UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY The Jason A.Hannah Collection in the History of Medical and Related Sciences il be Ko sh TR RECHERCHES SUR L'HYBRIDITÉ ANIMALE EN GÉNÉRAL ET SUR L'HYBRIDITÉ HUMAINE EN PARTICULIER 2 CONSIDÉRÉES DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA QUESTION DE LA PLURALITE DES ESPÈCES HUMAINES PAR M. PAUL BROCA Professeur agrégé à la Faculté de Médecine, chirurgien des hôpitaux, secrétaire de la Société d'anthropologie de Paris, etc. Non ex vulgi opinione sed ex sano judicio. Bacon. PARIS IMPRIMERIE DE J. CLAYE 7, RUE SAIÏINT-BENOIT 1860 . tr! x LAS HA Extrait des tomes 1, Il et III CHU EAN FAN SE — À ru ah . ert … - ALU 0 } du Journal de la Physiologie de l'homme el des animaux. É c7 D) UT CP NT, ; le | e DT TL A TABLE DES MATIÈRES On a réuni dans ce volume une série d’articles qui ont paru dans les tomes I, Il et III du Journal de Physiologie de M. Brown-Séquard. Le metteur en pages chargé de diriger le tirage à part du premier article oublia de changer la pagi- nation. Il en est résulté que la première page de ce volume porte le numéro 433. L'auteur, n'ayant pas reçu d'épreuves du tirage à part, n’a pu s’apercevoir de la méprise que lorsque l'impression du Journal de Physiologie a été confiée à l'impri- meur actuel, M. Claye. Nous croyons devoir donner ces explications afin que le lecteur ne soit pas tenté de prendre cette pagination de fantaisie pour celle du Jour- nal de Physiologie. Ces deux paginations ne coïncident que jusqu’à la page 471 du présent volume. PREMIÈRE PARTIE. SUR L'HYBRIDITÉ EN GÉNÉRAL ET SUR LA DISTINCTION DES ESPÈCES ANIMALES. ie, 151 1, | (OM té otage rer nine Apr 2 433 DL —" Sur li diSAnchon des ESPÈCES... une e mosn nee 435 Examen de l'hypothèse de la permanence des espèces. ........ 438 $ IL — Tous les chiens sont-ils de la même espèce ?........... 441 S IT. — Tous les hommes sont-ils de la méme espèce?......... 45 VI TABLE DES MATIÈRES. Réfutation de l’hypothèse des monogénistes sur l’origine des co- lorations de pe RE eee ones Étude de la couleur de la peau suivant les races et les climats... (Note sur les derniers Charruas)..................... Variations du système pileux; prétendue influence des climats... Parallèle anatomique des races caucasiques et des races éthio- DORE eee restes ser eh bd toscnene Me cence = Prétendue ne de l’état social sur la forme et le Volhme) + (EAU SRRS AC LUE) 6 2 CAPOT RS SR ER TR $ IV. Des caractères, des conditions et des degrés de l'hybridité. Signification des phénomènes de l’hybridité dans la distinction dés-espbces Lin... nas dside ROUE ects Hybridité naturelle jou provoquée: 5... 2............/.4.... Accouplements tout à fait stériles. ................ Se poses DeT'hemeO nn ET meme Rs eue ces de Hybridité unilatérale ou bilatérale... Limites dé T'RYhnIdItés.s asset eebnisssaust dei Des divers degrés de l’homœæogénésie..........:.......,.... HyDridité ADOrLIVOE = 2 RL eme commune se ee cpiis ie Hybridité agénésique. ses 122 24 attentes ste Jos cent Hybridité dysgénésique..................... dec ÉEYDIUES DATASORESMUR. + 0. ee sels ne stereo MAR ee nos CCR < HyDridité eUSÉNÉSIQUE. . us... mééienioeee AR D er ee Glascifieahion des métis … éd set Eee: bit Set “0 Hybridité supérieure et hybridité inférieure........ PE $ V. — L'hybridité paragénésique peut-elle modifier les espèces d'inmermanerequrable 2e va cestecaee mer Ce SE Et ee SONL De lhybTINIECUQÉNESIQUE ES Ce mecee Chabins ou ovicapres, métis des chèvres et des moutons........ Métis eugénésiques de la louve et du chien braque............. Métis eugénésiques des chameaux et des dromadaires......... AIDA-VIFOBNES - + LS en en CRE S E ec ele eue aies sense Métis eugénésiques chez les oiseaux. ....................... L’hybridité eugénésique interprétée par les monogénistes. ..... $ VII. — Des léporides ou métis du lièvre et du lapin. .......... Expériences delGaglian. 2 2 2. AUS ODSBEVAELONS. - ae s ce eee ee se essor ep Expériences .de:M.sAlfred Roux 496 8ht-Mnoz cui, eut BMPE cer Caractères et description des léporides...................... Réfutation de l’hypothèse de la permanence des espèces... Connexions de cette hypothèse avec la doctrine des monogénistes. TABLE DES MATIÈRES. SECONDE PARTIE. DES PHENOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. $ 1. — Remarques générales sur le croisement des races humaines. Prétendus exemples de races hybrides. ...................... (Note sur les Griquas de l'Afrique australe )............ Signification des mots race et type......... RE ss tNatahets Honble éception di MObTACe: 2. ue à deu s saos dodue ns $ IL — De l’hybridité eugénésique dans le genre humain... .... S IE. — Exemples tendant à prouver que les croisements de cer- taines races humaines ne sont pas eugénésiques. .......... Remarques sur l'interprétation de l’hybridité humaine... ...... Infécondité relative du croisement du nègre et de ja blanche... Stérilité relative de certains mulâtres de premier sang......... Infériorité physique ou morale de certains métis.............. Métis. de la Malaisie... 4.622. Xe TER DE RRT Cr e Stérilité relative du croisement des Européens avec les Austra- HEDHES OA I6S) TASMANICNNES.. A5 ee 4e 2m 70e oe «scie ee à Observations de M. de Strzelecki; discussion................ - Conclusions sur l’hybridité humaine............,........... SAN — héeumne étconclusions.: /.. 7.434 4ae ME a ee ce APPENDICE. Note À. — Sur les principaux hybrides du genre Equus, sur l’héré- dité des caractères chez les métis, et sur la fécondité des mules. Note B. — Résumé des faits relatifs aux croisements des chiens, des loups, des chacals et des renards. ...... PET ER NTRAET VE 594 618 619 621 624 633 634 638 649 653 654 k j 4! de een s RTE on PTT PATTES ÉTAT ji CA An À \ 1e tn) au " RTS A ||: |: PE = 2 entres) à one | 14 | EMA an! 408 Ok | An " v 7 ; FTIÈMI £ { gt ncshanbtryir 1 17 ; + 008 2 PTS | J L gs dira = ue L L [MIT \ 1 PRE UT ETTEUAT “4 ins KL ‘H LA r : s 4 AUuMoÈtE s AN « rh É L } À ° 2593 1 PE 2) - « ‘4 t 24 T7 à TNT LEA D 40 1 COMTE ' } QE 1 x { ! fr 441"3 « te af pi as eh got tua asyomal ’ k j T1 11 hHhaat +E : i 3 (HP, 14 AURELUT LT nn } 14 (x it ti \ ë 20 or otre TRE ! MPEAUN ARE TITRE u ; niaror ( | - 114 6Hiottnlr, , , dé Si init pi nf : me 1 à 11 (l F. N 140 | } 1y1 RU APTE Le , Fr \ i \ ART A Pa ARTS UE L' A0! Je AMANDE E | ; s : j a. À fn + } tu L 0! #1} U & UFMMERT 4 72 L ra 2 + 3 9 ï rai —— “NA Ï “} = a > | à € LS : ir « d M t- - 4 SL ls à L MERE RUSSE DO ONU ET AAANIG API sut o " ; LUE il TH L ; Qi ver 19 TANTCUEE | L FI en NS TIN] 5 ai, a L È | ! " 0 ir etGnio A 285 tit té fur ele mien ts done 610 6 el 7 : - HE fo AGsGilr #0 quel: À " nm? EXTRAIT DU JOURNAL DE LA PHYSIOLCGIE DE L'HOMME ET DES ANIMAUX. MÉMOIRE SUR L'HYBRIDITÉ EN GÉNÉRAL, SUR LA DISTINCTION DES ESPÈCES ANIMALES ET SUR LES MÉTIS OBTENUS PAR LE CROISEMENT DU LIÈVRE ET DU LAPIN PAR LE DOCTEUR Paul BROCA, Agrégé à la Faculté de Médecine, Chirurgien des hôpitaux de Paris, etc. Non ex vulgi opinione, sed ex sano judicio. BACON., On donne le nom de métis ou d’hybrides aux êtres qui ré- sultent du croisement de deux espèces plus ou moins voisines. On trouve des métis dans le règne animal comme dans le règne végétal, dans les classes supérieures comme dans les classes inférieures. Les naturalistes ont beaucoup écrit sur ce sujet, mais les physiolo- gistes l'ont peut-être trop négligé. Il y à dans la science beaucoup de faits, mais peu d’observations régulières, peu d'expériences mé- thodiques, et on peut dire que l’étude des métis jusqu’à ce jour est à peine ébauchée. Puis, il faut bien le reconnaître, cette question, I. — ler Juizuer 1858. 1 434 MÉMOIRES ORIGINAUX. déjà vaste et épineuse par elle-même, se trouve en connexion intime avec plusieurs autres questions bien autrement vastes, bien autre- ment épineuses. On ne peut étudier le croisement des espèces sans aller à la recherche des types primitifs, sans remonter à l’origine des êtres, et sur ce terrain glissant la science est exposée à se heur- ter contre les systèmes théologiques. Dans de pareilles conditions la découverte de la vérité est entourée de difficultés exceptionnelles. Les uns, dominés par des préjugés traditionnels, repoussent sans examen les faits qui les gènent ou leur donnent une interprétation forcée pour les plieraux exigences de leur doctrine ; les autres, obéis- sant à des préjugésinverses, plus désireux de trouver des arguments que d’en vérifier l'exactitude, acceptent les faits qui leur plaisent avec un empressement qui ressemble quelquefois à de la légèreté. Je ne saurais avoir la prétention d'échapper seul à l'influence des idées préconçues. Il y a des problèmes en présence desquels aucun esprit sérieux ne peut rester indifférent, et celui qui se dresse der- rière la question de l’hybridité est certainement de ce nombre. Mais les expériences que je rapporterai à la fin de ce mémoire, et dont j'ai de mes propres yeux constaté les résultats, émanent d’une source dont l’impartialité ne peut être mise en doute. C’est un agro- nome aussi ingénieux que persévérant, mais étranger aux débats des biologistes, qui Les a instituées, exécutées et poursuivies pen- dant huit ans, dans un but exclusivement pratique. Je devrais peut-être me borner au rôle de simple narrateur ; j'espère toutefois qu’on me pardonnera de faire ressortir l'importance scientifique des faits nouveaux qu'il a découverts. Les questions que j'aurai à examiner dans ce travail sont nom- breuses et variées. Je serai obligé, avant tout, d'apprécier la valeur des caractères qui servent de base à la distinction des espèces ani- males; puis je démontrerai par des exemples depuis longtemps discutés, et presque toujours mal interprétés, que des espèces voi- sines, mais distinctes, ont pu se croiser et se mélanger d’une ma- nière durable; — enfin, pour dissiper les doutes qui pourraient encore planer sur les faits déjà connus, j’exposerai les nouveaux faits d’hybridité que j'ai eu l’occasion de constater, et qui parais- sent échapper à toutes les objections. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 439 $ I. — Sur la distinction des espèces. Les métis étant le produit du croisement de deux espèces diffé- rentes, il s’agit avant tout de savoir sur quoi repose la distinction des espèces. Sur ce point, les naturalistes sont loin de s'entendre. Les grands observateurs qui ont découvert la distribution sériaire des êtres ont conservé le nom d’espèce pour désigner l’ensemble des individus tout à fait semblables entre eux par leur organisation ou ne différant les uns des autres que par des nuances très légères; mais en continuant à se servir de ce mot, pour faciliter la des- cription et la classification des corps organisés, ils ne lui ont accordé qu’une acception limitée et en quelque sorte actuelle, sans rien préjuger de l’origine ou de la destinée des êtres innombrables qui peuplent notre planète, sans prétendre engager ni le passé ni l’ave- nir. Les deux noms illustres de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire sont inséparables de cette doctrine, si pleine de prudence et de vraie philosophie, et, en apparence du moins, si inoffensive. Mais une autre doctrine, je devrais presque dire une autre croyance, plus simple, plus commode, plus affirmative, avait, depuis les premiers jours de la science, proclamé la perpétuité et l’inaltérabilité des Espèces. Tout un système, parfaitement complet et parfaitement orthodoxe, reposait sur cette proposition indémontrable qu’on avait pris l'habitude de considérer comme un axiome évident. Mettre en doute la permanence des Espèces, c'était à la fois attaquer des traditions respectées et saper l’histoire naturelle dans ses fonde- ments, c’est-à-dire dans ses classifications ; c'était par conséquent déranger tout le monde, et on le vit bientôt aux luttes qui s’éle- vèrent. Les uns par esprit de système, les autres par esprit de secte, la plupart par esprit de conservation, beaucoup ohéissant, à leur insu, à des préjugés vivaces, tous d’ailleurs pleins de conviction et de bonne foi, historiens ou naturalistes, philosophes ou théolo- giens, antiquaires ou philologues, prirent part à ce grave débat, où se trouvait inévitablement mis en cause l'antique dogme de l'unité du Genre humain. La discussion dure encore et il est permis de prévoir qu’elle n’est 436 MÉMOIRES ORIGINAUX. pas près de s’éteindre. Nombreux sont les argnments qui ont été invoqués de part et d'autre. Je ne me propose ni de les reproduire ni de les examiner, mais il en est un qui a acquis une importance exceptionnelle et sur lequel les deux camps ont concentré toute leur attention : c’est celui qui est tiré de l’étude des résultats fournis par le croisement des espèces animales. L’Espèce, suivant l’opinion la plus orthodoxe, est l’ensemble des individus qui descendent en droite ligne et sans mélange d’un couple unique et primordial. Cette définition repose sur un dogme qui n’est pas du domaine de la science. La science est l’ensemble des faits acquis par l’obser- vation ou démontrés par le raisonnement. Or, ce n’est ni l’observa- tion ni le raisonnement qui a établi que tous les hommes sont issus d'Adam ou de Noé, et que tous les chiens proviennent d’un seul couple échappé au déluge. Si on ne consultait que l'observation, elle répondrait que le lévrier et le terre-neuve, animaux de même espèce d’après la doctrine classique, se ressemblent moins que le cheval et l’hémione, animaux d’espèces différentes ; et le raisonne- ment à son tour, invoquant tous les témoignages, comparant les mœurs, les langues, les religions, s'appuyant sur l'histoire, sur la chronologie, sur la géographie, étudiant la répartition des hommes et des autresanimaux à la surface du globe, interrogeant enfin la- natomie, la physiologie et l'hygiène, le raisonnement, dis-je, ne con- duirait certainement pas à admettre que l’ours blanc et le kanguroo viennent de la Mésopotamie, et que le Hottentot, le Celte, le Nègre, le Tartare, le Patagon, le Papou descendent du même père. C’est donc article de foi et non de science. Introduit dans la science, cet élé- ment n’est plus qu’une des hypothèses que l’on peut faire sur les origines de l’animalité, et c’est la moins satisfaisante, la moins scientifique de toutes, car, après avoir imposé à la raison de grands sacrifices, elle n’a même pas l’avantage de fournir la moindre don- née sur la distinction des espèces. — A quel caractère, en eflet, re- connaïitra-t-on que tel ou tel animal est issu de tel ou tel couple pri- mitif? Quel sera le critérium de cette parenté? Sera-ce l'identité d'organisation, ou la simple similitude, ou seulement l’analogie ? Parmi les nuances toujours graduées et quelquefois presque insen- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 437 sibles de la série animale, comment saisira-t-on les points où la va- riété fait place à la race, la race à l'espèce, l'espèce au sous-genre ou au genre? Dans ces appréciations plus ou moins méthodiques, plus ou moins systématiques des degrés de ressemblance ou de dis- semblance,une large part est nécessairement laissée aux impressions individuelles etmême à l'arbitraire. Je n’en veux d’autre preuve que les contradictions des auteurs sur le nombre et la délimitation des espèces. Ainsi, lorsque je demande pourquoi deux animaux sont de même Espèce, on me répond que cela est évident, puisqu'ils ont une origine commune; puis si je demande, à défaut de généalogie, la preuve de leur parenté, on me répond qu'il faut bien l’admettre puisqu'ils sont de la même Espèce. C’est simplement ce que l’on appelle un cercle vicieux. C’est pourquoi la plupart des naturalistes de l’école classique, pour sauvegarder le principe de la permanence des Espèces, tout en échappani aux objections que soulève la doctrine orthodoxe, ont sagement mis de côté toute affirmation sur la création par couples et se sont efforcés de faire reposer la zootaxie sur la comparaison de l’organisation et de la forme des animaux. Mais, reconnaissant bientôt que cette comparaison n’a rien d’absolu, et voulant cepen- dant que la distinction des Espèces fût absolue, ils ont subordonné leur classification anatomique à un élément physiologique qu’ils ont cru pouvoir considérer comme invariable et infaillible. Ce ca- ractère fonctionnel, supérieur à tous les autres, leur est fourni par l'étude des phénomènes de la génération. Les animaux qui en s’unissant peuvent donner des produits féconds, dont les descen- dants sont féconds eux-mêmes, sont déclarés animaux de même Espèce. Ceux dont l’union est stérile, ou dont les descendants ne possèdent qu’une fécondité décroissante et bientôt épuisée, sont au contraire rangés dans des Espèces différentes. Je ne crains pas de dire qu’en procédant ainsi, on a foulé aux pieds, sans s’en apercevoir, les grands principes de la méthode na- turelle. La méthode naturelle coordonne les êtres d’après l’ensemble de leurs caractères et non d’après un seul caractère, quelque impor- tant qu’il soit d’ailleurs. Lorsqu'on agit autrement, on ne crée que des systèmes. Tournefort, en prenant la fleur pour unique base de la 438 MÉMOIRES ORIGINAUX. classification des plantes, a fait un système ; Linnæus, en subordon- nant tous les autres caractères à ceux de la sexualité, a bâti un autre système; et ces deux savants, malgré tout leur génie, ont fait subir aux groupes naturels des rapprochements incohérents et des sépa- rations violentes. Ceux qui, aujourd’hui, pour classer les espèces animales, accordent une préférence presque exclusive aux phéno- mènes de la génération, encourent le même reproche. Is substituent des divisions artificielles à celles que la nature a établies. En d’autres termes, ils font un système. Comme complément et comme conséquence nécessaire de ce sys- tème, ils admettent que le Créateur, pour assurer la perpétuité des types initiaux, a élevé entre les Espèces les plus voisines des bar- rières infranchissables, en condamnant à la stérilité les produits de leursunions adultères. Les Espèces qui existentaujourd’hui, bien que modifiées par la culture ou par les climats, sont donc, absolument parlant, les mêmes qu'au temps de la création. Elles persisteront sans changement et sans mélange, aussi longtemps que dureront les conditions actuelles de notre globe. Elles sont permanentes et inaltérables ; elles l'ont toujours été, elles le seront toujours. Cette doctrine, dite de la permanence des Espèces, est professée par les plus savants naturalistes ; elle s'appuie sur des faits de plusieurs ordres, sur quelques observations sérieuses et sur un certain nom- bre d'expériences. Elle est claire, simple, séduisante et en harmonie avec les croyances des peuples les plus civilisés. Elle est donc très généralement acceptée. Mais lorsqu'on l’examine avec cette liberté philosophique qui permet de mettre en doute tout ce qui n’est pas rigoureusement démontré, on trouve qu’elle repose sur une hypo- thèse fausse, doublée d’un paradoxe et déguisée sous une conven- tion de langage. L'hypothèse consiste à supposer que les espèces sont aujourd’hui les mêmes qu’autrefois, et qu’elles n’ont pas pu se fusionner dans la suite des âges. Le paradoxe consiste à croire qu’on démontre l'exactitude de cette supposition sur les choses du temps passé, au moyen des observations faites sur les choses du temps présent. Ainsi, on commence par établir que les Espèces actuelles ne peu- vent pas se mélanger d’une manière durable. — Cela est facile, puis- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 439 qu’on est convenu de faire reposer la distinction des Espèces préci- sément sur ce caractère arbitraire. C’est parce que tous les chiens domestiques peuvent se mélanger indéfiniment qu’on les a rangés dans la même Espèce; c’est parce qu’ils ne peuvent pas se croiser avec le loup (on le croit du moins) qu’on à fait du chien et du loup deux Espèces différentes. Avec un semblable point de départ, qu'il soit faux ou vrai, peu importe, ce n’est pas ce que j’examine ici, avec un semblable point de départ, dis-je, il est bien évident que les Espèces admises aujourd’hui ne peuvent pas ou plutôt ne doivent pas pouvoir se fusionner. Supposons pour un moment que cela soit exact, et voyons les conséquences qu'on en tire. On dit : les Espèces actuelles ne pou- vant pas se mélanger, leurs lignées respectives ne pourront exercer les unes sur les autres aucune modification durable ; donc, les Es- pèces désormais ne changeront plus. Jusqu’ici ce raisonnement est inattaquable ; s’il péchait quelque part, ce serait par la base et non par la logique. Mais, on ajoute : les Espèces désormais ne changeront plus, donc elles n’ont jamais changé. C’est là que gît le paradoxe. Il est bien certain, en effet, que, pour les questions relatives aux origines, on n’est pas en droit de conclure de l’état présent à l’état passé. Il y a, au commencement de toutes choses, une période de formation, dont notre vie embryonnaire est une assez fidele image. La planète que nous habitons a subi des révolutions nombreuses et profondes qui ont, à plusieurs reprises, entiérement bouleversé les conditions de l'existence des êtres. D’innombrables espèces ont complétement disparu; d’autres leur ont succédé, et tout le monde convient que la création n’a pas été simultanée. Mais qui devinera ce qui s’est passé dans ces âges primitifs? Qui découvrira sous quelle forme précise vivaient alors les animaux dont les descendants peuplent aujourd’hui la terre? Qui osera affirmer que leurs types étaient les mêmes qu’à notre époque, et que leurs affinités, leurs alliances, leur fécondité étaient renfermées dans les mêmes li- mites? En présence de ces questions à jamais mystérieuses, le plus sage parti serait peut-être de s'abstenir. Il n’est pas défendu sans doute de faire des hypothèses; on en a fait beaucoup et ce ne sont pas les 410 MÉMOIRES ORIGINAUX. plus célèbres qui paraissent les plus probables. Mais gardons-nous bien de prendre ces hypothèses pour des vérités positives; n'oublions pas qu'ici toute affirmation est une imprudence; surtout n’ayons paslillusion de croire que rien n’ait pu se modifier depuis la création, qu'il suffise, pour déterminer les types primordiaux, de grouper en espèces plus ou moins naturelles les animaux actuels, — et qu’on fasse autre chose qu'un paradoxe en disant : Les Espèces ne chan- gent plus, donc elles n’ont jamais changé. Hypothèse pour hypothèse, si j’en devais faire une, j'aimerais bien mieux supposer que les espèces ont déjà suhi par leurs croise- ments toutes les fusions et toutes les modifications qu’elles pou- vaient naturellement subir ; que toutes celles qui pouvaient, produire ensemble se sont mariées et ont enfanté les nuances infinies au mi- lieu desquelles les types originels se retrouvent si difficilement; que celles dont l’affinité était moins grande, n’ont produit que des métis peu ou point féconds, incapables de perpétuer leur race et que, par ce motif, les nuances intermédiaires n’existant pas, ces espèces-là sont restées parfaitement distinctes; qu’enfin celles dont l’affinité était moindre encore n’ont pu procréer ensemble, soit que leurs unions fortuites aient été infructueuses, soit qu’une répulsion in- stinctive les ait empêchées de s’accoupler. S'il fallait résumer cette hypothèse en une courte formule, je di- rais que les espèces ne changent plus, parce qu’elles ont déjà changé autant qu’elles pouvaient le faire, etcette proposition assurément ne serait pas plus paradoxale que l’autre. Ainsi donc, dégagée de son paradoxe fondamental et séparée du raisonnement illusoire qui était destiné à lui donner l’apparence d’une vérité démontrée, l'opinion classique de la permanence des Espèces ne reste plus dans Ja science que comme une hypothèse; mais ce n’est pas une raison suffisante pour l’en bannir. Parmi les choses qui excitent le plus ardemment la curiosité de l’homme, il en est un grand nombre qui ne rentrent pas dans le domaine de l'observation directe et qui ne sont pas susceptibles d’une dé- monstration rigoureuse ; la science pour cela ne renonce pas à s'en occuper : elle procède alors par voie d'hypothèse. Passant en revue toutes les suppositions qui méritent d’être examinées, elle accorde SUR L' HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. #41 a préférence, jusqu’à nouvel ordre, à celle qui explique les faits connus de la manière la plus satisfaisante. A défaut de certitude, elle cherche du moins la probabilité la plus grande et elle mesure le degré de probabilité d’une hypothèse au nombre et à l’impor- tance des faits qui y trouvent leur explication. Examinons à ce point de vue l'hypothèse de la permanence des Espèces, voyons sielle est compatible avec les faits qui nousentourent, et pour cela, mettons-la en présence de quelques cas particuliers. SIL. — Tous les chiens domestiques sont-ils de la méme espèce? Prenons, par exemple, les animaux qu’on désigne sous le nom commun de chiens domestiques. Malgré la diversité excessive de leur taille, de leur pelage, de leur forme, de leurs instincts, tous peu- vent se croiser et se mélanger indéfiniment. On admet donc qu’ils ne forment qu'une seule Espèce et qu'ils proviennent tous d’une souche commune. Quelques auteurs, se basant sur je ne sais quelles impressions, ont même cru retrouver à l’état de pureté le type delasouche commune dans la race dite des chiens de montagne, mais cette dernière opinion n’est qu’accessoire. Ce qui est essentiel, ce n’est pas de déterminer le type primitif du chien, c’est d'affirmer que toutes les races connues sont issues en droite ligne, sinon d’un couple unique, au moins d’une race unique, et qu'il a été une épo- que où tous les chiens de la nature étaient exactement semblables entre eux. Telle est l'hypothèse classique. Je demande maintenant comment des rameaux sortis du même tronc ont pu devenir si différents les uns des autres. On me répond que ces différences résultent de l'influence multiple des croisements, de la domesticité et des climats. Examinops cette réponse. Écartons d’abord l'influence des croisements. Les croisements convenablement dirigés peuvent produire des variétés et même des races nouvelles, pourvu qu'ils s’effectuent entre animaux déjà dif- férents de forme ou d'organisation, Il suffirait d'admettre dans le groupe des chiens un petit nombre de types primitifs, trois, par exemple, ou même deux seulement, pour comprendre, à la ri- gueur, comment la volonté persévérante de l’homme a pu en tirer, 442 MÉMOIRES ORIGINAUX. par des croisements méthodiques, les races nombreuses et dispa- rates que l’on connaît aujourd’hui. Maïs la première condition pour obtenir des croisements est de mettre en présence au moins deux animaux dissemblables. Des animaux semblables entre eux ne peuvent que perpétuer leur race, ils ne peuvent pas la changer. En mariant les gros avec les gros, les petits avec les petits, pendant plusieurs générations, on obtiendra des différences de taille, et non de forme. L’explication tirée de l'influence des croisements est donc entièrement illusoire. - L'influence de la domesticité a été grande sans doute. Presque partout l’homme a associé le chien à sa propre destinée; il en a fait le compagnon de ses travaux et de ses loisirs; il a modifié ses in- stincts, il lui a imposé ses goûts et jusqu’à ses passions. Mais on remarquera d’abord que tout ce qu’on a dit sur la perfectibilité du chien, sur la malléabilité de son caractère, est un peu exagéré. Ce n’est pas l'éducation seule qui a initié le chien à toutes les fonctions qu'on lui fait remplir. L'homme s’est attaché surtout à profiter des aptitudes et des qualités propres à chaque race. Ce n’est pas parce que les lévriers sont employés à courir le lièvre qu’ils ont acquis de longues jambes et des formes élancées ; c’est parce qu’ils sont na- turellement bons coureurs et avides de chasse qu’on utilise leur instinct et leur agilité. Ce n’est pas parce que les terre-neuve sont employés au sauvetage qu’ils aiment l’eau et qu’ils sont bons na- geurs ; c’est au contraire la connaissance de leurs dispositions innées qui a présidé au choix de leur fonction. On en peut dire au- tant des chiens qui gardent les maisons ; de ceux qui gardent les troupeaux, de ceux qu’on dresse au combat ou à la chasse des bêtes féroces. La force, l'adresse, l'intelligence, le courage, les penchants dévolus par la nature aux différentes races dépendent, avant tout, de leur organisation primitive. L'éducation ne fait que les déve- lopper. Mais j’accorde, si Pon veut, que les diversités d'instinct, de ca- ractère et d'aptitude, qui font de la grande tribu des chiens domes- tiques un ensemble si disparate, puissent s'expliquer par l'influence spéciale que la domination de l’homme a exercée sur chaque race. Cette concession, qui est grande, va-t-elle au moins avancer la so- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 445 lution du problème? Nullement ; car il y a, parmi les chiens, des différences d'organisation extérieure et de structure anatomique tout à fait incompatibles avec l’hypothèse d’une espèce unique. Ajoutons, à l'influence de la domesticité, celle de la nourriture et des climats. Faisons la plus large part possible à toutes les conditions hygiéniques ; exagérons au centuple l’action du froid , celle de la chaleur, celle du milieu où l’animal est obligé de chercher sa sub- sistance. Rien de tout cela ne nous permettra de comprendre com- ment le crâne du type primitif a pu s’allonger ou se raccourcir, se rétrécir ou s’élargir, s'élever ou s’affaisser, pour revêtir les formes si tranchées qui permettent, en entrant dans un Musée ostéolo- gique, de reconnaître au premier coup d'œil les têtes des princi- pales races canines; ni de comprendre comment, dans certaines races de la grande famille des dogues, les membres postérieurs sont devenus pentadactyles, par suite du développement d’un cinquième doigt, aussi rudimentaire chez les autres chiens que l’est chez l’homme la troisième paupière; ni de comprendre comment le nombre des vertèbres caudales a pu varier de quatorze à vingt- cinq ; ni comment le nombre des mamelles a pu descendre de dix à huit; ni comment les oreilles, courtes et droites chez le chien de berger, ont pu devenir longues, larges et pendantes chez le basset, le braque, le dogue anglais, le chien courant, ete. ; ni comment le nez du lévrier s’est allongé, ni comment celui du braque à deux nez s’est fendu, ni comment s’est formé le sillon qui, dans certaines races de la famille des dogues, divise profondément la lèvre supé- rieure. Je pourrais pousser plus loin cette énumération; mais à quoi bon? N'’est-il pas évident qu'il existe entre les diverses tribus ca- nines des différences infiniment plus tranchées qu'entre le cheval et l’âne, animaux appartenant à des espèces distinctes, et qui ont d’ailleurs subi, comme les chiens, l'influence de la domesticité et celle des climats? Un dernier mot cependant sur le pelage, si va- riable non-seulement par la couleur, mais surtout par la longueur et par la nature des poils. Comparez les races presque nues avec celles qui possèdent une épaisse et longue fourrure; celles qui ont des poils droits, comme le lévrier, et celles qui ont des poils bou- 444 MÉMOIRES ORIGINAUX. clés, comme le barbet, celles qui ont un manteau soyeux, et celles qui possèdent une véritable toison laineuse. Ces variations du pe- lage, et en particulier la transformation du poil en laine, n’ont pas peu embarrassé les partisans de l’hypothèse unitaire. Ils ont été obligés de faire intervenir la Nature naturante, Natura naturans, de supposer que les productions pileuses se sont modifiées suivant les exigences de la température, qu’elles se sont réduites au mini- mum sous les tropiques, qu’elles se sont développées au maximum dans les régions polaires, et que les chiens des Esquimaux, pour se garantir du froid, ont acquis un manteau de laine (1). Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les mêmes naturalistes, après avoir attri- bué la laine du chien des Esquimaux à l'influence du froid, attribuent à l'influence de la chaleur la laine qui couvre la tête des Nègres éthio- piens. Deux poids et deux mesures. C’est la fatalité des systèmes. Que de subtilités , que d’hypothèses superposées, que de contra- dictions n’éviterait-on pas si l’on admettait, conformément aux probabilités naturelles, je devrais presque dire conformément à évidence, l'existence primitive de plusieurs types de chiens! Toutes les variétés, toutes les races secondaires s’expliqueraient alors très bien par les croisements; et l’on comprendrait tout aussi bien la conservation de certains types non croisés qui, depuis quarante siècles et plus, se sont maintenus sans altération, malgré les in- fluences combinées de l’alimentation ou des climats, de la domesti- cité ou du retour à l’état sauvage. On trouve aujourd’hui, sur les bords du Nil, une race indigène autrefois soumise à l’homme, main- tenant libre et nomade, et à qui trente siècles de civilisation, suivis de mille ans de barbarie, n’ont fait subir aucun changement. Ces chiens, qu’on désigne vulgairement sous le nom indien de parias, sont tout à fait semblables à ceux dont les corps embaumés se re- trouvent en grand nombre dans les plus anciens tombeaux de l'Égypte. C’est leur image qui forme le signe unique et invariable du ‘not chien dans toutes les inscriptions hiéroglyphiques. Ce type indigène n’était certainement pas le seul qui existàt dans le pays de Menès et de Sésostris. On y connaissait aussi le lévrier, le chien de (1) HozzarD, De l'Homme et des races humaines, Paris, 1853, in-12, p. 229-230. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 445 chasse et le basset, dont les formes si caractéristiques sont repro- duites exactement sur des bas-reliefs et des peintures qui datent de quatre mille ans environ.Je citerai en particulier les scènes figurées sur le tombeau de Roti, célèbre amateur de chasse, qui vivait sous la douzième dynastie, plus de deux mille ans avant notre ère. Sur les monuments plus anciens, on ne trouve guère que le chien hié- roglyphique, ce qui permet de supposer que les autres races étaient d’origine étrangère. Il n’en est pas moins curieux de constater que le type du lévrier et celui du basset étaient alors aussi distincts, aussi bien caractérisés qu'ils le sont aujourd’hui, et que ces types ont persisté sans altération notable , depuis l'origine des temps histo- riques, sous les climats les plus divers et dans les conditions les plus changeantes. Quant au mâtin proprement dit (canis laniarius), il pe figure pas sur les monuments de l'Égypte, mais il ne laisse pas que d’avoir encore une généalogie assez respectable, car ses an- cêtres avaient déjà des statues à Babylone et à Ninive, plus de six cents ans avant Jésus-Christ. M. Nott, dans son intéressant travail sur l'Histoire monumentale des chiens (1), a donné la gravure d’un “magnifique bas-relief trouvé dans les ruines de Babylone et sculpté, au dire des archéologues orientalistes, sous le règne de Nabuchodo- nosor. On y voit un superbe mâtin, dont la forme et les proportions, la physionomie et les allures se retrouvent, sans aucune modifica- tion, dans la race des mâtins actuels. Il ne s’agit pas ici d’une simple ressemblance, mais d’une identité complète, à tel point que ce des- sin paraît calqué sur l’image photographique d’un de nos plus beaux chiens de garde. Ainsi, malgré les croisements fortuits ou méthodiques qui ont produit un grand nombre de races secondaires et des variétés nuan- cées à l'infini, certains types de chiens, le basset, le lévrier, le mâ- tin, le chien de chasse , le chien d'Égypte, se sont perpétués sans changement depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à l’âge moderne. Quarante siècles au moins ont passé sur eux sans en altérer la pu- reté. Les sociétés humaines ont été cent fois bouleversées jusque 11) Monumental History of Dogs. Cet article fait partie d’un remarquable chapitre sur l’hybridité, publié dans le bel ouvrage de MM, Nott et Gliddon. Types of Män- kind, Lond., 1854, in-4°, p, 386-394, 426 MÉMOIRES ORIGINAUX. dans leurs bases; les migrations des peuples ont été sans limites ; à plusieurs reprises la civilisation a fait place à la barbarie, la bar- barie à la civilisation ; tour à tour chasseur, pasteur ou guerrier, nomade ou sédentaire, agriculteur ou artisan, l'homme a toujours trouvé dans le chien un auxiliaire obéissant, un serviteur infati- gable ; il l’a plié aux fonctions les plus diverses, il l’a transporté sous toutes les zones, depuis l'équateur jusqu’au pôle; il Pa soumis à tous les genres de vie; il a réussi à faire de ce carnivore un être omnivore comme lui. Eh bien! ni le temps, ni les climats, ni le régime, ni les habitudes n’ont pu effacer le sceau de la nature; les croisements ont fait surgir des races nouvelles et des nuances in- finies, mais les types primitifs sont restés intacts et se sont transmis jusqu’à notre époque tels qu’ils sont représentés sur les pages les plus anciennes et les plus authentiques de l’histoire, sur ces pages de pierre où les premiers despotes de l’Orient faisaient graver leurs exploits. Ceux qui font descendre tous les chiens d’une espèce unique se trouveront peut-être embarrassés en présence de ce fait : que la plupart des grands types actuels étaient, il y a 4000 ans, aussi carac- térisés, aussi distincts les uns des autres qu’ils Le sont aujourd’hui. Mais ils se raviseront bientôt et répondront que le chien était déjà depuis longtemps rallié à homme, qu’il avait vécu dans la domes- ticité pendant un grand nombre de générations, qu’il avait suivi ses maîtres dans leurs migrations lointaines, et que, sous ces influences combinées, son organisation avait déjà subi tes modifications diver- ses, profondes et héréditaires qui caractérisent les races. Ainsi, pour expliquer l’origine des races on est obligé d'abandonner le connu pour l'inconnu, de remonter au-delà des âges historiques, et de s’en- fuir vers les temps fabuleux où l'imagination seule peut pénétrer. Pour échapper à un fait démontré par l'observation et par l’histoire, on est obligé de faire, sur les époques inaccessibles qui ont précédé les plus anciens souvenirs de l’humanité, des hypothèses gratuites aussi indémontrables que celles de Telliamed (1). Cest pourtant (1) Telliamed (anagramme du nom de l’abbé de Maillet) a supposé que l'homme était primitivement un animal marin. Il 4 écrit tout un volume à l’appui de son rêve neptunien. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE-MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 447 quelque chose qu’une expérience de quarante siècles, et si, pendant cette longue période, qui embrasse lout le passé connu, certains types sont restés immuables, sur quoi peut-on se baser pour dire qu'auparavant ces types avaient varié ? Il ne faut rien moins que le besoin de défendre un système pour égarer des esprits sérieux dans de semblables hypothèses. Dira-t-on que 4000 ans d’observation sont insuffisants et que ce laps de temps est peu de chose en com- paraison des siècles innombrables qui nous séparent de la création? Mais j'entends déjà les théologiens qui se récrient et demandent ce qu'on fait du déluge universel, survenu, comme on sait, 2348 ans avant la grâce, c’est-à-dire 4216 ans avant le présent jour de juin 1858, et trois ou quatre siècles à peine avant le célèbre chasseur égyptien qui comptait déjà dans sa meute, outre les chiens autoch- thones de la vallée du Nil, des bassets, des lévriers et des chiens courants. C’est done pendant ces trois ou quatre siècles que les des- cendants du chien de Noé ont dû perdre l’uniformité de leur orga- nisation et se diviser en races distinctes, qui depuis lors n’ont plus changé. La chose est difficile à comprendre, et c’est pourquoi bon nombre de naturalistes éminents, il faut bien l’avouer, se sont vus forcés de rejeter la chronologie du peuple juif. Suivons-les sur ce terrain où fleurit l’hérésie; traversons à pied sec le déluge universel et reculons indéfiniment l’époque de la der- nière création. Qu'en résultera-t-il? Saurons-nous un mot de plus sur l'origine des races? Non, pas même un seul iota. Nous nous trouverons lancés dans un vaste champ de conjectures, et chacun pourya supposer à sa guise ce qu’il lui plaira d'inventer à l’appui de son système. L'abbé de Maillet, plus connu sous le nom de Telliamed, soutiendra que le chien fut jadis un poisson ; Buffon, moins aventureux, mais encore trop hardi, devinera que tous les chiens descendent du ehien de montagne; d’autres retrou- veront le type primitif dans le dingo de la Nouvelle-Hollande, que sa position géographique à mis à l’abri des croisements; d’autres plaideront en faveur du chien des hiéroglyphes, qui a sur tous ses rivaux l’avantage d’une généalogie plus longue. Puis Hun- ter, l’illusire John Hunter, imaginera que le loup, en se soumettant à l’homme, s’est transformé en chien ; que le chien, en secouant le 448 MÉMOIRES ORIGINAUX. joug, s’est transformé en chacal, de telle sorte que celui-ci, déjà représenté sur les monuments de l'Égypte à côté du chien et du loup, est un produit de la barbarie, comme le chien est un produit de la civilisation, le loup seul étant un produit dela nature ! Quan- doque bonus dormitat Homerus. Je pourrais grossir la liste, mais à quoi bon? Ces exemples contradictoires ne suffisent-ils pas pour prouver que la recherche des origines est entièrement livrée à lar- bitraire, et que là où on ne possède aucun document quelconque, là où l’imagination seule est en jeu, on ne fait que des romans au lieu de faire de la science? Ceux qui ont besoin pour défendre leur système de remonter au- delà des âges historiques, n’accepteront pas ce jugement. Ils recon- naïtrent que les faits positifs leur manquent complétement; mais à défaut d'observations directes sur les temps inaccessibles où, sui- vant eux, il n’y avait qu’une seule race de chiens, ils invoqueront ce qu'ils appellent l’analogie : ils compareront l’histoire des chiens avec celle des hommes. Si on leur demande comment le type canin a pu se transformer et se subdiviser en plusieurs types, qui étaient déjà distincts il y a 4000 ans, ils répondront qu'ils l’ignorent, mais que la chose est possible, puisqu’à la même époque le type humain s'était déjà transformé et divisé en races parfaitement distinctes. Si on les prie d'expliquer pourquoi le crâne et la face des premiers chiens ont subi les changements considérables qui établissent des différences si tranchées entre les trois grands groupes des mâtins, des épagneuls et des dogues, ils ne l’essaieront pas, mais ils répon- dront que ces changements ont bien pu se produire, puisque des différences aussi prononcées existent entre les têtes des Européens, des Nègres, des Mongols et des Australiens, qui cependant des- cendent d’une souche unique. Si on leur demande par quel méca- nisme l'influence des climats a modifié si profondément le pelage des chiens, ils avoueront que cet effet est difficile à comprendre, mais qu’il est fort admissible, puisque le soleil a bronzé la peau des Éthiopiens, doré celle des Mongols et cuivré celle des Américains, qui sont tous issus d’une race blanche. Enfin, si on leur objecte qu’on a trouvé des chiens de types différents dans presque tous les pays habités et qu’il faudrait dire au moins par quelle voie une SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 449 espèce unique, créée n'importe où, en Mésopotamie ou ailleurs, a pu se disséminer et se répandre par toute la terre, gagner l'Amérique, la Polynésie et la Nouvelle-Hollande, — ils confesseront qu’effec- tivement ce problème est insoluble, mais que, les hommes ayant pu, à une époque inconnue, franchir sans boussole les mers im- menses pour aller peupler tous ces continents et toutes ces îles, les chiens ont bien pu les suivre et les accompagner jusqu'aux anti- podes; - jusqu’en cette Australie lointaine, dont le climat tempéré est presque semblable au nôtre, et où cependant on ne trouve que des êtres sans analogues dans le reste de la création, où toute la nature animée, les mammifères comme les oiseaux, les poissons comme les reptiles, les insectes comme les mollusques, les plantes elles - mêmes, en un mot tout ce qui a vie, à l’exception peut-être de l’homme et du chien, diffère tellement des créatures qui composent les faunes des autres pays, que le voyageur étonné, en débarquant sur ce sol fantastique, parmi les kanguroos et les oruithorhynques, est porté à se demander s’il ne vient pas de changer de planète ! Quels arguments ne pourrait-on pas tirer contre l'hypothèse d’une création unique et centrale, de ces variations des faunes zoologiques, variations que ne peuvent expliquer ni les latitudes, ni les climats, ni les migrations, ni les déluges partiels, ni les grands cataclysmes du globe, et qui forcent les esprits les plus obstinés à reconnaître l’ubiquité de la puissance créatrice! Mais je ne me propose point d'examiner ici dans son ensemble la cosmogonie classique, et je n'insisterai pas plus longtemps sur la distribution géographique des espèces animales. Je n’ai pu toutefois me dispenser d’en dire quel- ques mots, parce que cette question se présente inévitablement lorsqu'on se demande si tous les chiens de l’univers peuvent des- cendre d’une souche commune. Nous pouvons maintenant résumer la discussion précédente. — Deux opinions sont en présence : l’une simple, claire, presque évi- dente, et surtout naturelle, explique la diversité des effets par la di- versité des causes, et attribue à des différences originelles les énormes divergences de forme et d’organisation qui existent dans la grande tribu des chiens plus ou moins domestiques; Pautre, admise uniquement pour les besoins d’un système, suppose, con- I. — 19 JuiLLer 1858. 30 450 MÉMOIRES ORIGINAUX. trairement aux probabilités et aux apparences, que tous ces ani- maux, quelque dissemblables qu’ils soient, ne forment qu’une seule Espèce et sont issus du même sang. La première rend compte immédiatement, et sans la moindre difficulté, de tous les phéno- mênes connus, soit dans le présent, soit dans le passé; la seconde est en contradiction flagrante, en opposition absolue avec plu- sieurs faits d’une importance capitale, et ne réussit à expliquer les autres qu’en accumulant hypothèse sur hypothèse, paradoxe sur paradoxe. On peut dire hardiment que si tous les hommes avaient la même forme et la même couleur, que si l’unité de l'espèce humaine était assez évidente pour être à l’abri de toute contestation, personne n'eût jamais songé à confondre tous les chiens dans une seule Espèce, à faire descendre tous ces types disparates d’un type unique et primordial. Mais il fallait démontrer que tous les types humains sont les rameaux d’un même tronc; on avait contre soi l’his- toire et l’observation, l'étude du présent et celle du passé, en un mot tous les témoignages; alors on a supposé qu'avant les premières ébauches de la civilisation l’influence du climat et du genre de vie, continuée pendant quelques siècles suivant les uns, pendant des myriades d'années suivant les autres, avait fini par produire des races humaines de toute forme et de toute couleur, et comme cette assertion, contredite par les résultats des colonisations modernes, ne reposait sur aucune preuve, comme il fallait pourtant l’étayer d’un raisonnement quelconque, on a invoqué l’analogie. Voyez les chiens, a-t-on dit, ils different entre eux bien plus que les hommes, et cependant ils ne forment qu’une seule Espèce. L'ensemble des conditions physiques qui les a modifiés a agi également sur les hommes et a bien pu les modifier aussi. Fort bien, mais je demande la preuve de cette assertion sur l’origine des races canines, on me répond : Pourquoi n’en serait-il pas ainsi? N'est-ce pas un ensemble de conditions analogues qui a divisé en races distinctes l’Espèce unique des hommes? —Et grâce à cet ingénieux artifice, à ce va et vient perpétuel de l’homme au chien et du chien à l’homme, on démontre alternativement l'unité de l’Espèce humaine par exemple de l’Espèce canine, et l’unité de celle-ci par l'exemple de celle-là, SUR L’HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 451 c'est-à-dire toujours la question par la question. Il y a longtemps qu’on tourne dans ce cercle vicieux. L’analogie sans doute est bonne à invoquer dans beaucoup de cas; car, si elle ne fournit jamais de certitude complète, elle donne du moins des présomptions , des probabilités dont la science fait son profit. Mais, pour avoir le droit de raisonner par analogie, il ne suffit pas de reconnaître une certaine connexité entre les deux phénomènes que l’on rapproche; il faut, avant tout, que l’un d’eux soit connu et expliqué, et alors seulement il est permis de se de- mander jusqu’à quel point la connaissance de ce premier phéno- mène peut concourir à l’explication du second. Procéder autrement, comparer deux choses également inconnues et croire qu'il suffise de renvoyer de l’une à l’autre pour les éclairer toutes deux, au béné- fice d’un système, c’est violer tous les principes de la logique et se placer en dehors du bon sens le plus élémentaire. Laissons donc de côté les raisonnements par analogie, qui ne font qu’embrouiller le problème. Écartons les arguments tirés de l’unité de l’Espèce humaine , et, restant face à face avec la seule question des types canins, avouons que la diversité de ces types est inexpli- cable dans l'hypothèse d’une origine commune. Souvenons-nous maintenant que nous n’avons entrepris cette étude que pour mettre à l'épreuve la doctrine générale de la perma- nence des Espèces. Le premier exemple que nous avons choisi n’a pas été favorable à cette doctrine, puisqu'il ne nous a pas été pos- sible de rattacher à une espèce primitive et unique toutes les races canines dont les croisements produisent pourtant des métis féconds. Prenons donc maintenant un second exemple, et séparons-nous des chiens pour nous occuper des hommes. $ IL. — Tous les hommes sont-ils de la même espèce? Il est bien entendu que je ne me propose pas d'étudier dans tous ses détails la question si controversée des origines de l'humanité. On a écrit sur ce sujet de longs volumes que je n’essaierai même pas de résumer. Mon but est seulement d’examiner si l'histoire na- turelle du genre humain confirme ou iufirme la doctrine de la per- 452 MÉMOIRES ORIGINAUX. manence des Espèces, et le système de zootaxie basé sur les résultats des croisements. Tous les types humains peuvent, en se mariant, donner des pro- duits féconds ; donc ils proviennent d’une souche commune. Tel est le raisonnement de l’école unitaire. Mettons ce raisonnement aux prises avec les faits. C'est un fait universellement reconnu et admis, même par les théologiens les plus inflexibles, que, dès l’origine des temps his- toriques, les hommes étaient déjà divisés en plusieurs races parfaitement distinctes, dont les types se sont, sans la moindre altération, perpétués jusqu’à nos jours. Si les documents écrits ne paraissaient pas assez démonstratifs, ou si l’on mettait en doute l'identité des types anciens avec certains types modernes, il suf- irait, pour faire cesser toute hésitation, de renvoyer aux sculp- tures ou aux dessins qui ont été retrouvés dans les monuments de l'Égypte, et qui remontent à l'antiquité la plus reculée. Dans plu- sieurs des scènes qui y sont figurées, on aperçoit, parmi les hommes blancs des divers types caucasiens, des Nègres absolument sem- blables aux Ethiopiens modernes. Je citerai en particulier la grande procession de Tothmès IV, qui date de 4700 ans avant Jésus-Christ, et les sujets représentés sur les monuments d’Aménophis IE, de Horus, de Rhamsès II, Rhamsès III, etc. Les artistes égyptiens ont merveilleusement rendu les caractères du type éthiopien; cette tête laineuse, étroite, prognathe, ce front fuyant, ce nez épaté, ces dents obliques, ces lèvres saillantes, et même, chose très remar- quable , cet angle #fäcial aigu, compris entre 65 et 70°, dont la signification zoologique n’a été reconnue que depuis la fin du der- nier siècle. Le savant Samuel Morton, dans son intéressant ouvrage sur l’ethnographie égyptienne, a reproduit neuf têtes éthiopiennes tirées du tableau qui représente la victoire de Rhamsès Il sur les Nègres dans le temple de Beyt-el-Wâlee, en Nubie /1). La tête de Rhamsès, dessinée sur la même page, contraste de la manière la plus frappante avec celles des vaincus; on croirait voir un Grec (1) Sam. GEORGES MORTON, Crania Ægyptiaca, Philadelphia, 1844, in-folio, p. 62. Les figures reproduites par Morton sont empruntées aux dessins publiés par Champollion et par Rosellini. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN, 453 moderne au milieu des populations du Congo. On notera que, sur tous les monuments de l’antiquité égyptienne, les Nègres figurent comme une race déjà asservie et méprisée. Ce sont tantôt des es- claves courbés et presque écrasés sous le trône de leur maître, tantôt des fuyards consternés , tantôt des vaincus qui déposent en tremblant, aux pieds du roi d'Égypte, les tributs les plus humi- liants. Rosellini a reproduit un autre tableau représentant le combat de Rhamsès IT (Sésostris) contre les Scythes. On remarque, parmi ces derniers, une troupe alliée ou mercenaire de guerriers tout à fait semblables aux Mongols actuels de l'Asie centrale. Les traits du vi- sage, la forme du crâne, la moustache étroite et longue, les cheveux rasés sur le devant, rassemblés sur le derrière en forme de queue, tout concourt à rendre cette ressemblance frappante. Enfin, personne n’ignore que les peintures et les sculptures égyp- tiennes abondent en têtes de Juifs ou d’Arabes parfaitement carac- térisées; on y trouve même quelques têtes qui rappellent le type hindou. Ainsi, il est bien certain que, depuis l’origine des temps histo- riques, c’est-à-dire depuis plus de quarante siècles, il existe dans le genre humain un certain nombre de types bien distincts, qui, mal- gré les migrations, les alternatives de civilisation et de barbarie, les révolutions politiques, religieuses et sociales, ont persisté d’äge en àge sans subir le moindre changement. Les Juifs, les Éthiopiens et les Mongols modernes semblent sortis des mêmes moules que ceux de leurs prédécesseurs qui vivaient du temps d’Aménophis et de Sésostris. C’est là un fait incontestable et incontesté. Les types répandus en Amérique, en Polynésie, en Australie, dans le sud de Afrique, et généralement dans tous les pays incon- nus aux anciens, exislaient-ils déjà à cette époque reculée? Sur ce point, l’histoire est muette. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les races découvertes par les voyageurs modernes n’ont subi, depuis qu’on les connaît, aucune modification physique appréciable. Il est donc permis de croire qu’elles sont aussi fixes que les autres, et de supposer qu'elles sont aussi anciennes. Cette question, au surplus, n’a pour nous qu'une importance secondaire. Nous ne cherchons 454 MÉMOIRES ORIGINAUX. pas à préciser le nombre, l’origine et les caractères de tous les types primitifs de humanité. Nous nous demandons seulement sil n°y en a qu'un seul ou s’il y en a plusieurs ; et, sans nous inquiéter de ce qui se passait il y a quatre mille ans dans les pays nouvellement découverts, il nous suffit de savoir qu’à cette époque les nations de l'Orient connaissaient le type éthiopien et le type mongol, et que dès lors, par conséquent, humanité était déjà divisée au moins en trois groupes de races : les unes blanches, les autres noires, les autres jaunes. Laissons de côté, pour un moment, les races jaunes. Les docu- ments historiques et graphiques qui s’y rapportent ne sont pas con- testables; mais ils ne sont peut-être ni assez nombreux ni assez précis pour établir, avec une complète évidence, l'identité des types mongoliques actuels et de ceux qui existaient vingt ou vingt-cinq siècles avant notre ère. Accordonus, si l'on veut, que les types amé- ricains, polynésiens et australiens, sur l’origine desquels nous n’a- vons pas de renseignements, ne fussent pas encore distincts des types de l’ancien monde. Allens plus loin encore : supposons, pour simplifier le problème, qu’il n’y eût, à l’origine des temps histo- riques, que des hommes blanes occupant l’Europe, l'Asie et le nord de l'Afrique, et des hommes noirs habitant les zones tropicales du continent africain. Voilà certes bien des concessions qui témoignent de notre désir de faciliter aux unitaires l'explication des variétés du Genre humain. La question se trouve donc ainsi ramenée aux termes suivants : Comment les hommes blancs et les hommes noirs, représentés sur les monuments de l'Égypte, ont-ils pu descendre d’une souche commune ? Ici encore, comme nous l’avons vu tout à l'heure en étudiant l’ori- gine des espèces canines, les unitaires se divisent en deux camps. Les uns admettent sans restriction le déluge biblique et la chrono- logie des Juifs. Les autres osent s'affranchir des traditions sacrées et accordent à l’humanité une antiquité en quelque sorte illimitée. Les premiers attribuent la dégradation physique et morale des Nè- gres à la malédiction prononcée, par le patriarche Noé, contre Cham, son second fils. Les derniers, substituant une explication na- turelle à une explication surnaturelle, attribuent à l'influence indé- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 459 finitivement prolongée de la température et du climat la transfor- mation graduelle de homme blanc en homme noir. Tous, du reste, s'accordent à proclamer que les premiers hommes étaient blancs. Examinons rapidement ces deux théories. La théorie biblique, ou plutôt soi-disant biblique, suppose l’inter- vention d’un miracle qui, par sa nature même, se place en dehors de la sphère des investigations scientifiques. Nous n’aurions donc qu’à nous incliner devant ce mystere s’il reposait réellement sur la révélation, comme on l’a admis presque universellement avec une légèreté qui touche de près à la sottise. Faut-il que la science soit obligée de rappeler la théologie au respect de l’Écriture sainte ? Le rédacteur de la Genèse n’a rien écrit qui pût se rattacher, de près ou de loin, à la distinction des races après le déluge. Loin d’avoir dit que la malédiction de Noé ait eu la conséquence singu- liére de changer la forme et la couleur des descendants de Cham, il a indiqué précisément le contraire, et il ne faut rien moins que le besoin de détruire une croyance opposée à la foi orthodoxe pour me décider à raconter ici cette vieille histoire dont tout le monde parle sans la connaître. Noé, comme on sait, planta la vigne, but et s’enivra. En revenant de son ivresse, il se courrouça contre son second fils, par un motif dont ilne m’appartient pas de sonder la profondeur. Toutefois, par un effet de sa bonté paternelle, il voulut bien épargner le fils qui avait surpris sa honte, et se borna à maudire la lignée de Chanaan, quatrième fils de Cham. Cham lui - même et ses trois autres fils ne furent pas maudits. Quant aux descendants de Chanaan, ils fu- rent voués à l'esclavage, rien de plus, rien de moins. Voici le texte : « 25. Noé dit : Que Chanaan soit maudit; qu’il soit l’esclave des esclaves de ses freres. « 26. Il dit encore : Que le Seigneur le Dieu de Sem soit béni, « et que Chanaan soit son esclave. « 27. Que Dieu multiplie la postérité de Japhet, et qu'il habite « sous les tentes de Sem, et que Chanaan soit son esclave » (Genèse, chap. 1x). Jusqu'ici il est question de malédiction et de servitude, et non de changement de couleur. Mais on pourrait supposer que cette dégra- = = 456 MÉMOIRES ORIGINAUX. dation a suffi pour constituer une-race inférieure, et que, malgré le silence du texte, le type nègre s’est produit dans la famille mau- dite. Qui prouve, en effet, qu’il n’en ait pas été ainsi? Ce qui le prouve ? La Genèse elle-même, dans ce fameux chapitre X qui a à la fois éclairé et embarrassé les historiens et les géographes d’une cer- taine école. Quelques-unes des indications qu’on y trouve manquent de précision et de clarté, mais les six versets ( v. 15 à 20) consacrés à la postérité de Chanaan ne peuvent être l’objet d'aucune hésita- tion. Les onze fils de ce personnage furent les chefs d'autant de tribus qui prirent le nom général de peuples chananéens, et qui occupèrent le pays dit de Chanaan. Où était ce pays? Le texte va nous le dire : « 19. Les limites de Chanaan furent depuis le pays qui est en « venant de Sidon à Gerora jusqu’à Gaza, et jusqu’à ce qu'on entre « dans Sodome, dans Gomorrhe, dans Adama et dans Seboïm, jus- « qu’à Lesa. » Personne n’ignore, d’ailleurs, que ce pays de Chanaan devint plus tard la Judée, — plus tard encore la Palestine, et qu’il n’a jamais été habité que par des peuples blancs. Par conséquent, la race mau- dite par Noé a toujours conservé sa couleur et il faut chercher ailleurs l'origine des Nègres. À l’époque où, suivant la tradition juive, la Genèse à été écrite, les Hébreux, déjà sortis d'Égypte, erraient encore dans le désert et convoitaient la terre promise. La base de leurs prétentions sur cette terre était précisément la malédiction prononcée depuis 600 ans contre les peuples blanes qui l’habitaient, et que la colère de Noë avait voués à l’esclavage. Quant à la race nègre, elle existait déjà dans une autre contrée, où les descendants de Chanaan n'étaient point parvenus. Qui pouvait supposer alors que trente et quelques siècles plus tard, grâce à l’ignorance des uns, à la mauvaise foi des autres, des hommes blancs, soi-disant chrétiens, issus peut-être des peuplades chananéennes, appliqueraient la malédiction de Noé aux malheureux habitants de la Guinée et du Congo, et s’arroge- raient pieusement le droit de réduire en esclavage des hommes noirs qui à coup sûr ne descendent pas de l’infortuné Chanaan. J’en pourrais dire long sur ce sujet; mais en voilà bien assez pour SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 457 renvoyer les théologiens à l’école, et pour les autoriser à ne plus faire intervenir la Bible dans la question de l’origine des Nègres. Magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes (1). Le problème que nous cherchons à résoudre étant ainsi débar- rassé de tout élément surnaturel, nous pourrons en toute liberté discuter les explications plus ou moins physiologiques au moyen desquelles les unitaires ont essayé de concilier la multiplicité des types humains avec l’hypothèse d’une souche commune. J’éprouve le besoin de rappeler que le type éthiopien est resté invariable depuis l’origine des temps historiques, et qu’il est repré- senté avec l'exactitude la plus frappante sur des monuments égyp- tiens antérieurs à toutes les histoires écrites. La date précise de ces monuments n’est pas suffisamment déterminée, mais on avoue qu’ils ont environ 4,000 ans d'existence, et qu’ils sont au plus postérieurs de trois ou quatre siècles à l’époque fixée par les Juifs pour le déluge universel (2398 av. J.-C.). -C’est dans cet intervalle, relativement si court, qu'a dû s’opérer la transformation naturelle de l’homme blanc en homme noir. La chose est-elle acceptable? Evidemment non. ]l y a près de 400 ans que les Européens se sont établis dans les contrées tropi- cales, et ils n’y ont pas perdu leur couleur. Ils n’ont pas fait le moindre pas vers la tranformation que les premiers habitants de l'Afrique auraient dû subir en un temps à peu près égal. Notez que les Nègres des monuments de l'Egypte n’étaient pas en voie de trans- formation, mais qu'ils étaient déjà complétement transformés, si bien que depuis lors leur type n’a pas subi le moindre changement. De ce fait et d’une foule d’autres aussi embarrassants, est venue la nécessité de remanier la chronologie. On a cherché à diminuer l'antiquité de la civilisation égyptienne et à augmenter lanti- quité du déluge (2). On a ainsi gagné trois ou quatre siècles; ac- (1) Cette phrase burlesque, échantillon du latin du frère Jean des Entommeures, n'aurait certainement pas trouvé place ici, si le sage Montaigne ne l’eût jugée digne d'être conservée. (Voy. RABELAIS, Gargantua, liv. 1, chap. 39 ; MONTAIGNE, Essais, liv. 1, chap, 24.) (2) Je ne saurais trop inviter le lecteur à prendre connaissance de l'ingénieuse chronologie de M. Eusèbe de Salles (Histoire générale des races humaines, Paris, 1849, in-12, p. 338). Cet auteur, qui se croit chrétien et orthodoxe, fait venir le déluge 458 MÉMOIRES ORIGINAUX. cordons-en huit ou dix, et la question ne sera pas résolue. S'il est démontré que trois siècles de séjour dans le pays des hommes de couleur ne font subir aucune modification au type des hommes blancs, trois siècles de plus et trois autres encore ne feront qu’a- jouter zéro à zéro et le résultat sera toujours nul. C’est pourquoi M. Eusèbe de Salles suppose ingénieusement que la distinction des races est antérieure au déluge et qu’elle s’est continuée, à travers ce grand cataclysme, par le sang des trois femmes qui surnagè- rent dans l’arche avec les trois fils de Noé (1). Ne sait-on pas, en effet, qu'avant l’inondation universelle l'humanité était déjà divisée en deux races : les enfants de Dieu et les enfants des hommes, dont les unions produisirent la race croisée des géants (2)? Les sceptiques auront peut-être envie de rire, mais cette explication, du moins, leve toutes les difficultés. Il est fâcheux seulement qu’on n’y ait pas songé plus tôt. Faute d’avoir médité sur l’ethnographie antédilu- vienne, beaucoup de savants unitaires ont éprouvé le besoin d’al- longer indéfiniment la période qui a précédé les temps historiques, de faire écouler plusieurs milliers, plusieurs myriades d'années, entre l’origine commune des hommes et la formation définitive des races et, par conséquent, de déchirer plusieurs pages de la Genèse. — Comme il est toujours permis de donner beau jeu à ses adver- saires, je ne les chicanerai pas sur le déluge et je leur PE tout ce qu’ils voudront sur l'antiquité de la création. Cela posé, Je leur demanderai à quelle influence ils attribuent la production de universel plus de 5000 ans avant J.-C., et attribue ce cataclysme, non aux cata- ractes du ciel, mais à l’éruption du continent américain, jusqu'alors enseveli sous les eaux, M. Prichard ne paraît pas disposer de renseignements -aussi précis; néanmoins, la chronologie biblique s'étant trouvée en travers de son système, il a bien fallu la sacrifier. Les phrases suivantes ont dû beaucoup coûter à son ortho- doxie, d’ailleurs très fervente : « De cette contradiction nous pouvons, je pense, « conclure avec certitude que les écrivains de la Bible n’ont eu aucune révélation « sur le sujet de la chronologie... La durée du temps est une matière sur laquelle « la lumière surnaturelle n’a pas été donnée aux hommes. » (Researches in to the Physical History of mankind. Third. edit,, vol. v, p. 557. London, 1857, in-8°.) On voit que ces messieurs, malgré leur soumission apparente, regimbent encore contre l’aiguillon. ; (1) Eusèse DE SALLES, Hist, générale des races humaines, Paris, 1849 ,in-12, p.328. (2) Genése, ch, vi, v. 1 à 4, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 499 la race nègre qui, pour eux, n’est qu'une dégradation de la race blanche caucasique. Parmi les caractères anatomiques qui distinguent l’Éthiopien du Caucasien, je choisirai d’abord, sinon le plus grave, du moins le plus apparent, la couleur de la peau. Les cellules les plus profondes de l’épiderme, formant ce qu’on appelle le corps muqueux de Mal- pighi, sont transparentes chez les blancs, et pleines de pigment chez les noirs. Voilà la différence réduite au minimum. Il ne s’agit plus que de savoir comment les cellules du corps muqueux ont pu se remplir de pigment. La réponse est prête depuis longtemps : c’est la chaleur du climat en général, et en particulier l’action des rayons solaires qui fait déposer une matière colorante à la surface du derme. Je demande la preuve de cette assertion ; on m’en donne deux au lieu d’une : 1° l’homme blanc qui s’expose au soleil ne tarde pas à brunir, et certains pavsans du midi de l’Europe ont le visage aussi foncé que les mulâtres; 2° la couleur des races humaines varie avec le climat qu’elles habitent. « IL est évident, « dit le docteur Prichard, dont les unitaires ne récuseront pas « l'autorité, que la zone torride est le siége principal des races « noires, que les zones tempérées sont celui des races blanches, et « que dans les climats en dehors des tropiques, mais qui en sont « encore assez voisins, se trouvent des nations dont la couleur « eslÎMiermédiaire entre la teinte la plus foncée et la teinte la plus « claire (1).» Examinons la valeur de ces deux arguments. Le premier ne pèse pas un fétu. Le hâle du soleil, quoi qu’on en dise, donne des teintes qui n’ont aucune analogie avec celle des Nègres. Il n’atteint que les parties exposées au grand air, et, chez les peuples noirs qui portent des vêtements, les régions découvertes ne sont pas moins colorées que les autres; il paraît même que chez les Hawaiis (îles Sandwich) les teintes les plus sombres sont l’apa- nage de la classe aristocratique, qui est beaucoup moins exposée à l’ardeur du soleil que la classe populaire. Ce fait est reproduit et (1) PricHARD, Histoire naturelle de l'homme, trad, fr. Paris, 1843, t. 2, p. 237, in-8°, Nous avons déjà cité, du même auteur, un autre ouvrage plus étendu, qui n’a pas été traduit, et qu'on ne confondra pas avec celui-ci, 460 MÉMOIRES ORIGINAUX. accepté par M. Prichard lui-même (1). Quoi qu’il en soit, lesetfets de laradiation solaire sont passagers; ils disparaissent au bout de quel- ques mois ou de quelques années lorsqu'on change de climat ou de genre de vie; et en aucun cas ils ne peuvent se transmettre par hérédité. On n’hérite pas plus d’un teint brûlé qu’on n’hérite d’une brûlure, et le fils du paysan le plus hâlé est aussi blanc, toutes choses égales d’ailleurs, que celui du plus raffiné des citadins. Mais, objecte-t-on, une influence toute locale et tout individuelle, répétée sur plusieurs générations, peut à la longue avoir donné lieu à un caractère héréditaire. Hypothèse pure, contraire au bon sens et à l’expérience. Autant vaudrait dire qu'après vingt générations successives les enfants des laboureurs naissent avec des mains cal- leuses; que les Juifs, circoncis de père en fils depuis Abraham, mettent au jour des enfants sans prépuce; que les Polynésiens nou- veau-nés sont couverts de tatouages comme leurs ancêtres, et que les Australiens viennent au monde avec un trou héréditaire dans la cloison du nez. L'observation démontre que les modifications acci- dentelles et locales produites sur certains organes par les agents extérieurs sont propres à l'individu qui les subit et ne se trans- mettent pas à sa postérité. Donc si, par impossible, un homme blanc pouvait acquérir sous le soleil des tropiques la couleur bronzée des Nègres, ses enfants n’en seraient pas moins blancs pour cela et n’en conserveraient pas moins tous les caractères primitifs de leur race. En voilà bien assez sur le premier argument. Voyons done si le second sera plus sérieux. On s'efforce de démontrer que les modifications de la couleur dépendent de linfluence des climats, en disant que les races noires occupent la zone torride et les races blanches les zones tempérées. Notons d’abord que si cela était vrai, cela ne prouverait absolument rien, car si les uns soutenaient que l’œuvre primitive du Créateur a été dénaturée par les agents extérieurs, les autres soutiendraient, avec tout autant de probabilité et avec plus de sagesse, que la na- ture, en créant partout des hommes, a mis l’organisation de chacun d’eux en harmonie avec le milieu où elle les plaçait. Toutefois, s’il (L)ELor. cit. Ut 2, 4p. 47e SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 461 était bien établi que la couleur des hommes est toujours la même dans le même climat ou dans des climats analogues, que leur peau, noire sous l’équateur et dans la zone intertropicale, s’éclaireit gra- duellement. à mesure qu’on s’avance vers l’un ou l’autre pôle, et que, dans les deux hémisphères, elle présente la même teinte sur chaque point des diverses lignes isothermes; si, en un mot, on trouvait une relation constante ou à peu près constante entre le climat et la couleur, l’opinion des unitaires sur la question du pig- ment, sans être démontrée, prendrait du moins une apparence sé- rieuse. Mais rien n’est plus inexact que le prétendu fait sur lequel on se base. Les anciens, qui ne connaissaient que le sud de l’Europe, le nord de lAfrique et la sixième partie de l'Asie, voyant que les Germains étaient plus blancs que les Grecs, et les Numides moins foncés que les Éthiopiens, les anciens, dis-je, étaient autorisés à croire que la couleur de la peau variait avec la température, et que les habitants de la zone torride devaient leur teint de charbon à l’action brûlante du soleil. Comme tous les grands phénomènes de la nature rentraient alors dans le domaine de la fable, les poètes racontaient que l'imprudent Phaëéton, dans sa course aventu- reuse qui faillit mettre le feu à la terre, avait calciné l’Éthiopie et ses habitants : S'anguine tum credunt in corpora summa vocato Æthiopum populos nigrum traxisse colorem (À). Lecat, qui cite mal ces vers d’Ovide, raconte que de son temps, en plein xvin° siècle, de savants commentateurs du Pentateuque, invoquant à la fois l’astronomie et la géographie, ont calculé que le soleil était précisément au-dessus de l’Éthiopie lorsque Jusué l’ar- rêta dans son chemin, et ont substitué cette explication à celle des païens d'autrefois (2) ; mais on s'accorde généralement aujourd’hui à croire que le sta sol de Josué n’a failli brûler que Galilée et n’a noirei que l’Inquisition. C’est un phénomène très remarquable que lobstination avec la- (1} Ovipe, Métamorph., lib. 1, (2) Lecar, Traité de la couleur de la peau humaine. Amsterdam, 1765, in-6°, p, 9. AG2 MÉMOIRES ORIGINAUX. quelle l'esprit de l’homme s'attache aux débris des ancienne croyances. Il n’est pas de sacrifice qu’il ne soit disposé à faire pour conserver, pour implanter au milieu des connaissances modernes, des théories inventées dans les temps d’ignorance, et devenues in- compatibles avec les faits, depuis que la science a étendu son do- maine. Lorsqu'on ne connaissait qu’un petit coin du globe, on avait cru trouver une certaine relation entre la couleur des hommes et les climats où ils vivaient. Les peuples à peau blanche supposaient donc que les Nègres étaient des blancs bronzés par le soleil d'Afrique; c'était permis jusqu’à un certain point Les Nègres, à la même époque, prétendaient de leur côté qu’ils étaient les plus anciens des hommes (3), et supposaient sans doute que les Européens étaient des noirs blanchis par les frimas du Nord; cette interprétation était aussi légitime que l’autre. Mais au xix° siècle, dans l’ère nouvelle ouverte par les Gama, les Colomb et les Magellan, après toutes les découvertes de la géographie et de l’ethnologie, de semblables hy- pothèses ne peuvent plus servir qu’à amuser des enfants. Les Lapons, les Samoyèdes, les Kamtschadales, les Esquimaux, les Groënlandais, en un mot tous les peuples hyperboréens qui oc- cupent les limites de la terre habitable, ont le teint basané, jaune- brun ou olivätre, les cheveux noirs, les yeux noirs, le visage à peu près imberbe. On pourrait au premier abord les prendre pour des mulâtres si la raideur de leurs cheveux, la forme de leur tête et l’ensemble de leurs traits ne les rattachaient aux types mongoliques. Quelle est la cause qui a coloré leur peau et qui a développé chez eux tout l'appareil pigmentaire ? A coup sûr ce n’est ni la chaleur du climat ni la radiation solaire. Éloignons-nous maintenant de ces régions glacées et dirigeons-nous vers l’équateur, en traversant successivement du nord au sud l'Asie, l’Europe et l'Amérique. En Asie, depuis le pays des Samoyèdes, qui entoure le golfe Taï- mour, jusqu’à l'extrémité de la presqu’ile de Malacca, c’est-à-dire de- puis le 78e degré de latitude nord jusqu’à l’équateur, dans une étendue longitudinale d’environ dix-neuf cents lieues sur une lar- geur moyenne de plus de mille lieues, se trouvent répandues les {1} DroporE DE SICILE, Histoire universelle, livre 111, K 2. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 463 races mongoliques à peau jaune, qui occupent la Sibérie, la Mon- golie, le pays des Mantchous, la Tartarie, la Chine, le Japon, le Ti- bet, toute l'Inde au-delà du Gange, — plus des deux tiers de l'Asie et près du quart de la terre habitable. La couleur de la peau n’est pas invariablement la même chez tous ces peuples; elle est plus claire chez les Chinois proprement dits que chez les Samoyèdes, et surtout que chez les Birmans, les Cochinchinois et les Malais, mais elle est toujours jaune, et ces variations sont renfermées dans des limites plus restreintes que celles qu’on observe parmi les peuples à peau blanche. Ce premier exemple porte déjà une rude atteinte à la prétendue loi de Prichard sur la dégradation des teintes, de zone en zoue, à mesure qu’on s'éloigne de l'équateur, car si les peuples mongoliques intertropicaux sont plus jaunes que les Chinois, ceux- ci le sont moins que les Samoyèdes. Le froid aurait-il, comme la chaleur, la propriété de faire sécréter le pigment? et la peau blanche serait-elle exclusivement l'apanage de l'habitant des zones tempérées ? Si cette proposition était vraie, elle serait fort génante pour la théorie des unitaires; elle renverserait même toutes les hy- pothèses qu’ils ont faites sur la coloration des races, mais elle leur laisserait du moins la facilité de faire d’autres hypothèses, et, à dé- faut d'explications physiologiques, ils pourraient dire du moins que les climats exercent une influence déterminée, quoique inex- plicable, sur la couleur de la peau. Cherchons donc à vérifier l'exactitude de cette proposition, et pour cela remontons de nou- veau vers le pôle, pour descendre encore vers l’équateur, en tra- versant cette fois l’Europe et Le nord de l'Afrique. Au sortir de la mer Glaciale, nous rencontrons d’abord le cap Nord, situé à l’extrémité la plus septentrionale de la péninsule Scandinave, et nous entrons dans la Laponie. Là vit ou plutôt vé- gète une race de petits hommes à demi sauvages, à tête morfgolique comme les Samoyèdes et les autres hyperboréens, et distincts de tous les Européens par leur teint d’un jaune brunâtre qu’accom- pagne une chevelure raide et noire. Puis nous franchissons cette ligne idéale qu’on nomme le cercle polaire, et tout à coup, sans transition, la scène change : nous ne voyons plus que des hommes grands, extrêmement blancs, au crâne caucasique, à l'iris bleu, à la A6G4 MÉMOIRES ORIGINAUX. chevelure fine et blonde. Ne cherchons pas l’explication de ce sin- gulier contraste, qui dénonce la différence des origines, et avançons vers le Sud, à travers les populations germaniques et celtiques, vingt fois croisées par les migrations et les conquêtes. Peu à peu la chevelure se fonce, l'iris devient brun, la peau perd sa blancheur éblouissante ; et finalement, dans le midi de l’Europe, en Grèce, en Italie, en Espagne, nous trouvons des peuples de taille moyenne, appartenant toujours à des races blanches, mais dont le teint est déjà tant soit peu obscurci. Passons maintenant la mer et entrons dans la zone septentrionale de l'Afrique. Cette zone, comprise entre la Méditerranée et le tropique du Cancer, et étendue depuis l’Atlan- ique jusqu’à la mer Rouge, est habitée par des nations que modi- fièrent successivement la domination romaine, l’invasion vandale et la conquête arabe, sans parler de l’occupation française, trop ré- cente pour être prise en considération. Mais ces populations super- posées, quoique provenant de races fort distinetes, peuvent pour la plupart se rattacher aux types caucasiques. La peau des Africains du nord n’est jamais beaucoup plus foncée que celle des Euro- péens méridionaux , et elle est souvent aussi claire. Certaines tri- bus de Touarics, dans le désert de Sahara, sont même remarquables par la blancheur de leur teint. Descendons enfin au-delà du tropique, et, soit que nous remontions le Nil pour atteindre la Nubie, soit que nous traversions le désert pour pénétrer dans le Soudan, nous ne ren- controns plus que des hommes noirs. Nous cherchons en vain ces teintes intermédiaires, ces nuances progressives de la couleur que la loi de Prichard nous avait annoncées, et que nous avions pu suivre dans l’Asie orientale sur plusieurs peuples mongoliques. Ici, le passage est brusque ; il l’est surtout dans les régions où linter- position d’un désert a mis obstacle au contact des races. Depuis le cercle polaire jusqu’au tropique du Cancer, dans une étendue de plus de mille lieues, la peau des hommes est restée blanche, avec des différences légères, que l’histoire explique aisément par la di- versité des races, et il nous a suffi de franchir quelques degrés de plus pour tomber tout à coup dans la couleur opposée. Mais ce résultat, quoique inexplicable dans ses détails, peut à la rigueur, lorsqu'on le considère dans son ensemble, fournir un ar- SUR L’'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 465 gument aux unitaires. Il est certain, en effet, qu’en faisant abstrac- tion des Lapons, les Européens du nord sont plus blancs que les Siciliens, et que les habitants de Tripoli sont moins foncés que ceux du Soudan. Nous pourrions comparer ces variations du blanc au noir avec la permanence des teintes jaunes chez les peuples mongo- liques, qui s’étendent en Asie depuis l'Océan polaire jusqu’à l’Équa- teur; nous pourrions demander pourquoi le climat de la zone tor- ride, qui charbonne les Africains, se‘borne à déposer une teinte dorée sur la peau des Birmans et des Siamois. Mais n’insistons pas sur ces objections invincibles, allons chercher d’autres faits dans le Nouveau-Monde, et, pendant qu’il en est temps encore, hâtons-nous de jeter un coup d’œil sur les populations indigènes de l'Amérique, dont la cupidité des chrétiens aura bientôt achevé l’extermination. Don Antonio Ulloa, écrivain espagnol, qui, pour effacer la souil- lure des crimes épouvantables commis dans le Nouveau-Monde par ses compatriotes, imagina de dire que les Américains, grâce à la structure particulière de leur peau, étaient moins sensibles à la douleur que les autres espèces d’hommes (1), ajouta, pour complé- ter son système, que tous les habitants de ce continent immense étaient exactement semblables entre eux. «Celui qui a vu un Indien d’une région quelconque, dit-il, peut dire qu'il les a tous vus (2). » Cet aphorisme fit fortune; on admit pendant longtemps l’unité des nombreuses nations américaines, et on les considéra comme for- mant une seule race ou une seule espèce, celle des hommes rouges. Les documents nombreux et authentiques que nous possédons au- jourd’hui sur les débris de l’ancienne population des deux Amé- riques, ont réduit à néant cette hypothèse erronée, et M. Prichard, dont la doctrine climatologique était incompatible avec la perma- nence et l’uniformité de la couleur des hommes depuis le détroit de Béring et le Groënland jusqu’à la Terre de Feu, dans une étendue de plus de trois mille lieues comptées sur le méridien, M. Prichard, disons-nous, a épergiquement et victorieusement combattu l’asser- tion d'Ulloa : « Les Américains, dit-il, ne nous offrent pas tous cette (1) UzLoa, Noticias americanas, Madrid, 1772, in-40, p. 313, cité dans Robert- son, Histoire de l'Amérique, trad. fr., Paris, 1780, in-12, t. 11, p. 521 (note). (2) Cité dans PRICHARD, loc, cit, t. 11, p. 174 de l'éd, franç. AGG MÉMOIRES ORIGINAUX. « teinte dite rouge, c’est-à-dire cuivrée. Quelques tribus, ainsi que « nous le verrons, sont aussi blanches que beaucoup de nations eu- « ropéennes ; d’autres sont brunes ou jaunes; d’autres sont noires, « car les voyageurs les dépeignent comme ressembiant beaucoup, « par la couleur, aux nègres d'Afrique (1).» Ainsi, voilà un conti- nent où sont heureusement rassemblées toutes les variétés de la peau humaine, et comme ce continent s'étend, au nord et au sud, jusqu'aux limites de la terre habitable, nous ne saurions désirer de meilleures conditions pour vérifier l’exactitude de la loi formulée par M.Prichard. C’est donc dans le livre de cet auteur que nous puise- rons nos renseignements. Nous devons nous attendre à trouver les hommes noirs groupés sous l'équateur; les bruns, les jaunes et les rouges se succéderont sans doute régulièrement de zone en zone, au-dessus et au-dessous de la ligne jusqu’aux climats tempérés, et les blancs occuperont les zones suivantes. Telles sont les prévisions de la théorie. Passons maintenant aux faits. L'examen successif de toutes les races américaines nous entrai- nerait dans des détails fort longs, qui pourraient devenir fastidieux. Nous nous bornerons donc à parcourir rapidement le littoral de l'Océan pacifique, sur le versant occidental de l'immense chaîne des Cordilières, depuis le détroit de Béring jusqu’au détroit de Magellan, en passant par l’isthme de Panama. Nous laisserons ainsi de côté près des neuf dixièmes de l'Amérique et nous ne rencontrerons pas de races jaunes, celles-ci ne se trouvant qu’au Brésil, au Paraguay et dans plusieurs autres contrées de l'Amérique méridionale, toutes situées à l’est des Cordilières. Mais, malgré cette omission, le tableau ne laissera pas que d’être encore fort varié. Depuis le détroit de Béring, situé sous le cercle polaire, jusqu’au mont Saint-Élie, sous le 60° degré de latitude Nord, le territoire de l'Amérique russe est habité par des Esquimaux, dont le teint peut être considéré comme un mélange de jaune, de rouge et de brun. M. Prichard, je ne sais pourquoi, garde le silence sur ce point, mais une planche coloriée, annexée au texte (2) et représentant une (1) PricHaRD, t. 11, p. 73, éd. franc. (2) T. 11, p. 104, pl. 24. Les îles Aléütiennes sont situées au sud de la mer de Béring, qu’elles séparent du Grand Océan boréal, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 467 femme des Îles Aléütiennes, vaut mieux que toutes les descrip- tions. Entre le mont Saint-Élie et la rivière Calédonienne qui se jette dans l’océan Pacifique au niveau de la grande île Quadra- et-Vancouver, vers le 50° degré de latitude, les indigènes ont, sous leurs épaisses peintures, la peau aussi blanche que les Européens. Je ne puis résister au plaisir d'emprunter à M. Prichard un pas- sage extrait du récit du capitaine Dixon. Il s’agit d’une jeune femme qui avait consenti à se laisser laver les mains et le visage. « Nous « fûmes confondus du changement produit chez elle par cette ablu- « tion. Son teint avait la vivacité de celui d’une laitière anglaise, et « le vermillon de ses joues faisait un contraste frappant avec la « blancheur de son cou. Son front était si poli, et la peau en était « tellement transparente, qu’on pouvait distinguer au travers les « moindres rameaux veineux (1). » M. Prichard ajoute que cesrensei- gnements sont parfaitement d’accord avec ceux des autres voya- geurs. Ainsi, il est bien établi qu'entre le 60 et le 50° degré de lati- tude Nord, les indigènes de la côte occidentale de l'Amérique ont la même couleur que les Anglais, qui sont situés à la même distance de l'équateur. Au sud de la rivière Calédonienne, jusque vers le 42 degré de latitude, dans tout le district de l’Orégon (ou de Columbia), qui est exactement contenu dans la même zone que la France, habitent des tribus cuivrées, désignées par M. Prichard, d’après le docteur Scouler, sous le nom de tribus Nootka-Columbiennes (p. 154-159). Ces indigènes sont moins colorés que les Iroquois, les Sioux, les Hurons et les autres peuplades à peau rouge qui habitent encore sur le versant oriental des Cordilières, et qui occupaient autrefois l'immense territoire des Etats-Unis jusqu’à l’océan Atlantique. Mais, quoique un peu plus clairs que leurs voisins, les Nootka-Colombiens sont encore d’un assez beau rouge, ainsi que le prouve la planche 35 de l’ouvrage de M. Prichard. En descendant toujours vers l'équateur, nous trouvons, au sud du district de l’Orégon, le territoire de la Nouvelle-Californie, com- pris entre le 429 et le 34e parallèle, à peu près sous les mêmes lati- (1) PaicuaRD, loc. cit., éd. franç., t, 11, p. 159-160. 468 MÉMOIRES ORIGINAUX. tudes que l'Espagne. Les naturels de ce pays sont beaucoup plus noirs que les Hottentots, presque aussi noirs que les habitants de la Guinée; leur couleur est assez exactement celle des nègres de l'Abyssinie. La Vieille- Californie, qui fait suite au territoire précédent, est cette étroite presqu'île, longue d’environ deux cent cinquante lieues, comprise entre le golfe de Californie et l’ccéan Pacifique, et dont l’extrémité méridionale s'étend jusqu’à quel- ques lieues au delà du tropique du Cancer (23° degré 1. Nord). Les peuplades qui habitent cette contrée, dont la latitude corres- pond à celle de l'Égypte, sont aussi noires que les nègres de la Guinée (p. 149 et p. 33), avec lesquels d’ailleurs elles n’ont pas d’au- tre ressemblance. À vingt-cinq lieues de là, sur la rive opposée du golfe de Californie, sous la même latitude et sous le même ciel, nous trouvons les indigènes du Mexique, population mélangée, se- lon toute probabilité, par suite des invasions successives des Tol- tèques, des Chichimécas et des Aztèques. Ces trois nations venues du nord, et paraissant appartenir à la même race, envahirent successivement, au sixième, au onzième et au douzième siècle de notre ère les vastes territoires du Mexique et de Amérique cen- trale, jusqu’à l’isthme de Panama, et se superposèrent aux Olmécas, aux Othomès,aux Totonaques et aux autres tribus abcrigènes. Il est vraisemblable, par conséquent, qu’il y a eu de nombreux croise- ments entre ces diverses races, et il est difficile de retrouver le type des premiers habitants du Mexique. Quoi qu'il en soit, les Mexicains actuels, d’après Prichard, ont la peau couleur otive (t. 11, p. 96). J’ai lieu de croire toutefois que cette assertion, em- pruntée à Clavigero, n’est pas tout à fait exacte. Il est possible que certains Mexicains présentent une teinte aussi foncée, mais cela n’est pas général, car la plupart des indigènes de cette partie de l'Amérique sont simplement olivâtres ou colorés d’un mélange de rouge et de brun. Au surplus, cela importe assez peu pour la question qui nous occupe, notre auteur (1) nous a appris que les Américains noirs habi- (1) PeicarD, t. 11, p. 150 et planche 34. Comparez cette planche avec la plan- che 11, p. 387 de l'édition française, SUR L’HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 469 tent tous au nord du tropique du Cancer; et il reconnaît que les peuples situés entre cette ligne et l'équateur dans le Mexique et le Guatimala sont d’une couleur beaucoup moins foncée. Cela nous suffit parfaitement. Suivons maintenant l’isthme de Panama, qui nous conduit dans l'Amérique méridionale, et, parcourant toujours le littoral de l'océan Pacifique, sur le versant occidental de la chaîne des Andes, traversons successivement la Nouvelle-Grenade, la République de l'Equateur, le Pérou, le Chili, et enfin la Patagonie jusqu’à la Terre de Feu. Dans cette bande étroite et longue, dont la largeur moyenne est à peine de 25 lieues, et qui s’étend depuis le 10° degré de lati- tude Nord jusqu’au 55° degré de latitude Sud, en tout 65 degrés ou 1,600 lieues comptées sur le méridien, tous les naturels passent, à tort ou à raison, pour appartenir à une seule race, qu’on a dési- gnée sous le nom de race ando-péruvienne. Leur couleur est d’un brun plus ou moins foncé, sans mélange de rouge ou de jaune (p. 173). Les plus bruns sont les Péruviens proprement dits, qui occupent toute la zone torride, jusqu’au tropique du Capricorne. Les Araucaniens du Chili, depuis le tropique jusque vers le 40° de- gré de latitude Sud, sont un peu plus clairs (p. 176, 196, 197 et plan- che xxxvn) ; les Pécherais, qui leur succèdent, sur le rivage occiden- tal de la Patagonie, jusqu’au détroit de Magellan et jusque dans la Terre de Feu, sont plus clairs encore. « Leur couleur, olivâtre ou « basanée, dit M. Prichard, est plus pale que celle des Péruviens et « de leurs voisins les Araucaniens (p. 198). » On peut dire par conséquent que, sur le rivage occidental de l'Amérique méridionale, les teintes de la peau vont en s’éclaireis- sant à mesure qu’on s'éloigne de l’Équateur, et qu’on avance vers les terres australes. M. Prichard attribue naturellement ce résultat à l'influence des latitudes et des climats. [l n’y a pas lieu pourtant de s’en prévaloir beaucoup, car la différence des nuances n’est pas plus prononcée entre le Péruvien du nord et le Pécherais du sud qu'entre les divers peuples de l’Europe, et si excessive différence des climats, depuis la Nouvelle-Grenade au sol brûlant jusqu’à la Terre de Feu au sol glacé, n’a pu produire sur la peau des Ando- Péruviens que des variations presque insignifantes, comment 470 MÉMOIRES ORIGINAUX. pourra-t-on comprendre que les Africains blancs et les Africains noirs soient séparés à peine par quelques degrés de latitude? Les Pécherais, qui sont les plus méridionaux de tous les hommes, puis que la Terre de Feu est, de tous les pays habitables, Le plus rappro- ché du pôle austral, sont, quoique vivant au milieu des glaces, in- comparablement plus basanés que les Égyptiens et les Maures voi- sins du tropique. Mais ils Le sont beaucoup moins que leurs voisins immédiats, les Patagons, sur lesquels on a tant débité de fables, et qui vivent sous la même latitude. Ceux-ci sont d’une couleur bronzée que M. Prichard compare, d’après M. d’Orbigny, à celle des mulä- tres (p. 205), mais aucun mulâtre n’est d’un aussi beau noir que les Charruas, tribu patagouienne, aujourd’hui presque entièrement exterminée, et M. Prichard l’avoue lui-même dans une note de la page 205. Sa 38e planche coloriée représente quatre Charruas qui furent conduits à Paris lorsqu'on détruisit leur nation ; ils sont aussi noirs que les nègres de l’Abyssinie (1), avec lesquels, d’ailleurs, ils n’ont aucune autre ressemblance. Récapitulons maintenant les résultats que nous avons obtenus dans cette promenade du nord au sud sur le rivage occidental des deux Amériques. Nous avons rencontré successivement, dans l’Amé- rique russe, sous la latitude de la Norwége, une race d’un jaune brun mêlé de rouge; sous la latitude de l’Angleterre une race par- faitement blanche; sous celle de la France, une race rouge; sous celle de l'Espagne et de l'Algérie, une race noire; de là jusqu’à l’Équateur, dans le Mexique et l'Amérique centrale, sous la latitude de la Guinée et du Soudan, des races simplement brunes, incompa- rablement plus claires que la précédente; de l'Équateur à la Terre de Feu, des races toujours brunes, mais dont la couleur s’éclaircit de plus en plus ; en Patagonie, enfin, sous le ciel le plus rigoureux, une ou plusieurs races noirâtres ou presque entièrement noires. — Et nous avons laissé de côté, je le répète, les neuf dixièmes de l’Amé- rique ! Que pourrions-nous ajouter à ce tableau? Qui osera soutenir encore qu'il y ait quelque relationentre la latitude et la couleur? Et (1) Comparez la pl. 38 (t,11, p. 205) de l’ouvrage de M, Prichard, avec la pl. 41 (t. 1, p. 387). SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 471 que devient la loi de Prichard, loi fausse dans l’ensemble comme dans les détails, fausse en Asie, absurde en Europe et en Afrique, ridi- cule en Amérique? On objecte que la latitude ne fait pas le climat, que les lignes isothermes, sensiblement parallèles à l’équateur dans la zone intertropicale, s’écartent notablement de cette direction dans les zones plus tempérées; qu'il faut encore distinguer les lignes isothères, où la température est la même en été, et les lignes iso- chimènes, où la température est la même en hiver; que la tempé- rature décroît plus rapidement dans les zones australes que dans les zones septentrionales; que le climat dépend encore du voisinage de la mer, du voisinage des montagnes, de l’étendue des continents, de la direction des vents, etc., etc. Et comme toutes ces questions de climatologie sont extrêmement complexes, qu’elles cachent presque toujours quelque élément inconnu, qu’à défaut d’une condition on peut toujours, à tort ou à raison, en invoquer ou en inventer une autre, comme enfin on a l'esprit aveuglé par un système, op- primé par une idée préconçue qui a ses racines dans des croyances presque universelles et dont il est difficile de secouer le joug, pour toutes ces raisous, et pour quelques autres encore que je juge inu- tile de préciser, — on répète imperturbablement qu’il est difficile d'expliquer rigoureusement, pour tous les cas particuliers, les chan- gements innombrables qu’a subis la couleur primitive de la peau humaine, mais que d’une manière générale ces changements sont dus à l'influence des climats. On abandonne les détails, mais on con- serve l’ensemble ; on reconnaît qu’on a perdu tous les coups, mais ou soutient qu’on a gagné la partie. Inconséquence singulière, qui pourrait faire naître des doutes sur la bonne foi des unitaires, si elle ne s’expliquait plus honorablement par des motifs supérieurs, ou plutôt extérieurs à la science. Je me reprocherais d’avoir consacré tant de temps à l’étude de la coloration des races humaines, s’il ne m'avait paru nécessaire d’en finir une fois pour toutes avec la croyance populaire et naïve que M. Prichard a formulée en loi. Il a bien fallu conduire succes- sivement les unitaires dans toutes les parties du mondé, mettre leur doctrine aux prises avec les principaux faits ethnologiques, faire ressortir ceux qu'ils ont l'habitude de laisser dans l'ombre, et exa- 472 MÉMOIRES ORIGINAUX. miner la valeur des hypothèses auxquelles ils ont recours pour expliquer les autres. Nous allons maintenant, tout en supprimant une multitude de détails, jeter un coup d’œil rapide sur les races africaines, parce que c’est en Afrique que les monogénistes vont chercher un refuge lorsqu'ils voient le reste du monde échapper à leur système. Partout ailleurs l'évidence des faits les écrase. La nature semble s’être fait un jeu de les contrarier; on dirait qu’elle a pris des précautions particulières pour déjouer à l’avance toutes leurs explications, et qu’en présidant à la distribution des races, elle a eu l'intention arrêtée de démontrer qu’il n’y a aucune relation entre le climat et la couleur. Livrant l'Amérique tropicale à des races faiblement colorées, elle a placé des hommes noirs en Californie sous un climat tempéré, en Patagonie sous un climat glacial (1). Plus capricieuse encore, si c’est possible, (1) Je ne puis me dispenser de consigner ici un détail dont le lecteur appréciera l'importance, D’après es témoignages que j’ai pu consulter , j'ai classé les Charruas de la Patagonie au nombre des peuples à peau noire ou à peu près noire ( voyez plus hant, page 470}. J'ai spécialement emprunté mes citations à M. Prichard, qui n’avait certes aucun intérêt à placer dans la Patagonie des hommes dont le teint, d’après ses propres expressions, esf aussi foncé que celui de beaucoup de nègres (Prichard, Hist. nat. de l’homme, trad. fr., 1843, t. 1, p. 111 en note), Cet auteur parlait d’ail- leurs, non de ce qu’il avait lu, mais de ce qu'il avait vu de ses propres yeux. Toute- fois, mes deux collègues, MM, Vulpian et Jacquart, aides naturalistes au Muséum, après avoir entendu à la société de Biologie la lecture de mon travail, m'engagèrent à vérifier le fait ; ils m’annoncèrent qu’un buste colorié d’après nature, et représen- tant un des Charruas qui sont morts à Paris il y a une vingtaine d'années, était déposé au Muséum dans la galerie d’anthropologie, et que la couleur de cet individu était simplement basanée. Peu de jours après je me rendis au Muséum, et je m’assu- rai que le renseignement fourni par mes deux honorables collègues était parfaite- ment exact. Je ne pouvais oublier cependant que M. Prichard avait examiné lui- même les Charruas, que M. Flourens avait disséqué leurs peaux, qu'il y avait trouvé un réseau pigmentaire semblable à celui des nègres. (Flourens, Recherches anatomiques sur le corps muqueux ou appareil pigmentaire de la peau, dans l'Indien Charrua, le nègre, et le mulâtre, Dans Annales des sciences naturelles, 22 série, Zoologie, t. vu, p. 156.) M. Jacquart, témoin de mon anxiété, m’annonça que les belles préparations de M. Flourens avaient été déposées dans le laboratoire de ce professeur, et M, le doc- teur Philipeaux eut la bonté de me les montrer. Ces pièces sont parfaitement con- servées ; j'en ai vu environ une vingtaine, et une longue macération dans l'alcool n’a pu faire disparaître la couleur noire de la couche pigmentaire. Outre ces pièces dissé- quées qui ne représentent que des fragments de peaux, nous avons vu, dans plu- sieurs grands bocaux, le reste de la peau de tous les Charruas qui sont morts à Paris, L'une de ces peaux, provenant probablement de l'individu qui a été moulé pendant sa vie, est simplement basanée comme le buste de la galerie; mais les autres peaux sont à peu près noires, et M. Prichard a eu raison de dire qu’elles sent aussi foncée SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 473 dans la répartition de la couleur parmi les races océaniennes, elle a donné une peau presque blanche aux naturels des îles Marquises et de lPArchipel de la Société sous la latitude du Congo, et une peau noire au contraire aux Tasmaniens de la terre de Diémen, sous une latitude analogue à celle de l'Italie, sous un climat analogue à celui de la France; elle a semé au hasard , dans l'Océanie immense, le blanc, le noir, le brun, le rouge, le jaune, toutes les couleurs de sa palette, sans s'inquiéter de l’équateur ni des tropiques, ni de la température, ni du climat, ni des con- nexions, ni des distances, mélange inextricable que n’explique- rait même pas la célèbre hypothèse du grand continent polyné- sien, cette autre Atlantideabîmée sous les flots. Puis, afin que nul ue pût méconnaître que la couleur des races est originelle et qu’elle est permanente , l’Asie orientale est devenue le partage des races jaunes mongoliques qui forment à elles seules plus du tiers de la population du globe, et qui s'étendent sans interruption depuis léquateur jusqu’à l'Océan polaire. L'Europe enfin a été dévolue aux races blanches, mais pour qu’il fût bien etabli que leur couleur claire ne dépend pas de la fraîcheur de leur climat, un peuple basané, aux yeux et aux cheveux invariablement noirs, a été placé sur les bords de la Mer glaciale, de telle sorte que les Lapons sont à que celles de beaucoup de nègres. Il résulte de cette enquête que parmi les Charruas qui survécurent à l’extermination de leur race et qui vinrent mourir à Paris, il y en avait au moins un dont la couleur n'était pasnoire, mais que la plupart des autres et probablement même tous les autres étaient noirs. On m’a raconté au Muséum que le Charrua au teint clair paraissait supérieur aux autres. Il exerçait dans sa tribu quelque chose de comparable à la profession de médecin ou, si on veut, de devin. — Etait-ce un Charrua de race pure ? sa supériorité relative, et la couleur mitigée de son teint ne permettent-elles pas de supposer que cet individu descendait, par voie de croisement, de quelque autre tribu environnante? Je pose ces qu'stions sans les résoudre. Il me semble difficile d'admettre qu’un contraste aussi frappant que celui qui existait entre cet homme et ses compagnons d’infortune, ait été le résultat d’une simple variation individuelle. Mais je me garde bien de dire que la chose soit impos- sible. On me pardonnera peut-être la longneur de cette note , si l’on songe que la race des Charruas est entièrement éteinte et que le seul spécimen de cette race qui soit exposé dans la galerie onverte au public, représente nn individu exceptionnel. Tout en remerciant MM. les aides naturalistes du Muséum de leur gracieux con- cours, j émets le vœu que quelques-unes au moins des pièces importantes qu'il m’a été permis d'examiner soient déposées dans les galeries publiques et soustraites aux chances d'accidents qui menacent tôt ou tard les collections particulières. 474 MÉMOIRES ORIGINAUX. la fois les plus septentrionaux de tous les Européens et ceux dont le teint est le plus sombre. Devant ces faits évidents, incontestés et innombrables, dont un seul suffirait pour anéantir leur système, les monogénistes ont dû reculer; ne pouvant les nier, ils en ont récusé la valeur ; ils leur ont opposé une fin de non recevoir uniforme et invariable; ils ont déclaré purement et simplement qu’en Europe, en Asie, en Amérique, en Océanie, les déplacements des populations avaient fréquemment mêlé toutes les races; que tous les peuples dont ia couleur n’était pas en harmonie avec leurs climats avaient dû infailliblement changer de zone à une époque encore peu éloi- gnée ; que s’il ne restait dans l’histoire aucune trace de leurs mi- grations, c’était tant pis pour l’histoire, mais que ces migrations, pour être les unes invraisemblables, les autres en contradiction manifeste avec les documents les plus authentiques, n’en étaient pas moins certaines, et qu’en tout casles faits ethnologiques tirés de l'Amérique, de l'Océanie, de l’Asie et de l’Europe, n’avaient aucune signification et devaient être considérés comme non avenus. Argu- mentation merveilleusement commode, qui ne nécessite ni frais d'étude, ni frais d'imagination! Notez qu’il n’est pas besoin de dire si les peuples expatriés ont cheminé par terre ou par mer, ni de savoir d’où ils sont venus, ni d'indiquer à mille ans près à quelle époque ils ont fait le voyage; il suffit d'affirmer, s'ils sont noirs, qu'ils viennent d'un pays tropical; s’ils sont blancs, qu’ils viennent - d'un pays tempéré ; s'ils sont d’une autre couleur, qu’ils viennent on ne sait d’où, du nord ou du sud, peu importe, mais qu'ils sont en voie de transformation. Qui peut savoir, en effet, si le jaune et le rouge ne sont pas les teintes transitoires des peuples blancs qui noircissent ou des peuples noirs qui se décolorent? Cela doit être, donc cela est, et avec de pareils raisonnements on n’est jamais pris au dépourvu. 5 Pourtant il faut bien qu’une doctrine repose ou du moins ait l'air de reposer sur quelque chose, et dans les sciences naturelles, ce quelque chose doit être tiré de l’observation. Or, à mesure que le cercle des connaissances ethnologiques s’est élargi, les unitaires ont vu se rétrécir proportionnellement les bases de leur antique édifice. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 475 Repoussés successivement de tous les pays où l’œil de la science avait pénétré, ils se sont réfugiés dans la plus inexplorée des cinq parties du monde, dans cette Afrique inhospitalière dont on n’avait visité que le littoral, et dont les régions intérieures, presque entiè- rement inconnues, se prêtaient naguère encore à toutes les suppo- sitions. C'était là, disait-on, qu’on trouvait les preuves vainement cherchées dans le reste de l'univers; c’élait là qu’on voyait enfin les races se modifier avec le climat, et les nuances de la peau hu- maine, à peu près uniformes sous les mêmes latitudes, se succéder régulièrement, s’assombrir vers l’équateur, s’adoucir vers les tro- piques, et s’éclaireir de plus en plus au-delà-de la zone torride ; c'était là, en un mot, que l’action nigrifiante du soleil devenait évi- dente, et que la loi fondamentale du système unitaire, éclipsée partout ailleurs, brillait de tout son éclai. Telles étaient les illu- sions des monogénistes , il y a à peine un demi-siècle; mais elles ont dû se dissiper, comme les songes de la nuit, lorsque le jour de la science s’est eufin levé sur l’Afrique. Quoique ce vaste continent cache encore bien des mystères, quoique nos voyageurs héroïques en aient à peine exploré la moitié, ce qu’on sait aujourd’hui est plus que suffisant pour prouver qu'ici, comme dans les quatre autres parties du monde, la prétendue loi de Prichard ne trouve que des démentis. La distribution des races, la répartition des couleurs n’obéit à - aucune règle. Des peuples presque blancs vivent sous l’équateur (les Gallas-Edjows), et des peuples noirs vivent en dehors des tropiques (les Cafres, les Fezzanais, les Wadreagans, les Wurgelahs) (1). La zone du Soudan recèle à la fois la race blanche des Touarics, la race rouge ou cuivrée des Fellatahs, et plusieurs races au teint d’ébène. Les nations de la côte occidentale sont d’autant plus noires qu’elles sont plus éloignées de l'équateur ; une disposition analogue se re- trouve sur la côte orientale. Le noir le plus pur et le plus foncé s’observe au nord du Sénégal, chez les Yolofs, qu’entourent les (1) J'ai adopté, pour les noms de ces peuples, l'orthographe de M. Prichard, Voyez le grand ouvrage de cet auteur intitulé : Researches into the Physical History of Mankind, 3e éd., vol. 11, p. 20, London, 1837. Pour la couleur des Gallas-Ed- jows, voyez la belle planche insérée à la page 158 du même volume. 476 MÉMOIRES ORIGINAUX. Maures simplement basanés, les Foulahs au teint de cuivre, et les Mandingues couleur de tabac. Les Hottentots, si jaunes, qu’on a essayé d’en faire des Mongols, ont pour voisins immédiats les Cafres, qui sont de vrais nègres; et à l’autre extrémité de l'Afrique, les nè- gres laineux du Sahara septentrional, les descendants des anciens Mélano-Gétules, sont enclavés au milieu des Mozabies, des Biscaries, des Touarics, et autres Berbères à peau blanche. Enfin, parmi les faits de l’ethnologie africaine, il n’en est pas un seul qui ne soit en contradiction évidente avec la loi dite de Prichard. Après avoir mis hors la loi tous les autres peuples de la terre, il faut donc y mettre aussi les habitants de l'Afrique, de telle sorte que les unitaires, chas- sés de leur dernier asile, sont obligés de remonter au ciel, et d’aller chercher sur quelque autre globe l’occasion d'appliquer leur loi. Nous pouvons maintenant revenir à notre point de départ. La longue discussion qui précède avait pour but de chercher si les colc- rations diverses des principales races humaines sont originelles ou acquises, s’il a été une époque où tous les hommes avaient la même nuance, et s’il est possible que le noir, le blanc, le rouge, le jaune, pour ne parler que des teintes pures, soient des modifications natu- relles de la couleur primitive et inconnue, que le Créateur impré- voyant avait donnée à l’humanité. La réponse à ces questions ne saurait être douteuse : les explications que les unitaires ont essayé de donner jusqu'ici sont tellement arbitraires, les influences clima- tériques qu’ils ont invoquées tellement nulles, les hypothèses histo- riques qu’ils ont appelées à leur secours tellement fabuleuses, qu'il est permis de se demander comment de pareilles aberrations ont pu se produire dans la science et trouver crédit auprès des gens sé- rieux. Je pourrais aisément dévoiler la cause de ce phénomène psychologique ; je prie le lecteur de m’en dispenser, et de croire que cette réticence ne cache aucune pensée injurieuse pour des adversaires dont la bonne foi ne peut être mise en doute. N’y eût-il entre les races humaines d’autre différence que celle de la couleur, ce caractère suffirait à lui seul, comme je viens de le prouver, pour dénoncer la multiplicité de leurs origines, et pour prouver par conséquent que les races actuelles sont issues, en droite ligne ou par croisements, de plusieurs espèces primitives. Mais la SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 477 couleur de la peau est loin d’être l'élément le plus important du parallele des races. Si c’est le plus frappant aux yeux du vulgaire, ce n’est ni le plus grave ni le plus évident aux yeux du zoologiste. On a même cherché à en atténuer la signification , on a cité pour cela l'exemple de quelques animaux chez lesquels la couleur des téguments ne présente rien de fixe ; le même père et la même mère peuvent faire des petits très dissemblables sous ce rapport, et les chiens d’une même portée peuvent varier du blanc au noir. Mais ces variations, qui s’observent presque exclusivement chez certains animaux domestiques de race croisée sont propres à un petit nombre d'espèces. Chez les autres animaux , le caractère de la couleur est tout à fait invariable, constitue un caractère spécifique, et il n’est pas douteux que les hommes appartiennent à cette dernière caté- gorie. Jamais le commerce d’un blanc et d’une blanche n’a donné autre chose que des enfants blancs ; jamais des parents à peau noire n’ont eu de rejetons à peau blanche; car l'exemple des albinos, que Lecat a mis à la mode, et sur lequel les monogénistes modernes ont écrit tant de puérilités , n’a absolument aucune signification. L’albinisme est un état pathologique, une anomalie, un vice de for- mation qui s’observe chez les blancs aussi bien que chez les nègres ; les albinos comme les hommes pie, comme les individus atteints de mélanisme, sont des êtres imparfaits, anormaux, qui diffèrent éga- lement de tous les types humains, et qui n’ont rien de commun avec la question des races. Prétendre que la couleur de la peau n’est pas un caractère fixe, en se basant sur ces cas d’anomalie, c’est comme si, de l’exemple des sexdigitaires, on concluait que lenombre des doigts ou des orteils n’est pas un caractere fixe. On peut donc affirmer hardiment que dans le genre Homme la diversité des colo- rations a une haute signification zoologique. Je le répète, si les blancs et les nègres ne différaient que par la couleur, si, sous tous les autres rapports, ils possédaient une organisation identique, cette seule et unique différence suffirait déjà pour détruire les préten- tions des monogénistes, puisque rien, dans l’ordre des choses natu- relles, ne permet d'admettre la possibilité de la transformation des hommes blancs en hommes noirs, puisque tout au contraire con- court à démontrer que cette transformation n’a jamais eu lieu, et ATS MÉMOIRES ORIGINAUX. qu’elle est tout à fait impossible. Mais il y a entre les divers types de l'humanité un grand nombre d’autres différences anatomiques, superficielles ou profondes, locales ou générales, aussi inexplicables les unes que les autres, aussi incompatibles que les précédentes avec le dogme unitaire, et plusieurs sont relatives à des caractères qui tiennent le premier rang parmi ceux qui servent de base aux classifications zoologiques. Si nous devions examiner un à un tous ces caractères, les suivre de race en race comme nous l'avons fait pour la couleur de la peau, et, à propos de chacun d’eux, passer de nouveau en revue toute la population du globe, nous serions conduit à écrire plusieurs vo- lumes, et nous courrions risque de perdre de vue le but que nous voulons atteindre. Notre travail n’est pas un traité d’anthropologie ; nous ne nous proposons ni de décrire les nombreuses races d'hommes qui peuplent notre planète, ni de les comparer entre elles sous le double rapport de leur organisation et de leurs origines, ni de préciser le nombre des types primitifs auxquels on peut les rapporter; nous cherchons seulement sil est possible que tous ces types, quel qu’en soit le nombre, dérivent d’une forme unique et primordiale, et si les caractères anatomiques qui sont propres à chacun d’eux peuvent être attribués à autre chose qu’à des diffé- rences originelles. C'est à ce point de vue que nous allons jeter un coup d’œil rapide sur quelques-uns de ces caractères, sans descendre dans les détails et sans nous astreindre à donner des descriptions complètes. L'état du système pileux présente dans les diverses races des va- riations excessives, sous le rapport de la couleur, de la répartition, de la quantité et de la nature des poils. Vivant dans un pays dont la population descend de plusieurs races bien distinctes qui se sont croisées et recroisées indéfiniment depuis bon nombre de siècles, nous sommes habitués à considérer la couleur des cheveux comme un caractère essentiellement variable, parce que nous voyons sou- vent dans la même famille des chevelures noires, blondes, rouges, ou présentant des nuances intermédiaires, comme si ces particularités ne dépendaient que du caprice de la nature. Mais dans les races pures, dans celles qui n’ont subi que des mélanges très limités, dans SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE iT DU LAPIN. 479 celles enfin qui, bien que fortement croisées, proviennent de la fu- sion de deux ou plusieurs races semblables, au moins quant à la couleur des cheveux, cette couleurne présente que des variations très restreintes; souvent même elle est entièrement fixe, et elle établit entre les peuples aux cheveux blonds et les peuples aux cheveux noirs une ligne de séparation parfaitement tranchée. Aucune in- fluence connue, autre que celle des croisements, ne peut modifier la couleur de la chevelure humaine; il n’y a pas d’exemple que les changements de climat ou de genre de vie aient agi à un degré quel- conque sur ce caractère ethnologique (1). Enfin, il n’y à aucune relation entre la coloration du système pileux et la répartition géo- graphique des races. Les cheveux blonds ou roux n’appartiennent qu’à un certain nombre de races à peau blanche. Les autres race blanches et toutes les races de couleur, sauf un très petit nombre d’exceptions, ont la chevelure complétement noire, quelle que soit d’ailleurs leur résidence, près du pôle, sous l'équateur ou dans les zones tempérées, les Patagons et les Pècherais de la Terre-de-Feu, comme les Groenlandais et les Esquimaux, les Malais comme les Mongols, les Océaniens comme les Africains. Il y a cependant, vers le mont Auress, dans le nord-est de l'Afrique, et jusque dans le Sahara, une ou plusieurs races blondes déjà connues du temps de Bélisaire. Ajoutons que les Apaches Lee-Panis, dans le Nouveau-Mexique, entre le 30° et le 35e degré de latitude septen- trionale, se distinguent des autres peuples de l'Amérique par leur chevelure blonde (2), et que des cheveux blonds et châtains se ren- (1) Il paraît que quelques familles, professant la religion israélite, se distinguent des familles juives proprement dites par une peau plus blanche, des yeux clairs et des cheveux blonds. Maïs tous les israélites ne sont pas Juifs. Plusieurs parties de la Hongrie, et surtout de la Pologne, avaient, en partie du moïns, embrassé le ju- daïsme entre le varie et le x1° siècle. Le christianisme ne tarda pas à y supplanter la religion israélite; mais la conversion ne fut pas générale, et beaucoup de familles indo-germaniques restèrent fidèles à la loi de Moïse, adoptée par leurs ancêtres: elles furent persécutées et dispersées au même titre que les Juifs véritables, Les israélites aux cheveux blonds ne sont pas rares dans les Etats barbaresques et dans l'Afrique française, et on ne peut pas dire, par conséquent, que ce soit la fraîcheur du climat qui ait éclairci la couleur de leur chevelure, Voyez Gliddon, The Monogenisis and the Polygenists, dans Indigenous Races of the Earth, Philadelphia, 1857,in-80, p. 579-580. (2) PriCHARD, Hist, nat. de l'Homme, trad. fr. Paris, 1843, t. 11, p. 144. 480 MÉMOIRES ORIGINAUX. contrent également chez les naturels des Marquises et des îles de la Société, entre l’équateur et le tropique du Capricorne (1). On peut donc affirmer que l'influence des climats sur la coloration des poils est tout à fait nulle, et les différences qui existent sous ce rapport entre les diverses races ne peuvent se concilier avec l'hypothèse des monogénistes. Le degré de développement du système pileux n’est pas moins variable que sa couleur. Dans beaucoup de races les hommes sont complétement imberbes et ont le corps aussi glabre que celui des femmes; dans la plupart des races supérieures, blanches, brunes ou jaunes, la barbe est au contraire un desattributsles plus constants de la virilité; elle est en général beaucoup plus développée chez les peuples blancs que chez ceux dont la peau est plus ou moins colo- rée. Cependant les plus velus de tous les hommes sont les Aïnos, qui ont le teint presque noir ou du moins d’un brun très foncé, comparable à la couleur des écrevisses vivantes. (2) Les Aïnos oc- cupaient autrefois toute l’île d’Yeso, qui fait aujourd’hui partie du Japon ; toute la chaîne des îles Kouriles comprises entre Yeso et la pointe du Kamtschatka, l’extrémité méridionale de cette péninsule, la grande île de Saghalien et une partie du littoral de la Mantchou- rie, autour de l'embouchure du fleuve Amour. Établis dans ces contrées depuis une époque antérieure aux plus anciennes histoires, connus déjà au temps de Confucius et désignés dans les livres sacrés des Chinois sous le nom significatif d'hommes velus, ils formaient encore au vue siècle de notre ère une nation assez importante pour entretenir avec l’imperméable empire de Chine des relations diplo- matiques (3). Aujourd'hui, presque expulsés du continent, de Sa- ghalien et d’Yeso, et devenustributaires des Japonais, ils ne possèdent plus que les îles Kouriles, archipel long et étroit, étendu comme un chapelet depuis le Japon jusqu’au Kamtschatka, entre le 40° et le 50° degré de latitude septentrionale, sur une longueur de 250 lieues. La race des Aïnos, bien décrite par Desmoulins sous le nom d’es- (1) Loc. cit., p. 44 et 45. (2) PricaxD, loc. cit., t. 1, p. 307, et DEsmouLixs, Hist. nat, des races hu- maines, Paris, 1826, in-8°, p, 287. (3) Desmouxiss, loc, cit., p. 289, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 481 pece kourilienne, differe profondément de toutes les autres races humaines, mais elle diffère surtout des races qui l’entourent, aussi bien par la conformation du crâne, par celle du visage et par les proportions du corps, que par la couleur de la peau et par l’état du système pileux. Nous ne voulons parler ici que de ce dernier carac- tère. Eh bien! tandis que les Kamtschadales sont imberbes, que les Mantchoux, les Japonais, les Coréens, les Chinois même ont le visage presque nu, à l’exception de la levre supérieure, et que tous ces peuples ont le corps et les membres à peu près complétement glabres, les Aïnos, au contraire, enclavés au milieu d’eux depuis un temps immémorial, sont à la fois les plus barbus et les plus velus de tous les peuples de la terre. Les cheveux leur poussent jusque dans le dos (1), une barbe épaisse et noire leur masque presque entièrement le visage (2), et tout leur corps est couvert de longs poils noirs (3); leurs enfants sont quelquefois velus dès la plus tendre jeunesse (4); beaucoup de femmes enfin sont, dit-on, aussi velues que les hommes (5). D’après cela il n’est pas étonnant qu’on ait com- paré les Aïnos à des ours; la fable s’est même emparée de ce fait singulier; on raconte que les Kouriliens élèvent dans chaque mai- son un ours, dont leurs femmes allaitent les petits (6), et une pein- ture japonaise, reproduite par Desmoulins (7), rep#ésente un ourson suspendu à la mamelle d’une Kourilienne. Rien n’est plus propre que cette légende à donner une idée de l’étonnement que l’aspect des Aïnos inspire aux peuples qui les entourent. Le contraste est si frappant, la différence si tranchée, que quelques auteurs, domi- nés par les préjugés unitaires, après avoir en vain cherché dans les races glabres de l’Asie orientale l’origine des Aïnos, ont fini par se retourner vers l’occident de l’Europe, et ont imaginé que ce peuple velu descendait d'une colonie de Celtes (8). Les Celtes, dont le sys- (1) PrICHARD, Hist. nat. de l'Homme, tr. fr , t. 1, p. 133, (2) DEsmouixs, loc, cit., p. 287, (3) PricHanpD, loc, cit., t, 1, p. 308. (4) Desmouus, p. 287, PRiCHARD, p. 308. (5) Desmouns, loc. cil., p. 293, (6) Desmouzins, p. 291. (7) Desmouuxs, PI. VI, à la fin du volume. (8) Desmouuns, p. 289 et 290. A82 MÉMOIRES ORIGINAUX. tème pileux est, comme on sait, fort développé, formeraient ainsi la transition généalogique et ethnologique entre la première famille humaine et la race des Aïnos actuels. Les ancêtres de ces derniers, partis de la Mésopotamie, comme tout le monde, se seraient dirigés vers la mer du Japon, en passant par la France ou plutôt par l’An- gleterre, car on ajoute, comme complément de preuves, qu’il n’y a pas moins de trois mots anglais dans la langue kourilienne (1). Je demande la permission de ne pas réfuter cette odyssée. M. Pri- chard lui-même n’a pu la prendre au sérieux, mais comme il fallait bien dire quelque chose sur l’origine d’une race aussi excentrique, il a insinué que l’organisation des Aïnos dépendait de leur climat. C’est ce qui résulte du passage suivant : « Sous le rapport du climat et « de la situation ; les îles Kouriles diffèrent de la côte habitée par « les Samoyedes; c’est peut-être à cela que tient la grande dissem- « blance des hommes de ces deux pays. » Si cette phrase duhitative n’est qu’un artifice de langage, une simple transition oratoire des- tinée à amortir l’impression d’étonnement que le lecteur va éprou- ver en passant tout à coup des hyperboréens glabres et imberbes aux Aïuos barbus et velus, qui sont leurs voisins immédiats, nous reconnaissons volontiers que ce procédé est ingénieux, quoique peu scientifique, se now vero, bene trovato. Mais si M. Prichard a dit la chose sérieusement, s’il a réellement cru que le climat des Kouriles ait pu enfanter la fourrure des Kouriliens, si en un mot, sans cher- cher à mystifier les autres, il s’est mystifié lui-même, il a donné la mesure de la solidité de son jugement, car il n’a certes point péché par ignorance. Il savait bien que de toutes parts les Aïnos sont entourés de peuples à peau nue, qu’ils différent autant des uns que des autres; qu'ils ont pour voisins au nord les Kamtschadales glabres, au sud les Japonais glabres, à l'occident les Mantchoux glabres. Je ne parie pas de lorient, où ils n’ont d’autres voisins que les poissons de l’océan Pacifique. Il savait encore que, de tous les peuples qui vivent sous un climat semblable à celui des Kouriles, les Aïnos seuls pos- sedent ce système pileux exubérant qui leur a valu d’être comparés à des ours, et qui n’a point d’analogue dans le reste de l’huma- (1) Tou (two), deux , tré (three), trois, et chip (ship), vaisseau, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 483 nité. La moindre lueur de bon sens eût donc suffi pour lui faire comprendre que le développement des poils ne dépend ni du chaud, ni du froid, ni de la longitude, ni de la latitude, ni de l’ex- position au levant ou au couchant, ni de l'élévation au-dessus du niveau de la mer, ni du beau temps, ni de la pluie, ni de la neige, ni du vent, ni de l’alimentation, ni du genre de vie, ni d’aucune influence physique imaginable. A cela, les unitaires répondront sans doute que la religion n’est pas responsable des erreurs de ses mi- nistres, et qu’ils n’acceptent pas la solidarité de l’explication ridi- cule de M. Prichard. Mais je leur demanderai à mon tour quelle explication ils entendent substituer à celle-là. Je leur demanderai à quelle cause naturelle ils attribuent la transformation de la race primitive en race kourilienne. M. Prichard est le seul que j'aie eu à réfuter, parce que seulil a osé aborder la difficulté; les autres l’ont éludée, et lesilence qu’ils ont'gardé estun aveu de leur impuissance. J'ai parlé des Aïnos parce qu’il fallait bien prendre un exemple; j'ai choisi l’un des plus frappants, mais non le plus inexplicable, car, à vrai dire, toutes les différences que présente le développement du système pileux, considéré comme caractère de race, échappent également aux explications des monogénistes. Je n’ai pas besoin de rappeler que la répartition des peuples plus ou moins barbus, che- _velus ou velus, n’obéit à aucune règle, à aucune influence clima- térique. La seule cause capable de modifier profondément le sys- tème pileux est le croisement des races, mais l’idée même de ce croisement suppose nécessairement des différences préalables, et celles-ci, ne pouvant être produites par les agents extérieurs, doivent être originelles, au moins pour un certain nombre de races. Pour donner une idée de l’embarras où se trouvent les uni- taires, lorsqu'on les met en présence de ce fait ethnologique, je citerai l’explication extravagante à laquelle Blumenbach et Eble se sont arrêtés : ils ont supposé que habitude de l'épilation avait fini, au bout de plusieurs générations, par fatiguer la nature; que celle- ci, de guerre lasse, avait renoncé à produire des poils, et que telle était l’origine des races glabres (1). Notez que ces dernières for- (1) PrICHARD, loc, cit., p. 133. 48% MÉMOIRES ORIGINAUX. ment plus de la moitié de la population de la terre. Pour compléter cette théorie, il faudrait ajouter que l’usage national des pommades trichogènes a fini par produire les races velues; à moins qu’on ne préférât faire descendre les Aïnos de cet honnête et malheureux Esaü, à qui un imposteur, déguisé sous la peau d’un bouc, déroba la bénédiction paternelle! Mais en voilà bien assez sur le dévelop- pement des cheveux et des poils : un mot maintenant sur leur na- ture. Les cheveux, considérés suivant les races, sont longs ou courts, gros ou fins, durs ou flexibles, raides ou soyeux, droits, ondulés, bouclés ou frisés. Dans les populations croisées, comme celles de la France, on observe la plupart de ces différences qui ne sont plus chez nous que des variétés individuelles; mais, dans les races pu- res , les variations de la chevelure sont infiniment plus restreintes, elles sont même souvent tout à fait nulles, et tous les auteurs s’ac- cordent à considérer la nature des cheveux comme un bon caractère ethnologique. Ajoutons que ce caractère n’est susceptible d’être modifié que par les croisements; qu'il s’est montré permanent chez tous les peuples dont on possède l’histoire; qu’il a constamment résisté aux expatriations les plus lointaines; qu’enfin, il est tout à fait indépendant de l'influence des latitudes et des climats. Il serait aisé de développer ces diverses propositions , et de prouver qu’elles sont inconciliables avec la doctrine des monogénistes; mais nous pouvons nous en dispenser ; il nous suffira d’insister sur une autre particularité bien autrement grave que les précédentes; on devine que nous voulons parler de ce type de chevelure qui a valu à cer- taines races le nom de races laineuses. Il serait superflu de décrire la chevelure laineuse; quiconque a vu un seul Nègre se souvient à jamais de cette toison crépue, inex- tricable, de ces petites boucles sphériques, formées de poils roulés, tortillés, feutrés, qu'aucun peigne ne peut démêler, qu'aucune pommade ne peut soumettre. Lorsqu'on compare la laine des Nègres aux cheveux, même les plus frisés, des autres hommes, on est obligé de reconnaître que la distinction de beaucoup d’espèces animales repose sur des traits moins concluants que celui-là. Ce caractère aussi frappant et au moins aussi grave que celui de la couleur de la SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 485 peau, est absolument permanent; il se transmet invariablement par hérédité et se perpétue éternellement dans les races non mélangées. {n’y a dans l’histoire aucun exemple de la transformation des che- veux lisses en cheveux laineux, ni de la transformation inverse; et les unitaires, qui ne peuvent se dispenser de croire au moins à l’une de ces transformations, sont contraints d’avouer qu’elle a eu lieu à une époque antérieure aux plus anciens souvenirs des hommes. Pour admettre la réalité d’un phénomène contraire à l’observa- tion, il faut du moins avoir un prétexte, et s’il n’est pas donné d’en constater les effets, il faut du moins en indiquer les causes. Je de- mande donc aux monogénistes à quelle cause ils attribuent la pro- duction de la laine qui couvrait déjà, il y a plus de 4,000 ans, la tête des Nègres représentés sur les monuments de l'Égypte. Ils me ré- pondent sans hésiter que c’est la chaleur du climat et Paction des rayons solaires qu’il faut accuser de cette dégradation de la cheve- lure primitive du genre humain. Il n’est pas douteux que si les hommes laineux habitaient sur les bords de la mer Glaciale, ce serait le froid et non le chaud, les nuits polaires et non les journées tropicales que les unitaires invoque- raient pour expliquer la formation de la laine humaine, comme ils l'ont fait du reste pour ce qui concerne l’épaisse toison des chiens arctiques (1). Mais, à l’époque où leur système a été bâti, on croyait que tous les peuples à tête laineuse vivaient sous la zone torride. On imagina alors de dire que la chaleur du climat faisait friser les che- veux. Il fallait une grande légèreté d’esprit pour accepter une pa- reille conclusion; car la coïncidence de deux phénomènes ne suffit pas pour établir entre eux une relation de causalité. Mais ce qui n’était dans l’origine qu’une simple erreur de raisonnement est de- venu une absurdité grossière lorsque le cercle des observations s’est agrandi. Les faits ethnologiques constatés depuis trois siècles per- mettent de formuler les deux propositions suivantes : 1° Quoique la plupart des peuples à chevelure laineuse habitent sous la zone torride, plusieurs d’entre eux vivent dans les zones tem- pérées et quelques-uns même occupent des pays dont le climat est aussi froid que celui de la France ; (1) Voy, plus laut, p. 444. 486 MÉMOIRES ORIGINAUX. 2% Quoique plusieurs races tropicales aient les cheveux laineux, un très grand nombre de races, fixées sous la même zone depuisune époque antérieure aux temps historiques, ont les cheveux parfaite- ment lisses. Pour démontrer ces deux propositions, jetons un coup d’œil sur la répartition géographique des races laineuses. A l'exception des Hottentots et des Boschismans, qui ont la peau d’un jaune enfumé, tous les peuples à tête laineuse sont plus ou moins noirs. Mais tous les noirs n’ont pas les cheveux laineux: ceux d'Amérique (Californiens et Charruas) ont les cheveux lisses, ainsi que les habitants du continent australien. En Afrique même , sur- tout dans l'Afrique orientale, en Nubie et en Abyssinie, par exem- ple, on trouve plusieurs races noires dont les cheveux sont ou tout à fait lisses, ou simplement bouclés comme ceux de beaucoup d’Européens. Il n’y a donc aucune connexité entre la couleur noire de la peau et l’état laineux de la chevelure; et si quelque monogé- niste endurci s’obstinait encore à prétendre que la noirceur du teint dépend du climat, il serait au moins forcé de reconnaître que les cheveux laineux dépendent d’une autre cause, puisque d’une part il y a des races laineuses dont la peau n’est pas noire, et que d’une autre part il y a des races noires dont la chevelure ne frise pas. On peut parcourir toute l'Europe, toute l'Asie, les deux Améri- ques et la Polynésie, sans rencontrer dans la population indigène une seule tête laineuse. L'Afrique, Madagascar et l'Océanie ocei- dentale sont les seules régions où la nature ait placé des hommes laineux, et ceux-ci vivent sous desclimats fort divers, compris entre le 32e degré de latitude N. et le 43e degré de latitude S. Il y a donc près de 1,900 lieues, en distance comptée sur le méridien, entre la limite boréale et la limite australe des pays habités par les races laineuses. Un écartement aussi énorme ne peut se concilier avec la prétendue influence des climats. Les hommes laineux les plus sep- tentrionaux sont les Wurgelahs et les Wadreagans, dont nous avons déjà parlé, et qui occupent la partie septentrionale du Sahara, non loin du mont Atlas, au sud de l’Algérie, sous le 32e parallèle N. Les plus méridionaux sont les Tasmaniens, race aujourd'hui presque SUR L HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 487 exterminée qui, il y a cinquante ans à peine, possédait toute l’île de Van-Diémen, au sud de la Nouvelle-Hollande, sous le 43° degré de latitude australe. Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que, dans les trois régions où l’on a trouvé des races indigènes à tête laineuse, on à trouvé également d’autres races non laineuses encla- vées au milieu des précédentes. En Afrique, dans la zone du Sahara, les Wadreagans, les Wurge- labs, les Fezzanais, peuples aux cheveux laineux, sont entourés de Kabyles, de Touarices, d’Arabes, dont la chevelure est entièrement différente. Dans la zone du Sénégal et du Soudan, les Fellatahs et les Foulahs ont conservé de longs cheveux lisses au milieu des Yolofs, des Mandingues, des Bornouens et autres peuples de race laineuse. Plus à l’est et dans la même zone, les Nubiens et les Abyssiniens se divisent en plusieurs races, les unes à chevelure lisse, les autres à chevelure laineuse. Dans la zone suivante, qui s'étend jusqu’à l’é- quateur et qui comprend, à l’ouest, la Guinée septentrionale, à l’est, la côte d’Ajan et le pays des Gallas, on connaît au moins deux groupes de peuples aux cheveux lisses; ce sont d’une part, au sud de l’Abyssinie, une partie des nations désignées sous le titre géné- rique de Gallas; d’une autre part, dans la Guinée, au voisinage de la côte d’Or, les Intas, les Fantis et les Ashantis. Ces derniers ont de longs cheveux bouclés qui quelquefois tombent jusque sur leurs noires épaules (1). Au sud de léquateur, toutes les races afri- caines ont les cheveux laineux ; mais, chose bien remarquable et qui prouve combien ce caractère est peu en harmonie avec le climat, les deux races dont la chevelure diffère le plus de la nôtre, sent celles qui vivent au sud du tropique du Capricorne, vers le cap de Bonne-Espérance, dans la zone tempérée. Je veux parler des Hot- tentots et des Boschismans que quelques ethnologistes ont confon- dus à tort en une seule race. Leurs cheveux ne forment pas une couche continue à la surface de la tête; ils sont disposés en petites touffes laineuses, implantées isolément à quelque distance les unes des autres, et laissant entre elles des intervalles libres où la peau (1) PRICHARD, Researches, ete,, 2e édit, 1826 ; vol. 1, p. 266. Histoire naturelle de l'Homme, tx. fr., 1843, t, 11, p. 3. 4838 MÉMOIRES ORIGINAUX. du crâne est tout à fait glabre. Cette implantation singulière, qu’on a comparée à celle des pinceaux partiels d’une brosse, est sans ana- logue dans le reste de l'humanité. Lorsque les cheveux sont tondus de près, chaque petit flocon de laine constitue une masse tordue et roulée grosse comme un pois. Lorsqu'on laisse croître la chevelure les touffes isolées restent toujours distinctes les unes des autres et, en s’allongeant, elles forment des espèces de torsades dures qui res- semblent à de grosses franges (1). Celui qui aurait assez d’imagina- tion pour dire en quoi le climat de l'Afrique australe a pu contri- buer à dénaturer si profondément la chevelure humaine, rendrait un véritable service à la cause unitaire , car les esprits les plus in- ventifs ont reculé jusqu'ici devant cette difficulté; M. Prichard, or- dinairement si courageux dans ses explications, s'est trouvé cette fois tout à fait déconcerté, et, dans son dernier ouvrage sur l’His- toire naturelle de l'homme, il n’a trouvé d'autre ressource que de supprimer entièrement toute allusion à la chevelure des Hottentots et des Boschismans. La seconde région habitée par des hommes laineux, est la grande île de Madagascar qui, bien qu’assez voisine du continent, possède une faune et une flore tout à fait distinctes. Là encore, comme en Afrique, nous trouvons, suivant les nations et suivant les races, deux types de chevelures. Les Madécasses du littoral ont la peau noire et la tête laineuse; mais, dans les régions centrales de l’île, vivent des peuples au teint plus clair, aux traits presque caucasi- ques, et à la chevelure longue et plate (2). La nation des Ovas, celles des Wirzimbers et des Antamayas appartiennent à ce dernier groupe, qui contraste avec l’autre d’une manière bien remar- quable. Un contraste plus frappant encore existe dans l'Océanie occiden- tale, qui est la troisième et dernière région habitée par des hommes laineux. On sait que lesîles Andaman, toute la Mélanésie et une partie du grand archipel Indien recèlent des peuples à peau noire,qu’on a (1) PRICHARD, Researches, ete., 1826, 2e édit., vol, 1, p. 334. Cette chevelure sin- gulière a été désignée sous le nom de chevelure à grains de poivre, Voy. EUSÈBE DE SALLES, Races humaines, 1849, in-12, p. 238, (2) PricHarD, Researches, ete., 1826, vol. 1, p. 44, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 489 désignés sous le nom général de Nègres pélagiens. Dans plusieurs des grandes îles de ce dernier archipel, des races noires, à la che- velure laineuse, vivent à côté des Malais aux cheveux longs et plats. Premier échec pour les unitaires; mais on objecte que la race malaise n’est peut-être pas autochthone , qu’elle a pu et même dû venir du continent à une époque inconnue, il est vrai, mais proba- _blement trop rapprochée (1), qu’elle n’a pas encore eu le temps de subir l’action du climat au même degré que les premiers occupants du sol; qu’enfin, si l’on prend seulement la peine d’attendre encore pendant dix ou vingt siècles, on verra sans doute les Malais devenir noirs et laineux à leur tour, comme l'ont fait les autres peuples qui les ont précédés dans le même archipel. Nous ne pouvons que faire des vœux pour que cet espoir se réalise, car nous n’avons pas la prétention de vivre jusque-là ; mais nous pouvons, en attendant, étudier la chevelure des hommes à peau noire, que l’on considere comme les premiers habitants du grand archipel Indien. Subissant depuis un temps immémorial l'influence d’un climat à peu près uniforme, ces hommes, à qui la prétendue action du soleil a donné la même peau vont, sans doute, aussi nous présenter la même che- velure? C’est ici qu’un second échec attend les unitaires : les noirs des îles Andaman, de Bornéo, des Moluques, et une partie de ceux des îles Philippines ont la tête couverte de laine; mais, dans ces mêmes îles Phihppines, on trouve une autre race, tout aussi noire, qui se distingue de la précédente par une chevelure lisse, longue, fine et brillante (2). Ce n’est pas la seule différence qui existe entre les deux races noires des Philippines; par la physionomie, les mœurs, l'intelligence, ces deux races contrastent d’une manière si frappante qu’on a supposé que l’une venait de l’Afrique et l’autre de l’inde. M. Prichard avoue que ces deux conjectures sont égale- (1) 11 est probable, au contraire, que les Malais sont originaires des îles méridio- nales du grand archipel Indien, Les Malais de la péninsule de Malacea viennent de Sumatra. C’est en l’an 1160 qu'ils s’y sont établis. (Voy. PRICHARD, Researches, etc , 2e édit., 1826, vol, 1, p. 438). Avant qu’on connût l'histoire des peuples malais, on les considérait comme des Mongols qui, en gagnant les terres équatoriales, avaient subi une transformation en rapport avec leur nouveau climat. Cette origine est reléguée aujourd'hui au nombre des fables. (2) PricHARD, Hist, nat, de l'Homme, tr. fr., tt. 11, p. 60. 490 MÉMOIRES ORIGINAUX. ment insoutenables (1), mais il n’explique pas comment deux races, vivant dans le même archipel, et quelquefois dans la même île, peuvent différer d’une manière aussi complète. Dira-t-on que la race aux cheveux lisses est une race croisée, provenant de l’union des Nègres laineux avec les Malais? Mais, pour que ce croisement eût entierement changé la nature de la chevelure, il faudrait que le sang malais prédominât considérablement sur le sang nègre; et, s’il en était ainsi, la couleur de la peau aurait subi une atténua- tion proportionnelle. Au lieu de cela, elle est tout à fait noire, et c’est M. Prichard qui nous l’apprend {2}. — D'ailleurs, c’est à ce même croisement des Malais avec les Nègres pélagiens qu’on attri- bue la production de la chevelure des Papouas à tête de vadrouille ; tout le monde connaît cette énorme coiffure naturelle, qui rappelle- rait les bonnets à poil de nos hussards si elle n’était crépue, frisée et presque laineuse. Lorsqu'on la compare aux cheveux plats, lisses et soyeux de l’une des races noires des Philippines, on reconnaît qu'il n’est pas possible d’assigner la même cause à deux choses aussi ra- dicalement différentes; de telle sorte que si les Papouas sont des métis de Malais et de Nègres, — ce dont il est permis de douter, —la race noire et non laineuse des îles Philippines provient nécessaire- ment d’une autre origine, et réciproquement. J’invite les unitaires à mettre ces deux faits en présence; je leur laisse le choix d’en expli- quer un par l'hypothèse du croisement; mais à condition qu’ils trou- veront pour l’autre une explication différente. S’ils croient pouvoir invoquer l'influence du climat, qu'ils le fassent, mais qu’ils ne se renferment pas dans une assertion vague et nuageuse ; qu'ils préci- sent les faits; qu’ils ne craignent pas d'indiquer les latitudes ; enfin, qu'ils formulent leur pensée avec netteté, comme des hommes con- vaincus, qui ne reculent pas devant la discussion. Tant qu’ils ne l’auront pas fait, on sera dans le droit de leur dire que leur doc- trine a reçu un rude échec dans le grand archipel Indien. Mais puisqu'ils se sont à tort ou à raison retranchés derrière l’idée d’un croisement de racés, prions-les de nous suivre vers le Sud, (1) Loc. cit., p. 62. (2) Page 60. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 491 dans la Mélanésie proprement dite, là où ne pénétrèrent jamais ni les Malais, ni les Polynésiens, ni aucun peuple étranger quelconque avant l’arrivée des Européens. On n’a trouvé dans cette partie du monde que des hommes à peau noire appartenant à deux groupes de races, ou plutôt à deux types essentiellement différents. Le carac- tère de la chevelure entre autres établit entre ces deux types prin- cipaux une ligne de démarcation parfaitement tranchée. Le premier type comprend les races à tête laineuse; les races du second groupe ont, au contraire, les cheveux raides et lisses. Les nombreuses tribus du continent australien, et les Alfourous - Endameènes de la Nou- velle-Guinée rentrent dans cette seconde catégorie. Presque tous les autres naturels de la Mélanésie viennent se ranger dans la pre- miere. Cela posé, j'ose encore prier les monogénistes de n'expliquer comment la nature s’y est prise pour faire sortir d’un même moule ces deux fractions de l'humanité, et sans pousser l’indiserétion jus- qu’à leur demander la cause des autres différences physiques, je m'en tiens au seul caractère de la chevelure : c’est sur ce point seu- lement que je prends la liberté de les interroger. «Eh quoi! répondent-ils, oubliez-vous que la Mélanésie s’étend depuis l’équateur jusqu’au 43° degré de latitude australe? Qu'elle a, du nord au sud, plus de mille lieues et plus de quinze cents de l’est à l’ouest? Est-il done possible que le type humain soit invaria- ble dans une région aussi vaste, qui renferme des climats si divers? C’est pour le coup que les polygénistes triompheraient et qu’ils au- raient le droit de nier l'influence des climats. Mais il n’en est heu- reusement pas ainsi; l’inégale action du soleil a produit des effets inégaux sur ces hommes qui, après avoir noirci sous l'équateur, se sont échelonnés d’île en île jusqu’à la terre de Diémen. Il ne faut done pas s'étonner si les uns ont des cheveux proprement dits, et les autres de la laine. On ne pourrait s'étonner que s’il en était au- trement. » Je suis tout disposé à accepter cette explication, mais ma curiosité n’est pas satisfaite encore; j'ai besoin d’un détail de plus. On me parle de l'influence du climat sur la nature des cheveux, c’est fort bien; je vais faire tous mes efforts pour y croire, je ne demanderai même pas qu'on me fasse comprendre le mode d’action de cette in- 492 MÉMOIRES ORIGINAUX. fluence; je demanderai seulement dans quel sens elle agit. Voyons: la Mélanésie est divisée par le tropique du Capricorne en deux zones à peu près égales, l’une torride, l'autre tempérée. Est-ce sous la pre- mière ou sous la seconde de ces zones que je dois chercher les races laineuses? en d’autres termes, est-ce la chaleur, ou le froid, ou la température moyenne qui a la propriété de transformer la laine en cheveux ou les cheveux en laine? On me répondra probablement que c’est la chaleur, puisque c’est à cette cause que les Nègres d’A- frique sont censés devoir leur chevelure laineuse. S'il en est ainsi, nous devons nous attendre à trouver les deux types opposés groupés respectivement aux deux limites extrêmes de la Mélanésie. Dans la Nouvelle-Guinée, qui dessèche sous l'équateur, les hommes auront la tête laineuse ; et si nous devons rencontrer quelque part des peu- ples aux cheveux lisses, ce sera dans l’île fraîche et brumeuse de Diemen ou de Tasman, qui est la terre la plus australe de toute la Mélanésie. Mais, à déception cruelle! les Tasmaniens, chez lesquels la nature s’est plu à accumuler tous les caractères physiques et in- tellectuels des types inférieurs de l'humanité, les Tasmaniens, dis- je, sont entièrement laineux, tandis que les Alfourous-Endamènes de la Nouvelle-Guinée, qui ne valent guère mieux, ont la chevelure raide et lisse (1). C’est exactement le contraire de ce que les uni- taires nous avaient annoncé. Il leur reste la ressource de dire que c’est le froid et non le chaud qui engendre la laine dans cette partie du globe. Par malheur, à côte des Alfourous aux cheveux lisses, vivent dans la Nouvelle-Guinée les Papous aux cheveux laineux, qui sont leurs ennemis implacables, et qu'il ne faut pas confondre d’ailleurs avec les Papouas à tête de vadrouille dont nous avons déjà parlé. Puis, tout près des Tasmaniens laineux, de l’autre côté du détroit de Bass, les Australiens du sud ont les cheveux tout à fait lisses. Mais, les Alfourous occupant surtout le centre de la Nouvelle- Guinée, dont le littoral appartient aux Papous, on suppose peut-être que l'air de la mer, l'humidité des rivages, l’usage de la chair de poisson, en un mot, toutes les conséquences de lhabitation dans les climats maritimes, ont pu contribuer à faire pousser de la laine (1) PricHARD, Hist. nat, de l'h., tr. fr. 1843, t. 11, p. 67. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 493 sur la tête des Papous comme sur celle des Tasmaniens? Par mal- heur encore, tous les habitants de la vaste Australie, ceux du centre comme ceux du littoral, ceux du nord comme ceux du sud, ceux des contrées marécageuses et ceux des plaines de sable, ceux des forêts et ceux des montagnes, ceux qui mangent des poissons et ceux qui mangent de l’herbe, des chenilles ou des fourmis, tous, dis-je, sans exception, possèdent une chevelure lisse, raide, formée de poils longs et gros qu’on pourrait, sans calomnie, comparer aux crins du cheval. Et ce caractère coïncide avec une conformation particulière du crâne, du visage, du tronc et des membres, de telle sorte que toutes les races de la Nouvelle-Hollande, quoique présen- tant entre elles quelques différences accessoires, constituent dans le genre Homme un groupe naturel parfaitement distinct de tous les autres. Je ne pourrais développer cette proposition sans perdre de vue la question spéciale que j’étudie actuellement. Je ne m’occupe ici que des variations de la chevelure humaine; je cherche seulement si ces variations singulières sont compatibles avec la théorie des monogé- nistes. Je viens de faire avec eux le tour du monde ; pour chaque fait particulier j'ai passé en revue toutes leurs explications, toutes leurs hypothèses, aucune n’a pu s’accorder avec la réalité; toutes se sont trouvées en opposition avec l'évidence. Si j'en ai oublié quelqu’une, ou si leur imagination en invente quelqu’autre, je suis prêt à accueillir leurs réclamations, mais il est aisé de prévoir que ces réclamations n’arriveront pas. Il faudrait les formuler en termes précis, et jusqu’ici les unitaires ont évité de s’exprimer d'une ma- nière catégorique, positive et scientifique sur l’origine des différences que présente le système pileux dans les diverses races humaines. Au lieu d'aborder franchement la question, ils l’ont plutôt éludée; plusieurs même ont fait semblant de la dédaigner en déclarant que les caractères tirés de l'étude des poils n’avaient aucune valeur zoologique. Nous connaissons déjà cet argument commode qui, inventé d’abord par les monogénistes pour concilier leur doctrine avec les variations de la couleur de la peau, a été ensuite appliqué par eux, avee une monotonie fatigante, à tous les caractères physiques qui 494 MÉMOIRES ORIGINAUX. établissent des différences entre les principales races d’hommes. Si l’exemple, d’ailleurs très contestable, de quelques animaux domes- tiques réputés de même origine, semble montrer que le pelage peut beaucoup varier dans la même espèce, il n’en est pas moins vrai qu'il y a dans la série animale un grand nombre d'espèces parfaite- ment distinctes qui ne diffèrent les unes des autres que par leur système pileux. L’uniformité du pelage chez les animaux de même espèce est une règle qui souffre peu d’exceptions, et la plupart de celles-ci n’ont même aucune signification aux yeux des naturalistes qui tiennent compte des phénomènes de l’hybridité; toutefois, ad- metions si l’on veut que ces exceptions soient bien réelles; est-il permis d’en conclure que l’homme doive être rangé dans la caté- gorie des espèces qui restent en dehors de la règle? Ce serait tout à fait illogique. La seule conclusion raisonnable, avant l’examen des fait, est que probablement l'homme obéit à la loi commune. La pro- position inverse ne pourrait être admise que sur des preuves direc- tes. Ces preuves, on les a cherchées en vain dans tous les coins du monde et par suite de cette enquête, ce qui n’était d’abord qu’une probabilité s'est changé en certitude. 11 est sans exemple dans l’histoire que l’état du système pileux, considéré comme caractère ethnologique, ait subi par l’action du temps ou des changements de climats, quelque modification appréciable, chez les peuples qui ont échappé à l'influence des croisements. Les variations indivi- duelles légères qui se présentent quelquefois dans les races à peu près pures, sont tout à fait insignifiantes lorsqu'on les compare aux différences considérables qui existent sous ce rapport entre les prinapales divisions du genre humain. Enregistrons ici un aveu précieux de M. Prichard : « Les variétés dans la couleur et la struc- « ture des cheveux, dit cet auteur, forment un des traits les plus « remarquables parmi ceux dont l’ensemble constitue pour chaque « nation le caractère physique distinctif (1). » Il est vrai que M. Prichard a cherché, suivant son habitude, à atténuer la portée de cet aveu : « Au reste, dit-il un peu plus loin, il est probable que « ces diversités nationales ne dépassent point la mesure des variétés 1) PRICHARD, Hist, nat. de V'h., tr. fr., 1843, t, 1, p. 132. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 495 « qui s’observent entre diverses familles appartenant à une même « nation (1). » Pour qu’un uuitaire aussi intrépide que M. Prichard se soit contenté de donner comme probable une proposition sans laquelle son système ne peut subsister, il faut qu'il se soit senti bien dénué de preuves. Cette proposition est d’ailleurs d’une fausseté tellement évidente que je croirais, en la réfutant, faire injure au bon sens du lecteur. Je demanderai seulement aux élèves de M. Prichard s'ils ont jamais entendu dire qu’il se fût produit dans la nation anglaise, ou dans toute autre nation blanche, quelque famille caractérisée par une chevelure laineuse à grains de poivre comme celle des Hottentots? En attendant leur réponse, j’examinerai un autre argument auquel les unitaires se sont rattachés, lorsqu'ils ont enfin compris qu'il leur était impossible d'expliquer les nom- breuses différences que présente le système pileux dans l'humanité. Le procédé auquel ils ont eu recours est des plus faciles. Ils ont purement et simplement nié l'existence de ces différences. Pour ce qui concerne en particulier la question des cheveux lisses ou lai- neux, ils ont prétendu que ces deux types de cheveux étaient à peu près identiques. Je dis à peu près, parce qu'aucun unitaire, pas même M. Prichard, qui a inventé cet argument, n’a osé soutenir que l'identité fût complète. Il le faudrait pourtant pour que le rai- sonnement fût valable, surtout au point de vue spécial où on est obligé de se placer pour arriver à cette conclusion singulière que deux choses extrêmement différentes ne sont qu’une seule et même chose. Mais négligeons ce détail, et voyons comment les unitaires s’y sont pris pour tourner la difficulté. On sait qu’il y a toujours, dans le langage scientifique , un cer- tain nombre d'expressions inexactes empruntées au langage vul- gaire. Les hommes de science, en les adoptant pour simplifier le discours, ne deviennent pas pour cela solidaires des erreurs qu’elles consacrent. Lorsque les astronomes parlent du lever et du coucher du soleil, ils n’ont nullement l'intention de nier la rotation de la terre. Ils ont adopté ces termes parce que , pour les remplacer, il laugrait recourir à de longues périphrases. Or, de tout temps le (1) P. 133. 496 MÉMOIRES ORIGINAUX. vulgaire, frappé de l'apparence singulière des cheveux de certaines races noires , a comparé cette espèce de toison à celle des bêtes ovines. Lorsque à leur tour les ethnologistes ont eu à distinguer les deux principales variétés de la chevelure humaine, ils ont cru pou- voir se servir d’une expression depuis longtemps consacrée par lPu- sage, et ils ont désigné l’une de ces deux variétés sous le nom de chevelure laineuse. Sous ce rapport, il n’y a aucune différence entre les monogénistes et les polygénistes , et M. Prichard est pro- bablement , de tous les auteurs présents ou passés, celui qui s’est le plus souvent servi de ce terme. Mais personne n’a voulu dire par là que les cheveux laineux des Nègres eussent la même struc- ture microscopique que la laine des moutons. Cela posé , M. Prichard , bientôt suivi de toute l’école unitaire , s’est ménagé un facile triomphe en prouvant que les poils du mou- ton, quoique ayant à l’œil nu la même apparence que les cheveux des Nègres éthiopiens, ont en réalité sous le microscope une struc- ture toute différente Après avoir enfoncé cette porte ouverte, il a comparé, toujours sous le microscope, les cheveux laineux aux cheveux lisses, et, trouvant qu'ils possédaient les uns et les autres la même structure élémentaire , que, sans être absolument identi- ques, ils ne différaient que par leur degré de transparence et par la quantité de la matière colorante qui remplissait leur tube cen- tral (1), il s’est cru autorisé à en conclure qu’on ne peut établir aucune distinction essentielle entre les deux types principaux de la chevelure humaine. Si cet auteur et ceux qui ont après lui répété son raisonnement avaient eu des notions plus saines et plus étendues sur lhistologie, ou science des tissus , ils auraient su que la composition élémen- taire des parties ne fournit que très rarement des caractères dis- tinctifs entre les espèces. C’est la forme des organes, bien plus que (1) PRICHARD , Hist. nat. de l’homme, tr. fr. , t. 1, p. 140. M. Prichard, peu habitué à manier le microscope et ne possédant peut-être que des instruments dé- fectueux , a écrit sur la structure des poils un chapitre où les erreurs fourmillent. Il s’est trompé en particulier sur le siége de la matière colorante. J'ai dû citer son opinion sur la structure des cheveux humains, parce qu'il fallait reproduire son ar- gument; mais je n'accepte pas la solidarité de sa description. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 497 leur structure, qui sert de base aux classifications des zoologistes. Le microscope ne découvre dans toute la série des êtres qu’un nombre très restreint d’éléments anatomiques, nombre bien infé- rieur à celui des corps simples de la chimie. C’est avec ce petit nombre d'éléments microscopiques que la nature a construit le monde organisé. Le système osseux, le système cartilagineux, le systeme fibreux, le système musculaire volontaire, le système ner- veux, etc., envisagés sous le rapport de leur structure , ne présen- tent chez la plupart des vertébrés, poissons ou reptiles , oiseaux ou mammifères, aucune différence essentielle, et les modifications, relativement tres légères, quise rencontrent chez certaines espèces, n’ont le plus souvent aucun rapport avec la situation que ces espè- ces occupent dans la série. La structure des organes externes, tels que la peau, les poils, les ongles, les cornes , les dents, est beau- coup moins fixe que celle des organes internes ; mais si, au lieu de comparer sous ce point de vue les animaux de classes différentes ou d'ordres différents , on compare les divers genres d’un même ordre, et surtout les diverses espèces d’un même genre, on voit presque toujours ces divergences de structure faire placeà une uni- formité à peu près complète. Or, quelque prononcée quesoit la ligne de démarcation des races humaines, il est bien certain qu’elles ren- trent toutes dans un seul genre, le genre Homme; et quand même il serait universellement reconnu et mathématiquement démontré qu'il y a plusieurs espèces dans ce genre, on devrait s'attendre à ne trouver entre elles, par l’examen microscopique des tissus, au- cune différence fondamentale. Mais il s’agit de s’entendre sur la valeur de ce mot : différence fondamentale. En microscopie , une différence fondamentale est en quelque sorte un abîme. Par exem- ple, le réseau de Malpighi, qui est le siége de la couleur noire de la peau du Nègre, se compose de cellules microscopiques, remplies de pigment qui les rend opaques. Chez les blancs, ce réseau existe aussi, mais les cellules qui le constituent sont transparentes et ne renferment pas de pigment. Le microscope , par conséquent , con- ne, complète et aggrave une distinction qui, à l’œil nu, était déjà évidente. Toutefois, on remarque que la cellule est l’élément prin- cipal, que le pigment est l’élément accessoire. On en conclut qu’il 5 498 MÉMOIRES ORIGINAUX. n’y aentre la peau du blanc et celle du nègre aucune différence histologique fondamentale. Mais en se plaçant à ce point de vue, on trouve qu'il n’y a pas non plus de différence fondamentale entre la peau de l’homme et celle des singes, des chiens, des canards ou des grenouilles. Partout le derme est recouvert d’une couche de cellules qui présentent avec les nôtres une analogie incontestable. Voilà où conduit l’application de l'histologie transcendante à l’é- tude de la zoologie. Que dis-je? n°y a-t-1l pas des micrographes moins sensés qu’audacieux qui ont cru pouvoir affirmer que tous les tissus animaux ou végétaux, normaux ou pathologiques, dérivent d’une seule et même cellule, élément initial de toute organisation; que toutes les parties du corps se confondent dans cette origine com- mue; qu'en un mot il n'existe entre elles aucune différence pri- mordiale et fondamentale (1)? Auprès de ces unitaires de haute école ceux que nous combattons ici ne sont que des esprits bien timides; car qu'est-ce que l’unité de l’espèce humaine à côté de l'unité de tout le monde organisé? Et si la simple analogie de struc- ture prouvait la communauté des origines, s’il fallait pour distin- guer les espèces attendre que le microscope eût découvert entre elles des différences histologiques essentielles et capables de résister à tout rapprochement théorique, ce ne seraient pas seulement tous les hommes, mais tous les vertébrés et même tous les êtres vivants qu'il faudrait confondre en une seule et unique espèce. Les mono- génistes reculeront sans doute devant cette fraternité universelle ; ils refuseront d'accepter la doctrine cellulaire; ils diront que cette unité daus la cellule est le résultat d’une interprétation forcée, qu’il ne s’agit pas de voir avec l'esprit mais avec les yeux , et qu’en dé- pit de toute théorie le tissu des os diffère de celui des muscles, celui des nerfs de celui des poils , celui du bois de celui de livoire. Ils auront raison. Mais je leur dirai à mon tour que puisqu'il faut re- garder avec les yeux et non avec l'esprit, la structure de la peau du Nègre diffère absolument de celle de la peau du blanc, que le microscope découvre ici des cellules transparentes, là des cellules (1) On comprend que nous voulons parlerici de la théorie cellulaire, créée p l’ardente imagination de M. Raspail, développée par MM. Schwan et Schleiden, et acceptée encore aujourd’hui par une partie de l'école allemande. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 499 pigmentaires dont l’origine est inexplicable, et que ce fait est supé- rieur à tous les raisonnements. | On voit donc que les monogénistes ont été mal inspirés en faisant appel au témoignage du microscope. Ils ne pouvaient rien y ga- gner, car lors même qu'ils auraient réussi à prouver que tous les organes ont identiquement la même structure élémentaire dans toutes les races humaines, la signification zoologique de ce fait eût été entièrement nulle ; mais ils pouvaient y perdre, car la moindre différence histologique devait acquérir par là même une impor- tance considérable, surtout si elle coïncidait avec des différences extérieures déjà évidentes à l'œil nu. C’est ce qui est arrivé de la manière la plus manifeste pour la structure de la peau. C’est ce qui est arrivé encore pour la structure des poils, puisque M. Prichard , ayant trouvé sous le microscope les cheveux des Negres plus opaques que ceux des Européens, et plus chargés de matière colorante, attri- bue à l’abondance du pigment la propriété particulière qui fait friser les cheveux des races laineuses (1). En s’efforçant ainsi d'expliquer une inconnue par une autre, le chef des unitaires a montré com- bien il se sentait incapable de résoudre directement le problème des cheveux laineux et des cheveux lisses. Il a même été obligé, pour arriver à cette explication boiteuse, de tourner le dos à l'évidence, d'oublier que beaucoup de races ont à la fois la chevelure aussi noire que les Nègres, et aussi lisse que les Européens (2), d’imagi- ner que les cheveux bouclés ou frisés qu’on observe fréquemment dans les races blanches sont le premier degré de la transformation laineuse, de raisonner enfin comme si cette prétendue transition se montrait exclusivement chez les sujets qui ont la chevelure la plus foncée. Voilà bien des erreurs accumulées. Eh bien, supposons que ce soient autant de vérités démontrées; accordons que toutes les variations de la chevelure humaine se réduisent à une simple ques- (1) PricHARD, loc, cit., p. 140-141. ) Je n’ai point vu de Nègres Albinos, mais il résulte des descriptions que j’ai 1% que chez ces êtres imparlaits, les cheveux, quoique blancs, sont ordinairement aussi laineux que ceux des Nègres proprement dits; si, comme j'ai lieu ile le croire, ce fait est exact, c’est un argument de plus contre l'hypothèse de M. Prichard. 500 MÉMOIRES ORIGINAUX. tion de pigment. Le problème sera-t-il enfin résolu? Évidemment non : Car il faudra dire ensuite quelle est l’origine de ce pigment, « chose aussi impossible, ni plus ni moins, que d'expliquer directe- ment la formation des cheveux laineux. Abordons maintenant un autre ordre d'idées, et puisqu'il plaît aux monogénistes de récuser la valeur des caractères superficiels tirés de l’étude de la peau et du système pileux, pénétrons plus profondément dans l’organisation des types humains. La nature de notre travail nous dispense de suivre minutieusement dans les diverses races, toutes les modifications du crâne, de la face, du tronc et des membres. Nous nous bornerons donc à comparer, dans un parallèle incomplet et rapide, les hommes appartenant au type dit Caucasique, avec ceux qui se rattachent au type dit Éthiopien. Nous négligerons une foule de détails accessoires; nous ne parlerons que des points les plus importants, et ceux-ci sont tellement con- nus qu'il nous suffira pour ainsi dire de les énumérer. La physionomie des Nègres (sans parler de la couleur) est carac- térisée par un front étroit et fuyant, un nez écrasé à sa base et épaté au niveau des narines, des yeux très découverts à iris brun et à sclérotique jaunâtre, des lèvres extrêmement épaisses, retroussées en dehors et repoussées en avant; enfin des mâchoires saillantes en forme de museau et supportant de longues dents obliques; tels sont les traits principaux qui donnent à la figure éthiopienne un cachet tout à fait spécial. Il n’est pas une de ces particularités qui ne puisse çà et là se présenter à un faible degré dans les autres races; on a vu des blancs aux lèvres épaisses et retroussées, quel- ques-uns ont les dents un peu obliques, chez d’autres, enfin, la conformation du nez se rapproche plus ou moins du type nègre. Mais ces écarts sont toujours partiels, et jamais l’ensemble des traits d’un homme de race blanche ne reproduit, même approxi- mativement, la physionomie dite éthiopienne. Quoique le visage soit peut-être de toutes les parties du corps celle qui présente le plus de diversité, quoiqu'il soit rare de trou-- ver, même parmi de proches parents, deux profils parfaitem semblables, il y a cependant une limite que les variétés individuel ne dépassent jamais, de telle sorte que le type du visage constitue SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 501 un caractère ethnologique permanent et inaltérable, abstraction faite de l'influence des croisements. Aussi, voyons-nous que les Ethiopiens modernes sont exactement pareils à ceux qui sont re- présentés sur les plus antiques monuments de l'Egypte. Les lois de l’hérédité ont maintenu ce type, sans le moindre changement, de- puis plus de quarante siècles; le type caucasique, pendant ce temps, a également conservé sa pureté. Le simple bon sens indique donc que ces deux types ont été distincts des leur origine. Pour admettre le contraire, il faudrait prouver que l’un d’eux a précédé l’autre, et que celui-ci s’est produit naturellement par une modification de celui-là. Cette double preuve étant impossible à donner, il faudrait du moins trouver une explication, bonne ou mauvaise, ou, à défaut d'explication, une hypothèse quelconque. Je ne demande qu’un pré- texte pour me ranger sous le drapeau des monogénistes; mais ce pré- texte, il faut du moins qu’on me le fournisse. J'ai bien lu quelque part que les négresses compriment à dessein le nez et les lèvres de leurs enfants, et que le résultat de cette compression est de faire atrophier le nez et de faire hypertrophier les lèvres; s’il m'était permis de retourner un instant dans l'Océanie, j’ajouterais que le célébre pi- rate Dampier attribuait la physionomie particulière des Australiens aux grimaces incessantes qu’ils sont obligés de faire pour se sous- traire à la piqûre des insectes. C’est ce qui a été dit de plus scienti- fique sur l’origine des diversités de la face humaine. Mais je dois reconnaître, à la louange des monogénistes, qu'aucun d’eux n’a accepté ces explications ridicules. Quelle explication ont-ils donnée à la place? Aucune. Ils n’ont même pas essayé, tant la chose leur a paru impossible, de recourir à la ressource féconde des changements de climat. Ils ont gardé le silence, et, quand les monogénistes se taisent, on est autorisé à croire qu’ils n’ont rien à répondre. Cela simplifie d'autant notre tâche, car, par cela même, nous n’avons rien à réfuter. Nous avons donc le droit de dire purement et simple- ment que les deux grands types de la figure humaine, connus sous le nom de type éthiopien et de type caucasique, n’ont pu sortir du ème moule, et qu'ils ont été distincts depuis le commence- 4 Les caracteres physiques que nous avons étudiés jusqu'ici s’a- 502 MÉMOIRES ORIGINAUX. perçoivent au premier coup d'œil, et ils sont tellement évidents que nul ne peut se flatter de les avoir découverts. On les connaissait bien longtemps avant que la science eût balbutié son premier mot. Ceux qui vont maintenant nous occuper ne se révelent qu'aux ana- tomistes; mais pour être moins grossiers, ils ne sont ni moins graves ni moins concluants. Les muscles dû Nègre sont plus colorés que ceux de l’Européen : ses tendons et ses cartilages moins blancs, ses os plus durs et plus compactes. Chez lui, les os du crâne, notablement plus épais que les nôtres, ont en même temps une densité bien supérieure ; ils ne renferment presque pas de diploé, et leur résistance est telle qu’ils peuvent supporter sans se rompre des chocs vraiment extraordi- paires. Les os du bassin sont extrèmement épais; la fosse iliaque n’est point transparente comme chez nous. Nous reviendrons tout à l’heure sur les formes du squelette; nous ne parlons ici que de sa structure. Les capsules surrénales du nègre sont beaucoup plus grosses et beaucoup plus colorées que celles du blanc. Il ne serait pas impossible que ce fût là, et non dans les circonstances extérieu- res, qu'il fallüt chercher la cause de la coloration des races; les recherches récentes de M. Brown-Séquard donnent à cette opinion quelque probabilité. Mais continuons : on dit que chez les Nègres, la substance grise du cerveau est d’une couleur plus foncée ; que la substance blanche offre une apparence légerement bleuâtre, et que le tissu de la glande pinéale est d’un bleu tirant sur le noir. Quoi- que cette remarque, déjà faite par Meckel (1) et par Lecat (2), ait été confirmée par plusieurs observateurs modernes (3, quoique le fait ait été récemment vérifié, à la Société de biologie, sur des pièces présentées par M. Rayer, je n'ose affirmer que cette coloration soit constante. Cela me paraît assez probable toutefois. Mais ce qui est {1} Mém. de l'Acad, des sciences de Berlin, 1753, t. 1x de l’éd. in-4, Trad. fr. Paris, 1770, in-12, t. 111, p. 356. Art. 47, $ 2. Meckel insiste sur cette particu- larité que les tranches de la substance blanche du cerveau du Nègre sont bleuâtres au moment où l’on pratique la coupe, mais qu’elles blanchissent au contact de l’air. (2) Lecat, Traité de la couleur de la peau humaine, Amsterdam, 1765, in-8, pages 52-54. (3) Voyez encore Dict. des Sciences méd., article NÈGRE, par Virey, t. xxxv, p. 388, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 503 incontestable c’est que, dans les races éthiopiennes pures, le système nerveux périphérique est beaucoup plus développé que chez les Européens, bien que le système nerveux central soit, au contraire, notablement plus petit. C’est le célebre Sæmmering qui a découvert ce fait anatomique, constaté depuis lors par tous ceux qui ont disséqué des Négres. Une magnifique pièce d'ensemble, préparée par M. Jacquard et déposée dans la galerie d'anthropologie au Muséum d'histoire naturelle, met en évidence cette prédomi- nance des cordons nerveux chez les individus de race éthiopienne. Il semble, suivant l'expression de Virey, que le cerveau du Negre se soit, en partie, écoulé dans ses nerfs, comme si la vie animale s'était aéveloppée aux dépens de la vie intellectuelle. Sæmmering a indiqué une autre particularité infiniment moins grave que la précédente, mais digne cependant de quelque atten- tion. On sait que certains animaux possèdent une troisième pau- pière, dirigée verticalement, insérée sur l’angle interne de l'œil , et capable de s'étendre transversalement au devant du globe. Chez les animaux supérieurs, cette membrane clignotante, devenue rudi- mentaire, ne forme plus qu’un pli semi-lunaire situé au niveau de la caroncule lacrymale. Celle de l’orang-outang recouvre encore toute la caroncule. Dans le genre Homme, la troisième paupiere s’efface de plus en plus, mais elle est beaucoup moins prononcée chez l'Européen que chez le Negre, qui, sous ce rapport, se rap- proche de l’orang-outang (1). Il est bien entendu, une fois pour toutes, qu’il y a dans l’échelle animale un vaste hiatus entre les singes les plus élevés et les types inférieurs de l'humanité. La distance zoologique qui existe entre le Caucasien etl'Éthiopien, quelquegrande qu’on la suppose, est donc fort minime eu égard à l’espèce d’abîime qui sépare profondément l’homme des singes anthropomorphes. Après cette profession de foi, il nous sera permis de dire que la contormation physique du Nègre est en queique sorte intermédiaire entre celle de l'Européen et celle du singe. Le petit détail de la membrane clignotante ne suffirait certes (1) Sæœmmering (Th.}, /cones oculi humani Francfort 1804, fol 5, et Jhiction- naire des Sciences médicales, t, xXxV, p. 390. 504 MÉMOIRES ORIGINAUX. pas pour légitimer une assertion aussi grave; nous n’aurions donc pas parlé de ce caractere, s’il ne coïncidait avec plusieurs autres, beau- coup plus significatifs, qui déposent dans le même sens. Le pied de l'Éthiopien est plus plat que le nôtre, son talon plus saillant , ses métatarsiens plus étalés, son gros orteil plus séparé et plus mobile. On a dit que ce pouce était même un peu opposable, c’est une grande exagération, mais il est certain que le pied du Nègre rappelle un peu la main postérieure des quadrumanes. La longueur du membre thoracique, comparée à celle du membre abdominal, est moindre chez le Caucasien que chez l'Éthiopien ; lorsqu'on compare dans les deux races la longueur de l’avant-bras à celle du bras, on trouve une différence analogue et même plus prononcée. Ces deux caractères zoologiques placent encore le Nègre entre l’Européen et le singe. La petitesse et l’aplatissement des os du nez chez l’Éthiopien, leur sou- dure fréquente etprécoce, lasaillieconsidérable des mâchoires, l'obli- quité des dents, l’étroitesse du bassin, le peu de capacité du crâne, le peu d'ouverture de l'angle facial de Camper, l'ouverture considé- rable de l’angle métafacial de M. Serres, etc., viennent encore à Pap- pui de notre thèse; sous tous ces rapports la conformation du Nègre se dirige manifestement vers celle des singes. Nous ne pousserons pas plus loin ce parallèle ; nous ne l’étendrons pas aux phénomènes psychologiques qui ne rentrent pas dans notre sujet, et sur lesquels les partisans de l'esclavage, juges dans leur propre cause, ont débité tant d’exagérations. Les nombreux caractères anatomiques que nous venons d’exa- miner prouvent que le blanc et le nègre ne différent pas seulement par la surface , comme on a pu le croire à une certaine époque, et qu’ils sont distincts l’un de l’autre jusque dans les parties les plus profondes de leur organisation. Les unitaires modernes sont‘obli- gés de reconnaître qu’il y a entre les deux types des divergences multiples , héréditaires et tellement prononcées qu’elles sortent évidemment des limites de la variation individuelle. Notez qu’il existe dans le genre humain plusieurs autres types tout aussi bien caractérisés. Mais nous n’avons pas besoin de les passer en revue. Il sera toujours temps de le faire si les monogénistes parviennent à concilier avec leur doctrine l’exemple isolé que nous venons de SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 905 choisir. Nous cherchons autant que possible à simplifier leur tâche, et pour cela nous éviterons de leur présenter plusieurs diffi- cultés à la fois. Nous nous bornerons donc à leur demander com- ment le type caucasien et le type éthiopien , qui different l’un de l’autre par des caractères si précis, ont pu se produire naturelle ment, c’est-à-dire sans miracle, dans une espèce primitivement unique. Leur système exigerait impérieusement que, examinant un à un tous ces caractères différentiels , ils trouvassent pour chacun d'eux upe explication bonne ou mauvaise, comme ils ont essayé de le faire pour la couleur de la peau et la nature du système pileux. II faudrait qu’ils nous fissent voir , ou entrevoir ce qui a pu modifier chez l'Éthiopien les formes du squeletfe et la structure des parties. Il faudrait chercher, par exemple, dans l’une ou l’autre des condi- tions spéciales auxquelles les Negres ont été soumis, la cause réelle ou apparente de chacune des particularités anatomiques qui les distinguent des races blanches , se demander si c’est le climat, ou quelque autre influence, qui a produit chez eux latrophie des os propres du nez, si c’est le mode d’alimentation ou quelque habi- tude nationale qui a déterminé l’allongement relatif de leur radius, si c’est la nature des chaussures ou une gymnastique particulière qui a altéré la forme de leur pied, etc., etc. Car enfin, il n’y a pas d'effet sans cause, et, pour admettre dans le passé un phénomène qui, de nos jours, ne s’observe plus, c’est-à-dire la transformation spontanée des types humains, il faut avoir au moins un prétexte. Voilà comment on procède lorsqu'on se sent capable de soute- nir une discussion scientifique; on énonce une proposition sur un fait déterminé et on donne un argument précis pour prouver qu’on est prêt à répondre aux objections. Au lieu de cela, qu'ont fait les monogénistes ? Ils ont écarté les détails analytiques pour se réfu- -gier dans une synthèse illusoire. Ils se sont renfermés dans une formule vague, et ils ont dit, pour toute explication, que le retour à l’élat sauvage avait la propriété de diminuer graduellement la distance qui sépare l’organisation de l’homme de celle de la brute. De toutes les théories partielles dont l'ensemble constitue la théorie uuitaire , celle-ci est à coup sûr la plus étrange et la plus 506 MÉMOIRES ORIGINAUX. ridicule. En premier lieu les Nègres d'Afrique, les Éthiopiens pro- prement dits ne sont ni sauvages ni voisins de l’état sauvage. [ls vivent en société , ils forment des nations , ils bâtissent des villes très populeuses, ils cultivent le sol ; quelques-uns savent fabriquer des tissus, d’autres élèvent des troupeaux. Ils ont des rois , des ar- mées, des esclaves, une sorte de religion , une sorte de législation. Ils n’ont jamais su rendre leurs institutions durables : ce défaut de stabilité sociale les a toujours empêchés de sortir de la barbarie et de s'élever jusqu’à l’état de civilisation. Mais ils ne sont pas plus sauvages que ne étaient nos ancêtres francs ou gaulois. On a trouvé en Amérique, en Océanie, et même dans l'Afrique australe, des peuples vraiment sauvages, et il y a infiniment plus de distance sociale entre les Australiens, par exemple, et les Nègres du Soudan qu'entre ceux-ci et les plus civilisés des Européens. Quelques-uns de ces peuples sauvages ont une conformation qui les rapproche plus ou moins du type éthiopien; mais la plupart d’entre eux appar- tiennent à des types entièrement différents ; beaucoup sont presque semblables aux Européens et quoique incomparablement plus voi- sins que les Nègres de l’état de nature, ils s’écartent incompara- blement moins qu’eux des formes du type caucasique. Il est donc absurde de dire que le type nègre soit une dégradation consécutive au retour de l’homme à l’état sauvage, puisque, d’une part, les vrais Negres d'Afrique, depuis qu’on les connaît, n’ont jamais vécu à l'état sauvage ; et que, d’une autre part, la plupart des sauvages appartiennent à des types considérés, à tort ou à raison, comme supérieurs au type éthiopien, avec lequel ils n’ont d’ailleurs abso- lument aucune analogie. En second lieu, on a trouvé en Amérique, dans la Polynésie, et même en Asie, beaucoup de peuples dans un état de barbarie, c’est- à-dire de civilisation rudimentaire comparable à celui où vivent les habitants des races éthiopiennes. Ces peuples barbares ressemblent souvent à leurs voisins civilisés ou sauvages, mais aucun d'eux ne ressemble ni de près ni de loin, si ce n’est quelquefois par la cou- leur, qui ne saurait être en cause ici, aux peuples de l'Afrique in- tertropicale. Enfin les nations les plus policées du globe ont traversé, avant ou SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 907 depuis les temps historiques, une longue période de barbarie. Plu- sieurs peuples, après avoir tenu pendant longtemps la tête de l’hu- manité, sont retombés ensuite dans un état de dégradation intellec- tuelle, d’abaissement social qui a été passager pour les uns, durable et peut-être définitif pour les autres. Eh bien! malgré les alterna- tives de splendeur et de décadence, malgré le changement radical des institutions et des mœurs, des connaissances et des croyances, l’étude des peintures et des sculptures antiques, celle des momies et des ossements épars dans le sein de la terre, prouve que les an- ciens types se sont conservés sans altération. Les crânes de nos barbares ancêtres n'étaient ni plus ni moins caucasiques que les uôtres, quoique près de vingt siècles se soient écoulés depuis que les légions de César disséminèrent sur notre sol fécond les premières semences de la civilisation. 11 suffit de jeter les yeux sur les magni- fiques planches de l'ouvrage publié à Londres sous le titre de Crania Britannica pour reconnaître que les anciens Bretons, les abori- gènes antérieurs à l’occupation romaine, avaient le crâne aussi beau, aussi vaste, aussi caucasique que celui des Anglais mo- dernes (1). D’un autre côté les paysans de la vallée du Nil, désignés aujourd'hui sous le nom de Fellahs, ont exactement conservé le type des anciens Égyptiens, chose d'autant plus remarquable que depuis la conquête arabe ils ont fréquemment croisé leur race avec celle des vainqueurs. L'identité des Fellahs actuels et des Égyptiens de l’époque pharaonique a été établie par le savant Morton, d’après la comparaison des crânes, et elle n’a pas paru moins évidente à M. Jomard, qui l’a exprimée énergiquement dans la phrase sui- vante : CA l'aspect des hommes du territoire d’Esné, d’Ombos, ou « d'Edfoù, ou des environs de Selsélé, il semblerait, dit-il, que « les figures des monuments de Latopolis, d’'Ombos ou d’Apollino- (1) Il est bien entendu que nous parlons du type et non de la race. La population anglaise, plus qne toute autre peut-être, est une population croisée. Le sang des Ro mains, celui des Anglo-Saxons et celui des Normands s’y est étroitement mêlé avec celui des premiers occupants ; il y a donc entre les Bretons primitifs et les Anglais actuels d’inévitables différences ethnologiques, différences d'ailleurs très légères, parce que tous ces peuples superposés appartenaient à la grande classe des races dites caucasiques, Le croisement des races ne pouvait donc porter aucune atteinte au type proprement dit, 508 MÉMOIRES ORIGINAUX. « polis Magna, se sont détachées des murailles et sont descendues « dans la campagne (1). » Ces exemples incontestables prouvent jusqu’à l’évidence que les races humaines peuvent passer tour à tour de la civilisation à la barbarie, et de la barbarie à la civilisation, sans que ces modifica- tions profondes de l’état social, quelque prolongées qu’elles soient, puissent altérer leur type soit en bien, soit en mal. Ce n’est donc pas à cette cause imaginaire qu’il faut attribuer la production du type éthiopien, et comme c’est la seule explication qui se soit présentée jusqu'ici à l'esprit des unitaires, nous sommes autorisés à dire que la diversité des principaux types humains ne peut dépendre que de la diversité de leur origine. Nous avons dû citer des faits parce que les arguments matériels sont plus frappants que les autres, mais en vérité nous aurions pu nous en passer, Quand même l’histoire serai muette, quand même ancun document ostéologique ou archéologique ne nous éclairerait sur l’antiquité des types actuels; quand même enfin, dans toute la population du globe, il y aurait entre l’état social et la conforma- tion anatomique un rapport assez invariable pour permettre de dé- duire lun de l’autre, et vice vers ; en un mot, quand même toutes les notions acquises seraient aussi conformes aux assertions des unitaires qu’elles leur sont opposées, nous aurions encore le droit de rejeter comme non-avenue la prétendue explication que nous venons de réfuter. — Nous aurions le droit de dire à nos adversaires qu'ils ont pris partout la cause pour l'effet et l'effet pour la cause ; que la nature, en créant les différents types humains, leur a donné des aptitudes différentes, qu’elle a façonné à son gré les instruments de la vie physique et ceux de la vie intellectuelle et morale, et que le développement spontané des sociétés a été la conséquence de ces dispositions originelles. Si, en l'absence de documents historiques, on nous objectait que cette opinion n’est ni démontrée ni démon- trable, nous répondrions que l’opinion opposée est encore moins démontrée et encore moins démontrable, et que, à défaut de preuves (1) Morton, Crania Ægyptiaca, Philad. 1844, in 4°, p. 42. — Jomard, dans Mengin, Hist. de l'Egypte, p. 408, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 909 directes et rigoureu-es, toutes les probabilités du moins sont en notre faveur. Mais nous n’avous pas besoin de ce raisonnement à posteriori; nous ne l’avons ébauché que pour faire voir combien la logique est inconnue aux monogénistes. Les faits ont parlé, et ils sont supérieurs à toutes les argumentations. Des peuples de types tres différents vivent ou ont vécu pendant une longue suite de siècles dans un état intellectuel et moral à peu près équivalent; d’autres ont traversé, sans modifier leur type, de longues périodes de pro- grès et de décadence; ces deux ordres de faits sont également cer- tains, et également incompatibles avec l’explication des unitaires. Cette explication, au surplus, n’en est pas une, car elle n’explique rien, et elle a à son tour besoin d’être expliquée. Si les types n'étaient caractérisés que par le volume du cerveau ou par les proportions relatives du crâne et de la face, et si l’on nous disait que le cerveau se développe chez les peuples qui pensent beaucoup, qu'il s’atrophie chez les peuples qui pensent peu, il y aurait lieu de peser la valeur de cet argument, sur lequel nous reviendrons d’ailleurs tout à l'heure. Mais les types different par une foule de caractères tout à fait indépendants du développement cérébral. Quelle influence veut- on que l'habitude de penser puisse exercer sur la densité des os, sur la forme du pied ou de la jambe (1), sur les proportions des mem- bres et de leurs diverses parties, sur la conformation et les dimen- sions du bassin? Par exemple, la comparaison de l’humérus au radius, c’est-à-dire du bras à lavant-bras, dans le type éthiopien et dans le type caucasique, donne ce résultat remarquable que, le bras étant supposés égaux en longueur, et le radius de l’Européen étant représenté par 100, celui du Nègre sera représenté par 107,84. Cechiffre différentiel de près de 8 pour 100 résulte des recherches que j'ai faites sur les squelettes des divers musées de Paris (2). Personne, j'imagine, ne supposera que l’état intellectuel, moral ou social, (1) On a répété depuis Pallas que les Tartares devaient leurs jambes arquées à l'habitude de l'équitation. C'était une puérilité, qui est devenue ridicule depuis qu’on a retrouvé cette même forme des jambes, à l'état de caractère ethnologique, chez des peuples éthiopiens à qui toute espèce d'équitation était absolument inconnue, et qui n'avaient même jamais vu de cheval. (2) Je publierai prochainement les résulats de ces recherches, plus précises, je pense, que celles de mes prédécesseurs, et étendues d’ailleurs à plusieurs questions 510 MÉMOIRES ORIGINAUX. puisse modifier à ce point la longueur relative du radius. Si quel- qu'un avait ce Courage, je serais obligé de dire que le radius est encore plus court chez les Esquimaux que chez nous, que celui des Boschismans se rapproche beaucoup du nôtre, et que nous n’avons pas lieu de nous enorgueillir de ce caractère ethnologique. En attendant que les monogénistes trouvent le moyen d’expliquer ces différences typiques, que nous considérons comme originelles, examinons de plus près ce qu'ils ont dit des variations de forme et de volume du erâne et du cerveau. Renfermée dans ces limites, leur doctrine repose du moins sur un fait bien réel : c’est que les peu- ples les plus intelligents, les plus civilisés et les plus perfectibles, sont ceux qui possedent en moyenne le cerveau le plus volumineux et le crâne le plus caucasique. Pour nous restreindre au parallèle des Ethiopiens et des Européens, nous dirons d’abord que les au- teurs sont loin de s’accorder sur le capacité relative du crâne dans les deux types. Tiedemann et Hamilton ont prétendu que la diffé- rence était à peu près nulle. Mais déjà Sæmmering avait trouvé que la cavité cränienne du nègre était notablement plus petite que celle du blanc. Virey et Palisot de Beauvois ont déduit de leurs ob- servations et de leurs expériences que la différence est d’un neu- vième , c’est-à-dire de 11 centièmes environ. D’après leur évalua- tion, le crâne du blanc pourrait contenir 9 onces de liquide de plus que celui du nègre (1). Les recherches plus rigoureuses et plus complètes, faites par M. Meigs, suivant le procédé de Morton, sur les crânes de la riche collection mortonnienne, ont établi que la capacité moyenne du crâne, exprimée en pouces cubes, est de 93.5 chez les Européens et les Anglo-Américains, et de 82. 25 seulement chez les Nègres (2). La différence de ces moyennes est de 11, 25 qu'ils ont négligées. Mais je ne veux pas attendre jusques-là pour remercier M. le professeur de Quatrefages du gracieux empressement qu'il a mis à faire ouvrir pour moi les armoires des galeries anthropologiques du muséum. (1) Dict. des Sciences médicales, art, NÈGRE, t. XXxXV, p. 389. (2) Mmes, The cranial Characteristique of the Races of Men, dans Indigenons Races of the Earth, by nost and Gliddon. Philad. 1857, in-8., p. 257. Le nombre des crânes mesurés par M. Meigs est de 663 pour toutes les races réunies. La capacité moyenne du crâne atteint son maximum, 93,5, dans les races teutoniques. Elle descend à 87 dans les races mongoliques, à 85 dans les races malaises et polynésiennes, à 82 dans SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 911 pouces cubes, c’est-à-dire qe le cerveau du blanc l'emporte d'un peu plus de 12centièmes sur celui du nègre. Virey et Palisot étaient en. un autre procédé, à un résultat très voisin de celui-là. Néanmoins, pour échapper à toute exagération, nous descendrons au-dessous de ces deux évaluations et nous réduirons, si l’on veut, à 8 ou 10 pour cent la différence moyenne qui existe entre le cer- veau de l’Ethiopien et celui de l’'Européen. La portée de ce résultat est bien plus grande encore que ne sem- blerait l’indiquer le simple examen des chiffres. En elfet, le centre nerveux encéphalique se compose de plusieurs parties tres dis- tinctes. Les fonctions respectives de ces organes partiels sont encore bien obscures, mais on sait du moins que les unes président à la vie intellectuelle, les autres aux sensations ou aux mouvements, c’est- à-dire à la vie animale, — et quoique tous soient, à des degrés iné- gaux, le siége de phénomènes de centralité, plusieurs d’entre eux sont principalement, comme la moelle épinière, des organes de trans- mission. 11 n’y a donc qu’une partie de la masse de l’encéphale qui soit affectée à la pensée, partie plus noble et plus importante, mais probablement moins volumineuse que l’autre, car on s'accorde as- sez généralement à placer dans les seuls lobes cérébraux le siége des facultés intellectuelles. Cela posé, il est clair que la vie animale du nègre est au moins aussi développée que celle du blanc; son orga- nisation cerébrale, sous ce rapport, est tout aussi complète, tout aussi parfaite que la nôtre, et, si elle laissait quelque chose à dé- sirer, ce serait seulement dans les parties qui servent d’instrument à la pensée. C’est donc exclusivement sur ces parties pensantes que paraissent devoir porter les variations du volume moyen de l’en- céphale, considéré dans les diverses races,et une différence qui, répartie sur la masse totale, s’éléve déjà à 8 ou 10 pour cent, s’élèe- verait peut-être à un chiffre double, s’il était possible de ne com- parer entre elles que les parties du cerveau où la nature a placé le siége de la vie intellectuelle. les races indigènes de l'Amérique, enfin à 75 ou 76 chez les Hottentots, les Austra- liens et les Nègres océaniens. On voit que les races éthiopiennes, sous ce rappor comme sous beaucoup d’autres, sont loin d'occuper, comme on l’a dit, le dernier degré de l'échelle humaine, 519 MÉMOIRES ORIGINAUX. Au surplus, il importe assez peu pour la dostrine des polygénistes que la capacité de la boîte crânienne varie peu ou beaucoup | pas du tout, suivant les races ou suivant.les types ; car, en Zoologie, on se préoccupe moins du volume absolu des organes que de leurs formes. D'ailleurs nous ne cherchons pas à établir la supériorité ou l’infériorité de telle ou telle partie du genre humain; nous cherchons seulement siles Éthiopiens et les Caucasiens ont pu sortir de la même souche, et si les différences considérables que présentent les formes de la tête considérées dans les deux types peuvent s’expliquer au- trement que par la diversité des origines. Le volume du cerveau n’est donc pour nous qu'une question de curiosité. Mais pour les monogénistes la question est bien autrement importante; et beau- coup d’entre eux, faute d’y avoir réfléchi, ne soupçonnent certai- nement pas jusqu'où vont sur ce point lesexigences de leur système. Quelques-uns ont cru qu’il était de leur intérêt d’atténuer autant que possible les différences ethnologiques que présente le volume du cerveau ou de ses diverses parties. Ils ont ainsi ôté tout fondement à une explication sans laquelle leur doctrine ne peut subsister. Comment veulent-ils, en effet, que le changement d’état social ait pu modifier la conformation de la tête, si ce n’est en agissant sur le volume ou sur la forme du cerveau? Quoiqu’ils n’aient jamais jugé convenable de formuler nettement leur pensée sur ce point, il est clair qu'ils n’ont jamais pu croire que le développement des os du crâne et de la face fût sous la dépendance immédiate de Pé- ducationintellectuelle ou morale, et de ladirection donnée aux facul- tés de l’esprit; car peut-on songer à établir une liaison, une relation directe quelconque entre une cause psychologique et un résultat ostéologique ? Le seul organe sur lequel cette cause puisse agir, c’est l'instrument de la pensée, c'est-à-dire le cerveau. Je suis loin pour ma part de croire à une pareille influence; je dis seulement que les monogénistes ne peuvent en invoquer aucune autre. Je reconnais d’ailleurs avec eux qu’un changement de forme ou de volume du cerveau, si ce changement était possible, et s’il était réel, pourrait modifier d’une manière notable l'ensemble du squelette de la tête. Cela n’expliquerait que lamoindre partie des particularités ostéolo- giques qui caractérisent chaque type; mais cela en expliquerait du SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 313 moins quelques-unes. Ainsi, les unitaires se trouvent réduits à la nécessité d'admettre que l’état psychologique des diverses fractions de l'humanité est la cause des variations de volume ou de forme du cerveau. Or, pour un appareilcomplexe comme l’encéphale, pour un appareilcomposé de nombreux organespartiels, divers par leur struc- ture aussi bien que par leurs fonctions, qu'est-ce qu’un changement de forme sinon augmentation ou la diminution d’un ou plusieurs de ces organes partiels? Tout se réduit done, comme on le voit, à une question de volume absolu ou de volume relatif. Nier ces diffé- rences de volume, qui sont d’ailleurs évidentes, ce serait renoncer à expliquer la production des diverses conformations de la tête, et abandonner par conséquent le dogme unitaire. Mais les admettre se- rait bien plus grave encore. S'il était vrai que l’état anatomique du cerveau fût déterminé chez les hommes par leur état social, par l'usage qu’ils font de leurs facultés, par la direction qu’ils donnent à leur vie cérébrale, il faudrait en conclure que lhabitude de faire fonctionner ou de laisser en repos tel ou tel organe encéphalique a pour conséquence de faire hypertrophier ou atrophier cet organe, comme s’atrophie un muscle longtemps immobile, comme s’hyper- trophie une glande qui fonctionne outre mesure; et il en résulterait que le cerveau est à l’âme ce que le muscle est à la contractilité, ce que le rein est à la sécrétion urinaire. Conséquence inévitable d’une doctrine qui a pu se croire orthodoxe! Il n’y a point de milieu. Il faut se séparer de cette doctrine ou prendre place parmi les maté- rialistes les plus radicaux. Certes, lorsque les monogénistes ont entrepris d'expliquer la pro- duction des diverses formes de la tête, ils ne prévoyaient pas qu'ils seraient mis en demeure de faire ce choix douloureux entre le spi- ritualisme et l'unité du genre humain. Je n’en dirai pas plus long sur ce sujet. J’ai voulu seulement leur montrer où conduit le che- min dans lequel ils se sont engagés. Nous venons de passer en revue quelques-uns des caractères ana- tomiques qui établissent des différences profondes entre les princi- paux types de l'humanité. Il en est un grand nombre que nous avons entièrement passés sous silence; d’autres que nous avons simple- ment indiqués; nous n'avons discuté que ceux dont nos adversaires 6 514 MÉMOIRES ORIGINAUX ont entrepris l'explication, et nous avons reconnu qu'aucune des influences invoquées par eux w’avait pu produire l'effet qu’ils leur attribuent. Ces caractères, considérés un à un, se sont montrés hé- réditaires et inaltérables, et les types qui résultent de leur réunion, de leurs combinaisons diverses, ont présenté depuis une longue suite de siècles le même degré de fixité et de permanence. Nous fai- sons abstraction bien entendu de l’incontestable influencedes croise- ments, car cetteinfluence suppose nécessairement l'existence préa- lhble des différences anatomiques dont on cherche lexplication. Puisque aucun fait ne vient à l’appui de la théorie desmonogénistes, puisque aucune hypothèse ne peut rendre compte de la production des types, il faut bien admettre que ces types ont été créés distincts les uns des autres. Nous ne chercherons pas si dans l'origine il y en avait seulement deux ou trois, ou si, comme cela nous paraît probable, il y en avait un plus grandnombre. Gettediscussion, quoi- que fort intéressante en elle-même, serait étrangère à notre sujet. Il nous suffit d’avoir démontré que dans l’ordre des faits anatomi- ques, il y a, entre les principales divisions du genre Homme, des dif- férences tout à fait incompatibles avec l'hypothèse d’une origine commune. Cest pourquoi les monogénistes, se sentant faibles sur le terrain de l'anatomie, ont cherché depuis longtemps à transporter la dis- cussion sur un autre terrain. Ils ont espéré un instant que l’étude des langues leur donnerait enfin gain de cause; c’était à l'époque où la découverte du sanscrit venait de révéler la parenté des langues indo-germaniques. Mais il a fallu renoncer à cette espérance lors- que le champ de la philologie comparée s’est étendu ; lorsqu'on a reconnu l'impossibilité de rattacher les langues dites sémitiques à celles qui se groupent autour du sanscrit; lorsqu'on a dû avouer que le chinois, le basque, les dialectes américains, africains, polynésiens, australiens, n’ont aucune connexion soit entre eux, soit avec les autres. On s’est attaché alors à établir ce qu’on a appelé l’unité mo- rale du genre humain ; maistoutesles recherches qu’on a faites dans ce sens ont abouti à démontrer au contraire que la diversité intellec- tuelle et moraledes principales races est plus grande encore que leur diversité anatomique. Alors, en désespoir de cause, et se sentant vain- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LE MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 545 cus sur tous les points, les monogénistes se sont ralliés autour d’un argument physiologique, le seul, il faut bien le dire, qu'ils aientsu revêtir d’une apparence scientifique. Sans cet argument qu’ils ont pu croire décisif, il y a longtemps que leur système serait banni de la science sérieuse. Toutes les races humaines, suivant eux, descen- dent d’une origine commune, et appartiennent à la même Espèce, parce que toutes sont susceptibles de produire en s’unissant des métis féconds. J'ai consacré la première partie de mon travail à la réfutation générale de cette doctrine illusoire. J’ai démontré non-seulement qu’elle est entièrement hypothétique , mais encore qu’elle est en opposition avec les vrais principes de la méthode naturelle , qu’elle repose sur un cercle vicieux , sur une définition arbitraire de les- pèce, sur une application paradoxale de cette définition à la re- cherche des origines. J’ai prouvé ensuite qu’elle est en contradic- tion flagrante avec tous les faits observés, qu'aucune interprétation, aucune hypothèse ne peut la concilier avec la réalité anatomi- que, ni avec la réalité historique. Le phénomène physiologique de la fécondité des croisements, quelque important qu'il soit d’ailleurs, ne peut donc servir de base, ni à la distinction des espèces , ni à la détermination de leurs origines. Mais je n’ose pas me flatter que cette réfutation paraisse suffisante à tout le monde. Ceux-là seuls la trouveront rigoureuse , qui apportent dans l’étude des sciences naturelles cette méthode sévère, cette logique serrée , cet esprit calme, positif et avide de certitude qui président à l’étude des sciences exactes. Mais ceux-là sont en minorité. Les autres trouveront plus commode de dire que le raisonnement n’est pas applicable à ces choses-là, qu'il faut bien que la définition des es- pèces repose sur quelque chose, qu’à défaut de faits anatomiques, il faut bien se contenter de faits physiologiques, que d’ailleurs on ne peut pas tout comprendre, qu’on n’est pas tenu de tout expli- quer, et que si les causes de la diversité des types humains sont inconnues et impénétrables, l'unité de toutes les races et la commu- nauté de leur origine sont suffisamment démontrées par la fécon- dité illimitée de leurs croisements. Otez aux monogénistes cet argu- ment suprême, etleur système, privé de son dernier appui, s’écrou- lera de lui-même. 516 MÉMOIRES ORIGINAUX. Ceci nous ramène à la question del’hybridité qui est l’objet prin- cipal de nos recherches, et à laquelle d’ailleurs les discussions pré- cédentes se rattachent directement. Pour comprendre le sens et la portée du phénomène de l’hybridité, pour étudier les conditions à la faveur desquelles ce phénomène peut se manifester, il fallait d’abord apprécier la gravité des caractères zoologiques qui établissent la distinction de certaines espèces très-voisines les unes des autres, et susceptibles de produire des métis féconds. Mais cette fécondité est- elle toujours illimitée ? Est-elle toujours en rapport direct et rigou- reux avec le degré de proximité des espèces ? A-t-elle une significa- tion zoologique assez fixe, assez constante pour qu'on puisse sans erreur subordonner les classifications à ce caractère physiologique ? Dans quelles limites enfin peut s'effectuer le croisement des espèces? Tels sont les problèmes qu'il faudrait maintenant aborder. Je n’ai point la prétention de les résoudre ; l'étude de l’hybridité, à peine ébauchée jusqu'ici, présente trop de lacunes pour qu’on puisse espérer de construire avec des matériaux isolés et insuffisants un ensemble méthodique. Je me bornerai donc à poser quelques principes généraux, à éta- blir un certain nombre de faits bien significatifs et à examiner les deux questions suivantes : 4° Est-il vrai que toutes les espèces d'hommes soient également susceptibles de produire, par leur croisement, des métis indéfiniment féconds, et que l'étude des fonctions génératrices dépose en faveur de l’unité du genre humain ? 20 N’y a-t-il pas des espèces animales assez distinctes pour qu’on w’ait jamais pu songer à les confondre, et capables cependant de produire par leur croisement des métis aussi féconds et même plus féconds que certains métis humains ? Nous répondrons d’abord à cette dernière question et nous réser- verons pour la fin de notre travail l’examen et la discussion des faits relatifs à l’hybridité humaine. Imprimé par Charles Noblet, rue Soufflot, 18. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 917 $ IV. Des caractères, des conditions ct des degrés de l'hybridité. L'hybridité est le croisement des espèces, mais cette définition ne serait régulière que s'il était possible de faire reposer la distinction des espèces sur des caractères anatomiques précis, invariables et inaltérables ; je crois avoir montré dans les pre- mières pages de mon travail, combien la science est loin d’avoir atteint ce but,vainement poursuivi par les naturalistes, et destiné peut-être à échapper éternellement à leurs efforts. Quant au caractère physiologique adopté depuis Buffon par la plupart des auteurs, et tiré précisément de l'étude de l’hybridité, c’est une de ces conceptions paradoxales qu’enfante la science aux abois lorsqu'elle se trouve aux prises avec les dogmes. Faire de l'hybridité la pierre de touche des Espèces, et des Espèces la pierre de touche de l’hybridité, n'est-ce pas tourner dans un cercle vicieux ? Je suis loin de vouloir dire par là que lhybridité, conve- nablement étudiée, ne puisse jeter aucun jour sur la question des espèces. Son rôle, si je puis ainsi m’exprimer, est plutôt négatif qu'aflirmatif. Les résultats qu’elle donne suffisent, lors- qu'ils sont négatifs, pour établir des distinctions radicales, mais lorsqu'ils sont positifs ils ne suffisent pas pour légitimer la réu- nion de deux espèces en une seule. En effet, si deux êtres ne peuvent pas se croiser, ou si leurs produits ne jouissent que d’une fécondité incomplète, il est per- mis d'affirmer que ces êtres ne sont pas de la même espèce (1). L'étude de l’hybridité fournit ici un caractère distinctif irrécu - sable, car une collection d'individus privés de la faculté de se reproduire indéfiniment n'aurait qu’une existence passagère ; il est bien clair que de pareïlles espèces, s’il y en avait jamais eu, auraient dû nécessairement s’éteindre au bout de quelques gé- nérations et qu’elles ne seraient pas parvenues jusqu’à nous. Mais lorsque les hybrides sont doués d’une fécondité sufli- sante pour donner naissance à une série de générations ulté- rieures, à une race mixte intermédiaire entre les deux races mères, est-on autorisé pour cela à affirmer que celles-ci ne sont (1) Il est bien entendu que nous faisons abstraction ici des conditions acciden- telles de stérilité absolue ‘ou relative qui se présentent chez un certain nombre d'individus dans les espèces les plus pures, et qui sont propres à ces individus. 1 518 MÉMOIRES ORIGINAUX. que des variétés d’une même espèce? A-t-on le droit de dire qu'elles descendent soit d’une souche commune, soit d’une col- lection d'individus parfaitement semblables entre eux? En au- cune façon. La seule conclusion qu’on puisse tirer de ces faits est que les deux races, considérées sous le point de vue des fonc- tions génitales, ont un caractère commun. Or, un seul caractère commun ne suffit pas pour identifier deux espèces, et, quelque important que puisse être celui-là, il ne saurait avoir la pré- tention d'annuler tous les autres. Supposons, par exemple, que la semence du chien ait la propriété de féconder parfaitement les ovules de la sarigue ; oserait-on, d’après cette analogie fonc- tionnelle, ranger dans la même espèce deux animaux aussi diffé- rents? Il est évident que les esprits les plus systématiques reculeraient devant une pareille conclusion. Mais, dira quel- qu'un, vous choisissez un exemple impossible, C'est précisément parce que je le crois imposssible que je l'ai choisi : j'ai pris une supposition extrême comme on le fait dans toutes les réductions à l'absurde, J'ai voulu simplement faire sentir que, s’il se pré- sentait un cas où l'analogie fonctionnelle démontrée par la fécon- dité des croisements coïncidàt avec une différence d'orzanisa- tion démontrée par l'évidence, il faudrait bien se résigner à abandonner comme trompeur un principe de zootaxie reconnu contraire aux divisions établies par la nature. Ainsi d'une part, l'hybridité stérile ou incomplétement fé- conde permet d’aflirmer que les deux races mères ne sont pas de la même espèce. D'une autre part, l’hybridité la plus féconde ne permet de réunir les deux races en une seule espèce qu'autant que l’en- semble de leurs caractères physiques confirme ce rapproche- ment. Telle est la signification des phénomènes de l'hybridité et le rôle qu'ils doivent jouer dans la classification des espèces. S'il a plu à la nature de donner à des êtres. divers d’ailleurs par leur organisation et par leur origine, la faculté de se féconder mu- tuellement, ou s’il lui a plu de la leur refuser, c’est une question qu'il est impossible de résoudre à priori par des considérations théoriques, et à laquelle l'expérience seule est capable de ré- pondre. La constitution anatomique, la composition chimique, la couleur, l'odeur et les autres qualités du liquide fécondant sont souvent tout à fait les mêmes chez des animaux apparte- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. D19 x nant manifestement à des espèces, à des genres, et même à des ordres différents. Quel est le micrographe qui oserait es- sayer de classer les animaux d’après la seule inspection de leurs spermatozoaires ? C’est à peine si, dans toute la série des mammifères, on pourrait établir cinq ou six groupes basés sur la forme, le volume et l’aspect des animalcules auxquels le sperme doit sa propriété fécondante, et ces groupes factices ne correspondraient nullement aux divisions naturelles. La théorie et le raisonnement n’ont donc rien à faire ici. Celui qui, comparant les semences de deux animaux, et ne trouvant entre elles aucune différence appréciable, en conclurait que ces deux animaux sont de la mème espèce, que chacun d'eux peut féconder la femelle de l’autre, et que leurs spermes, semblables quant aux caractères physiques, jouissent des mêmes propriétés, celui-là commettrait sans doute une grave erreur de jugement, parce qu'on ne peut pas conclure avec certitude de l'identité des qualités extérieures appréciables à l'identité des qualités vitales. Mais celui qui, dans les mêmes circonstances, émettrait une opinion inverse, et soutiendrait que deux spermes anato- miquementetchimiquement semblables ne peuvent pas être sem- blables également par leurs propriétés, raisonnerait bien plus mal encore. S'il fallait comparer, au point de vue de la logique pure, ces deux raisonnements opposés, le premier paraîtrait à coup sûr moins imprudent que le second, mais ils ne sont valables ni l'un ni l’autre, et la seule chose qu'on puisse dire à priori, c'est qu'il n'y a aucune raison théorique pour rejeter la possi- bilité du croisement des espèces, et pour faire de cette négation la base d’un système. J'ai dû prouver, contrairement à l’assertion de Buffon, trop légèrement acceptée par ses successeurs, que l’idée du mélange, même illimité, des espèces n’est pas en opposition avec les no- tions acquises sur les phénomènes essentiels de la génération. Si la possibilité de ce mélange venait à être démontrée, il n'y aurait rien à ajouter aux principes généraux de l’embryogénie ; il n’y aurait rien à en retrancher. La fécondité des hybrides ne nous étonnerait ni plus ni moins que celle des individus de race pure, et nous ne les comprendrions ni mieux ni plus mal l’une que l’autre. Voilà pour le point de doctrine dont on à fait une question préalable, lorsqu'il aurait fallu le réserver pour la fin. Au lieu de commencer par la recherche du fait, on a commencé 220 MÉMOIRES ORIGINAUX. par la construction d'une théorie. On a dit à la nature : «Tu iras jusque-là, tu n'iras pas plus loin!» — Puis, quand les faits sont venus, il à fallu les torturer et les mutiler pour les faire entrer dans le lit de Procuste. Or, je ne puis me dissimuler que la plupart de ceux qui liront les pages suivantes ont été sans doute, comme moi, élevés dans cette croyance que le croisement durable des espèces est contraire aux lois de la physiologie. J'ai dû, par conséquent, avant toute chose, pour rendre à leur jugement toute sa liberté, leur dévoiler la fausseté d’un pré- jugé qui s'oppose à la saine appréciation des faits. Abordons maintenant l'étude de l'hybridité, et d’abord éta- blissons quelques divisions, et définissons quelques mots dont nous aurons besoin de nous servir. Sous le rapport des conditions au milieu desquelles elle se produit, l'hybridité peut être naturelle où provoquée. La pre- mière est le croisement spontané des espèces libres ou sauvages. La seconde est le croisement obtenu par la volonté de l'homme, et à la faveur de la domesticité ou de la captivité, entre des espèces qui, livrées à leurs goûts et à leurs instincts naturels, refuseraient de s’accoupler. Nous apprécierons plus loin l'in- fluence de ces conditions factices sur la production de lhybri- dité. On peut ranger dans une troisième division, sous le titre d'hybridité artificielle, celle qu'on obtient en transportant la semence du mâle sur les parties sexuelles de la femelle d’une autre espèce, suivant les procédés connus de la fécondation ar- üficielle. Tous les exemple d'hybridité artificielle connus jus- qu'à ce jour, sont tirés da règne végétal. On n’a pas encore fait les expériences nécessaires pour savoir si la fécondation artificielle pourrait produire de semblables résultats dans les espèces animales qu’une répulsion invincible empêche de s’ac- coupler. Je ne serais point étonné que ces expériences fussent . quelquefois couronnées de succès ; mais je me garde bien de rien affirmer à cet égard. Je laisserai donc de côté, jusqu'à nouvel ordre, l'hybridité animale artificielle. Je ne m'occuperai que de celle qui est la conséquence de l’accouplement. Cela posé, pour que deux espèces puissent produire des hy- brides, il faut qu’elles réunissent deux conditions : il faut d’abord qu’elles consentent à s’accoupler, et ensuite qu’elles soient capables de se féconder. Ces deux conditions, que nous examinerons successivement, sont loin d’être inséparables: la SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 921 première peut très-bien exister sans la seconde, et on découvrira peut-être plus tard que la seconde existe quelquefois sans la première. Les animaux qui vivent en pleine liberté et n’obéissent qu'à leurs instincts naturels recherchent ordinairement dans leurs amours les êtres qui leur sont tout à fait semblables, etse marient presque toujours dans leur propre espèce. Toutefois, lorsque le sens génital les presse, ils s’'accouplent quelquefois avec des ani- maux d’une autre espèce, surtout lorsque celle-ci est zoologique- ment très-voisine de la leur. Sous ce rapport, les mâles sont en général moins difficiles dans leur choix que les femelles, mais je ne prétends certes pas que cette règle soit sans exception. Jusqu'à quellelimite, jusqu'àquelle distance zoologiques étend la possibilité de ces unions hétérogènes ? C’est ce qu'il est très- difficile de dire, attendu que la plupart des animaux sauvages fuient les regards de l'homme. Il est permis de croire néan- moins que les animaux d'espèces très-diflérentes ne s’accouplent pas en état de liberté, ou ne le font du moins que fort excep- tionnellement. Mais il n’en est plus de même chez ceux dont la domination de l’homme a modifié les instincts et le genre de vie. La domes- ticité, l'alimentation abondante, le repos régulier, la captivité et l’oisiveté, mauvaise conseillère, développent d'une manière extraordinaire la salacité de beaucoup d'animaux (1), les rendent moins scrupuleux dans le choix de leurs amours, et cette lubricité factice va souvent jusqu’à la dépravation la plus excentrique. En voici quelques exemples dont l'authenticité ne peut être mise en doute. Nous donnerons la parole à Buffon: «Rien, dit « ce grand écrivain, ne paraît plus éloigné de l’aimable carac- « tère du chien que le gros instinct brut du cochon, et la forme « du corps dans ces animaux est aussi différente que leur na- «turel; cependant j'ai vu deux exemples d’un amour violent « entre le chien et la truie. Cette année même (1774), dans le « courant de l’été, un chien épagneul de la plus grande taille, « voisin de l’habitation d’une truie en chaleur, parut la prendre « en grande passion ; on les enferma ensemble pendant plusieurs « jours, et tous les domestiques de la maison furent témoins de (1) Il y a pourtant quelques animaux qui, dans l’état de domesticité, refusent de s'accoupler même avec leurs femelles. L'éléphant est de ce nombre. On ne cite qu'un trés-petit nombre d'exemples de fécondité chez l'éléphant domestique. 522 MÉMOIRES ORIGINAUX. « l’ardeur mutuelle de ces deux animaux. Le chien fit même des «efforts prodigieux et très-réitérés pour s’accoupler avec la « truie, mais la disconvenance dans les parties de la génération « empêcha leur union. » Après avoir sommairement mentionné un autre fait semblable au précédent, Buffon raconte encore qu'en 1767, dans sa terre de Buffon, un taureau s’enflamma pour la jument du meunier. « Ils prirent tant de passion l’un « pour l’autre que, dans tous les temps où la jument était en « chaleur, le taureau ne manquait jamais de la couvrir trois « où quatre fois par jour dès qu'il se trouvait en liberté. Ces « accouplements, réitérés nombre de fois pendant plusieurs « années (où la fidélité va-t-elle se nicher!), donnaient au « meunier de grandes espérances d’en voir le produit. Cepen- « dantil n'enest jamais rien résulté (1). » Réaumur a décrit dans un style fort pittoresque les amours bien plus étranges encore d’une poule et d’un lapin, et les procédés, aussi ingénieux qu'efficaces, qu'ils imaginèrent pour assouvir leur passion (2). Le même auteur à assisté plus d’une fois aux faits et gestes d'une cane qui se prostituait avec tous les coqs de l'endroit pendant que son canard était à la promenade (3). Get accou- plement du coq et de la cane est loin d’être rare; on l’observe dans beaucoup de basses-cours. M. Fouquier, inspecteur des domaines de l’État, a vu de ses propres yeux à Écoville (Cal- vados), dans une ferme appartenant à M. Calenge, un chien de moyenne taille prendre pour maitresse une oïe de Guinée à qui cette union excentrique ne déplaisait nullement (4). Une per- = _s (1) Buffon. Des mulets. (Supplément de la Dégenération des animaux) dans le t. III des Suppléments, p. 35 et 37. Paris, 1776. In-40, édit. de l’Imprimerie royale. C'est cette édition que je citerai toujours quand il n’y aura pas nécessité de recourir aux autres. (2). Réaumur. Art de faire éclore et d'élever en toute saison des oiseaux domestiques. Paris, 1749. In-12, de mémoire, t. Il, p. 311-324. Ce fut l'abbé Fontenu qui décou- vrit cette union scandaleuse et qui procura à Réaumur le plaisir d’en être témoin. Un autre abbé, l'abbé Dicquemare décrivit plus tard dans le journal de l'abbé Rozier les amours d'un lapin et d’une femelle de pigeon. Celle-ci, au dire de l’ob- servateur, pondit un œuf d’où sortit un oiseau couvert de poils, incapable de voler et mangeant du son avec son père le lapin!!! L'abbé Dicquemare ne manquait pas de crédulité : il parle, dans son article, des métis du chat et du lapin, de ceux du chat et du rat, etc. (Journal de physique et d'hist. nat. de l'abbé Rozier. Paris, 1774. In-do, p. 212). Les abbés du dernier siècle aimaient beaucoup le chapitre de la génération. Nous citerons plus loin les expériences de l'abbé Gaglieri, contrôlées par l’abbé Amoretti. (3) Réaumur. Loc. cit., p. 309. 4) Communication orale. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES M ÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 929 ruche de la volière de M. Delon, bien que mariée à un mâle de son espèce, s’éprit d’une singulière passion pour un serin des Canaries, et commit avec lui de nombreux adultères (1). Disons enfin, à la honte du genre humain que l’abomination de la bes- tialité, rare, mais non sans exemple aujourd'hui, avait pris au- trefois de telles proportions dans l'Orient que les Juifs durent la réprimer par une loi spéciale (2). En voilà bien assez sur ce chapitre scandaleux. Toutes ces unions contre nature sont stériles, et c’est préci- sément parce qu’elles sont stériles que nous disons qu'elles sont contre nature. Mais certaines alliances qui répugnent aux ani- maux libres, et qui ne s’obtiennent que dans l’état de domesti- cité ou d’esclavage, donnent naissance à des hybrides qui peuvent même être féconds. C’est ainsi que l’homme est parvenu à produire des espèces croisées plus ou moins fixes et plus où moins durables qui, sans lui, n’auraient jamais vu le jour. C'est ainsi en particulier que M. Roux d'Angoulême a pu croiser le sang du lièvre avec celui de la lapine. Ghose bien digne de remarque, ce ne sont pas toujours les espèces les plus faciles à marier qui donnent les métis les plus féconds. Ceci nous amène à étudier la seconde condition de l'hybridité. On vient de voir que toutes les espèces susceptibles de s’ac- coupler ne sont pas susceptibles de procréer ensemble. Le croi- sement ne s'effectue, et l’hybridité n'existe que lorsque la constitution réciproque de la semence et des ovules est assez analogue dans les deux espèces pour permettre la fécondation. (1) Pendant la durée de ses amours avec le serin, la perruche commença à pondre. Parmi ses œufs, on en vit un différent des autres et présentant quelque ressem- blance avec les œufs des serines. De cet œuf sortit un oiseau étrange, ayant le bec et la tête de la mére, le corps couvert de plumes jaunes, la queue jaune et très- courte comme celle du serin, les trois doigts dirigés en avant, le pouce seul dirigé en arrière, comme chez le serin. L'animal a vécu deux ans et demi, il ne s'est pas accouplé; ses ailes sont restées si courtes qu'il u’a jamais pu voler. M. Delon montra ce prodige à beaucoup de personnes dignes de foi, parmi lesquelles je citerai mon collègue et ami, M.Moissenet, médecin de l'hôpital Lariboisiére. Quoique convaincu d'avance qu'il s'agissait d’un monstre et non d’un métis, je demaudai à voir cette bête curieuse. Mais pendant que je m'y préparais, une belette s’introduisit dans la voliére, et le prétendu métis de la perruche et du serin fut au nombre des victimes. La perruche en question était de l’espèce Psittacus pulchellus. (2) Lévitique, chap. xvin, V. 23. « Vous ne vous approcherez d'aucune bête, «et vous ne vous souillerez point avec elle. La femme ne se prostituera point auss « en cette manière avec une bête, parce que c'est un crime... V. 29 : Quiconque « aura commis quelqu'une de ces abominations périra du milieu du peuple, » (Trad. de Sacy.) 521 MÉMOIRES ORIGINAUX. Si le lecteur veut me pardonner un néologisme que je crois utile, je désignerai cette analogie fonctionnelle sous le nom d’komæo- génésie qui exprime une similitude dans les fonctions de la re- production. Similitude ici, ne veut pas dire identité, et on va voiren effet qu'il y a des degrés très-divers d’homæogénésie. Lorsque le mâle de l’espèce À peut engendrer avec la femelle de l’espèce B, le croisement inverse, entre le mâle B et la fe- melle A, s'opère ordinairement avec une égale facilité. Dans les cas de ce genre nous dirons que l'hybridité est bilatérale. Mais il arrive quelquefois que, le mâle À pouvant féconder sans diffi- culté la femelle B, le mâle B ne peut féconder la femelle A : c’est ce que nous appellerons l'hybridité unilatérale. Les deux espèces des moutons et des chèvres domestiques qui appartiennent, comme on sait, à des genres différents, nous en offrent un exemple. « Nous avons reconnu par expérience, dit Buffon, que le bouc « (mâle de la chèvre) produit aisément avec la brebis, mais que «le bélier (mâle de la brebis) ne produit point avec la « chèvre (1). » L’hybridité unilatérale absolue est assez rare, et l'hybridité bilatérale absolue, impliquant une aptitude égale aux croisements réciproques, n'est pas beaucoup plus commune. Il arrive très-souvent que les deux croisements sont possibles, mais que l’un est plus facile et plus productif que l’autre. Par exemple, le mulet, fils de l’âne et de la jument, s'obtient plus sûrement que le bardeau, métis du cheval et de l’ânesse, et le premier de ces hybrides est un peu moins imparfait que le second. L’homæogénésie paraît donc plus prononcée entre les parents du mulet, qu'entre ceux du bardeau. Néanmoins , la différence n’étant pas très-grande, nous rangerons l’hybridité des chevaux et des ânes dans la catégorie de l'hybridité bilatérale. Nous rangerons de même dans la catégorie de l’hybridité uni- latérale les cas où l’un des croisements réussit habituellement, et où cependant le croisement inverse ne réussit que par ex- ception. Ainsi quand mème, en mulüpliant les expériences, on obtiendrait de loin en loin un chétif produit de la chèvre et du bélier, nous n’en continuerions pas moins à citer l'exemple des espèces caprines et ovines comme un exemple d'hybridité unilatérale. On ne doit pas s'attendre à trouver dans la classi- fication des hybrides plus de rigueur que dans la classification (1) Buffon. Quadrupèdes , art. MourLox. Édit. citée, t. XI, p. 365. 1754, in-40. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 525 des espèces proprement dites. Là, comme partout, la nature procède par gradation, et les divisions que nous pouvons établir ont rarement des limites absolument fixes. Lorsque l'étude de l'hybridité sera plus avancée, lorsque des expériences nombreuses, variées et scientifiques, auront multi- plié les faits et substitué des documents précis, des obser- vations complètes aux renseignements insuffisants que nous possédons aujourd’hui, la physiologie découvrira peut-être l'ex- plication de cette variété singulière d’homæogénésie qui pro- duit l’hybridité unilatérale, et j'entrevois déjà plusieurs ques- tions qui pourront trouver leur solution dans l'analyse de ce cas particulier, Il y aura lieu de chercher si l'hybridité unila- térale résulte d’une homæogénésie partielle limitée soit à la similitude des semences , soit à la similitude des ovules, ou si elle est en rapport avec le degré de fécondité relative des mâles et des femelles de chaque espèce, ou si elle dépend de la posi- tion hiérarchique que les deux espèces occupent dans la série animale. Répondre à ces questions serait faire un pas vers la solution d’un problème plus général relatif à la spécificité du sperme, à celle des ovules et à la part d'influence qui revient à chaque sexe dans la fécondation ordinaire. Mais c’est le secret de l'avenir. Les chèvres et les moutons appartenant à des espèces plus éloignées que ne le sont ordinairement celles qui peuvent se croiser, on pourrait être tenté de considérer l'hybridité unila- térale comme le degré le plus inférieur de l'hybridité, comme l'expression d'une homæogénésie réduite au minimum et au- dessous de laquelle il n'y a plus que des accouplements abso- lument et constamment stériles. Cette appréciation serait pour- tant tout à fait erronée. Le croisement du bouc et de la brebis donne des résultats qui dénotent au contraire une homæogé- nésie très-prononcée. La semence du bouc s'adapte si bien à l'ovule de la brebis, que ces deux animaux, quoique différents d'espèce et de genre, produisent ensemble un agneau couvert de poil capable de se reproduire. «Ge n’est point un mulet stérile, « dit Buffon, c'est un métis qui remonte à l'espèce originaire, « et qui paraît indiquer que nos chèvres et nos moutons ont « quelque chose de commun dans leur origine (1). » Pour que (1) Buffon. Édit. citée, art, MourLox, t. XI, p. 365 (1754, in-10). 526 MÉMOIRES ORIGINAUX. Buffon en ait été réduit à écrire cette phrase compromettante, et à prouver ensuite, en trois ou quatre pages plus éloquentes que vraies, que toutes les espèces de chèvres et toutes les espèces de moutons ont pu sortir de la même souche, il faut que ses expériences lui aient démontré sans réplique la grande fécondité des métis du bouc et de la brebis. Nous pouvons donc tenir pour certain que l’hybridité unilatérale est quelquefois plus parfaite que l’hybridité bilatérale, puisque beaucoup d’es- pèces, capables de se féconder réciproquement, ne donnent que des mulets peu ou point fertiles. L'exemple qui précède prouve en même temps que le degré de perfection des hybrides ne dépend pas du degré de proximité des espèces. L’homæogénésie elle-même, qu'elle soit unilatérale ou bilatérale, est tellement peu en rapport avec les caractères génériques ou spécifiques que rien ne permet de deviner avec certitude si deux espèces sont ou non capables de se croiser. L'expérience seule en décide, et jusque-là on ne peut faire que des suppositions plus ou moins probables ; à plus forte raison est-il impossible de déterminer à priori si le produit d'un croisement sera stérile ou fécond. Guvier reconnaît qu'il y a infi- niment plus de ressemblance entre les ‘ânes et les chevaux, qu'entre les barbets et les levriers:; et pourtant ces deux der- nières espèces produisent des métis féconds, tandis que les deux premières n’engendrent que des hybrides à peu près sté- riles. La seule chose qu’on puisse dire, c'est que les chances de l'hybridité diminuent ordinairement à mesure qu'on met en pré- sence deux espèces plus dissemblables, et réciproquement; on peut ajouter que l'homæogénésie s'étend rarement au delà des limites qui séparent les genres; qu'enfin étant données deux espèces très-voisines, il est probable qu'elles pourront se croi- ser. Voilà tout ce que les faits connus jusqu'à ce jour permettent de formuler. Aucune conclusion plus générale, aucun principe de zootaxie ne peut ressortir de l'étude de l'hybridité, et pour surcroît de preuve je ne puis faire mieux que de citer un pas- sage des Etudes de M. Flourens sur les travaux de Cuvier. M. Flourens, renchérissant sur la doctrine de Buffon, cherche à faire reposer sur les caractères de l’homæogénésie non-seu- lement la distinction de l’'Æspèce, mais encore la distinction du Genre, et s'exprime de la manière suivante : « Que deux individus mâle et femelle, semblables entre eux. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 927 « se mêlent, produisent, et que leur produit soit susceptible à « son tour de se reproduire, et voilà l'Æ£spéce : la succession « des individus qui se reproduisent et se perpétuent. À côté de « ce premier fait, que deux individus mâle et femelle, moins « semblables entre eux que n'étaient les deux précédents, se « mêlent, produisent et que leur produit soit infécond, ou im- « médiatement ou après quelques générations, et voilà le Genre. « Le caractère de l’espèce est la fécondité qui se perpétue, le « caractère du genre est la fécondité bornée. La génération « donne done ainsi les espèces par la fécondité qui se perpétue, «et les genres par la fécondité bornée. « Je sais bien que le groupe que je propose et qui résulterait « du croisement fécond des espèces, ne correspondrait plus aux « genres ordinaires des naturalistes, formés par la seule com- « paraison des ressemblances ; mais on pourrait donner à ce « groupe tel nom qu’on voudrait, le point essentiel est ici de le « constater. Je sais bien encore que les expériences nécessaires « pour en généraliser l'établissement sont loin d’être faites, et «ne le seront peut-être jamais (1). » Tel est, de l’aveu de M. Flourens, le secours que l’histoire na- turelle peut tirer de l'étude des croisements : les groupes natu- rels remplacés par des groupes factices, tellement factices qu'il faut attendre, pour les établir, d’avoir fait des expériences « qui ne seront peut-être jamais faites. » L'auteur croyant concourir à la classification des animaux, n’a travaillé qu'à la classifica- tion des hybrides. Il en a formé deux groupes bien réels que nous retrouverons tout à l'heure, et nous n’avons que deux cho- ses à lui objecter : c'est que, d’abord, les individus dont le croisement produit une postérité féconde ne sont pas toujours plus semblables entre eux que ceux dont le croisement produit des hybrides stériles. Le témoignage de Cuvier sur les ânes et les chevaux d’une part, les barbets et les lévriers d'autre part, témoignage invoqué.plusieurs fois dans le livre de M. Flourens, prouve jusqu'à l'évidence que l'homæogénésie n’est nullement proportionnelle aux analogies anatomiques. Nous remarque- rons, en second lieu, que M. Flourens a négligé toute une caté- gorie d'hybrides, dont l'existence paraît incompatible avec la division qu'il propose : nous voulons parler de ceux qui sont 1) Flourens. Histoire des travaux de Cuvier. Paris, 1845. In-12, p. 299. 1 528 MÉMOIRES ORIGINAUX. infécondsavec leurs pareils, mais qui sontféconds et indéfiniment féconds avec l'une ou l’autre des espèces mères. Si la fertilité des produits constitue l'espèce, si leur stérilité constitue le genre, à quelle division devra-t-on rattacher ce troisième cas, cette hybridité intermédiaire, dont la fécondité est à la fois bornée comme dans l’hybridité de genre, et pourtant capable de se perpétuer comme dans l’hybridité d'espèce ? Nous venons de voir qu’il n'y a aucun rapport certain entre l'homæogénésie et les caractères zoologiques. Certaines espèces très-voisines ne peuvent pas se croiser, tandis que certaines espèces beaucoup plus éloignées donnent des hybrides et même des hybrides féconds. Il y a pourtant une limite au delà de la- quelle les chances de l’'hybridité deviennent à peu près nulles, et si le croisement des genres est aujourd'hui incontestable, aucun fait authentique n’établit la réalité du croisement des individus qui appartiennent à des ordres différents. Le Prof. Rafinesque, du Kentucky, raconte, il est vrai, qu'une chatte, fécondée par un sarigue (Didelphis Virginianus, où Opossum) mit au jour « cinq petits monstres semblables aux chats par le « corps et le poil, mais ayant la tête, les pattes et la queue « semblables à celles du didelphe commun des États-Unis. Ces « animaux furent montrés comme une curiosité et moururent « jeunes sans s'être propagés (1). » Mais personne n'ayant assisté à un accouplement aussi extraordinaire, et personne n'ayant prouvé que la chatte en question n’eût rencontré aucun mâle de son espèce, rien n'autorise à donner comme un fait une supposition basée uniquement sur la forme des petits monstres. Le croisement du raton, raccoon, plantigrade voisin de l'ours, avec le renard rouge d'Amérique n’est pas moins hypothétique, quoique M. Rafinesque ait décrit avec quelques détails le pro- duit présumé de cette alliance invraisemblable (2). Je me suis déjà expliqué sur le petit monstre que M. Delon a pu croire issu d’une perruche et d’un serin (3); la fécondation d’une femelle de l’ordre des grimpeurs par un mâle de l'ordre des passereaux ne pourrait être admise que s'il était démontré que la femelle (1) C. S. Rafinesque. Considérations sur quelques animaux hybrides. Je n'ai pu me procurer le texte original de ce mémoire qui a été publié en anglais, et traduit en français dans le Journal univ. rsel des sciences médicales. Paris, 1821. In-80, t. XXII, p.112: (2)FLoc tent tp ue {(3] Voyez plus haut, page 523 en note. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 929 n’eût pas connu d'autre mâle, et il est certain que cette perruche lascive vivait avec un mâle de son espèce, quoique elle accordât surtout ses faveurs au serin. Le seul exemple jusqu'ici qui ait paru établir la possibilité de l'hybridité entre deux espèces d’or- dres différents, est celui des marts, qui proviennent, dit-on, de l'union du taureau et de la jument, ou du cheval et de la vache. Beaucoup d'auteurs anciens et modernes ont parlé de ces métis; on raconte que les jumarts sont très-communs dans les montagnes de l'Atlas et dans les Alpes du Piémont; on décrit le procédé employé par les éleveurs pour tromper la jument et la décider à recevoir les caresses du taureau; enfin on as- signe au produit de cet accouplement des caractères qu'on croit intermédiaires entre ceux du bœuf et ceux du cheval. Tous ces témoignages, empruntés à des hommes dignes de foi et même à des savants, établissent d’une manière irrécusable l'existence de l’animal qui porte le nom de jumart; mais ce qui est douteux et même plus que douteux, c’est l’origine qu'on lui assigne, car tous les prétendus jumarts qui ont été étudiés attentivement par des zoologistes éclairés n'étaient que des bardeaux, métis du cheval et de l’ânesse (1). Il serait peut-être imprudent , en pareille matière, d’assigner des bornes au possible ; néanmoins, si l’on n'accepte que les faits rigoureusement constatés, on est autorisé à dire que le domaine de l'hybridité ne s'étend pas au delà des limites qui circonscrivent les ordres zoologiques. Dans l’hybridité la plus inférieure, la propriété de se féconder réciproquement est plutôt l'apanage de quelques individus que celui des espèces elles-mêmes; le croisement ne réussit que par exception, et le produit est toujours plus ou moins défectueux. Lorsque l’homæogénésie devient plus grande, les chances de la fécondation s’accroissent d’une manière notable; enfin, lors- qu'on approche de l’hybridité supérieure, de celle qui donne les produits les plus parfaits, ces chances paraissent à peu près égales à celles qui accompagnent l’accouplement de deux indi- vidus de même espèce. Il y a donc une certaine relation entre (1) Voyez, sur l'existence des jumarts, un savant Mile de M. Heckmeyer, traduit du hollandais par M. Demarbaix, pour les Annales de médecine vétérinaire belge, 1853, et reproduit dans le n° de septembre 1856, de la Revue populaire des sciences de M. Husson. T. I, n° 9, p. 285. L'origine de l’article n’est pas indiquée, mais on voit dans le n° d'octobre, p. 333 du même recueil, que cet article est emprunté à M. Heckmeyer. Voy. aussi Buffon, Supptéments. T. III, p. 4. 230 MÉMOIRES ORIGINAUX. la facilité avec laquelle le croisement s'effectue et l'état de per- fection ou d'imperfection de l'hybride qui en résulte. Mais ce n’est point une règle absolue, parce que la fécondité du pre- mier croisement ne dépend pas seulement de l'homæogénésie : elle dépend aussi en partie de la fécondité absolue de chacune des deux espèces mères. Buffon a longuement insisté sur cette influence, qu'il a peut-être exagérée, mais qui n’en est pas moins réelle. Il y a vraisemblablement d'autres influences qui agissent dans le même sens ou en sens inverse, de telle sorte que les circonstances du premier croisement ne permettent jamais de prévoir avec certitude si le métis pourra ou non se reproduire. Mais on aurait tort d'en conclure que la compa- raison de la fécondité absolue de deux espèces avec la fécon- dité relative de leur croisement ne puisse fournir aucun ren- seignement utile. Ainsi, lorsque deux espèces se fécondent difficilement , il est probable que leur produit sera un hybride imparfait. De même lorsque deux groupes d'individus sont beaucoup moins féconds dans leurs alliances croisées que dans leurs alliances directes, il est permis de croire, jusqu’à preuve du contraire, que ces deux groupes d'individus ne sont pas de la même espèce. Parmi les conditions qui précèdent et favorisent l'hybridité l’une des plus importantes sans contredit, l’une de celles qui permettent de prévoir avec le plus de probabilité le résultat d'une tentative de croisement, c’est l’analogie ou la dissem- blance des deux espèces considérées sous le rapport de la durée de la gestation pour les mammifères, de l’incubation pour les oiseaux. Je ne sais s’il existe un seul exemple d'hybridité entre deux espèces très-différentes sous ce rapport. Il n’est pas néces- saire toutefois que la similitude soit parfaite pour que la fécon- . dation soit possible : ainsi la louve porte soixante-treize jours, la chienne de soixante à soixante-trois jours seulement (1), c’est une différence d’un sixième ; le chien, cependant, féconde la louve, et leur métis est même un des plus parfaits que l'on connaisse, puisqu'il est fécond et indéfiniment fécond. Le mulet de l'âne et de la jument est stérile, au contraire, quoique la durée de la gestation soit la même chez les femelles des deux espèces. (1) Voy. le tableau donné par Buffon, le t. III des Suppléments, p 25 (1776. In-40). La gestation de là chienne y est fixée à 63 jours, mais on lit dans le chapitre du chien, qu'elle peut descendre jusqu'à 60 jours. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 931 On voit, d’après ce qui précède, que les circonstances du premier croisement, celles dont l’ensemble constitue ce que j'appellerais volontiers l’étiologie de l'hybridité, ne fournissent, soit qu'on les isole, soit qu'on les réunisse, aucun caractère qui soit en rapport constant avec l'homæogénésie. Ni le degré de proximité des espèces, ni la nature de leurs instincts, ou de leur genre de vie, nila comparaison de leur fécondité, ni même la durée de leur gestation, ne permettent de prévoir avec cer- titude le résultat de leurs alliances. La méthode à priori doit donc céder le pas à la méthode à posteriori dans l'étude de l'hybridités L'homæogénésie ne se devine pas; elle ne se dé- couvre que par l'expérience; ce n’est que par l'expérience qu'elle se laisse mesurer, et si l'on veut la soumettre à une appréciation régulière, ce n’est pas dans ses causes, c'est dans ses effets qu'il faut en chercher les éléments. Lorsque le produit réunit tous les caractères, toutes les qua- lités qui appartiennent à un animal parfait, c’est la preuve que la fécondation a été complète, et c'est par conséquent l'indice d'une homæogénésie très-grande. Lorsque, au contraire, le produit est défectueux, cela veut dire que la fécondation a été insuffisante, et on en conclut que l'homæogénésie est peu pro- noncée. On peut donc formuier la proposition suivante : L’ho- mæ&ogénésie est directement proportionnelle au degré de perfec- tion des hybrides. K s'agit maintenant de déterminer les carac- tères des hybrides plus ou moins parfaits et des hybrides plus ou moins imparfaits, et, afin que certains faits particuliers, qui sont encore en discussion, ne puissent nous arrêter dès le début de cette étude, nous décrirons d’abord deux types abstraits auxquels nous accorderons tous les caractères qu'on peut s'attendre à rencontrer aux deux limites extrèmes de l'hybri- dité. Nous’aurons à voir ensuite si ces types sont réels ou ima- ginaires. L'hybride le plus parfait possède une organisation aussi com- plète que celle des animaux d'espèces pures ; il est capable, comme eux, de prendre racine dans le présent et dans l'avenir, de subsister sans secours étranger et de perpétuer sa race. Aucun caractère anatomique ou dynamique ne permet de le considérer comme inférieur aux créations primitives de la na- ture ; il peut même, à certains égards, être supérieur aux deux individus qui l'ont engendré. Pouvant se reproduire sans limites 532 MEMOIRES ORIGINAUX. en se mariant avec ses pareils, il constituerait bientôt une espèce nouvelle aussi durable et aussi fixe, que les autres, si la propriété qu'il possède de se mêler en toutes proportions avec les deux espèces d'où il est issu, ne donnait naissance à une multitude de nuances intermédiaires et n’établissait de l'une à l’autre une transition insensible; de telle sorte qu’on peut se demander si toutes ces formes graduées résultent de la fusion de deux espèces primitivement distinctes,ou de la divi- sion en races et en variétés d’une espèce primitivement unique. Pour qu'un pareil résultat puisse se produire, il faut nécessai- rement que les deux espèces mères possèdent une organisation sexuelle-extrèmement analogue et presque identique : c’est le plus haut degré de l'homæogénésie. _ à L'hybride le plus imparfait, au contraire, est un être incom- plet et en quelque sorte inachevé, toujours inférieur à ses parents, plus faible qu'eux, moins vivace qu'eux; véritable avorton qui traverse difficilement les diverses périodes de la vie, qui périt souvent avant, de naître, plus, souvent encore avant d’avoir atteint l’âge adulte. La nature refuse à cet animal défectueux la faculté de se reproduire; les organes génitaux chez lui n'existent que pour la forme ; il ne connaît ni les désirs ni les sensations de l'amour, et il ne peut procréerni avec ses pareils ni avec les deux espèces mères. Celles-ci, séparées par des différences ineffaçables, resteront à jamais distinctes ; une obscure analogie fonctionnelle leur permet, à la rigueur, de se féconder mutuellement, mais cette fécondité, aussi incertaine qu'insuffisante, ne produit que de chétives ébauches, et cette analogie, si faible qu'elle ne pourrait s’affaiblir encore sans disparaître tout à fait, constitue le degré le plus inférieur de l’homæogénésie. Tels sont les deux termes extrêmes de la série des hybrides. L'esprit ne peut concevoir l'hybridité ni supérieure à celle du premier type, ni inférieure à celle du second. Plus haut, l'ho- mæogénésie serait l’homogénéité complète; plus bas, elle deviendrait l'hétérogénésie, c’est-à-dire la stérilité absolue. Tous les hybrides sont donc compris entre les limites que nous venons de tracer; mais comme tout dans la nature _se fait par transitions, on doit s'attendre à trouver entre le minimum et le maximum de l’hybridité une suite de gradations for- mant les termes intermédiaires de la série, et correspondant, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 939 de bas en haut, aux degrés croissants de l’homæogénésie. Il me paraît vraisemblable qu'il y a un degré, le plus infé- rieur de tous, où la femelle conçoit, mais ne peut conserver son fruit, soit qu'il périsse avant terme, soit qu'il meure en nais- sant ou peu de temps après : ce serait la transition entre l’hé- térogénésie et l'homæogénésie. J'avoue que je n'en connais pas d'exemple, et on conçoit d’ailleurs combien il serait difficile de constater ce degré d'hybridité, fût-il réel, füt-il même fré- quent. On ne pourrait le faire qu’en instituant des expériences spéciales, et il faudrait une attention perpétuelle pour en saisir les résultats, car on sait que beaucoup de femelles mangent les produits de leurs avortements. Si cette vue, conforme au prin- cipe de la série, était confirmée par l'expérimentation, on pour- rait donner le nom d'hybridité abortive au croisement des espèces qui ne produisent ensemble que des avortons, c’est-à- dire des êtres peu ou point viables, incapables de parcourir toutes les phases du développement physiologique. Immédiatement au-dessus de ce degré encore hypothétique, l’'homæogénésie est suflisante pour assurer à l'hybride une existence solide, et pour lui permettre de vivre au moins jus- qu'à l’âge adulte. L'animal est donc parfait sous le rapport de la vie individuelle, mais il est entièrement privé de la faculté de se reproduire. Un très-grand nombre de croisements ren- trent dans cette catégorie, que je propose de désigner sous le nom d'hybridité agénésique, pour constater l'impuissance absolue du produit. L’homæogénésie croissant toujours, l'hybride s'améliore un peu. Ses fonctions génitales ne sont plus absolument nulles. Il éprouve des désirs amoureux, quelquefois mème assez vifs, il s’accouple volontiers ; la sexualité chez lui n’est plus purement anatomique comme chez l'hybride agénésique, elle commence déjà à être physiologique aussi. Un certain degré de fécondité coïncide avec cette apparition du sens génital, fécondité bien obscure qui d’ailleurs n’est pas l'apanage de tous les individus, mais seulement d’un petit nombre d’entre eux, et qui n'est ja- mais suflisante pour permettre à l'hybride de procréer avec ses pareils. Celui-ci ne peut se reproduire qu’en s’alliant à l’une ou à l’autre des deux espèces d’où il est issu, et encore cet accou- plement est-il presque toujoursstérile. C’est par exception seule- ment qu'il en résulte un produit animé qui est souvent abortif, 8 h3/ MÉMOIRES ORIGINAUX. rarement vigoureux et toujours infécond. Les hybrides du groupe que nous étudions ne sont donc pas absolument stériles, mais ils ne possèdent qu'une puissance génératrice très-res- treinte, et ne produisent que très-difficilement. Voilà pourquoi je propose de donner à cette hybridité le nom d’hybridité dys- génésique (1). Les métis des espèces du genre equus, et en particulier les #ulets, rentrent dans cette catégorie (2). Si nous continuons encore à monter dans la série de l'hy- bridité, nous trouverons des espèces plus homæogénésiques que les précédentes, et produisant dès lors, par leur croisement, des métis moins imparfaits. La fécondité de l’hybride agénésique est tout à fait nulle, et celle de l'hybride dysgénésique est telle- ment faible qu'elle ne se manifeste que par exception. Le nou- vel hybride qui nous occupe est mieux doué sous ce rapport; sa fécondité, il est vrai, n’est pas suffisante pour lui permettre de produire avec ses pareils, mais lorsqu'il s’unit à un animal parfaitement fécond, lorsqu'il s'allie à l’une ou à l’autre des deux espèces mères, il donne le jour sans difficulté à des métis de second sang qui possèdent toutes les qualités nécessaires pour engendrer une postérité durable. Cette hybridité se distingue encore de l'hybridité dysgénésique par la facilité avec laquelle s'effectue le second croisement. Le métis de premier sang, en s’accouplant avec un animal d'espèce pure, produit aussi sûre- ment, ou presque aussi sûrement que pourraient le faire deux animaux de même espèce. Le métis de second sang, à son tour, peut s’allier indistinctement, et avec un égal succès, soit avec les métis de premier sang, soit avec l'espèce pure la plus voisine ; il n’est pas moins fécond avec ses pareils, et ses des- cendants directs, comme ses descendants croisés, sont encore fé- conds soit entre eux, soit avec les autres. Pour donner une dénomination convenable à cette catégorie d'hybridité, nous considérerons, comme précédemment, les métis de premier sang. Il leur manque la faculté de se repro- duire en ligne directe, mais leur fécondité est complète en ligne collatérale avec les deux souches paternelle et maternelle. Nous (1) Avs-yévests. Génération difficile. (2). Les faits relatifs à la fécondité des mules ont été plus d’une fois mis en contes- tation. Le lecteur trouvera un résumé critique de ces faits dans la note A, à la fin du présent article, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 999 proposerons, par conséquent, de les désigner sous le nom d’hybrides paragénésiques (À). Nous ferons rentrer également dans l’hybridité paragénésique, le cas où les métis de premier sang, un peu plus perfectionnés que dans le cas qui précède, peuvent engendrer inter se avec plus ou moins de difficulté des êtres semblables à eux, mais moins féconds qu'eux, lesquels à leur tour, en s’unissant à leurs pareils ne produisent rien ou ne donnent qu'une progéniture de moins en moins féconde, de telle sorte que leur race, à moins de croisement nouveau, s'éteint nécessairement au bout d’un petit nombre de générations. L’hybridité paragénésique est donc caractérisée d’une manière générale par ce grand fait que les métis de premier sang, dans leurs alliances en ligne directe n'ont qu'une fécondité restreinte, tandis que dans leurs alliances avec les deux espèces mères, ou au moins avec l'une d’elles, ils possèdent, eux etleurs descendants, une fécondité indéfinie. Pour passer de cette hybridité à l'hybridité parfaite, il n’y a plus qu'un pas à franchir. Il ne manque au métis du premier croisement qu'un léger degré de fécondité de plus pour devenir apte à perpétuer sa race, et pour posséder dès lors toutes les qualités qui appartiennent aux animaux d'espèce pure. Il suffit pour cela que les deux espèces mères soient un peu plus ho- mœæogénésiques que dans le cas précédent. L'hybridité qui cor- respond à ce nouveau degré d’homæogénésie mérite le nom d'hybridité eugénésique, parce que sous le rapport de la fécon- dité, l’hybride ne laisse rien à désirer. Non-seulement il se croise et se mêle en toutes proportions avec les deux espèces qui l'ont produit, et avec les métis de tout sang qui résultent de (1) Tapzx-yévecrs. J'ai choisi après quelques hésitations la préposition Tapa, qui en composition exprime l’idée de latéralité, rendue en français par la locution : à côté de. J'étais arrêté par la crainte de faire une équivoque, le mot RAD A YEVNGLS ayant déjà en grec une signification particulière, tirée d’un des sens les moins usités du verbe yhpcuos. Mais ce mot s'écrit avec 1 et non avec e, comme VÉVEGts (génération). D'ailleurs l'usage permet de former des mots scientifiques avec des racinesfgrecques , sans s'inquiéter des mots que les Grecs avaient tirés des mêmes racines. Le mot hybride nous en offre un exemple. Le verbe d6ciCw, d'où il est dérivé, signifie à la fois, comme notre verbe violer , employer la violence en général, et atten- ter à la pudeur en particulier. Du sens le plus général les Grecs avaient tiré le substantif ÿois, b6pidss qui désignait un oiseau de proie, et qui, traduit en latin hybrida), fut appliqué aux animaux demi-sauvages hybrida seu semiferus (Pline, var, (53). Du sensérotique, les modernes ont tiré le mot hybride qui ne désigne maintenant que les métis. 536 MÉMOIRES ORIGINAUX. ces alliances, mais encore il enfante avec ses pareils des êtres féconds comme lui, dont les descendants directs ou croisés sont féconds eux-mêmes. Ainsi, en laissant de côté l'hybridité abortive, ‘encore dou- teuse quoique probable, nous pourrons répartir tous les hy- brides connus dans les quatre catégories suivantes, dont la distinction repose sur les qualités des métis de premier sang. 1° Hybridité agénésique. — Métis de premier sang tout à fait inféconds soit entre eux, soit avec les deux espèces mères, et ne pouvant produire par conséquent n1 descendants directs, ni métis de second sang. 2° Hybridité dysgénésique. — Métis de premier sang pres- que entièrement stériles ; a\ Ts sont inféconds entre eux, partant, point de descendants directs. b) Ils peuvent quelquefois, mais rarement et difficilement, se croiser avec l’une ou l’autre des espèces mères. Les métis de deuxième sang, issus de ce second croisement, sont inféconds. 3° Hybridité paragénésique. — Métis de premier sang pos- sédant une fécondité partielle. a) Ils sont peu ou point féconds entre eux, et lorsqu'ils produisent des descendants directs, ceux-ci n’ont qu’une fécondité décroissante néces- cessairement épuisée au bout de quelques générations. b) Ils se croisent aisément avec l’une au moins des deux espèces mères. Les métis de deuxième sang, issus de ce deuxième croisement, sont féconds, eux et leurs descendants, soit entre eux, soit avec les métis de premier sang, soit avec l'espèce pure la plus voisine, soit avec les métis intermédiaires qui résultent de ces croisements divers. h° Hybridité eugénésique. — Métis de premier sang tout à fait féconds. a) Ils sont féconds entre eux, et leur descendants directs le sont éga- lement. b) Ils se croisent aisément et indistinctement avec les deux espèces mères; les métis de second sang, à leur tour, sont indéfiniment féconds eux et leurs descendants, soit entre eux, soit avec les métis de tout ordre qui résultent du mélange des deux espèces mères. Tels sont les types autour desquels on peut grouper tous les cas connus d’hybridité. Je ne veux point dire par là que chaque SUR A ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 537 cas particulier doive réunir nécessairement tous les caractères assignés à l’un deces groupes; il y a beaucoup de faits 2ncertæ sedis qui tiennent le milieu entre le second et le troisième type, entre le troisième et le quatrième: mais on aura beau multi- plier les divisions on n'échappera jamais à cette incertitude, parce que la série de l'hybridité présente des nuances presque innombrables, et le cadre qui précède me paraît suflire aux be- soins actuels de la science. Le savant et respectable Morton, qui a couronné ses grands et beaux travaux sur les races humaines par d'importantes recherches sur le croisement des espèces ani- males (1), a admis également quatre degrés d'hybridité, mais ses divisions différent des miennes à plusieurs égards. Dans le premier degré il range tous les cas où l'hybride est absolument infécond. C'est ce que j'ai appelé l'hybridité agé- nésique. Le second degré comprend tous les cas où l'hybride, infécond avec ses pareils, est plus ou moins fécond avec les races mères; on y trouve par conséquent, réunies par un rapprochement inexact, l'hybridité dysgénésique et l'hybridité paragénésique, dont les résultats, comme on l’a vu, sont si différents. Le troisième et le quatrième degré correspondent à l'hybri- dité que j'ai appelée eugénésique, et les motifs qui ont décidé M. Morton à diviser en deux ce groupe si naturel me semblent tout à fait insuffisants. Parmi les animaux dont le croisement produit des métis féconds entre eux et capables d’engendrer une postérité durable, il en est qui, comme les chiens et les loups, comme les chèvres et les moutons, appartiennent sans contes- tation à des espèces différentes. Le croisement de ces espèces constitue, pour M. Morton le troisième degré de l'hybridité. (1) George Samuel Morton, Hybridity in Animals considered in referen‘e to the Ques- tion of the Unity of the Human Species. Ce travail, lu en novembre 1846, à l’Académie des sciences naturelles de Philadelphie, a été publié l’année suivante dans le journal de MM. Silliman et Dana [the American Journal of Science and Arts. 2nd series, vol. 111, n°7, p. 39-50; n° 8, p. 203-212). Il a été tiré à part sous le titre de £ssay on Hybridity. Philad., 1847, in-8°. Morton a encore publié sur le même sujet dans le Charleston Medical Journal and Review, vol. v, 1850 , deux articles en réponse aux attaques dirigées contre lui à ce propos par le Reverend John Bachman. (Letter to the Reverend John Bachman on the Question of Hybridity, et Additional Observations on Hybridity ta Animals and on some collateral Subjects being a Reply to the Objections ofthe Rev. Jon Bachman). Ces deux articles ont également été tirés à part sous forme de brochures, Charleston, 1850, in-80, Enfin le journal de Charleston, vol. vi, n°3, May 1851, p. 373-383, a publié un dernier travail du même auteur intitulé : Notes on Hybridity in Animals and on some collateral Subjects. 538 MÉMOIRES ORIGINAUX. Mais il y a des animaux qui, bien que très-dissemblables par leurs caractères physiques, bien que se rattachant à des types parfaitement distincts, sont considérés par beaucoup de natu- ralistes comme issus d’une même origine, et représentant sim- plement les diverses races d’une seule espèce, tandis que d’au- tres naturalistes les regardent comme différents à la fois d'espèce et d’origine; telles sont, par exemple, les principales races de chiens, les principales races de bœufs, de chevaux, de mou- tons, etc., etenfinles principales races humaines. D’après la pre- mière hypothèse, les croisements qui s'effectuent dans chacun de ces groupes ne sont que des mélanges de races, mais ils consti- tuent un cas d'hybridité véritable aux yeux de ceux qui adoptent la seconde opinion, et c’est pour éviter de confondre ces cas où l'hybridité est encore en litige, avec ceux où elle n’est contes- tée par personne, que Morton a rangé ceux-ci dans le troisième degré de l'hybridité, et ceux-là dans le quatrième. Mais cette distinction n’est évidemment qu'un sacrifice aux exigences du moment, et il est évident encore que le quatrième degré de l'hybridité est entièrement imaginaire. I1ne s’agit pas de savoir ce qu'on peut croire aujourd’hui, ou ce qu’on pourra croire demain. Ce qui n’est pas, n’est pas; ce qui est, est; et les oscillations de la science n’y peuvent rien changer. En prenant un à un tous les faits que Morton a groupés dans le quatrième degré de l'hybri- dité, on peut dire successivement de chacun d'eux : de deux choses l’une, ou bien le père et la mère sont de la même espèce, et alors il n'y a pas d’hybridité, ou bien ils ne sont pas de la même espèce, et alors l’hybridité est du troisième degré et non du quatrième. On se trompe donc infailliblement toutes les fois qu'on classe un fait dans le quatrième degré de l'hybri- dité. Ce degré, tel que l’a défini Morton, n'existe pas; il ne saurait exister; et si, comme je le pense, il doit arriver un moment où la connaissance plus complète des faits permettra d'établir une ou plusieurs catégories dans le groupe de l'hy- bridité eugénésique , ce sera sur d’autres caractères que ces subdivisions devront reposer. Les quatre groupes d'hybrides que nous avons reconnus, peuvent être répartis en deux classes distinctes sous le titre d’hybridité inférieure comprenant le premier et le second groupe, et d’hybridité supérieure comprenant les deux der- niers. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 039 L’hybridité agénésique et l'hybridité dysgénésique ont en effet ceci de commun qu'elles ne peuvent exercer aucune in- fluence sur les espèces mères; ne produisant point de lignée durable, elles ne créent ni races, ni variétés nouvelles. Elles ne sont point sans utilité pratique; mais dans l’ordre des choses scientifiques elles appartiennent à la physiologie bien plus qu'à l'histoire naturelle. Si l'homæogénésie ne s'élevait jamais au-dessus de ce niveau, on pourrait dire avec raison que les espèces sont séparées par des barrières infranchissables, et qu’elles sont par conséquent tout à fait permanentes. Mais cette doctrine de la permanence des espèces, compatible avec les faits de l'hybridité inférieure, ne peut subsister à côté des faits de l'hybridité supérieure. Il est clair, en effet, que l'hybridité paragénésique peut modifier les espèces en formant des races nouvelles d'origine mixte, et que l’hybridité eugénésique peut, au gré des circonstances, et suivant la direction des croise- ments, multiplier le nombre apparent des espèces si les types nouveaux se conservent à peu près sans mélange, ou le dimi- nuer si la fusion des deux espèces mères s'effectue d’une ma- nière à peu près uniforme; et s’il arrivait par hasard que trois ou quatre espèces primitives, ou un plus grand nombre, fussent toutes, les unes par rapport aux autres, homæogénésiques à un degré suffisant pour que tous leurs croisements fussent fé- conds, et que tous leurs métis fussent féconds sans limite, soit entre eux, soit avec les autres, la conséquence de cet ordre de choses serait qu'au bout d'un grand nombre de générations, certains types primitifs pourraient s’effacer, d’autres types en nombre indéterminé se produire, des races plus nombreuses encore se former, se défaire, se fusionner, se modifier, se com- biner de cent manières, et au milieu de tous ces types, de toutes ces races, sous-races et variétés, à travers ces croise- ments inextricables , il deviendrait impossible non-seulement de caractériser les types primitifs, mais encore d'en déterminer le nombre. La doctrine de la permanence des espèces serait donc à jamais renversée, si les deux ordres supérieurs de l'hy- bridité étaient une fois admis sans contestation ; c’est pourquoi les partisans de cette doctrine se sont trouvés dans la double nécessité : 1° d’arranger à leur facon l’histoire de l'hybridité paragénésique ; 2° de nier purement et simplement l'existence de l'hybridité eugénésique. 540 MÉMOIRES ORIGINAUX. Pour apprécier la valeur de leur assertion et de leur inter- prétation, nous serons donc obligé d'étudier séparément les deux groupes de l'hybridité supérieure. Nous nous attacherons à discuter seulement un petit nombre de faits. Il nous serait facile, sans doute, de multiplier les exemples; mais en dissémi- nant l’attention du lecteur sur des détails trop nombreux, nous courrions le risque de rompre l'enchaïnement de notre travail. Nous ne nous proposons pas ici d'examiner tous les cas par- ticuliers de l'hybridité, ni d’en étudier toutes les conditions, ni même d'en faire ressortir toutes les conséquences. Notre but est simplement de l’examiner dans ses rapports avec la question générale de l'Espèce. Pour cela, il nous suflira d'employer comme pierre de touche quelques-uns des faits acquis à la science, et comme les principes que nous voulons combattre, ceux que nous cherchons à établir, tirent leur principale impor- tance de leur connexion avec le problème de l’origine unique ou multiple du génre Homme, nous nous attacherons à choisir nos exemples parmi les espèces animales des deux classes les plus élevées. Nous ne parlerons donc ni de l'hybridité végétale, ni de celle des animaux inférieurs; nous laisserons également de côté l'hybridité agénésique et l'hybridité dysgénésique qui, n'ayant rien de commun avec la grande question des origines, n'ont donné lieu à aucune contestation; et notre attention se con- centrera, dans les deux paragraphes suivants, sur la discussion de quelques exemples de l'hybridité paragénésique et de l'hy- bridité eugénésique, considérées dans les espèces supérieures. Quant à ceux de mes lecteurs qui sont curieux de connaître des faits plus nombreux et plus variés, je ne saurais mieux faire que de les renvoyer aux travaux déjà cités de l’infatigable Morton (1). » S V. L'hybridité paragénésique peut-elle modifier les espèces d'une manière durable? Les partisans de la permanence des espèces repondent à cette question par la négative. Suivant eux, l'hybridité paragénésique ne peut exercer au- cune influence ni sur les espèces ni sur les types, parce que de deux choses l’une : {L) Voy, plus haut la note (1) de la page 537. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES METIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 9/1 Ou bien les métis de second sang et leurs descendants directs n’ont qu’une fécondité restreinte, et alors la race croisée s'éteint au bout de quelques générations, laissant les deux espèces mères aussi pures qu'auparavant ; Ou bien ces métis ont une fécondité illimitée, et alors la race ne s'éteint pas, mais la nature conservatrice, jalouse de main- tenir dans les espèces qu’elle a créées, sinon la pureté du sang, du moins l’inviolabilité des formes, oblige promptement la race hybride à revêtir tous les caractères de l'espèce primitive la plus voisine et à se confondre entièrement avec elle. Dans le premier cas, la race intermédiaire disparaît intégra- lement ; dans le second cas, elle ne dure qu’à la condition de renoncer à son individualité et de retourner à l’un des types d’où elle est sortie ; dans les deux cas , elle est anéantie comme race, et la permanence des espèces est définitivement assurée. Examinons la valeur de ce raisonnement. La première partie du dilemme n'est applicable qu'aux hybrides situés sur la limite qui sépare l'hybridité dysgénésique de l’hybridité paragénésique. Ces hybrides, en se croisant avec l'une des races mères, produisent des métis de second sang dont la fécondité s’épuise au bout de quelques générations. Ainsi, dans une expérience de laboratoire, où on tiendrait les métis de second sang à l'abri de tout croisement nouveau, quand même on aurait la précaution, rarement observée, de les soustraire à l'influence énervante des mariages consanguins, on n'obtiendrait qu'une race passagère qui s’éteindrait tôt ou tard sous les yeux de l'observateur. Mais dans la nature les choses se passent tout autrement, soit que les animaux restent abandonnés à leurs instincts, soit que l’homme dirige leurs unions sans vue scientifique et dans le seul but d'améliorer ou de varier leurs produits. Dans la nature donc, ou, si l'on veut, dans la pratique, les métis de second sang ne s’allient pas exclusivement avec leurs pareils, ils s’allient tout aussi bien avec l'espèce pure la plus voisine, et, retrempant leur fécondité au contact d'une fécondité plus grande, ils donnent le jour à des métis de troisième sang, ceux-ci à des métis de quatrième sang de plus en plus voisins de l'espèce pure, et de plus en plus féconds à mesure qu'ils s'en rapprochent jusqu'à ce qu'enfin, après un nombre quelconque de croisements super- posés et dirigés dans le même sens, les métis aient une fécon- 5A2 MÉMOIRES ORIGINAUX. dité suffisante pour fonder une race durable. Cette race, à la fondation de laquelle les deux espèces mères À et B ont con- tribué dans des proportions si inégales, sera formée, par exemple , de 7/8 de sang À et de 1/8 de sang B, et ceux qui l’observeront, constatant qu’elle ressemble infiniment moins à celle-ci qu'à celle-là, la rangeront sans hésiter dans l'espèce A. Ainsi, le cas prévu dans la première partie du dilemme que nous examinons ne laisse pas nécessairement les deux espèces primitives aussi pures qu'auparavant, puisqu'il peut surgir dans l’une ou dans l’autre des races nouvelles, surtout si l'homme y trouve agrément ou profit. Il est possible, 1l est même probable que certaines races d’animaux domestiques ont été obtenues ainsi par le procédé des croisements successifs ; et s’il est difficile de le prouver rigoureusement, il est plus diffi- cile encore de le nier d’une manière absolue. Examinons main- tenant le second membre du dilemme. Est-il vrai que, dans l'hybridité paragénésique complète, où les métis de deuxième sang sont indéfiniment féconds, les des- cendants en ligne droite de ces métis reviennent nécessaire- ment, naturellement, et sans croisement nouveau, à l’espèce pure la plus voisine, c’est-à-dire à celle des deux espèces mères qui à contribué pour les trois quarts à la formation de la race hybride? Est-il vrai que la nature pousse l'horreur des nou- veaux types jusqu’à intervertir les phénomènes ordinaires de l'hérédité, et jusqu'à contraindre tôt ou tard tous les hybrides paragénésiques à revêtir, au lieu des formes de leurs parents et de tous leurs ascendants depuis trois ou quatre générations, les formes d’un ancêtre plus éloigné, sous prétexte que celui-ci était réputé d'espèce pure, et que ceux-là sont certainement de race croisée? Certes, il n'est pas rare que les ressemblances héréditaires franchissent une ou plusieurs générations pour s'imprimer de nouveau sur un ou plusieurs des représentants d’une famille ; ce phénomène est surtout apparent dans les races croisées et dans les espèces croisées ; mais qu'à un mo- ment donné le type d’un bisaïeul ou d’un trisaïeul reparaisse absolument inaltéré sur tous ses descendants du troisième ou du quatrième degré, et que ce type, interrompu pendant trois ou quatre générations, devienne ensuite absolument perma- nent pendant toutes les générations suivantes, sans que les traits des autres ancêtres puissent jamais y reparaitre, voilà SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 9A3 une chose tout à fait insolite, que toutes les analogies per- mettent de considérer comme improbable, et qui dès lors ne peut être admise qu'après une démonstration expérimentale rigoureuse. Notez que cette démonstration ne devra pas rouler seulement sur un cas particulier de l’hybridité paragénésique, ni même sur quelques-uns ou sur plusieurs, mais sur un très- grand nombre, parce que les conditions de l’hybridité varient avec les espèces, et que ce qui est vrai dans un cas peut être tout à fait faux dans un autre. Notez encore que, le fait en ques- tion fût-il reconnu exact dans la majorité des cas, il suffirait d’un petit nombre d’exceptions, et même d’une seule, il sufli- rait qu’un seul croisement d'espèces donnât lieu à un type nou- veau et durable, pour que la permanence des espèces cessât d’être une loi, pour qu’elle ne fût plus qu'une règle, et per- sonne n’a nié que ce ne fût une règle ; on a dit seulement que cette règle n’était pas générale. Mais le moment où ces re- marques pourraient trouver leur application est loin d’être venu, et tout permet de croire qu’il ne viendra pas. Le retour complet et spontané de toute une race de métis paragénésiques à l’un des types primitifs est un phénomène jusqu'ici hypo- thétique, et aucune expérience scientifique n'en a démontré la réalité. On invoque, il est vrai, comme un argument décisif, les célèbres recherches de M. Flourens sur le croisement des chiens et des chacals; mais ceux qui les citent n’en ont sans doute point pris connaissance. Elles sont simplement étrangères à la question. Les voici telles que ce professeur les a exposées dans ses leçons de physiologie comparée (1) : Première génération. — Union d'un chacal mâle et d’une chienne produisant des hybrides ou métis de premier sang (type intermédiaire, moitié chien, moitié chacal). Deuxième génération. — Un métis mâle de premier sang est à son tour uni à une chienne; il en naît des métis de deuxième sang (un quart chacal, trois quarts chien). Troisième génération. — Un métis mâle de deuxième sang, féconde une troisième chienne; il en résulte des métis de troi- sième sang (un huitième chacal, sept huitièmes chien). Quatrième génération. — Un métis mâle de troisième sang (1) Cours de physiologie comparée de M. Flourens , recueilli par Charles Roux , et revu par le professeur. Paris, 1856, in-8, p. 50-51. (11e lecon.) 54h MÉMOIRES ORIGINAUX. est enfin marié à une quatrième chienne; cette union, féconde comme les précédentes, donne naissance à des métis de qua- trième sang (un seizième chacal, quinze seizièmes chien). L'expérience s'arrête là. Les métis de quatrième sang ont entièrement perdu les caractères de l'espèce chacal, et peuvent être considérés comme de véritables chiens. Le retour des mé- tis à l’une des espèces primitives est désormais accompli, et, en montrant à la fois, à la fin de la leçon, toute la série de ces hybrides, avec le chacal leur aïeul commun, le professeur fait remarquer à ses élèves qu'à chaque nouvelle génération les caractères empruntés au chacal se sont atténués de plus en plus. Dans une autre expérience, qui peut servir de contre-partie à la précédente, M. Flourens a ramené les hybrides à l'espèce chacal, en faisant couvrir successivement par le chacal une femelle de premier sang, puis une femelle issue de ce second croisement, puis une femelle issue de ce troisième croisement, et ainsi de suite. « En poursuivant cette expérience, j'ai enfin obtenu un individu entièrement chacal (1). » «Il dépend donc de ma volonté, ajoute ce physiologiste, de ramener les métis soit au chacal, soit au chien (2).» Et maintenant, je le demande, quel rapport peut-on trouver entre ce retour des métis à l'uneou l’autre espèce, sous l'influence des croisements successifs, et la question qui nous occupe? Si je mets un litre d'eau avec un litre de vin, puis un litre de ce mélange avec un second litre de vin, puis un litre du second mélange avec un troisième litre de vin, et ainsi de suite, 1l arrivera un moment où le résultat de ces opérations pourra passer pour du vin pur, et où les dégustateurs seront aussi in- capables que les chimistes de reconnaître la fraude. lra-t-on conclure de là que le premier mélange abandonné à lui-même se serait transformé en vin? Un phénomène de ce genre s’est, dit-on, produit une fois, mais il a passé pour un miracle. Le (1) Loc. cit., p. 52. (12e leçon.) (2) Cette dernière phrase ne se trouve pas textuellement dans l'édition française du cours de M. Flourens. Je l’extrais du Charleston Medical Journal and Review (jan. 1856, vol. x1, n° 1, p. 102), où M. Ford a publié en anglais le cours de ce profes- seur, Le croisement de la femelle du chacal avecles chiens avait déjà été étudié par John Hunter, mais seulement jusqu’à la seconde génération, tandis que M. Flourens a poussé l'expérience jusqu’au bout. ( Œuvres complètes de John Hunter, trad. franç., par Richelot. Paris, 1843, in-8, t. 1v, p. 420.) SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES METIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 949 retour spontané des races hybrides à l’une des espèces mères ne serait sans doute point un miracle. Ce n’est pas une raison toutefois pour l’admettre sans preuve. Que serait-il arrivé, si M. Flourens, au lieu de croiser et de recroiser ses hybrides, les avait alliés entre eux, ou s’il avait marié les métis du premier sang avec ceux du second sang, ou s'il avait retrempé alternati- vement le sang de ces divers métis dans le sang du chacal et dans le sang du chien? Que serait-il arrivé, si, après un grand nombre de tâtonnements, ayant obtenu entre les deux espèces mères une race bien vivace, il l'avait cultivée, soignée et con- servée pure de toute alliance nouvelle, comme le font souvent les éleveurs de bestiaux? Nul ne le sait, mais si l’on ne tient compte que des probabilités, on est autorisé à penser, jusqu'à preuve du contraire, que la nouvelle race se serait maintenue, ou que, si elle n'avait pu acquérir le même degré de fixité que les races pures, elle serait du moins restée intermédiaire entre les deux espèces mères. Lorsque les Européens s’établirent dans l'Amérique du Nord, ils y trouvèrent une espèce du genre bœuf entièrement diffé- rente des espèces de l’ancien monde. Ces animaux bossus, con- nus aujourd'hui sous le nom de bisons d'Amérique (bos ameri- canus), étaient tout à fait sauvages, et il fallut, pour les besoins de l’agriculture, importer dans le nouveau continent le bétail d'Europe. Mais depuis le commencement de ce siècle (1), on a réussi, à force de soinset de persévérance, à domestiquer l'espèce américaine, et aujourd'hui, dans le Kentucky, l'Ohio, le Mis- souri et plusieurs autres États de l’ouest, les bœufs et les bi- sons sont employés aux mêmes travaux. « Le bison, » dit M. Rafinesque, professeur d'histoire na- turelle à l'Université de Lexington, en Kentucky (2), « le « bison est devenu presque aussi traitable que le taureau et la « vache; 1] aime leur compagnie, il s’unit sans difficulté avec « la vache, tandis que le taureau domestique a souvent de la (1) De la Nux avait déjà réussi au dernier siècle à croiser le bétail d'Europe avec les bisons ou bœufs à bosse des Indes et de l'Afrique, qui d’ailleurs différent entière- ment du bison américain. Il résulte en outre d’un passage assez ambigu emprunté par Buffon au voyage de Kalm, qu’on avait déjà, à la même époque, obtenu dans la Caroline le croisement des bisons d'Amérique avec les vaches d'Europe; mais ces essais n'avaient pas été poursuivis. | Voyage de Pierre Kalm dans l'Amérique septen- trionale. Gœttingue, 1757, cité daus Buffon, Quadrupèdes, t. x1, p. 306, en note.) (2) Cette nniversité est plus connue sous le nom d'Université de Transylvanie, 516 MÉMOIRES ORIGINAUX. « répugnance pour la femelle du bison. Les métis qui en ré- « sultent, nommés Aalf-breed Buffaloes (buffles demi-sang) (1), « participent de ces deux animaux ; ils ont la forme de la vache, « mais ils conservent la couleur et la tête du bison ainsi qu'une « demi-toison; ils perdent la bosse, mais ils ont encore le dos « incliné. Ils s'unissent indifféremment entre eux ou avec leur « père et mère, produisent de nouvelles races, et fournissent de « bon lait comme la vache (2).» Si cette relation était parfai- tement exacte, le croisement du bæuf et du bison d'Amérique rentrerait dans l'hybridité eugénésique : mais le professeur Ra- finesque écrivait en 1821, à une époque trop rapprochée du début de ces expériences, et il put croire, d’après les résul- tats obtenus pendant les premières générations que les métis du bœuf et du bison étaient également féconds dans toutes leurs alliances. Or, on a reconnu depuis que les hybrides de premier sang ne possèdent entre eux qu'une fécondité res- treinte; c’est ce qui résulte des renseignements recueillis par Morton, il y à quelques années. Mais les métis de second sang sont indéfiniment féconds, pourvu qu'on ait soin d'en élever ensemble un certain nombre; sans cette précaution les incestes répétés du frère avec la sœur, du fils avec la mère finiraient tôt ou tard par stériliser la race (3). L’hybridité du bœuf d'Eu- rope et du bison d'Amérique est donc une hybridité paragéné- sique, et personne jusqu'ici n'a dit que les Aa//-breed buffaloes eussent la moindre tendance à revenir spontanément an type de l’une ou l’autre espèce. Supposera-t-on, comme l'avait fait Buffon, qui connaissait fort peu les bœufs de l’ancien continent et moins encore le bœuf d'Amérique, supposera-t-on, pour atténuer la valeur de cet exemple, que tous les bœufs de la nature soient de la même espèce (4), que les bisons ou bœufs à bosse ne diffèrent des (1) Ce nom vulgaire est fort inexact; l'espèce du buffle diffère à la fois de celle du bœuf et de celle du bison. (2) Rafinesque, Considérations sur quelques animaux hybrides, dans Journal universel des sciences médicales, Paris, 1821, t. xxI1, p. 114. (3) Morton, Letter to the Reverend John Bachman on the Question of Hybridity in Ani- mals. Brochure in-8. Charleston, 1850, p. 13. (4) Buffon faisait pourtant une exception pour le buffle, parce qu'il n'avait pu réussir à croiser cet animal avec la vache; il n'avait même pu décider ces animaux à s’accoupler. Plusieurs tentatives semblables ont échoué depuis lors. Mais il paraît que dans la vallée du Mississipi on a pu obtenir des hybrides du buffle et de la vache. (Morton, On Hybridity in Animals, dans Charleston Med. Journ. May 1851, n° 3, vol. v1, p. 379.) Il paraît qu’on en a obtenu aussi à Madagascar. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 947 bœufs sans bosse que par un caractère artificiel, que la bosse, produite, dans l'origine, chez les bœufs domestiques par le poids des fardeaux, se soit perpétuée ensuite de père en fils chez ces animaux redevenus sauvages (1), qu'enfin les bisons d’Amé- rique aient habité autrefois les forêts de la Germanie où leurs ancêtres se seraient réfugiés après avoir secoué le joug de l'homme (2)? Mais la fécondité limitée des hybrides du bison et du bœuf prouverait déjà que ces animaux ne sont pas de même espèce, et un grand nombre de caractères anatomiques déposent dans le même sens. Le bison se distingue du bœuf par son poil laineux, ses cornes courtes et latérales, par sa bosse qui est due principalement à l’excessive longueur des premières apophyses épineuses dorsales, par la briéveté de son os intermaxillaire qui s'arrête à une distance notable de l'articulation naso-maxillaire : enfin, et surtout, il a trente côtes, tandis que le bœuf n’en a que vingt-six. J'ai lu quelque part que la durée de la gestation est de dix mois chez la femelle du bison; c'est un mois de plus que chez la vache, mais je ne suis pas suffisamment sûr de ce ren- seignement ; Ce qui est certain c’est que la gestation et la partu- rition de la vache couverte par le bison sont très-pénibles (3). En tous cas, on peut dire que ces deux espèces sont aussi dis- tinctes, aussi différentes que puissent l'être celles d’un même genre, et la grande fécondité de leur croisement contraste avec la stérilité presque constante de l’union du bœuf et du bufle qui sont pourtant beaucoup plus rapprochés. Personne, que je sache, n’a jusqu'ici étudié comparativement l'anatomie des hal/-breed buffaloes des divers sangs. Je signale cette lacune à ceux de mes lecteurs qui habitent les États-Unis de l’ouest. La seule étude du squelette de ces animaux jettera le plus grand jour sur une foule de questions encore douteuses, et permettra surtout d'apprécier l'influence respective qu'exer- cent le père et la mère sur l’organisation du produit. C’est une occasion précieuse qu'on retrouverait difficilement chez les autres hybrides, parce qu’ici le père et la mère ne diffèrent pas seulement par la forme et les proportions, mais par le nombre des os. Les métis de premier sang ont-ils 30 côtes comme l'espèce paternelle (bison), ou 26 comme l'espèce maternelle (vache), (1) Buffon, Quadrupèdes, article Bison, Aurocus, etc., t. xX1, p. 327. (2) Loc. cit. (3) Journal universel des sciences médicales, 1821, t. xx11, p. 115 (en note). )AS MÉMOIRES ORIGINAUX. ou 28 comme les espèces pures de l’yack et de l’aurochs? Quel est le nombre des côtes chez les métis de second sang nés du croisement des premiers soit avec les bisons, soit avec les bœufs ou les vaches ? Et dans le retour graduel de leurs descendants à l'une ou l’autre espèce par des croisements successifs, quel est le moment où le squelette de la cage thoracique revient au type originel correspondant? Notez qu'il ne s’agit pas ici de ces mo- difications relatives qui, portant seulement sur la forme et le volume de certains organes, s'effectuent par des transitions peu sensibles, par des nuances difficiles à saisir ; il s’agit d'un fait palpable, la présence ou l'absence de certains os, et le change- ment doit nécessairement se faire en une seule fois, car il n’y a pas de milieu entre l'existence et le néant. C’est ce qui donnera un degré de certitude tout spécial aux observations anatomiques faites sur les métis du bœuf et du bison, et si j'ai choisi cet exemple de préférence au milieu des faits de l'hybridité para- génésique, c'est en grande partie dans l'espoir que l'importance des questions qui s’y rattachent pourra frapper l'attention des naturalistes américains et provoquer leurs recherches. D'après ce qui précède il me paraît certain que l'hybridité paragénésique peut par ses résultats durables modifier plus ou moins profondément les espèces en y faisant surgir de nou- velles races, ou en y produisant du moins denombreuses variétés, et il me paraît fort probable que l’homme a profité de cette possibilité pour créer, dans les espèces soumises à son pouvoir, par l'infusion d’un sang étranger, beaucoup de races qu'on considère aujourd’hui comme des dégénérations des types pri- mitifs. L'influence de la domestication, que je ne conteste pas, mais qu'on à singulièrement exagérée, serait ainsi ramenée à des limites plus étroites, et les effets inexplicables qu’on lui at- tribue dépendraient surtout de l'influence des croisements. Les résultats de l’hybridité paragénésique peuvent-il aller jusqu'à établir entre les deux souches mères des races intermé- diaires assez nombreuses et assez rapprochées les unes des autres pour aboutir à la fusion apparente des deux espèces en une seule, et pour rendre difficile ou impossible la re- cherche des types primitifs ? Rien ne permet de l’admettre jus- qu'ici. Mais, où s'arrête la sphère d'action de l'hybridité para- génésique commence celle de l'hybridité eugénésique, et il est parfaitement certain que si deux ou plusieurs espèces sont SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 949 capables de se croiser et se recroiser à tous les dégrés, que si tous leurs métis sont également et indéfiniment féconds dans toutes les directions, elles pourront se mêler en toute propor- tion, produire des races très-nombreuses, très-diverses, des sous-races plus nombreuses encore, des variétés presque in- finies, et finalement se fusionner, en apparence du moins, d’une manière à peu près complète. En face de ces conséquences subversives, les partisans de la permanence des Espèces n’ont plus d'autre ressource que de nier résoläment la possibilité de l'hybridité eugénésique. C’est ce qu'ils font tous les jours avec une persévérance digne d'une meilleure cause, et le moment est venu de mettre leur négation aux prises avec les faits. $ VI. De l'hybridité eugénésique. La démonstration de l'hybridité eugénésique, eu égard aux idées préconçues que nous y rencontrons à chaque pas, pré- sente une double difficulté. Si nous prouvons que deux animaux d'espèce différente ont pu produire des métis de premier sang féconds en ligne di- recte, on nous objecte invariablement que l'expérience n’a pas duré pendant un nombre suffisant de générations, et que, si on l’eût prolongée plus longtemps, il serait arrivé un moment où la fécondité se serait éteinte. Puis, si nous réussissons à trouver une expérience poussée assez loin pour échapper à cette objection, on change de tactique, et n nous affirme que nous nous sommes trompés, que tous les naturalistes se sont trompés jusqu'ici, que nos deux ani- maux ne sont pas d'espèce différente, et qu'ils sortent d’une souche commune, dont les divers rameaux ont été modifiés et dénaturés par la domesticité, la nourriture ou les climats. On n'a pas oublié que Buffon a poussé l'intrépidité jusqu'à pré- tendre que les chèvres et les moutons sont de la même es- pèce (1) ; il a même ajouté « que ce n’est pas par de petits « caractères particuliers qu'on peut juger la nature et en diffé- « rencier les espèces : que les méthodes, loin d’avoir éclairei « l'histoire des animaux, n’ont au contraire servi qu’à l'obscur- « cir...; que nos Nomenclateurs se trompent à tous moments et (1) Voy. plus haut p. 525-526. 550 MÉMOIRES ORIGINAUX. « écrivent presque autant d'erreurs que de lignes, et qu'il fuu- « draitune prévention bien aveugle pour pouvoir en douter (4).» — Je ne pense pas que les nomenclateurs modernes soient dis- posés à accepter ce jugement. « La plupart des naturalistes, « ditailleurs Buffon, ne font que desremarques partielles. Il vaut « mieux avoir un faux système ; il sert du moins à lier nos dé- « couvertes, et c’est toujours une preuve qu'on sait penser (2).» L'illustre écrivain n'avait pas besoin de faire de faux systèmes pour prouver qu'il savait penser; mais s’il n'avait jamais écrit et pensé que des choses de cette force, il est probable que ses faux systèmes n’eussent obtenu aucun crédit chez les savants. Il ne se trouve plus personne aujourd'hui pour confondre en une seule espèce les chèvres et les moutons, animaux que tout le’ monde classe dans deux genres parfaitement distincts. Dès lors on est obligé de soutenir que leurs hybrides ne peu- vent pas se reproduire en ligne directe, et le révérend John Bachman, adversaire opiniâtre de Morton, a déclaré formelle- ment que M. le professeur Chevreul avait dit des niaiseries (crudities) sur la fécondité de ces hybrides. Dussé-je m'exposer à de semblables aménités, je ne puis me dispenser de déclarer à mon tour que les « crudities » de M. Chevreul sont des vérités parfaitement démontrées. Tous ceux qui ont répété les expériences de Buffon dans des conditions convenables, ont obtenu comme lui des métis de bouc et de brebis parfaitement féconds (3). Si les essais qui ont été faits au Jardin des plantes ont échoué, c’est probable- ment parce que les animaux, renfermés dans des espaces trop étroits, n'y jouissaient pas d’une liberté suffisante (4). Mais (1) Cette phrase couronne la dissertation de l’auteur sur les chèvres et les mou- tons, et fait partie du dernier alinéa de l'article MourLoN, t. x1, p. 370 (1754). (2) Cette phrase curieuse est tirée des Nouveaux mélanges, extraits des mannserits de madame Necker, t, 11, p. 9. Elle a été reproduite par M. Flourens dans son His- toire des travaur de Buffon. Paris, 1850, in-12, p. 272 (2° édit.). (3) Voy. Buffon, Quadrupèdes, art. MOUFLON , t. x1, p. 365 , et Suppléments, t. 111, p. 3, 5 et 7. Le croisement du bélier de Finlande avec la biche de Sardaigne ( cervus capreolus, L.j a été obtenu par Carl Hellenius. Les métis furent féconds, mais la race ne fut pas conservée pure; elle fut constamment recroisée avec les béliers de Finlande, et, au bout de trois générations, elle revint au type de ces derniers. Le travail original d'Hellenius a paru en suédois dans les Nouveaux Memoires de l'Acad. de Stockholm, 1790. Une traduction allemande de cette collection existe au Muséum d’his- toire naturelle, C’est là que j'ai consulté le travail d’Hellenius (Der Künigl. Sclnvedi- schen Akademie der Wissenschaft neue Abhandlungen auf das Jahr 1790. Leipzig, 1792, in-8, Bd 1x S. 269.) 4) Je tiens de source certaine que beaucoup d'espèces d'animaux, quoique con- SUR L'HYBRIDITE El SUR LES METIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 991 toutes les fois que dans une bergerie on parque un bouc avec des brebis, il en résulte des alliances et des hybrides féconds. Pallas, qui a eu l’occasion de constater ce fait dans ses voyages en Russie, pense que les chèvres et les moutons peu- vent se croiser à l’élat sauvage, et il souçonne même que la race des chèvres angora du mont Taurus est issue d’un de ces croi- sements (1). Cela me semble fort douteux; j'ai peine à croire que des espèces aussi différentes consentent à s'unir en pleine liberté. Quoi qu'il en soit, les métis du bouc et de la brebis s’ob- tiennent aisément en domesticité. Ils sont connus sous le nom de chabins, que je leur conservera; il serait peut-être préfé- rable de les désigner sous le nom d’ovicapres, qui serait tout aussi commode, et qui aurait l'avantage d'indiquer leur origine. Jusqu'ici, nos éleveurs n'ont trouvé aucun avantage à mul- tiplier les chabins, mais dans plusieurs pays on les préfère aux animaux d'espèces pures; il paraît qu'il y en a beaucoup dans certaines iles du grand archipel indien, il y en à davantage encore dans diverses parties de l'Amérique méridionale. Au Chili cette espèce croisée est devenue l'objet d’une exploita- tion régulière. Déjà l'abbé Molina, dans son Æistoire naturelle du Chili, publiée en 1782, avait annoncé que les Pehuenches, habitants des Andes chiliennes, croisaient avec succès les chè. vres et les moutons. «Les individus de cette race intermédiaire, « disait-il, sont deux fois plus gros que les autres brebis, et « sont couverts d’un poil très-long et doux comme celui de la servées à l’état de pureté, deviennent stériles au Jardin des plantes au bout de trois ou quatre générations. La domesticité diminue rarement la fécondité des animaux et l’augmente même souvent; mais il parait que le défaut d'exercice, ou la nature de l'alimentation, peuvent, dans beaucoup de cas, nuire à la reproduction. Pent-être aussi, dans les expériences du Muséum, ne s’attache-t-cn pas assez à éviter les mariages consanguins. (1) Cité dans Dict. class. d'hist. nat, de Bory de Saint-Vineent, t. 111, p. 575. Paris, 1823, in-8. Voy. aussi Americ. Journ. of Science and Arts, 1847, vol. 111, p. 44. Je n'ai pu retrouver jusqu'ici ce passage de Pallas, mais j'ai vu dans son Voyage en Rus- sie méridionale, trad. fr. Paris, 1805, in-4, t.1, p. 601. er note, qu'il considère nos chèvres domestiques comme des races hybrides provenant du croisement de la chèvre à bézoard et du bouquetin. Au surplus, on sait que les bergers des montagnes accou- plent fréquennnent les chèvres avec des bonquetins apprivoisés. Les métis qui en résultent ont en général les cornes de la mère et la couleur du père. Il arrive même quelquefois que les bouquetins sauvages saillissent et fécondent les chèvres. (Ger- vais, art. CHEVRE, du Dict. pilloresque d'hist. nat. Paris 1835, in-fol., t. 11, p. 135. — Desmoulins, art. CHÈVRE, du Dict. classique d'hist. nat. Paris, 1823, in 8, t. 11r, p-577). Mon ami, le professeur Lebert, de Zurich, m'a écrit il y a quelques jours qu'on s’est assuré à Vienne, dans des expériences méthodiques, de la fécondité de ces hybri-« des dela chèvre et du bouquetin; mais je ne sais si ces faits ont été publiés jusqu'ici. 592 MÉMOIRES ORIGINAUX. « chèvre d'Angora. Ce poil est un peu crépu, et ressemble beau- «coup à la laine. Il s’en trouve qui a plus de deux pieds de «long (1).» L'abbé Molina, né, élevé et longtemps établi au Chili où sa famille était fixée, comme il nous l’apprend lui- même un peu plus loin, depuis au moins trois générations, était placé de manière à obtenir des renseignements positifs. On émit pourtant des doutes sur l'exactitude de son assertion, et on lui objecta probablement que ses métis devaient être sté- riles, car il crut devoir ajouter dans sa seconde édition (1810): « Gette race se propage constamment (costantamente) en dépit « de la différence spécifique qu’on suppose exister entre la « chèvre et la brebis (2). » Aujourd’hui les chabins ont acquis une grande importance commerciale; on les élève dans les plaines aussi bien que dans les montagnes, pour se nourrir de leur chair et surtout pour vendre leurs peaux qui, convenable- ment préparées et revêtues de leur longue toison à demi-lai- neuse, se débitent dans le commerce sous le nom de pellions (3). On exporte chaque année des milliers de pellions du Chili au Pérou ; mais la plupart de ces peaux restent dans le pays, où on les emploie aux usages les plus divers. On en fait des descentes de lit, des tapis, des couvertures. Les gens du peuple n’em- ploient que des matelas formés de trois pellions superposés. Les shubraques où grosses selles des bêtes de somme se com- posent d’un plan de bois recouvert sur chaque face de deux ou trois couches de pellions, etc. Ces détails donneront une idée de l'extension qu'a prise au Chili la production des chabins. M. Gay, membre de l’Académie des sciences, qui a publié, aux frais du gouvernement du Chili, un savant et magnifique ou- vrage sur l’histoire politique, économique, physique et natu- relle de cette contrée, a rapporté à Paris plusieurs pellions qu'il a bien voulu me montrer. Le cuir, plus solide que celui du mouton, supporte une épaisse toison de poils longs de 20 à 25 centimètres (il en est de beaucoup plus longs), légèrement ondulés, mais nullement frisés, et cependant aussi souples que la laine. (1) Giov. Ignaz. Molina. Saggio sulla storia naturale del Chili, Bologna, 1782, in-8, lib. 1v, p. 332. 2) Même ouvrage, 2° éd., Bologna, 1810, gr. in-4, p. 271. (3) Par extension, le nom de pellions a été appliqué aux chabins eux-mêmes, les- quels, dans tout le Chili, sont connus sous cette dénomination. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 993 Ceux qui élèvent les chabins, ayant principalement en vue d'obtenir de beaux pellions, dirigent dans ce but spécial les croisements du bouc et de la brebis. Les métis de premier sang ont les formes de la mère et le pelage du père ; leurs poils sont plus longs, mais presque aussi durs et aussi roides que ceux du bouc ; aussi leurs peaux sont-elles peu estimées. On ne s'attache donc pas à multiplier ces métis qui sont d’ailleurs parfaitement fé- conds entre eux. On n’en élève que le nombre nécessaire pour entretenir et régénérer de temps en temps la race issue du second croisement. Les chabins de second sang, qui fournissent les meil- leurs pellions, s’obtiennent en croisant avec les brebis les métis mâles de premier sang. Ces chabins de second sang sont indéfini- ment féconds entre eux, tout permet du moins de le croire; mais au bout de trois ou quatre générations, leurs descendants directs subissent une modification qui en diminue la valeur commer- ciale ; leur poil devient plus gros et plus dur, et se rapproche par conséquent de celui des chèvres, chose vraiment bien re- marquable, puisque ces métis de second sang, un quart chèvre et trois quarts mouton, sont trois fois plus rapprochés du mou- ton que de la chèvre. Ce qui est plus remarquable encore, c’est que, pour rendre aux générations suivantes la souplesse et la finesse du poil, il faut croiser les femelles de second sang avec les mâles de premier sang : on obtient ainsi un hybride inter- médiaire entre les demis et les trois quarts, contenant trois hui- tièmes de sang de chèvre et cinq huitièmes de sang de mouton, plus éloigné de la brebis que sa mère, et possédant pourtant une toison plus souple et plus douce, dont la supériorité se maintient ensuite pendant plusieurs générations. Les chabins des divers sangs se comportent donc comme nos races croisées de chevaux, de bœufs, de chiens, de moutons, c’est-à-dire qu’au bout d’un certain nombre de générations ils perdent quelques- unes de leurs qualités, et que pour les leur rendre, il faut retrem- per la race dans de nouveaux croisements. J'ai insisté auprès de M. Gay pour savoir si le but de ces croisements plus ou moins périodiques n'était pas de ranimer la fécondité décroissante des métis, mais il n’a jamais entendu dire que leur fécondité fût limitée à un degré quelconque, et si on les mitige de temps en en temps, c'est uniquement pour embellir et assouplir leur toison (1). (1) Je me fais un devoir et un plaisir de remercier ici M. Gay de l'accueil bienveil- 55/4 MÉMOIRES ORIGINAUX. M. Gay m'a dit également que les métis du bélier et de la chèvre sont inconnus au Chili. Est-ce parce que ce croisement, inverse du précédent, n’a pas étéessayé, ou parce qu’il a échoué, ou parce qu'il n’a donné que des produits inutiles? M. Gay n’a pu répondre à ces questions. Mais on a vu plus haut que les ten- tatives faites par Buffon ont été sans résultat, et les faits recueillis au Chili tendent à confirmer la distinction que nous avons éta- blie entre l'hybridité unilatérale et l'hybridité bilatérale. Il ressort évidemment de ce qui précède que les chabins sont doués d’une fécondité indéfinie, car, d’une part on n’a ja- mais constaté que cette fécondité fût limitée à un degré quel- conque, et, d'une autre part, les croisements périodiques aux- quels on a recours dans un but tout spécial s'effectuent entre des hybrides de premier et de deuxième sang; ce ne sont donc pas des croisements de retour. Mais je pressens une objection que ne manqueront pas de me faire les partisans de la perma- nence des espèces. Ils me diront que les expériences n’ont pas été dirigées par des hommes de science; qu'on n’a aucune preuve que les chabins de premier sang soient indéfiniment féconds entre eux; qu'il faudrait en prendre un certain nombre, les séparer à jamais des autres métis ainsi que des races mères, et suivre leurs descendants directs pendant plusieurs généra- tions. À cela je n'ai rien à répondre, si ce n’est que les chabins de premier sang sont positivement féconds entre eux, qu'on ne connaît pas de limites à cette fécondité, et que c’est pro- céder un peu légèrement de déclarer non avenus tous les faits dont l’origine n’est pas exclusivement scientifique. Une fécon- dité bien constatée, et dont personne n’a reconnu les limites, doit être considérée comme indéfinie jusqu'à preuve du con- traire; quant à l'expérience demandée, elle n’a pas été faite sur les chabins, mais elle n'a pas été faite non plus sur les races croisées de chèvres, ni sur les races croisées de chevaux, de bœufs, de moutons. Si je disais que les chiens issus du croise- ment des épagneuls et les dogues n’ont en ligne directe qu'une lant dont il m'a honoré. Les faits qu'il a bien voulu me eommuniquer de vive voix n’ont ét5 publiés qu'en abrégé dans la partie zoologique de son ouvrage (Historia fisica y politica de Chile, par Claudio Gay.— Zoologia à Fauna Chilena, t. 1, p. 166. Paris, 1847, in-8). L'auteur annonce des détails plus précis qui paraitront plus tard dans la partie statistique de son grand ouvrage. Au reste, plusieurs détails qui n’ont pas été consignés dans la Fauna Chilena ont été publiés, il y a treize ans, par M. Che: vreul dansle Journal des Savanis, année 1846, in-4°, p. 357 (en note). SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 999 fécondité restreinte, et que, tenue à l'abri de tout croisement nouveau cette race croisée s’éteindrait au bout de quelques gé- nérations, on serait fort embarrassé pour me citer un seul fait contraire à mon assertion, et il faudrait pour la confirmer ou la renverser qu'un physiologiste consacrât des sommes considé- rables et dix ans d'attention continuelle à l'exécution de cette expérience. Pour ma part, je pense (je suis loin de l’affirmer), que les races croisées de chiens ont en général une fécondité inférieure à celle des races pures, et c’est ainsi que je m'ex- plique la perpétuité de certains types qui, malgré la promis- cuité illimitée des races, se sont maintenus sans altération pendant plus de 4000 ans (1); mais ce n’est qu'une hypothèse, et quand même elle serait exacte, cela ne n'empêcherait pas de dire que les croisements des chiens donnent des métis à la fécondité des quels on ne peut assigner aucune limite précise. Or, je prétends que les chabins sont précisément dans le même cas, et d’une manière générale lorsque je dis que des métis sont féconds sans limites, je veux dire seulement que ces limites sont inconnues, ou plutôt qu'elles sont indéfinies. Mais cette expérience décisive, sans laquelle suivant nos adversaires la question de fécondité ne peut être résolue, et qui n'a été faite ni sur les chabins, ni sur les animaux de sang mêlé dont les parents sont réputés de même espèce, cette expérience, dis-je, a été faite dans les conditions les plus authentiques et les plus scientifiques sur les hybrides du chien et du loup. C’est Buffon lui-même qui en est l’auteur, c’est lui qui a fourni l'argument le plus fort contre la doctrine de l'im- mutabilité des espèces, doctrine à laquelle il fut bien près de renoncer dans la dernière période de sa vie (2). Buffon avait vainement essayé de croiser le chien avec la louve : une louve, prise toute jeune dans les bois, fut élevée avec un mâtin du même âge; ces deux animaux, enfermés seuls dans une grande cour où aucune autre bête ne pouvaitentrer, ne connaissaient, ni l'un ni l’autre, aucun individu de leur espèce. Ils ne connaissaient même d'autre homme que leur (1) Voy. plus haut, p. 444-5. (2) Voy. sur la variation des opinions de Buffon, dans la 2e partie du t. 1 de l'Histoire naturelle générale des règnes organisés, par M. Isid, Geoffroy Saint-Hilaire, le 1er paragraphe du chapitre intitulé : Résumé des vues sur l'espèce organique. Le volume est encore sous presse, mais M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire a bien voulu me donner un exemplaire de ce chapitre qu'il a fait tirer à part. (Paris, 1859, in-8.) 556 MÉMOIRES ORIGINAUX. gardien. Pendant les deux premières années ils vécurent en assez bonne intelligence : à la fin de la troisième année, ils commencèrent à éprouver l’ardeur du rut; mais cet état, loin de les adoucir, les rendit intraitables et féroces ; ils ne s’appro- chaient que pour se battre, et, finalement, le chien tua la louve. L'expérience avait donc complétement échoué, mais elle avait été mal conduite. On avait élevé les animaux de telle sorte qu'ils étaient devenus sauvages. Le chien lui-même mis en liberté après la mort de la louve se montra tellement furieux qu'il fallut le tuer. Or, on sait bien que les animaux sauvages ont peu de tendance à s’accoupler en dehors de leur espèce ; lorsqu'on veut croiser deux animaux d'espèce différente, il est presque indispensable (au moins pour les animaux féroces comme le loup), de les adoucir par la domesticité. Cette condi- tion fut heureusement remplie dans le cas suivant. Une petite louve, ägée à peine de trois jours, fut prise dans les bois par un paysan et vendue au marquis de Spontin-Beaufort, qui la fit allaiter arti- ficiellement jusqu’à ce qu’elle pût manger de la viande, et qui réussit à l’ap- privoiser. Elle devint d’abord si familière qu’on pouvait la mener à la chasse dans les bois sans risquer de la perdre; mais dès qu’elle eut un an, elle com- mença à montrer des instincts sanguinaires; elle étranglait la volaille, les chats ; elle attaquait les moutons et les chiennes, si bien qu’il fallut l’atta- cher. Un jour elle mordit le cocher de la maison avec une telle force, que le malheureux dut garder le lit pendant six semaines. Première génération. Le 28 mars 1773, la louve fut couverte pour la pre- mière fois par un chien braque qu'elle avait pris en grande affection ; l’ac- couplemernt fut réitéré deux fois par jour pendant deux semaines. Le 6 juin 1773, soixante-dix jours après le premier coït, elle mit bas quatre petits métis, trois mâles et une femelle (1). Deuxième génération. On ne put conserver qu’un seul mâle, qui fut élevé avec sa sœur. À l’âge de deux ans et demi, le 30 décembre 1775, ils s’ac- (1) Cette premiére partie de l’observation à été publiée par Buffon dans son cha- pitre des MULETS, t. 111 des Suppléments, p. 9 à 14 (1776). L'expérience alors n’était pas encore terminée. La suite de l'observation a paru dans le t. vit des Suppléments, p. 161-209. Lacépède a complété la narration du fait en publiant à la suite du texte de Buffon une lettre écrite à ve dernier par le directeur de la ménagerie de Versailles. D'autres faits de même genre, communiqués à Buffon par diverses personnes, ont été également publiés par Lacépède. L'édition, défectueuse d’ailleurs à beaucoup d’égards, connue sous le titre de Buffon de Sonnini , est celle où il est le plus commode d'étudier l’ensemble des recherches de Buffon sur le croisement du chien et du loup, parce que les faits éparpillés en plusieurs volumes dans les éditions précédentes y ont été réunis en un senl faisceau. Voyez Œuvres de Buffon, édit. de Sonnini, t. XxII1, p. 257 à 332. Paris, an VIII, in-80. Sept figures des pl. 24 à 27 représentent les métis des diverses générations. SUR L'HYBRIDITÉE ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 997 couplèrent pour la première fois, et le 3 mars 4776, après soisante-trois jours de gestation, la femelle mit bas une portée de quatre petits, deux mâles et deux femelles. Troisième génération. Un couple de cette portée fut envoyé par le marquis de Spontin à Buffon, qui les garda quelque temps à Pariset les fit conduire en- suite dans sa terre de Buffon. Il les fit élever ensemble et fit exercer sur eux une surveillance assidue pour les empêcher de s’aller avec les chiens de l’en- droit. Ils ne s’accouplèrent que le 30 ou le 31 décembre 1778, à l’âge d’en- viron deux ans et dix mois, et il en résulta une portée de sept petits qui vin- rent au monde le 4 mars 1778. La gestation avait duré soixante-trois ou soixante quatre jours. Le gardien de ces animaux ayant eu la curiosité de prendre les petits dans sa main pour les examiner, la mère furieuse se jeta presque aussitôt sur ses nouveau-nés et dévora tous ceux qui avaient été touchés. Il n’en resta qu’un seul, c'était une femelle. Quatrième génération. Cette femelle fut élevée avec son père et sa mère, dans un grand caveau où aucun autre animal ne pouvait pénétrer. Au com- mencement de l’année 1781, étant âgée de près de deux ans, elle fut cou- verte par son père, et mit bas dans le courant du printemps une portée de quatre petits; elle en mangea deux, et il n’en resta que deux : l’un mâle, l’autre femelle. « Ces jeunes animaux étaient doux et caressants; cependant « ils étaient un peu voraces, et attaquaient la volaille qui était à leur proxi- « mité. » Si l’on songe aux frais considérables que coûta cette longue expérience, on ne s’étonnera pas qu'elle n’ait pas été poussée plus loin. D'ailleurs, Buffon était déjà presque octogénaire et ne pou- vait guère se flatter de vivre assez longtemps pour observer les générations ultérieures de ses métis. L'expérience fut donc aban- donnée, et personne n'a dit ce qu'étaient devenus les deux ani- maux de la quatrième génération. On vient de voir qu'ils étaient encore jeunes, lorsque l’observation fut rédigée pour la dernière fois. Comme tous les hybrides des générations précédentes, ils tenaient à la fois du chien et du loup. Buffon a tracé de main de maître la description de ces divers animaux, et ceux qui la liront pourront se convaincre que la race intermédiaire ne ten- dait à revenir ni à l’espèce du chien ni à l'espèce du loup (1). (1) Voy. les sept planches publiées par Buffon, et reproduites dans l’éd. de Sonnini, t. XXII, pl. xx1v et suiv. Nous devons ajouter, pour compléter cette importante série d'observations, que les deux métis (mâle et femelle: de la deuxième génération, devenus inutiles après qu’ils eurent fait leur première portée, furent donnés par Buffon à la mé- nagerie de Versailles, où ils firent au bout de deux ansune seconde portée de trois petits (Sonnini, t. xxI1, p. 278). M. Leroi, lieutenant des chasses et inspecteur du pare de Versailles, fournit les renseignements suivants dans une lettre adressée à Buffon {éd. de Sonnini, t. xx111, p.317). Deux des petits métis de la seconde portée furent don- nés au prince de Condé. On ne sait ce qu’ils sont devenus. Le troisième, qui était un mâle, ressemblait beaucoup au loup; à six mois on fut obligé de l’enchaîner ; il 558 MÉMOIRES ORIGINAUX. Cette question du retour à l’un ou à l’autre des deux types pri- mitifs était pour Buffon l’objet principal de son expérience (1). La question de fécondité ne le préoccupait pas, et dans toute sa relation on ne trouve pas un seul mot qui s’y rattache. L'idée que cette race mixte, maintenue pendant quatre générations, pût s’éteindre par stérilité, ne lui était pas même venue. Elle ne vint pas davantage à ceux qui conservèrent les métis de la quatrième génération. C'est seulement dans notre siècle, lors- qu'il n’était plus temps de recourir à la vérification, que cette idée a été émise ; on a prétendu que si les deux derniers repré- sentants de l'espèce croisée eussent été accouplés ensemble, ils se seraient montrés inféconds. Puis, ce qui n’était d’abord qu'une hypothèse fort imprudente s'est transformé peu à peu en affirmation catécorique ; pour ma part, on m'avait toujours enseigné que dans l'expérience de Buffon (la seule où la race hybride fût restée pure), les métis de la quatrième et dernière génération avaient été tout à fait stériles, et grande a été ma surprise, lorsque je suis remonté à la source, de voir que cette tradition était fausse. Puis, la vérité s’altérant toujours de plus en plus, il est arrivé un moment où l’on a affirmé et imprimé que les métis du chien et du loup devenaient inféconds dès la troisième génération. « Les métis du loup et du chien, de la « chèvre et du bélier, dit un savant physiologiste, cessent d’être « féconds dès les deux ou trois premières générations (2). » Et ailleurs : « Le mulet de l'âne et du cheval est stérile dès la pre- « mière, et au plus tard dès la seconde génération ; le mulet du « chien et du loup est stérile dès la deuxième ou troisième gé- aboyait rarement le jour, et la nuit il ne poussait que des hurlements. Lorsqu'il eut un an, on le mena à la chasse; il se jeta sur un sanglier qui le tua roide, Le pére de ce métis était resté à la ménagerie de Versailles, et on l'avait marié à une jeune louve. Il en était résulté trois métis quarterons (un quart chien, trois quarts loup). Ceux-ci tenaient beaucoup moins du chien que les métis de premier sang; entre autres choses, leur poil était pareil à celui des louveteaux. M. Leroi faisait élever deux de ces quarterons pour les dresser à la chasse; il gardait le troisième pour le faire accoupler avec sa mère la louve, et pour étudier les résultats de ce croisement de retour. Il est probable que ces projets ne furent pas mis à exécution, car la révolution française, qui grondait déjà dans l'air, ne devait pas tarder à bouleverser les chasses royales. (1) « Mon objet était de voir si au bout d’un certain nombre de générations ces « métis ne retourneraient pas à l'espèce du loup ou à celle du chien, et il était essen- «“ tiel de conserver la race toujours pure, et ne faisant allier ensemble que les indi- « vidus qui en proviendraient. » (2) Flourens, Histoire des travaux de Cuvier, 2° édit. Paris, 1845, in-8, p. 293-291 SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 999 « nération. » D'où suppose-t-on que soit extrait ce dernier passage ? D'un livre, d’ailleurs fort intéressant, intitulé Histoire des travaux de Buffon (4). Mais 1l était réservé à la physio- logie anglaise d'aller plus loin encore dans cette voie. « Le « loup et le chien », dit M. Carpenter, auteur d’un article fort monogéniste sur les Variétés du genre humain, « le loup et le «chien produisent ensemble; leur produit est fécond avec « l’une et l'autre race. Mais si ces hybrides sont féconds entre «eux, c'est ce qui n'a pas encore été démontré (2). Puis, comme cette expression pourrait laisser place au doute, l’au- teur se ravise dans son Traité de physiologie, et, après avoir dit que chez les plantes l’hybridité ne persiste jamais au delà de la quatrième génération, il ajoute : « Parmi les animaux les «limites de l'hybridité entre les individus d'espèces diffé- « rentes sont plus étroites encore, puisque l’hybride est tout à « fait incapable de continuer sa race avec un de ses pareils. On « cite un ou deux cas où un hybride (3) à produit avec un « animal semblable à lui, mais c’est certainement (certainly) « l'extrême limite, puisque personne n'a jamais dit que la race « pûl se continuer au delà de la seconde génération, sans « mélange avec l’une des espèces mères (4) ». Après cela, il n’y a plus qu'à tirer l'échelle. Ainsi, une expérience aussi authentique que possible, exécutée par un des naturalistes les plus célèbres et publiée en toutes langues, dans les innombrables éditions d’un ouvrage que l’on considère partout comme un des chefs-d’œuvre de l'esprit hu- main, une expérience faite dans les conditions les plus défavo- rables, puisque le mariage continuel du frère avec la sœur, du père avec la fille tarit tôt ou tard, dans les races croisées et peut-être aussi dans les races pures, les sources de la généra- tion, une expérience enfin dont les résultats, contraires à l’at- tente de celui qui l’a dirigée, ont été cependant constatés (1) Flourens, Histoire des travaux de Buffon. Paris, 1850, in-12, p. 98 (en note). (2) Todd's Cyclopædia of Physiology, vol. 1v. Lond., 1852, gr. in-8, p. 1309, art. VARIETIES OF MANKIND, par Carpenter. (3) Il y a dans le texte a mule, mais il ne s’agit nullement dn produit de l'âne et de la jument. Le mot mule est pris dans un sens général, comme on le fait souvent en français pour le mot mulet. (4) W. B. Carpenter, Principles of Human Physioloyy, ete. Amer. Edit. Philad., 1853, in-8, p. 1039. Le même passage se trouve à peu près textuellement dans les Principles of General and Comparative Physiology, du même auteur, v th. Edit., Lond., 1855, in-8, p. 885. 560 MÉMOIRES ORIGINAUX. et divulgués par lui avec une bonne foi qu'il serait insensé de mettre en doute, cette expérience, dis-je, établit de la ma- nière la plus décisive et la plus éclatante que les métis de la louve et du chien braque jouissent en ligne directe d’une fécon- dité qui s’est maintenue de femelle en femelle pendant au moins quatre générations; et voilà qu’en moins de trois quarts de siècle, pour satisfaire aux exigences toujours croissantes d'une cause de plus en plus mauvaise, on dénature si bien la vérité, on l’altère si profondément par une série non inter- rompue de mutilations méthodiques, que le nombre des géné- rations, indéfini dans l’origine, limité plus tard, puis réduit de quatre à trois, et de trois à deux, promet de descendre bientôt de deux à un, en attendant qu’on la réduise à zéro! Mais Ju- piter lui-même, disait le proverbe antique, ne peut pas changer le passé, nec mutare potest ipse peracta deus; rien, pas même l'entente unanime de tous les grands prêtres de la science, ne pourra détruire la réalité d’un fait parfaitement constaté, et aussi longtemps qu'il y aura dans une seule bibliothèque un seul exemplaire des œuvres de Buffon, il restera bien et dûment acquis à la science : que le croisement du chien et du loup est fécond, que leurs métis sont féconds, que cette fécondité étudiée pendant quatre générations s’est maintenue jusque-là sans la moindre atténuation, et que rien ne permet encore de lui assigner des limites. L'hybridité du chien et du loup est donc un exemple d’hy- bridité eugénésique (1); mais ce fait une fois démontré ne suflira problablement pas pour dissiper les illusions des défenseurs de l'espèce. On peu s'attendre qu'ils changeront de tactique, et que, ne pouvant plus raisonnablement nier la fécondité des hybrides du chien et du loup, ils en viendront à dire que le chien et le loup ne sont qu'une seule espèce. Buffon, dans sa jeunesse n’eût pas manqué de le faire, comme il le fit pour les moutons et les chèvres, pour les chameaux et les dromadaires (1) Il ne s'agit, bien entendu, que de l’hybridité du loup et du chien braque. Il n’en résulte nullement que le croisement du loup avec toutes les espèces de chien doivent se faire avec le même succès. Jusqu'ici, l'accouplement des chiens et des loups a tou- jours été productif, quelle que fût l'espèce ou la race des chiens ou des chiennes, Mais les métis n’ont pas été conservés à l’état de pureté, et on ne sait s’ils eussent été féconds en ligne directe. Le lecteur trouvera dans la note (B), à la fin de cet article, le résumé des expériences qui ont été faites sur le croisement des chiens avec les loups, les chacals et les renards. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 961 pour les aurochs, les bisons et les bœufs. Devenu plus réservé sur ses vieux jours, il publia sans commentaires l’histoire de ses quatre générations de métis; 1l comprit qu’il avait fait fausse route, et qu'il ne fallait pas aller plus loin dans cette voie. Mais John Hunter presque à la même époque soutenait que le chien, le loup et même le chacal ne forment qu’une seule espèce, et M. Hollard plus récemment a avancé que cette question n’était pas encore décidée (1). «Bien des gens, dit M. Prichard, doutent « encore que le chien et le loup soient d'espèces distinctes (2). Enfin M. Carpenter, précisément dans ce même passage où il prétend que la fécondité directe des chiens-loups hybrides n'est pas démontrée, s'efforce de prouver que les chiens domes- tiques peuvent très-bien n'être que des loups apprivoisés (3). On voit que les monogénistes ont pris leurs précautions pour échapper aux conséquences de la grande expérience de Buffon. Je pourrais aisément prouver que les différences qui séparent les espèces de chiens des espèces de loups, n’ont pas pu se pro- duire sous la seule influence de la domestication des chiens ; que ceux-ci, rendus à l’état sauvage depuis plusieurs siècles dans l'Amérique méridionale sont restés chiens et ne sont pas de- venus loups; que l’aboiement n’est pas un résultat de l’éduca- tion comme on l’a prétendu, mais que c’est un caractère spéci- fique, attendu que les chiens d'Europe, redevenus sauvages dans l’île longtemps déserte de Juan Fernandès, continuèrent à aboyer (4); que toutes les tentatives faites pour domestiquer le loup ont été infructueuses, et que les petits chiens sauvages, pris au piége dans les bois de l'Amérique méridionale, et élevés dans les maisons, deviennent dès la première génération aussi soumis et aussi fidèles que les chiens domestiques, etc., etc. Mais cela m'entraiînerait beaucoup trop loin, et ceux qui admet- tent sans hésitation qu'une seule espèce primitive a donné nais- sance à toutes les races de chiens, me répondraient toujours qu'il y a moins de différence extérieure entre le loup et le chien- (1) Hollard, Nouveaux éléments de zoologie. Paris, 1838, in-8, p. 538 (2) Prichard, Hist. nat. de l'hoinme, trad. fr. Paris, 1843, in-8, t. 1. p. 67. Il est bon de remarquer qu'en 1826 M. Prichard croyait à la fécondité des vrais hybrides, et professait que le chien n’était pas de la même espèce que le loup. Mais il a changé de langage à mesure que les besoins de la doctrine unitaire l'ont exigé. Voy. Resear- ches into the Physical History of Mankind. Lond. 1826, in-8, 2e éd., vol. 1, p. 96. (3) Carpenter, art. VARIRTIES OF MANKIND, déjà cité, p. 1309, (4) L'abbé Molina, Essai sur l'hist, nat, du Chili, trad. fr. Paris, 1789, in-8, p. 251. 562 MÉMOIRES ORIGINAUX. loup, qu'entre celui-ci et le dogue, qu'entre le dogue et le lévrier. La discussion serait donc à peu près interminable, et 1l vaut mieux recourir à d’autres exemples. Personne n’ignore que le chameau à deux bosses, originaire de la Bactriane (Camelus Bactrianensis) et le chameau à une bosse, originaire de l'Arabie (Camelus Arabicus), réduits l'un et l’autre à la domesticité depuis un temps immémorial, se croisent avec la plus grande facilité. « Les individus qui pro- « viennent de cette race croisée, dit Buffon, sont ceux qui ont « le plus de vigueur et que l’on préfère à tous les autres. Ges « métis, issus du dromadaire et du chameau, forment une race « secondaire qui se multiplie pareillement, et qui se mêle aussi «avec les races premières (1). » Ge témoignage est confirmé par toutes les relations modernes, et, personne, que je sache, n'a prétendu que la fécondité des chameaux hybrides fût limitée. Buffon avait eu le courage de soutenir d'après cela que les cha- meaux et les dromadaires n'étaient que deux races d’une seule espèce : suivant lui l'espèce primitive sauvage n'existait plus (2), et les deux grandes races actuelles devaient leur diversité à la diversité des influences auxquelles l’homme les à soumises. Le caractère des bosses ne pouvait l'embarrasser : j'ai déjà dit comment il expliquait la formation accidentelle des bosses chez les bisons; la même théorie mécanique s’appliquait aux chameaux et aux dromadaires. «On doit présurmer aussi, disait- « il, que la bosse ou les bosses du dos n’ont eu d'autre origine « que la compression des fardeaux, qui, portant inégalement « sur certains endroits du dos, auront fait élever la chair et bour- « soufler la graisse et la peau. Ainsi, les callosités et les bosses « seront également regardées comme des diflormités produites « par la continuité du travail et la contrainte du corps, et ces « difformités, qui d’abord n’ont été qu'accidentelles et indivi- « duelles, sont devenues générales et permanentes dans l'espèce «entière (3). » Je pourrais réfuter de point en point cette théorie. Je me bornerai à dire que le chameau à deux bosses existe encore à l’état sauvage dans les grands déserts situés entre le Tibet et la Chine (4). Les rêveries plus littéraires que (1) Buffon. Quadrupèdes, t: XI, p. 211. (1754, in-40). (2) Loc."citi,1p.1229. (3) Loc.eit., p.230. (4) Pallas. Voyage dans la Russie méridionale, trad, franc. Paris, 1805. In-4v, t. I, p. 601, en note. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 63 scientifiques de Buffon sur les chameaux et les bosses n’ont pu être acceptées par aucun naturaliste moderne, à l'exception peut-être du Révérend John Bachman (1); on s'accorde uni- versellement aujourd'hui à ranger le dromadaire et le chameau dans deux espèces parfaitement distinctes, et il est digne de remarque que l'histoire de leurs croisements n’a point trouvé place dans l'argumentation des monogénistes. Pensent-ils que ces deux espèces n’en fassent qu'une? Ou prétendent-ils que leurs hybrides soient inféconds? Ils n’oseront soutenir sans doute ni l’une ni l’autre de ces propositions, mais il leur res- tera la ressource de dire que la fécondité directe des métis est probablement limitée, et, comme aucune expérience scienti- fique n’a été faite dans ce sens, comme le chameau n’est fer- tile qu'à quatre ans et porte toute une année, qu'il faut par conséquent cinq ans pour observer une génération et vingt ans au moins pour en observer quatre, comme enfin aucun homme de science ne paraît disposé à sacrifier vingt ans de sa vie et quelque chose comme un million pour aller en Afrique ou en Arabie répéter sur les chameaux l'expérience de Buffon, les mo- nogénistes de longtemps n'ont rien à craindre de ce côté. Le groupe des chameaux de l'Amérique méridionale pour- rait leur préparer des embarras plus prochains. Ce groupe ren- ferme, entre autres, trois espèces capables d'hybrider aussi aisément que les chameaux de l'ancien monde: ce sont les Llamas, les Alpacas, et les Vigognes (Camelus Llama, C. Alpaca, C. Viconnia). Je ne suis pas tout à fait sûr que la vigogne et le Ilama puissent donner des métis fertiles ; mais il est démontré que ces deux espèces se croisent très-bien avec l’alpaca (2). Les métis de vigogne et d’alpaca, connus sous le nom d’alpu- vigognes, Sont féconds ; on dit même, et tout permet de le croire, qu'ils sont indéfiniment féconds (3). Mais ici encore on manque d'expériences scientifiques faites sur des hybrides alliés exclusi- vement entre eux, et surveillés pendant cinq ou six générations, pour les soustraire à tout croisement nouveau avec les espèces mères, Les propriétaires du Haut-Pérou, de la Bolivie, du Pa- (1; Voy. Morton. Letter to the Reverend John Bachman on the Question of Hybridity in Animals. Charleston, 1850, In-8, p. 5. 5 (2, Dict. classique d'hist. naturelle, Paris, 1823. In-8, t. III, p. 454. Art. CHAMEAU. (3) Hombron. Zoologie du voyage au pôle sud de Dumont d Urville. Paris, 1846 , in-8, t. I, p. 85-86. Aux trois animaux indiqués par les autres auteurs, M. Hombron ajoute le Guanaque. 564 MÉMOIRES ORIGINAUX. raguay et des autres régions où on élève des alpa-vigognes, con- sidèrent ces métis comme aussi féconds que les animaux d’es- pèce pure, et l’un d'eux que j'ai eu l’occasion d'interroger a paru surpris des questions que je lui faisais à cet égard. Il n'avait jamais entendu élever le moindre doute sur la fertilité des alpa-vigognes et de leurs descendants. La classe des oiseaux fournit plusieurs exemples d’hybridité eugénésique ; je ne parle pas, bien entendu, des races domes- tiques réputées de même espèce, quoique provenant de con- trées très-diverses, et présentant des différences anatomiques qui n’ont aucun rapport avec le climat, l'alimentation ou le genre de vie. Toutes les races de canards qui se croisent libre- ment et donnent des métis féconds ; toutes les races de poules qui sont dans le même cas, passent pour des variétés d’une espèce primitive, au même titre que toutes les races de chiens, de chevaux, de bœufs, etc. On suppose que toutes ces variétés de volailles se sont produites sous l'influence des climats, de la nourriture et de la domesticité. N’est-on pas allé jusqu’à dire que le coq sans queue (Gallus ecaudatus), animal à qui la na- ture n’a donné ni queue ni croupion, n'était qu'un diminutif du coq ordinaire ? On citait même cet exemple comme une preuve des modificatiqns presque sans limites que les circonstances ar- tificielles peuvent faire subir aux animaux, et on le citerait peut-être encore, si l’on n'avait découvert que le Gallus ecau- datus est originaire de Geylan, où il est sauvage et où 1l porte le nom de allikikiti. Il me paraît certain que pour les coqs, comme pour les canards, comme pour les chiens et les autres animaux domestiques, le croisement plus ou moins métho- dique de plusieurs espèces eugénésiques a enfanté de nom- breuses variétés de races qu'on rattache arbitrairement à une espèce primitive unique. Mais je ne me propose pas d'entrer pour chacun de ces groupes d'espèces dans une discussion qui deviendrait interminable. Il faudrait recommencer chaque fois une analyse aussi compliquée que celle dont l'étude des prin- cipales races de chiens, et des principales races d'hommes, nous a fourni l’inépuisable sujet. Laissons donc de côté les croise- ments eugénésiques des oiseaux réputés de même espèce, pour ne parler que de ceux où la différence des espèces mères est admise par les naturalistes classiques. On a essayé d’acclimater en Europe trois espèces du genre SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 969 Crax provenant des forêts de l'Amérique méridionale (Crax alector, Crax rubra, Crax globicera). Ye ne sais si on y a réussi, mais on a du moins élevé dans les ménageries de Hollande beaucoup de ces gallinacés, qui portent en langue vulgaire le nom générique de Hoccos. On à pu croiser les trois espèces : leurs métis sont féconds, forment des races croisées (bastard races), et ont le plumage plus beau que les espèces pures (1). Mais je ne puis dire si on a fait les expériences dans le but de s'assurer que la fécondité des hybrides de premier sang se per- pétue indéfiniment en ligne directe. Le même doute existe pour les hybrides féconds du cycnus olor et du cycnus immutabilis, de V'anser cycnoides et de l’'an- ser cinereus, de l'anas boscas et de l’anas acuta. Tous ces hy- brides sont féconds et M. de Selys-Longchamps paraît même disposé à en conclure que le cycnus olor ou le cycnus immuta- bilis ne sont pas deux espèces différentes, mais ne sont que «deux « races locales (2). » La famille des anatidées fournit encore l'exemple de l’oie de Guinée (anser cycnoides) et de l'oie à cra- vate (anser canadensis). M. Lafresnais, en croisant le mâle de la première espèce avec la femelle de la seconde, a obtenu des métis « qui s'étaient déjà reproduits jusqu'à sept fois, » à l'époque où le fait fut publié par M. Chevreul (3). Les auteurs qui ont parlé de ces divers hybrides ont dit qu'ils étaient fé- conds et n’ont point assigné de limites à leur fécondité, mais ils n'ont pas distingué les alliances croisées avec les espèces mères, des alliances directes entre métis de même sang. On voudra bien remarquer toutefois que ce silence tend à faire croire que les métis sont féconds entre eux, car s'ils ne l’étaient pas, au moins à la première génération, on ne saurait ni l'ignorer ni le taire : je suis donc disposé à considérer ces faits comme des exemples d'hybridité eugénésique. Mais peut-être ne faut-il voir qu'un cas d’hybridité paragénésique dans (1) Griffith’s Cuvier, vol. vins, p. 113. Lond , 1829, in-4°. Voy. à la page sui- vante (p. 114) un passage important où M. Griffith annonce que l’hybridité féconde existe aussi dans d’autres genres de l’ordre des gallinacés, et qu’en particulier les nombreuses races de coqs domestiques doivent leur origine à de semblables croise- méênts bien plutôt qu'à la prétendue influence des climats et des autres causes acci- dentelles. (2) Selys-Longchamps. Récapitulation des hybrides observés dans la famille des Ana- tidées dans le Bullelin de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Brurelles, t. XII, 2° partie, p. 335. Bruxelles, 1845, in-8. (3) Journal des savants. Juin 1846, p. 357 en note. Paris, 1846, in-40. 10 566 MÉMOIRES ORIGINAUX. l'exemple suivant cité par M. Rafinesque : « L’oie à cravate ou « du Canada (anser canadensis), dit ce naturaliste, à été com- « plétement apprivoisée dans les États-Unis, où elle existe en «parfaite domesticité. Elle s’est unie presque aussitôt avec «Voie domestique (anser cinereus), et a produit des indi- « vidus féconds, lesquels ont produit de nouveaux métis fé- «conds par le croisement des races, et qui participent plus « ou moins de la nature des espèces dont ils proviennent, à « mesure qu'ils s’éloignent des types originels. Cependant l’oie « à cravate a été regardée comme une espèce bien distincte par «tous les naturalistes et même par Buffon, quoiqu'il fût si « porté à restreindre le nombre des espèces par esprit de sys- «tème (1).» Cette rédaction manque de clarté et prête à deux interprétations. La remarque finale, et l'ensemble de l’article d’où ce passage est extrait, indiquent d'une part que l’auteur admet la fécondité absolue des métis de l’oie du Canada et de l’oie domestique : mais si l’on s’en tient à la lettre de la rédac- tion, on peut douter que les métis soient féconds entre eux (2). La nombreuse famille des /ringilliens ou passereaux coni- rostres, fournit des exemples presque innombrables d'hybridité plus ou moins féconde. Le moineau, le pinçon, le serin, le tarin, le venturon, le chardonneret, le siserin, la linotte, le ver- dier, le bouvreuil, s’accouplent et se fécondent. Beaucoup de ces métis sont stériles, d’autres produisent avec les espèces mères, d’autres enfin produisent entre eux. Presque tous les cas d’'hybridité se trouvent donc réunis dans cette famille. Sui- vant Bory de Saint-Vincent, les métis du pinçon et du moineau sont « capables de se reproduire à jamais (3) ; » mais l’auteur ne dit pas expressément que cette fécondité indéfinie se mani- feste dans les alliances en ligne directe. Plusieurs expériences tendraient à faire admettre que les serins et les chardonnerets (1) Journal universel des sciences médicales. Paris, 1821. In-8, t. XXII, p. 115. (2) N'ayant pu me procurer le texte anglais de M. Rafinesque, j'ai dû m'en tenir à la traduction publiée par un journal français. Il serait possible que l’obscurité fût due à la négligence du traducteur. Les mots par le croisement des races que j'ai sou- lignés et qui peuvent à la rigueur s'appliquer aux métis dans le texte français, me paraissent se rapporter plutôt, dans la pensée de l’auteur, aux parents de ces métis. Il faudrait done lire, si je ne me trompe: « Elle s’est unie avec l’oie domestique et a « produit, par le croisement des races, des individus féconds, lesquels ont produit de « nouveaux métis féconds, etc. » Et dans cette hypothèse, l’hybridité serait eugé- nésique. (3) Dict. classique d'hist. naturelle, t. VIII, p. 278. Paris, 1825. In-8. Art. Homme. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 967 peuvent engendrer des hybrides eugénésiques. « M. Sprengel, » dit Haller, dans une lettre adressée à Charles Bonnet, « M. Spren- « gel a étudié la multiplication des bâtards qui naissent de l’ac- «couplement des serins et des chardonnerets. Le bec plus « épais de ceux-ci s’est conservé pendant plusieurs générations, « car dans des oiseaux aussi semblables , les bâtards ont multi- «plié entre eux et avec les espèces paternelles et mater- « nelles (1). » — « Non-seulement le canari, le venturon et le « serin peuvent produire ensemble, dit Buffon, mais les petits « qui en résultent, et qu'on met au rang des mulets stériles, «sont des métis féconds dont les races se propagent (2). » Aussi M. Hollard a-t-il dit, en parlant des serins et des char- donnerets : « Ces oiseaux sont séparés par des nuances si « peu importantes qu'on obtient de leur croisement des métis « féconds (3). » D'après cela, l’auteur parait disposé à fusionner les deux espèces en une seule; mais, quoique l'expérience précédente ait été plusieurs fois répétée avec le même résul- tat, on peut dire que les métis du chardonneret et de la serine sont ordinairement inféconds entre eux, de telle sorte que cet exemple rentre dans l'hybridité paragénésique. Le croisement des venturons et des serins (/ringilla citrinella et fringilla canaria) paraît beaucoup plus fécond que le précédent, et il est permis de croire qu'il donne des hybrides eugénésiques , puis- que M. Vieillot, à la suite des expériences du comte de Rio- court et des siennes propres, en est venu à penser que ces deux espèces n’en font qu'une, que ce sont deux races sorties d'une seule souche, et diversement modifiées par leurs climats respectifs. On voit que nous nous trouvons toujours en présence du même raisonnement. L'hybridité eugénésique étant une fois établie, on se hâte de fusionner les espèces, et ce procédé est d'autant plus commode que, dansla plupart de ces croisements, (1) Ch. Bonnet, Considérations sur les corps organisés, t. II, p. 251. Amsterdam, 1762. In-80. J'ai lieu de croire que le Sprengel dont parle Bonnet, n’est autre que Sprenger, défiguré par une faute d'impression qui s'est ensuite perpétuée dans tous les livres français. Tous les auteurs allemands, Treviranus, Rudolphi, Meckel, etc., en parlant de l’hybridité féconde des oiseaux, renvoient à une dissertation publiée par Sprenger, dans ses Opuscula physico-mathematica, Hann., 1753, p. 27. Je n'ai pu me procurer cet ouvrage. Le rapprochement des noms et des dates permet presque d'affirmer que ce Sprenger est le Sprengel de Bonnet. (2) Buffon, Hist. des oiseaux, t. IV, p. 11 (1778, in-4°). Voy. aussi p. 19 et 20. (3) Hollard. Nouveaux éléments de zoologie. Paris, 1838. In-8, p. 453. 568 MÉMOIRES ORIGINAUX. l’une des espèces au moins étant domestique, et l'une ou l’autre ayant le plus souvent subi, par la volonté de l’homme, un changement de patrie, on peut attribuer les différences qui existent entre elles soit à la domesticité, soit aux climats ou à toute autre condition artificielle. S’agit-t-il du chameau et du dromadaire ? On objecte que ces deux espèces sont depuis long- temps complétement soumises à l’homme, qu'elles n'existent plus à l’état sauvage, et qu'il est possible de les considérer comme deux races détournées l’une et l’autre de leur type pri- mitif, qui, dit-on, a disparu (1). S'agit-il du chien et du loup? On fait remarquer qu'il n'y a pas de chiens sauvages, qu'il n°y a pas de loups domestiques; que le chien, avant d’être civi- lisé, manié et en quelque sorte modelé par l'homme, était sem- blable au loup (2), et que, si ces animaux diffèrent aujourd'hui, c'est parce que l’un d’eux w'est plus dans l'état de nature. S'agit-il du venturon et du serin ? On note que depuis des mil- liers d'années celui-ci réside aux îles Canaries, celui-là dans les montagnes de l'Europe méridionale, et que cela suffit pour expliquer la différence de leurs caractères. Le lecteur trouvera peut-être que ces arguments protéiques, qui changent de forme à chaque cas particulier, dénotent un parti pris systématique, une intention arrêtée d'avance de récu- (1) Pallas affirme pourtant que le chameau à deux bosses subsiste encore à l'état sauvage dans les grands déserts entre le Tibet et la Chine (Pallas, Voyages dans la Russie méridionale en 1793 et 1794, trad. franc. Paris, 1805. In-4°, t.I, p.601, en note). (2) La conséquence de ce systéme est que le chien rendu à l’état sauvage devrait redevenir loup, ce qui n’est pas. Le dingo ou chien de l'Australie, animal à peu prés sauvage, différe autant du loup que beaucoup de nos races d'Europe. Les « chiens d'Europe, redevenus sauvages en Amérique depuis 150 ou 200 ans, ressem- « blent à nos lévriers, dit Buffon. » (Mammifères, Art. CHIEN). « Le chien a été rendu « à l’état sauvage, dit M. Flourens, et il n’est point passé à une autre espèce ; il «est resté chien. » (Klourens, isloire des travaux de Cuvier. Paris, 1850, in-12, p. 88 ) Ce qui n'empêche pas certains auteurs de dire encore que le chien sauvage passe peu à peu à l’état de loup. Dans un article déjà cité (Varielies of Mankind, dans Cyclop. of Physiology. Lond., 1852, in-8, vol.1v, p. 1309), M. Carpenter décrit la transformation successive des caractères anatomiques, et même (p. 1310) des caractères psychologiques (sic), qui doit ramener peu à peu au type loup les chiens soustraits à la domesticité. M. Hollard a commis le lapsus de dire que les chiens « rendus à la « vie indépendante, reprennent, quels qu'ils fussent auparavant, des formes très-ana- « logues à celles du loup et du chacal. » (Hollard, Races humaines. Paris, 1853. In-12, p. 228). S'il en est ainsi, si le chien sauvage revient à son ancien type, et si cet ancien type est à la fois celui du loup et celui du chacal, le loup et le chacal sont donc de la même espèce! Peut-être l’auteur a-t-il voulu dire du loup où du chacal? Mais alors les chiens domestiques descendraient donc de deux espèces différentes ? Cette idée me répugne d'autant moins que je crois à la multiplicité des origines des chiens, mais elle n'était certainement pas dans la pensée de M. Hollard. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES METIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 969 ser ou de torturer les faits d'hybridité, pour les rendre compa- tibles, à force d’interprétations et d’'hypothèses, avec une idée préconçue ; et quand on songe à toutes les conditions que de- vrait réunir une expérience, pour échapper à toutes les objec- tions plus ou moins spécieuses que nous avons rencontrées sur notre chemin, on est tenté de croire que cette expérience ne pourra jamais être faite. Il faudrait découvrir deux animaux également sauvages, vivant l’un et l’autre dans le même pays, appartenant à des espèces incontestablement distinctes, et ca- pables cependant de produire ensemble des hybrides eugéné- siques. Il faudrait que ces animaux fussent sauvages, pour qu’on ne pût pas attribuer leur diversité à l'influence de l’homme ; il faudrait qu'ils fussent compatriotes pour qu’on ne püût pas l'attribuer à l'influence des climats ; il faudrait encore qu'ils fussent aptes à se reproduire en état de captivité, pour que leurs croisements se fissent dans une direction déterminée, et qu'il fût possible de dresser la généalogie de leur métis. Enfin, il faudrait que ces animaux fussent pris parmi les espèces supé- rieures, car sans cela il ne manquerait pas de gens pour dire que les phénomènes de la génération varient beaucoup dans les classes éloignées, et que la nature, en accordant l'hybridité eugénésique aux animaux inférieurs, a pu la refuser aux ani- maux plus élevés dans l'échelle. Telles sont les conditions qu'il faudrait trouver réunies, et certes je ne prétends pas que cela miît fin à la controverse ; je sais d'avance que les systèmes ont la vie dure, et qu'ils s’agitent encore quelque temps alors même qu'ils sont frappés à mort, comme ces oiseaux décapités qui continuaient à courir dans le cirque. Je sais encore que cette expérience idéale, déclarée dé- cisive aujourd'hui parce qu'on la croit impossible, cesserait d’être décisive le jour où elle serait faite ; qu'on songerait alors à exiger quelque autre condition de plus en plus difficile à réa- liser, et qu'après celle-là on en exigerait d’autres encore. Il semble donc inutile de chercher à faire de nouvelles expé- riences. Elles ne convaincront pas ceux qui abordent l'état de l'hybridité avec des idées préconçues, et les autres n’en ont vraiment pas besoin, car les faits qui existent déjà dans la science ont démontré d'une manière suflisante la réalité de l’hy- bridité eugénésique. Voyons toutefois s’il ne serait pas possible de répondre jusqu'à un certain point aux exigences actuelles des partisans de l'Espèce. 570 MÉMOIRES ORIGINAUX. La plus grande difficulté est de trouver deux espèces eugéné- siques résidant sous le même ciel depuis une longue suite de siècles, libres l’une et l’autre dans les mêmes forêts ou dans les mêmes prairies, et restées distinctes malgré la fécondité illi- mitée de leurs hybrides. N’est-il pas probable, en effet, que, s’il y avait eu autrefois des espèces placées dans de semblables conditions, elles seraient depuis longtemps fusionnées, soit que l'espèce la moins nombreuse et la moins prolifique eût été ab- sorbée par l’autre, soit que, également fécondes toutes deux, elles eussent graduellement convergé vers un type moyen inter- médiaire entre les deux types primitifs? Et en admettant que ceux-ci se fussent maintenus à peu près purs à côté des races mélangées, comment éviterait-on de les confondre en une seule espèce, lorsqu'on trouverait de l’un à l’autre une série non interrompue de nuances progressives ? Que de pareilles fusions aient eu lieu dans chaque faune avant même que l’homme existât sur la terre, qu'elles se soient renouvelées plus tard à la suite de l’expatriation de certaines espèces, chassées de leur premier séjour par les défrichements ou par toute autre cause, c’est ce qui me parait possible et même probable. Je suis porté à croire que, lorsqu'une espèce libre présente, sous le même climat et dans la même contrée, de notables variétés, la dissemblance des individus qui la composent dépend de la multiplicité de leurs origines ; et c’est cette hypothèse que j'ai déjà exprimée en di- sant, dans le premier chapitre de ce travail, que les espèces aujourd’hui né se fusionnent plus, parce qu’elles ont déjà subi, par leurs croisements antérieurs , tous les changements qu'elles pouvaient naturellement subir. L'expérience décisive que nous cherchons à instituer serait donc tout à fait impossible, si la nature n'avait élevé entre cer- taines espèces très-homæogénésiques une barrière qu'elles ne franchissent pas volontairement, en leur inspirant une haine profonde, ou du moins une répulsion instinctive qui s'oppose à leur croisement, de telle sorte que ces espèces ne se sont jamais mêlées, quoiqu’elles possèdent, suivant l'expression de Morton, « un pouvoir latent d’'hybridité. » Restées pures depuis le commencement, elles resteraient donc pures jusqu'à la fin, si l’homme, par sa volonté persévérante, ne réussissait à vaincre leur répugnance réciproque (1). Cela permet de ne (1) Il est fort probable que certaines espèces domestiques, dont le type actuel n'existe pas à l'état sauvage, ont été obtenues par le croisement de deux ou plusieurs SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 971 pas renoncer à l'espoir de réaliser l'expérience en question. Si mes yeux et mes oreilles ne m'ont pas trompé, les deux espèces du lièvre et du lapin remplissent parfaitement toutes les conditions exigées. Le moment est donc venu d’exposer les résultats fournis par le croisement de ces deux espèces, et d'étudier leurs métis, que je propose de désigner sous le nom de léporides. S 7. Des léporides ou métis du lièvre et du lapin. Il semble superflu de prouver que le lièvre (lepus timidus) et le lapin (/epus cuniculus) forment deux espèces distinctes. Is diffèrent certainement moins par leurs caractères anatomiques que beaucoup d'animaux réputés de même espèce, mais 1l y a une telle opposition dans leurs instincts, leurs goûts et leur genre de vie qu'il est vraiment impossible de les confondre. Le lièvre est un animal solitaire, le lapin vit en société. Le lièvre vit à la surface du sol et gîte dans les broussailles ; le lapin creuse des terriers, sortes de villes souterraines, où chaque famille a son nid et où les jeunes restent abrités jus- qu'à la fin de l'allaitement. Dans les deux espèces la gestation dure trente jours, mais la hase, femelle du lièvre, ne fait à chaque portée que deux à quatre petits, et ne porte que deux ou trois fois par an. La lapine porte jusqu’à huit fois dans une année, et produit chaque fois au moins quatre petits, ordinairement six ou huit, souvent davantage. Le lapin à été domestiqué de bonne heure et sans aucune difficulté. Tous les jours on prend dans les terriers de petits lapins qui s’apprivoisent aisément , qui se reproduisent en état de captivité et qui deviennent domestiques dès la seconde géné- ration. Toutes les tentatives faites pour domestiquer les lièvres ont complétement échoué. On en a apprivoisé quelques-uns, mais ils n'ont pu se reproduire que par exception, et leurs descen- dants ont été à peu près stériles. Gette stérilité paraît devoir être attribuée exclusivement à la femelle. Enfin, on a pris au espèces qui ne s’accouplent pas en état de liberté. Mais cette probabilité, quelque grande qu’elle soit, ne peut se changer en certitude, le fait en question s'étant passé dans des temps antérieurs aux observations scientifiques et même aux souveuirs historiques. p72 MÉMOIRES ORIGINAUX. panneau des hases pleines et près de mettre bas, et comme on savait que ces femelles, comme beaucoup d’autres, ont l’'habi- tude de tuer leur progéniture lorsqu'elles accouchent en capti- vité, on leur a enlevé leurs nouveau-nés, qu'on a allaités arti- ficiellement; mais ces petits animaux, qui n'avaient pourtant jamais connu la liberté, n'ont pu perpétuer leur race. Enfin, personne n'ignore que les lièvres et les lapins sont des espèces ennemies. Le lièvre fuit devant le lapin, et lorsqu'il ose l’affronter, quoique plus fort, il est ordinairement vaincu. Les chasseurs savent bien que là où il y a beaucoup de lapins les lièvres sont rares, et que, pour multiplier ceux-ci dans un parc, il faut détruire ceux-là. Al On peut ajouter à ces caractères, que le lièvre a la chair rouge, et le lapin la chair blanche (1) ; que ces deux chairs exhalent une odeur très-différente; que les oreilles du lièvre sont plus grandes, ses membres postérieurs plus forts et plus longs, son volume total plus considérable, son petit intestin plus court, son cœcum beaucoup plus long, son gros intestin beaucoup plus court, son cuir plus épais, son poil plus ferme; la couleur du lièvre est d'un roux fauve, celle du lapin sauvage et de la plupart des lapins domestiques est grise. Le lièvre et le lapin sauvage habitent ensemble depuis un temps immémorial la zone tempérée de l’Europe occidentale (2). (1) La chair du lapin sauvage est un peu moins blanche que celle du lapin domes- tique, mais elle est infiniment moins colorée que celle du lièvre. (2) Il paraît certain que le lapin n'existait pas en Grèce du temps d’Aristote, Polybe, pour désigner le lapin, a été obligé de gréciser le mot latin cuniculus, (5 nobvwemdcs xadcbuevcs, Hist., liv. XII). Strabon désigne le lapin par une péri- phrase. Après avoir parlé du lièvre, Élien déerit le lapin sous le nom de z%wAc5. Ces emprunts faits par les Grecs à la langue latine prouvent qu'il n'y avait pas de mot dans leur langue pour désigner le lapin. Voy. Camus, Notes sur l’hist. des animaux d'Aristote. Paris, 1783. In-do, t. II, p. 278. Il semble résulter d'un texte de Pline (Hist. nat., lib. IX, cap. 55) que les lapins étaient originaires d'Espagne. Ces animaux pullulaient tellement aux îles Baléares, excepté à Iviça (in Ebuso) où il n'y en avait point (Pline, lib. IX, cap. 58), qu’ils affamèrent plus d’une fois les habitants, et que ceux-ci furent obligés de demander au divin Auguste, divo Augusto, un secours militaire (cap. 55)! Le divin Auguste, sans doute, leur envoya une com- pagnie de furets. Il est possible que les Romains aient pour la première fois connu les lapins en Espagne; mais il n’en résulterait nullement que cet animal n’existât pas déjà depuis longtemps dans les Gaules. En tous cas, les lapins existent dans notre pays au moins depuis la période romaine, ce qui représente certainement plus de 3000 générations, car la lapine porte à l’âge de 5 ou 6 mois. Un aussi long séjour , qui, toutes proportions gardées , représenterait pour une race humaine une période de 50,000 ans, re permet même pas de supposer que les différences qui existent entre nos lièvres et nos lapins puissent dépendre d’influences climatériques antérieures à la rencontre de ces deux espèces sur le sol de la France. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 973 Vivant dans les mêmes lieux, soumis au même climat, man- geant les mêmes végétaux, libres enfin l’un et l’autre, ils ne se sont pas croisés. La différence de leurs formes, de leur pe- lage, de leur chair, de leur odeur, de leur fécondité, de leur intelligence, de leurs mœurs, ne peut donc être attribuée à des influences accidentelles : elle est l'œuvre de la nature, et jamais personne n’a seulement songé que deux espèces aussi distinctes eussent pu sortir d’une commune origine. Malgré l’antipathie qui existe entre ces deux espèces, on peut les faire croiser, mais le croisement ne s'obtient qu'avec la plus grande difficulté; Buffon n’y put jamais réussir. « J'ai « faitélever, dit-il, des lapins avec des hases, et des lièvres « avec des lapines, mais ces essais n’ont rien produit. Un levraut « et une jeune lapine, à peu près du même âge, n’ont pas vécu « trois mois ensemble ; dès qu'ils furent un peu forts ils devinrent « ennemis, et la guerre continuelle qu'ils se faisaient finit par «la mort du levraut. De deux lièvres plus âgés, que je mis « chacun avec une lapine, l’un eut le même sort, et l'autre qui « était très-ardent et très-fort, qui ne cessait de tourmenter la « lapine en cherchant à la couvrir, la fit mourir à force de « blessures et de caresses trop dures. Trois ou quatre lapins « de différents âges, que je fis de même appareiller avec des « hases, les firent mourir en plus ou moins de temps; ni les « uns ni les autres n'ont produit; je crois cependant pouvoir « assurer qu'ils se sont quelquefois réellement accouplés ; au « moins y a-t-1l eu souvent certitude que malgré la résistance « de la femelle, le mâle s'était satisfait (1). » On notera que, dans ces expériences, il n'y a point eu d’ac- couplement entre les lièvres et les lapines. Il paraîtrait, au contraire, que les hases auraient été saillies par les lapins. L’in- succès de Buffon n’est donc pas en contradiction avec les faits qui vont suivre. Nous savons aujourd’hui que la hase en captivité devient presque toujours stérile avec son propre mâle; il est donc assez naturel qu’elle ne produise pas facilement avec le lapin. Nous savons encore que le lièvre captif féconde toujours la lapine lorsqu'il consent à l’épouser ; mais, dans les essais de Buffon , les animaux , au lieu de s’accoupler, se battirent jusqu'à la mort. On avait négligé sans doute de prendre (1) Buffon. Quadrupèdes, art. LApix. 57h MÉMOIRES ORIGINAUX. certaines précautions que nous indiquerons tout à l'heure. Les faits négatifs ont si peu de valeur dans les questions d'hybridité, que les deux croisements déclarés impossibles par Buffon, celui du lièvre avec la lapine et celui de la hase avec le lapin, ont été obtenus l’un et l’autre dans des expériences ultérieures, et le premier qui ait réussi est précisément celui qui présente le plus de difficulté. Le 26 juillet 1773, un maçon prit par hasard au milieu des champs, près du bourg de Maro, dans l'Italie septentrionale (1), une hase toute jeune «una leprottina » et la porta à l'abbé Domenico Gagliari, qui l’éleva avec soin et la plaça avec un petit lapereau du même âge, dans une chambre bien close. Les deux animaux grandirent ensemble et devinrent très-fami- liers. Sept mois après (février 1774) la hase parut pleine, et ne tarda pas à mettre au monde deux petits métis dont l’un était d'un gris brun comme sa mère, et l’autre roussätre comme son père. Quatre mois plus tard, elle fit une seconde portée de quatre petits, qui vécurent tous comme les premiers. Deux des mâles devenus grands commencèrent à se battre; pour rétablir la paix l'abbé Dominique en fit tuer un et le mangea. La chair de cet animal était rouge comme celle du lièvre, elle avait le même goût, et était même, au dire de l'abbé qui était connais- seur, un peu plus délicate. Affriandé par ce résultat gastro- nomique, l'abbé résolut de conserver et de propager la race qui lui donnait de si bons produits. Quelque temps après le père lapin mourut; mais la hase continua à procréer avec ses fils déjà grands, puis avec ses petits-fils, et fit une nombreuse lignée. En même temps tous ces métis s’accouplaient et pro- duisaient entre eux, « chose qui, dit Amoretli, n’a encore été, « à Ma Connaissance, ni vue ni écrite. » En apprenant cette merveille, l'abbé Carlo Amoretti, natu- raliste bien connu, se rendit à Maro le 17 juillet 1780. L'abbé Dominique le reçut fraternellement, lui montra ses animaux, lui en fit manger un, et lui en donna la peau. La mère hase, déjà âgée de sept ans ne portait plus, mais elle était robuste et vigoureuse, plus grande et plus forte que tous ses descen- dants; elle était aussi plus familière qu'eux. Ceux-ci avaient les formes moins allongées et présentaient de grandes variations % (1) Principauté d'Oneglia, entre Nice et Gênes. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 979 de couleur. Il y en avait de blancs, de noirs, de tachetés. Les femelles blanches creusaient des terriers pour leurs petits, les autres déposaient leurs portées comme les hases, à la sur- face du sol. Enfin, tous ces métis avaient la chair rouge, et pouvaient sous ce rapport passer pour des lièvres (1). Il ne faut pas exagérer la portée de cette expérience, d’ail- leurs très-authentique. Les métis, en effet, ne furent pas accou- plés seulement entre eux, ils recroisèrent plusieurs fois leur sang avec celui de leur mère, et la race hybride, par conséquent, était bien plus voisine de l'espèce du lièvre que de celle du lapin. S'il n’y avait pas d’autre fait que celui-là, on ne serait pas en droit de dire que les léporides sont des hybrides eugé- nésiques; il faudrait se borner à les ranger dans la caté- gorie des métis paragénésiques. Mais d’autres faits recueillis dans notre siècle se prêtent à des conclusions plus positives : j'en citerai d’abord trois qui sont presque sans importance. Le baron de Gleichen, dans sa dissertation sur la génération, rapporte, d’après un témoin oculaire, que « la génération des « métis provenant de l’accouplement des hases et des lapins « sauvages est un fait généralement connu à Hoching, canton « de la Prusse polonaise ; mais, ajoute Desmoulins, à qui j'em- « prunte cette histoire, ce n’est pas assez du témoignage d’un « seul homme, dont M. Gleichen tait même le nom, pour faire « croire à l’existence de ces métis (2).» Les doutes de Des- moulins étaient d'autant plus légitimes qu'il ne paraissait pas connaître le fait publié par Amoretti. Il y a une trentaine d'années on reçut, dans une ferme appar- tenant à la Société zoologique de Londres, un animal qui pa- raissait provenir du croisement du lièvre et de la lapine. Ce croisement, obtenu d’une manière en quelque sorte fortuite, mal dirigé d’ailleurs et mal observé, fut annoncé à la So- ciété par une lettre de Richard Thursfeld : « Un gentleman, qui « élevait un couple de lapins domestiques, placça avec eux, lors- « qu'ils avaient environ deux mois, un petit lièvre qui parais- « sait à peu près du même âge. Celui-ci devint bientôt aussi « familier que ses compagnons. Quand la lapine eut atteint la (1) Carlo Amoretti, Osservazione sull' accopiamento fecondo d'un Coniglio e d'une Lepre, dans Opuscoli scelli sulle scienze et sulle arti, t. III, p. 258. Milan, 1780. in-4o, (2) Nouveau dictionnaire d'histoire naturelle appliqué aux arts. Paris, 1817. In-8, t. XVII, p. 589, art. LIEVRE. 576 MÉMOIRES ORIGINAUX. « puberté, elle fut saillie par le lièvre et par le lapin, et mit « bas une portée de six petits, dont trois ressemblaient entière- «ment au lapin, tandis que les trois autres étaient des mulets. « Deux de ces derniers moururent promptement; le troisième « était une femelle ; elle fut élevée avec des lapins de son âge, «et lorsqu'elle eut six mois elle fit un seul petit. Depuis lors, «elle a eu huit portées, tant avec des lapins domestiques qu'avec «un lapin sauvage; mais on n'a pas trouvé l’occasion de l'ac- « coupler avec un lièvre. Avec un lapin blanc elle a donné «deux petits parfaitement gris, et deux autres qui sont ta- « chetés. Ces derniers vivent encore et produisent régulière- « ment par portées de cinq à huit. Le poids moyen de ces métis « à la fin de leur croissance est d'environ cinq livres, l’un d’eux « cependant a atteint le poids de six livres et demie. » La femelle, réputée de premier sang, qu'on croyait fille du lièvre et de la lapine, fut envoyée après sa mort à M. Richard Owen, qui la disséqua. «Sa taille et sa couleur étaient celles « du lièvre, mais ses membres postérieurs n'étaient pas plus « longs que ceux du lapin; la longueur de son intestin grêle « était comme chez le lièvre, tandis que le cœcum avait sept « pouces de moins que dans cette espèce, et le gros intestin « un pied de plus (4). » Cette observation, dont nous pouvons tenir compte aujour- d'hui, et qui tire son principal intérêt du fait très-probable de la superfétation, ne pouvait être considérée comme décisive. L'expérience s'était faite sans direction et sans surveillance. La lapine, comme la perruche de M. Delon, avait reçu, outre les caresses du mâle étranger, celles d'un mâle de son espèce ; elle avait fait à la fois trois hybrides et trois lapins pur sang, et le croisement du lièvre et du lapin, phénomène alors con- testé, ne pouvait être admis qu'en admettant aussi le phé- nomène, également contesté, de la superfétation (2). Une observation encore moins concluante fut communiquée par le Rev. John Bachman à Samuel Morton, et publiée par ce dernier en 1850. M. Bachman annonçait qu'il possédait la (1) Procce lings of the Committee of Science and Correspondance of the Zoological Society of London. Part 1 (1830-1831), p. 66 in-8 (Séance du 10 mai 1831). (2) La superfétation est rendue facile chez la hase et chez la lapine par la disposi- tion de la matrice, dont le corps est tout à fait rudimentaire, et dont les deux cornes ‘viennent s'ouvrir isolément dans le vagin. Aristote connaissait déjà le fait de la superfétation des hases et Pline le connaissait aussi pour les lapines, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 977 dépouille de deux animaux sauvages appartant au genre lepus, semblables entre eux, mais différant de toutes les espèces connues. Après avoir pensé d'abord qu'il s'agissait d’une es- pèce nouvelle, il s'arrêta à l’idée que ces deux individus étaient des hybrides résultant du croisement du lapin gris d'Amérique (lepus sylraticus) et du lièvre des marais (/epus palustris). Mais ce n'était qu'une hypothèse, et Morton fut fort indulgent d’ac- cepter le fait comme un exemple « pleinement authentique » d'hybridité entre espèces sauvages (1). D'ailleurs les lièvres et les lapins d'Amérique ne sont pas de la même espèce que les nôtres, et leurs croisements ne jetteraient aucun jour sur ceux des lièvres et des lapins d'Europe. Ainsi, tandis que le fait cité par Amoretti, et déjà oublié, établissait la réalité du croisement du lapin et de la hase, rien ne prouvait encore que l'alliance du lièvre et de la lapine fût productive. C’est M. Alfred Roux, président de la Société d’agri- culture de la Charente, qui a eu le mérite de combler cette lacune. Les premiers essais de M. Roux remontent à 1847, mais c'est seulement depuis 1850 qu'il est sorti de la période des tâtonnements , et qu'il a donné à ses expériences les pro- portions d'une exploitation régulière. Les résultats qu’il a ob- tenus peuvent être considérés comme définitifs. Ces résultats sont connus de tous les habitants d'Angoulême, ils sont aussi importants au point de vue de l'économie domestique qu'au point de vue de la science, et pourtant, chose remarquable, ils n'ont point encore été publiés. Le hasard seul me les a fait connaître. Au mois d'octobre 1857, dans un voyage que je fis à Montauban, mon ami M. Léonce Bergis, agronome distingué, me conduisit à sa maison de campagne et me montra trois ani- maux métis qu'il avait rapportés d'Angoulême quelques mois auparavant, et qu'il tenait de M. Roux. Il y avait deux femelles hybrides de premier sang (moitié lièvre, moitié lapin) et un métis mâle de second sang (trois quarts lièvre, un quart lapin). Chaque femelle avait déjà fait une portée de cinq petits, les- quels, issus du mélange du premier et du second sang, c’est- à-dire demi-lièvres par leur mère, trois quarts lièvres par leur (1) G. Sam. Morton. Letter 10 the Reverend John Bachman on the Question of Hybri- dity. Charleston, 1850, In-8°, p. 9. ze …æ 578 MÉMOIRES ORIGINAUX. père, pouvaient être considérés comme lièvres pour cinq huitièmes, et lapins pour trois huitièmes seulement. M. Bergis voulut bien me donner un de ces jeunes métis que je présentai à la Société de biologie, quelques jours après mon retour. Par les soins de mon collègue M. Vulpian, cet animal a été élevé au Jardin des Plantes ; quoique enfermé dans une cage étroite, il s’est fort bien développé, et j'ai pu m'assurer encore, il y a quelques jours, qu'il est de plus belle venue que les lapins or- dinaires. L'existence des léporides étant une fois bien établie, il s’agis- sait de prendre des informations plus complètes sur la fécon- dité de ces hybrides. Je me rendis donc à Angoulème, et mon confrère et ami Macquet, mon ancien collègue d’internat, m'in- troduisit chez M. Roux, qui me montra son établissement avec l'empressement le plus gracieux. C'était au mois d'octobre 1857; déjà les léporides avaient fourni six à sept générations, et con- stituaient une exploitation agricole assez lucrative. Dans le cou- rant de l’année, M. Roux en avait vendu plus d’un millier sur le marché d’Angoulème. Il en avait encore un grand nombre de tout sang et de tout âge. Au bout de quelques instants je fus en état de reconnaître, dès le premier coup d'œil, les métis des divers degrés, En voyant ces animaux jouer ensemble dans leur préau, en trouvant parmi eux trois ou quatre types principaux échelonnés graduellement entre l'espèce du lièvre et celle du lapin, je ne pus m'empêcher de songer au spectacle que pré- sentent, les jours de fête, les places publiques de la Havane, où se mêlent et se heurtent des hommes de toute couleur, depuis le blanc jusqu’au noir. Aujourd'hui (mars 1859), l'établissement de M. Roux est toujours en pleine prospérité. Je viens de faire, pour m'en assurer, un second voyage à Angoulême; les léporides en sont à la dixième génération. La race hybride ne s’est nullement étiolée, et les produits sont au contraire plus beaux que dans le com- mencement. Ils sont supérieurs en beauté, en force et en vo- lume aux deux espèces d’où ils tirent leur origine. Abstraction faite de toute considération scientifique, M. Roux a donc obtenu un résultat pratique des plus importants. Il a créé une race nouvelle qui paraît appelée à rendre de véritables services, et qui probablement ne tardera pas à se répandre. Mais si l'expérience pratique est terminée, l'expérience scien- SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 979 tifique laisse encore quelque chose à désirer. M. Roux est un agronome intelligent, un observateur sagace, dont la persévé- rance égale la modestie, et j'attache autant d'importance à ses remarques qu'à celles de beaucoup de savants de profession, Toutefois, le programme qu'il s'est tracé n’est pas celui qu'exige la physiologie. Préoccupé avant tout de la question économique, et fort indifférent à la question de la permanence des espèces, il s’est attaché à créer la race la plus utile et la plus produc- tive, et, ayant atteint son but après divers tâtonnements, il a cultivé cette race sans beaucoup s'inquiéter des autres, Il me paraît donc nécessaire de reprendre ces expériences et de eur donner une direction exclusivement physiologique, si l’on veut pouvoir en tirer des conclusions rigoureuses sur la question de l'espèce. Je me suis mis à l’œuvre dans ce but, mais 1l s’écou- lera encore cinq ou six ans avant que je puisse obtenir des ré- sultats décisifs. Il ne s’agit pas de démontrer, en effet, si les lièvres et les lapins peuvent se croiser, ni si les léporides de premier sang sont féconds avec les deux espèces mères, ni s'ils sont féconds entre eux et avec les hybrides de second et de troi- sième sang; — tout cela est déjà parfaitement démontré. Il s'agit de savoir si la fécondité des métis de premier sang se perpétue en ligne directe, et sans croisement nouveau, pendant un nombre considérable de générations, et je ne pourrai me prononcer définitivement sur ce point qu'après plusieurs années d’expérimentation. En attendant, je vais faire connaître les ré- sultats que j'ai constatés de mes propres yeux dans mes deux visites à l'établissement de M. Roux, jy joindrai quelques documents que je tiens de sa propre bouche, et dont rien ne me permet de mettre l'exactitude en doute. Lorsqu'on met en présence un lièvre et une lapine arrivés à l’âge de la puberté, ces deux animaux se battent ordinaire- ment jusqu'à la mort, et lorsqu'ils se décident à vivre ensemble, ils ne s’accouplent jamais. Il ne suffit même pas pour obtenir l’accouplement de prendre des animaux plus jeunes , âgés seu- lement de trois ou quatre mois, et de les élever ensemble. L’ex- périence alors échoue souvent, comme l’ont prouvé les essais de Buffon. Les animaux vivent en bonne intelligence jusqu’à l’âge des amours ; le mâle alors fait des avances à la femelle ; mais celle-ci s'y refuse, et il en résulte des batailles conti- nuelles. 11 y à une autre cause d’insuccès qui à interrompu 580 MÉMOIRES ORIGINAUX. mes expériences de l’année dernière. Malgré toutes mes deman- des, je n'avais pu me procurer de lièvres assez jeunes; le moins âgé avait environ trois mois. Tous ces animaux avaient déjà goûté la liberté des champs, et ne purent en perdre le souvenir. Je les élevai au jardin botanique de la Faculté, dans un local que M. Moquin-Tandon avait bien voulu mettre à ma disposi- tion. Ils furent placés avec de jeunes lapines auxquelles ils firent bon accueil. D'abord très-sauvages, ils s’adoucirent peu à peu à tel point que leur gardien pouvait entrer dans leur parc sans les effaroucher, mais ils devinrent tristes, maigrirent, et finalement moururent au bout de trois mois sans avoir atteint l’âge de la puberté. Il faut donc prendre des levrauts mâles à l’âge de trois ou quatre semaines, dès qu'ils peuvent se passer de leur mère, les élever avec des lapines domestiques de même âge, et les séparer complétement de tout autre animal de leur espèce. Les lapines, ne connaissant et n'ayant jamais connu de lapin, se persuadent que les lièvres sont leurs mâles naturels, et réci- proquement. D'un autre côté, les jeunes levrauts s’habituent à la réclusion et, sans devenir jamais aussi familiers que les lapines, perdent, sous l'influence de l'exemple une partie de leurs instincts sauvages. Lorsqu'ils arrivent à la puberté, on doit, pour éviter les guerres civiles, séparer les mâles les uns des autres en donnant à chacun d'eux une ou plusieurs des lapines avec lesquelles on les a élevés. Le croisement du lièvre et de la lapine réussit ainsi sans difficulté. Quant au croi- sement inverse entre la hase et le lapin, M. Roux, ne l’a pas essayé. Les lapines domestiques que M. Roux a choisies pour ses expériences donnent ordinairement avec les lapins des por- tées de huit à douze petits. Couvertes par les lièvres, elles font rarement plus de huit petits, quelquefois seulement cinq ou six. Enfin les portées des hases sauvages ne sont que de quatre petits, rarement plus et souvent moins. La lapine paraît donc un peu moins prolifique avec le lièvre qu'avec son propre mâle, et le lièvre l’est plus avec la lapine qu'avec sa propre femelle. Pour diriger les croisements à son gré, et pour conserver ses lièvres étalons en évitant de les épuiser par des accouple- ments trop fréquents, M. Roux isole ces animaux dès qu'ils SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MEÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 81 ont une fois fait leurs preuves. Il isole également, dans autant de cages distinctes, les femelles qu'il leur destine. Lorsqu'il veut obtenir un croisement, il place le lièvre à la nuit tom- bante dans la cage d’une femelle en chaleur, et le retire le len- demain matin. Cela suffit constamment. Cet accouplement réussit aussi sûrement qué celui du lapin et de la lapine. Mais il y a ceci de particulier que le lièvre, plus chaste ou plus craintif que le lapin, ne fonctionne jamais en plein jour, ni même la nuit lorsqu'il aperçoit quelqu'un dans la cour à travers les bar- reaux de la cage. Pour assister autant que possible à la copu- lation, M. Roux a été obligé de se placer derrière la cage et d'attendre patiemment et en silence le moment décisif. Il a pu s'assurer ainsi que le lièvre, au lieu de s’élancer aussitôt sur la femelle comme le ferait un lapin, s'approche d'elle douce- ment, et joue longtemps avec elle avant de la couvrir. Cette modération contraste avec les procédés audacieux du lièvre sau- vage à la poursuite des hases. Les léporides de premier sang qui résultent de ce premier croisement ressemblent beaucoup plus au lapin qu'au lièvre. Il y a à peine dans leur pelage une légère teinte de roux, et le gris prédomine toujours. Les oreilles sont un peu plus longues que chez le lapin; les membres postérieurs sont aussi un peu plus allongés : la physionomie est moins sauvage, moins effarée que celle du lièvre. Le volume est à peu près le même que celui des deux parents. Somme toute, ces animaux pourraient être aisé- ment confondus avec les lapins : pour les en distinguer il faut les considérer avec attention. M. Roux n’a trouvé aucun avantage à propager cette race. Les léporides de premier sang accouplés entre eux produisent des animaux semblables à eux, et féconds comme eux. Accou- plés avec les lapines, ils donnent des métis de second sang presque entièrement semblables aux lapins. M. Roux à jugé également que ces croisements de retour vers l'espèce du lapin étaient sans utilité pratique. Mais il n’en est pas de même du croisement de retour vers l'espèce du lièvre. Les léporides de second sang, issus du père lièvre et d’une femelle de premier sang, sont plus beaux, plus forts et plus grands que les animaux d'espèce pure. Ces nou- veaux hybrides, qui sont lièvres pour les trois quarts, et lapins pour un quart seulement, et que pour ce motif je désignerai F1 5S2 MÉMOIRES ORIGINAUX. sous le nom de quurterons, sont loin de présenter les caractères du lièvre à un degré aussi élevé qu’on pourrait s’y attendre. Dans le genre humain, les mulâtres quarterons ressemblent beau- coup plus à leurs deux grands-pères blancs et à leur grand'mère blanche qu’à leur grand’mère négresse. Les léporides quarterons au contraire tiennent autant de leur aïeule fapine que de leurs trois aïeuls lièvres. Par leur forme comme par leur couleur, ils semblent placés à égale distance du type lièvre et du type lapin, de telle sorte que si l'on ignorait leur généalogie, on serait tenté de les prendre pour des métis de premier sang. On peut dire par conséquent que l'espèce lapin, toutes choses égales d’ailleurs, imprime plus fortement ses caractères sur les lépo- rides que ne le fait l'espèce lièvre./Il est permis de se deman- der si cela dépend d’une prédominance des facultés génératrices de la lapine, ou si cela ne dépendrait pas plutôt de l'influence prépondérante de la femelle. Cette dernière interprétation me paraît plus vraisemblable que l’autre, car on n’a pas oublié que dans l'expérience d’Amoretti, les métis de premier sang nés de la hase et du lapin, avaient comme leur mère la chair rouge du lièvre, et tenaient par conséquent du lièvre plus que du lapin. Les léporides quarteronssont féconds entre eux, et constituent une bonne race, mais ils sont peu prolifiques, et sous ce rap- port ils se rapprochent beaucoup des lièvres. Leurs portées ordinaires sont seulement de deux à cinq petits, et, pour ob- tenir une race plus productive, M. Roux a eu Fidée de les re- croiser avec les métis de premier sang. L'union d'un léporide quarteron, trois quarts lièvre et un quart lapin, ou si l’on veut, six huitièmes lièvre et deux hui- tièmes lapin, avec une femelle de premier sang, demi-lièvre demi-lapin, ou si l’on veut, quatre huitièmes lièvre et quatre huitièmes lapin, donne de nouveaux hybrides qui, comparés au lièvre, tiennent le milieu entre 6/8 et 4/8, soit 5,8, et qui, comparés au lapin, tiennent le milieu entre 2/8 et 4/8, soit 3/8. On peut dire par conséquent qu’ils sont lièvres pour cinq hui- tièmes, et lapins pour trois huitièmes. Pour adopter une nomen- clature uniforme, je les désignerai sous le nom de léporides trois huitièmes, ou plus simplement de trois huit, qui exprime leur degré de parenté avec l'espèce du lapin. Le léporide que j'ai donné au Muséum (après l'avoir montré à la Société de bio- logie) est un trois huit. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 583 Les trois huit sont au moins aussi beaux que les quarterons, et beaucoup plus prolifiques. Leurs portées sont de cinq à huit petits : ceux-ci s'élèvent sans aucune difficulté, ils ont même la vie plus résistante que les lapins d'espèce pure. Ils prennent rapidement leur croissance, et sont déjà capables de se repro- duire à l’âge de quatre mois. La femelle porte trente jours, comme la hase et comme la lapine; elle allaite environ trois semaines, et reçoit de nouveau le mâle dix-sept jours après avoir mis bas. Elle peut donc donner sans difficulté six portées par an. C’est cette race des trois huit que M. Roux cultive de préférence; c'est celle qui coûte le moins à élever et qui pro- duit le plus de chair pour une quantité donnée d'aliments; c’est elle par conséquent qui donne les plus beaux revenus. Le poids moyen des lapins domestiques âgés d’un an est d'environ six livres, celui des lièvres sauvages dépasse très-rare- ment huit livres, celui des lièvres élevés en captivité ne va guère au delà de six. Les léporides trois huit à l'âge d’un an, et même plus tôt, pèsent déjà huit à dix livres ; plusieurs at- teignent douze à quatorze livres; l’un d'eux s’est même élevé jusqu’à seize livres : il avait soixante-dix centimètres de long, et sa peau, conservée par M. de Rochebrune, porte une fourrure magnifique. Lorsque les lapins domestiques se vendent un franc au maximum sur le marché d'Angoulême, le prix ordinaire des léporides âgés de quatre mois est de deux francs. Les ani- maux plus âgés acquièrent une valeur plus considérable à cause de leur fourrure, qui est souvent beaucoup plus belle que celle du lièvre, et qui peut, à elle seule, valoir jusqu’à un franc, On voit tout de suite quels services l’économie domestique pourra retirer des expériences de M. Roux, car les léporides ne con- somment pas plus de nourriture que les lapins. Le pelage des trois huit est d’un gris roux, intermédiaire entre la couleur du lièvre et celle du lapin, mais la consistance du poil est tout à fait comme chez le lièvre. Leurs oreilles sont aussi longues que celles du lièvre, et il y a ceci de remarquable que, chez tous les jeunes et chez beaucoup d’adultes, elles ne sont pas parallèles, comme chez les animaux d’espèce pure ; l'une d'elles est dressée, l’autre pendante, et cela suffit pour donner à l'animal une physionomie toute particulière. Ce carac- tère est beaucoup plus prononcé chez les trois quarts et les trois huit que chez les léporides de premier sang; il semble 55 MÉMOIRES ORIGINAUX. donc qu'il se prononce davantage à mesure qu'on approche de l'espèce du lièvre. Chez les adultes, la seconde oreille se redresse plus ou moins, et quelquefois tout à fait, mais cela n’est pas constant, et le trois huit du Jardin des Plantes, âgé aujourd’hui de près de deux ans, a l'oreille du côté droit aussi pendante que lorsqu il était tout petit. Les léporides ont la tête plus grosse que les lapins, la phy- sionomie plus éveillée, plus craintive, l'œil plus grand, c’est-à- dire plus ouvert, et, si je neme trompe, un peu plus rapprochédes narines, les membres postérieurs plus longs, presque aussi longs que chez le lièvre, les membres antérieurs plus longs d’une ma- nière absolue, et par rapport à la longueur des membres posté- rieurs. La queue est plus courte que chez le lièvre, plus longue que chez le lapin. J'ai cité plus haut, relativement à la disposi- tion du tube digestif, les résultats de la dissection faite par Ri- chard Owen sur une femelle hybride de premier sang. Cette observation isolée n’a pas une valeur suffisante, et je ne puis la contrôler, n'ayant pas eu l’occasion de disséquer ces métis. Les crottins des léporides sont notablement plus gros que ceux des lièvres et des lapins. On voit souvent paraître parmi les léporides, comme parmi les lapins d'espèce pure, une variété albinos, et une autre va- riété aux longs poils, dont l’aspect rappelle celui des lapins an- goras. J'avais été frappé, à ma première visite, du grand nombre des animaux de ces deux variétés; ils m'avaient paru plus communs chez M. Roux que dans les clapiers ordinaires. Mais à ma seconde visite, je n'en ai trouvé qu'un très-petit nombre, et M. Roux m'a assuré que, somme toute, les variétés albinos et angoras sont plus rares chez les lépo- rides que chez les animaux pur sang. On sait que l’albinisme sporadique, très-fréquent dans certaines races de lapins domes- tiques, ne se rencontre que très-exceptionnellement chez les lièvres sauvages. Les léporides albinos n’ont pas été accouplés. M. Roux, les considérant comme inférieurs, a évité de les pro- pager. On ne peut donc savoir si, comme cela s’observe dans quelques espèces, et notamment chez les hommes noirs, ces individus albinos sont moins féconds que les autres. Mais les angoras ont été accouplés entre eux, et ont donné lieu à plu- sieurs remarques. Ils produisent difficilement; ils font des por- tées peu nombreuses ; leurs petits ne sont pas toujours angoras. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 989 Tous les léporides, quels qu’ils soient, ont la chair semblable à celle du lapin sauvage, c’est-à-dire à peine plus foncée que celle du lapin domestique, et les quarterons eux-mêmes sous ce rapport sont beaucoup plus rapprochés du lapin que du lièvre. J'ai cru d’abord que c'était le résultat de la domesticité, mais je sais maintenant que les lièvres domestiques ont la chair presque aussi rouge que les lièvres sauvages. La couleur des muscles n’est donc pas le résultat du genre de vie, c’est un caractère spécifique, originel, que l'alimentation et l'exercice peuvent modifier dans une certaine limite, mais qui établit toujours une différence évidente entre le lapin le plus sauvage et le lièvre le plus sédentaire. Il est digne de remarque que l'influence du lapin soit ici prédominante, même chez les métis quarterons deux fois croisés de lièvre. La chair des léporides n'a pourtant pas le goût de la chair des lapins soit domestiques, soit sauvages; elle a un goût particulier, qui n’est pas sans analogie, au dire de M. Macquet, avec celui de l'aile de dinde, et qu'on préfère géné- ralement à celui des parties les plus estimées du lapin de ga- renne. Il serait intéressant de pousser les croisements de retour vers l'espèce lièvre, plus loin que ne l'a fait M. Roux. Il s’est arrêté au second croisement (1); il est probable qu'au troisième ou au quatrième, les métis, n'étant plus lapins que pour un hui- tième ou un seizième, auraient définitivement la chair du lièvre. Le problème de la domestication du lièvre serait ainsi résolu. Je,me propose de diriger dans ce sens quelques-unes de mes expériences. En résumé, quoique M. Roux n'ait pas satisfait à toutes les exigences de la physiologie, quoiqu'il n'ait pas inscrit sur un registre la généalogie particulière de chacun de ses léporides, quoiqu'il ne se soit pas attaché à propager principalement la race des métis de premier sang, et qu'il ait préfé#, dans un but exclusivement pratique, la croiser avec celle des métis de second sang, pour créer la race plus productive et plus lucra- tive des trois huit, — tout permet de dire que le croisement du lièvre et de la lapine constitue un exemple d'hybridité eugéné- (1) M. Roux a une fois croisé une femelle quarteronne avec un lièvre. Cet accou- plement a été productif; mais la portée n'étant que de deux petits, on n’a trouvé aucune utilité à poursuivre ces croisements de retour. Les deux métis octavons (1/8 lapin et 7/8 lièvre) ont été vendus, et M. Roux ignore quelle était la couleur de leur chair. 5S6 MÉMOIRES ORIGINAUX. sique. Jamais, en mariant les métis des divers sangs soit entre eux, soit avec les autres, M. Roux n’a trouvé d'exemple de stérilité. J'avais attiré son attention, en 1857, sur le cas particulier «des métis de premier sang alliés en ligne directe avec leurs pareils, il m'avait répondu alors que ces alliances étaient fécondes ; il me l’a assuré de nouveau il y a quelques mois par l'intermédiaire de M. Macquet, et il me l’a rappelé encore dans ma dernière visite. On ne connaît donc pas les limites de la fécondité des métis de premier sang, mais on sait que celle des trois huit s’est maintenue pendant dix. générations. Admettons si l’on veut que ce chiffre soit un peu exagéré, rédui- sons à cinq ou six le nombre des générations, il n’en sera pas moins certain que la fécondité de ces métis ne s’est pas encore démentie, et qu’elle s'étend bien au delà du terme indiqué jusqu'ici par les partisans de la permanence des espèces. Que s'ils acceptaient le fait de la fécondité indéfinie des trois huit, pour objecter que celle des hybrides de premier sang n’a pas été suffisamment étudiée, je leur accorderais volontiers, con- trairement à la réalité, que les hybrides de premier sang sont inféconds entre eux , et même, s'ils y tenaient, dès la première génération. Qu'auront-ils gagné à cette concession ? Ne restera- t-il pas toujours, entre les deux types primitifs du lièvre et du lapin, la race intermédiaire et durable des trois huit; race nouvelle, qui ne retourne ni à l’une ni à l’autre des espèces mères, et qui, féconde avec toutes deux, féconde aussi par elle- même, obligera désormais les zoologistes, — ou bien à fusionner en une seule espèce les lièvres, les lapins et les léporides, chose parfaitement absurde, ou bien à confesser que des types nouveaux peuvent se produire par le croisement d'animaux entièrement différents d'origine, que les espèces par conséquent ne sont pas inviolables, que la nature n’a pas élevé entre elles de barrières infranchissables, et qu'enfin la doctrine classique de la permanence des Espèces est tout à fait erronée. Dans les premiers chapitres de ce travail, après avoir jeté un coup d'œil d'ensemble sur la théorie que nous combattons, et prouvé à priori qu'elle repose sur une hypothèse pure et sur un raisonnement faux, nous avons montré à posteriori qu'il était impossible d'attribuer aux causes climatériques et aux influences accidentelles la formation des races si nombreuses et si diverses qui composent la famille des chiens domestiques, et SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 587 celle des races tout aussi diverses et tout aussi nombreuses qui constituent le genre humain. Nous aurions pu aisément accu- muler les exemples, car les races de chevaux, de bœufs, de chèvres, de moutons, de porcs, de coqs, de canards et de la plupart des espèces domestiques que l’homme a modifiées et multipliées par des croisements méthodiques, au gré de ses besoins ou de ses caprices, ne sont pas plus homogènes que les races canines et que les races humaines. On a vu tomber un à un tous les arguments spécieux, toutes les explications illu- soires, toutes les hypothèses partielles que nos adversaires ont dû tirer de leur féconde imagination, pour plier tant bien que mal les faits à leur système. On a vu encore que, repoussés pied à pied de toutes leurs positions, et vaincus pour ainsi dire en détail, ils étaient toujours obligés de revenir à leur point de départ, et de se réfugier derrière cet argument su- prême, ou plutôt derrière cette assertion toute gratuite que, « toutes les races qui peuvent par leurs croisements engendrer « des métis parfaitement féconds, sont de la même espèce, que « par conséquent il n’y a qu’une seule espèce de chiens et une « seule espèce d'hommes. » Le lecteur sait maintenant ce que vaut cette assertion, et où conduit ce raisonnement. Si l’hybridité eugénésique était la pierre de touche de l'espèce, il faudrait admettre que les loups, les chiens et les chacals descendent d’une souche commune ; que les chèvres et les moutons, les chameaux et les droma- daires, les alpacas et les vigognes, les trois espèces de hoccos, le venturon et le serin, l’oie de Guinée, l’oie du Canada et l’oie cendrée, sont exactement dans le même cas, et qu'enfin les lièvres et les lapins ne forment qu’une seule espèce. Toutes les divisions établies par la méthode naturelle seraient boulever- sées et remplacées par une nomenclature systématique, dont un caractère physiologique unique, et le plus souvent impos- sible à constater, formerait la base arbitraire. La zoologie tout entière serait sacrifiée, elle n’existerait plus par elle-même, elle ne serait plus que l’humble esclave d’un vieux dogme; elle au- rait cessé d'être une science, non-seulement dans le présent, mais encore dans l'avenir, car il faudrait attendre, avant de classer les animaux, d’avoir fait sur leurs croisements des ex- périences innombrables et pour la plupart impossibles. « Ges « expériences, dit M. Flourens, ne seront peut-être jamais 88 MÉMOIRES ORIGINAUX. « faites. » S'il m'était permis de changer quelque chose à cette phrase, j'effacerais le mot peut-être, et je ne craindrais pas d'être démenti, même dans la postérité la plus reculée. Ceux qui ne se sentiront pas assez de patience pour attendre jusque-là continueront, comme par le passé, à grouper et à classer les animaux suivant la méthode naturelle, c’est-à-dire d’après l'ensemble des caractères zoologiques propres à chaque type; nous ferons comme eux, et toutes les fois que deux races seront bien distinctes, toutes les fois que leurs caractères diffé- rentiels sortiront de la limite des variations individuelles, et ne pourront être attribués à l'influence d’aucune cause acci- dentelle bien déterminée, nous nous croirons le droit de dire que ces deux races n’ont pas la même origine, soit que, pures l'une et l’autre, elles descendent en droite ligne de deux sou- ches primitives, de deux espèces primordiales, soit que l’une d’elles, ou toutes deux aient été produites ultérieurement par le croisement de deux ou plusieurs espèces homæogénésiques. Nous procéderions ainsi quand même nous saurions par expé- rience que les deux races en question sont capables de se féconder réciproquement et de donner des métis indéfiniment féconds, parce que des exemples probants nous ont démontré la réalité de l'hybridité eugénésique ; et nous y serions autorisé à plus forte raison s’il arrivait que les expériences nécessaires pour prouver que les métis sont indéfiniment féconds n’eussent jamais été faites, s’il arrivait que cette fécondité n’eût jamais été mise à l'épreuve d’une manière suivie et méthodique, et que par conséquent elle fût encore hypothétique. Or je puis avancer sans aucune hésitation, que, si les expériences rigou- reuses sur l’hybridité des animaux appartenant à des espèces incontestablement différentes sont rares jusqu'ici dans la science, les expériences faites sur l’hybridité des races répu- tées de même espèce sont bien plus rares encore. On dit que tous les chiens de la nature peuvent se croiser : on le croit, je le crois, mais qui l’a démontré? Personne. C’est une proba- bilité, ce n’est pas une certitude, et nul ne peut affirmer, par exemple, que l’union du chien des Esquimaux avec le dingo de la Nouvelle-Hollande serait productive (1). Voilà pour la (1) M. Quoy fit accoupler un dingo de l'Australie occidentale (baie des Chiens marins) avec une chienne francaise dont la race n’est pas indiquée. Cette union fut stérile (Dictionnaire classique d'hist. naturelle, dirigé par Bory de Saint-Vincent, Paris, SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÊTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 989 première génération. Pour la génération suivante l'obscurité et l'incertitude deviennent plus grandes encore. Les chiens métis sont féconds ; on le sait du moins pour la plupart d’entre eux, mais cela n’est que probable pour les autres. Sont-ils féconds in- définiment en ligne directe, c'est-à-dire sans croisement nou- veau ? Nouvelle incertitude. On a bien obtenu des races croisées qui sont devenues aussi permanentes, aussi durables que les races réputées pures; et parmi les cinquante-cinq races que l'on compte aujourd’hui, il en est beaucoup sans aucun doute qui reconnaissent une semblable origine. Personne n’ignore toutefois combien il est difficile de créer une race nouvelle, et surtout, suivant l'expression de M. Flourens, « de l’empé- cher de se défaire. » D’où vient cette difficulté? N’est-il pas fort probable que le succès de l’entreprise dépend en grande partie de la nature des races que l’on se propose de croiser ; que toutes les races de chiens ne sont pas également homæo- génésiques les unes par rapport aux autres; que certaines le sont beaucoup et donnent des hybrides indéfiniment féconds ; que d’autres le sont moins, et donnent seulement des hybrides paragénésiques ? Mais aucune de ces questions n’a encore été mise à l'étude. Les expériences scientifiques, faites dans les conditions rigoureuses qu’on exige lorsqu'il s’agit du chien et du loup, du chien et du chacal, du lièvre et du lapin, des chèvres et des moutons, ces expériences font ici compléte- ment défaut. Je n’en connais qu’une seule, et je ne sais même pas jusqu'à quel point elle est concluante. Sam. Morton rap- porte que l'expérience de Buffon sur le croisement du chien et du loup à été répétée sur le croisement du chien ordinaire (sic) et du dingo de la Nouvelle Hollande. Les métis sont devenus stériles à la quatrième génération (1). Mais cette stérilité a pu être fortuite, ou due à l'influence des mariages consanguins, et dans ce genre de recherches les faits négatifs n’acquièrent une valeur décisive que lorsqu'ils sont en très-grand nombre. Quoi qu’il en soit, les faits connus jusqu'ici sur le croisement du dingo et des chiens d'Europe permettent de mettre en doute la fécondité illimitée de leurs métis, et si nous nous bornons à 1893, in-8, t. IV, p. 15, art. Cuiex). Cette expérience isolée ne prouve rien; il est certain que le dingo peut se croiser sinon avec toutes les races de chien, du moins avec quelques-unes, comme on le verra plus loin. (1) American Journel of Science and Arts, ser. IL, v. 3, p. 46. Janvier 1847. 590 MÉMOIRES ORIGINAUX. dire que personne n'a prouvé que ce croisement fût eugéné- sique, nous ferons preuve de beaucoup de modération. A-t-on seulement prouvé que tous les métis de premier sang obtenus par le croisement de nos races européennes fussent indéfini- ment féconds? A-t-on démontré que les races croisées dont l’o- rigine est connue fussent issues en ligne droite, et sans croise- ment nouveau, d’une famille hybride de premier sang? Et ces chiens sans race et sans type, engendrés au coin des rues par le premier chien qui passe, ces bâtards que les Anglais dési- gnent sous le nom méprisant de curs, sait-on s’il faut les ran- ger parmi les hybrides eugénésiques ou parmi les hybrides paragénésiques ? Je suis persuadé pour ma part que la plupart d’entre eux ne sont que des hybrides paragénésiques, car sans cela on créerait des races à volonté et à l'infini, et si les cwrs sont méprisés, c'est précisément parce qu'ils ne peuvent pas former de race. Ils ne sont d’ailleurs ni plus laids, ni plus inutiles que beaucoup de chiens de race qu'un goût ridicule a mis à la mode. Je crois donc que beaucoup de cwrs ne sont que des hybrides paragénésiques. Je le crois, mais je ne le sais pas, et personne ne le sait mieux que moi, parce qu'aucun physiologiste n’en a fait méthodiquement l'expérience. Il serait bon pourtant de ne pas avoir deux poids et deux mesures ; et puisqu'on se montre si difficile sur les preuves de l'hybridité eugénésique entre le chien et le loup, pourquoi admet-on avec tant de légèreté que toutes les races de chiens donnent des hybrides eugénésiques? Dans le premier cas on exige une démonstration rigoureuse; on trouve que ce n'est pas assez d’avoir suivi les métis pendant quatre générations; qui sait? la cinquième on la sixième eussent été infécondes peut-être. Dans le second cas, on s'en rapporte à la voix pu- blique ; on ne compte pas les générations; on ne prend pas la peine de vérifier ; on accepte la chose comme un article de foi. Pourquoi cette contradiction ? Parce qu'on à un système sur l'Espèce; parce qu’on sait que le chien et le loup sont d'espèces différentes, et qu'on croit que tous les chiens sont de la même espèce. Puis, la question des chiens n’est qu'accessoire; la question de l'Espèce elle-même, malgré sa généralité, n’est qu'accessoire. L'une et l’autre ont été placées sous la dépen- dance de la croyance à l'unité de l'espèce humaine. La pre- mière a été arrangée de manière à fournir un fait, la seconde SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 991 de manière à fournir une théorie en harmonie avec le dogme unitaire. C’est parce qu’on avait besoin d’un exemple pour faire admettre la possibilité de la transformation des types humains qu’on à fait descendre tous les chiens d’une origine commune, et c’est parce qu'on croyait à la fécondité illimitée de tous les métis humains, qu’on a fait de la fécondité illimitée des métis la pierre de touche de l'Espèce. Tout cet édifice à été con- struit dans un but déterminé, et l’on eût procédé autrement sans aucun doute, si l’on eût pu supposer qu'il y eût une limite à la fécondité des hommes de race croisée. « Un grand défaut, ou pour mieux dire un vice très-fréquent « dans l’ordre des connaissances humaines, dit Buffon, c’est « qu'une petite erreur particulière et souvent nominale, qui « ne devrait occuper que sa petite place en attendant qu'on la « détruise, se répand sur toute la chaîne des choses qui peu- « vent y avoir rapport, devient par là une erreur de fait, une « très-grande erreur, et forme un préjugé général plus difficile « à déraciner que l’opinion particulière qui lui sert de base (1). » En exprimant avec une si grande clarté, dans cette phrase remarquable , une vérité malheureusement trop générale, Buf- fon était loin de s’apercevoir qu'il prononçait la condamnation de son propre système, qu’il dévoilait la filiation vicieuse de ses propres idées. Parti de l’idée que tous les hommes descen- dent d’une origine commune, il ne se dissimulait pas que cette opinion était difficile à concilier avec l'extrème diversité des races humaines, que les trois influences invoquées par lui pour expliquer la transformation des types, savoir : le climat, l'alimentation et le genre de vie, étaient très-hypothétiques, très- douteuses, — et il sentait que son système ne pouvait se passer d’une preuve plus concluante. Or, il pensait, comme tous ses contemporains, et presque tous ceux qui l’ont suivi, que tous les métis humains étaient indéfiniment féconds, et il crut que ce caractère de l'hybridité eugénésique était une preuve suffi- sante de l'unité de l'espèce humaine; à vrai dire, c'était la seule preuve, ou plutôt le seul argument sérieux , car tout le reste était d’une faiblesse à peine déguisée sous une forme littéraire des plus séduisantes. Tel fut le point de départ de Buffon; mais il en découlait (1) Buffon. Suppléments, t. II, p. 19 (1776, in-40). p92 MÉMOIRES ORIGINAUX. logiquement une inévitable conséquence; cette « petite erreur « particulière se répandit sur toute la chaîne des choses qui « pouvaient y avoir rapport. » Il fallut généraliser le principe admis pour l’espèce humaine, il fallut l'appliquer à toutes les espèces ; il fallut dire que les espèces ne peuvent jamais se croiser d’une manière durable. Puis la,doctrine une fois établie, il fallut en subir toutes les exigences, remanier la zootaxie, fusionner toutes les espèces capables de se croiser, la chèvre et le mouton, le dromadaire et le chameau, le bœuf, le bison et le zébu, et à plus forte raison réduire à une seule toutes les espèces de chiens, toutes les espèces de bœufs, toutes les espèces de chevaux, de porcs, de brebis, etc., etc. Et comme plusieurs de ces assertions étaient en contradiction avec la zoologie, il devint nécessaire d'attaquer les nomenclateurs, hommes à courte vue, préoc- cupés « de petits faits particuliers » et écrivant « autant d'er- « reurs que de lignes (1). » Alors, revenant à l'espèce humaine, Buffon put sans hésitation écrire le passage suivant, que M. Flou- rens à récemment reproduit et approuvé (2). « Si le nègre et le blanc ne pouvaient produire ensemble, si «même leur production demeurait inféconde, si le mulâtre « était un vrai mulet, il y aurait alors deux espèces bien dis- « tinctes; le nègre serait à l'homme ce que l’âne est au cheval: « ou plutôt, si le blanc était homme, le nègre ne serait plus «un homme; ce serait un animal à part comme le singe, et « nous serions en droit de penser que le blanc et le nègre n’au- « raient pas une origine commune. Mais cette supposition même «est démentie par le fait, et puisque tous les hommes peuvent « communiquer et produire ensemble, tous les hommes vien- « nent de la même souche et sont de la même famille. » Lorsque Buffon écrivait ces lignes, il ignorait encore que les métis de la louve et du chien braque sont indéfiniment féconds. Plus tard, après avoir exécuté sa célèbre expérience, il se fût probablement exprimé avec moins de hardiesse. Il est probable surtout qu’il eût modifié son langage s'il eût connu autrement que par la voix publique la question du croisement des races humaines. Il y a en effet entre les divers groupes qui compo- (1) Voyez plus haut, p. 346. (2) Flourens. Histoire des travaux de Buffon. Paris, 1850. In-12, p. 169, en nole. SUR L'HYBRIDITÉ ET SUR LES MÉTIS DU LIÈVRE ET DU LAPIN. 93 sent le genre Homme des différences fort remarquables sous le rapport des fonctions génitales; les résultats fournis par le croisement de certaines races paraissent notablement inférieurs à ceux de l'hybridité eugénésique, de telle sorte que l'homæo- génésie semble moins prononcée entre elles qu'elle ne l’est entre le chien et le loup, entre le lièvre et le lapin. On voit tout de suite quel coup fatal l'existence de ces phénomènes d'hy- bridité, si elle était bien constatée, porterait à la doctrine de l'unité de l'espèce humaine. En l'absence de toute autre considé- ration, elle suffirait à elle seule pour démontrer sans réplique la pluralité des origines de l'humanité. Aussi n’aborderons-nous cette question qu'avec beaucoup de réserve , car on est en droit d’exiger ici une surabondance de preuves que nous ne pour- rons pas toujours fournir. On comprendra toutes les difficultés d’un pareil sujet lorsqu'on songera à l'impossibilité physique et morale des expériences scientifiques. Si la physiologie est autorisée à expérimenter librement in anima vili, elle n’a ni le droit ni le pouvoir de porter atteinte à l'inviolabilité des êtres qui composent l'humanité. Il faut donc se borner à observer les résultats des alliances spontanées qui s'effectuent presque par- tout où deux ou plusieurs races d'hommes se rencontrent sur le même sol. Mais ces observations, quelque importantes qu'elles soient au point de vue politique et social, plus encore qu'au point de vue physiologique, ont été jusqu'ici fort négligées. Il y à d’ailleurs à tenir compte d’un élément qui complique sin- gulièrement la question : je veux parler de l'acclimatement, Pour que deux races bien distinctes se trouvent en contact, 1l faut que l’une d’elles au moins ait quitté son pays natal, et on sait que ce changement est capable à lui seul dans beaucoup de cas d’altérer profondément toutes les fonctions de la vie, sans en excepter les fonctions génératrices. Après ces réserves faites, nous allons aborder l'étude des phénomènes d’hybridité dans le genre humain, nous proposant moins de résoudre le problème que de le signaler à l'attention des observateurs. Si les faits qui vont suivre sont insuffisants pour constituer une démonstration rigoureuse, ils prouveront du moins que les mo- nogénistes ont agi avec beaucoup de légèreté en admettant sans preuve que tous les métis humains sont indéfiniment féconds. SECONDE PARTIE DES PHÉNOMÈNES D’HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN SE. — Remarques générales sur le croisement des races humaines. Un écrivain fort ingénieux, qui s’est efforcé de répandre les lumières de l’ethnologie moderne sur l’histoire politique et so- ciale des peuples, mais qui, dans cette étude difficile et presque entièrement neuve, s’est plus d’une fois livré à des généralisa- tions paradoxales, M. A. de Gobineau a cru pouvoir affirmer, dans son Essai sur l'inégalité des races humaines (1855), que le croisement des races produit constamment des effets désas- treux, et qu'une dégradation physique et morale en est tôt ou tard l’inévitable résultat. C’est à cette cause, entre autres, qu'il attribue la décadence de la république romaine, et la chute de la liberté. bientôt suivie de la chute de la civilisation. Je suis loin, pour ma part, de partager son opinion, et, si c'était ici la place, je pourrais rapporter à d’autres causes bien autrement efficaces la corruption sociale et l'abaissement intellectuel qui préparèrent la ruine de la puissance romaine. La proposition émise par M. de Gobineau me semble donc beaucoup trop géné- rale, et je repousse à plus forte raison l'opinion de ceux qui prétendent que toute race croisée, séparée des deux races mères, est incapable de se perpétuer (1). N’est-on pas allé jusqu’à dire, que les États-Unis d'Amérique où la race anglo-saxonne est encore dominante, mais où plusieurs autres races envoient chaque jour de nombreux émigrants, sont menacés par cela même d’une décadence prochaine, et que l'immigration conti- nuelle aura pour résultat d'y produire une race hybride por- tant en elle-même, en vertu de son hybridité, le germe d’une (1) « La seule action des lois de l'hybridité, dit M. Nott, pourrait exterminer tout « le genre humain si tous les divers types d'hommes qui existent actuellement sur « la terre venaient à s’amalgamer d’une manière complète. » (Types of Mankind, Eigth Edition, Philadelphia, 1857, gr. in-8,p. 407.) M, Robert Knox n’est pas moins. explicite : « Je ne pense pas, dit-il, qu'aucune race de métis puisse être maintenue « par les métis seuls au delà de la 3€ ou 4° génération; il faut que ceux-ci s’allient «“ avec les races pures ou qu'ils périssent. » (Rob. Knox, The Races of Men. Lond., 1850, in-12, p. 156.) DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 995 stérilité prochaine ? Ne sait-on pas que sur la foi de cette pro- phétie, il s’est formé, dans la patrie de Washington, un parti dont le patriotisme inintelligent réclame des lois restrictives contre l’arrivée des étrangers ? En Angleterre, où l’orgueil na- tional, après trois quarts de siècle, gémit encore de l’affran- chissement de l'Amérique, il s’est trouvé des hommes sérieux qui ont prédit, au nem de l’ethnologie, la ruine des États-Unis, comme Ézéchiel prédisait la ruine d'Alexandrie (1). Ce n’est pas lorsque la population, la prospérité et la puis- sance de cette nouvelle Europe s’accroissent incessamment avec une rapidité sans exemple dans l’histoire, qu’on peut ajouter foi à un pareil pronostic. Mais pour qu'on ait été conduit à le formuler, pour qu’on ait osé nier la viabilité de toutes les races croisées, pour que cette assertion ait été acceptée même par des monogénistes, il faut bien qu’un certain nombre de faits ou de données particulières aient servi de base à la généralisation. Il faut qu'on ait en vain cherché, parmi les nations de la terre, une race manifestement hybride, nettement caractérisée, inter- médiaire entre deux races connues, et se perpétuant sans leur concours. « Quand les faits rapportés plus haut», dit M. Georges Pouchet, «ne sufliraient pas à prouver qu'une race métis ne « peut prendre naissance, en voyons-nous quelque part? Trou- «vons-nous un peuple conservant un type moyen entre deux «autres ? Nulle part nous ne voyons cela, pas plus qu'il n'existe «de race de mulets. C'est qu’en effet, une telle race, un tel « type, ne peut avoir qu'une existence subjective, éphémère (2). » D’autres, avant M. G. Pouchet avaient posé cette question : où trouve-t-on des races hybrides subsistant par elles-mêmes? Et M. Prichard, pour y répondre n'avait trouvé que trois exem- ples : 1° celui des Griquas issus des Hottentots et des Hollan- dais ; 2° celui des Cafusos des forêts de Tarama (Brésil), race décrite par MM. Spix et Martius, et produite, suivant eux, par le mélange des Américains indigènes et des nègres transportés d'Afrique ; 3° celui des Papouas à tête de vadrouille, qui habi- tent l’île Waigiou, plusieurs îles voisines, et la côte septentrio- nale de la Nouvelle-Guinée, et qui, au dire de MM. Quoy et (1) Ézéchiel, xxx, v. 14, 15, 16. J'avais cru jusqu'ici qu'Alexandrie d'Égypte avait été fondée par Alexandre le Grand; mais il parait, d’après ce passage, qu’elle existait déjà au temps d'Ézéchiel, de Nabuchodonosor et de pharaon Néchao. (2) Georges Pouchet, De la Pluratité des races humaines. Paris, 1858, in-8, p. 140. p96 MÉMOIRES ORIGINAUX. Gaimard sont une race hybride, née de l'union des Malais et des Papouas proprement dits (1). Ces trois exemples ont été contestés (2) et sont en elfet con- testables. On ne connaît presque rien sur les Cafusos, et nul ne peut savoir s'ils sont restés à l'abri de tout mélange avec la race indigène ; mais on sait très-positivement que la nation des Griquas s'est formée, depuis le commencement de ce siècle, autour d'une mission protestante, par la fusion de quelques familles de Bastaurds où métis Hollandais-Hottentots, avec un très-grand nombre de familles appartenant à la race hottentote, à la race boschismane et à la race cafre. Cet exemple ne prouve donc pas qu'une race de métis puisse se maintenir par elle- même (3). Quant aux Papouas à tête de vadrouille, dont nous (1) Prichard, Hist. naturelle de l’homme. Trad. fr. Paris, 1843, in-8, t. 1, p. 26-34. (2) Davis, Crania Britannica. Lond., 1856, in-fol. Introd., p. 7, note. (3) Voyez les Voyages de Truter et Somerville (1801), de Lichtenstein (1805), de Campbell (1813), de John Philips (1825), de Thompson (1824;, etc., dans la Collec- tion des voyages en Afrique, par Walckenaer. Paris, 1842. in-8, t. xv à xx1. En 1801, Truter et Somerville trouvèrent, près du fleuve Orange ou Gariep, dans la contrée où existe aujourd'hui Griqua-Town, une horde de Bustaards et de Boschismans com- mandée par un Bastaard du nom de Kok (t. xvu, p. 364). À leur retour, ils traver- sèrent de nouveau le mênie pays. Ils y trouvérent un village considérable, composé de Cafres, de Hottentots et de métis de plusieurs variétés sous le commandement d’un chef nommé Kok (p.393). Ils en repartirent au bout d’un mois, après avoir ré- compensé la horde entière, composée de Koras, de Bastaards et de Boschismans (p.399). La même année,le missionnaire Kicherer rassembla cette horde en un vil- lage. Il y vint aussi des Hottentots purs et des Namaquas (t. xv1u1, p. 126). En 1802, le missionnaire Anderson, en organisant cette nation naissante, donna l’autorité aux Bastaards (p. 127). Le village de Laawater ou Klaarwater, devenu depuis Griqua- Town, se composait, en 1805, à l’époque de la visite de Lichtenstein, d’une trentaine de familles, dont la moitié était de race bâtarde : le reste était Namaquas ou Hot- tentots (p. 127). Bientôt le village s'accrut « par l’arrivée de nouveaux réfugiés et « par des mariaswes avec des femmes des tribus des Boschismans et des Koranas, « qui vivaient dans le voisinage. » (T. xix, p. 355-356.) Ils pratiquaient la poly- gamie; « ils composaient une horde de sauvages errants et nus, qui vivaient de pil- « lage et de chasse; leurs corps étaient barbouillés de peinture rouge, leur chevelure «“ enduite de graisse et luisante; ils vivaient dans l'ignorance, sans morale, ni au- « ceune trace de civilisation » (p. 356). Au bout de cinq ou six ans, les missionnaires commencèrent à les civiliser, à leur donner le goût de l’agriculture. Cependant le nom de Bastaards, qui indiquait leur origine européenne, ne convenait plus à cette nation, en qui prédominait de beaucoup le sang africain. Ils prirent done le nom de Griquas. Campbell prétend qu'ils choisirent ce nom parce que c'était celui de Ja principale famille {t. xv117, p. 395); mais ce renseignement me semble fort douteux. Ten Rhyne, qui explora l'Afrique australe en 1673, vingt ans après le premier dé- barquement des Européens, mentionne déjà l'existence d’un peuple hottentot qui portait le nom de Gregoriquas (t. xv, p. 212). Trente ans après (1705), Kolbe dé- signa ce même peuple sous le nom de Gauriquas (t. XV, p. 253). Il y avait alors un autre peuple nommé Chirigriquas (p. 241). En 1775, Thunberg parla encore des Gau- riquas (t. xv1, p. 201) et des Chirigriquas (p. 200). Tous ces noms ont évidemment la même racine, et pour quiconque a une idée de la singularité de la prononciation DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 997 avons décrit plus haut la chevelure excentrique (1), ils vivent dans une des régions dont l'ethnographie est le plus inconnue. MM. Quoy et Gaimard ont émis la pensée qu'ils sont issus du dans les dialectes hottentots, il sera facile de comprendre pourquoi les divers voya- geurs ont adopté des orthographes différentes. Il est donc probable qu’en choisissant le nom de Griquas, les Hottentots de Klaarwater ne firent que prendre le nom de l'ancienne nation des Gauriquas. Il y a encore aujourd’hui un peuple de Koraquas, mot qui siguifie, dit-on, « hommes qui portent des souliers, » (Burchell, t. xx, p. 60.) Ils sont voisins de Klaarwater. Quoi qu’il en soit, le peuple nouveau des Gri- quas donna à Klaarwater, sous l'iuspiration des missionnaires anglais, le nom de Griqua- Town. Cette ville, désignée par Malte-Brun sous le nom de Kriqua , s’accrut rapidement par l’adjonction des Korannas. En 1813, sur une population de 2607 ha- bitants, il n'y avait pas moins de 1341 Korannas récemment établis (t. xvin, p.393. En 1814, le gouverneur du Cap voulut obliger les Griquas à fournir des hommes pour l’armée indigène. La proposition fut mal reçue, et la nation faillit se dissoudre pour toujours, Une partie des habitants de Griqua-Town s’échappa dans les mon- tagnes environnantes et forma des bandes de pillards qui, sous le nom de Berge- maars, désolèrent le pays, s’associèrent à des bandes de Korannas, pillèrent et mas- sacrèrent les Betchouanas et les Boschismans de la contrée, et s'emparèrent de leurs femmes et de leurs enfants. En 1825, grâce à l'intervention de John Philips, les Ber- gemaars rentrèrent dans l’ordre et revinrent à Griqua-Town. Ils étaient recroisés de Korannas, de Betchouanas et de Boschismans (t. xv111, p. 357-369). Quelque temps auparavant, une grave dissension s'était élevée parmi les Griquas sédentaires. Le gouverneur du Cap avait envoyé un agent, John Melwill, qui avait donné une charge importante à un certain Waterboer, Boschisman d’origine. La suprématie avait appartenu jusqu'alors à la famille des Kok, qui, fière des quelques gouttes de sang européen qui coulaient dans ses veines, ne voulut pas reconnaître l'autorité de Waterboer, et émigra avec sa suite (t. xx, p. 341-342). Toutefois Thompson, en 1823, raccommoda la famille des Kok avec Melvill {t., xx, p. 342,; mais Waterboer ne fut pas destitué, et en 1825 John Philips trouva les Griguas de la banlieue divisés en trois kraals, sous les chefs Kok, Berend et Waterboer (t. x1x, p 370). Si M. Pri- chard avait pris la peine de consulter ces documents, il aurait reconnu que les Gri- quas sont redevenus, par tant de croisements consécutifs, une race africaine presque pure. Malgré la ténacité des aristocraties, de celles surtout qui reposent sur la cou- leur de la peau, le peuple griqua a obtenu, moins de vingt ans après son origine, un chef de race indigène, et cela seul prouveraît, au besoin, que les hommes d’ori- gine européenne y sont en grande minorité. Aussi les géographes modernes rangent- ils les Griquas au nombre des peuples hottentots. Les voyageurs les désignent sous le nom de Hottentots Griquas. On notera d’ailleurs que M. Prichard, en citant les Griquas comme un exemple de race croisée, s'est bien gardé de les décrire. Pour que l’exemple eût quelque valeur il faudrait que les Griquas présentassent un type intermédiaire entre le type des Européens et celui des indigènes. M. Prichard ne le dit pas; les voyageurs ne le disent pas davantage. Voici maintenant une autre consi- dération. L'origine de la nation griqua remonte à l'an 1800 environ, M. Prichard a parlé de ce peuple, pour la dernière fois, en 1843. Il ne s’était pas écoulé encore deux générations! Autre chose : en 1800, la tribu de Kok était une horde peu nom- breuse; en 1824, c'était un peuple d’environ 5,000 habitants, comptant 700 guer- riers armés de fusils. (Thompson, Loc. cit., t. xx1, p.22.) Il est clair que tout ce peuple ne descendait pas de la tribu primitive, et que celle-ci s'était accrue par des adjonctions très-nombreuses. Le père Petau lui-même, s'il vivait encore, serait obligé d'en convenir. En voilà bien long sur les Griquas; mais je ne me flatte pas que cela suffise à débarrasser la science de l’assertion de M. Prichard, assertion bien légère que tous les monogénistes modernes ont accueillie avec empressement. (1) Voyez plus haut, dans le Journal de physiologie, t. 1, p. 702. 19 _ 598 MÉMOIRES ORIGINAUX. mélange des Malais et des nègres indigènes (sic), maisils n’ont donné cette opinion que comme une hypothèse. « [ls nous ont «paru, disent-ils, tenir le milieu entre ces peuples (malais) et « les nègres sous le rapport du caractère, de la physionomie et « de la nature des cheveux (4). » Ces auteurs n’ont ajouté rien de plus, mais M. Lesson au lieu de dire qu'ils avaient fait une hypothèse, a prétendu qu'ils avaient donné une démonstration. «Ges hommes, dit-il, ont été parfaitement décrits, par MM. Quoy «et Gaimard qui, les premiers, ont démontré qu'ils constituaient «une espèce hybride, provenant suns aucun doute des Papouas « (proprement dits) etdes Malais qui se sont établis dans cesterres, «et qui y forment à peu près la masse de !a population (2).» M. de Rienzi à son tour a décrit deux variétés de Papouas hybrides : les uns issus du croisement des Papouas et des Malais, ce sont les Papou-Malais, les autres nés du mélange des Papouas et des Alfourous-Endamines, ce sont les Pou-Endamènes (3). C'est déjà une complication. Voici maintenant M. Maury qui soutient au contraire, que la race issue du croisement des Malais et des Papous est celle des A/fourous (h). Que conclure de cette contradiction? Que MM. Quoy et Gaimard ont éprouvé une impression; que M. Rienzi a éprouvé une impression un peu différente; que les autorités de M. Maury ont éprouvé une impression tout à fait opposée ; que tous ont fait des hypo- thèses, et que la question est parfaitement douteuse. Au milieu de ces incertitudes, il y a lieu de se demander si les Malais, les Alfourous, les Papouas à tête de vadrouille et les Papouas proprement dits, ne seraient pas autant de races pures. Ge n’est pas seulement dans les régions occupées par les Papouas à tête de vadrouille que les trois autres races se sont rencon- trées ; les Malais, peuple envahisseur par excellence, s’établis- sent comme les Anglais sur toutes les côtes accessibles à leurs vaisseaux, et si la race à tête de vadrouille n’occupe qu'un ter- ritoire très-restreint, si elle est parfaitement inconnue partout ailleurs, où les mêmes éléments sont pourtant en présence, il est permis d’en conclure qu’elle n’est pas le résultat d’un (L) Quoy et Gaimard, Observat. sur la constitution physique des Papous, reproduit textuellement dans Lesson, Complément des Œuvres de Buffon, t. 111. Paris, 1829, in 8, p. 33. (2, Lesson, Loc. cit., t. 11, p. qe (3, Domeny de Rieuzi, l'Océanie, t. 111, p. 303. Paris, 1837, in-8. (4) Maury, da Terre et l'Homme, Paris, 1857, in-12, p. 365. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 599 croisement. D’ailleurs, M. Latham, le plus zélé des élèves de Prichard, nous apprend que M. Earle à vu et décrit les vrais et indubitables hybrides «he real and undoubted hybrids » des Papouas et des Malais, et que ces métis sont tout à fait diffé- rents des Papouas à tête de vadrouille {1). On voit que l'exemple des Papouas est encore plus mal choisi que celui des Griquas, puisqu'il est très-probable que ces hommes à tête de vadrouille, dont le type, parfaitement décrit par Dampier, il ya près de deux cents ans, s’est maintenu depuis lors sans aucune altération , sont des hommes de race pure; mais quand même il serait démontré qu'ils appartiennent à une race hybride, on ne pourrait les citer comme un exemple de race croisée per- sistant par elle-même, puisque loin de vivre séparés des deux races d'où l’on prétend qu'ils sont issus, ils se trouvent confondus avec elles dans les mêmes parages. MM. Quoy et Gaimard, après avoir décrit ces prétendus métis, ajoutent qu'il y avait parmi eux des nègres (c'est sous ce nom qu'ils désignent les Papouas proprement dits). «Ces nègres, disait-il, faisaient librement « partie de la tribu qui nous visitait chaque jour (2).» Il y avait même avec eux deux individus de couleur plus claire qu’on prit, à tort ou à raison, pour des métis d'Européens ou de Chinois. C'était donc une peuplade fort mêlée. M. Lesson, parlant de la population de la petite île de Waigiou (3), dit qu’on y rencontre deux races, les Malais et les Alfourous, plus la race hybride des Papouas. «Geux-ci sont des hommes sans vigueur, sans éner- « gie morale, docilement soumis à l'autorité des radjahs malais, «et le plus souvent réduits en esclavage par les insulaires des «terres voisines (4). » Or, on sait quelle est la conséquence de l'esclavage, sous un climat équatorial, et chez des peuples qui ne se piquent pas de continence. Il est donc impossible que (1) Latham, The Natural History of the Varieties of. Man. Lond., 1850, in-8, p. 213. M. Latham désigne les Malais sous le nom quelque peu fantaisiste de protonésiens. Il y a une foule de néologismes de cette sorte dans son livre. (2) Lesson, loc. cit., t. 111, p. 36. (3) Plusieurs géographes disent que Waiïgiou est une ile considérable; mais ils n’en indiquent pas les dimensions. Or cette île considérable est à peine aussi grande que l’île Majorque. Elle est irrégulière, étroite et longue; elle a un peu plus de 80 lieues de circonférence. (Dumont d'Urville, dans Rienzi, l'Océanie, t. 111, p. 329); mais elle n’a que 25 lieues de long sur 10 de large (Henriey, Histoire de l'Océanie. Paris, 1845, in-1?, p. 281). L'ile de Majorque, beaucoup plus arrondie, n’a que 22 lieues de long, mais elle a 16 lieues de large, Trois races réunies sur un aussi petit territoire ne peuvent pas rester étrangères l’une à l'autre. (4) Lesson, loc. cit., t. 11, p. 119. " 600 MÉMOIRES ORIGINAUX. la race des hommes à tête de vadrouille de l’île Waigiou reste pure de croisement soit avec les Alfourons, soit avec les Malais, et si cette race était réellement hybride, on ne voit pas ce qui pourrait autoriser Prichard et ses adhérents à dire qu'elle se maintient par elle-même. Les trois exemples invoqués par Prichard n'ayant absolu- ment aucune signification, une opinion diamétralement opposée à la sienne n’a pas tardé à se montrer dans la science. On à dit que puisque cet auteur avait été obligé d’aller chercher si loin des exemples si mauvais, c'était bien la preuve qu'il n’en avait pas trouvé d’autres (1), et on en a conclu qu'il n’y avait nulle part de race croisée et permanente, et qu'il ne pouvait pas y en avoir. Cette nouvelle assertion est tout à fait erronée, et si elle a pu trouver des adhérents, c'est parce que la question à été mal posée, parce qu'on n'a pas commencé par préciser la significa- tion du mot rwce, parce qu'on a donné à ce mot une acception trop générale. Parmi les caractères qui établissent des distinctions entre les nombreuses variétés du genre Homme, il en est de plus ou moins graves et de plus ou moins évidents. Pour différencier deux races il suffit d’un seul caractère, quelque léger qu’il soit, pourvu qu'il soit héréditaire et suffisamment fixe. Par exemple, si deux peuples ne différaient l'un de l’autre que par la couleur de la barbe et des cheveux, et que sous tous les autres rap- ports ils fussent parfaitement semblables, par cela seul que l'un aurait les cheveux blonds, l'autre les cheveux noirs, on dirait qu'ils ne sont pas de la même race; c’est le sens vulgaire et vrai du mot race, qui n'implique d’ailleurs aucune idée d'identité ou de diversité d'origine. Ainsi, tous les ethnologistes, tous les historiens, tous les écrivains monogénistes ou polygé- nistes, disent que les Irlandais proprement dits ne sont pas de la même race que les Anglais ; les Germains, les Celtes, les Basques, les Slaves, les Juifs, les Arabes, les Kabyles, etc. etc., sont autant de races plus ou moins semblables ou disparates, plus ou moins faciles à caractériser, plus ou moins distinctes par leurs mœurs, leurs langues, leur histoire, et leur origine. Il y à donc un très-grand nombre de races humaines ; mais si (1; Davis, Crania Britunnica, Introd., p. 8, note. ‘ DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 601 au lieu de considérer à la fois tous les caractères, on considère seulement ceux qui ont le plus d'importance, ou si, après avoir étudié séparément les diverses races par un travail d'analyse, on les compare par un travail de synthèse, on ne tarde pas à reconnaître qu'il existe entre elles des affinités nombreuses, et qu'il est possible de les répartir en un certain nombre de grou- pes naturels. L'ensemble des caractères communs à chaque groupe constitue le type de ce groupe. Ainsi, toutes les races que nous venons d’énumérer et plusieurs autres encore, ont la peau blanche, les traits réguliers, les cheveux lisses, le visage ovale, les mâchoires verticales, le crâne elliptique, etc. : ces points de ressemblance leur donnent én quelque sorte un air de famille qui se reconnaît au premier coup d'œil, et qui leur a valu d’être désignées sous le nom collectif de races caucasi- ques. Les races hyperboréennes et celles de l’Asie orientale con- stituent la famille des races #10ongoliques ; le groupe des races éthiopiques comprend de même un grand nombre de races à peau noire, à chevelure laineuse, et à tête prognathe. Les races américaines et les races #alayo-polynésiennes forment les deux dermers groupes. Certes, il ne faut pas croire que toutes les races humaines viennent se ranger avec une égale facilité dans l’une ou l’autre de ces divisions, qu'on jugera peut-être utile de muitiplier plus tard. Il ne faut pas croire non plus que les traits carac- téristiques d’un groupe soient également prononcés chez toutes les races qui en dépendent, ni même qu'ils soient tous réu- nis sans exception dans chacune de ces races, ni enfin qu’il y ait nécessairement, au centre de chaque groupe, une race type en qui tous les caractères de ce groupe soient développés au maximum. Îl en serait ainsi sans aucun doute si toutes les races connues descendaient de cinq souches primitives comme l’'admettent plusieurs polygénistes,ou si, comme le pensent plu- sieurs monogénistes, l'humanité, une dans l’origine, s'était divisée presque aussitôt en cinq tiges principales d'où seraient sorties plus tard, comme autant de rameaux accessoires, les nombreuses subdivisions qui constituent les races secondaires. Mais aucune race ne peut avoir la prétention de personnifier en elle le type auquel elle appartient. Ce type est fictif; la descrip- tion qu'on en donne est idéale, comme les formes de l’Apollon du Belvédère. Les types humains, comme tous les types, ne sont 602 3 MÉMOIRES ORIGINAUX. que des abstractions, et ce qui le prouve c’est que, suivant qu'on attache plus d'importance à tel ou tel caractère, on admet un nombre plus ou moins considérable de types; il y en avait cinq pour Blumenbach, trois seulement pour Cuvier, et P. Bérard en a décrit une quinzaine. Ge qui le prouve encore c’est que, si beaucoup de races se rattachent directement et évidemment à un type déterminé, il en est d’autres qui tiennent à la fois de deux types très-dissemblables. Ainsi, les Abyssiniens, caucasi- ques par la forme, sont éthiopiens par la couleur. La descrip- tion des principaux types n’est donc qu'un procédé méthodique, mais non rigoureux, destiné à faciliter, par la formation d’un certain nombre de groupes, la comparaison des races humai- nes, et à simplifier, à abréger la description partielle de cha- cune d'elles. Cette division a, en outre, l'avantage de constater pour la plupart des races, leur degré d’affinité ou de divergence relatives. Elle s'accorde même jusqu'à un certain point avec leur répartition primitive à la surface du globe, ce qui a per- mis, sans trop forcer les faits, de distinguer les types par des dénominations empruntées à la géographie (1). Mais il y à dans l'esprit humain une tendance qui le forte sans cesse à personnifier les abstractions. Ces types idéaux (n'en déplaise à l’Académie) qui n'auraient pas dû sortir de la région de l'esprit, ont bien vite usurpé une place dans le do- maine des faits. On leur a accordé une existence réelle. Les mo- (1) Ces dénominations géographiques ne sont certes pas irréprochables; elles ont même l'inconvénient de faire naître dans l'esprit du lecteur cette idée entière- ment fausse, que toutes les races de même type sont originaires de la même ré- gion; quetous les blancs viennent du Caucase, que tous les Mongols viennent de la Mongolie, et tous les noirs de la Nigritie, même ceux de l'ile de Van-Diemen. J'ai cru devoir néanmoins choisir ces dénominations, parce qu’elles sont générale- ment usitées, qu’elles n’ont aucune signification zoologique, et que, si elles exposent quelques personnes à commettre une erreur théorique, elles ne consacrent du moins aucune erreur de fait. Il n’en est pas de même des dénominations adoptées par quelques auteurs et tirées de la couleur de la peau. On a désigné les races du type vaucasique sous le nom de races blanches ; celles du type mongolique, sous le nom de races jaunes; celles du type éthiopien, sous le nom de races noires; celles du type malayo polynésien, sous le nom de races brunes; celles du type américain, sous le nom de races rouges. Or, on a vu plus haut (Journ. de physiologie, t.1, p. 466-471) que le seul type américain renferme des races rouges, des races brunes, des races noires, des races blanches et des races jaunes. —Tl y a des races brunes dans le type mongolique, et même dans le type caucasique ; toutes les races noires ne rentrent pas dans le type éthiopien; enfin le type malayo-polynésien comprend des races dont la couleur varie presque autant que celle des races américaines. La classification basée sur le seul caractère de la couleur de la peau exposerait donc à des erreurs de fait innombrables et tres-graves, DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 603 nogénistes pouvaient le faire, à la rigueur, sans manquer à leur principe, mais les polygénistes qui ont suivi cet exemple ont péché contre la logique. Les premiers attribuent toutes les variétés du genre humain aux nombreuses modifications des cinq races principules, issues elles-mêmes d'une souche com- mune, et les mêmes influences. qui, suivanteux. ont dans l’origine produit les races fondamentales, ont pu ensuite et par des mé- canismes analogues, faire surgir les races secondaires.Tout cela s’enchaîne assez bien. Tel était l’état de la question lorsque les polygénistes sont entrés dans l’arène. Leur premier soin a été d’attaquer la doctrine opposée dans sa base la plus essentielle, et de démontrer qu'aucune cause naturelle n'a pu transformer les blancs en nègres ou les nègres en mongols; ils ont donc pro- clamé la multiplicité des origines du genre humain, c'est-à-dire la pluralité des espèces d'hommes. Puis, soit qu'ils aient reculé devant l’idée de faire subir à la science une révolution trop ra- dicale, soit que, pour rendre plus facile et plus prompt le triom- phe de leur doctrine, ils aient consenti à faire coïncider leurs divisions avec les divisions déjà acceptées, soit enfin, qu'après avoir établi les principes, ils aient jugé superflu de discuter sur les détails, ils ont cherché à restreindre autant que possible le nombre des espèces, et se sont bornés à admettre une souche primitive pour chacune des cinq grandes races décrites par les unitaires. Je ne prétends point que tous les polygénistes aient suivi cette voie; plusieurs ont procédé avec plus d’indépen- dance ; Bory de Saint-Vincent, Desmoulins, P. Bérard, Morton, ont eu le courage de rompre entièrement avec le passé, et de remanier les divisions classiques, mais ils ont trouvé peu d'i- mitateurs, et beaucoup de polygénistes, aujourd'hui encore, se contentent d’assigner une origine distincte à chacun des cinq troncs principaux qui constituent pour les monogénistes les cinq races fondamentales, et qui ne sont pour nous que les groupes naturels formés par la réunion des races ou des espèces de même type. Ils continuent même le plus souvent à se ser- vir du mot race pour désigner l’ensemble de tous les individus de chaque groupe, adoptant ainsi, par une sorte de transaction, le langage de ceux dont ils rejettent le système; c’est ainsi qu'ils disent la race blanche où caucasique, la race jaune où mongo- lique, la race noire où éthiopienne, etc., comme si tous les individus du type caucasique étaient assez semblables entre 604 MÉMOIRES ORIGINAUX. eux pour constituer une seule race, comme si, par exemple, les Celtes bruns et les Germains blonds, pouvaient, dans leur doc- trine, descendre d’une souche commune. Cette contradiction a donné beau jeu aux monogénistes, car si le climat et le genre de vie peuvent faire du Germain un Celte, il n’y a pas de raison pour refuser aux mêmes influences la propriété de faire du Celte un Berbère, du Berbère un Foulah, du Foulah un Nègre, du Nègre un Australien. Je comprends combien on doit hésiter, en anthropologie,avant d'employer le mot espèces; on ne pour- rait le faire avec quelque sécurité que si la science avait nette- ment circonscrit les limites de chaque espèce d'hommes; ce moment n'est pas venu et ne viendra probablement jamais ; car au milieu des changements nombreux introduits par les croise- ments, par les migrations et les conquêtes, et lorsqu'il est certain que plusieurs races, ou même un grand nombre, ont entièrement disparu avant et depuis les temps historiques (1), il paraît impossible d'apprécier le degré de pureté de certaines races, d’en découvrir l’origine, de savoir si elles sont autochtho- nes ou exotiques, si elles appartenaient primitivement à telle ou telle faune, et de rétablir l'ethnologie de la planète telle qu'elle devait être aux époques de la création. Fixer le nombre primitif des espèces d'hommes, ou seulement le nombre des espèces actuelles, est un problème insoluble pour nous et peut- être aussi pour nos successeurs. Les tentatives de Desmoulins et de Bory de Saint-Vincent n’ont produit que des ébauches fort (1) Il est incontestable que plusieurs races américaines ont été anéanties depuis trois siècles ; plusieurs autres, réduites aujourd’hui à quelques familles, disparaîtront prochainement. Les Charruas ont été exterminés en 1831 par les Espagnols de l'Amérique méridionale. Ils ont été détruits, suivant l’expression de M. Latham, “ rameaux et racines, » root and branch. (Latham, Varielies of Man. Lond., 1850, in-8, p. 421). Quatre ans plus tard, en 1835, les Anglais de l'ile Van-Diémen, après un massacre horrible , laissèrent la vie à 210 Tasmaniens, et les transportèrent tous, hommes , femmes et enfants, dans une petite ile du détroit de Bass (île Flinder). En 1842, après sept ans d’exil, le nombre de ces malheureux n'était plus que de 54! C'était tout ce qui restait d’une race qui, quarante ans auparavant, occupait seule et sans contestation toute l’île de Van-Diémen, aussi étendue que l'Irlande. Le capi- taine Geoffroy, qui à navigué dans ces parages il y a nne dizaine d’années, m'a dit tout récemment qu'à cette époque il n’y avait plus que 40 Tasmaniens, et nous ap- prendrons bientôt, sans doute, qu'il n’en reste plus un seul. Les Malais ont entière- ment détruit les races noires qui les avaient précédés dans certaines îles du grand archipel indien. Les Guanches n’existent plus qu'à l’état de momies. La race noire et prognathe , qui occupait les es du Japon avant l’arrivée des peuples mongoliques, n’a laissé d’autres traces de son existence que les crânes enfouis dans le sol, et il est permis de prévoir que, dans un ou deux siècles, toutes les races noires de la Malaisie et de la Mélanésie auront disparu et cédé la place aux Malais et aux Européens. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 605 imparfaites et ont abouti à des classifications contradictoires où le nombre des divisions arbitraires est presque égal à celui des divisions vraiment naturelles. Le mot espèce a, dans le langage classique,un sens absolu qui implique à la fois l'idée d’une con- formation spéciale et celle d’une origine spéciale, et si quelques races, comme la race australienne par exemple, réunissent ces deux conditions à un degré suffisant pour constituer des espèces nettement circonscrites, beaucoup d’autres races pures ou mélangées échappent sous ce rapport à une appréciation rigoureuse. C’est pourquoi la plupart des polygénistes, après avoir pro- clamé la multiplicité des origines de l'humanité et reconnu l'impossibilité de déterminer le nombre et les caractères des souches primitives, ont évité avec juste raison de diviser mé- thodiquement le genre humain en espèces. Puis, beaucoup d’entre eux, se croyant néanmoins obligés d'établir des divi- sions, ont eu le tort d'accepter les bases de la classification des unitaires, d'établir comme eux cinq grandes familles humaines et d'admettre comme eux que tous les individus de chaque famille sont issus d’un tronc commun, — avec cette seule diffé- rence que, pour les monogénistes, les cinq troncs primaires viennent de la même souche et ont les mêmes racines, tandis que, pour les pentagénistes (s’il m’est permis de leur donner ce nom), il y a cinq souches distinctes et indépendantes. La logique aurait voulu dès lors que les cinq races fondamentales des unitaires fussent érigées en espèces. Mais on vient de voir que de puissantes raisons ne permettent pas d'employer ici le mot espèce dans un sens absolu. Les pentagénistes l'ont senti et se sont résignés, faute de mieux, à employer le mot race qu'ils ont ainsi détourné de son acception véritable. Le mot race a donc maintenant dans le langage des auteurs deux significations bien différentes : l’une particulière et exacte, l’autre générale et trompeuse. Pris dans le premier sens, il dé- signe l’ensemble des individus assez semblables entre eux pour que, sans rien préjuger de leur origine, sans décider s'ils sont issus d’un ou de plusieurs couples primitifs, on puisse admettre au besoin, comme une chose théoriquement possible, qu'ils descendent de parents communs. Telles, sont, par exemple, parmi les races blanches, celle des Arabes, puis celles des Bas- ques, des Celtes, des Kimris, des Germains, des Berbères, etc. ; 606 MÉMOIRES ORIGINAUX. parmi les races noires, celle des Nègres éthiopiens proprement dits, celles des Cafres, des Tasmaniens, des Australiens, des Papouas, etc. Pris dans le second sens, dans le sens général, le mot race désigne l’ensemble de tous les individus qui ont un certain nombre de caractères communs et qui, bien que diffé- rents par les autres caractères, bien que divisés en un nombre indéterminé de groupes naturels ou de races proprement dites, ont entre eux plus d’aflinité morphologique qu'ils n’en ont avec le reste du genre humain. Toute confusion de mots expose à commettre des erreurs dans l'interprétation des faits, et cette digression, trop longue peut- être sur l’origine d’une dénomination empruntée par certains polygénistes au langage des monogénistes, va nous permettre de comprendre comment on a pu avoir la pensée de nier l’exis- tence des races croisées, et comment M. Prichard n'a pu op- poser à cette négation que les exemples douteux ou controuvés des Cafusos, des Griquas et des Papouas à tête de vadrouille. S'il était vrai en effet qu’il n’y eût que cinq races d'hommes sur la terre et qu’on fût mis en demeure de démontrer que l’une quelconque d’entre elles en se mariant avec les autres, donne des métis eugénésiques capables de constituer une race mixte, vivace et durable par elle-même, sans le concours ultérieur des deux races mères, on serait vraiment fort embarrassé. Eût-on réussi à établir cette démonstration pour deux de ces grandes races, il n’en résulterait nullement que les croisements corres- pondants aux neuf autres combinaisons des cinq races fussent eugénésiques comme le premier. Il faudrait donc, chose évi- demment impraticable, prouver par dix exemples successifs que les dix croisements possibles entre ces cinq races réputées fon- damentales sont tous également et complétement féconds. La difficulté est telle que M. Prichard, après avoir beaucoup cher- ché, n’a pu trouver que les trois exemples déjà cités et déjà ré- futés. Ces faits n'ayant pas paru concluants, et d'autres faits que nous rapporterons plus loin ayant permis de croire que certains croisements sont imparfaitement féconds, les pentagénistes furent conduits à dire que rien n'établissait la possibilité du croisement définitif des races, et que tout permettait au con- traire de nier cette possibilité. Il ne s'agissait d’abord, dans leur pensée, que du mélange des cinq grandes races principales, et même en se plaçant à DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 607 leur point de vue, même en prenant comme eux le mot race dans le sens le plus général, leur négation, il faut le dire, était loin d’être justifiée; elle reposait toutefois sur des bases plus solides et était moins éloignée de la vérité que l'affirmation opposée. Elle fut donc reçue comme valable jusqu'à nouvel ordre. Mais le principe du non-croisement des races une fois pro- mulgué, la confusion de langage que nous venons de signaler porta ses fruits. On appliqua aux races proprement dites, aux races naturelles, une négation qui ne s’appliquait dans l’origine qu'aux groupes artificiels formés par la réunion des races du même type, et ainsi vint au monde cette proposition effrayante qu'aucune race croisée ne peut subsister dans l'humanité. On remarquera combien cette dernière opinion si exclusive et si excessive diffère de l’opinion première qu'elle a remplacée. Entre le point de départ et le point d’arrivée il y a un tel inter- valle qu’on ne l’eût probablement jamais franchi si le sens am- bigu du mot race n’eût dissimulé la distance. Il est bien clair, en effet, que les affinités d'organisation peuvent exercer quelque influence sur les résultats du croisement. En étudiant l'hybri- dité chez les quadrupèdes et chez les oiseaux, nous avons dit, que l’homæogénésie sans être toujours proportionnelle au degré de proximité des espèces, décroissait ordinairement à mesure qu’on mettait en présence des animaux d'espèces plus éloignées, et les probabilités indiquent qu’on peut s'attendre à voir quel- que chose de pareil dans le croisement des races humaines. Or, sur quoi se sont basés les unitaires d’abord, puis, à leur exemple, les pentagénistes, pour former les cinq groupes ethnologiques, qui constituent, suivant eux, les cinq races fondamentales? Pourquoi toutes les races caucasiques ont-elles été réunies par eux en une seule famille, qui s'appelle dans leur langage la race blanche où la race caucasique? Je l'ai déjà dit, c'est parce que les races à peau plus ou moins blanche ont plus d’affinité entre elles qu'avec les autres races. En d’autres termes, il y a moins de distance zoologique entre les Celtes, les Ger- mains, les Kimris, etc., comparés les uns aux autres, qu'entre ces mêmes hommes et les Nègres, les Cafres, les Lapons, les Australiens, les Malais, etc. Supposons maintenant qu'on ait démontré — et on ne l’a point démontré — que les races d’un groupe quelconque ne puissent jamais engendrer une lignée durable et permanente en se croisant avec celles des quatre 608 MÉMOIRES ORIGINAUX. autres, en pourrait-on conclure que les races d’un même groupe fussent également incapables de donner par leurs croisements des métis indéfiniment féconds? Pas plus que la stérilité de l'union des chiens et des renards ne permettrait de conclure à la stéri- lité de l’union des chiens et des loups : ces deux conclusions seraient aussi peu physiologiques l'une que l’autre. Ceux qui niaient la fécondité des métis issus des croisements réciproques des cinq grandes races primaires pouvaient se tromper sur quel- ques points tout en ayant raison sur d'autres points. Mais ceux qui, renchérissant sur cette négation déjà beaucoup trop géné- rale, l’ont généralisée davantage encore en l’étendant aux croisements des races secondaires d’un même groupe, ont commis une erreur bien autrement grave. Ils ont raisonné comme les monogénistes qui, sachant par expérience que cer- taines races humaines peuvent se croiser et se mélanger sans limites, se sont hâtés d'affirmer que toutes les races, quelles qu’elles soient et dans quelque ordre qu'on les suppose com- binées deux à deux ou même trois à trois, doivent être exacte- ment dans le même cas; de telle sorte que nous assistons à cette contradiction étrange de deux écoles, dont l’une soutient réso- làment que toutes les races quelles qu’elles soient peuvent se mêler et se croiser indéfiniment en tous sens et que tous leurs métis sont aussi féconds, eux et leurs descendants, que s'ils étaient de race pure, — tandis que l’autre école soutient tout aussi résolàment qu'une race croisée, quelle qu'elle soit, ne peut avoir qu’une existence éphémère. Entre ces deux assertions diamétralement opposées, où se trouve la vérité? Ce sont des faits qui se chargeront de ré- pondre. Nous allons en examiner quelques-uns ; les uns dépo- seront en faveur des monogénistes, les autres donneront raison à leurs adversaires, et il nous sera permis d'en conclure que dans le genre homme , comme dans les autres genres de mam- mifères, il y à, suivant les races ou les espèces, des degrés très- divers d’homæogénésie : que les métis de certaines races sont parfaitement eugénésiques, que d’autres occupent une situation moins élevée dans la série de l’hybridité , qu'enfin, il y a dans le genre humain des races dont l’homæogénésie paraît telle- ment obscure que les résultats même du premier croisement sont encore à l’état de doute. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 609 Ç IL. — De l'hybridité eugénésique dans le genre kumain. Si l'opinion que je vais combattre n'était soutenue par des auteurs d’un talent reconnu, il paraîtrait superflu sans doute de démontrer qu’il existe dans le genre humain des hybrides eugénésiques. La plupart de ceux qui liront ces pages doivent se résigner à recevoir cette qualification, car les hommes de race pure sont bien rares assurément dans les pays qu'ils ha- bitent. Ilest clair, en elfet,que beaucoup de peuples modernes, à commencer par le peuple français, se sont formés par le mé- lange de deux ou plusieurs races. Mon excellent maître Gerdy a consacré à l’étude de ces mélanges un long chapitre de sa physiologie, et il a cru pouvoir conclure de ses immenses re- cherches que toutes ou presque toutes les races actuelles ont été croisées une ou plusieurs fois, et que les types primitifs du genre humain, altérés ou modifiés par tant de croisements, ne sont peut-être plus représentés sur la terre (1). C’est une grande exagération; car, d’une part, il y a plusieurs races qu'une si- tuation géographique particulière ou des préjugés de caste ou de religion ont maintenues à l’état de pureté, et, d’une autre part, ainsi que l’a fait remarquer P. Bérard (2), il ne suffit pas, pour produire une race croisée, que deux groupes d'individus de races différentes s’allient et se fusionnent. Lorsqu'il existe entre ces deux groupes une trop grande inégalité numérique, les métis, au bout de quelques générations, reprennent presque tous les traits de la race la plus nombreuse, et se confondent avec elle. Voilà pourquoi, malgré des croisements sans nombre, beaucoup de races ont pu se maintenir et conserver tous leurs caractères depuis l'antiquité la plus reculée. J'ai déjà eu l’oc- casion de dire que les fellahs de l'Égypte actuelle sont exac- tement semblables aux figures représentées sur les monuments de l’époque dite pharaonique (3). Aucun pays pourtant n’a été conquis plus souvent que l'Égypte, qui depuis Cambyse jusqu'à Méhémet-Ali, pendant plus de vingt-trois siècles, a été gouvernée et opprimée par des peuples de race étrangère , Perses, Grecs, Romains, Arabes, Turcs et Mameluks. Les colonies (1) Gerdy, Physioloyie médicale, t. 1, p. 290-330. Paris, 1832, in-8. (2) Bérard, Cours de physiologie, t. 1, p. 465. Paris, 1848, in-8. (3) Voyez plus haut Journal de physiologie. 1858, t. 1, p. 720. 610 MÉMOIRES ORIGINAUX. macédoniennes fondées par Alexandre et ses successeurs per- dirent promptement leurs caractères ethnologiques (1). L'Italie méridionale n’a pas conservé l’empreinte de la race normande. On chercherait en vain dans l'Asie Mineure les descendants de ces Gaulois aux cheveux blonds (2) qui s’établirent autrefois dans la Galatie, et quoique les Wisigoths aient possédé l’Es- pagne pendant plus de deux siècles, quoiqu’ils n’en aient jamais été chassés, quoiqu'on puisse, sans exagération, porter à plu- sieurs centaines de mille le nombre des conquérants, quoique enfin sans aucun doute leur sang, mitigé par le croisement, coule aujourd'hui dans les veines d’un nombre immense d’Espagnols, ceux-ci n'ont gardé pour la plupart aucune trace de leur ori- gine germanique. Mais lorsque le mélange des races s’elfectue en proportions à peu près égales, ou lorsqu'il est le résultat, non d’une in- vasion faite une fois pour toutes, mais d’une immigration abon- dante et continuelle, la question change de face, et la fusion des éléments ethnologiques donne lieu à une population hybride, où le nombre des individus de race pure va toujours en dimi- nuant, et où, au bout de quelques siècles, les représentants des deux types primitifs deviennent des exceptions. Dans un long Mémoire sur l’'Ethnologie de la France, que j'ai lu dernièrement à la Société d'anthropologie de Paris, j'ai montré jusqu’à quel point les croisements peuvent modifier la physionomie d'un peuple. Étudiant d’abord, l'histoire à la main, l’origine des populations de nos divers départements, appréciant autant que possible les proportions des éléments qui s’y sont combinés, déterminant enfin pour chaque région la souche principale et les souches accessoires, j’ai pu retrouver dans la nation fran- çaise actuelle, au milieu des variations sans nombre de la taille, du teint, des cheveux, des yeux, des formes céphaliques, etc., qu’on doit s'attendre à rencontrer partout où plusieurs races se sont mêlées, j'ai pu retrouver, dis-je, les caractères de ces diverses races, et reconnaître l'empreinte plus ou moins pro- fonde, plus ou moins dominante des Celtes et des Kimris, des (1) Macedones qui Alerandriam in Ægypto, qui Seleuciam ac Babyloniam, quique alias sparsas per orbem colonias habent, in Syros, Parthos, Ægyptos degenerarunt. Tite-Live, lib. xxx vit, $ 17. (2) Tous les Gaulois n'étaient pas blonds; mais ceux qui, trois siècles avant notre ère, firent irruption sur la Grèce et l'Asie Mineure, étaient blonds, d'après tous les témoignages; ils appartenaient par conséquent à la race kimrique. DES PHÉNOMÈNES D'IHYBRIDITE DANS LE GENRE HUMAIN. (611 Romains et des Germains. J’ai même pu, en me basant sur les tables de recrutement, donner à mes appréciations, pour ce qui concerne le caractère de la taille, une précision rigoureuse. Je ne puis entrer ici dans plus de détails; je suis contraint de renvoyer le lecteur à mon mémoire, que la Société d’anthropo- logie doit prochainement publier; et à vrai dire, il n’a fallu rien moins que l'autorité des hommes éminents qui ont mis en doute, depuis quelques années, l’existence de l'hybridité eugénésique dans le genre humain, pour rendre nécessaire la démonstration de cette proposition presque évidente : que la population ‘de la France, dans les dix-neuf vingtièmes au moins de notre terri- toire, présente, à des degrés inégaux, les caractères des races croisées. | * Ce seul exemple pourrait suffire ; mais je ne doute pas qu’en étudiant de la même manière l’origine historique et l’état actuel des peuples de l'Italie septentrionale, de l'Allemagne méridionale, de la Grande-Bretagne, — je ne parle pas des États- Unis où la confusion des sangs est peut-être inextricable — on ne puisse démontrer, avec tout autant de certitude, que les diverses races qui s’y sont superposées ont donné naissance, par leur fusion, à des modifications ethnologiques parfaitement recon- naissables. Dans tous ces pays l'instabilité des caractères an- thropologiques contraste avec la fixité qui est l'apanage des races pures, et on peut dire, sans craindre de se tromper, que la plus grande partie de l’Europe occidentale est habitée par des peuples de race croisée. Au surplus, les auteurs qui ont nié l'existence des races croisées n’ont pas nié qu'il y eût en Europe et ailleurs des populations nombreuses et vivaces formées par le mélange de deux ou plusieurs races distinctes. Ils ont dit seulement que les métis, quelle qu'en fût l’origine, étaient nécessairement infé- rieurs sous le rapport de la fécondité aux individus de pur sang, et que leurs descendants directs s’éteindraient au bout de quelques générations, s'ils ne contractaient de nouvelles al- liances avec les deux races mères, ou au moins avec une d'elles. Lorsqu'on objecte à ces auteurs que les populations issues du mélange de plusieurs races possèdent souvent, comme celles de la France et de la’ Grande-Bretagne, une vitalité et une fécondité qui ne laissent rien à désirer, ils répondent que cela ne prouve rien, si ce n’est que les métis sont féconds en 612 MÉMOIRES ORIGINAUX. ligne collatérale, comme on l’observe dans les cas d’hybridité paragénésique, et ils ajoutent que deux cas peuvent se pré- senter : « 1° S’il y a entre les deux races primitives une très-grande inégalité numérique, celle qui est prédominante finit tôt ou tard par absorber l’autre. Au bout de deux ou trois générations la race la moins nombreuse ne compte plus un seul représen- tant, et les métis viennent ensuite peu à peu, par les croisements de retour, se fondre dans la race la plus nombreuse. Celle-ci revient donc à l’état de pureté. La race croisée n'a eu qu'une durée passagère, et n’a laissé après elle aucune trace de son existence. « 2 Si au contraire les deux races, quoique pouvant être en- core numériquement inégales, sont assez nombreuses l’une et l’autre pour qu'aucune d'elles ne puisse absorber la voisine, toutes deux persistent indéfiniment côte à côte sur le même sol. La race hybride qu’elles enfantent paraît aussi persister indéfi- nimeñt; mais ce n’est qu'une apparence. Les métis se marient sans cesse avec les deux races pures, pendant que celles-ci con- tinuent à se marier entre elles. La race croisée regagne ainsi à chaque nouvelle génération un contingent à peu près égal à celui qu’elle perd par les croisements de retour; ceux qui la représentent aujourd'hui ne descendent pas de ceux qui la représentaient il y a cinq ou six générations. Elle ne se main- tient donc pas par elle-même; elle n'existe qu'à la condition d’être entretenue par les races d’où elle est sortie, et s’il arri- vait qu’à un moment donné elle fût entièrement isolée de ces deux races, qu’elle restât livrée à ses propres forces, elle s’étein- drait nécessairement par stérilité au bout de quelques géné- rations. » j J'aurais bien, à la rigueur, quelques réserves à faire sur le premier point, car il ne me semble pas démontré que, dans un mélange en proportions très-inégales, la race la moins nom- breuse ne puisse jamais exercer aucune influence sur l’autre race. Toutefois je m'empresse de reconnaître que cette influence, si elle existe quelquefois, est assez légère pour pouvoir être négligée sans inconvénient sérieux. Le second membre du dilemme est bien autrement grave, car s’il était accepté sans restriction, il faudrait admettre que l'hybridité eugénésique n'existe pas dans le genre humain, et DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 613 que tous les métis, quelle qu’en soit l'origine, qu'ils provien- nent de races très-voisines ou de races très-éloignées, non-seu- lement les descendants des blancs et des nègres , mais encore ceux des Celtes et Kimris, sont incapables d’engendrer une postérité durable. Je pense, pour ma part, que certains métis sont effectivement dans ce cas; je pense qu'il y a dans le genre Homme des degrés très-inégaux d'hybridité; mais, après avoir reconnu que l’hybridité eugénésique existe entre les chiens et les loups, les lièvres et les lapins, les chèvres et les moutons, les chameaux et les dromadaires, il me sera bien permis de dire qu’elle existe aussi entre certaines races d'hommes. Parmi les faits qu’on à invoqués pour prouver la stérilité des métis humains, les uns ont une valeur très-sérieuse, et nous les exposerons plus loin, d’autres sont mal interprétés, d'autres enfin sont tout à fait inexacts. J'ai déjà signalé une cause d'erreur dont on n’a pas assez tenu compte, et qui est cepen- dant bien fréquente : c’est le changement de climat, qui est capable à lui seul de stériliser une race transplantée au milieu d’une autre race. Avant d'attribuer à l'influence de l'hybridité le défaut de fécondité des descendants croisés de la race immi- grante, il faut voir si dans le même pays, les individus de cette race sont plus féconds dans leurs alliances directes. On sait par exemple que les Mameluks, originaires de la région du Caucase, n’ont jamais pu prendre racine en Égypte, où pourtant, depuis 1250, époque de l’avénement de leur dynastie, jusqu à 1811, épo- que de leur extermination définitive, leur caste prépondérante a toujours formé une notable partie de la population. Ils n’ont pu s'y maintenir que grâce aux renforts considérables qu'ils rece- vaient chaque année de leur pays natal, et, quoique moins d’un demi-siècle se soit écoulé depuis le grand massacre du Caire, il ne reste aujourd’hui sur les bords du Nil aucun vestige de leur race. Tel est le fait, et on a cru pouvoir en conclure que les métis de Mameluks et d’Égyptiens étaient des hybrides peu ou point féconds. Gliddon a insisté sur cette interprétation, que M. Georges Pouchet a récemment acceptée (1). Mais ce n'est point la véritable cause de la stérilité des Mameluks en Égypte, (1) Gliddon, The Monogenists and the Polygenists dans [ndigenous Races of the Earth. Philadelphia, 1857, gr. in-8, p. 442. — Georges Pouchet, De la pluralité des races hu- maines. Paris, 1858, in-8, p. 136. 13 614 MÉMOIRES ORIGINAUX. et Volney qui, vers la fin du dernier siècle, a étudié et observé avec soin les hommes de cette race, s'exprime ainsi sur leur compte : « En les voyant subsister en Égypte depuis plusieurs « siècles, on croirait qu'ils s’y sont reproduits par la voie ordi- « naire de la génération , mais si leur premier établissement est «un fait singulier, leur perpétuation en est un autre qui n’est « pas moins bizarre. Depuis cinq cent cinquante ans qu'il y a des « Mamelouks en Égypte, pas un seul n’a donné une lignée sub- « sistante ; 1l n’en existe pas une famille à la seconde généra- « tion; tous leurs enfants périssent dans le premier ou le second « âge. Les Ottomans sont presque dans le même cas, et Lon « observe qu'ils ne s’en garantissent qu’en épousant des femmes « indigènes, ce que les Mamelouks ont toujours dédaïgné (les « femmes des Mamelouks sont comme eux des esclaves trans- « portées de Géorgie, de Mingrélie, etc.). Qu'on explique pour- « quoi des hommes bien constitués, mariés à des femmes saines, « ne peuvent naturaliser, sur les bords du Nil, un sang formé «au pied du Caucase! et qu'on se rappelle que les plantes « d'Europe refusent également d'y maintenir leur espèce (1)! » Malgré la précision de ce texte, beaucoup de Mameluks ont pu prendre leurs épouses, et surtout leurs nombreuses concu- bines, parmi les femmes indigènes. Il est difficile qu'il en ait été autrement, et Gliddon avait raison de dire que si les métis des deux races eussent été féconds il se serait inévitablement pro- duit en Égypte une race croisée. Mais le fait révélé par Volney, fait d’ailleurs parfaitement authentique, n’en persiste pas moins dans toute sa force, savoir : que les Mameluks, par le seul fait du changement de patrie, ont perdu la propriété d’engendrer, avec les femmes de leur propre race, une postérité féconde ; et dès lors rien ne prouve que la stérilité de leurs métis dépende de l'influence de l’hybridité, plutôt que de l'influence du climat. Nous ne nous proposons pas de passer en revue, de discuter successivement tous les croisements particuliers qui se sont pro- duits entre les races humaines, et d'apprécier le degré de fé- condité des hybrides qui en résultent. Pour démontrer que l’'hybridité eugénésique existe réellement, il nous suffira d’un seul exemple pourvu qu'il soit concluant; et pour trouver cet (1) Volney, Voyage en Syrie et en Égypte. Paris, 1787, in-8, t.1, p. 98. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 615 exemple nous n’aurons pas besoin de sortir de notre pays. La population de la France, comme nous l'avons amplement éta- bli ailleurs, descend de plusieurs races bien distinctes, et pré- sente presque partout le caractère des races croisées. Les purs représentants des races primitives y sont en très-petite mino- rité, et pourtant ce peuple hybride, loin de tomber en déca- dence, suivant la théorie de M. de Gobineau, loin de présenter une fécondité décroissante, suivant la théorie de quelques autres auteurs , grandit chaque jour en intelligence, en prospérité et en force numérique. Depuis que la Révolution a brisé les der- nières entraves qui S'opposaient encore au mélange des races, et malgré les guerres gigantesques qui pendant vingt-cinq ans moissonnèrent sans interruption l'élite de sa population virile , la France a vu le nombre de ses habitants s’accroître de plus d’un tiers : ce n’est pas un symptôme de décadence. M. Knox, qui, dans son curieux essai sur les Races Humaines (1), à jugé à propos de décocher sur notre nation quelques vérités assez dures, — et aussi quelques calomnies que nous mettrons sur le compte de son patriotisme, — M. Knox, dis-je, a bien voulu accorder au peuple français une prospérité physique toujours croissante, et comme ce côté de la question est le seul qui nous occupe ici, nous pourrions au besoin nous passer de tout autre témoignage. L’honorable écrivain a cru que ce qu’il disait des Français s’adressait exclusivement à la race celtique; il a sup- posé qu'il n’y avait sur notre sol que des Celtes à peu près purs, et que les autres éléments ethnologiques n'avaient pu modifier en rien les caractères de cette vieille race gauloise. J'ai longue- ment réfuté cette assertion dans mon Mémoire sur l’Ethnologie de la France, et M. Knox, en louant à sa manière la race cel- tique, ne s’est pas aperçu qu'il faisait à son insu, et contraire- ment à son système, l'apologie d’une race fortement croisée, Mais les partisans de ce système diront sans doute qu'à tout prendre la race croisée Kimro-celtique qui habite aujourd'hui la France, ne subsiste pas par elle-même ; que les deux races mères des Celtes et des Kimris, dont l’une prédomine dans le nord-est, l’autre dans le nord-ouest , Je sud et le centre, per- sistent à peu près pures dans leurs régions respectives, et que la race mixte ne se maintient qu'en se retrempant sans cesse (1) Rob. Knox, The Races of Men. Lond., 1850, in-12. 616 MÉMOIRES ORIGINAUX. dans ces deux foyers vivaces. — À cela je répondrai que les in- . dividus qui représentent parfaitement le type celte ou le type kimri sont partout infiniment plus rares que les autres, même dans les départements où l'histoire et l'observation démontrent que l'influence d’une de ces deux races est tout à fait prépon- dérante. Ils sont rares, surtout, dans les départements de la zone intermédiaire que j'ai appelée Kimro-celtique, et où les deux races principales se sont mélangées dans l'origine en pro- portion à peu près égale. Enfin, dans ces derniers départe- ments, qui sont certainement ceux où le croisement a été le plus fort, la population n’est ni moins belle, ni moins robuste, ni moins féconde que dans les autres. Pour ce qui concerne la vigueur de la constitution, j'ai consulté sur les registres de re- crutement la liste spéciale des exemptions pour infirmités, c'est-à-dire pour causes physiques autres que le défaut de taille : j'ai ainsi reconnu que, toutes choses égales d’ailleurs, il y à autant d’infirmes sur 1,000 conscrits dans les départements les plus purs que dans les départements les plus croisés. Je ne puis insister plus longuement ici sur cette proposition, dont j'ai donné la démonstration rigoureuse dans mon mémoire sur l’Ethnologie de la France. Reste la question de fécondité. Les causes qui déterminent l'accroissement ou le déchet d’une population sont tellement multiples, et pour la plupart tellement étrangères à l'influence ethnologique, qu'on ne pourrait, sans s’exposer à des erreurs graves, évaluer le degré de fécondité des diverses races en com- parant, pour chacune d’elles, le chiffre des naissances au chiffre des décès. Il paraît très-probable néanmoins que toutes les races ne sont pas également fécondes, et en tous cas l'esprit conçoit sans peine qu'il puisse y avoir entre elles à cet égard de no- tables différences.Il n’est donc pas nécessaire, pour qu'un croi- sement soit eugénésique, que la fécondité des métis soit 4bso- lument égale à celle des individus de pur sang. Eût-on démon- tré, par des chiffres rigoureux, que la race croisée, par cela seul qu'elle est croisée, pullule moins rapidement que les deux races mères, eüt-on démontré qu'elle présente un plus grand nombre de cas de stérilité sporadique , il n’en résulterait nul- lement que cette race croisée fût incapable de se maintenir et même de s’accroître par elle-même. Le croisement ne cesserait d'être eugénésique que si le fait de stérilité devenait assez gé- DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITE DANS LE GENRE HUMAIN. 617 néral pour rendre le chiffre des naissances de plus en plus faible à chaque nouvelle génération, de telle sorte que la race croisée , ne comblant qu'incomplétement les vides creusés par la mort, fût inévitablement destinée à s’éteindre tôt ou tard. Ainsi, quand même il serait avéré que les métis des Celtes et des Kimris sont un peu moins prolifiques que leurs ancêtres de race pure, et que les populations les plus croisées s’accroissent un peu moins rapidement que les autres, l'hybridité kimro- celtique n’en serait pas moins eugénésique, pourvu, bien en- tendu, que la stérilité relative des métis ne descendit pas au- dessous du degré où commence, pour une race, la stérilité absolue, c’est-à-dire la fécondité insuffisante. Or, les départe- ments où l’histoire et l’ethnologie démontrent que les mélanges de races ont été poussés à l'extrême, sont, toute proportion gardée, aussi peuplés que les autres. La population, loin d'y diminuer, s’y est accrue depuis la Révolution, c’est-à-dire depuis l'établissement des nouvelles divisions territoriales, tout aussi rapidement que dans le reste de la France, et il me pa- raît certain que les croisements des Kimris et des Celtes, soit entre eux, soit avec les Romains et les Germains, constituent des exemples d’hybridité eugénésique. Mais gardons-nous d’imiter le raisonnement paradoxal de nos adversaires, et, de ce que les croisements de certaines races humaines sont eugénésiques, n’allons pas conclure à priori que tous les autres croisements doivent être nécessairement dans le même cas. L'étude de l’hybridité chez les oiseaux et les qua- drupèdes nous a appris qu’il n’est jamais possible de connaître avec certitude, avant l'expérience , les résultats d’une alliance croisée. N'oublions pas d’ailleurs que les faits ethnologiques qui nous ont servi d'exemples sont relatifs au mélange de cer- taines races, bien distinctes sans doute, mais néanmoins très- rapprochées. Le mélange des races plus éloignées est-il toujours aussi fécond, et les métis qui en naissent sont-ils toujours eugénésiques? C’est ce que nous allons maintenant examiner. 618 = MÉMOIRES ORIGINAUX. S LI. Exemples tendant à prouver que les croisements de certaines races humaines ne sont pas eugénésiques. Nous avons cherché à établir, dans la première partie de ce travail, que certains métis humains possèdent une fécondité illimitée, soit dans leurs alliances directes, soit dans leurs croi- sements de retour vers l’une ou l’autre des races mères, et nous en avons conclu que l’hybridité eugénésique existe réel- lement dans le genre humain. Nous allons maintenant examiner les résultats de certains croisements plus disparates, et passer en revue un groupe de faits, d’où il semble permis de conclure que tous les métis hu- mains ne sont pas eugénésiques. Disons d’abord en quoi le phénomène de l'hybridité eugéné- sique ou non-eugénésique peut concourir à la solution de la grande question qui s’agite entre les monogénistes et les poly- génistes. Ce qui, chez les animaux en général, caractérise l’hybridité eugénésique, c'est la fécondité illimitée des métis de premier sang entre eux. I] n’est d’ailleurs pas nécessaire que les espèces mères soient aussi fécondes dans leurs unions croisées que dans leurs unions directes, ni que les métis soient aussi productifs que leurs parents, ni qu'ils leur soient égaux en taille, en force, en longévité, etc. Supposons, par exemple, que la louve conçoive plus difficilement avec le mâtin qu'avec son propre mâle; supposons même que ce croisement ne soit efficace que par exception; qu'il réussisse seulement une fois sur dix, au lieu de réussir à peu près constamment, comme cela a lieu dans l'accouplement des animaux de même espèce; il suffira que, dans ce dixième cas, les métis soient bien féconds pour que le croisement soit déclaré eugénésique. Supposons encore que les chiens-loups hybrides de premier sang ne fassent entré eux que des portées de deux à trois petits, c’est-à-dire deux fois moins nombreuses que les portées ordinaires des chiens ou des loups; il en résultera que cette race intermédiaire pullulera deux fois moins rapidement que les espèces pures; mais, pourvu que la fécondité des métis ne descende pas au-dessous du degré néces- saire à la conservation de la race, pourvu que celle-ci puisse réparer ses pertes à chaque génération , le croisement sera en- So DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 619. core eugénésique , et il ne cesserait pas de l'être, quand même les métis seraient deux fois plus faibles que leurs parents et auraient la vie deux fois plus courte. Ainsi, lorsqu'un physiologiste veut démontrer l'existence de ce degré d’hybridité que nous avons appelé l'hybridité eugéné- sique , il choisit dans les cadres zoologiques deux espèces dont la distinction soit incontestée, il les croise, étudie leurs métis, et, s'ils sont indéfiniment féconds, cela lui suffit pour affirmer que l’hybridité est eugénésique, c’est-à-dire que la définition physiologique de l'Æspèce est inacceptable. Mais lorsqu'un z00- logiste, examinant deux races d'animaux dont la détermination spécifique est encore en litige, cherche à établir que ces deux races ne sont que des variétés d'une mème espèce, et lorsque, pour atténuer la gravité des caractères anatomiques différentiels que signalent ses adversaires, il invoque l’analogie physiolo- gique révélée par l'étude des croisements, on a le droit d’at- tendre de lui autre chose que la démonstration partielle exigée dans le cas précédent. Il faut d’abord qu'il prouve que le croi- sement des deux races constitue un cas d’hybridité eugénésique; car si les métis n'étaient pas indéfiniment féconds entre eux, il serait certain que ces deux races ne seraient pas de la même es- pèce. Ge premier point établi, il ne pourra rien conclure encore, puisque des animaux d'espèces différentes peuvent engendrer des métis eugénésiques. Il doit donc analyser d’une manière complète tous les phénomènes de la reproduction et prouver qu'ils sont exactement les mêmes dans les deux races mères et dans larace hybride. Ce n’est plus seulement l’analogie sexuelle, c'est l'identité sexuelle qu'il doit mettre en évidence, car au point de vue où il se place, il ne suffit pas que les deux races en question soient homæogénésiques à un degré quelconque, il faut qu’elles soient tout à fait homogènes, et la moindre diflé- rence génitale deviendrait un argument contre la thèse qu'il soutient. Si les métis, quoique bien féconds, l'étaient moins que leurs parents, ou si ceux-ci l’étaient à des degrés inégaux, ou s'ils l’étaient moins dans leurs croisements que dans leurs alliances directes, ou si enfin l’étude de ces croisements dévoilait toute autre inégalité fonctionnelle , il serait fort probable que les deux races n’appartiennent pas à la même espèce. Il en se- rait de même si les métis étaient moins forts ou moins vivaces que les individus de race pure, ou si l'un des croisements était 620 MÉMOIRES ORIGINAUX. plus productif que le croisement inverse, comme cela s’observe dans certains cas d’'hybridité qui se rapprochent plus ou moins de l’hybridité wnilatérale. L’existence d’un seul de ces phéno- mènes prouverait que les deux races ne sont pas homogènes, et permettrait par conséquent de penser qu'elles ne sont pas de mème espèce. Les monogénistes qui ont fait reposer la démonstration de l'unité de l'espèce humaine sur le caractère physiologique de la fécondité des croisements n’ont pas tenu compte de ces élé- ments. Ils se sont bornés à dire que toutes les races pouvaient produire des métis; que tous ces métis étaient féconds; et, quand même ces deux assertions seraient parfaitement exactes, la conclusion qu'ils en ont tirée serait sujette à contestation, jusqu’à ce qu'ils eussent démontré que l'étude des métis ne révèle absolument aucune inégalité génitale entre les races mères. Mais que deviendrait leur argumentation s'il était prouvé que tous les croisements ne sont pas eugénésiques ; c’est-à-dire que certains métis ne sont pas indéfiniment féconds entre eux, que d’autres métis paraissent déjà à peu près stériles entre eux dès la première génération, qu’enfin certaines races sont telle- ment peu homæogénésiques que la naissance même des métis de premier sang est plus où moins exceptionnelle ? Si une seule de ces propositions venait à être établie sans réplique, les mo- nogénistes n'auraient pas à se féliciter d’avoir fait appel à la physiologie. Ils auraient fourni une arme terrible à leurs adver- saires, et leur doctrine serait frappée à mort sur le terrain qu'ils ont eux-mêmes choisi. Les faits que je vais exposer tendent à prouver qu’on s’est grandement trompé en considérant tous les croisements humains comme eugénésiques. Obligé de m'en rapporter à des témoi- gnages qui n’ont peut-être pas toujours toute la précision dési- rable, je devrai plus d’une fois laisser planer des doutes sur mes conclusions, mais il résultera du moins de cette esquisse, jusqu'à plus ample informé, que l'étude de l’hybridité est loin d’être favorable à la doctrine des monogénistes. Nous examinerons à la fois les métis sous le rapport de la fé- condité et sous lerapport de la validité physique ou morale, car, au point de vue qui nous occupe, il suffirait que certains métis fussent inférieurs aux deux races mères sous le rapport de la DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN, 621 longévité, de la vigueur, de la santé ou de l'intelligence, pour rendre fort probable que ces deux races ne sont pas de même espèce. Lorsqu'un monogéniste est invité à démontrer que tous les croisements des races humaines sont eugénésiques, le premier exemple qu'il cite ordinairement est celui des mulâtres d’Amé- rique, issus de l’union des colons d'Europe et des nègres afri- cains. Cet exemple, qu'on a longtemps considéré comme décisif, ne serait pas sans réplique, puisqu'il existe des races bien plus différentes des nôtres que ne sont les races de la côte occiden- tale d'Afrique; mais il s’agit avant tout de savoir s'il est bien vrai que tous les mulâtres américains soient des métis eugéné- siques. Il y a d’abord ce premier fait, que l'union du nègre et de la blanche est très-souvent stérile, tandis que l'union du blanc et de la négresse est parfaitement féconde. Gela tendrait à éta- blir entre ces deux races une espèce d'hybridité analogue à celle qui existe entre les chèvres et les moutons, et que nous avons désignée sous le nom d’hybridité unilatérale (1). M. le prof. Serres, à qui la gravité d’un pareil fait ne pouvait échapper, en a donné l'explication suivante : « Un des caractères de la race éthiopique (2) réside dans « la longueur du membre génital comparé à celui de la race « caucasique. Cette dimension coïncide avec la longueur du «canal utérin chez la femme éthiopienne, et l’une et l'au- «tre ont leur cause dans la conformation du bassin chez le « nègre. « Or, il résulte de cette disposition physique que l'union de «l’homme caucasique avec la femme éthiopienne est facile et « sans nul inconvénient pour cette dernière. Il n’en est pas de « même de celle de l’Éthiopien avec la fémme caucasique ; la « femme souffre dans cet acte, le col de l'utérus est pressé « contre le sacrum, de sorte que l'acte de la reproduction « n'est pas seulement douloureux, #{ est le plus souvent infé- « cond. » Cette explication, quoique basée sur un caractère anatomique (1) Voy. plus haut, p. 524. (2) Serres, Rapport sur les résultats scientifiques du voyage de circumnavigation de l'Astrolabe et de la Zélée, lu à l’Academie des Sciences le 27 septembre 1841 (Comptes rendus, t:-XI1, p. 648). 622 MÉMOIRES ORIGINAUX. parfaitement exact, est loin d’être satisfaisante, mais nous l’a- vons reproduite pour montrer que l’un des monogénistes les plus éminents de notre époque, et aussi l’un des mieux ren- seignés, à admis comme un fait parfaitement authentique que l'union des nègres avec les femmes de race caucasique est très- souvent stérile. M. Theodor Waitz, auteur d’un savant traité d'anthropologie, dont le premier volume est tout entier consacré à l'étude des doctrines générales, à examiné avec soin la question des croise- ments de races, en s’efforçant de concilier les résultats de ces croisements avec le système des monogénistes. Il à néanmoins été obligé d'admettre, d’après les documents nombreux qu'il a rassemblés, que dans beaucoup de cas les métis sont faibles et mal constitués. Ainsi, au Sénégal, les métis de Foulahs et de Nègres sont plus beaux et plus intelligents que ces derniers, mais il y a parmi eux beaucoup de bègues, d'aveugles-nés, de bossus et d'idiots. Les enfants nés des Arabes et des femmes du Darfour sont débile$ et pour la plupart peu vivaces, et l’au- teur ajoute que les enfants nés d’une Européenne et d’un Nègre sont rarement robustes (1). Il paraît donc résulter de ces divers renseignements que l'union du nègre et de la blanche est peu féconde, et que les produits qui en naissent de loin en loin sont peu vigoureux et peu vivaces. Toutefois, nous n’admettrons cette conclusion qu'avec réserve, parce que les unions avouées des nègres avec les femmes blanches sont assez rares, et que les auteurs qui en ont parlé n’ont pu se baser que sur un petit nombre de faits. Le croisement inverse entre le blanc et la négresse est au contraire extrêmement fréquent, et on sait qu'il est tout aussi fé- cond, à la première génération, que les pe directes entre individus de même race. On sait également que les mulâtres et les mulâtresses sont bien féconds dans leurs croisements de retour avec les deux races mères. Le grand nombre des individus de toute nuance qu'on désigne sous les noms de quarterons, quinterons, tercerons, (1) Theodor Waitz {de Marburg), Anthropologie der Naturvôlker. Leipzig, 1859, in-8, Bd. 1, s. 203. — Mollien, Voy. dans l'intérieur de l'Afrique; Raffenel, Voy. dans L'Afrique occidentale, 1846, p.51; Mohamed-el-Tounsy, Voyage au Darfour, trad. Jc- mard. Paris, 1845, in-8, p. 277. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. (623 griffes, marabous, capres, etc., et sous le nom collectif de sang-mêlé, est là pour en témoigner. L'hybridité des blancs et des nègres est donc au moins égale à celle que nous avons dé- crite chez les animaux sous le nom d'Aybridité paragénésique. Mais il y a lieu de se demander si elle est eugénésique, c’'est-à- dire si les mulâtres et les mulâtresses de premier sang sont in- définiment féconds entre eux. On conçoit qu'ici il serait imprudent de s’en rapporter à des observations superficielles, et on conçoit en outre que les ob- servations positives doivent être bien difficiles à recueillir. Les mulâtres de premier sang ne sont pas une caste définie et cir- conscrite comme les blancs et les nègres de race pure. Leurs alliances directes ne sont pas très-communes. Les mulâtresses s'unissent de préférence soit avec les blancs, soit avec les métis plus blancs qu’elles. Les mulâtres sont donc obligés pour la Plu- part de s’allier soit avec les négresses, soit avec les femmes issues des croisements de retour vers la race nègre. Il y a néanmoins un assez bon nombre d’unions entre les métis de premier sang, mais les individus nés de ces unions, c’est-à-dire les premier sang de la seconde génération, n’ont pas plus de chances de s’allier entre eux que n’en avaient ceux de la pre- mière. Le nombre des individus de premier sang doit donc dé- croître rapidement de génération en génération, et il en résulte que, quand même ces métis seraient indéfiniment féconds entre eux, On ne pourrait trouver que par exception des mulâtres is- sus en droite ligne à la 3° ou à la 4° génération de l’union di- recte et exclusive des métis de premier sang. Pour donner à la question qui nous occupe une solution rigoureuse, il faudrait pouvoir étudier pendant plusieurs géné- rations une population uniquement composée de mulâtres de premier sang. Gette expérience ne pourra jamais être faite. On trouve bien dans l'île d'Haïti un état dont la population est pres- que entièrement composée d'hommes de couleur. C’est la jeune république dominicaine. Mais ces hommes de couleur sont des métis de toute nuance, et quand même cette nation hybride se maintiendrait en pleine prospérité pendant plusieurs généra- tions, dans l’avenir inconnu, la fécondité illimitée des métis de premier sang entre eux ne serait pas démontrée. On est donc réduit, à défaut d’une expérimentation physiolo- gique analogue à celle que les monogénistes exigent lorsqu'il 62/ MÉMOIRES ORIGINAUX. s’agit de prouver que le croisement de deux espèces animales est ou n'est pas eugénésique, on est réduit, disons-nous, à recueillir les impressions ou plutôt les appréciations des observateurs. La plupart de ces appréciations ne peuvent être qu'approximatives, car elles manquent de base fixe. On ignore absolument quelle est la proportion relative des mulâtres de premier sang qui s’allient entre eux, et de ceux qui se croisent soit avec les au- tres métis, soit avec les individus de race pure, et on ne peut savoir quelle devrait être, dans une population donnée, la proportion normale de ces mulâtres, s'ils étaient parfaitement féconds entre eux. Dès lors il devient très-difficile de dire si le nombre des mulâtres issus en droite ligne des métis de premier sang est égal à la proportion normale, ou s’il lui est inférieur ; de telle sorte que, s'ils étaient seulement un peu inférieurs à leurs parents sous le rapport de la fécondité, si même ils leur étaient inférieurs de moitié, le fait pourrait passer tout à fait inaperçu. La stérilité relative de ces métis ne deviendrait évi- dente que si elle était voisine de la stérilité absolue. Entre ce degré d’infécondité et la fécondité parfaite, il y a une foule de degrés intermédiaires difficiles à reconnaître et plus difficiles encore à prouver. Le premier observateur français qui ait nié la fécondité des mulâtres est M. Jacquinot, auteur de la partie zoologique du Voyage au pôle sud et dans l'Océanie. Nous croyons devoir rapporter ici quelques passages de son ouvrage. Après avoir parlé du croisement des espèces animales, M. Jacquinot conti- nue en ces termes (1) : « Il en est de même dans le genre humain. Là, les espèces sont très-voi- sines, et suivant le principe émis plus haut, « que plus deux espèces sont voisines plus le produit a de chances pour être fécond, » les métis qui en sortent paraissent jouir d’une certaine fécondité, mais qui, de même que chez les animaux, n’est pas absolue. Comme ces derniers, ils rentrent dans les espèces mères en s’accouplant avec elles; mais il en existe toujours un certain nombre, car, indépendamment de leur fécondité relative, de nou- veaux sont sans cesse produits par l'union de deux espèces mères. « En voyant dans nos colonies une population de mulâtres se produire et se renouveler sans cesse, on n'a point songé à mettre en doute leur fécon- dité; elle est très-bornée cependant. D'un côté, les mulâtres disparaissent (1). Voyage au pôle sud et dans l'Océanie sur l’Astrolabe et la Zélée, sous le comman- dement de Dumont-d’Urville, pendant les annèes 1837 à 1840 ; Zoologie, par M. Jac- quinot, commandant de la Zelée. Paris, 1846, in-8, t, 11, p. 91-93. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 625 à chaque instant dans l’une ou l’autre des espèces mères, et si leurs accou plements avaient lieu constamment entre eux, ils ne tarderaient pas à s’é- teindre.… « Dans une colonie, c'est-à-dire dans une île ou une partie du continent d’une médiocre étendue peuplée de nègres et de blancs depuis plusieurs siècles, la plus grande partie de la population devrait être composée de mu- lâtres… « Or il n’en est pas ainsi, et quel que soit le nombre des mulâtres aux colonies, la prédominance des espèces nègre et caucasique n’en est pas moins certaine. Du reste, c’est un fait connu des personnes qui habitent les colonies, que les femmes blanches et les négresses sont en général très- fécondes, et qu’il n’en est pas ainsi des mulâtresses… « Nous croyons être le premier à signaler cette stérilité chez les métis des espèces humaines. Il ne nous a point été donné de recueillir des obser- vations précises, positives, basées sur des chiffres ; mais nous pensons qu’elles ne se feront pas attendre, et qu’il suffit d’avoir éveillé l’attention des observateurs. » L'aveu qui termine ce passage en atténue singulièrement la portée. M. Jacquinot, n'ayant pas séjourné longtemps dans les nombreux pays qu'il avait visités, n'avait pu recueillir que des observations superficielles sur une question qui exige de longues et minutieuses recherches. Mais M. Nott, l’un des anthropolo- gistes les plus éminents de l'Amérique, était mieux placé pour étudier ce sujet. Vivant dans un pays où les races caucasiques et les races éthiopiennes sont très-mélangées, appelé, par sa profession de médecin, à pénétrer dans les familles et à recueillir sur un grand nombre d'individus des renseignements précis, il arriva à des conclusions parfaitement conformes aux idées de M. Jacquinot. Son premier essai sur l'hybridité parut en 1842. C'était une courte notice qui n'eut alors aucun retentissement ; nous n'avons pu la consulter, car elle ne se trouve dans aucune bibliothèque de Paris (4). M. Jacquinot, dont l'ouvrage parut seulement en 1846, n'avait certainement pas connaissance de ce travail; on remarquera d’ailleurs que ses observations avaient été recueillies de 1836 à 1840, avant que M. Nott eût fait con- naître les siennes. Ce qui nous préoccupe ici, ce n’est pas la question de priorité, mais ce fait, bon à constater, que deux observateurs distingués, étudiant le même sujet dans des pays (1) Nous ne connaissons même pas exactement le titre de ce mémoire de 1842. L'auteur publia en 1844 un mémoire intitulé : Natural History of the Caucasian and Negro Races, Mobile, 1844. Il y reprodnisit ses idées sur l'hybridité humaine, Nous n'avons pu nous procurer ce second travail, 626 MÉMOIRES ORIGINAUX. différents, ont été conduits en même temps, à l'insu l’un de l’autre, à émettre les mêmes idées sur la stérilité relative des mulâtres. Dans son mémoire de 1842, M. Nott avait émis les proposi- tions suivantes dont nous empruntons le texte à une publication ultérieure (1) : 1° Les mulâtres vivent moins longtemps que toute autre classe d'hommes ; 2° Leur intelligence est intermédiaire entre celle des blancs et celle des nègres ; 3° Ils résistent moins que les blancs et les nègres aux travaux pénibles ; h° Les mulâtresses sont délicates et sujettes à diverses affec- tions chroniques ; elles sont mauvaises nourrices et sujettes à l'avortement ; généralement, leurs enfants meurent jeunes ; 5° Les mulâtres et les mulâtresses sont moins prolifiques lorsqu'ils s’allient entre eux que lorsqu'ils s’allient avec les races mères; 6° Les enfants du nègre et de la femme blanche tiennent plus du nègre que ceux du blanc et de la négresse ; 7° Les mulâtres, comme les nègres, jouissent d'une immunité extraordinaire à l'endroit de la fièvre jaune, sans acclimatation préalable. Les propositions 1, 3, 4 et 5 sont les seules qui se rattachent directement à notre sujet. Elles confirment et aggravent même, à certains égards, les assertions de M. Jacquinot; mais elles ont été contestées, et M. Nott lui-même a reconnu la nécessité d’en restreindre l'application. Il avait recueilli ses observations dans la Caroline du Sud; c'était là qu’il avait constaté le peu de fé- condité et le peu de longévité des mulâtres. Ayant changé de résidence, il constata des résultats tout différents. À Mobile, à la Nouvelle-Orléans, à Pensacola, villes placées sur le golfe du Mexique, il trouva parmi les mulâtres bon nombre d'exemples de grande longévité et de fécondité bien manifeste, non-seule- ment dans leurs alliances croisées, mais encore dans leurs alliances directes. Quelle pouvait être la cause de ce contraste? M. Nott se demanda si la différence des résultats ne dépendait (1) J. C. Nott, Hybridity of Animals, viewed in connection with the Natural History of Mankind. Dans les Types of Mankind de MM. Nott et Gliddon, Philadelphie, 1854. in-8, chap. x11, p. 373. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITE DANS LE GENRE HUMAIN. 627 pas de la différence des éléments ethnologiques qui avaient pris part aux croisements, Tous les Européens qui ont colonisé l'Amérique n’appartenaient pas à la même race. On sait que les races caucasiques se divisent naturellement en deux groupes : les races blondes, aux yeux gris ou bleus, à la peau très-blanche, aux cheveux de couleur claire, et les races brunes, au teint plus foncé, aux yeux et aux cheveux bruns ou noirs. Les premières occupent surtout l’Europe septentrionale; les autres prédo- minent dans l'Europe méridionale. Il y a donc un peu moins de disparité ou, suivant l'expression de M. Nott, un peu plus d’af- finité entre les européens du Sud et les nègres qu'entre ceux-ci et les européens du Nord, et si l’on apprenait que le croisement réussit mieux dans le premier cas que dans le second, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner. Or, la Caroline du Sud où les mulâtres réussissent mal, à été colonisée par les Anglo-Saxons, tandis que le littoral du golfe du Mexique, où les mulâtres réus- sissent beaucoup mieux, a été colonisé par les Français (Loui- siane) et par les Espagnols (Florides). Telle est l'explication adoptée par M. Nott. Tout en mainte- nant ses conclusions sur les métis issus des négresses et des hommes de race germanique, il pense qu'elles ne sont pas ap- plicables aux mulâtres dont les pères appartiennent à une race caucasique plus ou moins brune. Des différences analogues s’observent souvent chez les animaux dans les croisements où l'on met en présence des espèces plus ou moins rapprochées. Toutefois, avant d'accepter l'explication de M. Nott, il est bon de chercher si les faits qu'il signale ne pourraient pas s’expli- quer autrement. La Caroline du Sud, comprise entre les 32° et35° parallèles N., sous la latitude de l'Algérie, est placée en dehors de la zone où vivent les nègres d'Afrique : la Nouvelle-Orléans, Mobile et Pensacola sont situées plus près du tropique, entre le 30° et le 31° parallèle, et on trouve en Afrique, dans le Sahara septen- trional, au sud de l'Algérie, quelques peuplades de nègres qui vivent sous cette latitude depuis un temps immémorial. Quoi- que le climat ne dépende pas seulement de la latitude, il est permis de croire que les nègres doivent s’acclimater plus faci- lement sur le littoral du golfe du Mexique que dans les régions plus septentrionales. Or, on sait que des hommes transplantés dans un climat très-différent de celui où prospère leur race, 628 MÉMOIRES ORIGINAUX. peuvent, par ce seul fait, perdre une partie de leur fécondité. Il n’en est pas toujours ainsi; toutefois, il suflit que cela ait lieu quelquefois pour qu'on soit en droit de se demander si la diffé- rence signalée par M. Nott entre les mulâtres de la Caroline et ceux de la région du Golfe ne tiendrait pas à cette cause. Mais cette interprétation est en opposition avec deux ordres de faits. D'une part, les nègres et les négresses de la Caroline du Sud sont parfaitement féconds entre eux (1). Le climat de ce pays n’a pas porté atteinte à leurs facultés génératrices, et il n’y à pas de raison pour que leur alliance avec une race blanche parfaitement acclimatée dans le même pays, donne des métis moins bien acclimatés que leurs parents. Le peu de vitalité et le peu de fécondité de ces métis ne peut donc être attribué à l’in- fluence des milieux où ils ont été élevés. (1) En dix ans, de 1840 à 1850, le nombre des esclaves de la Caroline du Sud s’est accru de 56,786. Il y en avait 327,934 en 1840, et 384,720 en 1850. C’est une aug- mentation de plus de 17 pour 100. Les esclaves detoutes nuances sont compris dans ces relevés, mais les nègres de pur sang sont en très-grande majorité, et il est extré- mement probable que c’est par eux exclusivement que s’est accru le nombre des es- claves, Le nombre des métis ne peut être apprécié par les statistiques. Il serait d’ail- leurs impossible de distinguer dans les relevés les métis nés de l'union des mulâtres avec les mulâtresses, de ceux qui naissent continuellement du croisement des blancs avec les négresses. Il semble donc que les relevés statistiques ne puissent jeter aucun jour sur la question de savoir si la population mulâtre se maintient ou non par elle-même. Mais il y a une classe particulière d’hommes de couleur qui est l’objet d’une attention inquiète de certains gouvernements, et ceux-ci constatent avec satis- faction qu’elle diminue d’une manière notable. C’est la classe des hommes de couleur affranchis et jouissant de certains droits civiques fort gênants pour les États à escla- ves. Il fut un temps où l’affranchissement des hommes de couleur ne souffrait aucun obstacle: le nombre des affranchis ou de leurs descendants s’accroissait alors rapi- dement. Beaucoup de blancs donnaient la liberté à leurs enfants naturels; la voix du sang l’emportait sur les considérations politiques et sociales. C’est pourquoi on éprouva le besoin de faire des lois restrictives contre cette émancipation de plus en plus inquiétante. Depuis lors la caste des affranchis a commencé à décroitre. Ils ne peuvent s’allier avec les blancs, qui les dédaignent; ils se gardent bien de s’allier avec les esclaves; ils sont donc obligés de s’allier exclusivement entre eux. Voilà done une circonstance qui permet d'apprécier le degré de fécondité de ces métis. Le re- censement de Charleston portait en 1830 le nombre des affranchis et de leurs des- cendants à 2,107 ; en 1848, ce nombre s’est trouvé réduit à 1,492; diminution, 615 sur 2,107, c’est-à-dire plus de 2 pour 100. Le Charleston Mercury publia ces chiffres pour montrer que la caste des affranchis ne pouvait inspirer aucune inquiétude à la Législature de la Caroline du Sud, et que le gouverneur poussait trop loin le zèle en proposant l'expulsion de cette caste. Une décroissance aussi énorme dépend sans doute en grande partie du petit nombre des naissances. IL y a bien aussi une autre circonstance qui a pu contribuer à réduire la caste : c’est que tout individu affranchi ou descendant d’affranchi, qui sort de l’État, n’y peut plus rentrer ; mais cela n’ex- plique certainement que la moindre partie du déchet. {Voy. Charleston Medical Jour- nal, mai 1851, n° 3, vol. vi, p. 381.) DES PHENOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 629 D'une autre part, un résultat semblable à celui que M. Nott a signalé dans la Caroline du Sud, paraît s'être produit égale- ment à la Jamaïque, sous le 18° parallèle, qui correspond à peu près à la latitude du Sénégal et de Tombouctou. Get île est la plus méridionale des Grandes-Antilles. Elle est située au sud de Cuba, d'Haïti et de Porto-Rico, où les nègres et les mulâtres réussissent parfaitement; mais ces dernières îles ont été colo- nisées par les Français et les Espagnols, tandis que la Jamaïque est une colonie anglaise (1). Les mulâtres de la Jamaïque ont donc la même origine ethnologique que ceux de la Caro- line, et les renseignements suivants, empruntés à l'histoire de la Jamaïque de Long confirment pleinement l'opinion de M. Nott (2). « Les mulâtres de la Jamaïque, dit Long, sont en général « bien proportionnés, et les mulâtresses ont de beaux traits. «Ils semblent tenir du blanc plus que du nègre. Quelques-uns « se sont mariés avec des femmes de leur couleur, mais ces « mariages ont été généralement stériles. Ils semblent sous ce « rapport participer de la nature de certains mulets, et être « moins capables de produire entre eux qu'avec les blancs ou «les nègres. Quelques exemples ont pu se rencontrer peut- « être où le mariage de deux mulâtres a produit des enfants « qui ont vécu jusqu'à l’âge adulte: mais je n'ai jamais en- «tendu parler d'un cas de ce genre (3). « Ceux des mulâtres de la Jamaïque dont je parle spéciale- « ment se sont mariés jeunes, ont recu quelque éducation et « se font remarquer par leur conduite chaste et régulière. Les « observations qu'on fait sur eux ont un grand degré de certi- (1) Les premiers Européens établis à la Jamaïque furent des Espagnols ou des Portugais, Mais l’île fut conquise en 1655 par les Anglais, et tous les anciens colons se retirèrent emportant la plus grande partie de leurs richesses. Cromwell se hâta de la repeupler; il y déporta un grand nombre de proscrits politiques. En 1659, c’est- ä-dire quatre ans après la conquête, il y avait déjà dans l'ile 4,500 Européens et 1,400 nègres. En 1670, la population blanche était de 7,500; les esclaves étaient au nombre de 8,000, ete. On voit que la population de la Jamaique descend exelusive- ment des colons anglais et des nègres esclaves. Quant aux Caraïbes, ils avaient été entièrement exterminés par les Espagnols, un siècle avant l’expulsion de ceux-ci par les Anglais, (2) Long (Edward), History of Jamaica. Lond., 1774, in-4, vol. 11, p. 235-236, cité dans Charleston Med. Journal, 1851, vol. vr, p. 380. (3) Some examples may possibly have occurred, where, upon the intermarriage of two mulattoes, the woman has borne children, which children have grown to matu- rity ; but I never heard of such an instance. 14 630 MÉMOIRES ORIGINAUX. «tude. Ils ne produisent pas de postérité, quoique aucune «apparence n'indique qu'il fassent inféconds en s’alliant avec « les blancs ou les noirs... « Si l’on cherche des faits contraires à cette opinion, il « faudra que la mulâtresse ne soit pas soupçonnée d’avoir eu « communication avec un autre homme que son époux mulâtre, « et il resterait encore à savoir si le fils de deux mulâtres « marié avec la fille de deux autres mulâtres pourrait se repro- « duire et former une race durable. » Ù Un fait aussi grave ne pouvait être accepté sans contrôle. M. Theod. Waitz, que ce fait embarrassait particulièrement, n’a pu y opposer qu'un passage extrait de l'ouvrage publié en 1845, par Lewis, sur les nègres des Indes Occidentales : « Lewis, dit-il, nie expressément la stérilité des mulâtres de la « Jamaïque entre eux, et dit qu'ils sont aussi féconds que les « noirs et les blancs, mais qu'ils sont pour la plupart mous et « faibles, et que, dès lors, leurs enfants ont peu de vitalité (1). » Long avait dit qu'il ne connaissait pas un seul cas où les en- fants d’un mulâtre ou d’une mulâtresse de la Jamaïque fussent parvenus à l’âge de mâturité. Pour réfuter cette assertion, il aurait fallu citer des exemples, ou dire au moins qu'on en con- naissait. Or, M. Lewis s’est bien gardé de le faire (2). Il a dit, au contraire, que les enfants nés de semblables alliances avaient peu de vitalité. Si cette expression n'implique pas nécessaire (1) Lewis. — Journal of a Residence among the Negroes in the West-Indias , 1845, p. 55-58. — Waitz, Anthropologie der Naturvôlker. Leipzig, 1859, in-8, Bd.1, s. 206. (2) La relation d M. Lewis est même, à certains égards, plus grave que celle de Long. Celui-ci a dit que les mulâtres de premier sang sont bien constitués, tandis que Lewis prétend qu'ils sont, pour la plupart, mous et faibles; d’où il résulterait que l’infériorité physique de ces métis se manifesterait même dès le premier croisement. Nous pensons que cette assertion est inexacte. L'auteur cherchait à expliquer le peu de vitalité des enfants des mulâtres ; et, croyant atténuer la portée de ce fait, il a eu recours à une théorie qui, si elle était fondée, ne ferait au contraire que l’aggraver. D'un autre côté, nous pensons que l’assertion de Long, malgré le correctif qui l’ac- compagne, est trop générale. S'il était vrai que l’union des mulâtres et des mulà- tresses fût toujours infructneuse à la Jamaïque, la chose serait tout à fait évidente et depuis longtemps connue, car la stérilité absolue est facile à constater. Mais la stérilité relative peut échapper longtemps à l'observation, attendu qu'il y a toujours, dans les races les plus pures, un certain nombre de cas de stérilité sporadique. IL est probable qu'une enquête ultérieure établira seulement pour la Jamaïque des conclusions analogues à celles de M. Nott pour la Caroline du Sud, savoir que les mulâtres de cette île anglaise sont moins féconds entre eux qu'avec les blanes ou les noirs, et que leurs descendants directs sont en général moins vivaces et moins féconds que les hommes de race pure. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 631 ment l'impossibilité de vivre jusqu'à l’âge adulte, elle tend du moins à faire admettre que les enfants ont peu de chance de parvenir à cet âge, et si l'on songe que le passage précédent est destiné à réfuter les observations de Long, on pourra s’é- tonner que M. Waitz se soit contenté de si peu. C’est bien la preuve qu’il n’a trouvé aucun document positif en opposition avec le fait signalé par Long. Ce n’est pas une raison sans doute pour accepter sans réserve les opinions de M. Nott. Avant de se prononcer définitivement, il faudra attendre de nouvelles observations, nombreuses, au- thentiques et scientifiques. On remarquera néanmoins que la fécondité indéfinie des métis avait été admise comme un axiome : on n'avait pas cru devoir la prouver. On se bornait à dire qu'il y avait beaucoup de mulâtres, sans se demander si cette popu- lation croisée se maintenait par elle-même ou par le croisement continuel des deux races mères. Le premier qui a voulu y re- garder de plus près a été conduit par ses observations à des ré- sultats qui sont en opposition avec l'opinion générale. À ces observations, qui présentent de sérieuses garanties d’authenti- cité, on ne pourra répondre que par d’autres observations par- faitement positives, et 1l faudra que ces dernières soient recueillies spécialement dans les pays où la race germanique s'est croisée avec les races nègres de l’Afrique occidentale. Les études qu'on pourrait faire dans les colonies françaises, espa- gnoles ou portugaises seraient ici sans application directe. Au surplus, les auteurs que nous venons de citer sont loin d’être les seuls qui aient nié la fécondité des mulâtres des Indes Occidentales. Van Amringe, Hamilton Smith assurent que, sans l’union avec les deux races mères, les mulâtres s’éteindraient bientôt. Day dit même expressément que les mulâtres sont ra- rement féconds entre eux, et M. Waitz, un moment ébranlé par tous ces témoignages , ajoute en note : « La stérilité des mu- « lâtres, lorsqu'elle est complète, peut être mise en parallèle « avec ce fait reconnu par Wiegmann chez les plantes, que les « hybrides de types intermédiaires entre les deux espèces mères « sont stériles, tandis que ceux qui sont semblables à l’une ou « l’autre espèce sont féconds (1). » (1) Waitz, loc. cit., p. 205. — Van Amringe, {Investigation of the Theories of the Na- ural History of Man. — Ham. Smith, Natural History of the Human Species, 1848. — Day, Five Years’ Residence in the West-Indies, 1852, vol. 1, p. 294. 632 MÉMOIRES ORIGINAUX. Il paraît résulter des faits et des témoignages précédents : 1° que les métis de la race germanique etdes races éthiopiennes ont peu de fécondité ; 2° qu'ils sont inférieurs sous ce rapport aux métis nés du commerce des négresses avec les hommes appartenant aux races caucasiques plus ou moins brunes. Ces derniers métis existent en grand nombre dans la plupart des Antilles, dans l'Amérique du Sud, dans l'Amérique Centrale, au Mexique, dans la partie des États-Unis qui avoisine le golfe du Mexique, à Maurice, à Bourbon, au Sénégal. Tous ces pays ont été colonisés par les Français, les Espagnols ou les Portu- gais. Les mulâtres qui y sont nés sont féconds dans leurs croi- sements de retour comme les mulâtres d’origine germanique ; de plus, ils sont féconds entre eux au moins à la première géné- ration. Sont-ils aussi féconds dans ces alliances directes que dans leurs alliances croisées ? Leurs enfants s'élèvent-ils aussi bien que les autres ? Enfin, ces enfants, alliés entre eux, sont- ils féconds à leur tour, ainsi que leurs descendants? Ges diver- ses questions sont encore entièrement douteuses. Elles ne pour- ront être résolues qu'après une longue série d'observations recueillies non par des gens du monde, mais par des hommes de science; non par des voyageurs qui jettent en passant un regard superficiel sur les populations, mais par des observa- teurs, et principalement par des médecins fixés au milieu de ces populations. En attendant, voici un document que j’extrais encore du savant ouvrage de M. Waitz : d’après Seemann, « Les « métis de nègres et de blancs à Panama sont bien féconds en- «tre eux, mais leurs enfants s'élèvent difficilement, tandis que «les familles de race pure font des enfants moins nombreux, « mais qui se développent bien (1). » Les européens de Panama sont d’origine espagnole. La fécondité des métis de premier sang entre eux est clairement indiquée dans ce passage, mais il est permis de concevoir des doutes sur celle de leurs descen- dants. Les croisements des nègres et des européens ne sont pas les seuls dont les résultats aient paru défectueux aux observateurs. « Les métis, dit M. Boudin (2), sont très-souvent inférieurs (1) Seemann. — Reise um die Welt, 1853, Bd. 1, s. 314. — Waitz, Anthropologie der Naturvôtker. Leipzig, 1858, in-8, Bd, 1, s. 207. (2) Bulletins de la Société d’ Anthropologie. Procès-verbal de la séance du 1% mars 1860. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 633 « aux deux races mères, soit en vitalité, soit en intelligence, soit « en moralité. « Ainsi les métis de Pondichéry, connus sous le nom de « Topas, fournissent une mortalité beaucoup plus considérable « non-seulement que les Indiens, mais encore que les Euro- « péens, quoique ces derniers meurent incomparablement plus « dans l'Inde qu’en Europe. Il y a longtemps déja que la Revue « coloniale à publié sur ce point des documents positifs. Voilà « pour la vitalité. « À Java, les métis de Hollandais et de Malais sont telle- « ment peu intelligents qu'on n’a jamais pu prendre parmi eux « un seul fonctionnaire, ni un seul employé. Tous les historiens « hollandais sont d'accord sur ce point. Voilà pour l'intelli- « gence. « Les métis de nègres et d'indiens connus sous le nom de « Zambos au Pérou et au Nicaragua sont la pire classe de ci- « toyens. Ils forment à eux seuls les quatre cinquièmes de la « population des prisons. Ce fait, déjà annoncé par Tschudi (1), «m'a été récemment confirmé par M, Squier. Voilà pour la « moralité. « Il y a cependant certaines qualités physiques qui peuvent « être acquises par le croisement des races. Telles sont les «immunités pathologiques. Les mulâtres des Indes occiden- « tales sont à l'abri de la fièvre jaune, comme les nègres. » Dans ce passage il n’est pas question de la fécondité des métis. Ce n’était pas l’objet de la discussion. On se demandait seulement si cette opinion assez répandue, que les croisements améliorent les races sous le rapport physique, intellectuel et moral, était conforme à la réalité des faits observés. Voilà pour- quoi M. Boudin s’est borné à signaler le peu d'intelligence des métis nés de l’union des Hollandais de Java avec les femmes malaises. Mais dans son Traité de Géographie médicale 1 a émis sur ces métis une assertion bien autrement grave : c’est qu'ils ne peuvent pas se reproduire au delà de la troisième gé- nération (2). Ge fait, annoncé par le docteur Yvan, confirmé depuis par plusieurs témoignages, n’a pas été contesté. M. Waiïtz … (1) Le doct. Tschudi ajoute que « comme hommes, les Zambos sont grandement inférieurs aux races pures. » Travels in Peru. Lond., 1847, — G. Pouchet, De la plu- ralité des races humaines, Paris, 1858, in-8, p. 137. (2) Boudin. — Géographie médicale, Paris, 1857, in-8, t. 1, Introd., p. xxxIx, 634 MÉMOIRES ORIGINAUX. emprunte à Grufgürtz quelques détails de plus qui ne sont pas sans intérêt. « Les Lipplappen, dit-il (c'est le nom des métis « de Java) ne se reproduisent pas au delà de la troisième géné- « ration. Doux, mous et faibles, ils se développent bien jusqu’à « 15 ans, puis ils s'arrêtent. À la troisième génération il ne font « plus que des filles et celles-ci sont stériles (1). » Ce mode particulier de stérilisation est des plus curieux, et mérite toute l'attention des physiologistes. Mais il y a lieu de chercher si la stérilité des Lipplappen dépend de leur origine croisée ou de quelque autre condition. Le climat des îles de la Sonde est très-défavorable aux Euro- péens. Les Hollandais ne perpétuent pas leur race à Batavia, et sans se croiser avec les indigènes, ils y deviennent stériles quel- quefois dès la seconde génération (2). La stérilité des métis pourrait donc être attribuée à l'influence du climat. Il paraît d’ailleurs résulter d’une communication verbale faite à M. de Quatrefages par le docteur Yvan, que dans d’autres colonies hollandaises du grand archipel Indien, les métis sont bien féconds (3). Il n'est donc pas démontré que la stérilité des Lipplappen soit le résultat de leur hybridité. M. de Quatrefages, pour expliquer la différence des résultats produits par le croisement des Hollandais et des Malais à Java et dans d’autres colonies hollandaises, a supposé que cette dif- férence était due à l'influence des milieux. Gela est possible, mais il y à un autre ordre d'influence dont il faut aussi tenir compte; c’est la proportion numérique respective des deux races qui se croisent. Là où il y a peu d’Européens, les métis (1) Grufgortz. — Reise, Bd int, s. 288.— Theod. Waitz, Anthropologie, 1859, Bd. 1, s. 207. — Je trouve dans le Voyage de Stavorinus une phrase qui permet d’entrevoir l'explication du fait singulier signalé par M. Grufuôrtz. Après avoir donné le chiffre de la population européenne de Batavia, Stavorinus ajoute : « Parmi les Européens « susmentionnés figurent aussi ceux qui sont nés ici de parents européens, parmi les- « quels les femmes forment le plus grand nombre. » (Stavorinus, Voyage par le Cap de Bonne-Espérance et Batavia à Samarang, ete., traduit du hollandais. Paris, an vin, in-8, t. 11, p. 283.) Il semble done que l'influence du climat sur les Européens pro- duirait dans leurs facultés génératrices une modification qui les rendrait peu aptes à engendrer des mâles avec les femmes de leur propre race. Cette modification se transmettrait par voie de génération à leurs descendants croisés. Mais le fait signalé par Stavorinus demande à être vérifié. (2) Steen Bille. — Bericht über die Reise der Galathea, 1852, Bd. 1, s. 376 — Waïitz, loc. ci. (3) A. de Quatrefages. — Du croisement des races humaines, dans la Revue des Deux- Mondes, 1857, t. vin, p. 162, en note. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 699 de premier sang sont peu nombreux; ceux qui s’allient entre eux sont bien moins nombreux encore, et les autres se croisent de nouveau avec les deux races mères, surtout avec la race indigène, qui est tout à fait prédominante. Là, au contraire, où la population européenne est considérable, les métis de premier sang sont assez nombreux pour constituer une sorte de caste intermédiaire, et, sans échapper entièrement aux croisements de retour, ils contractent avec leurs pareils presque toutes leurs alliances (1). Dans le premier cas, la plupart des individus de sang mêlé sont plus rapprochés de la race indigène que de la race étrangère, c’est-à-dire que les métis de second sang, de troi- sième sang, etc., sont beaucoup plus nombreux que les métis de premier sang. Or, à mesure que le croisement de retour s’eflectue, l'influence de l'hybridité diminue et s’efface. Dans le second cas, au contraire, la plupart des métis de sang mêlé sont des métis de premier sang (2), soumis bien plus que les autres à l'influence de l’hybridité, et s’il était vrai que l'hybridité eût pour con- séquence de diminuer la fécondité, on comprendrait très-bien que la fécondité de la population hybride variât beaucoup suivant la proportion relative des deux races qui l'ont en- gendrée. Or, Batavia est le plus grand centre de population de l'archipel Indien; c’est là qu’il y a le plus d’Européens; c’est là surtout que les Lipplappen forment une classe distincte, et c'est là précisément qu'on a constaté leur peu de fécondité. Je ne prétends pas que cette interprétation soit exacte; je ne la présente que comme une hypothèse à vérifier. Voici pourtant un fait qui semble lui donner quelque valeur. Je l'emprunte (1) Les choses se passent bien autrement en Amérique entre les blancs, les nègres et les mulâtres. Les mulâtres sont esclaves comme les nègres. Un très-grand nom- bre de mulâtresses deviennent les concubines des blanes, et les mulâtres sont obligés pour la plupart de se contenter des négresses. J1 y a donc relativement peu d’unions entre métis de même sang. L’abolition de l’esclavage n’a pu et ne pourra de long- temps modifier sensiblement cet ordre de choses. Le préjugé de la couleur ne s'effa- cera pas de sitôt, et beaucoup de mulâtresses préféreront devenir concubines des blancs plutôt que femmes légitimes des mulâtres. Dans les Indes Orientales, le préjugé de couleur ou plutôt le préjugé de race n’existe pas. Les blancs ue sont qu'une caste aristocratique; les Malais sont libres comme les métis ; ils l’ont toujours été; les métis sont fiers d’avoir du sang européen dans les veines, comme chez nous certains bourgeois sont fiers d’avoir des alliances dans la noblesse. Ils forment donc, dans les centres de population, une sorte de caste intermédiaire entre celle des blancs et celle des indigènes. (2) Je n'ai pas besoin de rappeler que l'expression de métis de premier sang dé- signe non-seulement les individus issus du premier croisement, mais encore les des- cendauts des unions qu'ils contractent entre eux. 636 MÉMOIRES ORIGINAUX. encore à l'important ouvrage de M. Waiïtz. On sait que les Chinois se sont répandus en grand nombre dans les îles orien- tales et septentrionales de l'archipel Indien. Ils sont relative- ment beaucoup moins nombreux à Java et à Sumatra, où leur commerce ne peut soutenir la concurrence avec .celui des Hollandais. « Les descendants des Ghinoïs et des femmes ma- «laises dans les îles orientales de l'archipel Indien, dit «M. Waitz, s’éteignent assez promptement, tandis qu’à Java, « où les Chinois purs sont peu nombreux, les métis chinois- « malais sont au nombre de 200,000 (1). » Si l’on attribue le peu de fécondité des Lipplappen de Java à l'influence délétère du climat de Java, il est bien difficile d'attribuer la grande fécondité des métis chinois-malais de la même île à la bénignité particulière de ce même climat. D’ail- leurs, les îles plus orientales où ces derniers métis ne réussis- sent pas ne sont pas plus malsaines que l’île de Java. Il pa- raît donc résulter des deux faits rapprochés par M. Waitz, que les métis chinois-malais de la Malaisie prospèrent là où il y a peu de Chinois, qu'ils s’éteignent là où il y en a beaucoup, c'est-à-dire que la fécondité de la population hybride augmente à mesure que les conditions propres à favoriser les croisements de retour vers la race malaise se prononcent davantage. Cela reviendrait à dire que les métis de deuxième, de troisième, de quatrième sang, etc., sont plus féconds que les métis de pre- mier sang , chose assurément tout à fait conforme aux lois de l'hybridité chez les animaux. Mais les faits que nous venons d'examiner demandent à être vérifiés et complétés avant de servir de base à une conclusion définitive (2). (1) Waitz, loc. cit., p. 207. L'auteur renvoie à un journal que je n’ai pu consulter : Zeitschrift der d. Morgenl. Ges., vr, 573, et 1x, 809, en note. (2) M: Gutzlaff, missionnaire de l’Indo-Chine, a été frappé du peu dé fécondité des métis nés au Cambodge de l’union de la race indigène avec les immigrants chinois. Le Cambodge est situé au sud-est du Siam, au sud de l'empire d’Anam, entre le 10e et le 14° parallèle. «Il est remarquable, dit-il, que les mariages des femmes indigènes « avec les Chinois sont féconds à la première génération, mais qu'aux générations “ suivantes les métis deviennent graduellement stériles, et qu'ils le sont tout à fait “ à la cinquième génération, J'en ai vu beaucoup de cas, mais je ne puis expliquer « une pareille dégénération entre des nations si semblables à la fois par leur confor- “ mation physique et par leur genre de vie. S'il en était autrement, la race chinoise « aurait dû devenir prédominante, et absorber la race indigène en peu de siècles. Il «“ n’en a pourtant pas été ainsi, et les innombrables immigrants que la Chine verse « continuellement dans ce pays disparaissent au milieu d’une population clairsemée.» (Gutzlaff, Geography of the Cochin-Chinese Empire, dans Journal of the Royal Geogra- phical Society of London, vol. xix, p. 108. Lond., 1849, in-8..) / DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITE DANS LE GENRE HUMAIN. 637 Ces exemples des métis de la Malaisie, que nous acceptons seulement sous toutes réserves, tendent à montrer que les ré- sultats du croisement ne dépendent pas exclusivement du de- gré de proximité des races, car il y a certainement moins de distance zoologique entre les Chinois et les Malais, entre ceux- ciet les Hollandais, qu'entre les nègres d'Afrique et les euro- péens méridionaux. Or, les mulâtres des colonies françaises, portugaises ou espagnoles paraissent doués d’une fécondité bien supérieure à celle des métis hollandais ou chinois de la Malaisie. On sait en outre qu'au Mexique et dans l'Amérique méridionale, l'union des indigènes avec les Portugais ou les Espagnols a donné, dans beaucoup de localités, des métis dont la race se perpétue (1). En étudiant l'hybridité chez les animaux, nous avons vu que l'homæogénésie n’est pas toujours exactement proportionnelle au degré de proximité des espèces ; nous rappellerons en parti- culier que les chabins, ou hybrides du bouc et de la brebis, sont ‘bien supérieurs aux mulets de l'âne et de la jument, quoiqu'il y ait plus de différence entre les chèvres et les moutons qu'entre les chevaux et les ânes (2). Il n’en est pas moins vrai qu’en général, et sauf un certain nombre d’exceptions, les résultats des croisements sont d'autant plus défectueux que les espèces sont plus éloignées. Cela nous conduit à étudier l’hybridité hu- {1} On ignore, il est vrai, quel est le degré de mélange de ces populations hybrides du Mexique et de l'Amérique méridionale, et les observations relatives à ce croise- ment sont extrêmement difhciles à faire, car les variétés des métis des divers sangs sont loin d’être aussi apparentes aue chez les mulâtres, les quarterons et autres métis de nègres et d’européens. Sous le rapport de la couleur, de la chevelure, des formes du crâne et de la face, les races européennes, surtout les races méridionales, diffèrent infiniment moins des races américaines que des races éthiopiennes, et les caractères intermédiaires des divers métis, même des métis de premier sang, sont beaucoup moins nets dans le premier cas que dans le second. Ainsi les célèbres Paulistas de la province de Saint-Paul, au Brésil, issus de l'union des Portugais et des Indiens, constituent une race vigoureuse, vaillante et même héroïque, quoique féroce et tur- bulente. Au dire de certains auteurs, le sang européen prédominerait beaucoup chez eux; d’autres auteurs prétendent, au contraire, qu’ils sont presque entièrement In- dieus. D'autres pourront dire, par conséquent, qu'ils sont exactement intermédiaires entre les deux races mères. Mais ces contradictions montrent combien il est difficile d'apprécier le degré de croisement des métis d'Indiens et d’Européens. La question de savoir si les métis de premier sang sont indéfiniment féconds entre eux, s'ils le sont habituellement ou s’ils ne le sont que par exception, ne pourra donc être résolue par les voyageurs. Les observateurs résidant dans le pays, et spécialement les mé- decins pourront seuls, par des observations ultérieures, recueillies avec précision, fournir sur ce point des documents exacts. (2) Voy. plus haut, p. 551. Les chabins sont des hybrides eugénésiques, tandis que les mulets proprement dits sont des hybrides dysgénésiques. 638 MÉMOIRES ORIGINAUX. maine dans les régions où les races les plus élevées se sont trou- vées en présence des races les plus inférieures. Quelles sont les races qui occupent les deux extrémités de la série humaine? Plusieurs auteurs anglais sont convaincus que la race anglo-saxonne, — ou plutôt la race germanique, — à laquelle ils appartiennent, est la première race de l'humanité. M. Alex. Harvey se plait même à croire que la Providence l’a créée pour dominer sur toutes les autres (1). Le patriotisme est une vertu qui à droit à nos égards. Nous ne chercherons donc pas à diminuer la satisfaction de nos alliés d’outre-Manche, et nous nous empresserons de déclarer que la race qui a produit Newton et Leibnitz n’est inférieure à aucune. A l’autre extrémité du monde, et presque aux antipodes de la Grande-Bretagne, les Anglais se trouvent en contact depuis plus d'un demi-siècle avec les races mélanésiennes, et spéciale- ment avec les Australiens et les Tasmaniens. On peut discuter sur le degré d’infériorité relative de ces deux dernières races, qui diffèrent sensiblement par les caractères physiques (2). Mais on s'accorde généralement à reconnaître qu'elles sont inférieures à toutes les autres, à toutes celles du moins qui se sont trouvées d’une manière permanente en rapport avec les Européens. Gelle des Hottentots, qu'on a longtemps placée au dernier degré de l'échelle, leur est notablement supérieure. Les Hottentots, quoique très-réfractaires à la civilisation, ont montré du moins quelque peu de perfectibilité, tandis que les Austra- liens sont des sauvages absolument incorrigibles. Les Anglais ont fait pour les instruire et les policer les tentatives les plus persévérantes, les mieux dirigées — et les plus inutiles. N'ayant pu réussir sur les adultes, ils ont pris les enfants en bas âge, ils les ont élevés dans les orphelinats avec des enfants euro- péens; ils ont pu ainsi leur apprendre à marmotter quelques prières, à lire et mème à écrire, mais en approchant de l’âge de la puberté, les jeunes élèves retombaient sous le joug de leurs instincts sauvages, et ces civilisés d’un jour s’échappaient dans les bois pour y vivre comme leurs parents qu'ils n'avaient jamais connus. Une fois on prit de jeunes Australiens, on les (1) Monthly Journal of Med. Sc. Edinburg, 1850, in-8. vol. x1, p. 304. (2) Rappelons en particulier que les Australiens ont les cheveux roides et lisses, tandis que les Tasmaniens ont la chevelure laineuse, DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 639 transporta en Angleterre, on les confia aux frères moraves qui ne négligèrent aucun soin pour les perfectionner. « Ils en sont « revenus, dit M. P. Garnot, aussi bruts qu'auparavant. Un pro- « priétaire d’une ferme dans l’intérieur, nous a assuré qu’il « n'avait jamais pu réussir à les employer aux plus simples « travaux de l’agriculture [1). » Ce qu'on sait des Tasmaniens ne permet guère de les consi- dérer comme supérieurs aux Australiens. Il faut dire toutefois que ces malheureux insulaires de la terre de Van Diémen n’ont pas été l’objet des mêmes soins que leurs voisins de l’Austra- lie. Les Anglais, si humains, si patients avec ces derniers, ont commis sur la race tasmanienne, en plein xix° siècle, des atro- cités exécrables, cent fois plus inexcusables que les crimes jus- qu'alors sans rivaux dont les Espagnols du xv° siècle se ren- dirent coupables aux Antilles. Ces atrocités ont abouti à une extermination en règle (2), motivée, disent les optimistes, par l’insociabilité absolue des Tasmaniens (3). Ce n’est point à nos yeux une circonstance at- - (1) Dict. pitlor. d'Hist. natur., art. Homme. Paris, 1836, gr. in-8, t. 1v, p. 11. — M. Garnot, auteur de cet article, a fait le tour du monde par ordre du gouvernement français, en qualité de médecin en chef de la corvette la Coquille. — Voy. encore dans le ne vol. de l'Océanie, de M. de Rienzi, p. 506, l'histoire des deux Australiens Be- nilong et Daniel, qui, après avoir vécu plusieurs années, libres et choyés, avec les Européens, se dépouillèrent de leurs vêtements et s’en allèrent vivre dans la forêt. (2) En 1835, les Anglais de l’île Van Diémen entreprirent de se débarrasser pour toujours des indigènes. Une battue régulière fut organisée dans toute l'ile, et en peu de temps tous les Tasmaniens, sans distinction d'âge ni de sexe, furent exterminés, à l’exception de 210 individus qui furent transportés dans la petite île Flinders (ou Furneaux) du détroit de Bass. C'était tout ce qui restait d’une race qui, jusqu’à l’arrivée des Anglais, avait occupé sans contestation un territoire presque aussi grand que l'Irlande. Cet épouvantable massacre produisit une horreur profonde dans le Parle- ment britannique, mais on ne songea même pas à réintégrer sur le sol natal les infortunés débris de la race tasmanienne. On prit pourtant des mesures pour que les déportés de l'ile Flinders fussent traités avec humanité et abondamment pourvus de vivres ; on leur octroya même les soins de la religion. Cette île a treize lieues de long sur sept de large ; l’espace ne manquait donc pas aux proscrits. Néanmoins ces 210 individus, pour la plupart adultes, s’éteignirent rapidement, et le comte de Strze- lecki, qui les visita en 1842, n’en trouva plus que 54. En sept ans et quelques mois, il n’était né que 14 enfants. (Strzelecki, Physical Description of New South Wales and Van Diemen’s Land. London, 1845, in-8, p. 353-57.) (3) Quelques mois avant l’extermination des Tasmaniens, un habitant de Hobart- Town, récemment établi dans la colonie, écrivit une lettre que M. de Rienzi a re- produite dans le t. 111 de l’Océanie, p. 558. L'auteur prévoyait déjà qu'un conflit était inévitable, et prenait manifestement parti pour les malheureux indigènes. Après avoir dit que ceux-ci marchaient en troupes, mais ne paraissaient avoir ni chef ni même une idée quelconque de gouvernement, il ajoutait : « On a élevé plusieurs de leurs « enfants dans ies écoles de Hobart-Town ; quand une fois ils étaient parvenus à 640 MÉMOIRES ORIGINAUX. ténuante ; mais il résulte réellement de tous les renseignements, que de tous les êtres humains, les Tasmanienssont, — ou plu- tôt étaient, — avec les Australiens, les plus rapprochés de la brute. L'étude des résultats de l’union des Anglo-Saxons avec ces deux races inférieures nous donnera une idée de ce que peu- vent produire les croisements les plus disparates de l'humanité. M. d'Omalius d'Halloy, président du sénat belge, savant vénérable, aussi connu par ses travaux de géologie que par ses travaux d'anthropologie, termine ainsi le septième chapitre de son traité des races humaines : « Il est remarquable que, quoiqu'un grand nombre d’Euro- « péens habitent maintenant dans les mêmes contrées que les « Andamènes, on ne mentionne pas encore l'existence d’hy- « brides résultant de leur union (1). » Sous le nom général d’Andamènes, M. d'Omalius d'Halloy comprend à la fois les Australiens, les Tasmaniens et tous les noirs à tête laineuse de la Mélanésie et de la Malaisie. Il paraît donc résulter de ce passage : ou bien que les Euro- péens établis dans ces contrées n’ont eu aucun rapport avec les femmes noires indigènes, chose tout à fait inadmissible, comme nous le démontrerons tout à l'heure, ou bien que le croisement des races a été complétement stérile. Cette dernière supposition n’est cependant pas tout à fait exacte. Il est bien vrai que la plupart des voyageurs ne font au- cune mention des métis de la Mélanésie; il est bien vrai que ces métis sont assez rares; il y en a cependant quelques-uns. Ainsi, MM. Quoy et Gaymard ont vu un métis d'Européen et de Tas- manienne (2). M. Gliddon, qui malheureusement ne cite pas la source où il à puisé son renseignement, annonce que jusqu'à 1835, époque où les Tasmaniens furent exterminés, on n'avait «“ l'âge de puberté, un instinct irrésistible les rappelaient dans leurs solitudes. » — Nous ne connaissons pas d’autres renseignements sur les tentatives que les Anglais ont pu faire en Tasmanie pour civiliser les indigènes. Mais ce fait, tout à fait sem- blable à ceux qui se sont produits en Australie, émane d’une source qui ne peut être suspectée, puisque l’auteur de la lettre est, ainsi que M. de Rienzi, très-favorable aux indigènes. (1) D'Omalius d'Halloy. — Des races humaines où Éléments d'ethnographie, 4e édit. Paris, 1859, in-12, p. 108. (2) Quoy et Gaymard. — Voyage de l’Astrolabe en 1826-1829. Zoologie, t. 1, p. 46. Paris, 1830, in-8. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 641 connu dans toute la Tasmanie qu'un ou deux métis adultes (1). Cela indique qu’il en était né bien peu, ou que la plupart d’entre eux étaient morts en bas âge, car la colonie, fondée en 1803 par une population d’abord exclusivement masculine, avait pris en quelques années un ‘très-grand accroissement par l’arrivée de convicts et de colons libres, presque tous du sexe masculin. M. Jacquinot, après avoir annoncé qu'il n’y avait presque aucun métis en Australie, ajoute : « À Hobart-Town et sur toute la « Tasmanie, il n’y a pas davantage de métis (2).» Aucun autre auteur, à notre connaissance, n’a fait mention des métis tas- maniens. | En Australie, le croisement des Anglais avec les femmes indi- gènes n’a pas été beaucoup plus productif : « C’est à peine, dit « M. Jacquinot, si l’on cite quelque métis d’Australiennes et « d'Européens. Cette absence de métis entre deux peuples vivant «en contact sur la même terre, prouve bien incontestablement « la différence des espèces. On conçoit, du reste, que si ces « métis existaient, ils seraient très-faciles à reconnaître et à « différencier des espèces mères (3). » M. Lesson, qui a séjourné plus de deux mois à Sidney et dans les environs, et qui a fait plusieurs excursions parmi les indigènes, n’a fait mention que d'un seul métis, né du commerce d’un blanc avec la femme d’un chef nommé Bongarri (4). Cunningham, célèbre avocat de la race australienne, — qui a pourtant fini par le tuer et même, dit-on, par le manger, — a écrit sur la Nouvelle-Galles du Sud deux volumes où il n’est question, soit directement, soit indirectement, que d’un seul métis, et il se trouve que ce métis unique est précisément celui dont parle M. Lesson (5). Aucun sta- tisticien, aucun historien ne fait figurer les métis dans les cadres de la population australienne. Nulle part cependant les classes de la société ne sont plus nombreuses et plus distinctes. Les fonc- (1} Gliddon. — The Monogenists and the Polygenists, dans {ndigenous Races of the Earth Philadelphia, 1857, gr. in-8, p. 443. (2) Voyage au pôle sud et dans l'Océanie. — Zoologie, par Jacquinot, t. n, p. 109. Paris, 1846, in-8. (3) Loc. cit., p. 109. (4) Lesson.— Voyage autour du monde sur la corvette la Coquille, exécuté par ordre du gouvernement français. Paris, 1839, gr. in-8, t. 11, p. 278. La description de la Nouvelle-Hollande et de ses habitants est fort étendue dans cet ouvrage; elle occupe près de 80 pages. .(5) Cunningham. — Two Years in New South Wales, 3e édit. Lond., 1828, vol. 11, p. 17,in-8. 642 MÉMOIRES ORIGINAUX. tionnaires, les colons nés en Europe, les colons nés en Australie, les convicts, les émancipés, les descendants des convicts, etc., forment autant de classes qui se jalousent, se méprisent, se dis- putent les priviléges et se désignent mutuellement sous des noms plus ou moins pittoresques. Il y a les sterling, les currencies (4), les legitimate, les illegitimate (2), les pure merinos, les con- victs, les titled, les untitled, les canaries, les government- men, les bushrangers, les emancipists (3) et plusieurs autres classes d’émigrants ou de convicts. Dans ce riche vocabulaire, on ne trouve pas un seul mot pour désigner les métis. Or, dans tous les pays où des races de couleurs différentes se sont mélan- gées, le langage de la localité impose toujours des dénomina- tions distinctes aux métis des diverses nuances. Il n’y a rien de pareil en Australie. Il y a même une classe de blancs, les legi- timates, qui portent le nom de cross-breds (h). Partout ailleurs, ce nom désignerait des métis; ici, il s'applique à des convicts européens; on n’a même pas songé qu'il pût en résulter quelque confusion, tant on a jugé impossible que les rares produits du croisement des deux races fussent destinés à former, à une époque quelconque, une partie notable de la population. Ce n’est pas seulement dans la Nouvelle-Galles du Sud qu'on a été frappé de la rareté des métis d’Européens et d’Austra- liens, M. Mac Gillivray a constaté le même fait aux environs du port Essington, colonie anglaise de l'Australie septentrio- nale (5). | On peut donc accepter comme une chose parfaitement avé- rée, que les métis des Européens et des femmes indigènes sont assez rares en Australie, comme ils l’étaient en Tasmanie, lors- qu'il y avait une race tasmanienne. Ce fait est tellement en opposition avec les opinions généra- (1) Ii serait superflu d'indiquer l’origine de ces divers sobriquets. Nous dirons toutefois que les sterling sont les hommes libres nés en Europe, et les currenties, les hommes libres nés dans la colonie. La livre sterling était autrefois supérieure à la livre currency, qui est la livre australienne. V. Cunningham, loc. cit., vol. 11, p. 46. (2) Ges noms ont ici une acception toute spéciale, et ne désignent nullement les enfants naturels ou légitimes, loc. cit., p. 108. (3) Les canaries sont les convicts récemment arrivés. Les governement-men sont les de leur peine, ou à cause de leur bonne conduite, Les bushrangers sont les convicts fugitifs. (4) Loc. cit., p. 108. (5) Mac Gillivray. — Narration of the Voy. H. M. S. Ratllesnake, 1852, vol. 1, p. 151, cité dans Waitz, Anthropologie, Bd. 1, s. 203. Leipzig, 1859, in-8. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 643 lement reçues sur le croisement des races humaines, qu'avant de l’attribuer à des causes physiologiques, il est indispensable de se demander s’il n’est pas dû à quelque autre cause. On pourrait être tenté de supposer, par exemple, qu'il n’y a pas eu de croisement, et que la laideur et la saleté des femmes indigènes ont servi de frein à la lubricité des Européens. Cela a été dit, non par les voyageurs, qui ont dit précisément le con- traire, mais par d’honnèêtes et sensibles raisonneurs dont les goûts élégants ont été révoltés à l'aspect des portraits ou des bustes représentant les Australiennes. Ce serait une chose bien grave que toute une race eût éprouvé un dégoût irrésistible en présence d’une autre race, car la nature n’a inspiré de pareilles répulsions qu'à des êtres d'espèces différentes, et l’homme, l'homme civilisé surtout, est, de tous les animaux, le moins exclusif dans ses amours. Ne se dégrade-t-il pas quelquefois jusqu’à la bestialité? Est-il dans nos ports de mer une fille pu- blique assez laide et assez vieille pour décourager l’intrépide amour des matelots? Et ne sait-on pas que les Hottentotes, dont la laideur est proverbiale, ont fait souche de métis avec les Européens de l'Afrique australe? Laissons donc de côté cette supposition qui part d’un bon sentiment, mais qui ne repose pas sur une connaissance bien exacte de la nature humaine. Voici d’ailleurs quelques documents qui permettent de pres- sentir que les Européens d'Australie et de Van Diémen ont dû être poussés bien des fois à fréquenter les femmes indigènes. En 1821, suivant Malte-Brun, la population de la colonie de Sidney se composait de 37,068 individus ainsi répartis (1) : Colons libres ou convicts libérés : Hommes. ....... 12,608 2 — FÉMINÉS. a scose 3,492 — — Enfant(s 2024 MU: 7,224 Convicts des deux sexes.......... atsuu ébalende 13,814 37,068 Ainsi, parmi les adultes libres 1l y avait seulement 27 femmes pour 100 hommes, c’est-à-dire que 73 hommes sur 100 étaient dans l'impossibilité absolue de se marier. La proportion relative des convicts des deux sexes n’est pas indiquée dans ce relevé, mais on sait que dans l’origine les dé- (1) Malte-Brun. — Abrégée de Géographie universelle. Paris, 1844, in-8, p. 883. GA MÉMOIRES ORIGINAUX. portés étaient, en très-grande majorité, du sexe masculin, et on va voir qu'il y à toujours eu parmi eux infiniment moins de femmes que d'hommes. Le nombre des habitants de la colonie approchait de 50,000 en 1825 (1); mais, à partir de cette époque, les convois de con- victs furent, pour la plupart, dirigés sur l’île de Van Diémen, et la population blanche de l'Australie, ne recevant plus de ren- forts réguliers, diminua rapidement. En 1830, il n’y avait plus que 36,598 individus de toute classe, savoir : Libres... sd à ctfe 5 » "aies OMIS 4 ae 13,456 9 — FÉMIMES. er, 1414 hide ict e IDéS.+. Fonte 14100 Convicts non émancipés ommes 4,155 15,668 — Femmes..... 14,543 36,598 Il n'y avait donc, parmi les convicts, qu'une femme pour 9 hommes, et parmi les libres qu'une femme pour 2 hommes à peu près (2). Ainsi s'explique le peu d’accroissement de la po- pulation pendant les premières périodes de la colonie et la dé- croissance considérable qui correspond à la période de 1825 à 1830. En 1845, suivant M. Henricy, la Nouvelle-Galles du Sud avait déjà reçu, depuis sa fondation, 90,000 déportés des deux sexes, plus un nombre inconnu et considérable d’émigrants volontaires, et cependant elle n’avait en tout que 85,000 habi- tants. À la même époque, il n’y avait dans la classe libre que 3 femmes pour 5 hommes, et parmi les convicts qu'une femme pour 12 hommes. Dans la colonie de Hobart-Town, en Tasmanie, la disproportion était un peu moindre, car il y avait 5 femmes libres pour 7 hommes et une femme convict pour 8 hommes (3). Il est difficile de croire que les hommes libres privés de femmes soient tous doués de la vertu de continence. Admettons-le toute- (1) Cunningham. — Loc. cit., vol. 11, p. 65. (2) Malte-Brun. — Abrégé de Géogr. univ., 1844, p.. 883. En réalité, la dispropor- tion entre les individus libres des deux sexes était beaucoup plus considérable que ne l'indique ce relevé, car les enfants ont été compris dans la même statistique que les adultes, Or, le nombre des enfants des libres s’élèvait à 6,837 en 1828, d’après le recensement de Went-Worth. (Rienzi, l'Océanie, t. 111, p. 543.) En supposant que ce nombre ne s’élevât qu’à 7,000 en 1830, soit 3,500 garçons et 3,500 filles, il reste- rait pour la population des adultes libres environ 10,000 hommes et 4,000 femmes, soit 2 femmes seulement pour 5 hommes. (3) Henricy. — Histoire de l'Océanie. Paris, 1845, in-12, p. 213 et p. 223-224. DES PHÉNOMÈNES D HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 645 fois pour un instant. On ne pourra pas faire la même suppo- position en faveur des convicts, qui ne sont pas choisis parmi les habitants les plus vertueux de la Grande-Bretagne. On notera que les femmes déportées ne sont pas publiques dans la colo- nie. L'administration accorde des avantages aux convicts qui se marient légitimement; c’est un premier pas vers leur réhabili- tation, et lorsqu'il arrive un navire chargé de femmes, celles-ci sont promptement épousées par les convicts. Les neuf dixièmes environ de ces derniers sont donc entièrement privés de femmes blanches. En revanche, ils se procurent des gins (c'est le nom des Australiennes) avec la plus grande facilité, et quand même on ne saurait pas que beaucoup d’entre eux vivent en concubi- nage avec elles, on pourrait d'avance le deviner et l’affirmer. « Les femmes des peuplades de Port-Jackson, dit M. Lesson, « recherchent les blancs, les agacent, et se prostituent aux con- « victs pour un verre d'eau-de-vie (À). » Après avoir dit que ces mèmes tribus vivent principalement de pêche et viennent à la ville échanger leurs poissons pour des hameçons, du pain ou du rhum, Cunningham ajoute que ce commerce donne lieu aux plus tristes scènes de débauche, que la prostitution des femmes indigènes avec les blancs a pris des proportions considérables « attendu que les Australiens prêtent « leurs femmes aux convicts pour un morceau de pain ou pour «une pipe de tabac, for a slice of bread or à pipe of ta- bacco (2). » Il serait inutile de citer d’autres témoignages après celui du principal défenseur des Australiens. Il est donc parfaitement certain que de très-nombreuses al- liances ont eu lieu et ont lieu encore tous les jours entre les Européens et les femmes du pays. Les habitants de la colonie, qui ne peuvent l'ignorer, ont eu recours, pour expliquer le peu de fécondité de ces croisements, à une supposition singulière, acceptée par Cunningham et même, tout récemment, par M. Waitz (3). [ls ont imaginé que les maris australiens pous- saient la jalousie jusqu’à tuer les nouveau-nés de sang mêlé, et c'est à ces massacres hypothétiques (dont on n’a d’ailleurs (1] Lesson. — Voy. autour du monde sur la Coquille, Paris, 1839, gr. in-8, t. 11, p.291. C’est en 1824 que l’auteur a séjourné à la Nouvelle-Galles du Sud. Sous le nom de Port-Jackson, il désigne toute la région dont Sidney est la capitale. (2) Cunningham, — Loc. cit., vol. 11, p. 7. (3) Waïtz. — Anthropologie, Bd. 1, s. 203. 15 646 MÉMOIRES ORIGINAUX. cité aucun exemple) qu'il attribuent la rareté des métis. Pour que ce conte acquit quelque vraisemblance, 1l faudrait d’abord que toutes les Australiennes fussent sous la domination d’un mari féroce et jaloux, et qu'aucune d’elles n’eût l'instinct mater- nel assez développé pour dérober son enfant à la fureur de son mari. Cunningham, en acceptant cette histoire, oublie qu'il vient de raconter, deux lignes plus haut, que les hommes austra- liens prostituent eux-mêmes leurs gins au premier venu pour une pipe de tabac. De pareils êtres ne semblent pas faits pour se sentir déshonorés par la naissance d’un enfant étranger. Voici maintenant une anecdote qui a été répétée partout comme une preuve que les Australiens ne sont pas entièrement dénués de l'esprit de saillie, et qui prouve du moins qu'ils n’ont aucune notion «le l'honneur conjugal. Ge Bongarri, dont nous avons déjà parlé et qui était vers 1825 le plus célèbre chef des hordes australiennes de Port-Jackson, traitait comme son fils un petit métis né de l’adultère de sa gin préférée avec un convict de l'endroit. Lorsqu'on lui demandait pourquoi son fils avait le teint si clair, il répondait en plaisantant « que sa femme aimait « beaucoup le pain blanc, et qu’elle en avait trop mangé. » Il faisait invariablement cette réponse à tous les curieux (1). Si un chef, un guerrier couvert d’honorables cicatrices (2), attache si peu d'importance à la fidélité de sa femme et se fait un amuse- ment de plaisanter avec son déshonneur, est-il admissible que la fibre conjugale soit plus irritable chez les hommes de sa tribu? Supposera-t-on que Bongarri, en sa qualité de personnage plus éminent que les autres, s'était fait des principes de morale phi- losophique sur l'inviolabilité de la vie humaine? Mais ce même chef, au dire de Cunningham, trouvait naturel qu’on mît à mort, suivant la coutume australienne, le plus faible de deux nouveau- nés jumeaux (3). On a invoqué cette coutume pour montrer que les Australiennes n’attachent aucune importance à la vie de (1) M. Lesson s’est donné le plaisir de faire faire cette réponse à Bongarri. Cun- ningham la cite comme une plaisanterie habituelle de ce chef, lequel, dit-il, « la répète “ inême encore aujourd’hui. " — Lesson, loc. cit, t. 1, p. 278. — Cunningham, Loc. cil., OI. 11, p. 18. (2) Lesson. — Loc. cit., p. 278. Le même auteur raconte, p. 292, que Bongarri avait eu, entre autres blessures, un bras cassé par un coup de casse-tête, que la frac- ture ne s'était pas consolidée, et que, maleré cette fausse articulation, le chef aus- tralien se servait avec adresse de son bras, soit pour ramer, soit pour manier ses armes, (3) Cunningham, loc. cit., vol, 11, p. 8. DES PHENOMÈNES D HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 647 leurs enfants et qu'elles doivent, par conséquent, n’opposer aucune résistance au massacre des petits métis. Une race d'êtres où les femelles n'aimeraient pas leurs petits ne serait pas une race humaine. La coutume de ne garder qu'un enfant jumeau et de sacrifier l’autre le jour de sa naissance paraît abominable et inexplicable ; mais si l’on songe à l'existence famélique des Australiens, à l'incertitude et à l'insuffisance de leur alimenta- tion, au défaut absolu d'organisation sociale et aux difficultés matérielles que rencontre l'éducation d’un seul enfant, on com- prendra que la mère, pouvant à peine suffire à l'allaitement d’un nouveau-né, et certaine de ne pouvoir en élever deux, se résigne à sacrifier un de ses jumeaux pour sauver l’autre. Il n’y -a donc absolument aucun rapprochement à établir entre la coutume relative aux jumeaux et le prétendu massacre des métis. Si l’on continuait à supposer que les indigènes des environs de Sidney, pervertis par la fréquentation des convicts, et exaspérés par leurs violences eussent fini par adopter un usage qui révolte la nature, on serait bien obligé d'admettre qu'une pareille dégradation ne peut être que toute locale. On a vu certaines abominations se répandre de proche en proche et se transmettre de peuple à peuple par imitation; mais un usage contraire à la nature ne surgit pas simultanément, exactement sous la même forme, dans plusieurs pays à la fois. Or, les Australiens de Sidney n’ont eu aucun moyen de communiquer leurs contumes aux indigènes de la Tasmanie ni aux indigènes du port Essington, dans l'Australie Septentrionale; M. Waitz suppose que là aussi, à 700 lieues de Sidney, on égorge impitoyablement les petits métis: c’est une supposition bien hasardée, lorsque le voyageur dont il com- mente le texte s’est borné à dire que ces métis ne paraissent pas se développer (1). Nous concluons de cette discussion, trop longue peut-être, que le massacre des métis australiens est un conte populaire. Quand même de pareils crimes auraient lieu quelquefois, quand mème ils seraient fréquents, il devrait encore y avoir beaucoup de métis en Australie, si le croisement des races était bien fécond. Nous ne pouvons voir dans cette explication étrange qu’une confirmation, et une confirmation éclatante du fait que nous avons déjà établi, savoir que les métis sont rares en (1j Mac Gillivray, loc. cit., vol. 1, p. 151. — Waïtz, loc. cit., p.203. 648 MÉMOIRES ORIGINAUX. Australie. Si ce fait n'avait pas été parfaitement évident, on n’au- rait pas éprouvé le besoin de l'expliquer, et M. Cunningham, qui a fait les plus louables efforts pour réhabiliter les indigènes, n'eût pas contribué à faire peser sur eux une accusation ter- rible et toute gratuite. Nous n'avons pas épuisé la liste des hypothèses qui ont été faites pour expliquer la stérilité presque constante des Austra- liennes et des Tasmaniennes fréquentées par les Anglais. On a dit que la plupart des unions croisées étaient fortuites, acci- dentelles, momentanées, et que, par conséquent, la femme in- digène avait beaucoup plus de chances d’être fécondée par son mari sauvage que par ses amants européens. La rareté des mé- tis n'aurait pas d'autre cause : M. de Freycinet paraît avoir ac- cepté cette interprétation : « Aucune alliance permanente ne « s’est formée entre les deux peuples, quoiqu’on rencontre çà « et là quelques mulâtres ; mais ils sont dus à des liaisons pas- « sagères d Européens avec les femmes australiennes (1). » Nous remarquerons d'abord que le nombre des métis est beaucoup plus considérable dans un grand nombre de pays où les croisements ont eu lieu de la même manière, et notam- ment dans l'Afrique australe. Il y a des métis dans plusieurs îles de la Polynésie où les Européens n’ont jamais fixé leur résidence, où ils n’ont paru qu'en passant. Il devrait donc y en avoir un très-grand nombre dans les colonies australiennes, quand même il serait vrai que les blancs n'auraient jamais entretenu de relations permanentes avec les femmes indigènes. Mais on ne saurait douter qu'il y a eu très-fréquemment entre ces deux races des alliances plus ou moins durables, c'est-à- dire que beaucoup de blancs ont attiré et entretenu sous leur toit, pendant des mois et des années entières, des concubines australiennes (2). C’est ce qui résulte de la manière la plus positive des controverses soulevées en Angleterre par une sin- gulière observation du comte de Strzelecki. (1) Ce passage, extrait du Voyaye de l'Uranie, est reproduit textuellement dans la Zoologie de M. Jacquinot, t. 11, p. 353. . (2) Je ne saurais dire si pareille chose a eu lieu également à Van Diémen; les do- cuments qui vont suivre ont été recueillis en Australie depuis 1835, c’est-à-dire à une époque où il n’y avait plus de Tasmaniens en Tasmanie. M. de Rienzi, qui a terminé ses voyages avant cette époque, a dit que les femmes tasmaniennes quittaient quel- quefois leurs maris pour aller vivre avec les pêcheurs européens établis sur les côtes (l'Océanie, t. 11, p. 547); maïs ce renseignement est isolé. DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 649 Ce célèbre voyageur, qui a parcouru les deux Amériques et l'Océanie, a cru remarquer que les femmes sauvages qui ont une fois vécu avec les blancs, deviennent stériles avec les hommes de leur propre race, quoiqu’elles soient encore sus- ceptibles d’être fécondées par les hommes blancs. Il annonce qu’il a recueilli des centaines de faits de ce genre chez les Hu- rons, les Séminoles, les Araucans, les Polynésiens et les Méla- nésiens. 11 ne cherche pas à expliquer ce phénomène étrange, qui est dû, dit-il à une loi mystérieuse, et qui lui paraît une des causes de la décroissance rapide des populations indigènes dans les régions occupées par les Européens (1). Au dire de M. Alex. Harvey, les professeurs Goodsir, Maun- sell et Carmichael ont appris de sources diverses que l’asser- tion de M. de Stzelecki est « unquestionable » et doit être con- sidérée comme l'expression d’une loi de la nature (2). M. de Strzelecki n’a pas spécifié que la stérilisation des fem- mes indigènes fût la conséquence de la procréation des métis. Il a parlé seulement des rapports sexuels en général, et il pa- raît résulter de son texte, qu'une femme qui aurait vécu quel- que temps avec un Européen, même sans en avoir d'enfant, serait devenue stérile avec les hommes de sa race. Néanmoins, on à cru que cet observateur avait parlé seule- ment des femmes déjà fécondées au moins une fois par les Européens, et c’est sous cette forme que la question a été abordée par les physiologistes. On s’est demandé comment la gestation d’un métis pouvait modifier la constitution de la mère au point de la rendre stérile avec les hommes de sa race, et M. Alex. Harvey, développant une théorie de M. M Gilli- vray, à supposé que l'embryon, pendant son séjour dans la matrice, faisait subir à la mère, par une sorte d’inoculation, des modifications organiques ou dynamiques dont le principe lui aurait été transmis par son père, et dont sa mère pourrait ensuite conserver l'empreinte d’une manière durable (3). A l’ap- (1) P. E. de Strzelecki, Physical Description of New South Wales and Van Diemen's Land. Lond, 1845, in-8, p. 346. (2) Monthly Journal of Med. Sc. Edinburgh, 1850, in-8, vol. xr, p. 304, Oct. 1850, (3) Alex. Harvey (d’Aberdeen), On the Fætus in Utero as inoculating the Maternal with the Peculiarities of the Paternal Organism and on the Influence thereby exerced by the Male, on the Constitution and the Reproductive Power of the Female. Dans The Monthly Journal of Med. Sc. of Edinburg, vol. 1x, p. 1130; vol, xt, p. 299, et vol. x1, p. 347 (1849-1850). 650 MÉMOIRES ORIGINAUX. pui de cette hypothèse, l'auteur rappelle que certaines maladies, telles que la syphilis ancienne et non contagieuse, peuvent se transmettre du père à la mère par l'intermédiaire du fœtus; il ajoute que chez les chevaux, les bœufs, les moutons, les chiens, une femelle fécondée une première fois par un mâle peut ac- quérir par là et conserver longtemps une certaine disposition à produire ensuite avec un second mâle des petits semblables au premier, phénomène bien connu des éleveurs de bestiaux. Enfin, il prétend que la jument qui à fait un mulet conçoit en- suite plus difficilement avec les chevaux qu'avec les ânes, et il rapproche cet exemple de celui des femmes sauvages qui, fé- condées une fois par un blanc, deviendraient par là stériles avec les hommes de leur race, sans cesser pour cela d’être fécondes avec les blancs. Les Européens ici, sauf le respect que je leur dois, joueraient le rôle de l'âne. On comprend que je n'accepte pas la responsabilité de cette théorie aventureuse, que M. Car- penter a été sur le point d'admettre, mais qu’il à écartée dans un post-scriptum, grâce aux nouveaux renseignements qu'il a reçus pendant l'impression de son article (1). L'influence du premier mâle sur la progéniture de ceux qui lui succèdent a été constatée plusieurs fois d’une manière évidente dans le croise- ment des animaux de racés, et même d'espèces différentes (2). Mais l'existence d’un pareïl phénomène dans le genre humain est au moins douteuse, et la relation des faits de cet ordre avec l'assertion attribuée à M. de Strzelecki est plus douteuse encore. Nous rappellerons d’ailleurs que ce dernier auteur, signalant la stérilité des femmes sauvages qui ont vécu en concubinage avec les blancs, n’a pas parlé seulement de celles qui ont eu des mé- tis; son assertion s'applique également à celles qui n’en ont pas eu, et si M. Harvey avait pris une connaissance exacte du texte, il n’aurait probablement pas songé à émettre sa théorie. Les observations de M. de Strzelecki, quoique recueillies dans des pays très-divers, avaient été publiées dans un ouvrage sur l'Australie. On put croire qu'il avait parlé spécialement des femmes indigènes de la Nouvelle-Galles du Sud, et ce fut (1) Carpenter. Article Vartelies of Mankind dans Todd’s, Cyclopedia cf Anatomy and Physiology, vol. 1v, p. 1341 et 1365. (2) Une jument de lord Morton, couverte par un zébre, fit d’abord un métis zébré; couverte ensuite par un cheval arabe, elle fit successivement trois poulains zébrés comme le premier mâle. DES PHENOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 691 dans cette contrée qu’on alla aux renseignements. M. Heywood Thomson, chirurgien de la marine royale d'Angleterre, étudia la question directement, et envoya au Monthly Journal d Edim- bourg un article destiné à réfuter l'assertion de M. de Strzelecki. Cet article prouve effectivement que M. de Strzelecki à émis une opinion trop générale ; l’auteur a connu un colon de Macquarie- River, qui lui a communiqué le fait suivant : Un de ses convict- servants eut un enfant avec une Australienne, et celle-ci, étant retournée plus tard dans sa tribu, eut un second enfant avec un indigène. M. Thomson annonce que d’autres exemples sem- blables se sont montrés dans la colonie, et il porte un coup fa- tal à la théorie de M. Harvey, en ajoutant que les femmes aus- traliennes, qui ont vécu un certain temps avec les blancs, ne sont pas plus fécondes avec ceux-ci qu'avec les indigènes. Au surplus, quoique M. Thomson ait pris la plume pour dé- montrer que la cohabitation avec les Européens ne rend pas né- cessairement les Australiennes stériles avec les hommes de leur race, il reconnaît pourtant que ce résultat est assez commun. C’est, suivant lui, un fait qui n'est pas contesté (1), et il le con- sidère comme si certain qu'il en cherche l'explication. Il l’attri- bue aux causes suivantes : 1° L’Européen qui a vécu en concubinage avec une Austra- lienne la renvoie au bout de quelques années, et souvent alors elle n’est plus assez jeune pour avoir des enfants, attendu que les Australiennes conçoivent rarement après l’âge de 30 ans ; 2 la cohabitation avec l'Européen modifie la constitution de la femme sauvage, qui fume et s’enivre à discrétion pendant tout ce temps; 3° après avoir perdu l'habitude de la vie sauvage, elle revient dans sa tribu, où elle supporte difficilement les fati- gues et les intempéries, et cela diminue encore sa fécondité ; h° enfin, lorsqu'elle devient mère, et qu'à ses autres fatigues viennent se joindre celles de la maternité, elle s’y soustrait par l’infanticide. C'est à ces causes réunies que l’auteur attribue la rareté des enfants nés des Australiennes qui sont retournées dans leur tribu après avoir cohabité avec les blancs. {1} Thomas KR. Heywood Thomson, On the reported Incompetency of the Aboriginal Females of New Holland to procreate with Native Males after having Children by & Eu- ropean 01 White. Dans Monthly Journ. of Med. Sc. Edinb., oct. 1851, in-8, vol. x11,p. 354. 652 MÉMOIRES ORIGINAUX. C’est une chose bien significative, lorsqu'un auteur constate en quelque sorte malgré lui, et sanctionne par ses théories, un fait qu’il a entrepris de réfuter. Je ne crois pas devoir revenir sur cette histoire de l’infanticide, cent fois plus improbable ici que dans le cas où l'enfant a été engendré par un Européen. S'il résulte du mémoire de M. Thomson que l’assertion de M. de Strzelecki est trop générale, il en résulte aussi que cette assertion est fondée. Mais ce n’est pas ici le lieu de chercher l'explication d’un phénomène qui, malgré les efforts de M. Har- vey, reste en dehors de l’hybridité. Si je m’y suis arrêté quel- ques instants, c’est parce que les polémiques soulevées par les observations de M. de Strzelecki ont établi d’une manière in- contestable que le concubinage des blancs et des femmes indi- gènes est un fait très-commun en Australie, et nous ne dési- gnons pas sous ce nom les rapports sexuels plus ou moins fortuits, plus ou moins passagers, les amours de rencontre ou les marchés conclus pour un verre d’eau-de-vie, mais la coha- bitation sous le même toit, prolongée pendant plusieurs mois ou plusieurs années. La rareté des métis australiens ne peut donc être attribuée ni à la rareté, ni à la nature trop passagère des croisements, et nous ne pouvons nous dispenser de croire, jusqu'à plus ample informé, que la stérilité relative de ces croisements est la conséquence d’un défaut d'homæogénésie entre les deux races. Dans l’étude des exemples qui ont précédé celui-là, nous avons été conduit à nous demander si les métis étaient eu- génésiques, c’est-à-dire si les métis de premier sang étaient indéfiniment féconds entre eux, et pour répondre à cette ques- tion, nous avons eu à analyser un certain nombre de faits. Ici les faits font entièrement défaut, et la question ne peut être examinée que d’une manière purement théorique. Aucun voya- geur, aucun auteur n’a parlé de l'alliance des métis aus- traliens entre eux ni même de leur alliance avec l’une ou l'autre des races mères. Aucun n’a dit si ces métis étaient robustes, intelligents, vivaces, ou s'ils étaient faibles, stu- pides et sans longévité. Il y à une chose qui me paraît assez probable, c’est que le nombre des métis qui meurent en bas âge ou de ceux qui ne sont même pas viables, doit être relativement considérable, et ce pourrait bien être là l'origine DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 693 de l'accusation d’infanticide que j'ai déjà réfutée. Cette défec- tuosité des produits s’observe dans les croisements de certaines espèces animales peu homæogénésiques, et s’il est vrai, comme tout tend à l’établir, que l'union des blancs et des Australiennes soit peu féconde, il y a lieu de supposer que les métis issus çà et là de ces unions disparates doivent rentrer dans la catégorie des métis inférieurs. Seraient-ils bien féconds entre eux ? Cela paraît fort peu vraisemblable, quoique l'expérience n’en ait pas été faite. Il est même douteux qu'ils soient bien féconds avec les blancs, car personne n’a signalé l'existence de métis quarte- rons, qui seraient pourtant aussi faciles à reconnaître que les quarterons des Antilles. Quelque faible que soit le nombre des femmes hybrides de premier sang, ces femmes auraient dû produire avec les blancs, si elles étaient bien fécondes, une postérité qui aurait dû devenir nombreuse dans la population d'une colonié fondée depuis plus de 70 ans; car il n’est pas dou- teux que là, comme partout ailleurs, la fenme de couleur doit rechercher de préférence l'alliance des hommes de la race supé- rieure. Je suis loin de donner ces suppositions comme des vérités démontrées. J'ai examiné et analysé tous les documents que j'ai pu rassembler ; mais je ne puis prendre la responsabilité de faits que je n'ai pas constatés moi-même, et qui sont en oppo- sition trop flagrante avec les idées généralement reçues pour être admis sans une vérification sévère. J’appelle donc avec in- sistance l'attention des voyageurs, et surtout des médecins rési- dant en Australie, sur ce sujet dont je crois avoir fait ressortir l'importance. En attendant de nouveaux éclaircissements, on ne peut raisonner que sur les faits connus, et ces faits sont as- sez nombreux, assez authentiques pour constituer sinon une démonstration rigoureuse et définitive, du moins une forte pré- somption en faveur de la doctrine des polygénistes. Il résulte de l’ensemble de nos recherches sur l’hybridité hu- maine : 1° Que certains croisements humains sont parfaitement eugé- nésiques ; 2° Que d’autres croisements donnent des résultats qui pa- raissent notablement inférieurs à ceux de l’hybridité eugéné- sique ; 3° Que les métis de premier sang, issus du croisement de la o? 65 MÉMOIRES ORIGINAUX. race germanique (anglo-saxonne) avec les nègres d'Afrique pa- raissent inférieurs en fécondité eten longévité aux individus de race pure ; he Qu'il est au moins douteux que ces métis, en s’alliant entre eux, soient capables de perpétuer indéfiniment leur race, et qu'ils sont moins féconds dans leurs alliances directes que dans leurs croisements de retour avec les deux races mères, comme on l’observe dans l’hybridité paragénésique ; 5° Que le croisement de la race germanique (anglo-saxonne) avec les races mélanésiennes (Australiens et Tasmaniens) est peu fécond ; 60 Que les métis issus de ce croisement sont trop rares pour qu’on ait pu obtenir jusqu'ici des renseignements sur leur viabi- lité et sur leur fécondité ; 7° Que plusieurs des degrés d’hybridité qui ont été constatés dans les croisements d'animaux d'espèces différentes paraissent se retrouver dans les divers croisements des hommes de races différentes ; 8 Que le degré le plus inférieur de l’hybridité humaine, ce- lui où l’homæogénésie est assez faible pour rendre incertaine la fécondité du premier croisement, s’est montré précisément là où ont eu lieu les croisements les plus disparates, entre une des races les plus élevées et les deux races les plus inférieures de l'humanité. S IV. Résumé et conclusion. Les questions si nombreuses et si controversées que nous avons dû étudier avant d'arriver à notre but, ont plus d’une fois rompu l’enchainement de notre travail. Il ne sera donc pas sans utilité maintenant de réunir en un seul faisceau les diverses par- ties de notre argumentation. Les zoologistes ont reconnu, dans chacun des groupes naturels qui constituent les genres, plusieurs types distincts qu'ils dési- gnent sous le nom d'espèces (1). , Le groupe humain constitue bien évidemment un genre; s'il ne renfermait qu'une seule espèce, ce serait une exception (1) Quelques genres qui, dans les faunes actuelles, ne renferment qu’une seule es- pèce, sont représentés, dans les faunes antérieures, par un certain nombre d’espèces aujourd’hui éteintes et très-évidemment différentes de l'espèce unique actuelle. DES PHENOMEÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 6955 unique dans la création. Il est donc naturel de penser que ce cenre se compose, comme tous les autres, de plusieurs es- pèces. Dans un très-grand nombre de genres, les espèces diffèrent beaucoup moins les unes des autres que ne diffèrent entre elles certaines races humaines. Un naturaliste qui,sans s'inquiéter de la question des origines, appliquerait purement et simplement au genre humain les principes généraux de la zootaxie, serait donc conduit à diviser ce genre en plusieurs espèces. 4 n’y aurait lieu de renoncer à cette manière de voir, que si l'observation démontrait que toutes les différences des races humaines ont été le résultat des modifications imprimées à l’organisation de l’homme par l'influence des milieux. Les monogénistes se sont d’abord efforcés de donner cette démonstration. Ils n’ont pu y parvenir. L'observation a démon- tré, au contraire, que si l’organisation de l’homme peut quelque- foissubir, à la longue et par la suite des générations, quelques modifications sous l'influence des conditions extérieures, ces modifications, relativement très-légères, n’ont aucun rapport avec les différences typiques des races humaines. — L'homme, transplanté dans un nouveau climat et soumis à un nou- veau genre de vie, conserve et transmet à sa postérité les ca- ractères essentiels de sa race, et ses descendants n’acquièrent pas plus que lui les caractères de la race ou des races indi- gènes. Cœlum, non corpus mutant qui trans mare currunt. Les monogénistes ont objecté que l'ère des colonies loin- taines était trop récente ; que les observations tendant à établir la permanence des types humains dataient à peine de trpis ou quatre siècles, que ce laps de temps était insuffisant pour opé- rer la transformation des races, et que cette transformation s’é- tait produite, et aggravée graduellement, pendant la longue suite de siècles qui s’est écoulée depuis la création de l’homme suivant les uns, depuis le déluge seulement suivant les autres. Mais l’étude des peintures égyptiennes a montré, d’une part, que les principaux types du genre humain existaient déjà tels qu'ils sont aujourd'hui 2,500 ans au moins avant J.-C. ; D'une autre part, que la race juive, dispersée depuis dix- huit siècles et plus, sous les climats les plus divers, est la même aujourd’hui, par toute la terre, qu’elle était en Égypte à l’épo- que des Pharaons. 656 MÉMOIRES ORIGINAUX. La période des observations positives date donc de plus de quarante siècles, et non pas seulement de trois ou quatre (1). Ne pouvant plus espérer de démontrer directement que les caractères distinctifs des races humaines sont nés des transforma- tions d'un type primitif unique, les monogénistes ont cherché des preuves indirectes. Ils ont cru en trouver une dans ce fait, ou plutôt dans cette assertion qu'il y a, sinon un rapport constant, du moins un certain rapport, entre les caractères des races hu- maines et le milieu où elles vivent. Mais en y regardant de plus près, il a bien fallu reconnaître que cette assertion est sans fondement ; en en prenant un à un les principaux caractères ethnologiques, en étudiant leur répar- tition à la surface du globe, nous avons montré jusqu’à l’évidence qu'il n'y a aucune relation entre ces divers caractères et les conditions climatériques, hygiéniques ou autres. Les monogénistes ont alors eu recours à une argumentation plus indirecte encore. Ils ont annoncé qu’il y avait dans tout le genre humain un fond commun d'idées, de croyances, de con- naissances et de langage, attestant l’origine commune de toutes les races. On pouvait leur objecter avant tout que cet argument était absolument sans valeur, attendu que des communications, même très-indirectes, entre deux peuples d’origine différente, auraient pu faire passer de l’un à l’autre des mots, des usages et des idées. Mais il est résulté d’une étude plus approfondie de la question que certains peuples n’ont absolument aucune notion de Dieu et de l'âme, que leurs langues n’ont absolument aucun point de contact avec les nôtres, qu'ils sont tout à fait in- sociables, et qu'ils diffèrent des peuples caucasiques par leurs caractères intellectuels et moraux bien plus encore que par leurs caractères physiques. Il n’était même plus nécessaire d’insister sur la difficulté ou (1) Il existe aujourd’hui dans l'Afrique septentrionale, et jusque dans le Sahara, une race d'hommes aux cheveux blonds, qu'on a voulu considérer comme les des- cendants des Vandales. Il est certain qu'aucune race blonde n’est venue s’établir daus cette région depuis Genséric, c’est-à-dire depuis quatorze siècles. Il en résulte- rait déjà que quatorze siècles de séjour sur le continent africain ne suffisent pas pour noircir la chevelure des hommes blonds. Mais Dumoulin, se basant sur le texte de Procope, avait déjà démontré que la race blonde de l'Afrique septentrionale n'avait rien de commun avec les Vandales, et j'ai découvert récemment, dans le Périple de la Méditerrannee, de Scylax, ouvrage antérieur à Alexandre le Grand, un passage où il est fait mention d'une tribu de Lybiens blonds, qui occupait la partie du littoral de la petite Syrte, non loïn du mont Auress, où réside aujourd’hui une principale tribu de Kabiles blonds, Voy. Bulletins de la Soc. d' Anthropologie, séance du 16 février 1860. DES PHÉNOMÈNES D'HYRRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 697 plutôt sur l'impossibilité géographique de la dispersion de tant de races provenant d’une commune origine, ni de faire remar- quer qu'avant les migrations lointaines et presque récentes des Européens, chaque groupe naturel de races humaines occupait sur notre planète une région caractérisée par une faune spé- ciale, — qu'aucun animal d'Amérique ne se retrouvait en Aus- tralie ni dans l’ancien continent, et que là où on découvrait des hommes d’un type nouveau, on ne rencontrait que des animaux appartenant à des espèces, souvent même à des genres, et quel- quefois à des ordres zoologiques sans analogues dans les au- tres régions du globe. Et lorsqu'il était si simple de penser qu'il y avait eu plusieurs foyers de création pour les hommes, aussi bien que pour les autres êtres; lorsque cette doctrine, conforme à toutes les don- nées des sciences naturelles, faisait disparaître tous les obsta- cles géographiques, lorsqu'elle expliquait si bien à la fois les analogies et les différences des types humains, et la répartition de chaque groupe de races, lorsqu'en un mot elle rendait si exactement compte de tous les faits connus, la doctrine oppo- sée s’agitait dans un cercle de suppositions contradictoires, d'hypothèses superposées, de théories édifiées sur un petit nombre de faits et bientôt renversées par d’autres faits matten- dus, d’influences imaginaires démenties par l'observation, de romans anté-historiques anéantis par la découverte des vieux monuments de l’histoire, d'explications boiteuses détruites par la physiologie, de sophismes nébuleux repoussés par la lo- gique, — le tout pour arriver à montrer non pas que toutes les races descendent d'une commune origine, mais que la chose, à la rigueur, peut n’être pas tout à fait impossible ! Où les monogénistes ont-ils puisé le courage et la persévé- rance nécessaires pour imposer à leur raison de continuels sa- crifices, et pour résister à la fois aux témoignages de l'observa- tion, de la science et de l’histoire? Lorsqu'on analyse leur système, on y rencontre à chaque instant deux axiomes fonda- mentaux, qui sont pour eux comme des articles de foi, et dont l'évidence leur paraît suffisante pour l'emporter sur toutes les objections. Ces deux axiomes ont servi de prémisses à un syl- logisme en apparence irrésistible : 1° Tous les animaux capables d'engendrer une postérité eu- génésique sont de la même espèce ; 655 MÉMOIRES ORIGINAUX. 20 Tous les croisements humains sont eugénésiques ; Donc tous les hommes sont de la même espèce. Se croyant sûrs des deux prémisses de ce syllogisme, les mo- nogénistes ont considéré leur doctrine comme rigoureusement et définitivement assise ; dès lors ils l’ont défendue avec cette confiance sans bornes que donne une conviction absolue. As- saillis par des objections pressantes, obligés de céder sans cesse, et ne pouvant faire un pas en avant sans être contraints de reculer aussitôt, ils ont senti chaque fois renaiître leurs forces en rentrant sous leur syllogisme, comme Antée en touchant le sol. Tant que ce refuge leur restera, ils continueront la lutte, sinon avec avantage, du moins avec l’ardeur de la foi, car si la foi ne transporte plus les ER elle laisse toujours croire qu'on les transporte. Mais ces deux propositions fondamentales, admises comme des axiomes, sont-elles l'expression de la vérité ? Ce syllogisme triomphant dont elles sont les prémisses, peut-il encore rester debout? Est-il vrai: que les animaux de même espèce puissent seuls produire une postérité bien féconde? Est-il vrai que tous les croisements humains soient eugénésiques? Il suflirait que la première de ces deux questions reçût une réponse négative pour que le syllogisme des monogénistes fût anéanti, — pour que leur système fût privé de tout appui scientifique ; il rede- viendrait ce qu'il était avant de s'être mis en contact avec la science, c’est-à-dire une croyance plus ou moins respectable, basée sur le sentiment ou sur le dogme. Mais si la seconde question recevait à son tour une réponse négative, s’il était dé- montré que tous les croisements humains ne sont pas eugéné- siques, ce ne serait pas seulement le syllogisme des monogé- nistes qui s’écroulerait, ce serait leur doctrine tout entière. Cette doctrine ne serait plus seulement extra-scientifique, elle serait anti-scientifique, car il est bien positif que deux groupes d'animaux, assez différents pour être incapables de se fusion- ner par la génération, n’appartiennent pas à la même espèce. C’est une vérité incontestable et incontestée. Nous avons donc été conduits à examiner successivement les deux propositions fondamentales qui servent d'assises à la doc- trine unitaire, et pour cela nous avons dû entreprendre deux séries de recherches. Nous avons étudié en premier lieu les résultats de certains DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITÉ DANS LE GENRE HUMAIN. 699 croisements entre animaux d'espèces incontestablement diffé- rentes, tels que les chiens et les loups, les chèvres et les mou- tons, les chameaux et les dromadaires, les lièvres et les la- pins, etc., et nous avons démontré que ces croisements don- nent lieu à des métis eugénésiques, c'est-à-dire parfaitement et indéfiniment féconds entre eur. Il n’est donc pas vrai que tous les animaux capables de pro- duire une postérité eugénésique soient de même espèce, et quand même tous les croisements humains seraient eugénési- ques, comme on le croit généralement, on n’en pourrait rien conclure relativement à la question de l'unité de l'espèce hu- maine. Les monogénistes sont donc désormais privés de leur principal argument, de leur seul argument scientifique. Mais il s’agissait de savoir encore si cet axiome vulgaire, que tous les croisements humains sont eugénésiques était une vérité démontrée ou une hypothèse acceptée à la légère, sans vérifica- tion ni contrôle. Tel a été l’objet de notre seconde série de re- cherches. Nous avons dû reconnaître tout d’abord que les monogénistes, considérant cet axiome comme évident, n'avaient même pas cherché à en démontrer l'exactitude, de telle sorte qu’à la ri- gueur nous aurions pu l’écarter comme non avenu. — Lorsque nous avons voulu établir, contrairement à l'opinion de plusieurs auteurs modernes, qu'il y à réellement dans le genre humain des croisements eugénésiques, nous n'avons trouvé dans la science que des assertions sans preuves, et nous croyons que nos études sur les populations croisées de la France ont sous ce rapport le mérite de la nouveauté. Nous pouvons nous mépren- dre sur la valeur de notre démonstration, mais nous osons dire que cette démonstration est la première qu’on ait tentée. Après avoir rendu, sinon tout à fait certain, du moins extrèmement probable que certains croisements humains sont eugénésiques, nous avons dû nous demander si {ous les croi- sements humains étaient dans le même cas. Or, il résulte des documents que nous avons pu rassembler, que certains croisements humains paraissent donner des résul- tats notablement inférieurs à ceux qui constituent, chez les ani- maux, l'hybridité eugénésique. L'ensemble des faits connus permet de considérer comme très-probable que certaines races humaines, prises deux à deux, sont moins homæogéné- 660 MÉMOIRES ORIGINAUX. siques que ne le sont, par exemple, l'espèce du chien et celle du loup. — Si nous croyons devoir faire quelques réserves, si nous laissons planer quelque doute sur cette conclusion, c’est parce qu’on ne saurait admettre, sans de nombreuses vérifica- tions, un fait qui démontrerait définitivement et sans retour la pluralité des espèces humaines, un fait en présence duquel tous les autres s’effaceraient, et qui rendrait toute autre discussion superflue, un fait enfin, dont les conséquences politiques et sociales seraient immenses. Nous ne saurions trop insister pour appeler sur ce sujet l’at- tention des observateurs. Mais, quel que soit le résultat des recherches ultérieures sur l’hybridité humaine, il reste bien et dûment constaté que des animaux d'espèces différentes peuvent engendrer des métis eugénésiques, et que, par conséquent, on ne pourrait tirer de la fécondité des croisements humains les plus disparates un argument physiologique en faveur de l'unité de l'espèce, quand même cette fécondité serait aussi certaine qu'elle est douteuse. Le grand problème que nous avons abordé dans ce travail est un de ceux qui ont le plus vivement passionné les hommes, un de ceux qu'il est le plus difficile d'étudier avec un esprit dégagé de toute préoccupation extra-scientifique. On y a mêlé jusqu'ici la religion et la politique. C'était presque inévitable, mais la science doit savoir se tenir en dehors de tout ce qui n'est pas elle-même. Il n’est pas de croyance si respectable, il n’est pas d'intérêt si légitime qui ne doive s’accommoder aux progrès des connaissances humaines et fléchir devant la vérité, quand la vérité est démontrée. C’est pourquoi il est toujours téméraire de faire intervenir les arguments théologiques dans les débats de ce genre, et de stigmatiser, au nom de la religion, telle ou telle opinion scientifique, parce que si cette opinion venait à triompher tôt ou tard, on aurait à se reprocher d’avoir compromis inutilement la religion. L'intervention maladroite des théologiens dans les questions d'astronomie (rotation de la terre), de physiologie (préexistence des germes), de médecine (possessions), etc., a fait plus d’incrédules que tous les écrits des philosophes. Pourquoi mettre ainsi les hommes en demeure de choisir entre la science et la foi? Et lorsque tant d’exemples célèbres ont mis les théologiens dans la nécessité de recon- naître que la révélation n’est pas applicable aux choses de la ’ DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITE DANS LÉ GENRE HUMAIN. 661 ‘ . science, pourquoi s’obstiner encore à jeter la Bible sous les roues du progrès? Déjà des chrétiens sincères ont compris que le moment était venu de préparer la conciliation de la doctrine des polygénistes avec les textes sacrés. [ls sont disposés àadmet- tre que la narration de Moïse ne s'applique pas à tout le genre humain, mais seulement aux Adamites, à la race d’où est sorti le peuple de Dieu; qu'il pouvait y avoir sur la terre d’autres hommes dont l'écrivain sacré n'avait pas à s'occuper ; qu'il n’est dit nulle part que les fils d'Adam aient contracté avec leurs pro- pres sœurs des unions incestueuses; que Caïn, chassé vers l'Orient après son fratricide, fut marqué d’un signe « afin que ceux qui le « trouveraient ne le tuassent point »; qu’à côté de la race des Enfants de Dieu il y avait la race des Enfants des hommes ; que l'origine des Enfants des hommes n'est pas spécifiée, que rien n'autorise à les considérer comme les enfants d'Adam: que ces deux races différaientsans doute par leurs caractères physiques, puisque leur union produisit des métis désignés sous le nom de géants, « comme pour indiquer l'énergie physique et morale « des races croisées », qu'enfin ces diverses races antédilu- viennes ont pu survivre au déluge en la personne des trois belles-filles de Noé (1). Nous réunissons ici les réflexions de plusieurs auteurs; l’un d'eux, le révérend Pye Smith, termine en disant avec satisfaction que si, contrairement à l'opinion actuelle, la multiplicité des espèces humaines venait à être démontrée, chose suivant lui fort peu probable, l'autorité de la Bible resterait intacte, et que « le plus haut intérêt de l’homme «n'aurait pas à en souffrir. » Voilà un premier moyen de conci- liation tout préparé en prévision des développements ultérieurs de la science. Tout récemment, un catholique fervent, un méde- cin qui, dans ses longs voyages, a étudié attentivement les races humaines, M. Sagot, a émis une hypothèse que nous croyons tout à fait neuve, et qui permettra, mieux encore que les précé- dentes, d’accommoder les récits bibliques avec la science anthro- pologique. Après avoir démontré avec beaucoup de force que (1) J. Pye Smith, Relations between the Holy Scriplure and Geology, third Edit., p. 398-400. — Passage reproduit textuellement par Morton dans À Letter to the Rev. John Bachmann on Hybridity, Charleston, 1850, in-8, p. 15. — Carpenter, article Varielies of Mankind dans Todd’s Cyclopædia of Anal. and Physiology, vol. 1v, p. 1317. Lond., 1852, in-8. — Eusèbe de Salles, Histoire générale des races humaines, Paris, 1849, in-12, p. 328. 16 662 MEMOÏRÉS ORIGINAUX. les éaractères physiques, intellectuels et moraux des races hu- maines établissent entre elles des différences profondes, que ces différences sont tout à fait indélébiles, que toutes les influences auxquelles on les a attribuées sont absurdes etimaginaires, et que les causes naturelles n’ont pu faire sortir une pareille diversité de l’uniformité primitive, —M. Sagot suppose que la division de l'espèce humaine en races parfaitement distinctes, a été, comme leur dispersion et leur répartition méthodique à la surface du globe, le résultat d’une intervention miraculeuse de la Provi- dence. 11 pense que ce grand fait s’est produit à l’époque de la confusion des langues, c’est-à-dire après l’entreprise témé- raire de la tour de Babel, et que Dieu, en dispersant les familles, donna à chacune d'elles une organisation particulière et des ap- titudes en rapport avec les divers climats qu'il leur assignait (1). Que les différences des races humaines et leur distribution géo- graphique aient été la conséquence de créations distinctes ou de transformations miraculeuses qui équivalent à des créations nouvelles, c’est tout un, au point de vue de la doctrine des poly- génistes. Leur but n’est pas de se livrer à des discussions théo- logiques ; ils n’ont mis le pied sur ce terrain que parce qu'on les y à attirés, et ils seront enchantés d'apprendre que leur doc- trine peut se développer désormais sans chagriner personne. L'intervention des considérations politiques et sociales n’a pas été moins fâcheuse pour l'anthropologie que celle de l’élé- ment religieux. Lorsque de généreux philanthropes réclamèrent avec une constance infatigable la liberté pour les hommes noirs, les partisans de l’ancien ordre de choses, menacés dans leurs intérêts les plus chers, furent bien aises de pouvoir dire que les nègres n'étaient pas des hommes, mais seulement des animaux domestiques plus intelligents et plus productifs que les autres. A cette époque, la question scientifique fit place à une question de sentiment, et quiconque faisait des vœux pour l'abolition de l'esclavage se crut obligé d'admettre que les Nègres étaient des Caucasiens noircis et frisés par le soleil. Aujourd’hui que les deux plus grandes nations civilisées, la France et l'Angleterre, ont émancipé définitivement les esclaves, la science peut réclamer ses droits sans s'inquiéter des sophismes des esclavagistes. (1) P. Sagot, Opinion générale sur l'origine et la nature des races humaines; Concilia- tion des diversités indélébiles des races avec l'unité historique du genre humain. Paris, 1860, n-8 de 80 pages (chez Arthus Bertrand). DES PHÉNOMÈNES D'HYBRIDITE DANS LE GENRE HUMAIN. 663 Beaucoup d'honnêtes gens s’imaginent que le moment de parler en toute liberté n’est pas encore venu, parce que la lutte de l'émancipation est loin d’être terminée aux États-Unis d’Amé- rique, et parce qu'il faut éviter de fournir des arguments aux partisans de l'esclavage. Mais est-il vrai que la doctrine polygé- niste, qui date à peine d’un siècle, soit responsable à un degré quelconque d’un ordre de choses qui existe depuis un temps immémorial, et qui s’est développé et perpétué, pendant une longue suite de siècles, à l'ombre de la doctrine, si longtemps incontestée, des monogénistes? Et croit-on que les propriétaires d'esclaves soient embarrassés pour trouver des arguments dans la Bible? Le révérend John Bachmann, fougueux monogéniste de la Caroline méridionale, s’est acquis dans les États du Sud une grande popularité, en démontrant avec beaucoup d’onction que l'esclavage est une institution divine (1). Ce n’est pas dans les écrits des polygénistes, c’est dans la Bible que les représentants des États à esclaves ont puisé leurs arguments, et M. Bachmann nous apprend que les abolitionistes du Congrès sont restés bouche close devant cette autorité irréfragable! Qu'on cesse donc de croire qu'il y ait la moindre connexion entre la ques- tion scientifique et la question politique. La différence des ori- gines n'implique nullement l’idée de la subordination des races. Elle implique, au contraire, cette idée que chaque race d’hom- (1) On nous permettra de reproduire ici quelques passages d’une dissertation de ce pieux esclavagiste. Nous les extrayons de Charleston Med. Journal and Review, sept. 1854, vol. 1x, p. 657-659. « Toutes les races d'hommes, y compris les nègres, sont de même espèce et de même origine, Le nègre est une variété frappante et maintenant permanente, comme les nombreuses variétés d'animaux domestiques. Le nègre restera ce qu'il est, à moins que sa forme ne soit changée par un croise- ment dont la seule idée est révoltante pour nous; son intelligence, quoique trop dénigrée, est grandement inférieure (greatly inferior) à celle des caucasiens, et il est par conséquent, d’après tout ce que nous savons, incapable de se gouverner lui-même. Il a été placé sous notre protection (le mot est assez joli). La défense (dans le sens d'approbation) de l’esclavage est contenue dans l’Écriture Sainte. La Bible enseigne les droits et les devoirs des maîtres pour que les esclaves soient régis avec justice et bonté, et elle enjoint l’obéissance aux esclaves... La Bible nous fournit les meilleures armes dont nous puissions nous servir. Elle nous montre que les anciens Israélites possédaient des esclaves. Elle détermine les devoirs des maîtres et des esclaves, et saint Paul a écrit une Épitre à Philémon pour le prier de reprendre un esclave marron (a runaway slave}. Nos représentants dans le Congrès se sont servis d'arguments tirés de l’Écriture Sainte, et leurs adversaires n’ont pas osé leur dire que la partie historique de la Bible (et tout ce qui concerne l'esclavage est historique) fût fausse et non inspirée. » Et le revérend John Bachman ajoute-un peu plus loin : « We can effectually defend our institutions from the Worp or Gop. » & ë z 66/4 MÉMOIRES ORIGINAUX. mes à pris naissance dans une région déterminée, qu'elle a été comme le couronnement de la faune de cette région ; et s’il était permis de prêter une intention à la nature, on pourrait croire qu'elle a voulu assigner un apanage distinct à chacune d’elles, puisque, malgré tout ce qu'on a dit du cosmopolitisme de l’homme, l’inviolabilité du domaine de certaines races est assu- rée par leur climat. Que l’on compare maintenant cette manière de voir à celle des monogénistes, et qu'on se demande qu’elle est celle des deux qui est faite pour plaire aux partisans de l'esclavage. Si tous les hommes descendent d’un seul couple, si l'inégalité des races a été le résultat d’une malédiction plus ou moins méritée, ou en- core, si les unes se sont dégradées et ont laissé éteindre le flambeau de leur intelligence primitive, pendant que les autres gardaient intacts les dons précieux du Créateur ; en d’autres termes, s’il y a des races bénies et des races maudites, des races qui ont répondu au vœu de la nature et des races qui ont démé- rité, alors, le révérend John Bachmann a raison de dire que l’es- clavage est de droit divin; c’est une punition providentielle, et il est juste, jusqu'à un certain point, que les races qui se sont dégradées soient placées sous la protection des autres, pour em- prunter un ingénieux euphémisme au langage des esclavagistes. Mais si l’Éthiopien est roi du Soudan au même titre que le Gauca- sien est roi de l’Europe, de quel droit celui-ci imposerait-1l des lois à celui-là, si ce n’est du droit que donne la force? Dans le premier cas, l'esclavage se présente avec une certaine apparence de légitimité qui peut le rendre excusable aux yeux de quelques théoriciens ; dans le second cas, c’est un fait de pure violence contre lequel protestent tous ceux qui n’en profitent pas. À un autre point de vue, on peut dire que la doctrine poly- géniste assigne aux races inférieures de l'humanité une place plus honorable que ne le fait la doctrine opposée. Étre inférieur à un autre homme soit en intelligence, soit en vigueur, soit en beauté, n’est pas une condition humiliante. On peut rougir au contraire d’avoir subi une dégradation physique ou morale, d’avoir descendu l'échelle des êtres, et d’avoir perdu son rang dans la création. PARIS. — IMPRIMERIE J. CLAYE, À RUE SAINT-BENOIT,. NOTES NOTE A, Sur les principaux hybrides du genre Equus, sur l'hérédité des caractères chez les matis, et sur la fécondité des mules. Toutes les espèces du genre Equus paraissent capables de se croiser. La femelle du zèbre produit avec l'âne et avec le cheval. (Dict. d'hist. naturelle de Déterville, Paris, 1816, in-8, t. VI, p. 331-333. — Cuvier, Règne animal, 2° édit., Paris, 1829, in-8, t. 1, p.253.— Rudolphi, Beytrüge zur Anthropologie, Berlin, 1812, in-8, 1, 163.) Les hémiones mâles et femelles produisent sans difficulté avec l'espèce du cheval, et mieux encore avec celle de l'âne. La plupart de ces métis ont été obtenus au Muséum, où j'ai vu moi-même il n'y a pas longtemps deux animaux nés de l’âne mâle et de l’hémione femelle. Je tiens de M Isid.-Geoffroy Saint-Hilaire que l’un de ces métis avait sailli une hémione et paraissait l'avoir fécondée. L'hémione avait mis bas au bout d’environ un an, mais il n’était pas impossible qu’elle eût été couverte par un hémione mâle. On pouvait donc élever des doutes sur la paternité du métis, Le croisement le plus célèbre du genre Equus est celui des chevaux et des ânes, Leurs métis portent le nom général de mulets, mais il faut distinguer les mulets pro- prement dits issus de l’âäne et de la jument des bardeaux nés du cheval et de l’ânesse. On les à souvent confondus et on les confond souvent encore à la faveur d’une con- fusion de langage qui ne semble pas près de se dissiper. On lit partout que chez les anciens les mots latins hinnus et ginnus, en grec {65 et iyy25, étaient synonymes et désignaient notre bardeau. Camus a accusé Buffon de cette erreur, qui existait bien avant lui dans plusieurs dictionnaires. Le fait est que les anciens n’ont jamais dis- tingué nettement dans leur langage les deux espèces de mulets. Aristote dit |His- toire des animaux, liv. v1, ch. 24) que le hkinnus, tyv05, naît de la jument fécondée par un mulet. « Les animaux qu'on nomme y{wct, ajoute-t-il aussitôt, naissent du cheval « lorsque le fœtus a souffert dans la matrice, de même que les nains chez les hommes, « et les porcs-avortons {ou arrière-porcs), T4 sryctpa, chez les pores. » Les Yivvet ne sont done, d’après Aristote, que des poulains avortons. Ailleurs, dans le livre II de la Génération, chapitre vit, Aristote reproduit en partie ce passage, et dit de plus que « les jivvot viennent du cheval et de l'âne lorsque le fœtus a souffert dans la ma- 2 NOTES. « trice; » enfin que, lorsque le mulet est capable d’engendrer, il ne produit qu'un vévcs, c'est-à-dire une espèce d'avorton. Le mot ivv0s désignait done pour lui un pou- lain mal développé, que ce poulain fût d'espèce pure ou d’espèce croisée, qu'il fût fils d’un cheval, d’un âne ou d'un mulet. Le t»v05 au contraire était un animal bien déterminé issu de l’accouplement du mulet, seulement ce iwos, ou métis de second sang, était en même temps un yiwes, c’est-à-dire une espèce d’avorton. On verra plus loin qu'Aristote n’était pas loin de la vérité; mais on constatera dès mainte- nant que cet auteur n’a point parlé du bardeau; pour lui, les mots twvôs, Vivvoc, dési- gnaient toute autre chose que les métis du cheval et de l’ânesse. D'un autre côté, Hésyche, dans un passage textuellement reproduit par Camus (Notes sur l’Esloire des animaux d'Aristote, Paris, 1783, in-4°, p. 22), dit que le ytvvcs a pour père le cheval et pour mère l’ânesse, comme notre bardeau, tandis que le tvvôs est fils du cheva, et de la mule. Le mot ginnus, quoi qu’on en ait dit, ne se trouve pas dans Pline ; eet auteur parle seulement du hinulus, qui correspond à notre bardeau, et du hinus, métis de second sang, né de la jument et du mulet. « Equo el asina genitos mares hi- nulos antiqui vocabant, contraque mulos quos asini et equæ generarent..… In plurimum Græcorum est monumentis cum equa muli coitu nalum quem vocaverint hinum, id est par- oum mulum » (Hist. naturalis, lib. vur, cap. 24.). Il est digne de remarqne que ces noms diversne s'appliquent qu'aux mâles; il paraîtrait que du temps de Pline toutes les femelles indistinctement portaient le nom de mulæ. Ainsi il est bien avéré que les mots. io, et hinus où hinnus, ont toujours désigné, non les bardeaux, qui sont des métis de premier sang, mais des animaux qui naissent de l’accouplement des mulets ou des mules avec les juments ou les chevaux; et ces métis de second sang, rares sans doute alors comme aujourd’hui, étaient déjà considérés comme inférieurs aux mulets proprement dits , puisque Aristote les qualifiait de yivvot, c’est-à-dire d'avortons , et que Pline disait, pour les caractériser, hinus, id est parvus mulus. Quant au mot yivos, qui pour Aristote désignait tout solipède mal développé, et qui pour Hésyche désignait le bardeau (dont la taille est d’ailleurs bien inférieure à celle du mulet), j'ignore quand et par qui il a été latinisé. Il résulte de toutes ces contradictions que les anciens n’ont jamais su s'entendre sur les noms qu'il fallait donner aux di- verses espèces de métis du cheval et de l’âne:; mais il est parfaitement clair que les mots évvôs et yivves, hinnus et ginnus, n'ont jamais été synonymes pour eux. Notre langage, il faut bien l'avouer, n’est pas beaucoup plus précis que le leur. Avant Buffon, nous n’avions aucun mot pour distinguer les mulets fils de l'âne des mulets fils du cheval. Buffon réserva pour les premiers le nom de mulels, et donna aux autres le nom de bardeaur. Ce choix ne fut pas heureux, car le mot bardeau était emprunté à la langue italienne, et il se trouve précisément qu'en italien bar- dotto désigne le produit de l'âne et de la jument, tandis que mulo désigne le produit du cheval et de l’ânesse. ( Voyez l'analyse du mémoire de M. de Nanzio, directeur de l’école vétérinaire de Naples, Intorno al concepimento e alla figliatura di una mula, dans Edinburgh New Philosophical Journal, 1849 ,in-8, vol. XLVI, p. 378.) Il parait que la plupart des mulets employés dans le royaume de Naples sont des muli, c’est- à-dire les métis que nous désignons depuis Buffon sous le nom de bardeaux; les vrais mulets, les bardotli, y sont assez rares et beaucoup moins estimés que les bardeaux, On les nomme encore gazzini, au dire du père della Torre, qui fut chargé en 1769, par l’Académie des sciences de Paris, dont il était correspondant, de prendre des renseignements sur la fécondité des mules napolitaines. Le secrétaire de l'Académie fit remarquer que ces mules étaient d'une espèce tout à fait différente de LE MULET ET LE BARDEAU. 3 celles qu'on élève en France (Académie des sciences , 1769, Histoire; Observ. anato- miques, n° IV, édit. in-12 de Paris, p. 94). Le nom de bardeau, dans le sens que nous Jui donnons aujourd’hui, est done aussi mal choisi que possible. 11 faut bien l’accepter puisqu'il a prévalu, mais il est bien permis de protester en passant. Il y a entre les mulets et les bardeaux de notables différences, On pense sénérale- ment en France que les bardeaux sont plus faibles, plus inféconds et plus indociles que les mulets, mais cette opinion pourrait bien n'être pas exacte, car on vient de voir que dans le royaume de Naples on donne la préférence aux bardeaux. Quoi qu’il en soit, les bardeaux sont trés-rares partout, excepté en Italie; ils sont fort peu connus en France. Buffon est le premier auteur qui les ait décrits, et il l’a fait de main de maitre. Le bardeau, fils de l’ânesse, est beaucoup plus petit que le mulet, fils de la ju- ment. Le premier a l’encolure mince, le dos tranchant, la cronpe pointue et avalée, comme sa mère l’ânesse ; le second a l’encolure plus épaisse, les côtes plus arrondies, la croupe plus pleine, les hanches plus unies, comme sa mère la jument, Ainsi, pour la taille et pour la conformation générale du tronc, chacun de ces métis tient principalement de sa mère. L'influence du père prédomine au contraire à la tête, à la queue et aux extrémités. La tête grosse et courte de l’âne , ses longues oreilles, ses jambes sèches, sa queue presque nue, se retrouvent chez le mulet; tandis que le bardeau a la tête plus petite et plus longue, les oreilles plus courtes, les jambes plus fournies et la queue plus garnie de crins, comme son père le cheval, M. Em- manuel Rousseau à ajouté à cé parallèle un élément intéressant. On sait que les vétérinaires donnent le nom de châtaignes à des productions cornées et rugueuses situées sur la face interne des membres du cheval, à la partie moyenne de l’avant- bras et à la partie inférieure du tarse. Chez l’âne, il n'y a de châtaignes qu'aux membres antérieurs, où elles occupent la même situation que chez le cheval; mais tandis que les quatre châtaignes du cheval sont rugueuses, les deux châtaignes de l'âne sont lisses. Or, les mulets et les bardeaux tiennent sous ce rapport de leur père aussi bien que de leur mère; le nontbre et la situation des châtaignes sont exac- ment les mêmes que chez le pére, et la nature de ces excroissances est la même que chez la mère, Aiusi, le bardeau a quatre châtaignes lisses, et les deux châtaignes du mulet sont rugueuses. M. Goubaux, qui a étudié de son côté cette intéressante ques- tion d'hérédité, a découvert deux autres caracteres que les métis tiennent de leur parent mâle : la troisième phalange du bardeau ressemble à celle du cheval, et la troisième phalange du mulet à celle de l'âne; en outre, la disposition de l'arcade orbitaire est la même chez le bardeau que chez le cheval, et chez le mulet que chez l'âne. Voici un troisième caractère qui probablement se transmet de la même ma- nière. Les deux loges du sinus maxillaire du cheval sont toujours indépendantes , tandis que celles de l'âne sont toujours en communication. M. Goubaux s’est assuré qu’elles communiquent constamment chez le mulet comme chez l'âne; il n’a pas en- core eu l’occasion d'étudier cette disposition chez le bardeau, mais tout permet de croire qu'elle doit être la même que chez le cheval. Je crois devoir signaler une autre lacune qu’il sera facile de combler. Le larynx de l'âne, beaucoup plus compliqué que celui du cheval, se distingue en particulier par la présence d'une cavité spacieuse qui correspond à une dépression profonde du cartilage thyroïde, et qui a été décrite par Hérissant sous le nom de tambour (Hérissant, Recherches sur les organes de la voix des quadrupèdes et des oiseaux, dans son Mém. de l'Acad. des sciences, 1753, p.285, in-40). Il n'y a pas de tambour chez le cheval, et c’est à cette différence anatomique qu'est À NOTES. attribuée avec raison une différence physiologique connue de tout le monde. En d'au- tres termes, la faculté de braire paraît liée à la présence de cette cavité. Or, le bar- deau hennit comme le cheval, et le mulet brait comme l'âne. On do't donc s'attendre à trouver le tambour chez le mulet et non chez le bardeau, et la chose est des pius faciles à vérfier. De ces deux vérifications, la première seule à été faite jusqu'ici, à ma connaissance. Hérissant a trouvé le tambour dans le larynx du mulet |[loc. cit., p. 287), et je crois pouvoir annoncer qu’on ne trouvera pas de tambour dans celui du bardeau. L'âne, comme on sait, n’a que cinq vertèbres lombaires, tandis que le cheval en a six; mais l’hérédité de ce caractère ne présente rien de fixe : le mulet a tantôt cinq vertèbres lombaires comme son père, tantôt six comme sa mère, et je tiens de M. Goubaux que le bardeau est exactement dans le même cas. Quelque intéressants que soient ces résultats, il faut bien se garder d'en conclure qu'ils puissent être généralisés et appliqués à priori aux autres cas d’hybridité. On croyait autrefois que tout métis, considéré dans l’ensemble comme dans les détails, était exactement intermédiaire entre son pêre et sa mère. Presque tous les faits connus déposent contre cette opinion, qui n’est vraie que dans des cas très-exceptionnels. Depuis les belles recherches de Buffon , une autre doctrine a prévalu. On a dit que les métis tenaient toujours de leur mère leur taille, leur constitution générale, la forme de leur tronc, la structure et la disposition de leurs organes internes, en un mot toute la partie de leur être qui se rattache principalement à la vie organique, et que l'influence du père prédominait au contraire à la tête, aux membres, à la queue, aux organes des sens, et en général dans toutes les parties destinées à la vie de relation. En d’autres termes, on a cru pouvoir appliquer à tous les métis les lois qui prési- dent à l’hérélité des caractères chez les métis des ânes et des chevaux. Mais il n’y a aucune règle fixe; les lois de l'hybridité se modifient plus ou moins suivant les espèces dont on étudie les croisements, et ainsi s'explique la divergence des opinions émises à ce sujet. Nous voyons, par exemple, que suivant Léopold Frish les métis res- semblent à leur père seulement par la tête et la queue, et qu'ils ressemblent à leur mère par le reste du corps. Cet auteur avait étudié surtout l'hybridité des espèces du genre chien (der Naturforscher, Stück xv, S. 32, Halle, 1781, in-8). D'un autre côté, dans son mémoire on the Physioloyy of Breeding, M. Orton soutient que le père transmet au métis son cerveau, ses nerfs, ses organes sensoriels, Sa peau, ses mem bres, ses os et ses muscles, tandis que les organes préposés aux fonctions de nutrition, d’accroissement et de sécrétion (cœur, poumons, glandes, appareil digestif), sont sous la dépendance de l'influence maternelle. { Voy. Crania Britannica, decade 1, chap. 1, p. 6, en note, London, 1856, iu-fol.) Pour le dire en passant, les léporides, ou métis des lièvres et des lapins, ont les muscles de la même nature et de la même couleur que leur mère, c’est-à-dire blancs lorsque la mère est une lapine , et rouges lorsque la mère est une hase. C’est précisément le contraire de ce que M. Orton a observé sur d’autres espèces de métis. Dans les divers croisements des chameaux et des dromadaires, les métis ont tantôt deux bosses comme les chameaux, tantôt une seule comme les dromadaires, sans qu’on puisse jamais le prévoir à l'avance, et quelle que soit d’ailleurs l'espèce du père ou de la mère (Eversmann, cité dans Types of Man- kind, chap. x11, Hybridity in Animals, Philad., in-8, 1857, 8th. ed., p. 380). Les obser- vations de Buffon sur les quatre générations de métis issus de l’accouplement d’un chien braque et d’une louve ont révélé une particularité fort curieuse : c’est que les mâles tenaient surtout de la louve. tandis que les femelles tenaient surtout du chien. DE L'HÉRÉDITÉ DES CARACTÈRES CHEZ LES METIS. 2 Toutefois, la conformation de la tête était plus rapprochée de celle de la louve chez les femelles, de celle du chien chez les mâles. Il y avait encore ceci de particulier que les métis qui avaient la tête du chien avaient la queue de la lonve, et récipro- quement; de telle sorte que, contrairement au fait constaté sur les métis des ânes et des chevaux, les caractères de la tête et ceux de la queue, au lieu d’être soli- daires et fournis par le parent mâle, étaient au contraire en opposition les uns avec les autres, ceux-ci venant du mäle quand ceux-là venaient de la femelle, et récipro- quement ( Buffon, Suppléments, t. VII, p. 161 à 217, in-4). Ces faits et ces opinions contradictoires prouvent qu'aucune loi générale ne préside à la répartition des ca- ractères du père et de la mère chez les animaux hybrides. Il y a, suivant les cas par- ticuliers, des différences considérables qu'aucune donnée théorique ne permet de prévoir avant l'expérience. Disons, toutefois, quoique cela ne rentre pas directe- ment dans l’étude de l’hybridité, que, dans les alliances qui s'effectuent entre les va- riétés d'une méme espèce, le produit est quelquefois entièrement semblable à l’un de ses parents. Il est juste de donner ici la parole à M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, qui a découvert ce fait et qui l’a publié en 1826. « Dans le croisement de deux animaux «“ d'espèces différentes, » dit cet éminent observateur, « le produit pourra bien res- « sembler à l’un plus qu'à l’autre, mais non pas exclusivemeut à l’un d'eux. On re- «“ connaîtra toujours en lui un métis. Il n’en est pas toujours ainsi du croisement de «“ deux nariétés d’une même espèce : le produit tient le plus souvent de l'un et de « l'autre; mais très-fréquemment aussi il ressemble entièrement à l’un des animaux «“ dont il est provenu. Souvent, parmi les espèces qui font plusieurs petits à la fois, «“ on trouve dans la même portée des individus semblables au père, d'autres sem- “ blables à la mère, d’autres enfin qui tiennent à la fois de l’un et de l’autre... Par «“ exemple, le croisement d'une daine blanche et d’un daim noir a d’abord produit “ un mâle varié de blanc et de noir ; cette dernière couleur était d’ailleurs celle qui « prédominait généralement. Le même croisement a ensuite donné à la portée sui- «“ vante un autre mâle noir comme le père, dont il ne différait que par une petite tache au-dessus du sabot, et ainsi presque entièrement semblable au produit de l’accouplement de deux individus de la race noire » ( Dictionnaire classique d'histoire naturelle, t. X, p. 121, art. MaAMMiFERES, Paris, 1826, in-8). Ce fait est devenu classique aujourd’hui, et si j'ai cru devoir faire une citation textuelle, c'est parce que la remarque faite il ÿ a plus de trente ans par M. Geoffroy Saint-Hilaire a été attri- buée inexactement à des écrivains ultérieurs. Les curieuses expériences de M. Cola- don, de Genève, ont fourni des résultats plus complets encore que ceux de M. Geof- froy. On sait que les souris grises engendrent quelquefois une variété albinos parfaitement féconde. Ces individus, d’une belle couleur blanche, élevés par des amateurs, ont été mariés exclusivement entre eux, et ont fini par constituer une race blanche aussi permanente que la race primitive. M. Coladon a étudié avec beaucoup de soin les croisements de ces deux races de souris. Jamais leurs alliances n'ont donné d'animaux tachetés. « Chaque petit était entièrement gris on entière- « ment blanc, avec les autres caractères de la race pure; point de métis, point de «“ bigarrures, enfin le type parfait de l'une ou l’autre variété. » | Mémoires de la Société d’ethnologie. Paris, 1841, in-8 ; t. I, part. 1, p. 21-22. C'est la réimpression d’un mé- moire de W. Edwards, publié en 1829, trois ans aprés la publication de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.) En rapprochant ce fait, où il n’y a point eu de métis, de l'observation du daim tacheté issu d’un daim noir et d'une daine blanche, on recon- naît qu'ici encore, dans le mélange des variétés comme dans le croisement des es- 6 NOTES. pèces, les caractères des animaux de sang mêlé obéissent à des règles particulières, et non à une loi générale. L'histoire des croisements d'espèces ou de races chez les animaux inférieurs, et surtout chez les plantes, nous fournirait des résultats plus variables encore, si c’est possible, que les précédents; mais nous désirons pour aujourd’hui, dans nos études sur les questions si complexes et si obscures encore de l’hybridité, nous restreindre à l'analyse des faits observés chez les animaux supérieurs. Ceci dit sur la conformation des métis et sur l'influence respective des deux pa- reuts, revenons aux métis obtenus par le croisement des ânes et des chevaux. Nous les avons rangés dans la catégorie des hybrides dysgénésiques ; il s’agit maintenant de justifier cette appréciation. Les mulets et les bardeaux des deux sexes possèdent une organisation anatomique et physiologique qui leur permet de s’accoupler soit entre eux, soit avec les indi- vidus des deux espèces mères. Les femelles entrent en chaleur, les mâles entrent en rut, et ceux-ci émettent dans le coït un liquide séminal qui, examiné à l'œil nu, ue semble pas défectueux. On a vu bien souvent des mules couvertes par des mulets, ou des bardelles par des bardeaux, mais il n’est jamais rien résulté de ces alliances entre métis de même sang. Leur fécondité ne se manifeste que lorsqu'ils s'unissent avec les espèces pures, et seulement par exception, comme cela s’observe dans l’hy- bridité dysgénésique. Enfin, si l’on ne tient compte que des faits authentiques, on est autorisé à mettre en doute la fécondité des métis du sexe masculin. Aristote dit, il est vrai, dans un passage déjà cité, que le iwv95, hinnus, provient de la jument couverte par un mulet, mais c’est une assertion pure, et on n’a pas oublié qu’un autre auteur grec fait descendre le iv»: d’une mule couverte par un cheval. Le témoignage des anciens ne peut donc nous éclairer, et nous devons ajouter que les faits modernes font complétement défaut, Il y a toutefois une circonstance qui permet de croire que les mulets ou les bardeaux pourraient dans certains cas n'être pas tout à fait stériles. Le sperme du mulet a été examiné au microscope par Hebenstreit, qui n’y a pas trouvé d’animaleules spermatiques (Sur les organes de la génération du mulet, dans le Journal encyclopédique, Mars, 1762, reproduit par Ch. Bonnet, dans une longue note de ses Considérations sur les corps organisés, Amsterdam, 1762, in-8 , t. II, p. 247 et suiv.). Walter et Hausel (Loc. cit.), plus récemment Gleichen, Bory de Saint-Vincent, MM. Prévost et Dumas (Dict. class. d'hist. nat., 1826, t. X, p. 120), plus récem- ment encore Hausmann, de Hanovre (Edinburgh New Philosophical Journal, 1849, vol. XLVI. p. 379), ont répété cet examen sans plus de succès. Il est certain, par conséquent, que chez beaucoup de mulets le liquide séminal est infécond. D'un autre côté, Brugnone {Trattato della vacca, cité par M. Prangé, dans son Rapport sur la fécondité des mules, Société centrale vétérinaire, 25 avril 1850, tirage à part, p.8) a trouvé des spermatozoaires dans les vésicules séminales d'un mulet. La recherche de ces animalcules étant au nombre des expériences microscopiques les plus faciles et les plus évidentes, on peut tenir pour démontré que le sperme n’a pas la même composition chez tous les mulets, que la plupart w’ont pas de sperma- tozoaires , que quelques-uns en ont, et il est assez probable que ces derniers, accouplés dans des conditions favorables, pourraient se reproduire. Cette con- clusion, il est vrai, est jusqu'ici purement théorique, car aucun fait, je le répète, n'a mis en évidence la fécondité des mulets; mais on n’a point fait d’expé- riences suivies, et s’il est arrivé que par hasard un mulet ait pu féconder une SUR LA FÉCONDITÉ DES MULES. FA ânesse ou une jument, dans les localités où ces divers animaux communiquent librement les uns avec les autres, il est difficile que le produit hybride de cette union n'ait pas été attribué à un autre père plus fécond, parce que le mulet jouit d’une réputation proverbiale d’impuissance. Tout le monde doit être porté à croire en pareil cas que la femelle a été saillie par un âne, si c’est une jument, par un cheval si c’est une ânesse. La recherche de la paternité, toujours si incertaine, est entourée ici de difficultés exceptionnelles. La maternité est, au contraire, un fait évident et palpable, et voilà pourquoi il n’existe ancun doute sur la fécondité des mules. Beaucoup d'auteurs anciens, depuis Hérodote jusqu’à Pline ont parlé de la partu- rition des mules ; ce phénomène, qui était pour les païens un mauvais présage , prit plus d’une fois les proportions d’un événement historique. La prise de Babylone par Darius, l'invasion de la Grèce par Xerxès, la guerre civile entre César et Pompée, ete., furent annoncées par de pareils prodiges; sans remonter si haut dans le passé, des historiens presque modernes ont pu croire et répéter, avec la populace romaine, que la colère céleste, allumée par la protestation de Luther, se révéla par la fécondité d’une mule , et que le même fait se reproduisit dix ans plus tard, lorsque l’armée du connétable de Bourbon mit à sac la ville éternelle. Il est naturel que de pareilles histoires aient éveillé le scepticisme des gens sensés et que, pendant quelque temps, la parturition des mules ait été reléguée au nombre des fables. Mais il n’est plus permis aujourd'hui de conserver le moindre doute sur la réalité de ce fait. La mule est en chaleur tous les ans au printemps, et il se forme dans ses ovaires des corps jaunes semblables à ceux qui, chez les autres femelles, sont la conséquence de l'ovulation spontanée (Brugnone). Ses ovules, étudiés par M. de Nanzio, ne parais- sent différer en rien de ceux de l’ânesse et de la jument. « On y trouve le disque pro- “ lige, la zone transparente, la vésicule, le vitellus et la tache germinative » (Prangé). Il faut cependant que l’ovule de la mule soit imparfait à quelques égards, puisqu'il ne se laisse féconder que dans des cas exceptionnels. On a remarqué que la fécondité des mules est beaucoup moins rare dans les climats chauds que dans les climats tempérés. Hérodote connaissait déjà ce fait, qui a été plusieurs fois confirmé par les observations modernes. Suivant M. A. Wagner, qui à fait sur ce sujet des recher- ches très-étendues, la parturition des mules n'avait jamais été observée en Alle- magne {Edinburgh New Philosophical Journal, 1849. Vol. XLVI, p. 378). Elle est tout a fait exceptionnelle en France, et presque tous les exemples connus ont été recueillis en Italie, en Espagne et sous les Tropiques. Il résulte d’un passage emprunté par Ru- dolphi aux Lettere sull Indie orientali, que dans l'Asie tropicale les mules concoivent assez souvent, mais qu’elles sont très-exposées à périr avec leur fruit au moment de la parturition, L'auteur ajoute que les Arabes, pour sauver la mère et le petit, pratiquent souvent l’opération césarienne. Ce fait aurait besoin d'ètre confirmé { Foy. Rudolphi, Beyträge zur Anthropologie, Berlin 1812. In-8, p. 163 en note. — George Hartmann, Pferde-und Maulthierzucht, Stuttgard, 1777. In-8, p. 268-272). Les anciens , considérant que la semence de l'âne est plus froide que celle du che- val, croyaient que ce dernier animal pouvait seul engendrer avec la mule. Buffon, considérant au contraire que l'âne a plus de puissance génératrice que le cheval, croyait que ces deux animaux pouvaient féconder la mule, mais l'âne avec plus de certitude que le cheval ; et M. Prangé pense comme Buffon que l'âne est plus apte que le cheval à féconder la mule, parce qu'il est plus rapproché de celle-ci par son organi- sation (loc. cit., p. 13). Mais les faits contenus dans son mémoire sont contraires à cette 8 NOTES. assertion, puisque, dans tous les cas où la paternité a été connue ou soupçonnée, c’est au cheval et non à l'âne qu’elle à été attribuée Il ya, sans doute, beaucoup de cas douteux où la mule a mis bas sans qu’on sût avec quel animal elle s'était accou- plée. Cela laisse le champ libre aux conjectures, et on peut se demander si, dans quelques-uns de ces cas, la mule n’a pas été fécondée par l'espèce paternelle; toutefois ilest digne de remarque que tous les produits qui ont été décrits ressemblaient plus au cheval qu’à l'âne. Je ne nie pas que l'âne ne puisse engendrer avec la mule, mais je n’en connais pas d'exemple authentique, et je crois pouvoir affirmer, contrairement à l’assertion de Buffon, que la mule conçoit plus facilement avec le cheval qu'avec l'âne. Je reviens done à l'opinion des anciens, en laissant de côté, bien entendu, leur théorie des semences chaudes et froides. Quant aux mulets de la seconde génération, issus du commerce du cheval et de la mule, on ne possède sur leur compte que des renseignements fort incertains. La plupart des auteurs qui ont mentionné ces faits n’ont rien dit du produit; d'autres l'ont plus ou moins décrit sans dire s’il était mort ou vivant; il reste donc fort peu de documents relatifs à la vitalité et aux facultés génératrices des mulets de second sang. Il y a toutefois ceci de bien certain, que personne n’a dit que ces animaux aient été féconds. Ce n’est pas seulement sous le rapport des fonctions génératrices que l’organisation des mulets de second sang est défectueuse ; beaucoup d’entre eux pé- rissent dans le sein de leur mère; d’autres se développent mal et meurent en nais- sant ou peu de temps après ; les mules elles-mêmes succombent assez souvent dans la parturition. Ceux qui ont été témoins de ces faits ont cherché à les attribuer à des accidents : la mule avait fait une chute, ou bien elle avait trop travaillé pendant la gestation, ou bien encore elle avait été blessée, ainsi que son fruit, au moment de la parturition, par des manœuvres maladroites, etc. Mais déjà Aristote avait parlé de l'avortement des mules (Fist. des animaux, liv. VI, chap. 24), et il avait dit en outre, dans un passage déjà cité du liv. II de la Génération, que lorsqu les mulets sont féconds ils ne produisent que des yivct, c'est-à-dire des poulains-avortons. Pline avait répété la même chose (Hist. nat., lib. VIII, chap. 44). J'ai signalé plus haut, d’après un passage de Rudolphi, la fréquence de l'avortement dans les Indes orientales. L'analyse des observations publiées confirme pleinement ces divers té- moignages. En étudiant ces observations, j'ai été frappé de la proportion considérable des avortements ou des cas de non-viabilité, et, pour qu'on ne puisse pas croire que j'aie à mon aise rassemblé de préférence les cas où ces accidents se sont produits, j'ai examiné sous ce point de vue les faits collectés dans un tout autre but par M. Prangé. Parmi les exemples que cet auteur a cités dans son mémoire, je n’en trouve que douze où il soit fait mention de la vie ou de la mort des hybrides. Neuf de ces animaux ont vécu , l’un d'eux est même mort fort vieux après avoir servi dans la cavalerie, Deux sont nés par avortement (cas de M. Lecomte, p. 1, et cas cité par Aristote, p. 4); le dernier est mort en naissant (cas cité par Buffon, p. 4; c’est le cas de Nort). Ainsi, trois animaux sur douze n’ont pas vécu, et ce qui rend ce chiffre plus significatif encore, c'est que, sur les neuf qui ont vécu plus ou moins longtemps , il y en avait six qui provenaient d’une seule mule {cas de Schiks, p. 4), et deux qui provenaient d’une autre mule {cas des écuries du roi de Naples, p. 4). Somme toute, six mules seulement ont produit ces douze mulets, et trois d’entre elles ont fait des petits qui n'étaient pas viables. Je sais que ces chiffres sont fort insufi- sants, et d’autres statistiques plus régulières et plus complètes modifieront probable- SUR LA FECONDITE DES MULES. 9 ment les proportions relatives de la viabilité et de la non-viabilité. Mais il me paraît certain dès maintenant que la mule fécondée perfectionne moins souvent son fruit que l’ânesse ou la jument. Les métis nés de la mule et du cheval ressemblent tellement à leur pére qu’on peut quelquefois les prendre pour des chevaux. L'un d'eux, comme on vient de le voir, a pu servir dans la cavalerie napolitaine ; mais quoique celui-là soit mort fort vieux, j'ai lieu de croire que ses pareils ont en général la vie courte. La mule dont Schiks a communiqué l’histoire à Buffon, et qui porta six fois de 1763 à 1776, fit d’abord une pouline qui mourut à deux ans et demi, sans avoir été fécondée, puis une autre pouline qui mourut à quatorze mois, puis un poulain qui mourut à dix-neuf mois, etune pouline qui mourut à vingt et un mois. La cinquième portée donna, en 1771, un poulain qui vivait encore en 1777. La sixième portée eut lieu en 1776, et donna une pouline qui vivait encore lorsque l'observation fut publiée. On espérait réussir à l’élever. Une pareille mortalité, chez des animaux que leur rareté rendait l’objet de soins excep- tionnels, semble indiquer que les produits de la mule, mêmes lorsqu'ils sont viables, ont en général une mauvaise constitution. Le fait qui précède , observé par Schiks; consul de Hollande à Murcie , a été constaté officiellement dans un rapport adressé au roi d'Espagne par don André Gomez (Buffon, éd. Sonnini, Paris, an vit, in-8, t. 29, p. 377). Quoique émanant d’une source sérieuse , il à paru peu croyable à M. Prangé, Je n'ai pas les mêmes raisons théoriques que lui pour en récuser l'authenticité. La chose s’est d’ailleurs passée à Murcie, dans le midi de l'Espagne, et on sait que la chaleur du climat influe beaucoup sur la fécondité des mules, C'est également dans un climat méridional, à Naples, qu'on a vu une autre mule produire deux fois. On a eu tort de croire sans doute qu’une mule fécondée une première fois pouvait toujours être fécondée encore. Plusieurs tentatives faites dans ce sens ont échoué. Mais je suis disposé à penser que lorsqu'une mule a une fois concu, elle a plus de chances qu’une autre de concevoir ultérieurement. Ce que j'ai dit de la fécondité des mules s'applique également à la fécondité des bardelles; parmi les faits dont j'ai emprunté le relevé à M. Prangé, il en est même un qui est relatif, selon toutes probabilites, à la parturition de la femelle du bardeau. C’est celui qui a été observé en 1750 dans les écuries du roi de Naples. J'ai déjà dit que presque tous les mulets du royaume de Naples sont des bardeaux. Tout permet donc de croire que ce fait, emprunté par M. Prangé à M. Léopold Cal- dini, se rapporte à une bardelle et non à une mule. Il est une circonstance qui donne presque le caractère de la certitude à cette interprétation : c’est la communication faite en 1769 à l’Académie des sciences de Paris par le Père della Torre, de Naples. Ce savant, après avoir annoncé que les mulets de Naples sont le produit de l'ânesse et du cheval, raconte que quelque temps auparavant, sous le règne de don Carlos’ devenu depuis roi d'Espagne, une mule (c’est-à-dire une bardelle) avait été fécondée par un cheval; or don Carlos régnait à Naples en 1750. Le fait cité par M. Cal- dini parait donc se confondre avec celui du Père della Torre, quoique celui-ci n'ait pas parlé de la double parturition. En tout cas, la fécondité éventuelle des bardelles est rendue certaine non-seulement par le fait de della Torre, mais encore par d’au- tres faits qui s'étaient produits dès cette époque dans les haras de don Carlos de Marco et du prince de Francavilla (Voy. Académie des sciences, 1769 ; Histoire, obser- vations anat., n° 4). 10 NOTES. NOTE B. Résumé des faits relatifs au croisement des chiens, des loups, des chacals et des renards. J'ai exposé en détail, à la page 352, la grande expérience de Buffon sur le croisement de la louve et du chien braque. Je donne ici en supplément le résumé des autres faits relatifs au croisement des chiens avec les loups, les chacals et les renards. 1° Croisement d'un loup et d'une chienne de Poméranie. Ce croisement eut lieu en 1770, à Londres, chez Prookes, marchand d'animaux, à la demande de lord Mon- thermer et de lord Clanbrassil. Il en résulta neuf petits. Lord Monthermer acheta une femelle qui mourut jeune. Un mâle fut cédé au célèbre John Hunter, mais il était si féroce qu'on le crut enragé, et qu'on le lapida dans la rue. Lord Chambrassil éleva une femelle de premier sang qui fut couverte par un chien d'arrét, et fit plu- sieurs petits, hybrides de second sang, un quart loups, trois quarts chiens. Une femelle de cette portée fut couverte à deux reprises par des chiens d'une race inter- médiaire entre les mâtins et les dogues; il en résulta deux portées, l’une de dix, l’autre de neuf. La même femelle de deuxième sang fut couverte en outre par un gros mâtin, et fit deux portées, l’une de huit, l’autre de sept; en tout trente-quatre hybrides de troisième sang. On ne sait ce que ces divers animaux sont devenus, à l'exception de deux, qui furent envoyés à Lausanne, et confiés à un dresseur de chiens nommé Cer- jat, et, quoiqu'ils ne fussent loups que pour un huitième, le dompteur ne put jamais réussir à les soumettre. L'expérience s’arrête là. 20 Croisement d'un chien et d'une louve. M. Gough, marchand d'animaux, ayant apprivoisé une louve, remarqua qu'elle était en chaleur au mois de décembre 1785. Il voulut l’accoupler avec des chiens, mais elle les repoussa : il fallut la tenir pour la faire saillir par un mâtin. Elle fit quatre petits, dont un fut emporté aux Indes orientales; les trois autres furent étranglés par un léopard. En décembre 1786 on fit saillir la louve par un autre chien. Elle mit bas sept petits, le 24 février 1787. John Hunter obtint une femelle qui était la seule de la portée, mais il ne la fit pas saillir. — Expérience sans valeur. 30 Croisement d’un chien et d'une louve. Louve de M. Symmons, couverte par un chien. Plusieurs petits dont une seule femelle. Cette femelle de premier sang, couverte par un chien le 16, le 17 et le 18 décembre 1788, mit bas huit petits, le 18 février 1789, après 63 ou 64 jours de gestation. Ces métis de second sang ont vécu; mais on ne sait ce qu'ils sont devenus. Les faits qui précèdent ont été communiqués par John Hunter à la Société royale de Londres, et publiés dans Philosophicul Transaction, 1787, vol. LXXVIL, n° 24, p. 253. {Observations tending lo show that the Wolf, Jackal, and Dog are all of the same Species. | Voy. aussi du même auteur : À Supplementary Letter on the Identity of the Species of the Dog, Wolf and Jackal, dans Phil. Trans. vol. LXxIxX, n° 15, p. 562 (1789). Ces faits ont été reproduits avec quelques détails de plus dans les éditions des Œuvres de Hunter, et notamment dans l'édition Palmer, qui a été traduite en français (traduct. SUR LE CROISEMENT DES CHIENS ET DES LOUPS. [a Richelot, Paris 1843, in-8, t. 1v, p: 414-426). Richard Owen, dans une note de cette édition (trad. fr., p. 418), parle d’une portée obtenue peu de temps auparavant à la ménagerie royale de Berlin par le croisement d’un chien d'arrét blanc et d'une louve. Deux des petits ressemblaient au loup commun, mais le troisième avait l'aspect exté- rieur d’un chien d'arrêt, et ses oreilles étaient pendantes. [Voy. Lyell, Principles of Geology, vol. 11, p. 438, chap. 38.) Croisement d’une louve et d'un chien de moyenne taille, obtenu à Neustrelitz vers 1775 et publié par Masch en 1781 (Der Naturforscher, Stuck XV, p. 23, Halle, 1781, in-8). Jeune louve élevée à la chaîne, et couverte par un chien jaune à poil ras et de taille moyenne; naissance de trois métis, dont deux mâles, tenant presque exclusivement de la louve, et une femelle tenant surtout du chien. Celle-ei, couverte par un chien à l’âge de un an, mit au monde trois petits chiens noirs, métis de se- cond sang, qu'on noya aussitôt après leur naissance. La mère louve mourut d’acci- dent ; ses deux fils avaient été vendus, et sa fille, élevée en liberté, commit de tels bri- gandages après avoir perdu ses petits, qu'il fallut la tuer. Autre fait rapporté également par Masch. Louve élevée à la ehaïne, croisée avee , un chien de grande taille désigné sous le nom Schweinhund | chien-cochon ; j'ignore quelle est cette race), Les métis furent élevés pour la chasse, mais on les trouva si mous et si faibles qu’on les tua. La louve, pleine pour la seconde fois, devint enragée et fut mise à mort (/oc. cit., p. 27). Masch raconte en outre qu’on lui a montré à Rostock un métis demi-loup, demi- ‘chien. Cet animal était assez sauvage pour qu'on füt obligé de l'élever à la chaine (loc cit., p. 28). D'autres expériences ont été faites au Muséum d'histoire naturelle {voy. E. Geof- froy Saint-Hilaire dans Annales du Muséum, t. IV, p. 102, Paris, 1804, in-4 : Croisement d’une lonve et d’un dogue de forte race), — et le croisement du chien et de la louve, du loup et de la chienne, est un fait aujourd’hui presque vul- gaire. Frédéric Cuvier et M. Flourens ont pu obtenir trois générations succes- sives de ces métis, et n’ont pu dépasser cette limite (Flourens, Cours de phy- siologie comparée. Paris, 1856, in-8, p. 8). Mais cela ne porte aucune atteinte à la réalité des faits de Buffon. J'ai déjà eu l’occasion de dire que beaucoup d'animaux de race pure ne peuvent se propager au Muséum au delà de la quatrième généra- tion, faute d'exercice et de liberté. J'ai vu les très-petites cages où ont été élevés et accouplés les chiens, les loups et les chacals qui ont servi aux expériences de croisement, ainsi que leurs métis des divers générations, et la seule chose qui m'étonne, c'est que dans des conditions aussi mauvaises les métis de la première génération aient pu atteindre tout leur développement. Il faudrait au moins per- mettre à ces malheureux animaux de faire quelques pas de temps en temps, mais l’espace manque, et ils sont condamnés à une captivité étroite, éternelle et héré- ditaire. P Après avoir parlé des expériences régulières qui ont démontré la fécondité du croisement du chien et du loup, et celle de leurs métis, nous pourrons ajouter quelque foi à des faits qui ne se sont pas produits sous l'œil des physiologistes, mais qui ont néanmoins une certaine valeur. C'était une opinion répandue dans l'antiquité que certaines races de chiens provenaient du mélange des loups et des chiens : « À Cyrène, dit Aristote, les loups se mêlent avec les chiennes, et cet accouplement « est fécond » (Histoire des animaux, liv, viir, chap. 28, éd, Camus). « On prétend, “ ajoute-t-il , que la race des chiens de l’Inde vient du tigre et de la chienne, Pour 12 NOTES. «“ obtenir ces chiens, on attache une chienne dans des lieux écartés; mais il y en a “ beaucoup de dévorées, jusqu'à ce qu'il arrive un animal qui soit pressé du désir « de s'accoupler. »“ On voit qu'Aristote n'accepte pas la responsabilité de cette der- nière citation; il ne parle du croisement du tigre et de la chienne que comme d'un bruit populaire, et cette réserve donne plus de valeur à ses paroles, lorsqu'il cite comme un fait positif le croisement de la chienne et du lonp. Il est possible d’ail- leurs que l’origine croisée des chiens indiens ne fût pas tout à fait fabuleuse, D'après le procédé décrit par Aristote, personne ne pouvait assister à l'accouplement. On supposait, évidemment à tort, que les chiennes étaient fécondées par des tigres; mais, pour qu'on fit cette supposition, il fallait qu’elles fussent fécondées par un animal sauvage. Aristote revient sur les chiens de l'Inde dans son Traité de la yéné- ration, liv. 11; chap. vis, et là il ne parle plus du tout du tigre, il se contente de dire que les métis proviennent du mélange des chiens avec une béle fauve qui a la figure du chien. Buffon (t. VI, p. 352) pense que cette bête fauve pourrait bien être l’adive ou le chacal, et nous savons aujourd’hui que les métis du chien et du chacal sont bien féconds. Pline parle aussi, sous forme dubitative, de l’origine de la race des chiens de l'Inde, et ajoute que les métis de la première et de la deuxième géné- ration sont féroces, mais qu'à la troisième génération ils s'adoucissent. Puis il men- tionne, et cette fois sous forme affirmative, les métis de chiens et de loups, qu'on obtient fréquemment dans la Gaule (Hist. nat., lib. virr, cap. 40). L'existence de ces chiens-loups était donc admise dans l’antiquité, et nous trouvons dans la meute d’Actéon la chienne Napé. fille d’un loup : Deque lupo concepta Nape (Ovide, Métam., 11, V, 221). Buffon, ayant d'abord échoué dans ses tentatives, fut le premier auteur qui nia le croisement des chiens et des loups; personne avant lui n'en avait douté, et dès que sa négation fut connue, on lui fit de toutes parts des communications plus ou moins démonstratives. Quelques-uns des faits qu’on lui adressa tendaient à établir que les chiens domestiques peuvent féconder même des louves sauvages. (Voy.le Buffon de Sonuini,t. XxX11, p 321, 329 et 331.) On avait pris ou tué dans les bois de jeunes louveteaux qui tenaient à la fois du chien et du loup, et qui présentaient, soit dans le pelage, soit dans la forme des oreilles, certains caractères retrouvés depuis par Buffon sur ses métis domestiques. On avait même, dans un cas, connu le père des métis. Une louve de la forêt de Mont-Castre avait noué une intrigue amoureuse avec un lévrier appartenant au seigneur de Mobec. Toutes les nuits elle venait hurler autour de la maison pour appeler le chien, qui allait aussitôt la rejoindre. Pour nterrompre ses visites, on fut obligé de tuer son amant; elle ne reparut plus, mais, trois mois après, on trouva dans les bois cinq petits louveteaux, qu'on prit sans dif- ficulté. Le curé d’Angoville en éleva un qui tenait à la fois du loup et du chien, et qui, en grandissant, fit la guerre à la volaille, de sorte qu'on jugea à propos de le tuer. Ce fait se passa en 1774. La louve était le seul animal de son espèce qu'il y eût dans la contrée, et lorsqu’était venue la saison des amours, le sens génital l'avait poussée à provoquer le chien. Une autre fois, en 1776, on fit une battue pour exter- miner une portée de huit louveteaux nés en Champagne, sur une terre du comte du Hamel. Ces animaux, que les bergers de la contrée connaissaient depuis quelque temps, jouaient familièrement avec les vaches, et se laissaient approcher à une très- petite distance. Six d’entre eux ressemblaient, à s’y méprendre, à un chien du voisi- nage. L'un fut pris au piége, et on crut d'abord que c'était un chien. Un autre, ayant été blessé, cria exactement comme un chien, si bien qu'on crut avoir blessé l’un des chiens de la chasse. On envoya les peaux à Buffon, qui crut d'abord que c'étaient SUR LE CROISEMENT DES CHIENS ET DES LOUPS,. 13 des peaux de chiens; mais le pelletier, en y regardant de plus près, y trouva les deux sortes de poils qui distinguent l’espèce du loup. Un louveteau mâle pris dans les environs de Metz, en 1784, tenait autant du chien que du loup. Il avait la queue du loup, le pelage du chien, et les oreilles tombantes à partir du mâlieu comme les métis étudiés par Buffon. Il lappait à la manière des chiens au lieu de boire comme les loups. L’ensembie de ces faits ne laisse guère de doute sur la possibilité du croise- ment entre les chiens domestiques et les louves sauvages. Suivant M. Kæppen, il y a dans les montagnes de la Grèce actuelle une race sauvage qui passe pour croisée de chiens et de loups, et c’est une opinion déjà très-ancienne que la race des chiens de Poméranie est dans le même cas. (Charleston Medical Journal and Review, 1850. — G. Morton, Additional Observ. on Hybridity. Tirage à part, p. 15.) On lit dans une lettre écrite par Pallas, et adressée à Thomas Pennant, à la date du 5 octobre 1781 : « J’ai vu à Moscou environ vingt métis de chiens et de loups «“ noirs. Ils ressemblent surtout au loup, si ce n'est qu'ils portent leur queue plus “ baut et qu’ils ont une sorte d’aboiement rauque. Ils multiplient entre eux, et quel- « ques-uns des petits sont de couleur grisâtre, rouillée, ou même blanchâtre comme « les loups arctiques. L'un de ceux que j'ai vus était tellement semblable au chien « par la forme du corps, la queue et le pelage, que j'aurais pu douter de son origine “ si sa tête, ses oreilles, son regard méchant, sa sauvagerie, ne m’avaient prouvé “ que c'était bien un métis. » (Th. Pennant, Arctic. Zoolog. London, 1784, in-4, vol. 1, p. 42.) Le docteur sir Richardson, auteur de The Fauna Boreali-Americana , dit, dans son Appendix à la narration du capitaine Back, p. 365 de l’édition amé- ricaine, que le métis du loup indien et du chien indien est prolifique et prisé par les voyageurs comme bête de trait, parce qu’il est beaucoup plus fort que le chien ordi- naire. Ce fait est confirmé par le docteur John Evan. (Morton, Additional Observ. on Hybrid. Charleston, 1850, in-8. Tirage à part, p. 19.) Richardson dit ailleurs que, sur les bords de la Saskatchewan, dans certaines saisons de l’année les chiens indiens se croisent avec les louves, et que, dans d’autres saisons, les deux espèces se font la guerre sans distinction de sexes. | Types of Mankind, 8th, ed. Philad., 1857, in-8, p. 383.) Suivant le docteur Mac Coy, on a essayé dans la Pensylvanie d’apprivoiser le loup commun, canis lupus, et de le dresser à la chasse; mais il dévorait le gibier, et pour zarer à cet inconvénient on l’a croisé avec le chien domestique, et on en a obtenu des hybrides qui unissent la subtilité du loup à la docilité du chien. | The American Journal of Science and Arts, ser. 11, vol. 111, n°7, p. 47-48. Jan. 1847.) Le capitaine Parry raconte que dans son premier voyage il avait embarqué quelques femelles de canis borealis (chien des Esquimaux); que, dans une relâche, plusieurs de ces chiennes s’échappérent, et que celles qui revinrent au bout de peu de jours avaient été fécondées par les loups sauvages. (Morton, loc. cit., p. 17.) — « Un de « mes auditeurs, dit M. Flourens, a bien voulu me faire à ce sujet une communica- « tion. Il pense que dans l'Amérique du Nord, qu'il a longtemps habitée, se trouve « une variété de loup blanc qui a, avec je chien, la fécondité continue. Je ne puis “ admettre le fait, » ajoute ce professeur , « je dirai qu’il y a fécondité continue si “ l’on me prouve que la génération est toujours restée circonscrite entre les métis, « sans qu'un animal de l’une ou de l’autre espèce, un chien ou un loup, y ait jamais « intervenu. » Puis, comme dernière ressource, pour le cas où la chose serait démon- trée, il fait remarquer que le loup blanc pourrait bien n’être « qu’un chien redevenu . sauvage, un chien de la lignée de ceux que les premiers navigateurs déposérent «en grand nombre dans les plaines et les forêts du Nouveau Monde, et qui ainsi 1h NOTES. 6 x “ abandonnés revinrent à l’état de nature.» (Cours de physiol. comparée. Paris, 1856, in-8, p. 17.) Il oublie qu'il a dit ailleurs : « Le chien ne vient sûrement « pas du loup , car le loup est solitaire et le chien est essentiellement sociable... « Et voici quelque chose de plus décisif encore : le chien a été rendu à l’état sau- « vage et il n’est point passé à l’une des trois autres espèces (loup, renard et cha- « cal); à est resté chien.» (Flourens, Histoire des travaux de Buffon. 1850, in-12, p. 88.) Cette dernière assertion est parfaitement exacte. Il y a longtemps déjà que Scaliger a réfuté l'hypothèse de Cardan sur la transformation des chiens en loups et des loups en chiens. (Cardan, de Subtil., lib. x, p. 383. — Scaliger, Exerc. ad Cardan., n0 202. — Camus, Notes sur l’Hist, des animaux d’'Aristote. Paris, 1783, in-4, p. 214.) Les chiens sauvages sont quelquefois très-féroces; mais lorsqu'on élève leurs petits en domesticité, ils se montrent, dès la première génération, aussi sou- mis que le chiens domestiques « they grew up in the most perfect submission to man. » (Ch. Lyell.) Or il n’y a pas d'exemple qu'on ait pu apprivoiser définitivement un loup, même en l'élevant depuis sa première jeunesse. Pour d'autres exemples de croisement du loup et du chien, Treviranus renvoie aux Neuen Nordischen Beytrâge, 1., Bd, S. 153-154. (Treviranus, Biologie, eic., 111., Bd. S. 413. Gættingen, 1805, in-8). Le croisement spontané des chiens et des loups ne peut guère s’observer actuel- lement dans notre pays, où les loups sont devenus fort rares. Mais ce n’est pas une raison pour rejeter les faits recueillis dans l'Amérique septentrionale où les condi tions sont bien différentes, Ce qui s’y passe aujourd’hui a bien pu se passer autrefois en Europe et ailleurs, et je pense que beaucoup de nos races de chiens ont eu leur origine dans de semblables croisements, quoique cette opinion ne puisse reposer évidemment sur aucune preuve directe. Il y a un autre animal qui me paraît aussi avoir contribué à modifier les espèces canines. C’est le chacal, qui se croise avec le chien plus aisément encore que le loup. MM. Philippeaux et Vulpian ont bien voulu me montrer quelques métis de chien et de chacal qui proviennent des importantes expériences de M. Flourens. Les métis de second sang, trois quarts chiens et un quart chacal, ont encore avec le chacal une incontestable ressemblance, mais ils ressemblent surtout à certaines races de chiens. En les apercevant, je reconnus au premier coup d'œil que j'avais déjà vu cent fois des chiens tout à fait semblables à ces métis, et depuis lors c’est pour moi une conviction que le chacal a pris part dans l'origine à la formation de plusieurs races canines. Le chacal est d’ailleurs bien plus voisin du chien que le loup; il est sociable et familier, il est susceptible d’atta- chement et d'éducation, et Pallas, avant même de connaître les résultats de l'accou- plement du chacal et du chien, avait annoncé que « la tige principale du chien « domestique dérivait certainement du chacçal. » (Pallas, Voyage dans la Russie méri- dionale en 1793, tr. fr. Paris, 1805, in-4, t. 1, p. 601, en note.) Guldænstædt a apporté un grand nombre de preuves à l'appui de cette opinion. (Nova Comment. Petropol., t. XxX.— Diclion. classique d'hist. naturelle. Paris, 1823, in-8, t. 1v, p. 4 et 10). La première expérience méthodique faite sur le croisement du chien et du chacal a été communiquée par J. Hunter, en 1787 et 1789, à la Société royale de Londres, dans un travail que j'ai déjà cité au commencement de cette note. Les métis ne furent pas alliés entre eux, mais avec des chiens. Les expériences célèbres de M. Flourens ont un tout autre caractère de précision. Les métis de premier sane ont été mariés ensemble de génération en génération jusqu’à la quatrième. On n'a pu aller au delà. Mais, d'une part, les alliances ont été faites in-and-in, c’est-à-dire à CROISEMENTS DES CHIENS AVEC LES CHACALS ET LES RENARDS 195 chaque génération nouvelle, entre le frère et la sœur, circonstance excessivement défavorable comme personne ne l’ignore; d’une autre part, les animaux ont passé toute leur vie, deux à deux, dans de petites cages où ils peuvent à peine se retour- ner. Dans de pareilles conditions, les métis de chien et de loup deviennent stériles au Muséum dés la troisième génération, tandis que les métis de Buffon, toujours mariés in-and-in, mais du moins élevés en liberté, ont produit sans difficulté jusqu'à la quatrième génération, sans que rien permit de prévoir que leur fécondité fût amoindrie lorsque l’expérience a été interrompue. Il est bon d’ailleurs de constater que, toutes choses égales d’ailleurs, et dans les expériences insuffisantes qu'on peut faire au Muséum, les €hiens-chacals ont une fécondité plus longue que les chiens-loups. C’est probablement parce que le chacal, beaucoup moins sauvage que le loup, se prête mieux que lui à la vie sédentaire de la captivité { Voy. Flourens, Cours de Physiol. comparée. Paris, 1856, in-8, p. 8, p. 50, p. 52. — De la longévité humaine, 2e édit. Paris, 1855, in-12, p. 152-153.) Les renards différent bien plus des chiens que les loups et les chacals, et c’est une question douteuse si les diverses espèces de renard peuvent se croiser avec les diverses espèces de chien. La difficulté la plus grande est d'obtenir l'accouplement, Buffon n’a pu y réussir, et les expérimentateurs du Muséum n’ont pas été plus heureux. Ce serait peut-être le cas de faire quelques essais de fécondation artificielle. Aristote dit que les chiens de Laconie provenaient de l’union des renards et des chiens. (Hist. des animaux, liv. vx, ch. 28.) Il y a bien quelque raison de croire que le renard était à demi domestique en Lacouie, mais cela ne suflit pas jusqu'ici pour donner crédit à l'assertion d’Aristote. — Cardan dit avoir vu un métis de chien et de renard. Cet animal était muet. { De Sublil. 1. x, p. 383.— Camus, Notes sur l'Histoire des animaux d'Aristote. Paris, 1783, in-4, t. 11, p. 215.) Ce fait est aussi pen authentique que celui qui fut observé, dit-on, chez le comte de Castelmore, et communiqué à Buffon en 1779. (Le Buffon de Sonnini, t. XXII, p. 332.) Pennant, dans une lettre adressée à Pallas, et communiquée par celui-ci au Neuen Nordischen Beylraäge, 1., Bd. 153, parle d’une portée de chiens et de renards , et ajoute que les femelles hybrides, couvertes par des chiens, firent des petits à leur tour. (Rudolphi, Beytrage zur Anthropologie. Berlin, 1812, in-8, p. 164, en note.) Le même Pallas considère comme authentique un fait analogue observé dans le Mecklembourg, et publié par Zimmermann. (Specimen zoolojiæ geoyraphicæ, p. 471. — Pallas, Voyaye dans la Russie méridionale en 1793, trad. fr., Paris 1805, in 4, t.1, p. 602, en note.) « C’est une chose connu?, dit “ Treviranus, que les métis du renard et du chien ne sont pas toujours stériles. « Link a cité un nouvel exemple où un de ces métis a propagé sa race ( Voigt's, « Magazin für den neuesten Zustand der Naturkunde, 11., Bd. St.1,S. 22.) D'autres «“ observations de ce genre se trouvent dans la 6° édition de Handbuch der Nuturge- « schischte de Blumenbach, S. 24 ff. On trouve dans Voigt's Magazin, 1x., Bd. St. 4, “ S, 176, un cas où le métis d’une chienne et d’un renard d'Écosse propagea sa «race. » (Treviranus, Biologie oder Philosophie der lebenden Natur, x11., Bd. S. 412-413. Gœættingen, 1805, in-8.) — J'ai cru devoir citer ces divers exemples, mais je dois avouer qu'aucun de ceux que j'ai pu vérifier ne m'a paru absolu- ment démonstratif. Je laisse done dans le doute la question du croisement des chiens et des renards. Au surplus, il est possible que la propriété de se croiser avec les renards n'appartient qu'à certaines espèces de chiens et non à toutes. Les expé- riences négatives n'auraient donc de signification que si on les variait beaucoup. Quoi qu'il en soit, la fécondité des chiens-loups hybrides et des chiens-chacals 16 * NOTES. hybrides ne peut être mise en doute, et ceux-mêmes qui pensent que les métis de premier sang alliés en ligne directe deviendraient tôt ou tard inféconds entre eux , reconnaissent du moins que les métis de second sang, c’est-à-dire les hybrides trois quarts chiens, sont indéfiniment féconds. Il n’en faut pas davantage pour com- prendre que le croisement des chiens avec les loups et les chacals à pu donner lieu à certaines races canines, et modifier par conséquent les espècés primitives. (Voy. encore Nott and Gliddon, Types of Mankind, chap. xi1, 8th ed., Philad., 1857, gr. in-8, p. 381-386.) e PARIS. — IMPRIMBRIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT» Te