nombre d'auditeurs enthousiastes réunis dans la grande salle de l'hôtel Bauer, à Zurich ; l'œuvre était alors complète et compre- nait le prologue de VOr du Rhin.

Le dernier soir de la lecture à Mariafeld, j'eus le malheur de troubler la sérénité de Wagner en sortant de la chambre pendant qu'il lisait : mon petit garçon avait la fièvre et me deman- dait. Le lendemain matin, quand je reparus, Wagner fit observer que cela n'avait pourtant pas été un cas de mort et il ajouta que c'était infliger une dure critique à un auteur que s'esquiver ainsi ; il m'appela « Fricka » . Je ne protestai point contre le nom et la chose en resta là. Quelques jours après, nous partîmes pour Hambourg; de là, mon mari se rendit à Paris. Ce ne fut qu'au printemps que nous revîmes notre foyer et nos amis.

En 1853, Wagner demeurait à Zurich, au Zeltweg, et M"*^ Minna, qui aimait à voir du monde, faisait avec grâce les honneurs de son joli intérieur. Liszt y fit une apparition. Il avait monté Lohengrin au théâtre de Weimar et Wagner n'avait pas encore eu le bonheur de voir son œuvre à la scène. Les deux amis s'embrassèrent avec efiusion et la journée s'écoula dans une joyeuse surexcitation. Mon

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mari était présent, il connaissait Liszt de longue date. Dans une lettre que Wagner nous écrivit en 1870, peu après la bataille de Sedan, je trouve une allusion à cette journée passée ensemble : " Lorsqu'il fut alors question de l'empereur, que Liszt plaçait sur un piédestal, » écrivait Wagner, « Wille prophétisa que Louis- Napoléon irait encore à la voirie, ce qui sembla choquer beaucoup Liszt, qui connaissait person- nellement l'empereur. Nous en parlons jour- nellement à présent et Wille doit se résigner à passer parmi nous pour un prophète. "

Mon mari m'a aussi raconté que lors de cette réunion dans la maison de Wagner, il avait demandé à Liszt s'il ne pourrait se servir de son influence à la cour de Weimar pour faire rentrer Wagner en Allemagne, à quoi Liszt répondit qu'il ne connaissait ni position, ni théâtre qui pût convenir à Wagner. Scène, chanteurs, orchestre, il fallait que tout, en un mot, fût recréé par lui. Et sur l'observation de Wille que pareille entreprise coûterait bieii un million, il s'écria en français, se servant de cette langue comme il le faisait d'ordinaire quand il était particulièrement surexcité : « Il l'aura! Le million se trouvera ! »

J'acceptais peu d'invitations en ville, mais j'allai pourtant une fois souper chez Wagner,

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qui avait réuni à sa table quelques amis de Saxe et peut-être aussi Semper et sa famille, qui se trouvaient alors à Zurich. Wagner disparut un moment et reparut au dessert dans l'uniforme de maître de chapelle du roi de Saxe, l'échiné un peu ployée, se frottant les mains et ayant sur les lèvres un fin sourire sarcastique qui n'avait rien de méchant; il nous salua tous avec une grâce des plus humoristiques, mais c'était surtout à sa femme que s'adressaient ses piquantes observations : « Oui, oui, Minna, » disait-il, « c'était bien gentil et je te plaisais alors. C'est dommage, pauvre femme, que l'uni- forme soit devenu trop étroit pour moi! »

C'est vrai, quand bien même cet uniforme avait été porté avec satisfaction parKarl-Maria von \yeber (qu'il avait aimé dès l'enfance), il était réellement trop étroit pour Richard Wagner. Son génie, tendant toujours plus haut, ne lui laissait pas le loisir de s'arrêter dans son développement.

Les vieux rapports d'amitié continuaient tou- jours à Mariafeld, seulement le cercle s'était élargi : Semper, le célèbre architecte, Gott- fried Keller, l'auteur du Grûner Heinrich, Kochly, le philologue, qui nous a rendu Aristo- phane accessible en l'accompagnant d'une étin- celante préface, Rustow, qui a écrit, avec la

collaboration de Kôchly, un savant ouvrage sur les armes et l'art de la guerre chez les Grecs, Ettmûller, le sage de l'antiquité ger- manique, Moleschott, le physiologiste ; com- ment les nommer, tous ceux qui allaient et venaient, et apportaient la vie et l'animation à Maria feld.

Venedey et Riige venaient aussi nous voir en passant. Tous, à l'exception de Keller et de Moleschott, ne sont plus au nombre des vivants : c'est parmi bien des morts qu'errent mes sou- venirs!

Quand le bon Venedey, qui ne comptait ni parmi les artistes, ni parmi les hautes intelli- gences, venait chez nous, il y jouait le rôle d'Atta-Troll, c'est-à-dire, « du noble Ours à tendances, de race germanique, dansant fort mal, mais logeant pourtant quelque sentiment sous sa poitrine rebondie ", comme dit l'épi- taphe écrite pour lui par Henri Heine, dans VIdiome du roz Louis F" de Bavièr^e.

J'aimais à voir Venedey, car il avait été notre hôte à Hambourg, et avec lui, je pouvais me laisser aller à toute ma tendresse pour la vieille ville hanséatique, qui, malgré son pavil- lon aux trois tours, avait montré de la sympathie pour la jeune liberté dans la tourmente de 1848.

Je consigne ici avec joie que mon père avait

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été le premier à offrir un de ses vaisseaux, pour aider à former la flotte si nécessaire à la con- tinuation de la guerre contre le Danemark, et qu'il avait engagé avec instance d'autres arma- teurs à suivre son exemple. Mon mari avait fait le premier voyage sous le pavillon noir^ or et rouge pour aller saluer un vaisseau de guerre américain, à l'ancre à Bremerhaven. Le vicaire de l'Empire y avait envoyé la com- mission que l'Autriche et la Prusse avaient délé- guée à Hambourg pour la prise de possession de la flotte. On sait comment cette flotte nais- sante a péri sous le marteau de la réaction, lors de l'anéantissement de toutes les institu- tions nées de la Révolution.

Je sus aussi par Venedey que le bon Kudlich, que j'avais appris à connaître à Zurich comme médecin-assistant de Giesker et qui avait soigné mes enfants pendant la fièvre scarlatine, était arrivé à occuper une belle position à New-York. Je m'y étais toujours intéressée : c'était lui qui, préparant son doctorat à Vienne, avait été envoyé à la Diète par le suffrage universel, de la Révolution; là, au milieu de la mêlée des nationalités que la révolution autrichienne avait provoquée, il avait proposé, en sa qualité de plus jeune membre, que « la noble assemblée voulût bien abolir la dépendance des paysans

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vis-à-vis des seigneurs féodaux, ainsi que tous les droits et devoirs en dérivant » . Après un long combat et une longue résistance, la motion de Kiidlich était restée victorieuse et avait été votée. Hors cette unique et mémorable résolu- tion, la Diète n'a rien fait de durable. J'étais heureuse dépenser que le jeune médecin empor- tait en Amérique le souvenir d'un tel triomphe, car pour nous qui nous tenions assis à l'écart, c'était un besoin profond et intime, que de sym- pathiser avec tous ceux qui avaient fait quel- que chose pour aider l'humanité à conquérir ses droits à l'affranchissement et au progrès.

Venedey était un révolutionnaire ; théori- quement il ne reculait point devant les massacres et la terreur ; il les considérait comme l'œuvre de génies puissants qui tuent et anéantissent afin de purifier l'air et d'affranchir le monde, préparant ainsi l'avènement d'un avenir meil- leur, mais son cœur était tendre : la haine et la colère étaient trop lourdes pour lui.

Mon mari, qui connaissait de longue date son vieux camarade de Hambach, et qui savait apprécier à leur juste valeur sa noble vie de travail consacrée à sa famille et son dévoue- ment absolu aux idées de son temps, mon mari disait de lui : « C'est un garçon absolument honorable et digne, mais quel dommage qu'il

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soit si plein d'onction! Un vrai bonze poli- tique! »

Je n'ai pas à parler ici de la valeur d'Albert Rûge et de ses Annales de Halle, ni de ses longs rapports avec mon mari, résultant de la com- munauté de leurs tendances. Je me réjouis d'apprendre à le connaître personnellement à Mariafeld.

Je citerai encore Rûstow dont l'esprit et les connaissances faisaient un spécialiste éminent; mais il m'était difficile de vaincre une répulsion secrète pour un homme qui, foulant aux pieds l'honneur de l'officier prussien, avait été infi- dèle à son drapeau.

Un soir, il nous amena un ami de Berlin, un homme parfaitement honnête et bon, qui se mit à arborer le drapeau rouge et prophétisa à tous ceux qui possédaient quelque chose, que l'huma- nité maltraitée et méprisée se lèverait pour les anéantir. Herwegh, Semper et Wagner étaient présents ; le dernier finit par se réfugier auprès de moi dans une autre chambre, fuyant le tumulte et les vociférations, qui faisaient ressembler cette réunion à un club de Jacobins. L'une après l'autre, toutes les notions reçues étaient présentées, discutées, pesées, trouvées trop légères et supprimées. L'horreur me saisit et, précipitée en pleine réaction, je me mis à

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poursuivre au fond de ma pensée, les consé- quences de ces condamnations qui devaient pro- duire un monde d'où l'honneur serait exclu. Les sophismes et les opinions poussées jusqu'à l'extrême n'étaient rien de nouveau pour moi, mais les formes raffinées donnaient à ces ten- dances révolutionnaires une sorte de » haut goût » ; cette fois, la poésie et l'art manquaient avec leur entraînante éloquence.

Puis, les éléments étrangers disparurent, le trio se retrouva seul et reprit ses vieilles habi- tudes ; on parla de nouveau de Gœthe, même de Schiller. Le Romancero de Heine venait de paraître, on le lisait et le discutait beaucoup. Peut-être ai-je attaché toute ma vie plus de prix à l'esprit et à l'imagination que ne l'admet la raison, mais, c'est de contrastes et de contra- dictions, de la multiplicité des impressions et des expériences contradictoires, de beau et de laid, d'une part de vérité et d'une autre part d'excentricité, que se forme notre originalité : nous n'absorbons que ce que nous pouvons nous assimiler. Le mot de Montaigne convient bien à ma vieillesse : « J'aime la vie, je la pra- tique et la cultive telle qu'il a plu à Dieu de me l'octroyer, A mesure que l'homme extérieur se détruit, l'homme intérieur se renouvelle. "

Il y eut un temps Herwegh était profon-

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dément démoralisé : une situation des plus énibles pamenait forcément une solution, et elle n'était pas de celles que les hommes ont l'habi- tude de résoudre entre eux. Wille chercha, mais inutilement, à mettre fin aux explications que l'incident Herzen-Herwegh amenait dans les journaux et envoya au baron de Hei'zen la provocation de Herwegh. Le baron refusa, se conformant à la décision qu'avait rendue à Londres un tribunal d'honneur présidé par Mazzini. Lorsque Henri Simon . et d'autres réfugiés allemands de marque en furent informés, ils voulurent frapper Herwegh d'interdiction. Wille intervint alors comme champion du poète ; il avait fait la même chose jadis en faveur de Henri Heine, et pris sa place vis-à-vis des philistins qui traitaient le poète de lâche, parce que la sensibilité de ses nerfs lui faisait considérer un duel avec plus de crainte, que n'en éprouve en pareil cas le premier sou- dard venu.

Ce fut peut-être pour se distraire de tous ces ennuis que le trio entreprit un voyage en com- mun. Commencé à pied, ce voyage fut bientôt poursuivi en voiture; on visita le lac des Quatre-Cantons, puis on franchit le Gothard pour faire un tour aux lacs italiens ; Wagner s'y trouva si bien, qu'il voulut y prolonger son

séjour et fit venir sa femme. Le favori de tous deux, le petit chien Peps, fut naturellement de la partie.

Au commencement de l'été, Wagner, qui vivait pour ainsi dire sans musique à Zurich, eut l'occasion de diriger des fragments de ses œuvres dans un grand concert donné au théâtre. Un ami enthousiaste de Wagner, riche négociant originaire du Rhin, auquel d'autres admirateurs s'étaient joints, lui fournit le moyen de rendre cette exécution possible, en faisant entrer dans son orchestre des artistes étrangers. Musiciens et amateurs y mirent toute leur intelligence et toutes leurs forces. Wagner ne savait-il pas faire passer une partie de son âme dans ceux qu'il dirigeait? Un vieux monsieur, grand amateur de musique, qui maniait l'archet avec une consciencieuse pédan- terie, me disait : " Oui, quand celui-là est pré- sent, on devient un autre homme et un autre musicien ! »

Un immense enthousiasme régna à Zurich après ce concert, et la respectueuse admiration que l'on avait pour le géniecréateur de Wagner, grandit encore.

C'est alors, qu'à l'occasion d'un festival fédé- ral donné dans le Valais, on conçut l'ambition de l'acclamer comme juge d'honneur. Mais

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Wagner désapprouvait les chœurs d'hommes à quatre parties : un chœur auquel les voix de femmes manquaient, à moins que ce ne fût un chœur guerrier, était pour lui une chose mons- trueuse. Quant à l'importance des fêtes musi- cales pour le développement du peuple, elle lui échappait entièrement, car le peuple n'avait pour Wagner qu'une valeur idéale dont il ne songeait point à tenir compte dans la pratique. Il n'avait pu faire autrement que d'accepter l'invitation présentée d'une façon pressante, mais, à la dernière heure, le juge d'honneur si ardemment attendu, se fit excuser.

En hiver, quand les concerts recommencèrent dans la salle du Vieux Musée, Wagner, avec des forces moindres, montra plus d'une fois la gran- deur de sa direction.

En pensant à ces concerts, je ne puis m'em- pêcher de dire quelques mots de mon étonne- ment, quand j'entendis pour la première fois, dans les entr'actes, la haute société de Zurich échanger des propos de salon dans le dialecte du pays. Dans notre bon Hambourg, le patois a si bien disparu que valets de chambre et cochers se sentiraient offensés si l'on pouvait s'imaginer se faire comprendre d'eux de cette façon, mais aujourd'hui comme alors, le Zuri- chois cultivé, le savant même, lient à honneur

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le dialecte de ses pères; c'est le signe familier et charmant de l'intimité de la vie de famille comme de la vie populaire.

Dans l'un de ces concerts, Wagner dirigea l'ouverture du Freischûiz. On sait comme Weber lui était sympathique et comme la mu- sique se transfigurait sous sa direction, deve- nant la vibration de l'âme elle-même. Qui ne la connaît, la musique de Weber? Qui ne se serait senti transporté au fond de l'ombreuse et fraîche solitude des forêts, quand Jes sons du cor semblent déchirer le voile de l'aurore? Ils retentissaient mystérieusement, solennellement, et pendant que j'écoutais, un sentiment ineffa- ble s'élevait en moi, m'envahissant comme un parfum subtil. J'étais heureuse. lors de ces con- certs, d'être assise au fond de la salle, de sorte que le sens de la vue ne pouvait venir troubler ma jouissance ; avec quelle intensité je retrou- vais cette jouissance chaque fois que Wagner dirigeait une symphonie de Beethoven ! J'étais heureuse alors, parce que le beau prospérait sur la terre!

Je trouve à présent une lacune dans mes notes aussi bien que dans mes souvenirs, et je saute presque une année pendant laquelle bien des choses se passèrent à Mariafeld, dans l'éter- nelle oscillation entre la joie et la douleur. Ce

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n'est qu'en 1854 que je reprends le récit de ce qui peut intéresser le lecteur, comme concer- nant Wagner.

Dans l'automne de cette année, Liszt '.revint à Zurich : cette fois il était accompagné de sa vieille amie, la princesse de Wittgenstein et de sa fille. Wagner avait terminé une partie de la musique des Nibelungen et désira la soumettre au jugement de son ami. Une jeune et belle Suissesse, la femme de Heim, le chef d'orchestre, qui avait une voix splendide et que Wagner distinguait, quoique ce ne fût point une musi- cienne accomplie, déchiffra avec une gracieuse docilité les parties hérissées de difficultés, en présence d'un nombreux auditoire, convié par Liszt, me semble-t-il, à cette solennité musicale qui eut lieu dans la grande salle de l'hôtel Bauer. Liszt était ravi de l'œuvre de Wagner et de la grandeur de ses Nibelungen ; exempt de toute envie, il tendit ses deux mains au Maître triomphant, et je pense encore aujour- d'hui avec joie à l'ardeur et à l'abandon qu'il y avait dans leurs rapports.

Liszt vint souvent à Mariafeld accompagné des princesses et de Wagner. Il était venu jadis à Hambourg, peu après le grand incendie qui avait réduit en cendres la moitié de la ville et, avec sa générosité quasi royale, avait donné

un concert au bénéfice des fonds de l'orchestre: le succès avait été tel que l'institution prit dès lors un grand développement. Wille le voyait alors tous les jours; mon mari m'a souvent conté comment Liszt était venu à lui au moment où, ayant renoncé à sa place de rédacteur (parce que son directeur s'arrogeait le droit de censurer et de mutiler ses articles), il avait pris la résolution, malgré son dénûment, de pour- suivre la chose devant les tribunaux; Liszt alors lui avait dit : « Si j'avais une maison de campagne et que je t'invitasse à être mon hôte, te sentirais-tu blessé dans ta fierté? C'est la même chose si je t'invite à m'accompagner dans mes voyages. Que veux-tu faire à Ham- bourg? Ta place est à Paris. » Mais, quels que fussent les obstacles à vaincre, Wille ne voulait pas d'autre voie que celle qu'il se traçait lui- même : il avait ce que Wienbarg appelait « une monade inappréhensible ».

Pour ma part, j'avais vu Liszt pour la pre- mière fois à Paris en 1833; il était alors dans tout l'épanouissement de sa première jeunesse, et il y avait quelque chose de lumineux dans son apparition. J'aime à me rappeler une soirée intime il se mit à jouer des valses à quatre mains avec Chopin, et nous autres, jeunes filles, nous eûmes l'audace de danser à pareille

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musique. Chopin, que je voyais souvent à Paris, ne jouait pas encore dans les concerts. Jamais je n'ai entendu exécuter ses compositions avec l'exquise délicatesse et la lumineuse clarté qu'il y mettait.

Un jour, ému par les stances que, dans mon enthousiasme juvénile, j'avais adressées à son infortunée patrie, il s'assit au piano dans la pénombre de la chambre voisine et, s'abandon- nant à son impression avec une merveilleuse facilité d'improvisation, il donna une forme aux sentiments qui avaient traversé son âme à la lecture du Chant d'un poète étranger. La dame de la maison, celle-là même qui lui avait communiqué mes vers, me tendit la main en souriant et me dit que jamais elle n'avait entendu Chopin jouer ainsi. Sous l'impression du moment, Chopin voulait avoir un lied de moi pour le mettre en musique, mais mes vers n'en valaient pas la peine ; je lui dis que j'atten- drais la messe solennelle qu'il écrirait pour célébrer la résurrection de sa patrie.

Il me semble qu'il n'est pas juste de dire, comme je l'ai lu parfois, que Wagner a connu à Zurich les poignantes douleurs de l'exil.

Le proscrit que tous appréciaient, que beau- coup vénéraient, vivait dans la sécurité de son propre foyer; il avait des amis qui répondaient

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de lui et parmi ceux là, il en était un qui trou- verait difficilement son pareil. Tout homme à qui Wagner adressait la parole , se sentait honoré ; les musiciens , bons ou mauvais, levaient les yeux vers lui comme vers le Maître qui avait ouvert à la musique des voies nou- velles et admirables. S'il s'était hasardé sur les flots en fureur de la tempête révolutionnaire, le flux ne l'avait point porté sur une côte inhos- pitalière. Non, il n'a pas appris à connaître à Zurich les longs et amers tourments des exilés politiques, cherchant en vain la sympathie, frappant aux portes et n'en voyant s'ouvrir que bien peu ! A Hambourg, à Paris et surtout à Londres, en 1840, j'ai vu des exilés de diverses nations et ceux-là erraient dans un désert sans bornes ! Heureusement que pour quelques grandes personnalités d'entre eux il s'est trouvé une providence en la personne de Lord Shaf- tesbury ! Mais, parmi ceux que l'Allemagne avait repoussés, il y en avait qui ne voulaient d'autre aide que le travail et les privations, et qui rejetaient loin d'eux le pain que leur offraient des nations étrangères.

Quant à la musique qui se faisait à Zurich pen- dant que Wagner s'y trouvait, je ne puis en juger en connaissance de cause, mais il est naturel qu'elle ne put suffire à l'homme extra- ordinaire qui aspirait à la perfection.

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Ce n'est que beaucoup plus tard que la vie musicale a pris son essor à Zurich et que, sous l'impulsion du chef d'orchestre Hegar, l'or- chestre et les chœurs ont atteint cette perfection qui a rendu inoubliables le festival de Hsendel et celui de Bach. Les oratorios de Hsendel, les Passions de Bach d'après saint Mathieu et d'après saint Jean, la Grand' Messe dé* cet artiste sublime, la Messe solennelle de Beetho- ven, le Requiem de Brahms et son Hymne à la Victoire, le Faust de Schumann, tous ces chefs-d'œuvre, je les ai entendus à Zurich et que d'autres choses encore ! Hegar a prouvé ce que peuvent la persévérance et la volonté et Zurich est devenu une ville musicale dans le sens élevé du mot. La grande évolution du siècle a sans doute contribué à son développement, mais ce qui est indispensable, c'est le maître qui domine la situation et donne l'impulsion : c'est avec joie que j'inscris ici le nom de Hegar.

Comme nul autre, Wagner, avec ses exi- gences pour la musique dramatique, a commu- niqué de la vie et de l'enthousiasme à l'orchestre et aux chanteurs. Il est à espérer à présent que la noble Muse de la musique, dans son haut et fier essor, n'oublie point qu'il lui sied, à elle aussi, de respecter les harmonieuses propor- tions de la nature.

III. WAGNER CHEZ NOUS 1855 1864

A partir de l'année 1855 Wagner vint moins chez nous et nous allâmes davantage à Zurich; nous y avions des amis communs. Herwegh aussi avait alors son intérieur : sa femme et ses enfants étaient auprès de lui et leur cercle était égayé par le joyeux va-et-vient de visites d'Ita- lie. Wagner demeurait avec sa femme dans une jolie maison de campagne située hors ville, dans des quartiers qui n'avaient pas encore été bâtis et transformés en faubourg. En ce temps l'existence était comme transfigurée pour tous ceux qui se rencontraient dans la belle villa

s'élevant sur la verdoyante colline, non loin de la maison de Wagner. La richesse et tous les raffinements de l'élégance et du goût y poéti- saient la vie. Le maître de la maison était d'une générosité, d'une sympathie inépuisables dans les efforts qu'il faisait pour faire réussir ce qui excitait son intérêt, d'une admiration sans bornes pour l'homme extraordinaire que le sort avait rapproché de lui, La jeune femme, gra- cieuse et délicate, aux goûts raffinés, aux ten- dances idéales, ne connaissait le monde et la vie que comme la surface d'une eau majestueuse et calme; une mer sereine et des vents cares- sants devaient pousser sa barque vers les îles des bienheureux. Epouse aimée et admirée, mère heureuse, elle vivait dans l'adoration de ce que l'art et la vie ont de grand et jamais, jus- qu'alors, le génie ne lui était apparu dans des proportions aussi colossales d'énergie et de force créatrice. L'installation de la maison, la richesse du maître faisaient de cette belle demeure un centre de réunion dont le souvenir est resté cher à tous ceux qui en ont fait pai'tie. C'est ainsi que se formèrent des rapports charmants qui, fondés sur l'amitié et des sentiments élevés, se développèrent sous un ciel pur, au milieu d'émotions et de circonstances diverses. Mais les dieux sont jaloux et ils exigent des

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sacrifices des lieureux. L Anneau du Nihelung ne fut pas achevé sur la colline verdoyante; Wagner s'en alla à Venise, il termina Tristan et Isolde dont le poème et une partie de la musique appartiennent à cette période de son séjour à Zurich.

Sa femme était souffrante et était retournée à Dresde après que le ménage avait été dissous. Wagner avait donc passé dix années de sa vie à Zurich, dans toute la vigueur de l'âge et « sous l'égide de loyaux amis, qu'il s'était rapi- dement acquis » (comme il le dit dans ses Com- munications), il avait puisé de la force pour lancer le défi aux vainqueurs de la Révolution et leur contester le titre de protecteurs de l'Art, qu'ils s'arrogeaient en leur qualité de maîtres. Dans le calme dont il avait joui à Zurich, l'idée de l'œuvre d'art de l'avenir s'était graduellement développée en lui et avait atteint toute son intensité, résultant de la convergence d'actions de tous les arts, qu'il exigea pour la représentation de « la substance purement humaine » de ses œuvres. Les Nibehmgen, Tristan et Isolde, les Maîtres Chanteurs attestent l'extraordinaire productivité de cette époque de sa vie.

Après la dissolution de son propre ménage, Wagner n'a plus fait de long séjour à Zurich;

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pendant une période de plusieurs années nous ne l'avons revu qu'une fois chez nous; il passa un été à Lucerne et y travailla beaucoup. Je ne puis le suivre dans ses différents voyages à Lon- dres, Paris et Saint-Pétersbourg, puisqu'il ne m'a rien communiqué personnellement des évé- nements de sa vie, ni de ses travaux pendant ces quelques années. De temps en temps nous échangions quelques lettres; les siennes, comme les nôtres, attestaient que les heures heureuses passées ensemble dans un cercle ami, nous étaient restées chères. Je crois pouvoir dire ici, comme mon opinion personnelle, que " le loyal ami " qu'il avait laissé à Zurich, a aussi pendant ces années passées à l'étranger, écarté bien des obstacles qui obstruaient la carrière si doulou- reuse de cet homme extraordinaire.

En 1864 je reçus de Wagner, que nous croyions fixé à Vienne, une lettre que je fais imprimer ici pour expliquer la situation.

Vénérée amie !

Je vous prie de bien vouloir vous concerter avec nos amis, pour que je sache s'il leur est possible de me rece- voir chez eux cet été. De cette façon, le but qui a causé mes derniers tourments, pourrait être atteint. Ceux-ci viennent de ce que, pour pouvoir me livrer sans inter- ruption à mon travail, j'ai essayé d'échapper cette année

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à la nécessité d'une grande tournée artistique en Russie, en empruntant une somme correspondant à la valeur des bénéfices probables. La situation désespérée dans laquelle je me suis trouvé lorsque, par suite de l'aban- don du voyage en Russie, je n'ai pu emprunter cet argent, est sur le point de s'apaiser. Seuls ceux qui ont sous les yeux et moi et ma situation et qui, consé- quemment, peuvent juger de près, ont pu comprendre, excuser et aviser.

Mais, comme en tous les cas il faut que j'abandonne mon installation actuelle, afin de supprimer les grandes dépenses qu'elle m'occasionne, il s'agit à présent de me procurer, pour le temps nécessaire à l'achèvement des Maîtres Chanteurs un abri tranquille, convenable et qui réponde à mon but. La situation étant donnée, je crois que la maison des W... se prêterait le mieux à la chose. Il est vrai qu'il y a des considérations qui m'em- pêcheraient de m'y fixer pour toujours, mais ce n'est pas cela que j'ai en vue. Mon travail une fois achevé, c'est-à-dire vers la fin de l'été si je jouis d'une tran- quillité absolue, je me tournerai du côté de Saint-Péters- bourg, probablement pour y rester; si je ne me décidais point à me fixer définitivement à Saint-Pétersbourg, comme j'ai absolument besoin de l'appui d'une famille, je me retirerais très probablement chez des parents à moi.

Pour le moment, il ne s'agit que d'un asile oîi je puisse me réfugier immédiatement pour terminer mon travail, lequel, dans le cas contraire, courrait grand risque d'être abandonné totalement et à jamais.

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Comme d'anciennes invitations, qui m'ont été adres- sées jadis par mes amis pour que j'aille passer quelque temps auprès d'eux, n'ont pas encore été retirées, j'y rattache cette dernière tentative, décisive cette fois, et pour moi des plus importantes, puisque le salut de mon œuvre en dépend.

jime y^r ggt parfaitement libre de faire installer mon cabinet de travail dans le corps de logis ou dans la petite maison que j'ai habitée anciennement. Je dispose encore de quelques meubles ; ils pourraient être ajoutés aux autres. Du reste, je ne demande que la nourriture et le service, je ne serai d'aucune façon importun.

Je vous prie de communiquer au plus vite ce que je vous écris, et, si je m'adresse à vous d'abord, c'est pour savoir avant toute autre chose si l'on considère mon désir comme réalisable.

Soyez remerciée du fond du cœur pour les nom- breuses et grandes preuves de votre sympathie pour moi et gardez-moi, je vous prie, en toutes circonstances, votre amitié.

Votre très dévoué,

Richard Wagner.

Penzing, près Vienne, 14 mars 1864.

Les choses ne purent s'arranger comme le désirait Wagner; il écrivit alors à mon mari qu'il viendrait en ami à Mariafeld, pour y faire un court séjour et pour y décider de ses plans futurs. Usant de ses droits de vieux camarade,

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il partit sans attendre de réponse et suivit sa lettre de si près, que j'avais à peine eu le temps d'arranger à son goût les chambres d'amis que le froid de l'hiver et l'abandon avaient rendues inhabitables. Mon mari n'était pas à la maison ; nous avions l'habitude de nous absenter plu- sieurs mois tous les hivers ; cette année, mon voyage annuel à Hambourg avait été différé par mes parents. Mes fils étaient auprès de moi ; l'un avait terminé ses études à l'Académie de Hohenheim ; l'autre, qui étudiait le droit à Zurich, avait achevé son premier semestre; c'était pour eux que j'étais restée à la maison. Je m'étais mis dans la tête qu'un petit regard jeté en Orient, exempt de fatigues et de peines, intéresserait mon mari et que ce qu'il m'en conterait par la suite, constituerait une plus grande jouissance pour moi, qu'un voyage par mer, que je ne supportais que mal. Wille s'était donc joint aux excursionnistes en destination (le Constantinople dont Fritz Reuter a narré quelque chose dans les Montecchi et Capuletti du Mecklembourg , et il a mis dans la bouche de la brave tante Lining une chaleureuse parole en l'honneur de l'ami sorti du fond de la Suisse, qui parle bas-allemand!

« Celui qui s'abandonne à la solitude sera bientôt seul •>; cette parole s'applique bien à

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Mariafeld et à moi, qui aime à vivre loin des étrangers. Mes fils avaient des amis que j'avais du plaisir à voir; il faut la liberté et l'espace à la jeunesse. Je m'étais réjouie du fond du cœur pour ces vacances : la visite de l'ami vint tout changer.

Le vent soufflait en tempête et il faisait froid, malgré l'approche du printemps; j'étais triste que Wagner se trouvât dans la solitude de Mariafeld sans pouvoir jouir de l'animation du maître de la maison. Son séjour parmi nous ne fut égayé par 'aucun fait digne de remarque. J'avais installé notre hôte auguste comme il en avait exprimé le désir dans la lettre que j'ai fait connaître; il voulait travailler, être complète- ment libre : il avait son service particulier. Beaucoup de visites qui accoururent de Zurich, soit par intérêt, soit par curiosité, quand la présence du grand homme à Mariafeld eut été ébruitée, furent éconduites par moi : Wagner n'était pas d'humeur à prendre son parti de semblables interruptions. Il écrivait et recevait beaucoup de lettres ; il me pria de ne pas faire attention à lui, de le laisser manger seul dans sa chambre si cela ne dérangeait pas trop le service de la maison. Il m'était agréable de me conformer autant que possible aux désirs de mon hôte. Il ne voulait pas aller à Zurich, le

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travail ne lui allait pas, il se promenait beau- coup seul. Je le vois encore arpenter notre ter- rasse, dans sa longue tunique de velours brun, la toque noire sur la tête, semblable à quelque patricien des gravures d'Albert Diirer.

Le repos dont il avait besoin après les expé- riences écœurantes qu'il venait de faire, il pou- vait le trouver chez nous ; les exigences d'une nature comme la sienne devaient avoir leur heure, car l'excitabilité de ses nerfs et le travail incessant de son imagination transformaient en tortures les soucis du moment. Je le compris et j'évitai tout ce qui pouvait le blesser. Quand je lui disais, et c'est ma conviction intime, qu'il n'est point d'homme de marque qui n'ait à com- battre contre des puissances récalcitrantes, qui sont quelquefois du caractère le plus mesquin, mais que ne l'empêchent point d'arriver finale- ment à la victoire, Wagner répondait par un sourire négatif, mais il comprenait mon inten- tion et elle ne l'irritait point. Il était dans l'état d'esprit un fils se réfugie auprès de sa mère, quand il a le bonheur de la posséder encore. L'homme le plus fort a souvent besoin d'un cœur qui accueille comme des troubles pas- sagers son mécontentement et ses plaintes, ses colères injustifiées et son indignation longtemps contenue. Quand je lui opposais la grandeur

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qui lui était propre dans le bonheur comme dans l'adversité, et que je lui parlais des richesses incommensurables qui lui avaient été prêtées, et auprès desquelles tous les revers qu'il avait essuyés, n'étaient rien de plus que des nuages qui passent, cette parole de consola- tion semblait lui plaire.

Que dirai-je de toutes les heures pendant les- quelles l'énergique, l'indomptable Richard Wagner, dégoûté du travail, incapable de se contenir, me parlait de toutes les amertumes des jours passés, d'épreuves et d'hommes qui lui avaient plutôt barré le chemin, qu'ils n'avaient contribué à le lui frayer. Il parlait aussi de son enfance et de sa première jeunesse, comme s'il eût voulu mettre en fuite le souvenir d'impres- sions pénibles en évoquant des images sereines. Je crois que j'ai pénétré alors dans plus d'une phase et plus d'un repli de sa vie intime ; il avait toujours eu confiance en moi, et il savait que c'était du fond du cœur que je désirais lui venir en aide, mais il savait aussi que je ne voulais le faire qu'autant que je le jugeais juste et bien. Il est difficile, lorsqu'on aborde le ter- rain de la réalité positive, de donner la forme exacte à ce que l'on raconte : le cri que la réa- lité du moment arrache à l'ami et que le moment suivant eflace, ne peut être considéré comme

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une caractéristique suffisante; les explosions de l'espérance déçue et martyrisée, de l'indigna- tion et de l'imagination en révolte étaient à ce moment pour Wagner ce qu'est le bouleverse- ment des éléments dans la nature : le vent devait chasser les nuages pour que le soleil brillât de nouveau.

Et le soleil brilla maintes fois quand Wagner se sentait disposé à s'installer auprès de nous, dans notre petit salon. Quiconque l'a connu, sait comme il pouvait être aimable et affec- tueux; alors les fils étaient chaleureusement accueillis à côté de la mère ; il savait bien que " la bonne femme », comme il m'appelait, pré- férait ses enfants à elle, à la splendeur divine des adolescents de la Grèce, et même à celle du Siegfried germanique. Wagner s'entendait bien à taquiner et à conter. Vienne lui avait plu, c'était pour lui l'unique ville musicale de l'Alle- magne; il avait installé avec goût et' à sa con- venance sa maison à Penzing ; il aimait à parler des deux domestiques, mari et femme, qui avaient tenu son ménage et du grand chien qui lui manquait tant, le magnifique et fidèle animal !

Mais la bonne humeur disparaissait bientôt : des lettres venaient, qui le démoralisaient; il se retirait alors dans la solitude de sa chambre

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et, s'il venait à me rencontrer seule, c'était une explosion de paroles qui étaient rarement gaies, quand il s'agissait de l'avenir.

J'ai déjà dit que je n'ai jamais tenu de jour- nal, mais que, sous l'impression du moment, j'avais l'habitude de jeter quelques mots sur le premier papier venu; ce sont ces carrés de papier qui m'indiquent le chemin à travers le passé. Le peu que j'ai écrit à cette époque, se trouve justement être ce qui est encore aujour- d'hui le plus vivant dans ma pensée. Réunies dans la cassette à papiers, à la façon de Jean- Paul, mes notes sont comme les cailloux blancs que Petit-Poucet semait derrière lui, afin de retrouver sa route à travers la forêt. Sinon, il me serait bien difficile de raconter avec autant de sûreté que s'ils dataient d'hier, me semble- t-il, les propos que Wagner et moi, nous avons échangés il y a vingt ans.

Un jour que je trouvai le grand homme si profondément abattu que je ne savais si je devais parler ou me taire, quoiqu'il fût venu me trouver et qu'il attendît que je lui disse quel- que chose, je pensai qu'il était pourtant navrant que les affections les plus profondes eussent toutes disparu de la vie de cet homme extraor- dinaire, la famille, les frères et les sœurs, les amis d'enfance et même la femme qui avait été

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sienne pendant des années! Lorsqu'il nous avait lu jadis la préface d'Opéra et Drame, sa femme était présente et elle avait entendu avec nous les dures paroles que Wagner avait pro- noncées pour condamner les unions contractées dans la jeunesse, au milieu de circonstances déplorables. Elle avait dit alors : « J'ai assez de lettres pour prouver qui l'a voulu ! Ce n'est certes pas moi ! » et Wagner avait répondu en riant : " Pauvre femme, qui croyais être heureuse avec un monstre de génie! " J'avais le sentiment que Wagner avait pourtant aimé cette femme dans sa jeunesse, quoiqu'elle fût à mille pieds en- dessous de lui, et qu'il pensait en ce moment à son existence solitaire à Dresde; je me disais : " Il sait que son devoir est de lui envoyer le nécessaire et ce souci l'oppresse, en même temps que tous ses autres soucis pécuniaires. » Il m'avait parlé la veille de cette préoccupation. Comme je me taisais toujours, il tira une lettre et me dit : " Grâce à cette lettre, ce dont je me plaignais hier, n'a plus de raison d'être. On est assez honnête à Paris pour payer un tan- tième au compositeur dont on a exécuté les œuvres en plein air ! »

Puis, s'animant subitement, il s'écria: « Tout aurait pu bien marcher entre ma femme et moi ! Mais je l'ai déplorablement gâtée ! Je lui ai cédé

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en toutes choses. Elle ne sentait pas qu'un homme comme moi ne peut pas vivre les ailes bandées ! Que savait-e/^e des droits divins de la passion que je proclame par le bûcher flam- boyant de la Walkûre, bannie du ciel par les dieux! L'amour se sacrifiant dans la mort, voilà le signal du Crépuscule des dieux ! »

Je comprenais plus clairement de jour en jour qu'il fallait que quelque chose d'extra- ordinaire arrivât, qu'un bonheur tombât du ciel, car ce n'était point par la patience et les forces personnelles que ce puissant de l'Art pourrait s'arracher du rocher les dieux ennemis l'avaient rivé.

Ce que je dis est facile à dire, nfais que c'était difficile à supporter au temps où, péné- trée d'une profonde sympathie , j'essayais, comme les impuissantes Océanides, de chanter au captif des hymnes de consolation.

Dieu sait ce que j'allais chercher dans la bibliothèque de mon mari pour le porter dans la chambre de Wagner, des ouvrages sur Napoléon, sur Frédéric le Grand, des mysti- ques allemands que Wagner appréciait, tandis qu'il repoussait Feuerbach et Strauss comme des érudits endurcis.

Ce que je savais au moment même, je le lui communiquais naïvement, pour qu'il en fit ce

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qu'il voulait, mais je ne parvenais pas à le distraire.

Je le vois encore assis sur le siège qui se trouve aujourd'hui comme alors dans l'em- brasure de ma fenêtre, écoutant impatiemment ce que je lui disais de la splendeur de l'avenir qui l'attendait. Le soleil venait de se coucher dans toute sa beauté, le ciel et la terre n'étaient que lumière et que flammes. Wagner me dit : « Que me parlez-vous d'avenir quand mes ma- nuscrits sont encore au fond d'une armoire! Qui fera représenter- l'œuvre d'art que je ne puis laisser venir au jour qu'avec la collabora- tion de démons propices, afin que le monde entier sache que c'est ainsi que le Maître a vu et voulu son œuvre? » Dans sa surexcitation, il allait et venait par la chambre. Tout à coup il s'arrêta devant moi et s'écria : " Je suis autre- ment organisé, j'ai des nerfs plus sensibles, il me faut la beauté, l'éclat et la lumière! Le monde me doit ce dont j'ai besoin? Je ne puis pas vivre d'une misérable place d'organiste comme votre Maître Sébastien Bach ! Est-ce donc d'une exigence inouïe que demander que le peu de luxe dont j'ai envie, vienne à moi? Moi qui prépare de la jouissance à des milliers et des milliers d'êtres ! »

En parlant ainsi, il relevait la tète comme

s'il lançait un défi, puis il retomba sur le siège dans l'embrasure de la fenêtre et regarda devant lui. Que lui faisaient les splendeurs du paysage et la sérénité de la nature? Non, ce n'était pas tout joie quand Wagner était à Mariafeld.

Il vint un temps je comptais les jours jus- qu'au retour de mon mari. Frapper en vain à sa porte quand on avait espéré être admise, faire des efforts sans jamais obtenir de résultat, vouloir inutilement, sentir qu'on ne peut rien, c'est à de semblables écueils que mon courage se brisait. Je compris que moi aussi, je devais avoir patience et laisser faire le temps, qui change tant de choses et fait trouver une issue même l'espoir manque Un matin, mon hôte vénéré me fît demander si j'étais déjà visible pour lui. La poste lui avait apporté une lettre de Saint-Pétersbourg qu'il attendait depuis longtemps. Lors des concerts qu'il avait donnés dans cette ville pour y faire entendre des frag- ments de ses œuvres, il avait trouvé beaucoup d'accueil et de bienveillance auprès de la grande- duchesse Hélène, dont la haute intelligence avait distingué l'homme extraordinaire de pas- sage en Russie ; la duchesse de Leuchtenberg aussi, dans les transports de son admiration, avait communiqué son enthousiasme et sa sym- pathie à tout ce qui appartenait à la haute société.

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« Je pouvais retourner à Pétersbourg et à Moscou », me dit Wagner, « le public était ravi, mais je ne suis pas fait pour être un vir- tuose de concert. La grande-duchesse m'avait autorisé à compter en toutes circonstances sur son active participation, et voilà qu'arrive cette lettre de refus écrite par une dame de la cour. Partout, partout les soucis écœurants de la détresse pécuniaire! Je pensais, » ajouta Wagner, « que la grande-duchesse aurait été heureuse de s'acquitter de la promesse qu'elle m'avait faite avec tant d'enthousiasme. Jamais on ne me reverra à Pétersbourg. "

Je passe rapidement tout un temps que Wagner, dans une de ses lettres, désigne comme son calvaire, qu'il devait gravir afin de se sen- tir digne du bonheur qui lui était réservé. Ses derniers revers lui étaient d'autant plus sen- sibles, qu'ils avaient eu pour conséquences des mortifications qui le remplissaient d'amertume. J'ai trop de respect pour les dons sublimes de l'esprit et pour les œuvres des hommes de génie pour ne point comprendre aussi leurs faiblesses.

Des lettres partaient, d'autres arrivaient. Peu à peu un rayon de lumière brilla dans cet esprit assombri.

Un jour que Wagner avait travaillé toute la matinée, il me dit : '• La force que vous puisez

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dans la résignation, chère amie, n'est pas Ce qu'il me faut. Je puis parler aussi bien que vous d'expériences personnelles, que vous vénérez comme le triomphe de l'invisible remporté au fond de l'âme humaine sur le visible. Je sais bien ce que vous voulez insinuer, quand vous me dites que le milieu bourgeois dans lequel je place mon Hans Sachs, est de votre goût. Mais je crois que je lui ai aussi donné une autre face : le jour de la Saint- Jean, il apparaît en plein air sur la prairie, et peuple et bourgeois l'accla- ment, parce qu'il est le Maître Chanteur. Le monde s'étonnera quand il entendra les sons et les accords que je fais retentir en l'honneur du Maître Chanteur ! En moi, il y a force et con- viction! — Mon Hans Sachs est un vrai Ger- main, aussi vrai que le bon bourgeois qui a chanté en l'honneur de votre Luther le Lied du Rossignol de Wittenberg. Mon Maître Chanteur, vous apprendrez à le priser haut ! »

Quand Wagner se dégageait ainsi de la puis- sance démoralisante du moment présent, tout Sentiment de pitié s'évanouissait en moi : j'en- tendais de loin les fanfares de la victoire.

Je ne nierai pourtant pas que je ne cher- chasse parfois avec ardeur la baguette magique indispensable au résultat final, et qui ne voulait pas se laisser trouver. Les promenades soli-

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taires, les lettres portées personnellement à la poste, tout cela devait avoir de nouveau son cours, et l'humeur de l'ami variait, rendant toute distraction et tout travail impossibles. Enfin le repos sembla venu pour Wagner; il s'absorba dans son travail et nul ne pouvait le déranger. Quand le soir il venait nous rendre visite, il était aussi aimable que douze ans auparavant ; la vie monotone de Mariafeld lui plaisait, nous avions éconduit tant de monde, que nul ne semblait plus penser à nous. Je ne me surprenais plus à rêver avec une espèce d'envie au bonheur de venir en aide aux souf- frants, de contribuer au succès des agissants, car tout semblait s'aplanir de soi-même. Wagner n'ayant plus rien à me communiquer et s'absorr bant dans son travail, j'étais heureuse auprès de mes fils, nous nous amusions à faire des plans qu'ils devaient exécuter. Mais tout d'un coup, les fatales lettres reparurent, Wagner remit son travail de côté et la vieille amie fut de nouveau nécessaire : on lui confia bien des choses.

Le temps était assez beau pour qu'on se hasardât sur les hauteurs, Wagner faisait avec moi des promenades aussi longues que je le voulais. Il était souff'rant, se plaignait d'insom- nie, buvait de l'eau de Vichy et devait se don-

ner du mouvement. Quand il reposait dans sa chambre, il avait toujours en main un volume de Schopenhauer.

« Nul n'a pénétré plus profondément que moi dans l'esprit de ce philosophe, » me dit-il un jour. « Wille avait l'habitude d'aller le voir tous les ans. Vous rappelez- vous », ajouta-t-il, le compliment dont Schopenhauer le chargea un jour pour moi : « Remerciez en mon nom votre ami Wagner de l'envoi de ses Nihelun- gen, mais dites-lui qu'il plante la musique : il a plus de génie pour la poésie! Moi, Schopen- hauer, je reste fidèle à Rossini et à Mozart! » Vous imaginez-vous que j'en aurais voulu pour cela au philosophe? Gottfried Semper n'a jamais voulu entendre parler de la philosophie de Schopenhauer; il disait qu'elle anéantissait toute tendance artistique; ines œuvres prou- vent le contraire. Sempar ne pouvait rien souf- frir de mesquin, c'est par des formes fières et imposantes que l'architecte voulait montrer sa grandeur ; c'est aussi ce que j'ai en vue dans mes œuvres; en cela nous ne sommes qu'un. » Puis, se levant tout à coup, il s'écria : « Croyez- m'en, amie, c'est un monde misérable, pitoyable, hostile à toute grandeur que celui avec lequel il nous faut transiger. »

La matinée était exceptionnellement belle et

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claire. Wagner était reposé et avait fait ce que Wille (dont nous commencions à espérer le retour) appelait une course hygiénique. Il me trouva occupée à divers ouvrages de mains et me demanda ce que j'avais l'intention de faire. « Des ouvrages de printemps, " lui dis-je ; « il faudra bientôt nettoyer et laver toute la mai- son. « « Des ouvrages de printemps, " dit Wag- gner, «je croyais que c'était cueillir la violette ". « Quand on est trop vieille pour aller cueillir des violettes, » répondis-je, « un travail utile a son prix. » Mais Wagner trouva mes ouvrages de printemps si peu gracieux, qu'il m'appela « Fricka ".

Cependant il avait pris place et pendant qu'il me regardait coudre, il me raconta qu'il avait eu une mauvaise nuit ; le soleil et l'air pur de nos montagnes avaient seuls pu le rafraîchir. Toute la nuit il avait eu affaire au roi Lear banni par ses filles, que sa magnanimité royale a couronnées de tous ses biens. Toute la nuit il avait erré sur la bruyère, poursuivi par l'orage et la tempête. C'était lui qui était le roi Lear ; le fou lui avait chanté ses chansons sardoni- ques ; Edgar, le pauvre mendiant devenu Toms, l'insensé, s'était lamenté et avait gémi qu' « il avait froid ! « Et Lear, à l'âme royale, avait fui à travers la nuit et la tempête, se sentant tout

à la fois grand et misérable, mais non abaissé. « Que dites-vous de ce cas, amie, l'homme se sent identique à ce que le rêve évoque devant lui ? »

Il y a des moments dans la vie oti 1 ame a plus soif de sons que de paroles. Depuis que Wagner était chez nous, je n'avais plus ouvert mon piano, quelle qu'en fût mon envie; la pen- sée que le Maître pourrait m'entendre,me para- lysait au point que j'aimais mieux ne pas don- ner carrière à mes fantaisies musicales. Pour moi la musique est une puissance inexplicable et merveilleuse : en présence de la nature indé- finissable de ses révélations, on croirait volon- tiers que l'homme porte en son corps mortel une âme qui, en vertu de son origine, connaît tout ce qui est beau, tout ce qui est divin et qui, retenue par toutes les entraves de ce monde, s'élance à la recherche du chemin qui conduit à la patrie. Que de choses elle a oubliées dupaysd'oti elle vient! Mais, quand elle prend son essor, poussée par le désir et par le pressen- timent, quand elle exhale ses plaintes et qu'elle gémit sous la honte de l'exil, quand le senti- ment de sa gloire première l'envahit, alors éclatent les accents de la langue maternelle, qui sommeillait au plus profond de son être.

Je ne parlais naturellement jamais de tout

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cela avec Wagner, qui devait le savoir bien mieux que moi, mais je lui contai qu'à une époque de grande douleur, quand je croyais que désormais tout était ténèbres pour moi, j'avais entendu la Passion cVaprès saint Ma- thieu; l'exécution n'en était pas parfaite, car Bach alors était à moitié oublié, mais je lui dis comme je m'étais sentie allégée et adoucie, éle- vée et délivrée, portée comme sur des ailes par- delà la souffrance et la fatalité. " 0 pauvre femme », dit Wagner, pourquoi ne vous ai-je pas fait de musique pendant tout ce temps? Aujourd'hui même vous aurez ce qui vous fait tant de bien! » Et il me joua la scène de Tristan et Isolde la nuit et la mort sont célébrées avec les ineffables aspirations de l'amour. « Les anciens déjà, " dit Wagner, " avaient mis dans la main d'Eros, en sa qualité de génie de la mort, un flambeau renversé. » Dès lors Wagner joua souvent pour me faire plaisir; il préférait le piano à queue de notre salon au piano droit qui était dans son appartement.

Un matin, des accords puissants pénétrèrent dans ma chambre : j'entrouvris doucement la porte et retins mon souffle pour entendre de plus près ce qui me semblait jaillir de premier jet de l'inspiration du Maître. Pour rien au monde je n'aurais éveillé son attention : il me

BiBUOTHECA

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semblait être en présence de l'Art dominateur imposant sa volonté toute-puissante à une matière récalcitrante. Qu'est-ce qui excitait si puissamment mon imagination et ma pensée? D'abord, les ténèbres, puis surgissait une pensée faite de lumière : la joie éclatait comme l'éclair, baignant l'âme de clarté. Je me retirai comme j'étais entrée et je ne parlai jamais à Wagner de l'impression que m'avait faite ce que j'avais entendu Quelques jours après il me pria de venir le voir chez lui : il me montra ses manuscrits rangés en portefeuilles et me con- sacra toute sa soirée. J'admirai sa facilité au travail, la beauté des copies faites de sa main et même ses esquisses, toutes courtes et écrites d'une fine écriture serrée : fleurs de beauté encore dans le bouton !

C'était avec un mélange de respeet et d'admi- ration que je regardais l'homme qui savait créer avec une telle puissance et une telle richesse !

Ici finissent mes notes et ce que j'ajoute, je ne le retrouve que dans mes souvenirs.

Lorsque, dans les dernières semaines du séjour de Wagner à Mariafeld, le maître de la maison revint et que le printemps ramena la gaîté dans la nature, un souffle de force et de santé se fît sentir et le sombre esprit qui régnait

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dans notre demeure, disparut. L'ob:3ervation de l'ordre de la maison, des heures fixes et de toutes les habitudes concernant la vie de famille, que mon mari exigeait, quels que fussent ses égards pour celui qui était son hôte, me donna un point d'appui dont tous bénéficièrent. Au contact de l'homme indépendant, ne relevant que de lui-même, qui apportait des nouvelles du monde et de la vie, Wagner se sentit tout autre que pendant sa réclusion. La sympathie que les hommes se témoignent entre eux, se tra- duit bien moins par la manifestation des senti- ments, que par l'examen des partis à prendre pour arriver au but. Wagner alla voir ses amis de Zurich, on parla même d'une joyeuse réunion à Mariafeld. C'était comme si une vie nouvelle jaillissait dans le désert qu'avait fait l'hiver; nous nous tenions de nouveau sur la vérandah, sous le dôme léger du feuillage naissant. Quel- que chose d'heureux avait poindre, qui dis- posait à la joie notre hôte bien-aimé : quoi que ce fût, je m'en réjouissais; ce n'étaient pas seulement les parents, c'étaient encore les ado- lescents, comme il les appelait, qui étaient les bienvenus auprès de Wagner. « Précipitons- nous dans les abîmes de la sensualité «, disait-il comme au bon temps, quand Herwegh et quel- ques autres amis étaient réunis avec lui à notre

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table et que j'avais apporté uu soin particulier au menu du jour.

Une après-midi, nous fîmes une promenade ; au retour, on remit un paquet de lettres à Wagner et il m'annonça sur-le-champ qu'il partirait le surlendemain.

Nous ne le revîmes plus de la soirée. Le len- demain matin, il dit à mon mari qu'il devait faire d'abord une cure pour sa santé, puis apprendre à connaître les théâtres de Stuttgard, Carls- ruhe et Hanovre, pour voir si l'exécution de ses œuvres y serait possible ; toutes les dispositions nécessaires étaient prises, il désirait laisser chez nous une partie de ses effets. « Je revien- drai vous demander si vous voulez de moi pour voisin, ^ ajouta-t-il et, se tournant vers moi, il me dit qu'il avait une vague idée de venir s'établir pour l'été dans la maison voisine. « Je vous amènerai Bulow et sa femme; c'est alors que vous entendrez de la musique et que nous pourrons faire plaisir à la chère dame! » Wille était étonné et je ne disais ni oui ni non ; l'angoisse me prenait presque : qu'est-ce qui avait donc pu arriver que Wagner s'en allait si vite?... Je ne le demandai point... Que signi- fiait son projet? Il devait pourtant savoir que nous n'avions pas de maison à louer!

Lorsque Wagner me rencontra seule le soir,

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il vint à moi et me dit avec une gravité solen- nelle : " Amie, vous ne connaissez pas l'étendue de mes malheurs, ni la profondeur de la misère qui m'attend ! » Ses paroles m'effrayèrent, mais, en le regardant, je ne sais quelle étrange con- fiance jaillit en moi et je m'écriai : " Non, ce n'est pas la misère qui vous attend! Quelque chose surviendra! Quoi? Je n'en sais rien! Mais ce sera quelque chose d'heureux, de tout autre que ce que vous attendez ! Ayez patience ! Cela vous conduira au bonheur! "

Le lendemain matin, Wagner quitta Maria- feld ; il avait dormi et était bien disposé. Quand il descendit déjeuner, il nous raconta qu'il avait dit au barbier du village, qui lui servait de valet de chambre et le rasait : « Oui, oui, l'ami, il n'y a pas à dire, il faut que je parte, vous me revenez par trop cher ! " A quoi le barbier avait répondu que Monsieur ne devait point partir pour cela, qu'il le ferait volontiers à meilleur compte. Wagner s'amusait fort de ce petit inci- dent, et il me fit observer que je serais désor- mais seule à jouir des auditions de l'admirable musicien qui jouait tous les soirs sur sa clari- nette : " A ton appel, ô patrie ! "

Nous suivîmes longtemps des yeux le steamer qui emportait au loin l'homme dont le cerveau contenait un monde.

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Le soir même, Wagner envoyait de Bâle un salut à Mariafeld et écrivait : « Je reviendrai ; conservez-moi et la demeure et votre amitié! "

J'écrivis sur-le-champ à Stuttgard il m'avait donné son adresse, non sans douleur, mais avec sincérité, que je ne donnais point mon adhésion à ses projets : d'autres choses nous attendaient... d'autres choses l'attendaient, lui.

Deux jours plus tard parut à Mariafeld le secrétaire intime du roi de Bavière, M. de Pfis- termeister; Wille, qui avait appris à le con- naître à Munich, ne s'étonna pas de cette visite faite en passant. Après que ces messieurs eurent pris leur café et fumé leur cigare en plein air, il fut confidentiellement communiqué à mon mari qu'un envoyé de S. M. le roi de Bavière s'était rendu à Mariafeld, dans l'espoir d'y trou- ver celui qu'il avait cherché en vain à Vienne. Le même soir, l'envoyé partit pour Stuttgard, en possession cette fois de l'adresse exacte et ce qui se passa alors, ce; sont les lettres mêmes de Wagner qui le feront connaître.

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Chère et précieuse amie !

Je vous réponds brièvement parce que je vous en ai déjà tant dit ! Votre désir de ne pas me revoir à Maria- feld, est d'accord avec mon propre sentiment. Laissons cette orageuse nuit de fièvre que le plus riant soleil venu du dehors, n'est pas parvenu à égayer, jetons un voile sur toutes les visions qu'elle a fait naître. Mon sort, même le plus proche, est encore incertain; cepen- dant un docteur que j'ai consulté, me recommande Cannstadt; la famille Eckert me plaît et il n'est pas impossible qu'il résulte quelque chose des relations que je viens de nouer avec le baron Gall, intendant du Théâtre royal de Stuttgard. Mais on sait que, quand je m'y suis adonné, la vertu chrétienne de l'espérance m'a presque toujours mené à la perdition. Une représenta- tion théâtrale à laquelle j'ai assisté hier, après m'en être longtemps abstenu, m'a mortellement démoralisé.

Saluez votre sœur du fond du cœur pour moi ! Par- donnez-moi toutes deux les inénarrables ennuis que je vous ai occasionnés, précieuses amies!

J'écris encore un mot à Wille pour lui faire amicale- ment part de ma résolution d'abandonner Jlariafeld.

Écrivez-moi une fois de Hambourg, je vous en prie : adressez à Stuttgard, chez le maître de chapelle Eckert.

Adieu, noble et précieuse amie ! Jamais le sentiment de mon ardente reconnaissance ne se refroidira ; jamais !

Du plus profond du cœur Votre

Richard Wagner.

Stuttgard, 2 mai 1864.

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Munich, i mai 1864.. Cour de Bavière.

Très chère amie,

Je serais le plus ingrat des hommes si je ne vous faisais part sur-le-champ de mon immense bonheur !

Vous savez que le jeune roi de Bavière m'a fait cher- cher, je lui ai été présenté aujourd'hui. Il est malheu- reusement si beau, si intelligent, si ardent et si grand, que je crains que sa vie s'évanouisse dans ce monde vulgaire comme un rêve fugitif et divin. Il m'aime avec l'ardeur et la ferveur du premier amour, il sait et con- naît tout ce qui me concerne. Il veut que je reste à jamais près de lui, que je travaille, qne je me repose et que je fasse exécuter mes œuvres ;• il veut me donner tout ce dont j'ai besoin; il veut que je termine les Nibe- lungen et il les fera exécuter comme je le désire. Et tout cela, il l'entend sérieusement et littéralement, comme vous et moi, quand nous parlions ensemble. Tout souci pécuniaire doit m'être enlevé; j'aurai ce dont j'ai besoin, à la seule condition que je reste auprès de lui.

Que dites-vous de cela? Qu'en dites-vous? N'est-ce pas inouï ? Est-ce que cela peut être autre chose qu'un rêve ?

Pensez comme je suis ému !

Mille amitiés sincères ! Jlon bonheur est si grand que j'en suis écrasé. Quant au charme de son œil, vous ne pouvez vous en faire une idée : pourvu qu'il vive ! C'est un miracle par trop inouï !

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Amitiés sincères à Wille et aux adolescents ! A jamais,

Votre reconnaissant

Richard Wagner

Ne rien ébruiter ! Rien dans les journaux ! Tout est entre nous et doit v rester !

Starnberg en Bavière, 26 mai 1864.

Clière, précieuse et vénérée amie!

Je doute que cette lettre vous parvienne encore à Mariafeld, mais je suppose qu'on la fera suivre. A vrai dire, je ne vous écris que pour ne pas laisser germer en vous l'idée que je pourrais être ingrat envers vous. Les horribles douleurs de l'enfantement de mon bonheur, c'est chez vous que je les ai ressenties et c'est vous qui m'avez aidé à l'enfanter ; nous ne voyions et ne sentions que les maux et les angoisses de cet enfantement; peut- être est-ce chez les mères un cas mortel pendant lequel la pensée de ce qui doit être enfanté, disparait pour un temps, laissant les douleurs pour unique réalité. Mais je comprends à peine comment j'aurais surmonté tout cela et comment, finalement, j'aurais été en état, sans avoir une espérance visible devant moi, de prendre congé de vous dans une disposition d'esprit qui, en somme, était calme et tolérable, si, au plus profond de mon être, je n'avais eu vaguement conscience que mes souffrances inouïes m'avaient acquis un droit de liaute parlée, un

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droit qui, quand bien même il n'aurait pu exercer son action sur le monde, m'aurait élevé d'autant plus au- dessus du monde et aurait fait de moi, dans mon for intérieur et même dans la plus profonde des misères, un homme consacré et sanctifié.

Que j'ai le droit de coter si haut mes souffrances, vous le savez, amie, vous pouvez en porter témoignage. Pensez jusqu'à quel point j'étais humilié. Je n'aurais pu l'être davantage, n'est-ce pas? Oui, j'en étais arrivé ! Voyez-vous, chère, précieuse amie, cette extrême humilia- tion a fini par m'élever, je sentais que, puisque cela était possible, puisque je pouvais supporter cela et pourtant rester doux et bon, c'est que cela devait avoir pour moi une signification plus haute. J'eus la perception rapide comme l'éclair, que le rideau allait se lever soudain, et qu'un bonheur merveilleux devait m'apparaitre. Et vous l'aviez aussi vous me l'avez dit clairement. Avouez- le : tous deux nous étions comme inspirés. Amie, voici ce que je veux dire : que le rideau se levât déjà pendant la vie ou seulement après la mort, en vérité, cela m'était égal, mais je savais qu'il se lèverait. C'est pour cela que je ne m'effrayai point lorsque mon merveilleux bonheur m'apparut j'en avais été sûr; seulement, ce qui m'étonna, c'est qu'il vint avec une telle rapidité, justement alors, ce jour même, à cette heure ! L'envoyé était chez moi au moment m'arrivaient des lettres de Vienne qui m'annonçaient les incidents les plus écœu- rants, résultant des déplorables démarches faites par les amis à qui j'avais laissé mes pleins pouvoirs; je me décidai donc à partir sur-le-champ pour Vienne. Mon envoyé m'accompagna jusqu'à Munich je dus passer

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la nuit, ayant manqué le train direct et une horrible indisposition me força le lendemain matin à ajourner mon voyage. Pourtant je me remis assez vite pour pou- voir me rendre l'après-midi auprès du jeune roi. Dès lors, tout fut clair et précis : le rideau était levé. Quel- ques jours après je continuai mon voyage ; ce que seule aurait pu atteindre une énergie désespérée jointe à l'ab- négation de soi-même, ne fut plus qu'une petite affaire à régler. Je revins avec mes domestiques et mon fidèle chien dans ma nouvelle et dernière patrie où, porté par le plus divin des amours, je jouis du bonheur merveil- leux que nous avons enfanté dans cette nuit de fièvre passée à Mariafeld.

Ne doutez point de cela, amie. C'est ce bonheur-là qui seul répond pleinement et entièrement aux souffran- ces que j'ai subir jusqu'à la plus profonde des misè- res. Je sens que même s'il n'était jamais arrivé, j'en aurais été digne et cela me donne la certitude de sa durée. Mais si vous voulez avoir en outre la preuve de l'origine divine de ce bonheur, écoutez-moi. L'année de la première exécution de mon Tannhœuser (de l'œuvre par laquelle j'inaugurai ma voie nouvelle et pleine d'épines), au mois (août) je sentis une force créatrice si prodigieuse que je conçus en même temps le plan de Loliengrin et celui des Maîtres Chanteurs, une mère enfanta mon ange gardien.

Au temps je terminais à Lucerne mon Tristan et je me donnais une peine atroce pour qu'il me fût rendu possible de me fixer sur le sol allemand (Bade) et où, désespéré, je finis par me tourner vers Paris pour m'y fatiguer à des entreprises qui étaient contraires à

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ma nature, alors l'adolescent de quinze ans assista pour la première fois à la représentation de mon Lohen- grin et il en fut si profondément empoigné que, depuis lors, c'est par l'étude de mes œuvres et de mes écrits qu'il a fait lui-même son éducation, au point qu'il a avoué franchement à son entourage, comme il me l'avoue maintenant à moi, que c'est moi qui ai été son unique éducateur et son unique professeur. Il suit ma vie et mes efforts, mes déboires à Paris, ma chute en Allemagne et n'a qu'un désir, celui d'arriver au pouvoir pour me prouver son immense amour. L'unique, la dévorante douleur de cet adolescent, c'est de ne pouvoir trouver le moyen d'inspirer à son insensible entourage la sympathie qui m'est nécessaire. Au commencement de mars de cette année, je sais le jour, j'eus l'entière perception de l'inanité de tous mes efforts pour me tirer de la ruine, tout ce qui devait survenir de si abomina- blement indigne, je le vis clairement venir, en proie à un désespoir sans bornes. Alors, subitement, le roi de Bavière meurt et, contre toute attente, mon compatissant ange gardien monte sur un trône. Quatre semaines après, son premier soin est de me faire chercher; pen- dant qu'aidé de votre douloureuse sympathie, je vide jusqu'à la dernière goutte de lie le calice des douleurs, l'envoyé royal me cherche dans ma demeure de Penzing déjà sans maitre ; il doit rapporter à l'enthousiaste jeune roi un crayon, une plume qui m'appartienne. Comment et quand il finit par me trouver, vous le savez. Amie, il n'y a pas de doute possible ici : Voilà ce qui a été et ce qui est ! Ah ! Enfin un amour qui n'amène ni douleurs, ni tourments ! Ce que je sens en voyant ainsi devant mo

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cet admirable adolescent ! A mon anniversaire de nais- sance, il m'a donné son portrait à l'huile pour lequel il a posé lui-même. Cette merveilleuse image m'a appris à prouver victorieusement à autrui que j'ai du « génie » : regardez donc là, vous autres, vous voyez de vos yeux mon « génie » devant vous !

Un familier du roi m'a assuré qu'il lui semble que l'adolescent n'est si sérieux et si sévère dans les affaires du gouvernement, que pour ne permettre à personne de prendre de l'influence et pour s'assurer la liberté la plus complète, afin que, sûr de son pouvoir et absolu- ment indépendant, il puisse vivre comme le comporte son amour pour moi. Il sait parfaitement qui je suis et ce dont j'ai besoin : je n'ai pas eu un mot à perdre à propos de ma position. Il sait que le pouvoir d'un roi doit pourtant suffire à éloigner de moi tout ce qu'il y a de vulgaire, à me livrer tout entier à ma Muse, à me procurer tous les moyens nécessaires pour faire repré- senter mes œuvres quand et comme je le désire ! Il est presque toujours à présent dans un petit château tout près d'ici; en 10 minutes la voiture me conduit auprès de lui. Il l'envoie tous les jours une ou deux fois, alors je vole comme vers la bien-aimée. Ce sont des moments ravissants ! Jamais ce besoin d'instruction, cette façon de comprendre, ces frémissements et ces ardeurs ne me sont apparus avec une si naïve beauté ! Et puis, ces soins charmants pour moi, cette exquise chasteté du cœur, de chacune de ses expressions quand il me parle du bonheur qu'il a à me posséder : nous restons souvent assis des heures ensemble, perdus dans la contemplation l'un de l'autre. 11 ne pose pas pour moi : nous sommes

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tout à fait seuls. Si je voulais, me dit-on, la cour tout entière tne serait ouverte : Il ne me comprendrait pas si j'ambitionnais d'y jouer un rôle. Tout est si beau, si vrai ! Comme il me sera facile, de cette façon, de calmer toutes les appréhensions : on ne me remarque pas, je n'empiète sur les droits de personne ; tout ce que nous méprisons tous deux du fond du cœur, poursuit tran- quillement sa route, nous ne nous en soucions pas. Peu à peu tous m'aimeront. Déjà l'entourage immédiat du jeune roi est heureux de me voir et de me savoir ainsi, parce que chacun sent que ma prodigieuse influence sur l'esprit du prince ne peut que faire du bien à tous et ne fera de mal à personne. De sorte que, de jour en jour, tout en nous et autour de nous deviendra plus beau et meilleur!

Tel est mon bonheur, amie ! Doutez-vous que ce soit le vrai ? Le vrai, oui, ce devait être le vrai : vous verrez à présent comme il durera et comme tout prospérera. Ne doutez pas !

[Ecrit quelques jours plus lard.)

Si jamais quelque chose dans ma vie m'a désespérément démoralisé et navré, c'est une faculté que possède « le monde » et contre laquelle nous ne pouvons absolument rien. C'est l'outrecuidance qu'il y a au fond de l'âme des philistins à propos de « leur sagesse pratique » et leur complaisante présomption, vis-à-vis des rares esprits profonds et incompris, à se croire seuls prudents et seuls sages. Cette abominable sagacité, cette risible inca- pacité de comprendre et d'apprécier à leur juste valeur

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les choses de la vie, qui célèbre de temps à autre ses triomphes à la face du fantasque cerveau-brûlé, n'est, à la bien considérer et pour des esprits plus profonds, qu'une des attributions de l'instinct, qui porte l'animal à chercher ce qui est utile et nécessaire au jour le jour ; comme l'esprit plus profond néglige fréquemment et avec intention (afin de pouvoir embrasser un plus vaste hori- zon) ce nécessaire immédiat, il est traité par ces intelli- gences pratiques d'insensé et d'ignare. Nous sommes donc forcés de souffrir que le monde, que nous compre- nons parfaitement, ne nous comprenne jamais et qu'il se permette de déplorer notre manque d'esprit pratique. Mais quand cet état de choses se fait sentir dans le domaine de la moralité et que le philistin se considère seul comme moral, pour la seule raison qu'il n'a aucune idée de la véritable moralité, n'en ayant pas le senti- ment, alors cette condescendance et cet ironique aban- don de nos droits à nos adversaires deviennent chose difficile. Mais, quand une âme féminine est à ce point oublieuse des instincts de l'amour, que, du haut de cette morale philistique, elle se met à juger, à plaindre, et... à exhorter l'objet de son amour, alors la situation n'est plus tenable. C'est devenu mon châtiment que, pour avoir gâté ma propre femme en usant de trop de con- descendance à cet égard vis-à-vis d'elle, elle en soit finalement arrivée à ne plus trouver en elle-même un point fixe, qui lui permette de me rendre une ombre de justice. Les conséquences ont suivi...

êtes-vous à présent, amie? Écrivez-moi donc encore une fois. Je suis tout seul ici : il me manque de la société autour de moi, peut-être aurai-je la visite de

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Cornélius. Et« l'élément féminin », pourrai-je m'en passer enlièrement? Avec un profond soupir je dis non, mais que je devrais presque le désirer ! Un regard jeté à sa chère image me console! Ah! l'aimable enfant! Il est tout pour moi maintenant, monde, femme, enfant ! Mille amitiés ferventes !

Éternellement voire

R. Wagner.

Starnberg en Bavière, 30 juin 1864.

Chère et précieuse amie !

Je suis très fatigué et je souffre de ce que j'ai vécu : maintenant que la surexcitation a disparu, la douleur se fait sentir, comme après une blessure. Ce n'est pas si vite que vous croyez que je pourrai me remettre à l'art. J'en suis encore toujours à m'étonner quand je me représente j'en serais à présent si cette chose unique, cette chose inattendue ne m'était arrivée, car tout ce que je me croyais en droit d'attendre, m'a et m'aurait lamentablement manqué! Je m'en rends compte à pré- sent et j'en frémis. 3Ia solitude est horrible. Je ne puis me soutenir auprès de ce jeune roi que comme sur la plus haute pointe d'une montagne. L'abandon de mon ménage, la nécessité de m'occuper encore absolument seul de choses pour lesquelles je ne suis vraiment pas fait, paralysent mes esprits : je vais de nouveau avoir à changer de demeure ; j'ai eu à organiser tout un ménage,

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à me préoccuper de couteaux, de fourchettes, de plats et de casseroles, de draps de lit, etc.. 3Ioi, adorateur des femmes ! Comme, en retour, elles m'abandonnent aimablement leur besogne !

Chérie, le plus beau dans votre belle lettre est l'allu- sion à votre visite ! C'est là-dessus que je compte à pré- sent et ne vous écris par conséquent pas davantage, ce qui vient à point à ma paresse. Vous pourriez admira- blement loger chez moi : j'ai pris, ne pouvant faire autrement, toute une grande maison et tout sera à votre disposition. Amenez aussi un secrétaire et rien ne vous empêchera de dicter, tout en mangeant, au roman promis. Nous devons pourtant une fois nous parler de nouveau à cœur ouvert : qui sait si cela arrivera jamais encore ? J'aimerais tant à mourir à présent!

Hier M™« de Bulow est arrivée avec 2 enfants et une bonne; le mari suivra. Cela anime un peu, mais je suis si étrange que je suis incapable d'éprouver l'impression juste. Peut être est-ce seulement le mauvais temps qui en est cause? Xe le croyez- vous pas aussi? Nous autres artistes, nous n'avons pourtant pas l'habitude de prendre les choses si fort au sérieux ! Enfin, nous verrons bien. Venez seulement bientôt et restez longtemps. Un mot encore de mon jeune roi, c'est que si je ne suis pas tout à fait et pleinement heureux, la faute n'en est pas à lui. Du charme et de la beauté de ces rapports, vous ne pouvez certainement encore vous faire une idée exacte, vous ne le comprendrez que lorsque vous serez auprès de moi; en un mot, le sexe mâle s'est complè- tement réhabilité à mes yeux par ce représentant.

Vous verrez tout cela ! Adieu, amie chère, précieuse,

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angoissée , pleine de sollicitude , au regard profond 1 Mille fois merci pour votre amité ! De cœur

Votre

R. Wagner.

Starnberg, 9 septembre 1864.

Chère et précieuse amie !

Je viens de nouveau à vous pour m'entretcnir un peu avec vous, comme je l'ai eu si souvent à cœur dans ces derniers temps. Que vous ne m'ayez pas rendu visite n'est vraiment pas gentil de votre part, mais je sais déjà que pour vous, au-dessus de maison, mari et enfants, il n'y a rien, conséquemment vous êtes du nombre des absolument heureux qui possèdent cela en tout ou en partie et qui ne manquent jamais de prouver, chaque fois que la nécessité de choisir se présente pour eux, que rien ne vaut le bonheur qu'ils possèdent, donc, abso- lument heureuse !

Eh bien ! Je ne suis pas de ceux-là ; pensez un peu ce que je ressens : le plus complet dégoût de la vie lutte en moi contre l'intention formellement arrêtée d'employer désormais bien ma vie. C'est singulier, mais quand j'ai cette intention, je ne me sens jamais à l'aise, je remarque alors que tout n'est vraiment qu'affec- tation et qu'il n'y a rien de vrai derrière. Toutefois, le

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profond manque de foi en ma vie, se révèle alors sou- vent à moi sous une forme exquisement apaisante ; il y a alors des moments, comme lorsque le sommeil vient, je jouis de la véritable félicité.

J'ai donc à présent un jeune roi qui m'aime avec exal- tation : vous ne pouvez-vous en faire une idée ! Je me souviens d'un rêve que j'ai fait dans les premières années de mon adolescence, je rêvai que Shakespeare vivait et que je le voyais et lui parlais réellement, cor- porellement; l'impression m'en est à jamais restée et se transforma en un ardent désir de voir Beethoven (qui était déjà mort aussi). Quelque chose de semblable doit se passer dans cet être charmant quand je suis auprès de lui. Il me dit qu'il en est encore toujours à douter qu'il me possède véritablement. Ses lettres à moi, nul ne peut les lire sans être étonné et ravi. Liszt est d'avis que sa réceptivité est parfaitement au niveau de ma pro- ductivité. C'est une merveille, soyez-en sûre ! Et cela pourrait ne pas faire plaisir? Cela doit en faire! Mais que de peine, que de peine me coûte le plaisir ! Il n'a rien moins fallu que ce roi merveilleux, sinon, c'était fini, absolument fini!

J'en étais en quelque sorte déjà arrivé à être congédié par tous mes vieux amis : vous seule, à parler franche- ment, vous croyiez encore en moi.

Depuis quelque temps je suis de nouveau tout à fait seul, comme dans un château maudit. Je ne nie pas que cette solitude absolue ne me soit maintenant fort per- nicieuse : croyez-m'en, c'est un mal auquel je finirai par succomber. Malheureusement, cela allait tout aussi horriblement mal quand j'avais des amis auprès de moi :

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il n'y avait ni joie ni repos. Le pauvre Bulovv nous est arrivé au commencement de juillet dans le plus complet , état d'épuisement, avec des nerfs surmenés et exaspérés; il n'a eu que du mauvais temps, donc a fait un séjour malsain et est tombé d'une maladie dans l'autre. Ajoutez à cela un mariage tragique, une jeune femme douée d'une façon rare, inouïe, le merveilleux pendant de Liszt, seulement supérieure à lui au point de vue intel- lectuel. —

Si, m'en tenant à la surface, il m'était possible de me réserver la part d'agrément qui pourrait me venir des circonstances et des choses ! Mais je ne suis pas fait ainsi ; je suis assez fou pour tout prendre au sérieux. Le plus important était d'arracher Bulow à son affolant sur- menage artistique et de lui fournir un plus noble champ de travail.

Il n'a pas été difficile de décider le jeune roi et, d'autre part, la chose était importante pour lui à nommer Bulow son pianiste particulier. J'espère donc avoir sous peu les Bulow chez moi et pour toujours. Je leur ai démontré à tous deux qu'il n'est qu'un moyen de salut pour nous tous : travailler en commun au grand Art, créer, agir. Ce serait alors une nécessité de plus pour persévérer et lutter, en dépit des écœurements du dégoût de la vie. Vous voyez que je ne prends rien légèrement. Pas même un cas comme la mortdeLassalle: le malheureux était chez moi (par Bulow) justement quinze jours avant sa mort, pour me supplier d'inter- venir auprès du roi de Bavière contre son ambassadeur en Suisse, Dônniges (il faut savoir que je passe pour le favori tout-puissant : l'autre jour les parents d'une

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empoisonneuse se sont adressés à moi!). Qu'en dites- vous ? Je ne connaissais pas du tout Lassalle ; en cette occasion il m'a profondément déplu ; c'était une affaire d'amour il n'y avait que vanité et pathos. J'ai reconnu en lui le type de l'homme important de notre avenir, que je suis forcé de nommer l'âge germano-judaïque.

Je suis encore sans maison en ville : j'aimerais bien quelque chose de permanent et je ne trouve rien. Je devrais faire bâtir, mais il faut deux ans pour cela. Est- ce que je vivrai si lontemps? Et pourtant, il le faut. Mon jeune roi thésaurise, ajourne les travaux paternels, etc., pour conserver intacte la somme nécessaire à l'exécution des IN'ibelungen. Je n'ai pas encore eu un seul jour de véritable repos comme avant; j'hésite, je ne sais qu'entre- prendre en premier lieu. Après tout, je crois que je laisserai tout le reste et que je terminerai les Nibe- lungen : si je dis cela au roi, il m'en choyera encore davantage.

Mais maintenant, écoutez : le 2 octobre, la première fois que le roi viendra au théâtre, je lui donne une repré- sentation modèle du Vaisseau Fantôme (le seul de mes opéras malheureusement qui puisse être bien donné à présent). Tout est préparé pour que ce soit une repré- sentation parfaite. Au milieu d'octobre, j'ai un grand concert eu je ferai exécuter mes nouveaux fragments, comme jadis à Carlsruhe. Viendrez-vous? En mai, l'année prochaine, Tristan avec les Schnorr. Vien- drez-vous aussi?

en est le roman? Comment va Wille et les fils? Veuillez leur faire mes meilleures amités. Que fait « la contrée maudite? » Me voulez-vous toujours du bien?

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Croyez- vous à ma reconnaissance? Croyez-vous_ en moi? Répondez avant le concert. Amitiés sincères !

Votre

R. Wagner.

Munich, 21, Rrennerstrasse. 8 octobre 1864.

Très chère !

Votre silence m'inquiète. Vous avez pourtant reçu il y a quelque temps une lettre de moi.

Je saisis un moyen pour vous amener à me donner bientôt de vos nouvelles.

Je vous envoie une lettre de mon jeune roi et je vous prie de me la renvoyer bien vite, comme restitution d'un dépôt d'amour !

Hier, lorsque nous avons décidé de terminer et de faire exécuter mes Nibelungen, j'ai été si saisi d'étonne- ment en face des facultés merveilleuses de ce divin jeune roi, que j'étais sur le point de tomber à genoux et de l'adorer.

Au commencement de novembre : le Vaisseau-Fan- tôme et exécution de mes fragments (avec Sclmorr). Au printemps : Tristan. Été de 1867 : l'Anneau du Nibe- lung.

Mille amitiés !

De cœur

Votre

R. Wagner.

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Amie!

Deux mots pour votre orientation ! Vous connaissez ma réponse (*) : la voici de nouveau. Elle contient une inexactitude : mes rapports avec le roi y sont repré- sentés avec restriction. Pour mon repos, je désirerais ardemment qu'il en fût ainsi. La fatale et étrangement profonde sympathie du roi pour moi... Si, pour mon repos, je renonçais aux droits qu'elle me donne, je ne comprends pas comment, vis-à-vis de mon cœur et de ma conscience, je pourrais me soustraire aux devoirs qu'elle m'impose. Vous devinez que ce ne sont que des hommes de paille qu'on lâche ainsi sur moi ; cela ne signifie rien et la calomnie en est déjà arrivée à jouer un jeu désespéré. 5Iais les instigateurs!... Je frémis, si ne songeant qu'à mon repos, je me retire dans les limites jugées nécessaires, de l'abandonner... à son entourage!

J'ai peur au plus profond de l'âme et je demande à mon démon : Pourquoi ce calice? Pourquoi, je cherchais le repos et de paisibles loisirs pour le travail, être pris comme dans un rets dans une responsabilité qui met entre mes mains le salut d'un homme divine- ment doué et peut-être le bien d'un pays? Comment sauver mon cœur ici ? Comment alors être encore artiste? // lui manque tout homme qui lui serait néces- saire ! Voilà, voilà ce qui m'obsède et me serre le cœur.

(*) Voir dans V Allgemeine Zeîtung du 20 février 1865, l'article écrit par Richard Wagner lui-même : Richard Wagner et l'opinion pvblique.

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Le jeu que joue la cabale et qui n'est calculé que pour me mettre hors de moi et m'arracher une indiscrétion, finira de lui-même. Mais quelle énergie, qui m'enlève- rait à jamais à mon repos, me faudrait-il pour soustraire mon jeune ami à son entourage ! Il tient si ferme, il est si touchant dans sa fidélité pour moi et pour le moment ne veut rien savoir de tout cela.

Que dites-vous de mon sort ? Mon aspiration vers le dernier repos est inexprimable : mon cœur ne peut plus supporter ce vertige !

Salut cordial à Wille !

Votre très fidèle

Richard Wagner.

Munich, 26 février 186S.

Amie chérie!

Miracle! J'ai enfin une heure de tranquillité et de repos moral que j'emploie à expédier une douzaine de lettres. C'est justement le tour de la vôtre, car vous devez recevoir deux ou trois lignes, cela va sans dire, quoique Cosima m'ait promis de vous écrire en mon nom. Il doit pourtant vous être impossible de croire que j'aie pu, à cette époque de l'année, ne pas penser tous les jours à vous avec reconnaissance, amour et mélancolie? Cer- tainement non! Chaque brin d'herbe qui croît dans

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mon jardin, me rappelle le verdoiement du vôtre, l'année passée !

Eh bien, venez! Voyez-vous, c'est votre mari qui insiste pour que je vous y engage ! Eh ! Comme c'est beau! Comme je ris de bon cœur de Wille !

Oui, venez! Les trois représentations principales ont lieu les 15, 18 et 22 mai. Elles seront merveilleuses, JAMAIS on n'aura rien vu de semblable. C'est pour cela que j'ai souffrir, pour en arriver à vivre cela ! De la splendeur des deux Schnorr, vous ne pouvez vous faire aucune idée ! Toute la force de leur vie, ils l'ont con- centrée dans cet unique rôle qu'ils dominent à présent, de toute la plénitude de leur valeur artistique. Mon article décrit encore beaucoup trop faiblement les admi- rables conditions dans lesquelles mon œuvre va paraître. Quant aux dons divins de mon jeune roi, nulle hymne ne pourrait les épuiser en les célébrant. Tout est ici comme en un rêve enchanté; on ne peut s'imaginer que tant de beauté, de profondeur et d'élévation puisse sou- dain éclater dans une vie humaine. Et comme il est sage, sans s'en douter le moins du monde. Mais beau- coup de tristes choses planent au-dessus de nous : l'horrible vulgarité de l'entourage et de toutes les cir- constances et pourtant, tout est dominé par lui sage- ment, avec un instinct tout à fait infaillible. Dieu ! si celui-là vit et prospère ! Alors la nation allemande aura enfin le modèle dont elle a besoin, et un autre que Frédéric II !

Toutes mes craintes se sont évanouies, grâce à Son incomparable sûreté de sentiment. Rien ne lui nuit, il est sacré.

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Mes amitiés les plus sincères à Wille ! Ayez honte et venez, cela en vaudra la peine. Du fond du cœur,

Votre

R. Wagner. 30 avril 1865.

Munich, 26 septembre 1865.

Dites donc, chère amie, comment vous a-t-il été pos- sible de passer si près de moi cet été? Combien de fois déjà n'ai-je pas voulu vous adresser cette question ! Mais ma stupéfaction en était si grande que je n'y suis pas encore parvenu. Il vous a même été possible de résister aux instances de votre mari ! Ainsi, vous avez donc passé avec moi des périodes de ma vie aussi horribles qu'étranges, vous les avez passées dans la plus profonde intimité, en moi et avec moi, vous avez senti et souffert avec moi, pour m'abandonner tout d'un coup à l'un des moments les plus importants de ma carrière ! Comme c'est étrange ! Comme cela donne de nouveau à penser!

Que vous dirai-je de moi?

J'ai parlé d' « un moment important » : je n'ai pas dit « un moment de joie ». Peut-être avez-vous pressenti que aussi, à cette hauteur, il n'y aurait, à parler franche- ment, que peines et douleurs pour moi, et vous sentiez- vous trop souffrante pour m'accorder votre pitié?

Il y a eu une petite période pendant laquelle je croyais vraiment rêver, tant je me sentais de joie au cœur. C'était pendant les répétitions de Tristan.

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Pour la première fois de ma vie, j'ai été couché, moi et mon art tout entier, comme sur le lit de l'amour. Cela devait être ainsi une fois ! Grand, noble, libre et riche, l'atelier tout entier ! puis un couple d'artistes merveil- leux, que le ciel m'avait dispensé, intimement uni, ardemment dévoué, doué d'une façon stupéfiante. Mon fidèle ange gardien planant toujours au-dessus de moi, rayonnant de beauté, versant ses bénédictions, plein d'allégresse en face de ma satisfaction, de ma joie du succès croissant, ordonnant, toujours invisible, ce qui m'était utile, éloignant ce qui pouvait me nuire. Comme un rêve enchanté l'œuvre croissait et atteignit une réalité que nul n'avait pu pressentir : la première représenta- tion,— sans public, pour nous seuls, donnée comme répétition générale, ressemblait à l'accomplissement de l'impossible !

Le sentiment du rêve ne m'abandonna pas un instant : je m'étonnais et m'étonnais qu'on pût vivre cela ! Ce fut le point culminant et pourtant, ce fut rendu amer par des absences ! Oui : rendu amer ! Comme vous me semblez tous petits, vous qui vous êtes dérobés à cette émotion !

A partir de là, rien que douleurs ! Comme, à dire vrai, je ne donne rien pour le soi-disant succès, les expé- riences de ce genre faites sur le public, me parurent importunes et avilissantes. A la quatrième représenta- tion, je fus envahi au dernier acte par le sentiment de la profanation de cette exécution inouïe, je m'écriai : C'est la dernière représentation de Tristan et plus jamais il ne sera donné ! Et maintenant la chose est accomplie. Jlon admirable chanteur me quitta, plein d'allégresse,

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rayonnant de fierté et de satisfaction. Huit jours après je volais à Dresde pour assister à son enterrement : la goutte volante, voilà le nom du démon qui lui a sauté du genou au cerveau. Il gisait là. Depuis lors, tout est triste pour moi. J'ai été seul dans les hautes montagnes et maintenant, je suis seul ici. Je ne puis plus parler à personne et l'on me croit toujours en voyage. Le mer- veilleux amour du roi me tient en vie : il a soin de moi comme jamais homme n'a eu soin d'autrui. Je revis en lui et je veux encore lui créer mes œuvres. Pour moi- même, je ne vis vraiment plus. Mais il éloigne de moi tout ce qui me rappelle la vie et la réalité : je ne puis plus que rêver et créer.

Voilà ce qui est et ce qui sera. Mon ardeur au travail engloutit toute ma pensée. J'achève à présent les Nibe- lungen : un Parsifal est déjà ébauché. Tout est étrange comme dans un rêve : sinon, tout serait mortellement douloureux.

Maintenant donnez-moi de vos nouvelles. Mille amitiés, chère, intime amie ! Vous souvenez-vous encore de vos prophéties? Non, ce n'était pas la cause : ce qui pouvait être accompli, a été accompli, comme jamais rien ne l'a été, mieux que le plus beau des rêves. Et vous n'avez pas même voulu approcher du lieu de ce rêve?

Que tout soit salué du fond du cœur par

Votre

Richard Wagner.

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Genève, Campagne des « Artichauts ». 26 décembre I860.

Très chère et vénérée amie!

Vous voyez que je prends tout au sérieux et vous vous attendez certainement aussi que je m'en tiendrai au sérieux de ma dernière lettre. Soyez sincèrement et pro- fondément remerciée pour votre réponse. Je n'attendais que l'annonce de votre retour à Mariafeld pour vous faire connaître ma dernière résolution, comme vous me le demandiez. Je reste ce que j'étais.

En ce qui concerne mes rapports avec Munich, je ne puis vous dire grand'chose : vous pouvez dissiper vous- même les vapeurs mensongères, si vous voulez y voir clair. Le fait est que je prends tout au sérieux et qu'il ne peut être question de prudence avec moi. Il s'agit à présent de laisser quelque temps au jeuhe roi, afin qu'il apprenne un peu à régner et à être le maître. L'école des souffrances actuelles lui fera du bien. Son trop grand amour pour moi l'empêchait de regarder autour de lui et de se rendre compte d'autres choses : il était facile à tromper. Il ne connaît personne et doit d'abord apprendre à connaître les gens. Mais j'ai de l'espoir pour lui. De même que je suis à jamais certain de son amour, j'ai confiance dans le développement de ses admirables facultés. Il lui reste seulement à apprendre à connaître un peu plus les hommes. Alors il saura faci- lement distinguer ce qui est juste.

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Envoyez-raoi Félicitas et ne considérez pas ma demande comme une flatterie ! Adieu ! Bien des amitiés à Wille.

Votre

Richard Wagner.

Si j'ajoute quelques mots aux deux dernières lettres de Wagner, c'est qu'il ressort de ces lettres que c'était dans des circonstances diffi- ciles et précaires qu'il vivait à Munich, de sorte qu'il aimait à se ménager un temps de repos pour échapper à de mesquines persécu- tions et pour laisser se dissiper « les vapeurs mensongères ", qui ne se rassemblaient que trop facilement autour de lui.

La lettre que Wagner m'écrivit de Genève, me parvint à Hambourg et m'alarma. Je ne connaissais pas Munich, mais je savais que les savants et les poètes de l'Allemagne du Nord qui avaient reçu les faveurs du roi Max, avaient excité l'antipathie des Munichois. Bien plus sérieuse et plus profonde me semblait l'animo- sité que beaucoup éprouvaient contre l'homme extraordinaire sur lequel la faveur royale n'avait versé que trop généreusement la for- tune et l'éclat.

Ce qui, dès le principe, m'avait préoccupée, c'est que les choses avaient été poussées d'em-

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blée jusqu'à l'extrême, et ne présentaient aucune garantie de durée. C'est pour cette raison que je n'avais pas accepté les invitations de Wagner, que je n'avais pas assisté aux représentations de Tristan et Isolde, que je n'avais pas été le voir à Starnberg et je ne pouvais pas encore trouver la forme exacte pour lui écrire ce que j'avais sur le cœur, c'est-à-dire qu'il n'était pas l'homme qui pût faire sentir au jeune monar- que, que l'art et la poésie ne peuvent être le but suprême des pensées royales, mais que celui qui est appelé à porter un peuple dans son cœur et à en inscrire les droits dans sa conscience, prend sur lui des devoirs plus diffi- ciles et plus sérieux. Je ne sais si cette fois ma lettre formula ma pensée, ni si elle parvint jamais entre les mains de "Wagner, en tous les cas je ne reçus pas de réponse et pendant les trois mois que je restai à Hambourg à cause de l'état de santé de mon père, nous n'échan- geâmes aucun signe de vie.

Quand je revins à la maison au printemps, j'appris que Wagner était rentré à Munich et que le roi s'intéressait à l'idée de faire bâtir dans les environs de sa capitale un théâtre destiné uniquement à la représentation des drames lyriques. Semper avait fait, d'après le projet et les dispositions de Wagner, un plan

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grandiose et de style pur, comme il aimait à édifier ses œuvres.

Le commencement de cet été fut un temps pénible pour l'Allemagne : la guerre entre la Prusse et l'Autriche était dans l'air et l'on reculait bien moins devant la guerre que devant la pensée d'un combat fratricide, qui devait amener l'unité de l'Allemagne. Wagner fit alors un séjour à Lucerne, Wille alla le voir et trouva chez lui Semper, qui était venu lui sou- mettre le plan du théâtre projeté. Ces messieurs étaient ensemble lorsque Wille essaya de per- suader à Wagner d'employer son influence sur le roi de Bavière pour qu'il gardât la neutralité et proposât son arbitrage aux parties belligé- rantes. Wagner, alors plein d'antipathie pour Bismarck et la Prusse, s'y refusa et dit qu'il n'avait en politique aucune influence sur le roi, qui, lorsque lui, Wagner, entamait ce sujet, regardait en l'air et se mettait à siffler. Puis il parla de la sévérité de l'éducation que le roi Max avait fait donner à ses fils, surtout à l'hé- ritier du trône. Semper, qui était présent à cet entretien, l'ébruita et Wille fut attaqué avec violence par un journal catholique de Lucerne.

Je laisse à présent passer quelques années pendant lesquelles la correspondance entre Wagner et Mariafeld sembla assoupie. Beau-

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coup d'événements ont alors marquer la vie de Wagner, beaucoup d'événements avaient marqué la nôtre. La faiblesse toujours crois- sante de mes parents m'avait enlevée tous les ans des mois entiers à mon foyer. Après leur mort, nous avions passé deux hivers en Italie. La douleur et la joie s'étaient succédé à Maria- feld : mon fils aîné s'était marié et m'avait amené la fille chérie qui m'avait toujours manqué.

Pendant ce temps, Wagner avait terminé les Maîtres Chanteurs et en juin 1868 devait avoir lieu la première représentation d'une œuvre que j'avais en quelque sorte vue naître sous mes yeux. M™® de Bulow nous avait invités au nom de Wagner ; des amis de Wagner, de loin et de près, avaient promis leur présence. Il se trouva cette fois que, revenant d'une visite faite à ma sœur en Silésie, je pouvais passer par Munich et j'étais heureuse de revoir notre ami.

La représentation fut splendide; quoique soufl'rant, Bulow animé de l'esprit et du souffle du maître, dirigea l'orchestre avec une superbe énergie. Le roi, qui était assis dans la grande loge centrale, avait invité le poète-compositeur à prendre place auprès de lui : « Il faut que le poète marche avec le roi. »

Après le premier acte, Wagner fut appelé

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avec enthousiasme, mais il ne parut pas sur la scène, n'ayant pu trouver le chemin qui y con- duisait. La représentation continua et lorsqu'elle fut terminée et que le public réclama avec fré- nésie le créateur de ces joies profondes, Wagner, sur l'ordre du roi à côté duquel il était assis, se leva et du haut de la loge royale, s'inclina vers l'assistance. Ce manque de formes m'effraya et me fit mal : il est vrai que le roi avait com- mandé, le poète avait obéi.

Wagner demeurait alors au premier étage de la maison qu'occupait la famille de Hans de Bulow. Je ne restai qu'un jour à Munich : notre ami était au centre de son entourage artistique, peut-être aussi n'était-il pas sans appréhension par rapport aux suites de l'incident de la veille, je n'avais donc pas de raison pour rester davantage.

Je ne sais si ce n'est pas à cause de cet inci- dent que Wagner se décida peu après à quitter Munich et à s'établir à Tribschen, au bord du lac de Lucerne. Tout est si loin déjà que j'ai perdu le souvenir de bien des choses, mais Wagner ne nous parla point des raisons qui l'avaient décidé à ce changement, quand il vint nous voir à Mariafeld et qu'il passa quelques jours auprès de nous, aussi plein de cordialité et de chaleureuse affection que par le passé.

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Je cède de nouveau la parole à trois lettres de Wagner. L'une de ces lettres accompagnait une brochure et montre l'amabilité de l'auteur, qui voulait se rappeler au souvenir de sa vieille amie. Les deux autres nous mènent au temps la paix et le bonheur brillèrent enfin pour Wagner. Dans ces années de solitude, le bon- heur, qui lui avait manqué toute sa vie, avait enfin mûri dans son âme et dans son cœur. On raconta que, pendant que le Créateur du drame musical séjournait à Tribschen avec son amie et les enfants de son amie, un hôte auguste vint visiter incognito cet asile de paix.

Chère et vénérée amie !

Vohe fidèle et bonne lettre m'a fait bien plaisir. Après une promesse que vous nous aviez faite il y a deux ans, nous étions en droit d'attendre une longue visite de vous à Tribschen. Tout l'été passé j'en ai espéré l'accomplis- sement et je n'étais pas loin de me faire des idées peu agréables à propos de votre absence.

Depuis lors je n'ai plus quitté mon asile et j'ai bien l'intention d'y rester des années sans bouger, ferme- ment résolu à ne me consacrer qu'à mon travail et non plus à des efforts extérieurs, énervants et stériles. Pour le moment j'en suis à Siegfried, interrompu en I808.

Ma noble amie et consolatrice est depuis longtemps

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auprès de moi avec ses enfants. Nous ne voyons per- sonne, mais nous aimerions à vous voir parmi nous.

Votre souvenir m'a fait du bien. Conservez-moi votre affection et soyez sereine. Vous méritez une belle cou- ronne.

De coeur,

Votre

Richard Wagner.

Tribschen, 25 mai 1869.

Chère et vénérée amie !

Je prends la liberté de me rappeler à votre souvenir par l'envoi d'une nouvelle brochure de moi cette fois « sur la Direction ». Plusieurs choses vous y intéresse- ront. Peut-être que d'autres exciteront un peu de scan- dale, — si ce n'est chez vous, du moins quelque part d'autre à Zurich, c'est pourquoi je n'envoie pas ce petit livre d'un autre côté.

Vous voyez que je tiens toujours ferme et que je ne perds point courage, quand bien même j'ai perdu toute espérance.

Avec les amitiés les plus sincères et les souvenirs les plus reconnaissants,

Votre fidèle,

Richard Wagner.

Lucerne, 26 mars 1870.

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Chère, vénérée amie !

Je n'ai certainement pas besoin de vous dire le plaisir que votre lettre et votre invitation nous ont fait. Il est sûr que nous viendrons, car vous serez les premiers à qui nous nous présenterons mariés. Pour en venir là, il nous a fallu beaucoup de patience : ce qui était inévi- table depuis des années, n'a pu arriver à une solution qu'après des souffrances de tous genres. Depuis que je vous ai vue en dernier lieu à Munich, je n'ai plus quitté mon asile, dans lequel s'est aussi réfugiée depuis lors Celle qui devait prouver qu'il y avait quelque chose à faire pour moi et que l'axiome formulé par tant d'amis : « il n'y a rien à faire pour Wagner », n'était pas juste. Elle savait qu'il y avait quelque chose à faire et elle l'a fait : Elle a bravé toutes les ignominies et pris sur elle toutes les condamnations. Elle m'a donné un fils mer- veilleusement beau et vigoureux que j'ai hardiment appelé Siegfried : il prospère à présent avec mes œuvres et me donne une vie nouvelle, qui a enfin trouvé sa raison d'être.

Nous nous sommes donc entr'aidés en dépit du « monde », d'où nous nous sommes entièrement retirés. De cette façon ce qui est vrai seul, nous est resté, et plus touchante que la conquête de nouveaux amis, a été pour nous la fidélité des anciens. Ma sœur, Ottilie Brock- haus, m'a déjà rendu visite l'automne passé avec sa famille; j'aurais aimé à vous voir parmi eux. Maintenant, c'est la Saint-Jean qui vous amènera. Soyez les bien- Ycnus du fond du cœur !

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Mais maintenant écoutez : ne trouveriez-vous pas juste et significatif que je ne vous amène la mère de mon fils que comme ma femme légitime? Ce n'est heureusement plus loin et nous espérons pouvoir pénétrer à Mariafeld encore avant la chute des feuilles. Mais conservez-moi tout entière votre vieille amitié et venez bien, bien vite chez nous, à Tribschen, avec tous les chers vôtres. Si vous avez des petits-enfants, amenez-les aussi; vous trouverez ici une nombreuse jeunesse, qui se groupe joyeusement autour de la mère, tout à la fois leur insti- tutrice et leur éducatrice. Outre cela, beaucoup de choses peut-être qui vous feront plaisir.

Comme nous nous réjouirions sérieusement et pro- fondément si vous nous annonciez votre visite bien pro- chaine ! Chaque jour nous convient, nous sommes tou- jours prêts.

Vous me l'aviez prophétisé, noble femme ! Vous rap- pelez-vous, lorsque, il y a six ans, j'ai pris congé de votre hospitalière maison? J'étais misérable. Mais vous m'avez regardé et vous m'avez prophétisé, vous vous le rappelez bien! Eh bien, amie, venez et convain- quez-vous que vous avez le cœur qui fait les bons pro- phètes !

Soyez bénie ! Que tout ce qu'aime votre grand et noble cœur prospère ! C'est mon souhait à moi ! Votre

Richard Wagner.

Tribschen, 25 juin 1870.

t3T

J'ajoute à cette dernière lettre que nous pré- vînmes la visite des nouveaux mariés à Maria- feld en leur portant nous-mêmes nos vœux de bonheur.

Ce fut un dimanche, le 3 septembre 1870, que nous nous rendîmes à Tribschen. Dans la salle d'attente de la gare de Zurich régnait la plus grande animation, car, avec la nouvelle de la victoire de Sedan, on venait d'apprendre que l'empereur des Français s'était constitué pri- sonnier entre les mains du roi de Prusse. Ce grand événement remplit mon mari de joie et je partageai son sentiment. Mais, pendant que le train nous emportait vers Lucerne, fidèle à sa nature féminine, ma pensée s'occupait pour- tant de l'immédiat, je songeais au douloureux épisode qui, six ans auparavant, avait amené Wagner à Mariafeld et l'avait intimement rap- proché de moi, au changement subit survenu dans son sort, au bonheur qui lui était échu et comment aujourd'hui, débarrassé de toutes les épines qui couvraient son chemin à Munich, il était libre de travailler, de créer et d'être heu- reux comme il l'entendait. Affiné par des années de lutte et de persévérance, son amour s'était conservé fidèle et profond pour la femme hé- roïque et de haute race qu'il pouvait à présent joyeusement et fièrement proclamer sienne à la

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face du monde. Les paroles que Wagner a adressées à son « royal ami » me revinrent involontairement à l'esprit :

« Tu es le doux printemps, qui m'a paré de nouveau,

qui renouvelle la sève dans les rameaux et dans les branches ; c'est ton appel qui m'a soustrait à la nuit,

qui retenait mes forces dans l'engourdissement de l'hiver. Comme ton auguste et gracieux salut m'a ravi,

qui, accumulant les délices, m'a arraché à la douleur;

fier de mon bonheur, je marche à présent par des voies nouvelles, dans l'estival royaume de la Grâce. »

Ce fut un jour charmant que celui que nous passâmes à Tribschen, l'un des plus jolis points du lac de Lucerne, avec notre ami et son aimable femme, entourés de beaux enfants. Il y aurait beaucoup à dire de cette belle fête de famille : lorsque les premières effusions de joie après une longue séparation, eurent eu leur cours et que mon mari et Wagner se furent suffisamment expliqués à propos de Sedan, Bis- marck et Napoléon, des profondeurs du jardin s'éleva, en mon honneur, une musique suave, entraînant l'âme vers les régions d'en haut, comme Wagner savait en créer.

Et ce ne fut pas le seul, il y eut maint autre beau jour que nous passâmes avec Wagner et les siens, même en hiver, malgré les glaces et les neiges, pendant les premiers mois de

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l'année 1871, comme si la vieille amitié était redevenue nouvelle, Mon fils aîné et sa femme, mes petits-enfants, les enfants que l'on amenait de Tribschen, mon plus jeune fils et d'autres hôtes appréciés, formaient un joyeux cercle. Chez mon mari comme chez Wagner, la source de la vie intellectuelle bouillonnait fraîche et joyeuse comme dix-huit ans auparavant, quand ils se réunissaient souvent et que Herwegh leur était cher.

J'avais avec la femme de Wagner les rapports les plus charmants : je sentais que je lui étais sympathique et qu'elle était attirée vers moi. C'était pour moi une apparition particulière- ment attachante : la fille géniale de Liszt était semblable à son illustre père et pourtant bien différente! L'intelligence, l'imagination et la poésie qui l'animaient, en faisaient la véritable compagne de Wagner et lui permettaient de le suivre en pleine connaissance de cause, sur toutes les hauteurs vers lesquelles l'entraînait son génie. Elle s'absorbait dans sa musique avec le plus recueilli des enthousiasmes, carie monde il vivait, était aussi le sien! Le génie de Wagner était ingénieux à trouver souvent pour elle quelque hommage musical, délicat et tou- chant. Dans sa maison elle était toute à sa tâche d'épouse et de mère, institutrice et éduca-

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trice de ses enfants, comme me l'avait écrit Wagner. Sa culture intellectuelle et le tact de la femme qui connaît le monde et la vie, ren- daient sa conversation très attrayante.

Lepoque nous nous voyions ainsi, était sérieuse et grosse de conséquences. Les com- bats et les victoires des armées allemandes, l'inquiétude et les soucis pour les parents et les amis qui gisaient blessés à l'hôpital, la profonde douleur pour d'autres qui étaient tombés sur le champ de bataille, la grandeur des événements qui amenaient forcément une solution, le long siège de Paris, les princes et les rois allemands qui posèrent à Versailles la couronne impériale sur le front du chef victorieux de l'Allemagne unifiée, tout ce qui arriva si précipitamment alors, était si grand historiquement que l'on se sentait soi-même élevé, et que les simples faits de la vie ordinaire semblaient eu recevoir une consécration. Je me souviens comme nous fûmes profondément remués lorsque, par une froide et calme journée, la canonnade du siège de Belfort tonna jusqu'à nous.

Lorsque, la guerre terminée, le peuple alle- mand sou^son glorieux empereur, commença à sentir en soi la force qui lui venait de l'unifica- tion, lorsque tout s'agita et tendit en avant, à ce moment-là Wagner aussi se tourna vers la

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patrie. Il ne put écrire dans le calme de son bonheur sa Messe solennelle, comme je le lui avais souhaité. Ses Nibelimgen étaient achevés et voulaient apparaître à la lumière : ils appar- tenaient à la nation, le peuple allemand devait apprendre à connaître ses dieux, les légendes héroïques et les mythes de ses antiques ori- gines, sous la forme grandiose et plastique du drame. C'est ce que voulait Wagner ! Il était enthousiaste de l'idée de préparer à Bajreuth, sous le sceptre du roi de Bavière et au centre de la grande patrie, des fêtes olympiques auxquelles le peuple affluerait de toutes les vallées allemandes, et qui seraient telles que l'humanité moderne en a besoin, c'est-à-dire l'union intime de la poésie et de la musique avec la collaboration de tous les autres arts.

C'est ce qu'il nous a dit plus d'une fois avant de se rendre en Allemagne pour s'assurer que son projet était exécutable.

Nous avions passé en Italie les mois d'hiver de 1872 et nous revenions joyeusement chez nous pour célébrer le mariage de notre second fils, lorsque nous apprîmes que Wagner, avec son énergie caractéristique, avait déjà pris toutes les mesures nécessaires à son installa- tion à Bayreuth et que bientôt il ne serait plus près de nous.

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Nous nous réunîmes encore une fois avant que nos amis quittassent le lieu ils avaient trouvé le bonheur et le repos.

La vie de Wagner à Bayreuth, l'œuvre gigantesque qu'il a entreprise et qu'il a accom- plie, la splendeur de ses drames et la force victorieuse de son génie, n'appartiennent pas au cadre de mes descriptions. Je me suis bornée à dire ce que j'ai vu et à ajouter, en me fondant sur mes sentiments d'affection, quelques détails inoffensifs empruntés à la vie privée, qui servi- ront à l'éclaircissement des lettres et peut-être à la caractéristique de Wagner.

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