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REVUE

DE

MÉTAPHYSIQUE

ET DE

MORALE

COULOMMIERS Imprimerie Paul Brodard

REVUE

DE

MÉTAPHYSIQUE

ET DE

MORALE

PARAISSANT TOUS LES DEUX MOIS

PREMIERE ANNEE 1893

Secrétaire de la Rédaction : M. XAVIER LEON

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PARIS ^ij^j ^ '

LIBRAIRIE HACHETTE ET C" ''

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1893

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REVUE

DE

MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

INTRODUCTION

En présentant au public philosophique la Revue de métaphysique et de morale, on doit faire connaître le but qu'on s'est proposé, afin d'en marquer la place à coté d'autres publications du même ordre. Deux revues depuis vingt ans ont servi d'organes à la pensée philo- sophique en France. On considère comme un devoir de juste recon- naissance de rappeler d'abord le souvenir de la Critique philosophique publiée sous la direction de MM. Renouvier et Pillon. Quoi qu'on pense de la thèse caractéristique du néo-criticisme, la fondation d'une morale du devoir sur les bases du phénomcnisme, on estime que l'œuvre de M. Renouvier paraîtra, à mesure que se formera le jugement de la postérité, de plus en plus considérable. Et dans le passé la Critique, fondée au lendemain de 1' « année terrible », a puissamment contribué à ranimer et à fortifier l'esprit public. Mais enfin, cette Revue destinée à la propagation d'une doctrine a dû, cette doctrine une fois exposée et fixée, se consacrer à des applica- tions morales et politiques importantes, sans doute, mais naturelle- ment assez éloignées des principes. Aussi bien ne paraît-elle plus aujourd'hui que sous la forme d'une publication annuelle. Quant à la Bévue philosophique, qui commence en ce moment sa dix-huitième TOME 1. 1893. i

2 INTRODUCTION.

année, elle a été dès l'origine, et elle est restée le principal organe des sciences philosophiques en France. Elle a rendu, dans ce grand espace de temps, de très appréciables services. Elle a obligé les phi- losophes de suivre les travaux des savants ; elle a permis aux savants de lire les méditations des philosophes; elje les a fait connaître les uns aux autres, et elle les a tenus également au courant des travaux du même genre qui paraissaient à l'étranger. On peut dire en vérité qu'elle a reflété très fidèlement dans son éclectisme hospitalier le mouvement des idées philosophiques. Et entre tant de louanges que son habile et zélé directeur a méritées pour une si longue action toujours attentive, peut-être n'en est-il pas à laquelle il attache plus de prix. En tout cas c'est un hommage que nous sommes heureux de lui rendre.

Ici on voudrait faire autre chose. Dans un cadre plus restreint on voudrait donner plus de relief aux doctrines de philosophie propre- ment dite; on voudrait, laissant de côté les sciences spéciales plus ou moins voisines de la philosophie, ramener l'attention publique aux théories générales de la pensée et de l'action dont elle s'est dé- tournée depuis un certain temps et qui cependant ont toujours été, sous le nom décrié aujourd'hui de métaphysique, la seule source des croyances rationnelles; on voudrait non pas suivre le mouvement des idées, mais essayer de lui imprimer une direction. Et cette direc- tion, on osera la définir.

Sans trop presser l'idée de la philosophie, on peut dire, en effet, qu'elle a toujours tenté, qu'elle se propose encore de remonter aux principes du savoir, puis de déterminer les conditions générales de l'existence, sinon de l'existence absolue, tout au moins de la réalité qui nous est accessible; enfin de chercher soit dans la nature de la pensée, soit dans la nature de l'être, les principes de l'action : théorie de la connaissance, théorie de l'existence, théorie de l'action, tel est son domaine. D'ailleurs la liberté de modifier ces termes pour les mieux approprier à des conceptions plus précises doit être réservée, aussi bien que la possibilité de réduire ces catégories à deux ou à une ou d'en déterminer autrement l'ordre de filiation, comme des conditions indispensables de l'originalité des systèmes. Ce qu'on veut remarquer seulement en circonscrivant d'une manière générale le domaine de la philosophie, c'est qu'il est distinct de tout autre, et que dans ce domaine la philosophie se suffit à elle-même.

Sans doute elle n'est pas étrangère aux sciences; car d'une part

INTRODUCTION. 3^.

elle croit discerner dans la théorie de la connaissance les raisons; profondes de l'évolution de la science, comme de la forme qu'elle a enfin reçue dans les temps modernes ; et d'autre part elle recueille avidement les résultats généraux auxquels arrive chaque science spéciale, afin d'y chercher les linéaments d'une cosmologie ou d'une psychologie concrètes qui confirment ou renouvellent ses conceptions originales ; enfin elle a une prédilection marquée en souvenir de Platon et de Descartes, si l'on veut une prédilection de sœur aînée, dirions-nous plutôt, pour les sciences mathématiques, ce grand art aux ressources inépuisables, né, lui aussi, de l'esprit humain.

Mais cependant la philosophie se refuse aux recherches de faits purement scientifiques, qu'elles se recommandent du nom de psy- chiques ou de psycho-physiologiques, 11 faut le déclarer d'avance : ici elle n'apportera pas des faits, mais des idées. On répéterait volon- tiers avec une variante le mot de Platon que « nul n'entre ici, s'il n'est logicien ».

De même la philosophie n'est pas irréligieuse; elle est plutôt essentiellement religieuse. On sait assez qu'on la retrouve au berceau des dogmes chrétiens. Et de nos jours encore, elle demeure, par opposition avec les sciences positives, la science des choses éternel- les. Cependant elle ne se perd ni ne s'achève dans une religion posi- tive; elle n'est le vestibule d'aucune Église. Si le philosophe cherche, lui aussi, « la lumière et la paix «, c'est à la philosophie qu'il doit demander ces biens.

Elle ne se refuse pas non plus à la fréquentation des esprits cul- tivés; elle est bien aise de ne pas se rendre ilHsible aux lettrés par la négligence ou la gaucherie de son style; mais elle prétend parler sa langue toute formée d'abstractions soigneusement définies. Pour le dire nettement, elle est indépendante de la science, de la religion et du sens commun.

Elle ne l'est pas tout à fait de l'histoire; mais aussi elle se sépare de cette histoire qui considère les idées des penseurs comme des faits historiques et qui est une sorte d'érudition. Elle s'inquiète seu- lement de l'histoire des systèmes ou plutôt elle se rattache cette his- toire comme faisant partie de son idée.

La philosophie ainsi entendue existe depuis des siècles ; elle n'est pas près de disparaître. C'est une erreur presque palpable d'ima- giner qu'Auguste Comte ou tel autre penseur a fermé l'ère des sys- tèmes, et que les conditions générales de la pensée ont changé tout

IISTHODUCTION.

à coup depuis cinquante ans. La philosophie n'a d'ailleurs jamais cessé d'exercer une action plus ou moins grande, plus ou moins secrète, selon les temps, sur les sciences et sur les croyances. Cepen- dant elle avait perdu à la fois de son crédit et de son influence en France à la suite de l'établissement de Téclectisme cousinien comme philosophie d'État. A plus d'un signe, il est permis de croire qu'elle commence à reconquérir l'une sinon l'autre. En tout cas, il nous semble désirable et bon, bon pour l'avenir, bon pour le temps pré- sent, qu'elle fasse efl"ort pour reprendre son empire. Ce temps est très agité. Les conditions mêmes de l'équilibre intellectuel et moral man- quant, les esprits se séparent et se dispersent. Les uns, désespérant de la pensée, retournent aux autels familiers, ou remontent le cours de la tradition et se réfugient en songe dans un christianisme très simple, très doux et très triste. Quelques-uns rêvent de révé- lations inouïes; d'autres s'enfoncent dans des études spéciales, se bornant à poursuivre comme machinalement la tâche commencée. Et cependant le sol de la société paraît près de se soulever sous l'action de forces aveugles et terribles. Au milieu de ces inquiétudes, entre le positivisme courant qui s'arrête aux faits, et le mysticisme qui conduit aux superstitions, la lumière de la raison est aussi faible, aussi vacillante que jamais. 11 est probablement impossible qu'elle éclaire le travail de la foule humaine ; mais que du moins ceux en qui elle brûle silencieusement comme la lampe des soirs laborieux se rapprochent; qu'ensemble ils en avivent la flamme; qu'ils essaient de la faire briller sur des hauteurs visibles à tous les regards qui voudront s'y diriger.

Pourquoi ne pas dire publiquement que l'idée de cette tentative appartient à des jeunes gens? Ils ne sont pas, ils ne seront peut-être jamais des philosophes; mais ils sont de fervents amis de la philoso- phie. Ils croient devoir beaucoup, leur conscience intellectuelle même, à l'enseignement de la philosophie qu'ils ont reçu dans l'Université. Ils voudraient que la vertu de cet enseignement fût connue de tout le monde, afin qu'on hésitât un peu plus à en priver les générations qui vont suivre. A mesure qu'ils ont fréquenté un plus grand nombre des maîtres de la jeunesse, ils ont été frappés de voir s'épancher dans l'intimité d'un commerce bienveillant tant de savoir, tant de pensée qu'ils ne retrouvaient pas dans les livres, dans les revues savantes. Comme ils entendaient toujours vanter l'incessante production de la pensée allemande, la saveur de l'esprit anglais et l'originalité des

INTRODUCTION. 5

philosophes d'Amérique, ils se sont pris à désirer que la pensée philo- sophique en France fût mise en demeure de se développer publique- ment, espérant qu'il apparaîtrait alors qu'elle ne le cède en vigueur à aucune autre. Ils se sont adressés à ces maîtres éminents, connus du trop petit nombre. Ils ont reçu d'eux, avec des encouragements et des conseils, l'assurance d'un concours actif. Ils leur en témoi- gnent ici publiquement leur reconnaissance, en même temps qu'ils prennent acte de leurs promesses. Car sans eux que pourraient-ils? Ils savent d'ailleurs que l'esprit souffle il veut et que la philo- sophie n'est pas, comme la science l'est presque nécessairement, enfermée dans les chaires de l'État. Ils font donc appel à tous ceux qui l'aiment et la cultivent. S'il est des esprits méditatifs qui com- posent dans la solitude leur système des choses, qu'ils veuillent bien voir dans cette Revue un organe de la pensée libre il n'est besoin que d'un seul titre pour y trouver accès : se réclamer de la raison. Servir la cause de la raison, la servir pour le plus grand bien et pour l'honneur de leur pays, telle est l'idée qui a enhardi de jeunes hommes jusqu'à les rendre capables de triompher du sentiment de leur faiblesse personnelle et des difficultés d'une entreprise de cette nature. Ainsi est née la Revue qu'on présente aux lecteurs. A ceux-ci de la soutenir s'ils la croient utile, d'une manière bien simple, quoique difficile peut-être pour la mollesse de ce temps : en la lisant.

MÉTAPHYSIQUE ET MORALE

Une opinion tend à s'établir, au moins chez un grand nombre, favo- risée par les progrès, si considérables en ces derniers siècles, des connaissances mathématiques , physiques et historiques , d'après laquelle la philosophie, resserrée dans des bornes de plus en plus étroites, doit enfin disparaître. C'est ce que soutint en particulier, surtout à ses débuts, l'auteur du système qu'il appelait le Positi- visme. 11 n'y avait, pensait-il, de positif, c'est-à-dire d'avéré, que ce qui tombe sous les sens physiques, et dont il ne s'agissait que de connaître les rapports constants de simultanéité ou de succession pour en tirer parti dans la conduite de la vie. Le reste se réduisait à des imaginations qui avaient fait leur temps. Ce reste, c'était d'abord des êtres surnaturels ou dieux dont l'humanité enfant avait fait les auteurs plus ou moins capricieux de tout ce qui l'entourait; c'était ensuite des entités abstraites par lesquelles, dans une seconde époque, les métaphysiciens avaient remplacé ces dieux. La tâche d'une troisième époque, l'époque moderne, devait être d'écarter les fantômes de la seconde comme de la première, et de mettre fin ainsi au règne de la métaphysique comme à celui de la religion.

Déjà, peu avant l'apparition du Positivisme, l'auteur du Criticisme avait cherché à démontrer le néant de la métaphysique, et réduit la philosophie théorique à une analyse des facultés de connaître qui devait les convaincre d'impuissance pour dépasser l'horizon des connaissances physiques.

Il ne nous semble pas que la sentence édictée par Kant et par Auguste Comte soit sans appel. Les successeurs du premier dans son pays reprirent presque aussitôt, pour les pousser plus loin encore, les spéculations qu'il avait condamnées, et le second s'engagea lui-même, à la fin de sa carrière, en des errements analogues à ceux dont il

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avait voulu détourner pour toujours. Et aujourd'hui l'on voit des intelligences de plus en plus nombreuses aspirer à franchir les bornes le Grilicisme et le Positivisme avaient prétendu nous renfermer. Les sciences particulières qui étudient les faits dont nous sommes entourés obéissent à des règles et suivent des voies générales. Ne faut-il pas qu'il y ait en dehors de ces sciences une science qui con- naisse de ces règles et de ces voies? A quelle science partielle appar- tiendrait-il de rédiger le « Discours de la méthode » ou le traité de la « Philosophie des sciences »? Délimiter le domaine des différentes connaissances, définir leurs buts et leurs moyens, n'est-ce pas l'affaire de quelque sorte de savoir différent, sinon supérieur? En second lieu les sciences particulières, tout en voulant se réduire à des assemblages de phénomènes sensibles, ne sauraient se passer d'un perpétuel recours à des principes d'une autre nature qui rattachent ces faits les uns aux autres. Ne faut-il pas une science différente qui examine et apprécie ces principes? Dût-on prouver que ce ne sont qu'imaginations vaines, encore faut-il pour le prouver se servir d'une telle science. S'il faut philosopher, a dit un ancien, il faut philosopher ; et s'il ne faut pas philosopher, il faut philosopher.

La théorie écartée, disait Kant, il reste la pratique; la métaphy- sique mise à néant, il reste la morale; et la morale, fondée sur une idée qui nous est toujours présente de devoir ou de loi à accomplir, avec des croyances, à défaut de science, qui s'en concluent, se suffît à elle-même. Mais qu'est-ce que ce « nous » si d'aucune existence nous ne pouvons rien savoir? Que peut bien être une loi pour qui ignore et ce qu'il est et même s'il est? Et qu'est-ce que cette loi même qui se réduit à une stérile généralité?

Dans le Positivisme, au lieu de « devoir » il n'y a de règle pratique pour chacun, les faits sensibles étant toute la vérité, que son inté- rêt sensible. Et alors est l'emploi de ce qu'il y a pourtant dans nos penchants mêmes de désintéressé? Le système ne rend pas compte de ce qu'il y a en nous de meilleur. Si le Criticisme et le Positivisme paraissent ne pas suffire à ce que demande l'intelligence, on ne voit pas qu'ils suffisent davantage à ce que demande le cœur.

Rien donc de plus naturel que de voir, comme nous le voyons en ce moment même, beaucoup d'esprits reprendre volontiers les chemins que suivirent les grandes religions et les grandes philosophies, et aspirer à atteindre par de nouveaux efforts les fins elles tendirent.

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Dès les temps les plus reculés, les hommes se crurent enveloppés de tous côtés par des puissances invisibles dont les phénomènes qu'offrait la nature étaient des manifestations. Ces puissances, ils les concevaient à l'instar de celle qu'ils trouvaient en eux-mêmes et qui était volonté. Ils les croyaient, de plus, généralement bienveil- lantes, quoique souvent redoutables et vengeresses, et les perfec- tions de la nature leur paraissaient en témoigner. « Les merveilles du monde, dit Leibniz, ont fait penser à un principe supérieur. » Tls croyaient enfin que ces puissances avaient donné l'être aux mor- tels en les faisant sortir du séjour elles-mêmes résidaient, et que c'était la destinée humaine de retourner, après passage sur la terre, à ce séjour. De des pratiques par lesquelles, en reconnaissant les biens qu'ils avaient reçus, ils espéraient en obtenir de nouveaux, et surtout ce bien suprême du retour dans la divine patrie.

Dans ces conceptions, la divinité, dont tout dépendait, était cachée dans une sorte de nuit. Les principaux rites des religions étaient destinés à faire pénétrer auprès d'elle les fidèles. C'est ce qui les fit appeler, chez les Grecs, des « mystères ».

Ajoutons qu'au fond, et sans s'en rendre compte distinctement, on pensait, dès ces temps anciens, que la plus méritoire des pratiques était encore d'imiter les dieux dans les plus hautes de leurs perfec- tions. Ils avaient tout donné; tel d'entre eux s'était donné lui-même. Il fallait donner, se donner à leur exemple; de là, au lieu de la haine mutuelle dont on a fait quelquefois un caractère essentiel des pre- mières familles, cette hospitalité qui, dans Homère, fait accueillir comme un représentant de Jupiter un mendiant, et à laquelle, chez des peuplades sauvages, on sacrifiait ce qu'on avait de plus cher.

Telle était la consécration morale de l'idée qui fit le fond des reli- gions primitives, et suivant laquelle tout sortait d'un fonds inépui- sable de richesse et de libéralité.

La philosophie vint qui chercha à voir plus clairement ce qu'en- trevoyait l'instinct. Son entreprise ne fut pas, de la part de ceux qui la fondèrent, comme ce fut plus tard l'effort du matérialisme ou du positivisme, de supprimer l'action invisible, cause première des phé- nomènes, mais plutôt de la montrer nécessaire sous la série des moyens visibles par lesquels elle tendait à ses fins, et de l'en dis- tinguer.

C'est ainsi que la théorie leibnizienne arriva à distinguer plus net- tement encore que par le passé l'apparence sensible et la puis-

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sance occulte que découvre sous l'apparence l'intelligence. Si dans les phénomènes les mouvements se succèdent, conditions antécé- dentes de leur apparition, en chaque mouvement et à chacun de ses moments il y a, dit Leibniz, une tendance secrète qui est ce qui s'y trouve de réel, le reste n'étant que changement superficiel de rapports.

Dans la vieille religion romaine, à chacune des phases successives des phénomènes une divinité spéciale opère. C'est ce que la philoso- phie vint changer en chassant de la nature des légions de forces secondaires à demi personnifiées, et en substituant à leurs opérations irréguliéres des suites constantes de faits visibles par lesquels tend à un arrangement final une puissance invisible.

Et en même temps qu'elle élevait plus haut les causes et les fins elles tendaient, c'était la philosophie encore qui, par le per- fectionnement des méthodes, aidait les sciences naissantes à déter- miner avec une exactitude toujours plus grande, à part tout recours aux premiers principes, les principes secondaires et leur enchaîne- ment. Aux Socrate, aux Platon remontent l'induction et l'analyse.

Dans ce double travail, la philosophie n'élimine pas la religion : elle écarte une idolâtrie qui s'y mêlait et y faisait obstacle. Elle ne détruit pas la croyance antique, mais la perfectionne. Ce qu'elle ôte à des demi-dieux qui pouvaient suffire à l'imagination, non à l'in- telligence, elle le reporte à des sources plus profondes. C'est ce qu'exprimait tout d'abord le créateur de la philosophie grecque, Thaïes, en disant : Tout est plein de dieux.

Il y a, dit Vico, celui qui fonda la philosophie de l'histoire en dis- tinguant le premier les époques, semblables chez toutes les nations, du développement des idées, il y a deux sortes de savoir : le savoir réfléchi [sapienza riposta), qui est celui des philosophes, et le savoir spontané ou instinctif, qu'il appelle le savoir populaire (volgare). Ces deux sortes de savoir ou de science ne sont pas contraires l'une à l'autre : elles diffèrent comme deux degrés d'un même développe- ment où régnent successivement les deux facultés de l'imagination et de la raison. La première science est de forme poétique ; elle exprime en termes figurés, métaphoriques, ce que la seconde exprime en termes propres.

II aurait pu ajouter que si des deux sciences la première a plus d'obscurité, en retour elle a souvent plus de vérité foncière et de

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puissance suggestive. C'est ce que les Grecs faisaient voir qu'ils ^comprenaient lorsque, tout épris qu'ils étaient de leur culture savante, ils rapportaient à des barbares tels qu'un Orphée ou un Zamolxis les plus fécondes de leurs inspirations.

Ce qui devait arriver par suite des progrès même de la science réfléchie, c'est que ces conditions visibles des phénomènes qu'elle recherchait et découvrait, elle les prît souvent pour les causes d'où les phénomènes résultaient.

Telle fut l'opinion à laquelle, pour emprunter un exemple aux temps les plus récents, le grand physiologiste Claude Bernard se laissait entraîner, lorsqu'il avançait qu'à l'explication des phéno- mènes physiologiques la connaissance des éléments anatomiques devait suffire; opinion qu'il infirmait lui-même en avouant qu'il fallait de plus, pour rendre raison de l'organisation, un principe d'un ordre supérieur, et surtout lorsqu'il ajoutait, à la fin de sa carrière, que c'était l'homme qui expliquait l'animal.

La considération de la beauté, celle d'où sortirent, comme on l'a vu, au jugement de Leibniz, les premières religions, fut celle aussi qui chez les Grecs, plus sensibles à cette considération qu'aucun autre peuple, porta d'abord le plus haut et le plus loin la philosophie. Les Pythagoriciens, voyant qu'il n'était point de beauté sans des pro- portions, qui sont des rapports de grandeur, firent des nombres ainsi que de l'unité, qui en est la mesure, les principes iuvisibles du visible. Mais c'était réduire à des éléments mathématiques qui n'en sont que des conditions, la beauté, à laquelle on découvrira plus tard un principe plus élevé. C'était, d'une manière générale, réduire les choses à des éléments qui dépassaient, il est vrai, les sens, mais qui ressortissaient à l'entendement mêlé encore d'imagination, non à ce que Descartes appellera, pour signifier qu'il ne s'y mêle rien de sensible et de visible, l'intellection pure.

La Sophistique, cependant, au nom d'idées qui réduisaient tout au sensible, avec les variations de toute espèce auxquelles il est sujet, rendait impossible toute règle certaine de conduite, et livrait la vie aux passions et aux intérêts inférieurs. Un homme d'âme héroïque vint prouver qu'il fallait, pour expliquer ce qu'il y a d'ordre dans le désordre, des types, indépendants des faiblesses individuelles, des qualités morales. Cet homme fut Socrate, en qui l'oracle d'Apollon, génie de l'ordre, saluait le plus sage des Grecs, et qui pourtant ne

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savait rien, disait-il, que les choses de l'amour. Mais c'était assez, sinon pour édifier de toutes pièces la métaphysique, ou philosophie première, au moins pour la fonder.

Sur cette base devaient l'asseoir Aristote, Descartes, Pascal.

Platon prit pour les types indiqués par Socrate des qualités qui subsistaient par elles-mêmes, invisibles, hors de la sphère des visibles. Ces qualités ou formes, ces « idées », sous lesquelles s'agi- tait la matière, étaient les véritables êtres dont tout le reste, dans -sa mutabilité, n'était qu'imparfaite imitation ; et dans la dernière période de son enseignement, réduisant ces qualités à des quantités, à des nombres, Platon retournait, quoique avec mainte réserve, au pythagorisme; ses disciples le suivaient, sauf Aristote, et celui-ci put dire : Toute la philosophie est devenue aujourd'hui mathéma- tique.

Retourner aux nombres, c'était abaisser l'idéalisme à un point de vue qui était celui des matérialistes, le point de vue d'où l'on considère comme les principes des choses les éléments qu'elles enveloppent. Les u idées », remarque Aristote, n'offrent rien qui puisse expliquer le mouvement, dans lequel consiste toute la nature; elles seraient plutôt des raisons d'immobilité. Dès lors on devait en venir à y voir, comme les Pythagoriciens l'avaient fait de leurs nombres, des matériaux plutôt que des causes. Le monde, dit quelque part Platon, est un mélange d'idées.

Tout autre fut le point de vue d'Aristote.

Si l'on n'avait pas réussi encore à atteindre le but doit viser la philosophie première, et qui est de faire connaître non des attri- buts et accidents de l'être, mais l'être en lui-même, c'était, suivant Aristote, parce qu'on avait procédé par la considération de pures notions (Xo'yo-.).

Novice encore, l'entendement avait pris pour les principes des objets les modes qui en sont comme des accessoires et qui lui ser- vent à les classer. Au lieu de pénétrer dans l'intérieur des êtres afin d'y découvrir le secret de leur individualité , c'est-à-dire de leur réalité même, il s'était arrêté à ce qu'il détachait de leurs dehors et qu'il érigeait en des existences, en des substances séparées. C'était prendre pour les principes des choses des créations de son art. - 11 y avait là, avec une entreprise toute nouvelle d'abstraction, un

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reste aussi du procédé antique, propre à la poésie, de la personni- fication; on donnait ainsi à des conceptions vides une apparence d'existence réelle. C'était, pensait Aristote, produire au lieu de rai- sons des métaphores poétiques.

Véritablement, prenant pour réalité la généralité abstraite, croyant le genre plus réel que l'espèce et l'espèce que l'individu, on ne faisait, à mesure que l'on croyait pénétrer toujours plus avant dans la connaissance des êtres, que marcher toujours vers le vide et le néant. C'est uùe remarque profonde du péripatéticien Cesalpini.

De plus, dans la nature on voit partout des oppositions, mais for- mées de termes dont l'un, dans la réalité, est la privation de l'autre; dans les généralités abstraites, et d'autant plus qu'elles sont plus abstraites, les contraires figurent en face les uns des autres comme sur un pied d'égalité : du non-être on dit comme de l'être qu'il est. Pourquoi Pun prévaudrait-il sur l'autre? De une façon de conce- voir le monde d'après laquelle il n'y a pas d'espoir de voir les oppositions se concilier, et l'antagonisme parait irrémédiable.

Ce fut, plus tard, une manière analogue de voir et de procéder que celle de la Scolastique. Elle aussi prit souvent pour les objets favoris de ses spéculations des « formalités » vides, produits logi- ques de l'entendement; et souvent ses fauteurs méritèrent cette appellation :

Gens ratione ferox et mentem pasta chima^ris.

Kant, au temps moderne, se refusant à admettre aucune connais- sance immédiate, ou intuitive, de réalités invisibles, réduisit plus strictement encore que les Scolastiques à de pures « formalités » tout ce qu'on pouvait imaginer qui dépassât les sens. De suppres- sion de toute science et de l'âme et de Dieu, ainsi que de la liberté humaine. Ni substances ni causes. Rien que l'intelligence puisse atteindre au delà de superficielles apparences et de lois non moins superficielles de connaissance. Et pour toute tentative d'en apprendre davantage nul autre résultat possible qu'une série d'insolubles con- tradictions.

Aristote était familier avec toutes les réalités, avec la nature et l'histoire, avec les sciences biologiques, morales, politiques : les constructions dialectiques et mathématiques du platonisme, ces généralisations derrière lesquelles disparaissait la vie, ne pouvaient

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le contenter. La nature est toute mouvement, et « le mouvement est une sorte de vie ». Pour expliquer les êtres, ce n'était pas l'idée ou le nombre qu'il fallait invoquer, mais l'àme.

Une maxime domine sa philosophie, maxime que n'avaient pas ignorée les plus grands de ses prédécesseurs, Platon surtout, mais dont il fut le premier à faire une règle universelle : c'est que le « meilleur », en tout, est le « premier ».

La première démarche de la philosophie doit être de sortir de l'équivoque introduite par l'entendement et le langage en distin- guant entre les divers sens que cache la vague généralité des con- ceptions et des termes. Le terme d'être a des significations très diffé- rentes, ne s'appliquant pas seulement à ce qui existe en soi, mais aussi à ce qui n'existe qu'en une autre chose, de laquelle l'abstraction seule la détache. Telles sont les qualités; telles sont surtout les quantités, le Pythagorisme et le Platonisme ont cru trouver les principes des êtres. L'Être proprement dit, c'est le sujet, ou sub- stance, en quoi seul existent les modes, et qui seul existe par lui- même. C'est le « premier » ; tout le reste, qui y est relatif et en dépend, est secondaire.

Qu'est-ce donc qu'être, à proprement parler? C'est, répond Aris- tote, agir. Quod enim nihil agit, nihil esse videtur, dira d'après lui un autre. L'action est le bien, car c'est le but de tout. Aussi est-ce ce qui précède tout. Et l'action, c'est l'âme. Aussi l'àme est-elle la vraie, la seule substance. Le corps est le virtuel, l'âme est l'acte qui en est la fin, et la fin est aussi le principe.

Dira-t-on, avec celui qui fut après Platon le chef de son école, que dans un germe le virtuel précède et l'actuel vient après, puisque c'est de la puissance d'agir que le vivant passe par degrés à l'énergie et l'action, en sorte que le bien et le beau n'apparaissent pas d'abord, mais au terme seulement? Les germes, répond Aristote, émanent d'un vivant adulte, parfait en son espèce. C'est son action qui, imprimée au germe, le mène de degré en degré, lui aussi, à la perfection il devient semblable à son auteur. A l'action appar- tient donc partout et toujours la primorité.

Comment en effet de la simple puissance proviendrait jamais l'ac- tion? La puissance nue, comme parle Leibniz, ne peut pas même exister. Point de puissance réelle sans quelque tendance actuelle, c'est-à-dire sans quelque commencement d'action. Au lieu que l'action

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s'explique par la puissance, c'est la puissance au contraire qu'ex- plique seule l'action. Ce n'est qu'action diminuée ou restreinte, et si Aristote ne l'a pas expressément enseigné, s'il s'est borné à dire, sans chercher une origine au possible, que l'actuel le précède, on ne voit pas qu'on puisse, la maxime aristotélique admise, considé- rer les possibles, avec ce qu'ils comportent d'actuel, autrement que comme résultant d'une sorte de modération par le premier prin- cipe de son essentielle activité *. Ce sera en s'inspirant de telles idées que Plotin dira plus tard : Dieu est le maître de sa propre existence. Aristote n'appelle-t-il pas la nature, ou àme des êtres, un principe de mouvement et de repos? Dans ce vaste univers chez Aristote comme chez Platon les choses inférieures offrent les mêmes rapports et, selon l'expression d'Aristote, les mêmes différences que les choses supérieures, ne voit-on pas partout ces alternatives de tension et de rémission, diront les Stoïciens, que forment dans les êtres vivants le travail et le repos, le sommeil et la veille?

Ainsi est remplacée par une existence à deux états différents, à deux degrés, l'opposition de contraires irréconciliables, à laquelle l'esprit d'abstraction réduisait la nature. Les modes ont des con- traires qu'oppose l'un à l'autre comme absolument incompatibles l'entendement humain. L'Être n'en a point. Il est un premier terme qu'un second suit, puis d'autres, formant une série chacun est puissance pour ce qui le précède, action pour ce qui le suit; théorie qui fait concevoir comment l'opposition peut enfin se résoudre en unité. L'univers y forme une série de termes analogues les uns aux autres en même temps que divers, et de hauteurs différentes, que lie les uns aux autres la présence intime d'un seul et même principe. Ces deux états de l'être qui expliquent tout, l'action et la puissance, comment les connait-on? C'est, dit Aristote, par l'analogie.

L'action et la puissance ne se définissent point. Les définitions qu'on en peut essayer ne font que renvoyer de l'une à l'autre. C'est que les premiers principes, ne supposant rien d'antérieur d'où l'on puisse les tirer, ne se démontrent ni ne se définissent. La philoso- phie première a pour procédé unique, rigoureusement parlant, l'in- tuition. « 11 ne faut pas, dit Aristote, demander la raison de tout, c'est une faiblesse de l'entendement, mais embrasser du regard les analogues. » Nous voyons partout en exemples la puissance et

1. Comp. la Philosophie en France au siècle, 2' édition, p. 2-8--281.

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l'acte; ainsi apprend-on suffisamment ce que c'est. Plus tard, avec le progrès de la réflexion, lorsque Descartes aura appelé l'esprit, plus qu'aucun ne l'avait fait encore, à réfléchir sur soi, et à user ainsi de cette faculté merveilleuse, qui lui est propre, de la conscience intime, on devra reconnaître, et c'est ce qu'il s'agirait aujourd'hui de mettre en pleine lumière, que les analogies du dehors ne font que nous solliciter à trouver en nous, dans notre intime expé- rience et à connaître ainsi, sinon à comprendre, ce que c'est qu'ac- tion et ce que c'est que puissance.

De ce qui précède il suit que le premier principe, l'Être de qui tout dépend, tout autre que l'être abstrait et général des logiciens, Dieu, autrement dit, car cela, dit Aristote, c'est Dieu, n'est en lui-même qu'action pure, sans mélange de rien d'inférieur, sans aucune matérialité. Qu'est-ce donc maintenant que cette action? C'est, dit Aristote, la pensée, la pensée contenant avec l'intelligence la volonté, telle, en un mot, que la comprit Descartes. Car si partout ailleurs ce sont choses différentes que ce que l'on entend et ce que l'on désire, que penser et vouloir, de ces deux choses pourtant, comme s'exprime Aristote, « les premières sont les mêmes ».

Ce sera un nouveau progrès de la philosophie de reconnaître que dans cette dentité essentielle il y a pourtant une différence encore, et qu'à la volonté appartient, après tout, la primauté ; un nouveau pas, mais duquel contenait déjà la promesse la théorie de l'action.

Ajoutons encore que l'intelligible par excellence, à la différence de ce qui ne l'est que d'une manière imparfaite et relative, ne pou- vant être que l'action pure de toute matérialité, et cette action étant la pensée, l'objet de la pensée absolue est cette pensée même. En Dieu la pensée est elle-même son propre objet, elle est « pensée de pensée ». Type supérieur de ce que nous trouvons en nous, se perçoit elle-même notre pensée. Une intelligence toujours vivante et en éveil, qui éternellement se détermine et se contemple elle- même, heureuse élernellement ainsi qu'il est donné à l'homme de l'être quelques moments, comme étant en possession éternelle de ce qu'elle aime, tel est donc le principe auquel la nature est comme suspendue, vers lequel l'élève l'amour, et dont il la porte à se rap- procher incessamment en l'imitant. C'en est une imitation, en effet, que le mouvement par lequel les âmes se replient sur elles-mêmes pour s'y retrouver et y retrouver surtout l'intelligence supérieure'

16 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'où leur vient la lumière et la force ; intelligence qui, par cela même, met en elles la divine immortalité.

Après Aristote, la civilisation grecque incline vers sa décadence. On ne regarde plus aussi haut. Le Stoïcisme ne veut plus rien admettre qui dépasse entièrement la sphère du visible. Son Dieu est raison, mais il est feu aussi; au lieu de l'action pure, c'est une tension phy- sique de ce feu primordial qui se détend pour devenir, en une série graduellement descendante d'épaississements progressifs, air, eau et terre, puis, après avoir donné ainsi naissance à tous les êtres, revenir graduellement à son état originel. C'est ce qu'ils appellent r « économie » ou « dispensation » ; expression qu'appliquera à Tin- carnation divine la théologie chrétienne.

Aux derniers siècles de l'antiquité, sous l'influence d'une théo- sophie judaïque et chrétienne dominait l'idée de la divinité se donnant, sans sortir de son immutabilité essentielle, aux créatures, un nouveau Platonisme vient tenter d'incorporer au système plato- nicien les théories qu'avaient proposées à son encontre l'Aristoté- lisme et le Stoïcisme. Au premier principe il attribue une faculté de développement dont le platonisme n'avait rien dit, et il le /ait s'avancer, pour ainsi dire, hors de sa primordiale unité, sans en sortir pourtant (-Trpor'Xôev xai 7:go-(^ÀÔ£v) , unissant ainsi dans son identité, quoique y répugne l'humain entendement, deux états oppo- sés. Par le Néoplatonisme accuse plus fortement que ne l'avaient fait les systèmes antérieurs la nature mystérieuse du premier prin- cipe dépassant tout notre pouvoir de connaître ou au moins de comprendre, et fraie ainsi le chemin et au mysticisme du moyen âge et aux théories, voisines de ce mysticisme, qui placeront plus haut encore que l'intelligence la volonté et l'amour.

Au moyen âge, l'École ajoute peu à ces progrès, et durant de longs siècles l'entendement, peu attentif aux choses de la nature, renou- velle l'ancienne entreprise d'ériger en principes des abstractions personnifiées, produits trompeurs de l'art logique. Le « réalisme » y domine qui, faisant de simples notions des réalités, prend, selon le mot de Leibniz, la paille des termes pour le grain des choses. Pour- tant la tradition s'y conserve, sous la double influence de la philo- sophie péripatéticienne et de la théologie chrétienne, d'un recours tel quel à des principes qui dépassent l'horizon des sens et de l'ima-

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gination, et qui, en attendant des recherches plus profondes, défen- dent la pensée des entreprises du matérialisme.

Les sciences et les arts ont à peine repris les voies avait marché l'antiquité, que Descartes vient poser dans le sens intime, l'esprit s'aperçoit de sa propre activité, la base sur laquelle s'élèvera à nouveau, plus sohde, l'édifice de la philosophie première, y montrer présente l'idée, qui en éclaire le fond, de la divine perfection, et dans cette idée le type de toute vérité, le critérium de toute certitude, la règle supérieure de toute science,

A une période plus avancée encore il sera réservé de faire voir comment tout ce que contient l'âme, tout ce que déploie la nature n'est qu'imitation plus ou moins prochaine ou éloignée, manifeste ou obscure, des perfections divines.

En même temps qu'il faisait de la pensée consciente d'elle-même le foyer visuel, en quelque sorte, devait se placer pour rendre raison des choses la philosoph'e, Descartes commençait de faire entrevoir comme la source profonde de la pensée elle-même la volonté, de la volonté procédait le jugement.

Presque aussitôt, pénétré d'une religion qui identifiait l'amour et le divin, Pascal signalait comme faisant le fond et de l'intelligence dans ce qu'elle a de plus éminent et surtout de la volonté cette source des affections qu'on appelle le cœur. Dans l'intelligence, après tant de raisonnements que l'on voudra, tout revient, disait-il, au sentiment. C'est ce qu'avait enseigné en d'autres termes Descartes, lorsqu'il expliquait que la démonstration ne faisait en définitive que préparer une intuition. A plus forte raison le cœur fait-il le fond de la volonté. Les choses intellectuelles forment un monde supérieur à celui des choses sensibles. Les choses du cœur en forment un troisième qui surpasse de même les choses intellectuelles. De com- binaisons de la matière on ne fera jamais sortir une pensée; de combinaisons intellectuelles on ne fera pas sortir un mouvement de charité : « cela est d'un autre ordre ».

Le troisième et supérieur ordre de choses est celui auquel s'atta- chaient les mystiques: c'est un ordre de choses mystérieuses.

Descartes déjà avait noté l'incompréhensibilité des choses divines. Ce n'est point, disait-il, que la lumière y manque; c'est qu'elle est trop vive pour notre vue. Aristote ne remarquait-il pas déjà que nous sommes, en présence d'une clarté trop vive, comme l'oiseau de nuit en la présence du jour?

TOME I. 1893. 2

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A propos de l'idée de la perfection divine et des conséquences qui y sont renfermées, après avoir dit : « Auparavant que je passe k la considération des vérités qu'on en peut recueillir, il me semble très à propos de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de consi- dérer d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense lumière », Descartes ajoute : « au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra per- mettre ».

Partout le savoir se termine à des obscurités qui semblent impé- nétrables, autrement dit à quelque chose de semblable à ce que l'antiquité appela mystère. Mystères que l'attraction et que les affi- nités; mystère que la manière dont tout vivant naît et s'accroît (Je ne sais, dit Van Helmont, comment les principes' séminaux expri- ment leurs vertus) ; mystère que l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme; mystère que la pensée, dont nous avons une si irrécusable expérience : c'est, dit Leibniz, « un je ne sais quoi »; mystère que la manière dont nous apprenons, en pensant, que nous pensons; mystère que la manière dont la volonté se meut elle- même. Descartes constate la plupart de ces faits sans en essayer aucune de ces explications apparentes qui ne sont jamais que des emprunts à des phénomènes d'un ordre inférieur, l'ordre des sens physiques et de l'imagination. C'est pour n'avoir pas eu peut-être une conscience aussi profonde de ce qu'a de spécial et de supérieur l'ordre de la pensée que Leibniz a tenté, et tenté vainement, de remplacer par son harmonie préétablie entre le corps et l'âme leur union réelle, et d'expliquer par une prépondérance de motifs qui transporte à la sphère spirituelle un mécanisme du monde corporel plus apparent encore lui-même que réel ', les libres décisions de la volonté.

Rien, probablement, ne contribua plus, dans les siècles modernes, à avancer pour la philosophie l'heure, peu éloignée peut-être au- jourd'hui, où elle arrivera à une pleine conscience de ce qui s'offre partout à elle de mystères et du chemin à prendre, sinon pour les pénétrer dans leurs insondables profondeurs, au moins pour en approcher autant que le permettent des facultés comme les nôtres,

1. Voy. la Philosophie en France au XIX" siècle, 2'" éd., p. 270.

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rien n'y contribua plus que la considération, peu familière à l'anti- quité, de l'idée d'infini.

Un grand géomètre auquel Pascal confessa être redevable de ses premières découvertes en mathématiques, Desargues, probablement par l'observation des phénomènes de la perspective, dont il fît une science nouvelle, et l'on voit s'évanouir, à proportion de l'éloi- gnement, des différences de grandeur, avait été conduit à remarquer comment à l'infini se confondent les contraires. On ne peut, disait-il., le comprendre, et pourtant il faut l'admettre, notre faculté de com- prendre n'étant pas la mesure de la vérité.

« En géométrie, dit-il, on ne raisonne point des quantités avec cette distinction qu'elles existent ou bien effectivement en acte ou bien seulement en puissance ny du général de la nature avec cette déci- sion qu'il n'y ait rien en elle que l'entendement ne comprenne. » Et à propos de lignes qui convergent à l'infini : « L'entendement con- clut les quantités si petites que leurs deux extrémités opposées sont unies entre elles; il se sent incapable de comprendre l'une et l'autre de ces deux espèces de quantité, sans avoir sujet de conclure que l'une ou l'autre n'est point en la nature, non plus que les propriétés qu'il a sujet de conclure de chacune, encore qu'elles semblent impli- quer (contradiction), à cause qu'il ne saurait comprendre comment elles sont telles qu'il les conclut par ses raisonnements. »

Les réflexions de Desargues durent être le point de départ de ces théories de l'infinité qui ouvrirent aux mathématiques modernes de si nouveaux et si vastes horizons. Mais on peut conjecturer avec vraisemblance que les idées sur la divinité qu'avait introduites k judaïsme et le christianisme y eurent quelque part.

L'antiquité n'avait guère vu dans l'infini qu'indétermination et imperfection. Le monde fut pour elle en général une sphère de gran- deur finie. Aristote pourtant remarquait que pour s'expliquer l'éter- nité, qu'il admettait, du mouvement de cette sphère, il fallait attribuer au premier moteur une puissance infinie, et le Néoplatonisme mettait en son Dieu, à d'autres titres encore, avec de la puissance, de l'in- finité.

Le judaïsme et le christianisme substituaient à des génies multi- ples, représentants des divers attributs de la nature divine, une divinité unique qui concentrait en elle ce que dispersait le poly- théisme. De il n'y avait qu'un pas à l'idée que cette divinité était sans limites, et, par suite, à l'idée qu'il en était de même du rnond^

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qu'elle avait créé, ou, pour employer avec Descartes un langage plus exact, à l'idée que le monde devait imiter dans le temps et l'espace, que rien n'autorisait à borner et qu'on devait, en consé- quence, nommer indéfinis, l'absolue et transcendante infinité qui était celle de Dieu. Et dans les profondeurs divines les oppositions pouvaient trouver une conciliation qu'était incapable de comprendre l'entendement humain. C'est ce qu'avait dit plus résolument qu'aucun autre le méditatif Nicolas de Cuss. La nature déjà paraît en offrir maints exemples. Comment nous apparaît la vie, sinon comme une sorte de mouvement par lequel le vivant se crée incessamment lui- même? Et la vie n'est-elle pas partout dans le monde? Qui sait même si elle n'y est pas tout? la biologie semble tendre de plus en plus à se placer aux racines de la physique. Dans la région plus haute de la pensée humaine, ce n'est plus apparence et probabilité, c'est expérience et certitude. La « chose pensante » ne se dédouble-t-elle pas dans la conscience de soi en un sujet pensant et un objet pensé qui pourtant ne sont qu'elle, qu'une seule et unique existence ' ? Ne trouve-t-on pas surtout, dans la « chose pensante », une volonté que ne déterminent pas, quoi qu'affirment des théories de mécanisme qui, pour l'expliquer, l'anéantissent, des mobiles différents d'elle, mais qui se détermine elle-même, cause et effet tout ensemble? A plus forte raison en doit-il être de même dans une sphère supérieure encore, celle de l'intelligence et de la volonté entièrement pures.

Cette identification des contraires qui répugne à l'entendement humain, la théorie aristotélicienne de l'action et de la puissance et de leur rapport dans la réalité, semble pouvoir servir à en faire pénétrer dans une certaine mesure le secret.

Les contraires, formes extrêmes d'un même genre, sont, dans la réalité, une même chose aux deux moments de l'actualité et de la simple virtualité; et si ce sont deux états dont le second est une diminution du premier, mais celui-ci subsiste pourtant quoique différemment (sTeçov xw slux-.), on conçoit comment il peut n'être pas impossible que les contraires rentrent finalement l'un dans l'autre et se confondent dans ces abîmes que nous sondons par delà le fini, les oppositions se résolvant en identité.

Ce qui précède nous paraît résumer assez fidèlement, au moins 1. Comp. Rapport sur le prix V. Cousin, p. 314.

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pour quelques-uns des traits principaux, la marche de la méta- physique depuis les commencements jusqu'à nos jours. Les concep- tions instinctives des premiers temps y reviennent (comme Vico l'avait dit), confirmées par les méditations des plus profonds pen- seurs. Les doctrines s'y retrouvent pareillement qu'émirent les plus grandes des religions. S'il en est ainsi, peut-être est-il permis d'en conclure qu'une époque s'approche les esprits, encore si divisés, reconnaîtront que leurs dissentiments s'expliquent par les aspects différents des choses, selon les points de vue d'où on les considère, l'entendement, déjà plus philosophe que les sens, ne les envisa- geant guère, cependant, avec l'aide de l'imagination, que par des dehors, tandis que l'intelligence intuitive (l'intellection pure de Des- cartes), cherchant à les atteindre en leur intérieur, arrive dans la conscience sinon jusqu'à ce Saint des saints habite la divinité, au moins jusqu'à un seuil d'où s'entrevoit la mystérieuse profondeur.

C'est une remarque de Pascal, que les hommes jugent bien, en général, de ce qu'ils voient, mais qu'ils ne regardent guère les objets que par certains côtés, selon leurs habitudes ou leurs pas- sions. Le difficile est d'obtenir qu'ils les regardent par tous leurs côtés. Cela fait, ils s'accorderaient aisément.

Ajoutons, conformément à une autre observation de Pascal, un mot de réponse à une objection qu'on fait souvent, de nos jours, à la philosophie : qu'elle ne peut que proposer des hypothèses impossibles à démontrer, et pour lesquelles en conséquence on ne saurait obtenir un consentement général.

Les sciences particulières démontrent avec plus ou moins de force convaincante, selon la nature de leurs objets : mais c'est d'elles qu'il est vrai de dire qu'elles reposent sur des hypothèses, ou, comme disent souvent aujourd'hui les mathématiciens, sur des « con- ventions » indémontrables. En philosophie, en métaphysique sur- tout, on ne démontre pas, à proprement parler, non plus qu'on ne définit, ces procédés ne s'appliquant qu'à des objets complexes, et la métaphysique ayant un objet simple. Ce n'est pas à dire que les moyens y manquent d'établir le vrai. La méthode qui est propre à la philosophie pour établir les vérités, les vérités fondamentales, c'est, puisque l'intuition dans la conscience est ce qui lui fournit ce qu'elle cherche, d'obtenir de chacun, malgré la résistance des préjugés et

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des passions, comme on voit Socrate le pratiquer chez Platon, qu'il descende par la réflexion en sa conscience. brille pour tous une lumière qui ne laisse d'accès ni à la négation ni même au doute; «ne évidence d'un autre ordre que celle que produit le raisonne- rftent, le calcul, mais plus irrésistible encore. « Tout revient au sen- timent. » C'est se terminent toutes les sciences : c'est à quoi en appelle, sinon uniquement, au moins principalement, la haute phi- losophie.

Le sentiment pour les choses d'ordre moral, pour ce qui se rap- porte aux affections, à la volonté, à l'amour qui en est le fond, c'est ce qu'on nomme le cœur. Au cœur appartient donc, comme Pascal l'a dit aussi, le dernier mot, en tout, mais éminemment dans la haute sphère de l'ordre surnaturel. C'est, a dit le même auteur, une chose blâmable en toute autre matière que de chercher à obtenir l'approbation des hommes par le sentiment plutôt que par la raison. Pour les vérités d'ordre divin, c'est le contraire ; il faut aimer pour comprendre, c'est le cœur qui enseigne et qui juge.

La vraie métaphysique n'est donc pas le privilège des doctes : elle est aussi le partage des moins instruits. Je vous rends grâces, ô mon Dieu, dit un texte chrétien, qui avez caché ces choses aux savants et les avez révélées aux simples. Exposée sans l'appareil de ces termes techniques dont Leibniz voulait qu'on fit aussi peu d'usage que possible, et qui ne servent souvent qu'à simuler un savoir absent, traduit par des expressions empruntées de la langue commune, puis propagée par l'éducation % on ne voit pas pourquoi la métaphysique qui résulte des méditations successives des pen- seurs de premier ordre {perennis quxdam philosophia) ne pénétrerait pas dans les foules, et n'y trouverait pas l'accueil qu'y reçurent jadis, plus souvent que dans des rangs plus élevés, des paroles de salut.

D'une métaphysique que résume l'idée d un premier et universel principe qui donne jusqu'à se donner lui-même, une morale doit sortir qui en soit l'application à la conduite de la vie.

1. Voy. Revue bleue, 23 avril 1887, Éducation.

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Celui qui crut avoir sapé à jamais par la base toute métaphy- sique, et qui n'a ruiné qu'une métaphysique apparente voulut rou- vrir par la morale la route de l'infini et de l'absolu. Mais sa morale se réduit encore comme il a prouvé que s'y réduit la métaphysique de l'imagination, à une forme vide de contenu, une loi de « devoir » sans justification et sans applications déterminables.

Il y a un « devoir » ; mais quel est ce devoir ? La vraie métaphy- sique prépare la réponse. Le devoir est de ressembler à Dieu, notre modèle comme notre auteur, et si Dieu est ce qui se donne, de nous donner. La loi suprême tient alors dans un mot proposé par Des- cartes : générosité.

Générosité, le mot le dit, c'est noblesse. Le généreux, dit Descartes, c'est celui qui a la conscience en soi d'une volonté libre par laquelle, indépendant des choses, il est maître de lui-même. Ajoutons : d'une volonté qui vient de plus haut que lui, et qui l'affranchit de sa propre individualité, laquelle, exclusive, serait l'égoïsme, et le porte, comme dit Pascal, au « général ». Cette volonté libre que le géné- reux éprouve en soi, il la reconnaît comme une pièce essentielle de leur nature chez tous ceux de son « genre », chez tous ses semblables. On peut ajouter qu'il la conçoit, s'il ne l'éprouve, mieux encore chez eux que chez lui-môme, l'y voyant, ou croyant l'y voir, affran- chie d'un mélange d'éléments inférieurs dont il expérimente en soi la nuisible présence.

Le généreux est donc porté à l'amitié. Aimer est le propre des grandes âmes, et l'amour, ou l'amitié, fait qu'on tient plus de compte de ce qu'on aime que de soi.

« Les maux qui nous touchent nous-mêmes, dit Descartes, ne sont point comparables à ceux qui touchent nos amis, et au lieu que c'est une vertu d'avoir pitié des moindres afflictions qu'ont les autres, c'est une espèce de lâcheté de s'affliger pour aucune des disgrâces que la fortune peut nous envoyer. Quand deux hommes s'en- tr'aiment... chacun d'eux... estime son ami plus que soi-même. »

Et c'est le caractère de ceux que l'antiquité nomma d'un mot les magnanimes. « C'est le propre de ceux dont l'âme est grande, dit le philosophe français, d'être peu sensibles à leurs propres maux et beaucoup à ceux des autres. »

Tel est l'idéal qui représente dans la sphère de la pratique la théorie métaphysique telle qu'elle parait sortir des méditations des plus profonds penseurs. Cet idéal moral fut celui auquel tendirent

24 ' REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

les temps primitifs, celui que se proposaient les grandes époques de la civilisation grecque et romaine, celui surtout que se proposa, au moyen âge, principalement dans notre pays, l'institution qu'on nomma la Chevalerie; c'était celui que devait réaliser avant tout le souverain dont les chevaliers étaient les représentants (milites régis). Et c'est ce qui fit la grandeur du roi de France, dont le rôle spécial était de se dévouer aux faibles. Rome et Athènes, du reste, étaient devenues grandes autrefois parce que leurs fondateurs en avaient fait des asiles accouraient tous les opprimés. Et ce fut là, dit Tacite, l'antique dessein de ceux qui fondèrent des villes : velus urhes condentium consilium.

De telles conceptions remises en lumière ne devraient-elles pas contribuer pour beaucoup à remédier aux maux, à résoudre les dif- ficultés de l'heure présente? On se plaint d'une division qui s'accuse de toutes parts, entre les grandes parties de la cité, de sentiments qui s'y développent, au lieu de la fraternité qui devait couronner la liberté conquise, d'hostilité mutuelle. Que pourrait-on imaginer qui fût propre à guérir un tel mal, qu'une doctrine, semée dans les populations, de générosité réciproque, impliquant et respect et bien- veillance mutuels, portée, par suite, jusqu'au dévouement, jusqu'au sacrifice?

Pour compléter une telle doctrine, il conviendrait encore de se souvenir de ce que furent, dans les grandes religions qui formèrent le lien des sociétés d'autrefois, les initiations, ou Mystères, dont l'objet suprême était d'unir étroitement les hommes à la divinité '. L'union devait être filiale et finalement conjugale. Pour y préparer, une condition était nécessaire : la pureté. Un sacrement préliminaire à l'union sacrée était un baptême par lequel on figurait le renon- cement absolu à tout ce qui souille et rabaisse. Il en fut de même dans les rites de notre Chevalerie. On y commençait par des pra- tiques ayant pour objet d'exprimer la pensée que résume la devise célèbre : Potius mori quam fœdari. Pureté, c'est ce qu'en ces temps anciens on appela honneur : « honneur », dans la langue latine, d'où ce mot fut tiré, signifie dignité, beauté. Honneur et compassion, beauté et bonté, furent les deux degrés par lesquels on s'éleva jadis, on s'élèvera toujours à la réalisation de ce qu'on peut appeler l'idéal

1. Voy. ibid., Les Mystères, fragment d'une étude sur l'histoi7-e des religions.

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héroïque. « J'ai fui le mal et trouvé le bien », chantaient les initiés d'Eleusis. Fuir le mal, c'est se purger des souillures que fait con- tracter, avec le concours des passions basses, l'égoïsme; trouver le bien, c'est pratiquer, en obéissant à l'inspiration qui fut toujours celle des grandes âmes, la vertu proprement surhumaine et divine, la générosité portée, s'il le faut, jusqu'à l'entière immolation de soi-même.

Remarquons encore, pour finir, que dans les deux degrés de la perfection morale se retrouvent les deux moments sur le rapport desquels fut fondée jadis et reposera apparemment toujours la méta- physique : la puissance, qui, dans la réalité des choses, est déjà ten- dance, disposition, mouvement, et l'action à laquelle elle marche. C'est la disposition que la pureté, que l'honneur, c'est l'action que la compassion, que la bonté. Et de même qu'en métaphysique, le meilleur étant toujours d'abord, c'est l'action qui est la source et la cause de la puissance, de même en morale c'est la source et la cause de la pureté, ou de la beauté, que la bonté. C'est pour être capable de sacrifices que le cœur doit d'abord être pur.

On pourrait dire semblablement, s'il s'agissait d'esthétique : la beauté suprême est la grâce, qui appartient au mouvement, et qui est, dans son abandon, l'expression et comme la figure sensible de l'amour. Et c'est pour que la grâce soit possible qu'il faut au préa- lable les proportions harmoniques en lesquelles consiste proprement la beauté.

En tout, d'abord le parfait, l'absolu, le Bon, qui ne doit son être qu'à lui-même; ensuite ce qui est résulté de sa généreuse condes- cendance, et qui, par la vertu qu'il y a déposée, remonte de degré en degré jusqu'à lui.

Félix Ravaisson.

LE CONTINU MATHEMATIQUE

Par H. POINCARÉ

Si l'on veut savoir ce que les mathématiciens entendent par un continu, ce n'est pas à la géométrie qu'il faut le demander. Le géomètre cherche toujours plus ou moins à se représenter les figures qu'il étudie; mais ses représentations ne sont pour lui que des instruments; il fait de la géométrie avec de l'étendue comme il en fait avec de la craie; aussi doit-il prendre garde d'attacher trop d'importance à des accidents qui n'en ont souvent pas plus que la blancheur de la craie.

L'analyste pur n'a pas à craindre cet écueil. 11 a dégagé la science mathématique de tous les éléments étrangers, et il peut répondre à notre question : qu'est-ce au juste que ce continu sur lequel les mathématiciens raisonnent? Beaucoup d'entre eux, qui savent réfléchir sur leur art, l'ont fait déjà; M. Tannery, par exemple, dans son « Introduction à la Théorie des Fonctions d'une variable ».

Partons de l'échelle des nombres entiers; entre deux échelons con- sécutifs, intercalons un ou plusieurs échelons intermédiaires, puis entre ces échelons nouveaux d'autres encore, et ainsi de suite indé- finiment. Nous aurons ainsi un nombre illimité de termes, ce seront les nombres que l'on appelle fractionnaires, rationnels ou commen- surables. Mais ce n'est pas assez encore; entre ces termes qui sont pourtant déjà en nombre infini, il faut encore en intercaler d'autres, que l'on appelle irrationnels ou incommensurables.

Avant d'aller plus loin, faisons une première remarque. Le continu ainsi conçu n'est plus qu'une collection d'individus rangés dans un certain ordre, en nombre infini, il est vrai, mais extérieurs les uns aux autres. Ce n'est pas la conception ordinaire, l'on suppose entre

H. POINCARÉ. LE COiNTirSU MATHÉMATIQUE. 27

les éléments du continu une sorte de lien intime qui en fait un tout, le point ne préexiste pas à la ligne, mais la ligne au point. De la célèbre formule, le continu est l'unité dans la multiplicité, la multi- plicité seule subsiste, l'unité a disparu. Les analystes n'en ont pas moins raison de définir leur continu comme ils le font, puisque c'est toujours sur celui-là qu'ils raisonnent depuis qu'ils se piquent de rigueur. Mais c'est assez pour nous avertir que le véritable continu mathématique est tout autre chose que celui des physiciens et celui des métaphysiciens.

On dira peut-être aussi que les mathématiciens qui se contentent de cette définition sont dupes de mots; qu'il faudrait dire d'une façon précise ce que sont chacun de ces échelons intermédiaires, expliquer comment il faut les intercaler et démontrer qu'il est possible de le faire. Mais ce serait à tort; la seule propriété de ces échelons qui intervienne dans leurs raisonnements ', c'est celle de se trouver avant ou après tels autres échelons ; elle doit donc seule aussi intervenir dans la définition.

Ainsi il n'y a pas à s'inquiéter de la manière dont on doit inter- caler les termes intermédiaires; d'autre part, personne ne doutera que cette opération ne soit possible, à moins d'oublier que ce der- nier mot, dans le langage des géomètres, signifie simplement exempt de contradiction.

Notre définition toutefois n'est pas complète encore, et j'y reviens après cette trop longue digression.

DÉFINITION DES INCOMMENSURABLES.

Les mathématiciens de l'École de Berlin, M. Kronecker en parti- culier, se sont préoccupés de construire cette échelle continue des nombres fractionnaires et irrationnels sans se servir d'autres maté- riaux que du nombre entier. Le continu mathématique serait, dans cette manière de voir, une pure création de l'esprit l'expérience n'aurait aucune part.

La notion du nombre rationnel ne leur semblant pas présenter de difficulté, ils se sont surtout efforcés de définir le nombre mcom- mensurable. Mais avant de reproduire ici leur définition, je dois faire

1. Avec celles qui sont conlenues dans les conventions spéciales qui servent à définir l'addilion.

-28 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

une observation afin de prévenir l'étonnement qu'elle ne manquerait pas de provoquer chez les lecteurs peu familiers avec les habitudes des géomètres.

Les mathématiciens n'étudient pas des objets, mais des relations entre des objets; il leur est donc indifférent de remplacer ces objets par d'autres, pourvu que les relations ne changent pas. La matière ne leur importe pas, la forme seule les intéresse.

Si l'on ne s'en souvenait, on ne comprendrait pas que M, Kronecker désigne par le nom de « nombre incommensurable j) un simple symbole, c'est-à-dire quelque chose de très différent de l'idée que l'on croit se faire d'une quantité, qui doit être mesurable et presque tangible.

Voici maintenant quelle est la définition de M. Kronecker.

On peut répartir d'une infinité de manières les nombres commen- surables en deux classes en s'assujettissant à cette condition qu'un nombre quelconque de la première classe soit plus grand qu'un nombre quelconque de la seconde classe.

Il peut arriver que parmi les nombres de la première classe il y en ait un qui soit plus petit que tous les autres; si par exemple on range dans la première classe tous les nombres plus grands que 2 et 2 lui-même et dans la seconde classe tous les nombres plus petits que 2, il est clair que 2 sera le plus petit de tous les nombres de la première classe. Le nombre 2 pourra être choisi comme symbole de cette répartition.

Il peut se faire au contraire que parmi les nombres de la seconde classe il y en ait un qui soit plus grand que tous les autres; c'est ce qui a lieu par exemple si la première classe comprend tous les nombres plus grands que 2, et la seconde tous les nombres plus petits que 2 et 2 lui-même. Ici encore le nombre 2 pourra être choisi comme symbole de cette répartition.

Mais il peut arriver également que l'on ne puisse trouver ni dans la première classe un nombre plus petit que tous les autres, ni dans la seconde un nombre plus grand que tous les autres. Supposons par exemple que l'on mette dans la première classe tous les nombres commensurables dont le carré est plus grand que 2 et dans la seconde tous ceux dont le carré est plus petit que 2. On sait qu'il n'y en a aucun dont le carré soit précisément égal à 2. Il n'y aura évidem- ment pas dans la première classe de nombre plus petit que tous les autres, car quelque voisin que le carré d'un nombre soit de 2, on

H. POING ARE. LE CO>TI>U MATHÉMATIQUE. 2^

pourra toujours trouver un nombre commensurable dont le carré soit encore plus rapproché de 2.

Dans la manière de voir de M. Kronecker, le nombre incommen- rable \/d n'est autre chose que le symbole de ce mode particulier de répartition des nombres commensurables ; et à chaque mode de répartition correspond ainsi un nombre, commensurable ou non, qui lui sert de symbole.

Mais se contenter de cela, ce serait trop oublier Torigine de ce& symboles; il reste à expliquer comment on a été conduit à leur attri- buer une sorte d'existence concrète; et, d'autre part, comme la fait observer le P. Carbonnel, la difficulté ne commence-t-elle pas pour les nombres fractionnaires eux-mêmes? Aurions-nous la notion de ces nombres, si nous ne connaissions d'avance une matière que nous concevons comme divisible à l'infini, c'est-à-dire comme un continu?

LE CONTINU PHYSIQUE.

On en vient alors à se demander si la notion du continu mathé- matique n'est pas tout simplement tirée de l'expérience. Si cela était, les données brutes de l'expérience, qui sont nos sensations, seraient susceptibles de mesure. On pourrait être tenté de croire qu'il en est bien ainsi puisque l'on s'est, dans ces derniers temps, efforcé de les mesurer et que l'on a même formulé une loi d'après laquelle la sen- sation serait proportionnelle au logarithme de l'excitation.

Mais si l'on examine de près les expériences par lesquelles on a cherché à établir cette loi, on sera conduit à une conclusion toute contraire. On a observé par exemple qu'un poids A de 10 grammes et un poids B de 11 grammes produisaient des sensations identiques, que le poids B ne pouvait non plus être discerné d'un poids G de 12 grammes, mais que l'on distinguait facilement le poids A du poids C. Les résultats bruts de l'expérience peuvent donc s'exprimer par les relations suivantes :

X = B, B = C, A < C

qui peuvent être regardées comme la formule du continu physique.

Il y a là, avec le principe de contradiction, un désaccord intolé- rable et c'est la nécessité de le faire cesser qui nous a contraint à inventer le continu mathématique.

On est donc forcé de conclure que cette notion a été créée de toute»

30 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

pièces par l'esprit, mais que c'est l'expérience qui lui en a fourni l'occasion.

Nous ne pouvons croire que deux quantités égales à une même troisième ne soient pas égales entre elles, et c'est ainsi que nous sommes amenés à supposer que A est différent de B et B de C, mais que l'imperfection de nos sens ne nous permet pas de les discerner.

CRÉATION DU CONTINU MATHÉMATIQUE.

Premier stade.

Jusqu'ici il pourrait nous suffire, pour rendre compte des faits, d'intercaler entre A et B un petit nombre de termes qui resteraient discrets. Qu'arrive-t-il maintenant si nous avons recours à quelque instrument pour suppléer à l'infirmité de nos sens, si par exemple nous faisons usage d'un microscope? Des termes que nous ne pou- vions discerner l'un de l'autre, comme étaient tout à l'heure A et B, nous apparaissent maintenant comme distincts; mais entre A et B devenus distincts s'intercalera un terme nouveau D que nous ne pour- rons distinguer ni de A, ni de B. Malgré l'emploi des méthodes les plus perfectionnées, les résultats bruts de notre expérience présen- teront toujours les caractères du continu phj'sique avec la contradic- tion qui y est inhérente.

Nous n'y échapperons qu'en intercalant sans cesse des termes nouveaux entre les termes déjà discernés, et cette opération devra être poursuivie indéfiniment. Nous ne pourrions concevoir qu'on dût l'arrêter que si nous nous représentions quelque instrument assez puissant pour décomposer le continu physique en éléments discrets, comme le télescope résout la voie lactée en étoiles. Mais nous ne pouvons nous imaginer cela; en effet, c'est toujours avec nos sens que nous nous servons de nos instruments ; c'est avec l'œil que nous observons l'image agrandie par le microscope, et cette image doit par conséquent toujours conserver les caractères du continu phy- sique.

Bien ne distingue une longueur observée directement de la moitié de cette longueur doublée par le microscope. Le tout est homogène à la partie; c'est une nouvelle contradiction, ou plutôt c'en serait une si le nombre de termes était supposé fini; il est clair en effet que la partie, contenant moins de termes que le tout, ne saurait être semblable au tout.

H. POINCARE. LE CO>TIINU MATHÉMATIQUE. 31

La contradiction cesse dès que le nombre des termes est regardé comme infini; rien n'empêche par exemple de considérer l'ensemble des nombres entiers comme semblable à l'ensemble des nombres pairs qui n'en est pourtant qu'une partie ; et, en effet, à chaque nombre entier correspond un nombre pair qui en est le double.

Mais ce n'est pas seulement pour échapper à cette contradiction contenue dans les données empiriques que l'esprit est amené à créer le concept d'un continu, formé d'un nombre indéfini de termes.

Tout se passe comme pour la suite des nombres entiers. Nous avons la faculté de concevoir qu'une unité peut être ajoutée à une collection d'unités ; c'est grâce à l'expérience que nous avons l'occa- sion d'exercer cette faculté et que nous en prenons conscience; mais, dès ce moment, nous sentons que notre pouvoir n'a pas de limite et que nous pourrions compter indéfiniment, quoique nous n'ayons jamais eu à compter qu'un nombre fini d'objets.

De même, dès que nous avons été amenés à intercaler des moyens entre deux termes consécutifs d'une série, nous sentons que cette opération peut être poursuivie au delà de toute limite et qu'il n'y a pour ainsi dire aucune raison intrinsèque de s'arrêter.

Qu'on me permette, afin d'abréger le langage, d'appeler continu mathématique du premier ordre tout ensemble de termes formé d'après la même loi que l'échelle des nombres commensurables. Si nous y intercalons ensuite des échelons nouveaux d'après la loi de formation des nombres incommensurables, nous obtiendrons ce que nous appel- lerons un continu du deuxième ordre.

Deuxième stade.

Nous n'avons fait encore que le premier pas; nous avons expliqué l'origine des continus du premier ordre; mais il faut voir maintenant pourquoi ils n'ont pu suffire encore et pourquoi il a fallu inventer les nombres incommensurables.

Si l'on veut. s'imaginer une ligne, ce ne pourra être qu'avec les caractères du continu physique, c'est-à-dire qu'on ne pourra se la représenter qu'avec une certaine largeur. Deux lignes nous appa- raîtront alors sous la forme de deux bandes étroites, et si l'on se contente de cette image grossière, il est évident que si les deux lignes se traversent, elles auront une partie commune.

Mais le géomètre pur fait un effort de plus; sans renoncer tout à fait au secours de ses sens, il veut arriver au concept de la ligne

32 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sans largeur, du point sans étendue. Il n'y peut parvenir qu'en regardant la ligne comme la limite vers laquelle tend une bande de plus en plus mince, et le point comme la limite vers laquelle tend une aire de plus en plus petite. Et alors, nos deux bandes, quelque étroites qu'elles soient, auront toujours une aire commune, d'autant plus petite qu'elles seront moins larges et dont la limite sera ce que le géomètre pur appelle un point.

C'est pourquoi l'on dit que deux lignes qui se traversent ont un point commun et cette vérité paraît intuitive.

Mais elle impliquerait contradiction si l'on concevait les lignes comme des continus du premier ordre; ou plutôt la contradiction se produirait dès que l'on admettrait d'autres propositions qui semblent également intuitives et dont l'origine est analogue; dès qu'on affir- merait par exemple l'existence des droites et des cercles.

Pour éviter des développements qui devraient être assez longs, je ne démontrerai pas qu'il y a effectivement contradiction ni comment l'introduction des nombres incommensurables suffît pour la faire cesser.

Telle est l'origine du continu du deuxième ordre, qui est le continu mathématique proprement dit.

RÉSUMÉ.

En résumé, l'esprit a la faculté de créer des symboles et c'est ainsi qu'il a construit le continu mathématique, qui n'est qu'un système particulier de symboles. Sa puissance n'est limitée que par la néces- sité d'éviter toute contradiction ; mais l'esprit n'en use que si l'expé- rience lui en fournit une raison.

Dans le cas qui nous occupe, cette raison était la notion du continu physique, tirée des données brutes des sens. Mais cette notion con- duit à .une série de contradictions dont il faut s'affranchir successi- vement. C'est ainsi que nous sommes contraints à imaginer un sys- tème de symboles de plus en plus compliqué. Celui auquel nous nous arrêterons est non seulement exempt de contradiction interne, il en était déjà ainsi à toutes les étapes que nous avons franchies, mais il n'est pas non plus en contradiction avec diverses propositions dites intuitives et qui sont tirées de notions empiriques plus ou moins élaborées.

H. POINCARÉ. LE COISTI!N'U MATHÉMATIQUE. 33

REMARQUES DIVERSES.

Il me reste quelques remarques à faire.

Je ne me suis préoccupé jusqu'ici que de Tordre dans lequel nos termes sont rangés. Mais cela ne suffit pas pour la plupart des appli- cations. Il faut apprendre à comparer l'intervalle qui sépare deux termes quelconques à celui qui sépare deux autres termes quelcon- ques. C'est à cette condition seulement que le continu devient une grandeur mesurable et qu'on peut lui appliquer les opérations de l'arithmétique. (Voir la note au bas de la page 27.)

Cela ne peut se faire qu'à l'aide d'une convention nouvelle et spé- ciale. On conviendra que dans tel cas l'intervalle compris entre les termes A et B est égal à l'intervalle qui sépare C et D. Par exemple, au début de notre travail, nous sommes partis de l'échelle des nom- bres entiers et nous avons supposé que l'on intercalait entre deux échelons consécutifs n échelons intermédiaires ; eh bien, ces éche- lons nouveaux seront jiar convention regardés comme équidistants. Je neveux pas ici traiter cette question en détail; cela m'entraî- nerait trop loin de mon sujet; ce nouvel attribut que l'on ajoute ainsi au concept du continu mathématique n'en fait pas en effet partie essentielle.

Je me bornerai donc à renvoyer à une œuvre magistrale de von Helmholtz; je veux parler de sa Jubelschrift écrite en l'honneur d'Edouard Zeller et intitulée Zàhlen und Messen. Nous pouvons nous poser plusieurs questions importantes : La puissance créatrice de l'esprit est-elle épuisée parla création du continu mathématique?

Non : les travaux de Du Bois-Reymond le démontrent d'une manière frappante.

On sait que les mathématiciens distinguent des infiniment petits de différents ordres et que ceux du deuxième ordre sont infiniment petits, non seulement d'une manière absolue, mais encore par rap- port à ceux du premier ordre. Il n'est pas difficile d'imaginer des infiniment petits d'ordre fractionnaire ou même irrationnel, et nous retrouvons ainsi cette échelle du continu mathématique qui a fait l'objet des pages qui précèdent.

Mais il y a plus; il existe des infiniment petits qui sont infiniment petits par rapport à ceux du premier ordre, et infiniment grands, au TOME I. 1893. 3

34 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

contraire, par rapport à ceux de l'ordre 1 + e, et cela quelque petit que soit z. Voilà donc des termes nouveaux intercalés dans notre série, et si l'on veut me permettre de revenir au langage que j'em- ployais tout à l'heure et qui est assez commode, bien qu'il ne soit pas consacré par l'usage, je dirai que l'on a créé ainsi une sorte de continu du troisième ordre.

11 serait aisé d'aller plus loin, mais ce serait un vain jeu de l'esprit; on n'imaginerait que des symboles sans application possible, et per- sonne ne s'en avisera. Le continu du troisième ordre auquel conduit la considération des divers ordres d'infiniment petits est lui-même trop peu utile pour avoir conquis droit de cité, et les géomètres ne le regardent que comme une simple curiosité. L'esprit n'use de sa faculté créatrice que quand l'expérience lui en impose la nécessité.

2" Une fois en possession du concept du continu mathématique, est-on à Vabri de contradictions analogues à celles qui lui ont donné naissance? Non, et j'en vais donner un exemple :

Il faut être bien savant pour ne pas regarder comme évident que toute courbe a une tangente; et en effet si l'on se représente cette courbe et une droite comme deux bandes étroites, on pourra tou- jours les disposer de façon qu'elles aient une partie commune sans se traverser. Que l'on imagine ensuite la largeur de ces deux bandes diminuant indéfiniment, celte partie commune pourra toujours sub- sister et, à la limite pour ainsi dire, les deux lignes auront un point commun sans se traverser, c'est-à-dire qu'elles se toucheront.

Le géomètre qui raisonnerait de la sorte, consciemment ou non, ne ferait pas autre chose que ce que nous avons fait plus haut pour démontrer que deux lignes qui se traversent ont un point commun, et son intuition pourrait paraître tout aussi légitime.

Elle le tromperait cependant. On peut démontrer qu'il y a des courbes qui n'ont pas de tangente, si cette courbe est définie comme un continu analytique du deuxième ordre.

Sans doute quelque artifice analogue à ceux que nous avons étu- diés plus haut aurait permis de lever la contradiction; mais, comme celle-ci ne se rencontre que dans des cas très exceptionnels, on ne s'en est pas préoccupé. Au lieu de chercher à concilier l'intuition avec l'analyse, on s'est contenté de sacrifier l'une des deux, et comme l'analyse doit rester impeccable, c'est à l'intuition que l'on a donné tort.

H. POINCARÉ.

ESS-A.I

SUR

ÔUEIOÏES PROBLEMES DE PHILOSOPHIE PREMIERE

Par F. RAUH

Nous prions le lecteur de surseoir autant que possible à son juge- ment définitif sur ces pages, avant d'avoir lu le § IV, bien des doctrines réfutées dans les paragraphes précédents se trouvent restituées sous une forme et peut-être avec un sens nouveau. Toute théorie de conciliation comprend deux moments inséparablement liés l'un à l'autre : le premier détruit ce que le second ne restaure pas sans doute, mais corrige et répare : aussi ne peuvent-ils être jugés isolément '.

Je puis douter de tout, disait Descartes, mais non que je doute au moment je doute, c'est-à-dire que je pense au moment je pense. Approfondie, la proposition de Descartes demeure le fondement de la métaphysique. De quelle pensée s'agit-il, en effet, sinon unique- ment, du moins essentiellement dans cette proposition? Je ne puis douter que je croie sentir ce que je sens, de mon état de cons- cience en tant que tel, sans doute. Mais cette certitude : je crois

1. Nous nous permettons aussi d'adresser à ceux qui ont bien voulu s'intéres- ser à notre « Essai sur le fondement métaphysique de la morale» ces réflexions qui ont en partie et surtout pour but d'éclaircir ce travail, de le reclilier même par endroits : leurs objections et leurs observations dont nous les remercions ici, si elles n'ont pas toujours suscité ces réflexions, ont du moins grandement servi à les préciser.

36 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sentir au moment je sens, me vient-elle du fait empirique comme fait? Non; car encore faut-il pouvoir affirmer comme vrai cet état de conscience. // est vi^ai que je le sens; en d'autres termes la faculté de discerner le vrai du faux est présupposée par le fait empirique lui-même. Avant de dire : je suis dans tel ou tel état, encore faut-il pouvoir distinguer oui et non. Ainsi je pose antérieurement à ma conscience empirique ma faculté de discerner le vrai du faux, ma raison.

Mais cette faculté de discerner le vrai du faux me révèle-t-elle quelque être hors de ma conscience qui serait le vrai, ou quelque être extérieur à ma pensée, garant de cette pensée ? S'il en était ainsi, cette affirmation que je viens de découvrir première ne le serait pas; elle aurait un objet; et celui-ci en appellerait un autre, et ainsi de suite. L'idée du vrai et du faux ne peut être distincte de moi; je suis cette idée même; c'est pourquoi on peut l'appeler moi pur, conscience intellectuelle, pour la distinguer du fait empirique, interne ou externe, qui en est l'objet.

Du moment que je pense, je pose donc le moi pur, ma conscience intellectuelle. Et qu'on ne dise pas objection naïve souvent posée à Descartes : logiquement sans doute la pensée est antérieure au corps; mais qui nous dit qu'il en est ainsi physiquement? Peut-être qu'en soi le corps est cause de la pensée. Car en disant cela, vous le niez, puisque, pour affirmer la priorité du cerveau sur la pensée, il vous faut admettre que votre affirmation est vraie ou fausse, et que dès lors vous posez votre conscience intellectuelle, antérieurement à cette existence physique par laquelle vous la déclarez conditionnée. Étrange contradiction que celle d'élever à l'absolu, de déifier en quelque sorte le cerveau antérieurement auquel vous posez toujours nécessairement la conscience même qui le pense.

Et précisément, l'impossibilité nous sommes de nier cette prio- rité idéale nous révèle, comme l'avait si bien vu Descartes, le type même de la certitude, principe de toute autre, la certitude idéale, dialectique, fondée sur le raisonnement abstrait, qui, sans être mathé- matiquC; imite la mathématique.

Mais si j'approfondis cette conscience intellectuelle, je trouve que je ne l'ai pas encore atteinte elle-même, comme absolument pre- mière. Je ne puis douter que je sens au moment je sens; c'est-

F. RAUH. QUELQUES PROBLÈMES DE PHILOSOPHIE PREMIÈRE. 37

à-dire que je ne puis douter d'abord de ma conscience intellectuelle : il y a donc une sorte de nécessité interne qui ne se distingue pas, il est vrai, de ma conscience intellectuelle même, et par suite, ne s'oppose pas à elle comme du dehors, impliquée en elle en quelque sorte, mais cependant qui est comme un objet pour elle. Or, si je ne puis douter que je pense quand je pense, je puis ou non penser, être ou non raisonnable. Avant donc de se reconnaître comme intel- ligence logique , il faut que la conscience intellectuelle se pose elle-même. Etre vraiment premier, absolu , c'est se poser. Et si la conscience intellectuelle que l'on peut appeler logique est déjà con- science, sujet, à plus forte raison celle-ci à laquelle j'aboutis par l'approfondissement de la première. En résumé, dans le « Je pense » de Descartes il entre deux éléments inséparables, et Descartes l'avait bien vu, car en même temps qu'il tirait du « Je pense » le critérium de l'évidence, il découvrait la liberté dans le fait de l'atten- tion. Ces deux éléments sont d'une part l'évidence, la nécessité logique du « Je pense » une fois découvert, la liberté dans la position

-du « Je pense ».

Précisons la nature de ce degré supérieur de la conscience intel- lectuelle. La certitude fondamentale nous apparaît dés lors par oppo- -sition à la certitude logique, laquelle est immuable et figée non comme un donné, mais comme une action, un effort.

De plus, se déterminant elle-même, ma conscience intellectuelle, avant de s'appliquer à l'objet de la connaissance, rencontre, pour ainsi dire, ma vie à laquelle elle est, de fait, unie. El la raison appli- quée à la vie, c'est ce que nous appelons volonté pure, raison pra- tique. Ma conscience intellectuelle est donc la règle de ma vie, avant d'être la forme de ma connaissance.

. De ce conflit de la conscience intellectuelle avec la vie résulte la certitude morale ou plutôt la certitude de Vobligation morale. Car d'une part je ne suis pas contraint ou entraîné ou engagé par une vérité objective à me déterminer : sans quoi cette certitude ne serait pas première; et, d'autre part, du moment que je prends possession de ma conscience intellectuelle, ma conscience intellectuelle se sent déchue de prendre le parti de la nature, malgré toutes les séductions de celle-ci, elle se contraint donc elle-même, comme disait Kant : .d'où la certitude de l'obligation morale. Certitude première et, par suite, autonome, tel est ce premier fait étrange.

Ce choix consiste donc dans la décision intérieure de ma raison se

38 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

choisissant elle-même, se voulant elle-même. Et par suite, c'est le renoncement de la raison à la vie, à la nature, en vue de la raison; renoncement qui n'exclut pas mais appelle au contraire le règlement de la vie par la raison. C'est pourquoi nous avons dit ailleurs que la certitude essentielle était celle de la raison unie, appliquée à la vie : incarnée. C'est en cet acte de décision, et de renoncement intérieur que communient le sage et le saint. Et cette communion nous appa- raîtra mieux encore, quand nous aurons vu plus tard que la première démarche de la pensée peut être dite à la fois consentement actif et sentiment.

Mais nous avions eu le tort, dans un premier travail, de confondre avec la question de la nature fondamentale de la certitude une question d'ordre pratique, en somme, et qui ne comporte pas à proprement parler de solution métaphysique, à savoir lequel du sage ou du saint, de celui qui pense le système des choses, ou de celui qui en a la conscience immédiate et profonde, est supérieur à l'autre. Dire que la raison pratique doit être mise au-dessus de la raison spéculative, c'est dire que la connaissance elle-même pré- suppose cet abandon de soi, cette volonté de l'Infini, qui constitue la sainteté intérieure; que, de plus, le sage lui-môme ne doit pas oublier que le lien qui l'unit à tous est cette puissance de renonce- ment intérieur, principe commun de la science et de la vertu. Mais cela signifie-t-il que la conscience immédiate de la vérité essentielle soit préférable à la réflexion qui la justifie? Question de psychologie et de morale pratique, qui ne se peut résoudre que par « l'esprit de finesse » et selon les cas. Il est certain d'une part que le philosophe justifie le saint; mais il est certain d'autre part que le saint peut avoir une conscience de la vérité essentielle plus intérieure que le philosophe. Il n'est pas nécessaire, pour se rendre compte de la pri- mauté de la certitude morale, d'être possédé et comme imprégné tout entier de cette vérité; et la pensée ne fait pas plus la volonté vivante, que celle-ci ne donne la pensée. Or c'est une infériorité non pas seulement pratique, mais philosophique. Car si le penseur ne saisit pas le premier fait dans toute la profondeur de sa réalité, s'il ne le vit pas pleinement, s'il ne fait qu'en disserter, il ne pourra ni l'analyser tout entier, ni apercevoir le monde dans cette lumière *. C'est par des considérations de cet ordre et non par des spécula-

1. Voir sur ce point les belles pages de M. Ollé-Laprune dans la Philosophie et le temps présent.

F. RAUH. QUELQUES PROBLÈMES DE PHILOSOPHIE PREMIÈRE. 39

lions que l'on peut résoudre ce problème; et ces mots sont bien abstraits pour un tel sujet : c'est un motif pour de hautes et belles causeries. Il suffit et c'est l'essentiel de notre thèse que le philosophe reconnaisse comme principe à la fois de la science et de la vie non un objet de pensée, mais la raison non encore objec- tive, unie et appliquée à la vie, la volonté raisonnable. Remarquons bien qu'entre le philosophe de la volonté et l'humble il ne saurait y avoir la même distance et la même opposition qu'entre l'humble et le philosophe païen, sectateur de la raison claire. Grande est la différence (ceci n'est qu'une comparaison pour mieux nous faire entendre) du philosophe grec, contemplateur de l'ordre éternel, immuable, et du moine dans sa cellule, retiré lui aussi de l'action, mais contemplateur du Dieu souffrant pour l'homme, divinisation du sacrifice,

A plus forte raison faut-il distinguer cet acte initial de toute vertu et de toute science, de la charité, de la fraternité extérieure avec laquelle nous avons ailleurs semblé parfois le confondre, et qui en est seulement la conséquence et comme l'épanouissement naturel.

La charité ne vaut que par cet acte de renoncement intérieur qui seul lui donne son prix ; c'est en soi qu'il faut avant tout cher- cher la paix, et, en ce sens, le métaphysicien a raison : le salut vient du Deus iyiterior. D'ailleurs, et c'est ce qui explique en partie cette confusion plus apparente que réelle, l'âme ne peut s'absorber, s'éteindre en quelque sorte dans cette conscience intellectuelle, puisqu'il n'y a pas à proprement parler d'objet éternel distinct; puisque celte conscience est une activité et qu'il nous faut, dès que nous en avons pris conscience, aller de l'avant et la réaliser. Mais il n'est pas nécessaire pour cela de se vouer spécialement aux œuvi'es de la charité, et le savant peut aller dans l'oubli de soi aussi loin que le saint. Et cependant, il est vrai de dire que le saint, par la nature même de son activité appliquée tout entière à la purification de sa volonté ou au soulagement de la misère humaine, risque de perdre moins de vue le sommet commun de la pensée et de l'action. C'est pourquoi le sage, pour garder la pleine conscience de ce pre- mier acte qui l'unit à tous, doit se retremper souvent dans la charité extérieure ; car la science, à sa façon, et la philosophie môme risquent de trop objectiver la pensée, et de la disperser loin de sa source pro- fonde. Il est vrai d'ailleurs d'autre part que l'organisation pratique

40 . REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

de la vie morale en nous-même et dans les autres peut nous faire négliger le sanctuaire intérieur, lieu de la décision vivante.

Il faut bien distinguer aussi et c'est un autre point sur lequel notre précédente étude semble ne pas avoir été suffisamment pré- cise — le sentiment religieux passif qui exagéré devient cette sorte d'abandon à l'infini s'abîme le mystique, et la décision, le con- sentement actif que nous avons posé comme initial. S'il nous est arrivé de confondre sous le nom de sentiment ces deux états, ou plutôt cet état et cet acte, c'est parce que, de même que le sen- timent concentré en soi, la raison est encore dans celte première démarche, toute intérieure et non encore occupée à connaître, ou à organiser dans sa mesure l'univers. C'est aussi que le senti- ment, quoique distinct du consentement actif, mérite, comme nous le verrons plus loin, de demeurer au rang que nous lui avions ailleurs assigné comme collaborateur de la volonté proprement dite.

Telle est la certitude morale fondamentale liée à la certitude logique, qu'elle achève. Et remarquons-le bien, il ne s'agit pas ici, comme nous voyons, de je ne sais quelle liberté première, naturelle- ment efficace, comme on nous l'a fait dire \ antérieure à l'exis- tence, en ce sens que nous apercevrions comment s'en déduirait l'existence, telle enfin que la substance infinie, ou le Dieu créateur. Il s'agit bien de la liberté, de l'alternative morale telle que nous la constatons en même temps que notre impuissance et notre misère naturelle. Si j'appelle cette liberté absolument première, cela signifie qu'il n'est pas de raison d'en douter. Bien loin de déclarer que j'at- teins une liberté efficace, au sens physique ou mathématique du mot, telle que je la connaîtrais en dehors du devoir, j'établis au contraire que l'analyse des conditions de la connaissance m'amène à renoncer au problème de Yeffîcacilé naturelle. Je ne puis en effet concevoir l'efficacité naturelle que sur le type fourni par les mathématiques en efTet, comme l'avaient si bien vu les métaphysiciens, j'assiste comme à la création des conséquences par leur définition, ou sur le type de l'instinct; auquel cas je renonce déjà à l'absolue intelligi- bilité. Or précisément l'analyse des conditions de la connaissance m'amène à renoncer à ce double type de certitude, en ce qui con- cerne la vérité fondamentale.

1. M. Pillon.

F. RAUH. QUELQUES PROBLÈMES DE PHILOSOPHIE PREMIÈRE. 41

Une fois les deux degrés de la conscience intellectuelle ainsi établis, reste à montrer plus nettement le passage de l'un k l'autre, et leurs relations respectives.

Et d'abord, s'il n'y a pas, comme on l'a dit sous une autre forme ', de passage logiquement nécessaire de la conscience logique à la conscience morale, si, en d'autres termes, la conscience morale est en un sens autre chose que la conscience logique, celle-ci d'autre part ne réalisant pas les conditions que la raison impose à la certitude première, la conscience morale est justifiée en droit, et le passage de la conscience logique à la conscience morale est non logiquement nécessaire, mais absolument rationnel, naturel, comme dirait Leibniz. Mais est-il bien vrai que telle soit la hiérarchie de ces deux con- sciences, ou plutôt la relation de ces deux moments de la conscience intellectuelle? La nécessité logique ne s'impose-t-elle pas à la con- science morale même? N'est-elle pas nécessairement affirmée comme antérieure au choix libre? Car enfin je puis bien penser ou ne pas penser, être ou non raisonnable, mais que cela soit possible, c'est ce qui est vrai ou faux de toute nécessité; de sorte que je pose inévi- tablement comme irréductible et invincible au doute la certitude logique; celle-ci est donc première et non la certitude morale.

Même il semble, peut-on dire, que cette nécessité logique soit, en conséquence de son absolue priorité, comme objectivée par moi; et en quelque sorte indépendante de ma conscience intellectuelle. Car je puis supposer ma conscience intellectuelle supprimée, mais non qu'en dehors de cette conscience les choses ne soient pas possibles; de sorte que hors même de ma conscience intellectuelle je suis con- traint d'admettre la vérité idéale, ce que M. Lachelier appelle l'idée d'être, au lieu que je puis fort bien supposer que je suis ou non rai- sonnable.

Ainsi, la conscience logique semble conditionner la conscience morale, et même seule, elle semble douée d'une véritable objectivité, à tel point que ce que nous avons dit de l'assimilation de l'idée du vrai à ma conscience intellectuelle semblerait, en vertu de ce rai- sonnement, presque douteux.

Considérons d'abord cette conséquence extrême de l'antériorité de la conscience logique sur la conscience morale. Remarquons que

1. M. Lachelier.

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c'est par l'effet d'une illusion que je me figure ainsi penser l'idée du vrai comme indépendante de ma conscience intellectuelle; puisque je n'ai pu affirmer le caractère absolu et premier de cette idée que parce que je l'ai montrée identique à ma conscience intellectuelle même; de sorte que cette idée du vrai n'est autre que ma conscience intel- lectuelle objectivée, matérialisée. Et lors même que je crois penser les essences comme indépendantes de ma conscience intellectuelle, je ne les pose comme essences, c'est-à-dire comme vraiment pre- mières, que parce qu'inconsciemment je leur donne comme lieu ma conscience intellectuelle. Ainsi la raison logique comme la raison morale sont toutes deux, quoique à des degrés divers, des consciences.

La conscience logique ne peut donc être objectivée, transformée plus que l'autre en res œterna; cependant ne lui serait-elle pas idéa- lement antérieure?

En un sens, sans doute, la première est posée analytiquement par le fait même de penser, de sorte qu'elle est la condition absolument nécessaire de la conscience morale; elle est cette possibilité d'affir- mation impliquée dans toute pensée, au lieu que la conscience morale est le sujet que nous découvrons non analytiquement mais synthétiquement, en approfondissant cette possibilité d'affirmation. Mais si la certitude logique est la condition de la certitude morale, elle en est la condition mécanique en quelque sorte, comme l'infé- rieur l'est du supérieur; au lieu que la certitude morale, approfon- dissement, comme nous avons vu, de la certitude logique même, et réalisation plus parfaite des conditions que la raison impose à la première certitude, est en dignité supérieure à la première, qu'elle achève.

Mais s'il n'y a pas subordination d'une certitude à l'autre, n'y a-t-il pas peut-on insister opposition de la certitude logique absolue à la certitude morale? Nullement, et précisément parce que ces certi- tudes s'accompagnent toujours. La conscience logique n'est pas autre chose que la conscience morale; elle en est la forme constante; elle ne peut donc s'en détacher, pour s'y opposer. La conscience logique ne rend pas autres les existences auxquelles elle s'applique ; et parmi ces existences, à plus forte raison, la liberté; ce cadre inva- riable est donné avec elle; de même que Dieu, selon Leibniz, ne rend pas possible ce qui est impossible en soi, ni nécessaire ce qui est contingent, ne se surajoute pas aux choses, mais les prolonge et les complète éternellement. Et, d'autre part, la conscience morale n'est

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pas autre chose que la conscience logique, mais un degré autre et supérieur de cette même conscience.

Et on peut dire par suite que l'afBrmation de la liberté de la raison est aussi inséparable de toute pensée, aussi formelle que le « Je pense » logique. En niant le devoir, j'affirme, en effet, la vérité de cette négation; et en affirmant cette vérité, je dis que je prends parti pour la vérité; et que cela est mieux, sans quoi je me tairais. En niant le devoir, je l'affirme.

Constatons donc seulement, sans nous poser sur ce qui est premier et par suite échappe à toute question des problèmes factices, cette union intime de la nécessité et de la liberté dans l'acte fondamental de la conscience intellectuelle, la nécessité conditionnant formelle- ment la hberté, et s'achevant par elle. Il ne peut y avoir de difïï- culté que pour ceux qui, au lieu d'accepter les conclusions de la raison, lui imposent par avance des conditions prétendues logiques qui expriment un des éléments seulement de la vérité synthétique fon- damentale. Nous aurons à combattre souvent cette manie disputeuse qui consiste à retourner contre les vérités essentielles les vérités dérivées que celles-là seules rendent intelligibles.

II

Ainsi une conscience intellectuelle logique et une conscience intel- lectuelle morale en un sens coordonnées et non subordonnées l'une à l'autre, et en un autre sens cependant, comme nous avons vu, hiérarchisées, telle est la racine de toute certitude.

Une fois cette première vérité connue, la nature nous apparaît dans une autre lumière, et nous devons chercher si et comment elle figure cette première vérité.

Il ne s'agit pas ici, à proprement parler, d'une déduction, au sens mathématique du mot, comme si nous cherchions les conséquences d'une définition. La première vérité n'étant pas un objet, il ne s'en peut rien déduire, au sens strict du mot. Pas plus donc que nous n'avons posé comme vérité fondamentale une chose éternelle, nous n'entendons, par ces formes d'existence dont nous allons indiquer la hiérarchie, comme les modes d'une Pensée éternelle ; nous ne posons pas de problèmes semblables; et nous n'avons pas, par suite, a résoudre les difficultés qu'ils soulèvent, comme de concilier avec

44 . REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

l'unité de cette Pensée l'individualité des êtres, etc. La nature même de la certitude première écarte ces questions. Nous demeurons à un point de vue strictement positif; c'est ainsi, prétendons-nous, que la nature apparaît à celui qui a pris conscience de la certitude essen- tielle et essaye du point de vue de cette certitude d'organiser ses €onnaissances; une fois dans l'état d'âme que nous avons défini plus haut état d'âme théoriquement justifié, nous voyons nécessai- rement les choses ainsi. Le terme « déduction » ne convient peut-être pas pour désigner cette hiérarchie de points de vue de la raison.

Tout d'abord souvenons-nous que le premier fait nous présente unies la nécessité et la liberté, sans que nous puissions les opposer -l'une à l'autre. Souvenons-nous, de plus, qu'elles se conditionnent réciproquement quoique en des sens hiérarchiquement distincts : la conscience logique étant condition nécessaire de la conscience morale, et celle-ci l'achèvement naturel de celle-là. Ajoutons enfin que par cela même qu'elle l'achève, la conscience morale n'est pas la conscience logique, qu'elle la dépasse en la prolongeant.

De suit que nous devons toujours trouver dans les choses, et la nécessité et la liberté impliquées dans le fait fondamental; et la nécessité conditionnant la liberté et la nécessité gravitant vers la liberté, avec cette réserve cependant que la nécessité comme la liberté ne peuvent être dans le domaine de la nature qu'imparfai- tement exprimées. La liberté en effet ne peut être qu'approximati- vemént traduite par une existence donnée qui, par cela qu'elle est de la nature, de l'objet, est posée comme telle ou telle, et dès lors constitue un ensemble lié et soumis à des lois : la synthèse dans la liaison des êtres et même des phénomènes, dans le domaine de la vie, et celui même du mécanisme et de la mathématique, en un mot la contingence, telle est, dès lors, la seule expression de la liberté dans la nature ^ Cette indétermination admet au reste tous les degrés, depuis la synthèse a priori des mathématiques jusqu'à Fimprévisi- bilité des phénomènes complexes de la vie morale et sociale; depuis l'approximation continue dans le même ordre de faits, jusqu'à cette irréductibilité radicale de deux ordres de réahtés, tels que la vie consciente et l'organisme, d'oîi, peut-être, il faudrait conclure en certains cas, par exemple, à la possibilité de rénovations et de crises spirituelles, dont toutes les investigations anatomiques et même cau-

1. Voir sur ce point De la contingence des lois de la Nature, par M. E. Boutroux.

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sales ne sauraient rendre exactement compte. Et c'est pourquoi nous avons dit ailleurs qu'il y avait non seulement de l'indétermination, mais comme une véritable désharmonie dans les choses, comme une sorte d'absurdité foncière, image de la dualité contradictoire qui constitue la liberté morale. La nécessité logique, d'autre part, ne peut non plus recevoir qu'une expression insufTisante dans la nécessité physique et la nécessité mathématique même qui, par cela seul. qu'elles s'appliquent à des données, sont, par leur origine, contin- gentes, de sorte que nous apercevons en ce sens dans la nature la gravitation du déterminé vers l'indéterminé plus nettement encore que dans le premier fait.

Après avoir montré l'expression du fait fondamental dans les lois, nous pourrions la découvrir dans les existences et établir la hiérar- chie des formes d'existence du point de vue de la liberté. De ce point de vue les choses nous apparaîtraient comme à Leibniz en elles- mêmes ou pour elles-mêmes, ce qui est équivalent, comme des unités du multiple dont la conscience est le type. Mais il est inutile dans cette étude de développer cette hiérarchie; tentative souvent faite et reprise ailleurs par nous-même \

Ajoutons cependant une remarque sur la nature et la place de l'étendue et du mouvement dans une telle doctrine. Si d'un tel point de vue les consciences nous apparaissent comme les réalités vraiment foncières, nous posons ainsi l'étendue et le mouvement comme les formes relatives à ces consciences mêmes sous lesquelles elles s'appa- raissent les unes aux autres. Mais il n'en demeure pas moins vrai que nous ne pouvons expliquer comment de ces consciences résul- tent ces formes. Il nous faut, dès lors, admettre un [xt] ov irréductible à ridée : c'est le phénomène, semiens, dont tout l'être est d'être perçu, ce qui est bien une façon d'être. Peut-être, comme veut M. Lachelier, pourrait-on trouver dans l'avay^vi physique, l'expression de cette con- science logique irréductible à la conscience morale, et cependant gravitant vers elle ^

1. 11 y aurait beaucoup à ajouter à ces tentatives de déduction : on pourrait, par exemple, essayer, à la fanon de Hegel, de déduire les catégories et les prin- cipes de l'entendement de ces deux degrés de la conscience : la quantité pour- rait être rattachée sans doute à la conscience logique; et de même la qualité à la conscience morale. Car la finalité, qu'est-ce autre chose que l'organisation de la qualité dans la nature; et la conscience l'exemplaire de l'unité qualitative? De même, comme nous l'indiquons plus bas, l'espace et le temps symbolisent, selon M. Lachelier, le vide de l'idée d'être purement logique.

2. Ici encore bien des distinctions seraient à faire : elles ne peuvent rentrer

46

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Remarquons encore que nous ne supprimons nullement, comme on nous l'a reproché, la science, en admettant l'indétermination dans l'ordre de la nature. Car la nécessité devant se trouver toujours mêlée à la liberté, la recherche de la nécessité doit être poursuivie, quoique nous puissions demeurer convaincus de l'impossibilité d'at- teindre à l'absolue nécessité. Contingence ne veut pas dire : possibi- lité du miracle. Nous n'avons pas à approfondir ici cette notion, ni à nous demander si elle se peut justifier par d'autres raisons. Mais il faut bien observer que la notion du contingent en est absolument distincte. Car qui dit miracle dit : fait que nous nous croyons en droit de poser comme en dehors de la série des faits. Or du point de vue nous nous sommes placés, il apparaît qu'il n'y a pas de fait qui ne puisse être traité comme à la fois en continuité et en discon- tinuité avec l'ensemble des faits. De plus un fait quel qu'il soit, loin de pouvoir juger la certitude première, ne peut être que l'expression toujours inadéquate de celle-ci. Quand j'entendrais une voix dans l'air, disait à peu près Spinoza, qui me crierait : Je suis Jehovah; quand celte voix ne serait pas le produit de mon imagination, et purement hallucinatoire, encore faudrait-il pour l'attribuer à Dieu, avoir de Dieu une certaine conception : de sorte que la raison de- meure toujours juge du fait. Ce qui rend difficile à défendre ration- nellement la notion du miracle, ce n'est ni l'indétermination, ni la soudaineté qu'elle suppose parfois dans les changements de la nature, ni la contradiction qui apparaît entre ces bouleversements et les lois naturelles actuellement connues : si contraires à l'expérience que soient en général de telles affirmations, si difficile qu'il soit d'en établir la preuve par des témoignages incontestables, ce n'est pas à la raison, mais à l'expérience seule de les contrôler. Ce n'est pas la notion du miracle en tant que fait, c'est la notion du miracle en tant que preuve qui est a priori contestable : elle renverse les rapports réels de la vérité idéale et du fait; le fait est posé comme juge de la vérité. Or, quand de tels faits seraient réels, ce serait à la raison de les déclarer signes de la vérité morale intérieure et de les sanc- tifier par là. Et en les sanctifiant ainsi, elle n'aurait pour cela aucun droit de les attribuer seulement à tel pays ou à telle tradition his- torique; de les mettre par hors de la série des événements et de les traiter, pour ainsi dire, comme des phénomènes en soi.

dans le cadre d'une étude générale telle que celle-ci. Il s'agirait surtout de mar- quer les rapports du nombre, de l'étendue, du temps, du mouvement : nous avons touché à la question ailleurs.

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Résumons les résultats essentiels des pages qui précèdent. Ils se réduisent aux quelques points suivants :

La certitude morale étant justifiée par l'analyse des conditions de la connaissance elle-même, elle est acceptée non par un acte de foi aveugle, mais, comme voulait Pascal, justifiée en raison.

Dès lors, au lieu d'aboutir avec l'ancienne métaphysique à une notion, à une chose éternelle, ou à une vie qui se développe par des modes, je m'élève à la conscience de ma raison libre. Et à cette raison libre les choses apparaissent dans une certaine hiérarchie seule conciliable avec la position même de cette conscience morale. L'expérience me révèle d'ailleurs l'existence d'autres êtres qu'à cer- tains signes je juge capables de s'élever à la même conception que moi, et de la réaliser avec moi.

Puisque par l'analyse des conditions mêmes de la connaissance, je suis conduit à la constatation de ma conscience intellectuelle, au lieu de cette notion ou de cette vie transcendante que les métaphy- siciens admettent, il serait contradictoire de tenter une réponse aux questions autrefois posées sur la première vérité, telles que celles- ci : Sommes-nous les modes de la Pensée éternelle, ou sommes-nous distincts de cette pensée? Admettez-vous le panthéisme ou le déisme? Toutes questions contradictoires à la certitude première, et qui sup- poseraient que j'ai atteint un être premier (supposition contradic- toire) et non ma conscience intellectuelle comme première. L'ancienne métaphysique rattachait les êtres à Dieu par voie de déduction géo- métrique (Spinoza), ou d'organisation (Leibniz), ou encore admettait entre eux des relations analogues à celles des consciences que nous connaissons (Leibniz). La conception que nous exprimons supprime ou, à vrai dire, ignore ces questions. Je ne connais en fait d'êtres dis- tincts que ceux que me révèle l'expérience. Parmi ces êtres il en est auxquels, toutes les fois qu'ils pensent, les choses et les êtres doivent apparaître dans l'ordre que nous avons dit. Indépendamment de ces êtres je connais les lois qui les lient et qui, elles aussi, à l'être raison- nable apparaissent hiérarchisées comme nous l'avons vu. Je ne con- nais la vérité première ni comme un être analogue à moi, ni comme une notion ou une loi objective, mais comme ma conscience intel-

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Remarquons encore que nous ne supprimons nullement, comme on nous l'a reproché, la science, en admettant l'indétermination dans l'ordre de la nature. Car la nécessité devant se trouver toujours mêlée à la liberté, la recherche de la nécessité doit être poursuivie, quoique nous puissions demeurer convaincus de l'impossibilité d'at- teindre à l'absolue nécessité. Contingence ne veut pas dire : possibi- lité du miracle. Nous n'avons pas à approfondir ici cette notion, ni à nous demander si elle se peut justifier par d'autres raisons. Mais il faut bien observer que la notion du contingent en est absolument distincte. Car qui dit miracle dit : fait que nous nous croyons en droit de poser comme en dehors de la série des faits. Or du point de vue nous nous sommes placés, il apparaît qu'il n'y a pas de fait qui ne puisse être traité comme à la fois en continuité et en discon- tinuité avec l'ensemble des faits. De plus un fait quel qu'il soit, loin de pouvoir juger la certitude première, ne peut être que l'expression toujours inadéquate de celle-ci. Quand j'entendrais une voix dans l'air, disait à peu près Spinoza, qui me crierait : Je suis Jehovah; quand cette voix ne serait pas le produit de mon imagination, et purement hallucinatoire, encore faudrait-il pour l'attribuer à Dieu, avoir de Dieu une certaine conception : de sorte que la raison de- meure toujours juge du fait. Ce qui rend difficile à défendre ration- nellement la notion du miracle, ce n'est ni l'indétermination, ni la soudaineté qu'elle suppose parfois dans les changements de la nature, ni la contradiction qui apparaît entre ces bouleversements et les lois naturelles actuellement connues : si contraires à l'expérience que soient en général de telles affirmations, si difficile qu'il soit d'en établir la preuve par des témoignages incontestables, ce n'est pas à la raison, mais à l'expérience seule de les contrôler. Ce n'est pas la notion du miracle en tant que fait, c'est la notion du miracle en tant que preuve qui est a priori contestable : elle renverse les rapports réels de la vérité idéale et du fait; le fait est posé comme juge de la vérité. Or, quand de tels faits seraient réels, ce serait à la raison de les déclarer signes de la vérité morale intérieure et de les sanc- tifier par là. Et en les sanctifiant ainsi, elle n'aurait pour cela aucun droit de les attribuer seulement à tel pays ou à telle tradition his- torique ; de les mettre par hors de la série des événements et de les traiter, pour ainsi dire, comme des phénomènes en soi.

dans le cadre d'une élude générale telle que celle-ci. Il s'agirait surtout de mar- quer les rapports du nombre, de l'étendue, du temps, du mouvement : nous avons touché à la question ailleurs.

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III

Résumons les résultats essentiels des pages qui précèdent. Ils se réduisent aux quelques points suivants :

La certitude morale étant justifiée par l'analyse des conditions de la connaissance elle-même, elle est acceptée non par un acte de foi aveugle, mais, comme voulait Pascal, justifiée en raison.

Dès lors, au lieu d'aboutir avec l'ancienne métaphysique à une notion, à une chose éternelle, ou à une vie qui se développe par des modes, je m'élève à la conscience de ma raison libre. Et à cette raison libre les choses apparaissent dans une certaine hiérarchie seule conciliable avec la position même de cette conscience morale. L'expérience me révèle d'ailleurs l'existence d'autres êtres qu'à cer- tains signes je juge capables de s'élever à la même conception que moi, et de la réaliser avec moi.

Puisque par l'analyse des conditions mêmes de la connaissance, je suis conduit à la constatation de ma conscience intellectuelle, au lieu de cette notion ou de cette vie transcendante que les métaphy- siciens admettent, il serait contradictoire de tenter une réponse aux questions autrefois posées sur la première vérité, telles que celles- ci : Sommes-nous les modes de la Pensée éternelle, ou sommes-nous distincts de cette pensée? Admettez-vous le panthéisme ou le déisme? Toutes questions contradictoires à la certitude première, et qui sup- poseraient que j'ai atteint un être premier (supposition contradic- toire) et non ma conscience intellectuelle comme première. L'ancienne métaphysique rattachait les êtres à Dieu par voie de déduction géo- métrique (Spinoza), ou d'organisation (Leibniz), ou encore admettait entre eux des relations analogues à celles des consciences que nous connaissons (Leibniz). La conception que nous exprimons supprime ou, à vrai dire, ignore ces questions. Je ne connais en fait d'êtres dis- tincts que ceux que me révèle l'expérience. Parmi ces êtres il en est auxquels, toutes les fois qu'ils pensent, les choses et les êtres doivent apparaître dans l'ordre que nous avons dit. Indépendamment de ces êtres je connais les lois qui les lient et qui, elles aussi, à l'être raison- nable apparaissent hiérarchisées comme nous l'avons vu. Je ne con- nais la vérUé première ni comme un être analogue à moi, ni comme une notion ou une loi objective, mais comme ma conscience Intel-

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lectuelle, et ainsi la connaissent sans doute les autres êtres analogues à moi. Au lieu donc de me demander avec l'ancienne métaphysique : Quelle est la définition d'où tout découle? Ou : Y a-t-il une vie ou une conscience universelle, je suis amené à me demander : Quand je pense, comment les choses m'apparaissent-elles? En somme, sup- primez le noumène qui, d'après ce que nous avons dit plus haut, ne peut être dans le système de Kant que le résidu de l'ancienne méta- physique, le kantisme est la vérité même. Toutes les questions rela- tives à V efficacité naturelle de la vérité première prouvent l'ignorance de la question.

IV

Ainsi, le noumène supprimé, le kantisme est le vrai. Comme vou- lait Kant, nous n'atteignons pas une nature supérieure. La nature extérieure avec ses lois est un donné pour notre conscience intellec- tuelle, qui ne peut que lui appliquer sa propre forme; et non pas (ou du moins nous ne pouvons la saisir comme telle que par la négation même de la première certitude) une émanation de cette nature supérieure. Nous ne saisissons pas davantage une conscience éternelle qui, par une sorte d'anéantissement partiel et volontaire d'elle-même, tirerait de soi les consciences particulières.

Mais remarquons cependant qu'à la différence de Kant qui pose en quelque sorte la certitude pratique sans montrer que la spécu- lation théorique est obligée de l'admettre comme type de sa propre certitude, nous nous sommes élevés jusqu'à la conscience morale, en partant du problème posé par l'ancienne métaphysique : le pro- blème de la connaissance des choses. Et c'est en cherchant comme elle ces conditions que nous avons découvert comme première une vérité qui n'était pas une chose. Si donc en nous demandant en somme ce que sont les choses, nous aboutissons à la suppression de cette question, en ce qui concerne la certitude fondamentale; nous répondons à la question de l'ancienne métaphysique, tout en la supprimant. Car, si nous la supprimons, c'est, non pas, comme Kant, en raison de la seule constatation des contradictions mène la métaphysique, ou de la position pure et simple de la certitude pratique comme fait, c'est parce que la certitude spéculative même nous conduit à la supprimer. Si l'ancienne métaphysique deman-

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dait : Qu'est-ce que l'être? et si en cherchant d'après ses propres principes une réponse à cette question, je trouve qu'il faut, en ce qui concerne la première vérité et par suite le système tout entier des choses, la supprimer, en réalité je la supprime moins que je n'y donne une réponse nouvelle. Si la métaphysique de la nature, de l'efficacité naturelle aboutit à la certitude morale même, la morale prolonge la nature, et en ce sens qu'il xj a accord entre toutes les formes d'être que nous connaissons, nous pouvons dire que l'être est dans le sens de la conscience morale.

est la différence de la conception que nous exposons et de la doctrine de Kant. C'est bien, à vrai dire, le kantisme, moins le nou- mène. Mais cette suppression est essentielle. Car si celte suppres- sion est possible, c'est que nous réconcilions la métaphysique de la res seterna, de l'être, avec la morale par la reconnaissance de l'iden- tité de leur principe. Et par cette reconnaissance, la certitude morale cesse d'être le fait humain auquel la nature donnée ou je ne sais quelle nature supérieure pourrait bien contredire, mais devient le fait universel. Nous pouvons appeler Dieu cet accord de la nature pour ainsi dire tout entière dans l'affirmation de la certitude morale. Affirmer Dieu, c'est affirmer le fait moral, sans restriction.

*

Nous comprendrons mieux encore le sens de celte doctrine si nous l'opposons à celle de l'ancienne métaphysique; car après cette correction apportée au kantisme, la nuance qui sépare l'une de l'autre paraîtra à quelques-uns peut-être inappréciable. Et c'est l'objection essentielle que l'on peut poser du point de vue de la métaphysique de l'être qui nous permettra de mieux comprendre et ce qui nous en rapproche et ce qui nous en distingue. Car sans accepter cette objection et les conséquences qu'on en voudrait tirer, nous pensons qu'elle constate un fait important et que l'expression défectueuse qu'elle en donne est cependant, si on l'interprète hien, à conserver.

Il suit aussi de notre correction apportée au kantisme une consé- quence pratique importante et que nous comprendrons mieux aussi, quand nous aurons rapproché l'ancienne métaphysique et la doc^ trine que nous défendons : rapprochement qui ressortira, comme nous avons dit, de l'objection fondamentale que nous opposent les métaphysiciens de l'être. ,

TOME I. 1893. 4

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L'objection qui peut être posée par le métaphysicien substantia- liste est la suivante ; et il est bien probable que plus d'un lecteur ■nous l'aura déjà faite. Elle est fondée sur le caractère qu'a la vérité d'être indépendante de l'esprit individuel.

Dire que l'idée du vrai n'est pas distincte de ma conscience intel- lectuelle, n'est-ce pas dire que je dispose de la vérité? La vérité ne s'impose-t-elle pas à moi comme un objet? La conscience intellec- tuelle elle-même est posée comme vérité en dehors de ma conscience actuelle ; elle est donc objet, objet immédiat interne^ mais objet ; je la saisis par une intuition. En tant que vérité elle cesse d'être moi; à moins qu'on ne la suppose encore identique au moi dans l'inconscient; mais on la rend alors naturelle, on la distingue de cette conscience moralement efficace que seule je connais; et ainsi on la fait rentrer dans la nature, dans l'être. Dire que le moi inconscient devient conscient pour lui-même, c'est précisément le faire rentrer dans l'ordre de la nature, de l'objet, distinguer donc le moi intellectuel tel que je le saisis, et la vérité efficace qui le maintient quand la conscience cesse d'être actuelle. Sans doute on peut admettre avec Pascal que je puis ou non aller à la vérité : cela est œuvre de volonté. Mais que je sois cette vérité même, de sorte que c'est pour ainsi dire par un même mouvement que je choisis et que je crée la vérité, c'est ce qui ne se peut admettre. « Connaître, ce n'est pas le moins du monde inventer*. »

Et que devient ce moi pur, quand je n'y songe pas, quand je m'en souviens seulement, sans en penser les raisons, quand je dors?

Enfin, je ne suis pas seul à connaître cette conscience intellec- tuelle, mais d'autres raisons la connaissent comme moi; d'où n'y a-t-il pas nécessité d'admettre comme faisaient les métaphysiciens, et en vertu même de cette considération, une lumière hors de nous, et cependant intérieure, soleil des intelligences, dont la raison humaine est un reflet? Ainsi donc la conscience intellectuelle n'est que le prolongement en moi d'une réalité plus profonde qui la main- tient, pendant que je l'oublie.

Et cet au-delà de la raison peut être dit aussi le principe de la nature, qui gravitant vers la même vérité est comme pénétré par ce prolongement infini de moi-même; de sorte que Dieu diff"ère de

1. M. Ollé-Laprune, la Philosophie et le temps pre'senf.

F. RAUH. QUELQUES PROBLÈMES DE PHILOSOPHIE PREMIÈRE., 51

ma raison en ce qu'il joint à ma conscience intellectuelle l'inconce- vable attribut de la Puissance.

Objection forte sans doute, à laquelle on serait tenté de céder tout d'abord. Toute vérité est en effet indépendante de mon existence empirique et des conditions mêmes qui s'imposent à toute existence empirique. Quelle qu'elle soit, je la pose en tant que vérité comme éternelle, c'est-à-dire comme indépendante de la série du temps; et supérieure à cette série, puisque d'une vérité même relative à un certain moment, je puis dire qu'il est éternellement vrai qu'elle a été vraie à tel moment. On peut même dire plus : nous admettons par cela seul que nous spéculons sur les choses une hiérarchie d'idées, éternelles, chacune à son rang, dans le sens absolu du mot, c'est-à-dire s'appliquant à un moment quelconque du temps, et par tout à fait étrangères à la série des événements, prise comme série. La hiérarchie des points de vue de la raison peut donc être distin- guée, en tant qu'idéale, de toute autre vérité. Et par conséquent, lors même que je n'en ai pas une conscience actuelle, ma conscience intellectuelle n'en reste pas moins une vérité et, comme certitude fondamentale, le principe de toute vérité, que je projette en quelque façon dans l'éternel. Ce caractère d'éternité est la véritable explica- tion des métaphysiques ontologiques. C'est cette indépendance de la vérité à l'égard de la conscience empirique que les métaphysiciens ont substantifiée en une chose éternelle, ou personnifiée en un Dieu intérieur quoique objectif; et la preuve de l'existence de Dieu de Descartes, fondée sur la nature de la mémoire, reste peut-être la plus forte : Que devient la vérité quand je n'y songe pas, ou quand je l'oublie?

Mais aussi, comme nous voyons, cette projection dans l'éternel de mon affirmation est donnée avec mon affirmation même. Elle en est l'accompagnement, le coefficient ou l'exposant constant : car qui dit vérité dit toujours en un sens ce qui ne passe pas. Dire : Dieu existe, c'est donc dire : il est vrai que la certitude morale est la vérité fon- damentale, en insistant particulièrement, en mettant l'accent sur ce coefficient spécial de la vérité, qui est d'être éternelle. C'est dire encore, puisque cette conscience morale nous est donnée sous forme d'effort, d'activité : il est vrai que la plus haute réalité que nous connaissions c'est non pas le donné, l'être immobile, mais la liberté morale qui se pose sans cesse sans jamais s'immobiliser que provi- soirement dans une forme déterminée. Même l'affirmation d'un terme

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de la série, comme limite nécessaire et distincte de la série encore qu'on suppose ce terme inconcevable, est peut-être un& comparaison plutôt littéraire , malgré l'analogie trompeuse des mathématiques. Nous pouvons passer à la limite, quand un nombre nous est préalablement donné, comme différant à peine de la série qui y tend. Mais la série même en tant que telle n'emporte pas la nécessité d'un terme. Ce n'est donc pas autre chose que j'affirme en prenant conscience de la nature de la vérité ; je ne dépasse pas d'une ligne mon affirmation même. La conscience intellectuelle est sans doute vérité éternelle, comme disait l'ancienne métaphysique; mais vérité éternelle ne veut pas dire : qui participe d'une autre existence, mais qui vaut pour un moment quelconque du temps.

Toutes les hypothèses qui dépasseraient ce premier fait nous semblent donc, encore une fois, oiseuses et contradictoires. Je connais Dieu comme vérité ou plutôt comme forme de la vérité. Je ne puis le détacher en quelque sorte de ma conscience intellectuelle et trans- former en chose ou notion éternelle, ou en une conscience distincte de la nôtre ou unie à elle par je ne sais quel lien mystique ce que nous connaissons seulement comme forme inséparable de notre affirmation. Oui vraiment, cet exposant: éternel que notre conscience porte toujours avec elle est aussi certain que notre conscience même, mais nous ne savons ce qu'il est en dehors de notre affirmation : nous ne pouvons même nous poser une telle question contradictoire à sa nature. Kant l'a admirablement vu, et c'est la signification de sa critique de l'argument ontologique; je n'ai pas, et ne puis avoir, par la nature de la certitude première, de conception positive, positive- ment déterminable d'un autre être qui serait Dieu. Il n'y a de vérités absolues que les vérités formelles. Il est donc bien vrai que la con- science intellectuelle présuppose une existence, si l'on entend par cette objectivité inséparable de l'affirmation. Mais cette existence n'est pas autre que la conscience intellectuelle. Elle est cette con- science même accompagnée de ce coefficient d'éternité que toute vérité emporte avec elle, à plus forte raison les vérités idéales, et parmi elles la certitude pratique qui les fonde.

De même j'admets que les autres consciences et les autres êtres ne dérivent pas de ma pensée; ou plutôt je n'ai pas à me poser une telle question qui n'a pas de sens, puisque je n'ai aucune idée d'une telle efficacité. Je ne m'explique même pas et ne puis déduire de ma pensée les formes étendues sous lesquelles les choses m'apparaissent.

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Mais je n'ai aucune idée non plus de la puissance d'un être d'où dériveraient toutes choses, puisque la nature même de la première vérité qui n'est pas un être donné ou une chose rend un tel concept contradictoire. Je m'affirme comme libre, mais d'une liberté de choix s'exerçant sur des êtres qui me sont donnés; et je n'ai pas idée d'une autre liberté ; d'une liberté qui serait créatrice et naturelle.

Il est vrai que la philosophie allemande a prétendu unir le concept de nature et celui de liberté morale dans celui d'un absolu, s'oppo- sant en quelque façon la nature pour en triompher par un acte de volonté et de sacrifice, qui le révèle à lui-même. Et cet absolu serait non pas transcendant, mais immanent et incarné. Ainsi, semble-t-il, nous ne dépasserions pas la vérité pour la transformer en une autre réalité, et cependant nous rattacherions l'ordre de la nature à l'ordre de la moralité. Mais c'est précisément ce qui, quoi qu'on fasse, ruine la conception morale. Affirmer une unité de nature antérieure à la liberté morale, ou une liberté naturellement efficace, c'est détruire en la rendant naturelle une liberté que nous saisissons seu- lement sous la forme de l'alternative morale. Sans doute nous décla- rons vraie, absolument vraie, cette certitude de la liberté, et en ce sens, semble-t-il, nous la rendons naturelle \ nous la posons comme existante hors de nous, avant que nous en prenions conscience. Mais cette objectivité, nous n'essayons pas d'en déterminer la nature comme d'une réalité distincte ; elle est la forme éternellement accolée à toutes les vérités que nous affirmons; et nous ne risquons pas de nous contredire, si nous n'en disons rien de plus. Ce qui ruine la moralité, ce n'est pas l'affirmation de l'accord de la nature avec la certitude morale, c'est toute forme positive ou plutôt objective donnée à la conception de cet accord. Car dès que vous essayez une telle détermination, vous transformez en une chose, ou en un être donné, ou, ce qui revient au même, se donnant sans cesse à lui-même par une efficacité naturelle, l'alternative morale que se ule vous connaissez, et vous retombez dans un système de la nature. Ou plutôt encore vous unissez dans une synthèse inintelligible des notions contradic- toires comme celles de volonté et de nature. Il est bien différent de dire : il est vrai qu'en cherchant les conditions de la certitude, je me pose comme conscience morale, et que les choses m'apparaissent en harmonie avec cette conscience; et de dire : il existe une liberté infinie se développant dans et par les cnoses et se révélant à elle- même par le sacrifice. Alors même qu'on incarne ainsi l'absolu, on le

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définit^ au lieu d'affirmer seulement comme]vrai le système de nos connaissances; et l'on se condamne à répondre aux questions spé- ciales posées sur cet absolu. Kant a donc raison d'affirmer en ce sens que toute conception objective universelle contredit la conception morale, et que notre foi morale n'est compatible qu'avec l'ignorance de la dérivation naturelle des choses. De même que, selon Platon, l'absolue nécessité ou l'absolue unité, qui semblerait cependant l'achè- vement de la nécessité mécanique et logique, ne se peut même exprimer, et ainsi que la nécessité se détruit en voulant se justifier foncièrement, de même la liberté morale s'anéantit, si elle prétend déterminer la nature de cette universelle harmonie qui cependant la fait vérité. L'idée de Dieu n'est donc pas une idée positive, mais néga- tive, défensive en quelque sorte, en ce sens qu'elle exclut toute inter- prétation de la nature qui ne se ferait pas par l'idée de liberté : ce n'est pas l'idée d'un autre Être, mais ce coefficient d'éternité qui élève un système à l'absolu.

A vrai dire, la conception anthropomorphique de Dieu, du moment que l'on tient à préciser ce concept, comme celui d'une chose ou d'un être existant, est encore la plus logique. La question de l'exis- tence de Dieu devient dès lors une question de physique, non de métaphysique. Un problème relatif à l'existence ne peut être résolu que par l'expérience. Pour démontrer l'existence de Dieu, ou l'im- mortalité de l'âme question connexe au sens courant du mot, la méthode expérimentale, comme le veulent les spirites, serait la vraie méthode. Mais il ne faut pas oublier que, quand on aurait établi l'existence d'un être supérieur ou d'une vie future, toujours il demeurerait au-dessus cette vérité idéale qu'il est contradictoire d'enfermer dans une conception positive. A propos de cet être supé- rieur se poseraient toutes les questions qui se posent à propos de l'homme ; et la preuve de son existence nous apporterait peut-être plus de joie, mais pas une clarté de plus. En tant qu existence, il ne serait pas absolu, mais rentrerait dans la série des faits. Ce qui est premier ne peut être réalité, mais action. La réalité ne peut être jugée que par la vérité. Croire que l'on justifie la certitude première en lui donnant comme garant un être distinct est une croyance un peu naïve (car rien ne saurait être vrai comme ce qui est inséparable du fait même de l'affirmation), une croyance sans doute aussi anthropo- morphique, a laquelle donne lieu la trompeuse analogie du témoi- gnage humain.

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Ainsi, nous le maintenons, il n'y a pas à dépasser le fait même de l'affirmation. Toutes les questions spéciales que l'ancienne métaphy- sique se posait sur Dieu considéré comme être distinct, ces mots étant pris dans le sens le plus large, et ses rapports avec le monde, sont supprimées; et si en désignant cette conception du nom de « nihilisme métaphysique », le critique qui s'est servi de ces mots a entendu que nous croyons oiseuses les questions de cette nature, nous acceptons le terme comme exact.

Mais, remarquons-le bien, si nous repoussons toutes ces hypothèses sur le fait suprême et ses rapports avec les choses, si même nous croyons qu'elles sont contradictoires à ce fait, et qu'elles le nient en prétendant le justifier, c'est moins parce qu'elles vont au delà, que parce qu'elles sont au-dessous de notre science. Car elles expriment seulement une forme possible de la vérité fondamentale, une entre une infinité d'autres possibles. Dire : cela est vrai, c'est dire bien plus que cela est réel; puisque la réalité ne peut être posée qu'une fois posée la vérité. De la conscience intellectuelle, disions-nous, nous pouvons affirmer seulement qu'elle est vraie, non qu'elle est réelle; mais que disions-nous seulement^ Dire qu'elle est vraie, c'est affirmer d'elle bien davantage. Songeons que tous ces êtres conscients, que tout cet immense univers, que tout ce que nous disons être et vivre, tout cela est moins vrai qu'il n'est vrai que le choix par moi de ma raison comme juge est la vérité. Car je ne pourrais appliquer à la nature ce mot : être, si je ne prenais d'abord possession de ma conscience intellectuelle; et lors même que je me figure penser cette nature comme indépendante de cette conscience, je la pose toujours inconsciemment comme objet d'une raison qui la pense. Ce qui juge tout, ce par quoi nous comprenons toute chose peut être plus que toute vérité, plus même que toute vérité idéale élevée à l'éternel. Et ainsi cela est plus que tout le reste. En renonçant donc à par- ler de la première vérité, je ne la relègue pas pour cela dans je ne sais quel silence de mort et d'inconscience. La vérité et, à plus forte raison, la vérité idéale et, parmi les vérités idéales, la première de ces vérités est autant et plus que les êtres, qui ne sont en somme que des « lois internes » et eux aussi, par suite, en quelque façon, des vérités éternelles. Nous ne savons ce qu'est la loi, la vérité, ou si elle est à part et comme pour elle-même, en

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dehors de l'être donné ; mais que serait l'être sans la loi, sans la vérité ?

La représentation sous forme d'être distinct de la conscience intellectuelle en tant que vraie est donc moins fausse qu'insuffi- sante; elle peut être, par suite, tenue pour symboliquement légitime.

Elle est même nécessaire en un sens; car l'objectivité extérieure et la distinction des êtres étant la première forme sous laquelle nous apparaît l'indépendance des choses à l'égard de notre conscience empirique, il est naturel de traduire en langage objectif l'indépen- dance de la vérité à l'égard de ma conscience empirique. Cela se comprend d'autant mieux que certaines vérités peuvent être traitées par nous, sans métaphore, comme des objets. Car les lois physiques ou mathématiques peuvent être dites objectives, en ce sens qu'elles s'appliquent aux choses. Et ces vérités ne sont ni de simples images de l'esprit, ni (ou du moins nous l'ignorons) elles n'ont pour lieu des consciences; et quant à ne leur donner d'autre support en quelque sorte que les êtres mêmes auxquels elles s'appliquent, c'est ce qui paraît difficile, puisque ces êtres passent, et qu'elles n'appar- tiennent pas à la série du temps. On est presque tenté dès lors de leur attribuer comme un mode d'existence à part. C'est pourquoi Platon et Malebranche admettent des objets idéaux saisis par intui- tion; et quoiqu'il y ait un mode de représentation inexact (puisque en aucun ordre nous ne saisissons de choses éternelles), si on le prend à la lettre, cependant il faut bien admettre que ces vérités sont comme des objets pour l'esprit. Or toute vérité en somme revêt ce caractère du moment que je la parle. Le moi se pose, sans doute; mais s'il exprime cette vérité, il pose nécessairement comme objet la vérité de cette position.

En ce sens donc, on peut dire que la liberté morale se pose elle- même, en tant que vérité, comme nature, comme objet pour elle- même ; et comme, en tant que morale, elle ne se reconnaît pas d'effi- cacité naturelle, elle se distingue, en s'affirmant, de cette liberté naturelle qui la prolonge. Mais nous ne devons jamais oublier d'abord que ce sont des modes de représentation qui deviennent contradic- toires à la certitude première dès qu'on les précise, et qu'on les prend pour l'expression de la réalité. Et, de plus, cette réahté à la fois liberté et nature, nous ne savons ce qu'elle est en dehors de la conscience de la liberté morale; c'est une nature intérieure, mais dont seule la liberté morale donne l'approximation, et non pas la chose donnée et toute faite. Et il la faut toujours concevoir comme

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aussi irreprésentable, aussi consubstantiellc au moi que possible. C'est la conception du Deus interior, de l'objectivité interne.

Et la première vérité étant la conscience intellectuelle, la tenta- tion est grande non seulement de la détacher de l'esprit en tant qu'éternelle, et de la lui opposer en quelque sorte, mais cette pre- mière vérité étant conscience, de la détacher sous forme de con- science. Gomment n'attribuerait-on pas, disait Platon, la vie et la conscience à l'être ? Déjà l'on peut se demander si les lois en gênerai ne subsistent pas en des sujets ou en un sujet. Cela n'est pas prouve sans doute. Mais si l'on peut dire des êtres conscients qu'ils sont des lois internes, dire que les lois ont pour support des sujets, n est-ce pas la proposition connexe? Car de dire qu'elles n'ont d'autres sujets que ceux même auxquels elles s'appliquent, cela semble insuf- fisant, comme nous l'avons déjà observé, les êtres n'étant rien sans les lois qu'ils présupposent. Et, en somme, si un être assistait a tous nos actes, de telle sorte que sa conscience ne pût, pour des raisons quelconques et que l'on peut imaginer telles qu'on voudra, commu- niquer avec la nôtre, il pourrait cependant étudier les lois de nos actions, et les expUquer toutes en se passant d'âme et de conscience ; nos actes formant une série dont on pourrait interpréter differem- ' ment l'imprévisibilité, si Ton ne savait par des signes immédiats qu'ils se rattachent à des consciences. Il n'est pas impossible, par suite, que les lois dépendent d'un sujet, encore qu'on ne puisse en saisir directement les signes. Mais quand cela serait douteux pour les lois en général, ou ne se pourrait aussi aisément imaginer, dans l'ordre de la conscience, ne peut-on dire que la loi est conscience? En nous la vérité première est conscience; comment ne le serait-elle pas en dehors de notre pensée actuelle? 11 y a un entraînement si naturel que des hommes d'esprit positif y ont cédé, en transformant en conscience centrale la loi qui préside au développement d'un pays. En devenant vérité universelle, le moralisme prend la forme d'un système naturel des choses. Le devoir devient la nécessité morale de Leibniz; ma conscience morale devient le Dieu conscient intérieur.

Et cette conception du Dieu, conscience intérieure à nous-mêmes, peut presque se justifier par des analogies naturelles. Car si l'on admet que les êtres en eux-mêmes, comme nous avons dit, sont des consciences qui s'apparaissent sous la forme de l'étendue, il faut bien admettre ur. mode de communication de ces consciences elles-mêmes comme des mouvements. Il y a harmonie préétablie, dit Leibniz, mais

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OU cette harmonie n'est qu'extérieure, et il n'y a pas, à proprement parler, de système organique des choses, ou il faut bien en revenir à une sorte d'union des consciences répondant à l'unité des mouve- ments. Admettre que les âmes communiquent seulement par les mouvements extérieurs, c'est faire de ces mouvements les vraies réa- lités. 11 semble donc qu'il y ait un mode d'unité intérieure distinct et de l'unité intérieure individuelle et da partes extra partes qui carac- térise l'étendue. Et ainsi le Dieu intérieur et la conscience seraient un exemple de ce mode d'union.

Il y aurait sans doute un autre moyen de représenter la première vérité en tant que nous n'en avons pas la conscience actuelle, c'est, comme nous disions, de projeter le moi moral dans l'inconscient sous forme de moi naturellement efficace. Mais les mots : liberté du moi, n'ont pas de sens pour nous hors du devoir. Nous ne con- naissons pas notre liberté comme naturelle, comme productrice des existences; et transformer notre liberté morale en liberté naturelle serait en faire une chose, un être de nature \ de quelque façon, au reste, qu'on le conçoive : comme un être immobile et tout entier donné, ou en train de devenir. Il est vrai que nous ne comprenons pas davantage le Dieu créateur, mais aussi ne devons-nous le con- cevoir que par rapport à la moralité, comme un Dieu moral, ou principe de la moralité. Et puisque nous sommes comme nécessaire- ment entraînés à préciser et objectiver le système de la vérité, et puisque, en somme, notre représentation n'altère pas mais seulement diminue la vérité, au moins cette représentation est-elle infiniment supérieure à celle du moi naturellement efficace. Car elle ne contredit pas du moins le sentiment que nous avons de notre impuissance, sentiment inséparable de la conscience de la liberté morale. Et elle peut se concilier avec notre liberté; car cette toute-puissance morale peut être entendue comme fournissant à la liberté morale l'occasion de s'exercer ^ Les relations de personne à personne que nous suggère une telle conception semblent laisser place en même temps qu'à la liberté aux inspirations, à la grâce venue de cette toute-puissance.

De même la hiérarchie des existences que nous avons établie pourra être représentée dès lors comme la dégradation, si l'on veut, d'une pensée infinie, ou peut-être plutôt, pour conserver la représentation plus anthropomorphique et cependant moins éloignée, en un sens, de

1. Voir sur ce point la notion de Dieu, chez M. Renouvier. Voir aussi J. Pérès ; Du libre arbitre (Alcan).

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la vérité, dont nous nous servions plus haut, comme une hiérarchie de consciences subordonnées les unes aux autres et à une conscience infinie vers laquelle elles gravitent, et qui les attire. De même que la vérité est indépendante de la conscience empirique, nous ne pou- vons déduire la nature de la pensée, et nous supposer ce genre d'ef- ficacité serait supprimer la certitude première qui est morale. De plus, ce coefficient d'éternité qu'emporte la vérité accompagne en quelque sorte toutes les formes d'existence, et s'applique à elles dans l'ordre nous les affirmons, de façon que l'on peut dire que Dieu par- ticipée toutes ces formes, d'abord possible avec la conscience logique, vie avec la vie, liberté avec la liberté, n'étant que l'au-delà de chacune de ses puissances. Cette hiérarchie de points de vue étant une vérité comme la certitude morale, faisant un avec elle, et l'une dépendant de l'autre, je dois objectiver et animer en même temps l'une et l'autre. Et c'est pourquoi toute la réalité nous apparaît dès lors comme l'expression d'une conscience supérieure, principe de la moralité.

Ainsi reprennent un sens les conceptions que nous avions d'abord absolument rejetées *. Mais encore une fois, en représentant sous la forme d'une nature morale universelle le fait moral, nous expri- mons seulement que cela est vi^ai; et nous n'avons pour cela aucune conception positive d'un Dieu et d'un ordre universel qui s'y rattache comme une conséquence à son principe, ou des organes à la vie qui les lie, ou une conscience inférieure soumise à l'ascendant d'une conscience supérieure. Une métaphysique est possible, mais non pas une théologie. Et cependant comme toutes ces conceptions présuppo- sent le système de la vérité idéale, elles peuvent toutes servir à l'ex- primer; elles ne deviennent inexactes et contradictoires à la certitude que l'on prétend justifier par elles que si de symboliques qu'elles sont, nous les transformons en conceptions positives.

La place d'une telle doctrine étant ainsi fixée entre le kantisme et l'ancienne théologie, nous pouvons en déduire maintenant les consé- quences pratiques, et comprendre comment nous dépassons, en reliant la nature et la liberté, non seulement le crilicisme, mais la morale, le formalisme moral de Kant. Car en reliant la moralité à la nature nous la justifions non pas seulement sous la forme du consentement actif, mais du sentiment proprement dit, des joies expansives, sociales et humai- nes, manifestations en nous de la nature s'efïorçant vers la liberté.

1. Il est inutile de faire remarquer la haute signification que nous attachons dès lors aux spéculations de M. Ravaisson ou de M. Secrétan.

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De plus, remarquons que le consentement actif lui-même quand il n'est pas actuellement conscient se maintient en nous sous une forme que, nécessairement, d'après ce que nous avons dit plus haut, nous objectivons sous forme de nature. La certitude fondamentale est action, décision, mais en tant que vérité, nous la posons à la fois sous la forme personnelle sous laquelle nous en prenons conscience, et sous la forme impersonnelle de nature, de vie, de sentiment; de sorte qu'elle aussi, en tant que nous ne la pensons pas actuellement, -nous apparaît comme un donné. Et comme, en ce cas, la vérité en dehors de notre conscience empirique peut être traitée comme une conscience, nous pouvons considérer la certitude morale à la fois comme un consentement et un don, comme l'effet d'une collaboration de la grâce et de la liberté.

. Le désir, le sentiment moral et religieux, l'inspiration peuvent être tenus dès lors pour la marque du divin en nous, pour le signe de la grâce auxiliaire de la volonté. Mais il faut ajouter : pas plus que le nom d'objet et en général tout nom qui dépasse le fait strict de l'af- firmation ne convient, à proprement parler, à, la conscience intellec- tuelle, pas plus le nom de sentiment ne convient à ce sentiment supérieur. De même que Dieu, selon les théologiens, doit être dit supérieur à la nature, et à la fois liberté et nature, et liberté en soi et liberté en nous, de même le sentiment moral et religieux n'a rien, comme dit Kant, de pathologique; mais il est intimement mêlé à la volonté, l'appelant et la prolongeant, suscité d'autre part, et mérité par elle (quel est le consentement il n'entre un désir, et le désir il n'entre un consentement?), donné avec et en même temps qu elle, comme ce coefficient d'éternité qui transforme la conscience intel- lectuelle en être, et l'ordre de la moralité en un ordre universel.

Ainsi le sentiment, sous la double forme du sentiment de la soli- darité naturelle et du sentiment religieux, reprend son rang dans la hiérarchie des choses. Et ces deux formes sont connexes : car sans l'accord de la nature avec la certitude morale, c'est-à-dire s'il n'était possible de justifier l'altruisme naturel, la certitude morale ne pourrait être dite absolument vraie, c'est-à-dire le sentiment reli- gieux justifié.

- Tels sont les rapports d'une telle conception avec le kantisme d'une part, avec l'ancienne théologie d'autre part. Le lecteur remar- quera aisément aussi l'analogie de ces idées avec celles de M. Lache- lier. Si nous ne l'avons pas cité plus souvent, c est qu'à vrai dire nos

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réflexions sur sa pensée ont été si intimement mêlées au peu qu'il peut y avoir de personnel dans la nôtre que nous ne saurions plus dégager ce qui nous vient précisément de lui. Il nous semble cepen- dant que nous appelons passage de la conscience intellectuelle logique à la conscience intellectuelle morale celui que M. Lachelier appelle passage de l'idée d'être à l'idée de liberté. Seulement M. Lachelier, comme nous l'avons indiqué ailleurs, unit si fortement en lui l'in- fluence reçue des anciens métaphysiciens et de Kant qu'il se sert indifféremment du langage des premiers et du second. Il nous semble à cause de cela que, tout en maintenant l'identité de la conscience intellectuelle avec l'idée d'être et en indiquant comme les degrés de cette conscience les divers degrés de cette idée même, il traduit en langage objectif ce que nous exprimons en langage de conscience. Et c'est pourquoi au lieu de passer, comme nous avons fait, de la con- science logique à la conscience morale, il passe par un intermé- diaire : l'existence, la vie; ce qui n'est autre chose que le passage de l'essence à l'existence des anciens métaphysiciens, intermédiaire nécessaire quand on s'exprime en langage de nature, l'existence, la vie étant l'expression de la liberté dans la nature, dans les choses en général, considérées comme choses. Cet intermédiaire, du reste, est donné aussi, nous l'avons vu, avec l'affirmation de la conscience morale, laquelle, en un sens, est aussi posée comme nature, en même temps que comme liberté morale. Mais nous avons insisté sur ce qu'il y a de symbolique dans la représentation de la conscience intel- lectuelle sous forme de nature, au lieu que M. Lachelier semble trans- former d'emblée le système de la vérité en Vunité d'un être.

Notons encore que, par l'efi'et de cette même tendance, M. Lache- lier ne nous semble pas avoir toujours donné du passage de l'idée d'être à l'existence, et surtout de celle-ci à la liberté des raisons suffisamment probantes; nous oserions dire que quelques-unes sont d'apparence presque oratoire. Nous avons essayé au contraire de montrer dans la certitude morale l'achèvement naturel de la certi- tude logique, réalisant seul le type de certitude exigé par la raison,, et seulement ébauché par la première. Et cette difl'érence tient encore, selon nous, à ce que M. Lachelier exprimant volontiers ses pensées dans le langage de la métaphysique anté-kantienne, au lieu d'ap- profondir directement la conscience intellectuelle, a fait voir le pas- sage de l'idée d'être (l'essence) à l'existence et à la liberté; de sorte qu'il a été amené à justifier en quelque sorte par des raisons objec-

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tives, OU tout au moins à exprimer en langage objectif un passage qui ne se peut vraiment justifier et exprimer qu'en langage de con- science, et comme l'approfondissement d'un même sujet.

Enfin, par suite toujours de cette sorte de synthèse qui semble se faire dans son esprit du kantisme et de l'ancienne théologie, la hié- rarchie de points de vue que nous indiquions apparaît chez M, Lache- lier comme une déduction et une dialectique réelle, et par même la liberté comme une liberté naturellement efficace et créatrice, et non simplement morale, soit qu'elle ne se distingue pas du moi pur, créateur inconscient des choses, soit qu'elle se prolonge dans un au-delà insondable; au lieu que nous supprimons la question d'ef- ficacité naturelle, en ce qui concerne la certitude essentielle, et acceptons le kantisme, moins le noumène. Le système de M. Lache- Her oscille ainsi entre une conception morale et une conception ontologique des choses.

Mais, à vrai dire, comme nous avons vu, la conception morale de la nature, si elle est absolue, devient en quelque façon ontologique, de sorte que la diff'érence de ces conceptions est à peine appréciable. La traduction en langage d'objet de la certitude première est presque inévitable, et ainsi la conscience logique devient l'essence, le pas- sage à la conscience morale, le passage à l'existence d'abord, puis à la conscience éternelle. Et ce n'est pas dépasser le kantisme, mais rendre impossible tout doute sur sa vérité. Supprimez avec le nou- mène le point d'interrogation qui demeure au-dessus de la certitude morale; joignez à l'affirmation absolue de cette certitude cette remarque que nous avons faite sur l'indépendance de la vérité à l'égard de l'esprit, vous transformez le moralisme kantien en méta- physique universelle. Vous ne lui ajoutez pas une notion nouvelle; vous changez le coefficient ou l'exposant de la première vérité qu'il pose. Et, d'autre part, atténuez la précision donnée par Fancienne théologie à ses conceptions, et supprimez par les problèmes spé- ciaux qui se posent à propos de Dieu considéré comme un autre être, l'ancienne théologie sera presque le kantisme. Et une bonne partie de ces corrections, cette théologie bien entendue nous les fournirait peut-être elle-même*. F. Rauu.

1. Nous n'avons pas cru devoir signaler et apprécier toutes les théories dont nous, avons tiré grand profit et avec lesquelles une telle conception présente des analogies : le lecteur fera aisément ces rapprochements. Il nous a paru qu'il valait mieux nous borner à l'examen des thèses qui ont contribué, à ce qu'il nous semble, à former celle que nous développons ici.

NOTES CRITIQUES

t L'ANNÉE PHILOSOPHIQUE » DE F. PILLON

2"= année, 1891 (Paris, Alcan, 1892).

Nous n'avons pas besoin de présenter VAnnée philosophique au lecteur. Tous les amis de la philosophie ont regretté la disparition de la Critique philosophique, qui a, pendant près de vingt ans, servi de chaire au néo- criticisme français, et dont la collection restera comme un monument de la puissance et de la fécondité de pensée de ses auteurs; tous se sont réjouis de voir renaître V Année philosophique, destinée à soutenir les mêmes doctrines et à continuer le même enseignement. Si la première publication a eu le mérite de fournir à ses lecteurs un aliment intellectuel incessam- ment renouvelé, la seconde a l'avantage de permettre aux auteurs de développer avec plus d'ampleur les thèses principales de leur système, et d'en faire ressortir la richesse et la continuité. Et s'il n'est que juste de reconnaître que MM. Renouvier et Pillon ont contribué pour une large part à entretenir en France le goût des hautes spéculations métaphysiques et morales, il faut se féliciter que la pensée philosophique ait conservé de tels maîtres, et souhaiter qu'ils continuent longtemps encore à nous faire pro- filer de leurs savantes méditations.

Le deuxième volume de VAnnée philosophique se termine par une Bemie bibliographique française due à M. Pillon (p. 253-347). Les analyses, d'une clarté et d'une concision remarquables, sont suivies de brèves critiques qui définissent nettement la. position que prend l'auteur en présence des œuvres qu'il apprécie. Rien ne prouve mieux la rigueur et la largeur de la doctrine que les jugements sommaires, mais précis et fortement motivés, qu'elle dicte à l'auteur sur les théories les plus diverses et sur les tendances trop souvent incohérentes de la philosophie contemporaine. C'est vraiment un beau spectacle que celui d'un esprit ferme et droit qui s'affirme dans tous les domaines de la pensée, se prononce sur toutes les questions à l'ordre du jour, et qui, retranché dans son système comme dans une for- teresse, fait .''ace à toutes sortes d'adversaires et de tous les côtés à la fois. On retrouve dans cette bibliographie l'universalité qui caractérisait la Cri-

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tique philosophique (politique, scientifique, littéraire), et qui est le privilège des systèmes solidement construits et savamment organisés.

C'est par des qualités toutes différentes que se distingue l'article de M. Dauriac sur le Positivisme en psychologie « à propos )> des Princijoes de Psychologie de M. James (p. 209-252), On sait quel écrivain spirituel et quel remueur d'idées est M, Dauriac; il a donné carrière à son « imagina- tion métaphysique » (cf. p. 247, et note) dans cette brillante improvisation, l'argumentation du criticiste s'appuie sur des métaphores ingénieuses et s'égaie de boutades piquantes. Des esprits pointilleux regretteront peut- être de n'y pas trouver assez d'indications positives sur les idées de M. W. James, et ils s'étonneront que l'auteur n'ait pas pris soin de mieux définir ce qu'il entend lui-même par positivisme, ce qui laisse planer une certaine obscurité sur ses conclusions. Mais il faut prendre cette critique pleine de verve et d'humour pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour la plus amusante des « chroniques » philosophiques. Il est naturel qu'un feu d'ar- tifice qui nous a éblouis laisse après lui que des ténèbres et de la fumée.

Nous retrouvons l'esprit lucide et pénétrant de M. Pillon dans farticle sur Ycvohition historique de l'atomisme (p. 67-208), qui se divise en deux parties. La première, consacrée à l'atomisme envisagé comme hypothèse de cosmologie, montre que cette théorie physique peut s'associer, et môme servir d'argument, au spiritualisme théiste et créationniste, car elle repose, comme ce système métaphysique, sur l'impossibilité d'un infini actuelle- ment réalisé. On y voit successivement les atomes corporels de Gassendi, de Cudworth et de Cordemoy triompher avec Newton de la physique infini- tiste de Descartes, fondée sur l'hypothèse du plein et du continu ; puis ils se raffinent sous l'influence de la critique à laquelle Locke a soumis l'idée d'espace, dont Leibniz avait montré la relativité; ils perdent alors l'étendue, incompatible avec leur indivisibilité, et par suite la solidité, devenue inu- tile pour expliquer le fait de l'impénétrabilité; ils se réduisent enfin à des points mathématiques, et deviennent les centres de force de Boscovich et de la physique moderne. La seconde partie traite de l'atomisme envisagé comme un système métaphysique, qui exclut le spiritualisme, au moins à l'origine. Les atomes inertes de Démocrite, soumis aux lois purement mécaniques du choc, ont reçu d'Epicure deux principes internes de mou- vement : la pesanteur, pour éviter le progrès à l'infini, et le clinamen, pour échapper au déterminisme; puis, Locke ayant établi la compatibihté delà matière et de la pensée, ils acquirent la sensibilité, l'intelligence et l'acti- vité dans l'atomisme vitaliste et psychique de Maupertuis, de Charles Lemaire et de Mme Clémence Royer. Ainsi la double évolution de l'ato- misme scientifique et de l'atomisme métaphysique aboutit à spiritualiser les atomes de deux manières, en les dépouillant de l'étendue et de la figure, qui semblaient en être les caractères essentiels, et en les enrichissant de qualités dynamiques et psychiques qui paraissaient appartenir en propre aux substances spirituelles. « Il suffit de réunir les deux progrès pour passer... de l'atomisme au monadisme. Le monadisme, c'est l'atomisme approfondi, transformé par sa double évolution » (p. 191). Telle est la conclusion de cette étude historique; elle suffit à en faire deviner l'impor-

COUTURAT. F. Pillon^ ((.l'Année philosophique D. 65

tance et l'intérêt. Mais ce qu'une sèche et rapide analyse ne peut faire pressentir, c'est la richesse des informations, la Vigueur de la discussion, et la logique sévère qui ordonne tant de systèmes et les relie en une com- position lumineuse et serrée. On nous excusera de ne pas examiner ce travail solide et nourri; car si le principal mérite de V Année philosophique est encore à nos yeux la pensée systématique qui y règne, on comprendra que nous nous attachions surtout à la partie purement dogmatique du livre, oh la doctrine néocriticiste s'affirme dans une de ses thèses essen- tielles.

I

L'article de M. Renouvier, dont le titre un peu énigmatique : la Philosophie de la règle et du compas, ne révèle pas immédiatement le contenu, comprend deux parties : dans la première (p. 1 à 37) est exposée la théorie criticiste des postulats de la géométrie; la seconde (p. 37 à 66) est une critique des géométries non euclidiennes. Ces deux questions en apparence distinctes ont entre elles un rapport très étroit, car c'est sur la négation de tel ou tel postulat de la géométrie ordinaire que l'on a construit déductivement les géométries non euclidiennes, de sorte que de la manière dont on comprend les postulats dépend la valeur qu'on attribue à ces géométries. Tel est le sujet de cette étude, dont le sous-titre fait mieux saisir l'unité : Théorie logique du jugement dans ses applications aux idées géométriques et à la méthode des géomètres.

I. La théorie des postulats repose sur la distinction des jugements ana- lytiques et des jugements synthétiques; les uns et les autres figurent parmi les principes de la géométrie. Il y a d'abord des jugements analytiques qui ne font que traduire des faits d'intuition. Le premier de ces faits, qui enve- loppe tous les autres, est l'espace avec ses trois dimensions indéfinies. Cette intuition primordiale contient les déterminations de droite et de gauche, de dedans et de dehors, qui, indéfinissables en elles-mêmes, servent à définir les parties de l'étendue et le sens des mouvements. Elle implique en outre la possibilité de toutes sortes de figures, de constructions et de mouvements. Les jugements par lesquels nous affirmons ces possibilités ne sauraient être démontrés; ils sont évidents par intuition, car ils analysent simplement notre idée de l'espace, et en décrivent les caractères irréducti- bles. Le principal de ces jugements analytiques est la loi de conservation de la figure, que M. Renouvier semble confondre avec le postulat de rhomo- généité de V espace », et qui s'énonce : « Toute figure peut se déplacer dans l'espace sans déformation ». Ce jugement constate ou affirme l'identité de nos idées géométriques partout nous les situons; il fonde pour ainsi

1. Nous appellerons uniformes ou identiques, avec M. Calinon, les espaces qui admettent le mouvement des figures invariables, et nous réservons, avec M. Delbœuf, l'épithète A'homogène à l'espace qui vérifie le principe d'homogé- néité (voy. infra, § XIII).

TOME I. 1893. ^

66 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

dire la neutralité absolue du lieu, réceptacle amorphe partout identique à lui-même et indifférent à son contenu.

II. Les autres jugements analytiques qui se trouvent à la base de la géométrie sont les axiomes ou notions communes d'Euclide; ce sont, ou des définitions de mots, ou des spécifications du principe d'identité, qui est le fondement et le type des jugements analytiques.

lU. M. Renouyier commente ingénieusement la définition assez obscure d'Euclide : La ligne droite est celle qui est identiquement placée ixir rapport à SCS points. Il y voit un jugement analytique décrivant l'idée de direction, qui est un élément primitif de notre intuition : c'est l'une quelconque des trois dimensions de l'espace. Des trois demandes d'Euclide : D'un point à un autre on peut toujours mener une droite: Une droite finie peut être prolongée continuellement dans sa direction; 3" Deux droites n'enceignent pas un espace, les deux premières sont analytiques, car elles se bornent à rendre explicites les caractères essentiels de l'idée de direction; elles posent la possibilité de la ligne droite indéfinie, qui est un fait d'intuition. La troisième équivaut à la proposition plus connue des modernes : D'un point à un autre on ne peut mener qu'une droite, qui passe à tort pour un postulat, car elle se déduit analytiquement des deux premières, l'idée d'une direction allant d'un point à un autre impliquant Vunicitc de cette direc- tion. Ainsi cette troisième demande ne fait, comme les deux premières, qu'analyser l'idée irréductible de direction, telle qu'elle est donnée dans l'intuition. De même, la possibilité du plan est un fait d'intuition, et par conséquent son affirmation est un jugement analytique.

IV. Le véritable postulat de la ligne droite, comme l'a montré Kant, est au contraire ce qui passe vulgairement pour en être la définition : La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Ce postulat de la droite comme distance est manifestement un jugement synthétique, il unit un con- cept qualitatif, le droit, et un concept quantitatif, le plus court, et celui-ci ne peut évidemment être déduit du premier par aucune analyse, puisqu'ils sont hétérogènes. Si Euciide n'a pas employé ce postulat, c'est qu'il en avait un équivalent, à savoir qu'on peut tracer une circonférence de rayon donné. Dans cette demande, en effet, est impliquée la notion de la droite comme distance, puisque le rayon est pris pour distance du centre à chacun des points de la circonférence. Il faut lui adjoindre le postulat de Venve- loppement, aussi à Archimède, et qui peut s'énoncer : De deux lignes con- vexes du même côté situées dans un même plan et ayant mêmes extrémités Ven- veloppante est plus longue que V enveloppée *. C'est encore la synthèse d'un rap- port de figure, à savoir la convexité et l'enveloppement réciproque de deux lignes, et d'un rapport de grandeur, à savoir l'inégalité de leurs longueurs.

V. —On trouve dans Euciide un autre aa;iomc qui est un exemple frappant

1. On nous permettra de citer une définition de la convexité qui nous paraît plus claire et plus exacte que celle que M. Renouvier donne de la concavité (p. 12) : Une ligne est dite convexe quand elle est située tout entière du même côté de l'un quelconque de ses côtés indéfiniment prolongé, si elle est brisée; ou de l'une quelconque de ses tangentes, si elle est courbe.

COUTURAT. F. Pillon, Ci V Année philosophique •)). GT

de la même synthèse : Tous les angles droits sont égaux entre eux. Comment se fait-il qu'Euclide ait postulé une proposition dont la démonstration paraît si facile aujourd'hui? C'est qu'Euclide était un criticiste avant la lettre : il a distingué le uoadv, la quantité fixe de l'angle droit, et le irotov, la figure que forme une droite avec une autre qu'elle rencontre perpendiculairement. II a compris qu'on ne pouvait conclure analytiquement de l'identité de posi- tion de tous les angles droits à leur égalité d'ouverture; et c'est pourquoi il a uni synthétiquement l'idée de la contenance angulaire à celle de per- pendicularité ou d'égale inclinaison. Tous ceux qui ont depuis lors cru démontrer l'égalité des angles droits ont confondu deux choses distinctes entre lesquelles toute déduction est impossible : l'identité de position, qui constitue l'égalité géométrique des deux angles adjacents formés par la per- pendiculaire, et l'identité de mesure, qui constitue leur égalité arithmé- tique. . , VI. Le postulat de perpendicularité que nous venons d'énoncer conduit a formuler celui des parallèles de la manière suivante : La somme des angles décrits par une droite qui tourne toujours dans le même sens autour d'un polygone convexe en s appliquant successivement sur tous ses côtés et en reve- nant à sa position initiale est égale à 4 droits *. Sous cette forme, qui parle à l'imagination, le postulat devient aussi évident que possible, par l'analogie qu'il offre avec le théorème connu : La somme des angles formés dans un plan autour d'un point est égale à 4 droits. Ainsi présenté, le postulat de la circonvolution a l'avantage de faire ressortir la synthèse d'une notion de figure (le tour de l'horizon) avec une certaine quantité, à savoir 4 angles

droits.

VIL Mais le postulat fondamental, le postulat type, pour ainsi dire, est cet axiome d'Euclide : Les figures qui coïncident entre elles sont égales. C'est un véritable jugement synthétique, concluant « de l'identité de figure à l'égalité de mesure numérique. Nulle analyse ne peut nous apprendre que le même de figure est aussi le même de quantité. » Loin d'impliquer l'égalité numérique, qu'on appelle équivalence, l'identité de figure n'en est qu'un cas très particulier : « L'égalité est le genre dont l'identité de figure est une espèce ». Encore faut-il bien remarquer que l'identité de figure ne rentre dans l'égalité que par une synthèse, qui est le postulat de la mesure géométrique. Ce postulat est en quelque sorte la racine des quatre postulats précédemment énumérés, qui définissent : la mesure de la distance par- la ligne droite; 2-5 la mesure des longueurs respectives de deux lignes qui s'env'eloppent l'une l'autre ; la mesure de l'espace angulaire plan autour d'un point par les angles que forment deux droites qui s'y coupent perpen- diculairement; 4" la mesure du même espace angulaire plan par la révolu- tion d'une droite sur un contour polygonal.

Le paragraphe précédent contient des réflexions fort curieuses sur la

1. Nous avons substitué la rolalion d'une droite à celle d'un point, que consi- dère M. Renouvier, et qui n'olTre aucun sens. Appliquée au Inangle, celle proposition devient le théorème connu : La somme des angles d'un triangle est égale à 2 droits, que Legendre a essayé de démonlrer indépendamment du pos- lulalum d'Euclide, pour en déduire ensuite celui-ci. [Géométrie, 14» édition.)

68 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

manière toute géométrique dont les anciens concevaient et prouvaient des égalités que l'on formule aujourd'hui algébriquement; nous pourrions ajouter aux exemples cités le théorème de Pythagore sur le carré de l'hy- poténuse, dont on possède deux démonstrations, l'une géométrique, l'autre arithmétique. Mais nous ne pouvons insister sur ces considérations d'ordre historique, auxquelles M. Renouvier rattache une digression sur la mesure de l'incommensurable et du continu, qu'il juge contradictoire VIII), sur la généralisation du nombre et sur la méthode des limites, qu'il déclare vicieuses IX), et sur la mesure du cercle par Archimède au moyen de cette méthode X). L'auteur y affirme de nouveau les principes bien connus de la critique de l'infini, sur laquelle M. Pillon avait écrit l'an dernier un article magistral. On nous permettra de ne pas nous arrêter sur cette théorie, qui n'est pas essentielle au sujet spécial qui nous occupe; il faudrait un livre pour examiner et discuter à fond « la viciation de l'idée de nombre » et « la lutte des mathématiques contre l'incommensurable ».

XI. M. Renouvier expose ensuite les sophismes de la géométi'ie générale. Le principe de la géométrie de Lowatchewski est la négation du postulatum d'Euclide : Par un point pris hors d'une droite, on ne i^eut mener qu'une parallèle à cette droite. Il en résulte que la somme des angles d'un triangle est plus petite que deux droits, et d'autant plus petite que les côtés sont plus grands. L'auteur raille agréablement les géomètres empiristes qui ont proposé de vérifier le postulatum d'Euclide par des mesures astronomiques, attendu que sur des triangles célestes l'écart entre la somme des angles et deux droits pourrait être sensible en raison de leurs dimensions; mais il ne montre pas précisément pourquoi une telle vérification expérimentale est impossible.

XII. M. Renouvier reproche d'abord aux métagéomètres une erreur en logique formelle : il les accuse de confondre le contradictoire et l'absurde. La négation du postulatum d'Euclide ne contredit pas les autres axiomes et postulats de la géométrie ordinaire, car alors on en pourrait déduire ce postulatum lui-même, et il ne serait plus un postulat; elle n'est pas non plus contradictoire en soi, sans quoi le postulatum serait un jugement ana- lytique, évident par lui-même. Donc une géométrie fondée sur la négation du postulatum d'Euclide associé aux autres principes de la géométrie eucli- dienne peut se développer sans contradiction intrinsèque ; ce qui n'empêche pas la négation du postulatum d'être absurde, c'est-à-dire de « contredire les principes régulateurs de l'entendement ». Ainsi l'absence de contradic- tion interne dans la géométrie de Lowatchewski ne prouve nullement que la négation du postulatum d'Euclide soit légitime, mais seulement que ce postulat est un jugement synthétique et indémontrable.

XIII. La négation du postulatum d'Euclide entraîne l'impossibilité de la similitude : dans l'espace de Lowatchewski, deux figures ne peuvent être semblables que si efies sont égales. Il en résulte que la forme d'une figure dépend de sa grandeur : c'est pourquoi la somme des angles d'un triangle est d'autant plus petite que les côtés de ce triangle sont plus grands. Ainsi, dans la géométrie non euclidienne, les grandeurs ont une valeur absolue : tel triangle a tels angles, non seulement, comme dans l'espace euclidien,

COUTURAT. F. Pillon, « V Année 'philosophique ». 69

parce que ses côtés ont telles longueurs relatives, mais parce qu'ils ont telles longueurs absolues, La négation de la similitude ruine enfin le prin- cipe d'homogénéité, en vertu duquel les équations de la géométrie analytique restent les mêmes quand on y multiplie toutes les longueurs par un même nombre (les angles restant les mêmes), ce qui revient à transformer les figures par homothétie (similitude de position), ou encore à changer l'unité de mesure des longueurs. Les relations de la géométrie non euclidienne dépendent donc des dimensions absolues des figures, ou du choix de l'unité de longueur. Cette géométrie supprime la relativité de l'étendue, qui est « une grande loi de l'univers », et aboutit à assigner à l'espace lui-même une grandeur déterminée (p. 53), ce qui est le comble de l'absurdité.

XIV. La géométrie de Lowatchewski n'est qu'une des innombrables géo- métries qu'on peut édifier sur la négation des postulats traditionnels. Rie- mann a posé le principe des géométries non euclidiennes dans toute sa généralité, en appelant espace à n dimensions une multiplicité à n sens, c'est- à-dire une variété continue telle qu'il faut n coordonnées pour en déter- miner un 2JomL Un espace en général sera caractérisé par la forme analytique de l'élément linéaire, c'est-à-dire de la différentielle de l'arc de courbe exprimée en fonction des différentielles des coordonnées. 11 y aurait ainsi une infinité d'espaces analytiquement possibles, dont l'espace euclidien ne serait qu'un cas très particulier. Mais il est absurde de considérer l'espace dont nous avons l'intuition comme l'espèce du genre : « multiplicité à trois dimensions », que nous ne pouvons représenter que dans cet espace unique, et que nous ne pouvons concevoir que par analogie avec lui. Il est égale- ment absurde de prendre arbitrairement une fonction différentielle quel- conque pour la définition de l'élément linéaire, sans tenir compte de la forme rectiligne que notre intuition lui impose. M. Helmhoitz se flatte en vain de se passer de l'intuition pour constituer une géométrie générale; on ne peut construire l'espace avec des formules algébriques, et la géométrie analytique ne peut nous servir à concevoir d'autres espaces que celui qui nous est donné, car elle n'a de valeur que pour l'intuition à laquelle elle s'applique. Un espace à plus de trois dimensions n'est rien de plus que l'ensemble d'un certain nombre de variables, qu'il plait de nommer coor- données d'un point pour leur donner une fausse apparence géométrique; et les espaces à moins de trois dimensions ne sont que des figures particu- lières de notre espace total, des abstractions qu'il faut bien se garder de réaliser, car on ne peut les concevoir que dans cet espace. Que si l'on peut attribuer aux surfaces une courbure et une figure propres, parce que ce sont des déterminations de l'espace, on ne peut attribuer une figure et une cour- bure, encore moins une grandeur absolue, à l'espace lui-même, qui est radi- calement informe et indéterminé. Il n'y a rien dans l'espace vide et illimité qui puisse, comme sur une surface, résister au déplacement d'une figure invariable et s'opposer à l'agrandissement d'une figure par similitude. Il est donc bien inutile de supposer, comme M. Helmhoitz, que c'est la constata- tion répétée de faits de ce genre (figures semblables et solides en mouvement) qui a donné lieu à notre conception habituelle de l'espace, et il est faux de dire que les postula.! s de la géométrie euclidienne sont l'expression de ces

70 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

faits d'expérience, et traduisent approximativement les propriétés de l'es- pace réel qu'il nous est donné de percevoir.

XV. Si l'espace euclidien est une donnée expérimentale, les néogéomètres ont le droit de s'en affranchir, et de construire d'autres espaces en partant d'autres postulats. C'est ainsi que M. de Tilly classe les espaces logiquement possibles par des dichotomies successives, dont chacune laisse le choix entre un des axiomes de la géométrie traditionnelle et sa négation. Les propriétés des divers espaces auxquels conduisent ces alternatives contra- dictoires dérivent de la définition analytique de la distance de deux points, définition qui est absolument arbitraire, dès qu'on la sépare de l'intuition de la hgne droite. De même, M. Calinon, rejetant toute donnée soi-disant empirique, définit la ligne droite une ligne telle que par deux points il n'en peut passer qu'une, et sur cette définition de la droite générale (qui est en général une courbe) il fonde une géométrie générale, dont la géométrie euclidienne, avec la ligne droite proprement dite, n'est qu'un cas particu- lier. Quant à sa prétention de se passer de la notion de ligne droite pour composer la géométrie sphérique, et plus généralement la géométrie des surfaces courbes, elle ne saurait se soutenir, car la ligne droite est imphquée dans le rayon de la sphère et en général dans les rayons de courbure des surfaces, de sorte que l'étude des étendues à deux dimensions suppose, comme M. Liard l'a montré, la considération de l'espace à trois dimensions.

XVI. M. Renouvier conclut cette critique des géométries non euclidiennes par un réquisitoire contre les métagéomètres, qu'il accuse d'empirisme, de scepticisme et de mysticisme algébrique. Leur mysticisme consiste à attri- buer une sorte de réahté objective et de vertu créatrice aux formules abstraites, et à croire que l'on peut construire des espaces ad libitum avec des symboles analytiques. Ils sont cmpiristes, puisqu'ils attendent de l'expé- rience la vérification de l'une des géométries qu'ils déclarent également possibles au point de vue logique. Enfin ils sont sceptiques, attendu qu'ils proposent à la fois plusieurs géométries qui se contredisent et s'excluent, et qu'ils rendent douteuse la vérité des postulats en soutenant la légitimité de leur négation. Ils en arrivent à mettre en question toutes les propriétés de l'espace et même à se demander, comme M. Calinon, si la courbure de l'espace ne varierait pas avec le temps, de sorte que, même en admettant qu'il fi\t sensiblement homaloïde (sans courbure) aujourd'hui, il pourrait se déformer peu à peu et déformer en même temps tous les corps qu'il contient. L'auteur recueille l'aveu de M. Lechalas, qui reconnaît que les données intui- tives sont nécessaires à la constitution d'une géométrie quelconque, et il montre que les postulats formulent justement ces hypothèses fondamen- tales qui sont la matière indispensable du calcul, et dont la géométrie ne saurait se passer. Toutes les tentatives des néogéomètres pour ébranler la certitude des postulats confirment donc la théorie criticiste, à savoir que l'analyse pure, fondée uniquement sur le principe formel de contradiction, ne peut suffire à engendrer les vérités géométriques avec leur contenu con- cret, et que les formules vides de l'algèbre ne prennent un sens géométrique et pour ainsi dire un corps que grâce aux jugements synthétiques a pi'iori fondés sur l'intuition de l'espace.

COUTURAT. F. Pillon, « V Année i)hilosop1iîqiie ». 7.1

II

On n'attend pas de nous, assurément, une discussion complète et appro- fondie de la doctrine que nous venons d'exposer. Sur la question des géomé- tries non euclidiennes, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer le lec- teur à l'article substantiel et définitif M. Poincaré a résumé, avec autant de clarté que de concision, les principes essentiels et les résultats les plus intéressants de ces singulières théories K Nous nous contenterons du rôle modeste, mais utile, d'interprète du savant mathématicien; car, de son propre aveu, il affirme plus qu'il ne prouve, et ses affirmations sont telle- ment condensées, qu'elles ont besoin, croyons-nous, d'un commentaire pour devenir accessibles aux « profanes ». L'auteur commence par établir que le postulatum d'Euclide n'est pas démontrable, puisque l'on peut construire des géométries en prenant pour principe la négation de ce postulat, sans jamais être arrêté par une contradiction. La géométrie de Lowatchewski, par exemple, offre un développement aussi logique et un enchaînement aussi rigoureux que celle d'Euclide. En effet, on peut traduire les théorèmes de Lowatchewski en propositions euclidiennes au moyen d'une sorte de dic- tionnaire qui établit une correspondance parfaite entre les figures eucli- diennes et celles de l'espace non euclidien. « Si deux théorèmes de Lowa- tchewski étaient contradictoires, ii;en serait de même des traductions de ces deux théorèmes, faites à l'aide de notre dictionnaire; mais ces traduc- tions sont des théorèmes de géométrie ordinaire, et personne ne doute que la géométrie ordinaire ne soit exempte de contradiction. » Cela prouve bien que le postulatum d'Euclide ne peut se déduire des autres axiomes de la géométrie euclidienne et, en même temps, qu'il caractérise l'espace eucli- dien par opposition à une infinité d'autres espaces à trois dimensions.

Pour faire comprendre cette idée étrange de divers espaces possibles à trois dimensions, qui s'est imposée en vertu de fanalogie à l'esprit des géo- mètres modernes, rappelons que, dans une courbe, on définit sous le nom de courbure une certaine fonction des coordonnées de chacun de ses points : la courbe de courbure constamment nulle est la droite; la courbe de cour- bure constante (dans le plan) est le cercle. De même, dans une surface, on définit sous le nom de courbure totale une fonction analogue des coor- données de chacun de ses points : les surfaces dont la courbure totale est constamment nulle sont le plan et les surfaces développables, c'est-à-dire applicables sur un plan. Les surfaces dont la courbure totale est constante et positive sont la sphère et les surfaces applicables sur une sphère. Enfin, parmi les surfaces à courbures opposées, dites à courbure totale négative (telles qu'un paraboloïde hyperbolique ou vulgairement une selle de cheval), celles dont la courbure totale est constante sont les pseudosphériques de Bellrami 2. Or, si l'on définit, avec Riemann, un espace quelconque par son

1. Revue çiénérale des sciences pures et appliquées, 2" année, n" 23 (15 déc. 1891).

2. Cf. Paul Tannery, la Géométrie imaginaire et la notion d'espace, ap. Revue

72 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

élément linéaire, c'est-à-dire par la distance de deux points infiniment voisins, on détermine par même les lignes géodésiques (les plus courtes) de cet espace; et si l'on prolonge en lignes géodésiques les éléments linéaires issus d'un point donné et contenus dans un élément superficiel donné, on obtient une surface déterminée qui a en ce point une courbure déterminée. C'est ce que Riemann appelle la courbure de l'espace considéré en ce point et pour cet élément superficiel. On conçoit que cette courbure puisse être la même pour tous les éléments superficiels en tous les points d'un espace à n dimensions; on dit alors que cet espace lui-même a une courbure constante. L'espace dont la courbure est constamment nulle, étant analogue au plan, sera dit homaloide; les espaces à courbure con- stante, positive ou négative, seront analogues respectivement à la sphère et à la pseudosphère; et de même qu'il y a une infinité de sphères de cour- bure difi'érente, caractérisées par la longueur de leur rayon, chaque espace anomaloide sera défini par un certain paramètre, qu'on appelle son rayon de courbure. L'espace homaloide, ou euclidien, correspond à une valeur particulière de ce paramètre; il est intermédiaire entre les espaces à cour- bure constante positive, auxquels s'applique la géométrie de Riemann, et les espaces à courbure constante négative, auxquels s'applique celle de Lowatchewski. Les uns et les autres jouissent, comme l'espace euclidien, de cette propriété, qu'une figure peut s'y déplacer sans déformation; de même qu'une portion de surface peut glisser sans déformation sur le plan ou la sphère, et qu'un segment linéaire peut glisser sans déformation le long d'une droite ou d'un cercle. Mais, outre ces espaces à courbure con- stante, on peut concevoir des espaces à courbure variable (en leurs ditïé- rents points), analogues aux surfaces à courbure variable, et manquant, comme elles, de la propriété que nous venons d'énoncer. C'est ainsi, pour reprendre un exemple de M. Calinon ', qu'on ne peut apphquer sur le gros bout d'un œuf un fragment de la surface du petit bout « sans déchi- rure ni duplicature », et par suite on ne peut transporter sans déformation une figure quelconque sur une surface ovoïde. De même, dans un espace à courbure variable, ou bien une figure sera invariable et ne pourra s'y mouvoir, ou bien elle s'y déplacera, mais en se déformant. Sans doute, pour pouvoir construire et comparer entre eux ces divers espaces à trois dimensions, il faudrait disposer d'un espace à quatre dimensions, mais il suffit qu'on puisse concevoir ce dernier. Or rien n'empêche de le concevoir, car l'idée d'un espace à quatre dimensions n'est pas plus contradictoire que celle d'un espace à trois dimensions; tout ce qu'on en peut dire, c'est que nous n'en avons pas l'intuition, et cela ne suffit pas pour qu'une telle con- sidération soit absurde. Que notre intuition soit empirique ou a priori, il n'en est pas moins vrai que le nombre des dimensions de l'espace s'impose à notre esprit à la manière d'un fait donné, et qu'il n'y a pas de raison pour que ce nombre soit 3 plutôt que 2 ou 4 2. Bien mieux : quel que fût

philosophique, t. III, p. 553 sqq., l'on trouvera des explications plus étendues avec la figure des surfaces pseudosphériques.

1. Revue philosophique, octobre 1891 : les Espaces géométriques.

2. Nous parlons ici au point de vue strictement logique, sans méconnaître la

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ce nombre ?î, il y aurait toujours une raison pour concevoir un espace à (n + 1) dimensions, que par hypothèse on ne pourrait imaginer, et cela, pour se rendre compte analytiquement des propriétés de Tespace à n dimensions dont on aurait l'intuition. Nous pouvons, en tout cas, nous figurer les espaces à deux dimensions (plans) de Riemann et de Lowa- tchewski, car ils sont contenus dans l'espace euclidien et y coexistent : le premier est une surface sphérique, le second une surface pseudosphérique. On peut donc se représenter ce qui équivaut à la géométrie plane dans les géométries de Riemann et de Lowatchewski; et par même se trouve vérifiée la possibilité logique de ces deux géométries.

Ainsi, non seulement les géométries non euclidiennes sont, chacune en elle-même, exemptes de contradiction aussi bien que la géométrie eucli- dienne, comme le reconnaît du reste M. Renouvier, mais elles ne se contre- disent même pas entre elles, car elles pourraient se réconcilier toutes dans un espace à quatre dimensions; tout comme nous pouvons considérer et distinguer dans l'espace ordinaire, outre le plan et coexistant avec lui, une infinité de sphères de rayons différents et même de surfaces de toutes formes et de toutes courbures. M. Renouvier est donc trop sévère pour la géométrie générale, quand il l'accuse d'être contradictoire et d'engendrer le scepticisme mathématique. Il oublie que les diverses géométries à trois dimensions s'appliquent chacune à un espace différent : par exemple, dans l'espace euclidien, la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits ; dans l'espace de Riemann, elle est plus grande que deux droits; dans l'espace de Lowatchewski, elle est plus petite que deux droits. Ces trois théorèmes, en apparence contradictoires, sont si bien com- patibles, qu'ils sont valables respectivement pour le plan, la sphère et la pseudosphère de l'espace euclidien; le premier est vrai des triangles recti- lignes, le second des triangles sphériques, le troisième des triangles pseu- dosphériques; en quoi y a-t-il la moindre contradiction?

Nous espérons que les explications précédentes aideront le lecteur à comprendre la conclusion de M. Poincaré : « Cette question : La géométrie euclidienne est-elle vraie? n'a aucun sens. Autant vaudrait demander si le système métrique est vrai et les anciennes mesures fausses; si les coor- données cartésiennes sont vraies et les coordonnées polaires fausses » ; ajoutons, pour donner un exemple d'une analogie plus probante : « si la géométrie plane est vraie et la géométrie sphérique fausse ». Il ne faut donc pas croire, comme la plupart des géomètres, que l'expérience seule puisse décider entre toutes ces géométries également valables au point de vue logique. En effet, toute vérification expérimentale est et ne peut être qu'approximative, et par conséquent aucune expérience ne pourra prouver que l'espace réel (en admettant que cette locution ait un sens) est absolu- ment euclidien. Les néogéomètres semblent donc commettre un cercle vicieux quand ils soutiennent, d'une part, que si notre géométrie est eucli-

valeur des cxpUcations métaphysiques qu'on a données de ce « fait», et nolani- ment la déduction que M. Laclielier a proposée des trois dimensions de l'espace. {Revue philosophique, mai 1885, Psychologie et métaphysique.)

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dienne, c'est parce que l'espace réel est euclidien, et d'autre part, que nous ne pourrons jamais nous assurer que notre espace soit exactement eucli- dien; car comment un espace sensiblement euclidien, comme serait néces- sairement celui de notre expérience, aurait-il pu nous donner l'idée d'un espace rigoureusement euclidien? D'ailleurs M. Poincaré lui-même s'est nettement prononcé contre l'empirisme naïf de certains mathématiciens qui s'imaginent que » lUnivers » leur est donné immédiatement dans la perception avec ses lois, et qui croient constater comme des « faits physi- ques » des relations abstraites comme celle d'égalité : u Si la géométrie était une science expérimentale, elle ne serait pas une science exacte » ; et il en conclut que les postulats ne sont pas des vérités expérimentales *.

Parmi les raisons qu'il donne à l'appui de cette assertion, il en est une qui nous semble frappante. Certains métagéomètres se sont demandé si par hasard l'espace réel ne serait pas anomaloïde, et pour le vérifier, ils ont proposé de s'adresser à l'astronomie. En effet, comme l'aire d'un triangle sphérique a pour mesure l'excès de la somme de ses trois angles sur deux droits, cet excès sphérique est d'autant plus grand que le triangle lui-même est plus grand; de sorte que si l'espace était légèrement ano- maloïde, on pourrait s'en apercevoir en constatant un excès sphérique dans les triangles astronomiques. M. Poincaré montre péremptoirement que ces présomptions sont tout à fait chimériques, et que l'astronomie ne fournit aucun moyen de vérifier si notre espace est bien homaloide. En effet, ce qu'on appelle ligne droite en astronomie, c'est simplement la trajectoire du rayon lumineux; donc, si par impossible on venait à con- stater un excès sphérique dans un triangle ayant pour sommets des astres et pour côtés les rayons lumineux issus de ces astres, « on aurait le choix entre deux conclusions : ou bien renoncer à la géométrie euclidienne, ou bien modifier les lois de l'optique et admettre que la lumière ne se propage pas rigoureusement en ligne droite. Inutile d'ajouter que tout le monde regarderait cette •dernière solution comme plus avantageuse », ou plutôt qu'on ne penserait pas un seul instant à la première. Nous en concluons, avec l'auteur, que toute vérification expérimentale du postulatum d'EucHde est impossible, et que notre géométrie n'a rien à espérer ni à craindre de la part de l'expérience.

Bien plus, M. Poincaré donne raison implicitement au criticisme, et apporte à la thèse de l'idéalité de l'espace un argument précieux et, selon nous, décisif. Il soutient que si nous étions brusquement transportés dans un espace anomaloïde ou dans un monde à quatre dimensions, nous n'aurions pas de difficulté à en rapporter les phénomènes à notre espace euclidien. On peut encore rendre compte de ce paradoxe par une analogie. On sait que certaines surfaces peuvent s'appliquer les unes sur les autres,

1. M. Poincaré a confirmé celte conclusion en repoussant, dans une note ullérieure, la prétention de M. Mouret, qui avait essayé mal à propos de dé- tourner au profit de l'empirisme les affirmations pourtant bien précises de notre savant cofiaboraleur. (Revue générale des sciences, 3' année, n"' 1 et 2, 13 et 30 janvier 1892.)

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c'est-à-dire que si Ton suppose l'une d'elles flexible et inextensible, elle peut venir coïncider dans toutes ses parties avec une autre, de sorte que les anples et les longueurs des lignes se conservent; en particulier, les surfaces développables sont ainsi nommées parce qu'elles peuvent se dérouler sur un plan. Il est évident que cette propriété établit une corres- pondance parfaite entre les points, lignes et figures de deux surfaces applicables l'une sur l'autre, puisqu'on peut les amener à coïncider; c'est ainsi qu'on peut reproduire en vraie grandeur sur un plan les figures tracées sur un cylindre ou sur un cône. Mais on peut aussi établir entre des surfaces non applicables une correspondance uniforme qui permette de les représenter l'une par l'autre; bien entendu, les figures sont alors plus ou moins déformées. Il y a pourtant certains cas Ton peut conserver les angles, et par suite assurer la similitude des figures infiniment petites qui se correspondent : par exemple, le problème des cartes géographiques consiste à représenter de cette manière une surface courbe sur un plan. On peut même représenter une surface infinie par une surface finie, et réciproquement, en les faisant correspondre point par point; ainsi on projettera un plan illimité sur un hémisphère, en faisant correspondre à chaque point du plan le point la droite qui le joint au centre de la sphère en perce la surface (perspective sphérique}. De même, M. Beltrami a représenté dans l'espace euclidien le plan de Lowatchewski par l'aire d'un cercle, et l'espace de Lowatchewski par le volume d'une sphère, de sorte qu'on peut se rendre compte intuitivement des propriétés et des rela- tions de toutes les figures construites dans un espace à courbure constante négative; et ce n'est pas la seule manière de représenter un tel espace dans l'espace euclidien, comme le prouve le dictionnaire que propose M. Poincaré. Enfin, de même qu'on projette par perspective l'espace à trois dimensions sur une sphère ou sur un plan, il est clair qu'on peut projeter un espace à quatre dimensions dans l'espace euclidien. Ainsi l'es- pace homaloïde peut servir à représenter toutes sortes d'espaces à trois ou à quatre dimensions, de sorte que si nous étions transportés dans ces espaces, non seulement nous n'aurions pas de peine à nous y recon- naître, mais il nous serait impossible de nous les figurer autrement, aucune expérience ne pouvant contredire notre intuition de l'espace. Toutes ces considérations, loin de réduire fespace euclidien à un fait de perception confirmé par une expérience héréditaire, font plutôt présumer qu'il fait partie de notre constitution mentale, et qu'il est une condition de toute expérience.

Nous ne pouvons toutefois oublier que M. Poincaré semble réprouver en propres termes la théorie criticiste des postulats : « Les axiomes géomé- triques ne sont ni des jugements synthétiques a priori ni des faits expéri- mentaux ». Mais pourquoi, selon notre auteur, les postulats ne sont-ils pas des jugements synthétiques a priori'! C'est parce que la négation n'en est ni inconcevable ni contradictoire. Or il est manifeste que fexpression a trahi sa pensée : en effet, le critérium du jugement analytique et du jugement synthétique est que la négation du premier implique contradic- tion, attendu que l'attribut est compris dans le sujet, et que la négation

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du second n'implique pas contradiction, puisque le sujet et l'attribut sont logiquement indépendants. M. Poincaré nous permettra donc de rectifier une simple erreur de vocabulaire, et d'énoncer sa conclusion sous la forme suivante, qui traduit sa véritable pensée : « Les postulats ne sont ni des jugements analytiques ni des laits expérimentaux ». Rien n'empêche, au contraire, qu'ils soient des jugements synthétiques a priori, ce qui ne contredit nullement la théorie de M. Poincaré, à savoir que ce sont des conventions arbitraires, des définitions déguisées. En efîet, les postulats sont arbitraires, en ce sens qu'ils n'ont aucune nécessité logique, et ne relèvent pas du principe de contradiction; mais l'auteur reconnaît qu'en fait, « notre choix, parmi toutes les conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux » ; à moins qu'ils ne s'imposent à l'esprit par une nécessité d'ordre esthétique, pour parler le langage de Kant, parce qu'ils définissent l'espace euclidien, forme a priori de la sensibilité.

En somme, M. Poincaré s'accorde avec M. Renouvier pour condamner l'empirisme ou le réalisme des métagéomètres, qui est au fond contradic- toire avec leurs propres théories, et qui montre seulement combien les mathématiciens auraient besoin d'une culture philosophique qui leur fait trop souvent défaut. Il est juste pourtant de reconnaître que tous ceux qui ont profondément réfléchi sur leur science, et qui la comprennent, s'af- franchissent peu à peu du préjugé vulgaire qui leur fait considérer en général comme des faits expérimentaux et physiquement constatés toutes les données primitives des mathématiques, telles que l'espace, le temps et même le nombre. Par exemple, M. Calinon lui-même, qui soutenait (juin 1889) 1 que la notion d'espace homogène est « le résultat d'une très longue expérience », ne croit plus (octobre 1891) ^ « que les données premières de la géométrie se réduisent à une simple notion empirique », et il en donne d'excellentes raisons, les mêmes au fond que M. Poincaré. Il y a donc lieu d'espérer que les mathématiciens et les philosophes arriveront à se mettre d'accord sur les principes de la géométrie et en particulier sur la question des postulats; mais pour cela il faut que les savants renoncent à supprimer ou à trancher trop légèrement les problèmes d'ordre métaphy- sique qui se trouvent à la base des mathématiques, et que les philosophes ne méconnaissent plus la valeur logique et l'intérêt philosophique des généralisations les plus hardies de la science, telles que les géométries non euclidiennes. Il est dès maintenant établi, par les mathématiciens eux- mêmes, que des postulats sont indispensables à la constitution de toute géométrie, et c'est ainsi que la géométrie générale, qui parait absurde et extravagante à M. Renouvier, apporte au contraire à sa doctrine une con- firmation inattendue.

Nous allons maintenant examiner quelques-unes des propositions que M. Renouvier considère comme des jugements synthétiques, et demander

1. Revue philosophique, t. XXVII, p. 595.

2. Ibid., p. 375.

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aux mathématiciens si ce sont des postulats. Ils ont délînitivement renoncé à la définition traditionnelle : « La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre ». M. Renouvier la considère comme un jugement synthétique unissant l'intuition du distant, c'est-à-dire de deux points dis- tincts, avec l'idée du quantum de leur distance comparée à d'autres, et plus ou moins grande. Or ce prétendu postulat est un théorème démontrable, et même démontré i. On n'a pas à postuler que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, pour l'excellente raison qu'on ne sait pas, au début de la géométrie, ce que c'est que la longueur d'un chemin quelconque. On appelle dhtance de deux points la ligne droite qui les joint : il n'y a donc pas de « postulat de la droite comme distance » ; c'est une simple convention, ou, si l'on veut, une définition de mot. On définit ensuite l'égalité de deux droites finies, par leur coïncidence; puis la somme de deux segments rectilignes, par leur contiguïté sur une même droite; enfin la longueur d'une droite finie, par une suite de superpositions. On démontre alors que dans un triangle un côté quelconque est plus petit que la somme des deux autres (prop. 20 d'Euclide). Cette démonstration, indépendante du postulat des parallèles, suppose seulement la troisième demande d'Eu- clide : « On peut décrire un cercle d'un point quelconque comme centre avec un rayon quelconque ». Or cette demande n'équivaut nullement au postulat de la droite comme distance; elle est au contraire un cas parti- culier de ce postulat de l'uniformité de l'espace, que M. Renouvier refuse d'admettre -. Le théorème précédent s'étend ensuite à une ligne brisée quelconque comparée à une droite ayant mêmes extrémités. Sans doute, cette généralisation fait appel à l'intuition, comme beaucoup d'autres démonstrations géométriques; mais il suffit, pour qu'elle soit valable, qu'elle ne dépende pas de la figure particulière que l'on considère, et que l'on voie clairement que la construction s'applique également à tous les cas possibles; sans quoi l'on ne pourrait jamais démontrer aucun théorème sur les polygones d'un nombre quelconque de côtés, ni même sur les triangles en général : car pourquoi affirme-t-on d'un triangle quelconque ce qu'on a prouvé sur un triangle particulier, et d'un polygone de n côtés ce qu'on a démontré pour un polygone de 7 côtés, si ce n'est parce que la démonstration est indépendante du nombre des côtés, et parce qu'il n'y a pas de raison pour que les mêmes constructions et les mêmes raisonne- ments ne s'appliquent pas à toute autre figure vérifiant les conditions de l'énoncé? Ainsi l'on peut démontrer au moyen des axiomes de la géométrie élémentaire, et même sans invoquer le postulatum d'Euclide, que la ligne droite est plus courte que toute ligne brisée ayant mêmes extrémités.

].e postulat de r enveloppement se démontre pour les lignes brisées aussi bien que le postulat de la ligne droite. Euclide l'a établi pour les lignes brisées à deux côtés seulement (prop. 21); ce théorème sa généralise tout comme la proposition 20, et sans plus de difficulté logique, quoi qu'en dise

1. Cf. Rouché et Comberousse, Éléments de géométrie (Gauthier- Villars, 1888).

2. Cf. Houel, Essai critique sur les principes fondamentaux de la géométrie élémentaire, p. 14, 16 et note I (Gauthier- Villars, 1867).

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M. Renouvier. Que si la « construction ne peut jamais atteindre à la géné- ralité de l'énoncé, mais dépend du cas particulier de la figure )>, c'est un reproche qui s'adresse en général à toutes les démonstrations géométri- ques fondées sur l'intuition, et qui surprend de la part d'un auteur qui fait reposer les définitions géométriques sur des faits d'intuition; les remarques que nous avons faites plus haut sont propres à lever ces scrupules et à justifier les deux théorèmes en question dans leur extension aux lignes bri- sées. Quant aux lignes courbes, on en définit la longueur dans le calcul intégral, car l'un des objets de ce calcul est précisément l'évaluation des longueurs curvilignes, qui échappe à la géométrie élémentaire. La longueur d'un arc de courbe est la limite vers laquelle tend le périmètre d'une ligne brisée inscrite dans cet arc et dont tous les côtés tendent à s'annuler. On démontre que cette limite existe, et qu'elle est unique ». M. Renouvier semble croire que la longueur d'une courbe existe par elle-même, et est une grandeur distincte de la limite des périmètres des lignes brisées in- scrites, qu'on identifie arbitrairement à cette limite. C'est ce que les mathé- maticiens ne sauraient lui accorder, puisque pour eux cette limite est par définition la longueur de la courbe. Le « passage des lignes polygonales aux lignes courbes » est donc légitime, et par on achève de démontrer dans sa généralité cette proposition : « La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre », qui n'a de sens que lorsqu'on a défini la longueur d'une courbe. Voilà pourquoi « Euclide n'a pas comparé sous le rapport de la longueur des lignes droites à des lignes courbes ». Ni lui ni aucun autre géomètre n'a songé à les comparer directement, parce qu'en effet elles sont incomparables. Non seulement la ligne droite est l'étalon de longueur, mais elle est la seule ligne qui ait primitivement une longueur, de sorte que ce qu'on appelle la longueur d'une courbe se réduit à une longueur rectiligne : c'est ce qu'exprime à merveille la locution « rectifier un arc de courbe » par laquelle on désigne en analyse le calcul de la longueur de cet arc.

Le postulat de perpendicAdarité n'existe pas plus que le postulat de la droite comme distance, et pour les mêmes raisons. M. Renouvier distingue dans un angle la qualité, c'est-à-dire la configuration, et la quantité, c'est-à- dire l'ouverture, qui devient sensible quaud on engendre l'angle par la rota- tion d'un de ses côtés; et il discerne dans la proposition : « Tous les angles droits sont égaux » deux sens de l'égalité : l'égalité ari thmétique ou de mesure, et l'égalité géométrique ou de position. C'est la synthèse de ces deux éga- lités hétérogènes qui constituerait le postulat de la mesure de l'angle. Or on n'a pas à faire celte synthèse, car l'égalité arithmétique des angles est logiquement postérieure à leur égalité géométrique, c'est-à-dire à la possibi- hté de leur superposition; et c'est justement parce que tous les angles droits sont égaux qu'on peut les prendre pour unité de mesure. La constance de l'angle droit est donc le fondement de la mesure des angles; et loin de s'ajouter synthétiquement à l'égalité de position, l'égalité de mesure s'en déduit anahjtiquement. En effet, c'est par des superpositions et additions d'angles droits et de fractions aliquotes d'angle droit qu'on mesure tous

1. Cf. Rouché et Comberousse, op. cit., note II.

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les angles : si deux angles ont même mesure, c'est parce qu'ils contien- nent un même nombre de fois l'unité, c'est donc^'ils sont superposables : ils sont égaux numériquement, parce qu'ils sont égaux géométriquement. Ouant aux angles droits eux-mêmes, on constate après coup qu ils sont numériquement égaux, par définition si on les prend pour unîtes, et par mesure si l'on prend pour unité une partie aliquote de l'angle droit; car puisque deux angles droits sont superposables, ils contiendront le même nombre d'unités. Ainsi l'égalité arithmétique dérive de l'égalité géomé- trique, et elle n'a de sens que comme substitut de celle-ci ; la mesure n'étant que la constatation d'un certain nombre de co'incidences, l'identite de mesure est impliquée dans l'identité de position.

Le postulat précédent n'est qu'une spécification du postulat de la mesure géométrique. Or l'axiome : « Deux figures sont égales quand elles peuvent coïncider entièrement >. n'est pas un postulat : c'est la définition de légalité géométrique. Il est donc vain d'y chercher une synthèse de la quantité et de la qualité, de l'identité numérique et de l'identité de position. En etïet, il faut bien remarquer qu'on ne définit aucune des grandeurs mathéma- tiques simples et irréductibles, telles que les longueurs de droites et les ouvertures d'angles. On définit seulement leur égalité, et cette définition, iointe à celle de leur addition et soumise à certaines conditions, sutiit a caractériser chaque espèce de grandeurs ; elle est d'ailleurs nécessaire pour les soumettre à la mesure et les faire entrer dans le calcul : « Pour qu'une grandeur soit mesurable >., c'est-à-dire pour qu'on puisse la repré- senter par un nombre, « il faut qu'on ait préalablement défini 1 égalité de deux grandeurs de même espèce ^ ». Ainsi la notion de mesure est dérivée de celle d'égalité; et en effet celle-ci est bien plus simple et plus claire que celle-là. 11 ne faut donc pas dire que « l'égalité suppose la mesure » [p. àb), car au contraire c'est la mesure qui suppose l'égalité; m que « deux figures superposables sont égales, c est-à-dire ont même mesure» (ibid.),mais qu'elles ont même mesure parce qu'elles sont égales, cest-a-dire superpo- sables. D'ailleurs, si l'égalité est le genre dont l'identité de figure est une espèce .., la première peut se déduire anahjtiquement de la seconde, puisque celle-ci embrasse celle-là dans sa compréhension; et si l'égahte numérique ou équivalence est plus générale que l'égaUté géométrique, cest parce qu'elle suppose qu'on sait mesurer chaque espèce de grandeurs, et par suite qu'on a défini géométriquement leur égafité. L'inégahte ne suppose pas plus que l'égalité l'idée de la mesure; bien au contraire, la mesure des grandeurs suppose qu'on a défini leur inégalité. Aussi peut-on com- parer entre elles deux grandeurs incommensurables et dire que l'une est plus grande que l'autre : par exemple, de ce qu'on sait que la perpen- diculaire est plus courte que toute oblique, on peut déduire que la diagonale du carré est plus longue que le côté, sans qu'une telle proposi- tion impfique le moins du monde l'existence d'une commune mesure. On peut donc appliquer valablement à deux grandeurs incommensurables

1. Nous citons ici une leron sur la mesure des grandeurs professée par M. Jules Tannery à l'École Normale Supérieure.

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Je raisonnement : ni plus grand, ni plus petit, donc égal, que réprouve M. Renouvier. C'est que, pour définir l'inégalité de deux grandeurs, on n'a besoin que d'avoir défini l'égalité et la somme de deux grandeurs de la même espèce, et, loin d'impliquer la possibilité de la mesure, cette définition de l'inégalité est encore une des conditions nécessaires pour qu'une grandeur soit mesurable.

De tous les postulats énumérés par M. Renouvier, il ne subsiste que le postulat de la circonvolution; encore faut-il remarquer que cette forme intuitive du postulatum d'Euclide n'est pas la plus simple ni la plus claire. Il vaut mieux, selon nous, l'énoncer comme suit : « Par un point pris hors d'une droite on peut mener une parallèle, et une seule, à cette droite. » Il est vrai que sous cette forme le postulat des parallèles perd son caractère synthétique; mais il a l'avantage, aux yeux des géomètres, de distinguer nettement l'espace euclidien de l'espace de Riemann, l'on ne peut mener aucune parallèle à une droite donnée, et de l'espace de Lowatchewski, l'on peut en mener une infinité.

En revanche, M. Renouvier considère comme un jugement analytique cette proposition : « Il n'existe qu'une droite passant par deux points donnés >. ; et pour le montrer, il invoque l'idée de la direction, qui en implique Vunicité. Or il semble bien que l'idée de direction n'est autre que l'idée de la droite elle-même; donc, si l'on admet que la direction qui va d'un point à un autre est unique, on suppose précisément ce qui est en question. De plus, en définissant la droite par la direction, on lui donne un sens qui n'est pas un élément essentiel de cette figure; on lui assigne arbi- trairement une origine et un terme, on en fait ce qu'on nomme en géomé- trie analytique un vecteur ou une quantité dirigée. Outre l'inconvénient logique qu'il y a à compliquer inutilement une notion simple, et à y intro- duire une détermination qui lui est primitivement étrangère, cette défini- tion, au heu de supprimer un postulat, en rend nécessaire un autre, qui paraît superflu à M. Renouvier, à savoir que la direction qui va de A en B coïncide avec celle qui va de B en A. Enfin, si l'on définit la droite par son point de départ et son point d'arrivée, on en fait une figure essentiellement limitée, ce qui rend impossible la prolongation indéfinie de la droite dans les deux sens (2« demande d'Euclide). Si au contraire on définit la hgne droite par sa propriété essentielle, la seule qui intervienne dans les démons- trations : (c une ligne telle qu'on n'en peut mener qu'une par deux points donnés », on pourra ensuite y distinguer deux sens opposés, et découper sur cette ligne supposée indéfinie des segments hmités, ce qui est assuré- ment plus facile que de prolonger une direction au delà du point qui la termine et la détermine à la fois, et sans lequel elle n'existerait pas K Pour toutes ces raisons il vaut mieux définir la direction par la droite que la droite par la direction.

On dira peut-être que l'on fait appel, pour décrire l'intuition indéfinis- sable de la droite, à l'idée de direction prise dans son sens vague et usuel. Elle ne se confondra plus alors avec l'idée de droite, mais elle n'impliquera {. Car M. Renouvier n'admettrait pas, sans doute, que ce point s'éloignât à Vin fini.

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plus Vunicité. Par exemple, on parle couramment de la direction suivie par un vaisseau sur l'océan; or on sait fort bien qu'il se meut sur une surface sphéroïdale; on entend donc par direction ce que les géomètres appellent une ligne géodcsique de cette surface. Les lignes géodésiques de la sphère sont des grands cercles : on pourra dire, si l'on veut, qu'un grand cercle représente une direction à la surface de la sphère, et cette expression est jusqu'à un certain point légitime, car les lignes géodésiques d'une surface sont les plus courts chemins entre deux points sur cette surface, et elles jouissent des deux propriétés mécaniques qui caractéri- sent la ligne droite dans l'espace : c'est la figure d'un fd tendu, et c'est la trajectoire d'un point lancé avec une vitesse initiale, quand aucune force n'agit ni sur le point ni sur le fil. De plus, il n'y a en général qu'un grand cercle qui passe par deux points donnés à la surface sphérique ; c'est une analogie de plus avec la droite. Seulement, dans le cas particulier les deux points sont diamétralement opposés, il y a une infinité de grands cercles qui les joignent, et l'on devra dire qu'il y a une infinité de directions qui mènent de l'un à l'autre. Or c'est justement ce qui arrive dans la géo- métrie de Riemann, qui n'est que la géométrie sphérique étendue à trois dimensions ; et l'on voit en même temps pourquoi il n'y existe pas de paral- lèles : c'est pour la même raison que deux grands cercles de la sphère se rencontrent toujours. En somme, ou bien l'idée de direction est identique à celle de droite, et alors elle contient déjà implicitement l'unicité de la droite; ou bien elle est plus générale, et alors la pluralité des directions qui passent par deux points donnés n'est pas contradictoire. De toute façon, la proposition : « Par deux points ne peut passer qu'une droite » définit non seulement la droite, mais la nature de l'espace cette ligne se trouve; et elle imphque un postulat commun aux espaces d'Euclide et de Lowa- tchewski, à savoir : « 11 existe une hgne déterminée par deux de ses points, c'est-à-dire qui reste immobile quand l'espace tourne autour de deux points fixes; et cette ligne est unique ». Mais la droite générale que nous venons de définir n'appartient pas exclusivement à l'espace euclidien, de sorte que, pour achever de définir la droite euchdienne, il faut, comme l'a montré M. Calinon i, ajouter au postulat précédent le postulatum d'Eu- cfide, qui seul distingue l'espace d'Euclide de celui de Lowatchewski, tandis que le postulat de l'unicité de la ligne droite les distingue tous deux de celui de Riemann.

Quant«iiu postulat de l'uniformité de l'espace, qui est commun aux trois espaces précédents, et que M. Renouvier rejette comme inutile, il est le fonde- ment nécessaire de la mesure et de toutes les constructions géométriques, qui supposent la possibilité du mouvement d'une figure invariable. R est d'ail- leurs impliqué dans la définition même de l'égafité géométrique : « Deux figures sont égales quand elles sont superposables ». En ellet, pour super- poser deux figures par hypothèse distinctes dans l'espace, il faut déplacer au moins l'une d'elles; on postule donc implicitement qu'elle ne change pas de grandeur ni de forme dans ce déplacement : car si elle devenait

i. Revue philosophique, iuin 1889 (tome XXVII).

TOME I. 1893. fi

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égale à l'autre au moment elle coïncide avec elle, elle ne lui serait plus égale dès qu'elle s'en séparerait. Autrement dit, on suppose qu'une figure reste identique à elle-même dans toutes ses positions, et c'est ce qu'on exprime en disant que l'espace est partout identique à lui-même. Disons mieux : lors même que l'espace réel ne serait pas du tout uni- forme, cette définition le rendrait uniforme, puisqu'il suffirait que deux figures pussent coïncider une fois pour rester égales, par définition^ dans tous leurs mouvements et dans toutes leurs apparentes déformations. A ceux à qui cette notion d'espace non uniforme paraîtrait bizarre, nous répondrons que rien n'est plus naturel ni plus familier, car nous en avons constamment l'expérience: en effet, l'étendue visuelle est une surface diversement colorée, et les figures qui s'y trouvent peintes changent sans cesse de forme et de proportion. Mais nous ne nous contentons pas de cet espace non uniforme à deux dimensions; et si nous sommes amenés à construire la troisième dimension, qu'aucun sens ne peut atteindre (le tou- cher étant tout au plus mperficiel aussi bien que la vue), c'est probable- ment en vertu de cet axiome géométrique : « Les corps restent identiques à eux-mêmes dans tous leurs déplacements » qu'on pourrait appeler : principe d'identité géométrique '.

11 est donc absurde d'expliquer, comme les géomètres empiristes sont tentés de le faire, l'uniformité de notre espace idéal par la constatation de l'invariabilité des corps solides que nous percevons dans l'espace réel. Il est même inutile de supposer, comme M. Calinon, que l'espace réel soit approximativement uniforme , car nous savons qu'il pourrait être tout autre, et néanmoins se représenter par l'espace euclidien. Ici encore, M. Poin- caré nous fournit, dans sa réplique à M. Mouret, un argument saisissant. Il imagine un milieu sphérique soumis à une certaine loi de dilatation, de manière que les corps qui s'y meuvent diminuent indéfiniment de volume en allant du centre à la surface ; et il cherche quelle géométrie des êtres intelligents plongés dans ce milieu pourraient tirer de leur expérience. Ils ne pourraient jamais atteindre les limites de leur monde, pourtant fini, car à mesure qu'ils s'approcheraient de la surface de la sphère, ils deviendraient de plus en plus petits sans s'en douter, et feraient des pas de plus en plus petits; donc ils croiraient leur espace infini. De même ils ne pourraient s'apercevoir, en s'éloignant du centre, de la décroissance proportionnelle de tous les objets, car ils ne pourraient que les comparer entre eux ou à leur propre corps, qui est soumis par hypothèse à la même loi .de défor- mation; la mesure de tous les corps restant la même, ils leur attribueraient une grandeur constante; ils concevraient donc leur espace comme uni- forme. Ainsi il ressort de cette fiction vraiment « amusante », destinée par son auteur à montrer la part de l'expérience dans la constitution de

1. C'est ainsi que nous comprenons cette vue métaphysique de M. Lachelier : « ... La perception réfléchie, par laquelle nous transportons hors de nous les objets étendus, en ajoutant aux deux dimensions de l'étendue visible celle qui n'est que l'affirmation figurée de l'existence, la profondeur. [Revue philoso- phique, t. XIX, p. 512.)

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la géométrie, que ces « êtres intelligents » concevraient un monde tout dif- férent de celui qui leur est donné. Singulière expérience que celle qui, au lieu d'expliquer la conformité de la pensée avec les faits, engendrerai des idées radicalement opposées à la réalité! Un tel désaccord ne s'explique que par « l'intelligence » que M. Poincaré prête à ses animaux imaginaires, c'est-à-dire précisément par la défmition a priori de l'égalité; et rien ne montre mieux, au contraire, la part de la raison dans la formation des idées géométriques, et en général dans la perception. Si un espace fini et non identique peut être perçu comme identique et infini, c'est qu'apparem- ment les postulats comme celui de l'uniformité de l'espace ne peuvent être imposés ou démentis par aucune expérience, parce que l'expérience n'est possible qu'en vertu des formes a priori de l'entendement et de la sensibilité. Il ne faut donc pas supposer un espace réel sur lequel se modèlerait en quelque sorte notre espace idéal, car cette hypothèse est à la fois inutile et absurde; et il est évident, d'après tout ce qui précède, que nous ne constatons pas l'espace; nous le créons. Ce n'est pas parce que l'espace réel serait sensiblement uniforme que nous avons acquis la notion de l'invariabilité des formes; c'est au contraire parce que nous posons a priori l'identité des figures géométriques que nous sommes obligés de penser un espace uniforme.

Comment se fait-il, maintenant, que parmi tous les espaces identiques à trois dimensions, nous ayons choisi l'espace euclidien de préférence aux espaces de Riemann et de Lowatchewski? C'est parce que nous admettons la possibilité de la simiUtude, qui se traduit, nous l'avons vu, en géométrie par le postulat des parallèles S et en analyse par le principe de l'homogénéité (I, § xni). Est-ce à dire que ce soit pour avoir constaté de tout temps la possibilité d'agrandir ou de réduire les figures que nous nous sommes habitués à considérer la similitude comme nécessaire, et qu'elle est devenue une exigence de notre esprit? Mais il est clair que l'homogénéité de l'espace ne peut pas plus être constatée par expérience que son uniformité; l'idée de similitude est donc affirmée a priori comme celle d'égalité géométrique. Si notre espace est homogène, c'est parce qu'il répugne à la raison que la forme des figures dépende de leur grandeur ou de l'unité de mesure, et que l'espace ait des dimensions absolues. Le vrai nom du postulat de la similitude est : principe de relativité de l'espace. Ce principe et celui de l'identité géométrique suffisent à caractériser l'espace euclidien; réunis, ils en constituent la définition : L'espace euclidien est, parmi les espaces à trois dimensions qui admettent le déplacement d'une figure invariable, le seul qui admette des figures semblables. Ainsi la géométrie repose tout entière sur les définitions, tant de l'espace que des figures particulières, qui lui fournissent sa matière, et sur les axiomes analytiques, qui lui donnent

.sa forme.

On comprend à présent la conclusion paradoxale de M. Poincaré : « Une géométrie ne peut pas être plus vraie qu'une autre; elle peut seulement

1. Cf. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, t. II, p. 55, note; et M. Paul Tannery, ap. Revue philosophique, t. II, p. 441, note 3.

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-être plus commode. Or la géométrie euclidienne est la plus commode, parce qu'elle est la plus simple. » On voit immédiatement que le postulat de l'uniformité et celui de Thomogénéité rendent l'espace euclidien plus com- mode que tout autre. De plus, selon la remarque de M. Calinon S de même que tout élément linéaire est rectiligne, et de même que tout élément superficiel est plan, l'élément différentiel de tout espace est euclidien; en d'autres termes, une portion infiniment petite d'un espace anomaloïde est homaloïde, c'est-à-dire identique et homogène, et une figure infiniment petite de cet espace est semblable à une figure euclidienne : par exemple, la somme des angles d'un triangle sphérique ou pseudosphérique (triangle rectiligne de Riemann ou de Lowatchewski) infiniment petit est égale à deux droits. L'espace euclidien est en quelque sorte le type de l'espace à trois dimensions, comme le plan est le type des surfaces, et la droite le type des longueurs; il est donc bien, comme le dit M. Poincaré, « le plus simple en soi ». D'autre part, il est impossible de ne pas remarquer le caractère éminemment rationnel des postulats qui le définissent. Les phi- losophes y reconnaîtront sans peine le principe d'identité et le principe de relativité; et c'est sans doute parce qu'ils sont des apphcations de ces deux grandes lois de l'esprit que les postulats sont aussi de « grandes lois de l'univers ». On peut donc présumer qu'entre tous les espaces possibles notre choix n'est pas guidé, comme le croit M. Poincaré, par des faits expérimentaux, ni même, comme le pense M. Renouvier, par une intuition a priori, mais par des principes rationnels. Si cette présomption était justifiée,' c'est alors, mais alors seulement, qu'on pourrait qualifier la méta- géométrie d'absurde, et l'accuser de « contredire les principes régulateurs de l'entendement ».

Voici une autre conséquence que les philosophes pourront tirer de la discussion précédente. Puisque, d'une part, presque tous les jugements synthétiques proposés par M. Renouvier comme des postulats se démon- trent, et que, d'autre part, il est difficile, sinon impossible, de voir dans les véritables postulats de la géométrie euclidienne des synthèses de la quantité et de la qualité -, il est probable que ces catégories de quahté et de quantité ne peuvent s'appliquer aux idées géométriques, qui semblent être de pures grandeurs. Une telle conclusion, si elle était vraie, suffirait à ruiner la théorie criticiste des postulats; peut-être même ébranlerait-elle cette fameuse distinction des jugements analytiques et des jugements synthé- tiques, qui est la pierre angulaire de la critique kantienne. Il faut croire, au surplus, que celte distinction si claire en apparence est bien faUacieuse, puisque son auteur lui-même, de l'aveu de M. Renouvier (p. H ; 16, note), s'y est souvent trompé, et que le premier exemple qu'il ait donné d'un jugement synthétique (7 + 5 = 12) parait être un jugement analytique. Il y a là, avouons-le, de quoi justifier la défiance et les doutes des mathématiciens 3,

1. Revue philosophique, octobre 1891 : les Espaces géométriques.

2. Ils ressembleraient plutôt à ce que M. Renouvier appelle des jugements ana- lytiques fondés sur l'intuition, car ils analysent notre intuition de l'espace, et en décrivent les propriétés essentielles.

3. M. Paul Tannery, ap. Revue philosophique, t. XXVII, p. 73-14.

couTURAT. F. Piïlon, a V Année philosophique y) . 85

Or si cette distinction n'a pas de sens en mathématiques, c'est peut-être parce que les propositions de cette science ne comportent ni sujet ni attribut ; que, par suite, elles n'établissent aucun rapport d'inclusion entre des con- cepts, et qu'elles échappent complètement aux règles de la syllogistique aristotélicienne. Nous craignons donc fort que la théorie logique du juge- ment géométrique ne soit à refaire.

En résumé, si nous avons été obligé, pour nous conformer aux méthodes rigoureuses et aux résultats les plus certains de la science moderne, d'écarter la plupart des postulats énoncés par M. Renouvier, nous avons essayé de prouver que le criticisme n'a rien à craindre de la géométrie générale, et qu'il n'a pas de raison pour la combattre. Quant aux considé- rations logiques et métaphysiques que nous venons d'opposer à l'esthé- tique transcendantale et à la théorie kantienne des postulats, il va sans dire que nous ne prétendons pas le moins du monde les avoir démontrées. Nous nous bornons à les indiquer brièvement au lecteur, et à les soumettre respectueusement au maître dont la pensée les a suscitées; nous avons cru que la meilleure manière de lui rendre hommage était de discuter sa doctrine en toute liberté. Nous ne saurions trop le louer d'avoir perpétué parmi nous la tradition des grands philosophes qui ont cherché dans l'étude des mathématiques les fondements de leurs systèmes, et le remer- cier d'avoir appelé notre attention sur ces problèmes de critique scienti- fique, qui sont à la fois les plus difficiles et les plus attrayants pour le métaphysicien.

Louis Couturat.

SUR LA PHILOSOPHIE D'ERNEST RENAN

Ernest Renan a été dans notre siècle l'écrivain unique pour refléter dans son œuvre la pensée de son temps et pour accentuer, en l'exprimant, les traits essentiels et parfois disparates qui la distinguent. Peut-être tien- dra-t-il par là, dans l'histoire de la littérature en France, une place compa- rable à celle de Pascal ou de Rousseau. Comme eux, il n'a point connu d'abord la vérité qui devait réclairer; pour entendre la parole libérati'ice, il a la créer par l'effort de sa propre réflexion; ces crises douloureuses, en même temps qu'elles révèlent à l'esprit qui les traverse le mal dont son époque souffre obscurément avec lui, et lui en font mesurer toute la profondeur, marquent d'une empreinte durable chaque pensée, et com- muniquent au style cette originalité d'expression, cette puissance de péné- tration qui font le génie proprement littéraire.

Renan n'est pas un philosophe, il n'a pas voulu l'être, il lui eût répugné d'être considéré comme tel. En homme qui ne voulait être ni dupe ni pri- sonnier de rien, même de la vérité, il se défiait surtout de la philosophie, non par dédain des problèmes philosophiques, qu'il a traités presque tous et auxquels il revenait sans cesse; mais en pareille matière il apportait une méthode qu'il a distinguée lui-même de la méthode philosophique, il aimait l'approximation pour l'approximation; peu s'en faut qu'il n'en ait fait la condition à la fois nécessaire pour bien penser, parce qu'elle laisse l'esprit libre de se mouvoir, libre de se dédire, et nécessaire pour bien dire, parce qu'elle donne au style l'aisance et la grâce de ce qui est vague et flottant; or ce n'est pas ainsi que se forment les systèmes. Pourtant Renan avait commencé par avoir un système, et il a dit un jour que vivre sans un système sur les choses ce n'est pas vivre une vie d'homme. Bien qu'il n'eût point publié l'ouvrage qui en contient l'exposition, de peur, explique-t-il, de choquer les gens de goût, c'est cet ouvrage qu'il convient d'étudier tout d'abord, parce qu'il renferme, sous leur forme la plus ferme et la plus profonde aussi, quelques-unes des conceptions qu'il devait déve- lopper dans la suite, et aussi parce que l'examen de ce système qui fut le point de départ de sa pensée nous permettra de comprendre comment il en est arrivé à répudier tout système et à entraîner les générations qui le suivirent dans cet état d'incertitude qui a donné parfois l'illusion du scep- ticisme.

L. BRUNSCHVicG. Sitv la philosophie d'Ernest Renan. 87

V Avenir de la science est dogmatique; il apporte une affirmation déci- sive, un dénoument au drame qui se déroulait alors dans la conscience du siècle, et qui s'était joué, avec un intérêt plus pressant et plus pathétique encore, dans la conscience de l'auteur lui-même. Que doit-il advenir de l'humanité, qui a perdu tout à la fois et les croyances absolues d'autrefois, et les naïves illusions des âges précédents? La foi antique est ébranlée, la foi nouvelle n'est pas affermie. L'homme sait qu'il ne peut rien connaître qu'en suivant sa raison, mais il sait aussi que cette raison est encore igno- rante et exclusive; il voit qu'il ne peut jamais agir qu'en suivant sa nature, mais il voit aussi que cette nature actuellement n'est pas bonne. La science pénétrant dans l'âme qui s'est vouée à Dieu, renversant tout ce qui n'est pas elle, tout ce qui contredit à sa méthode et à ses principes, n'a guéri cette âme ni de l'angoisse morale ni de la crainte religieuse; elle ne sera pas souveraine, tant qu'elle ne satisfera pas à celte faculté d'amour et d'adoration qui confère à l'homme son humanité. Or peut-on espérer que la science y satisfasse jamais?

C'est à cette question que répond l'Avenir de la science.

Le livre commence par un chant de triomphe : la liberté de l'esprit est conquise. L'esprit est libre, c'est-à-dire qu'il est uniquement un instrument pour la recherche de la vérité, que la vérité n'est pas faite pour servir le monde, mais le monde fait pour servir la vérité. La vérité est une fin en soi : proposition toute simple d'apparence, mais qui n'a pas encore été appliquée. Jamais l'homme ne s'est placé en face d'une solution dans un état d'indépendance totale et de complète impartialité, se demandant à lui-même non pas quel intérêt il peut avoir à ce que cette solution soit vraie, mais par quel procédé il lui est possible de s'assurer qu'elle l'est. Du jour l'esprit renonce à celte prévention qui s'effraye des conséquences d'un principe, pour seulement en peser la certitude, il analyse ses pro- pres lois pour y trouver la marque dislinclive de propositions susceptibles d'être déterminées avec précision et indéfiniment vérifiées, du jour où, en un mot, la science est constituée, la raison humaine est fondée : voilà la grande découverte des temps modernes. Exister, c'est être éternel : la raison humaine n'existait pas, tant qu'elle était réduite aux efforts, toujours impuissants, de penseurs toujours isolés qui devaient, chacun pour leur compte, et depuis le principe, reprendre incessamment le problème uni- versel. Est-ce qu'on peut ajouter une philosophie à une philosophie, une religion à une religion? Le progrès ne se fait ici, s'il est possible, que par voie de substitution, et au prix de crises successives qui remettent en question jusqu'à l'existence même de la philosophie et de la religion. La connaissance scientifique est inébranlable : l'avenir pourra l'étendre, il ne pourra ni en altérer le caractère, ni en modifier la certitude. Les vérités actuelles font partie de la vérité future. La somme peut croître indéfini- ment, mais chaque partie de cette somme y entre à titre définitif, avec son signe et sa quantité déterminés. Le progrès scientifique est une addition constante de vérités homogènes. Il est donc vrai de dire que l'avènement de la science prépare l'avènement de la raison; la science est l'instrument de la liberté intellectuelle.

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D'autre part, puisque la méthode de la science est unique et uniforme, qui a pénétré l'esprit de cette méthode possède dans sa forme générale la science humaine. Faudra-t-il croire qu'une telle possession suffise? Non, cette liberté toute formelle à laquelle aboutit l'idéalisme de la psychologie subjective n'est en réalité qu'un moyen; cultiver ce prétendu transcendan- talisme qui, sous prétexte de s'élever au-dessus de toute vérité limitée, s'isole de l'univers qu'il dédaigne et qui lui échappe, c'est faire le vide autour de l'esprit, c'est demander la liberté au néant de la pensée. Liberté signifie activité, fécondité, plénitude; il faut aller de la science à la liberté, et savoir revenir de la liberté à la science, afin d'étudier sans cesse par de nouvelles conquêtes le domaine soumis à la juridiction de la raison. La continuité de cet effort intellectuel, l'accumulation des découvertes positives assureront seules à la science la direction morale de l'humanité, parce que seules elles lui permettront de résoudre peu à peu toutes les questions que l'humanité s'est posées. C'est une erreur de croire, avec le positivisme, que les progrès de la raison humaine, en détruisant les anciennes hypothèses, ont supprimé par même les problèmes qui les avaient suggérées; au con- traire, en limitant le nombre des solutions possibles, ils ont rendu le besoin d'une solution plus pressante. Il serait dangereux par suite de prétendre ignorer des sentiments tels que les sentiments moraux et religieux qui sont la conquête la plus précieuse et la plus certaine de la civilisation, sous prétexte que ces sentiments, ne pouvant être justifiés par une expérience immédiate, ne trouvent pas de place dans l'organisaiion actuelle de la science positive. La véritable science, elle, n'est étrangère à rien de ce qui est humain, elle n'exclut qu'une chose qui est l'exclusion même. Elle sera donc œuvre de réconciliation, source de richesse et de paix intellectuelles. Le savant, à mesure qu'il approfondira sa notion delà nature, comprendra ce que l'ignorant osait appeler le surnaturel, il atteindra le divin à force d'humanité; carie surnaturel n'est, au fond, qu'un aspect parmi les multi- ples aspects de l'univers, car le divin ne peut être une réalité distincte de ce qui existe, c'est le meilleur de l'homme même, c'est l'esprit dans son intégrité et dans sa perfection. Au terme de la science, la morale et la religion qui, un instant, avaient été niées, parce qu'elles avaient elles- mêmes commencé par nier, seront l'objet d'une affirmation plus éclairée, partant plus sincère et plus profonde; la plus haute fonction de l'intelli- gence sera d'affermir l'amour et de justifier l'adoration.

Ainsi l'antagonisme apparent de la raison et de la foi se résout dans une harmonie : celui qui, après avoir vécu de la vie chrétienne, et s'être cru appelé à préparer le salut de l'humanité, s'est tourné vers la science, pour demeurer sincère avec lui-même et connaître la vérité, n'a rien sacrifié de ce qui était en lui sacré et divin; au contraire, il a trouvé dans la disci- pline nouvelle un instrument plus sûr pour satisfaire aux exigences les plus élevées de notre nature, pour préparer « l'organisation de l'humanité », qui prépare elle-même « l'organisation de Dieu ». En se consacrant au dévelop- pement de la science, en particulier de celles des sciences qui, joignant à la certitude de la méthode positive l'intérêt moral que présente une étude intégrale de l'humanité, forment le trait d'union entre l'esprit de raison et

L. BRUNSCHViCG. Sw la philosophie d'Ernest Renan. 89

l'esprit de religion, Renan n'a cessé de marcher dans le sens de ses pre- mières espérances; il a fidèlement suivi le programme que V Avenir de la science traçait à sa génération; et, lorsqu'il livra enfin au public l'ouvrage de sa jeunesse, quarante années après l'avoir écrit, il put se rendre ce témoi- gnage qu'il avait bien fait l'œuvre qu'il avait voulu faire.

Mais, en même temps, essayant de juger, avec cette sincérité absolue qui fut sa vertu, la portée et les conséquences de cette œuvre, il s'exprime ainsi « 11 est possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée a suivre la ruine des croyances surnaturelles, et qu'un abaissement réel du moral de l'humanité date du jour elle a vu la réalité des choses ». On ne peut lire sans émotion une déclaration semblable dans la préface d'un livre qui se proposait comme fin la réforme morale de l'humanité, et qui respirait une telle confiance dans la nécessité, dans la sainteté du pro- grès D'avoir eu la force de l'écrire sans tristesse, c'est peut-être le plus éclatant témoignage que Renan ait donné de cette sérénité parfois héroïque dont il avait fait sa règle de conduite. Pour nous, devant un tel aveu, qui n'est ni accidentel ni isolé dans les derniers écrits de Renan, et fournit une preuve, entre beaucoup d'autres, de cet affaissement lent qu'a subi sa pensée, nous devons essayer de comprendre comment l'auteur de l Avenir de la science a pu en venir à ce désaveu final, quel défaut caché a frappe

son œuvre de stérilité. .

Par une conséquence à peu près inévitable à l'esprit humain, Renan devait mettre la liberté intellectuelle qu'il avait conquise au service des sciences auxquelles il devait sa libération, c'est-à-dire de la philologie et de l'histoire. Or ces sciences étaient-elles en effet, comme Renan l'a cru, capa- bles de porter le poids de la pensée humaine, de servir de base à une con- ception philosophique de l'univers? Ce sont, a-t-il dit, des sciences critiques. Qu'est-ce que la critique? Qu'est-ce que la science?

La critique peut se définir l'application de l'intelligence humaine avec toutes ses ressources à ce problème : comprendre l'humamté. Tout ce qui ' n'est pas donné dans notre conscience individuelle, nous ne pouvons le connaître tel qu'il est; nous n'en saisissons que les manifestations exté- rieures, les signes. Puis, à mesure qu'un spectacle s'éloigne de nos yeux et se perd dans notre souvenir, les signes en deviennent plus rares et moins expressifs; à la complexité et à la particularité des faits se substituent des notions très générales et très simples, jusqu'à ce qu'enfin la connaissance du passé se réduise à une sorte de schématisme arbitraire, à la fois insi- gnifiant et incohérent, qui n'offre plus de prises pour ainsi dire a 1 intel- ligence. 11 s'agit donc, pour se mettre véritablement en contact avec 1 hu- manité disparue, de retourner de ce schématisme à la réalité, c'est-a-dire de donner de sa vie et de son âme, pour refaire de la vie et de l'âme. L es- prit naïf, avec cette faculté d'assimilation spontanée qui est la propriété vitale par excellence, projette son individualité sur les objets extérieurs ; le critique n'a pas d'autre procédé à sa disposition, puisque l'homme ne voit jamais et ne sent jamais que lui-môme dans tout ce qu'il voit et dans tout ce qu'il sent; mais il agit avec réHexion, il essaye d'élargir sa pensée, afin de la purifier de ce qu'elle pourrait avoir de trop particulier, de la

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rendre adéquate aux choses, et de s'y assimiler enfin. 11 met son imagi- nation au service du réel, il emploie sa puissance de raisonnement à retrouver cette logique intérieure qui conduit les idées, les hommes ou les choses; ainsi les quelques faits qui ont échappé à l'oubU seront reliés entre eux par une chaîne que forme, sans l'intervention de la volonté, une sorte de travail involontaire de la pensée : œuvre toute désintéressée, toute personnelle en même temps; la critique vaut exactement ce que vaut le critique, car c'est avec son âme qu'il ranime les âmes mortes. Le cri- tique est créateur d'âmes; il est poète. La vérité critique est œuvre de poésie. Nul n'a confirmé cette proposition de façon plus brillante que Renan lui-même. L'histoire était pour lui matière à divination, si bien qu'il s'interdit tout autre problème que ces problèmes obscurs des origines, qu'il comparait à ceux de l'embryologie; il s'arrête dans l'étude des ori- gines du christianisme au moment se fait la pleine lumière, la vérité est à la portée d'un compilateur consciencieux comme l'abbé Fleury. Son originalité n'est à l'aise que dans des tentatives de reconstruction, les couleurs n'apparaissent que faiblement et lentement, à l'aide de tou- ches délicates et d'insensibles nuances, les oppositions s'amollissent et se fondent, les objets se peuvent baigner dans une atmosphère de dou- ceur qui émane de l'âme même de l'auteur, les héros, quels qu'ils soient, Jésus, Marc-Aurèle, Spinoza, peuvent recevoir la ressemblance de l'esprit qui les a ressuscites.

La science, en tant qu'elle est susceptible d'une entière exactitude, a pour unique objet les signes mêmes des choses; elle n'étudie dans ces signes que leurs rapports réciproques, sans aucune considération de leur signi- fication interne; la sensibihté et l'imagination ne peuvent qu'égarer la science parce qu'elles cherchent toujours à se représenter leur objet sous la catégorie de la réalité. Les notions premières de la science, le mouve- ment, l'atome, i'éther échappent à toute espèce d'intuition, aussi bien qu'une expression algébrique; ce sont simplement des conventions, posées en vertu d'une loi qui est précise, parce qu'elle est tout abstraite. Le sym- bolisme qu'elles engendrent se suffit à lui-même parce qu'il satisfait aux conditions de la méthode, et se poursuit infailliblement par le progrès de cette méthode. De cette conclusion : la vérité scientifique n'est pas le privilège d'un individu, puisqu'elle n'est pas le fruit d'une pensée origi- nale; née d'un procédé intellectuel qui ne peut différer d'un esprit à un autre, elle est exactement pour l'un ce qu'elle a été pour l'autre. Nul ne peut refuser de l'admettre, ou prétendre l'interpréter; elle s'impose à tous avec une égale autorité, elle a une valeur universelle. Par suite, nulle révo- lution ne peut en détruire les caractères immuables, en compromettre la certitude; elle existe en soi, comme un être réel; elle a une valeur objec- tive; et il est légitime de parler de l'avenir de la science.

Etant donnée cette conception de la critique, étant donnée cette con- ception de la science, Renan a affirmé sans démonstration que l'histoire reposait sur la critique et que l'histoire constituait une science.

Ce rapprochement de deux conceptions au fond inconciliables permet peut-être de découvrir les bornes la pensée de Renan est restée enfer-

L. BRUNSCHviCG. Sur la philosophie d'Ernest Renan. 91

mée se heurtant presque partout à une contradiction fondamentale qu'elle n'a pu surmonter. Prenons-la sur le fait dans un exemple curieux. Renan, avec raison sans doute, estimait que le progrès des connaissances humâmes avait pour but l'organisation politique et sociale de l'humamte : si un homme pouvait vivre content de sa science au milieu de l'ignorance et de la misère générales, il lui manquerait la plus belle et la plus précieuse des sciences, celle qui fait sentir le prix de la bonté et la vertu de la solida- rité. Seulement comment concevoir cette organisation? Il semble d abord qu'il n'y ait pas de doute : l'esprit seul ayant une valeur dans l'univers, la culture et le développement de l'esprit peuvent seuls être considères comme l'objet propre de la civilisation; il faut former des esprits libres. Est-ce a dire qu'il suffise de conférer aux différents citoyens d'un Etat l mtegnte des droits politiques, de proclamer et de garantir la liberté de penser? Non, cette liberté n'est encore qu'une condition matérielle de la véritable liberté intellectuelle : la véritable liberté ne peut s'acquérir du dehors grâce à une convention sociale; elle consiste dans l'usage que chacun tait du droit que lui donne cette convention, dans l'effort pour remphr, d une pensée réelle qui soit à lui, produite par lui, les cadres d'affirmation que le langage lui a transmis, pour étendre et prolonger par suite dans eur direction originale les lignes particulières qui dessinent son individualité, en un mot, pour représenter une face de l'esprit du monde, et concourir ainsi pour une part d'intérêt et de diversité « au développement harmonique

de l'humanité ».

Or ce même écrivain qui ne manque jamais, pour le passe comme pour le présent, de condamner toute intervention des pouvoirs pohtiques dans les luttes de l'esprit, qui refuse à l'État jusqu'au droit de créer un ensei- gnement public, lorsqu'il essaie de tracer, ne fût-ce qu'en manière de rêve le tableau de la société future, remet aux mains des savants le gou- vernement absolu des peuples. Ils l'auront, ce gouvernement, non que l'humanité puisse jamais être persuadée intimement de leur supériorité; mais parce que la puissance matérielle de la science assoira leur domi- nation sur l'inébranlable fondement de la terreur. C'est elle qui leur per- mettra de travailler au développement de la raison et de la moralité; par elle, ce qui est juste, pour la première fois, sera fort. Les savants, despotes pour le bien, malgré les hommes peut-être, réaliseront l'humamte parfaite. Certes il ne convient pas d'attacher à ces pensées plus d'importance que Renan n'a voulu paraître leur en donner; n'est-il pas vrai pourtant qu on s'épuiserait en vain à chercher comment un même esprit a pu former ainsi deux conceptions contraires et s'y arrêter tour à tour, si l'on n'avait distingué dans sa pensée comme deux pôles opposés entre lesquels devait s'établir un mouvement fatal d'oscillation, si l'on ne savait que le libéra- lisme est la conclusion de la critique, et que le socialisme autoritaire se rpclfiTïif* de IcL science i

Si l'on généralise ces remarques, il semble qu'on puisse se représenter assez nettement l'état de pensée qui a inspiré les conceptions philosophi- ques de Renan : l'esprit fait un grand effort vers la hberté absolue, puis, n'ayant fait que l'entrevoir, inquiet, épouvanté de sa sohtude comme du

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néant, il tente de se rattacher à une réalité concrète, objective, indépen- dante de lui, et finit par abdiquer sa propre liberté.

Ainsi la vérité est d'abord conçue comme une création de l'intelligence. Impossible à la connaissance de sortir de l'ordre idéal, de rejoindre la chose elle-même et de se confondre avec elle; elle forme un système dont la certitude consiste uniquement dans la relation réciproque des par- ties entre elles, dont le développement, tout interne, ne suppose d'autre condition que le progrès spontané de l'activité intellectuelle. Suivant la doctrine de la liberté, par conséquent, la vérité n'est relative qu'aux lois de l'esprit; elle ne se distingue pas de ces lois elles-mêmes. Or, en même temps qu'il adopte cette conclusion, Renan lui donne un sens tout nouveau, en interprétant ces lois, non pas comme des lois logiques, ainsi que faisait l'idéalisme allemand, mais comme des lois historiques. L'esprit humain se réalise dans le temps, suivant le processus nécessaire, non pas de l'esprit en tant qu'esprit, mais de l'humanité en tant qu'humanité. Par suite, au lieu de créer la nature, par cela seul qu'il la connaît, de la déterminer par sa constitution, il est réintégré dans la nature, il est lui-même un produit. La connaissance, au lieu d'être la condition première de toute existence et de ne dépendre que d'elle, est relative à un être posé avant elle, dont la destinée est dominée par une loi immuable. L'humanité existe d'abord, et la vérité ensuite, parce qu'il y a une humanité. Connaître la vérité, ce sera donc savoir comment se développe cet être, en reconstituer le passé, afin d'en comprendre le présent et d'en prévoir l'avenir. Voici donc le savant en face de l'humanité : le passé étant déterminé déjà, il peut le saisir avec certitude, au moins dans sa direction générale, et par la critique il peut mesurer le degré d'exactitude et de précision il se croit parvenu. Pour le présent, s'il essaie d'y appliquer les procédés propres à l'investigation historique, les problèmes se présentent à lui avec une telle complexité qu'il ne peut espérer d'en réunir toutes les données; tout raisonnement, dès lors, étant à la fois partiel et exclusif, ne peut rien conclure que de probable; et nulle thèse n'étant susceptible d'une preuve catégorique, il s'appliquera surtout à ne rien sacrifier dans sa pensée de ces oppositions perpétuelles, qui donnent au monde son intérêt, peut-être sa réalité. Dans ces conditions enfin, comment résoudre le problème qui fut la préoccupa- tion constante de Renan, c'est-à-dire comment pénétrer le but dernier de l'humanité, lui assigner son rôle dans l'état définitif de l'univers? La con- ception même qu'on se forme de l'avenir entrant à titre de facteur dans la préparation de cet avenir, tandis que, d'un autre côté, la force inconsciente qui s'agite au cœur de l'organisme universel poursuit une fin forcément ignorée des parties de cet organisme, toute affirmation relative à l'avenir serait, il ne suffirait plus dire objet de contradiction, mais contradiction intrinsèque.

L'attitude que Renan finit par prendre à l'égard de la vérité, explique à son tour son attitude en face du problème moral. Vertu signifie désinté- ressement; c'est trahir la cause que l'on prétend servir, et ruiner le bien accompli que d'attendre de son effort une autre récompense que celle d'avoir bien agi. Le sacrifice de l'égoïsnie a pour fin ce sacrifice même. Mais, d'aqtre

L. BRUNSCHVICG. Snv la phUosopMe d'Ernest Renan. 93

part, la vertu n'est bonne que si elle est vraie, c'est-à-dire si elle a un objet; il faut donc que la moralité corresponde à l'ordre des choses, qu'elle concoure au but que poursuit cette conscience obscure qui est immanente à l'univers. C'est la même application du même principe -.l'esprit se donne à lui-même une loi, mais cette loi est vaine, si elle n'est pas en même temps la loi des choses. Or comment la vertu demeurerait-elle à la fois désintéressée et efficace? Si elle est renoncement, comment la juger à l'œuvre? Pour qu'elle soit elle-même, c'est-à-dire pour qu'elle témoigne d'une parfaite abnéga- tion, il faut que la vertu soit une illusion, il faut que son œuvre soit abso- lument vaine. Et c'est ce qui est en effet : l'objet propre de la moralité ne peut se constater scientifiquement dans l'univers, les conditions maté- rielles de fexistence contredisent aux conditions morales, la nature donne un perpétuel démenti à la conscience. Celui qui se dévoue à la cause de l'idéal ne le verra jamais triompher; il aura vécu, il sera mort pour une ombre; par il sera doublement grand, pour avoir cru, et pour avoir été trompé. La vertu est une duperie; mais sans cela elle ne serait pas vertu, et c'est à cause de cela même que le sage doit la pratiquer, vivre en saint le cœur plein d'ironie contre soi-même, contre les hommes, contre Dieu. Étrange paradoxe, qui fait que l'historien de saint Paul regrette que fapôtre un jour n'ait pas su regarder son œuvre avec un sourire de détachement et de scepticisme, qu'il n'ait même pas maudit ou raillé la vertu. Quoi donc! si la nature est le mal, je m'y soumettrai! « Le mal, dit Renan, c'est de se révolter contre la nature, quand on a vu qu'elle nous trompe. » Non, répondrons-nous, le mal n'est pas là; se révolter, et soulever l'humanité contre la puissance cruelle qui lui aurait imposé la loi de la souffrance, ainsi que fit Épicure, ce serait bien faire; ce serait, dans une telle hypothèse, f unique moyen de bien faire. Le mal est ailleurs : il consiste à subordonner la valeur de la moralité aux lois de la nature, à demander au fait, à l'événement de légitimer le devoir. Le mal, c'est, quand on a reconnu que l'idéal est ce qui contient le plus de richesse spirituelle, de demander au monde une autre richesse, de vouloir juger l'idéal par la réalité.

Les réflexions précédentes suffisent-elles à montrer comment Renan a

formé ses pensées philosophiques? Elles ne suffisent pas à faire comprendre

comment il s'y est arrêté, et comment elles ont pu le satisfaire. La logique,

à vrai dire, ne peut apporter à des conceptions morales qu'une justification

théorique et, pour tout dire, apparente. La raison profonde, le principe de

ces conceptions gît dans un sentiment, dans « une pensée de derrière la

tète » qui ne peut ni se réduire en argument, ni se traduire par une

expression claire, mais qui fait partie en quelque sorte de la personnalité

elle-même du penseur, qui vil et agit en lui, à son insu parfois. Si Renan

a conçu la vérité et la moralité comme de simples relations, c'est qu'elles

étaient pour lui relatives à quelque chose d'autre qui était fabsolu. Le vrai

et le bien existent, s'il existe un être qui a donné une destinée à Ihomme et

un but au monde. Toutes les pensées de Renan, de quelque nature qu'elles

soient, révèlent une préoccupation constante et dominante du problème

religieux; son œuvre est essentiellement d'ordre théologique. Ici encore,

94 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ici surtout, celte même question se pose : Renan a-t-il su bien user de cette liberté intellectuelle qu'il avait payée d'un si grand prix? Est-ce à cette liberté même qu'il a demandé de lui rendre le Dieu qu'il avait perdu? Pour Renan, la critique mène, non pas à la philosophie proprement dite, mais à la science; il a voulu que l'objet de la religion fût en même temps objet de science. Or la science, la vraie science, qui est une œuvre de l'esprit, ignore cependant l'esprit avec ses deux caractères constitutifs, l'immatériel et l'in- temporel, éléments nécessaires pour la conception positive et vraie des deux attributs divins, l'infinité et l'éternité. Comment donc espérer de fonder sur la science une religion en esprit et en vérité? La science ne connaît pas le monde moral; il reste donc à supposer que Dieu est produit par l'im- mensité de l'espace et l'immensité du temps. Chaque individu apparaissant comme un moyen pour le développement de l'espèce, chaque être se com- prenant en tant qu'il fait partie d'un système, si l'espèce devient individu par rapport à une espèce supérieure, et le système partie d'un système plus vaste, on linira par concevoir le « xb uàv mystérieux tout s'harmo- nise et se justifie »; c'est-à-dire que l'on prend la nature même qui est objet de science, on en suit le développement à travers l'espace ou le temps; puis on sort à un moment donné du hmité et du déterminé qui en faisaient précisément l'objet de la science, et l'on substitue aux concepts relatifs de la science l'affirmation théologique. La science ne voit rien et ne peut rien voir dans l'univers qui soit susceptible d'une qualification morale; mais la science n'embrasse pas l'univers. Donc, on a le droit de dire : « Le tout est bon », et le devoir d'ajouter : « Veuillons ce qu'il veut ». Ces deux principes contiennent toute la religion : « Nous pensons, nous autres, qu'on est religieux, quand on est content de Dieu et de soi- même ».

Le sentiment divin par excellence, c'est le sentiment de l'harmonie intime entre l'individu et l'univers, la sympathie entre la partie et le tout. A mesure que ce sentiment se développe, la nature prend conscience de son infinité et de son unité, et le divin se répand dans le monde; disons mieux. Dieu se réaUse. Puisqu'il faut que Dieu existe dans le monde, il n'y peut coexister avec la laideur, l'erreur et l'égoisme. Dieu est affirmé par l'effort que fait toute créature pour nier le mal. Au terme de l'évolution cosmique, le jour sera accomplie l'organisation de la raison, quand le mal ne sera plus, Dieu sera.

Renan a cru concilier ainsi l'idéalisme de la critique qui exige un principe de progrès indéfini, avec le naturalisme de la science qui repousse toute notion purement intellectuelle. Mais une telle conciliation est chose impos- sible. La critique ne mérite d'être appelée de ce nom que si elle fait la critique de la science; lorsqu'elle en accepte, comme fait Renan, les con- clusions, sans examen, à titre de vérités absolues, elle abdique. Que devient l'esprit, centre unique auquel la critique ramène tout, une fois ({ue la science l'a enfermé dans ce qui est pourtant le produit de l'esprit, dans les formes de l'espace et du temps? La masse incommensurable de l'univers matériel figure l'être infini et se substitue à lui. Le verbe, qui est la marque propre de la raison, exprime l'acte créateur de la vérité qui est vraie

L. BRUNSCHVICG. Sur la philosophie d'Ernest Renan. 95

toujours et partout, cesse d'être le verbe éternel; il se conjugue, et l'on dit de Dieu : il sera. Quand Renan a sanctifié cette force inépuisable de la nature génératrice, il s'est écrié : « Je crois à Dieu le Père »; est-ce le fils maintenant qui peut dire au père : tu seras? Quel blasphème est pire? Il ne faudrait plus nous dire alors que Dieu appartient à la catégorie de l'idéal, il faudrait conclure qu'il appartient à la catégorie de la contradiction. Con- clusion inévitable pour Hcnan : car celui qui avait reconnu que Dieu est esprit n'avait pas le droit de subordonner l'existence réelle de cet esprit à la réalité des choses temporelles. C'est, en définitive, pour avoir négligé le problème de VEsthétique Iranscendantak que Renan aboutit ainsi à des solutions contradictoires en logique, en morale, en théologie. Celui qui a été regardé parfois en France comme le chef de l'école critique s'arrête précisément commence la Critique de la raison pure. Il a pu s'inspirer de certaines idées de Hegel; au fond, il est antérieur à Kant.

Dès lors on peut dire comment il faut entendre l'expression de dilettan- tisme, si souvent employée pour désigner le relativisme de Renan. Si ce mot signifiait uniquement indifférence vis-à-vis de la vérité, détachement de toute moralité, raffinement d'égoïsme qui tourne toute chose en spec- tacle et tout spectacle en jouissance, ce serait à la fois une grossière méprise et une grande injustice que de l'appliquer à un penseur tel que Renan, de le représenter tel que lui-même a dépeint l'Antéchrist. Mais il est possible de donner à ce jugement un meilleur sens, on peut entendre que c'est l'idée de la beauté qui domine toutes les conceptions de Renan, que la beauté est, dans sa doctrine, la catégorie suprême, la seule qui se suffise et qui explique les autres. En effet, la vérité, la moralité, la reli- gion doivent avoir un objet, puisqu'elles sont conçues comme des i-ela- tions; et puisque l'esprit est nécessairement incapable de donner à cet objet une existence permanente en dehors de lui-même, il s'ensuit que cet objet est une création de l'esprit, apparaissant et disparaissant avec l'acte même d'intelligence qui le conçoit. Or tel est le caractère de l'objet esthé- tique : il naît sous le regard, croît avec l'amour, meurt avec l'àme. Etre beau, c'est être contemplé comme tel. Donc, appliquer au monde cette catégorie de la beauté, en ramener toutes les qualités et toutes les mani- festations à n'être que des modes de la beauté, faire de l'univers une har- monie, c'est l'unique moyen de le comprendre, l'unique moyen de le jus- tifier; caria beauté est la seule des relations idéales qui se crée à elle- même son objet, sans réclamer un principe antérieur qui en soit le fonde- ment, sans attendre un résultat ultérieur qui en soit la vérification. Elle satisfait à la fois à l'idéalisme qui en reconnaît l'origine dans la liberté de l'esprit, et au positivisme qui exige que toute représentation correspond à une réalité dans le monde concret. Par suite il était nécessaire que l'œuvre de Renan aboutit, en fin de compte, à une doctrine esthétique; et c'est aussi ce qui la condamne définitivement. En effet, la beauté ne peut être la fin de l'univers. Et Renan lui-même, en môme temps qu'il admettait volontiers que les sentiments moraux et religieux fussent, avant tout, des sentiments esthétiques, refusait nettement de subordonner la beauté à la vérité : car le beau peut reposer sur une illusion, le vrai ne

96 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

peut être que le vrai; mais il en est de même, en réalité, pour le bien. La jouissance esthétique est simplement un moment de repos dans Teffort que toute création fait vers ce qui est le résultat sérieux de la vie, le vrai et le bien ; le beau n'est ni le vrai ni le bien, mais il ne serait plus d'aucun prix s'il n'était l'anticipation du vrai ou le pressentiment du bien. La beauté ne se rencontre donc que sur le chemin de la vérité ou de la moralité. Le monde ne la connaîtrait pas s'il l'avait aimée exclusivement; car la matière du jeu est le produit du travail, et l'homme laborieux seul goûte le plaisir du repos. Faire de la beauté le but suprême des choses, ce n'est rien moins qu'en supprimer les conditions d'existence. Le dilettantisme, même au sens le meilleur, est absolue stérilité; la doctrine de Renan aboutit à une pure négation.

Renan n'a donc pas résolu le problème qu'il s'était proposé : l'avenir de la science. Son œuvre ne contient pas même les germes d'un progrès nou- veau, les éléments d'une régénération de l'esprit. Ceux de ses disciples qui, ayant accepté les principes du maître, tentent de réagir contre les consé- quences fâcheuses qu'ils ont paru parfois autoriser, ne peuvent que sub- stituer l'enthousiasme et l'action au doute et à la contemplation, sans que ce changement d'attitude prépare une affirmation positive. Car l'ardeur de la prédication, la bonne volonté pratique ne peuvent combler le vide de la spéculation. La raison dernière de cette impuissance, c'est que Renan s'est en général contenté de traiter les questions telles qu'elles se posaient avant lui : il a pu changer le sens de l'alternative, il en a gardé les termes. Par exemple, au lieu de répéter : Dieu crée le monde, il a dit : le monde crée Dieu; l'ordre des facteurs est interverti, la notion des facteurs eux-mêmes n'est nullement modifiée. Cette façon de penser ne peut se justifier que dans l'hypothèse par laquelle Renan figure la marche de l'esprit humain, c'est-à-dire dans l'hypothèse d'une synthèse finale, réunissant tous les élé- ments du syncrétisme primitif, que l'analyse avait un moment séparés. Cette hypothèse repose à son tour sur ce postulat que tout ce qui existe dans l'univers, par même que cela existe, est également susceptible d'être compris, que le rôle de l'intelligence se borne à l'organisation de la matière fournie par la réalité. Or ce postulat, fondement de l'optimisme scientifique que notre siècle a hérité des précédents et qui est devenu pour lui une véritable foi, est indémontrable, parce qu'il est contradictoire en soi. Vérité signifie intelligibilité, et non réalité. Le véritable progrès de la pensée, c'est donc une analyse de plus en plus profonde qui dégage, par la réflexion sur les lois de notre activité intellectuelle, la condition de l'in- telligibilité, et juge le réel à la mesure de cette intelligibilité. Peut-être qu'à la suite de cette analyse, certains éléments contenus dans les syn- thèses antérieures se trouveront abandonnés, à la fois niés dans la spécu- lation et éliminés dans la pratique, car il peut se faire que la vérité finale ne soit ni aussi riche ni aussi vaste que la réalité première, comme il peut se faire que la moralité soit non pas épanouissement de l'être, mais absti- nence de vie, que le sentiment religieux soit non pas expansion des forces universelles, mais détachement du monde. Peu importe. Ce qui importe, étant seul efficace et fécond, c'est de découvrir le point de vue supérieur,

L. BRUNSCHViCG. Sur la philosophie d'Ernest Renan. 97

d'où se présente une alternative nouvelle, d'où le problème apparaît trans- formé parce que l'objet même eu face duquel se trouve l'esprit est trans- formé, puis de conformer la discipline morale à la discipline intellectuelle, afin d'adapter la réalité, dans la mesure nous pouvons la modifier, à ce point de vue idéal, de la créer ou de la recréer comme nous l'avons com- prise. C'est ainsi que nous pouvons, avec confiance, travailler à préparer l'avenir, je ne dis pas tel qu'il sera, mais tel que nous devons nous le repré- senter; car nous ne sommes pas, avant tout, des êtres essentiellement intel- ligents, nous ne pouvons pas prédire; nous sommes des êtres moraux, nous pouvons prescrire, et cela suffit pour vivre.

L. BrUxNSCHVIcg.

TOME r. 1893.

ENSEIGNEMENT

LA PHILOSOPHIE DANS LES FACULTÉS DE FRANCE

On a cru intéressant de renseigner les lecteurs sur Fétat de renseignement philosophique en France. Avant tout on a voulu donner la liste des cours de philosophie professés dans les Facultés, jugeant que c'était peut-être le meilleur et le plus simple moyen de mettre le public au courant du mou- vement des idées dans notre pays. On compte pubher ensuite des travaux plus spéciaux sur les importantes questions d'Enseignement et de Pédagogie philosophique, et on tient à avertir, dès le début, que toute communication de ce genre trouvera ici sa place et sera la bienvenue.

PARIS

COLLÈGE DE FrANCE

Philosophie moderne. M. Nourrisson : La métaphysique en France au xvii^ siècle. Les Cogilata Metaphysica de Spinoza.

Philosophie grecque et latine. M. Lcvêque, suppléé par M. Paul Tan- nery : Physique d'Aristote.

Philosophie des sciences. M. Pierre Laffitte : Théorie de la science abstraite. Évolution mathématique de l'astronomie en Grèce.

Psychologie expérimentale et comparée. M. Ribot : Images et imagi- nations. Psychologie des sentiments.

ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

M. Ollé-Laprune : Théorie des passions. M. Lyon : Histoire de l'empirisme.

FACULTÉ DES LETTRES

Philosophie. M. P. Janet : Étude des principales thèses philosophiques du doctorat es lettres.

Histoire de la philosophie ancienne. M. Waddington, suppléé par M. Brochard : Histoire des théories morales dans la philosophie grecque.

LA PHILOSOPHIE DANS LES FACULTÉS DE FRANCE. 99

Histoire de la philosophie moderne. M, Boutroux : De l'idée de loi naturelle dans la philosophie contemporaine.

Sciences de l'éducation. M. Marion : De l'éducation de la femme.

Conférences. M. ScaiUes : La volonté et le problème de la liberté.

Cours libre. M. Gnrdair : Théorie des vertus naturelles, selon saint Thomas d'Aqiiin.

AIX

M. Joyau : De la philosophie en France pendant la Révolution (1789-181 1).

ALGER

ÉCOLK DES LETTRES DE l'iNSTITQT UNIVERSITAIRE ALGÉRIEN

-M. Ahiux. Esthétique : le beau, l'art, la poésie.

BESANÇO.N

M. Colsenet : Examen du néo-criticisme.

BORDEAUX

M. Espinas : La volonté humaine dans ses formes supérieures. Conf. : La philosophie grecque jusqu'à Socrate.

^I. Hainelin : Wolf et Kant.

M. DurJiheim : 1'^ La sociologie criminelle; La pédagogie au xix^ siècle ; Cours de psychologie appliquée à l'éducation.

CAEN

M. MabUleau : Esquisse d'une morale fondée à la fois sur la métaphysique et sur la science. Ce cours est la dernière partie d'une étude sur la Crise morale du temps présent; il a été précédé en 1890-91 d'une étude sur les doctrines qui fondent la morale sur la Métaphysique, et en 1891-92 d'une étude des doctrines qui fondent la morale sur la Science.

CLERMONT

M. Lurjuet a suspendu son cours momentanément cette année; il faisait l'an dernier un cours sur l'esthétique comme placée au point d'intersection de l'art et de la science; il a étudié, à ce point de vue : l'architecture, la sculpture, la glyptique, la peinture.

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M. Ch. Adam : Renan.

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M. Penjon : Cours public de pédagogie. Conférences sur l'histoire de la philosophie moderne. M. Souriait : L'idéal moral.

GRENOBLE

M. Charaux : Le Beau étudié dans les chefs-d'œuvre de l'art et les théo- ries des philosophes à partir de la Renaissance.

iOO RKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

LYON

Philosophie. M. Bertrand : La crise actuelle de la morale et du droit".

Philosophie des sciences. M. Mannequin : Kant et la philosophie de la- nature.

Éducation. M. Thamin : Histoire des doctrines de l'éducation en France au xviu" siècle.

MONTPELLIER

M. Dauriac. Janvier et février : Histoire du goût musical en France depuis- Robert le D«a6/e jusqu'à Lohengrin. Mars-juin : Cours de p'sychologie phy- siologique : les sensations.

Conférences : Leçons de philosophie première. Etudes de philosophir- platonicienne.

Cours delà science d'éducation : Les qualités de l'esprit et leur culture- par les exercices scolaires.

NANCY M. Egger. Cours privé de logique.

POITIERS

M. Àrren : Cours : Psychologie expérimentale. Conf. : Études de- métaphysique et de théodicée. La philosophie au xviie siècle : Bacon et Descartes.

RENNES

M. Robert : Études de morale générale.

TOULOUSE

M. Jaurès : Le problème du mal dans saint Thomas, Leibniz et Kant.. Conf. : La philosophie d'Auguste Comte.

M. Dumcsnll : L'enfant dans la littérature moderne (G. Sand, V. Hugo,. Renan). Conf. : Études d'éducation allemande.

M. Rauh : Les ém^tioas (suite au cours de l'an dernier.) Conf. : Le; Philèbe.

REVUE DES PÉRIODIQUES

PÉRIODIQUE FRANÇAIS

Revue philosophique de la France et de l'étranger, paraissant tous les mois, dirigée par Th. Hibot, éditée à Paris chez F. Alcan, XVIF année, t. XXXIV (juillet-décembre).

N" 7. Juillet. Sommaire : Fonsegrive : L'inconnaissable dans la philoso- phie moderne. Comharicu : La musique d'après Herbert Spencer. G. Sorel : Essai sur la philosophie de Proudhon (fin). Ce numéro con- tient, outre les analyses et comptes rendus d'ouvrages parus en France et à l'étranger, une notice bibliographique qui rend compte des travaux de médecine mentale et nerveuse; une Revue de quelques-uns des périodi- ques étrangers,

8. Août. Sommaire : Roscnbach : Étude critique sur le mysticisme moderne. .A. Fouillée : Le développement de la volonté. A. ISaville : La beaulé organique (étude d'analyse esthétique). Ce numéro contient, outre les analyses et comptes rendus, les renseignements suivants sur les travaux du laboratoire de psychologie physiologique : A. Binet et F. Hcn- neffuy : Observations et expériences sur le calculateur J. Inaudi. —A. Binet et Philippe : Notes sur quelques calculateurs de profession.

9. Septembre. Sommaire : G. -37. Guardia : La personnalité dans les rêves. Revue gniêmle. M. Verne^ : Histoire et philosophie religieuse. Notes et discussions. Durand {de Gros) : Sur la terminologie philosophique.

Puis des comptes rendus et notices bibliographiques.

10, Octobre. SoMiiAinE : D'' Brazier : Du trouble des facultés musi- cales dans l'aphasie. A. Fouillée : Le développement de la volonté (fin).

Revue générale. E. Bhun : Le mouvement pédagogique. JSoles et dis- (■ussio)is. Ch. Richct : A propos du mysticisme moderne. Puis des ana- lyses et comptes rendus.

NO It. Novembre. Sommaire : L. Marillier : La psychologie de W. James.

E. de Robcrlij : De Lunilé de la science, les grandes synthèses du savoir. 77'. Ribot : Sur les diverses formes du caractère. Variétés : Congrès international de psychologie expérimentale de Londres, par L. Maril- /,>,•. _ Sur un nouvel appareil destiné à l'étude expérimentale des sensa-

102 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tions kinesthéliques, par Pierre Janet. Puis des analyses et comptes rendusr et la Revue de quelques périodiques étrangers.

12. Décembre. Sommaire : E. Lanne^ : Le mouvement philosophique en Russie; II. La philosophie de Hegel et les cercles philosophiques. F. Paulhan : La composition musicale et les lois générales de la psycho- logie. — Marinier : La psychologie de W. James (2° article). Puis des analyses et comptes rendus et la Revue d'un périodique russe.

Derniers ouvrages parus.

AGUiLERA : L'idce de droit en Allemagne, depuis Kant jusqu'à nos jours, i vol. in-S", Alcan.

ANGOT DES ROTOURS : La movale du cœur, études d'àmcs modernes, t vol. in-12, Perrin.

BAÈTs (Abbé M. de) : Les bases de la morale et du droit, i vol. in-8'^, Alcan. BENARD : Platon et sa jihilosopJde, précédé d'un aperçu de sa vie et de ses écrits. 1 vol. in-8", Alcan.

lîouRDEAU : Le problème de la mort, ses solutions imaginaires et la science positive. 1 vol. in-8'\, Alcan.

BOURDON : Vcxpression des émotions et des tendances dans le langage. \ vol. in-B", Alcan.

DUMESis'iL : Du rôle des concepts dans la vie intellectuelle et morale. 1 vol. in-8°, Hachette.

GARDAiR : La philosophie de saisit Thomas. Les passions et la volonté. 1 vol. in-8°, Lelheilleux.

JOYAU : La philosophie en France pendant la Révolution. 1 vol. in-12, Rous- seau. LYON : La philosophie de Hobbes. 1 vol. in-12, Alcan. MARiON : L'éducation dans l'Université. 1 vol. in-12, Colin. NETTER (d'') : La parole intérieure et l'âme. 1 vol. in-18, Alcan. QUEYBAT : Vvftagination et ses variétés chez l'enfant, i vol. in-12, Alcan. souRiAU : La suggestion dans l'art. 1 vol. in-8'^, Alcan. TARDE : Les transformations du droit. \ vol. in-12, Alcan.

PERIODIQUES ALLEMANDS

ï. Philosophische Monatshefte (Natorp) XXLX Band, Heft 1 et 2 r K. Lassivitz, Die moderne Energetik in ihrer Bedeutung fur die Erkennt- nisskritik. F. Staudinger, Die sittliche Frage, eine sociale Frage. E. von Hartmcmn, Religionsphilosophische Thesen. Recensionen und Bibliographie.

IL Vierteljahrschrift fur wissenschaftliche Philosophie (Avena- rius), XVI Band, Heft 4 : R. Wlassali, Die statischen Functionen des Ohr-

PÉRIODIQUES ALLEMANDS. ,103.

labyrinthes und ihre Beziehung zu dcn Raumempfindungen, l^r art. H. Cornélius, Ueber Verschmelzung und Analyse, eine psychologische Studie, 1"^'' art. J. Zahlfleisch, Die Wichtigkeit der Reproductionsgefiihle fiir die Entwickehing und Hildung des Menschen. Anzeigen.

III. Zeitschrift fiir Philosophie und philosophische Kritik (l'ul- kenberg), Band CI, Heft 1 : 0. Liebmann, Psychologische Aphorismen. Ë. von Hartmann, Unterhalb und oberhalb von Gut und Bôse. F. JocU, Jahresbericht ûber Erscheinungen der Anglo-Amerikanischen Litteratur aus der Zeit von 1890-91. R. Seydcl, Zur Begriissung des zweiten llun- derts der Bande dieser Zeitschrift, mit dem Bildniss J. H. Fichtes. Recensionen und Bibliographie.

IV. Zeitschrift fur exakte Philosophie (0. Hugel),Band XIX, Helt 2 : 0. Flùyel, Ueber Materialismus. G. Turié Der Entschluss in dem Willensprocesse. Besprechungen.

V. Zeitschrift fur Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane

(H. Ebbinghaus et Arth. Kunig), Band IV, llcft 4 et a : A. KOnig et C. Didc- rici, Die Grundempfindungen in normalen und anomalen Farbensystemen, und ihre Intensitatsvertheilung im Spektrum, mit 8 Fig. im Text. —K. Schae- fer, Ist eine cérébrale Entstehung von Schwebungen moglich? S. Fuchs, Ueber einige neuere Fortschritte in der Anatomie und Physiologie der Arthropodenaugen (mit 1 Fig. imText). Literatiirsbericht.

VI. Philosophische s Jahrbuch (Gutberlet), Band V, Heft 4 : Bdumker, Die neueste Phase des Schopenhauerianismus (fln). Limmeier {S.-J.), Die speculativen Grundlagen der optischen Welleiilheorie (fin). Schanz, Rehgion und Entwickelungstheorie (fin). Ludewig {S.-J), Der Substanz- begrilï bei Cartesius (suite).

Vil. Philosophische Studien (Wundt), Band VIII, Heft 2 : A.Kirchmann, Beitrâge zur Kenntniss der Farbenblindheit, l""' art. (mit o Fig. imText). E.-B. Titehcner, Ueber binoculare Wirkungcn monocularer Reize. Osic. Kûlpe, das Ich und die Aussenwelt.

VIII. Archiv fur Geschichte der Philosophie (L. Stein), Ban<l VI, Heft L : W. Bcnder, Metaphysik und Aesthetik. F. Seyring, Ueber Descartes Urteilslehre. W. Diltheij, Das natiirliche System der Geistcswissenschaftcn im siebzehnten Jabrhundert. E. Zeller, Die deutsche Literatur ueber die sokratische, platonische und aristotelische Philosophie ( 1 890-1 89 1 ). Neueste Erscheinungen auf dem Gebiete der Geschichte der Philosophie.

IX. Philosophische Vortràge herausg. von der philos. Gesellschaft zu Berlin, Heft 21-23 : G. Engel, Die Philosophie imd die sociale Frage. Acht Abhandlungcn, Herrn Prof. Dr. K.-L. Micheict zum 90. Gcburfstag als Festgruss dargereicht, von Mitglicdern der philos. Gesellschaft.

104 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Derniers ouvrages parus.

R. Arndt : Btolofjische Stiidien. I. Bas hiologische Griindgesetz.

JuL. Bergmann : Geschichte dcr Philosophie, II. Bd., 1. Ablh. (Von Kanl bis einschliesslicli Fichle.)

M. DiKz : Théorie des Gcfuhls zur BegrùndiirKj der Aesthetik.

E. Dreher : Der Materlalismus, eine Verirrung des menschlischen Geistes widerlegt durch eine zeitgemasse Weltanschauung.

E. GoLDBECK : Descartes mathematisches Wissenschaftsideal. K, Joël : Der echte und der xenophontische Sokrntes.

H. KOPPEHL : Die Verwandschaft Leihnizens mit Thomas von Aquino in der Lehre voin Bôscn.

.1. Merz : Dus aesthetischc Formgeseiz der Plastik.

F. Padlse.n : Elnleilung in die Philosophie.

H. RiCKERT : Der Gegenstand der Erkcnntniss. Ein Beitrag zum Problem der philosophischen Transcendenz.

R. Sommer : Grundzûge ciner Geschichte d'ir deutschen Psychologie und Aesthetik von Wolf-Baurngarten bis Kant Schiller.

G. Ubrich : System der formalen und realen Logik.

W. WuNDT : Hypnoiismus und Suggestion (ans « Philosophischen Studien »).

PÉRIODIQUES ANGLAIS ET AMERICAINS

Mind, jiiilleL. A. Eastwood, Lolze's Antithesis between Thought and Things. H.-R. Marshall, The fleld of Aeslhelics psychologically consi- dered. J. Donovan, The festal origin of human speech. W. E. Johnson, The logical calculus (3e article).

Octobre. H.-R. Marshall, The field of Aesthetics psychologically con- sidered (2« article). A. Eastwood , Lotze's Antithesis between Thought and Things (2e article). Rev. W.-D. Morrison, The study of crime. Benj. Ives Gilman, On the properties of a one-dimensional manifold.

Discussions en juillet: Edmund B. Delabarre, The influence of muscular states on consciousness. Titchener, D"" Miinsterberg and his critics. H.-R. Marshall, The dehnition of Désire. J.-M. Baldwin, Feeling, Belief and Judgment; et en octobre : C.-l.. Franklin, D^ Ilillebrands's syllo- gistic Scheme.

Notes critiques en juillet : .7. Sully, The human Mind. A. Binet, les alté- rations de la personnalité. B. Ferez, Le caractère de l'enfant à l'homme; . et en octobre : W. James, Text Book of Psychology. Burnet, Early Greek Philosophy. G. Simmel, Einleitung in die Moralwissenschaft.

Livres nouveaux, pérlodic^ues, notes (Psycho-physique du mouvement. Congrès de psychologie expérimentale).

PÉRIODIQUES ANGLAIS ET AMÉRICAINS. 10'^

International Journal of Ethics. Juillet. S. Alexander, Natural Sélection in Morals. W.-L. Shcldon, What attitude should the pulpit take to Ihe labour problem? E. Zemblin, The Ethics of the jewish Ques- tion. — W.-R. Thager, Machiavelli's Prince. Prof. Carneri, the Founding of a new religion. F. C. Sharp, Analysis of the idea of obligation.

Octobre. Prof. Otto Pfleiderer, The National Traits of the Germans as seen in their religion. Father Huntington, Philanthropy and iMoraUty, Leonard-H. Wcsi, IL. /)., International Quarrels, and their Settlement. David-G. Rltchic, Year I. A.-L. Hoddcr, Ulilitarianisni.

Fortnightly Review. Pol/^mique entre M. Huxleg et M. Fred. llarrl- son ; en octobre : M. Huxlcy's Controversies, par Fred. Harrison ; en novembre : An apologctic Irenicon, réponse de M. Huxley.

Derniers ouvrages parus.

B. BosANQUET, LL. D. : llhtorij of Aesthetks. London. Swan et Sonncn- schein, 1892.

J. BuRNET, M. A. : Earlij Greek Philosophij. London and Edinburgh, Adam

et Ch. Black, 1892.

E.-E. CoNsrA.\CE Jones : An introduction to gênerai Logic. London, Long- mans, Green and C", 1892.

J.-IL MuiRHEAD, M. A. : The Eléments of Ethics. London, S. iMurray, 1892.

A. SiDGwicK : Distinction and the Criticism of Bcliefs. London, Longmans, Green and C°, 1892.

IL Spencer : Princiylcs of Ethics, \o\. I. London, Williams et Norgalc.

1892.

Dernières réunions de VAristolelian Socictij for the systernntic studij of phi- losophij, 1G« session, 1892-3. 7 novembre : Adresse annuelle du président M.-S. Hodgson sur Vespiit; 21 novembre : R.-J. Rylc, Li nature de la force physique et de la matière ; 5 décembre : Symposium : Est-ce que l'existence de lois naturelles exclut la possibilité du miracle? M. R.-J. Rylc : Rev. C. Shebbeare, R.., and M. A. -F. Shand, M. A.

Le yérant : Gii. Schiueh.

Coulommiora Imp. V- BUODAllD.

.-.'-fO

LE MOUVEMENT

ET

LES ARGUMENTS DE ZENON D'ÉLÉE

Les arguments de Zenon d'Élée contre la possibilité du mouvement ont reconquis dans ces dernières années l'attention des philosophes et même des mathématiciens. Ces subtilités dialectiques, vieilles de plus de deux mille ans, ont eu la singulière fortune de redevenir en quelque sorte actuelles, de susciter des critiques approfondies, voire de trouver des apologistes convaincus. C'est sans doute que l'examen plus attentif et plus impartial des textes a mis en lumière l'insuffisance des réfutations traditionnelles; c'est aussi que la cri- tique des concepts fondamentaux de la science nous apparaît de plus en plus comme l'œuvre principale sinon exclusive de la philosophie et comme la seule base solide sur laquelle celle-ci puisse asseoir une construction systématique.

Les arguments de Zenon rapportés par Aristote sont au nombre de quatre et peuvent se répartir on deux groupes. Au premier appar- tiennent la dichotomie et V Achille; la flèche et le stade forment le second. Dans le premier groupe d'arguments, le temps et l'espace sont supposés continus et divisibles à l'infini ; dans le second, ils sont l'un et l'autre considérés comme discontinus et composés d'éléments indivisibles. Cette distinction, que M. Renouvier a le premier mise en lumière, n'est pas indiquée par Aristote, mais elle ressort incon- testablement du texte, pour peu qu'on le lise avec attention. Les tleux premiers arguments postulent d'une manière évidente la divisibilité indéfinie de l'espace. Sans doute le temps n'y est pas explicitement considéré; mais la conclusion n'est intelligible que s'il est comme l'espace indélinimcnt divisible, et qu'à la division de l'un corresponde

TOME I. - 1893. ^

108 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

point par point celle de l'autre. Au rebours, les deux derniers argu- ments postulent immédiatement Tindivisibilité des éléments du temps et médiatement celle des éléments de l'espace. Ainsi considéré, l'ensemble de ces raisonnements constitue un véritable dilemme. Deux suppositions sont possibles sur la nature de la quantité con- tinue, étendue ou durée: ou cette quantité est, comme nous sommes naturellement portés à l'admettre et comme les mathématiciens le supposent, effectivement divisible à l'infini, ou sa continuité n'est qu'apparente et elle est réellement un agrégat d'éléments indivisibles, un véritable nombre formé d'unités absolues. Or dans l'une et l'autre hypothèse le mouvement est impossible.

Il est vrai qu'entre les deux alternatives on pourrait à la rigueur concevoir un moyen terme. On pourrait accorder l'infinie divisibilité de l'espace et nier celle du temps, ou inversement. Zenon, autant que nous en pouvons décider par les textes qui nous sont parvenus, n'a pas prévu cette échappatoire. Peut-être jugeait-il une pareille attitude trop ouvertement illogique pour qu'on fût tenté de la prendre.

Voici comment Aristote formule la dichotomie : «. Il n'y a pas de mouvement, car il faut que le mobile atteigne le milieu de son par- cours avant d'atteindre la fin ».

Avant d'atteindre la moitié du parcours, le mobile devra atteindre la moitié de cette moitié, et cela à l'infini, l'espace étant supposé indé- finiment divisible et par suite tout intervalle entre deux points pou- vant être partagé en deux moitiés. Tout déplacement a donc pour condition un déplacement antérieur, de telle sorte que, remontant du conditionné à ses conditions, on se trouve engagé dans une régression à l'infini. Dès lors la série des conditions ne saurait jamais être donnée, ni par suite le conditionné. Le mouvement est impossible parce qu'il ne peut commencer; parce que, quelque déplacement que l'on considère, il en suppose de toute nécessité un précédent et ne saurait être véritablement premier.

Le mouvement ne peut commencer; cela suffit-il bien à prouver qu'il est impossible. La dichotomie suppose qu'il s'accomplit entre deux points fixes : un point de départ et un point d'arrivée. Le mobile part du repos et revient au repos. C'est après tout une hypothèse, et l'absurdité de la conclusion prouve peut-être seulement que cette hypothèse est illégitime. Une seule chose a été démontrée, l'impossibilité pour le mobile de passer du repos au mouvement.

G. NOËL. LE MOUVEMENT ET LES ARGUMENTS DE ZENON d'éLÉE. 109

Pourquoi conclure que le mouvement n'est qu'une apparence; l'ap- parence, c'est peut-être le repos. Peut-être tout mobile, quel qu'il soit, est-il constamment animé d'un mouvement actuel. Le mouve- ment ne peut commencer, mais il n'en a pas besoin. Il est universel et éternel.

Il semble que V Achille ait été imaginé pour résoudre celte difficulté. Si tous les corps sont en mouvement, tout mouvement est relatif. Il n'est plus permis d'enfermer le mouvement entre deux limites immuables. Il n'y a plus de vitesse absolue, mais seulement des vitesses relatives ou des rapports de vitesse. Or ce dernier concept contient une contradiction analogue à celle que signalait la dicho- tomie; le mouvement relatif est aussi absurde que le mouvement absolu : « Le plus lent ne sera jamais atteint par le plus rapide, car il faut auparavant que celui qui poursuit soit parvenu au point d'où est parti celui qui fuit, de sorte que le plus lent aura toujours néces- sairement quelque avance. »

Ici encore l'événement présupposé, la rencontre des deux mobiles, nous apparaît comme impliquant une suite infinie de conditions. La seule diJTérence est que cette suite, tout à l'heure régressive, devient maintenant progressive. Tout à l'heure le premier terme de la série reculait en quelque sorte à l'infini, ici c'est le dernier terme qui fuit sans cesse devant nous. nous ne pouvions trouver une con- dition vraiment initiale, ici nous poursuivons en vain la condition vraiment finale. Dans l'un et l'autre cas, l'impossibilité de supposer épuisée, la totalité des conditions démontre celle du conditionné.

Les objections vulgaires dirigées contre ces arguments sont d'une extrême faiblesse et prouvent simplement que les critiques n'ont rien entendu aux raisonnements qu'ils entreprennent de réfuter.

On fait remarquer par exemple que dans la dichotomie, les espaces que le mobile est asujetti à parcourir sont progressivement décrois- sants, que leur somme, par suite, est une somme finie, et que rien ne s'oppose à ce qu'un mobile animé d'une certaine vitesse les ait tous parcourus au bout d'un temps fini.

Mais quelle que soit l'étendue de ces espaces, le mobile ne peut parcourir le dernier avant d'avoir d'abord parcouru tous ceux qui précèdent. Leur somme est finie, mais celte somme finie ou non, le mobile doit la réaliser partie par partie. Il ne peut parcourir l'espace total qu'en parcourant successivement et en ajoutant les uns aux autres les espaces plus petits qui le constituent. Il en doit en quelque

ilO REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. -

sorte effectuer l'addition. Mais comment le pourrait-il si la série ne commence pas, s'il n'y a pas un premier terme auquel il soit pos- sible d'ajouter les suivants?

L'Achille nous met en face d'une difficulté de même nature. En effet, les vitesses demeurant constantes, les avances successives du mobile le plus lent forment les termes d'une progression géométrique décroissante. Il est vrai qu'ici le premier terme est donné et même autant de termes qu'on voudra. L'addition peut commencer et se poursuivre, mais elle ne s'achèvera jamais. Jamais on n'aura ajouté à la somme des précédents le dernier terme de la série, pour cette raison bien simple que la série n'a pas de dernier terme. La pro- gression, nous dit-on, représente en réalité une quantité finie que le mathématicien détermine. Soit; mais le mathématicien n'a pas besoin pour cela d'effectuer réellement l'addition de tous les termes. 11 emploie un raisonnement qui n'est pas à la portée du mobile; il tourne la difficulté que celui-ci croit aborder de front. Il n'y a pour le mobile qu'un moyen d'obtenir la somme, c'est de réunir une à une toutes ses parties. Par suite, la sommation lui est impossible et le serait aussi au mathématicien s'il était obligé d'agir de même.

D'ailleurs est-il exact de prétendre que la suite indéfinie a réelle- ment une somme finie? Ne pouvant jamais être donnée tout entière, la suite n'a proprement pas la somme. Ce qui est vrai, c'est que si l'on prend un nombre suffisant de ses termes, on obtiendra une somme qui différera d'aussi peu que l'on voudra d'une certaine quantité finie. Telle est l'unique expression rigoureuse du fait mathé- matique; toute autre est incorrecte et foncièrement absurde.

Une autre objection hasardée par Aristote et depuis constamment reproduite consiste à dire que Zenon considère exclusivement la divisibilité infinie de l'espace sans tenir compte de celle du temps. Celui-ci étant divisible comme celui-là, à chacun des intervalles que le mobile doit franchir correspond une durée proportionnelle. La totalité de ces durées est contenue dans un temps fini comme la tota- lité des intervalles est contenue dans un espace fini. Ce temps fini doit par suite suffire au mobile pour franchir la distance qui le sépare du but. Le mobile ne peut atteindre ce but avant d'avoir atteint successivement une infinité de positions intermédiaires, soit; mais quand un certain temps se sera écoulé, toutes ces positions auront réellement été atteintes et dépassées. Si le mobile de Zenon

G. NOËL. LE MOUVEMENT ET LES ARGUMENTS DE ZENON d'ÉLÉE. 111

n'arrive pas au terme de sa course, c'est que Zenon ne lui en donne

pas le temps.

Répondre ainsi à Zenon, c'est ne pas comprendre sa pensée. Si, d'après lui, le mobile ne peut parcourir une suite infinie d'intervalles, ce n'est pas parce qu'il ne dispose que d'un temps fini, c'est sim- plement parce qu'il ne saurait atteindre le terme d'une série qui n'en a pas. La divisibilité du temps, parallèle à celle de l'espace, ne lève pas la difficulté. Elle vient la doubler, non la résoudre. Elle ne prouve rien, sinon que les arguments considérés pourraient tout aussi bien conclure contre la possibilité de la durée. Cela n'a rien qui doive surprendre, la durée n'étant mesurable ni même conce- vable que par le mouvement. D'ailleurs, quoique Zenon ne men- tionne pas la divisibilité infinie du temps, il est clair qu'il la sup- pose. Sans elle, ses raisons perdent toute leur force. Supposons que l'espace seul soit divisible à l'infini et que le temps se compose d'instants indivisibles. Dans un de ces instants, le mobile devrait parcourir un intervalle fini divisible en parties distinctes. Ces parties, il ne les pourra parcourir successivement, car l'instant, supposé indi- visible, se trouverait en fait divisé. Il les parcourra donc toutes à la fois. 11 sera en même temps dans toutes ces parties, occupera simul- tanément le commencement, le milieu et la fin de l'intervalle consi- déré. Certes une telle conclusion est absurde en soi et montre que si l'espace est indéfiniment divisible, le temps doit l'être également. Admettons néanmoins qu'on s'y arrête; les arguments de Zenon vont se trouver infirmés.

Il est, semble-t-il, un moyen infaillible de rendre vaine toute cette dialectique, c'est de rejeter la double hypothèse sur laquelle elle se fonde et de déclarer illusoire la continuité de l'espace el du temps. Si la ligne est une suite de points inétendus et le temps une suite d'instants sans durée, la dichotomie devra tôt ou tard prendre fin. Il y aura un instant le point de départ et le point d'arrivée ne seront plus séparés par aucun intervalle, et le mobile passera de l'nn à l'autre sans avoir d'abord à atteindre un point intermédiaire. V Achille ne sera pas plus difficile à réfuter. L'avance du mobile le plus lent décroissant d'instant en instant se réduira tôt oulardà un élément d'étendue et ne pourra plus décroître sans s'évanouir. Les difficultés précédentes se trouveront ainsi résolues.

En fait, cette solution a été proposée. L'ingénieux et profond auteur à' Infini el Quantité a développé avec une rare puissance de

112 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

logique la doctrine du discontinu et l'a présentée en particulier comme la seule capable de rendre le mouvement intelligible. Nous n'exposerons pas ici les objections de toute espèce que peut soulever une semblable théorie. Nous nous bornerons à développer et à éclaircir les deux arguments que Zenon nous semble avoir expres- sément dirigés contre elle.

Le premier est ]a, flèche. « Si toute chose est en repos ou en mou- vement dans un espace égal à elle-même, et si le mobile est toujours dans l'instant, la flèche qui vole est immobile. » Telle est la tra- duction littérale du texte d'Aristote. Certains auteurs, notamment Zeller et M. Renouvier, croient devoir corriger le texte et supprimer ou en mouvement [r\ xiveTxa'.). Nous pensons avec M. Brochard que cette correction est inutile et qu'elle ne ferait qu'affaiblir l'argu- ment.

Les auteurs précités voient dans la première proposition une défi- nition du repos. Cette interprétation nous semble contestable. Tout le monde admettra sans doute qu'un mobile est en repos quand il occupe pendant un temps fini un espace égal à lui-même; mais est-il nécessairement en repos, s'il n'occupe cet espace qu'un seul instant? Prendre cela pour accordé, c'est déclarer à l'avance que le mouve- ment est impossible; c'est faire simplement une pétition de prin- cipe.

Peut-être, répliquera-t-bn, Aristote néglige-t-il d'exprimer une condition qui s'entend d'elle-même et dont, en fait, il est tenu compte. Dans l'hypothèse du discontinu, l'instant n'est plus un zéro de temps comme dans l'hypothèse ordinaire. Puisqu'une durée n'est qu'un certain nombre d'instants, l'instant est une unité de durée, par suite une durée finie, ce qui rend l'argument irréprochable. Même si l'on accepte cette thèse, la correction proposée est au moins superflue. L'argument est au moins aussi correct si l'on res- pecte le texte. Il peut en effet se développer ainsi. Le mobile, qu'il soit en repos ou en mouvement, est toujours dans un espace égal à lui-même, d'ailleurs il occupe cet espace au moins un instant, c'est- à-dire un temps fini. Il est dans un espace égal à lui-même pendant un temps fini, donc, par définition, il est en repos.

Par malheur, les partisans du discontinu n'accorderont pas que l'instant soit une durée finie. M. Evellin déclare expressément que pour former un espace si petit qu'il soit, il faut au moins deux points, et que la plus courte durée se compose de deux instants. Cette doc-

G. NOËL.— LE MOUVEMENT ET LES ARGUMENTS DE ZENON d'ÉLÉE. 113

trine, étrange à première vue, repose sur une raison très sérieuse. Le minimum de durée ne doit-il pas posséder la qualité essentielle de la durée. Cette qualité essentielle qui distingue la durée de toute autre quantité concevable, par exemple de l'étendue, n'est-ce pas que ses parties se succèdent. Or, pour qu'il y ait une succession, un avant et un après, ne faut-il pas au moins deux parties? Il est vrai que la thèse contraire se réclame d'un principe non moins plausible. Dans toute quantité, la partie est, semble-t-il, nécessairement homo- gène au tout. Or, dans l'hypothèse d'un temps composé dMnstants, l'instant est une partie de la durée. La question est certes difficile à décider; mais rien ici ne nous oblige à le faire. Le sort de l'argu- ment discuté ne nous paraît pas y être attaché. Voici comment, en effet, nous entendons cet argument : « Qu'il soit en repos ou en mou- vement, le mobile est dans un lieu égal à lui-même. D'autre part, il est toujours dans l'instant; mais dans l'instant le mouvement est impossible. Le mobile ne peut, dans l'instant il est, quitter le lieu il est. Donc, s'il n'y a que des instants sans intervalles qui les séparent, il restera éternellement en place. »

Mais, objecte M. Evellin, il n'est nullement contradictoire que le mobile occupe des positions différentes en des instants différents, et si le fait se produit, il y a mouvement. « Un mobile est-il à chaque instant dans un espace égal à lui-même? Personne ne peut le nier. Un mobile, quand il est dans un espace égal à lui-même, est-il en repos? Tantôt en repos, tantôt en mouvement, selon qu'il a ou qu'il n'a pas été précédemment dans le même espace. Que dire de la flèche qui vole? Puisqu'elle vole, vous supposez que d'étape en étape elle est toujours elle n'était point antérieu- rement, et, par la définition qu'on vient de donner du mouvement, vous déclarez vous-même qu'elle se meut. »

Le point faible de cette objection nous semble être la définition du mouvement, si autorisée qu'elle soit d'ailleurs. C'est à notre sens une définition ah e/fcctu. L'existence d'un corps dans des lieux difle- rents en des temps différents est un effet du mouvement et non le mouvement lui-même. Celui-ci considéré en soi est indéfinissable comme l'espace, le temps ou la quantité. Certes il est permis de définir le mouvement par le déplacement qui en est le résultat et le signe sensible, mais à la condition de ne pas identifier ces deux termes. Le mouvement n'est pas une succession de positions, c'est un devenir, un passage continu d'une position à une autre, et, comme

Hi REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tout devenir, il n'est possible que dans le temps. Il n'y a pas de con- tradiction à ce qu'un même point matériel occupe en deux instants consécutifs deux points contigus de l'espace. Non sans doute, puisque, par hypothèse, les deux instants sont distincts; mais pour la même raison il n'y aurait pas plus de contradiction à ce qu'en ces deux instants le point considéré fût tour à tour sur la terre et dans la lune. Cela n'est pas contradictoire en soi. Soutiendra-t-on que c'est possible?

Un point mobile peut occuper dans l'espace une position quelcon- que, mais à la condition de l'avoir atteinte. Cette position est le terme d'un mouvement et c'est avant d'arriver à ce terme que le mobile a se mouvoir. M. Evellin, d'ailleurs, ne conteste pas cette affirmation. Il accorde en effet que le mobile se meut au point il est, c'est-à-dire qu'un mobile qui dans un instant aura changé de place se meut dans l'instant actuel. Mais c'est chez ce philosophe une concession purement verbale, car rien dans l'instant actuel ne différencie le mouvement du repos. Un mobile est-il en repos ou en mouvement? Cela dépend des positions qu'il a antérieu- rement occupées. Gela dépend aussi, semble-t-il, de celle qu'il occu- pera tout à l'heure. Répondre ainsi, n'est-ce pas reconnaître que rien, à considérer l'instant actuel dans son indépendance et dans son isolement, ne permet de décider si un corps se meut ou non. Dans l'instant, repos et mouvement sont une même chose. Dès lors dire que le mobile se meut dans le lieu oîi il est, n'est-ce pas, au fond, ne rien dire du tout, puisque l'état actuel du mohile ne diffère par rien d'intrinsèque du repos le plus Complet.

Cette conclusion apparaîtra plus clairement encore si, au lieu d'un seul mobile, nous considérons deux mobiles différents, l'un en repos et l'autre en mouvement. Tous deux occupent actuellement dans l'espace un lieu déterminé, il est vrai que dans l'instant précédent le mobile A occupait déjà le lieu qu'il occupe et qu'il ne l'aura pas quitté dans l'instant qui va suivre. Au contraire, le mobile B occupait tout à l'heure une autre place et dans un instant en aura pris une nouvelle. Fort bien, mais, à l'instant précis je les considère, en quoi l'état de l'un diffère-t-il de l'état de l'autre? Y a-t-il deux manières différentes d'occuper une place?

On essayera peut-être de répondre que le mobile en mouvement possède actuellement une tendance à passer du lieu qu'il occupe à un lieu contigu. Mais la tendance n'est pas le mouvement. Elle peut

G. NOËL. LE MOUVEMENT ET LES ARGUMENTS DE ZENON d'ÉLÉE. US-

avoir le mouvement pour effet, elle ne saurait se confondre avec lui. Une tendance peut rencontrer un obstacle dans une tendance oppo- sée. La tendance au mouvement reste parfois un temps très long sans produire aucun effet, et le mobile qu'elle anime demeure néan- moins dans le même lieu. Si la tendance au mouvement peut ainsi se rencontrer dans un corps en repos, si elle est compatible avec le repos effectif, elle ne saurait suffire à caractériser l'état de mouve- ment et à le différencier de son contraire.

Mais, objectera-t-on sans doute, ces difficultés ne sont nullement spéciales à la doctrine du discontinu. Que le temps soit une quan- tité continue ou qu'il se compose d'une suite discrète d'instants, il demeurera vrai que dans l'instant rien d'intrinsèque ne peut distin- guer le mouvement du repos. Si cela suffit pour rendre le mouve- ment impossible, il l'est en tout état de cause. La flèche ne volera pas mieux dans la durée continue que dans le temps discontinu. Sans doute celte proposition : le mouvement est impossible dans l'instant, est indépendante en soi de toute supposition relative à la composition de la durée. Néanmoins elle n'a pas, dans les deux hypo- thèses possibles, des conséquences identiques. Si le temps est com- posé d'instants, le mobile est toujours dans l'instant. Or, le mouve- ment étant impossible dans l'instant, il ne peut jamais se mouvoir. Si au contraire l'instant n'est qu'une limite idéale qui partage en deux une durée continue, le mobile, s'il ne se meut pas dans l'instant, se mouvra dans la durée. Nous n'avons d'ailleurs plus le droit de le considérer dans l'instant sinon d'une manière abstraite et par une sorte de fiction. Il n'y a pas lieu de s'étonner si cette considération for- cément incomplète ne permet pas de déterminerentièrement son état réel. Le mouvement qui implique la durée ne saurait se manifester dans l'instant, pas plus que la profondeur d'une figure ne se révèle dans sa projection. Cela ne prouve ni que la profondeur ni que le mouvement sont impossibles, mais seulement que le plan n'est pas l'espace, ni l'instant la durée. L'état d'un corps dans l'instant est de ce point de vue un état fictif, puisque, n'ayant pas de durée, il n*a pas de réaUté. Au contraire, dans l'hypothèse du discontinu, l'état du corps dans l'instant est bien son état réel et complet, puisque, la durée n'étant qu'une suite d'instants, l'instant constitue nécessai- rement tout le réel de la durée.

Accordons cependant qu'un point mobile puisse à des Instants consécutifs occuper des points contigus de l'espace réel, ce qui est

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REVUE DE MÉTAPHYSIQL ET DE MORALE.

tout devenir, il n'est possible que dar le temps. Il n'y a pas de con- tradiction à ce qu'un même point miériel occupe en deux instants consécutifs deux points contigus c l'espace. Non sans doute, puisque, par hypothèse, les deux insints sont distincts; mais pour la même raison il n'y aurait pas ph de contradiction à ce qu'en ces deux instants le point considéré Lit tour à tour sur la terre et dans la lune. Cela n'est pas contracttoire en soi. Soutiendra-t-on que c'est possible?

Un point mobile peut occuper dans'espace une position quelcon- que, mais à la condition de Tavoiritteinte. Cette position est le terme d'un mouvement et c'est avat d'arriver à ce terme que le mobile a se mouvoir. M. Evelh, d'ailleurs, ne conteste pas cette affirmation. Il accorde en eff^ que le mobile se meut au point il est, c'est-à-dire qu'un moile qui dans un instant aura changé de place se meut dans l'instat actuel. Mais c'est chez ce philosophe une concession puremenh'erbale, car rien dans l'instant actuel ne différencie le mouvement lu repos. Un mobile est-il en repos ou en mouvement? Cela dépen des positions qu'il a antérieu- rement occupées. Cela dépend aussi,4emble-t-il, de celle qu'il occu- pera tout à l'heure. Répondre ains n'est-ce pas reconnaître que rien, à considérer l'instant actuel cns son indépendance et dans son isolement, ne permet de décide si un corps se meut ou non. Dans l'instant, repos et mouvement ont une même chose. Dès lors dire que le mobile se meut dans lelieu il est, n'est-ce pas, au fond, ne rien dire du tout, puisque état actuel du mobile ne diffère par rien d'intrinsèque du repos le pis complet.

Cette conclusion apparaîtra plus ciirement encore si, au lieu d'un seul mobile, nous considérons deux lobiles différents, l'un en repos et l'autre en mouvement. Tous dex occupent actuellement dans l'espace un Heu déterminé. Il est vr; que dans l'instant précédent le mobile A occupait déjà le lieu qu' occupe et qu'il ne l'aura pas quitté dans l'instant qui va suivre, il contraire, le mobile B occupait tout à l'heure une autre place et das un instant en aura pris une nouvelle. Fort bien, mais, à l'instai précis je les considère, en^ quoi l'état de l'un diffère-t-il de état de l'autre? Y a-t-il di manières différentes d'occuper une lace?

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Mais, objectera-t-on sans oute, ces difficultés ne sont nullement spéciales à la doctrine du d;continu. Que le temps soit une quan- tité continue ou qu'il se coipose d'une suite discrète d'instants, il demeurera vrai que dans l'istant rien d'intrinsèque ne peut distin- guer le mouvement du repe. Si cela suffit pour rendre le mouve- ment impossible, il l'est enout état de cause. La flèche ne volera pas mieux dans la durée ontinue que dans le temps discontinu. Sans doute celte propositia : le mouvement est impossible dans l'instant, est indépendante o soi de toute supposition relative à la composition de la durée. Nénmoins elle n'a pas, dans les deux hypo- thèses possibles, des conséqences identiques. Si le temps est com- posé d'instants, le mobile e- toujours dans l'instant. Or, le mouve- ment étant impossible dand'instant, il ne peut jamais se mouvoir. Si au contraire l'instant n'esqu'une limite idéale qui partage en deux une durée continue, le molle, s'il ne se meut pas dans l'instant, se mouvra dans la durée, bus n'avons d'ailleurs plus le droit de le considérer dans l'instant ;non d'une manière abstraite et par une sorte de fiction. Il n'y a pas Im de s'étonner si cette considération for- cément incomplète ne perm( pas de détcrminerenlièrement son état réel. Le mouvement qui imlique la durée ne saurait se manifester dans l'instant, pas plus quea profondeur d'une figure ne se révèle

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116 RKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

l'hypothèse de M. Evellin. Zenon tient en réserve un dernier argu- ment qui dans cette hypothèse même nous montrera une nouvelle contradiction. C'est l'argument connu sous le nom du stade. Cet argument passe généralement pour un sophisme grossier. Il n'est pas autre chose, en effet, si l'on suppose admise la double continuité de l'espace et du temps. Il est au contraire irréfutable si l'on fait l'hypothèse opposée et si, après M. Brochard, on voit dans les oyxot d'Aristote les éléments indivisibles de l'étendue ou les points réels de M. Evellin. L'argument peut alors se résumer ainsi :

Concevons trois lignes droites horizontales formées de points con- tigus et disposées de façon que leurs points de même rang se trou- vent situés sur une même verticale. Supposons que la première reste immobile tandis que les deux autres se meuvent en sens con- traire de telle sorte que chacun de leurs points avance d'un rang d'un instant à l'autre, ce qui est, dans l'hypothèse, la plus grande vitesse concevable. Dans un instant, un point déterminé de la troi- sième passera sous un point unique de la première, mais il passera nécessairement sous deux points différents de la seconde. Comme d'ailleurs ces deux rencontres sont nécessairement successives, l'in- stant, indivisible par hypothèse, se trouvera divisé.

Chercherons-nous un refuge dans l'une des hypothèses mixtes que nous avons signalées plus haut? Dirons-nous que l'espace est continu, mais que le temps est une suite d'instants sans durée? Nous avons déjà reconnu l'impossibilité du mouvement dans cette suppo- sition. En effet, un temps fini étant un certain nombre d'instants, un mobile parcourant d'un mouvement uniforme une ligne continue, devra en un instant parcourir une fraction déterminée de cette ligne, c'est-à-dire une étendue divisible. Il lui faudra par suite, ou occuper simultanément tous les points de cette étendue et ainsi se diviser lui- même, ou les occuper successivement, ce qui introduira dans l'in- stant la succession et la durée. La supposition inverse ne semble pas plus acceptable. La ligne devient une série de points contigus, et le temps reste un continu divisible à l'infini. Faudra-t-il au mobile un certain temps pour passer du point il est à celui qui le suit immé- diatement? Comme ce temps est divisible, on peut le supposer divisé en deux parties. Soient A et B les points considérés. Si quand la première partie du temps est écoulée, le mobile est encore en A, le- mouvement n'a pas commencé et la portion de temps considérée doit être défalquée de la durée du mouvement. Si le mobile est déjà

G. NOËL. LE MOUVEMENT ET LES ARGUMENTS DE ZENON D ÉLÉE. 117

en B, le mouvement est achevé et la durée qui vient après ne lui appartient plus. Ainsi, quand nous assignons au mouvement une durée, si courte qu'elle soit, nous reconnaissons qu'elle est encore trop longue, La durée du mouvement ne saurait donc être que nulle. Ainsi le mobile passera en un temps nul d'un point donné à un point contigu. Mais, tous les points d'une ligne quelconque étant contigus les ujis aux autres, le mobile pourra en un temps nul parcourir la ligne entière.

Faut-il donc nous résigner à ne voir dans le mouvement qu'une apparence dénuée de toute réalité objective? Certes, par son double rapport au temps et à l'espace, le mouvement appartient au monde phénoménal et n'a rien à voir avec les problématiques noumènes. 11 n'a pas d'autre objectivité que celle des corps dont il est un élal. Mais cette objectivité, la seule qui nous soit concevable, le mouvement semble la posséder. Il nous apparait comme réel au seul sens vrai- ment intelligible de ce terme. Sommes-nous en cela dans l'erreur, et n'est-il qu'une vaine illusion?

Il serait difficile tout au moins de le considérer comme une illu- sion des sens. En effet, à proprement parler, il n'a rien de sensible. Le mouvement ne se voit ni ne se touche. Nos sens perçoivent un mobile dans ses positions successives, ils n'atteignent pas le mou- vement lui-même. Il est facile de s'en convaincre si Ton considère les mouvements très lents. On ne voit pas croître un arbre, mais en mesurant sa hauteur à différentes époques on s'aperçoit qu'elle a varié. C'est en comparant après un intervalle plus ou moins long les grandeurs ou les positions des corps qu'on reconnaît qu'elles ont changé. Le mouvement se manifeste par ses effets. En tant que changement continu, il échappe à toute perception directe. Il est vrai que nous sommes avertis de nos propres mouvements par les sensations musculaires ; mais celles-ci, quelle que soit leur origine, sont, comme toutes les autres, de pures manières d'être subjectives. Seules l'expérience et l'habitude nous apprennent à les interpréter. Réduites à elles-mêmes et dégagées de toute association avec les données de la vue ou du tact, elles ne nous apprendraient rien de l'étendue, ni par suite du mouvement. Ainsi pas plus en nous-mêmes que hors de nous, celui-ci n'est l'objet d'une perception immédiate. On rapporte que Diogène le cynique, pour réfuter quelque disciple de Zenon, se contenta de marcher devant lui. Du raisonnement tou- jours faillible il croyait pouvoir en appeler à l'évidence sensible. Par

118 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

malheur, dans l'espèce cette évidence n'existe pas. Le mouvement n'est jamais perçu, mais toujours inféré. L'idée que nous en avons ne vient pas du dehors, c'est une de ces notions que l'expérience n'explique pas parce qu'elles expliquent l'expérience.

L'idée du mouvement est intimement liée à celle de l'espace, et celle-ci ne saurait être conçue sans celle-là. L'espace est essentielle- ment la possibilité d'une infinité de corps géométriques distincts les uns des autres, mais coordonnés et soutenant les uns avec les autres certains rapports de position. Il est la forme même de l'extériorité, et sa détermination fondamentale est l'extériorité réciproque de ses parties. Toutefois cette extériorité entendue absolument se détruit elle-même. Si les parties de l'espace demeurent absolument indépen- dantes, si chacune se renferme rigoureusement en soi, les autres n'existent pas pour elle, ni elle pour les autres. Elles demeurent sans rapport réciproque d'aucune sorte. Elles ne constituent plus un espace, mais chacune devient un espace indépendant. Pour mieux dire, puisque les mêmes difficultés se reproduiront pour chacun de ces espaces particuliers, il n'y a pas d'espace du tout. Dira-t-on que le rapport réciproque des parties de l'espace n'existe que dans l'esprit qui le conçoit? Cela est vrai en ce sens général que toute réalité n'est que pour et par l'esprit. Mais le rapport dont il s'agit ne saurait être une vue arbitraire et contingente du sujet comme l'hypothèse d'un théorème géométrique. Il est impliqué dans la conception même de l'espace et seul la rend possible. Or ce que l'esprit pense nécessai- rement dans un objet, par cela seul qu'il pense cet objet, appartient réellement à celui-ci comme sa détermination propre. Cette détermi- nation est dans l'esprit parce qu'elle est d'abord dans l'objet qu'il pense, et c'est à lui qu'elle doit être immédiatement attribuée. Il faut donc que les parties de l'espace, quoi qu'extérieures ou mieux parce qu'extérieures, se mettent en rapport et dans un rapport qui ne soit plus purement négatif. Ce rapport à la fois positif et spatial ne peut être que l'intériorité. Les parties de l'espace seront donc intérieures les unes aux autres, et, par suite, chacune d'elles sera extérieure à elle-même. Cette extériorité à soi-même est d'abord vir- tuelle et constitue ce qu'on appelle la mobilité. Toute figure géomé- trique est mobile, et le géomètre la conçoit comme pouvant être transportée sans altération dans toutes les régions de l'espace. Mais la place d'un corps géométrique n'étant rien de différent du corps lui-même, dire que ce corps est mobile, n'est-ce pas dire qu'il peut

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se détacher de lui-même et se confondre avec tout autre corps de même figure et de même grandeur. En fait, pour le géomètre, toute figure est en un certain sens une et multiple. Elle représente en effet tour à tour une figure unique et une multiplicité indéfinie de figures égales superposées et confondues, mais pouvant au besoin être dis- tinguées et même effectivement séparées.

On nous objectera peut-être que la mobilité n'appartient réelle- ment qu'aux corps physiques, que l'expérience seule nous la fait connaître, et que, par une fiction, légitime seulement à la condition de ne pas être poussée à ses extrêmes conséquences, nous l'attri- buons aux figures géométriques. Mais si le corps physique est mobile, n'est-ce pas uniquement en tant qu'étendu. Ce n'est point évidem- ment en tant que coloré ou résistant. Sa couleur, sa résistance et ses autres qualités sensibles ne participent au mouvement que par acci- dent. Seule son étendue est véritablement mobile. Si elle ne l'était pas en soi et par essence, elle ne le deviendrait point par son union avec des qualités radicalement étrangères du mouvement. La mobi- lité géométrique prend dans l'expérience la forme de la mobilité physique, et pour concevoir la première, le géomètre doit, par un effort d'abstraction, la dégager de la seconde. Néanmoins la seconde n'est véritablement intelligible que par la première, et, en l'y rame- nant, l'abstraction du géomètre ne fait que mettre en lumière sa condition essentielle.

Ainsi l'extériorité et l'intériorité s'impliquent réciproquement et ne peuvent se concevoir que l'une par l'autre. Elles ne peuvent cepen- dant être immédiatement identifiées. Si l'une des deux est actuelle, l'autre ne saurait être que virtuelle. De l'une à l'autre il doit y avoir un passage. Deux figures égales peuvent être d'abord séparées puis confondues, mais non l'un et l'autre à la fois. Supposons-les d'abord séparées; pour qu'elles arrivent à se confondre, il faudra que l'inter- valle qui les sépare disparaisse. Mais cet intervalle nous est donné comme une quantité, il est plus ou moins grand et les figures sont plus ou moins éloignées Si la suppression de cet intervalle se faisait d'un coup, s'il devait s'évanouir instantanément tout entier, il per- drait par cela même sa détermination quantitative. Il doit donc être supprimé par un processus continu qui est précisément le mouve- nieiil. Le mouvement est cette détermination de la ligure par laquelle celle-ci se distingue de son lieu ou, si l'on préfère, se sépare en tant que mobile d'elle-même, en tant que lieu. Dans le mouvement, le lieu

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apparaît comme un accident de la figure, mais seulement en tant que lieu déterminé, non comme lieu en général. Il y a plus : on ne peut concevoir le lieu du mobile comme entièrement indéterminé, car cela équivaudrait à poser l'identité immédiate de toutes les figures égales. Il faut admettre un moyen terme entre la détermination univoque et l'indétermination absolue. Les lieux occupés par le mobile doivent être donnés les uns par les autres et se conditionner d'après une certaine loi. Ils doivent apparaître comme les déterminations parti- culières d'une même déterminabilité générale. Celle-ci, appartenant à l'espace, ne peut être qu'une figure. Pour le point, c'est la ligne qu'on appelle sa trajectoire.

Si donc le mouvement n'est pas précisément une donnée empirique, pas plus d'ailleurs que l'espace, il est au même titre que celui-ci un élément constitutif du concept d'un fait empirique en général. Aucun fait ne peut être posé si l'on nie le mouvement. En ce sens le mouvement est lui-même un fait, le plus général et le plus certain de tous. Nous ne pouvons, par suite, nous rallier aux conclusions de Zenon sans tomber par cela même dans un scepticisme universel. La seconde partie de son argumentation nous semble tout à fait inatta- quable. D'ailleurs l'hypothèse contre laquelle elle est dirigée ren- ferme dans son simple énoncé des difficultés à notre avis insurmon- tables. C'est donc dans les arguments de la première série, la dicho- tomie et YAchille^ que doit se cacher quelque paralogisme.

L'infinie divisibilité de l'étendue conduit Zenon à déclarer le mou- vement impossible. N'en pourrait-on conclure plus directement l'impossibilité de l'étendue elle-même? En fait, Zenon, d'après Sim- plicius, dirigeait contre l'existence de la quantité continue et divi- sible un argument comparable de tout point à la dichotomie. 11 est vrai qu'il se proposait moins de contester la réalité de l'étendue que sa divisibilité. Au point de vue ontologique se plaçait l'Éléate, celui de la réalité substantielle de l'étendue, son raison- nement est loin d'être sans valeur. On pourrait, par exemple, l'opposer à la théorie cartésienne de la matière. Toutefois les mathé- maticiens ne s'en sont jamais préoccupés. Jamais il n'a soulevé de controverses comparables à celles qu'a suscitées V Achille. Il n'est guère de philosophes qui aient cru voir dans la divisibilité inhérente à l'étendue une contradiction intrinsèque, destructive de ce concept. C'est que, malgré les premières apparences, le cas de l'étendue et celui du mouvement sont loin d'être identiques. En réalité le second

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est beaucoup plus complexe et plus embarrassant que le premier. C'est ce que nous allons essayer de montrer. Concevons une droite limitée. Cette droite peut être divisée en deux parties qui l'une et l'autre sont homogènes à la droite primitive. Celles-ci à leur tour peuvent être partagées en deux, et cela indéfiniment. La somme de toutes les parties qu'on peut considérer dans la droite est donc infinie, et leur sommation ne saurait jamais être elTectuée. En con- clurons-nous que la droite totale ne peut être donnée? Il est facile d'écarter une telle conclusion. Les parties de la droite sont innom- brables et leur addition impossible; sans doute, mais elle n'est nul- lement nécessaire pour que la droite soit donnée. Celle-ci existe d'abord tout entière, efi^ectivement indivise. Nous la pouvons con- cevoir divisée et divisée selon une certaine loi; mais les parties que la division nous donne ne préexistaient pas un tout. Il ne s'est pas constitué par leur juxtaposition. La division n'est pas ici une régres- sion logique du conditionné à ses conditions. En un mot, le tout n'est pas donné par les parties, mais avant elles, et ce sont plutôt celles-ci qui existent par le tout.

La difficulté propre de la dichotomie et de Y Achille, c'est qu'on ne saurait, semble-t-il, appliquer au mouvement ni au temps les consi- dérations qui valent pour l'étendue. Les parties de celle-ci sont toutes données ensemble; les phases du mouvement et les époques de la durée n'existent que l'une après l'autre. Par suite, le tout qu'elles constituent ne peut être conçu comme préexistant à ses parties. Il semble être à leur égard toujours un conditionné. Entre elles et lui, le rapport inverse paraît inintelligible. Comment les parties pourraient-elles être dites exister parle tout, puisque le tout n'existe qu'après les parties? C'est là, croyons-nous, que réside la véritable difficulté de la question et c'est pour ne pas l'avoir net- tement aperçue que tant d'auteurs ont échoué dans leurs tentatives de réfutation.

Il semble qu'une quantité ne puisse être donnée que de deux manières : ou tout entière à la fois, ou par fractions successives. Pour le mouvement comme pour le temps, la première supposition est évidemment insoutenable et Zenon démontre qu'on ne saurait admettre la seconde. Mais est-il bien vrai qu'on n'en puisse concevoir une troisième? Un examen attentif des deux hypothèses opposées, au delà de leur contradiction apparente, nous révèle leur foncière identité. En effet les parties que nous réunissons pour former un tout

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sont, prises en soi, des quantités achevées au même titre que ce tout. Ainsi les deux suppositions que nous avons distinguées enveloppent une affirmation commune. En les posant comme seules concevables, on affirme que la quantité nous est nécessairement donnée toute faite, toujours en acte et jamais en puissance. On s'interdit d'ap- pliquer aux grandeurs la catégorie du devenir. On écarte d'avance la notion d'une quantité qui se fait, qui n'est donnée à proprement parler ni dans sa totalité ni par parties successives, mais seulement dans sa loi de formation et, pour ainsi dire, en germe ; qui se produit devant nous par un processus ininterrompu. Or l'espace que par- court un mobile et le temps qu'il met à le parcourir sont précisé- ment les quantités de cette nature, et le mouvement n'est autre chose que le devenir de ces quantités. Ainsi les raisonnements de Zenon se fondent en dernière analyse sur un postulat non exprimé, et ce postulat contient lui-même la négation implicite du mouvement. En résumé, les célèbres arguments éléatiques nous semblent reposer sur une pétition de principe.

Ce qui rend ces sophismes difficiles à réfuter, c'est qu'ils découlent d'une apparence en un certain sens inévitable et qui a sa raison d'être dans la constitution même de l'entendement. L'hypothèse qu'ils sous-entendent s'impose en efîet à celui-ci comme principe régulateur dans son usage mathématique. Les opérations mathéma- tiques ne portent jamais que sur des quantités nettement définies, c'est-à-dire achevées. L'entendement tour à tour les compose et les décompose ; mais il ne les forme jamais que d'éléments préexistants et ne les résout jamais qu'en parties qu'elles contenaient déjà. Com- ment pourrait-il découvrir entre elles des rapports précis, en d'autres termes immuables, s'il ne les supposait elles-mêmes immuablement déterminées. Même lorsqu'il étudie la loi de leurs variations conti- nues, il doit, au moins provisoirement, assigner à leurs accroisse- ments des valeurs fixes. Il est impuissant à saisir la continuité comme telle. Il n'arrive à la concevoir et à la définir que d'une manière indi- recte et négative. Ce n'est pour lui que l'indétermination des parties d'un tout sous le double rapport du nombre et de la grandeur. Il dénature ainsi la vraie notion du continu qui exclut précisément toute idée de composition et de parties. Mais il ne saurait faire autrement. Le rapport des parties au tout est sa catégorie fondamentale. Toutes les autres relations n'existent pour l'entendement mathématique qu'en tant qu'elles peuvent se réduire à celle-là et dans la mesure

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précise elles s'y peuvent réduire. Aussi doit-il ignorer le mouve- ment, ou du moins n'en apercevoir que l'extérieur, le déplacement effectué. La définition qu'il en donnera, la seule qu'il en puisse donner, conformément à sa nature et à ses fins, ouvrira nécessaire- ment la voie aux sophismes éléatiques. Celte définition, sans être précisément inexacte, est radicalement insuffisante. Elle n'exprime pas la véritable essence du mouvement et paraît plutôt la dissi- muler. C'est que cette essence n'est pas saisissable à l'entendement proprement dit. L'idée du mouvement est une notion rationnelle qui contient la synthèse de deux déterminations opposées. Le mouve- ment n'est pas une simple suite de positions, mais le passage continu à une position nouvelle. C'est un devenir, et tout devenir contient à la fois l'être et le non-être. Dans l'espèce, les deux termes opposés se déterminent plus particulièrement comme intériorité et extério- rité. Or nous avons fait voir plus haut que l'unité de ces deux termes et la condition indispensable de leur opposition elle-même est que celle-ci perd toute signification dès qu'on prétend la séparer de

celle-là.

Cette idée du mouvement, quelques difficultés que présente sa détermination rigoureuse, n'est pas tout à fait étrangère au sens commun. Si la définition vulgaire ne l'exprime pas, néanmoins elle la présuppose et n'a véritablement de sens que par elle. D'ailleurs le mouvement n'est-il pas communément regardé comme un état du mobile. C'est donc qu'il est tenu pour autre chose qu'une simple succession de positions. Être tour à tour dans plusieurs lieux, cela ne saurait proprement s'appeler un état. Un état est une dénomina- tion intrinsèque qui doit convenir à l'objet en quelque lieu qu'il soit et quelque relation qu'il soutienne avec les autres objets. C'est bien ainsi qu'il faut considérer le mouvement de même que la direc- tion et la vitesse qui en sont les déterminations essentielles. Autre- ment le principe de l'inertie sur lequel repose la Mécanique tout entière ne présenterait plus aucun sens. Si la vitesse n'est rien d'in- trinsèque et d'inhérent au mobile, comment pourrait-elle se con- server. Elle se réduit alors en effet à un simple rapport mathéma- tique. Or la persistance d'un tel rapport peut sans doute être conçue et constatée a posteriori. Mais elle ne saurait être posée a priori, fût-ce à titre de simple hypothèse. La poser ainsi serait admettre implicitement qu'un rapport, qui n'existe que par ses termes, peut néanmoins préexister à ses termes. Comment concevoir comme TOME I. 1893. ^

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constante, c'est-à-dire au fond comme actuellement donnée, une relation quelconque entre un espace qui n'existe pas et un temps encore à venir.

Une fois comprise la vraie nature du mouvement, il est facile, croyons-nous, d'opposer aux arguments de Zenon une réfutation directe. Ce philosophe décompose le déplacement total du mobile (déplacement absolu ou relatif) en un nombre infiniment croissant de déplacements plus petits. Il considère ceux-ci comme autant d'événements distincts qui concourent à produire un événement final et dont chacun est à l'égard de celui-ci une indispensable con- dition. Comme la série de ces événements particuliers constitutifs de l'événement final, étant infinie, ne saurait jamais être donnée tout entière, il se croit en droit de conclure que celui-ci ne saurait jamais avoir lieu. Mais les déplacements partiels que Zenon consi- dère ne sont nullement les véritables conditions de l'événement final. Quoiqu'ils doivent se produire avant lui, il n'est pas vrai qu'il en dépende. Il leur est coordonné, mais non subordonné. Il a comme eux sa raison d'être directe et immédiate dans l'état supposé du mobile, dans la vitesse dont nous le concevons animé. Avec elle et par elle sont données toutes les positions que le mobile prendra successivement, et toutes le sont au même titre. Leur ordre de suc- cession dans le temps n'est nullement un ordre de dépendance logique. Logiquement elles sont toutes posées à la fois avec le mou- vement lui-même. Peu importe dès lors qu'elles soient en nombre indéfini. Ni le mobile, ni l'esprit qui le considère ne sont en efTet tenus de les nombrer. Elles n'introduisent dans le mouvement aucune division réelle. Elles n'y marquent point des phases intrin- sèquement distinctes. Le mouvement total n'est pas une suite de mouvements partiels qui se succéderaient les uns aux autres. Il est un et continu, et la continuité exclut toute division véritable. Celles qu'il nous plaît d'y considérer lui sont tout extérieures, elles n'ont aucun fondement dans sa constitution propre; elles n'existent que par une vue subjective et arbitraire de l'esprit. C'est même pour cela qu'il est possible de les multiplier à l'infini; car, si dans la nature du continu il n'est rien qui les motive, rien non plus n'y vient faire obstacle. Leur infinité apparente est la suite et la marque certaine de leur foncière inanité.

Ainsi la dichotomie et V Achille nous semblent être de véritables sophismes; mais de ces sophismes auxquels l'esprit humain est

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presque inévitablement entraîné tant qu'il néglige de soumettre à une critique rigoureuse les notions et les principes fondamentaux du savoir. Comme les démonstrations de Parménide, ils ont leur fondement dans l'exclusivisme de l'Entendement qui érige les con- ditions formelles de ses opérations en lois absolues des choses. Ils nous montrent conduit logiquement cet exclusivisme et, par là, nous amènent à nous en affranchir. De toute manière ils nous obli- gent à réfléchir et à pousser jusqu'au bout l'analyse de nos idées. C'est ce qui constitue leur importance historique. Par s'explique l'intérêt qu'ils ont de tout temps excité chez les plus éminents pen- seurs et l'attention toute particulière que leur ont accordée les phi- losophes contemporains.

Georges Noël.

LE PROBLÈME MORAL

DANS

LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA

Le problème moral, tel que Spinoza l'a conçu, consiste à éliminer toutes les dénominations extrinsèques qui font rapporter l'activité humaine à des fins transcendantes et imaginaires, pour retrouver les dénominations intrinsèques, absolument vraies, qui expriment le fond de notre nature et le rapport réel de notre être avec 1 Être : il ne peut donc être résolu que par un système. Le système, tel qu'en conséquence Spinoza l'a édifié, consiste à poser a priori la Raison ontologique comme la mesure de tout. Ce qui n'entre pas dans la Raison, ce qui n'est pas fondé par elle n'est qu'illusion et que néant : rien ne peut être admis, rien ne peut être réalisé comme bon par qualification extérieure ou par volonté contingente. Cela seul est bon, qui, pouvant être affirmé absolument, existe nécessairement par une puissance intelligible interne. Mais cela seul est bon également qui n'est pas en dehors de nous, qui nous touche directement et nous intéresse. Par conséquent notre meilleure et plus certaine manière de concevoir la Raison est de la concevoir appliquée à la vie : la suprême vérité, dont toute la doctrine découle, est l'affirmation absolue de la vie. Est vrai, est utile tout ce qui exprime la vie, ce qui la soutient et la complète ; est faux, est nuisible tout ce qui déna- ture la vie, ce qui la rabaisse ou la diminue. 11 ne peut et il ne doit y avoir de Métaphysique que pour comprendre et glorifier la vie : la Métaphysique est une Éthique.

d. Cet article est un chapitre détaché d'un livre qui doit paraître très prochai- nement sous ce titre : le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans Vhistoire du spinozisme.

V. DELBOS. LA MORALE DE SPINOZA. 127

Par s'explique le système de Spinoza. Il est un idéalisme, puis- qu'il établit à l'origine, par la définition même de la « cause de soi », l'identité de la pensée et de l'existence, de l'Etre rationnel qui est en soi et de l'Etre réel qui est par soi. Seulement il est un idéalisme concret, c'est-à-dire qu'il se refuse à faire de l'existence un non-être, une simple apparence, et qu'il la fonde immédiatement dans l'es- sence. Il met la vérité à la fois dans l'idée et dans la chose, dans l'idée telle que la conçoit l'entendement, purifiée de tout élément sensible et imaginaire, dans la chose telle qu'elle est réellement, sans mélange ni corruption. 11 rappelle le platonisme par l'effort qu'il fait pour poser, avant l'être même, l'intelligibilité de l'être; il rappelle l'aristotélisme parle souci qu'il a de prendre en considération ce qui est donné, ce qui se manifeste. 11 se présente toutefois comme direc- tement opposé aux doctrines antiques, et il cherche à justifier la notion de l'individualité humaine. En travaillant à s'approfondir, la raison ontologique se déprend de toute idée de fatalité externe; elle entend, non pas se subir, mais se poser; elle prend conscience de ce qu'il y a en elle de subjectivité profonde et de liberté interne. C'est bien, quoi qu'on en ait dit, à affirmer l'individu que tend l'œuvre philosophique de Spinoza.

Si celte tendance a pu se développer et s'achever en un système, c'est certainement grâce à Descartes. La logique géométrique de Descartes avait eu pour résultat d'écarter en la remplaçant l'an- cienne logique, la logique du concept. Elle avait éliminé de la science toutes les notions spécifiques dans lesquelles on essayait de résoudre les objets réels. Spinoza à son tour tente d'éliminer de la philosophie morale toutes les notions analogues dans lesquelles on essaie de résoudre la vie. On parle de bien suprême, de perfection exem- plaire : rien n'est plus vain que ces types transcendants que l'on propose ou que l'on impose à l'homme; rien n'est plus tyrannique que la prétention de faire rentrer l'homme dans des genres : l'homme a en lui son modèle, qui est lui-même, avec sa nature, son désir d'être, son besoin de bonheur; l'homme n'appartient pas à un genre, il est de son genre à lui, sui generis; il n'y a pas de hiérarchie qui puisse tirer les êtres de leur place et leur fixer arbitrairement des rangs : chaque être, par cela seul qu'il est, est à son rang. Il faut donc briser tous ces cadres conventionnels dans lesquels on veut enfermer bon gré mal gré une humanité défigurée, et au lieu d'ima- giner une raison ennemie de l'homme qu'elle absorbe et réduit à

128 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

rien, reconnaître que tout homme est une Raison. A l'idéalisme antique qui se fondait avant tout sur la nécessité logique et esthé- tique des universaux, et qui était toujours plus ou moins forcé d'ad- mettre dans l'individu quelque contingence, Spinoza substitue, sous l'influence de Descartes, un idéalisme nouveau qui exclut comme illu- soires les idées universelles de genre et d'espèce et qui affirme tout d'abord la nécessité rationnelle de l'individu. Au lieu de se sacrifier à la beauté ou à la régularité de l'ordre et de rester en dehors du système qu'il pourrait troubler, l'individu déclare inconsistant l'ordre qui ne le comprend pas et s'établit énergiquement au centre du sys- tème qu'il développe de lui-même.

Sans doute la différence de ces deux conceptions tient à des façons différentes d'entendre la Pensée. La Pensée, selon les anciens, la Pensée qui se pense, fonde son unité sur son homogénéité absolue. Elle ne connaît essentiellement qu'elle-même, d'après le principe, que le semblable peut seul connaître le semblable. Elle est l'Être déter- miné par excellence, l'Etre achevé, l'Être parfait, dont l'acte pur est la réflexion sur soi. Elle est incomparable, parce qu'elle est le terme dernier de toute comparaison. Si elle agit sur les êtres, ce n'est pas par impulsion, mais par attrait, ce n'est pas par un contact direct, mais par l'influence qu'exerce tout le long de la nature la perfection des modèles qui plus ou moins l'imitent : de telle sorte qu'elle est la suprême artiste de l'œuvre d'art qui s'accomplit dans les choses. La Pensée divine, telle que la conçoit Spinoza, est un Infini qui ne saurait se réfléchir, qui, au lieu de se penser éternellement, produit éternellement des êtres; elle est imcomparable parce que ce qui est par elle ne saurait être comme elle. Elle n'est donc pas un objet déterminé qui puisse servir d'exemplaire et faire de la nature sa copie. Elle n'est pas la cause finale, la cause transcendante qui se tient à l'écart des choses qu'elle meut; elle est la cause efficiente et immanente, qui soutient immédiatement les choses de son action. Elle ne fait qu'un avec ce qu'elle engendre ; mais ce qu'elle engendre est autre qu'elle : ce n'est pas la notion universelle, c'est l'individu; et entre elle et l'individu rien ne s'interpose. La réalité n'est donc pas une œuvre d'art qui s'organise selon des formules : elle est un ordre vivant d'affirmations individuelles, un système d'inspirations singu- lières. La Pensée divine est indifférente à tout, c'est-à-dire à toutes les qualifications générales par lesquelles on vient du dehors dénom- mer les êtres; elle n'est pas indifférente aux individus qu'elle déter-

V. DELBOS. LA MORALE DE SPINOZA. 129

mine à être, et que, pour ainsi dire, elle appelle de leur nom.

Ce qui est donc de toute éternité dans la Pensée divine, ce sont d'abord les Idées individuelles, les « Essences particulières affirma- tives » ; ce sont ensuite, pour qu'il y ait une unité intelligible, des rapports entre ces Idées, entre ces Essences. Mais ces rapports ne sont plus des rapports de hiérarchie entre des types généraux ; ce sont des rapports de communication entre les individus, fondés sur leurs propriétés communes, rapports d'affinité et de parenté. L'indi- vidu se comprend et se parfait par ce qui est de l'individu : il est donc toujours la mesure de l'ordre dans lequel il entre, ou plutôt de l'ordre qu'il contribue à instituer. Ce que Spinoza porte ainsi à l'absolu dans la Pensée divine, c'est, avec l'affirmation de l'être individuel, la conception moderne de la loi, La loi n'est pas une forme univer- selle d'explication, plus ou moins extérieure à son objet, elle est la relation immanente, immédiate qui unit les choses singulières; elle est l'expression de l'acte par lequel les individus se complètent et s'unissent, par lequel ils expriment dans la diversité de leurs exis- tences l'unité essentielle de l'Être infini. Aussi a-t-elle plus qu'une valeur symbolique ou représentative : elle est vraiment une puis- sance que l'homme peut faire sienne en la concevant comme un enchaînement dialectique d'idées, comme un principe de cohésion systématique, en agissant d'après elle comme s'il était elle. L'indi- vidu qui comprend clairement la loi nécessaire de la nature se comprend lui-même par : il ne subit pas l'ordre, il le fait.

De cette unité éternelle, dans laquelle l'être et la loi se pénètrent au point de paraître identiques, la Géométrie est la traduction adé- quate et certaine. La Géométrie est la vérité même, précisément parce qu'elle n'admet pas la vérité, c'est-à-dire une sorte de type universel auquel se subordonneraient ses démonstrations, parce qu'elle est tout entière dans sa marche rationnelle, et qu'elle exclut rigoureusement toutes les qualifications extrinsèques. Elle est la vérité parce qu'elle déduit les notions les unes des autres par leurs propriétés respectives, n'ayant d'égard qu'à ce qu'elles contiennent, parce qu'elle n'altère en rien les objets auxquels elle s'applique et qu'elle les prend tels quels comme intelligibles. L'idée que considère le géomètre est, en même temps que claire et distincte, essentiellement individuelle : elle a un sens détermine qu'on ne peut ni amplifier, ni réduire, qui est sa propriété interne. Et quand elle entre dans l'ordre de la déduction, ce n'est pas qu'elle s'amoindrit, c'est au contraire

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qu'elle se déploie et se met en valeur. 11 n'y a donc pas de vérité distincte des idées : la vérité, c'est uniquement l'unité logique des

idées.

Et pour la même raison il n'y a pas non plus de morale, si l'on entend par un art humain qui doive s'assujettir à des règles et prendre pour objet quelque qualité universelle; il n'y a pas de morale, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de discipline extérieure qui vaille, de légalité pratique qui puisse s'imposer à l'être par la seule force de ses sanctions; il n'y a pas de morale enfin, parce que les pré- ceptes que l'on couvre de ce nom se rapportent à des notions abstraites qui n'ont pas de contenu réel, qui finissent par être indiscernables et par laisser se dissoudre dans le vide de leur généralité la distinc- tion formelle du bien et du mal. Le plus grand effort de vertu indi- viduelle consiste à nier la morale.

C'est donc à son être propre que l'homme doit revenir; quand il se détourne de lui-même, il se détourne de Dieu. Jamais d'ailleurs il ne peut se déprendre de sa nature et de ses penchants : il est tou- jours présent à lui-même dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il est. Tous ses actes, quels qu'ils soient, relèvent de cette tendance à persévérer dans l'être, qui est son essence même. Il est constitué tout entier par son désir de vivre, et c'est ce désir qui, dans la mesure de sa puissance interne, se crée son objet. Il est donc, en tant qu'individu, pleinement autonome, puisque le désir par lequel il est ne repose que sur lui-même, puisque ce désir, au lieu d'être déterminé, comme le pensaient les anciens, par le désirable qui l'attire, se détermine de lui-même à ce qu'il fait désirable. En d'au- tres termes, le désir vaut par lui-même et non par ce qu'il poursuit; il a sa fin en lui-même et non dans les choses auxquelles il s'ap- plique : il trouve son objet adéquat quand il se saisit lui-même en son principe et comme à sa racine : il est alors l'identité de l'indi- vidu avec soi. Par suite, dans la nature, rien n'a de sens que par rapport à l'individu : est bon ce que l'individu poursuit, est mauvais ce que l'individu repousse. C'est vainement que l'on prétend qualifier en général l'univers et la vie : toute la signification de l'univers et tout l'intérêt de la vie sont dans l'individu.

D'où viennent cependant, si l'individu est le centre de tout, l'in- quiétude et la souffrance? Elles viennent de ce que l'homme travaille précisément à réaliser ce qui n'est pas lui, ce qui par conséquent le nie. Au lieu de se constituer dans ce qu'il est véritablement, il

V. DELBOS. L\ MOU.VLt; DE SPINOZA. 131

cherche à se dépasser lui-même; au lieu d'être pure affirmation de soi, il veut s'affirmer par des objets étrangers; être fini, il est impa- tient des limites qu'il rencontre, au lieu d'éprouver intimement la joie de l'être qu'il a. Le désir qui est son essence se détermine, non pas par lui-même, mais sous l'influence des causes extérieures : il s'aliène dans chacun des objets qui l'afTectent; il se brise en une série incohérente de tendances qui s'opposent entre elles et finissent par s'opposer à lui. Alors commence une vie de mensonge, d'incer- titude et de contradiction. Alors toutes les croyances qui engendrent ou soutiennent la moralité se trouvent défigurées. C'est dans le fini que l'on prétend saisir l'infini, c'est-à-dire rechercher tout plaisir et tout bien; et comme le fini ne suffirait pas tel quel à contenter l'àme, on le prolonge en une infinité trompeuse que l'imagination suggère. Au lieu de voir en Dieu la mesure de tout, la mesure suprême qui ne peut être mesurée, on décide, par une impression sensible ou par un intérêt momentané, de la valeur définitive des choses; on imagine une loi de finalité par laquelle la. Providence s'est engagée à pourvoir à tous les besoins, et les déceptions que l'on éprouve ne laissent d'autre alternalive que la résignation douloureuse ou la révolte impuissante. Comme rien ne semble réglé, on se figure que les lacunes de l'ordre naturel sont pour Dieu ou pour l'homme des occasions exceptionnelles d'agir : de Dieu et de l'homme on attend des coups d'éclat (lui disposent mieux l'univers. Comme rien ne semble déterminé, on pousse l'être dans le sens de l'indétermination la plus radicale; on place à l'origine de tout ce qui arrive des puis- sances indifîérentes, qu'on appelle volonté divine ou volonté humaine, également capables de tout faire et de tout défaire: (m travestit la liberté en libre arbitre, l'acte plein en faculté vide, la ferme raison en caprice indécis. On généralise ainsi et l'on porte à l'absolu ce que la vie sensible enferme de négation : l'individu prend de lui ce qui lui est le plus complètement étranger, et c'est de cela qu'il fait son Dieu. H n'est pas étonnant qu'une existence qui est si complètement en dehors de la vérité se sente vite en dehors de la paix et de la joie. Ne connaissant pas ce qu'il est, l'homme ne peut pas connaître mieux ce que sont les autres, et pour des biens fictifs qui le fascinent, il travaille à détruire leur individualité comme la sienne : il prétend faire d'eux des instruments de ses fantaisies, les traiter comme des moyens. On les voit naturellement se tourner contre lui et opposer leur force à sa force; de ces luttes de tous les jours qui déchirent

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si douloureusement l'humanité; de aussi, à cause des misères qu'engendrent ces luttes, l'idée d'une voie nouvelle à tenter, d'une autre conduite à tenir. 11 faut restaurer l'unité détruite. Mais est-ce bien la restaurer que de la concevoir encore sous les formes de la sensibilité, que de chercher le suprême remède au mal dans la con- trainte de la loi? La grande erreur de la plupart des théologiens et des philosophes, selon Spinoza, c'est de croire que la loi qui com- mande peut, uniquement parce qu'elle est la loi, nous conduire au salut. Et cette erreur s'appuie d'abord sur la fausse conception d'une volonté libre, qui pourrait par décision catégorique s'incliner vers le bien comme vers le mal; elle s'appuie en outre sur une fausse assi- milation de la vie morale à la vie sociale. La loi impérative n'a de valeur complète que dans l'ordre civil qui ne comprend pas l'indi- vidu tout entier; elle suppose une activité qui se distingue d'elle et qui rencontre en elle sa limite ; elle est donc toujours par quelque endroit extérieure à l'individu qu'elle gouverne; ou bien, si l'on admet qu'elle pénètre entièrement l'individu, qu'est-ce à dire sinon que l'individu est la loi vivante? Quand on invoque la loi pour maî- triser la puissance intérieure de l'individu, on ne fait qu'aiguiser en lui le sens du mal, que stimuler la tentation. La loi, c'est la pensée de la faute possible, c'est le souvenir de la faute commise, c'est l'image obsédante du péché; la loi, c'est le péché. Avec la loi qui se donne comme absolue s'introduit dans l'homme déjà divisé un prin- cipe de scission plus profonde : les sentiments naturels sont per- vertis; il y a des joies mauvaises, il y a des tristesses bonnes; l'homme étant plus près de se soumettre quand il est abattu, on lui fait une honte de son plaisir, et de sa souffrance un mérite; on l'appesantit dans l'idée de l'épreuve et de l'expiation. La loi ainsi imaginée pour contraindre la sensibilité s'entoure et se fortifie de toutes sortes de représentations sensibles; sous la forme de la loi, c'est une puissance tyrannique que l'on se figure, s'opposant capricieusement à nos caprices, violemment à nos violences. Ce n'est pas l'unité dont l'âme a besoin* C'est au contraire la dualité irréductible de deux forces étrangères qui se combattent sans merci, ne se pénètrent que dans la souffrance et ne s'annihilent que dans la mort. Que cesse donc le règne de la servitude et de la loi; qu'advienne le règne de la liberté et de l'amour.

Ainsi apparaît comme vaine toute formule de la moralité : c'est précisément détruire la moralité que d'en chercher la formule. La

V. DELBOS. I.A MORALE DE SPINOZA. 13»

vertu n'est pas une fin extérieure que l'on puisse poursuivre par des moyens distincts d'elle : la vertu est dans les moyens comme dans la fin; ou plutôt la vertu, c'est l'effort même de l'homme qui arrive par la conscience de soi à sa pleine autonomie. Ce n'est donc pas par l'abnégation que l'homme pourra se restaurer dans son être; c'est au contraire par une entière affirmation de sa nature. Toujours et partout l'homme s'attachera à ce qui lui est utile, et il est aussi illusoire qu'illégitime de lui proposer un bien qui ne serait pas son bien. Mais comment passera-t-il de la vie mensongère la vie véri- table? Par une transition naturelle et continue. Tandis que dans la vie mensongère on présente la soumission à la loi comme une rupture avec les désirs, il faut reconnaître plutôt que c'est le déve- loppement du désir qui conduit à la vie véritable. Il y a dans l'exis- tence donnée un principe solide qui fait que nous pouvons la dépasser sans la détruire : la tendance à persévérer dans l'être, qui s'est dispersée dans la multiplicité incohérente des objets extérieurs, travaille d'elle-même à se reconquérir et à se reconstituer; elle se fortifie et se libère à mesure qu'elle se transpose dans un ordre nou- veau, qui est l'ordre de la raison; c'est par la raison qu'elle réussit à grouper sous une unité ferme les éléments qui la composent; elle transforme ainsi en idées adéquates, qui sont sa puissance propre, les idées inadéquates, qui sont surtout la puissance des choses; elle attire à elle, pour la reprendre, toute la force qu'elle avait vaine- ment éparpillée au dehors. Mais cet affranchissement n'est possible que parce que la vie sensible ne se soutient pas par elle seule; la passion a beau diviniser son objet : elle ne saurait donner l'être à ce qui n'a pas l'être. Les rapports empiriques ou imaginaires que la sensibilité a établis tombent par leur fragilité même : il n'y a de con- sistance que dans les rapports établis par la raison. Or les rapports qu'établit la raison sont vrais, parce qu'ils unissent les êtres par leurs propriétés positives et constitutives, parce qu'ils montrent en chaque être la nécessité qui le fait être et qui le fait être tel, qui le rend en un sens indestructible et inviolable. L'homme qui conçoit ce genre de rapports n'est plus exposé à affirmer ce qui est illusoire, à nier ce qui est réel; il ne se met plus désormais en contradiction avec la nature, ni avec ses semblables; il éprouve que les affirmations véritables, qui sont les êtres eux-mêmes, ne sauraient s'exclure puis- qu'elles sont des affirmations, que nécessairement elles doivent se comprendre, et qu'enfin la loi universelle qui règle le monde n'est

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que l'unité logique de ces affirmations. D'où il suit que la sagesse est dans la science, non dans cette science abstraite et détachée de tout qui n'est qu'un jeu d'idées, mais dans la science de la vie, qui n'est au fond que la vie consciente d'elle-même. D'où il suit encore que l'entendement est la plus grande puissance de la nature, que la nature aspire à l'entendement, non pas en ce sens téléologique que l'entendement serait la fin de la nature, mais en ce sens tout géomé- trique que l'entendement est la nature même dans l'eflort suprême qu'elle accomplit à la fois pour se concentrer et se dilater. D'où il suit enfin que les oppositions imaginées entre la force et le droit, le bonheur et la vertu, sont caduques et sans portée. Le droit, qui est la vérité, est nécessairement par lui-même la plus grande force; la vertu, qui est l'acte parfait, est nécessairement par elle-même le plus grand bonheur : dès lors, pour éviter toute considération utopique dans l'abstrait et le surnaturel, c'est par la force que nous devons déterminer le droit et par le bonheur que nous devons déterminer la vertu.

De la sorte, en unissant ce que la sensibilité a divisé, la raison nous permet de retrouver, sous une forme désormais intelligible, les convictions qui pour la plupart des hommes sont protectrices de la moralité : elle donne une certitude irrécusable à ce règne de la jus- tice et de l'amour que la foi religieuse annonce par révélation et par grâce ; elle surmonte toutes les antinomies dans lesquelles s'était perdu le meilleur de la vie comme aussi le meilleur de la foi. Au regard des sens, en effet, presque toutes les grandes conceptions métaphysiques et religieuses se scindent en des groupes de notions contraires : la nécessité qui signifie le destin s'oppose à la liberté qui signifie le libre arbitre; le désir qui signifie la passion s'oppose à la loi qui signifie la contrainte; Dieu qui signifie le bien s'oppose à la nature qui signifie le mal. Et ces antithèses logiques ne font que traduire en termes abstraits les contradictions dont souffre l'âme. L'entendement, qui ne peut admettre en soi rien de contradictoire, ramène ces antithèses à l'unité par l'exclusion des éléments négatifs. Dés que la nécessité est comprise, non comme une fatalité irration- nelle, mais comme le principe de l'intelligibilité des choses, dès que la liberté est comprise, non comme une faculté ambiguë, mais comme la détermination interne de l'être par l'être même, il n'y a plus opposition, il y a unité absolue de la nécessité et de la liberté : la nécessité, c'est la raison même de l'être à sa source intime ; la

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liberté, c'est la cause certaine de ce que l'Etre produit par lui-même. Dès que le désir est compris, non comme un penchant désordonné, mais comme la puissance de vivre, dès que la loi est comprise, non comme un commandement extérieur, mais comme l'expression de l'essence des choses, il n'y a plus opposition, il y a unité absolue du désir et de la loi : le désir, c'est la loi interne de l'individu; la loi, c'est le désir devenu conscient de lui-même et de sa vertu interne. Dès que Dieu est compris, non comme un bien exemplaire qui se pro- pose ou s'impose de loin, mais comme la puissance infinie qui pro- duit d'elle-même et qui soutient immédiatement les êtres, dès que la nature est comprise, non pas comme une force indépendante ou révoltée, mais comme le système des êtres qui tiennent intimement à la raison souveraine de leur existence, il n'y a plus opposition, il y a unité absolue de la nature et de Dieu : Dieu, c'est la nature ramenée à son principe d'intelligibilité génératrice; la nature, c'est Dieu qui s'exprime en des êtres singuliers. L'unité ainsi reconstituée, aperçue désormais partout il y avait contradiction et lutte, n'est pas le résultat d'opérations extérieures et abstraites; c'est le fruit de l'âme raisonnable qui a concilié en elle toutes ses puissances et qui jouit pleinement de son œuvre qu'elle sent bonne. Et la vie qui s'est élevée jusque-là est vraiment inattaquable; elle a rejeté d'elle toutes les négations, intérieures ou extérieures, pour se constituer en une ferme et inébranlable alfirmalion : c'est la vie de l'homme libre. Cependant l'homme peut faire mieux que se comprendre par la vérité commune à tous les hommes; il peut s'affirmer lui-môme comme une vérité et dire de lui-même : je suis ma vie. C'est par la pure intuition de son essence, c'est en rapportant tout son être, comme une Idée, à la Pensée divine, qu'il opère cette œuvre de résur- rection. Ou plutôt, il n'y a pas proprement de résurrection, parce qu'il n'y a pas de mort; la vie, qui peut seule être affirmée, exclut toute conception positive du néant : elle se constitue par elle-même sans que la mort lui serve d'instrument ou de condition. L'opposition de la vie et de la mort est relative à la sensibilité, qui compare ce qui apparaît et ce qui cesse d'apparaître; mais ce qui simplement apparaît n'est pas plus réel au fond que ce qui cesse d'apparailre : c'est toujours dans le néant que la sensibilité figure l'existence. Hicn ne peut restreindre ni altérer cette ineffable affirmation de soi (pii engendre tout être; loin d'être seulement le terme de notre action, elle est notre action même dans son immuable actualité. Notre vie

136 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

véritable, c'est notre vie éternelle; et si nous pouvons appeler la vie présente une épreuve, c'est uniquement en ce sens que nous éprou- vons par elle ce que nous sommes de toute éternité. La destinée que nous remplissons n'est donc pas l'œuvre d'un caprice, ni d'un instant ; elle est fondée en Dieu et par Dieu; elle est tout entière éternelle- ment dans la raison individuelle que nous sommes et dans l'amour dont nous nous aimons en aimant Dieu.

Ainsi, selon la philosophie de Spinoza, l'origine et la fin de notre vie sont identiques. Ce qui est vrai n'a pas besoin du temps pour être vrai; et l'on dirait que le système lui-même travaille à effacer, par la rigidité de ses formules, ce qui n'est pas réalité achevée, acte complet, ce qui est simple mouvement, simple passage à l'acte. Il y a dans l'accent de la parole spinozisle comme une résonance d'éter- nité. Mais c'est ici peut-être que la doctrine rencontre la difficulté la plus grave. Pourquoi l'Être, s'il est absolument d'une existence actuelle, se révèle-t-il comme tendance, comme puissance relative- ment indéterminée? Quelque effort que l'on fasse pour réduire au néant ces objets de la sensibilité, qui, élevés à l'infini, sont l'erreur et le mal, il n'en reste pas moins qu'il y a, en dehors de l'Être plein toute affirmation est fondée, des possibilités qui le dépassent ou le limitent. Pourquoi donc l'immédiate vérité n'est-elle pas l'objet d'une affirmation immédiate? Et en vertu de quelle nécessité est-elle obligée de se borner ou de se voiler elle-même pour prendre la forme du contingent et du temporel, si illusoire qu'elle soit? Il semble que pour tout expliquer, l'Être absolu doive contenir en soi un principe d'intelligibilité capable d'embrasser non seulement ce qu'il est, mais ce qu'il paraît être. Le contient-il véritablement?

On a dit souvent là-dessus que la doctrine de Spinoza n'était pas homogène; on s'est appliqué à montrer qu'il y avait en elle certaines contradictions qui peuvent se ramener à une contradiction générale. La conception de Dieu telle qu'elle est présentée au premier et au second livre de ÏFthique, ne s'accorde pas avec la conception de Dieu telle qu'elle est présentée à la fin du cinquième livre, dans la théorie de la vie éternelle. A l'origine. Dieu est surtout PEtre infini qui se manifeste par une infinité d'attributs : il est supérieur et étranger à toutes les formes particulières de la sensibilité et de l'acti- vité humaines; il est impassible et impersonnel; il n'a ni entende- ment, ni volonté, au sens ordinaire de ces mots; il est puissance et pensée. L'homme n'est ainsi qu'une simple portion de la nature;

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toutes ses manières d'être sont déterminées par les choses; sa volonté est contrainte. A la fin du cinquième livre, Dieu est le principe de la vérité bien plus que le principe de l'être; de ses attributs en nombre infini, un seul parait le déterminer effectivement : la Pensée; même la Pensée semble avoir perdu son impersonnalité première; elle est immédiatement unie à des êtres pensants, qui se conçoivent comme libres dans la raison de leur être ; Dieu, qui était impassible, éprouve dans la Gloire la joie d'un amour infini. N'y at-il pas une oppo- sition manifeste et une contradiction insoluble?

L'opposition est manifeste sans qu'elle soit immédiatement con- tradictoire; peut-être exprime-t-elle seulement une différence de points de vue dans l'intelligence et une différence de moments dans l'intelligibilité de l'absolu. On peut soutenir qu'il y a, selon le spi- nozisme, une dialectique interne de l'Être. L'ï^lre est d'abord posé en soi dans une sorte d'identité formelle et purement négative; il est ce qui exclut autre chose que soi, ce qui est par conséquent antérieur à tout. Substantia prior est naiura suis affectibus. Peut-être n'est-il encore sous le nom d'Être que la pure forme de l'Être, ce qui ne peut être rejeté si l'on ne veut pas affirmer le néant absolu. C'est par voie d'élimination qu'il est surtout posé, parce qu'il n'a de rap- port qu'avec lui-même; tout ce qui le déterminerait du dehors serait une négation. Mais précisément parce qu'il s'oppose à toute déter- mination externe, l'Être tire de soi son principe de réalisation; il tend, pour ainsi dire, à se remplir, et voilà pourquoi il se révèle en des êtres. Seulement cet acte, par lequel il sort de son identité pure, doit être adéquat à son infinie puissance, et il doit par conséquent engendrer autre chose que des copies défectueuses de cette puis- sance. L'Être serait infécond s'il se répétait en de vaines images, s'il agissait simplement comme modèle, et il se limiterait si ces images prenaient quelque consistance et lui dérobaient une partie de son être sous sa forme propre. L'Être qui se réalise ne se reproduit pas : il produit. Or il n'y a que des individus qui puissent l'exprimer sans le borner; et la raison qui unit par les attributs l'inlini et les êtres est une raison vivante, puisqu'elle est, non plus seulement l'identité de l'Être avec soi, mais l'identité de l'Être avec les êtres. L'existence est donc fondée sur la nécessité de concevoir dans l'éter- nelle vérité à la fois ce qui est le même et ce qui est autre; et peut- être faut-il penser que si l'individu existant s'établit d'abord dans l'erreur et dans le mal, c'est qu'il participe par l'imagination et la

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sensibilité à celte forme antérieure de l'Être, qui est, à l'égard de ce qui n'est pas elle, exclusion et négation. Cependant, si Tinsuccès de ses prétentions ramène peu à peu l'individu à ce qu'il est vraiment, l'individu se conçoit en relation immédiate avec l'Être infini ; il s'aime en sa raison qui s'affirme, en sa vie qui se fonde, en sa destinée qui se constitue. Et, par ce concours de l'homme, l'Être s'est concilié avec soi-même, il s'est réalisé, il s'est conquis. Dieu, qui s'était révélé hors de lui comme nature, se révèle en soi comme esprit. L'Être est moins désormais la substance infinie que la pensée éter- nelle; il est avant tout cet amour intellectuel que Dieu éprouve pour soi et pour les hommes, « non pas en tant qu'il est infini, mais en tant que sa nature peut s'exprimer par l'essence de l'àme humaine considérée sous la forme de l'éternité ». La moralité de l'homme a donc son principe dernier dans cette sorte de progrès idéal par lequel l'Être tend à se réaliser pleinement en traversant les êtres pour les unir à lui dans la Béatitude et la Gloire. Et si ce progrès auquel tient tout le développement de la vie humaine et de l'existence con- crète n'est pas suffisamment expliqué et déduit par Spinoza, il est supposé et traduit par la marche même du système. 11 y a, consub- stantiel au Dieu qui est de toute éternité, un Dieu qui de toute éter- nité devient, et notre moralité est précisément le Dieu qui en nous devient et que nous amenons en quelque sorte par notre propre vertu à la pure conscience de soi; notre moralité, c'est la vie en Dieu et c'est la vie de Dieu.

Telle nous apparaît la doctrine de Spinoza. Elle tient la notion de qualité morale pour une notion factice qu'il faut résoudre en une conception métaphysique et religieuse. Elle s'exprime en un système dialectique la puissance de la nature et la puissance de la raison, l'affirmation de l'individu et l'affirmation de Dieu sont si intimement unies qu'il n'y a aucune place dans l'ordre des choses pour l'autorité extérieure, pour la règle abstraite, pour l'œuvre sans foi, pour la science sans amour. Elle s'achève et conquiert tout son sens dans cette théorie de Vamor intellcctualis qui termine le cinquième livre de V Éthique. Elle prétend être la forme interne en laquelle les âmes se comprennent et se réalisent, et être ainsi pour elles, non pas une simple science théorique, mais la science de la vie, la religion véri- table. Elle tâche de constituer par la seule force de la pensée libre l'équivalent de ce que le christianisme avait apporté aux hommes; et de fait elle cherche souvent à traduire dans un langage rationa-

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iste, pour se les approprier, certaines conceptions chrétiennes. Dans la Préface qu'il composa pour les Œuvres posthumes, Jarig Jeliis s elTorçait d'établir que le christianisme, étant par essence une religion rationnelle, ne devait pas être opposé à la philosophie de Spmoza. N est-ce pas, disait-il, une idée chrétienne que l'idée d'un Dieu souverain maître de l'univers par sa puissance et ses décrets? routes les vertus que recommande Spinoza, la force d'àme, la -éné- ros.te, l'ardeur de la science vraie, ne sont-elles pas des vertus chré- tiennes? A quoi revient la promesse de la Nouvelle Alliance, sinon à ce que le spinozisme affirme expressément, savoir que le rèo-ne de la loi est fini, que la révélation, désormais immédiate et intérieure est tout entière dans les vérités éternelles qui expriment Dieu en 1 homme? Enfin Spinoza n'a-t-il pas fermement conçu que le salut ne peut être que dans l'amour de Dieu et de notre prochain en Dieu'> Voilà certes des rapprochements qui ne sont pas sans raison et qui affectent une valeur historique par l'influence que le spinozisme a exercée sur la théologie allemande. Ce serait toutefois se méprendre que d oublier des différences certaines qui sont entre le christianisme et le spinozisme des différences d'esprit. Spinoza ne se soumet pas a la pensée chrétienne, il en adapte certaines formules à une con- ception qui est exclusivement rationnelle et qui prétend se justifier par elle seule. Et alors même qu'il interprète par sa doctrine propre certaines doctrines du christianisme, il reste résolument en dehors du sentiment chrétien. Précisément parce qu'il tend à poser la vérité dans un acte immédiat, il donne à cet acte pour expression adéquate et directe la nature; il travaille à effacer ainsi ie sens de ce qui n'est pas joie entière, entière vertu; il jette une sorte de défaveur sur 1 effort impuissant, la résignation douloureuse, la certitude mêlée d'espérance. Il considère que la grâce doit faire oublier l'épreuve et qu'il n'y a d'autre voie pour la vie que la vie. La souffrance est donc irrationnelle et mauvaise : elle est une négation, non une affirmation de 1 être, une oppression, non un relèvement. L'état éternel de béa- titude en lequel la vie humaine et la vie divine s'unissent, n'admet pas en soi la douleur, la passion : il est l'action pure, inaltérable infiniment heureuse. Pour prouver que de toute éternité Dieu est présent au monde et à l'homme, il n'est rien de plus clair, selon Spmoza, que la félicité humaine, rien de plus triomphant que le cri de joie de lu nature.

Victor Delbos.

TOME I. 1893. .,,

LE CONCEPT DU NOMBRE

CHEZ LES PYTHAGORICIENS ET LES ÉLÉATES

La science se fonde et s'est toujours fondée sur les faits observés : c'est leur explication qu'elle se propose. Certes les méthodes d'ob- servation et d'expérimentation ont acquis de nos jours une rigueur inconnue des anciens, mais quelque chose n'a pas changé, c'est le procédé par lequel, pour atteindre à une explication scientifique, l'esprit substitue aux données des sens des concepts dont il élabore lui-même le contenu, et qui lui servent à construire des théories.

C'est l'expérience qui les lui suggère, en ce sens qu'ils se présentent comme devant fournir une expression claire de certains faits connus. S'ils s'adaptent ensuite aisément à l'explication de phénomènes nou- veaux, ils tendent à prendre droit de cité dans la science.

Est-ce à dire que celle-ci va proclamer alors l'idée adéquate à la réalité ? Allons-nous apprendre par les vérifications expérimentales que notre intelligence a saisi sur le vif un élément essentiel des choses? Avouons-le, c'est peut-être parce que les hommes de génie l'ont instinctivement pensé que leur œuvre scientifique a été durable. Cependant, si naturelle que soit leur illusion, et quelque penchant que nous ayons à la partager, nous ne devons pas nous y tromper. Les faits qui s'accordent avec nos théories sont pour elles non pas la preuve de leur vérité, mais leur justification : ils ne con- firment pas l'existence dans les choses d'un principe nouveau, ils sont la raison d'être d'un nouveau langage.

Au surplus, un concept ne parvient pas du premier coup à la forme définitive sous laquelle il entrera dans la langue scientifique pour atteindre son maximum d'utilité. L'idée se dégage d'abord avec peine d'une sorte de gangue concrète qui l'enveloppe. On sent

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vaguement qu'elle sera précieuse, que les choses s'éclaireront à sa lumière; mais il faut bien, si l'on veut un jour en profiter, l'affiner l'épurer, la dépouiller des éléments concrets qui entrent dans sa représentation, et qui, la faisant prisonnière de vues plus ou moins grossières et étroites, voilent sa clarté et arrêtent son essor. De une évolution nécessaire du concept qui s'éloignera sans cesse du concret et du sensible pour devenir de plus en plus apte à jouer son rôle scientifique.

L'étude qu'on va lire est une application de ces quelques idées au concept du nombre dans la science grecque. Elle est extraite d'un cours fait aux étudiants de Montpellier : nous lui laisserons, pour plus de clarté, la forme familière sous laquelle elle leur a été pré- sentée.

« Les choses sont nombres », ont dit les Pythagoriciens. Quel peut être le sens de cette formule mystique? Si, pour le savoir, on consulte tous les écrits touchant à cette question, depuis les frag- ments de Phololaiis, le premier Pythagoricien dont il nous reste quelque chose, jusqu'aux élucubrations de Théon de Smyrne, sans négliger les commentaires d'Aristote et de tous ceux qui après lui ont interprété la formule pythagoricienne, on éprouve une sensation de malaise indéfinissable; on se demande s'il n'est pas certaines idées qui dépassent votre intelligence, ou bien si ceux dont on lit les écrits n'étaient pas dépourvus de raison.

Eh bien, au risque de paraître inaugurer une méthode historique nouvelle, nous allons, si vous voulez bien, laisser d'abord de côté ce galimatias d'opinions et de commentaires sur la formule des Pytha- goriciens. Aussi bien ne contient-il pas un mot en dehors de la for- mule elle-même qu'on soit en droit de faire remonter à Pythagore. Nous essaierons une explication que semble indiquer le bon sens,' puis, si elle s'accorde avec ce que nous savons de l'œuvre pythago- ricienne, si elle ne fait pas du cas des Pythagoriciens un cas isolé, exceptionnel, si au contraire elle nous permet de le rattacher à un ensemble de faits courants normaux, dans l'histoire des idées, elle sera au moins aussi bien justifiée que toute explication fondée sur des textes que d'autres contredisent.

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« Les choses sont nombres ». A qui n'est-il pas venu à l'idée d'y voir tout simplenuMil cette signification que les choses sont soumises aux nombres, (pic les choses sont cxi)licables à l'aide des nombres. Si on recule devant cette interprétation, si on hésite à l'adopter pure- ment et simplement, je crains bien que ce ne soit parce (ju'on la trouve trop simple, trop claire. Mais d'abord cette simplicité ne doit pas faire ilkision sur la grandeur et l'importance de l'idée que les Pytbagoriciens auraient ainsi formulée. Songez que nous sommes à l'origine de la pensée scienlifique. Les Ioniens seuls, avant l'ytba- gore, ont médité sur l'univers, mais s'ils ont soulevé de grands pro- blèmes et déjà fait de la science à leur manière, ils n'ont pas cherché à faire intervenir pour leur solution autre chose que des phénomènes sensibles. Certes, par le seul fait de composer l'univers avec une malièreuni(|ue, homogène, soumise au mouvement, et d'effacer ainsi dans une certaine mesure l'inlluence des qualités dans l'explication physique des choses, ils poussaient dcj;\ instinctivement la science dans la voie des conceplions mécanisles et purement quantitatives. Depuis eux, l'introduction de plus en plus bcureuse des mathéma- tiques en physique a rendu presque banale cette idée, que la science semble progresser d'autant plus que les notions (luantitatives pénè- trent davantage dans tous les domaines; mais en somme les Pytha- goriciens sont les premiers qui en aient été frappés, qui l'aient énoncée, et plus l'idée nous semble aujourd'hui évidente, ou simple, plus elle se trouve confirmée ou justifiée par révolution de la science entière, mieux nous apprécions l'importance de la formule pythago- ricienne. Loin delà juger insigniliante, dans le sens que nous venons de lui donner, n'y a-t-il pas lieu au contraire de chercher à expliquer la divination mcrvoilleuse dont elle témoigne? Cette explication, demandons-la aux travaux mêmes de Pythagore.

D'abord, Pythagore est le premier mathématicien, au sens véritable du mot, qui ait spéculé sur les propriétés générales des figures de géonuHritî. A mesure que se poursuivent les recherches de la critique moderne, l'œuvre géométrique de Pythagore grandit sans cesse et la part des connaissances d'Euclide qu'on peut lui attribuer, sans pou- voir être délimitée exactement, nous apparaît aujourd'hui comme certainement très considérable. Eh bien, sentez-vous l'étonnement profond que dut susciter, chez le premier penseur qui s'en aperçut, la possibilité de traduire par des relations numéricjues entre les lignes les propriétés géométriques des figures? Concevons, par exemple, un

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triangle dont deux côtés tombent à angle droit l'un sur l'autre; voilà une propriété concrète, qualitative. A la rigueur, on comprendra que si l'on veut absolument énoncer un nombre à l'occasion de l'écarte- ment des deux droites, de cette chose qu'on nomme un angle, il soit possible de la comparer à d'autres de même espèce, de la mesurer. Ainsi, lorsqu'on dira que cet angle a 90 degrés, cela n'aura rien d'étrange et ne supposera que la notion toute primitive de mesure. Mais que cette propriété de l'angle droit soit traduisible par une relation générale entre les carrés des nombres qui mesurent les lon- gueurs des côtés, a^' -\- b'^ =: c*, voilà vraiment commence le mer- veilleux ! Ce qui caractérise l'angle, ce qui en fait une chose distincte en qualité de ce qu'on nomme une longueur, cela s'efface donc pour se fondre, pour s'exprimer en propriétés des nombres! Faisons abs- traction de nos habitudes d'esprit actuelles, de celles surtout qu'a favorisées le développement de la géométrie analytique, c'est-à-dire de cette géométrie qui se résout en science abstraite de la quantité, et, je m'adresse à votre jugement naturel, ne trouverons-nous pas dans ces premières découvertes des propriétés numériques, des ligures, des formes, de quoi confondre d'étonnement et d'admiration un penseur aussi profond que nous nous représentons Pythagore, et de quoi lui faire dire : les choses qui ont une forme, une figure, sont nombres ?

Au surplus, nous savons à peu prés de quel ordre étaient les con- sidérations d'arithmétique pure des Pythagoriciens : ils n'étudiaient pas les propriétés des nombres, comme nous le faisons nous-mêmes, sur les symboles abstraits, mais sur des figures formées par des points. Le point était, pour les Pythagoriciens, VuniU' ayant une posi- tion. Une ligne, c'était à leurs yeux une suite de telles unités. Deux longueurs égales en comprenaient le même nombre, deux longueurs inégales en comprenaient l'une plus que l'autre. Bref la longueur était tel nombre par le nombre de ses points. Mais, direz-vous, comment des géomètres ne s'apercevaient-ils pas que deux lon- gueurs ne sont pas toujours commensurables, n'ont pas toujours un rapport? Or, si ces longueurs n'étaient que des nombres de points,

m, n, leur rapport existerait toujours, ce serait --! Les Pythago- riciens connaissaient parfaitement l'existence des longueurs incom- mensurables; ils savaient très bien, par exemple, que la diagonale d'un carré et le côté ne peuvent se mesurer l'un par l'autre. C'était

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pour eux une gêne extrêmement fâcheuse sans doute, un scandale logique, comme on l'a dit. Mais, pour ne pouvoir expliquer cette exception, ils ne s'en tenaient pas moins à leurs conceptions géné- rales.

Il doit vous sembler comme à moi que ces conceptions jettent un jour fort clair sur la fameuse formule « les choses sont nombres » appliquée au moins aux choses géométriques. Mais croyez-vous qu'au temps de Pythagore on sentît le besoin de séparer les figures géométriques et les corps de la nature? La distinction entre le domaine purement abstrait et le domaine concret ne se fait pas encore. Elle va nous apparaître sous une forme un peu vague, et envisagée du point de vue de la certitude, dans Parménide : mais que nous sommes encore loin, je ne dirai pas seulement de nos concep- tions modernes à cet égard, mais même de la manière de voir d'Aris- tote! Ainsi, messieurs, dire : « les figures géométriques sont nom- bres » ou « les corps qui remplissent l'Univers sont nombres », cela ne faisait qu'un pour Pythagore.

Mais ce n'est pas tout. S'il avait pu y avoir dans son esprit quelque tendance à distinguer les êtres géométriques et les choses sensibles, ne devait-il pas trouver, de ce dernier côté aussi, de quoi confirmer merveilleusement la généralité de sa formule? D'abord Pythagore a fort bien vu que les circonstances du mouvement diurne et les appa- rences du mouvement des planètes pouvaient s'expliquer par des combinaisons de mouvements circulaires et uniformes, et il légua à ses adeptes ce problème qui fut résolu dans certaines limites au IV" siècle par Eudoxe de Cnide. Voilà donc, aux yeux de Pythagore, les mouvements des corps célestes ramenés à des questions de géo- métrie, exprimés donc et expliqués par des nombres.

Enfin et surtout, faut-il dire peut-être, c'est à Pythagore que la tradition fait remonter les premières observations mathématiques sur les sons. lamblique raconte que Pythagore entendant des for- gerons frapper un morceau de fer sur une enclume, et reconnaissant dans les sons les intervalles de quarte, de quinte et d'octave, eut l'idée de peser les marteaux dont ils se servaient. Il aurait trouvé alors que celui qui rend l'octave en haut était la moitié du plus pesant; que celui qui faisait la quinte en était les deux tiers, et celui qui donnait la quarte, les trois quarts. Rentré chez lui, il aurait fixé une extrémité d'une corde et suspendu à l'autre des poids pro- portionnels à ces nombres : la corde aurait alors rendu des sons for-

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mant les mêmes intervalles. Ce récit est certainement inexact dans ses détails. Nous savons en effet que pour produire les sons indi- qués avec une même longueur de corde, les poids suspendus de-

vraient être proportionnels non pas aux nombres 2, ^^ et .3, mais à

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leurs carrés, 4, -^, -^-. Ce sont les longueurs des cordes différentes

tendues par des points égaux qui sont proportionnelles aux nombres eux-mêmes. C'est probablement ce que dut vérifier Pythagore, Pre-

12 3

nait-il les nombres dans l'ordre croissant, 5, ^, ^, 1, pour les sons

de plus en plus bas, comme y conduisait naturellement la consi- dération de la longueur des cordes, ou bien, comme le fera déjà Platon (pour qui une plus grande hauteur de son correspond à une plus grande vitesse de l'air), Pythagore prenait-il, lui aussi, les nom- bres dans l'ordre inverse des longueurs des cordes, il nous est impossible de rien affirmer à ce sujet : mais en tous cas, le fait essentiel pour nous, et qui, celui-là, n'est, je crois, contesté par per- sonne, c'est que Pythagore, le premier, fit correspondre des nom- bres aux sons.

Or imagine-t-on quelque chose qui semble échapper au nombre plus qu'une sensation? Voyez quelle peine ont eue à naître et à se développer les recherches de psycho-physique! Voyez en quelle sus- picion nous les tenons malgré nous, préoccupés le plus souvent de trouver les points faibles des théories? Ose-t-on enseigner la psycho- physique? 11 a fallu l'initiative audacieuse du maître qui dirige vos études de philosophie pour que nous ayons cette année à Montpellier un cours de psychologie physiologique. Si aujourd'hui, après que vingt-cinq siècles de méditations et d'expériences de toute espèce n'ont fait que confirmer sans cesse l'adaptation des choses à la quantité, nous avons tant de répugnance à prendre au sérieux l'in- troduction du nombre dans le domaine psychique, sentez-vous quelle impression dut produire à Pythagore la révélation d'un rap- port constant entre des sensations auditives et des nombres déter- minés?

Le voyez-vous enfin portant successivement ses investigations dans tous les sens, et retrouvant le nombre partout, dans les sur- faces et les solides géométriques, dans les mouvements des corps célestes, dans le mécanisme entier de l'univers, et jusque dans les

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replis les plus cachés de l'âme, dans les sensations d'harmonie? Et êtes-vous encore surpris qu'il se soit écrié : c< les choses sont nom- bres » ?

II

« Nous ne le serions plus, allez-vous me répondre peut-être, si Pythagore n'avait voulu qu'exprimer cette idée : les choses s'ex- pliquent par les nombres. Mais nous ne pouvons pousser le mépris des commentaires d'Aristote et de toute l'antiquité jusqu'à mécon- naître qu'ils témoignent au moins d'une certaine réalisation attri- buée par Pythagore aux nombres. Et c'est ici que nous ne compre- nons plus. »

Faut-il vraiment se perdre dans un abîme de considérations transcendantales pour comprendre que Pythagore, frappé le pre- mier de cette vérité, que les nombres se retrouvent à propos de toutes choses, que toutes choses s'expliquent par eux, l'ait exprimée en disant que les nombres sont dans les choses, que les choses sont nombres?

Il me suffira peut-être d'énoncer la question sous une autre forme pour que son caractère exceptionnel disparaisse. Est-il surprenant que le premier penseur qui a été instinctivement frappé de l'utiHté d'un concept pour la science générale, n'ait pas senti lui-même le caractère purement formel, purement subjectif de ce concept? Car c'est là, au fond, le cas de Pythagore. Qu'est-ce qui nous choque dans sa formule, qu'est-ce qui nous incite, depuis Aristote, à en chercher le sens exact, comme celui d'une énigme? C'est que le nombre y semble bien pris dans un sens concret et objectif qui n'est pas le nôtre. Le nombre, aux yeux d'un savant moderne, est un concept, c'est une vue de l'esprit, elle est précieuse pour la formation de la science, soit, mais cela ne justifie nullement à nos yeux la croyance à quelque être réel qui y réponde. Chez Pythagore, l'idée que les nombres servent merveilleusement à expliquer les choses ne se sépare pas de cette autre que les nombres appartiennent aux choses. A ses yeux, la science, puisqu'elle se forme et progresse par la considération du nombre, saisit donc sur le vif, met donc en évi- dence un caractère des choses qui leur est inhérent, le nombre. Sans chercher à savoir à quelle catégorie de cause, ou d'essence,

G. MILHAUD. LE CONCEPT du nombre. ai

ou de matière, il faut faire rentrer cette réalisation du nombre pour être sûr de pénétrer avec plus de précision la pensée de Pythagore, sans soulever des questions qui ne sont pas du temps de Pythagore, je n'hésite pas à déclarer qu'il y a dans cette réalisation un fait absolument normal, que vous reconnaîtrez, je l'espère du moins.

J'ai voulu vous expliquer, dans ma leçon d'ouverture *, que les progrès de la science générale sont marqués par l'introduction, dans le langage scientifique, de concepts nouveaux. Mais les efforts que j'ai faire alors pour vous faire bien comprendre le caractère formel de ces concepts, pour ôler de votre esprit et de votre ima- gination les fantômes qui, malgré vous, s'y glissent sous les mots, ces efforts, dis-je, seraient, à eux seuls, une preuve suffisante que nous ne sommes pas faits aujourd'hui d'une autre pâte que Pytha- gore et que ce qui est le plus difficile pour nous, c'est encore et toujours de nous dégager de la tendance à objectiver les concepts. Sans remonter trop loin de nous dans l'histoire des idées, allons seulement jusqu'à Descartes.

Vous savez les grands faits scientifiques qui viennent de se pro- duire : les lois de Galilée sur la chute des corps, et surtout les lois de Kepler sur les planètes viennent d'être énoncées. Le monde appa- raît aux yeux de Descartes comme s'expliquant tout entier par les phénomènes géométriques. La physique de Descartes va être une géométrie. Gomment lui-même jugera-t-il la révolution scientifique à laquelle il préside? Vous vous le rappelez, messieurs. Descartes ne se contente pas de dire, comme nous ferions aujourd'hui : il est pré- cieux pour la physique de l'univers de ramener tous les phénomènes à des notions de géométrie, d'étendue. Le métaphysicien, qui double en lui le savant, dira bien nettement : l'étendue est l'essence des choses matérielles, les choses sont étendue, comme Pythagore avait dit : les choses sont nombres. Au fond même, il y a plus qu'une analogie, c'est presque la même idée qui est exprimée par les deux formules. La révolution cartésienne en mathématiques ne tend à rien moins en effet qu'à faire de la longueur la quantité type : la quan- tité passe du domaine abstrait du nombre pur dans celui de l'étendue. Si vous aimez mieux, pour Descaries, l'étendue, c'est la quantité; de sorte qu'en déclarant, à propos de l'univers physique, que les choses sont étendue, il ne rappelle pas seulement, il réédite la formule

1. Voir la Revue rose, ii" du 30 avril 1892 : . L'explication scientifique ».

148 REVUK DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

pythagoricienne. Poursuivons. La Dynamique, au xvii« siècle, prend naissance avec Galilée, Descartes, Huygens, puis Newton. Je n'ai plus à insister près de vous sur le sens des notions nouvelles qui s'introduisent alors dans la science. Eh bien, croyez-vous qu'à l'appa- rition des principes fondamentaux de la Dynamique, et surtout de la loi de Newton, croyez-vous que les savants qui énonçaient principes et lois comprirent clairement qu'il n'était question que de concepts? que de dire que les corps s'attirent dans telles ou telles conditions, que, dans tels cas, telles forces agissent, etc., ce n'était que façon de parler, manière de voir, conception de l'esprit, particulièrement pré- cieuse? Vous savez bien le contraire. Si Descartes avait dit : les choses sont étendue, on dit après Newton : les choses sont forces. Et , on l'a tellement dit, et on le dit tellement encore aujourd'hui, qu'il faudra longtemps, n'en doutez pas, pour que tout le monde s'entende

à ce sujet.

Vous connaissez enfin tous les concepts nouveaux que la science a si heureusement introduits de notre temps dans son langage, ceux d'énergie, de potentiel, d'éther, etc. Ai-je besoin de vous dire qu'en raison de leur origine récente, c'est encore parfois du courage d'af- firmer leur caractère purement conceptuel, si vous me permettez le mot? Lisez, par curiosité, quelques pages d'Auguste Comte, il manifeste une terreur en vérité étrange à l'égard des théories qu'il voudrait rejeter de la science positive, comme celle des ondulations. Pourquoi cette terreur, sinon parce qu'il n'en comprend pas le carac- tère absolument semblable à celui de n'importe quelle théorie de sa science positive, comme celle de l'attraction; sinon parce que lui, tout le premier, nous donne l'exemple de les interpréter métaphysi-

quement?

Puisque je parle d'Auguste Comte, nous pouvons lui emprunter, pour nous faire mieux comprendre, une classification que vous con- naissez. Il distingue, vous le savez, trois états dans l'histoire de la pensée humaine. J'en distinguerai volontiers deux, non pas dans l'évolution de la science prise dans son ensemble, mais dans l'évolu- tion de chaque concept : l'état métaphysique et l'état scientifique. Aucun n'a échappé à cette nécessité ; l'histoire des idées est qui nous le prouve. Pourquoi donc ici, à l'aurore de la science, le con- cept de nombre y eût-il échappé?

Au surplus, quand la première conception d'une idée se dépouille peu à peu de son caractère objectif, pour atteindre à l'état de con-

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cept scientifique, rien n'est plus naturel que de rencontrer parfois chez certains esprits quelque chose qui soit comme un souvenir du premier âge, comme un retour plus ou moins conscient à la notion primitive. Eh bien, voulez-vous que je vous montre de nos jours un exemple frappant d'une sorte de réminiscence de la notion pythago- ricienne du nombre? Vous connaissez tous, au moins de nom, M. Renouvier, l'un des philosophes français les plus puissants et les plus originaux, l'un des penseurs qui sans contredit feront le plus honneur à notre siècle. Une théorie qui lui est chère et qui constitue, on peut le dire, un des points fondamentaux de sa philosophie, est celle qu'exprime sa loi du nombre. Qu'est-ce que cette loi?

Si j'ai devant moi, dans un sac, par exemple, des jetons et des billes, et si je dis que les objets contenus dans le sac sont certaine- ment en nombre déterminé, connu ou inconnu, je me conforme purement et simplement à la notion scientifique du nombre : il y a des objets définis, de dimensions déterminées, et l'opération qui consisterait à les compter se terminerait sûrement (abstraction faite des difficultés matérielles auxquelles on se heurterait peut-être), puisque la seule enveloppe qui les entoure limite dans l'espace le volume qu'ils occupent. Notre affirmation de l'existence du nombre ne sera ici contestée par personne; elle est simplement conforme, encore une fois, à la définition du nombre. Mais prenons un autre exemple, et rejetons ce qui, dans le cas précédent, donnait nécessai- rement lieu à un tout, à un ensemble que l'esprit n'eût qu'à nom- brer : la définition précise des objets; 2^ une garantie de ce fait que leur dénombrement aurait une limite. Supposez que je brise ce coupe-papier en deux morceaux, puis que chacun des morceaux soit partagé en deux autres, de telle façon que j'aie sous les yeux quatre morceaux; supposez enfin que cette opération se continue aussi longtemps qu'il nous plaira. A chaque instant que vous puissiez les compter ou non vous affirmerez que le coupe-papier a été décomposé en un nombre de morceaux. Eh bien, M. Renouvier va plus loin. Il dira, d'une façon absolue, sans désigner d'instant dans celte suite d'opérations : « Ce coupe-papier se compose d'un nombre déterminé de parties ». Sentez-vous bien en quoi le nombre, dont il s'agit ici, dépasse la simple définition? On n'indique pas à quel moment on compte les morceaux; on fait même abstraction de la loi de division qui est choisie; de sorte que d'une part les parties dont on dit que le coupe-papier contient un nombre déterminé, ne

ibO REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sont pas définies, et d'autre part aucune circonstance ne vient limiter un ensemble de ces parties. Nous nous garderons bien de dire qu'e//es sont en nombre infini : singulière proposition le sujet n'a pas de sens et l'attribut est contradictoire. Mais nous n'aurons pas le droit non plus de parler du nombre de ces parties, du moins si nous nous rapportons seulement à la définition mathématique du nombre. Et si ce n'est pas le concept scientifique qui suffit à justifier l'affirmation de M. Renouvier, qu'est-ce donc? Quel peut être ce nombre qu'on donne à ce coupe-papier en dehors de toute circon- stance subjective qui seule permettrait d'énoncer un nombre à l'oc- casion de cet objet? N'est-ce pas, je vous le demande, quelque chose dont la signification dépasse le concept, et qui se présente comme lié non pas à une vue de l'esprit, mais à la chose même? N'est-il pas permis d'y voir, dans ce sens, un retour à la portée objective, métaphysique, si vous voulez, de la formule pythagoricienne?

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Vous croyez peut-être que cette digression nous éloigne beaucoup du sujet essentiel de la leçon : détrompez-vous, messieurs, il entre dans mon programme de vous indiquer quelle élaboration devaient faire subir au concept du nombre les philosophes d'Élée, Parménide et Zenon. Eh bien, savez-vous à qui je demanderais le plus volontiers des arguments contre la loi du nombre de M. Renouvier, si je vou- lais la contester? mais précisément aux Éléates qui ont combattu en Italie, par une dialectique serrée, dont je vais vous donner une idée, la conception pythagoricienne de la pluralité. Vous en jugerez bientôt.

Parménide oppose, dans ses écrits, l'unité de l'être à la pluralité pythagoricienne : « L'être est un », dit-il. Il dit encore : « L'être est, le non-être n'est pas ». L'être de Parménide, c'est tout simplement la substance étendue, objet des sens. L'unité de cette substance et le fait que le non-être, le non-substance, l'espace pur, n'est pas, signi- fient que la matière, dont est composé l'univers, est continue, que tout se tient dans le monde, que l'espace est plein, rempli par l'être. Songez, pour plus de clarté, à la substance étendue de Descartes : vous saisirez assez bien l'être un, plein, continu de Parménide *.

i. Voir P. Tannery, Pour l'/iisloire de la Science hellène, p. 224 et sq.

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Les adeptes de Pythagore ne laissèrent pas sans protestation se produire tout près d'eux, en Italie, une vue si opposée à la concep- tion pythagoricienne des choses étendues. Ils défendirent violemment les idées du maître sur la composition discontinue des choses à Taide d'un nombre déterminé de parties distinctes, et, s'il faut en croire un passage du Parménide de Platon, ils accablèrent Parménide de rail- leries. C'est Zenon qui se chargea de répondre.

Vous dites que toute chose est un nombre de parties : eh bien, imaginons un mobile ayant à parcourir un chemin AB. Il devra par- courir d'abord la moitié du chemin, puis la moitié de la moitié qui reste, et ainsi de suite indéfiniment : il n'atteindra jamais l'extré- mité de AB, ce qui est absurde, car à ce compte aucun chemin ne serait jamais franchi. Conclusion : nos hypothèses impliquent une absurdité. Mais quelles sont nos hypothèses? Quand, de la dichotomie que nous pouvons pousser aussi loin qu'il nous plaît, nous inférons l'impossibilité de franchir AB, nous supposons évidem- ment qu'il faudrait, pour franchir AB, atteindre un dernier élément de cette suite; nous supposons que l'étendue n'est pas seulement décomposable en parties dont le nombre peut toujours croître, mais qu'elle est efîectivemen t (/^'composée en ces parties dont la dernière existe, tout en étant hors d'atteinte. Nous supposons en un mot, vous le voyez, que cette étendue est, d'une façon absolue, un nombre de parties. Vous reconnaissez là, sous la forme de la loi du nombre de M. llenouvier, celle de Pythagore.

M. Kenouvier et M. Evellin ont repris pour leur compte l'argu- ment de Zenon, et ont tenté d'en déduire une preuve de la discon- tinuité de la matière. Leur interprétation de l'argument peut se résumer ainsi : Le nombre des parties en lesquelles le chemin AB est divisible est fini ou infini, or ce nombre ne saurait être infini, sans quoi l'inépuisable se trouverait épuisé, donc il est fini; et la > conclusion naturelle serait alors la composition pythagoricienne des choses étendues : ce serait la thèse diamétralement opposée à celle de Parménide. Nous sommes-nous donc trompés dans cette inter- prétation? Mais remarquez bien, au contraire, que ce raisonnement peut servir à rendre plus claires nos propres idées. Le point de départ d'un raisonnement qui commence ainsi « le nombre des par- tics est fini ou infini » implique l'affirmation pure et simple qu il y a un nombre de parties, que le chemin dont il s'agit est non seule- ment divisible, mais divisé, qu'il est une somme d'éléments : c'est

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la loi du nombre de M. Renouvier. Vous voyez donc par là, plus clairement encore que je n'aurais pu vous le faire comprendre, que la loi du nombre doit être affirmée au moins implicitement pour que l'argument de Zenon conduise à la contradiction de la dicho- tomie illimitée et du mouvement. Et s'il plaît aux partisans de la discontinuité de la matière de conclure ensuite à l'impossibilité de la dichotomie illimitée, il est tout aussi rigoureux, pour un défen- seur de la conception éléate de l'être, et partisan par conséquent de la dichotomie illimitée, de conclure au rejet de la loi du nombre *. Cet argument courait le risque de n'être pas clairement compris. L'impossibilité pour le mobile d'atteindre jamais l'extrémité du che- min semblait provenir, non pas du postulat pythagoricien, que Zenon voulait combattre, mais simplement de ce que les temps successive- ment employés à parcourir les petits chemins dépassent, en s' ajou- tant, toute durée imaginable. Pour obliger son adversaire à écarter cette difficulté spécieuse, Zenon lui offre un exemple la durée

1 Depuis Aristole, on a généralement réparti les arguments de Zenon en deux catétrories : les arguments contre la pluralité, les arguments contre le mouvement. Nous croyons avec M. Tannery que Zenon n'est pas un sceptique qui ait voulu nier le mouvement. On dit couramment, il est vrai, que Parme- nide a affirmé Fimmobilité de l'être, mais il ne peut être question ici que de l'Univers pris dans son ensemble; il s'agit du monde qui, suivant l'expression de l'Éléate, a la forme d'une masse sphérique, arrondie de tous côtés. C'est par des raisons logiques que Parménide arrive à nier la rotation de cet Univers, mais ses conclusions à cet égard ne sauraient viser que le monde tout entier, les phénomènes individuels étant du domaine du sens commun et échappant au domaine de la vérité. La négation des phénomènes élémentaires de mouve- ment ne se trouvant ni chez Parménide, ni chez Zenon, en dehors de ses fameux sophismes, il n'y a pas de raison, en dehors de la discussion même de ces sophismes, de les interpréter dans ce sens. M. Brochard a bien voulu supprimer la distinction classique des arguments contre la pluralité et des arguments contre le mouvement. C'est, à ses yeux, parce que Zenon nie la pluralité qu'il nie le mouvement. Mais son interprétation laisse toujours supposer que la néga- tion du mouvement est le but d'une partie de sa dialectique, au lieu d'être un moyen. En outre, ce qu'il entend par la pluralité, combattue par Zenon, c'est la décomposition possible et illimitée du continu en parties, comme M. Renou- vier. 11 nous apparaît comme beaucoup plus clair et beaucoup plus probable, après la lecture du chapitre consacré par M. Tannery à Zenon, que la pluralité combattue est la pluralité réalisée, en acte, celle qui s'accorde avec l'idée pytha- goricienne, celle qui seule permet de dire que la chose multiple a un nombre ou est un nombre. Ainsi compris, tous les arguments de Zenon présentent une unité de vue parfaite. Nous ne donnons ici que les quatre sophismes qu'Aris- lote énonce dans le VP livre de sa Physique, sous la dénomination de sophismes contre le mouvement. Simplicius nous a conservé dans des fragments d'Eudème d'autres arguments, ceux que Zeller, par exemple, appelle « sophismes contre la pluralité ». Si nous n'en parlons pas, c'est que nous n'y trouvons rien qui ne soit implicitement indiqué dans les autres, d'après l'interprétation que nous donnons ici. (Voir Tannery, p. 253 et sq.)

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finie du mouvement est aussi nettement posée en fait que la longueur finie du chemin à parcourir, et où, le mouvement étant uniforme, la dichotomie s'appliquera simultanément et parallèlement au temps et à l'espace. C'est le fameux problème de V Achille. Achille s'élance à la poursuite d'une tortue, allant naturellement plus vite qu'elle. Quand il aura franchi la distance qui le sépare de la bête, celle-ci aura parcouru un chemin égal à une certaine fraction de cette dis- tance. Quand Achille aura parcouru lui-même ce petit chemin, la tortue se sera avancée d'une nouvelle longueur plus petite, et ainsi de suite : chaque fois qu'Achille aura franchi l'intervalle qui le sépare de la tortue, celle-ci se sera avancée d'une fraction de cet intervalle, Achille n'atteindra donc jamais la tortue. Je n'ai pas besoin de répéter ici les réflexions que nous a suggérées le premier argument, ni de vous dire qu'il donne lieu aux mêmes interprétations.

Cependant, s'ils visaient la formule pythagoricienne « les choses sont nombre ou pluralité » sous sa forme générale, ces arguments, vous l'avez remarqué, ne s'attaquaient pas, directement du moins, à la conception spéciale des choses à l'aide d'éléments indivisibles, de points unités, que nous avons signalée chez les Pythagoriciens. Jusqu'ici il est question, dans la dialectique de Zenon, de parties d'espace ou de temps diminuant sans doute et indéfiniment, mais aussi indéfiniment divisibles. Que l'on accorde à l'Éléate que les choses étendues pas plus que les durées ne sont nombres de sem- blables éléments, on ne sera pas nécessairement conduit à rejeter la conception de l'étendue et de la durée comme sommes de points et d'instants.

Zenon répondra d'abord par le célèbre argument de la flèche qui vole. Elle est au repos, dit-il, car à chaque instant elle occupe une position déterminée, à chaque instant donc elle est immobile. Con- clusion : il est absurde de supposer que la durée est une somme d'instants '.

1. Aristote a dil bien clairement déjà que l'absurdité du sophisme lient à cette hypothèse. Sa position d'ailleurs, à l'égard des arguments de Zenon, est assez intéressante. 11 y voit des sopliismcs, dont il s'attache à faire ressortir le point faible. Certes il ne voit pas que ce point faible est celui que veut justement atta(|uer Zenon, mais il suffit d'avoir cette hypothèse présente à l'esprit, en lisant Aristole, pour trouver dans sa discussion de (juoi conlirmer et éclaircir les vues que nous exposons ici. Par exemple, à propos de la flèche. « L'erreur de Zenon, dit-il {Pln/s., livre VI, ch. xiv), ressort de ce que nous avons dit; car le temps ne se compose pas d'instants, comme il semble le croire, pas plus que nulle autre grandeur ne se compose d'indivisibles.... Aristote déclare donc

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L'adversaire va-t-il se déclarer vaincu? Pas encore. Quelle est, ne manquera-t-il pas d'objecter, cette conception étrange de Zenon qui, dans le parallélisme de la durée et de l'étendue qui entrent dans le phénomène du mouvement, fait correspondre à un élément indivi- sible de la durée, à un instant, une étendue finie, celle que remplit la flèche dans une position? Aux instants de la durée doivent corres- pondre les points de l'espace.

Soit, riposte Zenon. Vous voulez que nous acceptions le parallé- lisme absolu d'une file de points et d'une suite d'instants. Cela entraîne naturellement que si un mobile parcourt une certaine étendue, c'est-à-dire une certaine suite de points, le nombre d'in- stants qui s'écoulera dépendra uniquement du nombre de points qu'il aura parcourus. Imaginez donc différents mobiles passant dans des circonstances diverses devant le même nombre de points, ils y met- tront tous le même temps. Ou bien, inversement, faites défiler des mobiles devant diverses suites de points : s'ils marchent pendant le même temps, nous devrons affirmer que les nombres de points par- courus sont les mêmes. Eh bien, il suffit, pour ruiner cette concep- tion, de citer l'exemple de deux mouvements, où, pendant la même durée, des nombres inégaux de points sont certainement franchis, et l'exemple que choisit Zenon est le fameux argument du stade :

Soient trois files de points A, B, C, parallèles. A restant fixe, ima- ginons que B et C se déplacent en sens inverse avec la même vitesse, devant A. Il est clair que, durant le même temps, il passe deux fois plus de points de C en face d'un point de B, quil n'en passe en face d'un point de A *.

comme nous que le raisonnement de Zenon oppose au mouvement, comme fait contradictoire, la composition des choses à l'aide d'indivisibles. Seulement nous croyons que celui des deux termes que Zenon veut contester, ce n'est pas le mouvement. A propos du premier sophisme, celui de la dichotomie, Aris- tote éprouve le besoin, pour le réfuter complètement, de démontrer l'impossi- bilité des indivisibles dans le temps ou dans l'espace. Il finit victorieusement le chapitre I du livre VI {Phys.) il vient de discuter le raisonnement de l'Éléate, en insistant sur la propriété de tout continu, ligne, surface, durée, d'être indéfiniment divisible. On ne saurait mieux exprimer encore que l'an- tinomie qui se dégage du sophisme de Zenon est bien celle du mouvement et de la conception des choses comme sommes d'indivisibles. Comment Aristote ne s'est-il pas demandé si cette dernière conception, à laquelle il a si bien vu que Zenon oppose le fait du mouvement, n'est pas au fond celle de la pluralité, contre laquelle nous savons pertinemment que se sont élevés les Éléates?

1. Cette façon d'interpréter le quatrième argument, qui nous semble bien être celle de M. Tannery, est un des points les plus originaux de son travail sur Zenon. Zeller a bien dit, lui aussi, que le vice du raisonnement est en ce que la durée d'un mouvement est supposée dépendre seulement de la grandeur du

G. MILHAUD. f.i: CONCEPT DU NOMBRE. Ia5

IV

Qu'est-ce qui pouvait bien résulter de celte fameuse polémique de Zénoii? Etait-ce une vue métaphysique des choses qui allait être transformée? 11 est possible, probable même qu'au temps de Zenon on ne séparât pas le domaine scientifique du domaine métaphysique. Mais du moins il nous est permis de dire que la science allait tirer profit de cette dialectique, relative à des idées aussi importantes que le continu de l'espace et du temps. Substituer à la conception des lignes comme sommes de points, ou du temps comme somme d'in- stants, le concept de la durée et de l'étendue continues, c'était presque donner la vie une seconde fois aux Mathématiques, c'était renverser les êcueils que leur propre créateur, Pythagore, dressait contre elles par sa conception. Otez à l'étendue géométrique la possibilité d'être indéfiniment divisible, et d'abord nous l'avons dit vous vous heurtez à l'existence des incommensurables ^ En outre le concept du continu est le fondement de la géométrie et de l'analyse; c'est le fondement de la génération des lignes et des surfaces en géométrie; c'est le fondement de toute étude de variation en analyse. 11 se retrouve à la base des notions essentielles de limite, de dérivée, de différentielle, c'est-à-dire, en somme, à la base du calcul différentiel et intégral. Je ne prétends pas que Zenon ait prévu toutes les consé- quences du concept qui par lui allait s'éclaircir. Que dans sa pensée,

corps devant lequel passe le mobile; c'était presque déclarer que l'argument suppose des temps égaux nécessaires pour des espaces parcourus égaux. Mais, en tout cas, Zellcr, prenant à l'égard de Zenon la même position qu'Arislote, conclut à l'absurdité de l'hypothèse, sans prendre garde que c'est peut-être ce que veut justement établir l'Hléale.

d. 11 y a aujourd'hui, parmi les historiens des mathématiipies, une tendance générale à reconnaître au moins un rapport entre la dialecti(iue de Zenon et les difficultés que présentaient à son époque (|uel(iues notions matliénialiiiqucs essen- tielles. M. Cantor, par exemple, n'a pas hésité à consacrer quelques pages à Zenon, dans ses Vorlesungen. II ne présente pas la polémique de l'Éléate comme visant les conceptions pythagoriciennes; ce sont les alomisles qui, à ses yeux, formant les corps à l'aide d'un nombre déterminé d'éléments, se posent en con- tradiction avec l'existence démontrée déjà des longueurs irrationnelles; et les exagérations de Zenon (on voit la distance qui sépare M. Cantor de M.Tannery) sont expliquées par le sentiment très net qu'il dut avoir d-; cette antinomie elTrayanl(; du nombre et de l'étendue, certaines étendues ne pouvant corres- pondre à aucun nombre. Avec M. Tannery, nous allons plus loin : Zenon a voulu contribuer à cclaircir la notion vraiment mathématique de l'étendue et de la durée continues.

TOME I. 1893. \{

156 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

encore une fois, le véritable but de sa polémique fût métaphysique, qu'il visât la constitution même des choses concrètes, c'est probable, mais s'il nous intéresse, c'est surtout par la portée scientifique de son œuvre, que je viens de définir.

En deux mots, Pythagore a le premier introduit dans la science générale de l'Univers les concepts intelligibles de nombre et de quantité en disant « les choses sont nombres ». En disant ensuite : « non, les choses ne sont pas nombres », Parménide et Zenon ren- daient bien plus facile l'application du nombre aux choses : car rien ne s'opposait plus désormais à ce que le nombre s'y appliquât indé- finiment dans les deux sens'; rien ne s'opposait plus aux concepts scientifiques del'infiniment grand et de l'infiniment petit. En retirant le nombre des choses, les Éléates lui restituaient son caractère de concept utilisable à volonté et indéfiniment. Ils ne l'auraient pas dit dans ces termes, mais nous pouvons bien, nous, affirmer, dans notre langage moderne, qu'ils contribuaient à la formation positive de la science, en ôtant au nombre son caractère métaphysique et absolu, pour le ramener à l'état de concept scientifique.

G. MiLHAUD, Professeur de mathématiques spéciales.

ENSEIGNEMENT

LE DIALOGUE DANS L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE

On emploie divers procédés pour enseigner la philosophie. Parfois le pro- fesseur dicte son cours ce qui est d'une pédagogie un peu primitive; parfois il le fait autographier, et le remet, définitif et immuable, entre les mains des élèves ce qui réussit quelquefois, mais ne vaut pas beaucoup mieux. Parfois le professeur parle, expose les questions ex cathedra, « fait des leçons » ce qui est souvent admirable, car c'est la méthode des maîtres les plus distingués. Mais il en est une, trop rarement employée, qui nous semble pourtant supérieure à toutes les autres : c'est le dialogue avec les élèves. Je voudrais montrer quel usage on en peut faire, quels en sont les avantages, comment il est facile d'en éviter les dangers.

Et d'abord, quel usage doit-on faire du dialogue ? La place qu'on lui laisse en général nous semble trop restreinte. Certains professeurs essayent de l'employer à la fin de la classe, après la leçon : les élèves sont invités à présenter leurs critiques, et là-dessus la discussion doit s'engager. Presque toujours ces tentatives avortent; ce programme ne s'exécute pas : les élèves ne parlent pas. D'abord ceux qui n'ont pas pu d'emblée suivre et comprendre le cours et il y en a toujours sont muets. Les autres le sont aussi, pour d'autres raisons : celte leçon qui leur arrive toute faite, qui s'impose à eux de l'extérieur, les accable un peu : ils ne restent pas très libres de leur jugement, surtout si la leçon est nette et vigoureuse- ment déduite. A cet âge, penser par soi-même est difficile, penser sur-le- cham[) à l'encontre d'un maître vénéré est à peu près impossible. Et même s'ils ont une idée, s'ils voient une objection, ils hésitent, ils ne se lancent pas, ils se hasardent sans entrain, sans laisser-aller; car, on a beau dire, il s'agit pour eux de critiquer le professeur : cette pensée les gêne ou même les paralyse; ils se sentent dans une situation fausse. Aucune causerie vraiment sincère et cordiale ne peut éclore dans ces conditions. Tel est le vice du sys'ème : par lenteur d'esprit, par passivité ou par embarras, les élèves restent muets. D'autres professeurs admettent le dialogue au début de la classe, dans

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l'inleiTOgation. Au lieu de demander à l'élève une reproduction plus ou moins exacte du cours, ils l'invitent à donner son avis personnel, à dis- cuter. — Ce procédé ne parait pas supérieur au précédent : sans doute la classe a eu le temps d'étudier, de comprendre et de méditer la leçon : on peut donc espérer plus de pensée personnelle; mais ce qui manque encore, c'est le temps et la liberté : Le temps d'abord, car il faut que le maître tout à l'heure fasse son cours : c'est ce cours qui est la grande affaire; on a hâte d'y arriver : dès lors le dialogue préliminaire est sacriOé : on ne lui laisse qu'un tout petit coin de la classe, une sorte de vestibule toujours rétréci. La liberté ensuite, car cette causerie est au fond une récitation déguisée : il s'agit de montrer avant tout qu'on a étudié et retenu. Les joies de la recherche, de l'invention, de la verve sont interdites.

Ce n'est donc pas un de ces rôles accessoires que nous proposons d'attri- buer à la causerie. Si nous croyons utile de l'employer, ce n'est pas au début ou à la fin de la classe, c'est pendant toute la classe; ce n'est pas avant ou après la leçon, mais pour faire la leçon. En effet, on ne fait pas au monologue sa part : il n'y a place à côté de lui que pour une illusion de dialogue. Il faut que le professeur opte entre ces deux partis : parler ou causer. Nous devons, ou bien adopter franchement le monologue, ce qui est permis, ou bien adopter franchement le dialogue, ce qui est, je crois, meilleur.

Ainsi nous proposons le dialogue comme le procédé principal, presque le procédé unique d'enseignement. D'abord on peut s'en servir pour cher- cher les idées : le professeur pose le problème, en termes aussi nets, aussi simples, aussi peu techniques, aussi humains qu'il le peut; puis il demande l'avis des élèves. Un ou plusieurs répondent. 11 extrait de chaque réponse ce qu'elle contient de juste, élimine rapidement le reste : voilà une vérité acquise : ce sera une vérité du cours. En même temps, on use du dia- logue comme d'un procédé critique : la première réponse est rarement juste : au lieu de la critiquer soi-même, on demande à un second élève ce qu'il en pense; puis, s'il le faut, à un troisième; mieux encore, on le demande à tous en général : voilà la classe entière intéressée par un pro- cédé qui n'a rien d'artificiel et de suspect, qui est naturel et cordial par excellence Et surfont, c'est la classe qui s'instruit elle-même, qui découvre elle-même le vrai, qui se critique elle-même; il y a là, à n'en pas douter, quelque chose de plus libéral et de plus démocratique que dans le cours ordinaire. Le dialogue peut donc être le procédé essentiel : il exige, d'une façon impérieuse il est vrai, un simple correctif : il faut que le maitre dicte aux élèves, soit après, soit même pendant la causerie, étape par étape, un plan très court, mais très net, chaque idée se trouve résumée rapide- ment et fixée à sa vraie place. C'est une précaution nécessaire, sans laquelle la méthode dialoguée «erait insoutenable. 11 faut ce plan, d'abord pour que les élèves retiennent tout ce qui a été dit d'utile; il le faut aussi pour qu'ils ne s'égarent pas, ne s'éparpillent pas dans les détails, pour qu'ils ne perdent jamais de vue le sujet, pour qu'ils dominent l'ensemble et y subordonnent chaque idée particulière, pour que les grandes lignes de l'étude leur soient toujours présentes. .

C. MÉLINAND. l'enseignement de la philosophie. 159

Telle est la méthode qui nous semble la meilleure : faire parler les élèves, les faire trouver, les faire juger : poursuivre comme la classe idéale une classe entièrement faite par eux, sous notre présidence et sous notre inspiration '. Voici maintenant pourquoi cette méthode nous semble la meilleure : elle est la plus utile à l'élève d'abord, et, ce qui importe moins, mais ce qui importe encore, la plus utile au professeur.

Elle est de beaucoup la plus utile aux élèves. Aucune n'est plus propre à les rendre attentifs : d'abord parce que leur amour-propre est stimulé : ils désirent répondre, ils se piquent au jeu, ils sont fiers de leurs découvertes, ils prennent conscience de leurs forces; ils sentent qu'ils collaborent avec le maitre; ils retrouvent leurs idées fixées et consacrées dans le plan défi- nitif : voilà qui éveille, à coup sûr, l'attention. Et puis la curiosité et la camaraderie s'en mêlent : que va répondre tel ami, tel voisin interpellé? Ceci fait prêter l'oreille aux plus indolents. Enfin, chacun parlant à son tour, on évite la monotonie, le ronron qui endort lattention : les voix changent, le ton change, les tours d'esprit changent. C'est assez pour qu'une classe n'ait aucune envie de s'assoupir ou de rêver.

Mais surtout aucune méthode n'exerce autant les esprits. Par elle les élèves apprennent littéralement à penser. En effet le maitre les force à réfléchir devant lui; il assiste au fonctionnement de leurs esprits et le rec- tifie; il s'assure que leur mémoire n'est pas seule en jeu; il les amène à découvrir eux-mêmes la vérité. Bref, il les fait penser, au lieu de leur fournir le résultat de sa propre pensée. Cet avantage est tel qu'il efface tous les autres. Combien est inférieure l'efficacité de la plus belle leçon! Que penserait-on d'un professeur de gymnastique qui se contenterait d'exécuter, devant les élèves immobiles, les exercices les plus brillants? C'est cependant l'image exacte du professeur de philosophie qui fait son cours.

Ainsi les élèves sont attentifs et ils pensent par eux-mêmes. Par suite ils comprennent mieux, puisqu'ils n'ont à comprendre que leurs propres idées. Et enfin ils retiennent mieux. Or il est important qu'ils retiennent : il faut que les idées essentielles se gravent dans leur mémoire; il le faut, pour leurs examens dont nous ne pouvons pas nous désintéresser; il le faut pour leurs esprits mêmes, que nous ne devons pas seulement assouplir, mais lester. ils retiennent mieux, précisément parce qu'ils ont été plus attentifs, qu'ils ont trouvé par eux-mêmes, et qu'ils ont mieux com- pris.

Cette méthode est donc éminemment utile aux élèves. Elle ne l'est pas moins au professeur. D'abord elle assure entre eux et lui plus de fusion, plus d'harmonie. Le professeur est plus près des élèves : il échange vrai- ment ses idées contre leurs idées : il y a entre eux et lui commerce et com- munion. Il est à leur ton et il s'y maintient, ce qui est une des difficultés de l'art d'enseigner. Dès qu'il s'éloigne d'eux, dès qu'il n'est plus à l'unisson, la causerie naturellement l'y ramène; il sent tout de suite

1. Lire dans le livre admirable de M. H. .Marion, l'Éducafion dans l'Univer- sité, tout ce qui (•()ncernc la vie de la classe, p. 3.52 et suiv.

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qu'une discussion cesse de les intéresser, que ses paroles ne mordent plus, que ses explications n'entrent plus, que les esprits sont saturés : û se sent devenir long. Au contraire, un professeur qui parle seul peut s'échauffer quand les élèves restent froids, s'emporter quand ils s'arrêtent ironiques. Rien ne l'avertit de la discordance. Il détonne avec enthousiasme, sans s'en douter. Par suite, le professeur est plus certain d'être suivi et compris : celui qui fait sa leçon ne peut guère savoir si les esprits l'accompagnent; il ne sent pas si telle ou telle attention ne traîne pas en arrière. Il peut s'avancer avec entrain pendant que le gros de la classe reste en détresse. Tout au plus sa propre netteté lui est-elle une garantie. Le maître qui cause sait à chaque moment en sont les intelligences. Il s'assure con- stamment que telle ou telle attention na pas déserté. Il y a comme un doigté plus délicat et plus sûr.

De plus, nous savons si nous avons vraiment convaincu notre auditoire, ce qui est'fort important. C'est en effet un de nos torts les plus fréquents : nous discutons savamment les doctrines; nous répondons à des objections spécieuses; mais nous ne répondons pas à l'objection naïve, grossière que nous adresse l'élève en lui-même. De sorte que souvent, à la fin d'une leçon, nous avons victorieusement réfuté Stuart Mill ou Spencer : nous n'avons pas réfuté l'élève, ce qui était l'essentiel. En causant on évite naturellement cette erreur.

Il n'est pas jusqu'à la discipline qui ne profite de cette méthode : un élève est en faute : au lieu de le punir, au lieu même de lui faire un reproche, posons-lui une question : il rentre dans l'ordre. Il n'y a pas de mauvaise volonté qui résiste à ce procédé : le garçon le plus mal disposé, s'il s'aperçoit qu'infailliblement, chaque fois qu'il bavarde, il est interrogé, prendra le parti d'être sage. Il y a comme une sanction latente, plus dis- crète et plus polie, qui ne manque guère son effet.

Enfin j'ajouterai que la pensée même du professeur gagne souvent à cette causerie : elle devient plus humaine, plus communicable; elle rejette presque forcément tout ce qui est trop technique; elle s'affranchit de la subtilité qu'on prend si souvent pour de la profondeur. On arrive à voir les choses d'une façon plus franche, plus simple, ce qui est, je crois, la défini- tion même de la maturité. C'est dire que nous faisons nous-mêmes des progrès dans notre propre classe ce qui est toujours honorable et n'est pas toujours inutile.

Tels sont les avantages de notre méthode. Le professeur y trouve son compte, comme les élèves. Il est plus maître de leurs esprits, de leurs carac- tères et de sa propre pensée. Quelles sont maintenant les raisons qu'on peut invoquer contre cet emploi presque exclusif du dialogue?

Ce que redoutent d'abord les professeurs à qui on le conseille, c'est le mutisme des élèves. Beaucoup de nous croient franchement qu'ils n'obtien- draient rien en questionnant, que le jeune homme ne peut tirer la vérité de son propre fonds. —Je crois qu'ils se trompent: ils en jugent par quel- ques essais isolés et malheureux, malheureux parce qu'ils furent isolés. Sans doute, si un professeur, au milieu de l'année, s'avise tout d'un coup de causer avec ses élèves, il risque fort de parler seul. On le laisse revenir

C. MÉLINAND. l'eNSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE. 161

au monologue, dont il a pris et donné Thabitude. Mais il en est tout autre- ment quand les élèves ont été entraînés dès le début, dès le premier jour, quand on a posé tout de suite la causerie comme l'unique méthode. J'al- firme par expérience que, même dans les mauvaises classes, le mutisme n'est pas à craindre, Sans doute les esprits novices ne peuvent pas tout trouver par eux-mêmes : mais en philosophie, ce qu'ils ne peuvent pas trouver, c'est beaucoup plutôt les questions que les réponses. Présentons la question en termes très simples : on nous répondra toujours. C'est de la façon de poser la question que dépend en grande partie le succès de la méthode; il l'aut savoir traduire en langage familier, ou même en langage enfantin, des idées abstraites et précises. C'est du reste un exercice salu- taire, et il n'en faut pas plus pour qu'une classe rende sous la main. On n'a pas idée de ce que peuvent découvrir les élèves pour peu qu'on les questionne simplement. L'histoire même de la philosophie peut souvent leur être enseignée de cette façon : il suffit de leur formuler le problème et de leur demander quelles sont les solutions que par leur seule raison ou même par leur bon sens ils jugent possibles : d'eux-mêmes ils découvrent les grandes doctrines; et il n'y a plus alors qu'à mettre les grands noms dessus.

Ceux qui ne craignent pas le mutisme pourraient craindre l'excès opposé : trop de discussions, trop de bruit, le désordre, une classe par trop entraînée, une démagogie menaçante : ce serait vraiment trop de succès pour notre méthode. Mais ce danger n'existe pas pour les professeurs dont l'autorité est réelle : ceux-là n'ont jamais rien à craindre : pour eux, la question ne se pose pas. Quant aux autres, il serait imprudent de leur conseiller le dialogue : mais je ne vois pas trop quelle méthode il serait prudent de leur conseiller. J'ai montré que celle-ci, par l'unisson qu'elle établit entre nous et les élèves, par les moyens qu'elle nous fournit d'agir sur eux, est la garantie la plus discrète et la plus sûre du bon ordre.

Un danger plus réel, c'est celui de vagabonder, de courir après toutes les idées que lève le hasard. La causerie, avec son imprévu et ses sinuosités, risque de nous égarer rapidement. La verve même et l'entrain deviennent ici périlleux. Je reconnais qu'on se perdrait à coup sûr si on arrivait en classe sans avoir mûrement médité sur le sujet. Ce serait une erreur gros- sière de croire qu'on peut compter sur l'inspiration pour diriger le dialogue. Le plus habile y échouerait. Il ferait des trouvailles si séduisantes qu'il se laisserait enlrainer. Mais il y a un remède préventif : c'est de préparer la leçon mieux encore que si on devait la faire; c'est d'arriver avec un plan absolument logique et net, et de s'y tenir avec fermeté. Il faut être con- stamment orienté : cela suflit. Dès qu'un élève dévie, on l'arrête et on le ramène. On remet d'un coup le cap sur le point l'on veut aborder. On évite ainsi toute perte de temps et tout gaspillage de force. La causerie n'en reste pas moins libre : le sujet seul est imposé : on laisse aux élèves beaucoup de jeu dans les détails : mais on a soin de les mener vers un but choisi d'avance.

Ce qui est peut-être plus difficile, c'est de causer véritablement, de ne pas faire une leçon déguisée, de tenir réellement compte des réponses de.

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la classe. Il n'y a causerie que s'il y a échange, influence de chacun des causeurs sur l'autre. Sinon, c'est un monologue inavoué. Pour résoudre cette difficulté, il suffit d'être bienveillant et tolérant. 11 faut avoir une vraie bienveillance, une vraie sympathie pour l'àme d'autrui; il faut aimer à sortir de soi; il faut s'intéresser vraiment aux autres, non par dilettan- tisme, mais par bonté, par humanité sincère. Il faut trouver sa joie à voir éclore les idées des jeunes gens. Alors on tient naturellement compte de ce qu'ils disent. Il faut de plus une vraie tolérance : il faut non seulement s'intéresser à une pensée étrangère, mais supporter sans impatience une pensée adverse. Un homme qui bout quand on n'est pas de son avis ne sau- rait réussir dans le dialogue : mais serait-il jamais bon professeur? Ce qui est plus rare que la tolérance pour la pensée des autres, c'est la tolé- rance pour la façon dont ils pensent : souvent un esprit ne peut supporter une pensée lente, qui s'exprime péniblement; il s'irrite contre ces gens qui n'en finissent pas; il voudrait leur cracher au visage leur idée toute for- mulée. C'est d'un autoritaire et d'un maladroit. En classe, en présence d'intelligences si diverses, si mal formées encore, parfois si lourdes, un homme de ce tempérament serait en perpétuelle ébullition. Il faut donc reconnaître que l'emploi du dialogue lui serait impossible. Mais il y a, je le sais, bien peu de professeurs que cette objection doive effrayer.

Ainsi toutes les difficultés se résolvent d'elles-mêmes : le dialogue nous parait donc supérieur à tous les procédés. Pour l'employer avec succès, il est besoin, non pas d'un talent de causeur ce sont de trop grands mots, mais simplement de conscience et de bienveillance : c'est le meilleur éloge qu'on puisse faire d'une méthode.

Camille Mélinand.

NOTES CRITIQUES

LA DISCUSSION EN PHILOSOPHIE

Parlant des oppositions qui naissent de la diversité des opinions, Des- cartes disait dans le Discours de la Méthode : « Je n'ai jamais remarqué que par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les écoles on ait décou- vert aucune vérité qu'on ignorât auparavant; car pendant que chacun tâche de vaincre, on s"exerce bien plus à faire valoir la vraisemblance qu'à peser les raisons de part et d'autre; et ceux qui ont été longtemps bons avocats ne sont pas pour cela par après meilleurs juges ». Il est vrai que la discussion en philosophie souiïrebien des dirficuUés. Elle met aux prises des esprits non seulement difTérents, mais inégaux, et elle paraît les mesurer trop exactement l'un par l'autre; aussi, comme Descartes le dit, faisant craindre à chacun une déiaite pubUque, elle excite au plus haut point les sentiments personnels, ce qui n'est pas favorable à la vue de la vérité. Puis elle heurte l'une contre l'autre des opinions qui tiennent, au fond, à l'individualité même de chaque esprit; il semble qu'elle doive rendre le désaccord d'autant plus éclatant qu'elle est plus soutenue et plus rigoureuse; et lorsqu'elle prend fin par la lassitude des adversaires ou des auditeurs, elle n'a imposé aucune conclusion. On peut dire enfin que les hommes qui consacrent leur vie à la recherche du vrai ont autre chose à faire que de passer au crible les opinions des autres; leur tâche est assez grande de débrouiller leurs propres pensées.

Ces objections sont fortes. Elles ne paraissent pas décisives. D'abord est- il donc impossible qu'il se rencontre, au moins parmi les amis de la sagesse^ des esprits sincères qui se connaissent avec leurs faiblesses et qui, ne vou- lant en imposer à personne, préfèrent la vérité à eux-mêmes, et l'opinion d'autrui, quand enfin elle leur parait juste, à celle qu'ils avaient d'abord embrassée? En second lieu, pourquoi les vérités philosophiques ne seraient- elles pas susceptibles d'atteindre peu à peu à une évideiice universelle? Sans doute on a soutenu dans ces derniers temps et c'est lidée que M. Uenouvier a exposée souvent et a développée notamment avec un puisr

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sant effort de dialectique dans V Enfuisse d'une dassifteation sijstcinatique des doctrines philosophiques on a soutenu que les problèmes de cet ordre nous placent définitivement en présence d'une alternative à laquelle un acte de volonté (ou de liberté) peut seul mettre un terme. L'autre jour, dans un article très bienveillant que la Gazette de France consacrait à la Revue de Métaphysique et de Morale et dont nous remercions bien sincè- rement l'auteur, on nous faisait remarquer que la spéculation philoso- phique conduit à un doute final dont on ne peut sortir que par une affir- mation qui n'est plus spéculative. Peut-être; mais cette idée est elle-même bien digne de discussion. En tout cas, on ne niera pas que les systèmes les plus contraires offrent un développement de doctrines qui relève de la commune logique, et le raisonnement décide seul de la vérité à partir de certains principes. 11 y a donc dans tous les systèmes une large place pour la discussion. Et quant aux principes eux-mêmes, en accordant qu'ils empruntent leur force au terrain particulier ils ont poussé leurs racines, ne trouverait-on pas encore un grand profit à les comparer? Ainsi nous apprenons nous-mêmes à connaître nos limites en nous comparant à nos émules, sans pour cela sortir de nous. Après tout, à moins de s'en tenir au pur scepticisme, ce qui sans doute coupe court à la discussion, il faut bien en venir à reconnaître que, d'une manière ou d'une autre, les esprits individuels expriment l'esprit absolu, quoique diversement, et que la diver- sité de leurs préférences témoigne seulement de la particularité et de l'imperfection de cette expression. Mais il semble alors que les principes chaque pensée se fonde sont inégalement vrais, et que la discussion doit le faire paraître à tous les juges compétents certainement, et peut-être à celui-là même qui n'avait pu s'élever d'abord à des vues assez hautes. La discussion ne détournerait donc pas nécessairement le penseur de lui- même; mais parfois elle lui apporterait les idées dont il a besoin pour achever son propre système. Car les conceptions philosophiques consistent essentiellement dans des synthèses d'idées contraires : l'idée de la liberté aurait-elle encore un sens, séparée absolument de l'idée de la nécessité? l'idée du phénomène de l'idée de l'être? et ainsi de suite. Les diverses opinions qui renouvellent sans cesse les idées sont donc l'aliment dont chaque esprit forme sa pensée : c'est ce que le sens commun a pressenti lorsqu'il a dit bonnement que du choc de la discussion jaillit la vérité.

Et maintenant que les objections de principe sont écartées, nous pouvons ajouter, à un point de vue simplement pratique, que la discussion a cet avantage de troubler l'indifférence, qui est le grand ennemi de la vérité. Sans doute la vérité triomphera à la longue; et la postérité, comme Dieu, saura reconnaître les siens. Mais est-il donc sans importance d'avancer l'heure elle éclatera? Et en attendant est-il sans utilité d'empêcher que les idées originales tombent dans le silence et échappent, que les idées anciennes s'oublient et nous donnent la peine de les retrouver? De ce double inconvénient nous voudrions citer un exemple. L'autre jour, M. Marillier, dans un compte rendu qu'il nous donnait de la psychologie de W. James ',

1. Revue philosophique, fév. 1893.

LA DISCUSSION EN PHILOSOPHIE. 165

cherchait à fixer la date a été trouvée la théorie physiologique des émo- tionSo Est-ce en 1885. avec le hvre du Danois Lange? Est-ce en 1884 avec un article de W. James dans le Mind1 Si quelqu'un l'avait averti d'ou- vrir le traité des passions de Descartes, il serait remonté tout de suite à 1649. Car la théorie toute neuve de W, James est littéralement la vieille théorie cartésienne. Presque en même temps nous lisions une élude un philosophe suisse, M. Gourd, cherchait, après M. Renouvier, mais autrement que lui, à greiïer sur le phénoménisme les croyances métaphysiques et morales d'origine substantialiste. Nous aurions voulu savoir ce qu'on en pensait dans les cercles philosophiques. Mais sans doute il n'y a pas de cercles philosophiques. Et nous avons constaté avec mélancolie que cette hardie tentative, exécutée, nous semblait-il, d'une manière très ingénieuse et très forte, restait sans écho, au moins sans écho sensible. Une personne fort autorisée à qui nous parlions de la possibilité de rapprocher et de mettre en communication plus directe les esprits qui cherchent librement la vérité, nous répondait par ce mot vrai, sans doute, en ce moment : « Les philosophes ne se lisent pas entre eux ». Mais pourquoi donc les phi- losophes ne se liraient-ils pas entre eux? Les savants ne se réunissent-ils pas en sociétés académiques pour soumettre à un contrôle commun leurs découvertes personnelles? Et les lettrés pour leurs poèmes et leurs romans ne sollicitent-ils pas ardemment le jugement de la critique? Et encore, ne voit-on pas que la grande place que le théâtre, en dépit de la médiocrité de ses productions, a prise dans la littérature, dans la critique et jusque dans l'éducation de la jeunesse, est un effet de cette discussion bruyante qu'une foule d'écrivains, dont quelques-uns même ont du talent, sou- tiennent devant le pubhc à propos du plus méchant vaudeville, à propos de chaque (( première » théâtrale? Certes nous ne désirons pas que la dis- cussion donne ainsi une vie factice, une importance trompeuse aux tra- vaux des philosophes. Mais nous souhaitons de tout notre cœur qu'elle les signale à l'attention du public, qu'elle l'aide à en estimer le prix; qu'elle éprouve les idées nouvelles pour discerner celles qui méritent de durer, qu'elle guide et hâte le triage que le temps ferait tout seul peut-être, mais plus négligemment. Aussi bien, quelques pages après le passage que nous citions en commençant, Descartes écrivait : « Je supplie tous ceux qui auront quelques objections â me faire de prendre la peine de les envoyer à mon libraire, par lequel en étant averti, je tâcherai d'y joindre ma réponse en même temps, et par ce moyen les lecteurs, voyant ensemble l'un et l'autre, jugeront d'autant plus aisément de la vérité ». Et en effet, les objections aux Méditations et les réponses que Descartes y a faites ne sont pas parmi les moindres monuments que nous a laissés ce grand siècle, si créateur â la fois et si fécond en controverses.

Si ces idées ne paraissaient pas trop chimériques, nous supplierions, nous aussi, nos lecteurs d' « envoyer à notre libraire » leur sentiment, le plus for- tement motivé possible, sur les publications philosophiques les plus mar- quantes, à mesure qu'elles paraîtront. Peut-être cette revue offrira-t-elle un terrain favorable à (juelques débats approfondis. Est-ce une illusion née du désir? Nous ne sommes, après tout, que des lecteurs attentifs. Eh bien.

166 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

nous commençons à espérer que les questions relatives au continu, à l'es- pace géométrique, au mouvement, au nombre, toutes d'un grand intérêt spéculatif, recevront bientôt des discussions qui s'engagent ici et vont se poursuivre quelque temps, sinon une solution proprement dite, du moins un surcroit notable de précision et de clarté. Plus tard, nous l'espérons bien, les questions de morale auront leur tour.

Nous publions ci-après quelques réflexions critiques sur un très beau tra- vail qui a paru Tannée dernière dans la Revue philosophique sous ce titre : Le problème de la vie, par M. Dunan. Il nous a semblé que par l'impor- tance des questions qu'il agitait, comme par la force et l'originalité de la pensée de l'auteur, cet ouvrage était un des plus considérables qui eussent paru depuis quelque temps en métaphysique. La discussion qui suit et que nous aurions souhaitée plus digne de l'étude si soigneusement élaborée de M. Dunan, a été écrite du moins dans l'esprit que nous avons essayé de définir.

Note de la Rédaction.

« LE PROBLÈME DE LA VIE » PAR CH. DUNAN

Revue philosophique (janvier, février, mai 1892).

Celte étude étant, sans doute, bien connue de nos lecteurs, il suffu-a d'en retracer les grandes lignes. Dans des questions si difficiles, nous ne nous flattons pas d'avoir toujours bien pénétré la pensée de M. Dunan, et en lui soumettant nos réflexions, nous devons le prier d'excuser les erreurs invo- lontaires que nous aurons pu commettre.

I

« Étudier les lois qui président aux phénomènes de la vie, c'est l'aflfaire des physiologistes. Chercher ce que peut bien être la vie en elle-même, c'est a"ir et penser en métaphysicien » ». Mais, si la métaphysique et la science n'ont pas le même point de vue, « elles ont au fond le même obj:et ». La science est le point de départ de la métaphysique. Il est donc nécessaire de demander à la science les résultats généraux auxquels elle est arrivée; « toutes les lois qui président aux phénomènes vitaux peuvent se ramener à deux classes : les lois physico-chimiques et les lois morphologiques. Les premières déterminent les phénomènes qui se passent dans l'être vivant; les secondes, la forme et la structure de Tètre vivant lui-même ^ ,.. Celles- ci réalisent cette unité par laquelle la matière vivante se distmgue de la matière brute « H s'agit de rechercher comment l'accord de ces deux séries de lois peut se comprendre. » Il faut d'abord écarter deux solutions exclusives : le matérialisme, qui ne considère que les lois physico-chimi- ques échoue dans l'explication de l'organisation. Le vitalisme s'attache au contraire aux lois formelles, mais il est définitivement condamné par la science. Leibnilz a proposé une solution conciliatrice : elle con- siste à considérer l'univers des corps comme « soumis à deux lois qui s'accordent enire elles, qui s'impliquent l'une l'autre,... la loi des causes efficientes ou du mécanisme et la loi des causes finales » ». M. Dunan exa-

1. Porc 1.

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168 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

mine les deux termes de cette conception. Contre le mécanisme, son argu- mentation se ramène à un seul point; dans la thèse du mécanisme uni- versel, un phénomène quelconque, étant en connexion avec la totalité des phénomènes de l'univers, ne peut être considéré comme absolument expliqué que si l'on parcourt toute la série des conditions de ce condi- tionné, c'est-à-dire si l'on embrasse dans une formule l'universalité des phénomènes. Or la conception d'une telle formule est contradictoire comme la conception du plus grand nombre ; elle suppose un infini quan- titatif réalisé, ce qui est absurde. Une existence particulière ne pourra donc pas être expliquée par le mécanisme, puisqu'il faudrait y faire entrer la considération d'un infini. « Quelle sera donc la portée du mécanisme? de l'explication par le mouvement? Elle ne peut être qu'une considération partielle de la réalité concrète; elle est une explication abstraite, elle ne saurait expliquer la constitution des êtres organisés et vivants ». Et main- tenant, que faut-il penser de la flnahté? Tout d'abord, M. Dunan nous montre que si l'on considère la fin comme transceiidante, il sera impossible d'établir une relation de moyen à fin entre la nature et cet idéal suprême. D'autre part, si l'on considère la fin comme immanente, on aboutit à une conception anthropomorphique, parce que l'harmonie qu'on suppose dans les choses n'est qu'une atïection subjective de notre sensibilité qu'on ne sau- rait donner pour une explication objective. M. Dunan ajoute, en reprenant l'argument qu'il avait proposé contre le mécanisme, que la finalité suppose, elle aussi, une infinité de conditions. Enfin la finalité est incapable de rendre compte de l'action de l'idée sur la tendance.

En résumé, mécanisme et finalisme sont impuissants à expliquer la vie. L'erreur commune à Tune et à l'autre explication tient à ceci : elles sup- posent que les choses existent par progression et composition de leurs élé- ments. Elles vont ainsi des parties au tout. Or la vraie méthode est inverse : c'est la méthode régressive qui du tout réel et concret remonte aux par- ties élémentaires. Si l'être vivant n'est pas composé, il faut qu'il soit un. Quelle sera la nature de cette unité? Sera-ce une unité abstraite, vide, au sens od l'entendent certaines doctrines spiritualistes? Sera-ce l'unité d'une simple agglomération? on ne saurait le soutenir. « Dès lors il ne reste plus qu'une manière possible de concevoir l'unité de l'être vivant, c'est de la concevoir comme une unité primordiale et véritablement substantielle, sans antécédents et sans causes, et dont pourtant la loi fondamentale est de se déployer à l'infini à travers le temps et l'espace, sous la forme d'un corps organisé et vivant, embrassant dans ses limites l'univers total K » Mais cette définition de l'être substantiel n'est pas encore sulfisante, il importe de la préciser. Concevoir l'unité comme une entité abstraite ne nous a pas paru suffisant : d'autre part, toute totalité actuelle est inconce- vable. « Il y a quelque chose dans la nature corporelle.... qui possède toute la transcendance qu'on peut exiger d'un premier principe; c'est le tout d'une multiplicité indéfinie et par conséquent non totalisable ^. »

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M. wiNTER. Le 'problème de la vie, par Ch. Bunan. 169

C'est bien l'essence métaphysique que nous cherchons. Le tout est anté^ rieur à ses parties, sans avoir aucune existence en dehors d'elles. Il est un infini concret et synthétique. De vient que nous ne pouvons percevoir l'être réel d'un homme, d'un animal : ils sont des synthèses qui échappent à notre pensée analytique. Car elles « ne résultent ni de la réunion, ni même de la concordance de leurs parties auxquelles elles sont antérieures, et pour les effectuer il faudrait les faire résulter de la concordance de leurs parties qui seraient ainsi données avant elles * ».

Telle est la conception de la vie que nous propose M. Dunan; il en déduit une théorie du temps et de l'espace. « Les métaphysiciens semblent toujours considérer comme le trait caractéristique de la nature du temps et de l'espace l'extériorité absolue et l'indépendance complète de leurs parties entre elles ^. » C'est-à-dire que la durée effective se composerait d'un nombre infini d'instants indivisibles. Mais une telle conséquence est inad- missible. D'abord la conception de l'instant indivisible est contradictoire, car, ou bien il est égal à zéro et alors on ne peut, quand bien même on en supposerait un nombre infini, former une durée quelconque, en les addi- tionnant; ou bien ils ont une durée quelconque, si petite soit-elle : mais alors ils sont divisibles et composés d'autres instants pour lesquels se poseront les mêmes difficultés. Il faut donc renoncer à composer le temps et l'espace de parties extérieures. Mais nous pouvons résoudre cette difficulté en remarquant que le temps considéré comme composé de parties extérieures les unes aux autres, la succession, en un mot, n'est qu'une représentation empirique du temps; sans doute, le temps est divisible à l'infini, multiple et composé, mais il renferme aussi un principe synthé- tique, un principe de simultanéité, de coexistence des moments du temps. « Il faut donc, sous peine d'être contraint de rejeter l'idée même du temps, reconnaître que le présent n'est pas un instant indivisible, qu'il est une durée,... et qu'enfin cette durée est simultanée puisque, si elle ne l'était pas, elle ne saurait être présente '. » Le temps métaphysique résulte donc de la synthèse de la succession et de la simultanéité. La même argumen- tation s'appliquerait à l'espace. Une autre difficulté se présente : comment le temps est-il rattaché à l'espace? On répond que le mouvement opère cette synthèse. Si l'on veut dire par que le temps et l'espace sont donnés antérieurement au mouvement et donnés dans leur sens empirique comme des touts juxtaposés, il est clair que le mouvement ne saurait opérer une telle synthèse et précisément pour les raisons que nous avons données plus haut, que dans une telle conception le mouvement procéderait par composition d'éléments indivisibles. « S'il est inadmis- sible que le mouvement se déploie à travers un temps et un espace dont l'existence serait supposée logiquement antérieure à la sienne, on est forcé d'admettre que c'est du mouvement lui-même que le temps et l'espace

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170 . REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

procèdent *. » Ainsi tout mouvement réel implique l'infini du temps et de l'espace et leur est antérieur.

Le temps et l'espace métaphysiques « ont donc les mêmes caractères que l'analyse nous avait conduit à attribuer aux êtres vivants, c'est-à- dire ce sont des unités véritables et des essences indivisibles ». Mais on ne peut les poser à part des êtres vivants. C'est le vivant qui, en définitive, est la seule réalité concrète. Le temps et l'espace abstraits ne sont que des formes « sous lesquelles va se déployant l'unité métaphysique de l'être vivant ». Ainsi donc, au point de vue métaphysique, c'est le vivant qui fonde le temps et l'espace. Chaque être vivant exprime la réalité de l'univers; mais, d'autre part, on ne doit pas considérer l'univers comme une totalité d'êtres; il n'y a donc au fond de réel que les organismes particuliers. Telle est la conclusion cosmolopique à laquelle M. Dunan est arrivé.

M. Dunan examine ensuite à la lumière de ses principes les plus grandes questions de la philosophie. D'abord les vivants sont-ils en nombre fini ou infini? La question doit se résoudre comme Leibniz l'avait pensé, à savoir, qu'ils ne forment pas un nombre à cause de leur hétérogénéité -absolue. La question de l'infinité du temps et de l'espace se résout de même par la substitution d'un temps et d'un espace métaphysique à la durée et à l'étendue empiriques. De même si l'on demande dans quel sens on doit dire que l'univers est un : on ne peut le concevoir comme une totalité de phénomènes qu'unirait la causalité scientifique, car la causalité scienti- fique ne peut se comprendre tant qu'on ne la rattache pas à une sub- stance réelle. Comment concevra-t-on maintenant cette substance et le lien qui l'unit au monde sensible 2? Cet absolu est-il un et immuable, comme le veut Spinoza, ou concret et mobile, comme le prétend Leibniz? « L'absolu un et immuable existe sans doute;... mais cet absolu-là n'est pas la sub- stance de laquelle les phénomènes procèdent;... il habite une région diffé- rente et supérieure. «Si l'absolu était un et immuable, il serait une chose selon l'expression de Fichte, il serait vide et indéterminé. Il serait impossible de faire sortir d'une telle conception la nature et les chose individuelles. « Il faut que l'absolu même devienne et se transforme. » L'unité du monde n'est pas abstraite et mécanique, mais concrète et vivante. « Le vivant est la cause métaphysique et par conséquent la cause effective et réelle de tout ce qui se produit dans son corps : c'est-à-dire que chaque vivant ayant pour corps l'univers tout entier, est par son unité métaphysique la cause de tous les phénomènes de l'univers en tant qu'ils appartiennent à ce corps ^ » M. Dunan indique, en terminant, le sens que prennent, au point de vue de son système, les idées de la raison, la liberté notamment.

\. Page loi.

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3. Paj'e 534.

M. wiNTE». Le prohlëme de la vie, 'par Ch. Dunan. 171

II

Nous pouvons, maintenant, examiner quelques-unes des difficultés que soulèvent les solutions que propose M. Dunan. i ■■

Le premier point qu'examine M. Dunan est la thèse du mécanisme; il ne pense pas que l'explication mécaniste soit légitime. En effet, pour expliquer intégralement un phénomène au point de vue mécaniste, il faudrait le rat- tacher à V universalité des phénomènes du monde (qui tous le déterminent en quelque façon), il faudrait renfermer dans une formule actuelle un nombre infini de conditions, conséquence absurde, comme la conception du plus grand nombre. L'explication mécaniste n'a donc pas la portée universelle qu'on lui donne souvent. Tout d'abord, ne doit-on pas entendre un peu autrement l'universalité de l'explication mécaniste? Lorsqu'on parle de l'universalité du mécanisme dans le système mécanico-téléologique, on entend dire par là, semble-t-il, qu'il est une loi universelle et abstraite. Or une formule scientifique ne prétend pas renfermer la totalité des phénomènes de l'univers, elle exprime seulement leur loi. Une série de termes en nombre indéfini peut être considérée comme suffisamment déterminée lors- qu'on connaît sa loi de développement, et il n'est pas nécessaire la tâche serait d'ailleurs impossible de faire entrer dans la formule tous les termes de la série : la loi de développement de la série a une valeur universelle en ce sens qu'elle est vraie pour un terme quelconque de la série. Elle a exac- tement la portée d'une méthode abstraite et universelle. Il est donc possible, tout en conservant au mécanisme son universalité, d'échapper à l'objection du nombre infini réalisé. Il est vrai que nous n'échappons à une première diffi(nilté que pour en soulever une autre, peut-être plus grave. En effet, si l'on réduit le rôle delà science à la recherche de lois abstraites et générales, si l'on en fait un système de formules analytiques, son prog^rès consistera à supprimer toute détermination particulière; on pourra donc dire qu'elle se détruira dans son développement même, puisque des conceptions géné- rales et abstraites ne sauraient subsister par elles-mêmes et qu'elles ont nécessairement besoin pour garder un sens d'une possibilité d'application concrète et particulière. 11 semble donc qu'il y ait une contradiction au sein même de la science. Nous touchons ici h un des points les plus impor- tants de la critique des principes de la science : il s'agit de savoir si le jugement scientifique est purement abstrait, général, analytique (le mou- vement même de la pensée scientifique tendrait alors ;i supprimer tout contenu empirique) ou s'il est synthétique (c'est-à-dire s'il unit d'une manière concrète la loi à un contenu particulier que l'on ne pourrait en séparer). Peut-être faudrait-il dire que le jug(Mneut scientifique n'est ni analytique, ni synthétitjue, mais qu'il est intcrn^idiaire entre ces deux sortes de jugements. C'(;st cette dernière thèse que nous essayerons de démontrer. Tout d'abord y a-t-il des jugements absolument forir.els? On a essayé d'établir que les jugements de Vanidijse mathématique avaient ce caractère. Nous ne pensons pas qu'il soit légitime d'établir une distinction absolue TOMK I. 1803. 12

172 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

comme le fait l'analyse entre la mathématique de l'espace, la géométrie et la mathématique du temps, l'arithmétique et l'algèbre. Sans doute, l'es- pace étant plus concret que le temps, on remarque plus facilement les élé- ments empiriques qu'il contient (le fait qu'il a trois dimensions, par exemple) ; mais nous ne pensons pas que le temps soit purement rationnel. Le temps et l'espace ont en effet le même caractère empirique d'être constitués de parties extérieures les unes aux autres. On accordera sans doute que, méta- physiquement et même logiquement, le sort de l'espace est lié à celui du temps et qu'on ne saurait considérer l'un comme une forme pure a priori, l'autre comme un agrégat empirique. Si donc on affirme avec l'analyste qu'il y a dans l'espace des éléments empiriques, il faut le dire aussi du temps : donc ni l'arithmétique, ni l'algèbre qui n'est en déflnilive qu'une généralisation de la première ne sont absolument pures de toute déter- mination particulière et empirique. Elles présupposent le nombre, c'est-à- dire la répétition et la succession, donc une multiplicité empirique.

D'autre part il ne semble pas que le jugement mathématique (nous pre- nons le plus abstrait des jugements scientifiques; pour les autres, il n'y aurait point de doute) soit synthétique dans le sens l'entend le méta- physicien : le jugement synthétique absolu enveloppe son contenu et l'ex- plique définitivement, il est nécessairement achevé; or il parait sans con- tredit que dans le jugement scientifique le contenu reste toujours extérieur à lui. Par exemple, qu'on prenne une formuleanalytique quelconque, soit celle-ci : Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens; elle est vraie pour toute espèce de quantité; elle est donc indifférente à son con- tenu; mais elle n'aurait aucun sens s'il n'y avait aucune espèce de quantité particulière. Le jugement scientifique est donc formel et toutefois il a un contenu; c'est donc que ce contenu lui est à la fois extérieur et nécessaire. Le jugement scientifique est, pour emprunter une expression de Hegel, un jugement extérieur. L'analyste a donc raison au point de vue de la méthode lorsqu'il affirme l'indépendance de la méthode scientifique par rapport à tout contenu; ce n'est qu'à ce prix qu'on fixera à la science le caractère nettement a priori qu'elle doit avoir. Cependant il ne faut pas oublier que l'indépendance de la forme par rapport au contenu, l'extériorité du juge- ment scientifique, signifie que la science ne saurait rendre compte elle- même de sa nature, qu'elle est relative ou, si l'on veut, pour employer une vieille expression, contradictoire ', ce qui ne veut pas dire qu'elle est fausse, mais que sa forme est extérieure à son contenu.

Nous reconnaissons ainsi que le jugement scientifique a besoin d'un certain contenu particulier; mais en essayant d'établir que ce contenu est extérieur à sa méthode, on conserve à cette même méthode sa portée universelle. Or c'est ce que ne fait point M. Dunan. Il accorde bien que la science ne peut se passer de toute espèce de contenu particulier, mais il

1. D'ailleurs ce conflit qui existe dans la science entre sa méthode et son contenu et que nous avons essayé de caractériser en suivant une méthode sco- laslique, naît en quelque sorte spontanément au sein même de la science : par exemple les arguments de Zenon.

M. wiNTKR. Le problème de la vie, par Ch. Dunan. \'2

en restreint la portée universelle en affirmant que la généralisation scien- tifique n'a de valeur que par rapport à un phénomène considéré « et qu'elle ne saurait, chemin faisant, fournir l'explication des phénomènes diffé- rents ». Leibniz précisément enseigne que la science est tout à la fois relative et universelle. On ne saurait donc reprocher d'avoir élevé le mécanisme à l'absolu au penseur qui nous avertit expressément que la science se contente « de fictions et de détours » et que les méthodes scien- tifiques (la notation différentielle, par exemple) ne sont que des symboles.

Il est plus malaisé de justifier l'idée de finalité que l'idée du mécanisme, précisément parce qu'on ne peut plus en appeler à l'autorité de la science. Le philosophe doit trouver ses arguments dans sa propre pensée, le témoi- gnage du sens commun ne pouvant rien prouver. M. Dunan n'a pas repris la réfutation de la finalité faite au nom des principes scientifiques de la nature. Cette réfutation a perdu beaucoup de sa force depuis qu'une cri- tique philosophique plus pénétrante a montré que les principes constitutifs de la science de la nature sont les lois subjectives de notre pensée (prin- cipe de causalité, indestrucfibilité de la matière, conservation de l'énergie, formes du temps et de l'espace, etc.). En opposant les lois scientifiques de la nature au principe de finalité on n'oppose pas un ordre absolu et objectif à un principe subjectif de l'esprit humain, mais simplement une méthode subjective à une autre méthode subjective. Aussi bien M. Dunan s'est-il placé sur un terrain strictement métaphysique, et il faut lui en savoir gré.

En premier lieu, M. Dunan distingue clairement deux conceptions pos- sibles de la finalité : la fin peut être conçue comme transcendante (Kant, Fichte) ou comme immanente à la nature (Leibniz, Hegel). M. Dunan examine d'abord le système la fin est conçue comme transcendante. II ne conteste pas qu'on puisse parfaitement et très légitimement concevoir une fin transcendante (la volonté autonome, par exemple), mais il nie qu'on puisse alors la concilier avec la nature. La synthèse ne sera pas possible. Si M. Dunan entend dire que l'esprit ne saisira pas cette synthèse, qu'elle sera incompréhensible pour la pensée humaine, il est d'accord avec les pen- seurs qui ont développe cette philosophie, puisqu'il leurs yeux la concilia- tion de la nature et de la fin n'est pas intellectuelle, mais morale cl pra- tique. Donc cela ne suffit pas pour conclure que cette solution est inaccep- table. On peut même aller plus loin encore : il est permis de penser avec Fichle que nous ne pouvons atteindre aucune espèce de synthèse absolue, et que l'idée la plus élevée que nous puissions atteindre est seulement l'idée du devoir, c'est-à-dire d'une loi abstraite encore. Nous ne pouvons dépasser la sphère de l'opposition abstraite de la nature et de l'esprit : la loi nous ordonne de nous orienter vers l'esprit, bien que cet esprit ne soit jamais pour nous qu'un idéal abstrait. La vie morale, la forme la plus élevée de l'activité humaine, est un progrès indéfini, un dcvoir-ôtrc; quant à la .synthèse dernière que nous ne pouvons saisir dans notre vie humaine, nous n'y renoncerions pas absolument, mais nous la rejetterions dans un monde supérieur, il n'y aurait d'ailleurs point de raison dogmatique suf- fisante pour nous empêcher de couronner cette doctrine morale par une

174 UEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

espérance religieuse. 11 faudrait donc, en définitive, renoncer à expliquer toute espèce de synthèse, aussi bien la vie que l'esprit. Et l'activité pratique elle-même ne saurait atteindre un acte absolu de ce genre. Il est donc vrai d'affirmer avec M. Dunan que d'après la philosophie abstraite du devoir-être, l'idée reste extérieure à la tendance et au désir (la nature), mais on ne saurait tirer de cette constatation la conséquence qu'en déduit M. Dunan, il savoir, que ce système ne saurait nous satisfaire parce qu'il n'explique pas l'action de l'idée sur la nature. On ne prétend nullement expliquer l'action synthétique de l'idée sur la nature, on nous propose, bien au con- traire, de réagir contre la nature, de nous modeler sur l'idéal de la raison et de faire vers cet idéal un perpétuel effort.

Mais M, Dunan a d'autres griefs contre la finalité transcendante. S'il la rejette, au fond, c'est qu'il veut poser comme concrète et immédiatement présente cette synthèse que notre raison exige. Et c'est ainsi qu'il arrive à définir la vie comme « unité substantielle », comme « le tout d'une mul- tiplicité non totalisable ». Ce principe original, cette synthèse primitive est antérieure à notre pensée analytique, dont la seule action consiste à séparer les termes de cette synthèse originale. Ainsi donc le contenu de la vie nous échappe : M. Dunan est bien forcé d'admettre une certaine relativité dans notre pensée; et il se rapproche par des conclusions du finalisme kantien qui affirme que le fond des choses nous est inaccessible et que nous ne pouvons connaître qu'une loi. Mais l'opposition subsiste toujours entre la philosophie de M. Dunan et celle de la finalité transcendante. C'est que M. Dunan place la synthèse absolue dans la nature, dans la vie, qui est en deçà ou au-dessous de l'esprit, tandis que la philosophie de la finalité abs- traite la rejette au delà de l'esprit. Si bien que pour cette dernière philo- sophie, la loi est absolument distincte, pour nous du moins, de la réalité dernière; la forme la plus élevée de l'esprit sera donc un devoir-être abs- trait. M. Dunan, au contraire, croit pouvoir affirmer que pour la véritable métaphysique la loi de l'univers est le devenir concret : loi concrète en ce sens que si la pensée est bien extérieure et toujours inadéquate au contenu réel, ce contenu réel est toujours immédiatement présent sous elle et la soutient en quelque sorte. De ces deux points de vue opposés, quel est le plus logique et le plus satisfaisant? La philosophie législative n'est-eUe pas en droit de prétendre rendre compte plus clairement de notre nature, puisque, sans méconnaître la réalité de ce fond mystérieux, elle reconnaît qu'il est impossible pour nous de le saisir. 11 semblerait donc qu'on pût renoncer à expliquer d'une manière définitive la synthèse originale des choses et se contenter d'une méthode abstraite suffisante (en tant que méthode mécaniste) pour expliquer scientifiquement la nature, et (en tant qu'idée régulatrice ou finaliste) pour fonder notre moralité. La substance serait bannie de la philosophie, à proprement parler, et rejetée dans un monde religieux que notre pensée finie ne saurait atteindre. Au point de vue de la logique abstraite, la tentative de M. Dunan peut paraître inutile.

Mais il se peut que la logique abstraite n'exprime pas toute la réalité. Elle laisse les choses dans un état d'opposition : d'une part, elle suppose un certain contenu sans lequel eUe s'évanouirait dans l'indétermination ; d'autre

M. wiNTER. Le problème de la vie, par Cli. Dnnan. 175

part, elle est indépendante de tout contenu déterminé; elle exprime ainsi notre caractère de finlté, en ce sens que notre pensée formelle est toujours en un certain désaccord avec les choses. Mais la pensée métaphysique n'est •pas satisfaite; elle demande qu'on lui rende compte de ce fait primordial que la loi ne peut exister sans un contenu; elle ajoute que si vraiment la forme et le contenu étaient aussi exclusifs et indépendants l'un de l'autre qu'on le croit d'abord, ils ne sauraient s'accorder d'aucune façon et subsis- teraient chacun -pour soi : or il n'en est point ainsi. L'opposition que l'analyse nous montre entre la forme et le contenu pourrait bien n'être qu'un aspect des choses et il serait peut-être légitime de placer en face de cette opposition analytique une synthèse originale. Nous retrouvons ici la pensée de M. Dunan. Mais a-t-il résolu la question en plaçant une synthèse vitale avant l'analyse?

- Précisons la question : il faudrait montrer que la déduction analytique est unie avec la synthèse objective des choses ; plus même, qu'elles s'impli- quent réciproquement; en un mot il s'agit de concilier les inductions a -posteriori que présente la nature concrète et vivante avec la pensée déduc- tive ; les premières étant incapables de constituer une pensée autonome, -la seconde n'étant qu'un formalisme vide; il faudrait pouvoir établir une logique qui fût à la fois une déduction a priori, qui par satisfit au déterminisme qu'exige la pensée pure, et qui ne fût pas, d'autre part, une simple méthode formelle : il faudrait établir la possibilité d'une déduction

synthétique,

Kant a bien cherché à établir la possibilité des jugements synthétiques « priori, en montrant comment à certaines formes pures a priori l'esprit sM&sume le contenu expérimental; on donne ainsi à la pensée la généralité et la nécessité qu'elle réclame : mais ce n'est pas une déduction synthé- thique dans le sens nous l'entendons. Il ne suffît pas de fixer les condi- tions formelles de la pensée, car on est alors obligé d'admettre un contenu a posteriori, empirique, qui s'ajoute du dehors; l'existence resterait exté- rieure au jugement. Il s'agit de déduire ce contenu de la forme.

Il est, croyons-nous, nécessaire d'indiquer sommairement la marche que suit la pensée métaphysique : elle laisse d'abord opérer la psychologie analytique ; celle-ci a devant elle une nature inconnue, extérieure : elle transforme ce contenu, et, comme M. Dunan l'a fort bien dit, elle le dissout et aboutit à une forme exempte de contradiction, le néant idéal. C'est la marche que Descaries a suivie dans son doute jynivisoirc qui n'est, en dclinitive, que la suppression progressive de tout contenu réel (autorité, sens, expérience, raisonnement scientifique) ; c'est aussi la méthode de la phénoménologie de Hegel qui lui permet de commencer sa méta- physique par l'être pur. C'est encore la méthode qu'a employée, dans une étude ' demeurée célèbre, M. Lachelier : la psychologie analytique est la première forme que prend la pensée vis-à-vis des choses. Mais celte déduc- tion analytique, après avoir détruit le contenu réel dont elle se croyait indépendante, s'annule elle-même dans son progrès. Car, ayant supprimé

1. lU-cue pitilosuiihi'/ur, m.ii tsS.i, J. LacliLlicr : l'sycliologie et métaphysique.

J76 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

toute détermination et toute existence, elle a détruit le contenu sur lequel elle opérait et avec lui son être même, elle n'est plus qu'une négation vide. L'empirisme, à ce moment, semble l'emporter sur l'idéalisme. Car dès le début il a mis en doute la valeur de la déduction, qu'il a appelée dédai- gneusement une simple mi'thode cC exposition ; et il a vu dans le fait d'expé- rience la réalité primitive ; la pensée n'était pour lui qu'une logique de Vap- parence. 11 faut donc que l'idéalisme retrouve le contenu qui lui échappait, non plus comme un simple fait contingent, mais comme une détermination nécessaire. Mais comment déduire le contenu de la forme sans avoir recours à l'expérience? Deux sortes de déduction sont possibles : la déduction directe ou positive, la déduction indirecte ou négative. Du terme aboutit l'analyse, à savoir le néant idéal, il est évident qu'on ne peut rien déduire directement. Mais on peut, indirectement, de cette notion même déduire la nécessité d'un contenu concret; car cette notion ainsi isolée de tout con- tenu devient contradictoire. Ainsi la suppression idéale du contenu de la pensée démontre négativement la réalité de ce contenu. L'analyse poussée à son terme rend nécessaire la synthèse. Sans doute, cette démarche de la pensée métaphysique ne nous apprend rien de plus que ce que nous savions déjà. Mais elle change la signification de ce que nous savions. Ce change- ment est considérable. Ce qui n'était qu'un fait pour l'empirisme devient ainsi une nécessité. L'être n'est plus une simple position, il est le terme d'une déduction. En dehors de cette marche dialectique, l'affirmation de tout contenu, toute affirmation synthétique est empirique, 11 semble que M. Dunan ne saurait écarter les solutions de l'empirisme sans en venir, à la fin, à l'idéalisme. L'accord de la pensée et de son contenu, tel est le fait dont l'idéalisme rend compte, il ne le considère pas comme une condition transcendantale, ni comme une harmonie qui s'établirait après coup, mais comme l'acte primitif de la pensée.

Nous sommes, maintenant, en mesure de répondre aux objections que M. Dunan dirige contre la finalité immanente. Selon lui, cette conception ne peut fournir une explication de la vie, ni rendre compte de l'action de l'idée sur la tendance. Pour ce qui est de l'explication de la vie, on remar- quera d'abord que le finalisme concret n'explique nullement le vivant par composition des éléments', au contraire, sa méthode repose sur un acte syn- thétique déduit. Il fait entrer la synthèse qui constitue la vie dans l'esprit, sans quoi la vie serait simplement une chose-en-soi, un objet de la nature, insaisissable à la pensée. 11 ne faut donc pas chercher à expliquer la pensée par la vie, mais la vie par la pensée. La pensée seule est autonome, et la vie n'est autonome que dans la mesure elle participe à la pensée. Voir dans un vivant particulier une organisation qui se suffise et se pose elle- même, ce n'est rien moins que l'illusion matérialiste.

Quant à l'action de l'idée sur la tendance, elle s'explique par le même genre de considérations. Une tendance ne saurait s'organiser sans une unité intellectuelle; si l'on supprime cette unité, on ne parviendra jamais à constituer une individualité autonome. Ici encore, on fait abstraction de la condition même de l'existence, à savoir, l'acte de la pensée. Et l'erreur est encore plus grave, car elle rend impossible la conception même du

M. wiNTER. Le problème de la vie, par Ch. Dunan. ill

devoir. C'est la face morale de ce problème. Comment pourrait-on voir dans la loi morale une idée pure distincte des mobiles sensibles? M. Dunan demande comment l'idée agit sur la tendance, l'idée étant extérieure à cette tendance. C'est précisément cette conception de l'idée qu'il faut critiquer : si l'on pose, d'une part, comme le matérialiste, un monde réel se suffisant à lui-même et, d'autre part, une unité vide, il est bien certain que cette unité ne pourra agir sur le réel, qui existe en dehors d'elle. Mais cela prouve seulement que cette conception est inacceptable et que pour consti- tuer la nature il faut nécessairement une idée. L'idée n'est donc pas quelque fantôme extérieur aux choses. Au contraire, les choses relèvent de l'idée et n'ont d'cxislencc que par elle. Il n'y a donc pas, d'une part, un désir et, de l'autre, l'idée. Mais le désir ne devient autonome que parce que l'idée lui confère son unité; et ce n'est pas la multiplicité du désir qui précède l'idée, c'est l'autonomie de l'idée qui précède logiquement le désir.

Il nous reste à examiner rapidement la théorie du temps et de l'espace que M. Dunan a déduite de sa conception de la vie. Il n'est pas évident, au premier abord, que nous puissions saisir la synthèse des éléments du temps, autrement que d'une manière empirique. Peut-être faudrait-il renoncer à expliquer métaphysiquement la durée réelle (qui est la synthèse des éléments) et l'accepter comme un fait. Tant que nous usons de l'analyse, nous ne sau- rions que réduire la durée réelle et continue en éléments discrets. Telle serait la solution au point de vue de la pensée abstraite. M. Dunan ne croit pas pouvoir s'arrêter à ce résultat, il veut donner une explication métaphy- sique de la réalité de la durée. Nous sommes toujours en présence de la même difficulté : comment atteindre un tout concret (la durée réelle) en additionnant les moments du temps? M. Dunan pose donc comme primitive la durée réelle et concrète d'où la succession empirique se déduit abstrai- tement. Il définit la durée concrète (le temps métaphipiqm) la coexistence des moments du temps, conception coexistence et succession se trouvent unies. Est-il vrai que le temps soit ainsi fondé métaphysiquement? Per- sonne ne conteste que la succession, si elle n'est pas déduite, est un ordre empirique. Il s'agit de trouver un principe d'où on la déduira. La coexis- tence des moments du temps salisfail-elle aux conditions que doit remplir un tel principe? nous ne le pensons pas : en effet, coexistence implique pluralité des moments et cette pluralité n'a pu être appréhendée qu'empiri- quement : pour affirmer que les moments successifs forment métaphy- siquement un tout, il faudrait les déduire, comme nous l'avons indiqué plus haut pour l'existence et pour la pensée en général. Or la notion méta- physique pure dont on pourrait déduire la succession temporelle, n'est autre chose, selon nous, que l'éternité. Unir le temporel et l'éternel, montrer que le temps existe par l'éternité, l'éternité par le temps, qu'en un mot l'ordre du temps est éternel et nécessaire, telle serait la déduction prendrait tout son sens la parole de Bossuet : « L'éternité est dans chaque instant ».

Pour ce qui est de la déduction de l'espace, des difficultés particulières se présentent : peut-on déduire l'espace, et de quelle notion le déduire? L'espace est l'ordre actuel des existences relatives; la déduction métaphy-

178 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sique de l'espace consisterait donc à montrer que la multiplicité des parties de l'espace est une forme qui ne subsiste que si elle est posée par une pensée simple, qui la pose continuellement dans chacun de ses actes. Or nous lie croyons pas qu'on puisse déduire les déterminations spécifiques de l'espace (ses trois dimensions), non plus qu'on ne saurait dire pourquoi le temps est ce qu'il est et non pas autre. Mais, dira-t-on, la métaphysique .ri'a-t^elle pas pour but de transformer en détermination nécessaire ce qui n'est d'abord qu'une constatation empirique? Sans doute, mais en établis- sant la réalité de l'être universel, la pensée métaphysique a accompli déjà une partie de cette tâche. Il suit de là, en effet, que dans tout jugement, subsomption du particulier réel sous le concept général n'est pas une apparence trompeuse, ni une constatation de fait, mais qu'elle repose sur un acte original de l'esprit et qu'elle est bien fondée : la métaphysique nous réconcilie avec les choses et nous apprend que la science (et d'une manière plus générale la pensée) n'est pas un jeu d'abstractions, mais une œuvre grave et sérieuse fondée sur la réalité même.

Seulerhent, une question nouvelle se présente : peut-elle procéder à la construction a priori des formes particulières de la nature? La déduction scolastique du monde tel qu'un Hegel a pu la concevoir est-elle une tenta- tive légitime? On peut affirmer, sans doute, que chaque forme particulière est métaphysiquement nécessaire, en ce sens que c'est toujours une pensée métaphysique qui la pose. Mais il nous parait impossible de •recourir à une déduction plus directe. Nous avons déjà rappelé (au début de cette étude) les raisons pour lesquelles la méthode métaphysique doit être distinguée de la méthode de la science : le jugement scientifique est un jugement extérieur, le contenu paraît indifférent et extérieur par rapport à la forme; la métaphysique est, au contraire, l'union (et la dé- monstration de la légitimité de cette union) de la forme et du contenu. Si bien que ce qui parait l'essentiel, la synthèse, garde un caractère empirique et extérieur dans les sciences. Nous le montrerons facilement par un exemple. La méthode de la science est l'analyse quantitative (arith- métique, algèbre), et cette méthode s'applique à un contenu concret (l'ex- périence). Or cette application a toujours dans la science un caractère arbitraire et contingent. Ainsi toute mesure, qui cependant seule permet d'appliquer le nombre aux phénomènes naturels, est choisie arbitrairement fpour les longueurs, telle fraction de la circonférence terrestre; on pourrait faire la même remarque pour les coordonnées, qui résultent de l'application de l'algèbre à la géométrie). Il est impossible, par con- séquent, de déduire a priori les unités de mesure. Mais celte catégorie est justement la plus importante de toutes celles du système de la nature. Nous trouvons donc, dans la science, des synthèses empiriques d'une part, de l'autre, des méthodes analytiques que l'on rapproche arbitrairement. Par conséquent une déduction des formes particulières de la nature n'est pas possible.

Pour confirmer cette vue, il serait intéressant d'examiner la marche suivie par les métaphysiciens lorsqu'ils essayent de procéder à des déduc- tions de ce genre. Ils se rendent compte, d'une part, que l'analyse est une

M. wiisTEU. Le prohUme Je la vie, par Ch. Dunan. 179

condition indispensable de la déduction et, d'autre part, que la synthèse est nécessaire pour déduire l'être. Or la synthèse et l'analyse étant séparées dans ce cas, ils les juxtaposent d'une façon arbitraire. En fait, ils emploient la déduction analytique qu'ils matérialisent, en donnant a leurs formules une signification symbolique. On l'a fait observer bien souvent pour Hegel. Mais les philosophes les plus sagaces et les plus prudents n ont pas évite ce défaut. La déduction que M. Lachelier a proposée des trois dimensions de l'espace n'est que symbolique. Lorsqu'on a montré, par exemple, que la ligne droite représente le mouvement abstrait de la pensée de 1 antécé- dent au conséquent, on n'a pas déduit la ligne droite, on a montre qu el e est le symbole d'une réalité plus profonde ; et l'on ne peut pas dire que le symbole soit déduit, à proprement parler, de la chose symbolisée, .1 y a simplement entre eux un paralléhsme. Que l'on dise, si l'on veut que les formes de la nature sont parallèles aux formes de la pensée. Elles n en restent pas moins posées à titre de faits. Laissons donc le symbolisme aux poètes, mais n'espérons pas y trouver une méthode philosophique. G est qu'en effet il laisse une trop grande place à l'arbitraire : il nest qu une transposition d'un thème original, qu'on accommode, aussi bien que Ion peut, à une réalité connue après coup. est peut-être la source de ces constructions Imaginatives de la scolastique l'imagination avait pris la

place de la pensée. ,.^ , a

Pour terminer, nous demanderons la permission de définir le sens de la tentative de M. Dunan. D'une part, il n'admet pas les conclusions de l'idéalisme absolu (philosophie transcendante - pmlisme concret); d autre part, la philosophie législative (point de vue transcendantal et abstrait) qui oppose le contenu et la forme, ne lui a pas paru satisfaisante : i a essayé de les concilier; la solution est donc transcendantale, puisquil renonce à fidéalisme absolu, mais elle est concrète, puisqu'il se propose d'atteindre la synthèse réelle. C'est un tramcendantalisme concret. Mais peut-être y a-t-il une sorte de contradiction. Dans le transcendantalisme de Kant, la pensée et l'expérience ne s'accordent qu'en fait; l'explication de ce fait n'est pas possible; et c'est pour cela même que la pensée n a qu'une valeur transcendantale. En dehors de notre science une réalité reste possible, à laquelle s'attacheront notre conscience morale ou nos espérances religieuses. M. Dunan semble accepter ces conclusions; mais, d'autre part, il croit saisir une synthèse réelle, la réalité absolue de la vie. Pour emprunter, encore, le langage de Kant, il donne un contenu au noumône, il en fait le vivant, qui remplit de son action le temps et l'espace. Il se ferme donc cet au-delà, ouvert à notre conscience par la philosophie transcendantale. Si notre pensée est d'accord avec l'être dès maintenant, il n'y a plus place pour rettc opposition du réel et de l'idée, qui est la condition du devoir. Nous ne voulons pas dire que cette opposition soit une raison pour renoncer à la métaphysique transcendante. Il faut seulement montrer que notre pensée doit faire une place à côté du principe synthétique, qui umt essen- tiellement lo. pensée à l'être, pour un principe différent, le piincii.e de la logiciue transcendantale et analytique. Il s'agit moins, en philosophie, de construin; un syslènx', qui satisfasse au besoin de symétrie de l'imagma-

180 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tioii, que de montrer les faces opposées de la nature humaine. Aussi croyons-nous que l'effort du philosophe ne doit pas consister à amoindrir la portée de la métaphysique synthétique, ni à méconnaître les droits de la logique analytique, pour les concilier dans une théorie intermédiaire. Au contraire, il doit exalter, si l'on peut dire, les principes contraires de ces deux ordres de pensée, qui expriment tour à tour l'infinité et la finité de notre esprit, sa grandeur et sa faiblesse.

Maximilien Winter.

L^ MÉTHODE

ET LES

PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT

A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT G. Richard : VOrigine de Vidée de droit (Paris, Thorin, 1892, xxiv, 264 p.).

L'ouvrage que nous voudrions faire connaître est une thèse de doctorat intéressante à plus d'un titre : par la richesse du contenu, par les multi- ples et importants problèmes qu'elle soulève presque a chaque page

Après avoir, dans une introduction, défmi son objet et sa méthode, M. Richard expose la genèse de l'idée très complexe du droit, en inter- prétant les données de l'histoire, de l'ethnologie, des sciences sociales a la lumière de l'expérience psychologique (chapitres i a -'O-P^^^'.^/^"";'^";/; résultats acquis, il en fait la synthèse, et soutient que notre idée du droit n' s rien de' pl^s que cette synthèse même (chapv.n) Celte U.éorie s ec aire et se complète par une élude des rapports de l'idée de droit avec 1 nteret les conceptions' religieuses, la structure sociale, le caractère m^^^^^^ (chap. .X à xn). La conclusion, répondant à une dernière objection de a métaVysique du droit, montre le droit issu de l'amour, et charge de le

régler en le purifiant. ^„..oîf ;„c

Avant de présenter quelques observations critiques que "«"^ P^J^'^ ^^J tilier l'importance philosophique de la question nous ^l;'^"^";,^^ .fj ^^ une analyse détaillée, en nous astreignant à suivre l'ordre des chapitres, le plan même de l'auteur.

I

miroduction : Le problème et la méthode. - La philosophie du droit est solidaire des conceptions générales sur l'homme et la société. A la pi lo^ Sophie de la volonté (Descartes, Kant, Fichle, Ma.ne de «'-- -P "; ^ ^ conception du contrat social; à la psychologie oxpcrimen aie cl a la suencc emp.riqu.. des sociétés doit répondre une nouvelle philosophie du droit, qui ne sacrifie pas la solidarité sociale à l'individu.

4-82- REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. "

La métaphysique du droit, œuvre de Spinoza, de Rousseau, de Kant, de Fichte, a rendu de grands services; mais, opposée à la solidarité, faisant la conscience individuelle juge souverain des devoirs que la société peut exiger d'elle, elle reste insuffisante, trop purement dialectique, sophistique même, et ne peut résister aux objections du matérialisme juridique. Celui- ci, à son tour, supprimant le droit, ne nous tire pas d'embarras; et il devient nécessaire de reprendre la question sur de nouveaux frais, en pro- fitant de la connaissance des lois psychologiques et des généralisations de l'histoire.

En quoi, d'abord, l'idée métaphysique du droit est-elle insuffisante? Elle implique une notion formelle a priori, celle d'exigibilité; une notion empi- rique, celle de contrainte; une notion empruntée à l'expérience intérieure, celle du respect de la personnalité; et de ces trois éléments réunis résulte l'idée du contrat social. Mais cette idée est fausse; et elle est contradictoire : car elle suppose un pouvoir préexistant qui la sanctionne. De plus, la notion du respect de la personne est ou une tautologie, ou une contradiction, ou une erreur, suivant qu'on lui donne le sens de volonté pure, de moi se connaissant en s'opposant au non-moi, ou simplement de personne empi- rique. Il faut donc l'éliminer en tant que notion distincte; et il ne reste que : l'idée formelle d'exigibilité, indiquant l'existence de devoirs réci- proques, mais non la nature, le but, les limites de cette contrainte; "2° l'idée empirique de contrainte, qui seule donnera un contenu à l'idée de droit. Et ce contenu existe, puisque l'homme a pu définir ses relations juridiques. L'idée du droit s'est développée suivant des lois empiriques qui s'expliquent par les faits sociaux; et, la société n'étant autre chose que l'esprit considéré dans la totalité de ses manifestations, « c'est aux lois mentales agissant dans la durée sur les éléments fournis par l'expérience collective qu'il faut demander l'origine de la notion de droit. »

Genèse de l'idée de droit : Vidée d'arbitrage. La sociabilité naturelle se traduit, sous sa forme la plus rudimentaire, par l'association pour la lutte. Lorsqu'elle se détermine davantage, elle entre d'abord en conflit avec le minimum de concurrence vitale subsistant entre les individus d'un même groupe. Le droit est une réaction de la sociabilité qui tend à faire disparaître la concurrence. « Le droit est empiriquement un état de choses une prétention peut triompher d'une prétention contraire sans le recours à la violence et sans la possession d'une force supérieure. » Ainsi envisagé, il repose sur l'idée d'arbitrage. Et, de fait, l'arbitrage existe, comme dans le procès criminel, la sociabilité est satisfaite; il n'existe pas, comme dans le droit international, la concurrence vitale l'emporte encore. Les lois sortent des coutumes, et celles-ci ne sont que le résumé de sen- tences arbitrales accumulées.

L'idée de garantie. Mais comment les besoins égo'istes s'inclinent-ils devant la sociabilité? Nous avons recours à l'arbitrage social, parce que nous avons le sentiment que la société épousera notre cause. L'idée de la garantie, fondée sur la conscience de la solidarité, s'associe à l'idée d'arbi- trage. Elle suppose une contrainte qui force les plaideurs à se présenter à l'arbitre et à accepter sa sentence. Pour nous, cette contrainte est celle de

M. BER?<Ès. Les principes de la philosophie du droit. 183.

l'État; mais l'État ne crée pas la garantie; il n'en est qu'une forme supé- rieure; et il n'est pas encore fortement constitué, on connaît déjà une contrainte, fondée sur la solidarité naturelle : la rupture des rapports sociaux avec la partie réfractaire à l'arbitrage. Or cette rupture serait sans effet, si la société n'était qu'une juxtaposition d'individus. Loin donc que le droit s'appuie sur la liberté naturelle, celle-ci en est un dissolvant; et la guerre est sa vraie forme.

30 Vldre de délit. 1. La conscience du conflit, qui appelle l'arbitrage et la garantie, suppose la présence d'une activité étrangère à la sociabilité et qui est la cause du conflit ; et elle enveloppe ainsi la notion du délit. Cette notion précède donc la notion du droit. On le prouve dialectiquement, en montrant que de l'idée pure des droits naturels on ne peut faire sortir la notion juste des délits qui en seraient la violation, tandis que la notion des droits résulte immédiatement de la conscience des délits jointe aux idées d'arbitrage et de garantie. De même les institutions qui sont la base de l'ordre juridique (mariage, propriété, contrat) ne pourraient se jus- tifier, si l'on partait de la seule idée du droit de l'individu fondé sur la personnalité libre.

2. Formation de la notion du délit. Si le délit était une création de la loi, son antériorité par rapport au droit impliquerait la suppression de toute distinction du droit naturel et du droit positif; mais le délit est déter- miné par les sentiments sociaux, avant de l'être dans l'État par la loi. La notion de délit représente la persistance, au sein même de la société, de la lutte pour l'existence; le crime, c'est « l'égoïsme absolu, la volonté de vivre pour soi seul, de ne connaître que ses fins propres dans l'univers ». Il n y aurait donc ni délit, ni droit, si la société n'était pas une réalité vivante. Le droit, « pouvoir conscient qu'a la société de se conserver, de se restaurer elle-même, de prévenir les causes de destruction avant qu'elles n'agissent », est la vie même de la société, et la conscience du délit en est l'élément

capital.

3 Varinhilité de la notion du délit. Ici surgit une difficulté : la notion du délit est variable dans le temps et dans l'espace : le droit, qui en dépend, serait donc variable. L'ancêtre de l'homme civilise n'était assu. rément pas réfractaire à la civilisation; mais le sauvage a du délit une idée toute différente de la nôtre; seulement les faits prouvent que le sau- va-c est non un être égoïste, mais un être émotionnel, comme l'enfant, et la^difTérence que nous présente son développement compare a celui du civilisé tient à la difTérence des circonstances. - Quant aux actes d abord réputés criminels, et que le progrès du droit a légitimés, ils s expliquent par ce que l'altruisme peut gagner en profondeur comme en étendue, et ainsi arrive à condamner des institutions qui ne pouvaient 1 être dans un

état social plus imparfait. ,„ , ,0!=

Le droit varie dans une société avec chaque moment de l histoire, mais à une époque donnée, pour qu'il soit, il suffit qu'il soit conçu par une partie de l'humanité, et par le droit individuel est solidaire du droit international, qui implique la conscience d'un contraste de la guerre et du

crime.

134 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

4. Contraste des conceptions du délit et de la guerre. Primitivement ennemi et coupable sont synonymes; la distinction des deux idées suppose la notion d'une guerre qui ne choque pas les sentiments sociaux élémen- taires. La première forme de la guerre est Tesclavagisme, la confusion de l'ennemi et du coupable se fortifie de l'association des idées de travail et <le châtiment; il n'y a pas de droit. Mais de la guerre même sortira la dis- solution de ces associations, la réhabilitation du droit. La guerre, en effet, impliquant l'union dans la lutte, donne naissance au sentiment altruiste de l'honneur national; la guerre nationale devient une véritable procédure; et l'ennemi est ainsi nettement distingué du coupable. Le travailleur deve- nant soldat, la confusion du travail et de la peine est écartée peu à peu ; « Ainsi la guerre présente une contradiction vivante; issue de l'égoïsme individuel, elle contribue à développer la vie collective ». Le droit interna- tional forme visible du droit naturel, est la clef de voûte de tout le droit positif, et résulte lui-même d'un contraste de la représentation de la guerre et de celle du crime.

40 L'idée de la dette. L'idée de délit suggère l'idée de dette ou d'obli- gation. Pour l'homme primitif, la peine est une compensation; mais dans la substitution graduelle de l'action publique à l'action privée, la compen- sation perdrait de son importance, si l'idée d'obligation ne s'y joignait. C'est de l'obligation, d'abord involontaire, que naît le contrat; l'obligation devient volontaire lorsqu'on arrive à regarder la compensation réparatrice comme cause d'un bien-être supérieur, et qu'on accepte le dommage pro- visoire résultant de la dette. L'idée de dommage ne s'associe avec celle de compensation que parce qu'elle est associée à l'idée de garantie, et de <iette association naît l'idée de pénalité. Théoriquement la peine est le refus de garantir le criminel; en fait, c'est en vue d'éviter la vengeance collective, la substitution d'une contrainte à cette privation des garanties. C'est donc une dette de la société envers ses membres, une fonction essentielle de la -vie sociale, qui apparaît, quand les sentiments vindicatifs grossiers sont déjà dominés et purifiés par des sentiments sociaux.

L'idée de droit envisagée dans sa complexité. L'idée de droit, d'après tout ce qui précède, est une association complexe d'idées associées, dont <îhaque élément varie avec tous les autres. Pour nous, l'idée apparente est celle de la dette; mais ce qui nous est dû, c'est l'abstention de délits contre notre personne et contre nos biens; et l'idée de délit contraste avec celle de garantie; ce qui nous est dû, c'est la garantie sociale, la solution des con- flits par un arbitrage impartial. Cette idée complexe nous apparaît simple, à cause de l'association, pour nous indissoluble, des idées de dette et de garantie, et de l'effacement de l'idée d'arbitrage avec les progrès de l'idée de "arantie. L'idée abstraite de droit se forme par oubli de l'idée de délit. Tel est le droit, nullement transcendant, et cependant distinct du droit positif, qui est sanctionné parles lois et toujours prescriptible; c'est un droit idéal, qui, organisé spontanément par la conscience sociale, est impres- criptible et a sa sanction dans la nature humaine. L'analyse de l'idée d'injustice fournit enfin une contre-épreuve décisive de celte théorie.

Rapports de l'idée de droit avec l'intérêt, les conceptions religieuses, la struc-

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ture sociale, le caractère individuel. Le droit et l'intérêt, Le droit ne se laisse ramener ni à la loi, ni au besoin; à la loi : car il serait variable, et cesserait d'exister; au besoin : car la conscience du délit est en raison inverse de la pression des besoins, et les délits se multiplient avec la dimi- nution des moyens de subsistance. Toutefois le droit n'est pas l'opposé du besoin, il est la discipline des besoins, et n'apparait que le jour le besoin, plus facilement satisfait grâce à l'action du travail sur la nature et de la science sur le travail, n'absorbe plus l'homme tout entier. Le droit à son tour réagit sur le travail, dont il transforme la nécessité physique en obli- gation morale.

i" Le droit et les conceplions religieuses. C'est du culte seul, non du dogme, qu'on peut songer à faire dépendre le droit. Or les religions primitives, tout utilitaires, vraies causes de guerre entre les hommes, sont, par la ter- reur qui en est l'âme, l'obstacle le plus redoutable aux progrès du droit. La réconciliation ne se fait que par le déclin de l'anthropomorphisme aboutis- sant à la négation du culte utilitaire, et par la transformation corréla- tive du sacrifice, qui, de matériel qu'il était, devient purement symboHque et moral. L'action de l'idée de droit est d'autant plus grande que l'action de la terreur religieuse est moindre. Ce contraste des idées juridiques et reli- gieuses est le fond du concept de la liberté de conscience, qui s'est étendu graduellement du droit international au droit public et au droit pénal, et tend à pénétrer le droit domestique. Et c'est ajuste titre qu'il est le pro- blème capital du droit moderne.

d'^ L'idée de droit et la structure sociale. La structure sociale est soumise à un rigoureux déterminisme; ses variations dépendent d'une cause pro- fonde, la guerre; et de plus elle tend à s'immobiliser sous l'action de la loi qui fait chaque génération solidaire de celles qui l'ont précédée. 11 semble donc qu'ici l'idée de droit n'ait aucun rôle à jouer; et cependant l'histoire nous apprend qu'il y a un passage possible de l'état au contrat; l'idée de droit peut intervenir dans cette transformation, mais non pas directement. L'élément fondamental de l'idée de droit est l'incrimination qui atteste la lutte des besoins égoïstes et des sentiments sociaux : lutte dont le terme est, dans le contrat, la subordination des premiers par une refonte totale de Ihomine intérieur. C'est donc comme ressort intérieur que l'idée de droit peut agir; et cela suppose qu'elle transforme le caractère individuel.

Vidée de droit et le caractère individuel. Le passage de l'état au con- trat est conscient, et se traduit par une adaptation graduelle, dont le molif ne peut être que l'idée de droit; cette idée devient dans la société le fonde- ment d'un jugement collectif, qui produit le sentiment de la honte, assez puissant en général pour contrebalancer les mobiles égoïstes. Ainsi le règne du droit est ébauché avant la disparition des mobiles esclavagistes, et le droit n'a même de sens que dans l'imperfection de la sociabilité. A part l'excep- tion du caractère chaiitablo, la société civilisée nous présente trois carac- tères de plus en plus parfaits : le caractère criminel, chez qui l'appétit gros- sier est plus fort que les sentiments sociaux élémentaires; le caractère processif, qui, par crainte du déshonneur, se soumet au jugement collectif

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et transforme les conflits en procès; le caractère juridique chez qui, la sensi- bilité prédomine, et qui déteste toute querelle, même juridique.

Conclusion. L'expérience donne un contenu à l'idée toute formelle qu'il y a des devoirs réciproques; et elle nous apprend que les idées d'arbitrage, de garantie, d'incrimination, de peine, qui forment ce contenu, dépendent les unes des autres, et sont nécessaires, parce qu'elles s'appuient sur la soli- darité naturelle; que le droit est par suite la solidarité contre la guerre. Cette idée de solidarité réconcilie le droit avec la science et l'amour : avec la science : l'idée qui se dégage de la science sociale est celle de solidarité ; et le droit n'est qu'un mode supérieur de la solidarité; avec l'amour ".la solidarité a un double aspect; elle entraîne avec la mutualité des risques et des avantages la réversibilité des fautes et des mérites ; on ne peut accepter l'un sans l'autre, et l'individualisme, par la concurrence, arrête la distribu- tion solidaire des avantages, sans supprimer la distribution solidaire des maux ; bien au contraire. Le remède est dans l'effort de la solidarité contre le crime, dans la réduction au minimum de la réversibilité des fautes. Et cette solidarité juridique naît de la solidarité primitive des hommes dans la lutte contre la nature; le progrès juridique dépend du progrès économique et scientifique, qu'il favorise à son tour. Ce progrès d'ailleurs est contin- gent, il suppose que le caractère ne résiste à une forme inférieure de la solidarité que pour se donner à une solidarité meilleure. Si des actions lentes peuvent seules consolider le droit, des actions brusques sont nécessaires pour le créer, des crises, déterminées par l'action d'une cause contingente, d'un arbitre individuel, dont l'inspiration est intérieure et vient de l'amour.

II

Cette analyse indique encore bien imparfaitement tout ce que contient ce livre. M. Richard donne son opinion opinion souvent neuve et toujours intéressante sur une foule de questions controversées de droit, d'anthro- pologie, d'économie politique, d'histoire, de psychologie. Nous citerons par exemple : une théorie du droit international (chap. i, v, vi, etc.); une réfu- tation des vues de Lombroso sur l'anthropologie criminelle (chap. v); un essai de justification de la rente foncière (chap. m) ; une théorie de la guerre, considérée comme le vrai centre de l'histoire (chap. vi) et comme la condi- tion fondamentale de la structure intime des sociétés (chap. xi); des lois historiques, telles que la loi du progrès inverse de la science et l'industrie (chap. ix) ; la loi de solidarité historique (chap. xi); une théorie du droit de punir (chap. vu), etc. Il faudrait un volume entier pour traiter toutes ces questions, et quelque intérêt qu'elles ofTrent, nous nous occuperons seu- lement ici des thèses générales de l'auteur sur les méthodes et les principes -de la philosophie du droit. C'est d'abord une critique de la moderne méta- physique du droit et de l'individualisme qui, d'après M. Richard, s'y associe nécessairement; c'est ensuite la conception personnelle de l'auteur, une tentative pour mettre la philosophie du droit en accord avec les exigences

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nouvelles des sciences historiques et sociales, en la rendant désormais indépendante de toute métaphysique.

La critique des théories individualistes, au nom de la justice et du droit a ete faite depuis longtemps; et ici M. Richard ne nous apporte guère qu'une expression ferme et très nette dans sa généralité d'idées déjà connues Nous le suivons d'ailleurs dans cette critique, tant qu'il n'en fait pas un argument contre toute métaphysique du droit. Définissant comme lui l'in- dividuahsme, « la conception qui fait la conscience individuelle ju-e sou verain des devoirs que la société peut exiger d'elle », nous dirions%olon- tiers que 1 individualisme ne rend pas compte de l'idée de droit ni même de la société la plus élémentaire, puisqu'il est la négation de toute solida- rité; et nous ajouterions que c'est une conception fausse, parce que la notion d'individualités qui se suffiraient à elles-mêmes est due à l'analyse et par conséquent abstraite; et que l'individu empirique est un produit complexe dont le principal facteur est l'expérience sociale. - Mais il y a nous dira-t-on, des philosophes individualistes qui ont tenu compte du droit, et qui ont cru pouvoir le fonder. D'accord, et disons même que toute philosophie pratique doit faire intervenir, sous une forme quelconque la notion du juste : seulement, cette notion ne pouvant sortir analytiquem'ent de celle d individualités multiples, et vraiment distinctes, mises en contact les unes avec les autres, l'universalité de la notion du droit nous prouvera qu.l ne peut exister un individualisme parfaitement conséquent; et qu'il y a seulement des théories qui font plus restreinte, et d'autres qui font plus grande la part de la solidarité. Mais raisonner ainsi, c'est encore éluder la question. Une thèse philosophique se caractérise historiquement non seu- lement par les éléments qu'y découvre une analyse objective, mais par les intentions de ceux qui la soutiennent, et, lorsqu'il s'agit de problèmes pra- tiques, par 1 orientation qu'ils désirent donner à la conduite humaine Or ce qui a existé, ce qui existe encore, et ce qui est non seulement faux- mais dangereux, ce sont les théories morales et sociales (peut-on leur appliquer encore cette appellation?) qui, supposant d'abord l'individu réel- lement enfermé en lui-même, et capable de se suffire, parlent cependant de justice et de droit, et ne s'aperçoivent pas que de l'individuahsme ne peut sortir que l'égoïsme radical, celui qui rapporte tout à soi, et hors de soine reconnaît que des choses, des instruments ou des obstacles- .me le droit implique nécessairement l'altruisme; et que l'altruisme, même sous sa forme la plus élémentaire, celle de la stricte équité, n'est jamais pure- ment limitatif ou négatif. En un mot il existe des tendances individualistes - et nous pensons, comme M. Richard, que ces tendances sont, dans une large mesure, responsables de ce qu'il y a d'anarchique et de branlant dans notre état social.

Mais nous ne croyons pas, comme lui, que la métaphysique du droit con lemporame de la philosophie de la volonté, soit inféodée au dogme l.nd.vidual.sme. M. Richard a bien compris que rompirisme qui subor- donne ou qui nie la sociabilité est un empirisme incomplet; .t il nous pré- sente sa propre méthode comme un retour à l'expérience totale qui dans la conscience enveloppe les penchants altruistes avec les penchants éffoistes

TOME I. \8<y.i. -

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Comment n'a-t-il pas reconnu que la métaphysique du droit n'est, pas plus que l'empirisme juridique, condamnée à l'individualisme? Nous ne voyons vraiment pas que la notion de la solidarité naturelle soit demeurée étrangère à Spinoza, ou à Kant, ou à Rousseau lui-même, aux grands fon- dateurs de cette métaphysique.

Spinoza subordonne expressément, en ce qui concerne le droit, l'individu à la société, et, d'après lui, c'est la communauté seule qui crée les pré- tendus droits naturels. « Le droit naturel, dit-il, ne peut guère se conce- voir que les hommes ont des droits communs.... » {Traité politique, c. II.)

Quant à Rousseau, tout, au premier abord, semble nous disposer à ne voir en lui que l'individualiste : tout, depuis la langue abstraite et dure dont il se sert pour exprimer ses théories sociales jusqu'au souci constant, maladif de soi, dont toute sa vie nous témoigne. Quoi de plus individualiste qu'une conception qui fait reposer l'existence même de l'État sur les volontés seules des citoyens? N'oublions pas cependant que la volonté native n'est guère pour lui que l'expression dans la conscience de l'humanité elle-même ; que la sensibilité est le fond de sa nature, et aussi pour lui de la nature humaine et de la volonté; pensons au caractère tout particulier de son égoïsme, qui n'est à aucun moment celui d'un intellectuel, qui n'est pas réfléchi, voulu, mais qui provient d'une sensibilité extrême, peu à peu refoulée, concentrée sur elle-même, par son opposition perpétuelle avec les mœurs, avec les manières d'être de la société du temps; et nous conclu- rons peut-être que Rousseau n'était pas de lui-même, et qu'il n'est jamais entièrement devenu le pur individualiste qu'on se plaît à voir en lui.

Nous croyons aussi que l'appareil didactique dont Kant se plaît à enve- lopper l'expression de ses idées a contribué à faire méconnaître le vrai sens de sa théorie du droit. Sans doute, il convient d'éviter de prêter à Kant les idées de ses successeurs; et nous admettrons sans peine que Fichte a le premier nettement distingué les notions d'individu et de personne, et montré que, si l'individualité est enfermée en soi, déterminée d'autant mieux que ses contours sont mieux tracés, et qu'elle s'oppose plus complè- tement à tout ce qui est hors d'elle-même, la personnalité au contraire est de son essence expansive; que la conscience et la liberté ne jaillissent qu'au contact des libertés et des consciences; que le droit est ainsi fait de soli- darité naturelle et véritablement d'amour. Et Fichte qui veut ailleurs, en dépit de Kant lui-même, se donner comme le vrai continuateur du maître, affirme ici son indépendance. Ajoutons que Kant paraît exclure l'altruisme en faisant de la personne morale un noumène; et qu'on s'est souvent appuyé sur cette identification pour déclarer illogique chez lui la notion de la réciprocité des personnes et par conséquent la théorie du droit, pour l'enfermer enfin dans un formalisme aussi stérile qu'il est abstrait. Et cependant, malgré toutes ces apparences contraires, quelle que soit la force de tous ces arguments réunis, nous croyons que l'on raisonne ainsi trop superficiellement, qu'on s'attache plus au procédé qu'à la pensée pro- fonde de Kant, et que le Kant individualiste n'est qu'un aspect, et non le plus compréhensif du vrai Kant. Il faudrait marquer, mieux qu'on ne le

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fait d'ordinaire, qu'il a expressément voulu fonder ses théories morales et juridiques sur le fait moral et juridique, et simplement dégager la signi- fication profonde de ce qu'on pourrait peut-être appeler le fait pratique (non le fait idée, le fait intellectualisé déjà par la réflexion qui s'en empare, mais le fait sentiment et croyance, qui est la matière de l'opinion com- mune). Il faudrait se rappeler aussi que pas un instant il n'a cru que son formalisme lui interdisait de s'occuper des droits et des devoirs et de donner un contenu aux principes pratiques. Enfin la Critique du Jugement achè- vera de nous rendre suspect le prétendu individualisme de Kant, en nous empêchant d'identifier le noumène et la chose en soi, la personne humaine et l'absolu des métaphysiciens.

Nous ne voulons pas dire que la conception kantienne du droit soit exempte de toute difficulté, et la généralité de l'interprétation individua- liste qu'on en a donnée nous indique qu'elle est partiellement fondée, et peut-être aussi que la théorie kantienne est incomplètement élaborée, obscure dans la pensée même de son auteur. Mais nous ne la croyons pas orientée principalement de ce côté, et ce n'est pas à un développement nouveau de l'individualisme qu'elle a donné naissance. La philosophie de la volonté n'est individualiste que lorsque à la volonté elle substitue purement et simplement une forme abstraite, qui est encore une œuvre de la raison spéculative. Avec la poussée du sentiment social qui s'est faite au xvni« siècle, principalement en France, et dont Rousseau a été l'un des interprètes, c'est la doctrine de Kant et, mieux encore, à certains égards, celle de Fichte qui ont contribué à fixer dans la philosophie l'idée d'une réno- vation de l'homme par la volonté, tandis que la Révolution française a été, avant tout, l'effort populaire pour réaliser cet idéal dans la société.

Pour combattre, comme le fait justement M. Richard, cette opinion trop répandue, que la Révolution aurait été, avant tout, individualiste, et que l'économie politique orthodoxe en serait la vraie théorie, il n'est pas néces- saire de montrer qu'elle a subi d'autres influences que celle de Rousseau, et d'affirmer qu'elle n'a pas été comprise par Kant. Le triomphe de la per- sonnalité est tout le contraire du triomphe de l'égoïsme individualiste, si Ton veut bien admettre que la personne, c'est la volonté, et que la volonté ne se laisse pas étrangler dans les étroites limites de l'individualité, qui en est comme le vêtement et l'apparence externe. Nous ne parvenons pas à com- prendre cette sainte horreur que certaines doctrines professent à l'égard de la volonté, au nom de l'amour; et il nous semble qu'on en dénature et qu'on en rétrécit trop aisément la notion. 11 est généreux de placer l'amour au plus profond de l'àme humaine; mais l'amour un sentiment a besoin d'un fondement solide; et il le trouve dans la volonté. Isolé, il sou- tiendrait malaisément les démentis de l'expérience; ce serait l'optimisme naïf que la vie réelle surprend et décourage; et bien vite, comme chez Rousseau, il se concentrerait en lui-même, et prendrait les apparences de l'égoïsme. Aussi croyons-nous la solidarité et le droit bien plus siM-ement fondés et plus éneigi({uement soutenus par la volonté que par l'amour pur, trop voisin de la pure contemplation, et qui tourne si aisément avec l'es- théticisme en un raffinement suprême de l'égoïsme. C'est en rectifiant, en

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précisant, en dégageant de tout mélange étranger ce qu'on a pu appeler très justement le positivisme métaphysique de Kant, non en se plongeant de nouveau dans le vague dangereux du mysticisme chrétien, moins encore en se complaisant aux extases toutes littéraires d'un certain dilettantisme moderne, qu'on retrouvera le vrai altruisme, la solidarité qui enveloppe et rejoint justice et charité dans un même principe, sans faire tort à l'une par l'autre.

M. Richard a raison d'en appeler chez l'homme de l'égoïsme à l'altruisme; mais, en opposant à la métaphysique du droit une fin de non-recevoir, il donne à l'altruisme dans l'amour une base trop mouvante, un principe trop vague, et qu'il s'interdit à lui-même de fixer par la volonté. Le sentiment comporte trop d'indécision pour qu'il soit prudent de s'arrêter à lui. Nous ne voulons pas dire que M. Richard ait penché vers l'une de ces interpré- tations dangereuses; et que l'amour ne reste pas dans sa pensée ce quelque chose de fort et de sain, de naturel aussi et d'humain qu'il doit être; mais la distance est bientôt franchie d'un sens à l'autre; et cela seul aurait le faire hésiter avant de condamner la métaphysique du droit, cette philo- sophie de la volonté, à laquelle c'est M. Richard lui-même qui l'affirme l'humanité est redevable de tant de services. Elle demande quelque chose de plus que l'admiration qu'a l'historien pour les grandes choses du passé; elle nous semble encore aujourd'hui bien vivante et fort utile.

Écartons en effet la confusion de la métaphysique du droit et de l'indi- vidualisme juridique; et la plupart des critiques que M. Richard adresse à la première s'évanouissent. La notion de volonté purement individuelle est au fond une notion purement formelle et une véritable abstraction; et si la métaphysique du droit fonde le droit sur la volonté individuelle, l'idée du droit ne sera pour elle qu'une forme sans contenu. C'est précisément la principale objection que M. Richard présente et qu'il reproduit h maintes reprises contre cette métaphysique. R oppose absolument l'une à l'autre la raison qui ne peut saisir le droit, parce qu'elle se meut dans l'abstraction pure, et l'expérience, qui nous en donne l'idée, et en suit la formation gra- duelle dans les notions d'arbitrage, de garantie, de délit, de dette. Cette objection nous parait sans portée, et l'idée de ce conflit de la raison et de l'expérience nous semble assez arbitraire et fausse; elle provient d'une définition insuffisante de l'un au moins des deux termes; dès qu'on renonce à imposer au métaphysicien une conception individualiste du droit, on doit aussi renoncer à lui attribuer un formalisme vide; et les deux conceptions qu'on jugeait irréductibles entre elles se réduisent à deux méthodes, toutes les deux légitimes en principe, nullement exclusives l'une de l'autre, peut- être nécessairement complémentaires, la méthode idéaliste et la méthode réaliste appliquées à l'étude de l'idée du droit.

La philosophie du droit ne prétend pas trouver le fait dans l'idée; elle ne donne pas les droits de l'homme ou les institutions sociales pour de simples créations de la raison spéculative; une telle prétention serait, non pas même absurde, mais puérile. Mais cette philosophie va, ce qui est bien différent, de l'idée aux faits. Lorsqu'elle dit que l'idée du droit est ce qu'il faut déterminer d'abord, elle n'entend certes pas dire que cette idée ait été

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dès le début expressément présente à la conscience de l'homme, mais plutôt qu'elle s'offre assez distincte à nous pour que nous puissions la saisir et la formuler. Sans doute cette idée surpasse infiniment ce dont nos mœurs admettent la pleine réalisation, ou même ce qu'expriment les législations positives; et nous pouvons la comparer à la lumière qui marche en avant, et qui nous sert de guide; mais cette idée n'est pas abstraite; elle est bien vivante; elle traduit un fait, le fait de la conscience; elle est l'expres- sion distincte de la nature même de la personne humaine. N'est-ce pas un droit pour notre pensée de partir de la conception claire et nettement définie qu'elle se fait de son objet, et qui marque la part d'idéalité qui est en lui? Seulement, si l'idée claire du droit peut en exprimer les éléments essentiels, elle n'en épuise pas le contenu; et le métaphysicien du droit, qui s'occupe non des principes de la raison abstraite, mais des principes de la pratique, ne doit Jamais abandonner les faits; il doit à chaque instant s'appuyer sur l'expérience, et chercher quelles conditions elle impose à la réalisation de l'idée, dans quelles notions multiples et plus complexes elle l'enveloppe et souvent nous la cache. A ce prix ses conceptions auront une portée pratique; entre le droit positif, c'est-à-dire l'ensemble des insti- tutions ou des coutumes juridiques existantes et variables, et le droit idéal, c'est-à-dire ce développement supérieur de la solidarité qui est déjà conçu sans être réalisé ni pleinement réalisable, il pourra intercaler des moyens termes, des conceptions intermédiaires, qui pourraient servir à préparer l'évolution graduelle de l'un vers l'autre. Le droit idéal que formule le métaphysicien doit être toujours une limite dont le droit positif puisse être insensiblement rapproché dans le temps. Cette méthode de recherche est entièrement conforme aux exigences d'une pensée difficile qui, voulant à la fois la clarté dans l'idée et la connaissance totale de son objet, et ne pouvant arriver à celle-ci comme d'emblée, a recours à l'analyse, et sépare ainsi, mais pour en faire ensuite la synthèse, et sans jamais les opposer radicalement, l'idée d'une part, et de l'autre, le fait.

Si nous avons pris contre M. Richard la défense de la métaphysique du droit sans prétendre d'ailleurs que l'œuvre de Spinoza, de Rousseau, de Kant ou même de Fichte puisse subsister sans modification, nous n'avons pas voulu dire qu'il n'y ait rien à retenir des théories personnelles de l'auteur et de la méthode qu'il propose. Rien ne démontre a priori, selon nous, dans la question qui nous occupe, la supériorité de la méthode réaliste ; mais rien n'en interdit non plus l'usage. Il nous semble seu- lement, et c'est ce que nous voudrions indiquer maintenant, que M. Ri- chard ne l'a pas assez nettement définie, ni même assez complètement pratiquée.

11 faut le louer tout d'abord d'avoir établi l'insuffisance dans les recher- ches sociales d'une expérience exclusivement objective, d'avoir mis au pre- mier plan dans les faits la conscience , et dans la conscience replacé l'altruisme à côté de l'égoïsme. Par seulement il devient possible d'inter- préter les faitr historiques et ethniques. Et si l'on peut remonter assez haut ou pénétrer assez loin dans la connaissance des idées et des sentiments de l'humanité, on pourra assister à la lente élaboration à travers les siècles

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de notre idée du droit. La méthode est séduisante, et elle nous plaît par son caractère à la fois positif et synthétique.

On pourrait soutenir, il est vrai, qu'elle n'est applicable qu'au droit positif; et nous aurons à retenir quelque chose de cette première objec- tion. Mais nous la croyons inacceptable sous cette forme absolue; et nous admettons que la méthode expérimentale peut aller jusqu'à faire la distinc- tion du droit positif et du droit idéal. On peut, en effet, demander à l'expé- rience de nous faire connaître à chaque époque de l'histoire ou chez diffé- rents peuples les formes de l'idée de droit déjà bien assimilées à la con- science générale et clairement manifestées dans les rapports sociaux, c'est-à- dire les développements simultanés ou successifs du droit positif. Mais on peut aussi lui demander de saisir les diverses expressions objectives de ces sentiments plus profonds, plus obscurs aussi, par lesquels notre nature semble s'élever au-dessus de son état présent, par lesquels tout au moins l'homme civilisé est supérieur à l'homme sauvage ; et, en les interprétant dans la conscience humaine, on peut arriver à dégager en tous les temps, chez tous les peuples, la notion idéale d'un droit qui n'est pas encore, qui ne se traduit pas en formules pratiques, en lois ou même en coutumes, et qui cependant nous permet déjuger le droit positif, et nous en fait sentir les imperfections avec les lacunes.

Si vous faites ces concessions, nous dira-t-on, vous accordez que l'expé- rience suffit à fonder une philosophie du droit. Nous répondrons que, tant qu'on ne sort pas des généralités, aucune objection grave ne nous paraît pouvoir être élevée contre cette méthode; mais, si nous regardons à la mise en œuvre, les difficultés naissent, et elles sont nombreuses. M. Richard considère l'idée de droit comme une idée complexe et dérivée, précédée dans la conscience par différentes notions qui en sont le contenu, les notions de l'arbitrage, de la garantie, du délit, de la dette. Nous acceptons en principe sa méthode; mais ses analyses ne s'y rattachent que très imparfaitement. Elles sont trop purement dialectiques, et parfois bien sub- tiles; ses généralisations semblent bien hâtives, comme aussi trop grande est la valeur qu'il attribue à des interprétations toujours difficiles de faits complexes et mal connus. M. Richard oublie trop que, si même on admet l'utilité dans la science objective des règles bien connues en logique sous le nom de canons de l'induction, ces règles ne sont plus guère applicables que nominalement dans l'étude des questions morales ou sociales, et ne sont plus ici qu'un cadre trompeur donné à de simples collections ou com- paraisons de faits, et aux idées qui nous servent à traduire et à interpréter ces faits. Son argumentation perd ainsi en vérité ce qu'elle gagne en clarté apparente, et trop souvent elle nous laisse l'impression d'une vie et d'une conscience sociales un peu bien simples pour être réelles.

Notons au passage, pour mieux faire comprendre nos réserves, quelques idées qui nous semblent pouvoir être aisément contestées. Dès le début de l'ouvrage on fait remarquer, très justement d'ailleurs, le rôle joué dans la formation de nos idées par les associations contractées : c'est ainsi que sociabilité naturelle de l'homme pourra primitivement se déterminer par son contraste avec les sentiments égoïstes, et la concurrence vitale qui en

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résulte. L'idée du droit sort, dit-on, de ce conflit; c'est la réponse des in- stincts altruistes. Il n'y aurait point de droit, dira plus loin M. Richard, s'il n'y avait pas de violation du droit. Examinons cette analyse qui est fonda- mentale, puisqu'elle contient en elle la théorie tout entière de l'auteur. Les faits dont on doit tenir compte, ce sont les sentiments naturels, altruistes ou égoïstes; et aussi les états complexes qui résultent de la présence simultanée et de la combinaison de ces deux sortes de penchants opposés. Qu"arrivera-t-il? Souvent des contrastes auront lieu, des conflits, et la repré- sentation de l'arbitrage pourra se former comme un moyen indiqué par la sociabilité pour résoudre ces conflits. Mais ces contrastes ne se produisent pas nécessairement; l'égoïsme et l'altruisme ne sont pas constamment en opposition. Peut-on dire que l'idée de droit ne naîtra que dans le premier cas? Nous ne le croyons pas : car dans le second la sociabilité que rien n'entravera suflira pour introduire dans les relations entre hommes un premier sentiment de la réciprocité, et par suite une certaine notion du droit, en dehors de la représentation d'un arbitrage, qui n'aurait ici aucun sens. Accordons que le premier cas soit primitivement le plus fréquent; il reste vrai que l'idée du droit peut avoir une autre origine que la notion d'arbitrage.

Poursuivons cette analyse. La conscience du droit, dit M. Richard, n'im- plique pas seulement l'arbitrage (et par suite le délit), mais la garantie sans une garantie, les prétentions individuelles ne s'efl'aceraient jamais devant les instincts sociaux. Il est très vrai que la conscience d'une garantie sociale généralise et affermit la notion du droit, tend à lui assigner un rôle prépondérant dans la vie sociale et régularise ainsi peu à peu les sociétés humaines; mais elle n'est nullement nécessaire à l'existence même de cette notion. Dès qu'on a reconnu l'existence d'une sociabilité naturelle, il faut admettre non seulement que cette sociabilité pourrait suffire à déterminer une certaine idée de droit, mais que, en cas de conflit avec l'égoïsme, cette idée naîtrait immédiatement et avec force, en l'absence de toute garantie sociale antérieurement donnée. La garantie est une condition du passage du droit idéal au droit positif, et du droit positif lui-rnême; le droit idéal ne la suppose pas nécessairement.

Nous ne voyons pas que M. Richard ait bien établi la nécessité pour la conscience du droit de passer précisément par les diverses notions qu'il étudie; ni qu'il ait montré dans l'ordre qu'il suit la marche constante de l'évolution du droit. C'est qu'il n'a pas laissé assez grande la part des faits (nous ne prétendons pas que ce fut bien facile), mais qu'il a fait trop large celle des hypothèses; et qu'il n'a pas assez complètement distingué les hypothèses des faits qu'elles interprètent. Ainsi nous pouvons bien conce- voir aujourd'hui les rapports du procès civil et du procès criminel, et retrouver des deux côtés la représentation d'un arbitrage; n>ais avons-nous le droit d'affiruîer l'identité des résultats de notre analyse et des senti- ments de l'homme primitif? De même, est-il bien évident que loiUes les lois soient sorties de coutumes antérieures? et surtout que toutes les cou- tumes aient été des résumés d'une multitude de sentences arbitrales se rapportant à des cas semblables? Il y a, nous dit-on, des faits qui le prour

194 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

vent : mais nous demanderons si quelques faits sont tous les faits, et s'il n'en existe pas qui ne sont pas interprétés de cette façon. Nous ne faisons pas en ce moment de métaphysique; mais nous en appelons d'une idée imparfaite à une idée plus juste du déterminisme scientifique : les lois naturelles de l'histoire, si elles existent, sont infiniment plus compliquées qu'on ne paraît le supposer, et bien des coutumes, et peut-être bien des lois ont leur formation à ce qu'on est convenu d'appeler de petites causes, et pour nous leur origine reste toute fortuite et presque arbitraire. Il est très simple peut-être et très séduisant pour la pensée d'imaginer à l'origine de chaque notion juridique un conflit; pour tout conflit une sen- tence arbitrale; et puis, les cas analogues se multipliant avec le temps, des sentences nouvelles confirmant les précédentes; et enfin l'idée commune de toutes ces sentences finissant par s'imposer à la conscience et aux mœurs de tous, par se cristalliser sous la forme de coutumes d'abord, et ensuite de lois. Cela est très simple, mais, nous le craignons, plus simple que vrai.

On pourrait trouver une autre preuve de cette substitution des hypothèses aux faits et de l'insuffisante sûreté d'une semblable argumentation dans les contradictions au moins apparentes qu'une pensée cependant très maî- tresse d'elle-même a parfois laissé passer. Ainsi, nous lisons (page 133) : « En dépit des assertions de M. Fouillée, l'idéal moral et juridique ne réclame nullement l'extension du contrat à toutes les institutions sociales et politiques.... Le contrat n'a de place ni dans la constitution parfaite de la famille, ni dans celle de la nation »; et plus loin (page 212) : « Dans une société d'égaux, le contrat, seul apte à combiner en une harmonie géné- rale la diversité des aptitudes, devient le lien social principal. Cette insti- tution pénètre et transforme la famille, la propriété et le gouvernement politique, etc. » M. Richard nous répondra peut-être que ce qu'il a condamné dans une théorie d'ailleurs insuffisante, il le réhabilite en se plaçant à un point de vue meilleur; mais c'est précisément cette opposition de points de vue qui nous semble exister plutôt dans les mots que dans les idées; et nous ne voyons pas qu'il s'abstienne lui-même assez de ces discussions toutes formelles qu'il reproche tant aux métaphysiciens.

Assurément il puise son érudition aux meilleures sources; souvent même il propose une interprétation nouvelle et généralement ingénieuse de cer- tains faits historiques ou ethniques. Mais, si grand que soit l'intérêt de cette sorte de recherches, nous ne pensons pas qu'on puisse leur attribuer la valeur de véritables expériences; les discussions interminables qui ne cessent de s'élever à ce sujet entre historiens, économistes, philosophes, suffisent à nous imposer une grande prudence. Trop souvent, il faut bien le dire, on trouve à l'origine de ces conceptions une hypothèse suggérée par un simple fait, par un détail des événements; et nos informations tou- jours indirectes, incertaines et incomplètes se prêtant complaisamment à plusieurs interprétations différentes, notre hypothèse devient bien vite avec un peu d'imagination l'expression évidente pour nous de la vérité histo- rique. Il ne peut être question de supprimer ces études; mais nous vou- drions qu'on prit l'habitude d'en donner les résultats pour ce qu'ils valent, c'est-à-dire pour de simples probabilités.

M. BEHîNÈs. Les principes de la philosophie du droit. 195

En somme, nous voyons bien avec quel art M. Richard relie entre elles les idées d'arbitrage, de délit, de dette; mais il n'a prouvé ni que la conscience humaine ait nécessairement traversé ces notions avant d'arriver à l'idée de droit, ni qu'elles soient les formes élémentaires, et les seules formes conce- vables de cette idée. Si l'analyse est vraie, elle n'est pas complète; et cette théorie qu'on nous propose n'est plus dès lors qu'une construction toujours ingénieuse et souvent très savante à propos de l'idée de droit, et comme un artifice de méthode destiné à mettre en relief quelques-uns des rapports qui unissent le droit philosophique au droit positif. Les notions qu'étudie l'auteur ont bien pu naître avant que la conscience ait pu saisir clairement le droit lui-même; mais elles n'en sont pas les éléments : car elles ne deviennent que par lui des notions juridiques.

Si nous cherchons maintenant la raison première de toutes ces diffi- cultés, nous la trouverons d'abord en ceci que l'application de la méthode expérimentale à l'étude des principes pratiques est beaucoup plus difficile que ne le pense M. Richard. Ces principes doivent assurément se retrouver dans les laits : sinon ils seraient sans efficacité; mais ils répondent à ce qui dans les faits est le plus profond et le plus obscur; et l'expérience qui les contient est d'une complexité telle que nous arrivons bien malaisément à la saisir avec quelque clarté; ou bien, si nous la faisons claire, c'est d'ordinaire en la mutilant. Il ne saurait être question d'en tirer des certi- tudes; mais c'est à grand peine qu'elle nous donne même de simples pro- babilités. Si nous connaissons mal les institutions et les coutumes, les idées et les sentiments des divers peuples, et surtout des peuples primitifs, l'ap- plication exclusive de la méthode expérimentale au problème de l'évolu- tion du droit risquera de rester un beau rêve; et si nous voulons faire prendre corps à ce rêve, le plus grand art n'arrivera qu'à bâtir un édifice élégant, mais fragile, et que renversera le premier souffle de vent contraire. En théorie nous dirons que le fait seul est positif, et non l'idée ; mais dès qu'il s'agit d'une notion pratique fondamentale, telle que le droit, tandis que la méthode expérimentale sera condamnée à un échec, le métaphysi- cien qui s'adresse directement à la réflexion, pourra réussir à la formuler clairement, et, sinon à en épuiser le contenu, du moins à en faire valoir les éléments essentiels.

Est-ce à dire cependant que nous pensions qu'on doive se contenter des procédés de l'ancienne métaphysique du droit, et que des tentatives faites pour applicjuer l'expérience à ce genre d'études, il ne reste absolument rien? Non; nous avons jugé la méthode expérimentale insuffisante, et non sans valeur. Nous avons voulu montrer qu'elle ne doit pas plus exclure l'emploi d'une méthode différente que la synthèse n'exclut l'analyse. L'une, au con- traire, complète et corrige l'autre. La méthode du métaphysicien nous expose au danger d'une précision factice, et confond quelquefois la formule avec l'objet dont elle n'est jamais qu'une expression approchée. M. Richard ne la comprend qu'ainsi, ce qui est injuste; et il ne voit pas les défauts de sa propre méthode. Celle-ci, interprétant au nom de ce qui est le plus obscur dans la conscience immédiate les formes qu'a dii prendre l'idée de droit pour s'élever peu à peu à la conscience distincte, se trompe aisément

196 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

dans l'interprétation des faits et facilement reste incomplète. Tant qu'il ne s'agit que du droit positif, cette méthode est la bonne ; mais cela n'est plus vrai du droit idéal. Et nous ne voyons vraiment pas que la distance soit bien grande de cet abime d'ignorance sur lequel M. Richard reproche au criticisme de fonder la justice à cette expérience vague et mystérieuse à laquelle il emprunte lui-même l'idée du droit. Cette expérience qui ne nous donne pas seulement la solidarité, mais cette forme supérieure de la solidarité qui est le droit, est bien près de n'être plus une expérience ordi- naire. Ou bien nous conserverons au mot expérience son sens usuel; et l'élément idéal des choses, la conscience elle-même avec sa condition d'exis- tence, la solidarité, est ce qu'elle saisit le moins nettement; ou bien nous lui donnerons un sens nouveau ; et cette expérience de l'idéal est précisé- ment l'idée qui doit servir de point d'appui à la métaphysique du droit.

La tentative de M. Richard pour renouveler la méthode appliquée à l'étude philosophique du droit nous paraît révéler un sentiment assez vif, quoique imparfaitement mûri, de la vraie nature et des caractères propres des principes pratiques. Presque tout ce qu'il dit des rapports du droit et du besoin, de la corrélation nécessaire du progrès juridique et du progrès matériel, et en général le contenu des derniers chapitres nous semble d'une inspiration souvent très juste, et bien supérieur à l'analyse qu'il a faite de l'idée de droit. Sa pensée vaut mieux à notre avis que le cadre il a voulu l'enfermer; et nous voudrions indiquer en terminant comment on pourrait traduire cette pensée, et quelles conclusions générales on peut tirer de la question.

Les problèmes pratiques, dirons-nous, ne sont accessibles ni à une méthode exclusivement rationnelle, ni à l'expérieuce seule. La distinction du fait et de l'idée est l'œuvre de la raison spéculative et abstraite. Notre raison veut la précision avant tout ; elle ne précise qu'en distinguant. Ses objets se distribuent ainsi en deux classes, les faits et les idées, et à cha- cune elle prête, en la pensant à part, une sorte de réalité propre. Tant que nous restons placés à un point de vue exclusivement théorique, et que le besoin de clarté efface tout le reste, il faut que tout objet d'étude soit soumis à cette condition, inséparable de la raison. La possibilité de traiter des mêmes choses aux deux points de vue, l'opposition de l'observateur et du métaphysicien sont de premières marques de la valeur toute relative, de la signification avant tout analytique de cette distinction; mais cet aver- tissement est encore insuffisant; cette remarque nous fait gagner peu de terrain, parce que la raison abstraite est impuissante à réaliser une syn- thèse dont l'idée peut déjà cependant s'imposer à elle. Que maintenant le philosophe brise ce cadre un peu étroit, pour vivre de la vie de tous; qu'il se détourne de cette existence factice que l'abus de la spéculation tend à lui faire, non pour s'enfermer dans les sciences particulières (il n'y gagne- rait rien à cet égard), mais pour se mêler à la vie réelle ; et il s'apercevra bien vite que la complexité de cette vie, qui est la réaUté même, et dont les objets divers des études spéculatives se sont détachés grâce à des con- ventions plus ou moins explicites, ne se prête plus à ces distinctions tran- chées qui lui sont familières. Il sentira que le fait, tel que l'imagine celui

M. BERNKS. Les principes de la philosophie du droit. 197

qui observe en vue d'expliquer seulement, c'est-à-dire de comprendre et de formuler, est un fait appauvri, déjà une abstraction, et cette abstraction, dans sa précision plus grande, n'équivaut pas exactement au fait brut, que l'homme observe naïvement, parce qu'il se rencontre dans la trame de son existence, qu'il observe en un mot parce qu'il le vit. Et de même pour lui le concept que l'entendement saisit et formule, n'est pas l'idée vraie, l'idée totale; celle-ci plus vague, mais plus forte et vraiment efficace, n'est acces- sible qu'à celui qui n'a pas rétréci sa pensée jusqu'à l'enfermer toute dans la spéculation pure. Il ne renoncera pas aux avantages que la réflexion explicative apporte avec elle; mais il ne s'en contentera pas; et, vivant ce qu'il pense, comme il doit penser ce qu'il vit, il réagira naturellement contre l'étroitesse d'une existence tout intellectuelle.

Rien n'est plus propre que l'étude des questions pratiques à donner à l'esprit la capacité de bien juger de lui-même; en effet, dès que dans ces questions la réflexion abstraite est seule mise en œuvre, nous sommes cho- qués de l'insuffisance et de la pauvreté des résultats acquis : ce ne sont plus que de vaines constructions élevées sur une base étroite et instable, qui change presque au gré du caprice individuel.

L'ancienne métaphysique du droit ne s'était jamais peut-être complète- ment soustraite à ce défaut; elle ne s'était pas assez pleinement affranchie de la direction exclusive de la raison abstraite; son histoire nous montre- rait sans doute que son point de vue s'est sans cesse élargi depuis Spinoza jusqu'à Fichte. Mais aurait-elle admis volontiers que, si nous pouvons tra- duire en idées les principes pratiques, ces idées sont aussi en un sens des faits, des faits d'expérience intime, des sentiments? N'aurait-elle point hésité à dire qu'un idéal pratique n'est pas un simple concept, parce que l'abstrait pur cesse d'être un idéal; et qu'un idéal doit pouvoir se dégager à la longue des faits eux-mêmes? La formule exprime l'idée, sans épuiser l'idéal; elle est donc susceptible, comme les faits, d'une évolution; elle peut se déve- lopper vers une limite (d'ailleurs inaccessible), elle exprimerait à la fois directement l'élément essentiel, et indirectement le contenu tout entier de son objet, à peu près comme la délinition mathématique enveloppe d'une certaine façon la totalité des propriétés de la notion définie. Ici le fait, c'est la solidarité; l'idéal, c'est le droit, et il nous semble que le vouloir, la personnalité reste, si on veut bien la distinguer de l'individualité, le meil- leur fondemeni, la définition la plus claire de cet idéal. M. Richard a sur- tout manqué de mesure parce qu'il n'a voulu voir que la solidarité, c'est-à- dire le fait. Or, comme simple fait d'expérience, c'est une donnée bien confuse et indéterminée; c'est l'amour, il le dit lui-même en terminant; et nous avons déjà dit pourquoi nous aimons mieux fonder le droit sur la volonté que sur l'amour; c'est que la volonté détermine l'amour même, et par nous entendons, non que celui-ci doive être absorbé dans celle-là; mais que la volonté est quelque chose qui est relativement plus profond; qu'elle peut mieux se suffire, et surtout quelle est plus apte à établir le lien désirable du fait et de l'idée. N'en est-elle pas la synthèse?

Il nous reste à dire en terminant pourquoi nous avons attaché une importance aussi grande à un ouvrage que nous avons assez vivement cri-

198 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tiqué. C'est que, en dehors du remarquable talent d'exposition dont il témoigne et des nombreuses idées intéressantes et nouvelles qu'il contient, nous lui reconnaissons un double mérite. En faisant la critique d'une phi- losophie du droit purement spéculative et individualiste, M. Richard a très utilement fermé à la métaphysique du droit une voie dangereuse, dont elle ne s'est pas assez complètement détournée, et qui aurait pu tenter un pur intellectualiste (et notre époque n'en compte que trop). Mais surtout M. Richard a prouvé l'insuffisance dans la philosophie sociale de l'empirisme objectif, étroitement utilitaire, fondé sur une conception fausse de l'expé- rience. Cet empirisme-là, dont le succès pourrait bien n'avoir été qu'éphé- mère, est, il faut remercier M. Richard d'en avoir fait la preuve, incapable de poser la question philosophique du droit; et ne s'applique que bien imparfaitement au droit positif lui-même, car s'il peut constater les mani- festations objectives du droit, il ne saurait en donner le sens, et reste impuissant à les faire comprendre. Il est nuisible au droit tout entier, dan- gereux même pour toute vie sociale.

M. Bernés.

NOTE SUR

LA GÉOMÉTRIE NON EUCLIDIENNE

ET LE PRINCIPE DE SIMILITUDE

Le premier numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale contient un article extrêmement remarquable de M. Couturat sur la Annre phdo- sophiuue de M. Pillon et particulièrement sur l'étude de M. Renouv.er rela- tive à la géométrie non euclidienne. Il est un point la réponse de M. Cou- turat à M. Renouvier nous parait appeler un complément, et ce pomt est de la plus grande portée, car il s'agit de la relativité des grandeurs geo-

™Un '^e^pace non euclidien ne renferme pas de figures semblables, ce qui a permis à Gauss et à ses successeurs de dire que les dimensions ont une valeur absolue. Comme l'indique M. Renouvier, ce caractère de la grandeur apparaît dans la proposition fondamentale de Lobatschewsky aux termes de laquelle 1' « angle de parallélisme » est fonction de l'éloignement du point et de la droite considérés (proposition 16). , ^ , ,

Autant que M. Renouvier, nous avons été choqué tout d abord de telles énonciations; mais, ainsi que nous croyons l'avoir montré dans un article sur la G<^ométrie générale, libéralement inséré par M. Renouv.er dans a Critique philosophique \ un examen approfondi de la question permet de reconnaître que l'absence de figures semblables ne contredit aucunement le principe de la relativité des grandeurs. Sans rentrer dans une discus- sion détaillée, nous rappellerons simplement que, si la proposition de Lobatschewsky contient, sous la forme qu'il a donnée à son expos.lion. l'affirmation du caractère absolu des grandeurs, cela tient a ce qu il a dis- simulé l'existence d'un paramètre qui est lui-même une grandeur spatiale et à laquelle tout est rapporté. Holyai, en mettant ce paramètre en évi- dence, a évité de prêter aux mêmes interprétations fâcheuses. ,

Mais, si les grandeurs n'ont qu'une valeur relative, la géométrie générale ne doit pas donner au problème des mondes semblables, selon 1 expression

4. 1889, semestre.

200 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

de M. Renouvier, une réponse autre que celle qu'y fait la géométrie eucli- dienne, c'est-à-dire qu'elle doit reconnaître l'indiscernabilité de deux mondes ne différant que par la majoration proportionnelle des dimensions de l'un d'eux. Il en est bien ainsi, en effet. De même que si, sur une sphère donnée, il n'existe point de figures semblables, il suffit, pour en obtenir, de prendre une seconde sphère dont le rayon soit à celui de la première dans le rapport de similitude demandé, de même, si dans chaque espace à trois dimensions, sauf l'espace euclidien, les figures. ne peuvent pas être majorées avec conservation des angles, elles peuvent l'être moyennant un changement de paramètre, c'est-à-dire en les transportant dans un autre espace. Ces dernières réflexions sont dues à un adversaire éminent des géomètres non euclidiens, M. l'abbé de Broglie, qui les a produites dans les Annales de philosophie chrétienne d'avril 1890. Nous-même, dans le même périodique (octobre 1890), avons tiré la conclusion que, si l'on faisait varier simultanément, pour l'universalité du monde, dans le rapport convenable, le paramètre spatial et les longueurs, il n'existerait aucun moyen de dis- cernement entre les mondes ainsi obtenus, absolument comme en géomé- trie euclidienne où, le paramètre étant infini, sa variation proportionnelle est sans influence. Il va de soi d'ailleurs que, pour être exact, dans un cas comme dans l'autre, il faut ajouter que ces variations appliquées à l'en- semble de l'univers sont dépourvues de sens, puisque, en l'absence d'un étalon, il ne saurait y avoir augmentation ou diminution si les grandeurs n'ont pas une valeur absolue : tel est le vrai sens à attribuer à renoncia- tion de mondes indiscernables.

Il nous semble que ces explications répondent directement à la difficulté d'une si grande portée philosophique que soulève l'absence de figures semblables dans un espace non-euclidien. M. Couturat nous paraît laisser subsister quelque équivoque sur ce point, lorsqu'il dit (p. 83) que « le vrai nom du postulat de la similitude est : principe de la relativité de Vespace ». Si nos explications sont fondées, le postulat de la similitude dans un même espace n'est aucunement nécessaire au principe de relativité, auquel il est satisfait par la doctrine d'ensemble de la géométrie générale. M, Couturat affirme d'ailleurs que l'expérience n'est pour rien dans la tendance de notre esprit à admettre la possibilité des figures semblables, attendu que cette homogénéité de l'espace ne pourrait pas plus être vérifiée que son uniformité. Il y a là, croyons-nous, une exagération de nature à compro- mettre les théories aprioriques.

Partisan déclaré de ces théories en tant qu'elles déclarent l'empirisme impuissant à établir les vérités mathématiques avec leur valeur réelle, nous nous honorons d'avoir été peut-être un des premiers à soutenir que la géométrie non euclidienne leur est plutôt favorable que contraire ; mais nous ne saurions admettre l'impuissance radicale de l'expérience telle que la comprennent MM. Poincaré et Couturat.

Incontestablement, on peut supposer qu'il se produit, dans le monde matériel, des changements dans les dimensions et les formes des corps déplacés; mais, comme nos sensations, objet propre de notre expérience, ne changent pas, l'espace idéal que nous construisons d'après elles, doit

G. LECHALAS. La géométrie non euclidienne. 201

être uniforme. De même, les figures que nous construisons sur les surfaces dites planes présentant, pour nos sens, le phénomène de la similitude, et la somme des angles des triangles y étant, toujours pour nos sens, égale à deux droits, nous ne voyons pas pourquoi ces faits de perception seraient incapables d'influer sur nos idées géométriques. On ne saurait nous objecter que nos perceptions n'ont pas une rigueur mathématique, car, si cette objection porte contre ceux qui prétendraient déduire exclusivement de celles-ci la géométrie, elle ne saurait embarrasser celui qui ne cherche dans l'expérience qu'un paramètre définissant une géométrie spéciale; pour lui il est fort légitime qu'on prenne provisoirement, dans les limites compatibles avec l'observation, la valeur qui donne les résultats les plus simples.

En ce qui concerne les observations astronomiques, il est très juste de dire que la trajectoire de la lumière ne nous est pas connue et qu'une infi- nité de géométries non euclidiennes sont compatibles avec des mesures rigoureusement conformes à la géométrie euclidienne; mais il n'en reste pas moins vrai que celle-ci répond aux figures dont nous mesurons toutes les dimensions, et c'est assez pour que l'expérience ait pu et nous la faire choisir.

La thèse que nous combattons pourrait s'appliquer aussi bien aux lois de la compressibilité des gaz, et l'on pourrait dire : la loi de Mariotte ne dépend aucunement de l'expérience, attendu qu'il nous est impossible de mesurer les volumes d'une masse gazeuse et les hauteurs des colonnes mercurielles qui les compriment, comme il nous est impossible de mesurer les côtés et les angles d'un triangle; c'est donc a priori que nous affirmons l'inverse proportionnalité des volumes et des pressions. Regnault et autres physiciens ont dès lors eu tort de prétendre chercher si cette loi est rigou- reuse ou non, puisque leurs observations étaient forcément aussi impuis- santes à établir un écart que le seraient des mesures vérifiant la valeur et la somme des angles d'un triangle. Nous ne faisons qu'indiquer l'application à cet exemple de la critique de MM. Poincaré et Couturat : Userait aisé de la détailler. Cette critique a évidemment cela de vrai que, comme nous ne percevons réellement que nos sensations, on peut toujours les interpréter de façons variées; mais l'interprétation qui réunit à la condition essen- tielle de la cohérence la particularité d'être la traduction immédiate de ces sensations doit être dite inspirée par l'observation plutôt qu'affirmée a priori.

Georges Lechalas.

REVUE DES PÉRIODIQUES

PÉRIODIQUES FRANÇAIS

Revue philosophique de la France et de l'Étranger, paraissant tous les mois, éditée à Paris chez F. Alcan, XV1II« année, tome XXXV (jan- vier-juillet).

N" 1. Janvier. Sommaire : L. MariUier : la Psychologie de W. James (3e article). J. Gow^d : la Croyance métaphysique. L. Couturat : la Beauté plastique. Analyses et comptes rendus : Livres français et étran- gers. — Revue de deux périodiques italiens. Laboratoire de Psychologie physiologique, par A. Binet : Mémoire visuelle géométrique. Notice com- plémentaire sur le calculateur Inaudi.

N" 2. Février. Sommaire : P. Janet : l'Unité de la Philosophie. - J. Combarieu : l'Expression ohjective en musique d'après le langage in- stinctif. — L. Marinier : la Psychologie de W. James (fin). Analyses et comptes rendus : Livres français et étrangers. Revue de périodiques anglais, américains, allemands.

Annales de philosophie chrétienne, revue mensuelle; directeur: l'abbé J. Guieu. Paris, Roger et Chernovitz, 62'^ année, t. XXVII, n" 4, jan- vier 1893 (février n'a pas encore paru). - Sommaire : G. Sorel : Deux nou- veaux sophismes sur le temps (fin). D'' Surbled : le Sommeil; élude de psycho-physiologie. V. Ermoni : la Personnalité de Dieu et la critique contemporaine : la thèse. G. Lechalas : A propos de la suggestion dans l'art. C^" de Charencey : Réflexions et sentences. Revue des livres. Une conférence de M. Ch. Secrétan : M. Hébert.

Revue internationale de sociologie, paraissant tous les deux mois, dirigée par R. Worms, éditée à Paris chez Giard et Brière. (I"= année, jan- vier-février 1893.)

1^0 1. _ La Revue : Notre programme. René Worms : la Sociologie. Albert Babeau : Une grève sous la Régence. Z)' J. Bertillon : la Nata- lité en France. P. du Maroussem : Tiers Etat commercial et grands maga- sins. — Chronique du mouvement social : Revue générale (1892) : France, Allemagne, Autriche, Italie, par M. Dufour mante lie. Revue des Uvres.

PÉIUODIQUES ALLKMaNDS. 203

Revue Thomiste bimensuelle. Questions du temps présent, rédigée par des P. Dominicains. Paris; Lelliielleux. Sommaire : Notre Programme. Le vrai Thomiste, R. P. Coconnier. L'évolution et les principes de saint Thomas d'Aquin, il. P. Gardcil. Les idées cosmographiques d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin et la Découverte de l'Amérique, It. P. Mandonnct. Le Socialisme contemporain, J{. P. Maumus. Le Néo-Mo- linisme et le Paléo-Thomisme, à propos d'im livre du R. P. Frins, pari}. P. Berlhicr. Jean Bréhal et la réhabilitation de Jeanne d'Arc, par les RU. PP. lielon et Balme. Bulletin d'archéologie chrétienne, Myr Kin^'-h. Bul- letin de géologie, H. de Girard. Publications nouvelles et sommaires de Revues.

Livres nouveaux

Dksdolmts : la Philosophie de V Inconscient; in-8, Roger et Chernovilz.

DoMET DK VoRGEs : la Perception el la PHycholotjie thomiste.

Dl-pl'is : Œuvres mathématiques de Théon de Smyrne (texte grec et tra- duction), in-8, Hachette.

DwELSKAUVERs : les Principes de l'Idéalisme scientifique, Fischbacher.

CoMPAYRÉ : rÉvolullon intellectuelle et morale de l'enfant; in-8, Hachette.

Farces : l'Idée du continu dans l'Espace et le Temps; in-8, Roger et Cherno- vitz.

Paulhan : J. de Muistre et sa ph'dosophie; in-12, F. Alcan.

SiLVESTRE DE Sacv : Traduction franraise de l'Ea-amcn des doctrines de Bos- miniparle P. A. Trullet; Wattelier.

!'. Tan.nerv : la Correspondance de Descartes dans les inédits des fonds Liljri, étudiée pour l'histoire des mathématiques; in-8, Paris, (iaulhier.

i :

PERIODIQLES ALLEMANDS

L Philosophische Monatshefte (Natorp), \.\L\. Band, lleft !{ et 4 Die allestc Fassanij von Mrlanrhi/mns Ethik, zum ersten Mal herausgegeben, von H. Heisseck; K. Lasswit/, Die moderne Energetik in ihrer Bcdcutung far die Erkenntnisskrilik (2'- article); F. Stacdinger, Die sittliche Fraye, eine sociale Fraye (2° article); B. Krdmann, Johann Eduard Erdmann.

Discussions : E.-L. Fischer, Théorie der Gcsichtm\dirnchmuny (IL Minis- terbcrg); K.-\V. Scripture, Uebcr den associaticcn Verlanf der Vorstel- Inngen (Th. Ziehen); C. Lomuroso, Nouvelle Recherche de psi/chidtrie et d'anthropologie cr'iminclle (Th. Ziehen); V. Cathrein S.-J., Moralphiloso- phie : Eine wissenachaflliche Darleguny der sitllichen, einschl. der rechtlichen Ordmiiig, Bd I et II (F. Melzer); C. Simmei,, Uelicr sin'iale Differeiiziiruny iK. Diehlj; P. von Lin», KaiUs mysli^chc Weltanschauuny, ein \Vah71 der modernen Myslik (R. Iloar); (L Kent, Die Lehre llegeh vom \yescn der TOME I. lS(t3. 14

204 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Erfahrung und ihre Bedeutung fih- das Erkennen (E.-N. Starke). Biblio- graphie.

IL Vierteljahrsschrift fur wissenschaftliche Philosophie (Ave- narius), XVII. Baiid, Heft 1 : A. Riehl, Ueher dcn Bcgriff der Wissenschaft bel Galilei; R. Wlassak, Die statischen Functionen des Ohrhdnjrinthes und ihre Beziehungen zu dcn Baumempfindungm (2" art. et finj; H. Cornélius, Veher Yerschmehung und Analyse, eine psychologische Studie (2'^ art. et fin);

Chr. Eorenfels, Werlhlheorie und Ethik (l''' art.); E.-G. Hdsserl, Ch. VoigVs dementare Logik und meine Ikirlegungen zur Logik des logischen

Ccdculs.

Anzeigen : Max. Dessoir, Ueber dcn Hautsinn (R. Wlassak); A. Mosso, Die Ermûdung (0. Kiilpe); W. Wu.ndt, Vorlesungen iihe)- die Meiischen- und Thierseele, 2-= éd. modifiée (Th. Achelis).

Selbstanzeigeu : Fr. Paulsen, Einlciiung in die PhUosophie; II. Rickert, Der Gegenstanddcr Erkenntniss; H. Vaiiimger, Commentai' zu liants Kiitik der reinen Vcrmmft, Bd II. Bibliographie.

III. Zeitschrift fur Philosophie und philosophische Kritik (Falc- kenberg), Band CI, Heft 2 : A. DOri.ng, Do.fographischcs zur Lchre vom tjao;;

A. VVreschner, Ernst Platner's und Kant's Erkenntnisstheorie, mit heson- derer Berùcksichtigung von Tetens und Aenesijdemus; A. Lasson, Jahresbe- richt liber Erscheinungcn der philosophischen Litteratur in franzosischer Sprachr ans den Jahren 1889 und 1890 {Laffitte, Flournoy, Dauriac, tirafé, Secrétan,

Kleffer).

Recensionen : Moritz Carriï:re, Lebembildcr (R. Falckenberg); Tu. Zie- GLER, Sittliches Sein und siltlichcs ^Yerden, 2'^ éd. (Fr. Jodl); II. MïiNs- TERBERG, Ucbcr Aufgabcn und Methoden der Psychologie (Fr. Hillebrandt). Bibliographie.

IV. Zeitschrift fur exakte Philosophie (0. Flugel), Band XIX, Heft 3 : G. TuRiÉ in Sarajevo, Der Entschluss in dem Willensprozesse; C.-S. Coit- NELiLis, Zur Théorie des Hypnotismus; Chr. A. Thilo, Ueber den Begriff der Kausalitat bel Plato und Spi7ioza.

Besprechungen : K. Kroman, Kurzgefasste Logik und Psychologie (U. Flugel) ; R. ScuELTWiEN, Max Stirncr und Fr. Nietzsche (idj; G. Engel, Die Phi- losophie und die Sociale Fragc; Kuntze, G. Th. Fechner (I)'' Mises) (id.); Tiieodor Simon, Darsteltung der Seinslehre Lotzes in ihrem Verhaltniss zu der Herbart's; P. von Lind, Kant's mystische Weltanschauung (Philo); Kuno Fischer, Kritik der k'.tntischen Philosophie, éd. (id.).

V. Zeitschrift der Psychologie und Physiologie der Sinnesor- gane (H. Ebbinghaus et Arth. Kunig), Band IV, Heft (i : Ziem, Das Papetum lucidum bei Durchleuehtung des Auges; G.-E. Muller, Berichtigung zu Prof. Mûnsterbergs Beitragen zur experimenlellen Psychologie, Heft 4.

Litteralurbericht. Bibliographie der psycho-physiologischer Litteratur des Jahres 1891.

VI. PhilosophischesJahrbuchiGulberlet), VI. Band, Heft I : Jos. Pohle,

l'KmODIQUKS ALLKMA.MJS. 20a

Ucber die actuale Bestimmtheit îles unemllkh Kleinen (suite); T.-X. Kiefl, Gassendi Sketpiicisimis iind seine Stelhinc/ zum Materialismus; Fn. Schmid, Der Beijriff des « Wahren » ; Aciielis, Dcr Be(jriff der Unbewussten bel Ed.-V. Hartmann; C. Ludewig S.-J., Dcr Sidjslanzher/nff bei Cartesius (suite). Recensioncn.

VII. Philosophische Studien (Wundt), Band VIII, Ilcft :i : Hrco Eckf.ner,

Untersuchunycn ûber die Schiccvihnngen der Auffassung minimaler Sinnesreize;

Ed. Pack, Zur Frage dcr Schwankungen der Aufinerksamkcit, narh Vcrsiirhen mit dcr Masso7ischen Scheibe; J. Uckeen Cattell, Aiifnierksamkeit und Réaction; A. Kircumann, Beitruge zur Kenntniss der Farbcnblindhcit (suite) ;

E, Meumann, Bcitrdge zur Psychologie des Zeitsinns.

VIII. Archiv fiir Geschichte der Philosophie (L. Stein), Band VI, Heft 2 : Vlsagogicon moralis disciplinae di Leonardo Bruni Aretino; Osw. KïiLPE, An fange und Aussichten der experimentcUen Psychologie; J. Fuel'- DENTHAL, Beitvdgc fur Geschichte der englischen Philosophie (suite); W. Ben- DER, Metaphysik und Asketik (suite); W. Dilthey, Dus natûrliche System dcr Geisteswissensch'iften im sicbzehntcn Jahrhimdert; E. Wellma.nn, Bericht ùbcr die deittsche Litteralur dcr Vorsokratikcr, 1891 ; IIans Vaihinger, Bericht ùbcr die neuere Philosoplùe bis auf Kant ftir die Jahre i890 und 1891 ;

ycueste Ersrheinungen auf dcm Gebiete dcr Gesrhirhle dcr Philosophie.

Derniers ouvrages parus.

Brentano (F.) : Ucbcr die Znkunft dcr Philosophie. Gr. 8°, Vienne, Alfred Hnlder.

BiiASf.ii (M.) : U'hrbuch dcr Geschichte der Philosophie, Leipzig, Rossberg.

BiDOLE Eltiven : Die Grundbegrlffe der Gegenwart, historich und krilisch entwickclt. Zweite, vôUig umgcarbeilele Audage. Leipzig; Veit et C'*'.

FiuEDLANDER J. et Berendt M. : Der Pessimismus im Lichte einer hnhercn Weltau/fassung. Gr. 8', Berlin, Gcrstniann.

FnoiiscuAVMER J. : System dcr Philosophie im Vmrisi (Philosophie als G'-is- IcsHHSscnschnft nui System), I'"^ partie, Munich, Ackermaun.

Gerber (]. : /)'/s hh (ds Grundlage unsercr Weltansehauung, in-8'^, Berlin, Gacrtner.

(îiEsswEiN A. : Die llaupt problème der S})raoluvisscnschnfl in ihren Dczichungen zur Thcobigie, Philo^jphie und Anthropologie, in-8", Fribourg en B., Border.

VoN IIertling g. ; .John Lorke u)ni die S'-hule V07i Cambridge, in-8", Fribuurg B., llerdcr.

Krause K. C. I". : Anfnngsgriinde dcr Er kenntnisslchrc [\)Oslhmm'), Leipzig. Fol dcr.

Kraise K. C. F. : Le systrmc de la idiilosophie, t. I, traduit de r.illrniaud, Leipzig, Ollu Soliulzo.

MATT11E3 E. : Die VnslerbUehkeltsIehre bd B. Spinoza, 8", llcidelberg, llor-

ning.

206 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MOHALE.

RocHOLL R., Die Philosophie der Gcschîchtc, vol. Gr. in-S>, Gœltingue, Vaudenhœch et Ruprecht.

Spickkr g. -.Die Ursachen des Verfalls der Philosophie in aller und neuer Zeit. Gr. in-8^ Leipzig, Wigand.

Vaihinger : Kritik der reincn Vernunft; Kommentar. Bd. II, in-S", Stutt- gart, Union, deutsche Verlagsgesellschaft.

Weber R. h. : Die Philosophie von H. Spencer, Vortrag in-S", Leipzig, G. Fock.

Errata du n" 1.

Page 103, ligne 32, au lieu de Aesthelik, lire Askelik. Page loi 17, Ubrich Ulrich.

PERIODIQUES ANGLAIS ET AMERICAINS

I. Mind, janvier 1893. A. Rain : Biographical notice of (î. Crooni Robertson. H.-R. Marshal : Hedonîc Aesthetics. A. Bain : The respective Sphères and Mutual Helps of Introspection and Psycho-Phijsical Experiment in Psychology . J. Ward : Modem Psychology : a Réflexion.

Discussion. On Prof. Jantes Doctrine of simple Rcsemblance : V. H. Brad- LEY. Prof. Bain on Pleasure and Pain : H. R. Marshall. Nanies and Reali- ties ; A. SiDGwicK. Prof. Wundt on Hypnotism and Suggestion : F.-W.-H. Myers.

Notes critiques. H. Spencer, The principles of Ethics : S. Alexander. B. Bosanquet, a Hi'^t. of œsthetics : J. Sully. Deilragc zur Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane : E.-B. Titchener.

Livres nouveaux. Périodiques étrangers. Notes. Correspondance.

IL International Journal of Ethics. January 1893. The Ethics of social j^rogress : Prof. Franlvliii, IL Giddi.ngs, Bryn Mawr. Did the Romans degenerate? Mary Eniily Case, proF. of latin, Wells Collège. Political Eco- nomy and practical llfe : Prof. William Cunningham, Trinity ColL, Cam- bridge. — tierman character as reflected in the national life and literature : Richard M. Mever, Ph. D. Univ. of Berlin.

Book Reviews.

III. Philosophical Review, january 1892 (Edited by Schurman). Dean of the Sage school of Philosophy in Cornell Univ. I. The Philosophy of Religion : Prof. Otto Pfleiderer. IL An ancient Pessimist : Prof. J. -Clark Murray. m. The concept of Laiv in Ethics : Prof. F.-C. French. IV. J.-H. Lambert, by Harold Griffing. V. Review of Rooks. VI. Sameriés of Articles. VIL Notices of New Rooks. VIII. Philosophy at the Chicago Exposition.

IV. Contemporary Review, février. H. Spe.xcer : The inadeqnacy of nalural sélection (1''' article).

NKCROLOGlt:. 207

Derniers ouvrages parus

Belfout Bax : The Prohlem of Renlifij. London, Schwan and Sonnens-

chein, 1892. B.-C. BuRT : Hcgers Thcory ofRight, Duties and Ueligion, Ann. arbor. The

Inland Press, ISoS.

Prof. Calderwood : Evolution and Man's place in nature, Macmillan, 1893.

H. George : A Perplexed Philosopher, beiny an e.vamen of M. H. Spencer's various uttcrances on the Land Question, with some incidental référence to his Synthetic Philosophij, Kegan Paul, Trench and C», 1893.

Kyland, Ethics, a manwd, Bell et Sons, i8.j3.

W. Peter, Plalo and Platonism, Macmillan and C", 1893.

NÉCROLOGIE

M. Taine.

M. Taine vient de mourir. Tous ceux qui s'occupent de philosophie sus- pendent ou écartent leur tâche pour lui donner une pensée d'adieu. Car, de près ou de loin, ils ont vécu avec lui. Il a puissamment agi sur ses contem- porains : lettres, critique, histoire, beaux-arts, il a en quelque sorte gou- verné ces divers domaines de l'esprit par la force d'une pensée philoso- phique. Il avait porté une logique raisonneuse, à la Condillac, dans une conception générale des choses tout empirique, historique et matérielle. Cette contrariété entre la forme et le fond des idées, entre la méthode et la pensée a peut-être été le secret de son innuonco. Car ces idées elles- mêmes répondaient au goût de ce temps et la méthode donnait à ces idées mobiles une autorité et une consistance doctrinales. Sa place sera marquée aux premiers rangs dans Ihisloire intellectuelle de la deuxième moitié de notre sié.le. Elle ne sera pas, semble-t-il, aussi grande dans l'histoire des doctrines proprement dite. Ceux qui ont lu de près son livre de Vlnlrlhunvr, qui est d'ailleurs un beau livre, savent .lue sur les hauteurs de 1 abstraction philosophique sa vue se troublait. Il n'avait pas non plus celte mtuition métaphysique qui de la réllexion elle-même fait jaillir les idées originales. Mais il a pensé pour son temps. 11 en a rédigé l'esprit. C'est dans un grand sentiment de sympathie respectueuse ([ue nous rendons hommage a celle vie si pleine, consacrée entièrement aux travaux de la pensée.

Le f/cnnil : y'-u- bciiuKii

i:ii.

Coulommiers. - Imp. 1'. BU'>i),\Ul).

LES PRÉTENDUS SOPHISMES DE ZENON D'ÉLÉE

11 faut peut-être quelque courage pour oser revenir encore sur la question si rebattue des arguments de Zenon d'Elée, surtout lorsqu'on s'est déjà une première fois essayé à en éclaircir quelques parties. Mais, d'une part, le nombre toujours croissant des livres, mémoires ou articles consacrés à ce problème par des mathématiciens ou des philosophes atteste que loin d'avoir perdu de son intérêt, il passionne plus que jamais les esprits : pour être vieux de plus de deux mille ans, il n'en a pas moins une véritable actualité. D'autre part, certaines études, telles que le remarquable article publié par M. G. Noël dans le dernier numéro de la Revue de métaphysique et de morale sur le Mou- vement et les arguments de Zenon d'Elée, prouvent que la discussion n'est pas inutile. Elle a fait un progrès : il y a des points que quel- ques-uns du moins considèrent comme acquis. En tout cas, justice a été faite de certaines interprétations manifestement erronées, sur- tout de certaines réfutations véritablement enfantines, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles passaient à côté de la difficulté sans lavoir. Espérons qu'on n'osera plus les reproduire, et croyons sans toutefois nous repaître de trop d'illusions! qu'un jour viendra ou les hommes compétents seront d'accord sur le sens et la portée de ces antiques arguments. Enfin, si j'avais besoin d'une excuse pour revenir sur le problème, je la trouverais dans ce fait que j'ai été pris à parti moi-même dans l'article, d'ailleurs si intéressant, de M. Milhaud sur le Concept du nombre chez les pythagoriciens. Je voudrais rétai)lir ma pensée qui n'a pas été bien comprise par l'au- teur de l'article, et en même temps signaler quelques difficultés, insurmontables à mes yeux, qui s'opposent à l'interprétation qu'il défend.

« D'abord, selon M. Milhaud, M. Brochard a bien voulu supprimer la distinction classique des arguments contre la pluralité et des argu- TOME I. 1893. 15

210 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ments contre le mouvement. C'est à ses yeux parce que Zenon nie la pluralité qu'il nie le mouvement. Mais son interprétation laisse toujours supposer que la négation du mouvement est le but d'une partie de sa dialectique au lieu d'être un moyen. » 11 est bien vrai que selon moi Zenon nie le mouvement parce qu'il nie la pluralité, et j'ajoute qu'il nie la pluralité parce qu'il nie le non-être. Mais en établissant un lien logique entre ces différentes thèses, je n'ai jamais voulu les confondre ouïes absorber en une seule. C'est bien le mou- vement en lui-même que nie Zenon, le mouvement sous toutes ses formes, le mouvement des phénomènes élémentaires aussi bien que le mouvement de l'Univers pris dans son ensemble. C'est l'interpré- tation classique de la théorie éléatique, et je m'y tiens. L'interpré- tation proposée par M. Tannery et reprise par M. Milhaud, selon laquelle l'immobilité deTêtre, affirmée par Parménide, serait affirmée de l'Univers pris dans son ensemble, du monde, qui, selon l'expres- sion de l'Eléate, a la forme d'une masse sphérique, arrondie de tous côtés, me paraît tout à fait inadmissible. Elle est contraire à l'opi- nion de toute l'antiquité : ce n'est pas la négation de la révolution diurne que Diogène le Cynique prétendait réfuter en marchant. Mais surtout elle est contredite par les textes de Platon dont il ne me semble pas que M. Tannery et M. Milhaud aient tenu un compte suf- fisant, et qui ont incontestablement, dans la question qui nous occupe, la valeur d'une source de premier ordre. Dans le Sophiste, 248, A, quand Platon revendique pour l'être absolu (tô> iravTsXwç ovti) le mou- vement, la vie et la pensée, il ne s'agit apparemment pas de la rota- lion de l'Univers. Et si ce passage vise surtout les Mégariques, on sait assez que sur la question du mouvement, Mégariques et Eléates étaient d'accord : il y a d'ailleurs dans le contexte un passage qui semble bien se rapporter à la méthode de Zenon (246, B, Ixetvojv co\aaT« ... xarà fftxixpà oiaôpxuovTs; Iv toTç Xôyo'.ç). Mais surtout dans le Théètète (180, D), nous voyons Platon opposer à la théorie de Par- ménide et des Éléates comme son contraire la doctrine d'Heraclite et de Protagoras. Or, quand Heraclite et ses disciples soutiennent que rien n'est en repos, que tout est en mouvement, il ne s'agit pas du mouvement de l'Univers pris dans son ensemble, mais bien, comme le prouve toute la discussion, du mouvement des parties élémentaires, de la sensation, des qualités des corps, de tous les êtres, et de tout ce qui devient [Théèt., 152, D. ex cpopa; xs xal xiV7]<jsojç xai xpàaso)? Trpbç «XÀ-riXa yiyvsTai Ttavia, cf. 181, B). A cette affirmation que tout est mou-

V. BROCHARD. PRÉTENDUS SOPHISMES DE ZENON d'ÉLÉE. 211

vement (loG, A, uav xivrjCt; yjv xat àXXo Tiacà touto oôoàv, t^ç Se x'.vy^ffsoj; ouo eïôYi) s'oppose absolument celte autre affirmation que rien ne se meut (180, E, ev re Ttàvra ÈffTi xat sffTïixev aùti £v a&xo)), et il s'agit évi- demment du mouvement ou plutôt du changement sous toutes ses formes, aussi bien de la forme qualitative que de la forme quantita- tive. Et la raison de cette négation est indiquée par Platon, et con- firmée par Aristote (Phijs., IV, 6, "213), c'est qu'il n'y a pas de vide, c'est-à-dire de non-être. Comme plus tard les Épicuriens, les Éléates considèrent le mouvement comme inexplicable sans le vide. Or il n'y a pas dévide, qui serait un non-être : c'est leur thèse métaphysique. C'est pourquoi il n'y a pas de mouvement, d'aucune sorte. Par l'on voit qu'ils sont des métaphysiciens, ou, si l'on veut, des dialecti- ciens beaucoup plus que des physiciens ou des mathématiciens.

Reste la question de la pluralité. Selon M. Milhaud, ce que j'en- tends par la pluralité, combattue par Zenon, « c'est la décomposition possible et illimitée du continu en parties ». Et il oppose cette plura- lité à la pluralité réalisée, en acte. Mais je n'ai jamais songé à cette pluralité abstraite du continu. Je sais trop que pour les Éléates, pré- cisément parce qu'ils sont des métaphysiciens, comme aussi pour tous les philosophes de cette époque, quand on parle de l'être, on veut entendre la réalité en soi et en acte, dans ce qu'elle a de plus concret. Si l'Être en acte est composé de parties (ce qu'ils nient), il faut que ces parties existent en acte, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature. Aucune difficulté n'est possible sur ce point.

« Il nous apparaît, continue M. Milhaud, comme beaucoup plus clair et beaucoup plus probable après la lecture du chapitre con- sacré par M. Tannery à Zenon, que la pluralité combattue est la pluralité réalisée, en acte, celle qui s'accorde avec l'idée pythagori- cienne, celle qui seule permet de dire que la chose multiple a un nombre, ou est un nombre. Ainsi compris, tous les arguments de Zenon présentent une unité de vue parfaite. » Pas si parfaite que cela cependant. 11 s'agit ici de la théorie selon laquelle, d'après Pytlia- gore, les corps seraient composés de points ou unités indivisibles. Or, selon M. Milhaud, qui se sépare en cela de M. Tannery, les deux derniers arguments de Zenon, la /If'clir et le stade, seraient seuls dirigés contre l'hypothèse des indivisibles. Les deux premiers ne s'atla(|ucraient pas, directement du moins, à cette conception. « Jus- qu'ici il est question, dans la dialectique de Zenon, de parties d'es- pace et de temps, diminuant sans doute, et indéliniment, mais aussi

212 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE DE MORALE.

indéfiniment divisibles. » M. ïannery, plus conséquent avec lui- même, et plus rigoureux, avait admis que les distances, par exemple celle qui sépare Achille de la tortue, sont représentées par un nombre infini de points. A cette condition seulement il y aurait dans les thèses de Zenon une unité de vue parfaite.

Il est vrai qu'il resterait à prouver que telle était bien la pensée de Zenon. Or les textes ne disent rien de semblable. Dans le passage d'Aristote ces arguments sont rapportés, il n'est question que de distances, d'intervalles, de grandeurs sans autre détermination. Or, si l'on songe que les arguments contre la pluralité (Simplic, Phys., 30, A) reposent sur la divisibilité à l'infini de la matière (kti' aTrstpov To;.«.rj), il restera beaucoup plus vraisemblable que les deux premiers arguments contre le mouvement, la Dichotomie et VAchille, sont dirigés aussi contre l'hypothèse de la divisibilité à l'infini, et que par suite ils forment avec les deux derniers les deux branches d'un dilemme, ainsi que M. Renouvier le premier l'a reconnu.

Au surplus, cette interprétation ingénieuse d'ailleurs, qui consi- dère les arguments de Zenon comme dirigés uniquement contre la théorie pythagoricienne selon laquelle les corps ne sont que des sommes de points, aurait besoin d'être appuyée sur des textes. Il n'y en a pas un. C'est une pure conjecture. Et cette conjecture est ici encore contredite par les textes de Platon. Dans le Sophiste (242, D), Platon oppose la thèse de Parménide et des Éléates non pas aux Pythagoriciens, mais aux Muses ioniennes et siciliennes : et le con- texte prouve qu'il s'agit d'Heraclite et d'Empédocle. De plus, la thèse est entendue ici en un sens tout métaphysique; il s'agit non de telle ou telle théorie sur la composition des corps, mais de l'unité de l'être en général. Toute la discussion qui suit en fait foi. S'il en est ainsi et si, comme l'atteste encore Platon (Parm, 128, C), Zenon n'a fait que défendre les thèses de son maître contre ceux qui les tournaient en ridicule, il faut conclure que les arguments de l'Éléate étaient dirigés contre ceux qui affirmaient la multiplicité de l'Etre, de quelque manière qu'on l'entende. Comme pour les Ioniens, l'Être était la matière qui tombe sous les sens, Zenon avait absolument le droit de dire : si cet être est composé de parties, il est divisible à l'infini, ou formé d'indivisibles : et il prouvait que l'un et l'autre terme de l'alternative est absurde. L'argument portait donc contre l'idée de la pluralité en général. C'est une thèse toute métaphysique, et non pas physique ou mathématique.

V. BROCHARD. PRÉTENDUS SOPHISMES DE ZENON d'ÉLÉE. 213

On peut bien dire après cela que les Éléales ont introduit dans la philosophie le concept du continu : mais encore faut-il remarquer qu'ils n'en ont fait aucun usage scientifique. Le continu pour eux est indivisible : il n'a pas de parties; il ne diffère pas de l'unité absolue. Quant au concept du nombre, il est bien vrai qu'ils l'ont retiré des choses, mais il ne paraît pas que ce fût pour le considérer à part et lui faire subir une élaboration savante, « pour lui restituer son caractère de concept utilisable à volonté et indéfiniment ». C'était pour n'en faire aucun usage. Ils l'ont retiré des choses, mais ils ne l'ont replacé nulle part : ils en ont interdit tout emploi. Le nombre est pour eux pure apparence, et illusion, puisque nulle part il n'y a de multiplicité réelle. Ont-ils néanmoins contribué, par leur négation, à en rendre plus facile l'application aux choses? Ce ne serait en tout cas que d'une manière singulièrement indirecte et éloignée, non seulement à leur insu, mais plutôt contre leur gré. Et nous ne voyons pas que cette élaboration soit fort avancée même au temps de Platon qui, dans la dernière partie de sa vie, revient aux vues de Pythagore, replace le nombre dans les choses, et en fait la substance ou la matière même des Idées.

Quoi qu'il en soit de ces divergences entre l'interprétation que nous défendons ici et celle de M. Milhaud, on voit que nous sommes loin du temps les arguments de Zenon étaient considérés comme de simples sophismes. Au point de vue M. Milhaud suppose que Zenon s'est placé, tous ses arguments sont valables et décisifs : c'est, selon lui, une excellente réfutation par l'absurde de la thèse pythagoricienne. M. Noël parait traiter moins favorablement les arguments du vieil Éléatc. Les deux derniers lui semblent irrépro- chables: mais il fait des réserves sur les premiers, non toutefois sans reconnaître qu'au point de vue ontologique se plaçait Zenon, celui de la réalité substantielle de l'èlenduo, ils sont loin d'être sans valeur. Il y a cependant, selon lui, un paralogisme, lequel est une pétition de principe, et finalement M. Noël appelle encore des sophismes les deux premiers arguments de Zenon. Je sais bien que cela veut seulement dire que M. Noël est d un autre avis que Zenon sur le continu et le mouvement, et Je ne prends pas cette expression plus au tragicpie qu'il ne convient. Klie me semble cepen- dant un peu injuste. Au point de vue de Zenon, point de vue qui lui est commun avec ses adversaires, il n'y a pas l'ombre de sopiiismc. En effet, comme j'ai essayé de le montrer, ce n'est pas contre l'existence,

214 RKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

mais contre la composition du continu que sont dirigés les argu- ments de l'Éléate Si, dit-il, l'Être est multiple, c'est-à-dire s'il est réellement composé départies, le mouvement (tel que nos sens nous le montrent et que l'affirment les Ioniens) est impossible : et il le prouve. Que fait M. Noël pour répondre à cet argument? Il substitue à l'idée du mouvement, considéré comme déplacement dans l'espace, un concept tout différent : il suppose des quantités qui ne sont données ni dans leur totalité, ni par parties successives; il introduit la notion de puissance; il fait du mouvement une idée rationnelle; il considère le mouvement, ainsi que la vitesse, comme un état, une manière d'être intrinsèque et inhérente au mobile. Ce n'est pas ici le lieu de discuter cette savante et profonde théorie ni de rechercher si M. Noël a jugé à propos de lui donner tout le développement dési- rable : il s'agit encore moins d'ouvrir une discussion sur les mérites comparés du mécanisme et du dynamisme. Je me contente de remar- quer qu'en raisonnant ainsi, M. Noël abandonne le terrain commun à Zenon et à ses adversaires; il dépasse le monde des apparences; il reconnaît implicitement qu'au point de vue se place Zenon, il n'y a rien à lui répondre. Il n'y a donc point de sophisme. Mais n'y a-t-il point quelque injustice à répéter ce mot de sophisme à propos d'un honnête vieux philosophe, précisément au moment on lui accorde tout ce qu'il veut?

En effet, en substituant une idée rationnelle au concept vulgaire du mouvement, M. Noël fait exactement, quoique d'une tout autre manière, ce que fait Zenon. Zenon n'est pas un sceptique : M. Milhaud et M. Noël sont ici d'accord. C'est encore un point, qui semble acquis au débat. La thèse, qui lui est commune avec Parménide, c'est que l'Être, et très probablement il entend par le monde étendu et fini, est un et continu, qu'il n'a pas de parties, qu'il est radicalement indivisible. C'est une doctrine à laquelle assurément on peut ne pas souscrire, mais qui n'a rien de sophistique : c'est la doctrine d'un dialecticien qui raisonne dans l'absolu, et développe intrépide- ment le contenu de son idée. J'ai déjà eu l'occasion de rapprocher cette conception de celle de Spinoza, dont la philosophie présente avec l'Éléatisme plus d'un point de ressemblance. « Si, dit Spinoza {Fth., I, 15, schol.), nous considérons la quantité telle que l'imagi- nation nous la donne, ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu'elle est finie, divisible et composée de parties; mais si nous la concevons à l'aide de l'entendement, si nous

V. BROCHARD. PRÉTENDUS SOI'HISMES DE ZENON d'ÉLÉK. 210

la considérons en tant que substance, chose très difficile à la vérité, elle nous apparaîtra, ainsi que nous l'avons assez prouvé, comme infinie, unique et indivisible. C'est ce qui sera évident pour quiconque est capable de distinguer entre l'imagination et l'entende- ment, surtout si l'on veut remarquer en même temps que la matière est partout la même, et qu'il n'y a en elle de distinction de parties qu'en tant qu'on la conçoit comme affectée de diverses manières; d'où il suit qu'il n'existe entre ces parties qu'une distinction modale, et non pas une distinction réelle. mII ne viendrait à l'esprit de personne d'appeler Spinoza un sophiste pour avoir soutenu cette doctrine, quelque difficulté qu'elle présente d'ailleurs. De même il conviendrait peut-être de ne plus parler des sophismes, mais des arguments de Zenon d'Élée.

Victor Brochard.

SPIR ET SA DOCTRINE

Gesammelte Schriften, Leipzig, F.-G. Findel, éd., 2e édit., 4 vol. in-S", 1884-1885. Esquisses de philosophie critique, Paris, F. Alcan, éd., 1 vol. in-12, 1S87.

C'est le charme des études philosophiques de faire croire tôt ou tard à ceux qui s'y adonnent qu'ils ont découvert sur telle ou telle question, ou même sur l'ensemble des choses, la vérité. Mais le difficile est de faire partager aux autres cette conviction. Cette difficulté est presque insurmontable quand l'originalité d'esprit n'a pas pour correctif Tautorité que donne le professorat ou la notoriété d'une position classée dans la hiérarchie sociale. Schopenhauer attendit trente ans la célébrité. Un article de revue, composé par l'un de ses très rares lecteurs, la lui donna du jour au lendemain et combla tous ses vœux. Il put en jouir douze années encore et elle ne semble pas près de s'affaiblir. Qu'arrivera-t-il si le philosophe est un étranger, s'il est venu du dehors pour s'instruire, s'il n'a pas trouvé à son gré les leçons qu'il a suivies, s'il est, par circonstance et par caractère, privé de toutes relations? Il aura beau publier des livres. L'impénétrabilité de la matière n'est rien quelquefois auprès de celle des esprits. La conspiration du silence, bien plus fatale aux idées que les persécutions d'autrefois, s'établit alors d'elle-même, et le novateur est à peu près assuré de mourir sans avoir vu sa doc- trine, je ne dis pas acceptée, mais étudiée et comprise.

Tel a été le sort de Spir. Je voudrais renouveler la tentative que j'ai déjà faite, non sans quelques résultats, de signaler aux penseurs les travaux de cet esprit original. Je vais essayer, en donnant, cette fois, tous les renseignements que je crois nécessaires, de faire appré- cier, comme ils le méritent à mon avis, l'homme, que j'ai connu, et sa doctrine.

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I

La renommée, au sens ordinaire du mot, était le moindre souci de Spir, et, en ne lui attribuant aucun prix, il se montrait conséquent avec lui-même. C'est une maxime, en effet, de sa philosophie que l'indi- viduahté n'a aucune valeur par elle-même et que tout ce qui se rap- porte à l'individu comme tel est sans intérêt. Autant il attachait d'importance à ses idées philosophiques, dont la vérité était certaine à ses yeux, autant il était exempt de toute vanité d'auteur. Il était plutôt frappé de la disproportion qu'une modestie excessive lui fai- sait apercevoir entre l'ouvrier et son œuvre, et, bien loin de s'enor- gueillir de l'avoir conçue, il attribuait à la faiblesse de son esprit, cette doctrine avait germé comme par une faveur du sort, après de longues méditations cependant, le peu d'accès qu'elle avait eu dans les autres esprits. Aussi ne m'avait-il donné sur son histoire personnelle que les informations les plus sommaires. Grcàce à l'obli- geance de sa femme, de sa fille, moins soucieuses de se conformer exactement à ses principes que d'assurer le culte d'une chère mémoire, j'ai pu, et je les en remercie, compléter ces informations dans une certaine mesure.

Spir éJait le 15 novembre 1837, en Russie, dans le gouverne- ment de Kherson, à sept kilomètres de lélizavetgrad. Son père, Alexandre Spir, avait alors soixante ans; c'était une figure originale, et il n'est pas indifférent de l'esquisser ici, au moins par quelques traits. Docteur en médecine et en chirurgie, il avait débuté au service de l'État, et avait été nommé professeur extraordinaire à l'université de Moscou. Il ne garda pas longtemps ces fonctions : une épidémie ayant éclaté au Kamtchatka, il y courut pour la combattre. 11 reçut, au retour, des félicitations autographes de l'Empereur et ne tarda pas à être pourvu de charges importantes. Successivement inspec- teur de la commission sanitaire d'Astrakan et d'autres villes, secré- taire du gouvernement à Knlouga, professeur supérieur à Saint- Pétersbourg, attaché à l'administration de la marine, conseiller de collège et conseiller de cour, décoré, depuis 1812, de l'ordre de Saint-Vladimir, il poursuivit jusqu'en 1830 une brillante carrière. II y renonça alors tout à coup pour se consacrer tout entier à la composition d'un ouvrage auquel il songeait depuis longtemps. 11 voulait recommander une méthode de traitement toute nouvelle à

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€ette époque et qui, depuis, a prévalu à peu près dans tous les pays. Il protestait contre l'abus de la saignée, des médicaments, surlout contre l'habitude de tenir les malades hermétiquement enfermés <lans un air bientôt vicié. Son livre avait pour titre la Certitude en médeàne, et pour épigraphe ces vers de Voltaire :

Descends du haut du ciel, auguste Vérité; Répands sur mes écrits ta force et ta clarté. Que Foreille des rois s'accoutume à t'entendre; C'est à toi d'annoncer ce qu'ils doivent apprendre.

Les oreilles des médecins ses collègues ne s'accoutumèrent pas à entendre cet enseignement nouveau, qui avait valu à Alexandre Spir des cures remarquables et la clientèle des principales familles de Saint-Pétersbourg. Par leurs intrigues, l'ouvrage, qui avait été d'abord autorisé et qui avait paru en 1839, fut confisqué et interdit. Ce fut pour l'auteur une cruelle épreuve. Il tenta de faire revenir sur sa décision la censure, qui demeura inflexible; il traduisit son livre en français et en envoya la traduction à M. Guizot, dont on devine la réponse administrative, et il mourut en 18o'2 sans avoir pu se faire reconnaître comme l'inventeur d'une doctrine qui, de son vivant même, s'était répandue un peu partout et que d'autres médecins, sans doute, avaient ailleurs découverte presque en même temps que lui. Son fils ne devait pas être plus heureux dans sa tentative d'éta- blir à son tour ce qu'il aurait pu appeler « la certitude en philo- sophie ».

Alexandre Spir avait épousé la fille d'un peintre grec, la belle Héléna Poulevitch, et pour ceux que le problème de l'hérédité préoccupe ajuste titre, c'est un fait à noter que ce mélange de sang grec dans les veines de notre philosophe. On me permettra de n'en rien conclure prématurément. Sur le peintre Poulevitch lui- même, je n'ai pu recueillir aucun renseignement positif. Il semble cependant qu'il ait joui en Russie d'une grande réputation, au moins officielle : le gouvernement lui avait en effet donné, non loin de lélizavetgrad, une vaste étendue de terres et un grand nombre de serfs pour les cultiver. Ses filles s'étaient partagé à sa mort ses propriétés, et, avec leurs maris et leurs enfants, elles formaient une sorte de colonie qui se suffisait à elle-même. Spir attribuait même, plus tard, à cette circonstance la répu- gnance qu'il avait toujours eue à se lier avec des étrangers et qui

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avait gâté une bonne partie de sa vie en le condamnant à vivre dans la solitude.

Il était le dernier de cinq enfants, qui, malgré la bonne consti- tution de leurs parents encore un problème d'hérédité, furent tous débiles et maladifs presque dès leur enfance. Sa sœur Gharitis mourut à l'âge de vingt et un ans. Ses trois frères sont morts avant lui. Il avait été, comme eux, baptisé selon les rites de la confession grecque orthodoxe, qui était la religion de sa mère, tandis que son père était luthérien. Celui-ci, qui aimait à chercher dans le vieux calendrier grec les noms de baptême de ses enfants et les choisissait, dirait-on, pour leur bizarrerie même, imposa au futur philosophe le prénom d'African.

Des premières années de Spir, passées dans les terres du gouverne- ment de Kherson, dans la société que j'ai indiquée, il y aurait, si je voulais suivre jusqu'aux détails les notes toutes pénétrées d'affection dont je me sers, beaucoup à dire. Elles furent, comme il arrive pour la plupart d'entre nous, les plus heureuses de sa vie. Tout le trans- portait, et bien qu'il soit aisé de se figurer de plus beaux paysages que ceux des steppes de la Russie méridionale, l'austérité de ces vastes horizons l'avait ému, et l'aspect changeant, comme par- tout, du ciel, et, par lui, des champs, l'avait enchanté plus qu'il n'est ordinaire à cet âge. Le philosophe qui devait un jour surprendre et dénoncer les prestiges de la nature, en avait ainsi, plus que per- sonne peut-être, subi le charme dans son enfance, et toute sa vie encore il en aima, sans être la dupe de « la grande artiste », comme il l'appelait, les mirages et les séductions.

Au collège il fut mis, suivant la mode des familles nobles de ne pas élever elles-mêmes leurs enfants, ses progrès rapides, ses lec- tures, sa réflexion déjà mûrie, ne le préservèrent pas d'une crise religieuse qu'il traversa vers l'âge de quatorze ou quinze ans. Elle n'en fut peut-être que plus violente, et ce ne fut pas trop de toute l'autorité paternelle pour l'empêcher de se faire moine. 11 resta tou- jours profondement religieux, mais au sens le plus élevé du mot, et le progrès même de ses idées sur la religion était, je suppose, ce qui devait un jour l'empêcher de voir autre chose dans la pratiipie d'un culte déterminé qu'une des formes de la politesse. Au sortir du collège, après la mort de son père, il entra à l'École des aspirants de marine à Nikolaïev. Envoyé de à Sébastopol dont le siège venait de commencer, il y fit bravement, de dix-sept à dix-huit ans, ses pre-

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mières armes et sa seule campagne, et reçut en récompense de sa belle conduite une médaille d'argent avec le ruban de Saint-André et une médaille de bronze avec le ruban de Saint-Georges. Ces curieux détails, je regrette aujourd'hui de les avoir ignorés quand je l'ai connu. Jamais, dans nos entretiens ou dans ses lettres, il n'a fait aucune allusion à cet épisode de sa vie, au siège qui a fourni à son compatriote Tolstoï de si émouvants souvenirs. Mais il avait rapporté de cette unique expérience une profonde aversion pour la guerre et il se retira du service; il donna, à peine nommé, sa démis- sion d'officier.

11 serait malaisé de dire depuis quand s'était formé son penchant pour la philosophie. Comme la plupart desjeunes Russes bien élevés, il savait plusieurs langues et le français, en particulier, qu'il avait très vite appris. Il avait beaucoup lu, d'abord sous la direction de ses maîtres, un peu au hasard ensuite. Un jour, la traduction fran- çaise de la Critique de la liaison pure lui était tombée entre les mains : ce livre, malgré les incorrections et les négligences de notre vieux Tissot, l'avait beaucoup frappé. Il avait déjà lu Descartes avec passion. Il aimait Voltaire comme on l'aimait dans son pays. Mais David Hume et Stuart Mill devinrent dans la suite ses auteurs favoris à cause de leur clarté et de leur parfaite bonne foi, tandis que les Allemands, de Leibniz à Schopenhauer, lui sembluient dis- posés à ne prendre et à ne donner pour la vérité que leurs imagina- tions souvent embrouillées.

Son amour de la philosophie n'était pas seulement un amour platonique. Rentré dans ses domaines en 1856, son premier soin fut d'affranchir, au grand mécontentement des propriétaires voisins, tous ses serfs, et de leur accorder, avec la liberté, assez de terre à chacun pour vivre. Il se rendit ensuite en Allemagne, il visita diverses universités et suivit plusieurs cours. Il fit aussi quelques voyages à Paris, à Londres, et revint en Russie pour recevoir le der- nier soupir de sa mère. N'ayant plus alors d'autres proches parents qu'une sœur adoptive avec qui il entretint toute sa vie une affectueuse correspondance, il vendit toutes ses terres bien au-dessous de leur valeur, il abandonna même à de jeunes cousins la plus grande partie de ce qui lui restait de sa fortune, et il quitta définitivement la Russie, en 18G2, pour se fixer en Allemagne et s'adonner tout entier à l'étude de la philosophie.

Comment nous nous sommes connus plus de vingt ans après, il

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importerait peu au lecteur de le savoir, si le début de nos relations ne faisait ressortir précisément le trait dominant de son caractère. J'avais analysé, en 1879, dans la Revue philosophifjue, une partie de son principal ouvrage'. Ces sortes d'articles ne servent pas d'ordi- naire à établir des liens bien étroits entre les auteurs et ceux qui rendent compte de leurs livres; on continue le plus souvent à s'ignorer. Je ne pensais plus à Spir depuis longtemps, quand je reçus de lui, le 7 juillet 1885, une lettre en français qui devait être la première d'une longue correspondance. 11 venait de faire paraître en quatre volumes un choix de ses œuvres allemandes qui comprenait la seconde édition de son livre : Pensée et Réalité; il me priait de le présenter au public, mais il me demandait cette fois plus et mieux qu'une simple analyse. « Dans le compte rendu de 1879, me disait-il, vous vous êtes abstenu de formuler aucun jugement sur la vérité ou la fausseté de mes doctrines; mais vous verrez que dans la forme que je leur ai donnée dernièrement, une pareille neutralité à leur égard n'est plus possible; tout lecteur doit forcément se prononcer pour ou contre elles. Ce que je vous prie d'observer dans un compte rendu futur, ce n'est donc pas la neutralité, mais l'impartialité. Condamnez mes doctrines toutes les fois que vous croirez, en con- science, pouvoir les réfuter; mais, dans un autre cas, rendez-leur témoignage comme l'exigent le devoir et l'honneur scientifiques. » Des juges, une discussion approfondie de ses théories, autant dire une approbation complète— et il était assez convaincu pour trouver de la meilleure foi du monde cette prétention naturelle, voilà ce que Spir, en effet, a toujours demandé sans l'obtenir jamais. Il me fit l'honneur de croire que je pourrais l'aider à triompher de l'indiffé- rence dont il était victime. Je fus dès l'abord séduit par la sincérité de sa foi philosophique. Mais ce fut à partir de 188<) que nos rela- tions devinrent fréquentes et, par degrés, tout à fait cordiales. Après avoir reçu plusieurs lettres qui ne me satisfaisaient cependant pas sur tous les points, j'allai lui faire à Genève, il résidait alors, une rapide visite.

Je m'attendais, d'après je ne sais quelles idées préconçues, peut- «tre d'après le ton et l'allure de ses lettres, à trouver un colosse, au moins un vrai Russe à la haute stature. Spir, au contraire, était de taille moyenne, plutôt petite; la ligure très douce, encadrée

1. Denkan nnd WuldichkeU (Pensée et Réalité), 2 volumes.

iii REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'une grande barbe noire qui en faisait ressortir la pâleur, et, sous un front superbe, des yeux rétléchis. comme tournés en dedans par Ihabitude de la méditation. La bouche avait parfois le pli ironique de ceux qui connaissent leur valeur et savent par expérience com- bien il est malaisé de se faire comprendre. Son accueil eut toute l'alTabilité que je pouvais souhaiter. A la tin d'un entretien trop court à mon gré, mais que je ne pouvais prolonger, il me présenta à sa femme, près de qui se tenait une charmante enfant de treize à quatorze ans. Il s'était marié en 1872. à Stuttgart, et il y serait pro- bablement resté sans une pleurésie qui lui avait laissé une toux chronique. Les médecins avaient jugé que l'air de Lausanne lui con- viendrait mieux. 11 avait passé quatre ans, sans grande amélioration, dans celte ville. La disette de livres, au bout de ce temps, avait fait émigrer à Genève ce grand liseur; il s'y trouvait bien, disait-il. et se proposait d'y acheter un jour le droit de bourgeoisie.

L'année suivante, à la fin du mois d'août, il vint me rendre ma visite à Aoste, en Dauphiné: mais il n'était déjà plus que l'ombre de lui-même : un voyage de moins de quatre heures l'avait mis à bout de forces. Il passa huit jours avec nous. L'air de la campagne, la beauté de cette plaine ondulée que bornent à l'horizon les collines de Faverges et de Dolomieu, les montagnes de Grenoble et le massif de la Grande-Chartreuse, les croupes allongées du mont de l'Épine et du mont du Chat, et enQn, au nord, les coteaux dentelés du Bugey, que le Rhône et le Guiers arrosent et serpentent mille chemins ombragés de haies vives, lui rendirent quelque vigueur. Nous faisions à petits pas de courtes promenades, et, plus souvent, nous passions le temps à causer, à la maison ou à l'ombre d'une charmille prochaine. Ses quintes de toux ne lui permettaient pas de longs discours, et je dus vite renoncer à l'espoir d'approfondir de vive voix avec lui certains points de doctrine. Une discussion, la seule que nous ayons eue, lavait rendu malade toute une nuit. Mais sans discuter, sans s'échauffer, il pouvait parler de mille sujets qui l'intéressaient. Il le faisait avec agrément, dans une langue pitto- resque et précise, avec une originalité qui séduisait ceux qui len- tendaient et dont témoignerait volontiers, j'en suis sur, un de mes collègues, un ami, alors en villégiature, lui aussi, dans ce joli pays d'Aoste.

Nous avions déjà publié ensemble, sous le titre d'Esquisses de phi- losophie critique, un recueil d'articles qu'il avait lui-même écrits en

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français et dont j'avais fait l'introduction. On sen était occupé un moment. Mais la diversité même des jugements avait fait voir com- bien la nouvelle doctrine était mal comprise. On s'était attaché à des analogies superficielles, et, suivant son goût, chacun avait traité l'auteur de mystique ou d'athée, de sceplique ou de dogmatique extravagant. Des critiques distingués l'écarlèrent même d'un mot dédaigneux, et le silence s'était fait de nouveau. Spir voulait cepen- dant donner une suite à ces Esquisses. A tort ou à raison le système des petits paquets ne vaut pas mieux, je crois, en philoso- phie qu'à la guerre, je voulus l'en dissuader, et j'eus beaucoup de peine à y réussir. Je l'engageais à remanier plutôt et à publier en français l'exposition complète et systématique de sa pensée. Mais il n'avait plus la force d'entreprendre un si grand travail. 11 vécut encore un peu plus de deux ans, entre sa femme et sa fille, dont l'atTection, non pas indifférente, mais peu familière aux spéculations philosophiques, adoucissait cependant lamerlume d'un isolement de plus en plus complet. 11 continuait à écrire, mais par fragments séparés, au gré de l'inspiration, en croyant, à chaque article, que ce serait le dernier, et il ne faisait rien imprimer. A la fin pourlant,^ il publia sans nom d'auteur une petite brochure sur deux questions vitales, comme le titre l'indiquait : la Connaissance du bien et du mal, et Vlmmorialité de Fâme. Ce fut son testament spirituel.

Notre correspondance s'était ralentie après quelques malentendus de doctrine dont il s'était lui-même, sans en être plus coupable que moi, excusé en des termes qui font bien voir avec la nature de ses convictions la noblesse de son caractère : u Notre correspondance, dans ces derniers temps, a laisser une impression pénible chez vous comme chez moi, et, en y réfléchissant, je vois qu'il y a eu beau- coup de ma faute. Je ne suis pas fait pour la lutte et j'aurais i\ù ne m'engager dans aucune controverse, mais décliner dès l'abord, dou- cement mais fermement, de répondre à des objections.... Au lieu de cela, voyant que vous répétez toujours les mêmes objections sans vouloir examiner l'exposition des choses, je me suis fâché, et cela était déraisonnable. Mais je ferai bonne garde pour que cela n'arrive plus à l'avenir. En général, je me suis jusqu'à présent occupé trop exclusivement de la philosophie théorique, et il est vraiment temps que je commence, au moins dans ma vieillesse, de m'oceuper de philosophie pratique, dont le premier précepte est de conserver Vétjuanimité (s'il y a un tel mot en français), (pii ma souvent fait

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défaut... )) Mais il ajoutait que son principal tort était de ne pas s'habituera l'idée que les hommes ne comprenaient pas des théories « si claires et si évidentes », et de ne pas songer que c'était « plus encore leur malheur que leur faute ». Dans la sérénité un peu hau- taine de sa foi, les critiques de ceux qui ne parvenaient pas à le comprendre l'importunaient comme un vain bourdonnement d'in- sectes, et je l'ai souvent moi-même, en croyant l'assister, attristé seulement. Je n'y songe pas aujourd'hui sans quelque regret; mais celui-là me jette la première pierre, qui, ayant ou pensant avoir des idées à lui, ou du moins, s'il les a empruntées, les ayant faites siennes, serait prêt à les échanger docilement contre des idées toutes différentes!

Mlle Hélène Spir, sa fdie, me pardonnera-t-elle de citer, pour mieux peindre ces dernières années, un fragment de ses souvenirs? Elle demeure loin d'ici, et la distance, comme le temps, ôte aux confidences ce qu'elles ont de plus intime et leur donne, avec un parfum exotique, comme une sorte d'impersonnalité. « Il me vient encore à la pensée, m'écrivait-elle récemment, quelques petits détails de mon enfance. Par exemple, un jour que mon père se livrait à ses réflexions, que son livre avait glissé, sans qu'il s'en aperçût, à ses pieds, et que son beau front s'appuyait sur sa main, je crus dans mon imagination enfantine que c'était de la tristesse qui l'absor- bait. Et, sans bruit, je vins alors me glisser à genoux jusqu'à son fauteuil, poser ma tête tout près de lui. Bientôt je sentis une main bien douce caresser mes cheveux, et le regard si tendre de mon père se fixer sur moi. C'était comme s'il fût revenu d'un monde plus élevé à la réalité. Le moment d'après, il se montra gai et se plut à prêter l'oreille à mes répliques d'enfant. »

Il mourut le 26 mars 1890, comme un sage, non sans donner tou- tefois dans un sourire une larme aux deux personnes qu'il avait le plus aimées.

Sa tombe est dans le nouveau cimetière de Saint-Georges, près de Genève. Ce n'est pas, comme le tombeau de Stuart Mill, à Avignon, un mausolée de marbre blanc superbe dans la simplicité de ses lignes, et cependant il semble que la même carrière ait fourni les matériaux de ces deux sépultures. Mais ici une modeste bordure de marbre entoure seulement l'espace croissent dans le gazon des violettes auprès d'une touffe d'iris et qu'ombrage un plant d'acacia. Au chevet de cette couche funèbre se penche ouvert un livre fait du

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même marbre; une palme dorée est posée en travers de ses pages, dont l'une contient ce verset de saint Luc, chap. v : « La lumière a lui dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l'ont pas reçue », et l'autre, à droite, cette simple inscription : A. Spir, 1837-1890, avec les derniers mots qu'il ait prononcés distinctement avant d'entrer en agonie : « Fiat lux! »

II

Spir se défendait d'apporter un nouveau système et même de suivre une nouvelle méthode. Mais il n'avait rien d'original ea repoussant l'honneur de cette sorte d'originalité. Depuis longtemps les philosophes protestent, au moins en paroles, de leur aversion pour les systèmes. Leur prétention est de découvrir et d'exposer les choses telles qu'elles sont. L'unique méthode est alors de constater les faits, de les constater exactement et de tirer de ces faits les con- séquences les plus simples, celles qui se présentent d'elles-mêmes. C'est la méthode de Descartes, dont « la gloire éternelle est d'avoir le premier reconnu que la philosophie doit partir de la certitude immédiate, et d'avoir découvert, par une intuition très sûre, dans le contenu même de la conscience, ce qui est, en fait, immédiatement certain ». Mais Descartes s'est contenté de bien commencer, et la suite que lui et ses successeurs ont essayé de mettre à ce commen- cement s'est dispersée dans toutes les directions. On a bientôt cédé au besoin d'expliquer les choses; on a oublié que la tâche de la phi- losophie, le seul moyen aussi d'en faire une science positive et la plus positive de toutes, ou plutôt la seule positive, comme nous le verrons, est de séparer, de distinguer les faits de toutes les explica- tions possibles ou impossibles qui viennent à l'esprit. Faute d'avoir eu ce soin ou de l'avoir, on a construit et l'on bâtit encore cette variété de systèmes, qui sont souvent de beaux arrangements de paroles, ou même de pensées, si l'on veut, mais les lois mécani- ques de l'association des idées ont autant de part que le génie indi- viduel. Ce génie même est-il jamais autre chose que la docilité à obéir, dans une sorte d'ivresse, à ces lois?

Mais une objection se présente. Personne, jusqu'à présent, n'avait suivi la méthode cartésienne avec plus de rigueur et moins de pré- jugés que David Hume, « le plus sagace des hommes ». Personne n'avait mieux tenu la bonne route, avec plus de sang-froid, et l'on TOME I. 1893. 16

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sait cependant que cette roule l'a conduit au scepticisme le plus radical. On aimerait mieux risquer de s'égarer que d'aboutir à un pareil résultat! La vraie méthode, par bonheur, ne mène pas néces- sairement à des conclusions sceptiques, et Hume les aurait lui-même évitées s'il avait mieux compris que la philosophie doit être critique avant tout, que sa première tâche et la plus importante est de découvrir parmi les faits la loi de la pensée. Telle est cependant l'excellence de cette méthode que, même imparfaitement appliquée, elle a révélé au philosophe écossais des vérités désormais assurées. Le premier, en effet, il a proclamé que la croyance naturelle dans laquelle nous sommes tous nés et nous avons tous grandi, celle à la fois qu'il y a des substances corporelles et des substances spirituelles, des corps et des esprits, est logiquement contradictoire et ne s'ac- corde pas avec les faits. Mais, faute de connaître la loi fondamentale de notre pensée et, par elle, la vraie cause de la double illusion qui nous fait apparaître, hors de nous, des objets réels, indépendants les uns des autres, et, en nous, une substance, un moi un et iden- tique, il a s'ingénier à proposer de subtiles raisons de la croyance vulgaire, sans pouvoir rien affirmer au delà. Le caractère illusoire de cette croyance n'en était pas moins définitivement établi; il fallait seulement, à ce phénoménisme sceptique de Hume, superposer, pour en faire un phénoménisme dogmatique, une théorie exacte de la connaissance, plus vraie et moins compliquée que le laborieux appareil des explications kantiennes. Cette théorie de la connais- sance, Spir était convaincu qu'ill'avait trouvée, et, par elle, la vraie théorie de la nature des choses.

Comment s'en assurer cependant, s'il n'y a pas, comme on l'ac- corde généralement, de critérium de la vérité? Mais peut-être doit- on admettre que cette doctrine seule sera vraie qui, à la fois, ne contiendra pas de contradictions internes et externes, et au delà de laquelle on ne saurait imaginer rien de plus simple. Nec -plus ultra, telle serait, en ce sens, la devise de la philosophie; mais à quel moment peut-on la formuler et qui en a le droit?

Or aucune doctrine n'est plus simple, à première vue, que celle, je ne dis pas de Kant, mais de ceux qui se laisseraient conduire par une logique rigoureuse aux conséquences extrêmes de son système : une seule réalité, à proprement parler, et qu'il est impossible de mettre en doute, le fait de penser et ses lois; à ce fait, à l'acte de penser, suspendues toutes les autres réalités apparentes qui n'exis-

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tent vraiment que dans la mesure elles sont connues suivant cer- taines lois qui leur donnent seules une valeur objective. Les autres hommes aussi bien que le monde des corps ont dans ce fait de penser toute leur raison d'être et ne consistent pour nous que dans de pures idées; Dieu lui-même n'est qu'une conception parmi les autres, et notre individualité physique et morale, enfin, n'est aussi qu'un simple objet, une création de cet acte qui nous constitue au fond essentiellement.

Et tout se passe pour nous comme s'il y avait un monde de choses matérielles, dans ce monde des hommes semblables à nous, et au- dessus de lui, d'eux et de nous-mêmes, un Dieu. Rien ne nous em- pêche d'étudier, en observant les méthodes les plus rigoureuses, c'est-à-dire en nous conformant à nos propres lois, ce monde d'ap- parences matérielles. Les sciences servent à nous révéler à aous- mênies les innombrables créations de notre propre pensée, et il importe peu, en étudiant ces créations, qu'on en oublie la véritable nature, qu'on les suppose ou même qu'on les croie réelles dans un espace et dans un temps également réels eux-mêmes. Une induction, fondée sur des analogies, et surtout sur le fait de l'obligation morale, nous fait attribuer, d'autre part, une existence propre à Dieu et à nos semblables, c'est-à-dire nous autorise à les concevoir eux-mêmes comme des actes possibles de penser pour qui nous ne serions à notre tour que de simples représentations. Mais le vrai philosophe n'en garderait pas moins son idée de derrière la tête, et la véritable attitude philosophique serait de nous regarder nous-mêmes, non pas l'individu en nous, mais l'être pensant, l'acte de penser que nous sommes essentiellement, comme le centre du monde, ou mieux comme le support et la raison d'être ou d'apparaître de tout ce qui est ou paraît être, car rien n'est pour nous qui ne soit connu de nous, et comme créé par la connaissance même que nous en avons.

Contre cette manière de philosopher qui nous est venue d'Alle- magne, Spir trouve dans l'analyse du contenu même de la con- science des arguments qui valent aussi contre le sensualisme.

Une idée suppose toujours l'existence de quelque chose qui n'est pas elle et qu'elle représente idéalement, c'est-à-dire sans en avoir elle-même les caractères. Elle est sans doute un phénomène réel, mais dont l'essence est l'affirmation d'un autre phénomène, à savoir de l'existence de son objet. S'il en est ainsi, une idée est vide par elle-même de tout contenu; elle consiste uniquement dans le fait de

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reoroduire un contenu étranger et d'en aflirmer en mèie temps la r alité C'est comme un miroir, mais un mirou- qui a . propriété n^ulière de savoir ce qu'il représente et de se l affirmer soi-même. T est dès lors impossible de voir en quoi ce qui represem a plus de réalité que ce qui est représenté, ou la pensée phénoméale - et la conscience n'en saisit pas d'autre, - que ses objets. Ma. ces objets ne sont pas ce qu'ils apparaissent, ils n'ont, eux aussi, q.une réalité purement phénoménale. Nous allons montrer successnment qu'il en est bien ainsi pour les objets et pour les pensées.

Les objets auxquels nous pensons ne sont pas ce qu il paraissent être Toute notre expérience, il est vrai, semble se rapprter à des corps dans l'espace, à nous-mêmes, et, par in.luction à d'autres êtres intérieurement semblables à nous et dont les erps, comme le nôtre font partie du monde matériel. Spir n'a auane peine, après les travaux de Berkeley, de Hume et de Kanl, par ne citer aue ces noms, à montrer que le monde sensible se rédu, en défim- tive à de pures sensations. C'est d'ailleurs une opinin courante auiourd'hui, admise également par tous ceux qui réflécissent, sen- sualistes ou rationalistes, que le réel, et comme le solie de la con- naissance empirique, est constitué par les données des ens. Seule- ment ces données, d'après lui. diffèrent toto génère dr idées dont elles sont les objets. Sur ce point, Spir se sépare comptement des sensualistes qui voient simplement dans les idées une .production affaiblie de la sensation. Kntre la croyance ou raffirnAion d exis- tence qui constitue, pour lui, l'idée, et la simple exi.^nce, il y a un abime; cette croyance, cette affirmation est un fa. absolument nouveau que la sensation ne saurait produire d'elle-moie : c est le nisi ipse inlcUecius ajouté par Leibniz à la devise sensUiste.

Le monde que nous découvre rexpérience exlérieui n est donc pas un monde de corps; les objets représentés par nosdées comme des objets sensibles ne sont donc pas des choses dans espace, mais nos sensations; voilà les éléments auxquels se ramèrut, par une exacte analyse, toutes nos perceptions.

Le monde intérieur que nous découvrons par la ♦nscience se résout également en de purs phénomènes : ce sont <îbord toutes nos idées, quel qu'en soit l'objet, et qui peuvent deven à leur tour les objets d'autres idées; ce sont ensuite les sensationde plaisir e de peine, les déterminations enfin, et ces derniers phépmenes, vo i- tions, peines et plaisirs, sont des objets pour cerlaineidées comme

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A. PEITON. SPIR ET SA DOCTRINE.

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les sensations propremnt dites le sont pour d'autres, et ils se distin- guent de leurs idées, e tant qu'objets affirmés, aussi nettement que les objets extérieurs d( leurs, et pour la même raison.

Faut-il remarquer à i propos que l'on a essayé quelquefois d'expli- quer la distinction de iKpérience externe et de l'expérience interne? On a tenté de montreicomment nous sortons par degrés de nous- mêmes, comment nou en venons peu à peu à nous opposer au monde sensible, à discrner ainsi le dehors du dedans, ce qui ne nous appartient pas c ce qui nous constitue. C'était une tâche impossible. En fait, nus avons primitivement deux genres diffé- rents d'expérience, « t nous n'existons nous-mêmes qu'en nous distinguant de toute atre chose ». Cette distinction est une condi- tion même de l'expériece, bien loin d'en être le résultat; elle est un fait primordial et n'est^usceptible ni d'être dérivée ni d'être expli- quée.

Mais le fait même delistinguer dans les objets de nos idées ce qui nous est propre et cequi nous est étranger, prouve clairement l'unité du sujet. Propr et étranger, comme dedans et dehors, sont en effet des notions prement relatives qui expriment un rapport à une unité commune. Gst évidemment la conscience ou le sujet qui fournit le terme de coiparaison. On ne peut donc pas, pour cette raison même et pour celles que fournirait également l'étude des diverses opérations dits de l'esprit, considérer les idées comme des atomes spirituels qui sirapprochent et se combattent d'eux-mêmes : ce sont des actes du su^t connaissant. Par les mots activité ou spon- tanéité, on entend l'in^rvention efficace d'une unité dans la multi- plicité successive des phnomènes ; il est impossible de ne pas recon- naître une pareille intrvention efficace d'une unité dans la multi- plicité successive desphénomènes; il est impossible de ne pas reconnaître une pareill intervention dans le jugement et le raison- nement. On est ainsi caduit à penser que les lois du sujet connais- sant sont différentes es lois des objets qui se présentent à lui. Celles-ci, y compris mêie les lois de l'association des idées, sont des lois de nature physiqu, mais non pas celles sur lesquelles reposent et la croyance dont nos avons parlé comme étant l'essence même des idées, et, à plus )rte raison, nos convictions scientifiques et morales.

Quelle que soit la dférence des idées qui constituent en se com- binant suivant leurs lo propres le sujet, et les sensations de toutes

II

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reproduire un contenu étranger et d'en affirmer en môme temps la réalité. C'est comme un miroir, mais un miroir qui a la propriété singulière de savoir ce qu'il représente et de se l'affirmer à soi-même. Il est dès lors impossible de voir en quoi ce qui représente a plus de réalité que ce qui est représenté, ou la pensée phénoménale et la conscience n'en saisit pas d'autre, que ses objets. Mais ces objets ne sont pas ce qu'ils apparaissent, ils n'ont, eux aussi, qu'une réalité purement phénoménale. Nous allons montrer successivement qu'il en est bien ainsi pour les objets et pour les pensées.

Les objets auxquels nous pensons ne sont pas ce qu'ils paraissent être. Toute notre expérience, il est vrai, semble se rapporter à des corps dans l'espace, à nous-mêmes, et, par induction, à d'autres êtres intérieurement semblables à nous et dont les corps, comme le nôtre, font partie du monde matériel. Spir n'a aucune peine, après les travaux de Berkeley, de Hume et de Kant, pour ne citer que ces noms, à montrer que le monde sensible se réduit, en défini- tive, à de pures sensations. C'est d'ailleurs une opinion courante aujourd'hui, admise également par tous ceux qui réfléchissent, sen- sualistes ou rationalistes, que le réel, et comme le solide de la con- naissance empirique, est constitué par les données des sens. Seule- ment ces données, d'après lui, diffèrent toto génère des idées dont elles sont les objets. Sur ce point, Spir se sépare complètement des sensualistes qui voient simplement dans les idées une reproduction affaiblie de la sensation. Entre la croyance ou l'affirmation d'exis- tence qui constitue, pour lui, l'idée, et la simple existence, il y a un abîme; cette croyance, cette affirmation est un fait absolument nouveau que la sensation ne saurait produire d'elle-même : c'est le nisi ipse inlellectus ajouté par Leibniz à la devise sensualiste.

Le monde que nous découvre l'expérience extérieure n'est donc pas un monde de corps; les objets représentés par nos idées comme des objets sensibles ne sont donc pas des choses dans l'espace, mais nos sensations; voilà les éléments auxquels se ramènent, par une exacte analyse, toutes nos perceptions.

Le monde intérieur que nous découvrons par la conscience se résout également en de purs phénomènes : ce sont d'abord toutes nos idées, quel qu'en soit l'objet, et qui peuvent devenir à leur tour les objets d'autres idées; ce sont ensuite les sensations de plaisir et de peine, les déterminations enfin, et ces derniers phénomènes, voli- tions, peines et plaisirs, sont des objets pour certaines idées comme

A. PENJON. SPIR ET SA DOCTRINE. 229

les sensations proprement dites le sont pour d'autres, et ils se distin- guent de leurs idées, en tant qu'objets affirmés, aussi nettement que les objets extérieurs des leurs, et pour la même raison.

Faut-il remarquer à ce propos que l'on a essayé quelquefois d'expli- quer la distinction de l'expérience externe et de l'expérience interne? On a tenté de montrer comment nous sortons par degrés de nous- mêmes, comment nous en venons peu à peu à nous opposer au monde sensible, à discerner ainsi le dehors du dedans, ce qui ne nous appartient pas de ce qui nous constitue. C'était une tâche impossible. En fait, nous avons primitivement deux genres diffé- rents d'expérience, « et nous n'existons nous-mêmes qu'en nous distinguant de toute autre chose ». Cette distinction est une condi- tion même de l'expérience, bien loin d'en être le résultat; elle est un fait primordial et n'est susceptible ni d'être dérivée ni d'être expli- quée.

Mais le fait même de distinguer dans les objets de nos idées ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger, prouve clairement l'unité du sujet. Propre et étranger, comme dedans et dehors, sont en effet des notions purement relatives qui expriment un rapport à une unité commune. C'est évidemment la conscience ou le sujet qui fournit le terme de comparaison. On ne peut donc pas, pour cette raison même et pour celles que fournirait également l'étude des diverses opérations dites de l'esprit, considérer les idées comme des atomes spirituels qui se rapprochent et se combattent d'eux-mêmes : ce sont des actes du sujet connaissant. Par les mots activité ou spon- tanéité, on entend l'intervention eificace d'une unité dans la multi- plicité successive des phénomènes ; il est impossible de ne pas recon- naître une pareille intervention efficace d'une unité dans la multi- plicité successive des phénomènes; il est impossible de ne pas reconnaître une pareille intervention dans le jugement et le raison- nement. On est ainsi conduit à penser que les lois du sujet connais- sant sont différentes des lois des objets qui se présentent à lui. Celles-ci, y compris même les lois de l'association des idées, sont des lois de nature physique, mais non pas celles sur lesquelles reposent et la croyance dont nous avons parlé comme étant l'essence même des idées, et, à plus forte raison, nos convictions scientifiques et morales.

Quelle que soit la différence des idées qui constituent en se com- binant suivant leurs lois propres le sujet, et les sensations de toutes

230 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sortes qui en sont au dedans ou au dehors l'objet ou le contenu, nous n'avons toujours là, suivant la profonde remarque de Hume, que des phénomènes. Les actes d'où résultent le jugement et le raisonnement sont successifs. Pas plus que les sensations, ils ne peuvent être pris pour une substance. Au dedans comme au dehors ne s'offrent que des événements soumis à des lois différentes, mais également passagers. Et cependant nous croyons percevoir hors de nous des êtres réels, des corps dans l'espace, indépendants les uns des autres comme s'ils étaient doués d'une existence propre, comme s'ils étaient, suivant l'expression consacrée, des choses en soi. Nous croyons plus fermement encore, s'il est possible, à notre réalité substantielle; nous avons la certitude d'être, à travers le continuel écoulement de nos états, de nos manières diverses de sentir, de penser ou de vouloir, uns et identiques, et parmi les philosophes qui ont le plus facilement douté de l'existence des corps, au sens ordi- naire du mot, plusieurs ont maintenu la réalité du moi comme le type de la réalité que nous prêtons ensuite aux prétendus supports des phénomènes extérieurs. Ajoutons tout de suite que la démons- tration la plus rigoureuse de leur fausseté ne changera rien à nos croyances : nous percevrons toujours des corps, nous nous connaî- trons toujours comme distincts des actes ou des phénomènes qui se succèdent en nous. De même que les notions d'astronomie les plus exactes ne nous empêchent pas de voir le mouvement du soleil autour de la terre et de dire comme les ignorants qu'il se lève et qu'il se couche, nous continuerons de connaître non pas nos sensations seulement, mais des objets, non pas nos actes ou nos états simple- ment, mais le moi auquel invinciblement nous les rapportons. Si c'est une illusion, elle est naturelle, insurmontable. D'où vient-elle? De la réponse à cette question dépend, pourrait-on dire, le sort même de la philosophie. La grande originalité de Spir est de l'avoir résolue d'une façon toute nouvelle. Sa grande découverte, dont il a eu seulement le tort bien pardonnable de parler en termes qui ont pu sembler emphatiques, est d'avoir, je ne dis pas expliqué, mais simplement constaté comment se produit la double hallucination qui nous fait percevoir des corps et des esprits.

A ce mot, le lecteur, j'imagine, va se récrier : Taine, chez nous, n'a-t-il pas déjà assimilé la perception extérieure à une hallucination vraie? En quoi donc la doctrine de Spir est-elle nouvelle? La théorie de Taine, si l'on y regarde de près, est simplement une réédition,

A. PENJON. SPIU KT SA DOCTRINE. 23t

avec une variante toutefois, de la théorie cartésiennne. Comme Des- cartes, il fait consister la vérité de la perception dans sa correspon- dance' aux objets. Il admet donc implicitement l'existence de ces objets ; le seul problème pour lui est d'expliquer comment nos sensa- tions ou nos perceptions s'accordent avec eux, alors qu'ils ne sont cependant pas immédiatement sentis et perçus, alors que nous avons affaire seulement à ces perceptions, à ces sensations, qui sont en effet les seules données immédiates. Descartes attribuait à Dieu la tâche de les adapter à des objets extérieurs; Taine l'attribue à la nature : elles sont pour lui « des hallucinations le plus souvent vraies, et, par un artifice de la nature, arrangées de façon à corres- pondre aux objets ». Il n'y a donc entre ces deux philosophes que la différence d'un mot. Mais comment parler d'une correspondance ou d'une conformité de nos perceptions avec des objets situés hors de notre expérience? Une telle correspondance ne peut jamais être véri- fiée ; elle est donc aussi inutile à supposer que l'existence même d'objets placés hors de notre atteinte ; il vaut mieux par conséquent ne rien en dire et ne pas parler de ces objets. Ce n'est pas, en effet, dans la manière de correspondre à des objets inconnaissables par définition que réside la vérité de nos perceptions. Les percep- tions vraies diffèrent des hallucinations proprement dites, des rêves et des autres illusions semblables, « en ce qu'elles sont valides pour tous les sens et pour tous les sujets percevants, qu'elles sont des parties intégrantes de l'ordre universel manifesté dans notre

expérience ».

Mais la question reste entière : comment, au lieu de nous en tenir à l'affirmation des phénomènes donnés, sensations ou sentiments, affirmons-nous l'existence de corps et d'esprits, auxquels nous rap- portons ces phénomènes comme des états ou des qualités? Remar- quons en outre que pour la conscience vulgaire ces substances ne sont pas connues médiatement, et, comme le voudrait Stuart Mill, par je ne sais quelle infércnce plus ou moins laborieuse; nous ne les trouvons pas non plus dans les conclusions d'un raisonnement dont la majeure serait, par exemple, le principe de causalité; les corps auxquels nous croyons, nous sont immédiatement donnés et nous saisissons immédiatement le moi. D'où vient cette illusion naturelle, ou, pour employer le mot dont Spir modifie un peu le sens ordinaire et dont il se sert de préférence, d'où vient cette drceptionl Elle est l'effet de la loi fondamentale de notre pensée.

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sortes qui en sont au dedans ou au dehors l'objet ou le contenu, nous n'avons toujours là, suivant la profonde remarque de Hume, que des phénomènes. Les actes d'où résultent le jugement et le raisonnement sont successifs. Pas plus que les sensations, ils ne peuvent être pris pour une substance. Au dedans comme au dehors ne s'olTrent que des événements soumis à des lois différentes, mais également passagers. Et cependant nous croyons percevoir hors de nous des êtres réels, des corps dans l'espace, indépendants les uns des autres comme s'ils étaient doués d'une existence propre, comme s'ils étaient, suivant l'expression consacrée, des choses en soi. Nous croyons plus fermement encore, s'il est possible, à notre réalité substantielle; nous avons la certitude d'être, à travers le continuel écoulement de nos états, de nos manières diverses de sentir, de penser ou de vouloir, uns et identiques, et parmi les philosophes qui ont le plus facilement douté de l'existence des corps, au sens ordi- naire du mot, plusieurs ont maintenu la réalité du moi comme le type de la réalité que nous prêtons ensuite aux prétendus supports des phénomènes extérieurs. Ajoutons tout de suite que la démons- tration la plus rigoureuse de leur fausseté ne changera rien à nos croyances : nous percevrons toujours des corps, nous nous connaî- trons toujours comme distincts des actes ou des phénomènes qui se succèdent en nous. De même que les notions d'astronomie les plus exactes ne nous empêchent pas de voir le mouvement du soleil autour de la terre et de dire comme les ignorants qu'il se lève et qu'il se couche, nous continuerons de connaître non pas nos sensations seulement, mais des objets, non pas nos actes ou nos états simple- ment, mais le moi auquel invinciblement nous les rapportons. Si c'est une illusion, elle est naturelle, insurmontable. D'où vient-elle?

De la réponse à cette question dépend, pourrait-on dire, le sort même de la philosophie. La grande originalité de Spir est de l'avoir résolue d'une façon toute nouvelle. Sa grande découverte, dont il a eu seulement le tort bien pardonnable de parler en termes qui ont pu sembler emphatiques, est d'avoir, je ne dis pas expliqué, mais simplement constaté comment se produit la double hallucination qui nous fait percevoir des corps et des esprits.

A ce mot, le lecteur, j'imagine, va se récrier : Taine, chez nous, n'a-t-il pas déjà assimilé la perception extérieure à une hallucination vraie? En quoi donc la doctrine de Spir est-elle nouvelle? La théorie de Taine, si l'on y regarde de près, est simplement une réédition,

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avec une variante toutefois, de la théorie cartésiennne. Comme Des- cartes, il fait consister la vérité de la perception dans sa correspon- dance aux objets. Il admet donc implicitement l'existence de ces objets ; le seul problème pour lui est d'expliquer comment nos sensa- tions ou nos perceptions s'accordent avec eux, alors qu'ils ne sont cependant pas immédiatement sentis et perçus, alors que nous avons affaire seulement à ces perceptions, à ces sensations, qui sont en effet les seules données immédiates. Descartes attribuait à Dieu la tâche de les adapter à des objets extérieurs; Taine l'attribue à la nature : elles sont pour lui « des hallucinations le plus souvent vraies, et, par un artifice de la nature, arrangées de façon à corres- pondre aux objets ». Il n'y a donc entre ces deux philosophes que la différence d'un mot. Mais comment parler d'une correspondance ou d'une conformité de nos perceptions avec des objets situés hors de notre expérience? Une telle correspondance ne peut jamais être véri- fiée; elle est donc aussi inutile à supposer que l'existence même d'objets placés hors de notre atteinte ; il vaut mieux par conséquent ne rien en dire et ne pas parler de ces objets. Ce n'est pas, en effet, dans la manière de correspondre à des objets inconnaissables par définition que réside la vérité de nos perceptions. Les percep- tions vraies diffèrent des hallucinations proprement dites, des rêves et des autres illusions semblables, « en ce qu'elles sont valides pour tous les sens et pour tous les sujets percevants, qu'elles sont des parties intégrantes de l'ordre universel manifesté dans notre expérience ».

Mais la question reste entière : comment, au lieu de nous en tenir à l'affirmation des phénomènes donnés, sensations ou sentiments, affirmons-nous l'existence de corps et d'esprits, auxquels nous rap- portons ces phénomènes comme des états ou des qualités? Remar- quons en outre que pour la conscience vulgaire ces substances ne sont pas connues médiatement, et, comme le voudrait Stuart iMill, par je ne sais quelle inférence plus ou moins laborieuse; nous ne les trouvons pas non plus dans les conclusions d'un raisonnement dont la majeure serait, par exemple, le principe de causalité; les corps auxquels nous croyons, nous sont immédiatement donnés et nous saisissons immédiatement le moi. D'où vient cette illusion naturelle, ou, pour employer le mot dont Spir modifie un peu le sens ordinaire et dont il se sert de préférence, d'où vient cette drccption?

Elle est l'effet de la loi fondamentale de notre pensée.

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Quelle est donc enfin celte loi dont la simple constatation éclaire toute la connaissance, sans laquelle nous serions condamnés à ne posséder que des données individuelles, réduits à l'impossibilité d'aboutir à aucune connaissance certaine qui les dépasse, et con- damnés par conséquent au scepticisme de Hume?

La loi de notre pensée s'exprime par le principe d'identité. Ce principe sur l'évidence duquel tous les philosophes, tous les hommes s'accordent, était cependant, semblait-il, resté jusqu'à présent sté- rile. Par une singulière anomalie, il était à la fois le plus vrai elle plus inutile; on le conservait comme embaumé dans les traités de logique, sans s'être douté jamais qu'il était l'auteur secret de nos croyances, le véritable créateur du monde d'apparences nous vivons comme dans un monde réel, mais aussi le seul guide assuré qui puisse nous mener au delà de ces apparences et nous faire atteindre la vraie nature des choses.

Examinons en effet ce principe. Sous sa forme positive, A est A, une chose est ce qu'elle est, il semble une pure tautologie; il affirme, en réalité, que toute chose, par cela même qu'elle est iden- tique avec elle-même, a une nature qui lui est vraiment propre. Sous sa forme négative, il devient le principe de contradiction : A n'est pas non-A, ou l'affirmation et la négation de la même chose ne peuvent pas être vraies en même temps. Sous cette forme, il est excellent pour la discipline du jugement, mais il apparaît, si l'on y regarde de près, comme un principe dérivé, il cesse d'être un prin- cipe à proprement parler, et sa formule découle de cette formule plus générale : Deux affirmations différentes qui se rapportent au même objet, au même point de vue, ne peuvent pas être vraies en même temps. La première formule exprimait le principe de la con- tradiction évidente; la seconde exprime celui de la contradiction implicite; mais celle-ci, à son tour, par cela même qu'elle contient encore la notion de temps, n'est pas la plus générale possible et elle est elle-même dérivée. On trouve alors comme l'expression la plus haute du principe de contradiction cette proposition : l'union incon- ditionnelle et immédiate du divers est impossible. Si nous tra- duisons ces trois formules successives en langage objectif, nous avons :

L'être et le non-être ne peuvent être unis en même temps dans le même objet;

Deux qualités différentes de même espèce, le carré et le rond

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le rouge et le vert, ne peuvent être unies dans le même objet en même temps;

Enfin, une union inconditionnelle et immédiate de qualités différentes de n'importe quelle espèce, n'est pas possible d'une manière générale; ou, plus brièvement : le divers, comme tel, ne peut être un et le même.

Mais c'est là, exactement, sous forme négative, le principe positif: Tout objet est identique à lui-même, a une nature qui lui est propre. Voyons ce qui en résulte nécessairement.

Il en résulte que les objets de l'expérience, qui sont tous composés et changeants, ne sont pas des êtres à proprement parler, et doivent cependant nous apparaître comme des êtres, comme des corps et des esprits. Ils ne sont pas des êtres véritables, parce que l'expérience interne ou externe, ne nous permet en réalité d'atteindre aucune sub- stance, parce que, dans ses données, il n'y a que diversité et multi- phcite. Et, d'autre part, nous ne pouvons pas nous empêcher de voir en nous et hors de nous des substances, d'abord parce que l'essence de nos idées, comme nous le savons, est d'affirmer l'existence de leurs objets, et ensuite parce que, en vertu delà loi de notre pensée tout objet se présente à nous comme un et identique, comme ayant une nature propre, comme une substance, ou comme se rapportant à une substance dont il parait être alors la qualité. Sans doute, si nous avions pu, lorsque nous avons commencé à penser, réfléchir sur les données de l'expérience, nous serions arrivés d'emblée à cette exacte appréciation de notre connaissance, nous aurions tout de suite prévenu l'illusion qu'elle contient et que nous avons tant de peine à découvrir aujourd'hui, après des siècles de traditions philo- sophiques et à travers tous nos préjugés. Nous aurions reconnu du premier coup d'œil que les sensations objectives, couleurs, sons, odeurs, saveurs, les sensations tactiles et musculaires, les sensations enfin de température ne doivent pas être considérées comme des objets réels, des substances ou des qualités de substances. Nous aurions vu qu'elles ne s'accordent pas du tout avec l'idée que nous avons de l'essence propre, inconditionnée des corps, qu'elles sont seulement des phénomènes, et que, même à ce titre, elles n'ont de reahte que pour nous qui les percevons. Il en est de même des don- nées de l'expérience interne ou de la conscience. Mais notre intelli- gence à ses débuts est naturellement bien éloignée de pouvoir déduire avec une rigueur logique les conséquences à la fois et des faits et de

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sa propre loi, le principe d'identité. C'est plutôt inconsciemment qu'elle s'exerce et comme par instinct, sous l'influence des détermi- nations qui l'afTectent du dedans et du deliors, et ainsi se constitue la perception soit des objets sensibles, soit de nous-môme, percep- tion dont il est par la suite si malaisé de reconnaître l'inexactitude. Les choses ne sont donc pas ce qu'elles nous apparaissent et elles ne peuvent pas ne pas nous apparaître comme elles nous apparais- sent. La nature et nous-mêmes à nos propres yeux, dans la mesure nous faisons partie de la nature, nous sommes le produit d'une sorte de fantasmagorie systématiquement organisée, et organisée avec une telle perfection, une telle régularité pour tous les sujets percevants, qu'elle vaut comme la réalité même. Les sensations exté- rieures et les sensations intérieures, qui en sont les éléments, n'ont cependant qu'une réalité phénoménale. Les premières constituent le même monde sensible pour tous les êtres doués à quelque degré que ce soit de la connaissance, les animaux aussi bien que les hommes; mais ce même monde sera connu des uns et des autres d'une manière bien différente, et les hommes seuls pourront s'élever au-dessus de la déception, sans parvenir toutefois, môme quand ils l'auront reconnue, à s'en affranchir. Les sensations intérieures, d'un autre côté, les données de la conscience, tout aussi bien liées entre elles que les sensations extérieures, forment avec plus ou moins de netteté, suivant la clarté des diverses consciences individuelles, le moi de chacun de ces êtres. La loi de la pensée, principe d'identité ou principe de contradiction, est en effet la même pour tous, et, qu'ils le sachent ou non, elle a pour tous la même valeur objective. Mais seuls nous sommes capables de réfléchir sur cette loi, d'en comprendre la portée, d'en mesurer les conséquences et de nous élever ainsi à la vraie connaissance des choses. En lui-même, le principe d'identité n'exprime, semble-t-il, qu'une vérité insignifiante par son évidence même et l'on n'en voit pas d'abord la valeur. Mais au contact, pour ainsi dire, des données de l'expérience, sa haute signification se manifeste tout à coup, et il éclaire d'une lumière subite tout le domaine de la connaissance. Cela seul, en effet, est en complet accord logique avec la loi fondamentale de notre pensée qui est parfaitement identique avec soi-même et par conséquent ne contient absolument aucune combinaison de qualités ou d'éléments divers. Or nous ne connaissons ni par les sens ni par la conscience rien de tel. Si, d'autre part, l'expérience nous oftrait une combi-

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naison du divers sans condition, absolue, cette combinaison serait logiquement contradictoire, l'expérience serait en contradiction avec la loi de notre pensée et nous serions dans ralternative ou de nier la valeur de cette loi, ou de récuser le témoignage de l'expérience. Mais si l'expérience, en fait, nous présente partout l'union du divers, cette union n'est jamais ni inconditionnée, ni immédiate. En d'autres termes la composition et le changement dans les êtres que nous croyons connaître en nous et hors de nous, ont toujours une cause, une raison suffisante. Si l'expérience ne s'accorde donc pas avec la loi de notre pensée, c'est-à-dire si elle ne saisit nulle part un être un et identique avec lui-même, elle ne lui est pas non plus con- tradictoire. Et par cela même est prouvé, le caractère a priori de cette loi; elle est bien la loi première et fondamentale, le principe par excellence, non pas à cause de sa nécessité seulement ce serait un signe incertain : combien n'y a-t-il pas, en effet, de vérités prétendues nécessaires qui résultent d'associations d'idées et dont la fausseté est ensuite reconnue! mais précisément parce qu'elle ne s'accorde pas avec l'expérience et par conséquent ne peut en être dérivée d'aucune manière.

Par elle, au contraire, par cette loi, l'expérience même est rendue possible; car c'est d'elle que se déduit le principe de causalité. S'il y a, en effet, des changements, et si aucun changement ne peut être inconditionné, si l'idée d'absolu, en d'autres termes, et celle de chan- gement s'excluent, il ne peut pas y avoir de changement sans cause et il faut admettre, sous peine de contradiction, qu'il y a un enchaî- nement rigoureux des causes et des effets. Bien plus, en vertu du principe de causalité, les mêmes causes doivent toujours, dans les mêmes circonstances, produire les mêmes effets, ou la modification de l'effet serait sans cause : la valeur de l'induction est ainsi garantie '. C'est donc aussi cette loi de la pensée qui nous fait con- cevoir comme contradictoire l'idée d'une cause première, et comme inexplicable, du même coup, l'existence de ce monde de phéno- mènes rigoureusement liés.

Mais surtout elle nous interdit de considérer l'absolu, l'être un, simple et identique à lui-même, comme la cause de cette diversité infinie, de celte multitude toujours inachevée de phénomènes qui se

1. Du moins la valeur de l'infliiclion relativenicnl à la succession dos phéno- mènes. La valeur de rindiicUoii relativement à la simullanéilé des phénomènes a pour fondement le concept de substance.

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présentent ensemble ou successivement sous l'apparence des esprits et des corps. Elle nous autorise, ou mieux nous force à proclamer, mais à proclamer simplement l'existence de cet absolu, dont la notion, quoique vide de contenu empirique, est la plus claire de toutes, la seule évidente, la seule intelligible de soi-même, en face de ces exis- tences relatives, et sans autre rapport avec l'absolu, si même il est possible d'en concevoir un, que celui d'un objet et de son idée fausse.

III

C'est une vérité banale que rien n'égale aujourd'hui la confusion des idées. Loin de l'atténuer, le progrès des sciences, ce progrès dont nous sommes cependant si fiers, n'a fait que l'aggraver, et, sui- vant les expressions d'un écrivain qui avait à un haut degré le sen- timent du mal présent, « les intelligences sont non seulement divi- sées entre elles, mais en elles-mêmes; chaque conscience se déchire et se torture dans cette anarchie d'idées que la plupart d'entre nous cachent sous la surface indifférente ou frivole de la vie ' ». Jamais la pensée n'avait été si dénuée de principes moraux; ce n'est pas la foi théologique seule, mais toute foi nécessaire à la vie et au caractère qui s'est affaiblie et qui a besoin d'être restaurée et rafTermie. Mais, à y regarder de près, la confusion et l'obscurité qui régnent dans les esprits et que, par une modestie excessive, nous attribuons quelque- fois à notre propre insuffisance, à notre incapacité, ne seraient-elles pas l'effet, en grande partie, de l'obscurité et de la confusion des choses elles-mêmes? La première condition pour arriver à des idées distinctes et claires, sur lesquelles tous les hommes pourraient s'ac- corder, serait alors de reconnaître ce qu'il y a d'inexplicable dans la nature, et de l'accepter comme tel.

Au contraire, poussés par un impérieux besoin de tout expliquer, nous partons de l'idée préconçue que tout est explicable, autant dire que dans notre monde tout est vérité et harmonie. Nous ne voyons pas, ou nous l'oublions, que le monde soumis à notre expérience offre un mélange presque inextricable de bien et de mal, de vrai et de faux, que c'est vouloir justifier le faux et excuser le mal que de pré- tendre les expliquer, que c'est nier, en fait, la distinction même du bien et du mal, du vrai et du faux. Et cette manie de chercher des

1. Caro, Mélanges et Portraits, II, p. 194 (188o).

A. PENJON. SPIK ET SA DOCTRINE. 237

raisons de ce qui ne peut pas avoir de raisons, de ce qui ne doit pas être et n'a pas droit à l'existence, nous empêche de constater les faits, d'en tirer, par suite, les vraies conséquences, nous entraîne naturel- lement aux affirmations les plus arbitraires.

Une des originalités de Spir, si je ne me trompe, est d'avoir ainsi établi la vanité de toute métaphysique, d'avoir montré de celte manière la fausseté de toutes les théories par lesquelles on a essayé et l'on essaie encore de rendre compte par un seul principe de l'en- semble des choses. iMalgré leur diversité, ces théories ont ce vice commun de négliger l'opposition radicale de la vérité et de l'erreur, de ce que nous jugeons moralement bon et de ce que nous jugeons moralement mauvais, et d'habituer ainsi la conscience humaine à vivre dans la contradiction comme dans son élément naturel. La forme la plus ordinaire de cette conciliation des contradictoires, la plus vénérable ou du moins la plus excusable, est celle qui fait dépendre le monde, comme de sa cause première, d'un être infini, parfait et tout-puissant, qui l'a créé et qui le gouverne. Les impossi- bilités logiques s'y déguisent à peine sous les noms de dogmes ou de mystères devant lesquels on s'incline, sans songer que l'on fait ainsi de Dieu, en définitive, le père du mensonge et du mal comme du bien et du vrai. Le panthéisme professe plus ouvertement le mépris de la raison humaine, et ne se sauve, quand il échappe à un matérialisme grossier, que par un mysticisme se perd toute notion du réel. Mais la plus naïve de ces doctrines, celle qui semble cependant être le plus en faveur aujourd'hui, c'est le naturalisme, c'est la théorie des savants qui, en se raillant de la métaphysique, en font à outrance sans le savoir, qui divinisent la matière ou la force, peu importe le nom, prennent pour l'absolu les données mêmes de l'expérience, ou plutôt les apparences, corps et matière, que nous forgeons en vertu de la loi de notre pensée avec ces données et de ce prétendu absolu dérivent la pensée. Mais sans cette pensée, les éléments qui servent de support réel à l'illusion d'un monde matériel, les sensations exis- teraient-elles?

Il n'y a qu'une manière d'éviter les contradictions auxquelles se heurtent ces diverses tentatives d'expli(juer le monde : c'est de reconnaître comme la seule théorie rationnelle, la seule exenipte, sinon de difficultés, du moins d'erreurs manifestes, la seule qui s'accorde avec les faits cl la loi de notre pensée, une théorie dua- liste. D'un côté, la nature, à laquelle nous appartenons nous-mêmes,

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dont il est impossible de nier, dont il est impossible aussi d'expli- quer l'existence, dans laquelle il nous est donné cependant, avec la réflexion et l'application nécessaires, de discerner ce qui est réel en tant que phénomènes liés, nos sensations objectives et subjectives, sensations proprement dites, sentiments, idées, déterminations, de ce qui apparaît et n'est qu'illusion, les corps et les esprits; de l'autre côté, ce qui est réellement en soi, ce qui est intelligible par soi, indépendant de toute condition, l'être identique à lui-même, un et simple, que l'expérience ne saurait atteindre, l'absolu, dont la notion, vide de tout contenu empirique, n'est pas, comme l'idée cartésienne de Dieu, a priori dans notre esprit, mais résulte avec une parfaite évidence d'un raisonnement fondé sur la loi même de notre pensée, sur le principe d'identité fécondé, en quelque sorte, par son opposition même aux données de l'expérience.

Vide de tout contenu, parce que l'expérience seule donne un con- tenu à nos idées, cette notion est donc celle de l'être dont nous pou- vons seulement affirmer qu'il est. Au delà, il ne faut pas hésiter à dire qu'il n'est ni connu, ni connaissable. Nous ne le connaissons, s'il est permis de parler ainsi, que négativement, c'est-à-dire en niant de lui toute diversité, toute multiplicité, toute composition et tout changement, toute fausseté et tout mal. Il est, il possède la pléni- tude de l'être, et, en lui refusant toutes les déterminations de l'indi- vidualité, de la personnalité, loin de l'appauvrir, comme on paraît souvent le craindre, nous l'enrichissons. Nous ne pouvons rien en dire, il est vrai, mais c'est que notre langue n'est faite que pour exprimer les phénomènes et les apparences de notre monde. Nous devons croire en lui, et, comme Eisa croit ou devrait croire à Lohengrin, l'aimer sans le connaître, sans désirer, dès cette vie, le connaître.

Et nous devons l'aimer, moins peut-être pour ce qu'il est en lui- même et qui forcément nous échappe, que pour la lumière que la croyance en lui répand sur toutes choses, pour le sens qu'elle donne à la vie. Indépendamment des raisons spéculatives qui la justifient, elle se fortifie encore, en effet, par ses conséquences pratiques. Sans doute, des philosophes ont pénétré de tout temps la vanité des choses sensibles et de notre existence elle-même; mais la plupart se sont abîmés dans le désespoir, ont aspiré au néant. Ils ne croyaient pas à l'absolu, ils n'avaient pas réfléchi sur la loi de la pensée, ils n'avaient même pas compris que le mal, par cela seul qu'il est la

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négation du bien, implique le bien, comme le faux le vrai. Seule l'affirmation de l'absolu donne au pessimisme sa signification véri- table, lui ôte son venin de dépression morale et de découragement, en fait une doctrine que peuvent avouer les plus vaillants.

Qui oserait, en effet, connaissant la nature telle qu'elle est, la déclarer bonne? Elle consiste en l'infinité des sensations qui se réfléchissent dans les idées des êtres connaissants à tous les degrés, et ces idées, comme les sentiments et les volitions ou déterminations qui les accompagnent, en font aussi partie. Ces sensations se dis- tinguent en sensations actuelles, c'est-à-dire actuellement connues, et en sensations possibles, dont l'existence, comme telles, est aussi réelle que celle des premières. Toutes elles sont liées entre elles par la loi de causalité dont j'ai fait connaître sommairement la déduc- tion, de telle sorte qu'aucune d'entre elles ne peut être conçue autre- ment que comme l'effet d'un changement antérieur et la cause d'un changement ultérieur, mais de telle sorte aussi que l'expérience seule puisse nous révéler Fantécédent et le conséquent d'une sensa- tion donnée ou d'un phénomène quelconque. Cette liaison néces- saire, qui nous interdit de penser à une cause première, est tout ce que le mot force, s'il a un sens, peut désigner. Les sensations possi- bles sont ainsi, par leur liaison avec les sensations actuelles et tous les phénomènes conscients, le grand réservoir, si l'on peut ainsi parler, d'où émerge à chaque instant comme dans la doctrine, d'ailleurs si différente, de la création continuée le monde que nous connaissons; c'est vraiment la Mère Nature chantée de tout temps par les poètes. Et cet ensemble, connu par fragments seule- ment, dans la suite de nos sensations, dont la plus grande part est toujours cachée à nos regards, dont chaque élément doit rigoureu- sement s'expliquer par ce qui le précède et ce qui l'accompagne, est lui-même inexplicable. On ne peut s'empêcher d'en chercher, on ne peut en trouver l'explication : antinomie fondamentale, inéluc- table, qui donne au savoir empirique son caractère ineffaçable de relativité.

Relative, à ne considérer que les phénomènes qui constituent réellement notre monde, auxquels il se réduit, la connaissance de la nature est fausse à considérer les substances, corps et esprits, que nous croyons percevoir, et elle ne peut pas ne pas l'être. Tous ces phénomènes extérieurs et intérieurs sont, en effet, disposés de telle sorte qu'ils prennent fatalement à nos yeux, sous l'action même

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de la loi de notre pensée, l'apparence d'un monde d'êtres matériels ou spirituels ayant une réalité propre, existant par soi, incondi- tionnés. L'analyse scientifique, il est vrai, dissipe cette illusion en ce qui concerne les corps, et elle est cependant contrainte de s'ar- rêter à la conception d'atomes dépourvus de toutes qualités, soumis seulement aux lois du mouvement : c'est le seul point de vue accep- table, celui du moins la contradiction qu'implique l'idée de ma- tière est réduite au minimum. Mais il est aisé de voir combien les conclusions des sciences, par suite, sont peu positives. Elles por- tent, en définitive, sur des liaisons de phénomènes aussi rigoureuses qu'on le voudra à les prendre du dedans, si l'on peut ainsi dire, mais qui manquent de fondement rationnel, puisque l'ensemble des phénomènes ainsi liés reste toujours inexpliqué, et puisque la con- ception des atomes, auxquels on est forcé de demander comme des points d'appui, est en réalité une conception contradictoire. Et lors- qu'il s'agit des phénomènes organiques, il semble, suivant le mot de l'abbé Galiani, que les dés soient pipés, les lois que les savants nous proposent de reconnaître, nous ne devons les admettre, ils s'en doutent bien eux-mêmes, que ciim grano salis.

Positive, au contraire, et seule positive est la science qui découvre la relativité et même la fausseté de nos connaissances par rapport à la nature, c'est-à-dire la philosophie. Elle prouve que les sciences proprement dites sont enfermées dans le domaine de l'apparence et ne valent que dans ce domaine, mais aussi que c'est pour elles un champ elles peuvent s'exercer en toute liberté, où, sous la seule réserve du principe de contradiction, leurs recherches doivent aboutir à d'innombrables découvertes et aux plus imprévues. Il n'y a donc plus de conflit à redouter entre la philosophie et les sciences. Quand la philosophie était une métaphysique et prétendait connaître la cause première de toutes choses, le plus court chemin pour saisir la réalité devait être de déduire directement cette réaUté des attri- buts libéralement prêtés à la cause première. Bon nombre de phi- losophes n'ont pas manqué, en effet, de tenter cette voie, sans se douter même de tous les emprunts qu'ils faisaient à l'expérience, avec l'illusion, au contraire, de la constituer de toutes pièces. Malgré ces continuelles pétitions de principes, comment auraient-ils pu arriver exactement aux résultats que fournit l'observation patiente et désintéressée des faits? L'intervention d'une cause première était comme reculée, écartée tous les jours davantage par les découvertes

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scientifiques et l'on a eu l'étrange spectacle d'un Dieu « chassé de position en position », relégué dans un lointain de plus en plus indistinct, au grand scandale des âmes pieuses pour qui l'action divine dans la production des phénomènes est un article de foi. Mais si la philosophie n'est plus une métaphysique, si elle ne consiste plus en cette gymnastique de l'esprit qui s'évertue à assembler dans une conception contradictoire les termes les plus opposés pour la vaine satisfaction de se forger un Deus ex machina et de déplacer simplement, au lieu de les résoudre, toutes les difficultés, si elle se borne à constater les faits et la loi de notre pensée, sa tâche com- mence au point même s'arrête celle des sciences, et nous n'avons plus à craindre de voir la philosophie et les sciences en venir aux mains. Par une juste conséquence, non moins importante, les sciences n'ont plus à s'immiscer dans les questions de morale et de religion. Tous les arguments qu'elles semblaient suggérer à une réflexion superficielle, au profit d'un matérialisme ou d'un athéisme vulgaires, sont ruinés par la base. Des études qui ne portent que sur les phé- nomènes ou les apparences dont ils sont l'occasion, ne prouvent rien ni pour ni contre un absolu qui échappe à leurs prises.

Mais elles confirmeraient au besoin cette opinion philosophique qu'il y a un principe général de la nature, un principe agissant, une sorte de Logos, par qui l'ensemble des phénomènes, actuels et pos- sibles, est lié, et la gradation, dans le monde organique, assurée depuis les formes les plus élémentaires, à travers des structures de plus en plus compliquées, de plus en plus parfaites, jusqu'à l'homme. Encore faut-il prévenir ici une erreur assez commune : ce principe de liaison, ce principe d'une évolution impossible à nier, qui n'est autre, en réalité, que V Inconnaissable de Spencer, nous sommes tentés de le personnifier; nous lui trouvons, en effet, quelque parenté avec notre capacité de concevoir des fins et de combiner les moyens pour y atteindre. Mais cette parenté n'implique pas une res- semblance. La doctrine de Darwin, dont ce n'est pas ici le lieu de discuter les prétentions ou d'examiner les titres à la faveur qu'elle a conquise, vaut du moins par ses résultats négatifs ; elle a prouvé que le principe agissant de la nature est aveugle et qu'il n'y a pas trace de finalité consciente dans les effets de ce principe. Il n'est, en vérité, que le lien même qui unit les causes avec leuru conséquences et qui rend possible leur causalité. Aucune chose, c'est-à-dire aucun changement ne peut être cause que par lui; mais il n'y a rien en lui,

TOME 1. 1893. {~!

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malgré l'analogie des effets produits, qui ressemble à une volonté consciente; il est tout à fait étranger au vrai fond de notre être. Et ce qu'il y a d'étranger, de suspect dans ce principe, se manifeste de la manière la plus claire en ce qu'il est le principe de tout mal, en ce qu'il contient la raison des lois en vertu desquelles le mal se pro- duit dans le monde. Déjà la loi fondamentale de tout être vivant, la racine, pour ainsi dire, de l'individualité, l'égoïsme, pousse néces- sairement à la lutte pour les conditions de l'existence. Mais la mé- chanceté du Logos de la nature éclate surtout dans cette loi que les êtres vivants servent à la nourriture les uns des autres ; car le mal apparaît alors comme partie intégrante de l'ordre des choses, non comme la suite accidentelle de l'exercice des lois naturelles, et par ces lois contredisent notre raison. Aussi toute tentative pour les justifier à nos yeux aboutit à un pur verbiage, et ce verbiage est la suite ordinaire de quelque hypothèse préconçue et impossible à sou- tenir, le plus souvent de l'hypothèse qu'il y a identité entre le prin- cipe agissant de la nature et l'absolu, c'est-à-dire le bien, la perfec- tion même, le divin. Or ce principe n'est rien moins que divin. Et cependant nous devons, dans ses procédés, constater en fait une tendance au divin. Cette tendance se traduit dans l'évolution à la- quelle il préside. Il est en lui-même mauvais, immoral, autant que l'immoralité peut s'allier à l'inconscience, et pourtant il finit par abdiquer en quelque sorte dans l'homme qu'il laisse libre, c'est-à- dire capable d'obéir à des lois toutes différentes des siennes et même opposées, les lois logiques et les lois morales.

L'homme, en effet, en tant qu'il peut être assimilé à une œuvre d'art, est le chef-d'œuvre de cette nature trompeuse puisqu'elle ne se soutient qu'en prenant l'apparence de ce qu'elle n'est pas, d'un monde de substances matérielles, et méchante ou immorale. Quelle est l'essence de l'homme, l'essence du moi, personne n'a pu le dire jusqu'à présent; l'antique oracle : « Connais-toi toi-même », est resté sans réponse. Stuart Mill a soupçonné la vraie raison de l'insuffisance de toutes les théories proposées avant lui : elle vient de la nature même de l'objet à connaître qui ne peut pas être com- pris exactement. Il nous est possible cependant de parvenir à la vraie connaissance de notre être, comme à celle de la nature, pourvu que nous nous contentions de constater les faits sans chercher à expliquer l'inexplicable. Notre moi n'est pas une unité inconditionnée, une substance,

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comme l'enseignent les spiritualistes, ni, comme l'admettent les sensualistes, une simple série de sentiments et de sensations, ni enfin un produit du concours des atomes, comme le prétend le ma- térialisme. Notre moi est un composé ou un processus, mais un com- posé qui se connaît lui-même comme une unité absolue, comme une substance. Cette connaissance n'est assurément qu'une illusion, mais sans cette illusion l'existence du moi serait impossible et c'est par elle que notre moi prouve son unité, laquelle possède ainsi la même réalité que les sentiments et les idées, bien qu'elle ne soit pas comme eux l'objet d'une perception immédiate. Nous chercherions vai- nement en nous-mêmes une substance qui soit le support, le fonde- ment de nos états successifs. Nous ne sommes pas, nous vivons, notre être est une suite de phénomènes, un devenir. Notre personnalité, permanente en apparence, est à tout moment produite à nouveau par le concours de diverses conditions, comme elle peut être à tout moment anéantie par un simple changement dans les conditions dont elle dépend. Nous sommes convaincus cependant de la sub- stantialité, de la simplicité et de l'unité numérique, inconditionnée du moi aux différents moments du temps. Ce n'est pas, comme le croyait Kant, l'effet d'un paralogisme de la raison pure; ce n'est pas, excepté toutefois dans les traités de psychologie rationnelle des spiritualistes, une erreur de la pensée, de la réflexion, mais une illusion, une déception naturelle; nous nous apparaissons à nous- mêmes comme un objet simple, distinct et indépendant de tous les autres, identique à lui-même, en un mot comme une substance, comme quelque chose qui est et ne devient pas seulement, qui n'est pas le simple produit de causes et de conditions; sans cette appa- rence, la conscience et l'individualité en nous seraient impossibles, en un mot, nous ne pourrions pas être.

C'est que rien n'est plus inconcevable et même plus extraordinaire que la manière d'être vraie des choses de l'expérience, au dedans comme au dehors; nous parvenons à la connaître telle qu'elle est à force de réllexion, et quand nous sommes arrivés à la certitude que les corps existent en apparence seulement, que le moi n'est pas une substance, nous continuons à percevoir des corps, à avoir conscience de notre personnalité. De part et d'autre, c'est une illusion natu- relle, San.; la(|uellc l'existence du contenu donné n'aurait pas été possible, et à laquelle, d'ailleurs, sont en définitive ajustés et appro- pries l'ordre et la régularité do ce contenu, sensations ou sentiments.

244 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Mais on ne peut avoir une idée exacte de l'essence du moi qu'autant qu'on s'est affranchi de l'illusion, je veux dire qu'on l'a reconnue, tout en la subissant.

N'est-ce pas un effet de cette illusion de croire à notre unité? Une véritable unité serait inconciliable avec la dualité du sujet et de l'objet, elle n'aurait donc pas conscience d'elle-même. De plus, nous devons distinguer en nous ce qui pense et ce qui sent, et chacun de ces deux termes pris séparément n'a ni unité, ni simplicité, ni iden- tité avec soi-même ; ils sont l'un et l'autre dans un perpétuel chan- gement, sans que l'on puisse dire cependant qu'il y ait une pure succession de sentiments ou une pure succession d'idées. Nous nous apercevons en effet nous-mêmes comme une unité réelle, mais par suite d'une illusion sans laquelle la conscience serait impossible, sans laquelle nous n'existerions pas. En considérant, maintenant, qu'une illusion n'est possible que par les idées, nous devons admettre que ce qui pense, le sujet pensant, est comme le pilier de la con- science et, par elle, de notre existence même. C'est de ce sujet que l'unité est le plus indubitable, et dans le jugement, et dans la con- naissance du passé et de la succession en général; on ne peut donc pas dire qu'il soit une simple succession d'idées, que l'unité de con- science résulte d'une combinaison d'idées particulières. Dans le cas même des idées particulières pourraient agir les unes sur les autres, cette action serait de nature physique, et la connaissance du passé comme tel, la fonction de juger, etc., ne peuvent pas être expliquées physiquement, mais dépendent de lois logiques. Or un sujet un peut seul obéir à des lois logiques, seul il peut juger, rai- sonner, se souvenir du passé, anticiper sur l'avenir. Le sujet n'est donc pas le simple résultat de l'association d'idées particulières, mais au contraire les idées, en tant qu'elles servent à former des jugements, sont des actes du sujet. N'avons-nous pas dans cette unité du sujet pensant et jugeant la preuve que nous ne sommes pas dupes d'une illusion en nous prenant pour une substance?

C'est un des points les plus délicats de la recherche philosophique, c'est aussi le fort de cet idéalisme qui suspend toute réalité au sujet pensant, à l'acte de penser, considéré comme l'unique et suprême substance. Pour trouver la vraie solution de ces difficultés, il faut avoir une fois bien compris que le devenir n'est pas une fonction (en aucun sens connu) de la substance digne de ce nom, que le fait de penser n'est donc pas, par cela même qu'on lui attri-

A. PENJON. SPIR ET SA DOCTRINE. 245

huerait la production de toute la réalité qu'il est censé soutenir, la vraie substance, l'absolu ; mais on apprend à concevoir que le monde des apparences, des phénomènes, quoique non inconditionné lui-même, non absolu, n'a pas non plus sa raison suffisante dans l'absolu ou l'inconditionné, et se maintient relativement indépen- dant parce qu'il s'apparaît à lui-même comme un monde de sub- stances. A ce point de vue, il ne reste plus de difficultés à recon- naître l'unité du sujet pensant, conformément au témoignage des faits, comme quelque chose de réel, bien qu'elle ne soit pas une substance et que nous ne puissions pas, par suite, nous en faire une idée claire.

Ce sujet, dont l'unité se prouve encore d'une manière si rigou- reuse, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, par le fait de distinguer ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger, recon- naît comme siens les sentiments, les désirs et autres états ou phé- nomènes analogues; et, de leur côté, ces états, ces phénomènes sont de telle nature qu'ils répondent à cette manière d'être compris. Ainsi la série des idées, d'une part, et, de l'autre, la série des désirs, des sentiments et des autres états intérieurs sont disposées de telle sorte qu'elles paraissent appartenir à un seul et même moi, iden- tique, indivisible et permanent. Elles sont si bien adaptées à cette apparence qu'il semble absurde d'affirmer que notre être, notre moi est composé, est quelque chose d'artificiel, une œuvre d'art de la nature. Mais l'analyse des faits met cette affirmation hors de doute, et la nature a pris soin d'en donner une preuve décisive dans les troubles de la vie mentale, dans les maladies de l'esprit. Comment une substance pourrait-elle ainsi se désorganiser?

Mais si notre existence est une oeuvre d'art de la nature, un com- posé et un produit, dont les parties et les fonctions dépendent entiè- rement de conditions, quelle sorte de personnalité avons-nous donc? Et comment peut-on parler pour nous de liberté et de valeur morale? La liberté est le pouvoir de se déterminer soi-même, et nous savons que l'individu n'a pas de soi-même, si l'on peut ainsi parler, puisque sa nature est conditionnée. En fait, il ne peut être question de liberté par rapport k aucun être, jusqu'à l'homme; mais il est facile de voir que l'homme est libre. « Cela même, dit Spir, qui semble nous dépouiller de l'apparence de la personnalité, à savoir la découverte que nous n'avons pas d'être vraiment propre, que notre individualité n'a pas de contenu inconditionné et qu'elle a pour

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condition une illusion, constitue, en vérité, le plus solide fonde- ment de notre liberté et de notre personnalité. Car cette découverte nous élève au-dessus des lois et des conditions de notre nature empi- rique. » Notre véritable moi n'est donc pas dans notre individualité, il se confond avec la vraie substance, ou, pour employer l'expres- sion la plus juste, avec Dieu même. Nous nous élevons au-dessus de la nature, nous connaissons précisément comme la loi de notre être vraiment propre celle d'obéir non pas aux impulsions natu- relles, mais à des lois d'un ordre supérieur, aux règles de la pensée et de la volonté, aux lois logiques et morales : la liberté consiste à suivre ces lois.

Sans doute, même quand nous sommes arrivés à ce point de vue, notre conscience reste soumise aux conditions naturelles. Un choc sur le cerveau peut nous priver de toute connaissance ; des modifica- tions maladives du cerveau peuvent nous rendre fous. Mais tant que nous avons conscience de nous-mêmes, nous nous maintenons par cette découverte au-dessus de la nature. « Notre dépendance, vis-à-vis de la nature, dit encore Spir, aussi bien que notre élévation au- dessus d'elle peuvent s'exprimer en une seule proposition : dans l'homme la nature empirique parvient au sentiment, à la conscience de sa propre anomalie et s'élève ainsi au-dessus d'elle-même, jus- qu'au divin. »

La connaissance vraie et la pure disposition morale ou vertueuse sont donc, en un sens rationnel et non par métaphore seulement, quelque chose de divin, de surnaturel, parce qu'elles existent en conformité avec les lois les plus hautes, avec les lois surnaturelles de la pensée et de la volonté. Spir trouve même l'occasion de déterminer ce que l'on doit considérer comme la constitution nor- male de l'esprit, et il le fait en des termes qui ne manquent pas de finesse et d'originalité : « Ce qui vaut ordinairement, dit-il, pour l'état normal de l'esprit, n'est séparé par aucune ligne précise de l'état de maladie mentale, et il est souvent malaisé de décider si quelqu'un a l'esprit sain ou malade. En effet, la constitution natu- relle de l'esprit, celle que l'on tient d'ordinaire pour normale, imphque qu'on est encore embarrassé dans l'illusion naturelle et dans l'égoïsme dont elle est le fondement; elle recèle, par suite, force déraisons et faux jugements, et ce n'est pas précisément ce qui diffère beaucoup d'une maladie mentale. Sans doute, il ne faut pas prétendre trouver dans notre monde la constitution parfaitement

A. PENJON. SPIR ET SA DOCTRINE. 247

normale de l'esprit; elle n'appartient qu'à Dieu, la seule vraie sub- stance. Mais dans le sens relatif, le seul possible pour nous, est normal l'état de cet esprit qui tend de toutes ses forces vers le divin. Dans cette tendance réside la plus haute personnalité et la perfec- tion de l'individu. »

Venus en ce monde vides de tout contenu qui nous appartînt en propre, car cela même qui est inné en nous est le produit de condi- tions antérieures, nous devons nous détacher par degrés de tout ce qui est individuel, sentant ou comprenant que notre moi empirique repose sur une illusion, que notre vrai moi, notre essence est en Dieu, à qui est étrangère la distinction des individus. Et bien loin que la philosophie et la religion soient opposées l'une à l'autre, elles sont deux manières différentes de constater la même anomalie dans le monde de l'expérience, dans les objets de nos jugements, les mêmes lois en nous, dans les sujets jugeants. La philosophie en est la constatation théorétique par l'organe de la pensée; la con- science morale et la religion en sont la constatation pratique par l'organe du sentiment. C'est grâce à la connaissance de ces lois que nous pouvons comme sujets jugeants nous élever au-dessus de nous- mêmes comme objets jugés, nous condamner ou nous absoudre. La philosophie démontre que la nature physique ou empirique des choses, en nous ou hors de nous, est anormale, parce que les objets de l'expérience n'ont pas de nature qui leur soit vraiment propre, et cependant paraissent faussement en posséder une, c'est- à-dire être des substances. Or notre nature morale et religieuse repose aussi sur le sentiment de l'anomalie des choses de ce monde, de leur tendance à se nier et à s'anéantir elles-mêmes, comme nous l'éprouvons immédiatement quand nous souffrons. La morahté n'est donc point fondée, comme le croyait Kant, sur une simple abstrac- tion, sur le respect de la raison et de la généralité de ses maximes, et la preuve la plus claire en est que les hommes moraux ou ver- tueux ne sont pas tant ceux qui s'adonnent aux abstractions que ceux qui ont le sentiment moral développé. La loi morale ne dit donc rien de plus que ceci : « Fais le bien, évite le mal », et la religion : « 11 y a quelque cliose de purement bon et de purement vrai, puisque le bien et le mal, le faux et le vrai, sont, par leur nature, opposés ». L'homme moral et religieux arrive aux mêmes conclusions que le philosophe, par l'intuition du sentiment, et il fait mieux encore, il agit conformément à ce sentiment. Que des causes non physiques,.

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telles que les preuves et les arguments dans le domaine de la pensée, le sentiment ou la conscience de l'obligation morale dans le domaine de la volonté, produisent des effets dans le monde physique, c'est la démonstration la plus saisissante de l'existence de Dieu, c'est-à-dire de l'existence d'une nature normale des choses, en tant que les choses dépendent en un sens du sujet pensant, nature qui est une, contrai- rement à la multiplicité que l'expérience fait connaître, et sans la moindre ressemblance d'aucune sorte avec les objets de cette expé- rience.

Ai-je assez fait comprendre, dans ce court résumé, l'intérêt, l'im- portance de cette doctrine? Je sais trop combien, sur certains points surtout, j'ai abrégé et par suite affaibli les démonstrations de Spir. Peut-être me sera-t-il donné un jour d'en reprendre ici même quel- ques-unes, et de montrer aussi quelles conséquences pratiques décou- lent de ses spéculations. Je voudrais cependant en avoir assez dit déjà, pour faire souhaiter des éclaircissements, des développements nouveaux. Cette théorie dualiste peut, à première vue, soulever bien des objections. Un examen plus approfondi les ferait, je crois, s'évanouir. Elle met franchement Dieu hors de la nature, hors de notre univers empirique; elle ne voit plus en lui que notre Père spi- rituel, supprimant ainsi une foule de problèmes scolastiques, et don- nant, il me semble, à la conscience humaine, par le seul fait de montrer dans le mal sous toutes ses formes une inexplicable ano- malie, un vif sentiment d'allégement et de délivrance. Ce monde du mouvement et de la forme, des caresses et des baisers, des regrets aussi et des souffrances, est toujours pour nous une énigme, mais nous avons la certitude qu'il y a une réalité au delà, et qu'en pra- tiquant, les yeux tournés vers cette lumière, la pure morale de l'Évangile, débarrassée de ce qu'elle avait encore retenu des primi- tives et enfantines imaginations, comme en nous appliquant à décou- vrir en tout la vérité, nous nous rapprochons de ce qui est notre vraie nature et méritons l'immortalité. De cette immortalité, il est vrai, pas plus que de Dieu, de l'absolu, nous ne pouvons rien dire; mais je ne sache personne qui ait le droit de nous en faire un crime, et c'est assez qu'elle soit certaine.

A. Penjon.

ESSAI

SLR LE

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CARACTERE GENERAL I»E LA CONNAISSANCE

NOTE PRÉLIMINAIRE,

Si, à la thèse que nous esquissons ici. nous donnons comme point de départ un examen critique du principe général du phénoménisme, la raison en est simple : le phénoménisme s'est présenté comme une critique générale des systèmes : en réalité il fut aussi, sinon chro- nologiquement, du moins logiquement, la dernière grande tentative pour constituer une synthèse totale de la connaissance. A cause de ce double caractère, qui en fait à la fois la vérité et Terreur, nous avons pensé qu'examiner d'une manière critique le phénoménisme dans son principe fondamental était le meilleur point de départ pour l'exposé d'une thèse qui déclare à la fois : opposer, comme le phé- noménisme, à tous les systèmes une fin de non-recevoir, et leur reconnaître à tous une égale et très réelle valeur relative.

1

DU PRINCIPE PHÉNOMÉNISTE DE LA CONNAISSANCE ET DU CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE SUBJECTH'E.

La thèse essentielle du nouveau criticisme, celle à laquelle il doit sa dénomination de phénoménisme, c'est la négation de la substance, négation qui a pour base celle de la chose en soi. Ces deux termes, substance et chose en soi, sont souvent employés comme converti- bles et souvent à tort, car si toute substance est nécessairement une chose en soi, toute chose en soi n'est pas nécessairement une substance. Ainsi la philosophie du sens commun considère l'espace.

250 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

le temps, le mouvement comme des choses en soi, mais on ne leur attribue pas la dénomination de substances. Cependant pour la thèse phénoméniste, cette distinction perd son importance, car comme une substance a nécessairement parmi ses caractères essentiels celui d'être une chose en soi, il suit que nier la chose en soi, sera nier la substance.

La négation de la chose en soi, du noumène, est on ne peut plus nette chez M. Renouvier. Pour lui, « la représentation n'implique rien de plus que ses propres éléments ». Ces éléments, il les dénomme : le représentatif et le représenté. « Ils sont corrélatifs, et tellement inséparables, alors même qu'on les distingue, que chacun à son tour les offre tous deux à l'analyse : ainsi le représentatif est un représenté à lui-même, et le représenté est un représentatif en autrui. Pour user d'un autre langage, le sujet et Vobjet sont essen- tiels à la représentation, mais le sujet pris à part se dédouble, s'ob- jective, devient objet à soi; et l'objet aussi se subjective, s'identifie avec ce sujet dont il est l'objet. Sans cela point de représentation. A moins qu'une pensée ne prenne la forme d'un représenté, il est clair qu'elle n'est pas non plus représentative; et à moins qu'un corps ne se traduise en pensée, c'est-à-dire en représentatif, il ne saurait être un représenté *. »

Cette déclaration peut s'appeler le postulat du phénoménisme : en effet, en se basant sur lui, M. Renouvier va opposer « une fin de non-recevoir à tous les systèmes », au réalisme, à l'idéalisme et au dualisme (il entend par le dernier mot le système qui consiste à admettre « en dehors de toute représentation et l'entité représenta- tive et l'entité représentée ' »).

Si ce postulat est admissible, la doctrine phénoméniste s'impose : il est manié avec une telle vigueur logique par son auteur que toute échappatoire est impossible. Voyons-le donc à l'œuvre, pour nous rendre un compte exact de la valeur du postulat. Voici la réfutation du réalisme qu'il contient : «Aux uns, dit M. Renouvier, qui m'objec- tent la possibilité de l'être en soi de certain représenté, indépen- damment de toute représentation et même sans que nulle forme représentative soit, je réponds d'abord par la possibilité opposée que cet être en soi ne soit pas; puis je demande ce que c'est qu'être et être en soi; je fais remarquer que ce mot « représenté » qu'on est

1. Renouvier, Essais de critique générale, l" Essai, § III.

2. Id., ibid., § V.

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA COÎNNAISSANCE. 251

obligé d'employer, ou tout autre équivalent, « pensé, conçu, intelli- « gible, etc. », témoigne de l'impuissance l'on est de dépasser la représentation, et j'ajoute que la conformité alléguée entre le repré- senté en soi et le représenté dans la représentation démontre qu'en voulant poser autre chose que la représentation, c'est encore elle, elle seule que l'on pose '. » Cette réfutation du réalisme nous semble péremptoire. En d'autres termes, comme AI. Renouvier le dit plus loin, « la connaissance ne reçoit point de représenté sans représen- tatif ». Donc, véritablement, un objet ne peut être connu en soi, et à la bien examiner, cette proposition est même naïve puisqu'elle est déjà tout entière dans le seul mot « connu » auquel on est con- traint.

Mais, et ceci nous conduit à la seconde partie du postulat, en est-il de même des idées, ce mot pris au sens cartésien? Ne sont-elles pas et ne peuvent-elles pas être connues en soi? M. Renouvier le nie avec la même certitude : « Aux autres, dit-il, qui tâchent d'établir, tout au contraire, une espèce de représentatif en soi, et qu'on appelle idéalistes, je dis que j'ignore entièrement ce que c'est qu'une idée en soi et un représentatif à part de ce qu'il représente; qu'il n'y a pas plus de raison d'admettre une projection du représentatif pour constituer le représenté, que d'admettre une réflexion du représenté pour constituer le représentatif: mais qu'il y a des raisons de n'ad- mettre ni l'une ni l'autre de ces imaginations singulières, et les voici : 1" l'une et l'autre ont leurs partisans et elles sont incompatibles; le représentatif et le représenté pris isolément sont d'irréprésen- tables entités, réunis sont des termes de rapport qui, par la repré- sentation et en elle, ont un sens, hors de ne touchent personne *. » « A moins, écrit-il ailleurs, qu'une pensée ne prenne la forme d'un représenté, il est clair qu'elle n'est pas non plus représentative. » En d'autres termes, comme il le dit plus bas, « la connaissance ne reçoit point de représentatif sans représenté * ».

Tout d'abord, quant à cette « projection » que M. Renouvier repousse, elle n'est supposée que par l'idéalisme absolu. Mais comme système de la connaissance, et non plus de l'existence, l'idéalisme est rigoureux et inévitable. En d'autres termes, l'on peut affirmer l'existence d'un non- moi subjectif, et déclarer inconnaissable à l'homme le ron-moi objectif. Il n'y a pas la moindre hardiesse ni le

1. Renouvier, Essais de critique générale, 1" Essai, § V.

252 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

moindre postulat à admettre une « projection du représentatif pour constituer le représenté » prise dans ce sens. M. Renouvier d'ailleurs lui-même n'a-t-il pas dit expressément que « le sujet pris à part se dédouble, s'objective, devient objet à soi ' »? C'est la seule projection dont l'idéalisme (non absolu) ait besoin dans la théorie de la con- naissance, et il n'y a peut-être pas de philosophie qui ne l'admette. Cette constatation faite, revenons à la proposition de M, Renou- vier : Si elle est vraie, la pensée ne pourrait, pas plus que les objets, être connue en soi, et comme la pensée et les objets épuisent tout l'univers, sa thèse générale il n'y a point de choses en soi pour la connaissance serait vraie. Mais la seconde partie de la thèse, celle qui concerne le représentatif, ne nous semble pas acceptable. Pour en montrer l'erreur , exprimons-la en d'autres termes : l^"" point : Tout objet, pour être connu, doit devenir pensée et par conséquent l'objet ne peut être connu en soi. Rien de plus assuré. 2'= point : Toute pensée, pour être pensée, doit être la pensée de quelque chose. Ceci n'est plus évident. Toute pensée, pour être une pensée, ne doit pas être la pensée de quelque chose, mais doit être telle ou telle pensée, avoir une qualité, être déterminée. Ici, grâce à l'emploi de termes qui ne permettent pas l'amphibologie, on voit qu'on ne peut nullement conclure qu'une pensée ne puisse être connue en soi. Ce qui était cause d'erreur dans l'argumenta- tion de M. Renouvier, c'était l'emploi du mot représentatif comme synonyme de pensée : ce mot implique en effet que la fonction de la pensée, son caractère fondamental, c'est de représenter quelque chose, et quelque chose d'autre qu'elle, d'indépendant d'elle. Il en serait de même si l'on employait le mot idée qui, de par son étymo- logie, semble impliquer toujours représentation, image, connaissance de quelque chose. Mais au premier moment de la recherche, l'em- ploi de pareils mots avec le sens que nous venons d'indiquer, n'est pas justifié : rien ne nous assure tant que la preuve n'est pas donnée qu'une pensée ait une autre fin ou plutôt une autre fonction que sa propre existence pure et simple. D'où il suit qu'il est très vrai que l'objet, s'il existe, ne peut être connu en soi, mais que la pensée, qui existe, peut exister et être connue en soi tant que l'on n'établit pas que la pensée, ce qui est précisément en question, n'existe que comme la pensée de quelque chose. Cette dernière affir-

1. Renouvier, 1*' Essai, § III.

G. REMACLE. _ CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 253

malion, malgré les apparences, est toujours la conséquence de l'an- cienne théorie du perceptionnisme : l'esprit perçoit les choses; on ne croit plus, en philosophie, qu'il les perçoive directement et telles qu'elles sont, mais on croit cependant qu'il les perçoit en quelque manière et que sa fonciion est de les apercevoir. L'esprit est toujours considéré comme un miroir, un miroir qui, il est vrai, agit sur les objets qu'il réfléchit et les déforme, mais néanmoins un miroir.

Quittons maintenant, avec.M. Renouvier, la discussion générale de la thèse, et suivons-le dans les démonstrations particulières qu'il en présente. Poursuivant, avec une rare puissance de logique, le réa- lisme, il montre successivement que les principaux représentés ne peuvent être acceptés comme choses en soi sans contradiction mani- feste. Les démonstrations concernant l'espace, le temps, la matière, le mouvement sont, croyons-nous, définitives et, ce qui n'est pas à dédaigner aujourd'hui, présentées avec ce style clair et précis dont la vigueur ne le cède qu'à celle des idées qu'il exprime. Ces démons- trations reviennent toutes essentiellement à montrer la contradiction de l'infini actuel impliquée dans l'idée de continu inhérente aux représentés en question. Nous y renvoyons le lecteur ». Tout repré- senté donné sous les conditions d'espace et de temps comportera évidemment, si l'on veut en faire une chose en soi, les mêmes diffi- cultés que l'espace et le temps : il en est ainsi des qualités secondes (que l'on ne songe plus, d'ailleurs, à prendre pour choses en soi) et des qualités premières de la matière : parmi celles-ci, l'étendue tombe sous la critique précédente; quant à l'impénétrabilité, débar- rassée de tous les caractères inhérents à la représentation, elle donne comme résidu la force. « Mais qu'est-ce que la force? Toute cause propre à altérer 1 état de repos ou de mouvement d'un corps est une force. Plus généralement la force est ce quelque chose d'in- définissable que chacun connaît par sa conscience. Or il nous faut encore ici supprimer tous les caractères tirés de cette matière et de ce mouvement qui n'ont rien à démêler avec la chose en soi, et nous voilà réduits à la cause et à la force notions représentatives; ou du moins à ces sortes de représentés qui ne paraissent dans l'espace et dans le temps que par leurs effets et en eux-mêmes s'y évanouis- sent *. »

Telle est, bien imparfaitement résumée, la réfutation du réalisme

1. Koiioiivier, Essais de criliqicc générale, 1" Essai, § VlII-XI.

254 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

présentée par M. Renouvier. Cette réfutation nous semble absolu- ment péremptoire. Mais nous ne pouvons plus suivre complète- ment le penseur, c'est quand, examinant les différents représentatifs dont on pourrait vouloir faire des choses en soi, il essaie de mon- trer qu'aucun d'eux ne répond aux conditions voulues. Certes nous n'avons rien à objecter quand il montre que ni les forces, ni les pas- sions, ni les idées particulières, ni les idées générales ne peuvent constituer la chose en soi tant cherchée K Nous n'avons rien à objecter parce que nous ne comprenons pas la question telle que l'énonce ici M. Renouvier. « Il s'agit de savoir, dit-il, si, considérés à leur tour comme des représentés (grâce au redoublement qui est le caractère propre à la représentation), ils (les éléments formels de la représenta- tion pure) nous révéleront enfin l'existence et la nature de la chose en soi *. » Nous avouons ne pas comprendre cette manière de poser la question : pour nous, il s'agit uniquement de savoir si le repré- sentatif comme représentatif, l'état de conscience comme état de conscience, au moment il apparaît, avant que l'esprit réflé- chisse, et en réfléchissant, le transforme en non-moi interne, il s'agit de savoir, dis-je, si alors il n'est pas chose en soi. Pour nous, la question ainsi présentée et la suite montrera pourquoi nous ne croyons pas qu'on puisse la présenter autrement contient sa propre réponse, une réponse affirmative. Dans ces conditions, cette chose en soi est inconnaissable. Certes, et c'est précisément ce qui démontre qu'elle est une chose en soi. Connaître un état de con- science, c'est une expression contradictoire, car le connaître, c'est évidemment ne pas le connaître iel qu'il est, ou pkitôt tel qu'il était, car il n'est déjà plus lui à ce moment l'esprit remarque, comme on dit, qu'il est en lui ou devant lui. Cette thèse nous semble si claire et, disons le mot, si naïve dans sa vérité que nous avons scrupule de la développer, nous ne pourrions même l'établir qu'en nous servant d'un langage absurde par sa naïveté même. Ce qui fait qu'on ne sait pas l'admettre, c'est qu'au fond, et quoi que nous fas- sions, nous avons toujours cette idée de Vesprit, comme d'un être dans lequel ou devant lequel se produisent ou se placent les états de conscience. Nous ne savons pas nous débarrasser nécessité fâcheuse dont le langage est coupable de cette notion d'une entité pensante comme d'un milieu producteur on enregistreur des faits

1. Renouvier, ibid., § XIII.

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONiNAISSANCE.

255

mentaux. Débarrassons-nous un instant de cette substance qui ne nous est pas donnée et que nous ne connaissons pas et ne considé- rons que ce qui nous est donné, à savoir nos états de conscience particuliers. Du même coup nous ne ferons plus intervenir dans le débat les déformations que nous leur imposons en leur reconnais- sant des relations : en tant qu'eux-mêmes, ils existent et c'est tout. En effet, pour que le caractère relatif soit attribué à un état de con- science A, il faut que ce soit un second état de conscience qui con- stitue cette affirmation. Je veux dire qu'un état de conscience considéré en tant qu'état de conscience ne comporte aucune relation à quoi que ce soit, si ce n'esta lui-même. S'il nous apparaît ensuite comme rela- tif, cette apparition de relativité est un autre état de conscience B qui a déjà succédé au premier et par rapport auquel le premier est déjà devenu un objet, c'est-à-dire n'est plus lui-même, n'est plus ce qu'il était originairement. Et ce qui est jugé alors relatif, ce n'est pas A, car A étant un objet pour B n'est pas perçu en B, mais un élément qui fait partie de B et qui est sa création *, car l'état conscient B ne peut con- naître que lui-même. Mais cet état B lui-même, en tant qu'affirma- tion de la relativité du soi-disant A, n'est pas un état relatif; car cette affirmation comme telle est absolue : il ne devient relatif que s'il est remorqué, c'est-à-dire si à son tour il devient objet pour un autre état de conscience C purement sujet à son tour, au premier et insaisissable moment de son existence. Et il en est ainsi pour tous les états de conscience. Dès qu'ils sont connus (nous distinguons si complètement la connaissance de la conscience que ces deux termes sont pour nous incompatibles), ils ne sont plus ce qu'ils étaient. Nous (quel que soit ce : nous) ne pouvons donc jamais savoir ce qu'ils sont. Et c'est précisément pourquoi nous devons les consi- dérer comme choses en soi, puisqu'ils ont pour caractère de ne jamais pouvoir être « en nous » ni en quoi que ce soit d'autre qu'eux-mêmes. C'est le caractère, le seul saisissable pour nous, de la conscience.

Il est vrai que M. Renouvier rejette catégoriciuement la substance, aussi bien la substance-esprit que la substance-atome. Mais sans examiner pour le moment ce qui, dans sa théorie, remplace la substance bannie, nous ferons remarquer que son affirmation de la

1. Création -|u'il faut comprendre comme un simple résultat de l'harmonie si, avec M. Hcnouvier, on repousse l'illusion de la causalité transitive har- monie dont l'un des termes a été A et l'autre li.

256 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

relativité des états de conscience repose, au fond, sur la position d'un absolu du même genre que ceux qu'il reproche aux substantia- listes. « Il n'y a pas, dit-il, de représentation sans relation. » Mais il est facile de voir par la réflexion que cette relation qu'on y découvre est le résultat d'une abstraction opérée artificiellement. Sans qu'on s'en doute, on analyse la représentation et on veut alors y recon- naître deux choses : un état de conscience et un rapport de cet état de conscience à un objet ou à un autre état de conscience. Mais de quel droit scinde-t-on ainsi la réalité en deux tronçons? Que serait-ce qu'un état de conscience pur et simple, c'est-à-dire vide de toute détermination? Ce serait précisément ce que les phénoménistes ima- ginent être une chose en soi (selon nous, par une idée erronée de ce qu'elle doit être). Or M. Renouvier lui-même dit et répète qu'une telle chose n'est rien, rien du moins pour la connaissance, et son langage est catégorique : « Si, dit-il, nous posons la chose en soi, la substance à part de toutes relations, la chose en soi, la substance n'ont rien de commun avec la représentation et alors ne sont pas ou sont pour nous comme n'étant pas ». Tel a été son langage, et cependant, pour dire que tel état de conscience est un état de rela- tion, il faut bien qu'il commence, pour distinguer la relation même, par poser cet absolu et cet inconnaissable qui est l'état de con- science, pur et simple, sans détermination. De sorte qu'il n'affirme le caractère nécessairement relatif, selon lui, de toute représenta- tion, qu'en commençant par poser tacitement, implicitement, un absolu primitif, qui est alors rendu relatif par lui-même.

Ce travail paralogique que l'auteur fait lui-même est si étrange chez un penseur aussi vigoureux que M. Renouvier, que nous dou- terions ici du fondement de notre critique et que nous nous serions abstenus de la formuler, si nous n'en trouvions la confirmation chez M. Renouvier lui-même, qui, immédiatement après le passage cité, ajoute : « Il n'y a pas de relation sans représentation ». Qu'est-ce à dire sinon que toute relation établie est due à un esprit, à une pensée et ne se conçoit pas sans elle? Qu'est-ce à dire sinon que la relation distinguée dans un être est le résultat d'une analyse men- tale? Or précisément nous discutons ici sur ce qui est réel, c'est-à- dire sur ce qu'est la réalité complète, intacte, sans addition, ni sous- traction, ni déformation d'aucune sorte, autant que faire se peut. Et l'on est en droit de dire au fondateur du phénoménisme : des rela- tions que vous découvrez en les créant dans une chose, vous ne

G. REM ACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 257

pouvez arguer pour définir la réalité de cette chose. Et ainsi, grâce à votre propre aveu, votre argumentation contre l'existence en soi des représentatifs est compromise. L'origine première de l'étrange erreur que nous signalons nous semble être une confusion entre la simplicité et l'indétermination. De ce qu'une chose est détei-minée, il ne s'ensuit pas qu'elle n'est pas simple et en elle-même indépen- dante. De ce qu'il n'y a point représentation sans relation, c'est-à- dire, au fond, de ce que toute représentation comporte détermina- tion, il ne s'ensuit point que, considérée en elle-même, elle soit composée et relative. Le caractère déterminé de toute représenta- lion montre au contraire simplement qu'elle est réelle, car l'indé- terminé, c'est le néant, ni plus ni moins, pour la connaissance. Nous dirons avec M. Rabier : « Si l'on conçoit tout fait de conscience, non comme le sentiment d'un rapport, mais comme une chose absolu- ment simple, il s'ensuit que tout phénomène de conscience est une réalAté concrète, positive, qui existe telle qu'elle est connue, une chose en soi, un absolu. L'absolu, c'est, en un sens, ce qui est réelle- ment. Or une sensation, par exemple, est réellement telle qu'elle est sentie; toute sensation est donc un absolu; et en la connaissant, c'est un absolu que nous connaissons. On peut, sans doute, en com- parant la sensation à sa cause présumée, soit en nous, soit hors de nous, dire : la sensation n'est qu'une image ou même une trom- peuse apparence.... Mais en soi, pris comme fait et non comme signe, ce phénomène n'est point une apparence, bien que depuis Platon tous les philosophes semblent s'être donné le mot pour reléguer de semblables phénomènes au rang des apparences et des fantômes. Il est; il est tel qu'il apparaît; et rien au monde ne peut être plus réel. Car il n'y a pas de degré dans la réalité. Une chose est ou n'est pas; point de milieu; mais si elle est, elle est aussi absolument réelle que ce qu'il a plu aux philosophes d'appeler le monde des idées, le monde des choses en oi, le monde des noumènes '. »

Nous pouvons faire nôtre cette thèse, moyennant quelques change- ments. Pour éviter l'aflirmation substantialiste de « l'esprit », nous ne dirons pas : « Une sensation, par exemple, est réellement telle qu'elle est sentie », car nous ne savons pas si elle est sentie par quel- que chose, mais nous dirions : « Une sensation est réellement telle qu'elle apparaît ». Et nous supprimerions la phrase : « et en la connais-

1. Rabier, Psychologie, p. 78, "9.

TOME I. 1893. i8

258 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sant, c'est un absolu que nous connaissons ». A nos yeux, M. Renou- vier a raison de dire que nous ne connaissons que des phénomènes, si l'on entend la connaissance, ainsi que nous l'avons exposé pages 254 et 255, au sens elle s'oppose complètement à la conscience. Mais nous ferons cette restriction à la thèse absolue de M. Renouvier que des choses en soi, nous savons ceci, et seulement ceci : c'est qu'elles existent, puisque nous les sommes successivement, cha- que fois pendant un instant fugitif et insaisissable à la connaissance proprement dite. Notre thèse ne diffère donc de celle de M. Renouvier qu'en ce que nous ne gardons pas de celte dernière le caractère absolu. Cet absolu conduit d'ailleurs à la conséquence de nier la con- naissance comme telle. « Nous ne connaissons, dit M. Renouvier, que des phénomènes, aussi bien dans l'esprit que dans l'espace. » D'autre part, les phénomènes sont définis : « les choses en tant qu'elles représentent et sont représentées ». Or personne ne soutiendra que la réalité puisse ne comporter que des phénomènes, définis de cette manière. En effet les choses en tant qu'elles représentent sont les choses en tant qu'elles sont autre chose qu'elles-mêmes. Il en est de même des choses en tant que représentées. Or une chose qui existe- rait seulement en tant qu'autre chose qu'elle-même, n'existerait réellement pas. Elle serait même inintelligible. Dès lors soutenir qu'il n'y a que des phénomènes pour la connaissance revient à dire que la connaissance ne connaît pas ce qui est, mais au contraire ne connaît que ce qui n'est pas et ce dont l'existence est même inintelli- gible en dehors de la connaissance même.

Cette contradiction intime du phénoménisme comme système de la connaissance, il en est redevable au principe de relativité qui est un de ses fondements. Tout est relatif pour la connaissance, dit M. Renouvier. Soit : a prior^i la thèse est aussi acceptable que sa contraire. Mais, maintenant que je l'ai admis, comment vais-je consi- dérer cette thèse elle-même, comme relative ou comme absolue? Car enfin, cette affirmation-là, que toute connaissance est relative, c'est en somme une connaissance. Dirai-je, en vertu du principe même qu'elle énonce, qu'elle est relative? Si oui, il n'est donc pas vrai que la connaissance soit relative, ou du moins cela n'est vrai que pour l'esprit humain. Voyons alors ce que la thèse devient : Nous posons que nous ne pouvons connaître que des choses relatives et en même temps que cette affirmation n'est vraie que par rapport à nous. D'où il vient : Il n'est vrai que par rapport à nous que nous ne pouvons

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connaître de choses vraies que par rapport à nous. La thèse que nous affirmions est donc une thèse meurtrière d'elle-même, comme est toute thèse dans laquelle et par laquelle l'esprit veut s'imposer des bornes à lui-même. Prendrons-nous enfin la seconde alternative, et dirons-nous que cette affirmation est absolue? Alors, malgré qu'on en ait, la thèse se contredit, car cette affirmation est une connais- sance.

En résumé, si nous ne pouvons admettre la proposition de M. Re- nouvier, qu'il n'y a que des phénomènes pour la connaissance, ce n'est pas que nous la jugions fausse en elle-même, mais c'est que M. Renouvier ne considère pas toute la réalité en ne considérant que la connaissance, c'est-à-dire la connaissance réfléchie. Dans ce domaine son principe est sans doute vrai. Mais il y a dans la réalité un autre domaine, celui de la connaissance spontanée, qui porte le nom de conscience proprement dite; il y a les états de conscience purement comme états de conscience, ces états que nous sommes sans cesse successivement, et auxquels le principe phénoméniste ne peut plus s'appliquer. Le phénoménisme n'est donc pas faux, mais il n'est vrai que dans le domaine il se restreint (pourquoi?), c'est-à-dire qu'il est incomplet. Et dès qu'on le complète d'après la théorie que nous avons esquissée dans les pages précédentes, l'erreur et la con- tradiction que nous y découvrions disparaissent.

Notre théorie n'a d'ailleurs que cet avantage, puisque immédiate- ment après avoir rétabli l'existence de l'en-soi, nous le proclamons inconnaissable. Si nous nous sommes fait entendre, on aura compris que, à notre sens, nous sommes dans la vie mentale absolue précisé- ment quand un état de conscience n'est pas rattaché à ce qu'on appelle le moi. De ces états de conscience absolus, on ne peut parler, puisque le?, penser (et il le faut bien pour en parler), c'est-à-dire se les représenter, c'est s'en donner l'illusion en les défigurant, en les rendant relatifs. Que si l'on demandait encore comment nous pouvons savoir alors qu'elles existent, ces choses en soi, nous répondrons : parce que l'on constate par soi-même (car la pensée est consciente) que l'on ne pense qu'en objectivant quelque chose dans l'esprit. Ainsi la pensée elle-même, grâce à son caractère conscient, nous indique l'erreur du relativisme absolu. Elle nous révèle une erreur du même genre en ce qui concerne le monde appelé extérieur. En effet, du fait que ce monde, pour être pensé, doit devenir objet do la pensée, tous les philosophes, au moins des temps modernes, concluent que ce

260 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

n'est pas le monde en soi que nous connaissons, mais le monde dans la représentation. Cette conclusion implique que le monde a un €n soi. Eh bien, il y a une conclusion toute semblable à tirer ici. De ce que la pensée réfléchie se représente ce qu'elle pense « en dedans d'elle » comme un objet par rapport à elle, il suit que ce qu'elle pense, quand elle est pensée réfléchie, ce n'est pas l'état de conscience tel qu'il est en soi, mais tel qu'il est en elle. Et cette constatation, impli- que, comme tout à l'heure, que cet état de conscience a un en-soi, affirmation qui est d'ailleurs déjà incluse aussi dans toute pensée réfléchie comme telle, car comment pourrait-elle se connaître en tant qu'ayant quelque chose comme objet d'elle-même, si elle-même n'était en soi et en outre ne se proclamait par même exister en soi relativement à cet objet? En résumé, le fond de la pensée, et, si l'on veut son essence, la distinction d'un sujet et d'un objet, n'est autre chose que l'affirmation de l'existence en soi du sujet quoiqu'il puisse être. Puisqu'il en est ainsi, chaque état de conscience comme tel existe en soi et n existe en soi que comme iel, c'est-à-dire qu'autant qu'il n'est pas connu par ce que nous appelons notre moi.

Les développements qui précèdent nous dispenseront de nous arrêter longuement, car nous ne pourrions que nous répéter, sur une autre objection tirée d'une seconde forme de la thèse relativiste. On parle non plus d'une relation d'un état de con- science à un esprit comme d'un objet à son sujet, mais d'une relativité que l'on pourrait nommer intrinsèque aux représentations. On refuse aux partisans des choses en soi le droit d'en trouver dans les forces (mentales) particulières, dans les passions particulières, dans les idées particulières. Car, dit M. Renouvier % « il est trop manifeste que ces représentations sont relatives à d'autres du même ordre et d'ordre différent et s'évanouissent aussitôt qu'on les met à part de leurs relations ». Certes, de telles représentations sont relatives, mais pourquoi? parce qu'elles sont jugées composées. Elles sont jugées telles à un double titre : d'abord elles sont constituées de leur fond propre et de l'idée du moi (je veux, je sens, je pense), et ensuite elles sont composées avec telle ou telle idée qui les déter- mine (je veux, je sens, je pense telle chose). Il va de soi que compo- sition implique relation. Mais sans relever ici, comme nous l'avons fait plus haut, un paralogisme implicite, nous ferons simplement

1. Renouvier, Essais de critique générale, i" Essai, § XIII.

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA COiNNAISSANCE. 261

remarquer qu'un ne peut parler ici de relation que pour chaque élément du soi-disant composé artificiellement séparé par l'analyse, et non pour le composé, car celui-ci, en lui-même, c'est-à-dire quand il n'est pas réfléchi et vu composé, est simple, conscience en tant que conscience impliquant simplicité. S'il est composé, ce n'est pas pour lui-même, mais pour un autre état de conscience qui, par une illusion nécessaire, croit qu'il renferme la perception d'une chose extérieure à lui-même, en tant qu'extérieure.

D'où il suit encore une fois que tout représentatif est relatif aussi dans ce second sens, et que la thèse de M. Renouvier est juste, mais qu'il faut avoir soin de la compléter parles mots : « pour la connais- sance », en distinguant soigneusement ce terme du mot conscience. En tant que simple et primitif état de conscience, un représentatif, quelque composé et relatif que la réflexion mentale le fasse paraître ensuite, est en soi.

Singulière, la condition de l'homme, puisque, au moment il reconnaît l'existence de l'en-soi, il doit reconnaître aussi que cet en- soi lui est insaisissable. Ce Tantale sait que sa vie mentale n'est autre chose, dans ses profondeurs mystérieuses, qu'un flux incessant de choses en soi ; mais, quand il veut être et sentir un de ces absolus, il constate que c'est précisément parce qWil veut et tente que la tentative est condamnée à un inéluctable échec. Et c'est cette réalité profonde et ultime, réalité chimérique à jamais pour 1' « esprit humain », que tant de métaphysiciens ont poursuivie, ne sachant pas que leur poursuite même, leur poursuite seule, était et serait tou- jours ce qui les empêcherait de la saisir. Et, ironie qui ne peut être ironie que pour notre courte vue des choses, ces esprits, dont quelques-uns furent sublimes et s'élevèrent aux ultimes hauteurs de la pensée, s'éloignaient plus du but que l'humble pensée spontanée, non réfléchie, la pauvre pensée passive et résignée qui se laisse être ce que l'ordre éternel veut sans doute qu'elle soit, qui se laisse être absolue, mais ne le sait pas. Ne le sait pas, dis-je, et voilà précisé- ment ce qui justifie la recherche noblement infructueuse de l'esprit humain. Car, après cette recherche qui le conduit à reconnaître une limite infranchissable à sa radicale impuissance, il sait, à n'en plus douter, que la science dont il était si vain n'est qu'une chimère, une chimère qu'il a créée de son propre fonds depuis le jour où, dans l'or- gueil d'une pensée humaine, est apparue, avec l'idée d'un moi, la possibilité et ensuite la nécessité de la Réflexion. Et l'homme, qui

262 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

croyait, dans sa belle confiance ingénue, qu'il saisissait, qu'il étrei- gnait la Réalité sous les ailes puissantes et invincibles de son génie, n'étreint que le rêve de ce génie et est, au contraire, sans qu'il puisse l'apercevoir au moment même, l'éternel créé par cette Réalité même, l'incessamment constitué, dans sa profondeur intime, par la série, sans commencement ni fm ni actualité à lui saisissables, des choses en soi, des Réalités. Il n'est pas seulement agi, comme disait Male- branche, il est fait, sans pouvoir, au moment il est ce qu'il est fait, savoir ce qu'il est fait.

Si, jusqu'ici, notre exposé a été clair, nous n'aurons pas à nous arrêter longuement sur la théorie de la substance proprement dite et sur la critique qu'en fait M. Renouvier. Si aucun des représentés ni aucun des représentatifs n'est susceptible d'être considéré comme la chose en soi, il reste un parti à prendre, c'est de la déclarer sub- stratum inconnu des phénomènes, et de la nommer substance. « On a nommé, dit M. Renouvier, la chose en soi substance (de sub stare), parce qu'elle est, dit-on, sous les phénomènes; elle n'est rien qui paraisse, elle est le support de tout ce qui paraît. » Si la substance est définie : ce qui n'apparaît pas et est pourtant la RéaUté même, nous admettons la substance, et elle est pour nous, d'après ce que nous avons exposé, l'état de conscience comme tel. M. Renouvier objecte aux partisans de la substance (ce mot pris avec . la définition que nous avons citée plus haut) « leurs propres aveux ». « Premier aveu : La substance n'est connue que par son attribut. » « Second aveu : L'attribut lui-même ne se manifeste que par ses modes. » Quant aux modes, qui constituent tout ce qui est connu de la substance, leur définition même implique qu'ils ne sont pas en soi. Donc, conclut-il, « il ne reste aucun moyen de fixer comme en soi quelque chose que ce puisse être, sachant ce que c'est que cette chose* ».

Cette critique n'est une critique qu'en apparence. En somme, son langage le montre, il est sur la substance de l'avis des substantia- listes, à cette différence près que ceux-ci croient à l'existence de la substance tout en la proclamant inconnue, tandis que Renouvier n'admet que ce qui existe pour la connaissance. Dans le domaine de la connaissance proprement dite, il se tient volontairement, il n'est pas réellement l'adversaire des substantialistes, puisque la thèse

1. Renouvier, 1er Essai, § XIII.

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 263

de ces derniers est identique à la sienne ": ils divergent, c'est en ce que ses soi-disant adversaires admettent un domaine de la non- connaissance, domaine dans lequel ils affirment quelque chose et que M. Renouvier refuse de considérer. Il n'y a pas lutte sous ce rapport entre lui et eux : ils ne peuvent se combattre puisque, au moment ils pourraient peut-être se combattre, ils sont sur des terrains dif- férents, M. Renouvier refusant d'aller joindre sur le leur ceux qu'on appelle dès lors improprement ses adversaires.

La thèse du philosophe phénoméniste est ici simplement négative (nous l'examinerons ultérieurement sous le caractère positif qu'il lui a donné en faisant intervenir les Lois) : il repousse leur postulat, à savoir qu'il puisse y avoir lieu de considérer un autre domaine que celui de la connaissance proprement dite. Pour nous, qui admettons qu'il faut considérer cet autre domaine, nous admettons aussi la substance : et en cela, nous ne sommes, pas plus que les substaa- tialistes, en désaccord avec lui sur le caractère inconnaissable de la •substance : mais nous admettons aussi, conjointement, une autre thèse, indépendante de la sienne, celle de l'existence de la substance, qui n'est pas à nos yeux un simple postulat : du moins croyons- nous en avoir montré l'inéluctabilité.

Mais la thèse substantialiste contient une autre affirmation encore : la seconde partie de la définition de la substance est, d'après ce qui s. été dit p. 74 : « Ce qui est sous les phénomènes, ce qui est le sup- port de tout ce qui paraît ». Quelle position devons-nous prendre ici ?

Nos considérations précédentes, si elles sont justes, ne nous lais- sent pas le choix entre plusieurs réponses. Pour nous, le seul phéno- mène, c'est l'illusion même que nous avons signalée, résultant de la Réllexion, et seulement l'illusion en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'elle se prend pour la réalité, car en tant qu'état de con- science pur et simple, elle est en soi, n'est plus l'illusion, mais la réalité même. Il n'y a pour nous, à part celte illusion, que des choses en soi. Celle-ci est la vraie apparence, le ^aivoaevov, au sens ce terme s'oppose au mot : réalité. Le phénomène, l'illusion gît donc dans chaque étut de conscience, dans chaque chose en soi, en tant qu'elle comporte réflexion, qu'elle se crée un objet comme extérieur à elle-même, tout en croyant l'apercevoir comme il est. D'après cela, la substance sera, si l'on veut, le support dos phénomènes, ou plutôt ce qui les contient, les phénomènes étant les états (absolus) de con- science mômes, à l'état de dégradations, de chutes en perfection. Et

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ce qui cause cette dégradation, cette chute, c'est l'acte de connais- sance proprement dite. Ainsi la connaissance peut se définir : la créa- tion de rUlusion ou du phénomène (ces deux termes étant conver- tibles).

Mais il faut bien comprendre que c'est seulement en tant que com- portant objectivation (interne) que la connaissance est l'illusion. Nous disons : Quel que soit l'être qui connaît, il se fait illusion en tant qu'il croit connaître autre chose que lui-même, et lui-même au moment actuel, cette autre chose lui parût-elle interne à lui-même.

Ici le lecteur nous arrêtera peut-être par une objection que nous avons déjà abordée plus haut (p. 11 et 12) et à laquelle nous allons répondre tout au long, afin de n'y devoir plus revenir. On dira : Mais comment pouvons-nous savoir que la pensée est le jouet d'une illusion dans la connaissance? Votre thèse n'est-elle pas destructive d'elle-même? N'est-ce pas par la pensée, en tant que connaissante, que vous connaissez cela même, si votre thèse est juste, à savoir que la pensée est le jouet d'une illusion dans la connaissance?

A cette objection, nous n'avons qu'une réponse à faire et il faudra que le lecteur s'en contente : Non, car notre thèse est, en réalité, une donnée immédiate de la conscience. Cette thèse, nous ne la pré- sentons ni déductivement, ni inductivement; elle ne se prouve pas, parce qu'elle ne comporte ni la preuve, ni la nécessité d'une preuve : elle n'est au fond que la transcription de ce que déclare la conscience elle-même. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'amener le lecteur à consulter attentivement cette conscience. Pour cela, nous lui ferons remarquer que toute connaissance comme telle est une pensée qui se représente à elle-même comme ayant un objet. Prenez en effet conscience d'une connaissance (telle que celle-ci : J'ai une sensation de rouge), c'est-à-dire, après la constatation mentale spontanée (et, par suite, aveugle et, en somme, inconsciente) que vous avez une sensation de rouge, réfléchissez votre pensée même ce qui signifie : prenez réellement conscience de son contenu total (et non plus seu- lement du je) et immédiatement votre pensée se représente à elle-même comme ayant un objet. Or toute ma thèse est contenue dans cette représentation immédiate. Je ne prouve rien, absolument rien; je me borne à écouter ce que me dit la conscience : elle me dit que, quand je connais, le je (quel qu'il soit dans sa nature intime) se représente à lui-même comme ayant un objet autre (\\xq lui-même. La conscience constate ainsi que dans l'acte de connaissance le sujet

G. REMACLE. CARACTKRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 265

connaissant se nie lui-même, que tout acte de connaissance -propre- ment dite est un acte par lequel et dans lequel la pensée elle-même, c'est-à-dire le sujet, se contredit. La conscience de la connaissance, par le fait même qu'elle saisit la contradiction de la connaissance proprement dite ou spontanée, anéantit cette contradiction, puis- qu'elle la voit comme contradiction. Et c'est précisément elle qui nous permet d'échapper au scepticisme (absolu, celui-là), en détrui- sant la contradiction de la pensée connaissante au moment même et par le fait même qu'elle la révèle. Notre thèse est la simple tran- scription de la donnée de la conscience : comme celle-ci, elle nous dit de ne voir, dans la position d'un objet autre que lui, qu'une création du sujet même, de croire qu'en saisissant ce prétendu objet, le sujet n'a saisi rien d'extérieur, rien d'indépendant de lui-même. Ainsi que nous l'avons fait entendre plus haut, cette thèse se borne à signaler une erreur de même genre, que celle que les philosophes ont relevée dans ce qu'on appelle la « perception externe ». On admet universellement aujourd'hui que lorsque nous disons : « Je perçois cette maison », ce que nous percevions réellement, c'était la représentation d'une maison. De môme, quel que soit l'objet interne que le moi croie et dise saisir, percevoir, sentir, en réalité l'état de conscience qui constitue l'affirmation moi saisit alors sa représentation d'un précédent état de conscience qui est et reste extérieur à lui dans sa réalité intime et ne se trouve en lui que transformé en représen- tation, c'est-à-dire sous la forme subjective.

Ainsi le moi ne connaît pas ce qu'on appelle l'esprit ou la série des manifestés internes, ni un manifesté particulier quelconque : il ne connaît que ses représentations. Nous ne nous connaissons pas, si l'on entend par le second nous autre chose que le moi au moment strictement actuel et si l'on entend par connaître une connaissance objective. Il y a donc deux idéalismes qui s'imposent : l'idéalisme que l'on pourrait dénommer externe pour faire entendre qu'il con- cerne le monde extérieur, et l'idéalisme que nous proposons d'appeler interne pour faire entendre qu'il concerne le monde intérieur. Le second est la raison profonde du premier.

II

DU C/.RACTÈRI': GÉNl'jRAL DE LA CONNAISSANCIi OIUKCTIVE

La connaissance, le savoir, comme tels, sont dans leur principe,

266 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

avons-nous conclu, une illusion. Et pourtant nous désirons connaître et non pas seulement nous connaître, mais connaître le monde. Par nature, tous les hommes désirent savoir, dit Aristote, à la première ligne de sa Métaphysique : idée devenue si banale qu'on ne songe plus à l'analyser pour la comprendre réellement. Ce désir de con- naître, se réalisant sous différentes formes, religions, sciences, phi- losophies, a poussé l'homme et l'a soutenu à travers les siècles, malgré les éternels échecs. Ce désir, nous devons essayer de prendre conscience de sa réalité, de son intime essence. Si le but il nous conduit, quand il nous pousse à essayer de nous pénétrer nous- mêmes, est une illusion, un fantôme, qu'est-il donc quand il nous pousse à essayer de pénétrer le monde? Que désirons-nous alors en désirant connaître?

Avant d'aller plus loin, je ferai remarquer au lecteur, pour éviter toute équivoque, que je fais abstraction momentanément de la thèse exposée dans le premier chapitre et que je me place sur le terrain des adversaires de cette thèse, c'est-à-dire sur le terrain de ceux qui croient à la réalité de la connaissance proprement dite. Je par- lerai quelque temps leur langue, je supposerai que l'homme peut réellement connaître, que la science n'est pas, en tant que telle, un vain mot, et, partant de là, j'essaie simplement de me rendre compte de l'essence de ce désir de savoir. Si, au bout de cet examen, on doit reconnaître que cette recherche de la science se trouve étrangère à toute recherche de la vérité sur les choses, ce ne sera pas la faute de ma thèse (que j'oublie provisoirement), mais ce sera que la thèse de la partie adverse contient une contradiction intrin- sèque.

Et d'abord, pour déblayer le terrain, remarquons que nous n'avons pas à nous occuper ici de la connaissance objectivement cer- taine. Depuis Carnéade au moins, l'on ne peut plus sérieusement songer à trouver la certitude objective. Car, dans le domaine même de la connaissance elle peut seulement se placer, on en démontre aisément l'impossibilité. Une des démonstrations les plus simples et les plus claires est celle qu'en donne M. Delbœuf dans sa Logique : La certitude objective absolue, soutient-il, est une chimère, puis- qu'il n'y a pas de critérium absolu de certitude. En effet, le crité- rium absolu naturel serait l'objet lui-même, et « avant d'accepter un autre critérium artificiel, je dois m'assurer qu'il peut remplir le même office que l'objet; ce qui est impossible, puisque l'objet m'est

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 267

connu d'une façon incertaine * », Nous ajouterons : Connaître l'objet en tant qu'objet est impossible, parce que les motsJ« con- naître » et « objet » sont termes qui ne peuvent figurer dans une même proposition sans contradiction. L'objet connu deviendrait ipso facto une pensée, c'est-à-dire une modification du moi, un état de conscience, donc quelque chose de subjectif.

Mais si la certitude objective est une impossibilité, même aux yeux de ceux qui repousseraient certainement notre thèse de la vanité de la connaissance proprement dite, d'où vient ce désir de connaître qui est en nous? Ne serait-ce pas le désir de la certitude objective? Ou serait-ce bien ce désir et y aurait-il alors contradiction radicale entre la tendance invincible de l'esprit et la puissance de l'esprit? Il y a un problème à résoudre et l'on ne peut le résoudre qu'en analysant ce désir de connaître qui semble faire partie consti- tutionnelle de notre être.

Chacun peut facilement faire l'analyse de ce désir de connaître. Comme tout désir, il implique un manque dont l'esprit souffre. De quelle nature est ce manque ? Il peut être de deux espèces : le pre- mier produit un sentiment d'apparence spontanée et qui n'est accom- pagné d'aucun malaise ni d'aucune douleur mentale ; on l'appelle la curiosité. Il se rencontre à son degré le plus élevé dans l'enfant, et, chez l'homme mûr, à de certains moments heureux l'esprit, jouis- sant d'une sorte de tonicité sut generis, éprouvant un indéfinissable renouveau, semble appeler la connaissance. Cette curiosité traduit le besoin de donner de l'activité à un cerveau jeune et frais. Ce désir- ci est donc provoqué par le trop peu d'idées et il ouvre la période de la vie mentale qu'on peut appeler période d'acquisition. L'esprit, quel que soit ce que nous appelons ainsi, a de la force en disponi- bilité et il a hâte de l'exercer. Il n'y a rien qui ressemble à l'étude et à la connaissance entendues au sens ordinaire de recherche et possession de la vérité. L'esprit cherche son propre bien-être comme un organe pour qui l'inertie serait la mort.

Mais à cette période d'acquisition succède une période toute difTé- rente, dans laquelle apparaît non plus le désir de connaître tel que nous l'avons sommairement décrit, mais un besoin di' la véritc. Voilà une notion nouvelle et qu'il est essentiel d'éclaircir. Qu'est-ce que l'homme entend par vérité? Quel sens ce mot a-t-il réellement?

l. Dclbœuf, Logique, p. xi.

268 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Notre question est précise : nous ne cherchons pas ce qu'est la vérité en soi : cette enquête de la vérité sur la vérité constituerait un paralogisme. Nous nous demandons simplement ce que l'homme entend réellement par le mot, dans quelles circonstances il l'applique. Pour le savoir, nous ferons appel à la conscience, en essayant de saisir par elle ce qui se passe en nous, dans un cas (le cas du doute) qui, nous présentant le désir du vrai avec un grossissement particulier, nous permettra de distinguer nettement sa signification.

Constatons donc ce que l'observation intérieure nous apprend sur la nature de ce désir du vrai, dans le cas privilégié dont nous avons parlé. Ici nous n'avons pas besoin d'intervenir : l'analyse se fait d'elle-même dans la conscience et chacun peut observer ses résultats. Chacun dans sa vie mentale a passé, et plus d'une fois, par ce moment l'esprit, après avoir acquis pour satisfaire son activité propre, s'est trouvé en possession d'un certain nombre d'idées sur un sujet donné. Chacun s'est aperçu que la concurrence qui se pro- duit alors entre elles constitue une vraie lutte pour la prédominance, et elle dure, c'est un fait d'expérience personnelle, tant que les idées alliées à l'une ou à l'autre idée principale se contre-balancent, sont de force égale au point de vue de la dynamique mystérieuse de l'esprit. Les efforts réciproques (nous usons ici d'un langage méta- phorique, car nous ne voyons pas quel autre employer pour tra- duire des données de conscience évidemment insaisissables et inex- primables dans leur propre essence) des deux parties peuvent s'anéantir peu à peu sans résultat : usure qui, pour peu que la méditation se prolonge, aboutit à une sorte d'irritation intellectuelle dont le fond est une vague sensation, presque physique, de l'anéan- tissement de toute pensée sur ce sujet. C'est un sentiment d'effort pénible et vain, c'est-à-dire sans résultat approprié, et ce malaise de la pensée aboutit naturellement au désir de ne plus penser. Dans un certain nombre de cas, au contraire, une des idées principales et son cortège d'idées alliées l'emportent et le malaise cesse : l'esprit s'est décidé, et il sait que penser sur la matière qui était proposée à ses réflexions. Et il se dit alors en possession de la vérité. Le phé- nomène qui se produit alors est l'inverse de celui que nous décri- vions plus haut : c'est un règne absolu de l'idée triomphante, dont la force croît de moment en moment pendant un certain temps et qui occupe en maîtresse la conscience, comme si les idées antagonistes s'étaient totalement évanouies. On sent alors une joie profonde qui

G. REMACLE. - caractère Général de la connaissance. 269

pénètre, pour ainsi dire, tout l'esprit jusque dans ses derniers élé- ments et dont le caractère essentiel est un apaisement, un calme souverain.

Or, à n'écouter que le témoignage de la conscience (et elle seule a droit de parler ici), nous ne trouvons dans le désir du vrai tel qu'il nous apparaît ici, dans ce cas le phénomène a toute son intensité nous ne trouvons, dis-je, aucune autre tendance qu'une tendance égoïste au bien-être mental. Il n'y a rien ici de ce caractère désinté- ressé et même altruiste que l'on semble généralement lui octroyer Or SI cet état en quelque sorte aigu du désir du vrai que nous pré- sente le doute caractérisé constitue un cas privilégié la conscience nous apprend elle-même ce que nous entendons réellement par le vrai, nous n'avons cependant aucune raison de croire que ce cas pri- vilégié au point de vue de la recherche soit un cas unique, excep- twnnel et que le désir du vrai qu'il manifeste soit d'une nature diffé rente de celui qui, conscient ou subconscient, provoque en nous dans chaque cas, la recherche de la science. Qu'il y ait une diffé- rence d'intensité, soit : mais l'essence doit être la même. Par consé- quent le témoignage de la conscience nous permet dès maintenant d'écarter deux autres interprétations que l'on donne, explicitement ou non, du besoin de vérité spéculative chez l'adulte.

Il y a d'abord l'interprétation qui consiste à le représenter comme une sorte à'amour pour les choses, comme un désir de doubler leur vie en leur créant une vie dans l'esprit. Erreur séduisante, qui nous empêche de reconnaître ce qui la ferait disparaître, à savoir que, la plupart du temps, la conscience attentivement écoutée témoigne que la chose à connaître n'est pas le but de notre effort mais en est seulement la cause occasionnelle; le vrai but étant le repos et le bien-être mental. D'ailleurs, ici, il suffit de rappeler quel est rcellemenl le but avoué de la science. Tout le monde est d'accord pour proclamer que la science a pour but d'établir les lois des phé- nomènes. Connaître le mercure, par exemple, ce n'est pas le con- naître en lui-même, c'est connaître les rapports invariables qu'il assume avec le reste du Cosmos. La science ne connaît pas les essences des choses - elle s'interdit toute recherche à cet égard, mais leurs rapports. Du reste, ces rapports eux-mêmes, rien ne nous assure - tout au contraire - qu'ils ne soient pas forte- ment entachés de subjectivité. Mais à côté de l'interprétation du désir du vrai comme étant une

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forme de l'amour des choses, il y en a une autre consciente ou non peut-être plus fréquente. C'est celle qui consiste à repré- senter l'esprit, dans sa recherche de la science, comme animé du désir de dominer, d'étendre son pouvoir sur l'univers ^ Le but ultime de la science serait alors le moment l'esprit pourra dire de l'uni- vers : il est à moi. Conception qui répond parfaitement à la haute idée que l'homme a de lui-même, mais qui est en contradiction manifeste avec sa condition réelle dans le Cosmos. Et d'abord pour- quoi lui, lui seul, serait-il privilégié? Pourquoi les êtres du Cosmos seraient-ils de deux natures diverses, les uns destinés à l'hégémonie, les autres réservés à la servitude? Mais cette hypothèse, car c'est pure hypothèse, détruit l'unité du Cosmos : car il en résulte qu'il y a des êtres qui existent plus que d'autres, qui ont une réalité plus réelle que le reste. A défaut d'explication sur ce que pourrait être cette réalité plus réelle, nous ne voyons aucune raison d'admettre que l'esprit connaissant domine le monde. Tout au contraire, le moyen indiqué de cette domination, la connaissance des lois, réduit à néant cet espoir chimérique de domination. Ces mots eux-mêmes : « Connaissance des lois du Cosmos » impliquent qu'on ne pourrait rien y changer; il y a même plus : la connaissance des lois, quel- que parfaite qu'on la suppose, est incapable de faire prévoir simple- ment quel sera l'état de l'univers dans une seconde. Cette connais- sance exigerait, au préalable, outre la connaissance parfaite des lois, la connaissance complète de l'univers jusqu'au dernier atome : ce qui demanderait un esprit d'une puissance infinie. Sera-ce l'évo- lution qui amènera ce résultat? Dans un temps infini alors, c'est-à- dire jamais?

Non, le sens attribué aux mots : « dominer le monde » doit être tout autre pour être raisonnable. L'orgueil que l'homme ressent à découvrir une loi de l'univers vient de ce que, par cette découverte, il se rend inattaquable aux apparitions multiples et contradictoires des phénomènes. Il les domine alors dans ce sens qu'il n'en sera plus dominé. Sa domination est toute négative : il a virtuellement supprimé son esclavage : il n'est plus alors, que s'il le veut bien, le jouet des multiples apparences sensibles. Et qu'y a-t-il au fond de cette ataraxie aux multipHcités contradictoires du dehors? Il y a simplement une fixation infrangible (du moins au point de vue de la

1. Voir les dernières lignes de l'ouvrage de Delbœuf, la Matière brute et la Matière vivante. Voir aussi, du même auteur, le Sommeil et les Rêves.

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 271

science idéale, la seule dont nous parlions pour le moment) de l'es- prit. Désirer le vrai, c'est donc désirer perdre cette mobilité libre (apparente ou réelle) qui laisse l'esprit en butte à toutes les apparitions du dehors, à un conflit douloureux de perceptions incompatibles.

Ouvrons ici une parenthèse pour répondre brièvement à la ques- tion : Qu'est-ce qui rend possibles ces perceptions incompatibles et entrant en conflit? D'une manière générale, c'est ce caractère ori- ginal de l'esprit qu'on appelle la mémoire, ou la possibihté pour les états de conscience passés de revivre, de reparaître, comme on dit, dans la conscience. Cette reviviscence peut être spontanée : c'est même son caractère le plus fréquent, mais elle peut aussi être volon- taire : on l'appelle alors remémoration. Or l'esprit qui se souvient ou se remémore des états de conscience les compare nécessairement, comme indépendamment de sa volonté, avec les états de conscience actuels qui, quoique portant sur un objet qui semble le même, sont pourtant différents des anciens et connus tels grâce à la mémoire. En effet, toute perception étant un état de conscience considéré, dans la théorie ordinaire de la connaissance la seule au point de vue de laquelle je me place maintenant, comme je l'ai dit, comme représentatif d'un objet et comme le produit de deux facteurs, l'objet externe et le moi, toutes les probabilités tirées de l'expérience sont pour que, à des moment différents de la durée (en toute rigueur : quelque rapprochés qu'on les prenne), l'un des deux facteurs ou tous les deux aient varié en quelque chose et pour que, par conséquent, leur produit, l'état de conscience, ait varié aussi. D'où l'on voit que c'est une sorte de nécessité humaine que ces multiples apparences d'un objet (réputé cependant le même et nommé d'un seul nom), apparences diverses, au moins, quand elles ne sont pas contra- dictoires. Et ces multiples apparences diverses, soit par une sorte de mouvement naturel à l'esprit, soit quelquefois par un effort à demi volontaire, se trouvent évoquées à propos d'une d'entre elles, actuelle et vive, et peuvent lui devenir simultanées (au moins le paraître) de successives qu'elles furent à l'origine. Mais telle est la constitution mystérieuse de l'esprit que cette coexistence entraîne nécessairement une comparaison et un conflit, qui trouble l'équi- libre et cause un malaise sut generh. Delà, pour l'esprit, la nécessité d'acquérir la science, c'est-à-dire de se créer, par le moyen d'asso- ciations stables d'idées, une protection contre les perturbations qui pourraient être apportées à son bien-être et qui, si elles n'étaient

272 IIEVUK l)K MKTAPIIYSIQllK ET DE MORALE.

arrêtées, finiraient par amener sa deslriiction. D'où il suit que ce qui rend la science indispensable h l'homme, c'est que son esprit a la propriété de mémoire, car sans elle pas de diversité, sentie ou connue, des apparences, pas de conflit de celles-ci, pas de besoin de protection par conséquent. Ce qui rend la science nécessaire à l'homme, c'est donc précisément ce qui, d'autre part, la lui rend possible aussi, la mémoire.

Reprenons notre exposé. Ce que nous avons dit du désir du vrai est corroboré par l'observation que chacun peut faire de ce qui se passe en lui dans l'acte de connaissance. En effet, quand je cherche à savoir d'une connaissance objective, je constate par la conscience que je cherche simplement à créer une association d'idées, sinon indissoluble, du moins très constante. Quand je cherche, par exem- ple, à savoir ce que c'est que le livre qui se trouve devant moi, j'ai en vue uniquement de créer, uni à l'état mental : livre, un autre état juoulal ou un groupe d'états, assuré de la durée et qu'on appelle la détinition du livre. Mais que le mot définition ne nous trompe pas : en vérité je ne cherche pas à savoir ce qu'est le livre, je cherche à unir il un état de conscience donné un ou d'autres états de con- science tels théoriquement que, quels que puissent être dans l'avenir les autres états qui informeront ma conscience, ils ne parviennent jamais à ébranler ni à rompre l'association que j'aurai formée entre livre et l'état ou les états de conscience que ma recherche aura créés.

Nous croyons donc pouvoir, dés à présent, poser, d'une manière générale, que la connaissance dite objective d'une chose est simple- ment la création d'une association durable entre l'idée d'une chose et telles ou telles autres idées.

1\^ la dofiniliou donnée ci-dessus de la connaissance, il résulte i}uo la vérité, au point de vue de l'homme, est subjective et provi- soire : provisoire, parce que l'association créée ne peut jamais être assurée de l'éterni'é. ni même de la constance durant la vie d'un même esprit: et d'ailleurs Thistoire des religions, des sciences et des philosophies le démontre suffisamment. Subjective, ajoutions- nous, mais ceci demande explication.

La connaissance ne peut chercher à atteindre l'externe : l'aveu en est fait même par ceux qui croient que la connaissance n'est pas une illusion et sur le terrain desquels nous nous sommes placés dans ce chapitre. Ils l'avouent parce que l'on a démontré depuis longtemps

G. REMACLE. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 273

que la prétention serait contradictoire. Cependant, objectera-t-on, on distingue, et la distinction est très claire, une vérité objective et une vérité subjective : c'est une constatation de fait. Nous ne la nions pas, et cette distinction, nous la maintenons, toujours en nous mettant au point de vue de la thèse qui n'est pas la nôtre, la thèse de la Réalité de la connaissance. Voici comment : les mots « vérité objective » n'ont pas de sens si l'on entend par un accord entre un état de conscience actuel et une chose ou un événement « exté- rieur ». Ils n'ont de sens que si I' « objectif », 1' « extérieur » désignent non une chose externe à l'esprit, mais une représentation (ce mot pris dans le sens le plus compréhensif) externe à Vesprii au moment actuel, une représentation qui apparaîtra dans l'esprit à tout autre moment de la durée que ce soit. La vérité objective, c'est donc l'accord de l'esprit du moment actuel avec l'esprit d'un moment quelconque futur, sur un point donné. C'est ce qui la distingue de la vérité subjective qui est l'accord d"une pensée avec elle-même, c'est-à-dire un état de conscience non contradictoire, ou, en d'autres termes, l'accord de l'esprit du moment actuel avec lui-même à ce même moment ou au moment immédiatement subséquent (quand la pensée se réfléchit sur elle-même). Tel est le jugement : je sens du froid. Quand donc une connaissance sera-t-elle dite subjective, quand objective? Une connaissance étant Une association créée entre une idée et une ou plusieurs autres, la connaissance sera subjective quand cette association sera simplement d'accord avec elle-même, c'est-à-dire ne sera pas contradictoire ; et la connaissance sera objective quand l'association créée entre des états de conscience donnés sera d'accord avec le reste du contenu actuel de l'esprit et avec le contenu futur de l'esprit. On voit par (soit dit en passant) que la connaissance objective comporte toujours comme élément essentiel un acte de foi, une prévision. Par le fait même, elle com- porte toujours, comme les stoïciens l'avaient vu, un consentement donné par l'esprit. Ces conclusions qui résultent uniquement, croyons-nous, de l'observation sincère, par la conscience, de l'état est l'esprit quand il connaît, suffisent à montrer que la connais- sance n'est pas, comme le croyait l'ancienne psychologie, une con- templation passive, mais un acte du sujet, quel que soit ce que nous appelons sujet. Une sensation, une perception, une représentation ne sont pas je ne sais quels décalques de je ne sais quel « exté- rieur », ce sont choses sur generis, ne représentant qu'elles-mêmes. TOME I. 1893. 19

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Poussons un peu plus loin, toujours clans l'hypothèse de la réalité de la connaissance (ici, évidemment, de la connaissance propre- ment dite de l'esprit par lui-même, puisque nous venons de repousser la connaissance objective), notre analyse ou plutôt notre observa- tion par la conscience. D'après ce que nous avons exposé, on voit que la connaissance dite objective est constituée par un double état de conscience. Elle comporte : l'état de conscience actuel (asso- ciation d'idées ou de représentations constituant un jugement); un état de conscience concomitant ou immédiatement uni, affir- mant la possibilité de la répétition indéfinie de cette association sans obstacles durables. Ce second état de conscience, qui n'est pas un état à proprement parler, mais un acte de foi, consiste à placer le premier état en dehors du temps et du changement, dont le temps est le signe abstrait. En d'autres termes, la connaissance dite objec- tive est une association d'états de conscience, fixée : elle représente, si l'on veut, un état du moi qui a atteint son point final d'évolution et est arrivé à la fixation, s'est mis en dehors des influences que d'autres états du moi (sensations, perceptions, représentations, émo- tions, etc.) pourront exercer sur lui. En tant qu'il connaît d'une connaissance appelée objective, le moi a perdu, relativement à la matière de cette connaissance, sa liberté (apparente ou réelle) de changement.

Cette dernière remarque nous permet d'apporter une plus grande précision à l'idée de la connaissance objective et d'énoncer cette définition, d'une rigueur que nous croyons satisfaisante : la con- naissance objective est la création d'un type pour la formation des associations futures sur un point donné. Ce type a pour fin et pour effet que, à l'apparition dans la conscience du premier terme d'une association (qui avait déjà été formée antérieurement), se présentera nécessairement, immédiatement, à l'exclusion de tout autre, un certain second terme déterminé et prévisible. La connaissance est donc, à ce point de vue, une loi des événements du monde mental. Ainsi s'explique d'abord la prévision qui est un des caractères de la science et ensuite un autre caractère de celle-ci, qui rend possible le premier, à savoir l'affirmation des lois.

Car, et ceci est une nouvelle confirmation de la thèse générale de ce chapitre, on ne reconnaît pas, remarquons-le, de science de l'in- dividuel. Or, si le vrai objectif est quelque chose, et quelque chose d'accessible à l'homme, posséder la vérité sur un objet individuel

G. REMACLE. CARACTKKE GÉNÉRAL DE LA CONNAISSANCE. 27S

est aussi bien une connaissance, une science, que posséder une vérité d'ordre universel. Il y a seulement différence d'extension ou de degré, non de nature. Car « vrai » ne comporte en soi que détermination qualitative et non quantitative. Pourquoi donc refuse- t-on le nom de science à une connaissance ne portant que sur l'in- dividu? Parce que ce n'est pas le vrai objectif que Ton cherche réel- lement, mais bien une protection pour l'esprit contre les perturba- tions externes possibles. Or il est clair que la connaissance de l'in- dividuel ne prémunit que contre la perturbation que peut apporter cet individuel; mais contre toutes les perturbations possibles des objets analogues à cet individuel, l'esprit reste alors désarmé. Or une protection fragmentaire n'est pas une protection. Celle-ci, on ne la recherche que complète : et c'est pour ce motif qu'on n'admet pas de science de l'individuel.

Et ces lois affirmées sont, par une extériorisation qui semble constitutive de l'esprit, affirmées des « objets extérieurs » alors que, tout comme la prévision, elles ne portent et ne peuvent porter que sur les événements internes de l'esprit *. La science a son siège, son

1. Cette affirmation est et a toujours semblé si paradoxale que de très bons esprits, après en avoir avancé toutes les prémisses, au moment d'arriver à celle conclusion, tournent le dos à la logique et accordent à l'homme la con- naissance de « Lois physiques ».Tcl M.Rabier en son Traité de pstjc/iolof/ie. 11 recon- naît (p. 28) qu'il n'y a pas, pour nous, à parler rigoureusement, de phénomènes physiques et physiologiques. 11 n'y a, il ne peut y avoir que des phénomènes psychologiques. Et cependant, à la page suivante, il déclare que les lois que cherche la physique « ne sont pas des lois psychologiques, mais bien des lois physiques traduites en termes psychologiques » (p. 29). Pour le pi'ouvcr, il prend comme exemple cette loi : L'eau portée <-i 100" entre en ébullilion. Il reconnaît que tous les termes de cette loi sont psychologiques, car c'est lui (|ui parle il est impossible de se représenter l'eau, sa température, le phénomène de l'ébullition, autrement que par des sensations ou des images de sensalions. Pourtant cette loi, assure-t-il, n'est point une loi de phénomènes psychologiques; car les phénomènes psychologiques dont elle énonce le rapport ne sont pas, en tant (|ue tels, nécessairement liés. Il n'y a en cITct, au moment oii la tem- pérature de l'eau atteint les 100", qu'à détourner la tôle ou qu'à fermer les yeux, et les phénomènes psychologiques qui sont pour nous l'ébullition ne se produiront pas » (p. 20). Arrêtons ici la citation pour nous demander ce que, à le bien prendre, signifie cette dernière phrase. De deux choses l'une, ou vous détournez la tête au moment l'eau atteint moins que 100», 99'',9 par exemple, et alors la non-production du phénomène ne (trouve rien, puisiiue l'ébullition ne peut pas se produire alors ou bien vous détournez la tête au moment oii l'eau atteint exactement 100" et alors il est déjà trop tard, vous avez voir ipso l'ado l'ébullition moins de supposer le cas tout spécial —où d'ailleurs la loi n'est plus vraie d'une eau chauiréc en vase clos). Mais laissons ce moyen de réfuter l'auteur : la loi en (jueslion constitue en somme un jugement analytique. Faisons abstraction de ce défaut et considérons la manière de rai- sonner en elle-même. Achevons la citation interrompue : » Prise comme loi psychologique, c'est-à-dire comme énonçant un rapport nécessaire entre lesphé-

276 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

objet et sa fin dans l'esprit senl. Et c'est une illusion complète que de parler d'une connaissance qui serait par essence une sorte de réflexion des choses « externes » dans l'esprit, comme dans un miroir. Nous ne connaissons, répétons-le, et ne pouvons connaître que nous-mêmes, et cela par la conscience : les choses qu'elle nous apprend ne sont rien de plus que les propres états, modifications et "actes de toute espèce, de ce que nous appelons l'esprit ou le moi.

Telle est, croyons-nous, la conclusion à laquelle mène un examen sincère de ce que l'homme appelle connaissance objective. Au début de ce chapitre, une question se posait à nous en ces termes : si la connaissance proprement dite du représentatif comme tel n'a aucun rapport avec la réalité, le désir de la connaissance objective, qu'est- il? Nous avons reconnu que lui aussi reste étranger à toute recherche de la réalité en tant que telle. Abordant alors l'examen de la con- naissance « objective » en elle-même et admettant provisoirement le sens qu'on y attache comme le sens réel, nous avons conclu qu'elle ne porte aucunement sur une réalité objective, mais qu'elle se réduit purement et simplement à la connaissance des représenta- tions comme telles et de leurs rapports. Cette réduction nous permet déjuger de sa valeur : dans le premier chapitre nous avons essayé de montrer ce qu'est une telle connaissance : nous avons conclu qu'elle est l'illusion. La connaissance dite objective est donc, si l'on peut dire, une illusion au second degré, l'illusion d'une illusion.

Toutefois cette dernière conclusion ne doit pas conduire à rejeter radicalement la science. Si l'on a bien compris les développements

nomènes psychologiques qui y entrent comme termes, cette loi serait donc fausse » (p. 29). Or ce raisonnement ne nous semble en rien prouver ce que l'au- teur avance. Au contraire, les phénomènes psychologiques dont elle énonce le rapport sont, en tant que tels, nécessairement liés parce que évidemment, dans la loi exprimée en termes psychologiques (si j'ai la sensation d'une eau à 100" j'aurai la sensation d'ébullition), on sous-entend cette proposition : « les condi- tions restant les mêmes de l'instant pénultième à l'instant final ». Cette propo- sition est sous-entendue même dans la loi considérée comme physique, car elle signifie : « L'eau portée à 100" entre, si les conditions restent les mêmes, en ébuUition ». Sinon, qu'est-ce qui m'empêcherait de soutenir, à propos de la loi considérée comme physique, la même affirmation que .M. Rabier soutient à propos de cette loi exprimée en termes psychologiques, à savoir, que, non plus, les phénomènes physiques, dont elle énonce le rapport, ne sont pas, en tant que tels, rigoureusement liés : il n'y a, pourrais-je dire, au moment la température de l'eau est sur le point d'atteindre 100", qu'à la renverser ou à y jeter un corps froid, etc., pour que l'ébullilion ne se produise pas. Il ne nous reste qu'à conclure que la loi n'est pas seulement « la traduction ou l'expres- sion en termes psychologiques d'une loi physique » (Rabier, p. 29), mais qu'elle -est simplement une loi psychologique. 1

G. REMACLE. CAHACTÈRE GÉISKRAL l)K LA CONNAISSANCE. 277

précédents, les « sciences » ne sont que des parties d'une psycho- logie, c'est-à-dire d'un tableau des états de conscience par lesquels passe ou peut théoriquement passer le moi; en d'autres termes, le tableau des lois qui président actuellement ou pourront présider un jour à la* formation des associations qui constituent la vie représen- tative. Nous ajouterons, quitte à développer plus tard ce point, que, du point de vue nous nous plaçons maintenant, la science appa- raît, en tant que science même, comme une morale puisque la seule fin de la connaissance dite scientifique et objective est le bien-être intellectuel résultant d'une ataraxie à l'égard des influences pertur- batrices des apparences diverses et contradictoires. En complétant par cette donnée notre définition de la science qui est ainsi rétablie, mais avec un autre rôle, nous dirons : La science, en général, est le tableau des lois que doit suivre l'esprit dans la formation de ses associations, s'il veut trouver son propre bien-être qui consiste dans la fixation d'un équilibre des idées.

Ainsi la science elle-même est le remède au mal que fit le désir de la science. Comme nous l'avons exposé dans le premier chapitre, la première erreur de la pensée fut la position d'un objet (interne ou externe) autre qu'elle-même. De cette position d'un objet, de cette création de la représentation, interne ou externe, résulta inévita- blement la multiplicité des représentations, multiplicité qui, tout aussi nécessairement, s'accompagna d'un conflit. L'être pensant, ou ce que la nécessité du langage nous fait nommer ainsi, sentit alors la souff'rance intellectuelle jusqu'alors inconnue et il rechercha ce qu'il nomma la vérité dont l'idée apparaît alors pour la pre- mière fois et qui n'est en soi autre chose que le moyen de mettre fin à son malaise, à sa souffrance, De ce travail acharné que l'homme poursuit de siècle en siècle afin de connaître, c'est-à-dire afin d'arriver à la science totale et immuable qui sera la répara- tion de la faute première de la pensée, la position d'un objet. Ce sera la réparation en ce sens que l'esprit aura supprimé la souffrance, résultat de la faute. Et cette souffrance, il l'aura supprimée, il l'aura rachetée au prix d'une soufl'rance prolongée depuis des siècles.

III

qu'est-ce que la véiutable science? Nous croyons avoir montré que ni la connaissance dite objective,

278 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ni la connaissance dite subjective n'ont en soi de rapport avec la possession de la vérité et que la réalité est hors de leurs prises. La seconde de ces thèses est la seule qui puisse paraître paradoxale : qu'y a-t-il, en effet, dira-t-on, de plus certain et de plus immédiat que la connaissance de l'esprit par lui-même? La psychologie intro- spective d'abord a prétendu à la vérité (immédiate); la psychologie dite scientifique y prétend de nos jours. La psychologie introspec- tive est entachée de l'illusion que nous avons signalée dans le pre- mier chapitre; quant à l'autre, elle est victime de la double illusion que nous avons relevée dans la connaissance objective, précisément parce qu'elle prétend être une psychologie scientifique.

Qu'est-ce, en effet, qu'une semblable psychologie? C'est tel est l'idéal visé un système de lois ayant la certitude et l'universalité des lois « physiques ». Mais ces lois physiques, que sont-elles donc au fond? Une création de l'esprit dans leur contenu et dans leur forme. Expliquons-nous : après ce que nous avons dit jusqu'ici, l'ex- plication sera courte.

D'abord il est illogique de chercher à donner à la psychologie le caractère des sciences, précisément parce que, tant que la psycho- logie n'est point faite (ici nous supposons, pour la discussion, cette science réahsable), je ne sais pas s'il y a des sciences et surtout je ne sais pas quelle est leur valeur. C'est à la psychologie, au con- traire, de m'éclairer sur la valeur des lois et sur l'idée de loi phy- sique. Il n'est plus aujourd'hui de philosophie sérieuse possible (et, partant, de science possible) qui ne repose sur une psychologie préa- lable.

Nous croyons avoir montré, dans le chapitre précédent, l'origine de notre besoin de « rechercher les lois externes ». Nous avons vu que ce que nous cherchions en effet, c'était à créer des types d'as- sociation mentale, c'est-à-dire des lois auxquelles les phénomènes mentaux qui apparaîtront à la conscience devront se soumettre pour que nous éprouvions le bien-être mental. L'idée de loi physique relève donc du domaine du bonheur et non du domaine du vrai en tant que vrai. Je ne sais pas s'il y a des lois; ce que je sais, c'est que je cherche à en établir, à en créer dans mon monde intérieur parce que je sens ou parce que j'ai reconnu que mon bien-être mental en dépendait. Et quand alors, passant du domaine du bien-être à celui du vrai, j'affirme que ces lois (mentales) sont des lois physi- ques, je suis dupe d'une illusion que je crée moi-même et en

G. REMACLE. - CARACTÈRE GÉMÉRAL DE LA CON.XAISSANCE. 279

tous points semblable à celle de l'extériorisation des sensations. C'est donc une erreur capitale que de chercher pour la psycho- logie un modèle à imiter dans ce qu'on appelle les sciences physi- ques. Nous sommes ici au point de départ de tout, devant une science (si on veut l'appeler ainsi) qui est suzeraine de toutes les sciences. Et vouloir rendre la psychologie scientifique, c'est détruire la vraie psychologie et lui donner un objet vraiment externe comme aux sciences physiques.

Que ce soit bien la meurtrière déformation que lui innio-ent tous les psychologues, même les plus grands, c'est ce dont on ne peut douter quand on considère non pas même leur méthode et les moyens de preuve qu'ils emploient, mais seulement le but dernier qu'ils pour- suivent. Des psychologues comme Spencer {Principes de psycho- logie) et Taine [de V Intelligence) cherchent à réduire les sensations et même tous les états psychologiques à l'unité. Or, manifestement, il ne leur est possible, je ne dis pas d'atteindre, mais même de chercher à atteindre ce but que si les différences spécifiques des sensations (limitons la question aux sensations) peuvent être, en tant que telles, de pures apparences, c'est-à-dire s'il peut n'être plus vrai que, pour les états psychologiques, m^ est percipi. M. Rabier, dans sa Psgchologie, montre très bien la contradiction fondamentale de leur théorie : « Nul ne peut nier, dit-il', que les sensations ne soient plusieurs et que les différences qui les séparent n'existent en réalité, car les sensations apparaissent comme distinctes à la con- science. Kt l'on ne peut ici distinguer l'apparence de la réalité puisque c'est de cet être apparent, de cette conscience même et pas d'autre chose que nous parlons. » Certes la remarque est très juste, mais d'où provient celte incroyable erreur? De ce que, pour ces psychologues, cet « être apparent » n'est plus l'être lui-même tel qu'il s'apparaît à lui-même : c'est qu'ils le considèrent comme exté- rieur à autre cliose, à savoir à leur moi rélléchissant et observant de penseurs : dés lors il peut être une pure apparence dénuée de réalité intrinsèque, comme telle étendue colorée que l'on croit per- cevoir hors de soi. C'est qu'ils ont voulu constituer la psychologie comme science : pour donner un « objet » à leur science, ils ont objectivé ce qui ne pouvait l'être et par l'ont non seulement défi- guré, mais "éellcment anéanti, car c'est vraiment anéantir une chose

1. Rabier, Psychologie, p. 126.

280 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

réelle que de la transformer en quelque chose qui puisse ne pas être objectivement réel.

Si la psychologie dénommée scientifique ne peut être reçue à titre de vérité, il en est de même de l'ancienne psychologie introspective qui, par son erreur fondamentale, apparaît comme la mère de la psychologie moderne. La méthode introspective aboutit à mettre en présence un objet et un sujet, à transformer le sujet en objet à con- naître et que ipso facto on ne pourrait plus réellement connaître tel qu'il est puisqu'il serait devenu extérieur au sujet connaissant. Ce point a été longuement exposé dans le premier chapitre. Cette mé- thode, en résumé, aboutit comme l'autre, dont elle est au fond un des principes, à faire de la psychologie une science qui n'est plus la vraie science, mais qui est, comme chacune des « sciences » physi- ques, la création de types d'association mentale ayant alors pour fonction de réaliser le bien-être mental non plus contre les pertur- bations d'un dehors peut-être réel, mais contre les perturbations d'un dehors qui, primitivement, n'était pas réel, qui n'était pas un dehors, mais que l'on s'est créé en dedans de soi en imitant illogi- quement les « sciences physiques », en cédant à une objectivation qui, au fond, n'est interne que de nom.

Psychologie scientifique et psychologie introspective ne sont donc que les fantômes de la vraie psychologie : ce ne sont que des physi- ques, aussi illusoires que l'autre, c'est-à-dire aussi étrangères à la réalité et constituant, au même titre qu'elle, un ensemble de règles pour trouver l'équilibre mental contre les perturbations du dehors (avec cette différence purement formelle qne, dans ce cas-ci, le dehors a été originairement un dedans).

La psychologie réelle, ce qui constitue vraiment la science, ne peut suivre qu'une seule méthode, celle qui s'appellerait (s'il lui faut un nom) « conscientielle » : c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin d'être faite, qu'elle se fait toute seule et que la faire serait en réa- lité la « défaire » : elle est constituée par la vie même de chaque instant de la conscience, et de la conscience comme purement telle, même chez le dernier des êtres doués de conscience.

G. Remacle,

Professeur de rhétorique à l'Alhénée royal de Hasselt.

NOTES CRITIQUES

DEUX MANUELS DE PHILOSOPHIE PHTOMCIEANE

I. - Théox de Smyrne, trad J. Dnpuis : Exposition des connaissances mathéma-

tiques utiles pour la lecture de Platon, l vol. Je xxviii-403 pa<'es

Paris, Hachetle, 1892. ° '

II. Ch. Bénard : Platon, sa philosophie, précédé d'un aperçu de sa vie et de ses

écrits. \ vol. de viii-543 pages, Paris, F. Alcan, 1892.

Nous ne trouvons à signaler, en France, que deux publications récentes se rapportant a la philosophie grecque en général, à la philosophie pla- tonicienne en particulier. M. J. Dupuis a publié et traduit en français pour la première fois l'ouvrage de Théon de Smyrne intitulé E.rpo^ihon des connaissances mathématiques utiles à la lecture de Platon. M Bénard donne un gros volume sous le litre de Platon, sa philosophie, précédée dune élude sur sa vie et ses écrits. On s'étonne un peu de voir que la phi- losophie grecque ne semble pas exciter une curiosité plus passionnée. Que 1 on compare les problèmes posés et discutés par Zenon d'Elée par Platon et par Aristote : rapport du continu et du discontinu, de Tidée et du phénomène, de l'acte et de la puissance, à ceux qu'agitent Des- cartes, Spinosa et Malebranche : rapports de la pensée et de l'étendue de la volonté et de l'entendement, lesquels présentent le caractère le plus frappant de vérité et d'éternité? et n'est-ce pas la gloire des philosophes post-kantiens d'avoir découvert à nouveau les sources vives de la spécula- tion grecque?

" Dans la crainte, écrit Théon de Smyrne, que ceux qui n'ont pas eu la possibilité de cultiver les mathématiques et qui désirent néanmoins con- naître les écrits de Platon se voient forcés d y renoncer, nous donnerons ICI un sommaire et un résumé des théorèmes nécessaires, et les plus indis- pensables à ceux qui étudient Platon, sur l'arithmétique, la musique, la géométrie, la stéréométrie et l'astronomie. >, (P. 2.) - « Nous désirons déclare de son côté M. Bénar-d, que l'on ne se méprenne pas sur le carac- tère et le but de ce travail.... Ce livre s'adresse non aux savants et aux erudits de profession, mais au public éclairé, désireux de connaître dans son ensemble et ses parties principales la philosophie platonicienne . I a

282 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

philosophie platonicienne,... sur ce qui, en définitive, intéresse véritable- ment le lecteur ordinaire, peut être exposée, appréciée, mise à la portée de tout esprit sérieux, convenablement instruit, au courant des matières et de la langue philosophiques. » (P. 8.) Nous sommes donc en présence de deux manuels composés à des points de vue très différents, par deux « professeurs de philosophie » que séparent l'un de l'autre dix-sept siècles écoulés. Nous voudrions examiner, par l'étude successive des deux manuels, de quel profit ils peuvent nous être, l'un et l'autre, dans l'étude de la doctrine de Platon.

1

M. J. Dupuis a entouré sa traduction d'une préface dans laquelle il nous donne les rares conjectures que l'on peut faire sur l'époque vécut Théon de Smyrne (antérieur à Ptolémée, postérieur à Thrasylle, il dut probable- ment vivre au u'' siècle), d'une table alphabétique des noms propres et des noms techniques contenus dans l'ouvrage, de notes, d'un index des mots grecs et d'un index des mots français qui se trouvent dans le texte de Théon et ne se trouvent pas dans les dictionnaires ; et d'un épilogue M. J. Dupuis donne son opinion « définitive )> sur le nombre géométrique de Platon. La traduction est généralement bonne, nous aurons occasion ■"^ cependant d'y introduire une ou deux corrections. Observons d'abord avant de nous engager dans l'examen des différentes parties qui nous restent de l'œuvre de Théon : arithmétique, musique, astronomie que Théon n'est pas précisément, comme le titre pourrait le faire croire, un « platonicien ». Non seulement il vit plus de quatre cents ans après Platon^ et nous devons nous garder de prendre pour platoniciennes toutes les. théories pythagoriciennes exposées dans son livre, mais encore nous trou- vons, dans le manuel de mathématiques, bien des opinions péripatéti- ciennes, diamétralement opposées à l'esprit du platonisme. V Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon est une compilation précieuse, parce qu'elle nous renseigne sur l'esprit et les méthodes de la science grecque, mais parfois trompeuse, parce qu'elle a été écrite à une époque d'aff'aiblissement de la pensée spéculative et de syncrétisme scientifique.

Arithmétique. C'est la première partie et, au point de vue scientifique,^ la plus parfaite, de l'ouvrage de Théon. Mais elle s'ouvre par une théorie de l'unité, déjà nous rencontrons cette dangereuse confusion d'éléments pythagoriciens et aristotéliciens. « L'unité ((xovâç) est le principe de toutes choses, et ce qu'il y a de plus dominant, c'est d'elle que tout émane et elle n'émane de rien. Elle est indivisible et elle est toute en puissance. Elle est immuable et ne sort jamais de sa propre nature (t% a-jTf,ç çûo-cw?) par la multiplication (1 x 1 = 1). C'est en elle que demeure tout ce qui est intelligible et ne peut être engendré : la nature des idées, Dieu lui-même, l'àme, le beau et le bon, et toute essence intelligible, telle que la beauté elle-même, la justice elle-même, l'égalité elle-même : car nous concevons

E. iiALÉVY. _ Deux manuels de philosophie platonicienne. 283

(P 60.) Cette defin.t.on de l'unité fait partie d'une exposition de la théo <: pylhagonc.enne de la tétrade et de la décade. - Voyez de même fn 7n comment ïhéon nous fait assister à la génération des nombreTl" riux d.agonaux. .< Comme l'unité est le principe de toutes les figures selon la ra.son suprême et génératrice (..sp.a.-.ôv U.o.), terme stoïcL,), de même aussi le rapport de la diagonale et du côté se trouve dans l'unité- H laut que lun.te, principe de tout, soit en puissance U^.iu..A, le côlé'et la diagonale. >, _ Mais à côté de ces théories, quoi de plus co'ntifre a Is rU du platonisme, quoi de plus péripatéticien, que cette distinction delà monade et ae lun ((.ovà, - èv) : « La monade est lidée intelligible de l'un, qui est ndivis.ble; nous appelons un ce qui existe en soi U.o' éa..ô; dans le chose sensibles, comme un cheval, un homme. .. (P. 31.)

Or si nous rejetons, comme non platonicienne, cette théorie de la réalité sensible, conçue comme unité concrète et absolue (xaO' i«u.ô), pouvons- nous re temr, par contre, comme d'origine platonicienne, la divinisation de 1 un mathématique? _ Platon lui-même nous l'interdit, puisqu'il a consacré un dialogue tout entier, le Parménide, à la critique de l'idée d'être et plus exactement de 1 idée de l'un conçu comme existence substantielle. _ Si je dis : K 1 un est », il faut que l'un ne cesse pas d'être un, parce qu'il est posé comme existant. Je puis par conséquent dire : « l'un est », mais je n'ai pas le droit de dire : « 1 un est ceci ou cela », car l'un cesserait d'être un; mais alors 1 être que j'affirme de l'un est un être nu. dépouillé de toute qualill! cation, identique au non-être. Dire : « l'un est », c'est dire : « l'un n'est pas ' » - Essayons donc, pour échapper à cette contradiction, de reprendre par un autre côte 1 examen de la proposition. Si la proposition : « l'un est » a un sens, elle doit vouloir dire qu'au sujet « l'un, » je puis ajouter « l'être » comme un attribut distinct de ce sujet. Mais alors la proposition « l'un est » dédouble 1 un; et il sera facile de montrer, par une nouvelle déduction que a proposition « l'un est » imphque la nécessité d'affirmer de l'un 'tous les attributs, même contradictoires, et d'en nier cependant tous les attributs" même 1 unité. Si l'un est, l'un cesse d'être un K - En résumé, Cêlre ne peu! pas servir à'attnbul dans une proposition logique. - l'ourrai-je donc prendre 1 être comme wjct logique'? Mais l'être comme sujet logique c'est la chose sensible, la substance des qualités sensibles - et la propo'^^ition « 1 htre est », entendue de la substance sensible, est aussi contra.licloire que cette autre proposition : « l'un est ». En effet l'être sera à la fois ce dnut tout safhrme, puisqu'il sera conçu comme le sujet de mes affirmations et ce dont rien ne s'aUirme, puisqu'il sera conçu comme quelque chose qui sub- siste indépendamment de mes actes d'affirmation, comme ce .,ui reste abstraction faite de tous les attributs qui en sont animiés : première con- ' tradiction. De plus l'être sera tel que, de lui, dans le mémo instant, des allirinalions contradictoires vaudront également : un d.i,,i, i.icniiquc en tant que doigt, c'est-à-dire en tant que sujet d'une proposition logique, est

d. Parménide, 137 b-142 b, 2. IhitL, 142 b-157 b.

284 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

contradictoire, à la fois un et multiple, grand et petit, lorsqu'il est décom- posé en attributs, en éléments intelligibles *. Socrate, grand par rapport à Théodore, est petit par rapport à Théétète, grand l'an passé par rapport à Théétète, il est petit cette année par rapport au même Théétète, quoiqu'il soit, absolument et comme être substantiel, reste identique à lui-même ^. Donc l'être, pris comme sujet, est contradictoire. Si donc la philosophie ne peut traiter de l'être ni comme sujet, ni comme attribut, il reste qu'elle renonce absolument à traiter de l'être, qu'elle renonce à être une théorie de l'être pour devenir une théorie de l'idée. I/étre (to ô'v, Théétète) sera désormais, purement et simplement, l'unité logique, l'identité, l'adéquation de l'idée (tb a-jxô, Sophiste). Le point de vue de l'attribut est substitué par Platon au point de vue du sujet. De Sorratc, pour reprendre l'exemple cité tout à l'heure, on ne peut rien affirmer absolument : l'absolu n'est pas un être, une substance, un sujet. Mais on peut, à propos de Socrate, réalité individuelle et sensible, considérer abstraitement, ou, dans un nouveau sens, absolument, l'attribut même de grandeur qui en est affirmé. L'attribut de grandeur ne peut jamais être pensé que par rapport à l'attribut de peti- tesse. L'idée de grandeur est l'idée d'une relation, l'idée du grand en fonc- tion du petit. L'absolu est une idée, une relation. L'office du philosophe est de dresser une table des idées, des formes nécessaires de nos affirmations de faire, en un mot, une doctrine de la science. On conçoit dès lors de quel secours un ouvrage du genre de celui de Théon de Smyrne peut nous être, si nous désirons pénétrer dans le détail de la théorie platoni- cienne des idées.

L'arithmétique, dans ce système des idées, dans cette dialectique, va- t-elle constituer le premier moment? Pour se convaincre que non, il suffit de se reporter à la définition même de la monade, ou unité, telle que nous la trouvons chez Théon. « L'unité est immuable, elle ne sort jamais de l'iden- tité de sa nature (ty^ç aÙTT,; çûaEw;, M. J. Dupuis traduit : de sa propre nature); .... C'est en elle que demeure tout ce qui est intelligible,... car nous con- cevons chacune de ces choses comme étant une et comme existant par elle-même. » En d'autres termes, l'unité vraiment première, ce n'est pas l'unité numérique, mais l'unité logique, l'harmonie interne des éléments de l'idée, l'identité de l'idée avec soi-même, ce n'est pas l'un en fonction du multiple, mais le même en fonction de l'autre. La dialectique platoni- cienne pouvant se définir une réduction du sensible à ses éléments intelli- gibles, une critique de l'idée confuse, le premier moment de la dialectique sera évidemment, le sens nous présente une confusion du même avec l'autre, de démêler une dualité d'attributs : ces deux attributs pour- ront être, dans l'espèce, le lourd et le léger, le chaud et le froid; ils seront toujours le même et Vautre. Toute idée, par même qu'elle implique un nombre déterminé, un nombre fini de caractères, en exclut un nombre infini (uepàç auEtpov) ^; une idée est une certaine mesure de l'infini par

1. Rép., 123 c.

2. Théétète, dbS b c.

3. Soph., 256 e.

E. HALÉVY. Deux manuels de philosophie platonicienne. 285

le fini. Or c'est la définition même du nombre; l'un numérique est cette mesure de l'infini, cette quantitr limitante, selon la formule donnée par Théon, et qui semble bien appartenir à la terminologie de Platon (uEpa:- vo\j5a TtocroTr,;, p. ^28). C'est ainsi que la qualité se détermine comme çMrt/iij<É?, que du moment de la logique pure, science des propriétés des idées en tant qu'idées, nous passons au moment de l'arithmétique, science des propriétés des nombres.

Mimique. C'est la 2*^ partie du livre de Théon; et l'on éprouve quelque embarras sur la place à assigner à la musique dans la dialectique plato- nicienne. D'une part, dans la République.^ Platon, ébauchant un plan d'édu- cation par les sciences, rejette la musique au cinquième rang, après les deux géométries, plane et dans l'espace, après l'astronomie; il l'appelle harmonie, science des intervalles musicaux des sphères célestes, et il la définit, en termes précis, la science des mobiles, en tant qu'objets de Fou'ïe, par contraste avec l'astronomie, science des mobiles en tant qu'objets de la vue. « Dans notre plan, écrit aussi Théon, les lois numériques de la musique (ri èv àpiôixoï; iio'jar/.r,) viendront immédiatement après l'arithmé- tique; mais, d'après l'ordre naturel (npoç Tr,v cp-Jcf.v), la cinquième place doit être donnée à la musique qui consiste dans l'étude de l'harmonie des mondes » (f, tt,; to-j ■/.otij.o-j àp[xo«a; jj.o-jtjiy.ri) (p. 27j. D'autre part il est permis de se demander si la distinction que Théon semble établir ici pour la commodité plus grande de l'exposition n'est pas fondée sur la nature même de la science, et ne remonte pas à Platon lui-même. « Nous devons (àvayxaîov), écrit encore Théon, donner à la musique mathématique la seconde place, après l'arithmétique, comme le veut Platon (xar' aO-cov -ôv IlXâ- Twva), puisqu'on ne peut rien comprendre à la musique céleste, si l'on ne connaît celle qui a son fondement dans les nombres et dans la raison (celle qui est objet du calcul et de la réflexion, èçap'.0[xo-j[jivr,; -/.ai voo-jtilvr,;). Le nombre entier, premier résultat de la combinaison de l'un et du multiple, ne suffit pas à « mesurer l'infini ». Il est discontinu, et l'on conçoit que le -travail de combinaison du même avec l'autre se continue par l'insertion de moyens termes, non seulement entiers, mais aussi fractionnaires, par l'ap- parition de l'idée de rapport et de proportion. Or cela même est l'objol de la musique, non pas de la musique sensible, et non réfiéchie, mais de la musique numérique. La musique est en dernière analyse une théorie des fractions; et il semble que M. Dupuis ait tort, dans sa courte préface, d'écrire : « Les vingt-cinq paragraphes de la deuxième partie qui traitent des analogies, des quaternaires et des mèdiétés, seraient presque tous mieux à leur place dans la première partie ». Même en ce qui touche les quaternaires, nous serions tentés de maintenir que le plan suivi par Théon est conforme à l'esprit de la science platonicienne : souvenons-nous que, dans le Timce, Platon déduit le quatrième quaternaire, celui des corps sim- ples, par l'insertion de deux moyens termes entre deux extrêmes '. Selon la tradition, Platon n'est-il pas l'inventeur de la méthode géométrique qui permet la r-olulion du problème. L'insertion de moyens termes, voilà le

1. Timée, 31 b.

286 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

nouveau moment dialectique, que la musique, au sens populaire du mot, symbolise et rend sensible.

Géométrie. Cette partie manque, à moins que l'on ne considère comme suffisant le court et unique chapitre des Figures (p. 183-187). L'ou- vrage de Théon n'est pas cependant sans nous fournir, sur la place de la géométrie dans la dialectique platonicienne, des documents précieux. Par- lant des méthodes à employer pour les insertions de moyenne proportion- nelle, Théon déclare la méthode géométrique préférable à la méthode arithmétique, parce qu'elle est plus générale, XapiêâvETat xotvoxEpov ïv te àpi9[J.oï; xal pr,ToTç xat èv ).ôyotç xaî [xeyéÔEJt xal ào"j[j,[AéTpotç yEWjiSTpixwç (p. 192). Car le nombre est discontinu : par suite, il arrive que telle opéra- tion, comme la division, ne réussit pas toujours en arithmétique. Le résultat de l'opération est un « nombre incommensurable », ce qui serait une con- tradiction dans les termes, si nous nous en tenions toujours au moment dialectique que représente l'arithmétique, mais ce qui cesse d'être une con- tradiction, dès qu'à cette nouvelle combinaison du même avec l'autre, du fini avec l'infini, nous trouvons une expression à la fois non arithmétique et intelligible, dans l'idée de grandeur continue. C'est sur la relation du grand et du petit, prise en soi, que spécule la géométrie nom ridicule qui risque de nous faire confondre la géométrie avec l'art de l'arpenteur qui mesure le sol, avec la métrétique vulgaire. Grâce à la géométrie plane, nous pouvons représenter les expressions inintelligibles pour la pure arithmé- tique, telles que s/2, ou v^3; grcàce à cette géométrie dans l'espace, à peine créée, et à laquelle, suivant Théon, Platon aurait déjà donné le nom de stéréométrie, nous pouvons représenter la racine cubique d'un nombre qui n'est pas un cube parfait. La géométrie, en somme, généralise l'arithmé- tique; et, de fait, toute l'arithmétique platonicienne parle un langage géo- métrique. Des expressions telles que : racine carrée, racine mhique sont un héritage de la science grecque. « Ce que Platon estime dans la géomé- trie, c'est l'algèbre '. »

Astronomie. La dialectique ne s'arrête pas à la catégorie de la gran- deur. L'astronomie vient compléter la géométrie, comme la géométrie a complété l'arithmétique. Mais sur ce point ce que Théon de Smyrne nous apporte, c'est moins une interprétation qu'une réfutation de Platon. L'astronomie qu'il nous enseigne, c'est l'astronomie d'Aristote, c'est l'astro- nomie d'Hipparque, ce n'est pas l'astronomie platonicienne. Rien de plus contraire à l'esprit même de la science platonicienne qu'un passage comme celui-ci (p. 286) : « Les mathématiciens, ne considérant que les phénomènes et les mouvements des planètes,... découvraient des principes et des hypothèses, par lesquels ils arrivaient à confirmer les faits observés et à prédire les phénomènes à venir, les Chaldéens à l'aide de méthodes arithmétiques, les Égyptiens à l'aide de méthodes graphiques, tous sans une connaissance suffisante de la nature (à'vsu çuatoXoYta;). Or il faut se placer aussi, dans l'observation des choses, au point de vue physique

1. Tannery, l'Éducation platonicienne. Revue philosophique, novembre 1880, p. 528.

E. HALÉVY. Deux manuels de philosophie platonicienne. 287

(çyo-'.xwç ÈutTy.oTtstv) : c'est ce que les Grecs ont essayé de faire. Platon le déclare dans VEpinomis. « Or traduire de la sorte une pensée de Platon, ou de l'auteur platonicien de VEpinomis, en langage aristotélicien, c'est la traduire à contre-sens. C'est à Platou qu'Aristote reproche de se placer au point de vue mathématique, logique ou abstrait (Xoyixbv xévov) ; tandis qu'il a la prétention d'apporter une science concrète, fondée sur l'observation de la réalité phyi^iquc. Que les hypothèses d'Eudoxe et de Callippe aient mieux rendu compte des mouvements des corps célestes que les hypo- thèses antérieures d'Anaximandre, de l'école de Pythagore ou de Platon, cela est possible : mais l'objection de Théon en a-t-elle plus de valeur lorsque, préférant à la théorie platonicienne des courbes circulaires ou hélicoïdales la théorie plus récente des sphères, il demande « comment il se pourrait que des corps tels que les planètes soient suspendus à des cercles incorporels )>? L'astronomie d'Aristote peut bien être une astrono- mie physique, une simple géographie du ciel, une cosmographie purement descriptive; l'astronomie platonicienne est tout autre chose. Elle est conçue à un point de vue mathématique, elle cherche, dans les mouvements réels des astres, les lois abstraites du mouvement; elle correspond peut-être avec le plus d'exactitude à ce que nous appelons mécanique rationnelle. Pour nous représenter une figure, il nous faut la tracer dans l'espace, par un mouvement de la main, réel ou imaginé : de l'introduction d'une nouvelle idée, l'idée du mouvement {■/.'■.vr^'j:;) . Mais l'idée du mouvement est inséparable de lidée du repos, un mouvement ne pouvant être pensé que par comparaison avec un autre mouvement plus x-apide ou plus lent : vitesse et lenteur est un autre nom pour cette nouvelle catégorie '. Or le mouvement, et le mouvement comme faisant partie d'un système de mou- vements en relation réciproque, devient nécessaire pour la représentation de certaines figures plus complexes, telles que l'hélice ou la spirale; et précisément toute l'astronomie platonicienne est fondée sur l'idée de courbe hélicoïdale. On conçoit donc comment une astronomie rationnelle peut venir s'ajoutera une géométrie et à une arithmétique dans la Ihéorie platonicienne des sciences, de même que dans la dialecliciue des idées, le mouvement et le repos succèdent au grand et au petit, comme le grand et le petit à l'un et au multiple, l'un et le muiliple, au inême et à Vautre.

En l'absence des ouvrages acroamatiques ou de pure dialectique, dans lesquels était consigné l'enseignement oral et méthodique du maître, nous ne pouvons saisir que par hypothèse, et fragment à fragment, la théorie des idées. D'ailleurs il semble bien que Platon lui-même ne l'ait pas consi- dérée comme un système achevé une fois pour toutes : la géométrie dans l'espace, dont l'objet est l'idée de profondeur, en est encore, il en con- vient, à faire ses premiers pas; la physique nialhématiquc, dunl il trace l'ébauche dans le Timée, n'est, de son propre aveu, (juiin tissu d'hypo- thèses. Il reste que le « manuel » technique de Tiiéon de Smyrne nous fournit sur la philosophie mathématique de Platon des renseignements

1. Soph., 250. liép., 529 cd.

288 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'un grand prix. Mais peut-être peut-on observer, en lisant la compilation du commentateur, avec une clarté suffisante, la manière dont se perpétue et s'altère la tradition platonicienne, après quelques générations. Le pro- blème, pour les contemporains de Théon, était de réconcilier la philosophie de l'idée et la philosophie de l'acte : la méthode critique de Platon, qui, étant donné le fait brut et sensible, cherche non pas ses conditions de réalité (le problème est insoluble), mais ses conditions d'intelligibilité, ses idées, et le système réaliste d'Aristote, qui cherche aux phénomènes des substances et des causes, aux substances et aux causes une substance et une cause premières. Les « néo-platoniciens » tranchent la difficulté en divinisant l'idée, et transforment la dialectique platonicienne en théologie.

II

A cette théologie, M. Bénard s'est efforcé de prêter la forme d'un spiri- tualisme, où presque toutes les vérités du dogme chrétien, la Providence divine et l'immortalité personnelle, trouvent leur place. Qu'il nous suffise de montrer, dans l'absence totale de toute méthode critique, la cause de l'erreur de M. Bénard, comme aussi, dans la distinction du point de vue dialectique et du point de vue mythique, le remède à toutes les confusions auxquelles son éclectisme l'a entraîné.

Nous ne nous attarderons ni à louer dans le livre de M. Bénard tels chapitres l'exposition est suffisamment exacte et complète (l'° partie, chap. VI, du langage; S" partie, section n, PoUtique, et section ni. Educa- tion, Esthétique et Rhétorique], ni à reprendre chez lui une indifîérence absolue à interpréter et à systématiser la pensée du philosophe qu'il étudie, une incorrection parfois surprenante dans les citations tirées du grec, un style toujours mou et lâché. Que dire cependant d'étourderies telles que celles-ci : « Les idées sont alors de simples modèles, des types, des essences, des noiimènes, vo-nt^axa » (p. 141)? Mais depuis Kant on a perdu le droit de traduire vo-ni^-ata par nouménes. Ailleurs Platon est con- damné à parler la langue de l'éclectisme : « la raison avec ses idées,... tout « cela perçu par la conscience ou conçu par la raison est d'une évidente clarté » (pi 116). Comment apprécier les à-peu-près d'expression aux- quels M. Bénard a recours lorsqu'il vient plaider, en faveur de Platon, les circonstances atténuantes contre les attaques d'Aristote. « Parmi les con- tradictions qu'à l'exemple d'Aristote la critique ancienne et moderne a cru devoir relever chez Platon, il en est qui sont plus apparentes que réelles ; d'autres, qu'il est impossible de nier, appellent encore la réserve et l'indul- gence » (p. 119). <( Cela est excessif » (p. 99). « C'est trop dire « (p. 143). « Aristote est peut-être ici trop sévère » (p. 218). « Cette conclusion est bien dure; il y a plus, elle est tout à fait injuste Aristote lui-même a-t-il bien réussi à composer sa pièce » (p. 132). - Mais, surtout, quelle singulière méthode critique! M. Bénard nous déclare qu'il s'efforcera de rester fidèle à l'esprit du système platonicien, mais qu'il ne s'attardera pas à exa- miner « les difficultés qui résultent de la logique du système ». Gela

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est affaire à « celte critique abstraite entre métaphysiciens qui s'efforcent de se contredire ». Or ([uel historien de la philosophie peut consentir à cette distinction entre l'esprit et la logique d'un système? Philosopher, n'est-ce pas systématiser? Sans doute M. Bénard, toujours à la poursuite du véritable « esprit » do la doctrine de Platon, croit pouvoir se consoler des contradictions rencontrées chez le philosophe antique, entre l'idée métaphysique et l'idée morale, en trouvant ■< quelque chose d'analogue, ici à la distinction entre la raison théorique et la raison pratique de Kant, qui, sceptique en théorie, redevient dogmatique et croyant dans la morale » (p. 273). Mais la distinction kantienne entre la raison théorique et la rai- son pratique est une distinction théorique elle-même, et, comme telle, phi- losophique; si une distinction semblable devait se rencontrer chez Platon, cette distinction, n'étant pas fondée en théorie, serait un vice, non un mérite du système.

.Nous croyons plus intéressant d'étudier et de discuter le livre de M. Bé- nard à un autre point de vue. Le Platon que M. Bénard nous propose est, à bien des égards, le Platon de la tradition populaire Platon tel que saint Augustin, par exemple, peut l'avoir compris et christianisé. Des idées exté- j-ieures et transcendantes à la pensée humaine; un Dieu en qui résident ces idées; des âmes capables de science, des choses susceptibles de devenir intelligibles, grâce à leur participation aux idées. Nul doute que l'on puisse retrouver chez Platon tous les dogmes du spiritualisme chrétien. Platon a tout dit; mais la question une question de méthode est de savoir en quel sens, et dans quel ordre, il a tout dit. Suivant nous, M. Bénard a négligé après tant d'autres et est l'origine de son erreur « pares- seuse » de distinguer chez Platon deux procédés littéraires, deux méthodes de recherche, deux moments philosophiques : le mythe et le dialnguc ou dUdcctifjue.

Sans doute, dans le préambule de l'ouvrage, M. Bénard, entre deux études très hâtives sur la Vie de Platon, d'une part, et, de l'autre, sur les sources de la Philosophie de Platon traite, sous ce titre : les écrits de Platon, du dialogue et du mythe platoniciens. Mais pour quelles raisons, d'ordre philosophique, Platon a-t-il adopté ces deux procédés? « On aime- rait à voir la raison prolonde déduite de la doctrine elle-même » fp. 310), comme le dit, ailleurs, à un autre sujet, M. Bénard et comme il l'indique ici trop sommairement. Est-ce pour des raisons d'ordre esthétique que Platon a adopté la l'orme du dialogue? Mais, les vrais cheft-d'œuvre littéraires ne sont-ils pas, parmi les dialogues, ceux Platon a su le mieux s'affranchir de la l'orme dialoguéo? Ouoi de moins «. dramatique » que le Parinénide, le Sophiste, le Philrlic'l Et quel allégement de ces dia- logues, considérés comme œuvres d'ail, si le rôle de l'interlocuteur de So- crate, de Parménide ou de l'Hôte Hléatc était purement et simplement supprimé! C'est pour des raisons de doctrine, au risqut; de rebuter son lecteur, rpie P|i^lou l'ait un emploi systémati([iie du dialogue : le dialogue est la vraie l'orme d'une méthode et d'une pliilosopliie critiques. De même le mythe n'est pas un simple « repos », un « amusement » pour le génie de Platon; ce n'est pas non plus une méthode « affectée à cette TOME I. 1K03. 20

290 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MOHALE.

partie du système la plus élevée, mais aussi la plus obscure,.... à ces hautes et mystérieuses questions, dont la solution claire et précise échappe à la raison humaine parce qu'elle est au-dessus de sa portée ». On ne peut pas interpréter Platon dans la langue de Pascal : pour Platon, comme pour Pythagore, comme pour Parménide et Zenon d'Élée, le point de vue philoso- phique est aussi le point de vue de l'explication rationnelle des choses, le point de vue de l'idéalisme. D'ailleurs il apparaît clairement que M. Bé- nard n'attache aucune importance à la distinction de la méthode mythique et la méthode dialectique, lorsque, pour la commodité de l'exposition dogma- tique, il partage la philosophie platonicienne en dialectique, physique et morale, division ignorée de Platon, et que les philosophes grecs adoptèrent seulement à partir de Xénocrate. Nous voudrions l'aire dans la. physique, dans la morale et enfin dans la dialectique de Platon, aussi brièvement, mais aussi clairement qiie nous pourrons, le départ de l'élément mythique et de l'élément dialectique.

Physique. Idées de matière et de cause efficiente. Sous ce titre de phy- sique, M. Bénard confond ce qu'il appelle la cosmologie, la psychologie et la théologie de Platon. S'il ne ménage ni à la psychologie ni à la théologie les termes d'admiration, il est sévère, en revanche, pour la cosmologie, ou du moins pour la partie scientifique de la cosmologie platonicienne. « Platon, écrit-il, n'attache qu'une importance médiocre à cette partie de son sys- tème; il ne l'expose pas en son nom. S'il y mêle parfois ses vues pro- pres dans le détail, on voit qu'il n'y tient pas « (p. 215j. « Les diffi- cultés, Platon les a senties, et c'est pour cela que son langage est obscur, enveloppé, énigmatique, et figuré, plein de métaphores et d'analogies» (p. 224). (( Ces explications qui feraient sourire la science moderne, Pla- ton, il faut le dire, n'y attache aucune importance » (p. 234).

Nous voudrions protester contre cette sévérité, et en appeler à la « science moderne » elle-même de l'abus que fait M. Bénard de son prétendu témoi- gnage. 11 semble bien, en effet, que l'idée d'une mathématique universelle, d'une science dont l'objet est la réduction de la chose sensible à des rela- tions intelligibles, soit une idée pythagoricienne et platonicienne; et qu'il ne faille pas confondre avec la conception platonicienne de la science l'idée péripatéticienne et scolastique d'une science des genres et des qua- lités, science fausse que la renaissance des vraies traditions heUéniques a détruite. Surtout, il ne convient pas de confondre, avec M. Bénard, sous le titre commun de physique, ce qui, chez Platon, est tantôt purement dia- lectique, et objet d'une science absolue, tantôt hypothétique, seulement vraisemblable, et mythique. « La marche générale, écrit M. Bénard, n'est pas aisée à suivre dans le Timée. Platon commence par poser les bases et tracer l'ensemble. Il revient ensuite sur ses pas et entre dans le détail. V astronomie, la physique générale et parliculière\ lu composition des corps et leurs éléments., Vhomme et Y organisation du corps humain sont les parties à parcourir sans nous y arrêter ». (P. 231-2.) Nous voulons bien dire avec M. Bénard que « Platon commence par poser les bases »; mais la iiomen- clature qui suit est singulièrement confuse. Platon commence par tracer un tableau, mythique assurément, des sciences nous avons appris à saisir,

E. HALÉVY. Deux mcinuels de philosophie plalonicienne . 291

sous l'apparence sensible, la vérité absolue et irréfutable (âv£).£YXTo? Adyoq) : ces sciences sont celles dont nous avons essayé de retracer la dialectique, en nous appuyant sur les documents fournis par Théon de Smyrne : et M. Bénard a tort, notamment, si nous ne nous trompons, de classer l'as- tronomie platonicienne côte à côte avec la théorie géométrique des élé- ments, la théorie physiologique de l'organisme humain, et l'essai de réduc- tion mathématique des qualités sensibles. « Platon est Grec; il divinise les astres et la nature entière. » Sans doute, au point de vue du mythe. Mais, si, lorsque nous nous plaçons au point de vue du réel, tout doit nous appa- raître comme spirituel et divin; le réel doit, en dernière analyse, être résolu en idées, en éléments intelligibles. Or l'astronomie, selon Platon, nous fournit l'exemple d'une telle résolution : les phénomènes célestes sont le symbole sensible des lois abstraites du mouvement. Au contraire, d'autres théories physiques, telles que la théorie géométrique des éléments et la théorie mécanique des qualités sensibles, sont des vraisemblances, des hypothèses; leur caractère hypothétique repose sur une première hypothèse, l'hypothèse d'une matière, qui n'est saisie ni par le vôr.Tt; ou réflexion critique sur les conditions idéales de la pensée, ni par la ô6la.\>.zi' alff6r|0-£foc, ou jugement sensible, mais par un raisonnement bâtard O.ov'.tiao; Ttî vôOoç) *. Ce raisonnement bâtard, il n'en faut pas chercher le dévelop- pement dans un grand dialogue, de caractère poétique et dogmatique, tel que le Timf'e. Mais de même que le Charmide est peut-être plus instructif sur la théorie platonicienne de la vertu que la République elle-même, parce que la marche dialectique s'y montre à nu, de même c'est au Lysis que nous proposerions de demander une interprétation de la théorie de la ma- tière, exposée dans le Timée.

Il faut, pour fonder la pensée, une identité; intelligibilité, c'est identité (to i-j-6). Mais le mot identité peut être pris dans deux sens très difTérents. D'une part, pour que la science soit, il faut et il suffit qu'identité signifie : adéquation de l'idée, identité non dans l'objet extérieur de notie aflii-ma- tion, mais dans la forme, ou loi, de notre affirmation, prise elle-même pour objet. I*our que la géométrie subsiste, par exemple, peu importe que je puisse ou non affirmer absolument la grandeur ou la petitesse de Socrate, de Théodore ou de tel autre individu sensible, pourvu (|ue dans mon affirniation sensible (oô^aj, je puisse dégager et poser absolument la relation même du grand au petit, (^ette relation reste identique à elle-même, à tous les in- stants du temps, en tous les points de l'espace : l'idée, c'est Videnlilé d'une relalion. Mais nous pouvons raisonner autrement, nous pouvons, étant donnée ime chose sensible, en chercher non les conditions trintelligibililé, mais les conditions de réalité, ou plus exactement, de réalisation, consi- dérer l'idée non plus comme étant (tô ov), mais comme devenant (tô -{if^ô- (Aîvov). A ce point de vue nous concevons ra[)parition de l'idée comme pré- cédée et suivie de l'apparition d'autres idées, comme soumise h la loi du temps et de la causalité; « car tout ce qui devient a une cause" ». Or,

1. Timee, 52 a, b.

2. llnd., 28 a.

292 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

lorsque deux idées se succèdent, la raison de la succession est-elle dans les idées? Mais il est également impossible que le dissemblable appelle le dis- semblable (car alors l'ennemi serait ami de l'ami), et que le semblable appelle le semblable (car alors l'ennemi serait ami de l'ennemi; et d'ail- leurs le semblable n'a pas besoin du semblable) '. Ou encore, pour reprendre notre exemple de tout à l'heure emprunté à un autre dialogue, ce n'est pas parce que Théétète a été plus petit, qu'il est devenu plus grand. Nous ne pouvons expliquer le passage de la petitesse à la grandeur, envisagé main- tenant en tant que passage et non plus en tant que relation intelligible et abstraite, qu'en recourant à l'hypothèse d'une substance, d'un « Théétète » qui se développe dans le temps, et reste le support identique de qualités contraires. « Il y aura trois genres, écrit Platon dans le lî/sis, le bon, le mauvais, et celui qui n'est ni bon ni mauvais ^ », ou encore « l'attribut, la privation et le sujet », ou encore : les deux termes du changement, et la substance du changement. L'identité que nous atteignons par ce nouveau raisonnement n'est plus l'identité d'une idée, d'une relation, mais Yidcntité d'une chose ou d'une substance. C'est le sujet de nos propositions logiques, un néant au point de vue de la dialectique, qui spécule sur des attributs, un être réel et concret au point de vue du sens commun, qui distingue dans sou langage le sujet de ses attributs; c'est le pur pronom démons- tratif, To TÔôc, qui ne devient tel ou tel (to toio-jttov) que lorsqu'il est qualifié dételle ou telle façon par l'apparition d'idées diverses; le substratum de ces quahtés, xb uTtoxEtjJ-evov, dira Aristote, r, ■juoSo-xvi, le « réceptacle », selon l'expression de Platon. De la possibilité d'une seconde physique, dérivée, fondée sur ce raisonnement bâtard qui combine l'idée avec une matière irréductible à l'idée. L'objet de la dialectique consistait dans de pures relations de temps et d'espace (l'un et le multiple, le grand et le petit, le mouvement et le repos); l'objet de cette « physique mythique », ce sera les choses soumises a des relations de temps et d'espace, un univers matériel soumis à la loi du déterminisme.

Mais ce que nous nous représentons ici comme corps (aw[xa xaxà tb (Tw(xa) *, nous devons, d'une façon plus profonde, l'appeler àme ([j,r,T£ fftojAaxoç

[ji-f|TE 'J^u'/Ti? \i.-f]T:z Tcov aX>.a)v a B-q çafAEV a-jxà 7.a6' aûxà ouxe y.axà sivai out' àya9â) *.

Si nous parlons du corps, comme antérieur à l'àme, c'est parce que nous parlons souvent au hasard, six?, ^ ou plus exactement c'est parce que nous parlons, et pensons, dans le temps ^ Si le point de vue du devenir implique la représentation d'une matière, c'est parce que le point de vue du devenir, ou du développement, est aussi le point de vue de l'âme, et que l'âme, se développant dans le temps, doit se représenter comme anté- rieure à elle-même dans tous les instants de son développement. Pou- voir de création, qui a créé son passé, et qui crée son avenir (uot-^ixTiç),

1. Lysis, 213 d, 216 b.

2. Ibid., 216 d.

3. Ibid., 217 b.

4. Ihid., 220 c.

5. Timée, 51 c.

6. Ibid., 37 c.

E. HALFVY. _ Deux manuels de philosophie 'platonicienne. 293

elle est cause efficiente, cause de la liaison des idées (f, |„c6ut.ca .^c ç^c'aç «cTca) S comme elle est pure spontanéité (.ô «0.0 aWo -...voCv) et principe du mouvement fàp-/-n t-^; x:vr,(7£«,-). Le corps n'est qu'une expression, une açon de parler de rame : la division physiologique des parties du corps (tête po.tnne et partie inférieure au diaphragme) est identique à la division psychologique des puissances (6;;vâ,xstç) de l'âme : la pensée immortelle, le eu.ao,- et l'sTrc0.î..ca. Mais, en dernière analyse, l'éternité de la matière est une éternité fausse et « bâtarde », elle est conclue de la perpétuité de ce déve- loppement spirituel que nous ne pouvons exprimer que par un mythe car il est instabilité, spontanéité, pur devenir. « Le temps est à la fois plus vieux et plus jeune que soi-même K >, La matière, c'est le temps, en tant qu 11 est passé, plus vieux que soi-même; l'âme, c'est le temps, en tant qu'il est à la lois passé et avenir; - insaisissable comme l'instant présent, elle a un passe et un avenir éternels (.ôv auav.a yoô.o. rsyovcô, xe .ri è.ô^avoç).

L erreur est de prendre la philosophie de Platon pour un système chaque proposition correspond à une réalité. On raisonne ainsi : puisqu'il nous parle de la matière, c'est que la matière existe- puisqu'il nous parle de l'âme, c'est que l'âme existe. Dès lors on soulève les problèmes inso- ubles de la participation des choses, ou des âmes, aux idées. Au contraire la philosophie de Platon est une méthode nous nous élevons du point de vue de la matière au point de vue de l'âme, du point de vue de l'âme au point de vue de l'idée. _ D'abord, avec le sens commun « bâtard » nous disons : le monde est matériel, - puis, parlant le langage de la poésie et du mythe, nous disons : le monde est un esprit, ou plus exacte- ment-la création d'un esprit; - enfin, par l'exercice de la réflexion phi- losophique, nous arrivons à cette conclusion dernière : le monde est une dialectique. Les trois divisions de l'être que nous rencontrons dans le Tlnlécx^Q sont pas vraies au même point de vue; ce sont trois points de vue, dont chacun supprime les deux autres. Il n'y a pas non plus chez Platon une cosmologie, une psychologie et une théologie. Mais lorsque nous nous plaçons au point de vue psychologique et mythique du devenir il est nécessaire que la psychologie se systématise en une théologie (l'âme comme cause efhciente) et en une cosmologie d'âme comme matière de ses propres créations). ^ ^

Morale. - Idée de fin. - Déjà, dans la partie de son ouvrage intitulé Physique, M. Bénard ne peut faire abstraction, en psychologh-, de l'idée d immortalité personnelle, - en théologie des attributs moraux de Dieu. J'our ces attributs, nous dit il, « vouloir prouver que Platon les admet tels que le vrai théisme lui-même de tout lom|.s les a comn.is et reconnus, serait superflu (p. 298) ». - « Le Dieu de Platon, comme celui de Socrate, est par excellence un Dieu moral. » Voyons si l'examen de la morale platonicienne ne nous aidera pas à faire le départ, dans la doctrine, de 1 élément dialectique et de l'élémenl mythique, à préciser cette dislinc. tion et a eclaurir les confusions M. IJénard est lonil.r-.

i. Ljfsis, 221 (1.

2. l'arménidi', i':\\ e sqq.

294 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

L'idée morale, l'idée du bien, c'est l'idée en tant qu'elle est représentée comme iin. Or c'est lorsque nous posons l'idée non plus comme vérité éternelle, mais comme se réalisant dans une nature soumise à la loi du temps, que l'idée est représentée comme un futur, un but, une fin. « L'être qui n'est ni bon ni mauvais aime le bien à cause de (gtà) la présence de ce qui est mauvais et nuisible, et en vue de (£V£y.a) ce qui est bon et utile ' » par exemple le corps aime et demande la médecine parce qu'il est malade et en vue de la santé ; par la négation en lui de la maladie, il tend et fait effort vers la réalisation de la santé. Ainsi, dès que la nature nous apparaît comme un système d'efforts et de désirs fÈu'.6-j[j.iat), elle nous appa- raît, par même, comme un système de fins. Or un système de fins rela- tives implique, pour que la systématisation soit complète, une fin absolue et inconditionnelle. 11 est nécessaire « que nous refusions d'avancer tou- jours ainsi, de fin relative en fin relative, et que nous arrivions enfin à un principe qui n'implique pas lui-même un autre aimable, mais nous amène à ce qui est le premier aimable (70 upiô-rov çt"/ov), ce à cause de quoi nous disons que toutes les autres choses sont aimables- ». L'idée devient donc idée du bien, lorsqu'elle est représentée comme le but de sa propre réali- sation dans une nature; c'est le désir qui crée le bien, et nous ne pouvons parler du bien qu'au point de vue du devenir et par mythes.

C'est pourquoi, autant nous étions éloigné de souscrire au jugement sévère porté par M. Bénard sur la valeur scientifique de la physique de Platon, autant il nous paraît difficile de ratifier son appréciation de la valeur morale du système. M. Bénard, reproduisant l'opinion courante, écrit en effet : « Quant à la partie du système qui contient la philosophie pratique et dont la base est la morale, nous n'avons pas hésité à nous ranger parmi ceux qui regardent Platon comme le plus grand des mora- listes anciens. Aristote lui-même lui cède sur ce point et aucun des autres philosophes des époques suivantes ne saurait lui être comparé » (p. 537). 11 semble, au contraire, que, s'il est un de ces deux philosophes, Platon et Aristote, auquel l'épithète de moraliste doive convenir, Aristote soit celui-là. « La vertu, dit encore M. Bénard, est la fin dernière de la philo- sophie de Platon. » On pourrait dire, à la rigueur, que la vertu est la lin dernière de la philosophie d'Aristote; car l'aristotéhsme est un spiritua- lisme, le Dieu d'Aristote est un esprit, et, dans cette philosophie, la puis- sance, Yhabltude, la vertu, Yacte et Vacte pur (8-jva(;,t<;, îhz, àpcTr,, èvip-fEta, èvT£Xé-/£ta) ne sont que les dénominations différentes, les degrés successifs d'une même réalité spirituelle. Tout au contraire pour Platon : qu'il y ait chez lui un idéal moral, qu'il se soit préoccupé de définir les moyens pédagogiques les plus propres à mettre l'humanité en possession du bon- heur, défini par la sagesse, nul ne le conteste. Mais enfin, la science, et la science discursive, reste chez lui le dernier terme de la spéculation; la dia- lectique a pour objet le vrai, et nous ne pouvons parler du bien que dans le langage du mythe. La vertu (àpsxr,), c'est, pour Platon comme pour les

1. Lysis, 218 c.

2. Ibid., 219 c.

E. HALÉVY. Deux manueh de 'philosophie platonicienne. 295

Grecs, la propriété d'une chose, sa disposition à agir avant l'action : la vertu de l'œil, c'est la propriété qu'il a de voir; la vertu du cheval, c'est son aptitude physique à hien courir. Vertu est donc, au moins dans un premier sens, synonyme de devenir et de développement dans le temps; définie, elle cesse d'être vertu, elle devient idée. De une difficulté inso- luble pour le dialecticien. Comment la recherche de la science est-elle pos- sible? demande Socrate dans le Mcnon. Car ou bien l'on sait ce qu'on cher- che, mais alors on ne le cherche j)lus; ou hien l'on ne sait pas ce qu'on cherche, mais alors on ne peut pas le chercher'. De la science, le dialecti- cien peut parler dans le langage clair et distinct de la science; mais du développement même de la science dans les âmes individuelles et de la promptitude plus ou moins jurande de ce développement, il ne peut parler que par mythes et par métaphores. Par le mythe de la réminiscence, par exemple, il rendra sensible ce qui est « divin » et inintelligible, à savoir que l'âme puisse, dans le présent, se souvenir, c'est-à-dire être encore ce qu'elle n'est déjà plus, et prévoir, c'est-à-dire être déjà ce qu'elle n'est pas encore. La science, chez Aristote, ne dépasse pas la sphère de la con- tradiction et de la dualité; pour devenir absolue, il faut qu'elle se fasse intuition de l'être simple, acte pur. Chez Platon, l'idée d'acte est une idée confuse, dont le lieu est le monde du devenir et du temporel : la science résout les actes d'affirmation de l'àme en éléments d'intelligibilité; l'acte se l'ésout en idée, le bien n'est qu'une forme provisoire du vrai. Il y a chez Platon, pourrions-nous dire en empruntant des termes à la philosophie allemande moderne, une doctrine de lu sagesse; mais il faut aller à Aristote pour trouver une éthique (et non plus seulement une poli- tique, un traité de pédagogie sociale), une doctrine des mœurs.

Nous pouvons maintenant examiner les probicmes que soulève la morale platonicienne, et que M. Bénard agite au chap. IV de la III'' partie de son ouvrage; nous ne parlons pas du problème du libre-arbitre, complètement étranger à la pensée de Platon, mais de ces questions il ne faut pas voir de pures questions sophistiques, posées par Socrate et par Platon : Est- ce que la vertu peut s'enseigner? La vertu est-elle une ou plusieurs?

A la première question, M. Bénard répond dans les termes les plus obscurs. Pour l*laton et pour Socrate, « la vertu est une science,... mais la face saillante est toujours celle du système; l'impossibilité de transmettre et d'enseigner ce qui ne s'enseigne ni ne se transmet : l'idée qui constitue la science parfaite, l'idée du Bien. Elle est innée.... C'est du reste la conclu- sion positive de tous les dialogues négatifs inlorviemient d'autres idées » (p. 37H-'J). Si nous avons réussi à montrer que la dialectique [tlatouicienne est non pas une « science parfaite dont l'objet est l'idée du Bien », mais la réilexion sur les idées pures qui fondent i'inlelligibililé du monde sensible, cette interprétation devient inadmissible, et c'est ailleurs (ju'il faut cln^rcher le sens positif des dialogues à conclusion négative. La signilicnlion de ces dialogues est, suivant nous, la nécessité de distinguer le point de vue mythique du point de vue dialectique. Au point de vue dialectique, nous

1. Mcnon, 80 c.

296 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

pouvons répondre à la question critique : qu'est-ce que la science? A quelles conditions la science est-elle possible? La science a pour objet l'idée; elle est possible parce qu'elle prend pour objet la l'orme même de la science, la relation intelligible des éléments de l'idée, le « nombre ». Mais nous ne pouvons pas expliquer l'erreur; car c'est une chose mystérieuse que nous puissions prendre le même pour l'autre. L'erreur, confusion du même et de l'autre, sitôt définie, se résout en science. Au contraire, au point de vue mythique, nous pouvons rendre compte de l'erreur : nous comparerons l'àme à un morceau de cire, plus ou moins malléable, sur lequel la vérité fait une empreinte, ou à un pigeonnier, dans lequel l'àme enferme et possède (•/.ÉxTri-cat) mais ne tient pas (à'/ei) les vérités qu'elle y a enfermées. Mais à ce point de vue nous ne pouvons plus rendre compte de la vérité; car si l'ac- quisition de la vérité s'explique par les dispositions plus ou moins heu- reuses, par la flexibilité plus ou moins grande des âmes, ces dispositions ne peuvent pas servir de critérium pour reconnaître la vérité; c'est la vérité qui juge la croyance (Sô^a) et non la croyance qui est marque de vérité. Tel est le sens du Théètète. Ou encore : au point de vue dialectique, nous pou- vons définir la science, et même la vertu dialectique (r, 5'jva[Atî loO otaXéyeo-ôat) l'état d'âme du sage qui possède la science absolue. Mais nous ne pouvons plus dire pourquoi, la vérité étant universelle, tel est sage, et tel ne l'est pas. C'est le mystère de la vertu proprement dite , de la disposition à la science. Il faut répondre que c'est le mystère des dieux, la région du mythe; nous ne pouvons savoir pourquoi Thémislocle a été doué du génie politique, et pourquoi ce génie a été refusé à ses fils *. La difficulté se ramène à une autre: pourquoi la vérité, quoique éternelle, est-elle néan- moins progressive? Pourquoi est-elle soumise à la loi du développement? Nous ne pouvons pas le savoir, ni pourquoi la science doit se faire maïeu- tique ou rhétorique, pourquoi elle doit employer le mythe au service de la dialectique. Le meilleur titre à donnera la République serait peut-être celui- ci : de l'usage pédagogique des mythes. On comprend dès lors pourquoi Platon semble attendre la régénération de la société d'un hasard heureux, de la réunion chez un même homme de la vertu dialectique et du pouvoir politique. La contradiction entre le point de vue mythique et le point de vue dialectique peut se résumer en ces termes : pour que la vérité puisse s'enseigner, il faut qu'elle se fasse vertu.

De même pour le second problème : sur l'unité ou la pluralité de la vertu, « L'idée platonicienne, dit M. Bénard, elle-même est une, mais elle est aussi multiple. L'idée du bien, base de la morale, elle aussi, est une et multiple à la fois. Elle-même se déploie en variété sans cesser pour cela d'être une en ehe-même. » (P. 381.) Mais comment l'idée du bien se déploie-t-elle en variété? C'est ce que l'on n'explique pas, et ce que l'on devrait pouvoir expliquer, si vraiment la dialectique était une dialectique morale. Or s'il y a chez Platon une dialectique de la vertu, distincte de la dialectique de l'idée, c'est une dialectique purement régressive, et qui s'arrête seulement à l'unité exclusive de toute multiplicité. Si nous voulons définir le courage

1. Ménon, sub finem.

E. HALÉVY. Deux manuels de philosophie platonicienne. 297

(LachH), nous nous arrêterons à cette formule : le courage est la science des maux et des biens futurs; mais, aux yeux de la science, il n'y a nulle dis- tmction entre le passé, le présent et Je futur; - le courape est donc la science des maux et des biens; mais alors disparaît le caract.-re spé.-ifique qui devrait distinguer le courage de la tempérance ou de la justice. - Vou- lons-nous d.-linir la tempérance (Charmide), nous rejetterons nos définitions comme contradictoires jusqu'au moment nous aurons défini la a<o,poa-;vr, comme science de la science (â....^,., èu..r^a,;). comme réflexion dialec- tique, comme vertu unique, et non comme vertu entre d'autres vertus La vertu est donc une, comme la science, pour Platon ainsi que pour Socrate. Mais, aux yeux de Socrate, la dialectique, ne portant que sur les Idées morales, est purement régressive; elle ne retient, au terme de ses analyses, que la pure forme de l'universalité, ou de la non-contradic- tion. La vertu ne trouve pas a s'appliquer dans le monde sensible; elle ne peut se transformer ni en morale pratique, ni en politique. Dans les cas une décision particulière est à prendre, nous devons nous abandonner aux suggestions de l'inspiration, du divin en nous (rb ôol:u.6v:ov}. Au contraire cbez Platon, la vertu a un contenu, que lui fournit la dialectique de l'idée positive et régressive; l'bomme vertueux, c'est le dialecticien. Kt de plus il ny a pas chez lui, comme chez Socrate, dualisme radical entre l'universel et le particulier, ou le sensible. La dialectique et le mythe sont deux points de vue harmoniques sur le même univers. De môme que, au-dessous de la science absolue, une science de valeur relative est possible, faite d'hvpothèses mathématiques, de même, à côté de la vertu absolue, de la vertu du sa^e en possession du « monde » des idées peut se constituer un système de vertus relatives et sociales. Nous pourrons, sur une physiologie du corps humain, onder une division des vertus, l'une par exemple relative au Oû,xo;, l'autre à 1 sTitOoixia. Nous pourrons, sur une physiologie de l'organisme social, fonder entre les divers membres d'un même ihat une division des fonctions et une répartition des vertus. Au point de vue dialectique, la vertu est une- mais au point de vue mythique, elle est pluralité, et de nouveau, contre' l'opi- nion de .Socrate, une morale pratique et une politique deviennent possibles Bref, la vertu, pour Platon, comme pour Socrate, se définit par la science par la contemplation des idées :l'àme du philosophe doit, en quelque sorte' pour atteindre sa destinée, se résoudre en idées. Mais la science se réalise dans un monde sensible; immanente (s'veaTc, uip^crrt) à un monde sensible, elle n est pas, elle devient. Comment traduire l'idée de devenir en langa-e Idéaliste? C'est pour résoudre cette difliculté que Platon adopte la forme du mythe. « Au point de vue de la raison vulgaire et du bon sens, il est impos- sible a 1 historien de ne pas reconnaitr.' que Platon a formellement admis et aKin.K- 1 iinmoilalilé, et que la survivance do la personne y est com- prise». Malh.ur.'useme.it, c; n'est pas seulement la raison vulgaire et le sens commun, c'est la raison, la « faculté dial.-clique .. elle-même qui est mauvais juge de la valeur du mythe; elle y introduit .les méthodes de raisonnement (Xoyo; o-: |x:0o;) ', qui fixent et immobilisent leur objet,

1. Gorgias, 523.

298 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

alors que le mythe a pour objet d'exprimer ce qui est purement instable et mobile. Un mythe doit être vécu, et non compris. L'idée de personne, par exemple, à ce point de vue, n'est que la fixation, par la dialectique, de l'idée morale d'expiation. Il faut réaliser en nous le règne de l'idée; il faut renoncer au monde sensible : voilà ce qu'exprime la forme poétique et symbolique du mythe. Car, en dernière analyse, le mythe seul est capable d'exprimer ce qui est, par définition, inexprimable en termes scientifiques, les idées de développement, ou de devenir, d'expiation, ou de devoir être. « Savoir les choses de l'amour » est donc bien le commencement, la pre- mière démarche de la réflexion; car l'amour est fils de Poros et de Pénia, un intermédiaire entre la terre et les dieux, entre l'immortel et le mortel, entre la sagesse et l'ignorance; l'amour est philosophe (çùoaocpwv).

La dialectique. Vidée du beau. Ainsi l'idée d'un Dieu créateur, l'idée d'une matière première, l'idée du Bien, loin d'être des termes de l'analyse platonicienne, ne sont que des aspects du mythe, des expressions diverses pour fixer et interpréter l'idée d'une pensée qui devient. En ira- t-il de même de l'idée du Beau? Nous avons vu que la vertu platonicienne n'était pratique que par provision, mais spéculative et contemplative dans son essence. « L'idée du Bien va se perdre dans la forme du Beau ». Car le Bien est la fin d'une action, tandis que le Beau est l'objet d'une intuition. Mais le Beau, pas plus que le Bien, n'est le terme de la réflexion dialec- tique; ici encore, pour la dernière fois, nous avons à démêler la part du mythe et la part de la dialectique.

« La dernière démarche de la raison, l'acte spécial qui lui est propre, et qui couronne tous les autres actes », c'est l'acte par lequel elle « contemple » le (I premier principe de toute idée », et cela par un acte simple, direct dHntidtion (9£a) (p. 107). Ce premier principe, M. Bénard l'appelle le « bien absolu ». Mais il semble bien que le vrai nom en soit le « beau » et non « le bien », dès qu'il est représenté non comme la fin de nos actions, mais comme l'objet de notre contemplation. Or, si nous consultons tous les endroits Platon a défini la vôr,ati;, sans mélange d'aucun élément mythique, la vôricrtç cesse d'être cet « acte simple d'intuition » par lequel la pensée saisirait une existence absolue. L'intelligible (~h vor,Tôv) s'oppose au sen- sible (to a{a6r|To'v) comme le distinct (K£xwptG-|ji£vc.v) au confus (rrvyx.zx'^\LivQv) *; la vôr,(7iç, c'est le pouvoir d'abstraction grâce auquel nous sommes capables de décomposer l'apparence d'une « chose sensible » en relations intelli- gibles. — La vôr,ffiç s'oppose d'autre part à la ocivota, par son universalité. La Stâvota, l'entendement scientifique, accepte pour points de départ des hypothèses qu'il ne soumet pas elles-mêmes à la critique. La vôrio-tç se pro- pose pour objet de critiquer et de systématiser les hypothèses mêmes sur lesquelles les sciences spéciales se fondent - : elle dresse une table des idées premières (xà lAlytata tûv yevwv) ^. Mais Platon ne nous dit nullement qu'elle soit un « acte simple d'intuition », Elle est universelle, à la différence de

1. Répub., 324 c.

2. Ibid., 311.

3. Sophist., 254 c.

K. HALKVY. Deux maiiueU de philosophie platonicienne. 299

la simple Stàvota, mais, comme celle-ci, reste discursive. Par la ^^r^,ji<^ platonicienne se distingue profondément de la vô/;^-.; d'Aristote. C'est chez Aristote que le degré suprême de la connaissance est bien l'intuition d'un être : la vôr,rri<; a désormais un objet transcendant au monde sensible, elle peut se prendre pour objet de sa contemplation : elle est v6r,acî ^oi^J, elle est Dieu. Au contraire, il n'y a pas chez Platon v.ir,at; vor.aetoç; le contenu de la voV,^i,', c'est la oiivoia encore, les formes de la science, les idées, conditions immanentes de l'intelligibihté du monde sensible; la vôr,^^ est, pour ainsi dire, vrjr,(T- S-avoîa;, une méthode, et non la clef de voûte d'un svstème.

Mais alors pourquoi l'expression mythique et figurée de la dialectique comme d'une ascension, que termine un acte de vision (à'vw àviga^tv xai eiav Twv â'vw)? Poser la question, c'est déjà y répondre : nous avons affaire ici à une expression mythique et figurée. La vôr.atç n'est pas plus une vision (Osa) que la dialectique n'est une ascension, que les idées ne sont, au sens propre, les Choses d'en haut. C'est par analogie avec le ciel sensible que nous appelons ciel intelligible le système des idées éternelles et nécessaires. Il suffirait d'analyser tel mythe célèbre, comme le mythe de la caverne, pour s'assurer que la représentation des idées comme des réalités objec- tives et extérieures à la pensée provient d'une analogie tirée du monde sen- sible. — Et si nous nous demandons pourquoi nous voulons une représen- tation sensible de l'idée, il faut répondre que c'est une exigence de l'amour L amour est nécessairement l'amour d'un objet (xtvb;), et d'un objet exté- rieur a lui, puisqu'il est, par définition, le besoin et le manque de cet objet. L'idée, sans doute, en dernière analyse, est la loi et non l'objet de l'amour : l'amour, c'est 1' « enfantement dans la beauté selon le corps et selon l'âme » (xéxoç £v y.aXà)), l'amour est donc amour non de la Beauté, mais de l'enfan- tement dans la Beauté. Son véritable objet n'est pas éternel comme l'idée mais perpétuel comme le renouvellement de la vie (àOivarov oi,- ôvr^Tô, ^ yév^ v-o^tçj. Mais lorsque, par l'emploi de notre réllexion, nous faisons des lois mêmes de notre pensée l'objet de cette pensée, « nous croyons que l'amour est l'objet aimé, non le sujet aimant ... C'est une illusion que l'on peut « démontrer .. par ce môme raisonnement bâtard, dont les prémisses seules sont fausses, parce qu'il se place au point de vue du devenir et cherche les conditions de réalité, non d'intelligibilité de ce devenir.

Bref, on peut trouver chez Platon, avec M. Bénard, tout un système spi- ntuahste : un Dieu créateur et Providence, des dmcs douées de l'immor- talité p.Msonnelle, une matière. Mais si nous ne sommes pas abusés, ce sont la non les articulations d'un système de choses, ce sont les degrés d'une méthode. Le réel se résout en mythe, et le mythe en idée. L'idée aristo- télicienne de l'âme, la théorie de la puissance et de l'acte, lexpiessiou même de puissance (o^vaixt;) se rencontrent chez Platon. Mais on pourrait, de la môme façon, retrouver toute la monadologie de Leibniz chez Spi- nosa. Kst-ce une raison pour appeler Arislole ou IxMbniz le plagiaire de Platon ou de Spinosa? - Qu'il y ait chez Platon el chez Spin..sa contra- diction et dualisme entre le point de vue de linlelligible a le point de vue du sensible, le caractère de leur idéalisme est qu'ils se refusent à voir cette contradiction. L'idée adéquate est, dira Spinosa - cependant, la passion

300 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'une manière ou d'une autre, est. Non, répond Spinosa, la passion est une idée confuse; en tant que passion, elle n'est pas et ne commence à être que lorsqu'elle devient idée distincte. Ce qu'il faut dire, c'est que l'idée adé- quate doit être, et traduire la métaphysique des deux premiers livres dans le langage moral des trois derniers. De même on pourrait dire que chez Platon, ridée est, au sens la sensation n'est pas. Et cependant la sensation existe, d'une certaine façon, au même sens que l'idée, puisqu'il y a en nous conflit du point de vue sensible et du point de vue intelligible. Non, répondra Platon, il ne faut pas dire : la sensation est, mais l'idée est présente (uapsaTi) à un devenir, l'idée, pourrait-on dire, sans trop forcer sa pensée, devient. Il nous faut traduire la dialectique sous la forme du mythe. La question est de savoir si les idées mêmes du devoir être et du devenir ne nous obligent pas à modifier le caractère de la méthode idéaliste, à substituer à un idéalisme théorique un idéalisme pratique. S'il est vrai de dire, avec Platon, que la réflexion analytique résout toute sensation en une dualité, la question est de savoir si cette dualité est, comme le voudrait Platon, une dualité de termes intelligibles, et non un intelligible, d'une part, et, de l'autre, un inintelhgible, un sensible, ou encore, en termes aristotéliciens, une forme et une matière. Ainsi se trou- verait justifiée, par des raisons dialectiques, l'évolution historique qui fait succéder au pur idéalisme de Platon ou de Spinosa le spiritualisme péripa- téticien ou leibnizien et le moralisme stoïcien ou kantien, si l'on nous permet ces expressions. Une telle appréciation, que nous ne pouvons ici déve- lopper, fondée sur l'examen de la méthode même de Platon, et sur l'obser- vation de la suite des systèmes, paraîtrait peut-être dès à présent autrement légitime que les hâtives conclusions de M. Bénard, qui, négligeant l'étude de la méthode de Platon, s'est borné à condamner sa physique, le pro- grès des sciences a révélé des inexactitudes, et sa politique, le libéra- lisme fait défaut, à louer sa morale à cause de quelques lieux communs qui s'y rencontrent, et à affirmer, sans dire pourquoi, que « la distinction de l'acte et de la puissance constitue en métaphysique un réel progrès )>.

En résumé, notre étude des deux manuels platoniciens de Théon de Smyrne et de M. Bénard n'aura pas été inutile si elle a pu mettre le lec- teur en garde contre ce que l'on peut appeler la « scolastique platoni- cienne ». Scolastique pythagoricienne, sous-entendue dans les théories mathématiques de Théon; scolastique chrétienne, développée, assez confu- sément, dans le livre de M. Bénard. Or pourquoi l'École a-t-elle été aris- totéUcienne, et non platonicienne? N'est-ce pas que la philosophie de Platon n'est pas une scolastique; que, prenant pour point de départ le point de départ nécessaire de tous les systèmes : la sensation, elle cherche non pas les conditions d'existence, matérielles ou spirituelles, mais les conditions d'intelligibilité, les éléments idéaux du sensible? Pourquoi la Nouvelle Académie a-t-elle pu, sous le couvert du nom de Platon, faire profession de scepticisme? Ce n'est pas assurément que le platonisme ait été un scepti- cisme. Mais la philosophie de Platon, qui procède par interrogations et par mythes, est une méthode de réflexion critique. La vôtia'.ç est une ana-

E. HALÉVY. Deux manuels de philosophie platonicienne. 301

lyse des formes de la science, une réflexion sur les intermédiaires (xà ^iç^a^j) entre ces deux extrêmes : la pure adéquation de l'idée, le pur attribut logique, supérieur à l'être et au non-ètre, car il n'est aucune idée en parti- culier, — et la pure matière, le pur sujet logique, placé en deçà de l'être et du non-être, car il est par hypothèse ce qui reste d'une chose, abstrac- tion faite de toutes les déterminations intelligibles de cette chose. C'est sur ces deux extrêmes que portera précisément la « théologie « d'Aristote. La philosophie de Platon n'est pas une philosophie de l'ctre en tant qu'être, elle est une philosophie de l\Hre en tant qiCidée. Elle n'est ni un idéalisme^ ni un spirituaUsme dogmatique; si l'on veut lui donner son vrai nom,' elle est un idéalisme critique.

Élie Halévy.

NOTE SUR

LA GÉOMÉTRIE NON EUCLIDIENNE

ET LA RELATIVITÉ DE L'ESPACE

Je remercie M. Georges Lechalas des bienveillantes critiques dont il a honoré mon article, et de l'occasion qu'il me fournit de i'éclaircir et de le compléter. Je connaissais déjà la théorie de cet auteur sur la relativité des grandeurs dans la géométrie générale '; mais comme sur ce point je par- tage l'avis de M. Renouvier, tel que je l'ai résumé dans mon travail (I, § xni), et que d'ailleurs je n'avais à exposer et à discuter que la théorie criticiste, j'ai passer cette question sous silence, et je n'ai pu tenir compte de la thèse de M. Lechalas. Les objections courtoises de ce savant m'obligent maintenant à me prononcer sur cette question, et à exposer les raisons pour lesquelles je n'ai pas cru pouvoir adopter son opinion, si spé- cieuse qu'elle soit. Je ne voudrais pas « laisser subsister quelque équivoque sur ce point » très délicat, mais aussi très important; on m'excusera donc d'insister sur une difficuUé à laquelle M. Lechalas reconnaît <' une si grande portée philosophique », car, comme l'a dit M. Renouvier 2, « il s'agit d'une grande loi de l'univers dans ce point de géométrie ».

Je m'empresse d'ajouter qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait y avoir entre nous le moindre désaccord touchant les faits mathématiques sur lesquels nous nous appuyons; toute la divergence consiste dans l'interprétation philosophique que nous croyons devoir donner de ces faits. Encore les deux conceptions que nous opposons l'une à l'autre ne sont-elles contraires qu'en apparence, comme nous espérons le montrer; elles ne sont séparées que par un malentendu que nous allons nous efforcer de dissiper. Rappelons d'abord brièvement les faits qui nous serviront de matière et d'argument, pour la commodité du lecteur et la clarté de la discussion.

Dans l'espace eucUdien, c'est-à-dire dans la géométrie ordinaire, deux triangles qui ont leurs angles égaux chacun à chacun sont semblables, c'est-à-dire ont leurs trois côtés respectivement proportionnels.

Dans un espace non euchdien quelconque, c'est-à-dire dans la géométrie

1. Revue philosophique, t. XXX (août 1890).

2. Année philosophique, 1891, p. 45.

L. couïURAT. La géométrie non euclidienne. 303

de Bolyaï et de Lobatschewsky, deux triangles qui ont leurs angles égaux sont égaux, c'est-a-dire ont leurs côtés égaux chacun à chacun.

C'est ce fait qu'on énonce en disant que dans tout autre espace que l'espace euclidien il n'y a pas de similitude possible sans égalité, ou qu'il n'y a pas de figures semblables : car ce qui est vrai de la similitude des triangles est vrai de la similitude de figures quelconques.

En d'autres termes, donner les angles d'un triangle euclidien , c'est déterminer seulement les rapports de grandeur de ses côtés; donner les angles d'un triangle non euclidien, c'est déterminer la grandeur absolue de ce triangle et de ses côtés.

Inversement, dans l'espace euclidien, les angles d'un triangle ne dépen- dent que des longueurs relatives de ses côtés; dans l'espace non euclidien, ils dépendent des longueurs absolues des côtés.

Il en résulte que la forme d'une figure non euclidienne dépend de sa gran- deur, ou que sa grandeur dépend de sa forme. Ainsi ce qui caractérise l'espace euclidien par opposition aux autres, c'est, selon la formule lumi- neuse de M. Uelbceuf ', l'indépendance rêeiproquc de la grandeur et de la forme. [Jn tel espace est dit homogène ^.

Définissons encore d'autres expressions excellentes empruntées au même auteur : Majorer ou minorer une figure, c'est en agrandir ou diminuer toutes les longueurs dans un rapport donné, sans que les angles varient; c'est, en un mot, en changer la grandeur sans en changer la forme. Cette opéra- tion, par laquelle on obtient des figures semblables de grandeurs diffé- rentes, n'est possible que dans un espace homogène, où, par définition, la forme des figures est indépendante de leur grandeur absolue.

Or, quand on affirme la relativité de l'espace, on entend par que la même figure peut y être indifiéremment grande ou petite, c'est-à-dire que les propriétés des figures dépendent uniquement des relations entre les grandeurs de leurs éléments constituants. On affirme, en d'autres termes, la possibilité de majorer et de minorer une figure quelconque. Donc, dire que l'espace est lelalif, c'est dire qu'il est pour ainsi dire semblable à lui-même, c'est-à-dire homogène; et réciproquement» dire

1. Prolégomènes philosophiques de la géométrie, p. 129. Liège, Desocr, 1860. Dans cet ouvrage, antérieur a la publication du mémoire de lliemann cl aux travaux de llelmliollz ot de Heltrami, M. Dclbœuf, n'ayant qu'une connaissance incomplète île la géométrie de Lobatschewsky {op. cit., p. 71), a défini l'espace cuclidiiMi, ainsi ((uo la droite et le plan, par l'iiléc li'liomogénéité, et réduit les postulats fondamentaux de la géométrie à des principes rationnels. Les recher- ches ultérieures des mathématiciens n'ont fait que confirmer celte théorie ingé- nieuse et lu'oloiule, qui était, pour répO(|ue oii elle a paru, une véritable divi- nation.

2. M. Dclbccuf appelle isogone tout lieu gconiétriqiie ipii admet le déplacement fl"inie IJKurc invariable, autrement dit, les ligures peuvent se mouvoir sans (ielormalion; ce terme nous parait préférable à ceux d'iiiiifurme et li'idcntit/iie, que nous avons emjiloyés ilans le même sens. L'isogénéilé de l'espace constitue ce (pic lliemann appelle Vindèpmddnre des grandeurs par rapport au lieu. On remarcpiera ra.>alogie de celtt; formule avec celle par la(|uelle M. Dcllxi-uf délliiil l'homogénéité de l'espace; l'une et l'autre font bien ressortir \r sens philoso- jdiique des deux caractères essentiels de l'espace euclidien.

304 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

que l'espace est homogène, revient au fond à dire que rien n'a une gran- deur absolue * ».

A quoi M. Lechalas objecte que les grandeurs sont tout aussi relatives dans un espace non euclidien que dans l'espace euclidien, attendu qu'elles dépendent du paramètre spatial auquel elles sont toutes rapportées.

Nous répondrons à M. Lechalas qu'il joue sur les mots, ou du moins qu'il prend le mot relatif dans un sens tout différent et presque opposé au nôtre. C'est justement, dirons-nous, parce que les grandeurs non euclidiennes sont relatives à un paramètre fixe, qu'elles sont absolues; et c'est parce que les grandeurs euclidiennes ne dépendent d'aucun paramètre qu'elles sont relatives, tandis que, si M. Lechalas suivait jusqu'au bout son raisonne- ment, il devrait logiquement leur attribuer une valeur absolue.

Expliquons d'abord par une analogie ce qu'est ce paramètre spatial. Parmi les espaces à trois dimensions, l'espace euclidien est analogue au plan, qui est la surface homogène; les espaces non euclidiens sont analogues aux sphères, qui ne sont pas homogènes, mais seulement isogènes. Dans le plan comme dans l'espace euclidien, quand on donne les angles d'im triangle, on ne détermine que les rapports de ses côtés ; sur la sphère comme dans l'espace non euclidien, un triangle est complètement défini par ses angles, et ses côtés ont des longueurs déterminées. Cela vient de ce que, dans ce dernier cas, il y a une longueur donnée, à savoir celle du rayon de la sphère, à laquelle sont proportionnelles les longueurs de toutes les lignes tracées sur cette sphère. De même, toutes les longueurs de l'espace non eucli- dien sont proportionnelles à la racine carrée du paramètre spatial, qui repré- sente le rayon de courbure de cet espace, de sorte qu'cà chaque valeur attribuée à ce paramètre correspond un espace différent des autres. Ce fait est d'ailleurs évident, car les côtés d'un triangle sphèrique déterminé par ses angles sont nécessairement exprimés en degrés de grand cercle, et l'on ne connaît leur longueur que lorsqu'on donne le rayon du grand cercle, c'est-à-dire le rayon de la sphère elle-même. Seulement, comme on sup- pose toujours ce rayon égal à 1, autrement dit, comme on le prend pour unité de longueur, les longueurs des arcs de grands cercles se trouvent par même déterminées en apparence dans les formules de la trigono- métrie sphèrique. M. Lechalas nous rappelle que Lobatschewsky avait, de même, pris le paramètre spatial pour unité de longueur, ce qui le faisait disparaître des formules; mais que Bolyaï l'a mis en évidence, ce qui montre bien que toutes les grandeurs sont relatives à ce paramètre.

Il n'en est pas moins vrai que dans un espace non euclidien donné, comme sur une sphère donnée, un triangle est entièrement détermine par ses angles, et plus généralement que la grandeur d'une figure est déterminée par sa forme, parce que le rayon de courbure de la sphère ou de l'espace est une grandeur fixe, imposée d'avance. Sans doute les côtés du triangle ne sont déterminés que par leur rapport à ce paramètre qui figure dans leur formule; mais dès que la grandeur absolue de ce paramètre est donnée, toutes les longueurs calculées sont fixées et prennent une valeur absolue.

1. J. Delbœuf, op. cit., p. 129.

L. couTURAT. La géométrie non euclidienne. 305

Prenons un exemple pour rendre notre raisonnement palpable. Suppo- sons-nous situés dans un espace non euclidien et donnons-nous trois anqies invariables dont la somme soit inférieure à deux droits. Nous pouvons nous imaginer ces angles réalisés matériellement dans des corps solides On ne pourra former avec ces trois angles qu'un seul triangle, ou plutôt deux triangles symétriques, correspondant à deux ordres inverses dans la dispo- sition des angles. La grandeur des côtés de ce triangle sera absolument déterminée, ainsi que son aire, qui sera mesurée par l'excès de deux droits sur la somme des trois angles. Nous n'avons pas besoin de dire que ce phénomène ne saurait avoir lieu dans notre espace euclidien, ion peut construire une infinité de triangles de toutes grandeurs avec trois angles donnés ayant une somme égale à deux droits. On voit par cet exemple ce que nous entendons en disant que dans un espace non euclidien les gran- deurs ont une valeur absolue.

Le fait essentiel qui se dégage de ces raisonnements, et qui justifie notre thèse, c'est que si l'on majore une ligure de l'espace euclidien, elle reste dans l'espace euclidien,- tandis que si l'on majore une figure d'un espace non euclidien, elle cesse d'appartenir à cet espace, et devient au contraire apte à figurer dans l'espace non euclidien obtenu en majorant le premier dans le même rapport. C'est ainsi qu'un plan que l'on majore reste iden- tique à lui-môme, tandis que si l'on majore une sphère, on obtient une autre sphère. Nous sommes parfaitement d'accord sur ce point avec M. Le- chalas, qui dit en propres termes :

« De même que si, sur une sphère donnée, il n'existe point de figures semblables, il suffit, pour en obtenir, de prendre une seconde sphère^^dont le rayon soit à celui de la première dans le rapport de similitude demandé; de même, si dans chaque espace à trois dimensions, sauf l'espace eucli- dien, les ligures ne peuvent pas être majorées avec conservation des angles, elles peuvent l'être moyennant un changement de paramètre, c'est-à-'diré en les transportant dans un autre espace. »

Ce passage si clair, et surtout les derniers mots, que nous avons souli- gnés, nous donnent raison : c'est précisément parce que les figures ne peuvent pas être majorées dans un espace non euclidien que cet espace viole, selon nous, la loi de relativité des grandeurs.

On se demande comment, en partant des mêmes faits, nous pouvons, M. Lechalas et moi, aboutir à des conclusions aussi opposées : M. Lechalas soutient que « l'absence de ligures semblables ne contredit aucunement le principe de la relativité des grandeurs ..; nous croyons au contraire que le principe de relativité exige la possibilité de la similitude dans un mMc espace. Nous allons montrer que, loin de se contredire, ces deux thèses s'accordent parfaitement. C'est dans ces mots : daiis un même espace, que M. Lechalas lui-même a soulignés, que se trouve la clef de la conciliation. Les deux thèses sont vraies, chacune à un point de vu.- diirérent; c'est ce double point de vue qu'il s'agit de définir.

La géométrie générale, telle que la conçoit M. Lechalas, comprend tous les espaces possibles à trois dimensions, et à courbure constante, négative ou null.-; chacun d'eux est caractérisé par son paramètre propre, ou par son roMi; I. 189Î. 21

306 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,

rayon de courbure, et ils se distinguent les uns des autres par la longueur de ce rayon. Mais pour pouvoir considérer ainsi l'ensemble des espaces euclidien et non euclidiens comme coexistants et les comparer entre eux, il faut les penser dans un espace à quatre dimensions ils puissent se distinguer les uns des autres, comme les sphères de divers rayons dans notre espace euclidien. « L'analogie conduit » ainsi M. Lechalas « à concevoir les espaces à trois dimensions comme inclus... dans un espace à quatre dimensions *. »

Or cet espace sera nécessairement homogène, puisqu'il contient des figures semblables, à savoir les espaces non euclidiens eux-mêmes. Lors même qu'on ne considérerait qu'un seul espace non euclidien dont on ferait varier le paramètre, on serait obligé pour cela de l'enfermer dans un espace homogène à quatre dimensions, car la « majoration proportion- nelle )) d'un espace n'est possible, nous le savons, que dans un espace homogène. M. Lechalas a donc parfaitement raison de conclure que le principe de relativité est satisfait « par la doctrine d'ensemble de la géo- métrie générale », car cette doctrine est en somme une géométrie eucli- dienne h quatre dimensions.

Il n'en est pas de même de la géométrie non euclidienne, qu'il faut bien distinguer, d'après M. Lechalas lui-même, de la géométrie générale, dont elle n'est qu'un chapitre ou un <( cas particulier ». Au lieu de considérer l'espace non euclidien comme du dehors, et de le comparer à ses « sem- blables » dans un espace homogène qui les contient tous, la géométrie non euclidienne l'étudié en lui-même et isolément; et de même qu'il n'y a qu'une géométrie sphérique pour toutes les sphères de l'espace euclidien, il n'y a qu'une géométrie non euclidienne pour tous les espaces à courbure constante négative qu'embrasse la géométrie générale. Or, dans chacun de ces espaces, la majoralion des figures est impossible, il n'y a pas de simi- litude sans égalité : la géométrie non euclidienne viole donc le principe de relativité. En résumé, ou bien on ne considère qu'un seul espace non homogène, et alors la loi de la relativité des grandeurs n'est pas satis- faite; ou bien on considère plusieurs espaces non homogènes au sein d'un espace homogène d'ordre supérieur, et alors c'est celui-ci seulement qui vérilie le principe de relativité. De toute manière, l'homogénéité d'un espace est inséparable de la relativité des grandeurs dans cet esj^ace.

M. Lechalas mêle à la question de la relativité de l'espace celle de l'in- discernabilité des mondes semblables, qui en est distincte. Il ne s'agit pas, pour nous, de savoir si deux mondes semblables sont ou non discernables, mais si deux figures semblables (inégales) peuvent coexister au sein d'un même monde. D'ailleurs, dès que l'on conçoit plusieurs mondes sembla- bles, on est obligé, avons-nous dit, de les considérer comme des figures appartenant à un même monde, et de les faire ainsi rentrer dans un espace homogène d'ordre supérieur. La véritable question est celle-ci : Un espace non euclidien vérifie-t-il le principe de relativité? Nous répondons: Oui et non. Oui, si l'on enveloppe l'espace en question dans l'espace homogène de

1. Annales de philosophie chrétienne, cet. 1890.

L. coUTUruT. La géométrie non euclidienne. ;J07

la géométrie i^énérale; non, si on le considère comme Tespace absolu de la géométrie non euclidienne.

Reste à savoir laquelle de ces deux géométries est applicable à notre monde, et auquel de ces deux points de vue doit se placer le philosophe qui veut se rendre compte des propriétés de notre espace. La réponse ne saurait être douteuse. Nous vivons dans un espace à trois dimensions, réel ou non, dont il nous est impossible de sortir; il est pour nous l'espace total et unique, hors duquel nous ne pouvons en imaginer d'autres. Or cet espace a une courbure donnée, nulle ou non : si elle n'est pas nulle, la majoration des figures y est impossible. Peu importe que cette courbure varie avec le temps, comme l'a supposé M. Calinon : à chaque instant, le rayon de courbure de l'espace a une valeur unique, finie et déterminée, qui détermine la grandeur absolue de toutes les ligures : il ne peut donc y coexister de figures semblables. Sans doute, comme l'objecte M. Lechalas, on pourrait majorer une figure de notre espace en la trans- portant dans un autre espace, ou en majorant le rayon de courbure de l'espace dans le rapport de similitude demandé; mais cela est, par hypothèse, impossible et même contradictoire. Nous n'avons pas la res- source de changer d'espace et d'émigrer dans un autre monde; nous ne pouvons pas non plus habiter en même temps plusieurs espaces de cour- bure diirérente, car, comme l'a bien montré M. Lechalas, ces espaces ne peuvent contenir à la fois un même corps solide fini. Si au contraire la courbure de l'espace est nulle, ou son paramètre infini, nous pourrons majorer toutes les figures sans sortir de noire espace : et c'est ce qu'on exprime en disant que fespace est relatif. Nous en concluons que de tous les espaces à trois dimensions (et notre espace en est nécessairement un) l'espace euclidien (homogène) est le seul qui satisfasse le principe rationnel de relativité. Or M. Lechalas se croit obligé d'affirmer la relativité des grandeurs, et estime, avec raison, qu'il est difficile de renoncer à cet axiome métaphysique K 11 conviendra donc aisément, je pense, que si les espaces non euclidiens sont logiquement possibles, c'est-à-dire non con- tradictoires, fespace euclidien seul iéi)ond aux exigences de la raison. Cela tend à prouver que Lhomogénéité de l'espace, comme fa si bien vu M. Delbœuf, est moins une loi de la nature qu'une loi de l'esprit, et que la nécessité des postulats, en particulier du postulatum d'Euclide, n'est pas empirique, mais rationnelle.

Nous sommes ainsi amené à répondre brièvement à la seconde critique de M. Lechalas, qui trouve notre apriorisme exagéré. Nous tenons d'abord à en assumer fcntière responsabilité : si llatté que nous soyons de voir notre nom associé à celui de M. iNiiucaré, nous devons reconnailre qu'en emprun- tant à notre savant collaborateur son ingénieuse' fiction d'un inonde non euclidien, qui était dans sa pensée une concession à fi lupirisme, nous en avons tiré un argument contre l'empirisme lui-même. Nous avions d'ail- leurs pris soiu d'en avertir le lecteur (p. 82, dernière lig'ie).

1. Criliffiic philosophique, scplembro IS8'.».

308 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

M. Lechalas essaie de pousser la thèse aprioriste à l'absurde en mon- trant que, si Ton appliquait notre manière de raisonner à la physique, on devrait dire : « La loi de Mariolte ne dépend aucunement de l'expérience, attendu qu'il nous est impossible de mesurer « exactement <( le volume et la pression d'une masse gazeuse ». L'analogie ne nous semble pas juste, et l'objection ne porte tout au plus que sur la première partie de notre argu- mentation. Nous avons d'abord montré (p. 73) que l'expérience ne peut pas justifier entièrement la géométrie euclidienne, parce que, toute mesure n'étant qu'approchée, les postulats n'auraient qu'une vérité approximative, comme la loi de Mariotte, et seraient comme elle soumis à une perpétuelle revision. Ainsi l'expérience ne nous ferait jamais connaître qu'un espace approximativement euclidien; elle n'explique donc pas l'idée que nous avons d'un espace rigoureusement euclidien. Mais plus loin (p. 82) nous avons établi qu'on n'a pas besoin de supposer que l'espace réel soit sensiblement uniforme pour expliquer l'idée d'un espace absolument uniforme, et que cette idée résulte au contraire nécessairement des définitions a priori de l'égalité et de la mesure géométriques. C'est à quoi nous a servi la fiction de M. Poincaré. Ainsi, dans le premier passage, nous avons prouvé que l'hypothèse d'un espace réel plus ou moins uniforme n'était pas suffisante; dans le second passage, qu'elle n'est même pas nécessaire. D'où nous avons conclu qu'elle n'a aucune raison d'être, et qu'elle est « à la fois inutile et absurde » (p. 83). En résumé, si nous soutenons que notre espace est nécessairement euclidien (d'une nécessité, non pas logique, mais ration- nelle), ce n'est pas, comme le croit M. Lechalas, parce qu'il est impossible de mesurer exactement les côtés et les angles d'un triangle, mais parce que l'homogénéité de l'espace est impliquée d'ores et déjà dans les opérations de mesure, de sorte qu'on ne peut la vérifier... qu'en la présupposant.

Aussi la loi de compressibilité des gaz peut-elle dépendre de l'expérience sans que les postulats de la géométrie en dépendent, car ceux-ci sont les conditions de toute expérience et de toute mesure, même des mesures et des expériences par lesquelles on essaierait de les contrôler; tandis que les expériences de Regnault ne supposaient nullement l'exactitude de la loi de Mariotte, et ont pu dès lors la convaincre d'erreur. Bien plus, les lois physiques en général reposent sur les postulats ou principes a priori de la géométrie, car si les lois physiques dépendent de l'expérience, celle-ci est à son tour fondée sur les lois de l'étendue, qui sont au fond des principes rationnels.

Au reste, le langage de M. Lechalas confirme implicitement les considé- rations qui précèdent; il écrit par exemple : « Il n'en reste pas moins vrai que la géométrie euclidienne répond aux figures dont nous mesurons toutes les dimensions, et c'est assez pour que l'expérience ait pu et nous la faire choisir ». Mais le fait seul de mesurer des grandeurs géométriques suppose un mètre invariable et identique dans toutes ses positions, c'est-à- dire l'uniformité, qui est un des caractères essentiels de l'espace euclidien.

Plus haut, M. Lechalas s'exprime ainsi : « Les figures planes présentent pour nos sens le phénomène de la similitude, et la somme des angles d'un triangle est, toujours pour nos sens, égale à deux droits ». Croit-il sérieuse-

L. couTURAT. La géomélHe non euclidienne. 309

ment que l'égalité et la similitude sont des phénomènes qui tombent sous les sens? Et ne voit-il pas que ces prétendus « l'aiLs de perception » sont au fond des idées rationnelles qui s'ajoutent à la perception?

Enfin M. Lechalas laisse échapper cette assertion étrange, qu'il pose au début de son raisonnement comme un axiome incontestable : « Comme nos sensations, objet propre de notre expérience, ne cfuDKjmtpds, l'espace idéal que nous construisons d'après elles doit être uniforme ». Comment peut-on espérer fonder l'uniformité de l'espace sur la permanence appa- rente de nos sensations, qui sont choses essentiellement fugitives et mua- bles? Et n'est-ce pas plutôt parce que la raison postule l'uniformité de l'es- pace et l'immutabilité (au moins relative) des corps, que nos sensations prennent sous nos yeux une consistance fictive et une identité illusoire?

On pense bien que si nous nous sommes permis de relever dans la note de M. Lechalas des expressions qui nous ont paru incorrectes, c'est parce qu'elles caractérisent à merveille l'esprit dont procède son objection, el qu'elles nous semblent la réfuter, mieux peut-être que de longs raisonne- ments. Nous avons voulu montrer par que notre savant contradicteur est encore plus asservi qu'il ne le croit aux préjugés empiristes, et l'inviter à s'en affranchir tout à fait. Il n'a d'ailleurs qu'un pas à faire pour recon- naître avec nous 1' « impuissance radicale de l'expérience » à justifier les postulats. S'il veut bien réfléchir que l'expérience, telle qu'il la conçoit en bloc, est tout imprégnée de principes a priori, et se rendre compte de tout ce qui se mêle à la sensation brute d'éléments rationnels pour constituer ce qu'on appelle une perception, il avouera que le paramètre spatial de notre monde ne saurait être déterminé expérimentalement comme le rayon de la terre ou 1' « excentricité de l'orbite d'une planète », et que le postulatum d'Euclide, qui correspond à une valeur si exceptionnelle de ce paramètre, n'est pas le résultat d'une longue expérience, mais le corollaire du prin- cipe rationnel de la relativité de l'espace.

Louis Gouturat.

REVUE DES PÉRIODIQUES

PERIODIQUES FRANÇAIS

Revue philosopMque de la France et de l'Étranger, mars 1803. B. Bourdon, Recherches sur la succession des phénomènes psychologiques. G. Banville, V Amour est-il un état pathologiqtie?

Notes et discussions. Lalande, Sur un effet particulier de Vattention appli- quée aux images. Naville, Beauté organique et Beauté plastique.

Avril 1893. Kœhler, Pourquoi ressemblons-nous à nos parents ? Étude phij- siologiquc sur la fécondation. L. Arréat, de la Méthode graphologique.

Revue générale : F. Picavet, Travaux récents sur le Néo-Thomisme et la scolastique.

Revue internationale de sociologie (mars-avril 1893). Fernand Faure, la Sociologie dans les Facultés de droit en France. J. Lemoine, Vhiande qiion ne voit pas : les Fenians et le Fenianisme aux États-Unis. J. Lubbock, le Rôle social de Vinstruction populaire. G. Tarde, les Monades et la Science sociale. René Worms, Sur la définition de la socio- logie.

Chronique du mouvement social, Belgique, par Oscar Pyfferoen.

Livres nouveaux.

DuBKHEiM, de la Division du travail social, 1 vol. in-8, Paris, F. Alcan. G.-L. FoNSEGRiVE, la Causalité efficiente, 1 vol. in-12, Paris, F. Alcan. G.-L. FoNSEGRivE, Fraiiçois Bacon, 1 vol. in-i2, Paris, Lelhielleux. A. Fouillée, la Psychologie des idées-forces, 2 vol. in-8, Paris, F. Alcan. G. MiLHAUD, Leçons sur les origines de la science grecque, 1 vol. in-8, Paris,

F. Alcan.

Novicow, la Lutte entre les sociétés humaines, 1 vol. in-18, Paris, F. Alcan. F. PiLLON, l'Année philosophique, 1892, 1 vol. in-8, Paris, F. Alcan. E. DE RoBERTY, la Rccherchc de lUnité, i vol. in-12, Paris, F. Alcan.

PÉRIODIQUES ALLEMANDS

Philosophische Studien (Wundt), Band VIII, Heft 4. Bruno Kilmpte, Beitràge zur experimentellcn Priifung der Méthode der richtigen und falschcn Pable. Kirchmann, die Farbenempfindung im indirecten Sehen. Karl Marbe, die Schwankungen der Gesichtsemfindungen. D-' Scripture, Ist eine cérébrale Enstehung der Schwebungcn moglich? W. Wundt, Ist der Hôr- nerv direct durch Tonschwingungen erregbar? W. Wundt, Chronograph und Chronoskop. Notiz. ûber psychologische Apparate.

PKIUODIQUES ANGLAIS ET AMERICAINS. 3H

Archiv fur Geschichte der Philosophie (Ludwig Stein), Band VI, Helt 3 : D'' Willielm Beudcr, Mctaphijsik und Aakelik. G. Giiltler, Zwei unhekannte Dicdogc Giordano Jinmo's nehst biographischen Notizen. Wil- helm Dilthey, Dus natùrliche System der Zeistesioissenschaflchenimsiebzehnten Jahrhundert. Frendenlhal, Beitrage zur Geschichte der englischen Philoso- X>hîc. Jahresbericht, iihcr snwmtUche Eracheinungen auf dem Gebiete der Getichichte dcv Philosapliir (Zoller, Taiineiy, Ludwig Stciu).

Philosophische Jahrbuch (Gutberlet), Band VI, Heft 2 : Uebinger, Begriff der Philosophie. Iscnkrahe, Die Objectivitat und die Sicherhcit des Erkennens. Schmid, Der Begriff des « Wahreii » (Schluss). Bahlmann S.-J., Der Grimdplan der mcnscldichen Wisscnschaft. Bânrakcr, Hand- schriftlicher zu den Werkcn des Akinus.

Livres nouveaux.

GuTiîERLET, Die Willensfrciheit und ihre Gcgner, 1 vol. in-8, Fulda.

Mv:iSTEi\np.RG, Beiti'dge zur experimentellen Psychologie, Heft 4, vol. in 8, Freiburg-in-B.

Weigand, F. Nietzsche, eine psychologische Versuch, 1 vol. in-8, .Aliincheti, Luka^chik.

Wi'NDT, Vorlesungcn ilber die Mcnschen und Thierseele,2'' éd., 1 vol. in-8, Leipzig.

PÉRIODIQUES ANGLAIS ET AMÉRICAINS

Mind (avril 1893). A. Sidgwick, Notes on Beform in Logic. Prof. Henry Jones, The nature and aiins of Philosophy. Prof. Sidgwick, Unrea- sonable action. W. Galdwell, The epistemology of Ed. Von Hartmann.

Discussions : Mr Bradley on Immédiate Besemblunce, William James. Consciousncss and Expérience, F. -11. Bradley. The original datum ofSpace- Consciousness, E. Ford. The import of categorical Propositions, E.-E. Con- stance Jones.

Monist (avril 1893j. Prof. F. Jodl, Bcligion and modem Science. ly Paul Garus, The religion of science. Prof. John Dcwey, The superstition ofneccssity. G. -M. Macric, The issues of i< Synechism ». Prof. Ilermann Schubert, The foiirth dimension, muthematical and spiritualisfic.

Correspondance : Th. Stanlon, The religions outlook in France. Lucien Arréat, Neiv French Books.

Philosophical Revievir (mars 1893). J.-G. Schurman, Krt?ifs Critical Problem. Prof. A. Scth, Epistemology in Locke and Kant. Prof. E.-B. Tit- chener, Anthropnmetry and Expérimental Psychology.

Discussions : Davi.l-(i. Bilchieaml F.-G.-S. Schiller, Ilcality and Idcalism.

International Journal of ethics (avril 1893). - J.-S. Mackenzie, The relation bctwecn ethics and économies. Mrs Sophie Bryant, Sclf-developmenl and self-surrender. Bernard Bosanguot, The principles ant chirf dangers of the administrai io)i of rharily. Thomas Davidson, The ethics of an eternal bving. William Sallcr, Bcformn irilhin the limits of rxisting laa\ Sidney E. Mcyer, Frccdom; Us relation ta the prouf nfdeterminism.

312 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Discussions: Are ethics and theology vitally connected? Moral Distinctions.

Contemporary Review (mars 1893j. H. Spencer, The inadequacy of natural sélection (2'^ et dernier article).

Avril 1893. Sir J.-G. Romanes, Mr H. Spencer on « Natural Sélection ». Prof. A. Seth, The « neio » psychology and autornatism.

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E. Caird, The évolution of religion, 2 vol. in-8, Madehose, Glasgow, 1893.

W. Knight, The philosophy of the beautifid, vol. II, University Extension Manuals, 1 vol. in-8, Murray, London, 1893.

J.-S. Mackenzie, a manual of ethics, London, W. B. Clive and G", 1893.

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Rivista italiana di filosofia (Prof. Luigi Ferri, Rome, mars-avril 1893).

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Atenao hispalense, revista iberica trimestrial de philosofia y letras, Séville, janvier 1893. (Partie philosophique.) D»" Nicolas Sal- merùn, Consideraciôn gênerai de la introducciôn al estudio de la Metafisica.

D'' José de Gastro, Prolegémenos d la Psicogenia moderna de Pedro Siciliano.

NÉCROLOGIE

M. Adolphe Franck.

M. Adolphe Franck, qui a professé modestement pendant près de trente-cinq ans le cours de droit de la nature et des gens au Gollège de France, vient de mourir à l'âge de quatre-vingt-trois ans. 11 avait été reçu au concours d'agrégation pour la philosophie en 1832, il y a soixante ans de cela. Nourri dans l'éclectisme, il en avait conservé la tradition et la repré- sentait encore de nos jours. 11 a publié de 1843 à 1849 le Dictionnaire des sciences philosophiques en collaboration avec plusieurs philosophes de la même école. En 1876, il en a donné une nouvelle édition, quelque peu remaniée. On y trouve un grand' noi»bre de solides articles sur l'histoire de la philosophie, mais les articles dogmatiques ont beaucoup vieilli. Comme c'est le seul ouvrage de ce genre que nous possédions en France, il serait désirable qu'on tentât de le refondre et de le mettre au courant. M. Franck laisse plusieurs autres ouvrages estimables sur la Philosophie du droit pénal, les Rapports de la religion et de l'État et sur la Kabbale ou phi- losophie religieuse des Hébreux. Dans ces derniers temps, il avait organisé avec MM. J. Simon et de Pressensé la ligue contre l'athéisme, donnant ainsi l'exemple d'une union morale et rehgieuse entre des personnes de commu- nion différente.

Le gérant, Ch. Schiffer.

Coulommiers. Imp. P. BKODARD.

LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN

A ANDRI^-MARIE A.MPÈI{|<:

Rien ne serait plus précieux pour la philosophie que de posséder en entier la correspondance de Maine de Biran et d'André-Marie Ampère. Le double sujet qui s'y trouve traité, réédification sur de nouvelles bases de la Psychologie et institution d'une nouvelle Méta- physique, en fait un monument unique dans l'histoire de la philo- sophie de notre siècle. Par malheur, le monument est en ruines. Nous possédons, grâce à M. Barthélemy-Saint Hilaire, l'essentiel des lettres d'Ampère, malgré de graves et inexplicables mutilations. De Maine de Biran, aucune lettre n'a été publiée. Celles que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs de la Revue de Métapki/siqice et de Morale, et que nous devons à l'obligeance inépuisable de M. E. Naville, sont les minutes des lettres écrites à Ampère; elles n'ont point passé par la poste et il en résulte qu'il est difficile d'en donner la date exacte.

Le sujet traité dans ces lettres peut être ramené à trois points essentiels : 1'^ déterminer le fait primitif et fondamental de la psy- chologie; 2° construire en partant de ce fait une classification com- plète des phénomènes psychologiques; 3nrouver un passage un pont pour aller du psychologique au métaphysique, du subjectif à. l'objectif. Sur le premier point, la correspondance nous fait assister à la genèse de la théorie de l'effort musculaire, cérébral, mental. Sur le deuxième elle nous montre les tâtonnements des deux psycho- logues s'efîorçant pendant dix ans au moins de dresser l'inventaire complet de nos richesses psychologiques : c'est le plus difficile à suivre, car Ampère est d'uneTécondité désespérante d'analyses et de tableaux.

Diriiil, iudilicat, miilat quadr.ila roluudis.

Sur le troisième point, elle nous montre Maine de Biran résistant à TOME I. 18'j;j. 22

314 REVUK DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

la logique pressante de son ami et accumulant les objections contre la théorie métaphysique des rapports ou relations. Nous n'aurons garde de discuter en ce moment toutes ces théories dont nous avons déjà parlé dans notre Psychologie de l'effort quelques courts extraits de la correspondance ont trouvé place sous forme de citations. Il serait à désirer qu'une plume patiente nous fit enfin connaître la psychologie d'Ampère, que la publication de Barthélemy-Saint Hilaire permet seulement d'entrevoir. Les documents qui suivent seraient des matériaux utiles; mais il faudrait commencer par restituer dans leur intégrité et dans leur ordre exact les lettres d'Ampère en met- tant en regard les réponses de Maine de Biran.

« Tu verras comment on se sert de mes idées sans me nommer * >>, écrit Ampère, non sans dépit, en parlant d'un ouvrage de V. Cousin. Maine de Biran dit la même chose, mais en grand seigneur et sans récrimination : « Le certain Cousin dont vous me parlez est un jeune élève de M. Royer-Collard qui l'a chargé provisoirement de faire son cours de philosophie d'après les mêmes errements ; il professe la philosophie de Th. Reid qui est certainement la plus sage, si elle n'est pas la plus savante et la plus élevée.... Le jeune Cousin à con- tracté avec moi dans ces derniers tems une affinité particulière et je m'honore d'avoir quelque influence sur la direction de son cours. Vous voyez donc que, s'il chasse sur mes terres, c'est de mon plein consentement; j'ai ma bonne part du gibier, car mon livre sera beau- coup mieux entendu par ses disciples que par ceux de Condillac. On verra ce que j'ai ajouté à la philosophie de Reid qui est à mon avis un point de départ bon et solide ^. » Le lecteur verra mieux que nulle autre part dans cette correspondance quelle a été l'influence pro- fonde de Biran et d'Ampère sur la philosophie de notre siècle. Les discussions auxquelles nous assistons grâce à elles sont précisément celles dont V. Cousin se faisait dans son cours l'écho sonore. Mais V. Cousin se croyait grand philosophe et ne voyait dans ses deux amis que de savants amateurs : à la grande colère d'Ampère, il empruntait, modifiait, gâtait; et surtout il dédaignait de rendre à César ce qui appartenait à César. Ces notes, bien interprétées, seront donc aussi intéressantes pour l'histoire de la philosophie dans notre siècle que pour la philosophie même. Nous les publions sans com- mentaire.

1. Lettre à Brédin, 2 septembre 1817 (publiée par M. H.-C. Chevreul).

2. Lettre à M. Lacoste, 6 août ISIG (pul)lice par M. Fonsegrivc dans les Annates de la Faculté dès Lettres de Bordeaux).

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAI>'E DE BIRVN. 315

Note de Biran sur ses conversations avec Ampère.

Je reconnais maintenant et d'après mes dernières conversations avec M. Ampère que la sensation du mouvement telle que l'a ima- ginée M. de Tracy, ne peut être un fait primitif; que c'est une idée relative qui suppose quelques termes de comparaison fixes et par con- séquent des perceptions et des jugements antérieurs. La sensation du mouvement ne peut être autre que celle du déplacement du corps ; la sensation du déplacement suppose bien une place, un lieu fixe donné hors de soi et relativement auquel l'individu sent qu'il se déplace. Il est certain qu'un être qui n'aurait pas encore vu ni touché, et qui donnerait volontairement l'impulsion motrice à son corps en masse ou à une partie, éprouverait une suite de sensations inté- rieures particulières il aurait l'aperception immédiate de son effort et des parties musculaires qui résistent; je crois aussi qu'il dis- tinguerait ces parties les unes des autres et qu'il pourrait les loca- liser à sa manière ; mais sans avoir aucune idée de lieu ni de transla- tion par rapport à ce lieu, comme nous l'avons par l'exercice de notre faculté locomotive jointe au toucher et à la vue.

La difficulté et l'embarras de ces discussions tient ici à ce que nous ne pouvons employer que les termes consacrés par l'usage, et qu'à ces termes se trouvent associées des idées toutes formées d'après l'exercice même des sens dont nous voulons faire abstraction. Le moyen de faire entendre ce qu'est la sensation du mouvement dans un être qui n'a encore rien vu ni touché; et cependant il y a bien quelque modification qui correspond au mouvement de translation réellement exécuté. Quand l'être fictif meut son corps, il éprouve donc quelque chose que nous appelons sensation du mouvement, quoiqu'il puisse ignorer qu'il se meut et qu'il change de place. Si nous supposons sa main immobile et qu'un corps glisse dessus, il n'aura plus l'idét de mouvement, mais s'il meut lui-même sa main sur le corps immobile, ou qu'il frotte les mains l'une sur Tautre, ne pourrait-il pas avoir dans cette action voulue l'idée d'un mouvc- nifut, d'un déplacement?

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A. BERTRAND. LETTRES INIMTES DE MAINE DE

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Note de Biran sur ses con^rsations avec Ampère.

Je reconnais maintenant et d'aprs mes dernières conversations avec M. Ampère que la sensation di mouvement telle que Ta ima- ginée M. de Tracy, ne peut être un lit primitif; que c'est une idée relative qui suppose quelques termese comparaison fixes et par con- séquent des perceptions et des jugenents antérieurs. La sensation du mouvement ne peut être autre qu celle du déplacement du corps ; la sensation du déplacement suppœ bien une place, un lieu fixe donné hors de soi et relativement uquel l'individu sent qu'il se déplace. Il est certain qu'un être qui laurait pas encore vu ni touché, et qui donnerait volontairement l'imulsion motrice à son corps erî masse ou à une partie, éprouveraiiune suite de sensations inlé- rieures particulières il aurait l'oerccption immédiate de son efîortetdes parties musculaires qui rsistent; je crois aussi qu'il dis- tinguerait ces parties les unes des aires et qu'il pourrait les loca- liser à sa manière; mais sans avoir acune idée de lieu ni de transla- tion par rapport à ce lieu, comme nou l'avons par l'exercice de notre faculté locomotive jointe au toucher la vue.

La difficulté et l'embarras de ces disussions tient ici à ce que nous ne pouvons employer que les terme r,,nsacrcs par l'usage, et qu'à ces termes se trouvent associées de idées toutes formées d'après l'exercice même des sens dont nou voulons faire abstraction. Le moyen de faire entendre ce qu'est laensation du mouvement dans un être qui n'a encore rien vu ni todié; et cependant il y a bien quelque modification qui correspond ui nv ---.^nt de translation réellement exécuté. Quand l'êtro '" ' 'nrouve

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316 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

II

Note de Biran sur l'ame substance d'après ses discussions

AVEC Ampère

La difficulté grave entre M. Ampère et moi consiste à savoir ce qui appartient ou n'appartient pas à Pâme substance. Je demande est le critérium pour faire ce partage. S'il s'agit de faire la part du 7noi dans la conscience, rien de plus clair. Mais s'il s'agit de déterminer hypothétiquement cette part d'après ce qui est ou n'est pas dans Vunité de cognition, il me semble qu'on fait toujours un paralogisme, car la difficulté première est de savoir comment un objet quelconque étranger au moi peut être compris en moi dans la même unité de cognition, quoiqu'il soit conçu hors de l'àme comme noumène ou perçu hors du moi comme phénomène.

M. Ampère fait un bien grand détour pour trouver l'origine de la notion de substance hors du fait de conscience. Je pense que cette origine ne peut être plus éloignée que le premier acte de réflexion. - L'aperception immédiate interne a pour sujet et pour objet immé- diat le moi sans rien de substantiel ni d'absolu.

Mais lorsque ce moi réfléciiit sur lui-même, lorsque le sujet ne peut point s'identifier avec l'objet dans le môme acte de réflexion, le moi, objet de cet acte, ne peut être autre que l'être absolu ou l'àme, force substantielle ; le noumène est conçu ou créé ici hors de la con- science comme dans toute perception.

Malebranche a très bien vu que la connaissance que nous avons de nous-mêmes comme sujets pensants diff'ère toto gencive et natura de celles que nous avons des choses ou des êtres substantiels. Nous ne pouvons voir ceux-ci qu'en Dieu, tandis que nous n'apercevons le moi que dans la conscience qui ne peut le manifester objectivement ou comme être.

Le tort qu'a Malebranche, c'est de dire que la manière dont le moi se connaît est plus obscure ou plus imparfaite que celle dont il con- naît les autres choses.

Cette connaissance subjective est telle qu'elle doit être par sa nature et a toute la clarté et la perfection qui tient à son espèce et on ne saurait comparer celte clarté à celle qui vient du dehors.

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN. 317

III

Lettre de Biran a Ampère.

Périgueux, le IG février '.

Voici, mon cher ami, les observations que je vous ai annoncées au sujet du projet de division des sens dont vous m'avez fait part dans votre dernière. Je profite du premier moment pour jeter sur le papier les idées qui me sont venues en courant; j'aurais bien besoin d'avoir un peu plus de loisir et de tranquillité pour mûrir encore un sujet si difficile et si délicat; mais je vous écris toujours ceci provisoirement,

sauf à y revenir.

J'avais songé, dès l'époque de mon premier travail, à comparer tous nos sens divers dans quatre cas correspondant de leur exer- cice. Il est vrai que, grâce à nos conversations, je croirais pouvoir porter aujourd'hui dans cette comparaison un plus haut degré de précision et d'exactitude. Le premier des quatre cas dont vous me parlez est celui un organe sensitif quelconque serait impres- sionné par une cause extérieure ou intérieure sans qu'il y eût de moi constitué, c'est-à-dire sans effort voulu ou senti.

Je pense qu'il faut sous-diviser ce cas en deux autres, en vertu de la conformation de l'organe, de la manière d'agir de la cause ou de l'agent approprié. Je distinguerai deux classes d'impressions qui se rapportent à ce cas : la première comprend les affections simples; la deuxième, les intuitions simples.

Dans la classe des affections, je renferme toutes les impressions purement excitatives des organes sensitifs ou des extrémités ner- veuses tellement disposées que les agents qui leur sont respective- ment appropriés, font pour ainsi dire leur impression en masse en ébranlant toutes les fibres V...

Vous pensez que le sens de l'efibrt est distinct du sens musculaire. Vous considérez la sensation musculaire dans l'effort de contraction que Bichat a appelé contraction organique sensible, et qui consiste uniquement dans la réaction d'une partie du système musculaire

1. Dalo probable : 1806. Une lellrc absolumenl étrangère à la philosophie, écrite sur le même pa|)icr administratif, porte la date du 2 n>ars 180(..

2. Manque une partie de la lellre. Il se peut que l'imporlanlo discussion qui suit soit la minute d'une autre lettre.

3i8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sur les nerfs cérébraux conligus, et vous raisonnez ainsi : la con- traction réactive peut être précédée d'un effort, c'est-à-dire d'une action de la force hyperorganique sur le centre cérébral et par lui sur les nerfs moteurs; ou bien celte même contraction peut s'effec- tuer par une cause étrangère immédiatement appliquée au muscle. Dans les deux cas, la sensation musculaire est la même, mais dans le premier cas elle s'associe avec un effort et compose avec lui ce rap- port à deux termes distincts et séparés d'une cause qui est le moi permanent, et d'un effet qui est la sensation simple ou le mode transitoire. Cela rentre très bien dans votre manière de concevoir les rapports, vous trouvez toujours deux termes présents à l'entendement, et une troisième idée. Il parait aussi que dans cette manière de concevoir vous admettez un moi absolu dans l'action seule de la force hyperorganique sur le ce)'veau, et abstractivement du résultat qu'a cette action pour contracter le muscle. Il y a enfin, selon vous, effort ou action sentie, sans résistance, sans inertie orga- nique.

J'établis au contraire que si nous admettons maintenant pour hypothèse explicative une action nerveuse opérée par la force hyper- organique sur un système homogène, il est de fait que cette action n'est sentie ou perçue en aucune manière et qu'il n'y a point de moi tant que cette action immédiatement exercée sur soi par le centre cérébral ne s'étend pas hors du système nerveux; si bien qu'en sup- posant le système seul et une force hyperorganique s'exerçant sur son centre, il n'y aurait point encore de 7noi, point de rapport senti entre une cause productive de la contraction ou du mouvement et son effet modal. L'effort serait donc réellement nul quant au senti- ment ou à la conscience de l'être individuel qui le fait quoiqu'il puisse ne pas l'être par l'hypothèse ou la définition. Et ici observez que par le mot effort, vous et moi n'entendons pas du tout la même chose, car vous prenez ce mode relatif en dehors de l'être qui est censé le faire et le sentir, et vous dites : il y a ce que j'appelle effort dans tel cas que je détermine par l'hypothèse. Moi, au contraire, je prends ce mode fondamental dans l'aperceplion intime de l'être qui se sent exister par lui, et je dis qu'il n'y a d'effort que dans le seul cas il peut avoir lieu, quand il y a résistance ou inertie organique vaincue ou à vaincre. Cela posé, je ne séparerai point le sens de l'effort du sens musculaire ; mais distinguant les cas ce dernier sens est actif de ceux il est passif, je dirai : 1" que le sens de l'ef-

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIHAN. 319

fort est le même que le sens musculaire actif; S*' que le sens muscu- laire peut être passif de deux manières, soit parce que la volonté n'y intervient pas actuellement, soit parce qu'elle ne peut pas absolument y intervenir ; que si l'effort se joint à une sensation musculaire passivement produite, sans son concours, il en résulte un composé le moi se dislingue et se met en dehors de la force qui ne Test pas; que si la force hyperorganique agit seule contre la résistance musculaire, la sensation résultante est un mode relatif mi generis très différent de ce qu'il serait si l'impression musculaire était ]ms' sivc] que pour que le mode relatif fût regardé comme un composé de deux éléments, il faudrait que la sensation musculaire active fût la même que si elle était passive, abstraction faite du moi qui s'y joint, ce qui n'est pas prouvé. J'admettrais volontiers Icffort non pas dans l'action seule de la force hyperorganique sur le cerveau, mais dans cette action transmise jusqu'à l'organe musculaire. La sensa- tion musculaire est un produit de la réaction du muscle transmise en sens inverse jusqu'au cerveau. Or il faut prouver que cette réaction est la même lorsqu'elle est une suite de l'action initiale de la volonté ou ne l'est pas.

IV

Lettre de Biran a Ampère '.

Quelque ancienne et générale que soit en psychologie la division des facultés de l'homme en deux systèmes, celui de Y entendement et celui de la uo/onfc, j'avoue que dans ma manière de concevoir les phé- nomènes et d'expliquer la génération des connaissances il m'a été et m'est encore impossible d'admettre cette division dans le sens la prennent la plupart des philosophes (notamment Condillac et son école), et voici mes motifs. Disciple fidèle de Locke dans ce point de doctrine fondamental, j'appelle exclusivement volonté la puissance de mouvoir et d'agir et, la séparant absolument du désir avec lequel les métaphysiciens sensualistes se plaisent à la confondre, comme de tout co qui est passion ou affection dans l'être sensilif, je m'en tiens au principe de Locke : on ne doit comprendre sous le litre de volonté

1. Kcrile en I8()T. Cela ressort d'une lotlre inédite d'Ampère, (luc nous (lon- nerons dans lo suite. Kn tète desaleltre, Biran a placé lui-nu-me ce sommaire : - Différenre entre le scnlimenl r/iii est la suite d'une action et <pii derienl le priiiripe diilenninant de la n'pétition et l'a/fection qui le provoque •.

320 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

que cet ensemble de mouvements, d'actes ou d'opérations dont le- moi dispose ou qu'il dépend de lui de commencer, de suspendre, d'arrêter; en un mot, tout le système de nos facultés actives et rien de plus. Ce point de vue tend donc à exclure du système de la volonté proprement dite précisément toute cette classe de phénomènes relatifs aux affections et aux passions que la plupart des philosophes (ceux surtout qui ont prétendu tout dériver de la sensation) ont com- pris sous le titre de volonté distinct de cet autre titre général enten- dement. Comme je pense et que je me crois en état de prouver qu'il n'y a pas une idée intellectuelle, pas une perception distincte, ni aucune connaissance proprement dite qui ne soit originairement liée à une action de la volonté, je ne peux m'empêcher de considérer le système intellectuel ou cognitif comme absolument fondu pour ainsi dire dans celui de la volonté, et n'en différant que par l'ex- pression; d'un autre côté, comme je crois qu'on peut prouver par notre expérience la plus constante, la plus intime, que la volonté n'a aucune espèce de pouvoir sur le système des affections qui nous rendent immédiatement heureux ou malheureux; que le principe des passions est même opposé dans plusieurs points à la volonté comme à l'intelligence; il me semble qu'on peut établir une division très naturelle entre le système intellectuel et le système affectif ou

passif.

C'est uniquement dans ce sens précis que j'adopterai votre division fondamentale en des phénomènes relatifs aux connaissances et en des phénomènes re/a/</s aux déterminations ^ Je sens très bien main- tenant le motif qui vous fait employer ce terme i^elatif; et j'entends sans avoir besoin d'autre explication qu'un phénomène tel que Vintuition, pour être relatif aux connaissances, n'est point encore une connaissance; de même qu'une affection sensitive, pour être un

1. Voici le tableau inédit d'Ampère auquel, selon toute apparence, il est fait allusion :

PHENOMENES RELATIFS

AUX CONNAISSANCES AUX DÉTERMINATIONS

/ . (simples... percep4 sensilives h^^ afTecUons. |sensiUves. [tendances. ' a la \ lions (comparatives!'"*^"'* jcomparalives.j

V®"*': jcomplexes... coor-j primitives ) combinaisons... (primitives. {sentiments Phéno- ID""-*-' { dinations jsubséiiiientesj émotions |subsequentes.|

Te\ta\(s) (simnlP. autonsief spontanée» réminiscences... (spontanées, jhabitudes.

reuiuib y^ ^^^i simples... autopsie, j réfléchie j volittons Jreflechies. |

tivilé. /complexes... déduc-jprévisionnel-jcroyances... dcci-(prévisionn. {volontés. { lions I les, absolues j sions. jabsolues. |

générateurs conservateurs générateurs oonservateurs

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN. 321

phénomène relatif aux déterminations actives (en tant que les mou- vements instinctifs, par exemple, subordonnés d'abord aux affections sont le prélude des mouvements volontaires, les préparent et les amènent dans l'ordre naturel), n'est point encore une telle détermi- nation. Je ferai seulement une remarque sur le terme détermination que vous avez choisi pour en faire le titre d'un système entier de phénomènes. Vous comprenez sous ce titre tout ce qui nous rend heureux ou malheureux, tout ce qui est pour nous un motif de choix ou (le préférence, en un mot tout ce qu'on a appelé système de la volonté, c'est-à-dire dans le sens de Condillac (voyez sa Logique et son Traite des sensations) le malaise, le besoin, le désir, les passions. Il paraît bien par que l'idée générale et complexe que vous atta- chez au terme détermination est prise surtout dans le système affec- tif et que c'est de que vous tirez exclusivement les motifs ou les causes déterminantes de tout exercice de la force hyperorganique, en un mot, que vous subordonnez l'action à la passion, ainsi que l'a fait M. de Tracy dans ce passage de la Logique que vous citez avec éloge : (( Sans doute, y est-il dit, on pourrait concevoir Thomme ne faisant que recevoir des impressions, se les rappeler, les combiner, toujours avec une parfaite indifférence. Il ne serait alors qu'un être sentant et connaissant, sans passion proprement dite relativement à lui et aussi sans action relativement aux autres êtres; il n'aurait alors aucun motif pour vouloir et agir, et quelles que fussent alors ses facultés, elles resteraient, faute de stimulant, dans une grande sta- gnation, etc. »

Je conviens que dans l'ordre naturel le système affectif, qui est en exercice avant celui de la connaissance proprement dite, devient pour ce dernier comme un stimulant et influe beaucoup sur son déve- loppement; mais je ne pense pas que la force hyperorganique ayant en elle-même son principe d'activité spontanée, indépendante et sui ju7ns, soit absolument et nécessairement dépendante des affec- tions et des passions de l'être sensitif, même dans son exercice pri- mitif, à plus forte raison dans ce degré de développement qui con- stitue Vautopsie et les volitions réfléchies.

On pourrait très bien supposer un être tel que celui dont parle M. (In Tracy, réduit à des sens externes tels qu'un toucher actif

1. n.in-; 1.1 Ifii'.jïiic (l'Ampfîre, «onnaissanco du moi par U' inoi. Dans le ma- nuscrit do .Maint" de IJiran, la négation est omise, mais l'emploi du snltjonclif soU rimpli({nc et le sens l'exige.

322 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

insensible aux impressions affeclives du tact, à une vue d'abord affermie contre l'impression directe des rayons lumineux, etc., et dont les affections intérieures, liées aux mouvements de la vie organique, seraient comme nulles : un tel être agirait d'abord par une simple spontanéité du principe moteur qui est en lui ou qui est lui, sans intention déterminée, sans prévoir la suite de son action, et pourrait ainsi acquérir des idées, des connaissances; à l'exercice de son activité se trouveraient liés quelques sentiments ou émotions qui détermineraient l'être moteur à répéter les mêmes actes; ces sentiments seraient de véritables déterminations. Mais comme les actes ou les volitions de l'être moteur n'y auraient point élé subor- donnés dans le principe et n'en seraient pas encore absolument dépendants, il serait nécessaire de distinguer les déterminations de cette espèce supérieure des incitations immédiates ou des passions qui précèdent les mouvements instinctifs en les entraînant. Ces der- nières appartiennent à la machine organisée, à l'animal; les autres tiennent à l'âme et à l'être intelligent.

Je vous prie de faire ici une observation qui me paraît tranchante contre toute assimilation des phénomènes que vous comprenez sous le titre commun déterminations : j'ai éprouvé souvent dans les affections immédiates qui me rendaient agréable le sentiment de l'existence, un sentiment intellectuel de peine en me trouvant ainsi disposé d'une manière opposée à ce qu'il me semblait que je devais être; et, au contraire, j'éprouve quelquefois de la satisfaction inté- rieure à me sentir dans une disposition triste. La même chose doit arriver souvent aux hommes dont le moral est peu développé. Cette contrariété entre les affections organiques et les sentiments de l'âme qui naissent à la suite d'une action rcflexive n'annonce-t-elle pas bien une opposition de principe ou une hétérogénéité de source?

Je n'aime pas à voir des principes d'actions aussi essentiellement divers et opposés, confondus sous le seul titre commun de détermi- nations, par cela même que je ne puis souffrir de voir confondre les affections et les passions avec les actes libres de l'être intelligent, sous le litre de volonté. Vous avez évité, Dieu merci, une partie de ce grave inconvénient en distinguant dans votre tableau parmi les phénomènes relatifs à la génération des déterminations : les affections et incitations qui sont indépendantes de l'autopsie et antérieures à elle, par conséquent animales; et les volitions et les émotions ou sentiments qui, n'ayant lieu qu'avec l'autopsie, appartiennent exclu-

A. BERTRAND. LKTTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN. 323

sivement à l'élre libre et intelligent; et dans les phénomènes relatifs à la conservation des déterminations, les tendances et les habitudes physiques des volontés et des habitudes morales. Mais il reste tou- jours l'inconvénient de comprendre dans le même système et sous le même titre général de déterminations des phénomènes aussi divers, aussi opposés dans leur nature et leurs résultats.

Observez qu'il n'y a pas le même inconvénient dans les deux premières divisions parallèles comprises dans les deux premières colonnes du tableau; en effet les intuitions et les images, comme les coordinations et les combinaisons qui ont lieu même dans l'instinct, peuvent bien être considérées comme des phénomènes relatifs à la génération et à la conservation des connaissances, quoiqu'elles ne soient point encore des connaissances, des idées, ni des souvenirs proprement dits. Ces intuitions et ces images ne peuvent donc être comprises, même comme phénomènes relatifs à la connaissance, dans le système de ceux qui renferment cette connaissance explicite; au lieu que les affections et les incitations étant des phénomènes d'une nature opposée aux volitions et aux sentiments de l'àme qui sont la suite des actions librement déterminées ou qui les accompagnent, ne peuvent, selon moi, être considérées comme relatifs à la génération et à la conservation des déterminations de la volonté.

Vous pèserez cet argument que je crois solide et en tirerez le parti que vous jugerez convenable dans votre classification définitive. Je vous prie d'observer que les objections précédentes n'ont point pour objet l'arrangement ou l'ordre matériel qu'ont les phénomènes dans le tableau, mais bien la nature même des phénomènes. Ne me dites donc plus que vous n'avez prétendu assimiler que les phéno- mènes dont les titres sont rangés sur la même ligne horizontale. Je conçois très bien votre pensée et tous les motifs de l'arrangement symétrique que vous avez établi, mais je m'arrête au titre même des dernières colonnes, phénomènes relatifs à la génération et à la conservation des déterminations, et c'est contre la généralité ou la communauté de ce titre que je réclame.

(.4 suivre.) Alexis Bertrand.

SUR L'ORIGINE DE VIE TERRESTRE

I

L'Univers change d'état sans cesse; ce qu'il est à un moment quel- conque de sa variation totale est déterminé par ce qu'il était au moment précédent et détermine ce qu'il sera au suivant. Le déve- loppement perpétuel des accidents qu'il implique, de son contenu phénoménal, en un mot son devenir est ce qu'on nomme Vévolution. Que l'évolution soit progressive, dans l'acception morale de ce mot, c'est une question que nous ne nous proposons pas de traiter ici; nous considérerons seulement la vie dans son origine.

L'homme ne peut étudier l'évolution que dans le champ limité de ses perceptions, dans ce qu'atteignent ses sens, spécialement dans les phénomènes terrestres. La géologie, appuyée sur la théorie du système solaire de Laplace, admet que notre globe est un fragment de la masse centrale du système, un fragment de soleil, qui en se refroidissant peu à peu s'est recouvert d'une croûte solide après avoir pris la forme sphéroïdale aplatie aux pôles en subissant l'ac- tion du soleil et celle de la force centrifuge par sa rotation autour de celui-ci. Dans cette théorie, la terre serait encore à l'état incan- descent et liquide sous son écorce solide. Mais alors se présente une difficulté bien embarrassante quand on cherche à expliquer l'appa- rition de la vie sur la terre. Avant d'aborder cette difficulté il im- porte de préciser ce que signifie ce mot vie.

La notion la plus naïve, la plus rudimentaire de la vie est toute faite d'anthropomorphisme ; les enfants la puisent dans leur propre conscience. Ils prêtent spontanément la vie à toute forme dont l'ex- pression ressemble de près ou de loin à la physionomie humaine, ou qui leur semble soit se mouvoir comme eux-mêmes par une activité propre, autonome, par une volonté, soit donner quelque

SULLY PRUDHOMME. l'origINE de LA VIE TERRESTRE. 325

signe de sensibilité. Ils considèrent comme vivant tout ce qui leur parait apte à sentir, penser et agir volontairement. Si le sommeil, même le plus profond, comporte encore à leurs yeux la vie, c'est qu'ils ont constaté, par le réveil qui suit en eux le sommeil, que celui-ci comporte cette triple aptitude à l'état latent. Mais il n'est pas indispensable que ces trois caractères de la vie humaine soient réunis dans un être pour que les enfants lui attribuent la vie. L'ex- périence, en effet, leur enseigne bientôt que beaucoup de mouve- ments, tels que ceux du feuillage, des nuages, des machines, qui ont pu d'abord leur paraître autonomes, sont seulement communiqués, ne sauraient être volontaires et par témoigner la vie. Ils s'habi- tuent ainsi à ne plus l'attribuer à tout ce qui se déplace, et comme d'ailleurs ils se sentent vivre indépendamment de toute locomotion, la vie leur semble compatible avec l'immobilité dans l'espace. Pour peu qu'un rocher ait une apparence de visage, on leur persuadera très aisément qu'il vit et que même il est un dieu. On pourra même ne lui prêter que l'aptitude à sentir et lui refuser toute activité in- terne sans pour cela l'empêcher de passer pour vivant dans leur imagination; de sorte que, en dernière analyse, il suffit qu'une forme soit censée contenir un principe conscient, à quelque degré que ce soit, pour qu'ils la regardent comme vivante.

Parmi les états de conscience c'est la sensation, et spécialement la sensation douloureuse, qui, manifestée dans une forme, est pour eux le plus patent caractère de la vie. Comme, d'ailleurs, ils ne devinent la douleur que par la réaction visible et soudaine de l'objet contre l'impression qu'il subit, ils n'accordent pas la vie aux plantes, ils la circonscrivent dans le règne animal, d'autant que la physionomie du végétal n'a rien de commun avec celle de l'homme. Ainsi pour l'in- telligence novice la vie est caractérisée par le phénomène de con- science; c'en est donc le dernier stade qui en fournit la première no- tion.

Mais à mesure (lue, par l'observation et l'étude, le discernement s'aiguise et la compréhension se développe, le point de vue se déplace et le sens du mot vie se scinde et s'élargit à la fois. La vie purement physiologique, caractérisée par un mécanisme inconscient assurant la réparation des matériaux dont est composé l'individu, son développement selon un certain type et sa reproduction, est alors distinguée de la vie spirituelle, soumise, elle aussi, au.\ lois de Ihérédité et à une évolution (parallèle à celle du corps). Tnus

326 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

les savants s'accordent pour reconnaître aux phénomènes de con- science, sensations, idées, volitions, passions, un caractère irré- ductible aux propriétés définies par les sciences dites naturelles (mécanique, physique, chimie et physiologie).

Ce caractère spécifie la vie spirituelle, mais il laisse entière la question métaphysique du lien de la physiologie avec la psychologie. La vie spirituelle n'est-elle qu'une résultante des actions physiolo- giques dont la matière est le substratum, ou relève-t-elle d'un principe propre, distinct quoique dépendant de ce substratum? C'est ce que les savants, attachés à la la méthode expérimentale, ne se propo- sent pas de décider. Ils se bornent à constater les relations phéno- ménales de ces deux sortes de vie, sans en considérer le rapport substantiel.

Les sciences naturelles pourront arriver à déterminer les condi- tions matérielles des phénomènes de conscience; on peut espérer qu'un jour une connaissance beaucoup plus avancée du système nerveux, des cellules cérébrales et de leurs relations permettra d'expliquer tout le conditionnement physiologique de ces phéno- mènes et peut-être même de les provoquer à coup sûr, mais actuel- lement un immense travail préparatoire s'impose encore aux savants pour y réussir. Ils se préoccupent d'abord, en tant que physiolo- gistes, de rechercher quelles sont les lois d'une vie inférieure mais visiblement liée à la vie spirituelle et qui la conditionne.

Cette vie inférieure, dont l'organisme corporel est le siège, a, comme celle-ci, son plus haut type dans l'homme, mais elle se pro- longe en arrière en se simplifiant de plus en plus, en deçà même du règne animal, car les points de contact entre la physiologie animale et la physiologie végétale vont se multipliant tous les jours depuis les découvertes de Claude Bernard et les révélations dues au micro- scope. Dans le milieu terrestre, la vie spirituelle est toujours condi- tionnée par la vie organique et ne s'en sépare jamais; celle-ci, au contraire, dans toute une série d'organismes (la série animale), à mesure que les formes se simplifient, semble devenir plus indépen- dante de celle-là, depuis l'homme jusqu'à l'espèce la plus inférieure l'animal ne se distingue plus du végétal. A partir de ces types ambigus diverge et s'élève, en compliquant ses formes, parallèle- ment à la série animale, une autre série d'organismes (la série végé- tale) où la vie organique apparaît complètement isolée de la vie spirituelle, faute de système nerveux. Le développement des formes

SULLY PRUDHOMME. l'origi>E DE LA vie terrestre. 327

selon des types hérités, la nutrition et la reproduction sont seules communes aux deux séries. Toute une composante. la plus haute, de la vie intégrale (psycho-physiologique), à savoir l'aptitude à la con- science, demeure sans manifestation dans la série végétale.

En somme, d"innombrahIes édifices moléculaires, de formes défi- nies et très variées (organismes végétaux et animaux), offrent à l'observation soit externe et directe, soit interne sens intime) étendue par analogie, des phénomènes dont la coordination et les lois con- stituent un système de caractères spéciaux. Ces caractères recensés plus haut (nutrition, reproduction, conscience, etc.) se partagent en deux groupes (le physiologique et le psychique) irréductibles aux propriétés physico-chimiques, et susceptibles de se manifester soit concurremment (chez les animaux supérieurs), soit, du moins en apparence, à l'exclusion du second (chez les animaux inférieurs et les végétaux).

De ce que lesdits caractères spéciaux sont systématisés, d'abord dans chacun de leurs deux groupes distincts, puis par la connexité de ceux-ci chez les animaux supérieurs, on induit qu'un principe d'unité, d'une nature quelconque les synthétise à divers degrés. En langage métaphysique ils sont des attributs constituant, ou bien une essence végétale, ou bien une essence animale supérieure, selon que certains seulement d'entre eux ou tous ensemble coexistent indivi- sément. Mais l'essence exprime la constitution de l'être, rien de plus; c'est l'être même qui fournit le principe de l'unité essentielle. Quel est ce principe? Nous arrêtons \k ces considérations prélimi- naires; elles ne doivent pas entreprendre sur notre examen subsé- quent des données positives de la science expérimentale.

Nous appellerons la vie l'ensemble des phénomènes qui manifes- tent les caractères spéciaux signalés plus haut.

11

Abordons maintenant le problème que soulève la tbéorie de Laplace quant à l'origine de la vie.

Aucun germe actuellement existant ne demeure vivant, capable de produire ni un animal ni une plante après avoir subi une tempé- rature même très inférieure à la température probable de la terre sous son écorce solide, laquelle a passer par celte haute tempé- rature avant d'atteindre en se refroidissant celle qu'elle a main-

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tenant. Il faut donc concevoir dans l'évolution de la terre un moment aucun germe de vie n'a pu résister à une telle chaleur, et, par suite, on est induit à y concevoir la vie comme ayant procédé du seul rapprochement de certains éléments minéraux. 11 semble tout d'abord qu'on soit acculé à cette explication, et plus d'un savant s'y cantonne. La vie procéderait alors, non pas d'une donnée préexis- tant aux organismes pour les former, mais serait, au contraire, l'effet d'un arrangement spécial des atomes régis par les seules lois physiques et chimiques, arrangement qui constituerait tout le germe.

Mais cette conception du germe comme ne se composant que d'élé- ments physico-chimiques réunis et disposés d'une certaine manière ne semble pas, d'autre part, répondre aux données de l'observation et aux résultats de l'expérience. Les forces inhérentes aux corps physiquement et chimiquement définis tendent à l'équilibre dès que la combinaison des atomes de ces corps est accomplie, tandis que dans le corps appelé gei^me se révèle une action interne persistante, un principe d'évolution qui ne paraît pas entièrement réductible aux forces physico-chimiques. Il nous suffira de signaler la virtualité plastique, dont la manifestation extérieure, loin de s'expliquer tout entière par ces forces, est, au contraire, un changement apporté à leur direction pour les adapter à un plan prédéterminé. Le mouve- ment végétatif, par exemple, combat la pesanteur pour diriger avec persistance les atomes dans divers sens différents de celui qu'elle prescrit. A supposer même que ce progrès ascensionnel et expansif puisse en partie se ramener à des phénomènes physiques tels que l'osmose pour le mouvement de la sève, il s'en faut de beaucoup que la structure totale, la forme entière de la plante y trouve une expli- cation suffisante. La figure d'une feuille ou d'une fleur est la réali- sation d'un type impliqué dans la graine, et la force qui réalise ce type dans chaque plante paraît tout à fait distincte de celles qui constituent l'essence intime des minéraux. Claude Bernard n'a pas osé affirmer que la vie fût réductible entièrement à l'action des forces physiques et chimiques; il a formellement déclaré que les opérations chimiques du corps vivant se passent dans un creuset spécial. N'est-ce pas admettre que la vie a sa chimie propre? ce qui suppose que les atomes appropriés par le corps vivant le sont en vertu d'une affinité propre. Or une pareille affinité ne suppose- t-elle pas elle-même un principe spécial de la vie physiologique?

SULLY PRUDHOMME. l'oRIGliNE DE LA vie terrestre. 329

Enfin, admît-on même que toute celle-ci pût s'expliquer par une composition des forces physico-chimiques, resterait à expliquer par ces forces le phénomène de la conscience, qui dilTère essentiellement de l'action mécanique et caractérise au plus haut point la vie.

L'éminent et regretté géologue Edmond Fuchs, professeur à l'école des Mines, nous disait un jour que le problème de l'apparition de la vie sur la terre ne lui paraissait pas soluble par la méthode scien- tifique. Aussi faisait-il intervenir la création divine à ce moment de l'évolution de notre planète. Ses amis savent qu'il était foncière- ment religieux, ce qui le prédisposait à admettre une solution trans- cendante au problème des origines, problème étranger d'ailleurs aux préoccupations de la science expérimentale il excellait. Nous n'avons pu nous ranger à son opinion. Il est très vrai qu'aucun germe ne conserve sa vitalité à la température du centre de la terre; en effet, la structure du germe est alors abolie. Mais comme nous ne savons rien du principe de la vie, nous ne pouvons affirmer que ce principe n'existait pas avant d'être impliqué dans aucun orga- nisme et n'était pas, alors, soustrait à Faction de la chaleur. N'a-t-il pu exister dès l'origine de notre globe concurremment avec les atomes régis par les forces physiques et chimiques et ne s'être engagé dans la matière pesante, représentée par ces atomes, que quand celle-ci, suffisamment refroidie, a été en état de prendre une struc- ture, une forme organique, c'est-à-dire de lui prêter une forme apte à lui servir d'organes de relations avec les divers éléments terres- tres?

Cette hypothèse soulève une objection radicale qu'il importe avant tout de détruire. Elle suppose, dira-t-on, une force, un principe d'action séparable de la matière, capable d'exister sans relation avec celle-ci. Or cette indépendance est contraire aux notions fonda- mentales de la mécanique; ni la physique ni la chimie n'en four- nissent d'exemples; la physiologie n'a jamais constaté l'existence d'une activité vitale quelconque hors de tout organisme corporel; la psychologie même, tant qu'elle se borne à l'observation positive des événements moraux par la conscience, n'a jamais surpris un fait d'ordre spirituel qui pût être dit indépendant de toutes conditions cérébrales. Ce qui sent, pense et veut dans l'homme ne s'est jamais révélé, sous le contrôle de la méthode scientifique, sans connexion avec le système nerveux. Ilien n'autorise donc le philosophe à con- sidérer le principe de la vie, quel qu'il puisse être, comme séparable, TOMK I. iW.i. 23

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comme ayant été effectivement séparé de tout substratum matériel.

On répondra que, sans doute, dans aucune science expérimentale, aucun principe d'action, de quelque nature qu'on le suppose et quelque nom qu'on lui donne : pesanteur, affinité, force musculaire, esprit, etc., ne s'est manifesté autrement qu'associé à la matière, à ce qu'il y a de plus essentiellement et irréductiblement matériel, c'est-à-dire à ce qu'on nomme la masse en mécanique. Cette asso- ciation apparaît comme immédiate et indissoluble en physique et en chimie : pour la pesanteur et l'aflmilé, par exemple. Mais elle se révèle moins étroite, bien qu'ininterrompue, en physiologie, le principe d'action qui régit le développement et le maintien de la forme typique de l'espèce dans l'individu s'associe, grâce à l'assimi- lation des matériaux alimentaires, sans discontinuité, mais par voie de substitution, à des molécules nouvelles empruntées du dehors. Cette espèce de force plastique demeure assurément toujours unie à quelque masse, mais non toujours à la même; il y a toujours deux termes accouplés, mais un des termes du couple varie sans cesse. Or dans cette union constamment dissoute et constamment reformée, le terme persistant, à savoir le principe d'action plastique, ne se montre plus lié au terme transitoire par la même nécessité qui rive la pesanteur ou Faffmité à la masse atomique. Il y a, en effet, successivement séparation et agrégation. Il n'est donc pas inadmissible a priori que l'indépendance réciproque ait pu préexis- ter à l'union et persister aussi longtemps que celle-ci n'aurait pas été possible. En psychologie, le rapport que soutient le principe des phénomènes appelés sensations, perceptions, images, idées, sou- venirs, volitions, etc., avec la masse de la cellule cérébrale nous échappe entièrement, car nous ne concevons en rien ce qu'il y a de commun entre le monde de la conscience et le monde de l'espace, bien que la communication de ces deux mondes soit indubitable, à moins d'admettre avecLeibnitz une harmonie préétablie entre eux. Ils sont sans aucun doute en mutuelle relation, mais d'ailleurs tellement différents que nous n'avons aucune raison de supposer leur lien plus étroit que le lien physiologique.

Notre hypothèse résiste donc, nous le croyons du moins, à l'objec- tion préjudicielle que la science expérimentale parait tout d'abord y susciter. Nous n'avons pas besoin, du reste, de supposer que, avant l'apparition des corps vivants, le principe de la vie fût sans aucune relation avec le monde matériel. Il nous suffit de pouvoir

SULLY PRUDHOMME. l'oRIGINE DE LA VIE TEHUESTRE. 331

admettre que les seules relations que le premier était capable alors de soutenir avec le second, excluant toute organisation, même la plus élémentaire, ne permettaient pas à la vie de se manifester. C'est ce que nous aurons à examiner de plus près.

Les expressions ^îH^c/y^e vital, force vitale, sont surannées et très discréditées dans la science, parce qu'elles ont été créées avant que l'existence de leur objet eût été rigoureusement démontrée. Elles mettent les savants en défiance, parce qu'elles leur rappellent les entités tout artificielles qu'on imaginait avant Bacon, qu'ima- ginent encore les adeptes du spiritisme pour expliquer les phéno- mènes, et qui n'expliquent rien. Cependant, les savants ne se refusent pas à admettre la découverte d'un nouveau corps, simple ou com- posé, en chimie, c'est-à-dire d'une entité chimique qui se distingue de toutes les autres entités par des caractères propres, irréductibles. Pourquoi n'admettraient-ils pas, au même titre, l'existence d'un principe de vie distinct, si la vie réunit des caractères également propres, irréductibles?

Ce principe est sans aucun doute d'une nature plus complexe que les forces physico-chimiques. D'une part il constitue une force, au même titre, dans le sens mécanique du mot, en tant qu'il est capable d'agir dans l'espace et sur la masse matérielle soit en déterminant l'évolution des formes organiques, soit en opérant les contractions et les détentes musculaires; d'autre part il échappe à tout classe- ment dans les forces mécaniques en tant que son champ d'action psychique n'a aucune commune mesure avec l'étendue, encore que son activité psychique soit conditionnée par celle-ci et en rapport constant avec les forces physico-chimiques.

ISotre tentative d'expliquer par la préexistence du principe, quel qu'il soit, de la vie l'apparition de celle-ci sur la terre, ne saurait être qu'une hypothèse, car l'observation directe ne saurait atteindre des phénomènes qui se sont passés il y a des millions d'années.

Malheureusement les hypothèses de ce genre manquent de la sanction qui donne du crédit aux autres hypothèses scientifiques; elles sont impossibles à vérifier par l'expérience, parce qu'elles sont purement historiques et n'intéressent que les phénomènes passés. Quand, au contraire, les hypothèses concernent des phénomènes toujours renouvelables ou constants comme ceux de la lumière, par exemple, on peut les vérifier on instituant des expériences, en créant les conditions qui, d'après ces hypothèses, doivent déter-

332 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.

miner les phénomènes et constater si, en effet, elles les détermi- nent. Nous sommes bien loin de pouvoir démontrer avec la même certitude la vérité de la nôtre, et nous ne revendiquons pour elle que la probabilité à un degré satisfaisant.

III

Les travaux de Pasteur ont renversé l'hypothèse de la génération spontanée, soutenue autrefois par F. -A. Pouchet, et ont prouvé que toute manifestation présente de la vie sur la terre présuppose l'exis- tence d'un germe, d'un organisme élémentaire (végétal ou animal) elle a pris naissance. Mais si la génération spontanée est impos- sible sur la terre, comment et d'où les germes y sont-ils venus?

Comme nous nous proposons d'expliquer l'évolution des êtres par la méthode scientifique, ce n'est qu'à la dernière extrémité que nous devons admettre une action surnaturelle intervenant spécialement pour créer les germes de toutes les espèces terrestres. Il n'y a jamais eu de génération spontanée en ce sens que jamais un groupement spontané d'atomes antérieur à la vie n'a déterminé celle-ci à l'exis- tence. Nous pensons que c'est, au contraire, le principe de la vie, quel qu'il puisse être, qui a déterminé certains groupements d'atomes pour en faire les instruments, les organes de ses manifes- tations terrestres. Pasteur a donc raison de ne pas admettre la création de la vie par la formation spontanée, c'est-à-dire fortuite, de la cellule organique. Il a bien fallu pourtant qu'il y eut forma- tion initiale de cellule organique; seulement cette formation, loin d'avoir été fortuite et d'avoir déterminé la vie, a, croyons-nous, été déterminée par le principe même de la vie. Pouchet, de son côté, avait raison d'admettre la possibilité d'une cellule organique initiale, ne dérivant pas d'une cellule antérieure; mais, s'il croyait que cette cellule a engendré spontanément par elle-même la vie, il avait tort, et il se trompait en croyant que, même actuellement, il se forme des cellules organiques initiales : ceci est une question de fait; c'est l'observation seule qui peut démontrer s'il existe ou non, aujour- d'hui, des cellules organiques initiales. Pasteur a expérimentalement prouvé qu'on n'assiste jamais à la création proprement dite d'un germe, qu'on trouve toujours des germes l'on trouve des animalcules; et que, si on purge de tout germe un volume d'air quelconque, on n'y trouve plus trace d'organismes vivants. Pasteur

SULLY PRUDHOMME. l'origine de la me terrestre. 333

constate que présentement toute manifestation de vie présuppose l'existence d'un germe, d'une cellule organique ; il se borne à cette constatation empirique, sans remonter par la pensée à Torigine des manifestations de la vie sur la terre; il n'y a rien dans sa doctrine qui s'oppose à la conception d'un principe de la vie antérieur à la structure cellulaire, pourvu qu'on n'en infère pas que, actuellement, la vie s'offre à l'observation en dehors de la cellule, sans germe préexistant.

Mais qu'est-ce que peut bien être ce principe de vie préexistant à tout organisme et contemporain des forces et des atomes reconnus parles physiciens et les chimistes? Il est certain que, si nous le con- cevons tel qu'il se révèle à nous par la conscience et par l'observa- tion des plantes et surtout des animaux qui peuplent l'écorce ter- restre actuelle, nous ne pourrons en même temps le concevoir coexistant avec la matière incandescente et dilatée de la terre pri- mitive. L'animal est doué d'irritabilité et de sensibilité à divers degrés, et, pour ne parler que de cette dernière aptitude, nous savons qu'elle est aussi redoutable que bienfaisante. Si nous admet- tions que le principe de la vie, avant même d'avoir revêtu aucun orga- nisme corporel, eût pu être sensible, à quel infernal supplice n'au- rait-il pas été condamné au début de l'évolution terrestre ! Mais rien ne nous oblige à cette supposition. Nous ne trouvons pas un exemple, sur notre planète, de sensation qui n'ait été précédée d'une impression interne ou externe exercée par le milieu sur un organisme. L'exis- tence d'un système nerveux, si rudimentaire soit-il, d'une cellule ner- veuse au moins, apparaît aux physiologistes comme la condition néces- saire de tout phénomène de sensibihté. Nous sommes donc en droit de considérer la vie, antérieurement à tout organisme corporel, comme n'ayant eu qu'une existence virtuelle, et son principe comme plongé dans l'inconscience. Cette conception est très conforme aux résultats de l'observation scientifique et même vulgaire, car nous voyons, depuis le végétal jusqu'à l'homme, la conscience s'éveiller graduel- lement chez les êtres organisés à mesure que leur système nerveux se perfectionne en se compliquant pour s'épanouir en cerveau.

Dans notre hypothèse il serait évidemment absurde de prétendre qu'avant la formation des organismes il n'existait aucune relation, aucune communication entre la vie virtuelle et son milieu terrestre, car nous concevons l'Univers comme un tout, dont aucune partie n'existe isolée, séparée entièrement des autres; un être ne se conçoit

334 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

pas entouré de néant. Oui, sans doute, il y avait, même avant tout organisme corporel, quelque chose de commun, si peu que ce pût être, entre le principe de la vie et le milieu terrestre; mais cette communication ne suffisait pas à déterminer le moindre éveil de la conscience; elle ne constituait pas une impression.

Comment le principe de la vie devient-il impressionnable au milieu terrestre il est engagé? Nous l'ignorons, mais il nous faut bien accepter les résultats de l'observation, et nous ne sommes pas tenu de résoudre tous les problèmes que nous rencontrerons.

C'est un fait que la plus haute, la plus éclatante manifestation de la vie, le phénomène de conscience est irréductible aux conditions et aux propriétés physico-chimiques, à l'étendue et à la pesanteur par exemple. C'est un fait encore que, en dépit de cette irréductibilité, il y a communication entre les phénomènes de conscience et ceux de l'espace et de la matière pesante, puisque l'impression des objets physiques sur les nerfs détermine des états maraux, des sensations. C'est un fait encore qu'on n'a pas trouvé un état moral, un phéno- mène de conscience qui ne fût déterminé par une impression interne ou externe. Que nous soyons capables ou non d'expliquer ces faits, d'en concevoir les relations intimes et profondes, ils n'en existent pas moins et s'imposent comme base à nos spéculations sur l'origine de la vie.

IV

Pour éviter une explication anti-scientifique de l'apparition de la vie sur la terre, pour n'avoir pas à admettre qu'elle y ait été créée brusquement (après le refroidissement superficiel de la terre) par une action directe, surnaturelle, ou bien qu'elle y ait été apportée, dans des germes tout formés, par quelque autre monde déjà peuplé rencontrant le nôtre refroidi, hypothèse qui transporte simplement la difficulté à cet autre monde, nous avons supposé que le principe de la vie a préexisté aux germes sur la terre, que c'est lui qui les a formés, qu'il a été contemporain des éléments terrestres dès l'ori- gine de leur évolution cosmique.

Dans cette hypothèse, l'apparition de la première cellule vivante, germe du premier végétal, s'explique par la tentative initiale du principe de la vie, dont l'activité avait été jusque-là impersonnelle, diffuse, latente et inconsciente, pour s'individualiser en s' organisant,

SULLY PRUDHOMME. l'origi>e DE LA ME TEURESTRE. 335

c'est-à-dire pour spécialiser son action, la répartir dans une plura- lité indéfinie d'unités corporelles, et arriver ainsi, de plus en plus, à la conscience, grâce à la formation progressive d'appareils de communication et d'échange avec le milieu terrestre, milieu dont le refroidissement permet désormais aux atomes de s'agréger et de servir de matériaux à des structures durables. L'organisme peut être considéré comme une condition de la sensibilité chez le principe de la vie, puisque toute sensation suppose une impres- sion et toute impression un organe : c'est pour cela qu'il n'y a pas lieu de se demander quel a pu être l'effet de la température extrêmement élevée des éléments terrestres sur le principe de la vie antérieurement à l'apparition des formes végétales et animales. Cet effet a été nul, faute d'organisation. L'œuvre du principe de la vie n'existait encore qu'en ;îwissa/?ce et non en ac^e (pour employer le langage d'Aristote) ; ce que nous avons appelé jusqu'à présent le principe de la vie, c'est précisément ce qui contient le monde vivant, c'est la vie en puissance, à Vétat virtuel. Exister en puissance, ou exister à l'état virtuel, c'est la même chose; la seconde expression est l'équivalent moderne de la première. Les savants, d'ailleurs, retour- nent aujourd'hui au vocabulaire antique par l'emploi du mot : poten- tiel {qui existe en puissance); ils appliquent ce mot à la mécanique pour désigner le travail que ferait une force si elle s'exerçait, le tra- vail qu'elle est donc capable de faire, en puissance de faire à un

moment donné.

Or l'état d'une telle force qui agit sans que son action se traduise

présentement dans le monde ambiant, dans l'espace, n'est-il pas

tout à fait analogue à l'état du principe de la vie avant que celle-ci

se manifestât dans le milieu terrestre par une impulsion et une forme

données à la matière pesante, physique et chimique? La vie

alors était donc, à ce titre, un potentiel, une énergie potentielle, le

travail d'organisation qu'une force dont nous ignorons la nature,

mais dont nous constatons l'existence par ses effets, était capable de

faire subir à la matière terrestre. La vie depuis lors est ce travail

même progressivement opéré. Au fond, le potentiel des savants

cache aussi un concept métaphysique : il désigne une chose dont la

nature dépasse de beaucoup la portée des sens; mais comme cette

chose détermine des phénomènes (mouvement, vitesse, chocs, etc.)

perceptibles aux sens et que sa puissance peut être mesurée par ses

actes, cela suffit pour que les savants puissent la représenter par

336 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

des nombres mesurant ses actes, et la faire entrer dans le calcul, dans les formules algébriques qui posent et résolvent les problèmes de la mécanique.

Si nous appelons potentiel de vie le travail d'organisation dont le germe est dépositaire, peut-être notre langage deviendra-t-il scien- tifique, nous ne prétendons pas qu'il en deviendra plus clair : l'objet désigné n'en restera pas moins métaphysique tout comme l'action, à l'état dit potentiel, des autres forces de la nature. Par exemple : pendant la chute d'un corps nous assistons au travail de la pesan- teur, et le déplacement du corps dissimule en quelque sorte, parce qu'il est visible, la nature métaphysique de Tactivité accumulée qui le détermine. Mais si la chute du corps est arrêtée par un obstacle, par le sol, il n'y a plus phénomène, le corps ne se meut plus sans pourtant cesser de peser; l'action de la pesanteur sur lai est devenue latente, elle ne se traduit plus dans l'espace par un déplacement; le potentiel de pesanteur, l'énergie seule subsiste, et, à coup sûr, rien n'est plus métaphysique que cette puissance sans acte percep- tible. Mais ce potentiel, bien qu'indéfinissable dans son essence intime, est mesurable par l'espace que parcourrait en une seconde le corps, s'il pouvait suivre, et suivre exclusivement, l'impulsion contrariée; ce qu'il y a de métaphysique dans son essence est ainsi négligé sans inconvénient par le savant qui le mesure par ses effets et n'a besoin que de le mesurer. Le savant ne considère que les rap- ports des choses entre elles et ferme les yeux sur leur substance; c'est pourquoi il lui suffit de pouvoir mesurer, la mesure n'étant qu'un rapport. Fermer les yeux sur la substance, ce n'est ni l'af- firmer ni la nier; il se contente de dire : j'ignore ce que c'est en soi que la pesanteur, l'affinité ou telle autre espèce de force, et je ne cherche pas à le savoir; j'en étudie les manifestations sensibles; les différences mesurables entre celles-ci me révèlent qu'il y a des diffé- rences dans les états impénétrables de leurs causes; mais je ne considère pas ces états, qui par leur nature intime relèvent de la métaphysique.

Le principe de la vie, dans notre hypothèse, est donc, au même titre que la pesanteur, une force révélée par ses effets, ou dont l'action existe à l'état potentiel avant de se manifester au dehors, dans le milieu terrestre. Nous rencontrons ici une objection que nous avons déjà pressentie et qu'il importe de détruire, car elle tend à ébranler toute notre théorie. Il y a bon nombre de savants (le plus

SULLY PRUDHOMME. l'origine de la vie terrestre. 337

grand nombre peut-être) qui n'admettent pas l'existence d'un prin- cipe de la vie distinct des forces physiques et chimiques. A. vrai dire, la méthode scientifique exige qu'avant de supposer l'existence d'un type nouveau de force, on épuise tous les moyens d'expliciuer les phénomènes par les forces irréductibles physiques et chimiques déjà connues. Pour ces savants-là le phénomène de la première cellule végétale a pu être déterminé par une rencontre heureuse d'éléments matériels et de forces mécaniques, sans qu'on soit autorisé à faire intervenir, pour le déterminer, une prétendue force nouvelle, spé- cialement afléctée à la formation des organismes. Certains cristaux, par exemple, présentent des configurations qu'on serait tenté d'at- tribuer à des principes plastiques, distincts des forces physiques et chimiques déjà connues, et qui cependant, selon ces savants, res- sorlissent uniquement à la mécanique des atomes et des molécules. Toute forme organique, selon eux, pourrait être considérée comme une sorte de cristallisation, difficile à formuler sans doute, mais à laquelle on n'a pas droit de substituer, à cause de cette difficulté seule, une construction faite par quelque force vitale irréductible aux forces connues.

Rien, à vrai dire, ne nous empêche de considérer la cristallisation, structure géométrique qui ne paraît être donnée par aucune pro- priété physico-chimique connue de chaque molécule composant le cristal, comme l'action plastique initiale du potentiel de vie sur la matière terrestre. Quoi qu'il en soit, l'objection que nous exami- nons est très sérieuse parce qu'elle repose sur un hommage à la vraie méthode scientifique; il ne faut pas multiplier les entités, il faut tâcher d'expliquer le plus de choses possible par le moins de principes possible. Mais, dans le cas dont il s'agit, procède-t-on vraiment par simplification quand on se condamne à admettre une quantité imnombrable de rencontres tellement heureuses que, non seulement la forme de chaque cellule initiale (germe de chaque espèce végétale ou animale) soit due au hasard, mais encore que le hasard préside périodiquement à la reproduction du même germe dans chaque adulte de chaque espèce distincte? N'est-il pas inlini- ment plus simple comme plus rationnel d'expliquer la première formation d'un germe par un acte du potentiel de vie, énergie d'une force distincte des autres forces déjà définies, dans le milieu physique et chimique, et d'expliquer la reproduction des germes identiques dans les adultes d'une espèce, pour la conservation de celle-ci et la

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multiplication des individus, par la persistance, dans chaque espèce, d'un même acte du potentiel de vie. Supposer que, après le refroi- dissement superficiel de la terre, les germes se soient spontanément formés par des arrangements fortuits d'atomes, c'est, non pas résoudre, mais escamoter le problème de l'apparition des formes organisées.

Bien que notre hypothèse soit moins invraisemblable et moins compliquée que celle de la génération accidentelle des premiers germes, elle laisse assurément subsister bien des problèmes sans solution. On pourra, dès lors, se demander quel est l'avantage d'une hypothèse qui laisse inexpliqués plus de faits problématiques qu'elle ne résout de difficultés. L'objection ne serait pas fondée. Les pro- blèmes qui restent à résoudre dans l'hypothèse du potentiel de vie restent également à résoudre dans toute autre, car ils sont posés par les faits mêmes et non comme conséquences de cette hypothèse. Par exemple : nous ne comprenons pas et peut-être ignorerons-nous toujours comment s'opère la conjugaison des qualités paternelles et des qualités maternelles dans l'essence individuelle de l'enfant, en quoi consiste le fond substantiel de celle-ci. Ce fond est-il composé, tout comme l'essence, de deux apports distincts, celui du père et celui de la mère? Question qui intéresse l'indivisibilité attribuée au principe spirituel, à Vâme, par la psychologie classique.

lien est de même pour la génération de plusieurs individus par chacun de chaque espèce ; jusqu'à présent les physiologistes n'en ont pu donner une explication satisfaisante. Si l'on a pu démontrer qu'il existe des cellules spécialement héritières et dépositaires du type de l'espèce, on n'a pas pour cela expliqué le mode de division par lequel une même essence individuelle fournit une pluralité d'autres essences individuelles semblables à elle-même. L'hypothèse du potentiel de vie semble toutefois se prêter à l'aplanissement de cette difficulté, car elle permet de concevoir l'individu, non plus comme réduit, en quelque sorte, à ses propres ressources pour produire et multiplier des exemplaires de sa propre essence, mais comme rattaché au prin- cipe universel de la vie qui lui fournit indéfiniment, dans le présent et dans l'avenir, durant et après sa propre existence, ces exemplaires sans cesse modifiés par des croisements nouveaux. Mais, à vrai dire, ces vues sont bien vagues et bien conjecturales. Il y a, sans doute, des mystères qui marquent la limite de nos connaissances possibles; l'hypothèse fondée donne seulement la chance de reculer, sinon

SULLY PRUDHOMME. l'oriGINE DE i.A vie teruestue. 339

cette limite, du moins celle de nos connaissances actuelles. Nous ne pouvons prétendre tout expliquer; il nous suffit de réduire au mini- mum l'inexplicable.

C'est encore un fait certain, bien qu'incompréhensible pour nous, qu'il existe de l'activité inconsciente, non pas seulement dans l'ordre mécanique, mais bien aussi dans l'ordre psychique et surtout aux premiers échelons de la vie animale. Ce qu'on nomme un acte instinctif constitue un ensemble de directions combinées, que prend inconsciemment l'activité d'un individu vivant. Il en résulte qu'on peut sans absurdité supposer l'inconscience dans le principe de la vie au début de sa communication avec le milieu terrestre. Une ini- tiative inconsciente semble tout d'abord contradictoire, et cependant la nature en offre mille exemples; lorsque nous marchons en pensant à autre chose que nos pas, l'habitude supplée en nous la réflexion; chaque pas nouveau suppose de notre part une initiative incon- sciente. Peut-être l'hypothèse d'un potentiel de vie expliquerait-elle les œuvres surprenantes de l'instinct chez les animaux. Le mouve- ment irréfléchi, et d'autant plus sûr, qui opère la quête des aliments, la construction du gîte, les migrations, est peut-être, au fond, de même nature et de même origine que le mouvement évolutif et fonc- tionnel des organes. Le premier ne fait qu'étendre et compléter le second pour la conservation de l'individu et, par lui, de l'espèce. L'orientation infaillible que prend le vol d'une hirondelle émigrant, et l'orientation infaillible que prend, pour concourir à la structure organique de celle-ci, l'atome du grain qu'elle assimile pourraient bien ne pas différer essentiellement dans leur principe. Le premier de ces mouvements ne requiert pas de toute nécessité une cause propre et distincte ; on peut admettre sans trop de témérité qu'il procède, comme le second et au même titre, du potentiel de vie inconsciemment mis en acte.

Ajoutons enfin que l'hypothèse d'un principe actif propre et d'un potentiel appli(juéc à la vie se concilie parfaitement avec le rôle attribué par les naturalistes à la lutte pour l'existence en morpho- logie, soit qu'ils accordent la prépondérance à ce facteur, soit (ju'ils en limitent l'importance et refusent de l'étendre à la formation des espèces. Leur désaccord sur ce point intéresse, non i)as la réalité du potentiel de vie, mais seulement son contenu, (|ue nous ne pré- tendons pas déterminer. Nous allons signaler sommairement les relations de notre hypothèse avec la morphologie.

340 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Le problème de la diversité des formes qui représentent la vie organisée est, à vrai dire, des plus déconcertants. Au point de vue le plus général, au point de vue métaphysique et originel, il est impossible à l'intelligence humaine de concevoir la raison d'une diversité, d'une différence quelconque dans Vêtre. L'être conçu comme nécessaire, absolu, existant par soi, satisfait pleinement l'esprit; l'esprit se repose dans ce concept comme dans l'œuvre la plus naturelle de sa fonction la plus haute. Mais le concept d^unité est corrélatif de ce concept de nécessité \ on ne conçoit pas l'être nécessairement double ou triple; la multiplicité a quelque chose de contingent qui n'a point échappé à Spinoza. S'il y a mille milliards d'étoiles, il pourrait y en avoir une de plus ou une de moins sans que l'esprit y trouvât contradiction. Mais, dira-t-on, il ne peut pas y en avoir davantage parce que les données initiales de la mécanique céleste et ses lois ont déterminé ainsi le fonctionnement de la matière incandescente dans l'espace. C'est reculer la difficulté, car la quantité initiale de matière divisible apparaît arbitraire, irration- nelle à l'esprit; pourquoi pas un atome de plus ou de moins? L'esprit ne voit aucune nécessité dans le dosage des éléments primitifs de l'Univers. Pas plus qu'il ne conçoit comme essentielle à la substance matérielle telle quantité plutôt que telle autre, il ne conçoit comme essentielle à la force agissante sur la matière telle intensité initiale plutôt que telle autre. Rien ne répugne plus à l'intelligence que d'introduire le caprice, ce qu'on nomme le hasard, dans l'explication des choses; le hasard n'étant que la part de l'inconnu dans la trame des événements, expliquer par le hasard, c'est, au fond, recon- naître qu'on ignore l'explication. Ainsi, d'un côté, nous devons admettre qu'il n'y a rien de capricieux, d'aléatoire, dans les nom- bres qui régissent les phénomènes, c'est-à-dire que tous ces nom- bres sont infailliblement prédéterminés, autant dire nécessaires, et, d'un autre côté, nous n'en pouvons en aucune façon concevoir la nécessité, car il n'y a de nécessaire à une chose que ce sans quoi elle n'existerait pas. Or l'existence d'une chose n'implique pas qu'elle soit multiple, qu'elle existe à plusieurs exemplaires; la chose peut donc exister sans constituer un nombre.

L'être conçu nécessaire est par cela même conçu un\ le commen- cement de la multiplicité apparaît donc comme sans raison. Plus tard il en est autrement, les nombres pourront être nécessairement déterminés par des conditions antécédentes; mais l'être est logique-

SULLY PRUDHOMME. l'origine de l\ vie tehrestre. 341

ment antérieur à ses accidents; or, avant tout accident, rien ne motive rationnellement la multiplicité de l'être, non plus que la midtiplicité dans l'être, autrement dit la différenciation, la variété. De vient que Dieu est nécessairement unique pour le théologien qui détermine la nature divine par la seule raison. Le polythéisme ne pouvait être un fruit de la raison, il est de l'imagination. La raison trouve donc une impossibilité radicale à concevoir et à expli- quer l'origine de la multiplicité et de la diversité dans la nature. C'est pourtant à ce problème que semblerait s'être attaqué Darwin, d'après le titre de son livre fameux : l'Orir/iyie des espèces. En réalité il n'en a considéré que l'origine empirique, c'est-à-dire la filiation régressive jusqu'à la moindre division possible de la souche com- mune, sans prétendre en formuler scientifiquement l'origine ration- nelle qui est métaphysique. 11 a été surpris de la prodigieuse diver- sité des formes vivantes, et, au lieu de se contenter de les classer par genres, espèces et variétés, ce qui est un moyen de les distin- guer et de les reconnaître, mais n'apprend rien de leur genèse, il a tenté de découvrir de quelle façon s'est opérée celle-ci.

Il n'a pas considéré comme explicative la commode affirmation de la Bible, à savoir que chaque ^espèce a été créée séparément, une fois pour toutes, aussitôt que la terre a été habitable. Remarquons toutefois qu'il ne répugne pas plus à la raison d'admettre cette création immédiate de toutes les différentes espèces, que d'admettre la plus simple différenciation originelle dans l'unité initiale de l'être. Il est aussi difficile à la raison de motiver et d'expliquer cette minime variation, même supposée infiniment petite, dans l'être, conçu nécessaire, que de se rendre compte de la multiplicité innombrable des variations appelées espèces, qui procède de ce même être néces- saire. 11 n'en est pas moins vrai que Darwin a témoigné d'un grand esprit scientifique dans sa tentative, car la science se donne pour mission, non de révéler les causes premières, mais d'expliquer la diversité des phénomènes par le moindnj nombre possible de causes prochaines; si donc il est vraisemblable que deux espèces différentes d'animaux aient une souche commune, il est du devoir des natura- listes de s'en préoccuper et de rechercher quelle peut bien être cette souche. Darwin n'est pas parvenu à ramener toutes les espèces à une souche unique, toutes les formes vivantes à une forme initiale unique qui se serait progressivement compliiiuée et perfectionnée, mais il a mis en relief et en évidence, avec une admirable sagacité,

342 REVUE DE MÉTAPHYSIQLK Kl DE MORALE.

les divers procédés par lesquels a pu s'effectuer la diversité des formes organiques jusqu'à leurs types spécifiques actuels, qui nous semblent désormais fixés, bien qu'ils soient peut-être encore en voie de transformation, car les modifications de structure organique sont excessivement lentes. Sa doctrine pressentie, fondée même par Lamarck, puis épousée et approfondie par d'autres grands penseurs, n'est cependant pas encore devenue incontestable et nous n'avons nulle compétence spéciale pour nous prononcer en pareille matière, quelle que soit notre inclination. Cette doctrine a pris le nom de transformisme. L'agent principal des transformations est la sélection naturelle, c'est-à-dire le choix que, spontanément et fatalement, la lutte pour l'existence, la concurrence vitale, fait entre les organismes. Ceux qui survivent sont les plus résistants, et leurs moindres avan- tages sur les organismes rivaux tendent à s'accuser, à se développer et à constituer des modifications durables de structure transmises aux descendants et fixées en ceux-ci par l'hérédité. Le système de Darwin est d'ailleurs connu de nos lecteurs; nous nous bornons à cette brève indication qui suffît à notre objet. L'hypothèse d'un principe et d'un potentiel de vie précédant l'apparition des formes vivantes sur l'écorce terrestre et contemporains des autres forces originelles qui ont fait l'évolution terrestre (pesanteur, chaleur, affinités chimiques, cohésion, etc.), cette hypothèse sans favoriser spécialement celle du transformisme s'y adapte et n'en saurait compromettre la vraisem- blance.

C'est la vie en effet, à l'état purement virtuel, en puissance, c'est le potentiel de vie, qui est tenu de fournir progressivement toute l'activité vitale, toute Viniliaiive d'organisation dont la multitude des plantes et des animaux témoigne sur la terre. Pour satisfaire à l'hypothèse de Darwin, nous pouvons tout de suite admettre que l'incalculable diversité des formes vivantes n'est nullement impli- quée dans le potentiel de vie. Ces formes, dans leur évolution sécu- laire, depuis la première cellule végétale jusqu'à l'homme, ont été déterminées par le concours de nombreux facteurs; le potentiel de vie a été seulement l'un d'eux, celui qui a construit la forme vivante initiale, la cellule végétale et a mis en branle, dès le refroidissement suffisant de la terre, la lutte de cette forme avec son milieu et avec des similaires dans le même milieu. Pour aider à concevoir les rôles respectifs du potentiel de vie et des forces qu'il a rencontrées dans le milieu terrestre, pour mesurer la part de ce potentiel et celle de

SULLY PRUDHOMME. l'origink DE la vie teuhesthe. 343

ces forces dans l'organisation des êtres vivants, végétaux et ani- maux, un exemple peut-être n'est pas inutile. Qu'on suppose, sur un billard, une bille lancée dans une certaine direction. La propul- sion de la bille représentera l'essor initial du potentiel de vie se manifestant dans l'espace, agissant sur l'atome matériel, et l'élasti- cité des bandes qu'elle rencontre, représentera la résistance que, dans certaines directions , rencontre cet essor. La ligne brisée engendrée par le déplacement de la bille représentera la forme orga- nique déterminée par le concours du potentiel de vie et des forces du milieu. La comparaison est très lointaine, mais on peut la rap- procher d'une similitude en supposant que l'impulsion initiale donnée à la bille, au lieu d'être simplement rectiligne, implique une compo- sition de forces et, par suite, une trajectoire courbe, par exemple ce que les joueurs de billard appellent un effet, car il se peut que e potentiel de vie, pour construire la cellule, implique une compo- ition de forces, qu'il ne soit pas simple. Nous ignorons ce qui le constitue, mais quel qu'il puisse être, l'énergie dont il est déposi- taire, en tant que plastique, c'est-à-dire en tant qu'elle se crée ses organes avec les matériaux que lui offre son milieu, n'opère pas sur tous indistinctement, mais en adapte certains à sa communication avec le monde extérieur et, pour se les approprier, doit les dégager du sol, de l'eau, de l'air, et les disputer à la pesanteur. La forme organique est ainsi conquise sur le milieu par la virtualité plastique du germe, et, à ce litre, elle est toujours le résultat d'une lutte pour l'existence, si infime soit-elle. Une graine qui germe, et par com- mence la construction du végétal, réagit en présence des forces phy- siques et chimiques contenues dans le sol, mais par cette réaction même elle les asservit et les emploie à son œuvre.

Faisons abstraction de toutes les différences de structure altribua- bles à l'adaptation de la forme initiale aux diverses conditions qu'elle rencontre dans les divers milieux terrestres, dans le sol, dans l'eau, dans l'air, nous arriverons à isoler celte forme-type impliquée dans le potentiel de vie, c'est-à-dire prescrite par lui seul à son organisation en quehiue sorte idéale. Cette forme-type, doit-on la concevoir unique ou doit-on admettre qu'elle est multiple, que, par exemple, dés le refroidissement suffisant de la terre, le potentiel de vie a inauguré son organisation siniuUanéinent en f)lusieurs points de l'écorce terrestre d'après un modèle unique ou d'après plusieurs modèles? Cette recherche est stérile : trop de notions nous échap-

344 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

pent sur l'état primitif de l'écorce terrestre et nous ne pouvons que conjecturer la nature du potentiel de vie. La seule chose que nous puissions inférer avec quelque sécurité, c'est que les premières formes vivantes ont été peu nombreuses, nullement capricieuses, mais construites par le potentiel de vie selon la loi même de son activité et modifiées selon les indications mêmes de l'état du milieu terrestre, de sorte que la vie s'y manifestât dans les meilleures conditions alors possibles en un point donné de l'écorce terrestre. Que devons-nous entendre ici par les meilleures condi- tions possibles? Sans doute celles qui permettaient à la conscience de sortir de l'obscurité complète, pour poindre autant que possible, et ce devait être une lueur infiniment faible au début. Le régime des climats s'est peu à peu fixé, et l'adaptation des organismes aux climats s'est en même temps perfectionnée par tous les avantages que la concurrence vitale et la lutte pour l'existence mettaient en relief et en valeur et que fixait l'hérédité dans chaque génération de formes organiques.

La vie encore à l'état virtuel, le potentiel de vie, quand il eut ren- contré, par suite du refroidissement de la terre, des conditions favora- bles à son organisation, c'est-à-dire à sa mise en communication avec le miheu terrestre, s'y manifesta sous une forme d'abord extrêmement simple. H y a lieu de supposer que le premier éveil de la conscience sur la terre date ou, du moins, fut très rap- proché de cette première formation organique, la plus élémentaire de toutes, mais que cet éveil fut infiniment voisin de l'inconscience, fut à peine analogue à l'état intermédiaire entre le sommeil absolu et le rêve état moins conscient même que le plus léger songe. Il y a lieu de supposer aussi que l'éveil de la conscience sur la terre est devenu de moins en moins obscur, de plus en plus net jusqu'à la conscience réfléchie qui prononce « moi » dans le cerveau de l'homme, à mesure que l'organisation du potentiel de vie est devenue plus com- plète, plus appropriée à l'essence intime de la vie même, de manière à permettre le plus d'impressions possible sur la sensibilité virtuelle par la division croissante du travail de communication entre le principe de la vie et son milieu terrestre, en d'autres termes, par la multiplicité croissante des organes de relations.

La sensibilité! N'est-ce pas au moment elle se manifeste que l'évolution commence à pouvoir s'appeler progrès dans l'acception de tendance au mieux? Supprimons en efîet toute sensibilité, du

SULLY PRUDHOMME. l'0RIGI>ÎE DE LA ME TERRESTRE. 345

même coup le mot bien perd toute signification; non seulement disparaissent les satisfactions inférieures de tous genres, mais encore le sacrifice devenant sans matière, le bien moral, la dignité dispa- raît de même. Sur notre planète, c'est la sensibilité physique et morale qui est la raison d'être et le moteur du progrès, et qui le mesure. On comprend que, dans ces considérations tout incidentes, nous n'entreprenions pas de démontrer que le sentiment de la dignité, comme celui du libre arbitre, est autre chose qu'une illu- sion. L'objet de cette étude étant spécialement l'origine de la vie, nous nous y tenons. Ce problème qui domine la métaphysique de notre planète suffit à confondre nos forces et nous l'avons abordé beaucoup moins dans le téméraire espoir de le résoudre que par débauche intellectuelle sous l'invincible attrait du mystère.

Sully Prudhomme,

de l'Académie française.

TOMK I. IS'Jil. 24

DE L'IDÉE DE NOMBRE

CONSIDÉRÉE COMME FONDEMENT DES SCIENCES MATHÉMATIQUES

1. Les spéculations mathématiques sont de deux sortes : les unes, réductibles à la seule notion de nombre entier, constituent dans leur ensemble la science du Nombre ou Analyse mathématique; les autres, quel qu'en soit l'objet, constituent dans leur ensemble les Mathé- matiques appliquées: la Géométrie, la Mécanique, la Physique mathé- matique sont les branches les plus importantes des Mathématiques appliquées -.

En considérant sous leur véritable jour les extensions successives que reçoit l'idée de nombre dans l'Analyse mathématique, on conçoit assez facilement que l'Analyse tout entière puisse, comme nous venons de le dire, se ramener à une seule et même notion fonda- mentale. Faute d'une exposition détaillée, que nous ne pouvons évidemment développer ici, nous nous bornerons à indiquer som- mairement les traits essentiels de cette généralisation progressive.

Nous examinerons ensuite ce que l'on doit penser des Mathéma- tiques appliquées.

2 ^. Nous nommerons expression fractionnaire ou fraction la simple

\. Ce mémoire, terminé dès le mois de décembre 18H2, a été adressé à la Revue de Métaphysique et de Morale dans les premiers jours du mois de janvier 1893.

2. Contrairement à l'usage, je considère la Géométrie comme une science appliquée; j'expose d'ailleurs plus loin les raisons de cette manière de voir.

3. Les considérations résumées dans les n"* 2, 3, 4, 5, concernant l'extension progressive de l'idée de nombre, ont été développées par M. Méray dans diverses publications, dont voici les titres :

Les fractions et les quantités négatives (Nouvelles Annales de Mathématiques, 1890);

Sur le sens qiiil convient d'attacher à l'expression •< nombre incommensurable », et sur le critérium de Vexistence d'une limite pour une quantité variable de nature donnée {Annales scientifiques de l'École Normale supérieure, 1887);

Scuveau Précis d'Analyse infinitésimale, chap. 1.

La partis 1^ plus importante de cette même question a été également traitée

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre. 341

association, dans un ordre déterminé, de deux entiers dont le pre- mier s'appelle numérateur^ et le second, essentiellement différent de zéro, dénominateur. La fraction qui a pour numérateur n et pour dénominateur d sera désignée par le symbole j n, d j.

Deux expressions fractionnaires, J 7i',d' |> | n" , d" |, seront dites de même valeur, si les produits entiers n' d", ji'd' sont égaux entre eux. On démontre sans peine : i" que deux fractions équivalentes à une même troisième sont équivalentes entre elles; que la formule générale des expressions fractionnaires équivalentes à une expres- sion donnée j »?, rf j est I v/, ot j, V, 5, désignent les quotients de «, rfpar leur plus grand commun diviseur, et / un entier arbitraire (différent de zéro).

Les diverses expressions fractionnaires qui ont pour numérateur l'entier zéro sont toutes équivalentes entre elles sans l'être à aucune autre, et l'on convient de dire que leur valeur commune est nulle.

Considérons deux expressions fractionnaires dont les valeurs soient inégales, adjoignons par la pensée à chacune d'elles toutes les expressions qui lui équivalent, et désignons par G,, G^ les deux groupes ainsi obtenus. Si dans ces groupes respectifs on choisit à volonté deux expressions,

j n^, d^ j, I »,, d.2 |,

il est facile de se convaincre que l'entier //, d.,, forcément différent de l'entier Ui» rf,, lui est ou constamment supérieur, ou constamment inférieur, indépendamment du choix opéré dans les groupes G,, G., : suivant qu'on se trouvera placé dans l'un ou dans l'autre cas, on dira que la valeur commune des expressions du premier groupe est supérieure ou inférieure à la valeur commune des expressions du second. On établit d'ailleurs fort aisément que si une première valeur est supérieure à une seconde, et celle-ci supérieure ù une troisième, la première est supérieure à la troisième.

Notre définition de l'équivalence nous fournit de la manière la plus simple les diverses solutions du problème suivant : construire h

par M. Kroneckcr, ili' Hi-rliii, qui ramt'iic la notion de noinlne irralionnol ;i celle (le nombre rationnel; le point de vue adopté par .M. Méray me semble toutefois préférable, et je me suis efTorcé de l'améliorer encore, en modifianl dans un sens <|ui m'a paru avanta^'eux la définilion des fraelionsarilliméli(|ues, i-elle de l'eciuivalence des variantes (pialilires, la notion de valeur inlinilési- malc, etc.

348 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

expressions fractionnaires de même dénominateur, dont les valeurs soient données. Cela posé, si l'on désigne par

1 Ihk |, I qji j, , j r, k \

les /* expressions fractionnaires dont l'ensemble constitue une solu- tion quelconque du problème dont il s'agit, l'expression fraction- naire

1 {/' + '/+ -^r),k j,

déduite des précédentes par l'addition des numérateurs, varie, il est vrai, avec la solution considérée, mais garde une valeur constante, qui est, par définition même, la somme des valeurs proposées.

Si, des valeurs fractionnaires quelconques étant données, on en considère des expressions respectives quelconques

\ a, b \, \ c4 \, , j /, m |,

l'expression fractionnaire

I (fl c. . . . /), {bd m) |,

déduite des précédentes par la multiplication des termes semblables, varie encore avec les expressions choisies pour les valeurs proposées, mais garde une valeur constante, qui est, par définition même, le produit des valeurs proposées.

Quant à la soustraction et à la division des valeurs fractionnaires, nous les définirons, suivant l'habitude, comme les opérations inverses de l'addition et de la multiplication. Retrancher d'une valeur donnée une autre valeur donnée, c'est trouver une troisième valeur qui, ajoutée à la seconde, régénère la première. Diviser une valeur donnée par une autre valeur donnée, c'est trouver une troi- sième valeur qui, multipliée par la seconde, régénère la première.

En résumé, le point de vue purement arithmétique auquel nous venons de nous placer conduit exactement aux mêmes règles que le point de vue physico-arithmétique auquel on se place presque tou- jours.

Finalement, et bien qu'en fait la notion de fraction ait sa source incontestable dans la recherche d'un procédé commode pour mesurer les grandeurs concrètes, on peut lui assigner, comme origine logique, la recherche d'une commodité analytique. Effectivement, si dans le monde des valeurs entières, l'addition et la multiplication sont des opérations toujours possibles, il n'en est pas de même, à beaucoup près, de la soustraction et de la division : il n'existe, par exemple, aucun entier qui, ajouté à 4, reproduise 3; il n'existe non plus aucun

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre. 349

entier qui, mulliplié par 5, reproduise 7. Or il résulte des règles posées ci-dessus que, dans le monde des valeurs fractionnaires, celte impossibilité éventuelle n'existe plus quand il s'agit de la divi- sion *. D'autre part, il résulte de ces mêmes règles que si l'on a à effectuer sur des valeurs données, dans le monde des entiers, une suite quelconque d'opérations (toutes possibles), l'entier qui en résulte finalement peut être obtenu à l'aide d'un artifice consistant : à se transporter du monde des valeurs entières dans celui des valeurs fractionnaires, et à substituer respectivement aux entiers donnés les valeurs des fractions ayant pour numérateurs ces entiers mêmes et pour dénominateur l'unité ; à effectuer, au lieu des cal- culs indiqués sur les entiers primitifs, les calculs parallèles sur les valeurs fractionnaires ainsi obtenues; à prendre le numérateur du résultat, préalablement réduit à sa plus simple expression.

Supposons maintenant qu'on ait à résoudre une question quel- conque ressortissant au monde des entiers, et admettons, pour fixer les idées, que l'énoncé de cette question se traduise analytiquement par un groupe d'équations reliant certains entiers connus à d'autres entiers inconnus : on peut, d'après ce qui précède, assimiler tacite- ment ces diverses valeurs entières à autant de valeurs fractionnaires, puis chercher les solutions du nouveau système ainsi obtenu (ou plutôt celles d'entre elles dont les dénominateurs deviennent égaux à l'unité après réduction). Toute question ressortissant au monde des valeurs entières peut donc se ramener à une question ressortissant au monde des valeurs fractionnaires; la plupart du temps elle se trouve ainsi généralisée, et l'on s'assure en tous cas l'avantage de ne jamais être arrêÂé dans les transformations anabj tiques par des divisions impos- sibles.

3. Voici comment il convient de définir les quantités positives et négatives.

A toute valeur fractionnaire non nulle on fait correspondre deux valeurs, que l'on qualifie l'une de positive, l'autre de négative; à la valeur nulle on fait correspondre une seule valeur, que l'on (jualifie de iieutre : les diverses valeurs qualifiées ainsi obtenues sont, par con- vention, toutes distinctes entre elles. Deux valeurs qualifiées, l'une positive, l'autre négative, correspondant à une même valeur absolue, sont dites opposées; la valeur neutre est considérée comme étant son

1. Exceplo toutefois si le diviseur est nul.

350 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

opposée à elle-même. L'addition et la mulliplication des valeurs qua- lifiées se définissent par des règles conventionnelles, dans le détail desquelles il est inutile que nous entrions; la soustraction et la divi- sion sont les opérations respectivement inverses des précédentes. Enfin, la valeur qualifiée a, distincte de b, lui est dite supérieure on inférieure, suivant que la différence a h est positive ou négative : on démontre sans peine que si une première valeur qualifiée est supérieure à une seconde, et celle-ci supérieure à une troisième, la première est supérieure à la troisième.

On peut assigner aux quantités qualifiées une origine analogue à celle des fractions. Effectivement, si, dans le monde des valeurs frac - iionnaires, il se présente souvent des soustractions impossibles, cette impossibilité éventuelle se trouve entièrement supprimée dans le monde des valeurs qualifiées, en vertu des règles conventionnelles qui président à leur calcul. D'autre part, il résulte de ces mêmes règles que si l'on a à effectuer sur des valeurs données, dans le monde des fractions, une suite quelconque d'opérations (toutes possibles), le résultat cherché peut s'obtenir à l'aide d'un artifice consistant : 1" à se transporter du monde des valeurs fractionnaires dans celui des valeurs qualifiées, et à substituer aux valeurs absolues données les valeurs positives ou neutres qui leur correspondent respectivement; à effectuer, au lieu des calculs indiqués sur les valeurs absolues primitives, les calculs parallèles sur les valeurs qualifiées qui leur ont été substituées; 3" à prendre la valeur absolue du résultat.

Toute question ressortissant au monde des valeurs absolues peut donc se ramener à une question ressortissant au inonde des valeurs qualifiées ; la plupart du temps, elle se trouve ainsi généralisée, et l'on s'assure en tous cas l'avantage de ne jamais être arrêté dans les transforma- tions analytiques par des soustractions impossibles.

4. Nous nommerons variante qualifiée une valeur qualifiée variable dépendant de certains indices, c'est-à-dire de certains entiers indé- terminés auxquels on peut attribuer tous les systèmes possibles de valeurs > 0 *.

Une variante qualifiée cr,„, „,... dépendant des indices m, n,... est dite infiniment petite, si à toute valeur positive t on peut faire cor-

1. Par exemple, le ?«""" terme d'une progression arithmétique ou géométrique dont le premier terme et la raison sont donnés, la somme des w premiers termes de cette progression, leur produit, etc., sont autant de variantes dont chacune dépend de l'indice m. Souvent une variante dépend à la fois de plu- sieurs indices.

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre. 351

respondre des entiers déterminés a, v,... tels, que les relations simultanées

m > [JL, n > V,

entraînent comme conséquence nécessaire la relation

val. abs. «,„„,.. < val. abs. e. En d'autres termes, une variante qualifiée est dite infiniment petite, si, à partir de valeurs suffisamment grandes de tous ses indices, sa valeur absolue reste constamment inférieure à celle d'une quan- tité positive donnée.

Une variante qualifiée a,„. „.... dépendant des indices m, n,... est dite convergente, si la variante qualifiée

a " " n ' '

dépendant des indices w', n',..., m", n",..., est infiniment petite. Telles sont, en particulier : une variante infiniment petite; une variante immobile, c'est-à-dire qui garde toujours la même valeur qualifiée, indépendamment des valeurs entières que l'on attribue aux indices.

Une variante qualifiée est dite divergente lorsqu'elle n'est pas con- vergente.

Deux variantes qualifiées

'' m,... y)....» '> n p,...»

pouvant avoir un certain nombre d'indices communs, p,..., sont dites de même valeur infinilésimalo, si la variante

dépendant des indices m,..., »,...,;/,..., y/,..., est infiniment petite. On tire de ces définitions d'importantes conséquences, que nous allons énumérer.

Deux variantes qualifiées équivalentes à une même troisième sont équivalentes entre elles.

Deux variantes qualifiées équivalentes entre elles sont nécessai- rement convergentes.

Toute variante convergente se transforme en une équivalente par la simple addition d'un infiniment petit, et définit dès lors quelque valeur infinitésimale (on évitera de confondre la valeur in/(nilrsimale d'une variante avec ses valeurs actuelles, obtenues en attribuant aux indices des valeurs particulières quelconques).

Une variante divergente n'a pas de valeur infinitésimale, car elle

352 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ne peut satisfaire, vis-à-vis d'aucune autre variante ni seulement d'elle-même, à notre définition de l'équivalence.

Toutes les variantes infiniment petites sont équivalentes entre elles, sans l'être à aucune autre variante convergente.

Si l'on ne considère une variante convergente non infiniment petite qu'à partir de valeurs suffisamment grandes de tous ses indices, ses valeurs actuelles possèdent la double propriété : de conserver des valeurs absolues constamment supérieures à celle d'une quantité positive convenablement choisie; de conserver une qualification constante, qui est la même pour la variante dont il s'agit et pour toutes ses équivalentes.

Si l'on désigne par

(1) A,B, L

des valeurs infinitésimales données, et par

(2) a,b,...,l

des expressions quelconques de ces valeurs, chacune des expressions «, b,..., l est une variante convergente dépendant de certains in- dices, et toute combinaison déterminée il d'additions, soustractions et multiplications à exécuter sur et, 6,..., / fournit une nouvelle variante ayant pour indices tous ceux des indices de a, b,..., l qui sont distincts entre eux. Cela posé, la variante ainsi engendrée est convergente, et sa valeur infinitésimale est indépendante des diverses manières dont peuvent être choisies les expressions (2) des valeurs données (1); cette valeur infinitésimale constante est, par défini- tion, le résultat de l'opération £2 exécutée sur les valeurs données.

Si l'on désigne par A, B deux valeurs infinitésimales données, dont la seconde ne soit pas la valeur commune aux diverses va- riantes infiniment petites, si l'on désigne en outre par o, b, deux expressions quelconques de ces valeurs, le quotient de a par b est une variante convergente dont la valeur infinitésimale ne dépend pas du choix que l'on peut faire parmi les expressions diverses des valeurs données A, B; cette valeur infinitésimale constante est, par définition, le quotient de A par B.

La valeur infinitésimale qui appartient exclusivement aux diverses variantes infiniment petites sera dite téléo-neutre. Toute autre valeur infinitésimale sera dite téléo-positive ou iéléo-négalivc, suivant que les valeurs actuelles de l'une quelconque de ses expressions finissent par rester constamment positives ou constamment néga-

C. RIQUIER. DE L IDÉE DE NOMBRE, 353

tives. De deux valeurs infinitésimales distinctes, la première sera dite supérieure ou inférieure à la seconde, suivant que la différence obtenue en retranchant la seconde de la première est téléo-positive ou téléo-négative : on démontre d'ailleurs sans peine que si une première valeur infinitésimale est supérieure à une seconde, et celle-ci supérieure à une troisième, la première est supérieure à la troisième. On nommera opposée d'une valeur donnée celle qui, par son addition avec la première , fournit une somme téléo-neutre. Enfin, une valeur infinitésimale sera dile comtnensuraôle on incommcn- sura/j/e, suivant qu'elle admettra ou non quelque variante immobile au nombre de ses expressions : à toute valeur qualifiée correspond ainsi une valeur infinitésimale commensurable, et réciproquement.

L'extraction de la racine 7'"° d'une quantité positive peut être con- sidérée comme l'origine logique des quantités infinitésimales. Si, étant donnée une valeur positive (invariable), on se propose d'en trouver une autre qui, par son élévation à la puissance 7, puisse régénérer la première, le problème, ainsi posé, n'admet de solution qu'excep- tionnellement, et pour un choix tout spécial de la valeur positive sur laquelle on doit opérer. Mais, dans le monde des valeurs infinité- simales, le problème change entièrement d'aspect, et l'extraction de la racine ç""^ d'une valeur positive, au lieu d'être impossible dans l'immense majorité des cas, devient au contraire toujours possible. On peut effectivement démontrer qu'étant donnée une valeur infini- tésimale non téléo-négative, il existe une valeur de même nature, et une seule, régénérant la proposée par son élévation à la puis- sance 7.

D'un autre cùté, si l'un a à effectuer sur des valeurs qualifiées données une suite quelconque d'opérations (toutes possibles), le résultat peut s'obtenir à l'aide d'un artifice consistant : à se trans- porter du monde des valeurs qualifiées dans le monde des valeurs infinitésimales, et à substituer aux valeurs ([ualifiées données les valeurs infinitésimales commensurables qui leur correspondent res- pectivement; 2" à effectuer, au lieu des calculs indiqués sur ces valeurs qualifiées, les calculs parallèles sur les valeurs infinitési- males qui leur ont été substituées; \V' k repasser du résultat, forcé- ment commensurahle, à la valeur qualifiée correspondante.

Toute question ressortissant au monde des valeurs qualifiées peut done se ramener à uni' question ressortissant au inonde des valeurs infnitésima/es; la plupart du temps, elle se trouve ainsi généralisée,

334 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

et l'on s'assure en tous cas l'avantage de ne jamais être arrêté dans les transformations analytiques par rimpossibilité d'extraire la racine d'une quantité positive.

5. Une valeur imaginaire est la simple association, dans un ordre déterminé, de deux valeurs infinitésimales que l'on nomme respec- tivement son premier et son second élément. Sans entrer dans le détail des régies conventionnelles qui président au calcul des ima- ginaires, nous nous bornerons à en signaler cette conséquence, que si l'on à effectuer sur des nombres infinitésimaux donnés une suite quelconque d'opérations (toutes possibles), le nombre infinitésimal qui en résulte finalement peut être obtenu à l'aide d'un artifice con- sistant : à se transporter du monde des valeurs infinitésimales dans le monde des valeurs imaginaires, et à substituer aux nombres donnés des valeurs imaginaires ayant pour premiers éléments les nombres dont il s'agit avec des seconds éléments téléo-neutres; à effectuer, au lieu des calculs indiqués sur les nombres primitifs, les calculs parallèles sur les imaginaires ainsi obtenues; 3" à prendre le pre- mier élément de l'imaginaire résultante.

Toute question ressortissant au monde des valeurs infinitésimales peut donc se ramener à une question ressortissant au monde des valeurs imaginaires; la plupart du temps, elle se trouve ainsi généralisée, et l'on s'assure en tous cas l'avantage de ne jamais être arrêté dans les transformations anah/tiques par V impossibilité de décomposer un polynôme entier à une variable en facteurs du premier degré.

6. Il conviendrait peut-être de nommer Analyse infinitésimale l'ensemble des théories ressortissant au monde des valeurs infinité- simales ou de leurs accouplements en imaginaires; cette partie de l'Analyse comprendrait alors essentiellement, outre le calcul diffé- rentiel et intégral, un certain nombre de théories élémentaires, telles que le calcul des radicaux arithmétiques ou la résolution de l'équation du second degré. Conformément aux observations finales des n"^ 2, 3, 4, 5, rien n'empêche de recourir à des moyens tirés de l'Analyse infinitésimale pour traiter une question analytique dont l'objet même ne ressortirait pas au monde infinitésimal.

Après avoir montré, suivant notre dessein, comment les théories analytiques sont basées sur la seule notion du nombre entier, il nous reste à rechercher la véritable nature des Sciences mathéma- tiques appliquées; quelques exemples, pris parmi les plus simples, suffiront à nous éclairer sur ce point.

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre.

355

7. Une proposition bien connue de géométrie élémentaire nous apprend que si les trois côU's d'un trianrjle rectangle sont évalués en nombres au mot/en d'une unité C07nmu7ie, le carré du nombre gui mesure F hypoténuse est égal à la somme des carrés des nombres qui mesurent les deux côtés de l'angle droit. La proposition, ainsi for- mulée, semble ne pouvoir viser que des nombres actuels : le plus habile ph^-sicien, disposant des meilleurs instruments, et mesurant avec toute la précision possible les trois côtés de notre triangle, n'en trouvera effectivement jamais d'autres pour en exprimer les longueurs. Pourtant, si tel est bien le sens de l'énoncé, la propo- sition tombe en défaut dans mainte circonstance : en supposant, par exemple, les deux côtés de l'angle droit respectivement égaux à l'unité de longueur et au double de cette unité, le nombre actuel qui mesure l'hypoténuse devrait avoir pour carré 1+4 ou 5, ce qui est impossible. Il y a une contradiction apparente qu'il importe de faire cesser; mais nous devons, pour y parvenir, exami- ner préalablement deux questions.

8. Traduction en segments rectihgnes des valeurs fractionnaires, qualifiées et infinitésimales.

La première idée qui vient à l'esprit, pour traduire à l'aide d'un segment rectiligne une expression fractionnaire | n, d \, c'est d'ima- giner une demi-droite de longueur indéfinie, sur laquelle on suppose portés bout à bout, à partir de l'origine, n segments égaux à la #'"^ partie de l'unité de longueur. En exécutant physiquement l'opération dont il s'agit sur un certain nombre d'expressions frac- tionnaires, on constate que des expressions équivalentes donnent toujours le même segment rectiligne; mais il est bien des cas la possibilité même de cette exécution n'est plus concevable, car, pour une valeur de d suffisamment grande, la d'"""' partie de Tiinité de longueur semble se réduire un poitit, c'est-à-dire à une portion d'étendue presque imperceptible.

D'autres procédés sont plus fréquemment praticables : ainsi, en désignant par /une fraction donnée, et par /;,. la plus grande frac- tion de dénominateur m qn\ no lui soit pas supérieure, la différence / /•„. est inférieure à j 1, m j, et l'on peut convenir de représenter/" à l'aide du segment rectiligne qui correspond à une valeur actuelle, suffisamment éloignée, de la variante fractionnaire f,.,.

Dans les limites ces procédés et autres du même genre sont l)hysiquement exécutables, l'expérience nous permet de constater :

356 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

qu'à une même valeur fractionnaire correspondent des segments rectilignes d'apparence identique; qu'à deux valeurs fraction- naires dont la première surpasse la seconde, correspondent deux segments rectilignes dont le premier surpasse le second, à moins toutefois qu'une petitesse excessive dans la différence analytique des valeurs ne rende imperceptible la différence physique des segments; que lorsqu'une valeur fractionnaire résulte d'une com- binaison additive et soustractive de plusieurs autres, le segment rectiîigne correspondant au résultat peut s'obtenir en portant bout à bout, chacun dans le sens voulu, ceux qui correspondent aux diverses fractions combinées, etc. Nous supposerons toujours ces diverses concordances réalisées.

Pour traduire physiquement une valeur qualifiée, on imaginera une droite, indéfinie dans ses deux sens, sur laquelle on supposera porté, à partir d'une origine fixe, le segment rectiîigne qui corres- pond à sa valeur absolue, soit dans tel sens déterminé, soit dans le- sens opposé, suivant que la valeur qualifiée qu'il s'agit de repré- senter est positive ou négative. A toute valeur de cette espèce correspond ainsi un segment affecté de sens, et à toute croissance ou décroissance algébrique de la valeur considérée, un déplacement de l'extrémité du segment dans le sens positif ou négatif, à moins toutefois qu'une petitesse excessive de la variation analytique ne rende imperceptible le déplacement physique dont il s'agit. Lors- qu'une valeur qualifiée résulte d'une combinaison additive et sous- tractive de plusieurs autres, sa traduction physique peut s'obtenir en portant bout à bout, chacune dans le sens voulu, les longueurs qui correspondent aux valeurs absolues des diverses quantités com- binées : pour les quantités positives ajoutées, ou négatives retran- chées, les longueurs dont il s'agit doivent être portées dans le sens positif; pour les quantités positives retranchées, ou négatives ajou- tées, elles doivent l'être dans le sens négatif.

Enfin, les valeurs infinitésimales elles-mêmes sont susceptibles d'une traduction physique de même nature. Effectivement, on aper- çoit sans peine : qu'à partir de valeurs suffisamment grandes des indices, la traduction des valeurs actuelles d'une variante quali- fiée infiniment petite semble se réduire à un point; que, sous cette même réserve, la traduction des valeurs actuelles d'une variante convergente conserve une apparence invariable; que, pour deux variantes équivalentes, les apparences invariables auxquelles on

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre. 357

aboutit de part et d'autre sont identiques. Si donc, une valeur infinitésimale étant donnée, on convient de ne considérer chacune de ses expressions qu'à partir de valeurs suffisamment grandes des indices dont elle dépend, les segments rcclilignes correspondant aux valeurs actuelles restantes des expressions dont il s'agit n'offrent à l'œil aucune différence perceptible, et ce segment recti- ligne unique peut dès lors être considéré comme la traduction phy- sique de la valeur donnée. Les mêmes observations doivent être faites à ce sujet que dans le cas des valeurs qualifiées.

9. Mesure des aires planes à contours rectilignes.

La mesure des aires, planes ou courbes, se ramène indirectement à celle des segments rectilignes; on leur substitue à cet effet des rectangles ayant pour base commune l'unité de longueur, et que l'on puisse regarder comme leur étant respectivement équivalents; il ne reste plus alors qu'à mesurer les hauteurs de ces rectangles. Quant à formuler dans un énoncé les conditions de cette équivalence toute physique, cela nous semble tout à fait impossible, et nous nous en abstiendrons; nous admettrons seulement, à titre de postulats: que si nous sommes conduit, pour telles ou telles raisons, à considérer deux aires comme équivalentes à une même troisième, nous pourrons, sans qu'il faille recourir à des raisons nouvelles, les considérer comme équivalentes entre elles; que si nous sommes conduit, pour telles ou telles raisons, à considérer une aire S comme supérieure à une deuxième S', et celle-ci comme supérieure ou équivalente à une troisième S", nous pourrons, sans qu'il faille recourir à des raisons nouvelles, considérer S comme supérieure

à S", etc.

Le premier cas qui se présente dans la mesure des aires est celui des aires planes à contours rectilignes, que nous avons actuellement à examiner.

Tout polygone est, comme on sait, décomposable en triangles; tout triangle est décomposable en deux fragments qui, juxtaposes d'une autre manière, le transforment eu un parallélogramme de même base et de hauteur moitié moindre; enfin tout parallélo- gramme non rectangle est décomposable en deux fragments qui, juxtaposés d'une autre manière, le transforment eu uu rectangle de même base et de même hauteur. Toute aire polygonale équivaut donc à une somme (physique) de rectangles, et nous nous trouvons ainsi ramené à un cas unique. Nous établirons à ce sujet la propo-

356

lŒVlE DE MKTiMlVSIQlE ET DE MUllALE.

qu'à une même vnleur frntionnaire correspondent des segments rectilignes d'apparence ideiique; i" qu'à deux valeurs fraction- naires dont la première surassc la seconde, correspondent deux segments rectilignes dont loîremier surpasse le second, à moins toutefois qu'une petitesse esessivc dans la différence analytique des valeurs ne rende imfrceplible la différence physique des segments; 3^ que lorsqu'une aleur fractionnaire résulte d'une com- binaison addilive et sousticlive de plusieurs autres, le segment rectiiigne correspondant au jsultat peut s'obtenir en portant bout à bout, chacun dans le sei voulu, ceux qui correspondent aux diverses fractions combinée, etc. Nous supposerons toujours ces diverses concordances réalisîs.

Pour traduire physi(|uemil une valeur qualifiée, on imaginera une droite, indéiinie dan> S4 deux sens, sur laquelle on supposera porté, à partir d'une origin<fixe, le segment rectiiigne qui corres- pond à sa valeur absolue, s»l dans tel sens déterminé, suit dans le sens opposé, suivant que 1 valeur qualiliée <|u'il s'agit de repré- senter est positive ou nr/.live. A loulc valeur de cette espèce correspond ainsi un segmet affecté de sens, et à toute croissance ou décroissance algébrique e la valeur considérée, un déplacement de l'extrémité du segment ans le sens positif ou négatif, à moins toutefois qu'une petitesse xcessive de la variation analytique ne rende imperceptible le dépcemenl physique dont il s'agit. Lors- qu'une valeur qualitîée nsle d'une tx>nibinaison additive et sous- tractive de plusieurs autre sa traduction physique peut s'obtenir en portant bout à bout, chîiinc dans le sens voulu, les longueurs qui correspondent aux vabrs absolues des diverses quantités com- binées : pour les quantitésposilives ajoutées, ou négatives retran- chées, les longueurs dont is'agil doivent être portées dans le sens positif; pour les quantités psitives retranchées, ou négatives ajou- tées, elles doivent l'être dai le sens négatif.

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C. RIQUIER. DE l'idk de

NOMBRE,

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9. Mesure des aires planes à contours sctilignes.

La mesure des aires, planes ou courbs, se ramène indirectement à celle des segments rectilignes; on jur substitue à cet efTet des rectangles ayant pour base commune l'uité de longueur, et que l'on puisse regarder comme leur étant respctivement équivalents; il ne reste plus alors qu'à mesurer les hauters de ces rectangles. Quant à formuler dans un énoncé les conditios de cette équivalence toute physique, cela nous semble tout à faitmpossible, et nous nous en abstiendrons; nous admettrons seuleient, à titre de postulats: que si nous sommes conduit, pou telles ou telles raisons, à considérer deux aires comme équivaleies à une même troisième, nous pourrons, sans qu'il faille recourin des raisons nouvelles, les considérer comme équivalentes entre ees; que si nous sommes conduit, pour telles ou telles raisons à considérer une aire S comme supérieure à une deuxième S', t celle-ci comme supérieure ou équivalente à une troisième S", nou pourrons, sans qu'il faille recourir à des raisons nouvelles, con.iérer S comme supérieure M à S", etc. ^g

Le premier cas qui se présente dans i mesure des aires est celui des aires planes à contours rectilignes, ue nous avons actuellemenl à examiner.

Tout polygone est, comme on sait, lécomposable en trian tout triangle est décomposable en deu fragments qui,iuy d'une autre manière, le transforment u un parallélog- même base et de liaute|^^^' dre; enfin tr

gramme non rectangl^^^^^K ^g„^

Juxtaposés d'une au^^^^^^^ j^

de même base -t-^^^^^^^' ^

donc à un ainsi ra'^

f

les ni té, et à

la der- .ssi d'eu

I

358 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sition suivante : Le rectangle construit sur les segments rectilignes qui correspondent aux deux valeurs téléo-positives A, B, équivaut au rectangle construit sur Vunité de longueur et le segment reciiligne qui correspond au produit A.B (on suppose essentiellement percep- tibles les trois segments dont il s'agit),

A cet etfet, nous désignerons par «,„ la plus grande valeur com- mensurable de dénominateur m qui ne soit pas supérieure à A; par bm la plus grande valeur commensurable de dénominateur m qui ne soit pas supérieure à B; par a,„, [î,„ les numérateurs respectifs de a,n, b,,,; enfin par 0„„ p„^ le quotient et le reste de la division du produit y.,„-pm par m- Nous dirons en outre, pour faciliter le lan- gage, qu'un rectangle est construit sur deux nombres, s'il a pour dimensions les segments rectilignes qui correspondent physiquement à ces deux nombres.

Gela posé, le rectangle construit sur a„, et 6,„, c'est-à-dire sur

j a„,, m. j et j p,„, m j,

peut se décomposer en a,„ . S„, carrés égaux construits sur la m''"" par- tie de l'unité de longueur, et la relation

(3) a„ . fi„, = ??i . 6„, -{- c„„ l'on a

(4) o,n < m,

montre qu'une juxtaposition convenable des carrés dont il s'agit le transforme en une somme de deux autres rectangles respectivement construits sur le couple

(3) 1, j6„„mj

et sur le couple

(6) j p,„, m j, j 1, m |.

Donnons maintenant à m des valeurs sans cesse croissantes. Les variantes f/„,, 6,„ ayant pour valeurs infinitésimales A, B (il serait facile de le prouver), le rectangle construit sur «,„ et !>„, finit par devenir physiquement identique au rectangle construit sur A et B. Les relations (3), (4) donnent d'ailleurs

j ^-m, '" j j r^«.) m j = j o,,., w { -4- 1 p„., "*- j,

I p»„ m- I < j 1, m j, d'où résulte que la variante | 0,„, m \ a pour valeur infinitésimale A.B; et dès lors, le rectangle construit sur le couple (5) finit par devenir physiquement identique au rectangle construit sur 1 et A.B.

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre. 359

Enfin, le rectangle construit sur le couple (6) a pour base un seg- ment moindre que l'unité de longueur, et pour hauteur la m'^""- partie de cette unité; il finit donc par devenir physiquement nul. On en déduit immédiatement la proposition à démontrer.

Si, au lieu d'un seul rectangle, on en considérait un nombre quel- conque, trois par exemple, respectivement construits sur les couples de valeurs téléo-positives AetB,CetJ),ErfF, leur ensemble équivaudrait à un rectangle unique construit sur les valeurs 1 e/ A . B -f C. D -|- E. F.

10. Désignons maintenant par A, B, C trois valeurs téléo-positives vérifiant la relation

A^ + B^ = C2,

et par r?\, ,7b, ctg les segments rectilignes, supposés perceptibles, qui correspondent physiquement à ces trois nombres. Il résulte du numéro précédent que le carré construit sur ,jc équivaut à l'ensemble des carrés construits sur (Ta, ^b : car ces deux surfaces équivalent à un même rectangle ayant pour base l'unité de lon- gueur, et pour hauteur le segment rectiligne qui correspond à la valeur infinitésimale A^ + B^ ou C^ Considérant d'autre part le tri- angle rectangle qui a pour côtés de l'angle droit av, cb, et construi- sant un carré sur chacun de ces côtés et l'hypoténuse, on démontre de la manière la plus simple que le dernier carré équivaut à l'en- semble des deux premiers, et par suite au carré construit sur <jc. On ne fera d'ailleurs aucune difficulté d'admettre que deux carrés équi- valents doivent avoir le même côté. On observera enfin que tous nos raisonnements sont indépendants du choix de l'unité de longueur, sous la réserve expresse que les segments ca, <7b <ic, restent percep- tibles, et l'énoncé de la célèbre proposition pourra dès lors se for- muler comme il suit :

Si trois valeurs infinitésimales A, B, C, vérifient la relation X- -h B- = C, les segments rectilignes, supposés perceptibles, qui en sont les traductions phgsiques, nous paraissent, quelle que soit d'ailleurs l'unité, respectivement superposablcs aux deux côtés de Vangle droit et à l'hi/poténuse de quelque triangle rectangle.

11. Il importe, en vue de ce qui va suivre, de fixer avec la der- nière précision le sens analytique du mot limite, comme aussi d'en traduire physiquement la définition.

Nous nommerons à cet efiet variante infinitésimale Uiie expression de tous points semblable à une variante qualifiée, si ce n'est qu'à

360 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

chaque système de valeurs particulières des indices correspond une valeur infinitésimale au lieu d'une valeur qualifiée.

Considérons une variante infinitésimale v,,,, „,... dépendant des indices m,n^... et désignons par £,„,„,.. une variante qualifiée aux mêmes indices, arbitrairement choisie sous les seules conditions d'être infiniment petite et de ne jamais atteindre la valeur neutre. A un système quelconque de valeurs particulières de m, »,... corres- pond pour Um, n,... une valeur infinitésimale susceptible de diverses expressions : on choisira, suivant telle ou telle loi, quelqu'une des expressions dont il s'agit, et à la variante qualifiée convergente a, ainsi choisie, on fera correspondre, suivant telle ou telle loi, une valeur qualifiée dont la différence à a finisse par devenir moindre en valeur absolue que £,„, „.... à partir de valeurs suffisamment grandes de tous les indices de a : cette valeur qualifiée, qui change avec les valeurs attribuées à m, n,..., engendre une variante qualifiée b,n, n,... dépendant des mêmes indices que la variante infinitési- male proposée. Or le choix variable des éléments arbitraires que comporte l'opération précédente fournit diverses variantes quali- fiées analogues à ^„,, „^ ... lesquelles sont forcément, comme on le dé- montre, ou toutes équivalentes, ou toutes divergentes. Cela étant, on dira que la variante infinitésimale proposée est convergente dans le premier cas, divergente dans le second; dans le cas de la conver- gence, on dira en outre qu'elle a pour limite (ou qu'elle tend vers) la valeur infinitésimale commune aux variantes qualifiées telles que

"m, n,...'

Passons à l'interprétation physique. En attribuant à m, «,... des valeurs particulières déterminées, on obtient respectivement pour Vm, n,..., bm, n,..., £m, n,... troïs valcurs particulièrcs dont la première est infinitésimale (4), et les deux autres qualifiées (3), mais à cha- cune desquelles correspond, comme nous l'avons vu (8), un certain segment rectiligne porté (dans un sens ou dans l'autre) sur une droite indéfinie à partir d'une origine fixe; d'ailleurs, et par la manière même dont la seconde a été déterminée, la distance entre les extré- mités finales des deux premiers segments rectilignes nous apparaît comme physiquement inférieure au troisième. Or les variantes qua- lifiées ^m, n,... £»,, n,... étant, l'une convergente et l'autre infiniment petite, on voit qu'à partir de valeurs suffisamment grandes de m, n,... le troisième segment devient imperceptible, tandis que le second conserve une apparence invariable : donc, à partir des mêmes

C. RIQUIER. DK l'idée de nombre. 361

valeurs, le premier conserve une apparence invariable et identique au second. En d'autres termes, les segments rectilignes qui traduisent les diverses valeurs particulières d'une variante convergente infi- nitésimale aux indices w, », ... coïncident, pour m, ;?,... suffisam- ment grands, avec le segment rectiligne qui traduit la valeur de sa limite.

12. Nous plaçant désormais dans le monde des valeurs infinitési- males, nous nommerons intervalle de x^ à X l'ensemble des valeurs qui ne sont ni inférieures à la plus petite, ni supérieures à la plus grande des deux valeurs données Xo, X; nous nommerons en outre amplitude de cet intervalle la difTérence (téléo-posilive) entre les deux valeurs extrêmes. Si à toute valeur x faisant partie de l'inter- valle on fait correspondre, suivant quelque loi déterminée, une valeur f [x), cette loi définit une fonction de la variable a? dans l'inter- valle considéré. La fonction f {x) sera dite continue dans l'intervalle de Xa à X, si, la variante infinitésimale v étant arbitrairement choisie sous les seules conditions d'être constamment située dans l'intervalle et de tendre vers quelque valeur a de cet intervalle, la variante f{v) a pour limite f{a).

On peut démontrer en toute rigueur la proposition suivante, que nous allons d'abord énoncer, et dont nous donnerons ensuite une interprétation physique : Si la fonction f [x) est continue dans l'inter- valle de Xo à X {où l'on suppose Xo < X), on peut, une valeur téléo- positive x étant donnée, assigner une valeur téléo-positive [s telle, que les relations simultanées

Xo û x' S X,

Xo ^ x" < X,

opp. p < x"-x' < p\

entraînent la double relation

opp. a</-(x-")-/-(x-')<a.

En désignant par x une valeur quelconque appartenant à l'inter- valle de Xo àX, et par y la valeur correspondante de notre fonction, il est facile de représenter graphi(|uement le couple des valeurs x, y : à cet effet, on tracera dans un plan deux axes rectangulaires Ox, Oy, dont chacun soit indéfini dans deux sens opposés; sur ces deux axes on portera respectivement à partir du point 0, et chaque fois dans

1. Nous désignons par les nolalions opp. p, opp. a, etc., les valeurs infinité- simales rcspeclivoniont opposées à (î, a, etc.

TOME r. 18'j;i. 25

060

KKVLE DK Mf^:r»HYS10lE ET DE MORALE.

chaque système de valeursparliculières des indices correspond une valeur infinitésimale au eu dune valeur q.ualifiée.

Considérons une variant» infinitésimale , dépendant des indices m,n,... et désignon^ar e,. ... une variante qualifiée aux mêmes indices, arbitrairenmt choisie sous les seules conditioDs d'être infiniment petite et deie jamais atteindre la valeur neutre. A un système quelconque de tleure particulières de m, »,.,. corres- pond pour y„. „, . une valen infinitésimale susceptible de diverses expressions : on choisira, sivanl telle ou telle loi, quelqu'une des expressions dont il s'agit, la variante quaUfiée convergente a, ainsi choisie, on fera corrtpondre, suivant telle ou telle loi, une valeur qualifiée dont la diérence à a finisse par devenir moindre en valeur absolue <|u<* £„,«.. à partir de valeurs suffisamment grandes de tous les indices e a : cette valeur qualifiée, qui change avec les valeurs attribué»-^ ;m, «,..., engendre une variante qualifiée /a», n,.. dépendant des méiis indires que la variante infinitési- male proposée. Or le cliui variable des éléments arbitraires que comporte l'opération préciente fournil diverses variantes quali- fiées analogues à b„ . Iifuelles sont forcément, comme on le dé- montre, (tu Inutrs éf/itirnlr'>es, OU toutes divergenifs. Cela étant, on dira que la variante inliniLiiniale proposée est convergente dans le premier cas, divergente das le second; dans le cas de la conver- gence, on dira en outre (jiille a pour limite (ou qu'elle tend vers) la valeur infinitésimale conuune aux variantes qualifiées telles que

''m, n,...«

Passons à l'interprétatia physique. En attribuant à m, «,... des valeurs particulières déluiiinées, on obtient respectivement pour Wm, n,., /'m. n...., £«.„.. IhiI valcurs par l icul ièrcs dont la première est infinitésimale (4), et deux autres qualifiées (3), mais à cha- cune desquelles correspod, comme nous l'avons vu (8), un certain segment rectiligne porté (tns un sens ou dans l'autre) siiaiMft.droite indéfinie à partir d'une <igine fixe; d'ailleurj même dont la seconde a déterminée, Il mités finales des deux pimiers segmej comme physiquement infVieure au lifiées /»„, „. .. e„, „. . étant l'un petite, on voit qu'à par n,... le troisième se^ second conserve une

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C. RIQUIER. DE DÉE DE NOMBRE. 361

valeurs, le premier conserve une appirence invariable et identique au second. En d'autres termes, les segients rectilignes qui traduisent les diverses valeurs particulières d'ue variante convergente infi- nitésimale aux indices w, n,... coïn.dent, pour m, »,... suffisam- ment grands, avec le segment rectiline qui traduit la valeur de sa limite.

12. Nous plaçant désormais dans kmonde des valeurs infinitési- males, nous nommerons intervalle de , à X l'ensemble des valeurs qui ne sont ni inférieures à la plus plite, ni supérieures à la plus grande des deux valeurs données Xo,'.; nous nommerons en outre amplitude de cet intervalle la différnce (téléo-positive) entre les deux valeurs extrêmes. Si à toute valur x faisant partie de l'inter- valle on fait correspondre, suivant juelque loi déterminée, une valeur /"(x), cette loi définit une fonctm de la variable a-dans l'inter- valle considéré. La fonction /" (j?) seralite continue dans l'intervalle de x^ à X, si, la variante infinitésimal u étant arbitrairement choisie sous les seules conditions d'être constmment située dans l'intervalle et de tendre vers quelque valeur aie cet intervalle, la variante f{v) a pour limite f{a).

On peut démontrer en toute rigueu la proposition suivante, que nous allons d'abord énoncer, et donnons donnerons ensuite une interprétation physique : Si la fonctio f [x) est continue dans Vinter- vallede x^ à X {où Von suppose Xo <X), on peut, une valeur téléo- positive a étant donnée, assigner une aleur téléo-positive fs telle, que les relations simultanées

Xo S x' <v, Xo £ x" £i, opp.^<x"-x'<p\ entraînent la double relation

En désignant p^jj^^^^^B ^

à ^^^^^^^^^H ^^notre

facile^^^^^^^^^H ^^^valeurs /

.0 hi tend

362 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

le sens voulu, les deux segments rcctilignes OA, OB qui traduisent physiquement les valeurs inRnitésimales x, y, on mènera enfin par le point A une parallèle à Oy, par le point B une parallèle à Ox, et le point M se coupent ces deux droites traduira à la fois, par sa seule position relativement aux axes, et la valeur x attribuée à la variable et la valeur correspondante y de la fonction.

Cela posé, désignons par t un nombre téléo-positif assez petit pour que le segment rectiligne correspondant ait une étendue imper- ceptible; puis par G un nombre téléo-positif inférieur à e, et tel que les relations simultanées

Xo<x' < X,

Xo £ x" < X, opp. 6 < a>" x' < 0,

entraînent la double relation

opp. s <:f{x'')-f{x')<B;

intercalons alors, de Xo a X, certaines valeurs choisies à volonté sous la seule condition que, dans la suite résultante

formée de termes sans cesse croissants, la différence d'un terme au suivant soit toujours moindre que 0 ; désignons enfin

par Xk, A-fi, deux valeurs consécutives quelconques de la suite (7);

par //k, ?/k^,, les valeurs correspondantes de la fonction;

par Or/;^, Oak+i, Ob^, Ohk+i, les traductions physiques de x\, at+' sur Ox, et de yk, ^k+i sur 0^;

par [Xk, lAk-i-) les quatrièmes sommets des deux rectangles respecti- vement déterminés par le groupe des trois points 0, «k, Ak et par celui des trois points 0, Ok+i, ^>k+i-

Il résulte de la manière même dont les nombres s, 6 ont été choisis, que les points a^, «k-f.i de Ox nous paraissent coïncider l'un avec l'autre, et que le même phénomène a lieu pour les points bk, Ak+i de 0?/; on peut donc l'affirmer également des points yk, M-k+i, et dès lors la suite des points

l^o. I^n !-'-2' •■••» y---' ^^ correspondant respectivement aux valeurs (7) et en nombre limité comme elles, présente à notre œil Vnspect d'une courbe sans solutio7i de continuité. Que si l'on nous demande comment il peut se faire que la coïncidence apparente du premier point ao avec le second [k^,

C. RIQUIER. DE l'idée de nombre. 363

puis du second a, avec le troisième Ug, et ainsi de suite, n'entraîne pas la coïncidence apparente de tous ces points avec le premier Ug, nous répondrons qu'un semblable raisonnement, dont la forme est calquée sur certains raisonnements analytiques, n'a plus aucune valeur quand on l'applique à des objets physiques.

13. Lorsqu'une fonction de x est continue dans un intervalle déter- miné, on peut établir par un raisonnement en forme l'existence de deux valeurs to, C(c<, <C), jouissant de la double propriété que nous allons énoncer : toute valeur c remplissant la double condition

Co < c <; C

est atteinte au moins une fois par la fonction pour quelque valeur i\e X située dans l'intervalle dont il s'agit; aucune valeur infé- rieure à Co ni supérieure à C ne peut être atteinte par la fonction pour aucune des valeurs de x situées dans le même intervalle.

Désignons alors par f [x), comme précédemment, une fonction continue dans l'intervalle de Xo à X (o-g < X). On peut, d'une infinité de manières, diviser cet intervalle en intervalles partiels, c'est-à-dire former une suite de valeurs croissantes dont la première soit x„ et la dernière X. Imaginons que de semblables états de division, respecti- vement désignés par les symboles

Aj , A^, . . . , A,,,, .. . ,

se succèdent indéfiniment suivant une loi A, arbitrairement choisie sous la réserve expresse que, un nombre téléo-posilif (luelconque x étant donné, on puisse assigner pour m une valeur à partir de laquelle les intervalles partiels correspondant aux états de division successifs demeurent tous d'amplitude inférieure à a. A tout intervalle partiel fourni par quelqu'un des états

A| , A^, . . . . , A„|, ....

faisons correspondre, suivant une loi déterminée W, l'une des valeurs que prend la fonction dans l'intervalle partiel considéré. Désignons enfin par v„, la somme des résultats obtenus en considérant succes- sivement chaque intervalle partiel de l'état l,„ et multipliant son amplitude par la valeur de f (x) (jiii lui correspond en vertu de la loi M'. Cela posé, on démontre que la cunanlr i)i/initrsimale r„, tend rers mir Hmile iiidi'-pi'ndante dm byh A d U'. Cette propriété, essen- tiellement analytique, est susceptible d'une application physicfuc que nous allons faire connaître, en supposant, pour plus de simplicité,

364 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

que la valeur de f {x) ne soit jamais téléo-négative quand x varie de a?o à X.

Il résulte, en premier lieu, du numéro précédent que la valeur de notre fonction dans l'intervalle de a^o à X se trouve figurée par un arc de courbe continu et limité, et les intervalles partiels analytiques, dont il s'agissait tout à l'heure par autant de segments rectilignes portés bout à bout sur l'axe Ox et occupant toute la partie de cet axe située entre les ordonnées extrêmes de l'arc. A chacun de ces segments partiels correspond d'abord un arc partiel de la courbe, puis, en vertu de la loi W, une ordonnée particulière dont la lon- gueur se trouve physiquement comprise entre les distances maxi- mum et minimum des points de l'arc partiel à Ox. Quant à la quan- tité iv,„, elle mesure, comme nous l'avons établi (9), la somme des divers rectangles qui, dans l'état X,„, ont pour bases les segments partiels marqués sur Ox et pour hauteurs les ordonnées particulières correspondantes; en d'autres termes, celte quantité v,,, se trouve physiquement traduite par la hauteur d'un rectangle R„,, équivalent à la somme des précédents et construit sur l'unité de longueur comme base. Or la propriété analytique ci-dessus énoncée nous montre qu'à partir d'une valeur de m suffisamment grande, la hauteur du rec- tangle R„,, et par suite ce rectangle lui-même, conservent une appa- rence invariable, et que cette limite physique R du rectangle R^ est indépendante du choix qu'on a pu faire pour les lois A et W.

Cela étant, si, pour une même loi A, on nomme W, W' les deux lois particulières qui à chaque intervalle partiel d'un état de division quelconque font correspondre respectivement la plus petite et la plus grande des valeurs que prend f [x] dans cet intervalle, si l'on désigne en outre par u',„, y'„, ce que devient v^ et par R',„, R",„ ce que devient R,„ pour les deux lois W, W", il est de toute évidence phy- sique que l'aire S comprise entre l'axe Ox, l'arc de courbe et ses deux ordonnées extrêmes est, pour toute valeur de m, supérieure à la somme de rectangles qui a pour mesure u',„, mais inférieure à la somme de rectangles qui a pour mesure y"„, ; elle se trouve donc comprise entre R'„ et R",„, et, comme ces deux rectangles finissent, par conserver une même apparence invariable R, qui d'ailleurs ne- dépend nullement de la loi A, rien ne semble plus naturel que de considérer l'aire S comme équivalente au rectangle R.

14. Nous pourrions, après la mesure des aires planes, rechercher celle des volumes, puis, adjoignant à la notion infinitésimale dfr

C. RIQUIER. DE l'idke de .nombre. 36S

continuité la notion, également infinitésimale, de dérivée, étudier la rectification des lignes courbes, la complanation des surfaces courbes, considérer un point matériel soumis à un mouvement quelconque,' et définir, pour un instant quelconque, la vitesse, l'accélération, la force, etc. Sans entrer dans le détail de toutes ces questions, indi- quons brièvement quelques-uns des résultats auxquels elles con- duisent.

Pour mesurer un arc de courbe, on déduit de sa définition analy- tique une valeur analytique à l'aide de considérations infinitésimales tellement imaginées, qu'il semble on ne peut plus naturel de regarder comme équivalents en longueur l'arc curviligne physique qui traduit cette définition et le segment rectiligne physique qui traduit cette valeur. Pour mesurer une aire ou un volume, on procède de façon analogue, et la valeur analytique qui en résulte fournit, par sa tra- duction physique en un segment rectiligne, soit la hauteur d'un rec- tangle équivalent ayant pour base l'unité de longueur, soit la hau- teur d'un parallélépipède rectangle équivalent ayant pour base le carré construit sur l'unité de longueur.

On nomme point matériel une portion de matière contenue dans une portion d'étendue presque imperceptible. Cela étant, si l'on désigne par x, y, : trois fonctions d'une même variable t, et que l'on traduise les variations analytiques simultanées de t, x, y, z par les variations physiques simultanées du temps, 2" de la position d'un point matériel (considéré isolément) par rapport à trois axes rectangulaires (considérés comme fixes) : on obtient comme figura- tion un mouvement du point. Attribuant alors à la variable t une valeur particulière quelconque, considérons, avec les valeurs cor- respondantes des trois fonctions x, y, z, celles de leurs dérivées premières; puis, à partir de la position du point qui traduit physi- quement le système des valeurs considérées de r, y, z, portons, parallèlement aux trois axes et chaque fois dans le sens voulu, les segments rectilignes qui traduisent physiquement les valeurs des trois dérivées premières; construisons sur ces trois segments un parallélépipède, et considérons en longueur, direction et sens la dia- gonale qui part de leur commune origine pour aboutir au sommet <>pposé : la grandeur géométrique ainsi obtenue se nommera la vitesse du point matériel à l'instant considéré. La même construction, <3frectuée en substituant aux dérivées premières les dérivées secondes tle X, y, z, nous fournira, pour l'instant dont il s'agit, la valeur de

366 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Y accélération. Nommons enfin masse du point matériel certaine con- stante téléo-positive idéalement et invariablement liée au point, multiplions les dérivées secondes de a?, ?/, z par cette constante, et répétons une troisième fois notre construction en substituant aux dérivées secondes les produits ainsi obtenus : la résultante géomé- trique de l'opération nous donnera, pour l'instant considéré, la valeur de ce qu'on est convenu d'appeler la force agissant sur le point. Une vitesse, de même qu'une accélération ou une force, ne se trouve entièrement déterminée que si l'on suppose à la fois connues la longueur, la direction et le sens du segment rectiligne qui la représente : en d'autres termes, elle se trouve physiquement me- surée, non par un segment rectiligne absolu, mais par un système de trois segments rectilignes respectivement comptés, dans tel ou tel sens, sur trois axes rectangulaires.

La manière toute conventionnelle dont nous venons de définir la force qui agit sur un point matériel considéré isolément, fixe le sens exact de certaines locutions qui peuvent sembler étranges au pre- mier abord. Lorsqu'on dit, par exemple, que le mouvement observé d'un semblable point matériel est produit par l'attraction d'un centre fixe, s'exerçant en raison inverse du carré de la distance, cela signifie simplement qu'on peut assigner trois fonctions x, y, :; d'une même variable t, possédant conjointement les deux propriétés sui- vantes : si l'on mène par le centre, considéré comme fixe, un système de trois axes rectangulaires, également considérés comme fixes, la traduction physique ci-dessus indiquée des variations simul- tanées de /, X, y, c, reproduit le mouvement du point; la con- struction physique ci-dessus indiquée pour obtenir la force à un instant quelconque du mouvement donne un segment dirigé du point matériel vers le centre fixe, et mesuré en longueur par l'ex- pression — ^ ;,, u. désigne une constante téléo-positive ^ X' H Y" |— z'

Lorsqu'on dit que les mouvements observés de trois points matériels sont produits par leurs attractions mutuelles s'exerçant en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances, cela signifie simplement que Ton peut assigner neuf fonctions a?^, ?/,, -n ^25 ?/2» ^2' ^3-> Vzi -3 d'une variable f, possédant conjointement les

1. Nous voulons dire que le segment dont il s'agit est superposable à celui

qui traduit physiquement le nombre -^—, ^^-- :,.

a;i -t- 2/2 + =2

C. RIQUIER. 1)1-: h idkk de nombri:. 367

propriétés suivantes : 1*^ si par un point de l'espace, considéré comme fixe, on mène un système de trois axes rectangulaires également considérés comme fixes, la traduction physique des variations simul- tanées de ces dix quantités reproduit les mouvements simultanés des trois points; 2" en désignant par A,. A^, A^ les points dont il s'agit, par OTj, w.,, m., les masses respectivement attribuées à ces points, et par f une constante téléo-positive, la diagonale du parallélépipède rectangle que nous sommes convenus de construire pour obtenir à un instant déterminé la force agissant sur le point A^, se trouve être en même temps la diagonale d'un parallélogramme ayant ses côtés respectivement dirigés suivant les demi-droites A, A^, A, A3, et respectivement mesurés par les nombres

fm^ m^ /"m, m.^

Les forces agissant respectivement sur les points A.^, A. jouissent d'une propriété géométrique toute semblable.

15. Les divers exemples traités ou indiqués dans ce qui précède nous semblent éclaircir suffisamment la véritable nature des sciences appliquées : elles ne sont, au fond, qu'un ensemble d'objets analy- tiques auxquels s'adaptent telles ou telles illustrations physiques. Aucune ne peut, en bonne philosophie, être envisagée autrement, et il n'est pas jusqu'à l'antique Géométrie qui, sous peine de demeurer inintelligible, ne doive se plier à cette conception. Qu'est-ce en efTet que les idées de point, de ligne, de droite, de surface? On n'y peut voir, indépendamment de l'Analyse, que le simple souvenir de certaines images physiques, telles qu'une pointe d'aiguille, un fil délié, un fil à la fois délié et fortement tendu, une plaque extrêmement mince, une gaze extrêmement fine. Comment s'expliquer, avec de i)areilles défi- nitions, que le côté et la diagonale du carré n'aient pas de commune mesure?Commentconcevoir que la longueur de la circonférence soit la limite du périmètre d'un polygone inscrit variable dont le plus grand côté diminue indéfiniment, alors que les côtés de ce polygone, tant qu'ils sont perceptibles, se distinguent de la circonférence, et, dès (|u'ils ne le sont plus, cessent par même de pouvoir être mesurés? Si l'on ne subordonne entièrement la Géométrie à l'Analyse, tout n'y est que confusion et contradiction; tout s'explique et s'éclaircit au contraire, si l'on consent à ne lui attribuer cju'une existence d'emprunt. Dire que le côté et la diagonale du carré sont entre eux

368 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

dans le rapport incommensurable y/i, c'est dire que deux segments perceptibles, physiquement déduits des valeurs infinitésimales A, A v/2, nous paraissent, quelle que soit l'unité de longueur, respec- tivement superposables au cùté et à la diagonale d'un carré. Dire que le périmètre d'un polygone inscrit variable dont le plus grand côté diminue indéfiniment a pour limite la longueur de la circon- férence, c'est substituer à la définition analytique de telle fonction et aux propriétés analytiques de telles variantes certaines images physiques qu'elles évoquent naturellement dans l'esprit. Partout ailleurs que dans l'Analyse, les considérations infinitésimales sont vides de sens; le raisonnement subtil à l'aide duquel on s'efforce parfois d'établir, contre toute évidence, que le plus rapide coureur ne saurait atteindre une tortue, n'est donc qu'un vain sophisme, puisque des considérations de ce genre y sont faussement appliquées au temps et à l'espace. Nous demandons qu'on en finisse avec les points inétendus, les pures lignes, les pures surfaces, les durées physiques indéfiniment décroissantes, et autres chimères du même genre; l'état d'esprit que leur contemplation suppose était sans doute fort excusable chez les Grecs d'il y a deux mille ans : y per- sister aujourd'hui serait du pur fétichisme. 16. En résumé, donc :

La notion de nombre entier étant supposée acquise, on peut définir tour à tour le nombre fractionnaire, le nombre qualifié, le nombre infinitésimal et le nombre imaginaire, sans avoir à faire intervenir jamais la moindre considération relative aux grandeurs concrètes; l'édifice analytique se trouve ainsi exclusivement basé sur la notion fondamentale de nombre entier.

L'élément mathématique de toute science appliquée est exclu- sivement analytique, mais donne lieu à une évocation continuelle de certaines images ou apparences physiques.

Quant aux réalités qui peuvent se cacher sous ces apparences, il n'en saurait être question ici : en dépit du préjugé contraire, la Science, impuissante à les atteindre, n'a rien à démêler avec l'Ab- solu.

C. RlQUIER, Professeur à la Facullé des Sciences de Caen.

ENSEIGNEMENT

LA PHILOSOPHIE AU COLLÈGE DE FRANCE

Les établissements d'enseignement supérieur poursuivent en général un but déterminé, remplissent une fonction définie. Les Facultés des Lettres et des Sciences ont pour charge d'instruire ceux qui répandront à leur tour l'instruction; le nombre et la répartition des chaires, le mode de l'enseignement, le recrutement des élèves, y sont, ou y doivent être, déterminés par la nature de certains exa- mens et de certains programmes. A côté des cours et des confé- rences, des cours libres ont été institués à l'usage du grand public, c'est-à-dire pour satisfaire à la demande toujours croissante d'auditeurs qui, sans ambition de grades comme sans prétentions scientifiques, sont avides d'apprendre ou d'entendre. Enfin, l'École des Hautes-Études a reçu, semble-t-il, de son fondateur la mission d'étendre le domaine des connaissances acquises, de travailler à la formation même de la science; par même, elle a se restreindre à un nombre limité d'investigations spéciales, études d'histoire religieuse ou recherches philologiques.

Le Collège de France n'est rien de tout cela uniquement, et il est tout cela à la fois. Il paraît donc légitime de le considérer, ainsi qu'on fait d'ordinaire, comme l'expression résumée, et la plus haute en même temps, de l'enseignement supérieur. Il ne répond à aucun besoin déterminé, ce qui a l'air d'être une faiblesse, et ce qui est une force; car il est assuré de ne pas disparaître avec ce besoin même. On peut le comparer, sous ce rapport, à rinstilut eu, plus particulièrement, h l'Académie fran(,\iise : il a sa raison d'être en lui-même, il est parce qu'il est. Cette situation privilégiée, « unique», qui promet nu Collêgo do France de duvor, tant qu'il saura maintenir

370 REVUE DE MÉTAPHYSIQUK ET DE MOKALE.

l'intégrité de son prestige moral, lui impose aussi Tobligation de se transformer sans cesse avec les temps, et sans retarder sur les temps, obligation singulièrement délicate dans un siècle les idées se renouvellent plus rapidement que les générations, la science est si vaste qu'il n'est guère permis à un individu d'en traverser ou d'en approfondir deux conceptions différentes. Il y a, chez un corps savant qui a conscience de sa responsabilité, une ten- dance naturelle à ne « consacrer » un mouvement intellectuel qu'une fois ce mouvement arrêté, fixé, et remplacé déjà par d'autres mouvements. La question a peu d'importance lorsqu'il s'agit sim- plement de réunir dans une académie les représentants les plus distingués, les plus autorisés surtout, de la science et de l'art. Pour un véritable institut, comme est le Collège de France, destiné à diriger la vie intellectuelle d'un peuple, elle devient décisive. Ici, fécondité et stérilité signifient littéralement vie et mort K

Aussi, chaque fois qu'il se produit un changement dans l'orienta- tion des esprits, à chaque tournant de l'histoire des idées, tous ceux qui s'intéressent au Collège de France se posent avec préoccupation, avec quelque inquiétude même, la question de son avenir. M. Gaston Paris semblait en entrevoir, en prophétiser presque le déclin, devant la tombe de Renan. Osons espérer et prédire à notre tour que ce sera la fin non pas de l'institution elle-même, mais simplement de la période qu'elle vient de traverser; et osons indiquer comment il est possible de la préparer à l'inévitable transformation, à la venue de l'esprit nouveau. Le Collège de France a traversé, en ce siècle, deux périodes : la période de Michelet, de Quinet et de Mickiewicz, et celle à laquelle le nom de Renan mérite d'être attaché. Deux fois, il été proposé à l'esprit français de se soumettre à la discipline de la culture allemande. Mais, après l'Allemagne de Herder, de Fichte et de Schlegel, visitée par Mme de Staël et par Victor Cousin, c'est l'Allemagne de Bopp, d'O. MùUer et de Strauss qu'on nous a offerte en modèle; et, sous le second empire, pendant la longue crise que l'Université subissait, nos maîtres ont lutté pour défendre, en

1. C'est une des raisons pour lesquelles le droit de tutelle exercé par l'Institut sur le Collège de France semble plutôt regrettable. Inutile tant que l'accord subsiste, il offre ce danger, en cas de conflit, que l'opposition se manifestera moins entre deux idées différentes qu'entre deux moments distincts de la science, entre le passé et le présent. C'est ainsi qu'il est arrivé à l'Institut, pour l'enseignement d'une science nouvelle, d'opposer au savant (jui en avait été l'introducteur en France un professeur dont le développement intellectuel était antérieur à la découverte de cette science, et qui en niait à peu près l'existence.

LA PIIILOSOPHIK AL COLLÈGE DE FRANCE. 371

même temps que la liberté de penser, ce qu'ils appelaient, sans doute avec quelque exagération de langage, la méthode scienti- fique. C'est à eux naturellement qu'est revenue plus tard la direction du Collège de France. Ils y ont accompli leur œuvre. Aux éloquentes généralisations de leurs prédécesseurs, ils ont substitué l'observa- tion minutieuse, attentive et empirique des faits. Il reste à voir s'il ne conviendrait pas aujourd'hui de ramener ces faits à leurs prin- cipes, de les expliquer par des idées.

On ne peut guère douter que la philosophie ne doive, pour sa part, coopérer à ce progrès, et c'est ce que permettent d'augurer deux mesures prises récemment par le Collège de France : la création d'une chaire d'Histoire des sciences, et la transformation de la chaire de Droit des gens en chaire de Psychologie expérimentale et com- parée. Que ces deux mesures aient été inspirées moins par la consi- dération de leur utilité intrinsèque, incontestable cependant, que par l'éminente personnalité des maîtres appelés à en bénéficier, on doit assurément le regretter en principe : mais, étant donné le résultat, nous n'en félicitons que davantage MM. Pierre Laffitte et Ribot. Est-ce à dire que ces chaires aient, d'ores et déjà, reçu leur forme définitive? Non, sans doute. S'il est vrai que la doctrine philosophique d'Auguste Comte lui ait, dans une certaine mesure, été suggérée par l'examen de l'histoire des sciences, il faut avouer que, trop souvent en retour, la conception générale du positivisme dicte à ses successeurs leur conception de l'histoire des sciences. A créer ainsi, comme ont affecté de le faire et les adversaires et les amis de M. Laffitte, une confu- sion entre l'histoire proprement dite et un système particulier de philosophie, il y avait plus d'un inconvénient et qui ne devait pas tarder à devenir sensible. M. Pierre Laffitte, qui traite cette année de l'évolution du couple mathématico-astronomique dans la science grecque, regrette peut-être le temps de sa nomination, si bruyante et déjà si lointaine; il préférerait être, sans doute, plus discuté et plus écouté. Mais le jour où, la chaire d'histoire des sciences cessant d'être une chaire de prédication, ceux qui se passionnent pour ou contre des conclusions, auront fait place aux amis désintéressés de la recherche méthodique et impartiale, un savant érudit, comme celui qui a eu cet hiver l'occasion d'exposer, au Collège de France, la Physique d'Aristote, rappellera avec fruit à ses auditeurs que la vérité se meut, et que l'éternel a une histoire. Si nous souhaitons que le cours d'histoire des sciences se fasse

"372 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'après une méthode mieux adaptée au titre de la chaire, nous émettons tout au contraire, en ce qui touche la chaire de Psychologie expérimentale et comparée, le vœu que le titre de la chaire se con- forme plus exactement à la méthode suivie dans le cours. Le suc- cès qu'a obtenu M. Ribot, succès durable et légitime, est non pas seulement à la remarquable clarté de ses expositions, à l'abondance des documents qu'il nous apporte, à l'étendue et à la sûreté de ses connaissances, mais encore au caractère de son enseignement plus traditionnel peut-être qu'on ne le croit d'ordinaire. En effet renoncer d'une part aux méthodes subtiles qui servaient, chez des philosophes comme Leibniz et comme Kant, à l'approfondissement des notions psychologiques sans néanmoins poursuivre encore dans des labora- toires, comme celui des Hautes-Etudes, des expériences d'ordre trop souvent extra-psychologique ; abandonner la déduction aux dialecti- ciens, l'expérimentation aux physiciens, pour s'attacher à la consta- tation, à l'observation exacte des « faits de conscience », telle est, semble-t-il bien, la méthode adoptée par M. Ribot, et telle a toujours été, malgré la diversité des tendances et des préjugés, sans vouloir méconnaître d'ailleurs que la pensée moderne a traversé sur ce point bien des phases, la méthode suivie par les psychologues de France et d'Angleterre. Mais alors pourquoi imposer à une chaire dont l'objet est traditionnel une détermination d'apparence moderne, et qui a le tort d'être trop étroite? Pourquoi ne pas l'appeler chaire de Psychologie tout simplement? Ce changement de titre paraîtra inof- fensif, et il ne peut altérer en aucune façon le caractère du cours qui y est actuellement professé. Mais il n'est pas indifférent : d'abord, parce qu'il répond mieux à la réalité présente des choses, et surtout parce qu'il réserve la liberté de l'avenir, parce qu'il donne au Col- lège de France la faculté de suivre l'évolution de la science, et de choisir tour à tour comme représentant des recherches psycholo- giques soit un psycho-physicien, soit un philosophe. Pour que la chaire de psychologie au Collège de France soit véritablement phi- losophique, il importe que l'État assure, dans cette chaire, la pos- sibilité d'une discussion toujours ouverte, aussi large et aussi appro- fondie que possible, non seulement sur les problèmes spéciaux, mais encore sur la conception générale de cette science.

Est-ce que les chaires plus anciennes, qui constituent l'enseigne- ment de la philosophie au Collège de France, satisfont à ces condi- tions? La chaire de Philosophie grecque et latine, qui remonte, en

LA PHILOSOPHIE AU COLLÈGE DE FRANCE. 373

dépit de certaines intermittences, assez haut dans l'iiistoire de l'institution, est une chaire d érudition. M. Lévêque, qui y est monté pour la première fois en 1856, en est le titulaire, depuis 18G1. La chaire de Philosophie moderne a été créée, il y a vingt ans, pour satisfaire, semble-t-il, aux exigences de la symétrie; le cours de- philosophie moderne, professé depuis l'origine par M. Nourrisson» est devenu, lui aussi, purement historique. Cette situation, si paradoxale qu'elle puisse sembler, est cependant, il faut en convenir, assez conforme aux conceptions des philosophes éclectiques. La doctrine étant un dogmatisme, au sens théologique beaucoup plus qu'au sens philosophique du mot, psychologie rationnelle toute faite et morale rationnelle toute faite, l'éclectisme devait devenir principalement une école de recherches historiques. Encore les idées, brillantes qui avaient, au début, dominé et guidé les recherches, se sont-elles bien vite fanées et effacées, tant elles étaient vagues et inconsistantes. Sans doute, à côté des chaires de philosophie an- cienne et de philosophie moderne, il existe, au Collège de France, une chaire cependant d'Esthétique et Histoire de l'art; mais cette chaire est devenue, presque exclusivement, une chaire d'histoire de l'art. Or la conception d'une philosophie intégrale comprend l'esthétique. Qu'il suffise cependant d'émettre le vœu qu'à certains intervalles, soit dans, l'enseignement d'un même professeur, soit dans la série des profes- seurs successifs, un cours soit consacré à la discussion des principes théoriques de l'art. L'esthétique continue ennuie : pour qu'un cours d'esthétique perpétuel, et cependant original et fécond, fût possible, le renouvellement fréquent du professeur serait nécessaire, et nous, n'avons pas la pensée de rechercher ici comment ce renouvellement serait possible, sans léser aucun intérêt individuel, nous ne disons pas sans léser aucun droit, car le principe de l'inamovibilité apparaît moins comme un dogme intangible, dès qu'il n'y a plus guère à craindre, selon l'expression de Victor Cousin, « de coup d'État contre le Collège de France ».

Il reste que l'enseignement philosophique au Collège de France est,, si l'on veut, complet; il n'y manque rien, que la philosophie. Dog- maticjues et sceptiques, les uns parce qu'ils imposent au problême phiiosophi(iue une solution fixée par avance, sur hupielle la libre réllexiou perd ses droits, les autres parce (pie, d'une façon absolue,, ils ne veulent pas poser le problème philosophique, s'accordent à reconnaître (pi'il est, sur ces matières, ou dangereux ou inutile.

374 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'ouvrir publiquement la discussion. Admet-on au contraire qu'il est impossible à la raison de ne pas poser le problème philosophique, impossible à la raison spéculative de ne pas chercher à coordonner les lois de la nature et à la raison pratique de ne pas fixer des règles à la conduite humaine, et que ce problème, posé par la raison, ne peut être traité et résolu que suivant une méthode rationnelle, alors on demandera que l'Etat use de son droit pour assurer le dévelop- pement de la pensée philosophique. Il ne s'agit pas de donner à une école particulière la sanction, absolument vaine d'ailleurs, d'une approbation officielle, ni de créer un dogmatisme : il s'agit d'encou- rager et de stimuler l'esprit critique, d'instituer un ordre de discus- sions. Il ne conviendrait même pas, selon nous, de désirer une chaire de métaphysique ; de pareilles chaires veulent être non occupées, mais remplies; il y faut du génie, tout simplement. Et d'ailleurs il est possible qu'il n'y ait plus de place pour un problème spécial qui serait le problème métaphysique, lorsque, à côté des chaires de Ihychologie et à' Esthétique, deux chaires auraient été fondées pour la discussion des problèmes de la Logique et de la Morale.

Ce n'est pas un simple efTet du hasard que nulle part, dans l'en- seignement supérieur français, il n'existe ni chaire de logique ni chaire de morale. La raison en est, au contraire, assez aisée à indi- quer. Dans les pays de civilisation germanique," en efTet, la pensée moderne s'est développée à l'intérieur même de la pensée religieuse, l'élargissant et la transformant à sa suite. En France l'orthodoxie catholique s'est maintenue immuable; l'esprit laïque n'a pu que la heurter violemment : de rupture, et constitution de deux domaines entre lesquels il n'y a pas eu un point de contact. Une sorte de con- cordat interdisait de franchir le fossé, et des deux parts il fut res- pectueusement observé.

La conséquence, dans le domaine spéculatif, c'est que la science apparut comme une discipline qui est imposée à la raison au même titre que la religion, qu'elle doit accepter sans examen et sans con- trôle, comme si elle lui était étrangère; en un mot c'est le triomphe de l'esprit « positif». Ajoutez que les applications pratiques de la science, dont l'étendue et la variété frappaient toutes les imagina- tions, attiraient l'attention sur la réalisation matérielle de la vérité, et exaltaient l'inventeur au détriment du pur théoricien. D'autre part, l'échec que subit le système cartésien de l'univers entraîna dans sa ruine la conception profonde qui l'avait inspiré, l'idée d'une

LA PHILOSOPHIE AU COLLKGK DE FRANCE, 375

science unique et universelle; une pluralité de méthodes partielles s'établit, et la puissance unificatrice de l'esprit fut révoquée en doute. Aussi les savants mirent-ils le même soin scrupuleux à s'abstenir eux-mêmes de toute méditation pliilosophique, qu'à défendre le domaine de la science contre toute ingérence des philosophes. On se trouva donc en présence d'une simple alternative : positivisme ou mysticisme. Puisque la science ne prétend plus être, à aucun degré, une systématisation absolue et définitive des choses, elle est conçue comme constituée par un ensemble de procédés que l'expérience nous enseigne. La foi positiviste est libre d'aiïirmer que ces procédés réussissent toujours, que nous y sommes habitués de trop longue date pour être jamais trompés, mais la foi religieuse est également libre de regarder la science comme une construction arti- licielle, et ses résultats comme des formules commodes imposées au mystère des choses par le caprice humain.

Dans l'un et l'autre cas, l'esprit qui crée la science est banni de la science; il perd par conséquent la conscience de lui-même ; pour qu'il reprenne possession de soi, il faut qu'il puisse considérer son œuvre comme n'étant ni aveugle ni arbitraire, il faut que l'ordre universel lui apparaisse comme n'étant ni une coïncidence, ni une fiction; car la raison n'admet pas le hasard et n'admet pas le miracle. Placer l'intelligence en face de la nature, et montrer comment elle organise les phénomènes par le simple développement de ses lois constitu- tives; bref, apprendre à la raison à se retrouver elle-même dans la science qu'elle a faite, voilà le problème de la logicjue. La logique ne refait pas la science, elle la suppose faite; son point de départ est la solution pratique, parce que toute solution pratique provoque chez l'homme une réflexion théorique. En vertu de cette loi néces- saire, il y a nécessairement dans le système de nos connaissances une place pour la logique; la laisser vide, c'est atrophier une fonc- tion essentielle et mutiler tout l'organisme. La culture logique, qui assure le développement métiiodiquc et intégral de l'esprit, est la condition de son équilibre. Klle a fait défaut au xvni'' siècle : de l'esprit exclusif et étroit qui a engendré des révolutions à la fois radicales et impuissantes. Elle a fait défaut à notre temps; de l'universelle anarchie.

Dans le domaine pratique, la situation était la même. Ici encore, l'Université s'est refusée à constituer, à l'aide d'une méthode ration- nelle, une doctrine morale. Le libre cxannii l'iil considéré, se cou-

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sidéra lui-même, comme inévitablement négatif et destructeur; il n'y avait, croyait-on, d'affirmation possible qu'à la condition d'ac- cepter passivement les injonctions d'une autorité extérieure. Quand l'Université, après avoir, au nom de l'orthodoxie, résisté successi- vement au rationalisme des Cartésiens et à celui des Encyclopé- distes, fut mise dans la nécessité de constituer un enseignemenJ laïque de la morale (car sa fonction essentielle, dans la société moderne, est de fournir une doctrine de la vie pratique), ce fut encore au catholicisme qu'elle eut recours : l'éclectisme proposa un catéchisme laïque, copie simplifiée et décolorée du catéchisme reli- gieux, auquel manquaient la poésie d'une tradition séculaire et la consécration du témoignage divin , incapable d'ailleurs d'exciter- l'enthousiasme et propre à justifier toutes les conventions. Le pro- fesseur de morale nous a déclarés absolument libres, absolument responsables, capables d'accomplir notre devoir dans son intégrité;, mais, d'autre part, quelques arguments kantiens et quelques lieux communs chrétiens ont-ils pu nous empêcher de constater que nôtre- liberté, notre responsabilité, étaient soumises à une loi de dévelop- pement graduel, qu'il y avait de même, dans la société humaine, plusieurs degrés de réalisation du devoir? Un problème se posaifi donc, qui est pour la pensée moderne le problème moral par excel- lence : comment l'idée abstraite du devoir peut-elle devenir une fin concrète de la société? comment la loi morale peut-elle systéma- tiser notre vie sociale et politique? Or, ce problème, si l'on con- sidérait l'enseignement donné par l'Université, on ne pouvait pas dire qu'elle l'eût résolu , on ne pouvait même dire qu'elle l'eût aperçu. L'individu artificiel, qu'elle définissait l'être moral, se balan- çait librement, puisqu'il était suspendu dans le vide; et ce libéra- lisme, qu'on croyait suffisant à résoudre toutes les difficultés, n'ea pouvait évidemment soulever aucune, puisqu'il était incapable d'aucune application pratique. Le professeur d'économie politique ,- également autorisé par un décret officiel, partait d'une hypothèse toute contraire à celle du libre arbitre, celle d'un état dans lequel tous les individus n'agiraient que conformément à la connaissance- claire et distincte de leurs intérêts, et dans lequel tous les intérêts- seraient naturellement et nécessairement harmoniques. Cet état était-il réalisable? L'économiste ne se le demandait pas : il supposait cet état réalisé, parce qu'il était la condition de possibilité de saj science; il ne se posait pas le problème critique de savoir si les.

I.A PHILOSOPHIE AU COLLÈGE DE FRANCE. 377

abstractions de l'économie politique étaient légitimes au même titre que celles de la physique, de l'astronomie, de la géométrie. Cet état etait-il désirable? L'économiste ne se le demandait pas; il étu- diait les fonctions réciproques de la production et de la consom- mation, sans chercher à découvrir, dans ce mouvement de forces vitales sans cesse dépensées et regagnées, quel était le bénéfice obtenu par l'humanité, dans quelle mesure la production créait le besom, ou inversement le besoin, la production, et si ces besoins, ces désirs devaient, ou non, être soumis à des jugements d'approba- tion ou de désapprobation. Il étudiait les richesses sous le rapport de la quantité; il ne considérait pas qu'elles comportent, en outre une quahté, déterminée par le mode d'usage, et, surtout, par le mode de répartition.

Ici encore, par conséquent, dans la réflexion méthodique sur l'objet qui s'impose le plus impérieusement à nos méditations, une lacune un hiatus : d'une part les faits, de l'autre les principes; aucune éla- boration d'une dialectique permettant de justifier les principes par les faits, de juger les faits par les principes, et qui ne serait autre chose qu'une morale rationnelle. Une division arbitraire du travail a produit ce qu'elle devait produire : les uns se sont attachés aux pures données de l'expérience, en s'interdisant d'en tirer un système de la pratique, résignés par avance à la lente et fatale évolution des choses; les autres rêvent de faire pénétrer de force dans les faits les principes rudimentaires, nés de leur imagination et de leurs besoins sociologie positiviste ou socialisme matérialiste, il sera difficile d'échapper à cette alternative tant que la philosophie se refusera à examiner les conditions du développement de l'esprit dans la nature tant que l'économiste se refusera à chercher la signification spiri- tuelle et la valeur morale de la vie.

Les considérations précédentes semblent justifier, en principe la nécessité de l'existence d'une chaire de LocjUiua et d'une chaire' de Morah- on en conclura donc qu'il convient, en fait, de les fonder toutes deux, si l'on est assuré qu'elles puissent ellectivement être remplies : car entre une science et une chaire il y a un moyen terme qui n'est pas négligeable : le savant. Pour trouver dans un ordre déterminé de connaissances philosophiques un savant capable de donner un enseignement solide et fécond, il faut que les problèmes en aient été agités, non pas seulement dans des travaux tout spé- ciaux, et à titre de curiosités, mais comme des questions vivantes,

TOME I. 18<JJ. ^^

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378 REVUE DE METAPHYSIQUE ET MORALE.

faisant partie intégrante de la pensée contemporaine, étroitement liées à l'ensemble de notre système intellectuel, décisives pour la marche et le progrès de l'esprit. Or, s'il est vrai que, d'une manière générale, les études logiques ont été trop souvent délaissées ou tenues en défiance dans notre pays, nul penseur n'a pu rester indif- férent ou étranger aux questions qui forment la matière de l'ensei- gnement de la logique. Quelle est la valeur de la logique formelle? Quels sont les rapports de la syllogistique et de la méthode mathé- matique? Que pourrait être une logique de l'invention, et, en parti- culier, comment déterminer les conditions de la vérité scientifique? Qu'il nous suffise pour montrer combien ces questions ont été discu- tées et approfondies, de rappeler, d'une part, les efforts de Hamilton et de ses successeurs pour constituer une logique de l'extension, parallèle à la logique mathématique, ou les critiques dirigées par Stuart Mill et M. Herbert Spencer contre l'antique théorie du syllo- gisme et d'autre part les tentatives des savants, Auguste Comte ou Dubois-Reymond, Claude Bernard ou M. Berthelot pour expliquer leur conception de la science et ramener à des principes philoso- phiques leurs méthodes et leurs découvertes. Des thèses comme celles de MM. Lachelier et Liard attestent assez les préoccupations des philosophes. La Sorbonne attend avec impatience un cours de logique, que, depuis quelques années, lui promet un de ses maîtres les plus autorisés; elle vient d'entendre sur « l'idée de loi natu- relle » un cours qui constituait une théorie complète des méthodes. Enfin pouvons-nous oublier qu'il eût peut-être été permis à la jeu- nesse française d'entendre professer une « Doctrine de la science », comparable par sa richesse et sa fécondité aux spéculations de Hegel, par sa solidité et sa rigueur, aux théories d'A. Comte, si une chaire de logique eût existé, du temps Gournot vivait?

De même, n'est-il pas regrettable que ni M. Ravaisson, ni M. Fouillée, ni M. Renouvier n'aient été mis en mesure d'exposer, dans une chaire publique, leurs conceptions différentes de la morale. En même temps qu'il devient moins nécessaire de mêler aux questions morales les questions théologiques, et d'affirmer ou de nier, dans une chaire de l'État, une religion positive, la discussion impartiale d'une morale rationnelle devient plus aisée, et c'est un devoir plus impérieux pour l'État d'user de son autorité pour ouvrir celte discussion. En agissant de la sorte, il suivra simplement l'initiative de l'opinion publique qui cherche, aujourd'hui plus que jamais, dans le progrès

LA PHILOSOPHIE AU COLLÈGE DE FRANGE. 379

d'une critique rationnelle, la voie de la vérité. Il ne se fera pas pro- fesseur, il ne fixera pas de doctrine ; mais il laissera les systèmes se développer en liberté et s'opposer entre eux; il mettra les adeptes du moralisme en face des sociologistes ou les sociologistes les uns en face des autres (car, ici encore, il convient de s'expliquer : ni M. Tarde ne pense comme M. Espinas, ni M. Durkheim comme M. Tarde). Et il le fera, parce qu'il croit à l'utilité de la discussion rationnelle des idées, à l'action bienfaisante de l'enseignement.

L'enseignement de la philosophie au Collège de France passera donc de l'état inorganique à l'état organique, le jour existeront les quatre chaires suivantes : Psychologie, EsthHiqiie , Logique^ Morale. Des chaires consacrées à l'histoire de la philosophie sont utiles sans doute, mais elles ne sont qu'utiles. Remarquons d'ail- leurs que l'étude de beaucoup, et non des moindres, parmi les phi- losophes anciens et modernes ressortit à l'histoire des sciences. D'autre part, puisque l'invention philosophique est un approfondis- sement des doctrines antérieures , matière naturelle de notre réflexion, c'est à l'enseignement dogmatique que revient le privilège des interprétations originales qui livrent la clef d'un système et en illuminent les formules. Or c'est l'essentiel de ce que doit donner le Collège de France aujourd'hui que, grâce à des efforts conscien- cieux et prolongés, la méthode pour faire des citations exactes a été mise enfin à la portée de toutes les intelligences.

Par suite, si l'on se borne aux réformes nécessaires, il est possible de satisfaire aux principes que nous venons d'établir sans augmenter le nombre des chaires actuellement réservées à l'enseignement philo- sophique, sans môme revenir sur la mesure toute récente par laquelle la chaire de Morale et Histoire, la chaire de Michelet, a été transformée en une chaire, celle-là encore utile, et seulement utile, de Géographie historique. Il n'est besoin que de décisions purement intérieures, conformes à l'esprit de la tradition, comme à la lettre du règlement qui les permet, les recommande même au conseil d'ad- ministration. Trouve-t-on que la réforme pèche par excès de témé- rité et d'audace? Transformer une chaire de Philosophie grecque et latine en chaire de Logique est à coup sûr moins hardi que d'en faire, comme en 17GU, une chaire de Physique générale et mathémati(|ue.

Dans quelle mesure la réorganisation de l'enseignement philo- sophique au Collège de France en favorisera-t-elle la transfi»rmation nécessaire? C'est à l'avenir qu'il appartient de trancher la question.

380 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Nous demandons que la philosophie soit mise en situation de contri- buer à ce progrès; nous ne voulons pas prétendre qu'elle y doive présider, la prétention serait vaine autant que ridicule. Que le con- cours soit ouvert : à elle-même de se faire sa place. Nous ne sommes point surpris qu'à une époque les professeurs de philosophie étaient tout à la fois les plus stériles des dogmatiques et les plus abstraits des historiens, la jeunesse ait été demander la parole de vie à d'autres, capables de lui présenter une conception de l'humanité et du progrès autrement large, philosophique et éducatrice, et que, depuis Michelet et Quinet, les historiens se soient volontiers pris pour les éducateurs attitrés de la France. Mais nous nous souvenons aussi que c'est à la philosophie de justifier la croyance à l'histoire et l'af- firmation du progrès; car l'histoire de l'humanité est avant tout l'his- toire de ses découvertes morales, et la loi du progrès est la morale elle-même. Michelet est moraliste parce qu'il est historien; mais Fichte, parce qu'il est moraliste, est le véritable historien. Nous osons espérer que la philosophie remplira la tâche qu'elle avait un moment désertée, et qui est la sienne. Par pourra être conciliée, dans l'Enseignement supérieur, comme elle l'a déjà été dans l'En- seignement secondaire, l'opposition entre l'esprit littéraire et l'esprit scientifique. Renan dont il convient de citer les opinions quand il s'agit du Collège de France voyait une contradiction que la suppression de l'un des termes pouvait seule résoudre. Le cours, conçu d'après la méthode littéraire, devait à ses yeux dégé- nérer en un « brillant » exercice d'éloquence, en une « déclamation » digne de la décadence romaine ». Or la méthode philosophique ne prête pas à ces accusations : et, si l'on reconnaît que ses « démons- trations » sont aussi « laborieuses », ses « analyses » aussi « patientes » que celles des sciences exactes, elle a bien le droit de se faire gloire, une fois au moins, de ce qui a été regardé si souvent de sa part comme un excès d'orgueil. D'autre part, il est impossible que, sous pré- texte de suivre la méthode scientifique, l'enseignement supérieur se taise systématiquement sur tout ce qui est « matière de goût et de croyance », et considère son œuvre comme achevée, lorsqu'il aura réuni autour des chaires d'hébreu, de diplomatique, ou de mathéma- tiques supérieures, une douzaine ou une vingtaine d'auditeurs. Le ministre de l'instruction publique est aussi le ministre de l'éduca- tion publique; il ne peut soufîrir que le Collège de France se désin- téresse des principes qui dirigent la connaissance et la conduite, et

LA PHILOSOPHIE AU COLLÈGE DE FRANCE. 381

renonce à toute influence sur la formation de l'intelligence et de la moralité publiques. Ici le penseur que nous voulons opposer à Renan, c'est Renan lui-même. Il a célébré 1' « éclat sans égal » que Michelet, Quinet, Mickiewicz donnèrent « à la chaire profane ». « Ce fut là, a-t-il dit, une manifestation originale de l'école française à laquelle aucune autre nation n'a rien à comparer. >> Et il a encore écrit : « La force de l'enseignement populaire en Allemagne vient de la force de l'enseignement supérieur en ce pays. C'est l'Université qui fait l'école. On a dit que ce qui a vaincu à Sadowa, c'est l'insti- tuteur primaire. Non, ce qui a vaincu à Sadowa, c'est la science ger- manique, c'est la vertu germanique, c'est le protestantisme, c'est la philosophie, c'est Kant, c'est Fichte, c'est Hegel. »

NOTES CRITIQUES

ENCORE A PROPOS DE ZENON D'ÉLÉE

LE MOUVEMENT ET LES PARTISANS DES INDIVISIBLES

Spalii absoluli partes, quoniam videri uequeunt et ab oculis a se invicem dis- tingui, earum vice adhibemus mensuras sensibiles. Sic, vice locorum et moluum absolutoi'um, relativis utimur, nec in- commode in rébus hnmunis. In philo- sophicis aulem abstraiiendiim est a sen- sibus. (Newton, i-'cînc. mat/i.)

Un article récemment publié dans cette revue pose à nouveau le pro- blème du mouvement. L'auteur, qui voit de haut et le domine, lui a consacré quelques pages d'une précision sévère il semble qu'il ait fait passer, avec un sens très net des exigences les plus délicates du problème, toute la finesse aiguisée de son esprit. Le mouvement existe; M. Noël l'affirme et n'entend pas sur ce point se séparer du sens commun; il va même jusqu'à soutenir que c'est un principe nécessaire. Selon lui, toute expérience en résulte, et, bien analysée, en témoigne. Raison de plus pour qu'on cherche à savoir ce qu'est en lui-même le mouvement et à quelles conditions il se réalise. Zenon l'a nié. Que faut-il penser des arguments qu'il lui oppose et de cette dialectique vigoureuse autant que subtile dont on peut, par prudence, se contenter de sourire, mais qui, depuis des siècles, a lassé l'effort de ses adversaires?

Vraisemblablement, et en dépit d'un texte assez obscur ', les arguments du vieux philosophe répondent aux deux branches d'un dilemme il devait se plaire à enfermer ses contradicteurs. Les deux premiers, la

1. Voir la très remarquable étude que M. V. Brochard a consacrée à cette question et qui a pour litre : les Arguments de Zenon d'Élée contre le mouvement (Paris, Picard, 1888). Le premier, croyons-nous, M. Brochard a dégagé des argu- ments de Zenon une conception d'ensemble oii se trouvent visés à la fois les partisans et les adversaires du continu.

F. EVELLIN. Le mouvement et les partisans des indivisibles. 383

dichotomie et ÏAchille, visaient sans doute les mathématiciens et leur infini; les deux autres, le stade et la flèche, les partisans de la division limitée et des éléments de grandeur. Il semble donc que la situation prise par Zenon ait été celle-ci : ou l'espace dans lequel le mouvement paraît se produire est divisible à Tinfini, ou il ne l'est pas. En tout état de cause, et quelque hypothèse que l'on adopte, le mouvement attesté par l'expé- rience est rationnellement impossible.

C'est sur ce thème que se sont depuis exercés, à maintes reprises, mathématiciens et philosophes, sans que les uns ou les autres, adversaires ou partisans de Zenon, aient pu réussir à faire prévaloir sans conteste leurs sentiments. A vrai dire, les seuls arguments qui se soient toujours maintenus au premier plan dans la discussion sont ceux contre lesquels les partisans de l'infini ont compris qu'ils devaient diriger toutes leurs attaques, la dichotomie et YAehUle. Les autres, moins populaires, semble-t-il, sont restés le plus souvent dans la pénombre. C'est sans doute que leur couleur plus sophistique ne permettait guère de les regarder comme bien redoutables; c'est aussi, peut-être, que les rares penseurs qui, à diverses époques, ont pu se soustraire au préjugé courant et prendre parti pour la division limitée, n'ont démêlé très nettement ni leur sens exact ni la portée qu'ils pouvaient avoir contre eux.

Il faut remarquer toutefois que le mouvement qui s'est dessiné de nos jours en faveur de la dialectique d'Elée leur a valu à eux-mêmes une autorité nouvelle. Des critiques contemporains ne leur accordent guère moins de crédit qu'aux deux arguments les plus connus. M. Noël leur croit plus de portée encore, et dans l'étude il les juge, il les regarde comme de tous points inattaquables et décisifs.

Voici en deux mots la pensée de ce philosophe sur le problème pris dans son ensemble. Selon lui, les objections de Zenon ne sont pas moins fortes dans l'hypothèse d'une étendue la division finit que dans celle d'une étendue infiniment divisible. Le monde se trouve ainsi condamné au repos. £ p(0' si uniove; il est quand même en mouvement, il est quand même mouvement, dit-il à son tour. Il faut donc que rargumentation de Zenon laisse une issue. Sans doute, et la voici : Le nombre des par- ties de l'espace ne sera ni fini ni infini si l'espace n'en enveloppe aucun nombre. Or telle doit être la vérité. Pris en lui-même, et abstraction faite des divisions qu'après coup la pensée y dessine, l'espace n'a pas de parties, ou, s'il en a, elles n'y sont qu'en puissance, mêlées et fondues ensemble, sans qu'on doive jamais les imaginer juxtaposées et distinctes, prêtes d'avance, comme les cases d'un damier, à recevoir le mouvement.

Le mouvement, à son tour, est, dans cette hypothèse, tout autre que Zenon ne riiuagluc. N'y voyons plus l'occupation successive de lieux con- tigus, mais le passage continu et comme l'imperceptible glissement d'un point à un autre. En lui rien d'accompli ni d'achevé, sa définition le veut. il se termine, il n'est plus. C'est la marche avi'nt l'arrivée, le progrès avant le but. Sa loi n'est pas d'être, être et repos s'appelant mutuellement, mais de dcvoiir.

Cette conception, toute pénétrée de l'esprit de Hegel, devait se produire;

38i REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

nous l'attendions, et il est heureux qu'elle ait trouvé un tel interprète. Qu'elle soit d'une importance capitale dans le débat qui nous occupe, c'est ce que mettra hors de doute la discussion qui va suivre. Le problème ainsi présenté se renouvelle; il évolue et l'on peut espérer lui faire faire un pas vers sa solution.

Est-ce à dire que nous soyons tentés de nous rallier à la théorie qu'on propose? L'afTirmation du devenir est, croyons-nous, une affirmation nécessaire, mais provisoire. Ce n'est qu'un moment dans la vie du problème qui nous intéresse : l'antithèse, pour parler la langue de Hegel. Il faut dépasser ce point de vue. Si le mouvement, soumis à l'analyse, se résout en devenir, le devenir, à son tour, on le verra, se résout en actes succes- sifs, qui nous rejettent dans la multipUcité des moments, et font repa- raître, au sein du mouvement lui-même, sous l'aspect uniforme que lui avait prêté l'hypothèse, les divisions effacées. Avec l'activité en plus, il nous faut traiter le problème dans les conditions l'avait traité Zenon et l'ont traité avec lui la presque unanimité des penseurs.

Ainsi, et pour fixer les idées, notre contradicteur se promet de sauver le mouvement en lui prêtant une définition nouvelle.

Nous croyons, nous, que cette définition, vraie en un sens, mais incom- plète, le laisserait infailliblement périr.

L'argumentation de Zenon, dit-il, a défié et défie encore toutes les atta- ques. Nul défaut de cuirasse, nulle partie faible. Il faut, pour se sous- traire à ses conséquences, sortir de la donnée le philosophe s'enferme et se réfugier dans le devenir.

Nous répondons : l'hypothèse du devenir ne nous donne qu'un moment l'illusion d'avoir échappé au cercle tracé par le dialecticien d'Elée. En dépit de tout on s'y retrouve. Il faut donc, avec respect, mais sans supersti- tion, se demander une fois de plus ce que valent ses arguments. Or, définitive et sans appel contre les partisans de la division à l'infini, la logique de Zenon échoue, selon nous, contre leurs adversaires qu'elle laisse indemnes. L'étude des deux arguments dirigés contre eux nous permettra d'établir que la doctrine de la division limitée et des minimes grandeurs n'est atteinte, en ce qu'elle a d'essentiel, ni par l'un ni par l'autre des deux plus illustres représentants de la dialectique. Elle échappe à la fois aux objections de la philosophie de l'être et à celles de la philosophie du devenir.

Avant toute discussion, il importe de circonscrire exactement notre thèse.

Le partisan des indivisibles affirme l'existence de longueurs qui ne se divisent plus en longueurs, de durées qui ne se divisent plus en durées,, de mouvements qui ne se divisent plus en mouvements.

On le voit, une telle affirmation est contradictoirement opposée à ceUe des partisans de l'infini. Il faut s'y tenir, si l'on veut que le dilemme soit rigoureux.

Sans doute on peut aller au delà, et soutenir que les minimes grandeurs, dans chaque genre, doivent à la fin se résoudre en éléments qui leur soient hétérogènes, mais nous n'avons pas, pour le moment, à nous préoccuper

F. EVELLIN. Le mouvement et les partisans des indivisibles. 385

de cette conséquence, et, qu'elle résulte ou non d'une analyse ultérieure, nous entendons nous maintenir, sans toucher aux termes précis le débat doit s'engager, dana la stricte négation de l'infini.

Ainsi, dans le cours de la discussion, indiiii^ibles, éléments, minimes ou idtimcs grandeurs, seront pour nous synonymes. Ces termes désigneront des parties de même nature que le tout, mais dernières dans la décomposition du tout.

L'argument qu'il nous faut aborder le premier est le stade, parce qu'il est radical, et que, s'il est l'onde, notre hypothèse se détruit en se posant. Vous tenez, nous dit-on, pour l'existence d'éléments ultimes ou d'indivi- sibles; or certaines circonstances du mouvement prouvent, à n'en pas douter, que vos indivisibles se divisent. C'est la question préalable, avec ce qu'elle a de tranchant, opposée tout de suite à tout essai de preuve, à toute investigation ultérieure. Il est clair qu'une théorie, surprise dès le début et dans son énoncé même en flagrant délit de contradiction, n'a rien à tenter pour sa défense; elle est condamnée.

Soit donc, au cas ou Zenon aurait vraiment visé le discontinu, et il faudrait voir dans ses ô'Yxot des indivisibles de longueur, trois lignes droites horizontales formées d'éléments contigus :

abc a' b' c' a" b" c"

Ces droites sont disposées de telle sorte que leurs éléments de même rang se trouvent sur une même verticale.

Supposons maintenant que la première demeure immobile, tandis que les deux autres se meuvent en sens contraire. Chacun de leurs éléments avancera d'un rang en un élément de durée ou instant '. Or voici ce qui va se passer.

En un instant, un élément déterminé de la troisième, le premier, par exemple, qui est a", passera sous un élément unique de la première, et viendra se placer ainsi :

abc

Il II II

a" Mais il passera nécessairement sous deux éléments dilTércnls de la seconde :

a b c a' b' c' a" Comme d'ailleurs, ainsi qu'on le fait remarquer, ces deux rencontres sont naturellement swrcssivcs , l'instant, indivisible par iiypothcse, se trouve divisé en deux instants.

Suivons pas à pas cette argumentation et ne perdons pas de vue la donnée l'on se place.

1. Ces deux termes auront [lour nous le nu^mc sens dans toute la suite de cet article.

386 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Qu'en une durée indivisible, nn élément déterminé de la troisième ligne, n" par exemple, passe sous un élément unique delà première, rien de plus évident, c'est l'hypothèse même. Ajoutons, pour n'en pas sortir, qu'il s'y trouve au moment il y passe. D'un élément, en effet, à l'élément con- tigu, l'intervalle manque. Si donc on veut ici séparer le progrès du but, si l'on imagine un mouvement avant l'arrivée, on oublie l'hypothèse, et l'on revient, sans le savoir, sur la concession que l'on a faite.

Faut-il admettre, à présent, que a" passe, comme on le prétend, sous h' et sous c'? Occupons-nous d'abord de b'. Pour passer sous b', il faut qu'il se trouve, à un moment donné, vis-à-vis de lui. Mais rencontrer ce moment? En un instant unique fc' est venu occuper, de droite à gauche, un lieu contigu au sien, tandis que, de son côté, a" est venu occuper de gauche à droite un lieu situé au-dessous de celui qu'occupait b' :

b' " " a"

Si, en cet instant même, ils sont déjà arrivés, comment auraient-ils trouvé le temps de passer l'un devant l'autre?

On insistera. Visiblement a" et b' se croisent. On se croise dans le con- tinu de l'espace; ici c'est l'impossible. voulez-vous qu'ait lieu ce pré- tendu croisement? a" avance d'un rang; je le vois alors et tout de suite au- dessous du lieu occupé à l'origine par b', mais ce lieu est vide, b' est parti. A son tour, b' avance d'un rang en sens inverse. Le voilà d'un coup au- dessus du point de départ de a", mais a" a marché, il n'est plus là.

Quand on parle de croisement, on raisonne comme s'il existait entre b' et a" une verticale sur laquelle pussent passer en même temps les deux mobiles :

6'"

" a"

C'est le contraire de l'hypothèse ; mais la figure elle-même trompe l'œil ; l'imagination voit un intervalle il est justement impossible; elle est dupe, l'hypothèse est oubliée.

En définitive a" ne remontre que c', et les deux moments qu'on oppose aux partisans des indivisibles sont imaginaires.

Si, malgré sa réelle solidité, cette dialectique paraît subtile, qu'on veuille bien essayer avec nous de se représenter aussi exactement que possible toutes les conditions du problème. L'argument parle d'instants successifs. Scandons les moments pendant lesquels le mouvement va se produire. Voici un temps. Je le bats comme je battrais celui d'une mesure musicale. C'est un élément de durée. Instantanément a" se place au-dessous du lieu qu'occupait b'. Instantanément aussi, b' s'établit au-dessous du point de départ de a"; instantanément enfin, et sans division quelconque dans cet indivisible de la durée, c' est venu occuper le lieu que b' a laissé vide. Y a- t-il deux ou plusieurs instants? Non. Les trois mouvements sont simul- tanés, l'instant est le même; 6' n'a pas attendu pour partir que a" se fût déjà déplacé, et c'est seulement c' que a" a rencontré devant lui.

Ce qui a lieu de surprendre et ce qui a sans doute surpris le lecteur dans la discussion qui précède, c'est l'invincible persistance avec laquelle l'esprit

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substitue ses associations habituelles aux données de l'hypothèse. Le mou- vement, tel qu-il se montre, à la perception d'abord, puis à l'entendement, qui, sans altérer l'image, Fidéalise, implique un intervalle et deux termes Or chacun de ces éléments est essentiel au concept ainsi formé; en retran- cher un seul, c'est toucher à la vision intérieure et la détruire. Qu'arrive- t-il maintenant lorsqu'on pose une hypothèse de raison pure, une de ces hypothèses que, de nécessité et au nom du principe de contradiction, il faut laire pour que l'intuition elle-même soit expliquée? Instinctivement sour- dement, tous les souvenirs, toutes les tendances y résistent. Ici c'est l'in- tervalle qui se refuse à disparaître, ou qui ne disparait que pour rentrer furtivement dans une formule qui l'enveloppe. Sans raison, contre toute raison, il arrive toujours et quand même à se faire une place dans l'hypo- thèse. C'est que l'intervalle est un mode du continu et que le continu cest tout le sensible. La perception le voit, la mémoire le rappelle, l'ima- ginalion l'élend dans l'espace et nous en fait une atmosphère. Son fantôme nous poursuit jusque dans la science, et l'on peut dire quen ses plus abstraites spéculations le géomètre vit face Ji face avec lui.

On peut croire que les difficultés qu'a suscitées la doctrine des indivisi- bles viennent en grande partie, sinon toutes, de nos associations habituelles et des exigences artificiehes qu'elles déterminent. Leur formule est presque toujours la même. Vous supposez des longueurs dernières, et vous affirmez que, dans l'hypothèse, ces longueurs, en se juxtaposant, forment des lon- gueurs divisibles. Partes juxta partes, voilà l'idée proposée; on entend partes extra partes, comme s'il pouvait y avoir autre chose que d'autres par- ties entre les parties que l'on considère.

Dans le détail, les objections se mulliphent, insurmontables seulement lorsque 1 on perd de vue la donnée. Par exemple, on nous demande, non sans l espoir d'être indiscret, si les longueurs ultimes, les éléments que nous supposons, peuvent engendrer angles et courbes. On veut savoir com- ment, dans Ihypothrse, la diagonale se conçoit et se calcule. La réponse en vérité, est bien simple. Angles et courbes, tout cela est continu et formé du continu. L'hypothèse de la contiguïté n'a rien à y voir; et quant à ces lignes que seul le continu rend possibles, on n'imaginera pas, sans doute que nous allions les tracer à l'extrémité d'éléments qui n'ont pas d'extré- mités. ^

On sourit parfois d'une prétention assez plaisante, sans songer .lu'on la prête généreusement et sans les consulter aux partisans du fini. Ils auraient parait-il, a k-ur usage, mais à leur usage seulement, une géométrie et une mecaiiique. l'our peu que l'on se soit rendu compte des observations qui précèdent, il est clair qu'il ne peut y avoir pour personne d'autre géométri. que la géométrie, d'autre mécanique que la mécani.jue. Fondées sur l'i.i- tu.t.ou, pénétrées de toutes parts par le continu, ces sciences ont leurs principes, leurs méthodes, tout un organisme assez complexe qu'on peut analyser avec intérêt, mais au.iuel il serait à la fois irrationnel et impru- dent de loucher, l'eut-élre, après tout, qudques-uncs des idées qui les dominent sont-elles moins étrangères qu'on ne le croit à l'hypothèse du hni; mais reservons le problème. 11 s'agit, pour le moment, de savoir si

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leurs formules répondent ou ne répondent pas au réel des choses. Or on peut fort bien admettre que la réalité n'est ni géométrique ni mécanique sans concevoir l'étrange dessein de recréer ces sciences en dehors des don- nées et des conventions qui les font vivre.

Venons à l'argument de la flèche.

D'une intelligence plus difficile que le stade, peut-être parce que le texte en a été altéré, il trahit le même genre de confusions. « La flèche qui vole est immobile »; on connaît ce défi jeté au sens commun par la dialectique d'Élée. Selon toutes les vraisemblances, Zenon veut prouver que, dans l'hy- pothèse des indivisibles, le mouvement est irrationnel et contraire à la donnée d'où l'on part.

On peut sans doute résumer ainsi la pensée du philosophe, tirée en sens divers et torturée par les commentateurs. L'espace est étranger à la déter- mination du mouvement et du repos, parce que, dans le mouvement comme dans le repos, le mobile est toujours en un lieu égal à lui-même. II n'en est pas ainsi du temps. S'il n'y a ni durée ni intervalle durable, s'il n'existe que des instants, le mouvement qu'on imagine est impossible, le repos est de droit, il est fatal.

Et voici la raison de cette sentence au premier abord assez obscure.

S'il n'existe que des instants dans la durée, le mobile sera toujours dans l'instant, et s'il est toujours, un instant au moins, ici ou là, il ne peut y être qu'en repos.

Imaginons le contraire. Se mouvoir, c'est quitter le lieu qu'on occupe; or, comment, dans l'instant, le mobile pourrait-il quitter le lieu il est? Il faudrait qu'il y fût et qu'il n'y fût pas à la fois : qu'il y fût, c'est l'hypo- thèse, car il faut bien qu'il y soit pour en sortir; qu'il n'y fût pas, c'est l'hypothèse encore, puisqu'il est entendu qu'il se meut et qu'il l'a quitté.

Voilà sans doute l'objection telle que Zenon l'a conçue, encore qu'on ne la trouve formulée nulle part d'une façon précise. On en voit d'abord le côté faible : elle n'a de raison d'être que dans une conception toute phénoménale du mouvement. est la captie, comme dirait Descartes. Non, il n'est pas vrai que se mouvoir, ce soit quitter le lieu Von est, car comment imaginer qu'on y soit quand on le quitte? C'est avant, c'est au moment immédiatement antérieur, qu'on s'y est trouvé; dès qu'on le quitte, c'est l'évidence même, on n'y est plus.

On saisit au passage l'exemple d'une de ces associations arbitraires, qui sont sans conséquence dans le phénomène, mais qui peuvent déso- rienter la pensée dans un ordre de spéculations comme celui-ci. Nous nous sommes habitués à unir étroitement dans notre esprit le point de départ et le mouvement du mobile, parce que ces deux termes se présen- tent toujours ensemble à l'observation, et il nous semble alors que le mou- vement se produit au point même d'où précisément la définition l'exclut. Ce n'est qu'à partir de ce point que le mouvement commence; le lieu on le voit naître n'appartient en réalité à aucune de ses étapes, à la première pas plus qu'aux autres.

Se mouvoir, c'est donc quitter, non le lieu oii Von est, mais, ainsi que l'exige la plus simple des analyses, celui l'on s'est trouvé l'instant d'avant.

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\ a-t-il quelque contradiction à soutenir que le mouvement résulte de posi- tions différentes occupées en des instants différents? Le mobile était en a, le voici en b, puis en c, puis en d, et ainsi de suite; à l'exclusion de a. les termes b, c, d, qui sont des unités de longueur, appartiennent au mouve- ment, parce que, en b, en c, en d, le mobile est toujours la il n'était pas l'instant qui précède, et cela suffit pour qu'il avance.

Il avance, parce que les unités de longueur b, c, d sont des fractions du chemin à parcourir, et, s'il avance, il pourra épuiser une longueur, fran- chir une distance, atteindre un but.

Que l'on compare la situation des partisans du Uni à celle de leurs adver- saires! Pour ces derniers, pas d'avance, si petite qu'on l'imagine; il leur fau- drait, pour l'obtenir, épuiser des infinités d'infinis.

Soit, dira-t-on, dans une telle hypothèse tout se passe ou paraît se passer assez simplement; chaque avance répond à un instant, et le mouvement total n'est qu'une somme d'instants et d'avances. Mais cet essai de solution se heurte à une difficulté grave. De la somme de ces instants successifs détachez un instant unique pour le considérer seul. A quel signe recon- naitrez-vous que le mobile y est en mouvement ou en repos?

A aucun sans doute, si l'on ne considère le mouvement que du dehors. Le mouvement en effet ne peut se manifester que par des avances, et, pour constater une avance, il faut de toute nécessité une comparaison. Tel mobile passe de a en b, considérés comme lieux contigus. Il est clair que, au point de vue de l'expérience, et pour qui n'est pas dans le secret de l'énergie intérieure au mobile, l'avance n'existe et ne se montre aux yeux que si l'on peut comparer le point b, le mobile vient d'arriver, au point a d'où il est parti; mais cela même prouve justement et d'une façon absolue que le mouvement pris en lui-même, le mouvement en son intime et vivante réalité, a se produire dans l'instant, car les deux instants que l'on compare sont celui le mobile se trouvait en a et celui il n'y est plus. Or, de ces deux instants, un seul, si l'on veut bien tenir compte des précédentes analyses, appartient au mouvement.

Disons donc qu'on ne constate le mouvement le plus simple que par la comparaison de l'avant ou de l'après. D'où la nécessité, pour que cette comparaison ait lieu, de deux éléments de durée et, par suite, d'rm premier minimum de durée composée et divisible. Sur ce point, savants et philoso- phes peuvent, croyons-nous, se mettre d'accord.

De même, quoi qu'en ait pu penser Zenon, il faut soutenir que, dans l'hy- pothèse des indivisibles, et précisément en vertu de cette hypothèse, deux instants au moins sont nécessaires à la constatation du repos, a se trouve en / à l'instant i; il y est encore à l'instant i'. On peut dire que a est en repos, parce que, aucune avance ne s'étant produite, ses relations avec le dehors n'ont pas varié.

Peut-être, dès maintenant, pourrait-on tenter d'expliquer la différence qui sépare l'état de a et l'état de 6, si depuis un instant a est ici. tandis que b ne fait que d'airiver là. L'un et l'autre [laraissent être ici et au même titre et dans les mêmes conditions; l'un et l'autre semblent en repos. N'en croyons rien. Pour b, l'occupation est celle du premier moment; pour «,

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celle du second. Il suffit; et d'après les définitions précédentes, b est en mouvement, a en repos.

On insistera sans doute. Occuper une place en un premier ou en second moment, c'est toujours l'occuper; la circonstance de temps est extrinsèque; l'occupation comme telle reste la même. Y a-t-il donc deux manières dif- férentes d'occuper un lieu?

Nous ne pouvons répondre qu'en faisant un pas de plus dans la théorie.

Mon distingué contradicteur pense que j'ai eu le tort, dans une étude déjà ancienne, et qu'il me fait l'honneur de citer, d'étudier le mouvement plutôt en ses effets qu'en lui-même. Peut-être, très limitée alors dans le cadre étroit d'un chapitre, ma pensée n'a-t-elle pas été aussi explicite qu'il l'eût fallu; mais, si, contre mon gré, j'ai laissé autrefois dans l'ombre la part d'activité que j'ai toujours cru inhérente au mouvement, le moment me parait venu de revenir sur des traits esquissés à la hâte et d'insister.

(c Un point mobile, dit M. Noël, peut occuper dans l'espace une position quelconque, mais à la condition de l'avoir atteinte. Cette position est le terme d'un mouvement, et c'est avant d'arriver à ce terme que le mobile a se mouvoir. »

Une telle affirmation paraîtra à beaucoup d'esprits si naturelle qu'ils ne songeront pas même à la contester. C'est que, dans l'ordre de l'intuition et des faits sensibles, chaque expérience la rappelle et la confirme. Quelle est donc la forme générale, le schème habituel du mouvement qu'on perçoit et qu'on imagine? Entre un point initial et un point final, une longueur divisible que doit épuiser le mobile, en voilà les traits essentiels. Au point de départ apparaît le corps en mouvement, puis il s'achemine sur la ligne et touche au but. Départ, mouvement, arrivée, voilà trois faits très distincts qui se détachent nettement sur le fond de l'espace ils se dessinent, et que ni l'œil ni la pensée Imaginative ne peuvent cou- fondre. Reste à savoir, après tout cela, ce que peut bien être en soi le mou- vement. Faut-il croire que ce symbole visible soit l'image exacte et comme le décalque de sa nature, et ne craint-on pas de s'égarer lorsqu'on va demander ses informations au phénomène, au risque de faire passer jusque dans l'essence du mouvement vrai ce que la représentation lui donne d'in- distinct et de confus? Nous ne voyons qu'en gros et de loin. Partir de la vision, c'est partir d'une ignorance, c'est partir en tout cas d'un tout les parties disparaissent, pour faire de leur indétermination même la substance d'une réalité qu'elles dissimulent. Dans l'hypothèse nécessaire du contigu, tout est net, précis, distinct. Les grandeurs, en quelque sorte, sont réduites à leurs atomes. Il faut les distinguer, les prendre un à un, et tenir compte des nécessités qu'ils nous imposent, au lieu de les envelopper de mystère et de les cacher, en les confondant, sous le continu.

Si, dans l'espace, les parties sont juxtaposées, et elles doivent l'être, car le vide d'espace ne se conçoit pas, le mouvement élémentaire doit grande- ment difterer de celui que l'expérience offre à nos yeux. Restons donc dans la donnée du problème; une fois de plus laissons l'intervalle qui détrui- trait l'hypothèse, et ne voyons plus que la contiguïté d'éléments il lui est d'avance interdit de pénétrer.

F. EVELLiN. Le mouvement et les partisans des indivisibles. 391

Le mobile part de a. Il part, et déjà il n'y est plus; mais au moment même û i)art, il arrive en b, puisque tout intermédiaire manque. Ce n'est pas tout; il faut qu'il soit il arrive, car on ne peut admettre qu'il arrive en un moment pour qu'au moment qui va suivre il se mette en devoir d occuper le lieu qu'il a atteint.

Partir d'ici, arriver et s'y trouver, c'est tout un dans le passage d'un lieu à un lieu sans intervalle.

On peut essayer de scander, d'après ces principes, les moments d'un mouvement composé.

Voici des lieux contigus a, b, r, d. Soit un premier temps; le mobile aussitôt part de a, arrive en b et s'y trouve comme en sa place ; un second- le mobile part de b arrive en c et l'occupe. Ainsi de suite. Autant d'instants' autant de mouvements élémentaires entre lesquels, eu égard à de succes- sives ruptures d'équilibre, doivent se rencontrer des repos plus ou moins longs.

Le mouvement le plus rapide est évidemment, dans l'hypothèse, celui ou chaque instant successif est marqué par une avance, sans pause, si petite qu'elle soit, entre une avance et une autre.

Croit-on maintenant que les partisans des indivisibles absorbent le mou- vement dans le repos? Pour eux, derrière chaque iJosition nouvelle, se ren- contre un acte, et les avances successives lorsqu'elles se produisent répon- dent à autant de poussées du mouvement.

Ils croient, et avec raison, que, sous le phénomène et dans la réahté, acte et résultat coïncident. Si l'on veut séparer le résultat de l'acte il a sa raison d'être, ni acte ni résultat ne s'expliquent plus.

Ce n'est donc pas avant que tel lieu soit occupé, mais au moment même il l'est, que le mouvement véritable, le mouvement élémentaire se pro- duit.

Quel esprit réfléchi et habitué aux spéculations philosophiques peut croire que l'effet vient après la cause, que l'acte succède à la puissance? Le but immédiat, dans le mouvement, ne se sépare pas davantage de l'acte qui le vise, et, en le visant, l'atteint.

^ On s'explique, à présent, comment, dans le ^tadc, les deux mobiles que l'on voit ou que l'on croit voir se croiser, arrivent, au moment ils partent, en des 2^ositions le croisement n'est plus possible.

On distingue aussi sans difficulté les deux états qui, tout àVheure, sem- blaient confondus. Tel mobile arrive en /, il est actif; tel autre a passé un instant en l', il n'y est plus que passif. Occuper un lieu, en déployant ce qu'il faut d'énergie pour y atteindre, c'est l'occuper, si l'on ose dire, de vive force; voilà l'occupation du premier moment. Celle du second écarte toute idée d'initiative et d'élan, c'est le simple maintien de l'é.iuilibre et la possession sans elTort.

Et maintenant, que l'on embrasse d'un coui) d'œil la série des actes qui repondent, dans l'espace, aux positions successives d'un mobile, on verra que le mouvemf>nt d'où ils dépendent est plus qu'une tendance, plus môme qu'un rial, car un état, comme le repos, est inerte et n'engendre rien. C'est dans le mobile une énergie, et en chaque cas, un degré donné et po-

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sitif d'énergie d'où va résulter la vitesse. La vitesse, sans doute, ne se dé- termine a posteriori que par l'espace et le temps, mais elle a son principe dans le mobile même, et Ton peut dire qu'à chaque instant le mobile porte avec lui, porte en lui la vivante raison du nombre d'étapes qu'en un temps donné il doit franchir.

Dans une doctrine tout s'explique par le ressort de l'énergie tendue et en acte, le devenir, qui n'est que puissance, ne peut entrer que par acci- dent. Remarquons même qu'il ne saurait y recevoir qu'un sens subjectif, l'objet étant, par hypothèse, le lieu nécessaire de l'acte déployé et de l'être. Qu'est-il donc pour nous dans la science, et en particulier dans l'ordre des faits qui nous intéresse? Le signe d'une ignorance fatale, rien de plus. La génération des grandeurs dans l'absolu nous échappe et nous échappera toujours, et si nous croyons qu'il en est de dernières, nul ne peut songer à savoir quel rapport entretient l'indivisible de durée ou d'étendue avec le composé apparent. Dès lors le devenir, et, par suite, le continu, qui n'est que le devenir dans le temps et dans l'espace, a un sens et un emploi. C'est l'indéterminé que l'œil voit, au lieu du déterminé que, sans le voir, la raison exige; c'est l'arbitraire du plus et du moins substitué au nombre fini et précis. Dans le continu ainsi défini, supposez maintenant que les parties se condensent ou se dilatent, qu'elles s'opposent ou se mêlent, se distinguent se pénètrent, vous le pouvez; vous êtes maître, la réalité n'a rien à y voir. Imaginez, s'il s'agit du mouvement, au lieu d'avances instantanées et successives, un glissement sans division avec ses infinités d'infiniment petits en chaque progrès; dites même, si vous le voulez, que le mobile, en son ghssement, est et n'est pas en l'une quelconque des parties qu'il traverse et qui le portent au but; rien ne vous en empêche, puisqu'il est entendu que ces parties, à votre gré, peuvent se confondre, être ou n'être pas elles-mêmes. Tout cela, en définitive, s'entend, et nul ne fera difficulté de l'admettre, sous la réserve qui a été faite au début, et au point de vue spécial est placé le sujet; mais si de ce devenir vous enten- dez faire un absolu, si vous croyez qu'il existe et fait le fond de l'étendue et de la durée, si de la mathématique qui l'emploie et ne le fait d'ailleurs qu'avec des restrictions qu'il sera peut-être utile d'indiquer un jour, on songe à faire une métaphysique, alors c'est tout autre chose. Retranché de son milieu, privé de sa raison d'être, il semble que le devenir ne puisse bien ni s'expliquer lui-même, ni expliquer hors de lui ce qu'il devrait expliquer.

Sur ce point nous ne pouvons qu'esquisser des considérations qui, déve- loppées, demanderaient une longue étude. On nous comprendra sans doute à demi-mot.

Le devenir, objectivement pris, enveloppe en lui-même, et abstraction faite de toute pensée qui l'y aurait introduite, l'indétermination des parties. Il faut donc que les parties qu'il enveloppe s'y multiphent et s'y condensent, s'y distinguent et s'y pénètrent. Son essence est ainsi contra- diction. Mais qu'est-ce donc que ces parties, pures possibilités par définition, qui, séparées à l'origine, s'appellent et se rapprochent, vivent en elles, puis se détachent d'elles? Peut-on donner mouvement et vie à ce qui véritable-

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ment n'existe pas? Si, d'ailleurs, l'étendue est d'elle-même mobile, comment expliquer que le mouvement, dont l'apparition ne peut résulter que d'un contraste, puisse jamais s'y dessiner?

Peut-être, à la vérité, le lieu du devenir est-il absolument un. La -ran- deur, d.t-on,est d'abord et en elle-même indivise; le tout préexiste! ses parties. Dans 1 espnt peut-être; dans la réalité, comment le croire? Un tout est compose ou n'est pas; et s'il est défini, le nombre de ses parties ne peut être, à son tour, que défini.

Sans doute le tout d'une grandeur préexiste aux parties qu'arbitraire- ment on y trace; non à celles que sa définition enveloppe, et qui, même mvisibles, le constituent comme tout.

Que serait-ce que le tout d'un point?

les parties manquent, visibles ou invisibles, le tout doit manouer- son nom même alors n'a plus de sens. ^ '

Voici une maison J'en saisis d'abord les grandes lignes; l'ensemble évi- demment précède le détail dans ma perception; c'est qu'elle est vue du dehors, comme la grandeur. Vais-je dire maintenant que ce qui n'est encore rien pour moi, n'est rien non plus en réalité, et que chambres, escahers corridors n existent pas! Il est évident, au contraire, que là, comme dan^ la quantité, le tout n'existe que par les parties, et que même ce sont les dimensions des parties qui décident de celles du tout.

On demandera peut-être si ce qui est vrai et incontestable dans le réel 1 est également dans l'abstrait. Sans doute, si l'abstrait, qui admet des degrés divers, confine encore au réel, et a retenu quelques-unes de ses essent.e les exigences. Qu'on imagine un point mobile et une liune nhvsique pleine. Le mobile se pose sur chacun de ses éléments et la parcoui-t tout entière. Le tout de la ligne idéale est visible; ses parties échappent. Croyez- vous maintenant que, faute d'être réelles, ces parties n'existent pas'? Ce serait, a notre avis, une erreur. Klles existent à leur façon et comme possi- bih es, elles ont un nombre, et précisément celui des atomes qui compo- sent la ligne physique. Vous l'ignorez; assurément, et nulle pensée humaine ne le connaîtra jamais, mais qu'importe? Elles constituent un tout défini sur lequel la pensée n'a pas plus de droits que sur la réalité elle-même- elles o( rcnt au mouvement une série d'étapes qu'avec telle vitesse un mobile

dobjectf et de rigide qui préexiste au tout que vous voyez, comme tout à 1 heure la distribution intérieure des pièces au dessin général de la maison Nous pouvez, je le reconnais, parcourir tous les degrés de l'abstraction' et concevoir une ligne purement intelligible; il faudra expliquer alors corn- ment elle se prêle au mouvement. On le voit, le lieu manque puisse se produire et évoluer le devenir Un lieu ou les parties, au lieu de se toucher, seraient à la fois exté- rieures et intérieures les unes aux autres, parlant mêlées et confondues expliquerait peut-être comment le mobile, pour un partisan Ju devenir est a la lois et n'est pas ici ou là; il le ferait voir en l'air entre deux termes ou mieux à cheval sur l'un et l'autre. Mais un tel lieu ne s'explique pas lui-même, et, dans cette hypothèse, la difficulté n'est que déplacée ; elle

TOME I. 18'J3. g_

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remonte du mouvement à l'espace, qui n'a plus rien de commun avec l'es- pace que nous connaissons, et est, pour tout dire, inintelligible.

D'autre part, un lieu indivis et sans parties ne résiste pas à l'analyse. En s'y appliquant avec ses conditions de durée et de vitesse définies, le mouve- ment le suppose déjà divisé.

Ces suppositions écartées, quelle nouvelle hypothèse pourrait-on faire dans le devenir, en dehors d'une contiguïté d'éléments qui précisément l'exclut? On propose quelquefois la simple divisibilité avec des parties en puissance. Ce n'est là, à notre avis, qu'un expédient. On ne conçoit des parties en puissance que parce qu'on imagine qu'une activité extérieure les ferait passer à l'acte; mais, dans le défini, nulle pensée humaine n'a rien à faire de semblable, et les divisions que l'esprit crée après coup se superpo- seraient sans coïncidence à des divisions déjà existantes et actuelles.

D'ailleurs comment concevoir ici la puissance? Si la hgne, d'une part, est divisible, de l'autre, définie, c'est qu'elle est divisée, non en ce sens, encore une fois, que des divisions y soient réellement tracées comme à la craie, mais en ce sens que toutes les positions que le mobile y pourra prendre, tous les déplacements successifs qui s'y produiront, y sont à l'avance déterminés et comptés.

On prend souvent pour accordé que la grandeur abstraite n'est que puis- sance. C'est une erreur. Dès qu'elle est définie et donnée comme telle, elle est acte. Vidéo-potentiel ne saurait d'aucune façon se confondre avec Vidéo-actuel. Peut-être, après avoir risqué toutes les hypothèses, s'apercevrait-on que le vrai lieu de devenir ne peut-être que l'étendue géométrique ; mais l'étendue géométrique est une conception toute subjective, elle ne saurait être ni épuisée ni créée, ainsi que l'ont fait voir des esprits très pénétrants qui, en niant son existence, n'ont eu d'autre tort que celui de croire a priori qu'il n'y en avait pas d'autre, et que le néant de l'étendue géométrique était le néant de toute étendue.

Admettons qu'en dépit de tout, un lieu ait été trouvé pour le devenir. Quel sera le sort du devenir lui-même, de ce devenir objectivement conçu qu'on oppose aux partisans des indivisibles?

Comme toutes les notions Imaginatives qui se refusent à sortir de leur sphère, le devenir se nie en se posant, dès qu'on en veut faire une réalité. Qu'est-ce donc que devenir? Devenir sans plus, devenir et ne rien devenir du tout, c'est ne devenir absolument pas. Ce qui devient devient nécessairement quelque chose et ce quelque chose n'a plus rien du devenir, c'est un acte. Le devenir ne peut donc se poser sans qu'au moment même l'acte apparaisse. S'il en est ainsi, le devenir, à mesure qu'il progresse et évolue dans la durée, se résout en une suite d'actes qui à chaque instant le réalisent et l'expriment.

On s'imagine d'ordinaire que l'acte du devenir est au bout de son progrès, mais cet acte n'est que l'acte final; il en suppose autant d'autres que le progrès comprend d'éléments. Autre remarque.

Peut-être n'a-t-on pas mis suffisamment en lumière ce fait important que l'intervalle, qui est devenir, ne se suffit pas. Il commence et finit. Or l'élé-

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ment, qu'il soit initial ou final, n'est pas de la nature du devenir. Il la nie, et, malgré tout, le devenir le suppose. C'est ce que prouve, dans le domaine du mouvement, le plus simple énoncé d'un fait. On dit, par exemple, que tel mobile parcourt un mètre à la seconde. Traduisons : à tel instant, en tel lieu, va prendre lin un progrès, va s'achever un devenir. Mais s'il est de la nature du devenir de se refuser à toute détermination exacte, s'il est entendu qu'il échappe à toute position donnée sur une ligne, s'il faut que, par définition, il soit ici et sans être jamais ici ou là, com- ment se fait-il que ce glissement, que ce chevauchement trouve un terme? Précisément, dira-t-on peut-être, parce que le mouvement finit. Très l)ien, mais si le mobile fait un mètre à la seconde, il faut qu'il fasse exactement en dix tierces un sixième de mètre, et un soixantième en une tierce. Les instants vont se mulli|»lier, les jalons apparaître de plus en plus nombreux dans le devenir qui se prête finalement, en toutes ses parties, à la pénétra- tion d'éléments qui lui sont contraires.

Or ce fait de la nécessaire coexistence de l'acte et du devenir, de l'élément et de l'intervalle est au plus haut point suggestif. Si ces termes se rencon- trent partout et toujours, ce n'est pas le devenir, c'est l'acte, ce n'est pas l'intervalle, c'est l'élément, qui hors de nous est réel, et la raison en est bien simple. Le devenir peut être phénomène; il ne se conçoit même bien que comme subjectif: l'acte, au contraire, qui, comme l'élément, est unité, exclut la représentation, nie l'apparence et ne peut être qu'en soi.

Faut-il admettre que le devenir se suffit? Soit : on demandera s'il peut, malgré tant d'apparences contraires, réussir échoue l'infini mathé- matique; car, s'il est un, comment est-il progrès et se développe-t-il dans la durée, et si la durée, qui paraît divisible, est une au fond, pourquoi donne- t-elle accès aux instants?

Croire d'autre part qu'il est divisible, c'est laisser reparaître le nombre; et accepter de nouveau le défi sur le terrain qu'a choisi Zenon d"Elée.

Mais ces problèmes ne peuvent être abordés incidemment. C'est du point de vue de la mathématique qu'il faut étudier le devenir. Il semble qu'il y règne, qu'il y soit maître. Peut-être cependant un certain degré d'analyse suffirait-il à montror que des deux éléments qu'envisage le géomètre, (jran- (leur cl nombre, le devenir ne relève que de ce dernier, en ce qu'il a d'indé- terminé et de purement subjectif.

Le point de vue de la grandeur, il ne sera pas impossible de l'établir, est plus favorable qu'on ne le croit aux partisans des indivisibles.

Résumons-nous. Le philosopiie à qui je réponds et qui m'a fourni l'occasion de m'e.xpliquer a voulu voir dans le mouvement, sous l'efiet la cause, sous le phénomène l'activité, et, métaphysicien, il a eu raison; mais le devenir auquel il s'arrête, s'il est autre chose (|u'un voilt^ jeté par la perception et maintenu par l'entendement sur des faits distincts cl précis, n'a de l'activité que l'apparence, ou n'en représente qu'une forme infé- rieure et inféconde. Pour tout expliquer dans le mouvement, il ne faut rien lui retrancher de cette vie intérieure que le devenir promut sans doute, que seul, en son plein accomplissement, peut donner l'acte.

François Evellfn.

396 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

II

NOTE SUR LES ARGUMENTS DE ZENON D'ÉLÉE

Nous n'éprouvons aucunement la tentation de chercher, après tant d'au- tres pUis compétents, quelle a été la vraie pensée de Zenon d'Élée quand il a formulé ses fameux arguments relatifs au mouvement. Mais on peut tenir pour acquis que ce ne sont point de vulgaires sophismes, et que le philosophe grec y a remué des idées profondes sur des questions toujours actuelles. De toutes les dissertations que nous avons lues sur ces arguments, il n'en est peut-être pas qui nous ait autant intéressé que celle de M. Georges Noël, publiée dans le 2 de la Bévue de Métaphysique et de Morale; mais, comme, bien loin de nous ranger de son avis, nous sommes convaincu de la contradiction qu'enferme le continu d'après MM. Renou- vier et Evellin, comme d'ailleurs nous nous séparons sur un point impor- tant de l'éminent auteur d'Infini et Quantité, pris par M. Noël comme représentant des adversaires du continu, on comprendra que nous éprou- vions le désir de discuter l'argumentation de celui-ci. Nous admettrons, comme il l'a fait après M. Renouvier, la répartition des arguments de Zenon en deux groupes répondant à la double hypothèse de la continuité et de la discontinuité du mouvement.

I

Le caractère contradictoire du nombre infini commence à être univer- sellement admis; mais la victoire ainsi remportée par le principe de con- tradiction menace de rester absolument stérile, car on cherche de tous côtés à réduire à néant les conséquences et les applications du théorème reconnu démontré. Dans le cas présent, comme dans bien d'autres, la dis- tinction, si vraie d'ailleurs, de l'acte et de la puissance paraît être d'un merveilleux secours. Aristote affirmait déjà que la division des continus ne donne qu'un infini en puissance, d'où il concluait à la vanité de l'argument de Zenon fondé sur la dichotomie *. Approfondissant ensuite davantage la question, il essaie de montrer comment le mouvement en acte n'opère point une division également en acte : « Quand, dit-il, on divise une ligne con- tinue en deux moitiés, il y a un point qui compte pour deux et qui est employé à la fois comme commencement et comme fin. Or c'est ce que

1. Physique, liv. VI, chap. I.

G. LECiiALAS. Notc sîw les arguments de Zenon d'Élée. 397

l'on fait, soit que l'on compte numériquement, soit que roii divise la ligne en moitiés. Mais, par cette division, la ligne cesse d'être continue, aussi bien que le mouvement; car il n'y a de mouvement continu que pour un conlmu. Or, dans le continu, il y a bien des moitiés en nombre infini, si l'on veut; mais ce n'est pas en réalité; ce n'est qu'en puissance. Que si l'on veut les rendre réelles et les taire passer en acte, on ne produit plus un mou- vement continu, on s'arrête i. »

Si nous ne nous abusons, toute la première partie de l'argumentation de

M. Noël contre la dichotomie n'est qu'un ingénieux développement de cette

thèse d'Aristote, dont la précision rend la discussion plus aisée. Si nous

supposons qu'un point réel parcourt un segment de ligne, nous sommes en

présence d'un mouvement en acte, et lorsque ce point passe au milieu de

la ligne, la division de celle-ci est un t'ait actuel; il en est de même pour

toute autre position du point, et, par suite, si son mouvement est continu,

on est obligé d'admettre un nombre infini de divisions en a<:te du segment

considéré. Ceci suppose, bien entendu, qu'il s'agisse d'un mouvement réel,

car, s'il ne s'agit que d'un mouvement donné comme représentation,' tel

qu'un mouvement géométrique, chaque division n'existe en acte que par

le fait de sa représentation; cette représentation exige précisément l'arrêt

dont parle Aristote, et il ne peut en être réalisé qu'un nombre fini. Il faut

donc ou refuser au mouvement toute réalité objective, c'est-à-dire adopter

la thèse idéaliste, ou reconnaître que le mouvement est un phénomène

essentiellement discontinu.

L'argument iVAchille et de la tortue nous parait dépourvu de tout intérêt réel, car il n'est, croyons-nous, qu'une répétition embrouillée de celui de la dichotomie. Assurément, si on le considère isolément, il ne sert de rien de dire que, le temps étant divisible à l'infini comme l'espace, une sommation de durées en nombre infini peut donner un temps fini et que cela arrive précisément dans notre cas puisqu'on a une série convergente; cela, disons-nous, ne seit de rien, car la difficulté porte aussi bien sur la division réelle du temps que sur celle de l'espace à l'infini. Mais alors on retombe sur la même contradiction que dans l'exemple simple de la dicho- tomie, et alors à quoi sert le nouvel argument? et, si le premier n'est pas reconnu convaincaint, il faut bien avouer que Leibniz, Stuart Mill... et M. Mouret ont raison de trouver l'Achille frivole, puisqu'il ne vaut qu'en proportion de la valeur du premier '-. M. Noèl prétend bien établir une dis- tinction entre les deux, la dichotomie prouvant seulement que le mouve- ment ne peut commencer; mais c'est, à nos yeux, une erreur d'en restreindre ainsi la portée, car, s'il prouve que le mouvement ne peut coniraencer, c'est en montrant que tout élément d'un mouvoinent est impossible, et non pas du tout que le premier seul le serait.

1. Liv. VIM, cliap. xm. Tra(hiclion Barthélcmy-Sainl llilaire.

2. La réfulalion de M. Frontcra, fondée sur'cc i|ii(' teiniis i-l espace forment deux séries (nvcrgonlcs et non convergentes v.iiiL évi.l.'mniont l)eaiioou|) moins, F.uis.|nVlle consiste à passer à (('.lé .le la (|iiesli..ii (|ii'on a le droit de poser, les deux séries convergenlcs étant parfailemenl lr-itimes (voir Horue i,liiloso- phiquc de mars 1892).

398 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

II

Nous avons dit que, tout en défendant, comme jM. Évellin, la thèse du mouvement discontinu, nous nous séparions de lui sur un point important, l'existence d'un minimum de distance et de temps, minimum sur lequel s'appuie M. Noël pour établir que la flèche et le stade constituent une réfu- tation du mouvement discontinu.

M. Evellin signale avec raison comme un des préjugés les plus répandus « celui qui nous porte à croire que tout composé est formé d'éléments qui lui ressemblent * », et nous sommes pleinement d'accord avec lui pour sou- tenir que les éléments de la matière ne sont pas étendus. Mais nous nous séparons de lui, c'est quand il enseigne qu'il existe un Heu en soi ou lieu réel composé d'éléments indivisibles et inétendus, ainsi qu'un temps en soi ou temps réel, formé d'instants absolus, affranchis de la durée. Pour nous, l'espace et le temps sont des relations pures, à l'égard desquelles on ne saurait parler d'un minimum absolu et qui, du moment qu'elles exis- tent, jouissent de toutes leurs propriétés, divisibilité comprise. Pour bien faire saisir notre pensée, nous rappellerons une thèse - que nous avons soutenue, dans la Revue philosophique , au sujet du temps, parce que, même pour ceux qui refuseraient de l'accepter, elle peut servir à mettre en évi- dence un ordre général de considérations, compatible avec d'autres théo- ries particulières.

Cherchant quelle est la nature de la relation temporelle, nous avons émis l'hypothèse qu'elle pourrait n'être que celle de cause occasionnelle à effet. S'il en est ainsi, on voit d'abord que le temps suppose deux termes intemporels et naît de leur relation, qu'il n'a pas de mesure proprement dite, mais qu'on peut seulement compter les phénomènes reliés par le rap- port causal, et qu'enfin, point capital, on peut toujours supposer un autre enchaînement connexe tel que, à deux phénomènes immédiatement consé- cutifs dans la première série, réponde un groupe multiple reliant deux phé- nomènes simultanés aux deux premiers.

Quelle que soit la valeur de notre hypothèse, il nous semble qu'elle a cet avantage de faire voir comment il peut exister des conceptions du temps et aussi de l'espace qui leur conservent le caractère de continus mathématiques, tout en proscrivant l'existenca de phénomènes en nombre infini. Ce caractère de continuité résulte en effet de ce que, pour le temps par exemple, entre deux phénomènes quelconques, on peut toujours admettre l'insertion d'un nombre de phénomènes aussi grand qu'on voudra, en sorte qu'il n'existe aucune limite de cette divisibilité théorique; mais, comme, en fait, il ne peut exister qu'un nombre de phénomènes fini, la division réelle est par même limitée.

Cette conception de l'espace et du temps permet d'écarter immédia-

«

1. Infini et Quantité, p. 15.

2. Le Temp.^, sa Nature et sa Mesure, mars 1892.

G. LECHALAS. Note sur les arguments de Zenon d'ÉIée. 399

tement le quatrième argument de Zenon, celui du stade, si ingénieusement et victorieusement opposé par M. Noël à M. Evellin. 11 est certain que, s'il existe des minima constituant dos unités do lieu et des unités de durée, on est en droit de dire : Concevons trois droites horizontales formées de points réels contigus et disposées de façon que les points de même rang soient sur une même verticale. Supposons que la première reste immobile, tandis que les deux autres se meuvent en sens contraire de telle sorte que chacun de leurs points avance d'un rang d'un instant à l'autre; dans un instant, un point déterminé de la troisième passera sous un point unique de la pre- mière, mais il passera nécessairement sous deux points di/Térents de la seconde. Comme d'ailleurs les deux rencontres sont nécessairement succes- sives, l'instant, indivisible par hypothèse, se trouvera divisé. Il serait inté- ressant de connaître la réponse de M. Evellin à cet argument, ainsi pré- senté par M. Noël; mais il est clair qu'il ne touche en aucune façon notre théorie du mouvement discontinu, puisque nous nions l'existence d'instants indivisibles.

A l'occasion de la flèche qui vole, M. Noël soulève une discussion fort inté- ressante sur la définition du mouvement. Il ne veut pas qu'on fasse re- poser cette définition sur l'existence d'un corps dans des lieux différents en des temps différents, parce que, dit-il, c'est un effet du mouvement et non le mouvement lui-même; celui-ci n'est pas une succession de positions, mais « un devenir, un passage continu d'une position à une autre ». M. Noël reconnaît d'ailleurs qu'il n'y a pas de contradiction à ce qu'un même point matériel occupe en deux instants consécutifs » deux points non contigus de l'espace; « il n'y aurait pas plus de contradiction, ajoute-t-il, à ce qu'en ces deux instants le point considéré fût tour à tour sur la terre et dans la lune. Cela n'est pas contradictoire en soi. Souliendra-t-on que c'est possible? »

Assurément, répondrons-nous, dans notre univers, tel qu'il est constitué et soumis aux lois que nous connaissons, un point matériel ne peut passer sans intermédiaires de la terre ;i la lune; mais, puisque l'hypothèse n'en- ferme pas de contradiction, nul n'a le droit d'affirmer qu'elle vise un fait impossible en soi. Quant au passage discontinu d'un point à un point si voisin que nous ne pouvions vérifier la discontinuité du mouvement, on doit se demander quelles raisons militent pour ou contre.

Contre cette discontinuité, M. Noël fait valoir avec une réelle puissance le fait que le mouvement nous apparaît comme un c'tat du mobile, c'est-à-dire « une dénomination intrinsèqui- fini doit convenir à l'objet on quoique lieu qu'il soit et quelque relation qu'il soutienne avec les autres objets ... Unelquo séduisant que soit l'argument, il se heurte à la contradiction du mouvement continu, qui pour nous est absolue, et sui)pose en oulre la négation de la relativité du mouvement. Nous ne voulons pas rouvrir ici cette grosse ques- tion; mais nous devons rappeler la réponse qu'on doit toujours faire à ceux qui opposent à cette relativité des lois telles (jue celle de la conservation do l'énergie, lesquelles n'existent (juc si l'on choisit convenablement le système

1. Ce (|ualili(;:ilif n'a un sons prr.-i^ .pi,! dans la tliéorio tic .M. Evellin.

400 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

des axes de coordonnées et le mouvement-type servant à la mesure du temps K L'existence d'un système de coordonnées et d'un mouvement-type jouissant du privilège de se prêter seuls à la vérification de ces lois permet sans doute aux partisans de l'espace et du temps absolus de dire qu'ils ont déterminé le premier et trouvé la mesure du second; mais on ne saurait y voir la preuve du caractère absolu de l'espace et du temps, car si les phé- nomènes du monde matériel sont soumis à des lois simples, ces lois sont forcément dépendantes du choix des coordonnées et du mouvement-type, que l'espace et le temps soient absolus ou relatifs. Dès lors le fait qu'on découvre des systèmes jouissant du susdit privilège ne constitue pas le moindre préjugé en faveur de l'une ou de l'autre hypothèse.

Ainsi se dissipe la séduction qu'exerce de prime abord l'argumentation que M. Noël rattache à la flèche qui vole, et, d'autre part, grâce à la double négation du mouvement continu et de l'existence de durées et de distances minimum, nous échappons au double argument de la dichotomie et de l'Achille et à celui du stade.

Georges Lechalas.

III

RÉPONSE A M. BROCHARD

M. Brochard m'a fait l'honneur de discuter, dans le dernier numéro de la Revue, quelques opinions que formulait mon élude sur les Pythagoriciens et les Éléates. J'exprime d'abord tous mes regrets à mon savant contra- dicteur de n'avoir pas rendu sa pensée aussi fidèlement que je l'aurais souhaité moi-même, et je viens sans tarder aux difficultés qu'il signale et qui ne me semblent pas insurmontables.

I. Tout d'abord, quelques textes de Platon, aux yeux de M. Brochard, sont un fondement suffisant pour l'interprétation classique de la pensée des Éléates, relative au mouvement. C'est bien le mouvement, comme phénomène élémentaire, le mouvement sous toutes ses formes, que Par- ménide et Zenon auraient voulu nier, et non pas seulement, comme nous l'avons dit, après M. Tannery, le mouvement de l'Univers sur lui-même. Bien que nous nous sentions quelque peu timide dans ce genre de discus- sion, voyons de près les textes signalés. « Dans le Sophiste, dit M. Bro- chard, quand Platon revendique pour l'être absolu le mouvement, la vie

1. Il va de soi que nous ne considérons pas comme distincts les systèmes de coordonnées en repos les uns par rapport aux autres ni même ceux qui ne sont animés, par rapport aux premiers, que de mouvements de translation uniformes, non plus que les mouvements dans lesquels les espaces parcourus sim.uUané- ment sont constamment proportionnels entre eux.

MiLiiAUD. Réponse à M. Brochard. 401

et la pensée, il ne s'agit apparemment pas de la rotation de l'Univers. Et si ce passage vise surtout les Mégariques, on sait assez que, sur la question du mouvement, Mégariques et Éléales étaient d'accord : il y a d'ailleurs dans le contexte un passage qui semijle bien se rapporter à la méthode de Zenon

(xàc ÈxEivtùv atoixata ). » Le passage en question me semble viser non pas

surtout, mais exclusivement des philosophes autres que les Éléates, d'après l'ordre même qu'a suivi la discussion. Platon a commencé par interroger « ceux qui disent que l'L'nivers est un », après quoi les interlocuteurs ont dit : « 11 faut nous tourner maintenant vers des philosophes qui professent des doctrines différentes ». Le passage cité par M. Brochard, et qui vient un peu plus loin, ne s'adresse donc plus du tout à Parménide. Je veux bien qu'il y soit question des Mégariques, mais, pour en tirer des conséquences quelconques relatives aux Éléates, il faut admettre, sur la foi de la tradi- tion et de témoignages fortement postérieurs à Platon, que Mégariques et Éléates ont dit la même chose à propos du mouvement. Ce serait ici comme encore quand M. Brochard fait allusion à Diogène s'écarter du terrain il faut évidemment se maintenir, et nous convie notre con- tradicteur lui-même, en fondant ses critiques sur Platon. Quant aux quelques mots qui rappellent en effet la méthode de Zenon, y a-t-il vraiment aucune raison sérieuse d'admettre qu'ils se rapportent à Zenon plutôt qu'aux Méga- riques? M. Brochard ne le pense pas sans doute et veut simplement y trouver la preuve d'une analogie entre Mégariques et Éléales, mais l'analogie reste exclusivement dans la méthode, et la phrase complète est assez significative à cet égard : « Ils les mettent en poussière, et, au lieu de l'existence, ne leur accordent quune génération emportée en continuel mou- vement (yâvcTt-/ àvT' o-jrrloLç çepojAEVïjv Ttvà TrpoaaYopE-JOUdtv).

Ainsi il ne me semble pas que le Sophiste, dans le passage cité, apporte un éclaircissement positif sur la pensée des Eléates. Il n'en est peut-être pas de même des autres parties du dialogue.

Lorsque Platon interprèle directement la pensée de Parménide, ne donne- t-il pas chaque fois l'impression que pour lui l'être est l'Univers? « Notre école d'Éléates (252, D) nous raconte d'autres fables en nous présentant ce que nous appelons l'Univers comme un seul être. » « Or si le tout est (244, E), comme le déclare l'arménide, semblable par la forme à une sphère, etc., si Vétre est tel.... » Ailleurs (252, A) Platon oppose clai- rement « ceux qui font mouvoir l'Univers et ceux qui le condamnent à l'immobilité ». N'est-il pas vraisemblable d'après cela que l'être aïKjuel Par- ménide refuse le mouvement soit rUiiivors?

« Dans le Théététe, dit .M. Brochard, nous voyons Platon opposer à la théorie de Parménide, comme son contraire, la doctrine dlléraclile et de Protagoras. Or quand Heraclite et ses disciples soutiennent que rien n'est en repos, que tout est en mouvement, il ne s'agit pas du mouvement tle l'Uni- vers, pris dans son ensemble, mais bien, comme le prouve toute la discus- sion, du mouvement di's parties élémentaires, de la sensation, des qualités des corps, de tous les êtres et de tout ce ipii devient. A coite aftirmation (pie tout est mouvi-ment s'oppose absolument celte autre aClirmation que rien ne se meut, et il s'agit évidemment du mouvement nu i>hilnt du

402 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.

changement sous toutes ses formes, aussi bien de la forme qualitative que de la forme quantitative. »

N'accordera-t-on pas d'abord que si, aux yeux de Platon, Parménide était surtout connu, en fait de mouvement, pour avoir déclaré le monde immobile quand les autres philosophes ont tant insisté sur le mouve- ment de toutes les manières, cela suffirait à expliquer une certaine opposition dans le discours de Platon? 11 me semble utile, pour appeler cette opposition absolue et directe, de voir de près s'il ressort du texte que ce qui est immobile chez le premier est bien la même chose que les autres mettent en mouvement. Or, d'une part, il est clair que pour Prolagoras et Heraclite il s'agit bien du mouvement sous toutes ses formes. Mais quand Platon donne explicitement l'opinion de Parménide, vise-t-il autre chose que le mouvement de l'Univers dans sa masse? Cela ne me parait nulle- ment évident. Bien au contraire, les expressions dont se sert Platon, quand il s'agit de Parménide, désignent plus manifestement l'Univers dans sa totalité, que toutes choses capables de tomber sous les sens.

(180, E) àx!vr|TOv Tfi) uâvT' ovo[j.' zXvy.'.. (183, U) Toù; q;âo-/.ovTa? tto uâv ÉTTiva;. (181, Aj ol ToO oÀou a-caTitôxat.

Un seul mot pourrait faire hésiter, celui que cite M. Brochard : Iv te irâvTx £(7t;... Et encore est-il impossible de traduire : le tout, l'Univers est un, etc. Outre que les expressions que je viens de signaler rendent peut-être cette signification vraisemblable, la suite s'accorderait très bien : L'Univers est un, et cet un est fixe parce qu'il n'y a pas un non-être, à l'intérieur duquel il se meuve. Mais admettons même qu'une hésitation soit permise. Si Platon fait allusion deux ou trois fois à Parménide, dans sa discussion des opi- nions de Protagoras et d'IIéraclite, c'est tout à fait incidemment, il n'insiste jamais directement sur les opinions de l'Éléate, parce qu'il a promis d'y venir plus loin. Nous voudrions, comme Théétèle, que Socrate se souvînt de la promesse : cela seul nous permettrait de juger si l'opposition est aussi absolue que le croit M. Brochard. Or que répond Socrate à Théététe? Il craint de ne pas comprendre suffisamment Parménide, et de trop s'écar- ter de sa pensée. Vraiment cet aveu n'ôterait-il pas leur importance, si c'était nécessaire, aux allusions faites incidemment à Parménide et à l'immobilité de son être, à propos de penseurs qui ont au contraire fondé tout leur système sur le mouvement de toutes choses?

D'ailleurs le Théététe me suggère une réflexion que je soumets à M. Bro- chard : Platon n'y désigne jamais Zenon explicitement. Si les fameux ar- guments avaient été dirigés contre le mouvement, n'est-ce pas Zenon, bien plutôt que Parménide, que Platon eût nommé en opposition à Protagoras et à Heraclite? Zenon, un peu plus rapproché de lui que Parménide, Zenon que Socrate a connu dans sa jeunesse, Zenon, dont la dialectique, si conforme à l'esprit subtil des Grecs, et de Platon, en particulier, avait pu produire une impression plus profonde encore que le célèbre poème de Parménide.

Et enfin, ne nous reste-t-il pas, en dehors du Théététe, un texte de Pla- ton, absolument clair, celui-là, que M. Brochard connaît mieux que

MiLHAUD. Réponse à M. Brochard. 403

moi, et dont il tient peut-être un compte insuffisant? Zenon indiquant à Socrate quel est le véritable but de sa dispute ne fait pas la moindre allu- sion à la négation du mouvement. Gela ncst-il pas vraiment significatif?

II. Il me reste à répondre à la critique de M. Brochard relative à la pluralité. Je crains ici de n'avoir pas été suffisamment clair. Si j"ai mal rendu la pensée de M. Brochard en disant qui! voit dans la pluralité com- battue par les Éléates la décomposition possible et illimitée du continu en parties, ce n'est, d'après son explication même, que parce que j'ai opposé ensuite cette pluralité à la pluralité en acte. A ses yeu.x, l'une est inséparable de l'autre quand il s'agit de Zenon; mais c'est ici précisément que je n'ai peut-être pas été bien compris : ce que M. Brochard ne veut pas séparer, à tort ou à raison je le sépare, et je crois que les Éléates ont nié la pluralité en acte, la décomposition réelle du continu en parties, mais ont admis la possibilité pour lui d'être indéfiniment divisible; de sorte que j'aurais, je crois, évité tout malentendu en disant : dans la pluralité com- battue par les Éléates, M. Brochard ne sépare pas la décomposition possible de la décomposition réalisée, tandis que je crois qu'il ne s'agissait pour Zenon que de la i)hiralilé en acte, celle qui permet de dire que la chose a en elle-même un nombre, ou est un nombre. Zenon n'aurait contesté que le continu réellement divisé, et non le continu dii:isible. Des distinctions de ce genre n'ont été clairement formulées qu a partir d'Aristote, mais autre chose est enregistrer savamment des distinctions subtiles, autre chose les faire instinctivement. Ici d'ailleurs, il s'agit moins dans ma pensée de l'op- position de fabstrait et du concret que du co7is(niit et du donne. Ainsi comprise, l'attitude des Éléates nous apparaît comme ayant eu pour elfet, mais nonévidemment pour but explicitement indiqué par eu.v, de dégager les choses, le donné, de toute dépendance réelle à l'égard du nombre, et par conséquent de rendre à celui-ci son caractère conceptuel. Cette vue mieu.x expliquée suffira peut-êlrc à donner à notre interprétation l'unité qu'exige avec raison M. Brochard.

Quant à l'opposition des Éléates aux Pythagoriciens sur le point spécial de la pluralité admise par ceux-ci, combattue par ceux-là, M. Brochard ne se montre-t-il pas quoique peu sévère quand il la déclare contredite par le passage du Sophiste il est question des Muses d'Ionie et de Sicile? Platon, si je comprends bien, fait une énumération figurent d'abord ceux pour qui les êtres sont plusieurs, puis fécolc d'Élée pour (jui l'être est un. et enfin, venues plus lard, les Muses d'Ionie et de Sicile qui conci- lient les deux systèmes en présentant l'être comme un et plusieurs. Les Eléates ne sont-ils pas ainsi opposés plutôt à des devanciers mal désignés qu a Kmpédocle et à Heraclite? Et, en tout cas, il s'agit de rapproche- ments naturels tels qu'en présentera, par exemple, sans cesse M. Tannery, quand il voudra faire la lumière dans la succession des thèses cosmologi- ques ou pliysi(|ues, sans (|u'(.n soit en droit d'y voir rien de conlradictoire avec ce point spécial qua la dialecliiiue de Zenon serait dirigée contre les Pythagoriciens. Au suijdus, faut-il s'étonner oiilrc mesure qu'on no s'accorde pas abso-

402

REVUE DE MÉTAIYSIQUE ET IlE MOHALE.

changement sous toutes ses forrre, aussi bien de la forme qualitative que de la forme quantitative. »

N'accordera-t-on pas d'abord jue si, aux yeux de Platon, Parménide était surtout connu, en fait de louvement, pour avoir déclaré le monde immobile quand les autres pilosophes ont tant insisté sur le mouve- ment de toutes les mani.-res, - cela suflirait à expliquer une certaine opposition dans le discours de iaton? 11 me semble utile, pour appeler cette opposition absolue et direct, de voir de près s'il ressort du texte que ce qui est immobile chez le prener est bien la même chose que les autres motlent en mouvement. Or, dut part, il est clair que pour Prolagoras et Heraclite il s'af^it bien du mouvnent sous toutes ses formes. .Mais quand Platon donne explicitement l'opion de Parménide, vise-t-il autre chose que le mouvement de l'Univers ans sa masse? Cela ne me jtarail nulle- ment évident. Bien au contrairc^es expressions dont se sert Platon, quand il s'a"it de Parménide, désii:net plus manifcslement l'inivors dans sa totalité, que toutes choses capales do tomhor sous les sens.

(ISO, E) àx!vr,-cov TO) TTîtVT' ovO!J.£tva'..

(183, D) -roù; çâT/ovTa; -h Tiiv iivx!.

(181, A) 01 ToO oXo'j aTaTtôixa'.. Un seul mot pourrait faire hésit-, celui que cile M. Unu-hard : £v te Tcivta è(TT:... Et encore est il impossiblrtlc traduire: le tout, ILnivers est un, etc. Outre que les expressions qn^e viens de signaler rendent peul-élre celle signification vraisemblable, la sue s'accorderait très bien : L'Univers est un, et cet un est fixe parce qu'il n'y pas un non-étre, à rinlérieur duquel il se meuve. Mais admettons mémc|irune hésilation soit permise. Si Platon fait allusion deux ou trois fois Parménide. «lans sa discussion des opi- nions de l'rotagoras cl dlléraclE. c'est tout à fait incidemment, il n'insiste jamais directement sur les opiions de l'Eléale, parce qu'il a promis d'y venir plus loin. Nous voudrion; comme ThééUle. que Socrate se souvint de la promesse : cela seul no» permettrait de juger si l'opposition est aussi absolue que le croit M. Hrdiard. Or que répond Socrate à Thérléte? Il craint do ne pas comprendre jflisamment Parménide, et de trop s'écar- ter de sa pensée. Vraiment ecaveu n'oterait-il pas leur importance, si c'était nécessaire, aux allusioi faites incidemment à Parménide et à l'immobilité de son être, à pro|« de penseurs qui ont au contraire fondé tout leur système sur le mouveent de toutes choses?

D'ailleurs le Thà'tètc me sugjre une réflexion que je soumets^ chaid : Platon n'y désigne janis Zenon explicitement. Si les guments avaient élé dirigés coire le mouvement, n'est-ce pa^ plutôt que Parménide. que Platn eut nommé en oppositioij et à Heraclite? Zenon, un pe plus rapproché de lui Zenon que Socrate a connu dansa jeunesse. Zenon, doi conforme à l'esprit subtil des recs. et de Platon, en produire une impression plus rofonde encore que Parménide.

Et enfin, ne nous reste-t-il fs. en dehors du ton, absolument clair, celui-, que M. Broc

••-«

tu:

MiLHAUD. Réponf à M. Brochard.

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moi, et dont il tient peut-être un coipte insuffisant? Zenon indiquant à Socrate quel est le véritable but de saiispule ne fait pas la moindre allu- sion à la négation du mouvement. éla n'est-il pas vraiment significatif?

II. 11 me reste à répondre à la dlique de M. Brocbard relative à la pluralité. Je crains ici de n'avoir pa^élé suffisamment clair. Si j'ai mal rendu la pensée de M. Brochard en diiut qu'il voit dans la pluralité com- battue par les Éléates la décompositio possible et illimitée du continu en parties, ce n'est, d'après son explicatia même, que parce que j'ai opposé ensuite cette pluralité à la pluralité encte. A ses yeux, l'une est inséparable de l'autre quand il s'agit de Zenon mais c'est ici précisément que je n'ai peut-être pas été bien compris ce que M. Brochard ne veut pas séparer, à tort ou à raison je le sépar. et je crois que les Éléates ont nié la pluralité en acte, la décompositioi réelle du continu en parties, mais ont admis la possibilité pour lui d'ètr indéfiniment divisible; de sorte que j'aurais, je crois, évité tout malentena en disant : dans la pluralité com- battue parles Éléates, M. Brochard neéparc pas la décomposition possible de la décomposition réalisée, tandis ue je crois qu'il ne s'agissait pour Zenon que de la pluralité en acte, cee qui permet de dire que la chose a en elle-même un nombre, ou est umombre. Zenon n'aurait contesté que le continu réellement divisé, et non leontinu divisible. Des distinctions de ce genre n'ont été clairement formults qu'à partir d'Aristote, mais autre chose est enregistrer savamment desdistinctions subtiles, autre chose les faire instinctivement. Ici d'ailleurs, il'agit moins dans ma pensée de l'op- position de l'abstrait et du concret ue du construit et du donné. Ainsi comprise, l'attitude des Éléates nous pparait comme ayant eu pour eti'et, mais non évidemment pour but explicement indique par eux, de dégager les choses, le donné, de toute dépenance réelle à l'égard du nombre, et par conséquent de rendre à celui-cison caractère conceptuel. Cette vue mieux expliquée suffira peut-être à uni-r à notre interprétation l'unité qu'exige avec raison M. Brochard.

Quant à l'opposition des Éléates au Pythagoriciens sur le point spécial de la pluralité admise par ceux-ci, jmbatt ne se montre-t-il pas quelque peu_s^ e le passage du Sophii^ti' <>■" Platon, si je compr^^' pour qui les êli un, et enfin

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404 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

lument sur la pensée de l'Éléate? Ce qui est au contraire tout à fait mer- veilleux, c'est qu'on semble aujourd'hui, et M. Brochard y a quelque peu contribué, accepter unanimement cette opinion que les fameux argu- ments ne sont pas de méprisables sophismes. Estimons-nous heureux de ce résultat et n'accueillons pas avec trop de sévérité les thèses fondées sur cette base commune, quand même elles n'auraient pas tout d'abord d'autre mérite à nos yeux que celui d'une construction lucide apportant quelque lumière à l'esprit. Il est si bon d'y voir clair, et puis que les philo- logues me pardonnent cette hérésie cela est si commode ensuite pour comprendre des textes difficiles. J'en veux donner un exemple, en termi- nant : M. Brochard cite un passage de Spinoza qu'il rapproche de la pensée éléate. Plus volontiers encore que lui, si c'est possible, je consens à ce rapprochement, et ces lignes de Spinoza m'apparaissent avec une clarté que je ne soupçonnais pas. Zenon, à mon sens, aurait contribué à séparer la chose à laquelle notre fantaisie applique la détermination numérique, et que nous pouvons appeler pour cela quantité, du nombre lui-même que forment les parties distinguées par nous. Or que dit Spinoza? « Si nous con. sidérons la quantité telle que l'imagination nous la donne, ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu'elle est finie, divisible et composée de parties; mais si nous la concevons à l'aide de l'entendement, si nous la considérons en tant que substance, chose très difficile à la vérité, elle nous apparaîtra, ainsi que nous l'avons assez prouvé, comme infinie, unique et indivisible. C'est ce qui sera évident pour quiconque est capable de distinguer entre l'imagination et l'entendement, surtout si l'on veut remarquer en même temps que la matière est partout la même, et qu'il n'y a en elle de distinction de parties qu'en tant qu'on la conçoit comme affectée de diverses manières; d"où il suit qu'il n'existe entre ces parties qu'une distinction modale, et non pas une distinction réeUe. » Je n'ose pas affirmer, mais il me semble retrouver dans la dis- tinction de Spinoza celle qu'a pu amener dans les idées la polémique de Zenon, avec cette restriction qu'elle est donnée par Spinoza au profit de la substance, tandis que c'est au profit de la science, de l'élément modal, du concept, qu'elle se serait trouvée faite après les Éléates.

G. MiLHAUD,

professeur de malhémalifiues spéciales.

LA PHILOSOPHIE DE L'LXGONSGIEXT

Par Th. DESDOUITS

Ancien professeur de pliilosophie au lycée de Versailles.

{Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques.)

Roger et Chernoviz. Paris. 18'J3.

L'ouvrage de M. Desdouits se compose de trois parties, la première con- sacrée à une introduction historique, la dernière aux conclusions métaphysi- ques. Dans la seconde partie seulement (p. 84 à 150) les phénomènes psy- chologiques dits inconscients sont l'objet d'une étude directe. C'est que le dessein de l'auteur est non pas de révéler des faits nouveaux ou d'exposer une théorie nouvelle, mais avant tout de soumettre à un examen rigoureux la conception, aujourd'hui en crédit auprès des philosophes, d'une^activité inconsciente de l'càme, d'interpréter les preuves qui ont été produites en sa faveur et de limiter la portée des conclusions qui en ont été tirées; c'est un ouvrage de critique, et de critique dogmatique.

L'auteur distingue d'abord (p. 84) les états psychologiques et les actes psychologiques. Pour les états, qui sont les pouvoirs ou virtualités, les lois essentielles de l'câme, et aussi les habitudes, les « lois acquises », tout ce qui passe dans la nature de l'àme et devient inhérent à sa personnalité, il n'y a aucune difliculté, selon M. Desdouits, à les concevoir comme incon- scients : c'est un fonds permanent qui ne saurait disparaître avec l'acte même qui en émane. La vraie question est de savoir si l'inconscience peut subsister encore, quand Tétat passe à l'acte, et c'est ce que nie formelle- ment M. Desdouits; opposant analyse à analyse, il ramène l'inconscience apparente de la pensée à n'être que l'inconscience soit des conditions phy- siologiques de la pensée, soit des lois innées ou habituelles de l'esprit, comme par exemple dans le jeu complexe des raisonnements qui forment notre perception du monde extérieur; tout jugement en effet suppose une affirmation exi.licite ou implicite du vrai, il est nécessairement, à quelque degré que ce soit, accompagné de conscience. Puis, posant cette conclusion comme le point de départ d'une nouvelle déduction, M. Desdouits prend l'offensive contre son adversaire, il essaie de démontrer que la conscience explique l'activité intellectuelle tout entière : c'est la conscience de l'efTort et de sa direction qui permet la localisation des sensations dans l'espace; la mémoire n'est que la conscience totale le jiassé, demeuré l'état subcon- scient, coexiste avec le présent, et se compare à lui dans l'unité du moi; la

406 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

conscience enfin fournit à la raison sa matière, et elle a dans la liberté sa cause et sa fin, car c'est la liberté qui, se heurtant aux choses extérieures, me donne, grâce au sentiment de leur résistance et de ma limitation, la conscience de mon être propre. L'esprit se définit donc par la conscience; l'inconscient agit seulement « en sous-ordre )>, pour l'exécution mécanique des décisions du libre-arbitre, ou « par délégation » pour la reproduction de certains actes qui nous sont devenus habituels; en dehors de ces cas extrêmes qui appartiennent plutôt à la physiologie qu'à la psychologie, il n'y a de place que pour la conscience à ses divers degrés. Même dans le sommeil, même quand la personnalité semble s'être dédoublée, subsiste une conscience obscure, le subconscient. A cette étude psychologique, M. Desdouits rattache une démonstration de l'existence de la liberté, fondée sur une conception originale du principe de causalité, et une théodicée dont le principe est l'identification en Dieu de la conscience et de la raison, qui lui permettent de réfuter le pessimisme inséparable, suivant lui, de la philosophie de l'inconscient.

Ces conclusions métaphysiques confirment et accentuent le caractère de l'ouvrage de M. Desdouits : la solution de la question spéciale qu'il y traite est subordonnée à la défense du spirituahsme classique. Une préoccupation de ce genre ne saurait être absolument blâmée, il faut pourtant qu'on ne puisse la soupçonner de gêner en rien la liberté de l'auteur. Il nous semble regrettable, par exemple, que M. Desdouits ait jugé à propos de critiquer, en même temps qu'il en a exposé le développement historique, les théories de l'inconscient. On conçoit malaisément qu'après avoir réfuté Leibniz et Hartmann, l'auteur en vienne à aborder la question dogmatique comme s'il était en présence d'un problème encore intact, comme si son introduction n'était pas, à elle seule, une solution. Ajoutons que l'histoire des doctrines relatives à l'Inconscient présente plus d'un point délicat, qui méritait d'être approfondi pour lui-même, comme l'interprétation de la pensée de Leibniz. De plus, M. Desdouits n'étudie les origines de cette pensée que dans l'an- tiquité, dans la réminiscence platonicienne, dans la conception de la mémoire de saint Augustin. Mais le cartésianisme ne la prépare-t-il pas à sa manière? Assurément la théorie des « petites perceptions » apparut aux contemporains comme une sorte de révélation; c'est, si l'on veut, un des rares exemples que l'on puisse citer de découverte purement philosophique; mais il n'en est pas moins vrai que, même dans ce cas, la loi de continuité qui préside au développement de l'esprit humain n'a pas été violée. Leibniz lui-même présente sa doctrine comme étant l'approfondissement et la jus- tification de cette proposition cartésienne que l'âme pense toujours. A l'ex- ception de celui de Geulincx, les systèmes cartésiens font à l'inconscient une part qui devrait être signalée. Malebranche insiste à plusieurs reprises sur ce fait que, pour retrouver une idée, nous parcourons en un instant une multitude infinie d'idées qui se trouvent en nous, n'arrêtant notre regard intérieur qu'à celle qui est le but de notre recherche; la vision en Dieu a pour objet d'expliquer la présence en nous de cette infinité d'idées claires qui déborde de toutes parts la perception limitée et obscure que nous avons de nous-mèrae. Spinoza résout le problème posé par Malebran-

L. BRu>scnviCG. La philosophie de Vinconscient. 407

clie : Si Descartes, dit-il, a soutenu que la volonté était plus ample que l'entendement, c'est qu'il n'a tenu compte que des idées claires, c'est qu'il n'a pas considéré la pensée dans la totalité de ses modifications qui sont en nombre aussi grand et de degré aussi variable que les changements corporels auxquels elles correspondent. Empruntant à Spinoza l'idée pre- mière de l'harmonie préétablie, Leibniz devait en reproduire aussi ce qui en était la conséquence nécessaire : les idées inadéquates de Spinoza sont devenues les petites perceptions de Leibniz.

Quant à la thèse dogmatique que défend M. Desdouils, il convient, pour la juger, de se placer au point de vue même de l'auteur, c'est-à-dire qu'on se demandera si, en prenant vis-à-vis de l'inconscient cette attitude de défiance et de restrictions, il a bien rempli le but qu'il se proposait, s'il a servi en effet la cause du spiritualisme. Or il n'y a que trop de raisons d'en douter. Tout d'abord on est frappé de ce fait que M. Desdouits, fidèle en cela d'ailleurs à l'esprit cartésien, est naturellement porté à étendre d'une façon presque inquiétante le domaine de l'activité purement organique indépendante de la pensée dont elle est la condition. S'agit-il d'expliquer ces illusions d'optique à l'impression réelle que nous produit un objet à un moment donné se substitue l'image provenant du souvenir que nous en avons gardé, ou du jugement que nous portons sur sa vraie grandeur, M. Desdouits, se refusant à reconuaitre dans ces phénomènes l'intervention d'une activité psychique, ne peut rapporter la fusion des deux représenta- tions qu'à un processus physiologique; il invoque à ce sujet l'autorité de M. Ribot (p. 99). Qui ne voit le parti qu'un Maudsley tirerait d'une telle concession? S'il suffit d'un mécanisme cérébral pour rendre compte de ce qui nous apparaît comme la conclusion d'un raisonnement, l'hypothèse valable ici sera valable partout, et de proche en proche toute l'activité intellectuelle se réduira au mécanisme cérébral.

De même, accorder que l'habitude peut sortir de l'âme et se fixer dans le corps, que l'acte accompli une première fois grâce à l'effort de la liberté peut se rf'péter sans l'intervention d'aucun phénomène psychique, c'est avouer qu'il ne suppose pas plus, comme condition essentielle de sa pro- duction, l'activité de l'àme que l'accompagnement de la conscience, qu'il est susceptible de s'expliquer tout entier par la structure et le jeu des organes. En mettant ainsi l'àme à côté du corps, on risque de la matéria- lisera ce contact, danger qui n'est que trop manifeste dans celle conreption équivoque qui attribue à l'àme la conscience directe de l'eirort physique, et limite la hberté morale par la résistance extérieure.

Voici qui est plus grave encore : est-il permis à un spiritualiste de parler d'états permanents de 1 ame, formes ou virtualités, séparés de ses actes, qui leur préexistent et leur survivent? La distinction de la statique et de la dynami({ue n'a de sens que par rapport à un .système de mécanique : car l'état est par définition quehiue chose de posé, comme un objet est posé dans l'espace, quelque chose d'inerte, subsistant en vertu do son inertie, c'est-à-dire en définitive quelque chose de matériel. On ne peut pas séparer l'esprit eu deux parties : l'une fixée et cristallisée, l'autre qui .se développe autour de la première : en rompre l'unité, c'est en détruire la s|)iritualité.

408 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Une substance qui demeure identique à elle-même derrière les phénomènes qui changent, ne peut être qu'un corps; l'esprit est une activité, dont les lois sont immanentes aux faits qu'elles régissent, dont les virtualités se révèlent par leur constante efficacité. Dès lors deux solutions seulement sont possibles : il faut admettre ou que cette activité psychique ne cesse pas, alors que cesse la conscience que nous en pouvons avoir, et c'est la solution de Leibniz, rejelée par M. Desdouits; ou que, ces formes et virtua- lités disparaissant avec l'acte même qui les manifestait, la pensée n'a qu'une existence intermittente, et c'est la solution matérialiste. Si la phi- losophie de la conscience échappe à ce dilemne, c'est uniquement qu'elle ne pousse pas l'analyse assez loin; on peut dire que le spiritualisme classique s'est attardé aux solutions qui lui sont chères, parce qu'il s'est arrêté à moitié chemin. Pour qui en approfondit, intrépidement et impar- tialement, les principes, il est difficile de nier qu'ils ne soient de nature à donner gain de cause au matérialisme.

Encore, au prix d'une semblable inconséquence, évitera-t-on de recon- naître la réalité de cet inconscient, dont on s'efforce d'exorciser le fantôme? Non point, il va reparaître par un autre tour de raisonnement, il suffit pour cela de dissiper l'équivoque dont est entouré le concept de subconscient. Certaines perceptions, dit-on, sont en nous sans être perçues. N'est-ce point avouer au fond la thèse que l'on prétendait combattre, et la présenter sous une autre forme? Si l'on peut avoir conscience de quelque fait, sans avoir conscience que l'on en a conscience, alors il y a au moins une faculté psychique qui peut s'exercer sans être accompagnée par la réflexion de conscience, et cette faculté, c'est précisément la conscience même. Le prin- cipe de continuité nous a fait passer par une gradation insensible de la conscience distincte à la conscience obscure; du même droit et par une démarche tout aussi nécessaire de l'esprit qui ne peut s'arrêter à quelque degré que ce soit, et recule la limite au delà de toute limite, il nous mènera de la conscience moindre à la conscience nulle, du subconscient à l'inconscient.

Force est donc au spiritualisme de concevoir la réalité de l'inconscient psychologique; resterait à montrer que le spiritualisme est compatible avec cette conception, bien plus qu'il l'implique nécessairement dans sa définition de l'esprit. C'est un nouveau problème que nous n'avons pas la prétention de résoudre; contentons-nous d'indiquer comment il se pose. Tout d'abord écartons la difficulté qui était pour M. Desdouits une pierre de scandale : il ne s'agit nullement de faire de l'inconscient une activité séparée à jamais de toute conscience formant à elle seule un monde qui se suffirait à lui-même, et s'imposerait au monde de la conscience en vertu d'une finalité transcendante, comme on a si longtemps supposé qu'était l'instinct chez l'animal. Pourquoi un tel inconscient serait-il esprit plutôt que matière ou matière plutôt que n'importe quoi, x tout simplement? A se laisser épouvanter par le fantôme qu'a évoqué l'imagination de Scho- penhauer et de Hartmann, on court le danger d'égarer ses coups contre une ombre. C'est au sein de la conscience même, par l'analyse de ses con- ditions d'existence, que se rencontre l'inconscient. Un fait de conscience

L. BRUNsCHvicG. La phUosophie de V inconscient. 409 inconscient est une contradiclion, si l'on s'en tient aux formes du langage, mais par la faute du langage seul qui reflète les origines confuses de la pensée. Aussi bien l'opposition de deux métaphores nous suffit-elle ordi- nairement à distinguer, et à concilier par suite, les deux sens du mot con- science : nous disons qu'une idée est dans le champ de la conscience, sans être saisie par le regard de la conscience. Un fait psychologique incon- scient ne diffère pas en nature d'un fait de conscience; il a pu être aperçu par la conscience, et il pourra Fèlre de nouveau, en ce moment il ne l'est pas; au delà des idées que je découvre actuellement en moi, il y a encore des idées, comme au delà de mon horizon visuel il y a des objets que je ne vois pas, mais qui n'en sont pas moins visibles.

L'inconscient psychologique est donc possible. Est-il réel? Autant que la conscience, dont on peut démontrer qu'il est une condition nécessaire. En effet quelles sont, suivant M. Desdouits lui-même, les conditions essentielles de la conscience : « Elles se réduisent à deux, qui sont comprises analyti- quement dans le concept de conscience : il faut être capable de l'action pour pouvoir être conscient, il faut être capable de connaître son mode d'action, et la nature de l'objet sur lequel cette action s'exerce » (p. 78). La conscience se définit donc la connaissance de l'activité psychique, elle ne peut se confondre avec cette activité, car sans distinction du sujet et de l'objet il ne peut plus y avoir de connaissance, elle suppose avant elle cette activité, elle n'en est donc pas elle-même une condition essentielle, elle ne fait, comme on dit ordinairement, que l'accompagner. Bien plus, et c'est le point important, il est dans la nature de cette activité de ne pouvoir être saisie par la conscience telle qu'elle est en elle-même, parce qu'étant l'ac- tivité d'un sujet elle ne peut devenir l'objet d'une connaissance adéquate. Considérons le jugement, qui est bien, comme le dit M. Desdouits (p. 89), « l'acte intellectuel dans sa forme la plus complète » : la valeur en résidé non pas dans un des termes qui les composent pris à part, mais dans l'union intime de ces termes qui permet d'en affirmer le rapport. Or cet acte de synthèse tous les éléments apparaissent comme fondus les uns dans les autres, ne peut pas être perçu par la conscience directement, dans son indécomposable unité; une telle perception ne serait en effet que confusion et obscurité, la conscience a besoin d'isoler, de séparer, pour devenir claire et distincte. De même la richesse et la profondeur d'une idée tiennent à l'inhérence d'autres idées, qui s'en déduisent par analyse; une conclusion n'est vraie que parce qu'elle résume, parce qu'elle contient en elle toutes les prémisses du raisonnement. L'intt-iiigence parfaite est celle qui, dans une pensée unique, comprend une infinité de pensées. Le caractère propre de l'activité spirituelle, c'est l'intériorité réciproque des parties : toutes les idées se pénétrant les unes les autres forment sans cesse des synthèses nouvelles, qui attestent le pouvoir créateur de l'esprit. Et c'est ce caractère que la con- science laisse échapper nécessairement; car dire que le sujet se connaît lui- même, c'est dire qu'il se connaît comme objet. L'esprit ne peut être perçu que sous la forme générale de la perception, c'est-à-dire comme une multiplicité de parties extérieures les unes aux autres, situées dans un milieu homogène qui n'est pas l'espace sans doute (car la forme de l'espace ne correspond qu'à TOME I. 1893. 28

4d0 REVUE DE METAPHYSIQUE El DE MORALE.

un cas particulier de la perception), mais qui est analogue à l'espace. La con- cience connaît sans doute la production intellectuelle, mais non pas immé- diatement en tant que production (car alors elle se confondrait avec cette production même et cesserait d'être conscience), mais par ses produits : elle ne fait que les constater, et elle doit les interpréter. L'erreur n'est même possible que par là; nous commettons un sophisme, non pas en raisonnant mal, mais en ne raisonnant pas du tout, et en confondant avec l'œuvre lof^ique de la pensée une simple association qui se produit en nous; c'est une illusion de la conscience qui s'explique précisément parce que la con- science n'assiste pas au travail vivant qui identifie les concepts, et fait la réalité du syllogisme, mais qu'elle en saisit seulement la conclusion inerte et morte, séparée de son contenu interne, qui la légitime. La conscience est donc une abstraction. Toutes les idées qu'elle distingue successivement, existent en moi simultanément, et en moi simultanément elles agissent et elles créent. Tontes mes idées me sont éternellement présentes, la pensée en acte que le regard de ma conscience éclaire, et semble isoler par même, en réalité les contient toutes également en acte, et entretient avec elles mille rapports que seule discerne une analyse attentive. Dans la moindre ligne que j'écris, dans la plus insignifiante des phrases que je pro- nonce, se retrouve l'influence de tous les livres que j'ai lus, et dont je ne pourrais dire même le titre, de toutes les paroles que j'ai entendues, de toutes les pages que j'ai moi-même écrites : tous ces éléments, demeurés en moi inséparables les uns des autres, constituent par leur pénétration mutuelle et leur continuité ce fonds permanent de l'intelligence qui s'ap- pelle le tour d'esprit.

Nous ne pousserons pas plus loin une analyse qui devrait être superflue deux siècles après Leibniz; nous ajouterons seulement que cette concep- tion de l'inconscient ne diminue en rien le rôle et l'importance de la con- science. La connaissance de nous-même n'est un problème et un devoir qu'en raison des imperfections mêmes de notre conscience, parce que notre humeur et notre caractère, tout comme notre forme d'esprit, nous sont naturellement inconscients. Or il nous appartient d'étendre le domaine de la vie inconsciente, de l'étendre non pas tant en largeur qu'en profondeur, ■c'est-à-dire non pas précisément en éclairant tour à tour et en étalant devant nous tous les faits psychiques, il y aurait un infini à parcourir, mais en remontant à la raison de ces faits qui réside dans les lois de l'àme, de manière à nous faire connaître notre être propre dans ce qu'il a de plus intimement réel, et à nous rendre capable de le diriger conformément au principe de sa nature vraie. Pour une telle œuvre, à vrai dire, la simple observation empirique ne suffit pas, il y faut la rétlexion de conscience, qui est la raison elle-même. Et c'est pourquoi il importe de dépasser à la fois les négations obstinées de la philosophie de la conscience, et les affirma- tions téméraires de la philosophie de la nature, pour s'adresser à la philo- sophie de la raison, qui seule peut justifier cette proposition de M. Des- douits : « Penser, c'est tendre à la conscience complète » (p. 145).

LÉON Brunschvigg.

H. RICKERT

Der Gegenstand der Erkenntniss, ein Beitrag zum Problem der philosophischen Transcendenz, 92 p. Fribourg-en-Br., chez Mohr, 1892.

II serait inexact et très injuste de croire, comme on se l'imagine peut-être un peu trop en France, que les recherches de pure logique^ont été abandonnées, ou même négligées en Allemagne pendant les vingt ou trente dernières années. A vrai dire, ce n'est point à la théorie de la connaissance, mais bien plutôt à la psycho-physiologie, à la morale et à la sociologie qu'appartiennent les plus saillantes des productions philoso- phiques de l'Allemagne contemporaine, entendons celles qui ont eu quelque retentissement au dehors, dont on parle, que parfois même on lit et discute ailleurs que dans le cercle très étroit des spécialistes. Qu'on ouvre cependant les revues les plus récentes, qu'on parcoure les index bibliographiques, et l'on se convaincra promptement qu'une puissante tradition philosophique a survécu à l'écroulement des grands systèmes issus du kantisme et à la prompte déconsidération du positivisme : le néo-criticisme. Cette philosophie, renonçant d'ores et déjà aux aven- tures métaphysiques, conteste au savant que la science dite positive puisse se poser comme vraie absolument et exclusive de tout autre mode de connaissance, et, pour assigner à la science sa véritable valeur, elle étudie dans leur forme les procédés qu'emploie nécessairement l'esprit humain dans l'élaboration de la connaissance. C'est à ce litre qu'elle accorde une importance particulière à la logique générale, conçue comme la science formelle des fonctions cognitives, à l'étude de la propo- sition, du jugement et du raisonnement. Ce mouvement philosophique, auquel le mot de mdthode générale conviendrait bien plutôt que le terme trop étroit de doctrine, s'il n'est point d'hier, est encore représenté par bon nombre d'esprits distingués dont l'activité littéraire ne date guère que d'une vingtaine d'années. Qu'il nous suffise de citer les noms (le MM. 0. Liebmann, W. Winsdelband, W. Schuppe, J. Valkelt, B. Erdmaim. Nous présentons enfin aux lecteurs de cette revue l'œuvre d'un homme très jeune encore, M. H. Rickert, privât docent à l'Université de Fribourg- en-Hrisgau, qui nous semble caractériser nettement celle philosophie et qui prouve au moins que la renaissance du crificisme n'est point en Allemagne ur. événement isolé ni transitoire, mais un utile et peut-être durable rajeunissement du kantisme.

I. Le doute dans la théorie de la connaissance. Le concept de connaître

412 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

suppose, outre le sujet qui connaît, un objet qui est connu. Par objet, nous entendons ce sur quoi doit se régler la connaissance pour être vraie ou objective. Quel est cet objet? Ce n'est pas résoudre le problème que de dire avec Kant qu'il existe un monde transcendant dont le sujet connaît le phénomène [Erscheinung) , car c'est précisément l'existence de ce monde transcendant qui est en question. Or une théorie complète de la connais- sance doit supprimer toute hypothèse préalable, et, par suite, commencer par douter de tout, ou du moins limiter autant que possible l'étendue de ses hypothèses. Le doute méthodique de Descartes nous indique la vraie voie à suivre. Mais Descartes s'est trop tôt arrêté; il s'est contenté ue douter des connaissances particulières. Une véritable théorie de la connaissance doit poser un doute universel, et, ckms ce doute même, trouver la condition fondamentale que suppose toute connaissance.

II. Triple opposition du sujet et de l'objet. L'opposition du sujet et de l'objet peut s'entendre de trois manières : 1'^ opposition entre un monde extérieur étendu et mon corps vivant; opposition entre ma conscience et son contenu; opposition entre ma conscience avec son contenu, y compris le corps, d'une part, et, d'autre part, tout ce qui n'est ni ma conscience ni son contenu. De ces trois points de vue, le premier est à rejeter, car l'existence d'un monde extérieur étendu n'est ni plus ni moins certaine que celle de mon propre corps. Le second n'est pas plus accep- table, car je n'ai conscience de moi-même qu'autant que j'ai conscience d'un sentiment, d'une volonté. Le monde objectif dont il s'agit ici n'est donc ni le monde étendu ni le monde constitué par mes états de con- science. Seul un monde extérieur à ma conscience et au contenu de ma conscience, un monde transcendant par opposition au monde immanent formé par mes étals de conscience, peut être mis en question, et le pro- blème peut se formuler ainsi : y a-t-il pour la conscience un objet trans- cendant ou simplement un objet immanent?

III. Le réalisme. A cette question, on peut bien répondre avec les réa- listes (Riehl) que l'existence des choses nous est donnée en même temps et avec autant de certitude que les faits de conscience qui les représentent, à la condition d'entendre par l'existence immanente des choses. Mais, à vrai dire, l'argumentation des réalistes est une pure et simple tautologie; car l'existence immanente d'une chose n'est autre que celle de ses pro- priétés connues par la conscience. Par définition, un objet transcendant ne saurait être un objet de conscience. On ne perçoit pas l'existence d'un objet transcendant, on la démontre.

IV. Le concept de conscience. Par conscience, on n'entend pas ici un sujet avec ses diverses représentations; ces représentations, le monde, le corps, sont encore des objets. Par conscience on entend, au contraire, le pw^ sujet par opposition au contenu total de la conscience. Il ne s'agit donc pas ici de ma conscience, car le concept de conscience individuelle est lui-même encore une représentation, mais d'une conscience en général {Bewusstsein Vebcrhaupt), d'une conscience impersonnelle qui échappe à toute dénomina- tion, à toute détermination dont on peut simplement dire qu'elle est ce dont le contenu comprend toute chose, y compris le moi individuel. Elle n'est pas

TH. RUYSSEN. H. RickcH : Der Gegenstand der Erhenntniss. 413

une chose, mais ce qu'il y a de commun à tous les objets immanents. Et la question se pose sous cette forme nouvelle : existe-t-il un monde indépen- dant d'une conscience en général?

V. Concept de transcendance. Il est évident a priori que nous éprouve- rons les plus grandes difficultés pour décrire ce monde transcendant; aucune des déterminations empruntées à l'expérience (temps, espace, etc.) ne peut convenir à ce qui dépasse l'expérience. Toute détermination du transcendant sera purement négative. Est-ce à dire que le concept en soit, comme on l'a prétendu, absolument vide ou contradictoire? Nulle- ment, si Ton se rappelle que toute pensée consiste en un jugement, et que par suite un concept négatif se résout nécessairement en une négation. Penser une négation, c'est encore penser; « le concept de l'être transcen- dant est justement la pensée de cette négation : le transcendant est un non-contenu de conscience {das Transcendente ist nicht Bewusstseînsinhalt) ».

VI. Le transcendant comme cause. Après avoir donné du transcendant cette détermination toute négative, y a-t-il quelque raison d'en admettre la réalité? Un grand nombre de philosophes ont recouru, pour établir cette réalité, à l'argument de causaUté : « Le monde, disent-ils, n'est qu'un phé- nomène; mais au phénomène il faut, hors du monde phénoménal, une cause qui l'explique. >> Raisonnement vicieux, qui transporte dans le monde transcendant un concept suscité en nous par les successions que nous obser- vons dans les limites du monde sensible. Toute cause est de même nature que son effet et se manifeste comme lui dans le temps et dans l'espace. D'un phénomène donné, nous remontons simplement à d'autres phénomènes, sans nous rapprocher jamais d'une cause transcendante.

VII. Le transcendant comme complément. D'autres philosophes (Volkelt, parmi les plus modernes), sans recourir précisément à la causalité, récla- ment un monde transcendant comme le complément indispensable (Ergûn- zung) du monde sensible. Ils allèguent que si la thèse idéaUste était vraie, le monde devrait disparaître et reparaître avec les états de conscience qui le représentent. Il y aurait donc une interruption entre deux points du temps, une suspension dans la durée. Mais l'argument ne saurait émouvoir que des philosophes qui admettent la transcendance du temps, qui supposent que les instants s'écoulent et que l'espace subsiste objectivement pendant que la conscience sommeille. Pour l'idéaliste qui n'admet la réalité objective ni du temps ni de l'espace, cet argument n'est qu'une conlirmation de sa théorie. Lui parler d'une interruption dans la durée, c'est lui parler un langage incompréhensible. Pareil échec est réservé à toute philosophie qui tentera de trouver au monde sensible un complément positif, fatalement emprunté à ce monde sensible même.

VIII. Le transcendant et la volonté.— Un troisième groupe do philosophes infère la réalité objective d'un monde transcendant du lait de la résistance (Hcmmung) qu'éprouve notre volonté quand nous cherchons à modidor l'ordre de nos perceptions. Mais si l'ordre de nos perceptions résiste à notre volonté, il en faut conclure à l'opposition de la volonté et des facultés représentatives, et nullement au dualisme d'un sujet et d'un objet indépen- dant.

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IX. Le contenu de la conscience et l'être psychique. En affirmant que toute réalité est un contenu de la conscience, ne réduisons-nous pas le monde à n'être qu'un pur processus psychique. L'objection ne manquerait pas de gravité si jisychique et conscleiit étaient ici deux termes univoques. Or il n'en est rien. Par psychique on entend tout état interne d'une con- science individuelle par opposition à physique, à corporel. Mais cette dis- tinction du physique et du psychique perd toute espèce de sens du moment il s'agit de la conscience en général, c'est-à-dire de la conscience définie simplement comme la condition préalable de toute existence (Voraussetzung ailes Seins). Et c'est précisément pourquoi la thèse idéaliste ici défendue n'est en contradiction ni avec le réalisme instinctif des esprits sans culture, ni avec le réalisme des sciences particulières. La seule position qu'elle attaque est le réalisme des théoriciens de la connaissance, qui, tout en reconnaissant que le monde, en tant que donné, est un contenu de la con- science, admettent en outre l'existence d'autres réalités, d'un x indétermi- nable dont le monde sensible est la manifestation concrète.

X. La connaissance représentative (Erkennen als Vorstellen). Cependant l'idéalisme est tout autre chose qu'un pur subjectivisme. D'accord avec M. Riehl, M. Rickert admet que l'esprit humain veut connaître quelque chose d'indépendant du sujet; le savoir repose sur la conviction qu'un ordre actuel (Vorhanden) de choses peut être découvert. Si la connaissance peut vraiment être définie un accord des choses avec les représentations, il doit de toute nécessité exister un monde transcendant d'après lequel se règlent les représentations. Cette conviction, du moins, est un besoin de l'esprit humain dont il faut pousser l'analyse aussi loin que possible. Mais tout d'abord, est-il légitime de définir la connaissance par la représentation {Vorstelliing) des objets? Les représentations ne sont-elles pas plutôt elles- mêmes les objets, et n'aurait-on pas besoin, pour les connaître, de représen- tations de représentations? N'est-il pas plus juste d'en revenir à la vieille théorie aristotéhcienne d'après laquelle connaître c'est juger, car connaître c'est toujours affirmer que\que chose. A quoi l'on objectera que le jugement n'étant qu'une liaison de représentations, le bénéfice est mince de substi- tuer un terme à l'autre. Mais peut-être le jugement est-il autre chose qu'une liaison de représentations, peut-être a-t-il une signification et une valeur propres qui nous permettent de déterminer la véritable valeur objective de la connaissance.

XI. Représentation et jugement. Or, entre la simple représentation et le jugement, il n'existe pas, comme l'ont cru quelques-uns, une simple ditTérence de degré. D'une manière plus précise, quand le jugement (tJr^/iei/), au lieu d'être simplement écrit ou prononcé des lèvres, est posé par une pensée qui s'exerce consciemment en vue du vrai, il est l'œuvre d'une affir- mation (Beurtheilung) expresse qui s'exprime par un oui {Bejahung) ou par un non {Verneinung). Si, par un temps clair, en plein midi, je dis : « le soleil brille » ou « le soleil ne brille pas », j'énonce deux jugements dont les éléments représentatifs sont les mêmes, et qui pourtant sont contradic- toires, c'est l'acte de l'affirmation qui seul constitue la vérité, l'objectivité du premier.

TH. RUYSSEN. H. Rlckcrt : Der Gegensland der Erkenntniss. 415.

XII. Connaître, cest reconnaître {J)a?. Erkmnen aU Ancrhennen). Toute la connaissance commence et s'achève par des jugements, par des affirma- tions (car nier, c'est encore affirmer). Or c'est un fait remarquable que tout jugement s'oppose à la représentation de la même manière que la volonté et la sensibilité s'opposent à cette même représentation. Ou nous voulons une chose, ou nous la repoussons; quand une chose nous affecte, c'est toujours d'une manière agréable ou pénible. La même alternative se retrouve dans le jugement; affirmer ou nier, c'est consentir à une proposi- tion ou s'y refuser. Tandis que nous subissons nos réprésentations, nous prenons parti entre les propositions. Au lieu donc d'associer jugement et réprésentation pour les opposer h volonté et à sensibilité, il convient d'op- poser à la réprésentation comme phénomènes psychiques de même ordre,, sentir, vouloir et juger. Juger, aussi bien que sentir et vouloir, c'est prendre position par rapport à une valeur (cin Stcllimgnehmen zu einem Wcrthe). Ce que j'affirme doit me plaire, et ce que je nie me déplaire. En bonne psycho- logie, un sentiment (Gefùhl), et un sentiment de plaisir, est seul capable de me déterminer à accorder ou à refuser mon adhésion. Tout plaisir représente pour moi une valeur. Juger, c'est proprement reconnaître cette valeur. Con- naître, c'est reconnaître ou rejeiev (anerkcnnen oder verwerfen). C'est ce sen- timent sur lequel repose la reconnaissance qu'il s'agit d'étudier de près.

XIII. ^rcessitc de juger {IJrthcilmolhwendigheit). Le plaisir purement sensible n'a pour nous qu'une signification momentanée et individuelle. En portant, au contraire, un jugement sur une valeur, nous sommes convaincus que notre affirmation porte sur quelque chose de durable et d'universel. Nous éprouvons un sentiment de plaisir dans lequel le désir de connaître s'arrête et se repose et que nous appelons certitude {Gewif^sheit). L'évidence au point de vue psychologique est donc un sentiment de plaisir accompagné et caractérisé par la croyance à la valeur indéfinie, exlra-temporelle du jugement qui l'exprime. Cette valeur est indépendante du contenu de la conscience; bien plus, c'est la conscience qui en dépend et qui se trouve liée par le sentiment de l'évidence. Je ne puis à volonté nier ou affirmer. « Le sentiment que j'affirme dans le jugement donne à mon jugement un caractère de nécessité. »

De quelle nature est cette nécessité? Ce n'est ni la nécessité logique qui caractérise, par exemple, les raisoimcments déductifs, car tous les ju-^e- meuts certains, même les jugements de simple expérience, présentent le même caractère, ni une contrainte (Mûsscn), ni une nécessité causale qui expliquerait peut-être le mécanisme psychologicpie, mais non pas le fait même de la connaissance, h Nous voyons donc que la nécessité de juger nous lie eu tant que règle de conduite du jugement (Uichtschniir des Urih ilens), parce qu'elle a une valeur; nous ne saurions donc mieux la désigner que comme une nécessité de devoir iSotIurcndiglirit ,/,>s Sollcns). Elle se présente comme un impératif dont nous reconnaissons la légitimité.... Ce qui détermine mon jugement et, par suite, ma connaissance, c'est le sen- timent que je dois juger ainsi et non autrement. » Si j'entends nu son, je suis forcé (Gcnolhigt) de reconnaître que J'entends ce son, c'est-à-dire qu'avec le son m'est donné un devoir qm m'oblige à raffirma'ion.

416 . REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

XIV. Êb^e et devoir. C'est la reconnaissance de ce devoir qui constitue la vérité des jugements; et on peut déTinirla vérité : la valeur propre d'un jugement. Ainsi conçue, la valeur d'un jugement ne dérive pas de sa rela- tion avec le réel; pour régler nos jugements sur le réel, sur l'être, il nous faudrait savoir déjà ce qu'il est, c'est-à-dire avoir déjà porté un jugement sur lui, et par suite tout jugement nouveau serait inutile. Ce qui est anté- rieur au jugement, ce sont simplement les représentations, un contenu de conscience que seul le jugement peut reconnaître comme réel, comme un être. L'être n'est pas un élément du jugement, mais ce qui est énoncé par le jugement.

XV. Le devoir transcendant. Quel est donc enfin l'objet de la connais- sance, objet que cette étude doit déterminer? Si nous nous rappelons la définition de l'objet : « ce sur quoi la connaissance se règle », nous ne pouvons échapper à cette conclusion que le devoir lui-même est l'objet de la connaissance. L'opposition du sujet qui connaît ù l'objet connu se ramène à l'opposition du sujet qui juge un devoir qui est reconnu dans tout juge- ment. L'objet n'est pas chose en soi, cachée derrière les représentations. Une chose en soi ne déterminerait aucun rapport de nécessité entre les représentations. C'est le jugement qui reconnaît entre les représentations un ordre nécessaire.

Indépendant à tous égards du sujet, ce devoir est, par définition même, transcendant. Cependant il semble que nous soyons plus que jamais con- finés dans le subjectif; dire qu'un sentiment nous informe de la nécessité du jugement, n'est-ce pas réduire la connaissance à la croyance? En aucune manière, car la seule négation de ce devoir implique contradiclion, puisque nier c'est encore juger, et il ne saurait être question de croyance à l'égard d'une proposition dont la contradiction se détruit elle-même. Il est vrai que toute affirmation relative à un objet peut se transformer en un jugement subjectif (au lieu de dire : Le soleil luit, je puis dire : Je vois luire le soleil); mais est-il possible de transformer un jugement quel qu'il soit de manière à en exclure le devoir transcendant? Évidemment non, puisque juger c'est toujours reconnaître implicitement une nécessité de juger. Tout jugement le « je doute » lui-même est une reconnaissance de la valeur de la vérité comme valeur indépendante du sujet. Ainsi le moindre jugement, la constatation même d'un fait, implique cette nécessité de l'affirmation (échec du positivisme) sans d'ailleurs qu'il nous soit possible de passer de la nécessité du jugement à la nécessité de l'être (échec du réalisme). En d'autres termes, la chose en soi est problématique, et le jugement n'est incontestable et transcendant que dans sa forme (nur in der Form).

XVI. Le Relativisme. Dans ces conditions, ne retombons-nous pas du positivisme et du réalisme dans le relativisme? Quelle réponse reste pos- sible à cette question : Y a-t-il une vérité en général? Toute vérité n'est-elle pas relative? Autrement dit, si c'est au sentiment à décider entre deux affirmations, ne peut-on admettre que deux propositions contradictoires ne s'excluent pas nécessairement, le choix entre l'une ou l'autre étant alTaire de goût ou de caprice. A celte objection, M. Rickert se contente de

TH. RUYSSEN. H. Rickcrt : Der Gegenstand der Erkenntniss. 417

répondre que la thèse relativiste est contradictoire, puisqu'elle énonce comme une vérité cette proposition qu'il n'y a pas de vérité absolue. Un jugement au moins est vrai : à savoir qu'il n'y a pas de vérité absolument valable; car cette affirmation est la condition préalable de toutes les autres et de l'exercice même de la pensée. Ce jugement est comme le point central vers lequel convergent les autres jugements qui doivent être portés et dont la totalité constitue le savoir humain.

XVII. La conscience en tant que faculté générale de juger. Toute la théorie précédente repose sur la distinction du sujet universel qui connaît et du sujet individuel qui prend conscience des représentations particulières. On a supposé une conscience représentative en général. 11 est nécessaire de préciser ce concept. La conscience est le sujet qui reste quand on consi- dère le moi individuel avec ses représentations non plus comme sujet, mais comme un véritable objet. Or le seul sujet capable de juger que nous con- naissions n'est-ce point précisément ce moi individuel? La conscience en général est-elle apte à affirmer ou à nier? N'est-ce point une pure abstrac- tion vide de toute matière sur laquelle porte l'affirmation? Distinguons, répond 31. Rickert. Oui, la conscience en général est une abstraction; mais, même dans l'abstrait, une conscience en général est inconcevable. La con- science en général doit avoir un contenu, abstrait d'ailleurs et indéter- miné lui aussi. Ce contenu en général est identique avec le concept d'être (immanent). Mais être, d'après la théorie qu'on vient d'exposer, est iden- tique à être affirmé. La conscience en général n'a donc un contenu qu'en tant qu'elle reconnaît une existence, qu'en tant qu'elle affirme. La plus haute abstraction à laquelle nous puissions nous élever est donc le concept d'une conscience qui juge, c'est-à-dire qui affirme fétre. Au sommet de la pyramide des concepts se trouve non pas le concept pur et simple d'être, mais ce jugement : quelque chose est {Efwas ist). Ce jugement énonce une nécessité universelle, un devoir, condition de toute conscience, et par suite indépendant de la conscience, en un mot, transcendant. C'est aussi la condi- tion logique du monde, car le monde n'est autre chose que le contenu de ma conscience. Hien loin d'être vide, la conscience en général embrasse tout. Le réel est ce qui est affirmé par la conscience en général. L'idéal de la connaissance est de soumettre toutes les représentations de la con- science individuelle au jugement de la conscience en général qui leur con- fère le caractère de nécessité, de réalité, en vertu du devoir, réalité suprême qu'elle reconnaît comme le type de tout être et de toute vérité. ^ Cette conscience en général n'a rien d'ailleurs d'une entité métaphysique; c'est purement et simplement un concept. Ce n'est point une réalité trans- cendante, mais la condition de toute réalité. C'est que, on ne saurait trop le redire, le jugement ne se règle pas sur l'être; l'être n'est être qu'autant qu'il est affirmé.

XVIK. Conclusion. Malgré cette démonstration, l'existence des choses transcendantes reste pour nous absolument problématique. Nous ne pou- vons admettre le transcendant que comme la norme de l'affirmation et de la négation (als Norni des Bejukens und Wmeincm). Le nécessité de juger n'est point une chose mystérieuse qui se propose à la croyance; tout juge-

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ment implique cette nécessité, ce devoir de reconnaître des valeurs {ein Anerkennen von Werlhen).

A ce point de vue, il est possible de rapprocher l'homme moral qui agit de l'homme intellectuel qui recherche le vrai. Tous deux se subordonnent à un devoir dont la valeur est indépendante du sujet individuel et le dépasse. Le second veut la vérité, comme le premier veut la morahté, pour elle- même et non point en vue de fins particulières. On pourrait en ce sens parler d'une autonomie logique.

En résumé, l'étude qu'on vient d'analyser n'avait point pour objet de démontrer la réalité objective du monde transcendant dont le sens commun affirme l'existence. Il s'agissait simplement de fixer le minimum transcen- dant que tous reconnaissent implicitement, le sceptique comme le dogma- tique.

C'est en effet Tun des caractères les plus saillants de la thèse de M. Rickert que l'extrême prudence de l'argumentation et la modestie des prétentions. L'auteur s'est strictement limité au sujet qu'il annonce, il ne se montre point curieux de poursuivre en psychologie, en métaphysique, en morale les conséquences de ses conclusions, si nettes pourtant et si sug- gestives. Le parallèle qu'il établit au terme de son étude entre l'obliga- tion logique et l'obligation morale n'est guère qu'un éclaircissement sans portée dogmatique. S'il a nettement rompu avec le positivisme, auquel il nous dit s'être rattaché jadis, il affirme avec une égale netteté son hostilité pour le réalisme métaphysique. A vrai dire, son langage est trop souvent celui d'un métaphysicien de l'école kantienne. A plusieurs reprises, l'in- quiétude nous prend de voir reparaître les arguments de la dialectique transcendantale. N'allons-nous pas. du phénomène inexplicable en lui- même, être renvoyés à quelque entité indéterminable, à l'a; de Kant? Du relativisme n'allons-nous pas en appeler à la croyance? N'est-ce pas enfin un terme bien équivoque que ce mot de deroir appliqué à la théorie de la connaissance? Est-ce l'obligation morale qui va être invoquée comme la garantie dernière de toute vérité? Mais avec une très heureuse souplesse de dialectique, M. Rickert se dérobe à toute tentation d'abandonner le terrain du criticisme pour essayer une détermination positive du concept de trans- cendance. Il se tient constamment à égale distance du positivisme et de la métaphysique, fidèle à sa méthode d'expérience et d'analyse.

Que si maintenant nous essayons de dégager la thèse personnelle de M. Rickert du réseau un peu compliqué d'objections et de répliques dans lequel elle se trouve comme enveloppée, voici, semble-t-il, à quels termes nous la pouvons réduire : L'objet transcendant sur lequel se règle la con- naissance et dont le sens commun croit pouvoir affirmer la réahté au delà des phénomènes, n'est pas un être. On ne saurait, en effet, échapper à l'alternative suivante : ou l'être est saisi par une prise directe de la con- science, et dès lors il n'est pas transcendant; ou il est affirmé médiate- ment à la suite et comme conclusion d'un raisonnement, et en ce cas le jugement par lequel nous posons l'existence de l'être transcendant est anté- rieur à cet être, il en est pour nous la condition même. Or y a-t-il dans le jugement quelque élément qui nous autorise ou même nous oblige à

TH. RUYSSE>'. H. Rickert : Dey Gegonstand der Erkenninhfi. 419

étendre au delà du cercle des simples étals de conscience la portée de nos affirmations? Ce ne sauraient être les représentations; elles sont particu- lières et contingentes et ne sont rien en dehors de mes états de conscience. Il reste donc que ce soit l'acte même par lequel j'unis les représentations. Or, en dernière analyse, et dans sa forme générale, cet acte consiste en un choix déterminé par un sentiment de plaisir entre deux propositions con- tradictoires. Réduit à cet élément primordial, le jugement présente un remarquable caractère de nécessité et d'universalité ; de nécessité, parce qu'il est impossible de demeurer indifférent entre raffirmation et la néga- tion; d'universalité, parce que cette obligation est reconnue non pas par telle ou telle conscience individuelle, mais par une conscience en général. Le transcendant, c'est-à-dire la règle suivant laquelle se continue la connais- sance, n'est donc pas un objet au sens vulgaire du mot, mais une loi sub- jective, plus exactement, une obligation, une loi pratique, dictée par la conscience en général et dont l'impératif pourrait s'énoncer : il faut juger. Nous ne croyons pas trahir la pensée de M. Rickert en la traduisant sous cette forme : L'affirmation « il faut juger » est le prototype transcendant de toute affirmation.

Ainsi entendue, cette thèse est une utile contribution à la théorie criti- ciste de la connaissance. Elle caractérise l'une des tendances les plus heu- reuses de la philosophie néo-kantienne, en ce sens qu'au lieu d'étudier le mécanisme de l'esprit en prenant pour point de départ la connaissance toute faite, elle essaye de mettre en lumière comment les jugements sr font, d'en saisir l'élaboration secrète. Elle jette quelque clarté sur la distinction, si obscure chez Kant, de la conscience individuelle et de la conscience en général. Elle substitue à l'hypothèse de l'inconnue transcendantale x une explication beaucoup plus conforme aux principes et à la méthode du cri- ticisme. On peut même regretter que l'auteur ait, de plein gré, resserré son sujet dans les bornes aussi étroites et dédaigné de nous faire pressentir quelles autres modifications sa théorie du jugement entraînerait à ses yeux dans la philosophie générale de Kant.

D'autre part, on ne saurait se dissimuler qu'en plus d'un point, l'argu- menlalion de M. Rickert demeure chancelante. M. Rickert réfute plus soli- dement ses adversaires qu'il n'établit sa propre thèse. Certaines proposi- tions capitales sont présentées avec un appareil dialectique quelque peu rudimentaire. Nous sommes très disposés, par exemple, à disjoindre l'acte même de l'aflirmation (Beurthciliing} de la simple représentation et à le rapprocher d'autres manifestations de l'activité, des sentiments et des voli- tions. Mais de cette concession et du fait même qu'une certaine satisfaction s'attache à la décision qui met fin à l'inccrlitude en supprimant l'une des contradictoires, il no résulte pas avec évidence que le jugement soit ana- logue au sentiment, ni surtout que le sentiment soit un élénionl essentiel et constitutif du jugement. Peut-être le plaisir qui accompagne le jugement en est-il moins l'occasion que la résultante. En tout cas, une psychologie plus profonde, au lieu de s'en tenir à la constatation d'une analogie entre le plaisir, le jugement et la volonté, ne devrait-elle pas rechercher au delà de ces trois ordres de phénomènes un élément psychique qui leur soit

420 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

commun et en explique la nature? Combien encore sont vagues et équivo- ques, dans une théorie de la connaissance, ces termes de valeur (Werth) et de devoir (Sollen) dont nous avons grand'peine à dissocier la significa- tion purement morale ! D'une nécessité qui n'est ni physique ni logique est- on en droit d'affirmer sans autre démonstration qu'elle est une nécessité morale, comme si ces classifications scolastiques étaient définitivement acquises ou même bien instructives?

Ce ne sont encore que des chicanes sans grande importance et il est vraisemblable qu'en plus d'un point M. Rickert serait en état de nous donner satisfaction. Mais il est dans sa thèse un vice plus grave, ou, si l'on veut, une lacune qui nous semble en compromettre plus la solidité ou même en amoindrir l'intérêt. Si en effet, avec M. Rickert, nous définissons l'objet transcendant « ce sur quoi se règle la connaissance », n'entendons- nous pas par ces mots que l'objet cherché doit effectivement jouer dans la connaissance le rôle d'un principe directeur ou plutôt dèterminateur? Quoi qu'on pense d'ailleurs du réahsme, qu'on admette au delà du phénomène une matière, une force, une pensée ou une volonté, il est incontestable au moins que ces hypothèses servent à organiser la connaissance, qu'elles assu- rent au savoir son unité et à la recherche une direction. La loi mentale, dont M. Rickert assure que chaque jugement démontre en fait la souve- raineté, remplit-elle le même office? C'est ce qui n'apparaît pas. De cet axiome : « 11 faut juger, il faut opter entre deux propositions contradictoires A et B >■>, je ne puis nullement conclure que la proposition A soit plus ou moins vraie que la proposition B. Je demeure en suspens tant qu'aucun prin- cipe nouveau ne m'autorise à m'arrêter à A ou B. Voilà donc une loi pure- ment formelle qui ne prescrit rien, un transcendant qui ne règle rien et ne me sert point à ordonner mon savoir. M. Rickert se réserve-t-il de trouver ce principe de détermination qui lui manque? Recourra-t-il, avec quelques modernes, à un acte de volonté pure? Sera-ce au contraire la matière passive, la représentation brute qui, classée et définie par les catégories de l'entendement, lui fournira un principe de distinction? Pourra-t-il d'ailleurs s'établir quelque relation entre la conscience en général et la conscience individuelle? Quel sera le point de coïncidence ou d'application delà loi subjective abstraite et de la représentation concrète? Autant de questions -demeurées sans réponse, autant de problèmes dont la solution pourrait éclaircir ou même confirmer l'intéressante thèse que nous venons de résumer.

Th. Ruyssen.

REVUE DES PÉRIODIQUES

PERIODIQUES FRANÇAIS

Revue philosophique de la France et de l'Étranger (mai 1893).

L. Dauriac. Psychologie du musicien. I. L'Évolution des aptitudes musicales.

Houssay, la Sociabilité et la Morale chez les animaux. Marchesini Sur les idées générales.

Notes et discussions : Gruber, Questionnaire sur Vaudition colorée, figicrée, illuminée. F. Paulhan, l'Attention et les Images. B. Bourdon, une Illu- sion d'optique. G. Sorel, Science et Socialisme.

Revue pathologique et mentale. Analyses et comptes rendus. Laboratoire de psychologie physiologique. Revue des périodiques

(juin 1893). Y. Delage, la Nouvelle Théorie de l'hérédité de Weismann. J.-M. Charcot et A. Binet, un Calculateur du type visuel. L. Dauriac, Psy- chologie du musicien. II. L'oreille musicale.

Revue générale : G. Tarde, Questions sociales (Durkheim, Guniplowicz, Novicow). Analyses et comptes rendus. Revue des Périodiques étrangers. Travaux du laboratoire de Psychologie.

Revue internationale de sociologie (mai-juin 1893). Léon Duguit, Un Séminaire de Sociologie. Louis Gumi)lo\vicz, les Anciennes Populations de la Hongrie. G. Tarde, les Monades et la Science sociale (suite). Mau- rice Travers, Questions ouvrières anglaises : l'échelle m,obile des salaires.

Chronique du mouvement social, Suisse, par G. Renard et Virgile Rossel.

Notes et Discussions : Note sur l'enseignement des Sciences sociales aux États-Unis^ par F. Faure. Revue des livres. Revue des Périodiques.

Revue Thomiste (n° 2). Le Précurseur, par le Fr. Ollivier. Com- ment on hypnotise, par le R. P. Coconnicr. Le Néo-Molinisme et le Paléo- Thomisme, par le R. P. Berthier. Les Idées cosmographiques d'Albert le Grand et de saint Thomas et la découverte de l'Amérique, par le R. P. Man- donnet. La Recherche du premier principe dans les écoles philosophiques de la (Iréce, par le Fr. A. Villard. Coup d'œil sur l'Histoire de la Géo- logie, par R. de Girard. Revue des Revues.

Livres nouveaux.

Ammied-x, la Chanson panthéiste, in-8, Paris, Ollcndorf. A. Bertivand, Principes de philosophie scientifique et de philosophie morale, in-8o, Paris, Paul Delapalme.

422 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

DoLLFUS, les Problèmes, in-8, Paris, Fischbacher.

Dumas, Tolsioy et la philosophie de l'Amour, in-12, Paris, Hachette.

Fouillée, Descartes, in-16, Paris, Hachette.

Lalânde, Lectures sur la philosophie des Sciences, in-12, Paris, Hachette.

Renouvier, Victor Hugo : le poète, in-12, Paris, Colin.

PÉRIODIQUES ALLEMANDS

I. _ vierteijahrsschrift fiir wissenschaftliche Philosophie (Ave-

narius), Band XVII, Heft 2 : J. Petzoldt, Einigcs zur Grundlegung der Sitten- lehre (1<"^ art.). P. Barth, Kritik der Grundanschaiiungen der Sociologie H. Spencers. Chr. Ehrenfels, Werththeorie und Ethik (2^ art.).

Anzeigen : W. Jérusalem, L. Bvidgman, Erziehung eincr Taubstumm- BUnden. Ch. Morin, Structure anatomique et nature des individualités du système nerveux. L. Busse, Japanische ethische Litteratur der Gegemvart. A. Dippe, TJntersuchung ûber die Bedeutung der Benkform Idée in der Philosophie und Geschichte. C. Williams, A Revieiv of the Systems of Ethics founded on the Theory of Evolution. Périodiques, Bibliographie.

II. Zeitschrift fur Philosophie und philosophische Kritik (Falc- kenberg), Band CH, Hel't 1 : A. Wreschner, Erjut Plalnefs und KanVs Erkenntnisstheorie, mit besonderer Berilcksichtigung von Tetens und Aenesy- clemus (fin). J. Volkelt, Psychologische Streitfragen, III, P. Natorp's Ein- leitung in die Psychologie. L. Busse, Zu Kant^s Lehre vom Ding an sich.

Recensionen : Conrad Hermann, Neuere italienische Litteratur. ~ H. Mûns- terberg, Die Wilkmshandlimg (Har. Hôffding). H. Fleischer, Ueber die Moglichkeit einer normativen Aesthelik (R. Seydel).— Karl Heiland, £rA-(;?inf- nisslehre und Ethik des Bcrnadinus Telesius (H. Siebek). W. Wundt, System der Philosophie (Fr. Erhardt).

III. Zeitschrift fur exakte Philosophie (0. Flugel), Band XIX, Heft 4 : 0. Flugel, Ueber Gefûhl und Affect. Id., Ueber Ziehen's physiolo- gische Psychologie. Discussions.

IV. _ Zeitschrift fiir Psychologie und Physiologie der Sinnesor- gane (H. Ebbinghaus et Arthur KOnig), Band V[, Hefte 3 et 4 : H. Ebbing- haus. Théorie des Fai'bensehens. P. Hocheisen, Ueber den Muskelsinn bei Blinden.

Besprechungen. Campbell, Kuntze, Jaurès, Kiilpe, Ch. Féré, A. Waller.

V. Philosophisches Jahrbuch (Gulberlet), Band VI, Heft 3 : Ueber die actuale Bestimmtheit des unendlich Kleinen (Schluss), Pohle : Fr. Paulsens philosophisches System, Gutberlet. Der Substanzbegriff bei Cartesius im Zusammenhang mit der scholastischen und neueren Philosophie (Schluss), Ludewig. Widerstreiten die Wumler der Naturgesetzen oder loerden letztere durch erstere aufgehoben ? Pfeifer. GassendVs Skepticismus

PKIUODIQUES ANGLAIS ET AMÉRICAINS. 423

und seine Stelhmg ziim Malcrialismus (Fortsetzungj, Kiefl. Herdev und die Geschichtephilosophie, Adlhoch. Discussions.

VI. Schriften der Gesellschaft fur psychologische Forschung,

Heft 5 : R. Koeber, Von Jean Paid's Seeienlehre. - Max Olfner, Die Psychol. Ch. BonneVs.

Derniers ouvrages parus.

H.-K.-N. Delff, Philosophie des Gemiiths. i vol. in-8, Delff, Husiini, 1893.

Arth. Drews, Die deutsche Spckulation seil Kant, in hesonderer RiicMcht auf das Wesen des Absolutcn und die Personlichkeit Gottes. 2 vol in-8 Maeter, Berlin, 1893. ' '

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Book revieivs.

PÉRIODIQUE ITALIEN

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Le (jéranl : Ch. Schiffer.

Coulommiers. Imp. P. BKODARD.

L'ÉVOLUTIONNISME PHYSIQUE

La doctrine de l'évolution, lorsqu'on la considère spécialement dans son application au monde physique, au monde de la matière et du mouvement, prend la forme d'une cosmogonie rationnelle. Elle se présente sous deux aspects : comme métaphysique, c'est-à-dire comme interprétation de l'expérience, et comme théorie rationnelle, c'est-à- dire comme systématisation de l'expérience. On peut, par conséquent, l'examiner et la critiquer à deux points de vue, en tant que métaphy- sique et en tant que théorie rationnelle.

La critique de la métaphysique de l'évolution, ainsi limitée, se ramène à celle des concepts d'absolu et de substance, si l'on montre, comme nous le ferons dans la première partie de cette étude, que le concept d'évolution repose sur l'hypothèse de la non-relativité et sur celui de la substance. Nous nous bornerons à mettre en lumière ces deux hypothèses; libre à chacun, ensuite, de les adopter ou de les récuser. La critique de la théorie conduit à des résultats plus cer- tains; on peut se demander si cette théorie est logiquement cohérente, si elle ne renferme pas de contradiction et si elle aboutit à une con- ception vraiment nouvelle, plus étendue que celle qui émane directe- ment de la science positive, touchant l'univers physique et sa consti- tution dans le temps. C'est à quoi nous consacrerons la deuxième partie.

I

Le concept d'évolution dérive du conce\>i historique, par le moyen duquel nous pensons les phénomènes sous forme d'existences se pro- longeant et se modifiant au cours de la durée. Si nous ne concevions pas que les choses extérieures pussent avoir une histoire, l'idée d'évo- lution, de développement et de progrès continus, ne nous serait TOME I. 1893. 29

426 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

jamais venue. Entre ces deux concepts l'union est donc intime, et les hypothèses métaphysiques qui président à la formation de l'un sont aussi celles qui servent de fondement à Tautre. Il nous suffira d'indi- quer quelles sont les hypothèses métaphysiques impliquées dans le concept historique.

Les phénomènes du monde extérieur, ceux sur lesquels s'exerce directement l'expérience externe, ensembles plus ou moins complexes de sensations et d'images que le sujet pensant pose vis-à-vis de lui à titre d'existences en soi, en partie indépendantes de lui-même, se présentent, multiples, sous la forme simultanée et sous la forme suc- cessive. Ils constituent, dans l'espace, des muliipl'icités de simulta- néité et, dans le temps, des multiplicités de succession.

L'ensemble de ces phénomènes, à un moment donné, c'est-à-dire le concept d'une multiplicité de simultanéité telle qu'on n'en pourrait concevoir aucune autre, non comprise en elle, coexistant avec elle et qui, par conséquent, embrasserait tous les phénomènes physiques connus ou inconnus, est ce qu'on appelle l'univers physique à un moment donné ou un état de l'univers.

Que l'on compose ensuite, avec des multiplicités de simultanéité telles que celles que nous venons de définir, une multiplicité de suc- cession et on aboutira au concept d'une série des états de l'univers, c'est-à-dire à une première forme du concept historique concernant l'univers. Retracer l'histoire de l'univers, c'est exposer cette multi- plicité de succession et aligner les uns à côté des autres les états constitués par les multiplicités de simultanéité, c'est dérouler dans le temps considéré comme un milieu unilinéaire et homogène une série dont chaque terme est une multiplicité de simultanéité, et construire, dans une sorte d'espace idéal à quatre dimensions, l'uni- vers envisagé comme une multiplicité à la fois coextensive et suc- cessive.

L'histoire de l'univers ne va pas sans celle de ses parties. Les mul- tiplicités simultanées, quel que soit le nombre des faits qui les com- posent, peuvent être juxtaposées par ordre de séquence et former, par leur ensemble, des multiplicités de succession partielles incluses dans la multiplicité totale. On peut enfin se représenter une série de phénomènes isolés successifs, c'est-à-dire une multiplicité de succes- sion dont les éléments sont tenus pour simples, ne sont pas eux- mêmes des multiplicités, et on est ainsi conduit à retracer l'histoire d'un élément simple de l'univers.

L. WEBER. l'évOLUTIONNISME PHYSIQUE. 427

Le caractère de relativité de ces notions est évident. Le concept de multiplicité entraîne celui d'unité et réciproquement. Il n'y a de multiplicité que par rapport à l'unité et il n'y a point d'unité absolue dans le monde physique. Les monades, auxquelles Leibniz conférait la simplicité parfaite, n'étaient point des atomes matériels ni des éléments cinématiques, des existences en soi, mais des choses pen- santes et représentatives, des existences pour soi. Il n'y a point de phénomènes physiques simples. Ce que nous tenons pour simple est susceptible d'apparaître comme composé dés que notre point de vue se déplace; nos unités sont provisoires et superficielles, elles recou- vrent des multiplicités qui, à leur tour, en dissimulent d'autres, et la distinction de l'un et du multiple est sans valeur, dépourvue de sens, en dehors des rapports on la fait entrer. D'un autre côté, le concept d'univers est un concept limite. Nos unités ne sont que des multiplicités déguisées; notre totalité n'est jamais définitive.

En premier lieu, la multiplicité totale actuelle est irreprésentable parce qu'il n'y a pas d'unité simple : en efTet, elle ne peut pas être finie puisqu'on peut toujours la multiplier au moyen d'un change- ment d'unités, et, si elle est infinie, elle est inconcevable, l'infini réalisé, actuel, impliquant contradiction.

En second lieu, la multiplicité totale, même si on la suppose com- posée d'unités simples, n'est pas moins inconcevable, car, dans ce cas, elle ne pourrait être que finie, et il est impossible de concevoir réalisée une multiplicité de simultanéité, finie, ne coexistant avec aucune autre, non comprise en elle, parce qu'une telle multiplicité, étant absolument inconditionnée, ne se distinguerait pas de l'absolu. Le concept de multiplicité totale est donc doublement relatif. Il est relatif, premièrement, parce que le tout ne se conçoit pas sans ses parties, et secondement, parce que l'esprit est impuissant à s'ar- rêter, autrement que par une convention équivoque, à un tout défi- nitif qui renfermerait l'universalité de l'acluellement donné. Il n'y a pas plus d'univers absolu qu'il n'y a de repos absolu, et il serait aussi puéril de vouloir assigner à la multiplicité totale une valeur déter- minée que de prétendre trouver dans l'espace sidéral un point fixe qui serait le centre d'axes coordonnés par rapport auxquels tous les mouvements des corps célestes seraient des mouvements absolus et non relatifs.

Les multiplicités de succession possèdent une relativité que l'on pourrait qualifier d'ordre supérieur; car, d'une part, les éléments qui

428 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

les constituent, les multiplicités de simultanéité, sont eux-mêmes relatifs, et, d'autre part, elles sont relatives simplement comme mul- tiplicités de succession. D'ailleurs, ce qui est vrai de l'espace est aussi vrai du temps, ordre de succession des phénomènes physiques; le concept de série totale des événements est, comme le concept d'uni- vers, un concept limite, car un événement de la série n'est vraiment élémentaire que si on le suppose tel, et la multiplicité totale de suc- cession est, aussi bien que la multiplicité totale de simultanéité, absolument inconcevable.

En résumé, les notions que nous formons touchant les phénomènes du monde physique sont entièrement relatives. Ces phénomènes sont non seulement essentiellement relatifs par rapport au sujet pensant, mais aussi formellement relatifs, les uns par rapport aux. autres, étant invariablement soumis à la catégorie de quantité.

Or le concept historique fait abstraction de cette relativité formelle. Nous posons à part, nous isolons, nous individualisons en quelque sorte, par les noms d'univers ei d'agi' é g at, les multiplicités dont nous étudions l'histoire, et nous parlons de l'univers, du cosmos, comme si quelque chose d'actuellement réalisé correspondait à ce concept et des éléments comme s'ils étaient réellement élémentaires et simples. Ce sont des conventions, des attitudes préalables de l'esprit qui permettent de raisonner sur des termes de rapports comme si c'étaient des absolus. Ce sont des formes variées d'une même hypothèse, l'hy- pothèse de la non-relativité dans la catégorie de quantité; hypothèse métaphysique, car elle ne découle point de la simple observation ou constatation empirique, mais provient du besoin d'interpréter l'expé- rience, qui est la raison d'être de toute métaphysique. Est-ce à dire que cette hypothèse, parce qu'elle revêt le caractère métaphysique, est sans valeur? Nullement, elle persiste, encore aujourd'hui, dans certaines branches de la science : elle n'est, partant, pas inutile, et elle a été autrefois indispensable. Mais ce qu'il importe de noter c'est que l'analyse des opérations de la connaissance montre qu'elle n'en fait point partie nécessairement, qu'elle n'est pas a priori, puisque, de nos jours, on observe et on étudie certains groupes physiques avec une connaissance relativement avancée des lois qui les régis- sent — sans faire le moindre usage, ou, tout au plus, un usage purement transitoire, des notions de tout, d'agrégat, d'espèce et d'élé- ment simple.

D'ailleurs, ce n'est pas la seule hypothèse qui se trouve implicite-

L. WEBER. i/évolutionnisme physique. 429

ment contenue dans le concept historique. Il reste maintenant à parler d'une autre hypothèse, de l'hypothèse ontologique, qui sup- prime la relativité, cette fois, dans la catégorie d'existence, et qui postule la réalité de la substance.

Il est d'abord nécessaire d'établir une distinction bien tranchée entre l'existence en soi phénoménale et l'existence en soi absolue ou substantielle.

Il est clair que nous attribuons au phénomène du monde extérieur, à ce que l'on peut appeler Vobjet objectif, par opposition avec le phénomène subjectif ou état de conscience, l'existence en soi. Cet arbre, cette table, cette goutte de pluie, au moment je les pense comme objets, je leur reconnais une existence de choses en elles- mêmes, distincte de la mienne. Mais cette existence n'est nullement un absolu. Sans l'intelligence qui le construit, sans les sensations et les images qui le composent, le phénomène s'évanouit; son existence, indépendamment du sujet, n'exprime aucune réalité.

Affirmer que le phénomène physique existe en lui-même, c'est traduire en langage philosophique le fait formel de l'objectivation, c'est-à-dire d'un acte mental, mais ce n'est point lui reconnaître une faculté d'être, une puissance qu'il posséderait en soi et par soi. Tout autre est l'existence en soi de la substance. C'est l'existence en soi possédant une réalité objective, c'est-à-dire réellement indépendante du sujet pensant; c'est le substrat du phénomène en soi, la réalité dont le phénomène est le signe, le sujet dont les apparences sensi- bles sont les attributs ou prédicats. La substance est, ainsi, l'exis- tence en dehors de toute conscience qui la percevrait, l'existence en dehors de toute condition, partant l'existence absolue. De ce qu'on ne peut pas la concevoir pleinement, il ne résulte pas nécessairement qu'on ne puisse pas la postuler, c'est-à-dire raisonner comme si elle était implicitement donnée parmi les hypothèses d'où l'on part. Et, de fait, le concept historique n'acquiert sa véritable signification qu'à la faveur de l'hypothèse de la substance.

Elle permet, en cflct, d'établir un lien entre les éléments des mul- tiplicités de succession et de parler de l'histoire des chosesexlérieures. Les divers éléments, en lanl ipie phénomènes^ n'ont point d'existence durable et, par suite, n'ont point d'histoire; pour pouvoir parler de l'histoire de quelque chose, il faut que ce quelque chose soit le sujet invariable du changement et ne soit ni le changement ni les appa- rences qui changent. Grâce à l'hypothèse de la substance, le con-

430 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,

cept historique achève donc de se définir et se différencie désormais nettement du concept de multiplicité de succession ou de série phé- noménale dans le temps.

En même temps, la connaissance se transforme, elle cesse d'être phénoménale, elle devient ontologique, son point d'application se déplace, il passe du sujet percevant à l'objet signe de réalité.

Le concept historique, dans le domaine de l'expérience externe, du monde des phénomènes en eux-mêmes, est ainsi engendré par la croyance au réalisme substantialiste. Avec l'hypothèse de la sub- stance, la liaison des éléments phénoménaux a été rendue possible, ce ne sont plus seulement des faits isolés, consécutifs ou coexistants, on les reconnaît désormais comme des manifestations d'une entité, insai- sissable en elle-même, mais réelle. Si l'on fait totalement abstraction du sujet percevant, on dira qu'ils sont les manières d'être de la sub- stance. Si l'on tient compte de la présence du sujet, on dira qu'ils sont les effets de son action sur lui.

Cette introduction de l'hypothèse de la substance dans le concept historique de l'univers résulte du besoin d'interpréter l'expérience, bien plus que de rexpérience elle-même. La réalité de la substance est une hypothèse indépendante de l'expérience, et le concept de substance un concept surajouté, non inutile puisqu'il permet d'inter- préter l'expérience, mais non indispensable, car on peut penser sans lui, et il n'est pas a priori. Au contraire, l'existence en soi phénomé- nale est implicitement contenue dans le concept qu'on s'en fait : « Sans l'être, dit fort justement M. Evellin, sans l'acte synthétique qui unit les éléments du phénomène, le dessine dans l'espace et lui prête, avec la durée une ombre de continuité et de vie, le phénomène, ramené à sa pauvreté native, ne se distinguerait plus du néant » *. Le concept de l'existence phénoménale est une condition de l'expé- rience, car du moment qu'on objective le phénomène, on l'oppose au sujet, on le pose comme existant vis-à-vis de lui ; en ce sens, c'est un concept a /j?^ion. Le concept de substance, lui, dépasse l'expérience, non seulement parce qu'il n'y est point impliqué, mais encore parce qu'il a pour but de l'expliquer. Le premier est un concept /orme/, qui tient à la forme même de l'opération appelée perception extérieure, et le second un concept rationnel, une construction de la raison, l'ab- solu dans l'ordre de l'existence.

1. De la possibilité d'une méthode dans les sciences du réel (Revue philoso- phique, octobre 1891).

L. WEBER. l'éVOLUTION.MSME PHYSIQUE.

i31

Cette différence établie, voyons quel est l'usage du concept et de l'hypothèse ontologiques relativement au concept historique.

L'histoire du monde extérieur comprend celle du tout et celle des parties. L'univers, ou cosmos, si l'on admet la substance, devient un en soi, une entité qui existe sans que son existence soit compromise par le changement de son apparence sensible, c'est-à-dire par la succession ininterrompue, par le flux des multiplicités de simulta- néité qui, à chaque instant de la durée, constituent sa manifestation. L'univers est ma représentation, mais il est aussi quelque chose de plus, sans quoi à chaque moment, il s'anéantirait et un autre univers renaîtrait aussitôt après. Je pourrais bien me représenter une succes- sion d'univers, mais je ne pourrais penser un univers subsistant sous ses apparences, demeurant alors même que ses apparences s'éva- nouissent; en un mot, je ne pourrais pas penser que l'univers se transforme, et l'univers n'aurait pas d'histoire.

Il en est de même en ce qui concerne l'histoire des parties. L'agré- gat matériel, le cristal, la molécule, l'atome, comme sujet de chan- gement, sont des substances, et c'est l'hypothèse ontologique que l'on invoque tacitement lorsque l'observation s'attache à suivre les états successifs d'un agrégat matériel et lorsque la description unit plusieurs simultanéités distinctes en une multiplicité de succession rapportée à un même substratum.

Un agrégat matériel, dont on retrace l'histoire, depuis une époque initiale il s'est manifesté par un certain complexus d'apparences sensibles jusqu'à une époque finale il se montre sous un autre aspect, différent du premier à la fois en qualité et en position sur la ligne du temps, n'est ni un phénomène, ni un groupe de phénomènes. Il est doue d'une existence distincte de celle des phénomènes qui le manifestent, il est véritablement une substance. Et qu'on ne croie point qu'il y ait sophisme à distinguer de cette façon l'agrégat comme existence des phénomènesqui le révèlentàchaque instant. Sil'agré- gat se confondait avec les phénomènes, il ne serait point durable, puisque les phénomènes sont passagers, ou, tout au plus, il durerait ce qu'ils durent, le temps de l'aperception. Si on veut le considérer dans le temps, parler de ses transformations et de son histoire, il faut bien le différencier, l'isoler de ses apparences et admettre qu'il existe réellement indépendamment d'elles, qu'il est l'existence en soi non phénoménale dissimulée sous l'existence en soi phénomé- nale.

432 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Dans toutes les branches de la science physique, où, à côté des lois, on étudie les rnultipHcilés de succession, en tant que formant un ensemble cohérent, un tout que l'on isole et que l'on définit, on est obligé d'envisager cet ensemble, ce tout à la façon de la sub- stance. Les sciences physiques concrètes, ou sciences des agrégats inorganiques, l'astronomie, la géologie, la minéralogie et toute la partie descriptive de la chimie sont ainsi entachées d'ontologie. L'as- tronome qui raconte l'histoire des masses célestes, le géologue qui retrace celle de la masse terrestre, le chimiste, lui-même, qui admet sans difficulté qu'un même corps, qu'une même « substance » c'est le terme consacré peut revêtir successivement les apparences les plus diverses *, ne font-ils pas constamment, et la plupart du temps inconsciemment, des hypothèses ontologiques, ne raisonnent- ils pas comme si les phénomènes qu'ils étudient n'étaient que les apparences de quelque chose, ses manières d'être, ses états, et ce quelque chose en quoi diflère-t-il de la substance?

Mais cette attitude de la pensée scientifique se modifie à mesure que l'esprit progresse dans la connaissance des lois, et l'usage du concept de substance tend à disparaître. Le but que poursuit la science est, en définitive, la systématisation des lois; l'histoire et la description sont des modes préliminaires de la méthode, qui corres- pondent à une phase transitoire de l'investigation. Les entités créées à l'origine perdent peu à peu leur caractère ontologique et finissent par se réduire à de simples termes logiques entre lesquels s'établis- sent les rapports exprimés par les lois, à des termes de relatioyis après avoir été conçues comme des existences réelles. De Vangelus rector, moteur spirituel des planètes, imaginé par Kepler, à la résultante de l'impulsion tangentielle et de la force attractive centrale, il y a juste cette différence qui existe entre une entité substantielle conçue comme une réalité concrète, quoique inconnue, et un terme d'une relation de quantité qui perd toute signification dès qu'on cherche à le considérer isolément.

On peut dire, du reste, que l'illusion ontologique va en s'effaçant en même temps que diminue l'importance attachée aux faits en tant que phénomènes particuliers, et non en tant que manifestations de la conformité avec une loi générale.

On a cru longtemps que les transformations géologiques offraient

1. Notamment dans les transformations allotropiques et isomériques.

»

L. WEBER. l'évolutionnisme physique. 433

des particularités propres au globe terrestre. Aujourd'hui la plupart de ces faits sont reconnus comme s'accordant avec les faits analogues qu'on peut observer dans le refroidissement lent d'un globe quel- conque d'alliage en fusion entouré d'une atmosphère oxydante et animé d'un mouvement rapide de rotation. Et, par même, le globe terrestre, sujet du changement, se dépouille de son apparence substantielle et n'est plus qu'un substrat logique de relations carac- térisant les phénomènes géologiques.

Cependant, il ne faudrait pas croire que la physique soit déjà par- venue à se passer entièrement de l'hypothèse de la substance. Les théories rationnelles qui visent à l'explication synthétique d'ensem- bles considérables de phénomènes et à la systématisation de grands groupes de lois ne sont pas encore débarrassées du substantialisme primitif. Les derniers éléments sont conçus comme de véritables substances. Il en est ainsi des molécules et des atomes, de l'éther, élastique et gyrostatique de la matière et de la masse elle-même. Beaucoup de chimistes, par exemple, ne considèrent plus aujour- d'hui les corps simples comme des substances réellement simples et admettent qu'ils ne sont que des composés d'une matière unique et fondamentalement identique. En quoi ils ne font que reculer leur croyance à la substance en la transportant des corps simples à cette matière originelle (Urmaterie). Et combien peu de savants ne croient pas à la réalité de l'atome. « Les molécules, dit Maxwell, restent éternellement neuves et sans défauts. Pierres angulaires de l'univers matériel, elles demeurent aujourd'hui, comme dans le passé le plus reculé, parfaites en nombre, en mesure et en poids; elles gardent à jamais les ineffaçables propriétés qui sont incrustées en elles. » Mais ces substances, qu'on ne l'oublie pas, ne sont point des con- cepts indispensables à la science proprement dite; elles jouent le rôle d'inconnues auxiliaires qui disparaissent une fois le calcul ter- miné ; les vraies inconnues sont toujours des relations entre les phéno- mènes et des relations entre ces relations. Qu'on substitue les atomes élastiques aux tourbillons imaginés par Descartes, ou qu'on les rem- place, à leur tour, par de nouveaux tourbillons mieux appropriés aux découvertes récentes, cela ne changera rien au résultat final qui est la systématisation des lois.

Hypothèses de la non-relativité et de la substance, telles sont, en résumé, les bases sur lesquelles s'appuie le concept d'hiï^toire du monde extérieur et, par suite, aussi, le concept d'évolution, qui sub-

434 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET LE MORALE.

stitue l'histoire explicative à l'histoire simplement descriptive. La doctrine de l'évolutionnisme physique, qui n'est qu'un « de natura rerum » perfectionné, nous ramène aux antiques cosmogonies. En s'arrêtant de nouveau au point de vue historique, que la science positive abandonnait progressivement, elle rétablit l'usage d'hypo-

i thèses métaphysiques qui tentaient à tomber en désuétude et leur restitue leur importance primitive. En particulier, l'évolutionnisme physique, tel que Spencer l'a exposé dans ses Premiers Principes, repose sur le réalisme substantiahste; c'est donc bien une méta-

/ physique et une métaphysique ontologique. Si loin qu'il pousse l'uni- fication, la synthèse, la réduction du dissemblable au semblable, il aboutit toujours à quelque chose d'irréductible, à une entité jouis- sant de toutes les propriétés négatives de l'Absolu. T>es, atomes d'Epi- cure et de Lucrèce à la Force d'Herbert Spencer la distance est bien moindre qu'on ne se l'imagine communément.

II

Passons maintenant à la critique de l'évolutionnisme physique, en tant que théorie rationnelle. Il s'agit de rechercher si cette théorie ne renferme pas de contradiction, c'est-à-dire si l'idée primitive d'évolution, qui l'a engendrée, et qui est son point de départ analy- tique, ne se trouve pas finalement exclue de la conception de l'uni- vers à laquelle elle aboutit, parce qu'elle est incompatible avec le principe ou l'hypothèse mécaniste et déterministe qui lui sert de point de départ dans son processus synthétique. Il s'agit d'examiner si elle nous fait assister à une évolution véritable, si, à la lumière qu'elle répand sur les choses, nous voyons le monde physique, dans son ensemble et dans ses parties, évoluer; ce mot conservant sa signification première, inséparable des idées de développement, de transformation, de progrès et de devenir.

La théorie évolutionniste, devant rendre compte de la succession des phénomènes, emprunte, cela va de soi, à la science positive ses résultats, qui sont les lois de la nature extérieure. Elle y est amenée en cherchant à établir, entre les éléments des multiplicités de suc- cession, des rapports de causalité ; car, pour rendre intelligibles les multiplicités de succession, il faut les exposer sous la forme d'en- chaînements de causes et d'effets. Or c'est aussi l'objet de la science

L. "WEBER. l'évOLUTIONNISME PHYSIQUE. 435

positive. Il en résulte que la théorie évolutionniste doit nécessaire- ment se rencontrer avec elle sur le terrain commun de l'expérience. Il en résulte, ensuite, qu'elle accepte les lois à titre de données. Le fait lui-même est la donnée de la science positive; la loi en est le produit élaboré, et ce dernier sert, à son tour, de donnée à la théorie de l'évolution.

Les lois physiques expriment la nécessité, partant Tinvariabilité des relations entre les phénomènes. Il n'y a pas, proprement, en ' physique, de loi contingente. S'il arrive à l'expérience de constater, ou à la raison de supposer qu'une loi physique n'est pas partout et toujours identiquement vérifiée, c'est que ce qu'elles avaient pris pour une loi n'était que l'expression d'un rapport contingent soumis lui-même, dans sa manifestation, à une loi nécessaire.

La nécessité appartient à la loi en général, à la loi en tant que loi, mais non pas en tant qu'expression de telle ou telle uniformité par- ticulière. La loi est nécessaire parce qu'on peut la déduire d'une hypothèse, d'un principe sur le fond des choses, et qu'une consé- quence est nécessaire une fois le principe admis. Mais l'hypothèse, le principe peut changer et la loi avec lui. L'essentiel, c'est qu'il y ait une hypothèse, un principe à la source de la connaissance; car sans principe, point de conséquences, partant point de logique, point de système, point de connaissance systématisée, point de science. Les lois de la mécanique céleste et moléculaire, par exemple, les plus générales, auxquelles on s'efforce de ramener toutes les autres lois physiques, ne nous paraissent pas absolument nécessaires; elles i se déduisent, en dernier ressort, des hypothèses sur la constitution des corps, sur les points matériels et les forces centrales, et il n'y a aucune impossibilité logique à concevoir d'autres hypothèses. Mais, lorsque nous le pensons à titre de lois, nous les pensons comme néces- saires, parce que nous ne concevons pas qu'elles puissent coexister avec d'autres qui en seraient la négation dans le cosmos, où, par définition, nous supposons qu'elles sont maîtresses, et que nous sommes toujours obligés de faire une pareille supposition. La loi physique est donc une formule abstraite qui vaut pour tout lieu de l'étendue et pour toute époque de la durée.

Cette universalité et cette pérennité accordées aux luis sont une conséquence directe du principe de la répétition intégrale, qui est lui- même une condition du développement de la science. Nous admet- tons que les phénomènes que nous observons et sur lesquels nous

436 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

expérimentons sont susceptibles de se répéter identiquement et indé- finiment. C'est à cette seule condition que nous pouvons découvrir les lois. En fait, nous sommes persuadés qu'il n'y a pas deux phéno- mènes identiques dans le temps, mais nous raisonnons et nous expé- rimentons comme s'il en était ainsi et nous en postulons, par consé- quent, la possibilité. Une loi exprime une uniformité de succession; il faut, évidemment, que la même succession soit observée plusieurs fois pour qu'on puisse en inférer son uniformité. « Reconnaître des lois, dit Spencer, c'est reconnaître l'uniformité des rapports entre les phénomènes A quelque degré qu'on soit arrivé dans la con- naissance des rapports uniformes, les mieux connus sont ceux qui ont frappé l'esprit le plus souvent et le plus fortement. La constance et la régularité que nous supposerons entre les phénomènes succes- sifs seront proportionnées en partie au nombre de fois qu'une rela- tion sera présentée non seulement à nos sens, mais encore à notre conscience. » Et, parmi les principes qui guident l'esprit dans la découverte des lois, il cite : « la fréquence absolue avec laquelle les relations se présentent » et « la fréquence relative des phéno- mènes » *.

La science physique, étant constituée par un système de lois, peut donc se définir un système d'uniformités de relations. Elle substitue au monde concret de la diversité dans le temps et dans l'espace un monde abstrait de la similarité et de l'identité dans l'es- pace et de la répétition intégrale dans le temps. Le mouvement lui- même, pouvant se définir au moyen de la répétition, le cosmos, tel que le conçoivent le géomètre et le physicien, est le monde de la répé- tition intégrale. Que devient alors, dans cette hypothèse, l'histoire du monde extérieur? Les multiplicités de succession apparaissent comme des multiplicités périodiques, composées de groupes identi- ques d'éléments identiques, comme des séries de répétitions juxta- posées dans un milieu homogène : le temps géométrique ou physique. Ces séries, dans le temps, sont comparables à des sinusoïdes dans l'espace. La sinusoïde, divisible en segments identiques, est exacte- ment connue et définie par la connaissance et la définition d'un seul de ses segments. De même, une multiplicité périodique ne nécessite, pour être complètement décrite et étudiée, que la description et l'étude d'une seule de ses périodes. Par conséquent, si le monde

1. Classification des sciences. Trad. française, p. 139 et siiiv.

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physique est le monde des lois, toutes les multiplicités de succession qui le constituent dans le temps étant des multiplicités périodiques, l'histoire du monde, dans son ensemble et dans ses parties ou agré- gats, est contenue dans l'histoire d'une de ses périodes, la période étant définie la série des phénomènes dont un agrégat est le siège, en conformité avec toutes les relations qu'ils sont susceptibles de manifester d'après les lois de la mécanique physique. Mais, si tout se répète, si tout redevient le même, il n'y a point de changement définitif ou absolu, il n'y a que des changements relatifs : tout phé- nomène qui en suit un autre est un changement par rapport à lui, mais n'en est pas un par rapport au phénomène antérieur une époque quelconque) dont il est la répétition identique, intégrale. La croyance aux lois physiques, impliquant la croyance à la répétition intégrale, conduit le savant à envisager l'univers sous l'aspect de la permanence et de la stabilité; il lui suffit, pour cela, de décomposer les multiplicités de succession en périodes identiques. La perma- nence, affirmée dans l'énoncé du principe de substance, se trouve ainsi confirmée par le principe des lois et élucidée en se dégageant du nuage ontologique. Le principe des lois ou du déterminisme phy- sique équivaut, en effet, à ceci : ce qui est a déjà été et sera ultérieu- rement. Voici donc une conception du monde qui ne cadre guère avec l'idée d'évolution. L'évolution est, par essence, le développement, le devenir. Depuis, pour ainsi dire, que l'observation existe, les phéno- mènes de croissance et de transformation des êtres vivants ont attiré l'attention de tous les hommes s'intéressant à la nature, de tous ceux qui, par leurs tendances et leur curiosité, ont mérité le nom de physiciens; et c'est, vraisemblablement, à l'observation de ces phé- nomènes et aux analogies que l'on chercha ensuite à établir entre eux et d'autres classes de faits que l'idée d'évolution dut son ori- gine. Aussi, loin d'être en parenté avec les idées de répétition, de périodicité et de rythme, semble-t-elle, au contraire, en être la néga- tion.

Lorsque nous disons qu'une existence évolue, nous entendons qu'elle passe par une série de formes successives, dont chacune après l'avoir contenue, ne peut plus lui convenir et lui est, désor- mais, inutile et étrangère, et nous ne pensons nullement à un retour, non seulemeni possible mais certain, aux formes abandonnées, s'ef- fectuant à époques délcrminables, régulièrement espacées dans le temps. Évoluer c'est devenir, devenir, c'est-à-dire ne pas être défini-

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tivement, ne pas se figer en un moule creusé une fois pour toutes, mais posséder la faculté de se modeler sur une infinité de formes et conserver, au moins en puissance, une plasticité qui défie la mesure / et échappe à la prévision. tout est déterminé, il n'y a pas de -^ devenir, et le devenir implique toujours une part d'indétermination. Le concept d'évolution, de l'observation des phénomènes de la vie, devait aboutir naturellement à cette notion du devenir, parce que l'individuation s'opposait à ce qu'on identifiât complètement les développements d'individus distincts, quelque semblables qu'ils parussent d'ailleurs. La croissance d'un être vivant appartenant à une certaine espèce, bien que reproduisant par la plupart de ses carac- tères un même processus spécifique, devait être considérée, pour chaque individu en particulier, comme quelque chose de nouveau. Les germes d'une même espèce manifestent bien, sans doute, chacun les mêmes phases de développement; mais, avant que la phy- siologie fût assez avancée pour qu'on pût se convaincre de l'identité superficielle de ces développements, ce que l'on remarqua tout d'abord, ce fut le caractère essentiellement individuel, personnel et original de chaque développement en particuUer. En biologie, la considération de l'individu, antérieure à celle de l'espèce, devait empêcher pendant longtemps l'introduction du principe des lois et l'usage du concept de la répétition intégrale relativement aux actions physico-chimiques manifestées par la vie. Le déterminisme physiolo- gique ne date que d'hier. Et, du reste, l'existence des phénomènes psychologiques demeure une preuve que le point de vue physico- chimique ne donne qu'un aperçu incomplet sur les phénomènes de

la vie.

L'évolutionnisme physique , en essayant d'adapter le concept d'évolution à l'explication mécanique des phénomènes de la nature extérieure, n'a pu le faire sans le déformer et sans le dépouiller de sa signification originelle. Dans le monde des lois, de la répétition intégrale, de l'identité et de la permanence, rien n'évolue, rien ne devient, parce que tout y est, en réalité, définitif et immuable, et transitoire et muable seulement en apparence.

Cette déformation est manifeste dans la partie du système de Spencer consacrée à l'histoire de l'univers matériel *. Ici, le désaccord est flagrant entre l'idée d'évolution et les conclusions qu'il est aisé

1. Voir les Premiers Principes.

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de tirer du système, tel que ce philosophe l'a construit. Il conserve au principe des lois toute sa rigueur et toute sa généralité, il étend la portée et recule les bornes du principe de la conservation de l'énergie, et, après avoir ainsi enfermé le monde phénoménal dans un cadre rigide qui ne laisse aucune place à la contingence, à l'indé- termination et à la nouveauté, il cherche à présenter le spectacle des choses en formation, en genèse et en devenir, au lieu de les montrer assujetties à la pérennité et fixées pour toujours en un cycle invariable.

L'évolutionnisme physique, dans les Premiers Principes, est une explication synthétique des multiplicités de succession. C'est ce qui le distingue des simples doctrines historiques l'on se contente, avec une exposition analytique des multiplicités, de les relier par des rap- ports de causalité établis empiriquement. On ne se borne plus à indi- quer l'enchaînement des phénomènes, on montre la raison de l'enchaî- nement en le déduisant d'un principe premier ou dernier, selon le sens dans lequel on parcourt le système, d'un principe qui exprime la relation la plus générale qu'on puisse énoncer entre les éléments les plus généraux, masse et mouvement, qui constituent l'être des phénomènes envisagés.

La marche suivie est d'abord analytique. Il faut montrer que toutes les transformations subies au cours du temps par les agrégats maté- riels les plus divers sont semblables quant à leur forme et à l'ordre de leur succession. En premier lieu, on commence par désigner du nom d'évolution la série des états par lesquels passe un agrégat matériel déterminé, dans des circonstances données, en rapportant à un même substrat l'agrégat, la multiplicité phénoménale qui est l'ensemble de ces états. On observe ainsi autant d'évolutions particulières qu'on considère d'agrégats particuliers. Chaque agrégat, pris individuelle- ment, passe par une série déterminée d'états, aune histoire et mani- feste un certain mode de transformations ; on dit qu'il évolue suivant une certaine loi, les lois particulières de l'évolution des agrégats exprimant ce fait d'expérience, à savoir que des agrégats semblables, placés dans les mêmes conditions, passent par les mêmes états et subissent, dans le même ordre, la même série de transformations.

Ensuite on remarque que des agrégats dissemblables, placés dans des conditions oensiblcment différentes, tout en se révélant à l'obser- vateur par des phénomènes différents, tout en étant le siège d'ac- tions variées, ne laissent pas de présenter une certaine uniformité

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quant à l'ordre et au mode général de transformation. Le sens de la transformation est évidemment double, d'où il résulte qu'à l'évolu- tion se joint la dissolution ou passage de l'agrégat par les mêmes états, mais en sens inverse.

En résumé, tous les agrégats matériels, considérés dans leur ensemble et dans leurs détails, évoluent suivant une même loi et se dissolvent suivant une même loi ; tous, « depuis leur sortie de l'imper- ceptible jusqu'à leurrentrée dans l'imperceptible » vont de «l'homogé- néité indéfinie et incohérente à l'hétérogénéité définie et cohérente » et retournent de l'homogénéité définie et cohérente à l'homogénéité indéfinie et incohérente. Ni la grandeur de l'agrégat, ni la grandeur numérique de la multiplicité de succession, ni son étendue, c'est-à- dire la longueur du segment qu'elle occupe sur la ligne du temps, ne contribuent à altérer la forme et l'allure générale des transforma- tions. La loi d'évolution s'applique à toutes les existences en soi, quelles qu'elles soient. On peut, par conséquent, l'étendre finalement à la multiplicité totale et à Vunivet^suni qui en est le substrat, et affirmer que l'univers, dans son tout aussi bien que dans ses parties, de dimensions et de composition quelconques, se modifie en vertu de la loi formulée au sujet des agrégats particuliers '.

La loi d'évolution se complète par une loi inverse de la dissolution. A elles deux, elles gouvernent toutes les transformations. Celles-ci s'exprimant, d'ailleurs, en termes de matière et de mouvement, les deux lois d'évolution et de dissolution énoncent des manières d'être de la matière et du mouvement; elles énoncent les deux modes géné- raux de la « redistribution continue de lamatiêreetdu mouvement». « L'évolution est une intégration de matière accompagnée d'une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d'une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente , et pendant laquelle le mouvement retenu subit une transformation analogue. » La dissolution est la transformation inverse.

Après avoir ainsi identifié les évolutions et les dissolutions des agrégats et après les avoir ramenées à deux formes et à deux seule- ment de transformations, il ne reste plus maintenant, pour achever

1. « Nous sommes amenés à conclure que le procès total des choses, tel qu'il se déroule dans l'agrégat de l'univers visible, est analogue au procès total des choses, tel qu'il se déroule dans les agrégats plus petits. » {Premiers Principes, trad. française, p. 480.)

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la systématisation, qu'à prendre la voie synthétique et à partir d'un principe, posé a priori, mais, en réalité, indiqué, suggéré par l'expé- rience.

L'évolutionnisme emprunte aussi sa méthode à la science positive. Le physicien, après avoir découvert des lois, en montre la conformité entre elles. Puis il cherche à les identifier, à les réduire par ordre de généralité croissante, en commençant par ramener les moins générales à de plus générales, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il soit obligé de s'arrêter. Il reste alors en possession de lois qui ne se lais- sent plus réduire et qu'il doit expliquer, c'est-à-dire dont il doit mon- trer la nécessité sous certaines conditions. A. ce moment il a recours aux hypothèses, et il en déduit les lois à titre de conséquences.

Il crée de toutes pièces les théories rationnelles, lesquelles se com- posent d'hypothèses, prémisses du raisonnement, et d'un enchaîne- ment de déductions et de conclusions reproduisant les lois.

C'est par un procédé analogue que Spencer arrive à déduire la loi d'évolution d'une hypothèse suprême : la Persistance de la Force.

Il y a lieu d'insister, ici, sur le sens qu'il convient d'attribuer au mot Force.

Nous ne demanderons pas pourquoi la Force, dans le système spencérien, est synonyme de Substance, de chose en soi. Nous avons vu précédemment qu'il ne pouvait guère en être autrement, que toute doctrine évolutionniste, lorsqu'on l'applique au monde de la matière et du mouvement, au monde des phénomènes en eux-mêmes, implique nécessairement le réalisme substantialiste, et nous n'y reviendrons pas. Nous ne reprocherons pas non plus au philosophe d'avoir conservé néanmoins à la Force, dans les exemples et les lois particulières qu'il cite à l'appui de sa thèse, lorsqu'il s'agit de phéno- mènes mécaniques, le sens purement relatif de grandeur dirigée que lui reconnaissent les géomètres et les physiciens, et de lui avoir donné une signification beaucoup plus large et moins précise, selon qu'il est question des phénomènes biologiques, psychologiques ou sociologiques. Sans doute, cette indétermination inévitable du concept fondamental (jui sert de pivot à tout le système peut amplement fouiiiir matière à critique. Mais nous ne nous en occuperons point. Il iiiius suffira de constater, et c'est le point important, que Spencer emploie le plus souvent le mot Force dans le sens qu'on lui attribue en mécanique, et ([ue c'est, à la rigueur, le seul qui lui cnnvienne, <laiis une théorie de l'évolutionnisme physique tous les phéno- TOME I. tN'.i:{ :{!>

442 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

mènes que l'on considère sont des mouvements d'agrégats maté- riels.

Qu'est-ce que la Persistance de la Force, sinon un énoncé, en termes empruntés au langage de la mécanique, du principe de la réa- lité de la Substance?

La Substance est et demeure. Pour l'évolutionniste, la Substance c'est la Force. Si la Force, réalité dernière, est vraiment une réalité, il faut qu'elle soit persistante, La Force apparaît donc ici comme l'absolu dans la catégorie d'existence, l'absolu substantiel : « La force dont nous affirmons la persistance est la. Force absolue dont nous avons vaguement conscience comme corrélatif nécessaire de la force que nous connaissons. Ainsi, par la persistance de la Force, nous entendons la persistance d'un pouvoir qui dépasse notre connais- sance et notre conception. En affirmant la persistance de la Force, \ nous affirmons une réalité inconditionnée sans commencement ni fin '. >>

C'est un premier aspect du principe, l'aspect ontologique. Etant admis que matière et mouvement sont des entités, ou correspondent à des réalités en soi, il n'est pas difficile de montrer, comme le fait Spencer, que le principe de la persistance de la Force est nécessaire, vraiment a prioii, que toutes nos propositions scientifiques le présup- posent et qu'il les précède toutes. Mais, si l'on abandonne le point de vue du réalisme substantialiste, on devient plus exigeant, et la démonstration de la nécessité du principe s'écroule. Le principe de la persistance de la Force n'est nécessaire qu'à la faveur de l'hypothèse ontologique ^

1. Pi^emiers Principes, trad. française, p. 173.

2. Voici la démonstration : « Dans les trois cas, la question porte sur la quan- tité : est-ce que la matière, le mouvement ou la force diminuent en quantité? La science quantitative implique la mesure, et la mesure implique une unité de mesure. Les unités de mesure d'où dérivent toutes les autres mesures exactes sont des unités d'étendue linéaire. Les unités d'étendue linéaire dont nous nous servons sont des longueurs de masses de matière, ou les espaces compris entre des marques portées par ces masses; et nous supposons que ces longueurs ou ces espaces compris entre des marques sont invariables quand la tempéra- ture ne change pas. De la mesure étalon que l'on garde à Westminster déri- vent toutes les mesures employées dans les opérations trigonométriques, pour la géodésie, la mesure des arcs terrestres et les calculs des distances et des dimensions astronomiques, etc., et par suite de l'astronomie en général. Si les unités de longueur primitives ou dérivées pouvaient varier irrégulièrement, il n'y aurait pas une science de la dynamique céleste, ni aucune des vérifications qu'elle nous fournit de la constance des masses célestes et de leurs énergies. Il s'ensuit que la persistance de l'espèce de force qui produit l'occupation de l'espace ne saurait être prouvée, par la raison qu'on la suppose tacitement, dans toute expérience et toute observation instituées pour la démontrer. Il en est

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Le deuxième aspect du principe, l'aspect mécanique, est plus inté- ressant. La force est alors prise au sens mécanique, considérée

de même de la force appelée énergie.... La validité de la conclusion dépend entièrement de la constance des unités de force. Si la force avec laquelle la par- celle de métal (pii représente l'unité de poids tend vers la terre a varié, l'in- férence de l'indeslructibilité de la matière est vicieuse. Tout revient au prin- cipe ou à la supposition que la gravitation des poids est persistante; mais, de cette persistance, nous n'avons et ne pouvons avoir aucune preuve. Les rai- sonnements des astronomes impliquent une supposition pareille, de laquelle nous pouvons tirer une conclusion pareille.

Dans la physique céleste, il n'y a pas de problème qu'on puisse résoudre sans admettre quelque unité de force. Il n'est pas nécessaire que celle unité soit comme la livre ou la tonne, de celles que nous pouvons connaître directement. Il suffit de prendre comme unité l'attraction mutuelle que deux corps exercent à une distance donnée, de sorte que les autres attractions dont le problème s'occupe puissent s'exprimer en fonction de celle-là. Cette unité adoptée, on calcule les moments que chaque masse prise à part engendre dans chacune des autres, dans un temps donné; et, en combinant ces moments avec ceux qu'elles possèdent déjà, on prédit les places qu'elles occuperont au bout de ce temps.

L'observation vient confirmer la prédiction. De on peut tirer l'une ou l'autre de ces deux conclusions. Si les masses ne sont pas changées, on peut prouver que leurs énergies, actuelle et potentielle, n'ont pas diminué, ou, si leurs éner- gies ne sont pas diminuées, on peut prouver que les masses ne sont pas chan- gées. Mais la validité de l'une ou l'autre conclusion dépend entièrement de la vérité de l'hypothèse que l'unité de force ne change pas. » (Premiers Principes; trad. française, p. 1"1 et 172.)

Cependant, rien ne prouve r(ue les unités ne varient pas, et il n'est pas nécessaire de le supposer. Si toutes les longueurs, si tous les poids, sur les- quels nous expérimentons, varient de la même manière, les résultats des mesures et des pesées seront invariables, quelle que soit d'ailleurs la loi de variation des longueurs et des poids étalons, et même si ces derniers varient irrégulièrement, sans loi. La conservation de la longueur et celle du poids expriment seulement que les rapports ne changent pas, c'est-à-dire que nous n'avons pas encore trouvé d'exception à cette règle. Stuart Mill a dit qu'il se pourrait bien qu'au delà de certaine nébuleuse, le théorème du carré de l'hypoténuse ne fût plus vrai, ce qui semble absurde. Mais nous pouvons dire, avec bien plus de raison, que rien ne nous garantit qu'au delà de certaine nébuleuse la concordance entre nos longueurs et nos poids se maintiendrait intégralement. Une masse de métal pesant, au pôle, autant que dix autres masses du même ou d'im autre métal, conserve avec elles le même rapport en tous les points du globe, et, aussi, le conserverait en tous les points de l'es- pace céleste déjà exploré; sommes-nous sûrs, cei^endant, (pie cette relation se maintiendrait partout? Kst-ce une vérité absolument nécessaire?

l'cut-on dire, maintenant, que le principe de la persistance de la Force dépasse l'expérience parce qu'il lui sert de base? Nullomenl;ce (juc nous obser- vons, c'est la constance de.; relations entre les forces sur les<|uelles nous expé- rimentons, cl nous supposons que cette constance de rapports, et non de choses en soi, vaut pour tout lieu de l'espace et pour toute époque de !a durée. C'est une hypothèse qui se trouvera |teul-élre un jnur iiillrmée, ce (|ui obligera à la rejeter, mais elle n'en est pas moins dûment acceptable, acluellemenl, cl, en tout cas, elle ne dépasse pas l'expérience. Ksl-elle logi.|uement nécessaire? Non, car la négali(jn n'en est ni ini'onccvable ni conlradidoire. Kst-clle un jugement synlhcticiue a priori, au sens kantien? Pas davantage, car aucune nécessité d'ordre sensible ne la i>récoiiise, elle n'est point contenue en une forme de la sensibilité.

A moins de faire de l'imité un absolu, <ie la longueur et de la masse des

444 RE\UE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

comme une quantité mesurable, et le principe signifie que la quan- tité de force répandue dans l'univers demeure constante. Cet énoncé est très important, car c'est la force au sens mécanique, comme quantité vectorielle et non comme existence substantielle, supra- phénoménale, qui intervient dans les raisonnements subséquents sur instabilité de l'homogène, la ségrégation, etc., qui aboutissent à la loi d'évolution, et c'est elle aussi qui entre seule en ligne de compte dans les lois mécaniques, physiques, chimiques qui doivent se présenter comme des conséquences du principe de la persistance.

En mécanique, la force, quantité vectorielle, est le rapport de l'accélération à la masse.

D'après Spencer, il y a deux sortes de forces : celle qui produit l'occupation de l'espace et celle qui est cause de changement. La pre- mière est ce qu'on appelle la masse; quant à la seconde, il l'identifie avec Xénergie, qui est, en réalité, une grandeur dérivée.

Dans tous les changements sensibles, dans tous les phénomènes de redistribution de matière et de mouvement, l'élément actif, celui qui intervient comme cause des transformations est donc l'énergie, et le principe de la persistance de la Force, en ce qui concerne la force cause de changement, se confond avec le principe mécanique de la conservation de Vénergie. L'univers, dans sa totalité, devient alors ce qu'on appelle un système conservali f.

Cette remarque va nous permettre de préciser la critique de l'évo- lutionnisme physique basé sur la conservation de la force, en tant qu'énergie, et de poser cette question : un système conservatif évo- lue-t-il, à proprement parler?

Cherchons d'abord à comprendre la véritable signification du .principe de la conservation de l'énergie.

Le phénomène mécanique qui suggère immédiatement l'idée de la conservation de l'énergie, et qui conduit à la notion du système con- servatif, est, sans contredit, celui du pendule en mouvement. Pendant une oscillation du pendule, l'énergie totale est constante, mais l'énergie cinétique ou actuelle et l'énergie potentielle varient en chaque point de la course du mobile. La première est maximum et

choses en soi, le raisonnement qui en démontre la persistance nécessaire n'est point valable. Nous retrouvons ainsi, à la base du système, les deux hypothèses métaphysiques que nous avions signalées dans l'usage du concept historique : l'hypothèse de l'unilé simple et absolue, de l'absolu dans l'ordre de la quantité, et l'hypothèse de la substance, de l'absolu dans l'ordre de l'existence.

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la seconde nulle au point le plus bas, et le contraire a lieu aux deux points extrêmes de la course.

Dans tout mouvement oscillatoire, on peut observer, de même, la constance de l'énergie totale. Il y a connexion étroite entre l'idée de la conservation de l'énergie et celle de mouvement ryth- mique ou de répétition intégrale. Tous les systèmes oscillatoires sont, par excellence, des systèmes conservatifs ; conservation de l'énergie et rythme sont des notions mécaniques presque corréla- tives.

Le rythme est incompatible avec le changement définitif. Dans un système de mouvements r34hmiques, aucun mouvement nou- veau ne peut apparaître, tous les changements se reproduisent indé- finiment, à intervalles réguliers. Un pareil système, sans cesse en variation relative dans l'étendue, est donc, néanmoins, le type du système parfaitement stable et invariable dans la durée, car ce qui le caractérise, ce sont ses oscillations ou périodes, et celles-ci se suc- cèdent identiques.

Il serait, par conséquent, absurde de dire qu'un système oscilla- toire évolue, puisqu'il ne se transforme point suivant un développe- ment, et qu'il est, à chaque instant, égal à ce qu'il a été à une infi- nité d'époques antérieures et à ce qu'il sera à une infinité d'époques ultérieures.

Le principe de la conservation de l'énergie s'applique aussi, avec plus de généralité, à ce qu'on appelle les systèmes fermés. Nous allons voir que cette extension ne tend à rien moins qu'à les assimiler à des systèmes oscillatoires.

Dans l'hypothèse des forces centrales, un système fermé, c'est- à-dire soustrait à l'action des forces extérieures, est un système con- servatif. Cette propriété résulte de la définition même des forces centrales. Les agrégats célestes et les agrégats moléculaires sont assimilés, dans les théories modernes, à des systèmes composés de points matériels et de forces centrales; l'univers, étant l'agrégat total, peut être considéré comme un système fermé et, par consé- quent, conservatif.

En général, les systèmes naturels sont conservatifs, soit parce qu'ils sont animés de mouvements oscillatoires, soit parce qu'ils sont des systèmes fermés, soit enfin parce qu'ils jouissent de cette propriété, que possèdent aussi les systèmes oscillatoires et les systèmes fermés, que la variation de leur énergie potentielle, dans une transforma-

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lion quelconque, ne dépend que des états extérieurs, limitant la transformation.

Admettre la persistance de la force au sens d'énergie mécanique, comme le fait Spencer, revient à admettre que tous les systèmes naturels, y compris l'univers, sont conservatifs. Si l'univers est un système conservatif, il faut le supposer fermé, et, par suite, fini. Les raisonnements par lesquels on déduit la loi d'évolution du principe de la persistance de la Force ne sont légitimes que dans le cas des agrégats finis et de quantités de forces finies. Nous devons donc nous placer au même point de vue pour en faire la critique.

Ces prémisses posées, nous allons montrer que tout système con- servatif fermé doit parcourir nécessairement le même cycle de transformations, parce qu'il ne peut pas se présenter, dans la série des états par lesquels il passe, un état nouveau, qui ne s'est pas déjà présenté et qui ne se représente plus. Supposons, en effet, qu'il n'en soit pas ainsi et qu'un état A ne se représente plus. Si l'on prend l'époque à laquelle A est apparu pour origine des transformations, il sera impossible de faire parcourir au système un cycle fermé, et la variation d'énergie potentielle AP, à partir de la valeur P correspon- dant à A, ne sera jamais nulle. Alors, de deux choses l'une : ou cette variation AP, s'effectuant toujours dans le même sens, finira par dépasser la valeur P', telle que la somme P -h P' soit égale à l'énergie totale du système, ce qui est contraire à l'hypothèse ; ou bien AP oscillera entre des limites comprises entre zéro et P', et le système décrira, postérieurement à l'époque origine, une série de cycles fermés. Mais, si le système est fermé, soumis à la seule action de ses forces internes, il y a homogénéité parfaite entre les divers états du système. Or l'état A, étant le seul qui, à partir de l'époque origine, ne se reproduit plus, constitue un état exceptionnel qui exigerait, pour se produire, une intervention des forces exté- rieures. On ne conçoit pas, en effet, qu'un système fermé, qu'il faut nécessairement considérer comme indéfini dans la durée, prenne un mouvement oscillaoire à partir d'une époque quelconque, sans que l'état initial soit compris dans la période d'oscillation; celui-ci con- stituerait un commencement absolu, et un système fermé ne peut avoir ni commencement ni fin. Il faut, par conséquent, que, de toutes façons, l'état A se reproduise. Les systèmes fermés, dont l'énergie totale est constante, sont donc des systèmes oscillatoires, dès qu'on les envisage comme indéfiniment prolongés dans la durée, et cette

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propriété s'étend à l'agrégat total, à l'univers, qui est nécessaire- ment un système fermé.

Nous retrouvons ainsi, dans le domaine plus restreint, mais aussi plus précis, de la mécanique physique, la corrélation déjà signalée entre larépétition et la conservation. L'univers, uniquement composé de masses et de mouvements, est, à chaque instant, défini par son énergie potentielle et son énergie cinétique; ces deux quantités s'échangent l'une dans l'autre, l'une n'est que le complément de l'autre, et cet échange perpétuel est en quelque sorte le symbole quantitatif de l'oscillation ou rythme dans le temps.

Si donc l'on réduit tous les phénomènes physiques à des mouve- ments de masses, la loi d'évolution et la loi de dissolution sont insé- parables, l'évolution et la dissolution ne vont pas l'une sans l'autre, ce sont les deux périodes du rythme. L'univers, étant rythmique dans son tout et dans ses parties, n'évolue pas, ne se développe pas. Il évolue et se dissout tour à tour, et ce ne sont que des aperçus relatifs; car, sur la ligne indéfinie du temps, toutes les transforma- tions sont oscillatoires, sinusoïdales; les périodes se succèdent éter- nellement les mêmes; le changement n'est qu'apparent, la perma- nence seule est réelle.

On ne comprend pas, alors, pourquoi le philosophe évolutionniste a séparé l'abstrait du concret, ni pourquoi, admettant le rythme, l'identité des évolutions successives de l'univers, il se refuse à en conclure l'identité des résultats de chaque évolution en particulier : « Le mouvement, comme la matière, dit-il, étant en quantité fixe, il semble que, puisque le changement dans la redistribution de la matière que le mouvement effectue rencontre une limite, quelque direction qu'il suive, le mouvement indestructible doive, par suite, nécessiter une distribution inverse. En apparence, les forces univer- sellement existantes d'attraction et de répulsion qui, nous l'avons vu, impriment aussi un rythme à tous les changements mineurs de l'univers, wiprhnent aussi un rythmeà la lotalHé de ces changements, c'est-à-dire produisent tantôt une période immense durant laquelle les forces attractives prédominent et causent une concentration uni- verselle, tantôt une période immense durant laquelle les forces répulsives prédominent et causent une ilifinsion universelle, dos ères alternantes d'évolution et de dissolution. Alors on se forme l'idée d'un passé durant lequel il y a eu des évolutions successives, ana- logues à celle qui s'accomplit actuellement et d'un avenir durant

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lequel il se peut que des évolutions pareilles s'accomplissent successi- vement, toujours les mêmes en principe, mais jamais les mêmes par le résultat concret K » Pourquoi cette dernière restriction? Si l'on se place au point de vue du mécanisme universel et du principe des lois et c'est bien l'attitude de l'auteur des Premiers Principes, tout phénomène est un mode de mouvement, et il n'y a pas lieu de distinguer ainsi le résultat concret de l'évolution de la forme même de l'évolution. x\ccepter, à titre de données, les lois physiques, qui s'expriment en formules de mécanique rationnelle, voir dans la con- servation de l'énergie Yultima ratio rerum, et conclure à la contin- gence et à l'indétermination (qu'entraîne la dissemblance des résul- tats concrets) semble une inconséquence, un illogisme.

Les prémisses sur lesquelles repose la thèse de l'évolutionnisme physique, sous leur aspect métaphysique comme sous leur aspect théorétique, sont, au fond, les mêmes que celles qui ont été posées jadis par l'école d'Élée. Mais les Éléates furent logiques jusqu'au bout et ne reculèrent pas devant des affirmations contredisant les apparences sensibles. Ils soutenaient que l'univers, l'Être absolu, est immobile et immuable, que le mouvement et le changement nous apparaissent tels en vertu d'une illusion, que le développement et le devenir n'existent pas.

On aboutit au même résultat quand on pousse jusque dans ses dernières conséquences le principe de la persistance de la Force et, finalement, on se trouve dans la nécessité logique de nier la possi- bilité de l'évolution. Ou rejeter le principe, ou nier l'évolution, on n'échappe pas à cette alternative. C'est pourquoi l'évolutionnisme physique, présenté comme une généralisation des résultats de la science positive, grâce à l'extension du principe de la conservation de l'énergie, n'est qu'un leurre et renferme une contradiction fon- damentale, qu'on ne réussit à masquer qu'en déformant le concept d'évolution et en le remplaçant par celui du couple évolution-dis- solution, lequel est la négation même de l'idée de développement et de devenir. La critique de la théorie évolutionniste nous a permis de faire ressortir cette contradiction, sans avoir besoin de recourir à la discussion métaphysique. Pour beaucoup de philosophes, aujour- d'hui, sans doute, les hypothèses de l'absolu et de la substance qui constituent le bagage métaphysique de l'évolutionnisme, suffisent

1. Premiers Principes, trad. française, p. 480.

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à leur faire rejeter la doctrine en bloc. Mais le jugement métaphy- sique n'est pas sans appel, nous ignorons si l'ontologie ne renaîtra pas de ses cendres, sous une forme ou sous une autre, et si les arguments qui nous paraissent aujourd'hui les plus solides ne tom- beront pas, plus tard, en délabre, par l'elTet du développement de la pensée. Tandis que l'argumentation purement logique, qui met en lumière l'incohérence intrinsèque des raisonnements au moyen desquels on prétend déduire révolution de la permanence, sera tou- jours valable. Aussi longtemps que le principe d'identité demeurera la norme suprême de la raison humaine, un désaccord entre les prémisses et la conclusion sera un vice rédhibitoire. Aussi nous sommes-nous attaché spécialement à la critique de la théorie, en bornant la critique de la métaphysique évolutionniste à l'exposé du fondement ontologique sur lequel elle repose.

On pouvait prévoir a priori qu'un pareil enchaînement logique devait fatalement conduire à une contradiction.

Pour présenter, en elTet, en suivant la méthode scientifique, la thèse évolutionniste, pour démontrer la nécessité de l'évolution, en partant d'un principe premier, il faut évidemment que ce principe exprime l'essence même de l'évolution, c'est-à-dire le changement. Tout se ramène alors à un jugement analytique. Un principe expri- mant la nécessité du changement est donc le seul convenable. Le prin- cipe invoqué par Spencer, la persistance de la Force, exprimant au contraire la nécessité de la permanence de quelque chose, ne peut conduire qu'à la négation de l'évolution.

Le devenir et l'être sont des concepts antithétiques. Le monde de la matière et du mouvement, étant le monde de l'énergie mécanique, qui est définitive, immuable, est fixé à tout jamais. Et, d'ailleurs, la science physique se préoccupe-t-elle des commencements et des fins? Les lois n'ont-elles pas une valeur intemporelle? Une loi véri- table, analytiquement déduite d'une hypothèse ultime sur la nature des corps, est-elle, sans contradiction, concevable comme transitoire? Il s'ensuit que toute cosmogcjnie fondée sur les principes de la mécanique universelle n'a en réalité aucune prise ni sur le passé ni sur l'avenir; son domaine est l'actuel et elle n'en sort point, quelque effort qu'elle fasse. VA c'est aussi pourquoi toute cosmogonie mécaniste et géométriquement déterministe est illusoire.

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III

Avant de clore cette étude, et en manière de conclusion, nous dirons quelques mots du principe à l'aide duquel il serait possible, à notre avis, de construire synthétiquement une doctrine évolution- niste. Ce principe, nous l'avons appelé ailleurs principe de la répé- tition altérante '.

Pour retrouver, au terme final d'un raisonnement déductif, le changement et le développement, il faut l'avoir introduit dans les hypothèses qui lui servent de point de départ; il faut qu'elles ren- ferment la formule de la nécessité du changement. D'un autre côté, si le changement est absolu, s'il ne renferme pas une part de perma- nence, comment la science, la connaissance systématisée serait-elle possible? n'existe aucune identité, règne le chaos, la raison, malgré toute sa puissance, ne pourrait parvenir à établir l'ordre, qui est la condition formehe de la connaissance scientifique. Il en résulte qu'une formule énonçant simplement la nécessité du changement ne saurait rien donner, qu'on n'en pourrait rien tirer. Il faut donc unir le changement et la permanence, tout en laissant dominer le changement, il faut concevoir la possibilité de la répé- tition des phénomènes avec modification, altération, transformations graduelles. Les seules existences susceptibles d'évoluer, au sens propre du mot, sont celles qui se manifestent par des phénomènes dont l'identité, dans la durée, n'est jamais complète, des phénomènes qui se répètent, mais non intégralement, qui changent, mais non totalement. Si la succession de ces phénomènes est absolument hétérogène, comment les classer, comment les reconnaître? Si la succession est une répétition intégrale, découvrir une évolution? La répétition intégrale est l'obstacle devant lequel échoue, nous l'avons vu, l'évolutionnisme physique. Le principe générateur de l'évolutionnisme est ainsi, nécessairement, le principe de la répéti- tion altérante.

Mais il ne suffit pas de le reconnaître, il importe aussi de se demander si un tel principe trouve son application dans le domaine des faits d'expérience, s'il correspond à une réalité objective.

1. Voir notre étude sur « la Répétition et le Temps -, Revue philosophique, septembre 1893.

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Ce nest pas au phénomène de l'expérience externe, à l'objet objectif, qui ne possède que l'existence phénoménale en soi qui se ramené à la masse et au mouvement, que ce principe pourrait con- venir. C est au phénomène de l'expérience interne, à l'objet subjectif qui possède 1 existence pour soi, qu'il s'adresse exclusivement. Par 1 induction nous créons des faits de conscience en dehors de nous nous étendons le domaine psychologique bien au delà des bornes de la conscience individuelle, et nous arrivons à admettre, à côté du monde physique, un monde psychologique des faits conscients subconscients, ou actuellement cristallisés dans l'inconscience après avoir été, primitivement, à un degré quelconque, accompagnés de conscience. Ce monde psychologique des éjects, pour employer le terme imaginé par ClifTord, est, essentiellement, le monde de la répé- tition altérante.

Le monde phénoménal de l'existence en soi devient objet de science grâce au principe de la répétition intégrale. La raison en découvre Jes lois en le supposant implicitement; la loi physique, uniformité de coexistence ou de succession, est, par définition, la forme de coexis- tence ou de succession des choses uniformes, qui se répètent iden- tiquement, que le temps n'altère pas et qui existent dans le temps comme elles existent dans l'espace. La loi physique finit toujours par se résoudre en une relation de quantité, un système de lois phy- siques en un système de relations quantitatives coordonnées entre elles. Cette coordination n'est possible qu'à la faveur du principe d'Identité, car c'est lui qui gouverne toute coordination quantitative Le monde physique, à mesure que la science progresse, se trans- forme peu à peu en monde de la quantité, du nombre et de la mesure, l'identité est non seulement supposée comme possible mais encore postulée comme nécessaire, dans l'espace, ce qui revient a l'egahté de figure et à la superposition, et dans le temps, ce qui s exprime par la répétition intégrale.

Tout autre est le monde psychologique. Ici, la diversité est abso- lument nécessaire et l'identité impossible, en raison même de l'exis- tence pour soi. La répétition altère les phénomènes psychologiques; Ils s organisent par l'efi-et de la répétition, ainsi que l'expérience le prouve abondamment. Les actes, si par ce mot on entend les phé- nomenes de la vie considérés comme manifestations de l'existence pour soi, sont universellement soumis à la loi bien connue de l'habi- tude et de l'automatisme progressif; par Ihabitude, ils passent

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insensiblement de la spontanéité et de la conscience à l'automatisme et à l'inconscience.

C'est, par suite, à cette classe de phénomènes que s'applique le principe de la répétition altérante, et c'est en se limitant à cette classe qu'il est possible, croyons-nous, de jeter les fondements d'un système évolutionniste. Sans doute, la tâche serait ardue. On ne pourrait guère, aujourd'hui, qu'esquisser les grandes lignes d'une théorie de ce genre, car la psychologie expérimentale est à peine née et toute théorie rationnelle, pour être édifiée d'une manière satisfaisante, nécessite un grand nombre de données empiriques qu'elle systématise et qui forment, en quelque sorte, les matériaux sans lesquels elle n'aurait aucune consistance. Mais c'est déjà un résultat de prévoir sur quel principe elle reposera, et c'en est un autre, non moins important, de s'être assuré que le monde de la matière et du mouvement ne saurait lui fournir d'éléments. 11 n'y a donc point d'évolutionnisme physique; il n'y a ou il ne peut y avoir qu'un évolutionnisme psychologique.

Louis Weber.

LA LOGIQUE DE SPLNOZA

Une fois entré en possession de celte liberté intellectuelle qu'il avait défendue tour à tour contre l'entraînement de ses propres passions, contre le pouvoir de l'État et contre l'autorité de l'Église Spinoza s'est proposé d'en faire usage pour résoudre le problème de la conduite humaine. Suivant quelle méthode doit-il l'aborder? A cet égard sa liberté reconquise semble lui donner la faculté de choisir absolument, et pourtant il n'en est rien : chez un véritable penseur, en effet, les idées ne peuvent demeurer à l'état d'isole- ment; d'elles-mêmes, parce qu'elles vivent, parce qu'elles s'éten- dent et s'approfondissent, elles s'organisent et, en vertu de leur dépendance mutelle, elles deviennent système, de sorte qu'il n'y a pas de question qui soit purement préliminaire et qui puisse être tranchée sans que cette solution décide delà solution générale du problème philosophique. Le rrmlé de Théologie et de PoUiique ^^v^\\, .Hre une simple introduction à YÉthiciue, il la contient toute en réalité. La liberté encore extérieure à laquelle il aboutit, détermine et circonscrit déjà la liberté intérieure qui marque l'accomplissement du progrés moral. En effet la liberté absolue que Spinoza présente comme étant essentielle à la pensée et caractéristique de sa nature a une conséquence immédiate, c'est que l'esprit ne peut être en face que de l'esprit; entre lui et autre chose que lui, il ne peut y avoir de contact ni de commune mesure, il ne peut donc y avoir aucune espèce de rapport ; c'est-à-dire encore que la vérité ne peut être extérieure à l'esprit, car l'esprit ne peut sortir de lui-même pour la justifier en tant que vérité. Par conséquent il n'y a pas à tirer (hi dehors une règle qui s'impose à la pensée et qui la conduise au vrai. L'esprit n'a pas à chercher comment il trouvera, il In.uvr luut d'abord; c'est à lui de connaître, et ce qu'il connaît est vrai, parce qu'il le connaît. « Le principe qui couslilue la fumir dr la pensée

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vraie doit être cherché dans la pensée elle-même et déduit de la nature de l'intelligence. » {Ed. Van Vloten et Land, t. I, p. 24.) La pensée se suffit donc à elle-même, en sorte qu'on pourrait affir- mer d'elle ce qui a été dit au sujet de l'intelligence divine : elle est indépendante de son objet, elle lui préexiste et le crée en le conce- vant (I, 24). De se conclut aussi la nature de la vérité : puisqu'elle réside dans l'esprit et ne dépend que de lui, il faut qu'au sein de l'esprit elle soit déjà par elle-même quelque chose. La vérité de l'idée vraie ne résulte pas d'une relation de convenance entre cette idée et son objet; ce n'est pas une qualité accidentelle et passagère, comme si une idée pouvait exister avant d'être vraie, et à un moment donné recevoir d'ailleurs la vérité; c'est une propriété inhérente et constitutive. La vérité est intérieure au vrai. 11 y a donc dans toute idée vraie, quelque chose par quoi elle est vraie, quelque chose qui est indépendant de tout ce qui n'est pas la pensée , qui est en soi une réalité d'un ordre distinct. « Le cercle est une chose, l'idée du cercle en est une autre ». (I, 11.) « L'idée du cercle n'a ni péri- phérie ni centre comme le cercle, l'idée d'un corps n'est pas un corps ». « Pierre est quelque chose de réel, et l'idée de Pierre est en soi quelque chose de réel, entièrement distinct de Pierre lui-même. » (1, 12.) L'idée, dit encore Spinoza, est une essence objective ; cette essence, étant réelle en soi, est intelligible par soi, c'est-à-dire que la raison d'être en doit être cherchée, non pas dans l'essence de l'objet dont elle est absolument indépendante, mais dans une essence de même ordre, idéale comme elle. Il n'y a de relation intelligible qu'entre une idée et une idée. L'activité de l'intelligence est donc à la fois ce qui justifie et fonde la connaissance, comme aussi ce qui l'étend et fachève, activité spontanée et parfaite en soi, dont le développement n'a d'autre origine ni d'autre tin que ce développe- ment même, de sorte que la vérité, envisagée dans sa totalité, forme comme un monde, absolument délimité et se suffisant à lui-même, ce que l'on appelle un système clos. f

Par là, le problème de la méthode se trouve posé dans des termes si simples qu'il est résolu en même temps que posé. En eflet la vérité étant une dénomination intrinsèque, et non extrinsèque, de la connaissance, il n'y a pas en dehors de cette connaissance un signe auquel on puisse la reconnaître; l'unique critérium de la vérité, c'est la vérité même ; donc la véritable méthode ne consiste pas dans la découverte d'un signe qui permette de discerner la vérité d'une

L. BRUNSCHVICG. - la LOGIQUE DE SPINOZA.

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idée, une fois celle idée acquise (I, 1^2). D'autre part la méthode ne peut pas précéder l'acquisition des idées, comme si elle en était une condition nécessaire. La méthode une fois séparée de la vérité, s'il aut, avant de parvenir à la vérité, trouver la vraie méthode qui y conduit, il faudra aussi pour trouver la vraie méthode connaître la méthode de la méthode, et ainsi à l'infini, suivant une régression sans limite s'évanouirait non pas la connaissance du vrai seule- ment, mais toute espèce de connaissance en général (1, 11). La décou- verte de la méthode accompagne donc l'acquisition de la connaissance, elle en est contemporaine, elle n'en peut être isolée ; les idées qui, par rapport aux idéats, c'est-à-dire à leurs objets, étaient appelées essences objectives, sont, prises en elles-mêmes, et puisqu'elles ne doivent qu'à elles leur réalité et leur intelligiblité, des essences formelles (I, 1-2), par suite elles peuvent devenir objet par rapport à de nouvelles idées qui renfermeront toute la réalité des premières objectivement, c'est- à-dire sous forme de représentation, et ainsi de suite : c'est cette réflexion indéfinie de l'idée sur elle-même qui constitue la méthode. « La méthode ne consiste pas à raisonner pour saisir la cause des choses, encore moins à comprendre la cause des choses, elle consiste à raisonner sur le raisonnement, à comprendre rintellection. » (I, 12.) La méthode n'est rien d'autre qu'une connaissance par réflexion, elle est lidée de l'idée (I, 13). La certitude, c'est-à-dire la science de la science, est la conséquence immédiate de la science, elle en est inséparable et elle lui est coextensive, de sorte que la condition nécessaire et suffisante pour savoir que l'on sait, c'est de savoir; la possession de la méthode se confond avec la possession de la vérité qu'elle suppose et qui l'entraîne. 11 ne s'agit donc point pour l'esprit daller de la méthode à la vérité, il lui suffit de se développer par sa force native, comme dit Spinoza, et de se forger ainsi des instru- ments intellectuels qui accroissent sa puissance d'investigation, et lui permettent d'étendre ses connaissances; puis de ces nouvelles œuvres il tirera de nouvelles armes, et continuera ainsi de s'avancer par degrés, jusqu'à ce qu'il ait atteint le sommet de la sagesse (1, 11). Ainsi la méthode et la vérité se fécondent l'une l'autre ; de même l'enclume est nécessaire pour forger le marteau, et le marteau néces- saire pour forger l'enclume. La loi naturelle brise le cercle le raisonnement s'enferme lui-même; entre la méthode et la vérité elle établit à l'intérieur même de l'esprit un courant d'influence réci- proque d'où sort, grâce à une réaction continue de lune sur l'autre, le

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progrès constant de l'intelligence. Ce progrès interne fait de l'esprit un véritable automate. L'automatisme réalise pour l'esprit la per- fection de la liberté, la vérité, qui forme un système clos, peut être tout entière saisie par cet automate, et ainsi se justifie complètement la formule qui énonce le principe profond de la conception spino- ziste, l'identité de la vérité et de l'intelligence : verinn sive intel- lectus (I, 23).

Cette conception de l'esprit, sous la forme que lui donne la présente déduction, se déroule et s'achève uniquement à l'aide d'affirmations positives; elle ne contient donc point le principe d'une restriction ou d'un obstacle; ne sera-t-on pas en droit d'en conclure que rien ne peut limiter l'aptitude de rintelligence à connaître, ni l'étendue de sa compréhension? Et c'est bien, en efi^et, ce qui apparaît au premier aMord, prima front e, comme dit Spinoza (I, 25) : il semble que l'intel- ligence humaine soit appelée par sa nature à posséder la vérité totale, qu'elle ne soit pas susceptible de tomber en défaillance, ou de subir une déviation. Et pourtant il est vrai que la pensée humaine procède par négation, qu'elle commet des erreurs. La seule néces- sité de la démonstration précédente en est un témoignage suffisant : car elle suppose l'existence du scepticisme qui met en doute les vérités qui viennent d'être démontrées, qui nie l'existence même de la vérité. Or comment concevoir qu'il soit possible de penser, et que la pensée soit séparée de l'être et de la vérité, que leur unité soit brisée? Si la négation et l'erreur coexistent avec l'exercice de l'acti- vité intellectuelle, le rapport immédiat entre l'idée et son objet est détruit, et avec lui disparaît toute certitude. Il faut donc, en vertu des principes qui ont été établis, maintenir que seules l'affirmation positive, la connaissance vraie sont des actes réels de la pensée, qu'elles atteignent l'être, ou plutôt qu'elles sont l'être même. Le sceptique qui doute et qui nie, celui-là ne comprend pas effecti- vement : ou il parle contre sa conscience et n'a que le dehors et l'apparence de la pensée, ou bien alors, s'il est sincère, il faut avouer qu'il y a des hommes qui, soit en naissant, soit à cause de leurs préjugés, c'est-à-dire par quelque accident extérieur, sont atteints de cécité intellectuelle. Ceux-là en effet ne voient pas ce qui est l'évidence première : à l'heure ils doutent et ils nient, ils ne savent pas qu'ils doutent et qu'ils nient, ils disent qu'ils ne savent rien, et leur ignorance même, ils disent qu'ils l'ignorent, encore ne le disent-ils pas absolument, car ils craignent d'avouer qu'ils exis-

L. BRUNSCHVICG. la LOGIQUE DE SPINOZA. 457

tent en reconnaissant qu'ils ne savent rien, si bien qu'ils doivent finir par se taire, de peur de se laisser aller à quelque supposition qui ait quelque ombre de vérité (I, 13). Ce sont des muets qu'il faut traiter en muets. Par rapport du moins à leurs opinions spécula- tives (car il est vrai que dans le commerce de la vie et de la société la nécessité les a forcés d'admettre leur propre existence, de recher- cher leur bien, et de faire beaucoup de serments qui affirment ou qui nient), ils ont renoncé à l'usage de l'esprit : si l'on fait devant eux une démonstration, ils ne sauront pas juger si l'argumenta- tion est probante ou non, ils ne savent s'ils la repoussent, ou s'ils l'admettent, ou s'ils lui en opposent une autre : ce sont des machines, absolument dépourvues d'esprit (i, 15). Ainsi douter de la vérité, c'est ne pas avoir conscience de soi-même, neque seipsos sentiunt (1, 13). Le sceptique isole l'un de l'autre le jugement qui est renonciation d'une vérité, et l'acte d'intellection qui constitue cette vérité ; il déra- cine la vérité de l'esprit; il est bien vrai alors que le produit, con- sidéré en dehors de ses conditions de production, a perdu sa vertu interne, qu'il est devenu indifférent aux formes de l'affirmation et de la négation et qu'il est également susceptible de les recevoir. Donc si l'erreur existe et sa possibilité théorique suffit à en révéler l'existence, elle provient non pas de l'exercice de l'intelligence, mais au contraire de la faculté que nous avons de nous dispenser de l'exercer pour imiter du dehors les résultats de son activité; elle a ses sources dans notre inertie et notre passivité; elle est extérieure à l'intelligence. L'erreur n'a donc pas de réalité en soi, car elle serait vérité, et non erreur, elle n'existe pas, pourrait-on dire, en tant qu'erreur, mais seulement en tant qu'elle s'accompagne d'un acte déterminé d'intelligence, et alors, dans la mesure même s'est accompli cet eiï'ort intellectuel, elle est, et elle est une vérité; en dehors de cette vérité qu'elle enveloppe, tout en paraissant la détruire, il n'y a rien de positif en elle (I, 23). Si l'homme se trompe, ce n'est donc point parce qu'il connaît quelque chose, mais parce qu'il ne connaît pas ce qui est au delà, parce qu'il ignore même qu'il y ait un au-delà.

La vérité est l'être ; l'erreur est le non-être par rapport à la vérité, ou plutôt elle est tout à la fois l'être et le non-être, parce qu'elle est tout ensemble possession et privation de la connaissance. Cette contradiction intime qui constitue l'erreur, comment disparaltra- t-elle? Par le progrès même de la connaissance; en effet l'erreur se TOME I. IS93. 31

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progrès constant de l'intelligence Ce progrès interne fait de l'esprit un véritable automate. L'automasme réalise pour l'esprit la per- fection de la liberté, la vérité, qi forme un système clos, peut être tout entière saisie par cet automœ, et ainsi se justifie complètement la formule qui énonce le princip profond de la conception spino- ziste, l'identité de la vérité et d l'intelligence : veruvi sive intel- lectus (I, 23).

Cette conception de l'esprit, soula forme que lui donne la présente déduction, se déroule et s'achève niquement à l'aide d'affirmations positives; elle ne contient donc poit le principe d'une restriction ou d'un obstacle; ne sera-t-on pas e droit d'en conclure que rien ne peut limiter l'aptitude de l'intelUence à connaître, ni l'étendue de sa compréhension? Et c'est bien, e efl'et, ce qui apparaît au premier a^Sorà, prima fronte, comme dit Spioza (I, 25) : il semble que l'intel- ligence humaine soit appelée pa sa nature à posséder la vérité totale, qu'elle ne soit pas susceptile de tomber en défaillance, ou de subir une déviation. Et pourtant i est vrai que la pensée humaine procède par négation, qu'elle comiet des erreurs. La seule néces- sité de la démonstration précédem en est un témoignage suffisant : car elle suppose l'existence du ^epticisme qui met en doute les vérités qui viennent d'être démon-ées, qui nie l'existence même de la vérité. Or comment concevoir q'il soit possible de penser, et que la pensée soit séparée de l'être < de la vérité, que leur unité soit brisée? Si la négation et l'erreur cexistent avec l'exercice de l'acti- vité intellectuelle, le rapport immdiat entre l'idée et son objet est détruit, et avec lui disparaît touttcertitude. Il faut donc, en vertu des principes qui ont été établis, laintenir que seules l'affirmation positive, la connaissance vraie sot des actes réels de la pensée, qu'elles atteignent l'être, ou plult qu'elles sont l'être mêm sceptique qui doute et qui nie, dui-là ne comprend p^ vement : ou il parle contre sa CQscience et n'a que l'apparence de la pensée, ou bia alors, s'il est s avouer qu'il y a des hommes quisoit en naissant leurs préjugés, c'est-à-dire par uelque accide atteints de cécité intellectuelle. Cex-là en effet est l'évidence première : à l'heureiù ils dont ne savent pas qu'ils doutent et qu's nient, rien, et leur ignorance même, ils tsent le disent-ils pas absolument, car

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tent en reconnaissant qu'ils ne sa-^nt rien, si bien qu'ils doivent finir par se taire, de peur de se lai^er aller à quelque supposition qui ait quelque ombre de vérité (I, 3). Ce sont des muets qu'il faut traiter en muets. Par rapport du roins à leurs opinions spécula- tives (car il est vrai que dans le comierce de la vie et de la société la nécessité les a forcés d'admettre lar propre existence, de recher- cher leur bien, et de faire beaucou|de serments qui affirment ou qui nient), ils ont renoncé à l'usagfde l'esprit : si l'on fait devant eux une démonstration, ils ne samnt pas juger si l'argumenta- tion est probante ou non, ils ne sa\Tit s'ils la repoussent, ou s'ils l'admettent, ou s'ils lui en opposent ue autre : ce sont des machines, absolument dépourvues d'esprit (I,o). Ainsi douter de la vérité, c'est ne pas avoir conscience de soi-mêie, neque seipsos sentiunt (1, 15). Le sceptique isole l'un de l'autre leugement qui est renonciation d'une vérité, et l'acte d'intellection quconstitue cette vérité ; il déra- cine la vérité de l'esprit; il est bienvrai alors que le produit, con- sidéré en dehors de ses conditions d production, a perdu sa vertu interne, qu'il est devenu indifi'érent ux formes de l'affirmation et de la négation et qu'il est égalemei susceptible de les recevoir. Donc si l'erreur existe et sa possibité théorique suffit à en révéler l'existence, elle provient non pas e l'exercice de l'intelligence, mais au contraire de la faculté que nos avons de nous dispenser de l'exercer pour imiter du de^rs les rsultats de son activité; elle a ses sources dans notre ine^^^»otr passivité ; elle est extérieure

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manifeste une fois que l'esprit a franciii les bornes il était enfermé primitivement pour acquérir une science plus vaste et plus complète; et en même temps qu'elle se manifeste, puisqu'elle n'a rien en soi de subsistant et d'essentiel, elle s'évanouit. C'est la lumière qui révèle à l'homme l'existence des ténèbres, aussi bien que sa propre présence ; de même, le vrai est le critérium du faux, et du vrai également. Et de même que l'apparition de la lumière suffit à chasser les ténèbres, l'erreur se dissipe aux premiers rayons de la vérité (1, 111). Le remède unique à l'erreur, c'est donc la vérité. Par conséquent l'affirmation et la négation ne peuvent pas être con- sidérées comme deux catégories qui s'opposent l'une à l'autre au sein d'une même réalité qui serait la pensée; l'une est, l'autre n'est pas, de sorte qu'il n'y a aucune détermination qui leur soit com- mune et qui puisse servir à les comparer. Il ne peut y avoir de rela- tion qu'entre ce qui est et ce qui est, c'est-à-dire entre la vérité et la vérité, vérité étroite et limitée d'une part, vérité large et intégrale de l'autre. Une idée fausse est une idée qui n'a pas encore atteint le développement que comporte l'essence réelle à laquelle elle cor- respond objectivement, c'est une idée inadéquate; une idée vraie est une idée qui possède la plénitude de sa compréhension, c'est une idée adéquate. Or l'idée inadéquate est une partie d'idée adé- quate, l'idée adéquate est une totalité d'idées inadéquates. Le rap- port entre l'erreur et la vérité se ramène en définitive au rapport entre la partie et le tout. Si donc il nous arrive d'avoir des idées in- adéquates, il n'en faut pas conclure qu'il ne soit pas dans la nature de l'être pensant de former des idées vraies, c'est-à-dire adéquates, mais simplement que notre esprit n'est pas tout l'esprit, que nous ne sommes qu'une partie d'un être pensant dont certaines idées con- stituent notre esprit, les unes prises dans leur intégralité, les autres en partie seulement (I, 25).

Cette conception implique sans doute que toutes les idées sont homogènes les unes par rapport aux autres, qu'il n'y a pas de vérité provisoire pour ainsi dire, susceptible de se transformer en erreur au contact de vérités nouvelles, mais que chaque vérité possède dès le principe une valeur intrinsèque et définitive. Cependant il faut se garder de l'entendre dans un sens matériel, et de juxtaposer ces idées à la suite les unes des autres, comme on fait des éléments d'une somme arithmétique. En assimilant la vérité au total d'une addition, on ferait abstraction de ce qui nous a paru la caractériser.

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en tant que réalité spirituelle, je veux dire Je son intériorité. Les idées sont intérieures les unes aux autres, en même temps qu'inté- rieures à l'esprit, c'est-à-dire les parties sont intérieures au tout. Entre elles il existe un ordre déterminé et immuable, suivant lequel elles s'assemblent pour former une totalité à la fois autonome et achevée, qui est autre chose qu'une simple collection, qui est véri- tablement une unité. Cet ordre légitime [deb'itus ordo), il eût pu se faire que l'esprit se développant le suivit naturellement et nécessai- rement, sans jamais s'égarer, sans jamais rencontrer le doute, tou- jours éclairé de cette lumière par laquelle la vérité se manifeste elle- même (I, 14). Mais en réalité nous avons vu qu'il n'en était pas ainsi : les hommes n'ont pas l'habitude de la méditation interne la spontanéité de l'àme agit suivant ses lois déterminées; ils s'aban- donnent aux choses extérieures dont ils reflètent au hasard les cir- constances et les accidents, et alors la liaison des impressions cor- porelles se substitue dans leur âme au rapport logique des idées; ou bien ils énoncent des propositions auxquelles leur jugement indivi- duel n'a point de part, parce que, au lieu d'unir une idée à une idée, ils joignent un mot à un mot, parce qu'ils affirment et nient, non pas comme le veut la valeur logique de leurs concepts, mais comme le veut l'apparence du langage, dupes par conséquent de l'usage vulgaire qui a revêtu arbitrairement telle expression d'une forme affirmative et telle autre d'une forme négative (l, 30). Ce qui importe d'ailleurs, ce n'est point d'énumérer ici les différentes causes d'erreur, mais de montrer par des exemples qu'il existe un état notre esprit joue un rôle tout passif, le lien de nos idées a sa source et sa raison en dehors de nous, état vague que Spinoza pro- pose d'appeler du nom général d'imagination (I, ^9).

Nous comprenons dès lors que, puisque l'homme tombe sous le joug de l'imagination, il faut qu'il cherche à « s'en délivrer » (I, 29), pour rentrer en possession de son intelligence. Et ainsi réapparaît sous un nouvel aspect le problème de la méthode. En effet deux manières d'enchaîner les idées étant en présence, c'est à la méthode qu'il appartient d'enseigner l'ordre vrai, celui qui évite toute inter- ruption dans le développement des idées qui épargne toute recherche inutile. Si nous étions capables de suivre cet ordre de nous-mêmes, par une sorte d'instinct qui nous y pousserait fatalement, la con- naissance de la méthode serait sans doute inutile; mais puisque notre nature ne nous y porte point nécessairement, le progrès de

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noire activité intellectuelle ne peut se faire que suivant un plan déterminé {prsemeditato consilio). Mais il est vrai que la méthode ne se suffît pas à elle-même, en ce sens qu'elle est, ainsi que Spinoza l'a déjà définie, une connaissance réfléchie, une idée d'idée; « et parce qu'il n'y a pas idée d'idée, s'il n'y a pas d'abord idée », il n'y aura pas de méthode sans idée préalable. Par suite cette méthode sera la bonne qui montrera comment il faut diriger l'esprit selon la règle d'une idée vraie {ad daise veras idese noimam) (I, 13). Or à quel signe reconnaître l'idée vraie qui sera le point de départ de la connaissance? A sa simphcité. En effet il est impossible qu'une idée simple soit connue en partie et en partie inconnue : ou nous ne l'avons pas formée et nous n'en pouvons rien dire, ou nous la possédons dans son inté- grité, elle est claire et distincte, vraie par conséquent (I, 2j). Au début de toute connaissance, il faudra donc s'attacher aux idées simples, ou, si l'on avait affaire à une idée composée, la résoudre en ses éléments simples. En effet une idée simple étant en raison de sa vérité, connue en elle-même et par elle-même sans rapport aucun avec quelque cause externe que ce soit, il suffit de considérer ce que l'esprit a mis de sa propre activité dans cette idée, pour s'en former un concept absolument adéquat. Si l'on circonscrit, si l'on fixe en quelque sorte cette part d'activité, on obtient une définition; appliquée à une idée qui procède uniquement de l'intelligence, abs- traction faite des objets que renferme la nature, la définition ne peut pas ne pas être exacte. Tout ce qu'elle contient d'affirmation, corres- pondant à un acte positif de conception, doit à la réalité de cet acte sa vérité, cette vérité peut donc se poser sans aucune chance d'erreur, elle n'a d'autres bornes que les limites mêmes du concept (1,24).

C'est ainsi que l'idée simple devient la base de la méthode, sa définition est le point de départ nécessaire pour organiser les idées, on peut donc dire qu'elle est le principe de la déduction. Comment s'accomplit cette déduction? Est-ce que l'affirmation de l'idée simple conduit immédiatement à l'affirmation de l'idée composée? Soit par exemple la définition de la sphère : le solide engendré par la révo- lution d'un demi-cercle autour du diamètre; est-ce que cette défini- tion peut être considérée comme une conséquence directe de la défini- tion du demi-cercle, de telle sorte que l'esprit passe de l'une à l'autre tout de suite, par un prolongement nécessaire de son mouvement primitif? S'il en est ainsi, la formation de l'idée de sphère ne cor-

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respond plus à un acte spécial de l'esprit, elle se réduit à une opé- ration mécanique et passive, à la juxtaposition de deux idées, qui n'ayant point en elle de raison déterminante, demeure arbitraire, et fausse par conséquent. L'unique raison de cette fausseté, dit Spi- noza, c'est que nous affirmons d'une chose quelque autre chose qui n'est pas contenue dans le concept que nous en avons formé, du cercle par exemple le repos ou le mouvement (I, 24). En joignant sans intermédiaire au concept primitif cette propriété de tourner autour du diamètre pour engendrer une sphère, propriété qui n'étant pas inhérente à l'idée de demi-cercle, ne peut s'en tirer par voie d^analyse, nous franchissons les bornes du concept primitif, à l'intérieur duquel nous nous étions nécessairement renfermés tant que nous avions affaire à la seule idée simple de demi-cercle, nous posons par suite un jugement qui est plus vaste que notre pensée réelle, qui ne peut plus trouver dans l'activité intellectuelle la garantie qui en doit faire la vérité. Or nous commettons toujours une erreur quand nous prétendons tirer d'une production partielle un produit total. Découvrir la cause de l'erreur, c'est en indiquer aussi le remède. Il suffira de totaliser la production, si l'on peut parler ainsi, c'est-à-dire de former par un effort nouveau de l'esprit un concept nouveau, plus étendu que le premier puisqu'il ajoute à la première idée, celle de demi-cercle, une seconde idée, celle de sphère, et simple en même temps puisqu'il renferme le rapport intelligible de ces deux idées, un concept qui soit à la fois somme et unité. Le passage de l'erreur à la vérité s'accomplit par une addition, par un enrichissement, disons le mot exact, par une synthèse. C'est dans cette synthèse perpétuelle que l'intelligence manifeste son activité et son efficacité, qu'elle corrige peu à peu « ce défaut de percep- tion ., (I, 24) qui limitait et mutilait ses idées, qu'elle les rend claires et adéquates. La révolution d'un demi-cercle était une conception fausse, lorsqu'elle était tout isolée dans l'esprit, ou, comme .lit Spinoza , toute nue ; elle est vraie , quand elle est rapportée au concept de la sphère, ou à tout autre concept qui en contient en lui la cause déterminante (I, 25). La possession <]e la vérité a pour condition uniffuc le libre progrès de l'activité intellectuelle. Cette conclusion apparaît d'autant plus facilement que notre in- vestigation s'est portée sur une idée géométrique, c'est-à-dire sur une idée vraie dont l'objet dépend sans contredit de notre propre faculté de penser, sans trouver d'objet correspondant dans la

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nature; mais il en est de même pour toute espèce de pensée. Un plan rationnel, une fois conçu par un artisan, est une pensée vraie, et cette pensée demeure vraie, n'eût-elle jamais été exécutée, dût- elle ne l'être jamais. Par contre, si quelqu'un affirme que Pierre existe, sans savoir pourtant que Pierre existe, sa pensée, relativement à lui, est fausse ou, si l'on aime mieux, elle n'est pas vraie, quoique Pierre existe en réalité; car cette proposition : Pierre existe, n'est vraie que par rapport à celui qui sait de source certaine que Pierre existe (I, 23).

Ainsi déterminée, la notion d'une synthèse continue concilie l'identité établie par Spinoza entre l'intelligence et ia vérité avec l'existence de l'erreur qui en semblait la négation. Elle permet de comprendre comment il arrive que l'homme se trompe, et comment ce fait s'explique par le mouvement ou le repos de l'intelligence et non par l'état du monde extérieur, comment, si je puis dire, à l'in- térieur de l'esprit l'erreur se vérifie en tant qu'erreur et se trans- forme par en vérité, comment enfin la pensée se développe sans sortir d'elle-même. Il ne faut donc point regarder la synthèse, telle que Spinoza l'a conçue, comme un procédé que l'esprit emploie pour atteindre la vérité, comme un moyen en vue d'un but; la syn- thèse est la vérité elle-même, et ses dilTérents moments constituent autant de vérités distinctes. En un mot la synthèse spinoziste est une synthèse concrète. Elle va de l'être à l'être, sans souffrir jamais que dans la série des êtres réels des abstractions ou des universaux soient intercalés. Un axiome universel en effet ne constitue aucun de ces êtres en particulier; il n'y a rien de fécond en lui, il se livre tout entier sans rien engendrer de vivant; un principe abstrait est un principe mort. Rattacher une essence réelle à un axiome uni- versel, comme au véritable principe de la déduction, c'est donc interrompre le progrès de l'intelligence (I, 33), c'est substituer à l'ordre réel qui est dans les êtres (I, 30) un ordre factice qui n'existe que dans l'esprit. La nature concrète est alors confondue avec de simples abstractions (I, 25); la pensée est séparée de l'être, et le sys- tème des essences objectives cesse de correspondre au système des essences formelles. La meilleure conclusion, au contraire, c'est celle qui se tire d'une essence particulière affirmative (I, 31), d'autant meilleure que l'essence étant plus particulière est susceptible d'être conçue plus clairement et plus distinctement. Une telle essence étant naturellement vivante, active et efficace, puisqu'elle est

L. BRUNSCHVICG. LA LOGIQUE DE SPINOZA. 463

l'exacte expression de la réalité, est une cause, et en tant que cause, elle enveloppe en elle la notion de son effet, de sorte que de sa seule considération se déduisent les idées de toutes les choses qui offrent quelque communauté de nature ou qui entretiennent quelque commerce avec elle. Ainsi si l'esprit pose cette essence comme le point de départ de la synthèse, et passe d'idée concrète en idée con- crète, l'ordre logique de ses pensées correspond parfaitement à l'enchaînement naturel des choses. Entre la pensée et l'être le parallélisme est exact, ou, pour employer la formule spinoziste : l'idée se comporte objectivement comme son idéat se comporte réel- lement (I, 13). De enfin cette conséquence, que nos idées ont entre elles les mêmes rapports que leurs objets. En effet plus une chose a de relations avec d'autres choses dans la nature, plus riche et plus féconde est la déduction qui procède de son idée; ainsi s'établit entre les notions une hiérarchie de perfection, qui exprime la perfection réelle de leurs essences formelles. De môme que le développement de notre connaissance serait brusquement arrêté, si nous nous attachions à une idée qui, tout en étant vraie, aurait un objet complètement isolé dans la nature et sans commerce aucun avec un autre objet, de même aussi, pour atteindre à la vérité intégrale, c'est-à-dire pour enfermer dans l'unité d'une synthèse la totahté de nos conceptions, il faut de progrès en progrès arriver à concevoir l'être qui est en rapport avec tous les autres êtres, celui par suite qui est la source et l'origine de la nature (I, 14); car son idée contient en elle toutes les autres idées; la possession de cette idée suffit donc à provoquer le développement complet de l'esprit et à le ramener à un principe unique, puisqu'elle permet de par- courir la série des choses naturelles en leur donnant un ordre et un enchaînement tels « que notre esprit, autant qu'il peut, exprime dans sa représentation la réalité de la nature, dans l'unité de son ensemble et dans le détail de ses parties » [ut mens noslra, quod ejus fierî potest, referai objective formalilutem nalurx, quoad et tolam et (juoad ejus partes, I, 30). La véritable voie de la vérité ne peut donc être que la réflexion sur cet être total, c'est-à-dire souverai- nement parfait, réflexion qui est elle-même une connaissance totale, c'est-à-dire une idée souverainement parfaite, et la méthode s'achève dans cette règle supérieure : diriger son esprit suivant la loi que fournit l'idée de l'être souverainement parfait (I, 13). Ainsi la méthode est en quelque sorte suspendue à l'être, et en

464 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

effet ceux-là seuls pourraient concevoir une séparation entre la logique et la métaphysique qui considèrent la pensée comme dé- pourvue de consistance et de profondeur, capable seulement de refléter, et transparente également pour toute espèce de réalité ; alors la méthode serait un procédé mécanique indifférent à la nature qui lui est soumise. Le principe fondamental qui nous a paru caractériser la philosophie de Spinoza, justifier chacune de ses conclusions, c'est tout au contraire que la pensée est à elle seule une réalité. Qui dit concept dit action (I, 76). L'idée est vraie en raison de sa généra- lion spirituelle et elle a une fécondité qui lui permet de communiquer sa vérité à de nouvelles idées. La pensée, étant un être organisé, se rattache nécessairement à l'être. Par conséquent pas d'étude préa- lable ne portant que sur les moyens de saisir l'être, et laissant indé- terminée la nature de cet être ; l'unité de la pensée et de l'être a pour conséquence l'unité de la méthode et du système. De même que l'es- prit une fois affranchi de toute autorité extérieure, une seule méthode restait qui fût conforme à cette indépendance, de même cette méthode n'a pu se constituer et s'achever sans entraîner par même une cer- taine conception de l'être, sans devenir un système. La liberté de l'es- prit a déterminé une méthode; la méthode détermine un système. L'étude du spinozisme, telle que nous l'avons faite jusqu'ici, aboutit donc à cette formule : la liberté absolue est une détermination, détermination complète et exclusive de toute autre détermination.

De cette union étroite qui fait coïncider le système avec la méthode, découle cette conséquence que le système a un point de départ nécessaire : la notion suprême qu'a fournie l'étude de la méthode ; qu'à partir de cette notion il se déroule dans un ordre fixe, qu'il est un et qu'il est unique. Par suite la philosophie ne se divise point en diffé- rentes parties, qui correspondraient à autant de problèmes spéciaux et indépendants. Aucune question ne peut être abordée qu'au rang qui lui revient dans le développement logique des notions; en effet, non seulement elle est traitée et résolue grâce aux notions qui la précè- dent rationnellement, mais elle ne peut même être posée et définie sans leur secours. Spinoza, qui demande à la spéculation philoso- phique une doctrine de la vie morale, s'interdira pourtant d'appli- quer immédiatement sa méthode à la résolution du problème moral. Ce problème n'existe pas pour lui à l'état séparé, autrement on supposerait une catégorie morale qui s'imposerait par elle-même sans démonstration, sans définition, et d'avance on aurait déter-

L. BRUNSCHVICG. LA LOGIQUE DE SPINOZA. 46&

miné la réponse par l'interrogation; au lieu d'établir une vérité ayant une valeur nécessaire et universelle, on aurait développé un postulat. Sans doute Spinoza n'aurait pas trouvé de morale s'il n'en avait cherché; mais la préoccupation morale n'a servi, comme on l'a vu, qu'à l'exciter à entrer en possession de sa liberté intel- lectuelle; une fois cette liberté conquise, à elle de se déployer par sa seule force interne; elle rencontrera le bien sur sa route parce que le bien ne peut être séparé de la vérité ni de l'être; autrement il ne serait pas véritable, autrement il n'existerait pas. La vérité est intérieure à l'esprit; l'être intérieur au vrai; le bien inté- rieur à l'être. Ce sont trois aspects d'une seule et même chose. Logique, métaphysique, morale, ne forment donc qu'une seule et même science. La philosophie est une unité parfaite : considérée dans sa méthode, elle s'appelle logique ; considérée dans son prin- cipe, elle s'appelle métaphysique; considérée dans sa fin, elle s'appelle morale. C'est pourquoi on a pu dire également que la phi- losophie de Spinoza ne comporte pas une morale, entendue au sens de science isolée et autonome, et qu'elle est tout entière une morale. Pas de morale indépendante : « La morale, écrit Spinoza, doit, comme chacun sait, être fondée sur la métaphysique et sur la physique. » (II, 118.) La vie du vulgaire avait été condamnée par Spinoza, non parce qu'elle était immorale, prise en elle-même,, mais parce qu'elle se résolvait dans le néant, et se mettait ainsi en contradiction avec elle-même. Inversement la règle positive de la moralité ne peut se déduire que de principes logiques et métaphysi- ques; par suite aussi pas de science qui ne contribue à la formation d'une morale : « Chacun pourra voir que je veux diriger toutes les sciences vers cette fin et ce but unique, parvenir à la souveraine per- fection de l'humanité, dont nous avons déjà parlé; et ainsi tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche en rien de ce but, il faut le rejeter comme inutile. » (I, 6.) Le développement de la pensée étant une réalité concrète, est en même temps une œuvre morale. Tels que Spinoza les a conçus et les a présentés, le Traité de Théologie et de Politique, le Traité de la Réforme de V Intelligence sont de véri- tables introductions à la vie morale. Enfin l'ouvrage qui contient l'exposition intégrale du spinozisme, qui traite de Dieu et de l'homme, celui-là même que l'auteur avait d'abord appelé « Sa phi- losophie » (I, H, 12), porte définitivement le nom de morale : Ethica. A faire ainsi de la morale le but de la philosophie, n'y a-t-il pour-

466 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tant pas un danger grave? L'idée du but à atteindre ne va-t-elle pas nécessairement réagir sur le principe même de la philosophie, inter- venir dans l'enchaînement logique des concepts? Une idée préconçue s'introduira dans la déduction ; agissant comme une fin transcendante, elle adaptera le système à elle du dehors et elle en altérera la forme naturelle. Il s'agit donc de se préserver d'un défaut qui a corrompu presque toutes les doctrines morales des hommes, il s'agit de substi- tuer définitivement à des préjugés arbitraires des jugements réels. Pour parvenir à ce résultat, il faut d'abord partir de définitions pré- cises. La définition est bien, comme dit Spinoza, le pivot de la mé- thode (I, 31), la définition est l'épreuve du concept, elle en fonde la vérité, parce qu'elle en fait voir l'origine, et parce qu'elle en limite l'étendue, elle le garantit de l'erreur. Il faut aussi que la démonstra- tion se fasse suivant un procédé capable d'assurer l'ordre rigoureux des propositions, et d'exclure toute interversion, de telle sorte que l'esprit aille toujours du connu à l'inconnu, du principe à la con- séquence. En un mot, la philosophie doit être exposée de la même façon que la géométrie. Le caractère propre de la méthode mathé- matique c'est en effet l'exclusion des causes finales, la considération unique des essences et de leurs propriétés (I, 71). Grâce à l'emploi de cette méthode, la philosophie se composera de vérités qui s'en- gendrent et s'enchaînent d'elles-mêmes; elle se crée en quelque sorte par sa seule vertu interne, et se traduit exactement dans les formes de la démonstration; le progrès de la science est adéquat aux pro- grès de l'esprit. L'application de cette méthode à la philosophie, en particulier à la morale, ne saurait donc être envisagée comme un fait indifférent. Elle signifie qu'il faut se débarrasser des habitudes intel- lectuelles que notre enfance, notre éducation, nos goûts, notre con- duite antérieure et nos intérêts pratiques nous ont fait involontai- rement contracter; il faut écarter tout préjugé pour faire œuvre véritable d'intelligence. Un système original et libre réclame, pour être entendu, une pensée originale et libre. La méthode géométrique est apparue à Spinoza comme l'instrument nécessaire pour cette œuvre d'affranchissement et de purification. De plus, la rigidité de ses formes extérieures, la continuité de son développement intime, lui semblaient également propres, une fois le principe établi, à pré- venir toute erreur dans le développement des conséquences, car elles empêchent que la pensée ne s'égare sous l'influence d'une pression étrangère, surtout qu'elle ne subisse un temps d'arrêt et ne

L. BRUNSCHVICG. LA LOGIQUE DE SPINOZA. 467

laisse une place vide que l'imagination remplirait, du moins en appa- rence, puisqu'il s'agirait d'une conception imaginaire. Ni définitions vaines ni démonstrations illusoires; c'est par la raison et par la raison seule que la philosophie se développe. Si elle nous conduit au but que nous cherchions, si même elle semble nous y « con- duire par la main » (I, 76), ce n'est pas qu'elle ait été adaptée d'avance et par force à ce but, que son principe ait été déterminé et admis en vue de la conclusion, c'est qu'il la contenait véritable- ment en lui, et qu'il l'a produite effectivement grâce à l'accord de la pensée avec elle-même ou, comme dira Kant pour indiquer précisé- ment la richesse des conséquences, la fécondité des applications que comporte telle ou telle proposition géométrique, en vertu d'une finalité intellectuelle objective, qui lui est inhérente. [Critique du Jugement, ch. 62.) En un mot la liberté de l'esprit se reflète avec exactitude dans un système dont la pureté et l'intégralité garantissent la vérité, voilà ce que veut dire le titre de l'ouvrage spinoziste : Ethica ordine geometrico demonstrata.

LÉON Brunschvicg.

LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN

A ANDRÉ-MARIE AMPÈRE

(Suites.)

V

Lettre de Biran a Ampère *.

Je n'avais pas cru nécessaire d'avoir un terme particulier pour exprimer les traces que les affections simples laissent après elles, un de mes points de doctrine étant qu'il n'y a point de souvenir d'affec- tions, et que, si les impressions affectives laissent des traces après elles, ce ne peut être que dans les organes qui tendent effectivement à persévérer ou à se remettre dans le même état, ainsi que j'ai cher- ché à l'expliquer dans mon livre de V Habitude ; mais ce n'est qu'un phénomène physiologique et qui ne devrait peut-être pas avoir une place dans une classification des phénomènes purement psycholo- giques; quoi qu'il en soit, et en supposant même qu'il y eût quelque espèce de souvenir attaché aux affections, je ne pense pas que le terme iendancelm fût ici bien approprié, ce terme se trouvant natu- rellement lié à quelque idée de mouvement et exprimant mieux la détermination instinctive à se mouvoir qui suit bien réellement l'affection et lui est proportionnée; en quoi le mot tendance expri- merait la même idée qui est attachée à votre nouveau terme d-'inci-

1. Voir le n" de Juillet.

2. Date probable : décembre 1807 ou janvier 1808. Le deuxième paragraphe conlicnl une allusion à une lettre d'Ampère qui porte la date du 11 novembre 1807. Le début de la lettre indique clairement que Maine de Biran se propose de répondre à une question déterminée posée par Ampère : « Je vous prie de choisir (pour désigner les traces que les affections laissent après elles) entre ces deux dénominations : tendance, inclination, et de me faire part de voire choix ».

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN. 469

talions, ainsi que cela était, je crois, dans votre ancien projet de classification.

Nous étions convenus déjà, comme vous le rappelez, que les affec- tions n'étaient point susceptibles de s'associer comme les intuitions en divers groupes, mais c'est justement par la raison qu'elles ne laissent point de traces ou qu'elles n'offrent rien qui corresponde aux images des intuitions; par la même raison aussi, il n'y a point d'affections comparatives et les rapports d'intensité ne tiennent point à ces impressions de la même manière que ceux d'extension et de grandeur paraissent tenir aux intuitions naturellement coordonnées dans un espace. S'il y a des réminiscences et des comparaisons d'affec- tions, les facultés ou opérations intellectuelles qui s'appliquent et s'ajoutent à ces modes de notre sensibilité passive n'y prennent point leur source et n'y sont point inhérentes.

Je ne conçois pas pourquoi l'incitation n'est jamais produite immé- diatement par V affection sensitive, mais bien par une intuition accom- pagnée d'une affection, ou par une image accompagnée de tendance. Est-ce qu'il n'y a pas une multitude de déterminations qui dans l'ordre naturel sont produites par des affections immédiates et sans l'intermédiaire des intuitions? Or ces déterminations motrices, pro- duites ainsi par les affections, comme toutes celles qui ont lieu dans l'instinct animal, ne seraient-elles pas bien nommées tendances, et ces tendances ainsi proprement nommées ne correspondraient-elles pas bien alors aux incitations , celles-ci étant des déterminations motrices liées aux intuitions accompagnées d'affections, comme les tendances simples sont liées aux affections simples ou sensitives? J'avoue que, l'acception du terme tendance étant ainsi changée, il faudrait un mot nouveau, pour exprimer les espèces de traces que les affections sensitives laissent immédiatement après elles.

Nous avons déjà dans notre langue les termes besoins, appétits, velléités ou penchants qui me paraissent propres à exprimer ce phé- nomène; je préfère le mot appétit qui a déjà cette acception dans la langue de divers physiologistes et métaphysiciens. En substituant ainsi le mot appétit à celui de tendance, je mettrais ce dernier à la place de ce que vous appelez incitations immédiates, qui sont des déterminations motrices correspondantes à des intuitions jointes à des affections ou des appétits; les incitations que vous spécifiez sous le titre de subséquentes seraient les seules que je voudrais appeler incitations; ce sont celles aussi qui laissent après elles des habitudes

470 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

physiques, les tendances simples pouvant être considérées comme des instincts. En effet les incitations d'où dépendent les premières habitudes ne sont-elles pas surtout celles qui ont lieu en l'absence des causes directes qui font jouir ou souffrir, et par la seule présence des images accompagnées d'appétit? Et peut-on rapporter aux habi- tudes les mouvements déterminés par les intuitions actuelles accom- pagnées d'affections? Par exemple, si ma main se retire par une affection de brûlure ou de piqûre, c'est un instinct et non pas une habitude; mais c'est bien par habitude que je m'éloignerai d'un bra- sier ardent dont j'ai l'intuition ou l'image correspondant à une aver- sion. Ce sont les images liées aux appétits qui , se reproduisant spontanément en l'absence des causes ou objets d'impression, don- nent lieu à presque toutes les habitudes physiques.

Je sens très bien que proposer de faire de pareils changements au tableau, c'est vouloir en altérer la symétrie. Vous avez fait en sorte de faire marcher par deux, et respectivement sous les mêmes dénominations, toutes vos divisions spécifiques de phénomènes dans les deux ordres : ainsi dans la seconde ligne , aux coordinations immédiates et subséquentes qui laissent après elles les combinaisons, correspondent parallèlement les incitations immédiates et subsé- quentes, qui laissent après elles les habitudes. Mais sans parler de la difficulté qu'il y a à admettre cette exacte correspondance dans les deux systèmes, correspondance telle que la même échelle, la même division numérique et spécifique s'appliquent précisément à l'un et à l'autre, je trouve de plus que l'expression générique du phéno- mène que laisse après elles chacune des deux espèces de modifica- tions précédentes ne correspond jamais également à l'une et à l'autre, mais seulement à la dernière de ces modifications qui la précède immédiatement dans le tableau. Par exemple, les coordina- tions subséquentes laissent seules après elles des combinaisons; mais les coordinations immédiates qui ne diffèrent peut-être pas des intuitions comparatives peuvent bien ne laisser après elles que des images, ce qui offre l'inconvénient de répéter deux fois dans le tableau un même phénomène sous deux dénominations différentes, et de pré- senter tel phénomène comme étant également en dépendance des deux qui le précèdent au tableau, pendant qu'il n'est la suite que d' un seul.

J'avoue que je ne puis concevoir en aucune manière ce que sont les images de rapport abstraites des intuitions ou des images com-

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN.

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plexes totales; pas plus que je ne puis concevoir les couleurs, par exemple, hors de cette coordination naturelle des impressions de lumière qui affectent simultanément les divers points continus de cette toile nerveuse que nous appelons rétine. Les hommes qui rêvent, les animaux voient, dites-vous, des rapports de grandeur, de res- semblance, entre les intuitions ou les images présentes; donc les images qui en sont la suite ne dépendent pas plus de l'autopsie que les intuitions sensitives; elles sont également accompagnées d'affec- tions, s'abstraient, se combinent de même.

Je vous accorde que les intuitions de la vue, par exemple, sont telles qu'elles renferment en elles certains rapports de grandeur ou d'extension, de ressemblance ou de différence entre elles, rapports qui pourront dans la suite en être séparés ou abstraits à l'aide du langage et par une opération de l'esprit qui dépend évidemment de V autopsie. Puisqu'en effet de semblables idées de ra/^por^s peuvent être abstraites des intuitions totales, elles peuvent aussi être considérées logiquement comme y étant renfermées ou comprises dans l'origine, et avant l'autopsie même. Mais que ces rapports soient perçus en eux-mêmes et hors des intuitions ou images, avant que Fabstraction de l'esprit ait pu les en détacher ; qu'ils fassent seuls images dans l'es- prit, et qu'ils se coordonnent ou se combinent ainsi à part des intui- tions ou des images primitives dans lesquelles ils sont réellement confondus, et de manière enfin à donner lieu à des coordinations immédiates et subséquentes de rapports , comme phénomènes réels, distincts, voilà ce que je ne puis admettre, et vous m'auriez fait plaisir de me citer des exemples qui puissent suppléer ici à mon défaut d'intelligence. Je suis si loin d'admettre (avant l'autopsie) des coordinations de rapports que je n'adopte même pas les premières intuitions comparatives comme réellement distinctes des intuitions sensitives, à moins qu'on n'entende par intuitions comparatives celles dont l'esprit pourra déduire par la suite les différentes idées de rap- port; à la différence des intuitions purement sensitives qui pour- raient avoir un caractère tel que l'esprit ne pût en déduire aucun rapport. Telles seraient par exemple les couleurs : si elles n'étaient pas naturellement coordonnées dans un espace et si elles se bornaient à modifier en face l'être sensitif, sans pouvoir se démêler les unes des autres, à la manière d'un pot-pourri composé de différentes odeurs, alors l'espèce des intuitions appelées comparatives ne seraient dites ainsi que relativement à la faculté de comparer qui n'existe point

472 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

avant l'autopsie, n'est que virtuelle, et dont elles fournissent seule- ment dans la suite l'objet et la matière. En un mot je ne puis conce- voir les rapports comme inhérents aux intuitions et aux affections, et sans un acte effectif de comparaison; je ne conçois pas d'acte de comparaison sans un sujet qui compare. Prouvez-moi que j'ai tort et j'adopte toute votre nomenclature sans y changer un seul mot. Avant l'autopsie tout est sensitif et simple : les intuitions qui se trouvent naturellement coordonnées dans un espace et forment un monde d'images dont le moi n'est pas encore séparé, comme les affections qui ne se coordonnent et ne s'associent d'aucune manière. Les intui- tions unies aux affections donnent lieu à des tendances, ou (si vous l'aimez mieux) à des incitations immédiates ou subséquentes qui préparent , avant la naissance des habitudes physiques, l'action hyperorganique secondaire dont l'aperception immédiate interne ou l'autopsie constitue le sentiment d'individualité, le moi. J'ai exposé dans mon Mémoire de Berlin le passage des déterminations motrices, relatives aux affections, aux intentions et aux images, ou, dans votre langage, des incitations subséquentes à l'autopsie que j'appelais aper- cepiion interne immédiate dans mon langage et celui de l'Académie. Je serai bien aise de connaître toute votre pensée sur ce sujet.

Je ne vois point du tout le fondement ni le motif de tout l'écha- faudage des classifications précédentes n'ayant pour objet que des distinctions hypothétiques ou étrangères à notre expérience réfléchie .

Je me trouve parfaitement d'accord avec vous dans la manière dont vous faites correspondre la volition à Vautopsie et dont vous distinguez cette volition de l'incitation subséquente. J'adopte aussi complètement votre division de l'autopsie comme de la volition sim- ple et réfléchie; les motifs de cette division et ses résultats sont abso- lument dans mon point de vue. Il est vrai que je me suis cru fondé à distinguer par des noms différents les affections simples, intuitions simples et images simples, des sensations, perceptions et idées qui sont un composé primitif de ces phénomènes simples et de l'autopsie ou du moi. Ce point de vue qui consiste à démêler, dans toutes nos modifications composées actuelles, le simple sensitif séparé du moi, m'appartient, je crois, en propre; du moins je ne l'ai trouvé dans aucun ouvrage métaphysique, quoique j'en aie lu beaucoup; je n'ai rencontré personne qui le saisît bien, excepté vous qui l'avez même étendu, je crois, outre mesure, puisque vous y faites rentrer certains modes que je considère, moi, comme des opérations ou des résultats

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIHAN. 473

d'opérations intellectuelles. Vous me faites bien plaisir en me disant que vous avez trouvé plusieurs juges à consulter sur ce point fondamental et vraiment ardu; mais vous me permettrez d'avoir moins de confiance dans ces autorités inconnues et un peu sus- pectes que dans la vôtre.

Permettez-moi de vous renvoyer à mon Traité de V Habitude je crois avoir assez bien établi la différence réelle qui sépare la sensa- tion, c'est-à-dire l'affection avec le moi, de la perception, c'est-à-dire de l'intuition avec le 7noi. Si les deux phénomènes simples sont spé- cifiquement distincts et doivent avoir deux noms différents, comme vous le reconnaissez, pourquoi les composés qu'ils forment au moyen de l'autopsie ne seraient-ils pas aussi distincts? Un principe que je regarde aussi comme incontestable, et que j'ai déjà appuyé, comme je l'appuierai encore, au besoin, de plusieurs exemples, c'est que toute perception complète se fonde primitivement sur un acte de la volonté ou de la force motrice, qui contribue en partie (comme dans la vision, l'auscultation et surtout le toucher actif), ou même en tout (comme dans les sons ou articulations de la voix parlée), à donner à l'impression reçue par l'organe la forme perceptive ; or, si la volonté est le principe générateur d'une certaine espèce de modifications, et qu'elle soit absolument étrangère aux autres comme elle l'est toujours réellement à ce qui est affection, pourquoi ne ferions-nous pas de ce mode essentiel de génération le titre principal d'une classe? De ce que je ne puis, dites-vous, éprouver une affection qu'autant que je vais la chercher au loin ou que je me la procure par une suite d'actes volontaires, s'ensuit-il que cette affection change de nature? Non sans doute, elle n'en change pas, et c'est justement parce qu'elle conserve sa forme affective indépendamment de l'acte volontaire qui en est l'occasion plutôt que la cause et qui ne peut rien aussi pour changer son caractère, c'est pour cela, dis-je, que l'affection collatéralement associée ou agrégée au vouloir et au moi, ne peut être confondue dans ce composé avec d'autres modifications dont la volonté est cause nécessaire, partielle ou totale, dont la pro- duction et le caractère non affectif est subordonné à la force motrice, et qui sont aussi intimement unies au moi comme ayant une affinité naturelle ou une analogie essentielle avec son mode fondamental et constitutif. Voilà mes raisons pour faire deux classes de la sen- sation et de la perception. La nomenclature proposée est loin de remplir tous les besoins de la science.

TOME I. 1893. 32

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La sensation en général (en prenant ce mot dans son acception ordinaire) se compose, dites-vous, d'une partie affective et d"une partie représentative, qui est Vmiuition. Je suppose que cela soit vrai, du moins on ne peut nier que les diverses sensations spéci- fiques se distinguent réellement les unes des autres en ce que, dans les unes, c'est l'affection qui prédomine et forme le véritable caractère de la sensation, qui tient pour ainsi dire sa forme des dis- positions organiques, au lieu que dans les autres c'est l'intuition qui domine et la volonté hyperorganique qui contribue à donner la forme de la perception; en conservant le nom générique de sensa- tion, il faudrait donc au moins distinguer ces deux espèces très réelles sous le titre respectif de sensations affectives et de sensations perceptives ou représentatives. J'ai mieux aimé faire du terme géné- rique un nom spécifique en appelant sensations les impressions dont le caractère propre est d'être affectives, ei perceptions celles l'in- tuition constitue toute la partie notable, l'affection y étant comme nulle ou insensible. Je me suis rapproché en cela du point de vue des métaphysiciens qui me paraissent avoir distingué avec le plus d'exactitude la sensation de la perception^ notamment Th. Reid, Smith et d'autres philosophes de l'école d'Edimbourg qui ont com- pris sous le terme perception le rapport perçu d'extériorité, de cau- salité personnelle et étrangère, en bornant la sensation à l'effet immédiat de l'impression sur la sensibilité; il est vrai qu'ils consi- dèrent cette sensation comme toujours liée et simultanée avec la perception dans toutes les modifications de notre sensibilité externe et interne; en quoi je pense qu'ils ont faussement généralisé une assertion vraie seulement dans quelques cas particuliers. Dans l'in- tuition visuelle, par exemple, l'affection résultante de l'impression immédiate des rayons lumineux sur la rétine est bien insensible, et il faut qu'elle le soit pour que l'intuition soit aussi claire que pos- sible; aussi le caractère intuitif ressort-il d'autant plus que l'habi- tude est plus émoussée. L'attention prouve que cette affection ne fait pas partie essentielle de la perception ou, si vous aimez mieux, de la sensation totale. Quant au toucher actif, rappelez-vous une supposition de l'aveugle n'ayant, pour organe du toucher des corps, qu'une espèce d'ongle mobile à volonté qui lui suffit pour acquérir l'idée de tous les modes de l'étendue; les affections de chaud, de froid, de poli ou de rude composeraient-elles en ce cas nécessaire- ment ses représentations sous des formes ou des figures tangibles,

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et quoiqu'elles les composent réellement dans notre organisation actuelle, en s'y associant par simultanéité, ne doivent-elles pas bien en être distinguées par une analyse exacte comme des parties hété- rogènes par leur nature? et faudra-t-il leur donner le même nom avant l'autopsie, ou leur conserver après cette signification iden- tique? Observez, je vous prie, qu'il y a telles sensations (si l'on veut maintenir la signification générique de ce terme) qui ne sauraient avoir lieu avant l'autopsie et qui ne naissent qu'avec elle ou par elle, ou qui dépendent enfin des mêmes conditions originaires : telles sont les perceptions du toucher dont je parlais tout à l'heure et aussi celles de la vision et de l'auscultation active, à qui la force hyperor- ganique naissante donne une autre direction, une autre portée et un caractère tout nouveau ; tel que ce sont vraiment d'autres modi- fications quoiqu'ayant toujours le même siège extérieur. Peut-on donner dans ce cas le nom de phénomènes indépendants de l'au- topsie à des phénomènes qui lui sont intimement liés et qui tiennent d'elle leur caractère et leur forme? et comment le titre d'intuition propre à ces sortes de représentations spontanées passives tout est confondu, pourrait-il s'approprier à ces modes activés par la force hyperorganique qui seule éclaire, précise, distingue dans la perception intellectuelle ce qui est confondu ou senti en masse dans la sensation passive *.

Quant aux sensations purement alTectives, il n'y a de telles, dites- vous, que celles qui nous rendent heureux on malheureux sans que nous sachions que nous les avons. Bien loin que je regarde cette expression comme paradoxale, je l'adopte au contraire dans toute son étendue et sa profondeur, au titre près de sensation que je n'accorderai point à des impressions qui affectent l'être sensitif sans que le moi le sache ou puisse s'en rendre compte. Vous croyez que ces affections sont limitées aux organes intérieurs le moi ne peut les rapporter pour les reconnaître ou les localiser, et que toutes les autres impressions reçues par les sens externes ont une partie affective et une partie essentiellement représentative qui constitue sous ce rapport de véritables intuitions; par exemple, les saveurs, les odeurs, plusieurs douleurs intérieures, la faim, la soif, sont reconnues par nous, nous savons quand nous les avons, nous les

l.En marge : « Inconvénienl de confondre les sensations avec les inliiitions;. les rapports de c«Ms«/i7e, etc., ne sont point inhérents aux sensations alTec- tives ».

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localisons, donc elles ont quelque chose de représentatif. Fort bien, mais il faut savoir si ce quelque chose de représentatif est un caractère propre et inhérent à ces sensations, ou bien si c'est un caractère surajouté et qui vienne d'ailleurs ; c'est ici le terme coor- dination me paraît applicable. Je sais que l'odeur agréable qui m'af- fecte actuellement me vient de tel corps extérieur et par tel organe ; mais comment le sens-je, et d'où vient le moi qui le sait'! La sensa- tion a-t-elle quelque chose en elle-même qui m'informe de sa cause, de son siège et de son sujet? et supposé qu'elle fût seule, ou que je ne susse pas d'ailleurs qu'il y a une cause qui produit et un organe qui reçoit l'impression, celle-ci ne serait-elle pas comme toutes les impressions intimes qui affectent sans se localiser? La cau- salité semble inhérente aux organes moteurs, la coordination dans un espace paraît propre au sens de la vue *.

Je regarde, quant à moi, comme très certain, que les sensations d'odeurs, de saveurs, de chaud, de froid, de faim, de soif, comme les douleurs qui affectent une partie quelconque du corps, considé- rées sans l'autopsie ou le sujet qui se les attribue, sans l'action du moi qui les localise en les rapportant à un siège organique sur lequel a pu s'exercer la force motrice, ou à une cause capable d'agir sur nous comme nous agissons sur elle; sous tous ces rapports, dis-je, nécessaires à la sensation, mais qui ne sont pas elle, toutes les impressions dont il s'agit seraient au rang de ces simples modi- fications intérieures, affectives, qui, d'après vous-même, nous rendent heureux ou malheureux, sans que nous sachions que nous les avons. J'ai cherché ailleurs, et encore dans mon dernier Mémoire de BerHn, par quelle suite d'actes, de progrès et de conditions la sensation affective se composait ainsi successivement de divers rapports ou jugements, et je ne crois pas avoir besoin ici d'y insister; il me suf- fira d'avoir établi le principe sur lequel je fonde la différence essen- tielle que j'établis entre la sensation et la perception après l'au- topsie, comme entre l'affection et l'intuition après l'autopsie.

Je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux appeler coordination cette espèce d'association qui se fait dans l'autopsie entre les affections simples et des actes successifs de la force motrice, coordinations en

1. En marge : « Ampère est tombé dans l'inconvénient de tous ceux qui ont classé les phénomènes de l'intelligence et rangé sur la même ligne les matériaux passifs de nos connaissances avec les produits de la force qui les met en œuvre, Kant, Gondillac, Tracy ». -

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vertu desquelles les impressions affectives sont localisées ou rappor- tées à différents points de l'étendue du corps propre et à un objet ou cause extérieure. Observez que les intuitions visuelles et tactiles, différentes en cela des affections, s'offrent au contraire au sens natu- rellement coordonnées entre elles dans un espace, et indépendamment de toute association (ces modes de coordination par juxtaposition ne forment pas non plus une troisième idée séparée des intuitions coordonnées, de même que les rapports de causalité, de localité dans les sensations affectives), de toute perception intellectuelle de rap- ports telle qu'elle pourrait avoir lieu seulement dans l'autopsie. Aussi admets-je la plupart des phénomènes relatifs aux intuitions que vous distinguez dans voire classification et que vous placez avant l'autopsie. Mais je ne conçois pas que le mot intuition puisse vous suffire pour exprimer avanl et après l'autopsie indistinctement des phénomènes aussi différents que le seraient, par exemple, une per- ception de résistance comme celle de notre aveugle à ongle aigu, et une odeur, une douleur intérieure, etc. Il faut ajouter que les modes de coordination inhérents aux intuitions n'emportent point avec eux le rapport de causalité, comme les sensations ce rapport entre nécessairement et devient la condition essentielle du passage de l'affection à la sensation.

Je ne conçois pas non plus le phénomène des coordinations immé- diates et subséquentes et des combinaisons appliquées à des sensa- tions affectives comme les odeurs, les saveurs, qui par le fait ne se coordonnent point dans l'espace et le temps, comme le font les intuitions visuelles et auditives et ne laissent aussi après elles que les traces les plus fugitives dans le souvenir.

Je dois justifier ici l'emploi du mot intuition appliqué à l'espèce particulière de phénomènes que j'ai cru pouvoir désigner ainsi. Vous pensez que celui de perception aurait mieux convenu et c'est ainsi qu'en ont jugé certaines personnes non prévenues. J'ai choisi le mot intuition parce qu'il désigne dans le sens propre une vue ou une représentation, et sans e/Tor^. Les intuitions sont dans le sens comme les vérités nécessaires dans l'esprit, sans être liées entre elles parle rapport de causalité. Voilà aussi pourquoi le mot intuition, qui s'ap- plique directement à un phénomène primitif, exprime par exten- sion cette vue immédiate et claire des vérités nécessaires.

Je n'ai qu'à applaudir à tout ce qui est relatif aux deux dernières lignes du tableau, et mes observations ne portent, comme vous

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voyez, que sur les phénomènes compris dans les deux premières lignes, sur lesquelles nous n'avons encore pu nous entendre. Je pense que cela tient à la manière fondamentale dont chacun de nous s'est accoutumé à considérer dans le principe les phénomènes de l'intelligence. Prévenu contre le système de Gondillac qui réduisait toutes les facultés à un état de passivité complète, j'ai cherché d'abord à faire ressortir ce qu'il y a de vraiment actif en nous et j'ai découvert cette activité essentielle jusque dans ces phénomènes pri- mitifs qu'on a appelés trop vaguement sensations ; je me suis attaché toujours à distinguer soigneusement les matériaux bruts de nos connaissances des actes de la force qui les met en œuvre, et j'ai cru que ces actes devaient être distingués, énumérés, et entrer comme éléments essentiels séparés des matériaux dans un tableau tant soit peu complet des phénomènes de l'intelligence. Vous me paraissez vous être attaché au contraire à la classification des matériaux, en faisant abstraction des actes ou opérations qui s'y appliquent, et dans votre système le sujet pensant est plutôt témoin ou spectateur de ce qui se trouvait déjà au dedans ou au dehors de lui sans lui, plutôt que l'agent ou le créateur de ces phénomènes réalisés sans son concours. Voilà pourquoi vous distinguez tant de phénomènes avant l'autopsie, pourquoi vous leur donnez le même nom après qu'auparavant; vous avez imité Kant.

VI Lettre de Biran a Ampère *.

En rapprochant ce qui a été dit dans toutes les lettres antérieures, je trouve : que vous confondiez autrefois, sous le titre général de système intuitif ou actuel, les intuitions proprement dites (c'est-à- dire ce qui se voit ou se représente au dehors) et les affections qui n'ont en elles-mêmes aucun caractère représentatif; vous employiez alors cette formule affections d'intuition, pour exprimer les affections présentes ou actuelles et les distinguer de celles que vous nommiez affections de commémoration, ces dernières étant considérées comme

1. Ecrite probablement peu de temps après la lettre précédente, c'est-à-dire en 1808. On trouve vers la fin de cette lettre une allusion à une lettre d'Ampère du 14 novembre 1807.

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les traces des premières. Sur quoi j'observe qne le mot affection exprimant le résultat le plus immédiat de l'impression matérielle sensitive, celui d'intuition signifiait la forme que prenait cette impression dans le sens intérieur. Selon ce point de vue il y avait une analogie réelle entre les termes intuitions, commémorations, coor- dinations, combinaisons, etc., qui tous se trouvaient exprimer les for7nes des impressions simples ou composées, passées ou présentes. Dans l'avant-dernier projet que vous m'avez communiqué, ce point de vue se trouve changé ; vous y distinguez plus nettement, et en deux systèmes séparés, les phénomènes relatifs à la connaissance et ceux relatifs aux déterminations (c'est-à-dire à tout ce qui peut nous rendre heureux ou malheureux). L'intuition forme la base du pre- mier système, comme Taffection est la base du second. J'adopte bien cette manière de voir qui semble d'abord se rapprocher tout à fait de la mienne ; ici l'intuition, étant la forme ou le caractère inhé- rent à certaines impressions particulières qui ont la propriété de se projeter au dehors, devient le titre commun de leur classe, de même que Vaffection est le titre commun de toutes celles qui ont ce carac- tère particulier d'être agréables ou douloureuses, de nous rendre heureux ou malheureux. Je dis un caractère inhérent, et, afin de faire entendre ma pensée et la distinction que je prétends établir ici, je prendrai pour exemple celle que vous avez établie vous-même entre les modes de coordination et les rapports, les premiers ne dépendant nullement delà nature des termes coordonnés, et ne formant pas non plus une idée distincte et séparée de chacun d'eux; telles sont les coordinations dans l'espace, par juxtaposition, superposition, etc., ou dans le temps par succession; les seconds dépendant au contraire de la nature même des termes comparés et formant avec eux une idée individuelle, différente des deux termes, quoique perçue avec eux in concreto : tel est le rapport de causalité, etc.

Je conçois de même les opérations ou actes de notre esprit par rapport aux impressions ou modifications passives qui en sont les termes ou les matériaux. Il y a en effet de ces actes de l'esprit qui ne dépendent nullement de la nature des modifications ou impressions reçues auxquelles ils s'applif[uent; il en est d'autres qui en sont une dépendance nécessaire. Ceu.x-ci ne peuvent être conçus que dans le concret ou avec les modifications même dont ils font partie et dont ils ne sont aussi que logiquement abstraits; ceux-là, au contraire, se conçoivent à part sous une idée individuelle, simple et rcflexive qui

480 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

est prise dans un point de vue tout intérieur et tout à fait différent de celui qui représente les impressions ou les images. Remarquez aussi que dans le langage psychologique, les actes ou opérations de l'esprit qui dépendent essentiellement de la nature des impressions reçues, sont conçus in concreto avec elles, ont un nom commun avec ces impressions; tandis qu'il y a des noms particuliers attachés aux actes intellectuels et simples qui s'individualisent dans la réflexion, à part des impressions et des images auxquelles ils s'appliquent. Ainsi, par exemple, je trouve que le terme sensation appliqué aux odeurs, aux saveurs, au chaud, au froid, aux douleurs intérieures et, en général, à toutes les impressions affectives, exprime également et indivisiblement la modification organiquement sentie et l'acte de l'esprit qui Ig, perçoit en la localisant; ce qui fait qu'on est assez embarrassé quand il s'agit d'exprimer une simple modification sen- sitive séparément de cet acte de perception qui n'a lieu que dans l'autopsie, et c'est ce qui m'a déterminé à choisir le mot affection pour exprimer, dans mon point de vue, cette espèce de modes simples purement sensitifs, à part le moi et l'acte de perception indi- viduelle, qui s'y trouve confondue par la généralité des métaphysi- ciens, sous le titre général sensation. Voilà donc un exemple oîi l'acte intellectuel ne dépend pas de la nature des impressions reçues, et constitue une idée à part ou un mode propre et sui generis. Aussi, quand des impressions affectives se localisent ou se coordonnent dans l'espace corporel, l'affection d'une part, l'idée du siège, et le moi qui rapporte l'une à l'autre sont trois éléments agrégés, mais non essentiellement unis par leur nature; car au contraire l'asso- ciation de l'idée ou du rapport du lieu avec l'affection organique est postérieure à celle-ci qui peut exister seule; d'ailleurs, comme vous l'avez très bien reconnu vous-même, les affections ne tendent point par leur nature à se coordonner ou se combiner. 11 n'en est pas de même de l'intuition que j'appellerai aussi organique et qui a lieu avant l'autopsie; dès l'origine du ynoi ou de la connaissance propre- ment dite, les impressions de cette espèce se représentent déjà coordonnées dans le monde phénoménal, extérieur au moi; c'est ainsi que les impressions visuelles et tactiles se représentent coordonnées dans le sens même de l'intuition, dès qu'il commence à s'exercer, en sorte qu'ici la coordination paraît être la forme naturelle et primitive de ces intuitions. Le terme même intuition renferme donc, indivisi- blement et sans possibilité de distinction, l'impression non aflective

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qui se projette dans l'espace et l'idée de ce mode de coordination qui ne peut être conçue à part et n'en est que logiquement abs- traite.

Et comment exprimer par un terme unique, dans le langage, des modifications aussi différentes que le seraient, par exemple, les per- ceptions de solidité et de formes dans un aveugle touchant avec un ongle insensible, et les sensations d'odeurs ou de douleurs inté- rieures? J'ajouterai comme autre remarque essentielle que le rapport de causalité entre essentiellement avec le moi dans les affections localisées, et que c'est précisément ce qui fait le passage de l'affec- tion à la sensation. Il n'en est point de même pour les intuitions qui s'offrent coordonnées immédiatement dans le sens même; la per- ception qui s'en fait dans le moi n'est pas également fondée sur la causalité : nouveau motif de distinction que je ne puis m'arrêter à développer maintenant et qui justifie tout ce que j'ai avancé pré- cédemment.

Si nous considérions donc cette coordination comme une faculté ou une opération de l'esprit qui s'exerce sur les impressions de la vue et du toucher, il faudrait aussi reconnaître que cette faculté, dépendant essentiellement de la nature des impressions reçues, n'a point d'idée réflexive propre et individuelle qui corresponde à son exercice, comme il y en a pour le rapport à un siège particu- lier des affections auxquelles cette forme n'est pas naturellement inhérente.

Si en même temps que vous attribuez à une faculté particulière de coordination cette forme de juxtaposition qui parait inhérente aux impressions ou intuitions de la vue et du toucher et qui crée sans Vinstinct même le monde des images, vous rapportiez à une faculté semblable l'association qui se fait, dans l'autopsie, entre les affec- tions simples et les actes de la force motrice en vertu de laquelle les impressions sont localisées et rapportées à un siège corporel ou à un objet, vous prendriez alors le terme coordination dans deux sens très différents et vous méconnaîtriez absolument la distinction que vous avez établie vous-même entre les modes de coordination et les rapports, ou, selon moi, entre les formes propres et inhérentes à cer- taines impressions, et les facultés rêfiexives qui peuvent s'appliquer à ces dernières. Je remanjuerai ici, d'après vos deux dernières lettres, que nous n'attachons point les mêmes idées aux termes perceptions que vous substituez maintenant à intuition, et représentation; par

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exemple, vous objectez, contre l'emploi que j'ai fait du terme sensa- tion (pour exprimer l'afFection unie au moi et localisée dans un siège corporel), que toute sensation de cette espèce comprend nécessaire- ment une partie représentative puisque, dites-vous, on sait quand on a ces sensations, on les reconnaît quand elles reviennent, etc., à la différence des affections purement intérieures qui ne se localisent et ne se reconnaissent point : d'où vous concluez que les premières ont un caractère représentatif ei intuitif, ce qui vous détermine à con- tinuer d'appliquer le mot générique intuition (et à présent percep- tion). Mais si le caractère représentatif ou intuitif d'une espèce ana- logue de modifications consistait à savoir quand on l'éprouve et à la reconnaître quand elle revient, il s'ensuivrait que tout serait une représentation dans la sensibilité et l'intelligence humaine, et cepen- dant en observant l'analogie du langage et la distinction des idées, on ne saurait dire que tant de modes intimes qui sont dans la con- science du moi sous une forme purement réflexive, aient ce caractère représentatif approprié seulement aux impressions et aux images qui s'offrent comme d'elles-mêmes dans une sorte de relief sensible. Je spécifierai donc toujours ainsi la représentation ou l'intuition à cette forme de coordination dans l'espace qui paraît exclusivement propre aux impressions de deux sens et que je crois indépendante de toute association ou opération active de l'esprit. J'en distinguerai soigneusement la perception, acte simple et indivisible du moi qui rapporte hors de lui sous cette forme les impressions et les images; j'en distinguerai aussi les sensations ou modifications affectives, dont le moi se sépare encore dans son for intérieur en les localisant dans un siège organique sans les représenter. Il est impossible qu'un seul mot, tel que perception, sensation ou intuition, convienne également à tous ces phénomènes.

En appliquant la distinction précédente à toutes nos facultés passives et actives, nous verrions qu'il n'y a que celles-ci seules, pro- prement dites facultés ou puissances, dont les idées réflexives s'indi- vidualisent dans le sens intime et se distinguent ou se séparent de celles de leurs matériaux ou de leurs termes d'application. Voilà pourquoi aussi Condillac voulant tout dériver de la sensation trans- formée n'a réellement considéré que les facultés passives ou des modes de coordination dépendant de la nature des impressions, la force sensitive opère organiquement et sans conscience, aussi ses

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actes se trouvent naturellement confondus et identifiés avec les impressions sensibles.

Quoique votre doctrine psychologique fasse bien ressortir les facultés ou opérations de la force super-sensible, il me semble que vous ne distinguez pas encore assez nettement ce qui lui appartient en propre de ce qui se trouve naturellement placé hors de son domaine, et c'est là, selon moi, le défaut essentiel de tous vos pro- jets de classification vous semblez avoir eu égard surtout aux matériaux de l'intelligence considérée comme passive et réduite à certaines formes naturelles la manière de Kant) plutôt qu'aux actes ou opérations de la force intelligente et à ses produits exclusifs.

Pour exclure du tableau de classification le terme intuition, \o\xs vous êtes déterminé à rejeter les phénomènes mêmes relatifs aux connaissances qui sont antérieures à l'autopsie, en ne donnant des noms propres qu'à ceux que nous pouvons observer, dites-vous, à présent que la conscience de notre propice existence ne peut plus nous quitter. Ce nouveau point de vue est bien opposé à tous vos projets de classifications précédents je trouvais que vous aviez multiplié outre mesure les distinctions et dénominations des phénomènes antérieurs au moi. Vous me disiez dans une de vos lettres : « Pour ne point admettre de moi dans les bêtes, il faut bien en rendre indépendants les phénomènes sans lesquels leurs actions seraient vraiment inex- plicables. D'ailleurs, ajoutiez-vous, tous ces phénomènes des deux premiers systèmes, qui comprennent, savoir : le 1" les intuitions, les contuitions, affection et réaction, et le 2" les images, commémora- tions, inclinations et tendances, ces phénomènes ne présentent rien de trop relevé pour ne pas être attribués à la simple sensibilité. » Quelle preuve nouvelle avez-vous acquise, aujourd'hui, que tout cela est pure chimère; comme s'il n'y avait pas toujours une simple sen- sibilité sans moi, et divers phénomènes qu'il n'est pas permis de confondre dans l'exercice de cette sensibilité simple et passive, comme si ces distinctions essentielles ne ressortaient pas des obser- vations de l'état de sommeil, de délire, de somnambulisme, de tous ceux enfin l'être sensible éprouve des affections et exécute des mouvements coordonnés sans avoir le compos ou le conscium sui. Mais en me laissant les mots que je voudrai choisir pour exprimer cette classe de phénomènes antérieurs au moi dont vous croyez aujourd'hui n'avoir plus besoin de faire mention, vous commencez

484 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

votre tableau par les phénomènes simples relatifs à la sensibilité que vous appelez généralement perceptions, avant comme après le moi, en abandonnant le mot intuition consacré auparavant à exprimer les impressions non affectives (chaque sens a sa forme propre) faites sur les organes et qui ont la propriété de se coordonner dans le sens même, etc. Sur quoi j'observe que le mot perception, appliqué aux impressions mêmes, perd ici son acception individuelle et précise.

{A suivre.) Alexis Bertrand.

ENSEIGNEMENT

SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE

M. C. Mélinand a soulevé, dans le numéro de mars de cette Revue, une question de grande importance , l'emploi du dialogue dans l'enseigne- ment de la philosophie. J'ai eu l'occasion de me convaincre que, même dans le cas que M. Mélinand estime le moins favorable au dialogue, c'est- à-dire quand la causerie s'engage après la leçon sur les objets traités dans cette leçon ou les leçons précédentes, on peut aisément accoutumer les élèves à prendre part à la discussion. Pendant que je faisais un cours de psychologie à l'Université de Kazan, je consacrais deux heures par semaine à ce que je nommais « exercices pratiques de psychologie », correspondant à peu près aux « Practica » des Universités allemandes. Je demandais en général, au commencement, si personne n'avait aucune question à poser au sujet du cours; si je n'obtenais pas de réponse, je soulevais moi-même une question pré[)arée d'avance, et je demandais à mes élèves leur opinion et leur expérience psychologique au sujet du problème. Les étudiants ne se gênaient pas pour exprimer des opinions contraires à la doctrine de mon cours, car ils étaient avertis que ces opinions avaient eu des défenseurs parmi les penseurs les plus éminents de l'humanité. Il s'agissait non seulement de réfuter, mais aussi d'expliquer comment une doctrine, qui avait été exposée dans le cours comme fausse et contradictoire, avait pu néanmoins paraître vraie à des philosophes profonds. De cette manière les étudiants reproduisaient dans notre auditoire les grandes luttes de la pensée qui ont agité pendant des siècles l'esprit des philosophes représentant dos points de vue différents. Il n'y a pas peu de questions de ce genre. Le problème du libre arbitre nous a occupé pendant plus d'un mois, la réfutation des théo- ries de l'inconscient a pris quelques semaines, nous avons discuté la rela- tion du corps et de l'àme, la nature de l'âme, l'origine des idées, la théorie de la mémoire et son application à l'étude des langues, les conditions du développement intcllecluel, la suggestion mentale et la télépathie. Ces dis- cussions n'étaient pas un simple commentaire du cours : elles en formaient le complément, et rendaient claires les questions les plus difficiles, qu'on ne pourrait enseigner à fond par un simple exposé didactique.

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Je suis d'accord avec M. C. Mélinand sur ce point que, dans l'enseignement de la philosophie, le dialogue pourrait et devrait complètement supplanter le cours, à condition que le professeur se préparât aussi consciencieusement au dialogue qu'il le fait pour un cours. Mais il faudrait seulement, comme le remarque justement M. Mélinand, résumer de temps en temps les résultats obtenus parla causerie, et en donner un exposé sommaire et systématique. l'on possède de bons manuels d'une science, on pourrait fonder la causerie sur la connaissance du texte, dont on proposerait l'étude aux étudiants. Malheureusement les bons manuels en philosophie sont très rares, et on pourrait faire quelques objections même aux meilleurs qui existent.

J'arrive à une question qui pourrait peut-être donner lieu à une discus- sion intéressante dans cette Revue. On m'a souvent vanté les mérites de l'en- seignement de vive voix, la supériorité du discours qu'on entend sur le livre qu'on lit, et jamais je n'ai pu comprendre cette supériorité. En vain j'ai fréquenté des cours et des leçons publiques en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Russie, jamais je n'ai obtenu l'im- pression d'être mieux convaincu ou plus influencé par la parole parlée que par la parole écrite. Chaque fois que je voulais réfléchir à quelque phrase émise par l'orateur, j'en étais empêché par la continuation de son discours. Je regrettais de ne pas pouvoir feuilleter un discours parlé comme on fait un livre, de ne pas pouvoir arrêter l'orateur pour réfléchir à ce qu'il disait, ou lui faire redire plusieurs fois ce que je voulais entendre répéter. Enfin, le discours parlé n'est pas comparable au livre, quant à son effet didactique. Il se peut que l'orateur de génie puisse convaincre plus vite qu'un écrivain, qu'il puisse décider une assemblée à quelque résolution importante et inattendue, mais il ne saura créer des convictions fermes et durables, basées sur un raisonnement calme et inébranlable, indépen- dantes du charme de la voix et des artifices de rhétorique.

C'est le livre, et non le cours parlé (ou ce qui est encore pis, lu) qui cor- respond à nos besoins actuels d'instruction; le livre qu'on peut lire et relire, l'on peut trouver tout de suite le passage qui vous intéresse, que l'on peut aisément comparer avec d'autres livres sur le même sujet. Les cours avaient leur importance quand les livres étaient chers et rares, quand l'en- seignement reposait sur l'autorité du maître, quand la science n'était acces- sible qu'à un nombre restreint de personnes. Aujourd'hui le moyen naturel de propager l'instruction est la lecture, et le rôle du professeur consiste surtout à bien diriger la lecture de ses élèves et à leur enseigner à se servir raisonnablement et critiquement de leurs livres. Il est bien entendu que ce sont seulement les cours que je voudrais voir remplacés par des livres, et encore seulement dans les sciences l'expérimentation n'est pas indispen- sable pour familiariser les élèves avec la théorie. Les exercices pratiques ou causeries garderont toujours leur supériorité sur les livres. Mais ce ne sera pas du tout la supériorité imaginaire de la parole parlée sur la parole écrite, ce sera seulement la supériorité du traitement individuel des élèves qu'on connaît personnellement sur le traitement général d'un objet pour un public indéfini.

C'est le dialogue seul qui peut donner l'occasion au professeur d'adapter

LUTOSLAWSKi. Sur l'enseignement de la philosophie. 487

ses explications aux besoins de ses élèves, et aux élèves d'obtenir des réponses aux questions que le livre ne touche pas. C'est le dialogue, comme l'a dit Platon dans le Phèdre, qui est la source de la science vivante, des raisonnements qui savent se défendre contre les objections, car ils ne sont pas réduits à des symboles inertes.

Il est cependant très instructif d'observer que ce même Platon, qui a su donner une telle perfection à la recherche de la vérité au moyen de ques- tions et de réponses, s'est presque détourné du dialogue dans sa vieillesse» quoiqu il continue encore dans ses derniers ouvrages à mettre son ensei- gnement en questions et réponses. Les réponses n'y sont que pour la forme presque toujours un oui ou un non, et on voit que l'auteur ne fait plus sem- blant de chercher la vérité avec ses élèves, qu'il l'a déjà trouvée et qu'il se hâte de la communiquer. Ce changement nous indique d'une manière très caracterisque ce que le professeur de philosophie doit toujours éviter, s'il veut maintenir en éveil la curiosité et Tintèrèt de ses élèves. Il doit leur faire trouver des vérités qu'il connaît, de manière qu'il paraisse les découvrir lui-même avec eux pour la première fois. Il ne doit pas être trop dogma- tique, m vouloir avancer trop vite. Il ne doit pas rejeter directement les réponses fausses, mais essayer d'en éliminer l'élément vrai, la raison d'être tout en les limitant, de manière à conduire l'élève à une solution vraie' Souvent l'erreur ne consiste que dans une insuffisante définition des termes que l'élève emploie à exprimer sa pensée. En le forçant de se rendre compte bien clairement de la signification des mots qu'il emploie, on lui fait décou- vrir son erreur. En agissant ainsi, le philosophe réveillera la pensée de ses élevés, les rendra capables de juger et de critiquer ce qu'ils hsent dans leurs livres.

J'ai pu me convaincre qu'il n'est pas difficile de traiter de cette manière

avec des élèves intelligents les questions les plus abstraites, et j'ai même

réussi à donner en une série de questions et de réponses tout un cours de

métaphysique à quelques élèves qui passaient les vacances avec moi à la

campagne. Ils étaient agréablement surpris de tirer d'eux-mêmes tout un

monde d'idées sur l'être, la destinée et l'origine de l'homme et de l'univers

Leur émotion prouvait bien clairement que l'intérêt qu'ils montraient n'était pas simulé.

Université de Kazan, 23 avril 1893.

W. LUTOSLAWSKI.

1. Depuis les recherches savantes et malheureusement trop peu connues de Lewis Campbell {The Sophistes andPoUticus of Plato, Oxford, 1S67), conlinnros par les résultats de nombreux travaux ultérieurs (Uoeper, Ditlcnberger, Jeclit, Tre- <iorl<ing, Il.cfer, Schanz, Kugler, Gomperz Walbe, C. Ritter, Sicbeck, Lina, Tic- mann, van Cleef (|ui tous s'entendent merveilleusement à ignorer leur gnuid prédécesseur Campbell), - il „'est plus permis de douter .pie Platon a consacré sa vieillesse à écrire le Parménide, le Sop/iiste, le Politique, le Philèbe, le limée, le Critias et les Lois. Voir aussi les derniers travaux de L. Campbell Iransactions of the O.rford Philoloi/ical Socicl,/, 188S-S9. p. 2o-i2; - Bihlioteea Ftalomca, vol. I, p. l-:i!), osceola Mo. U. S. A., 1889; - Classical Review, vul ilj February 1889, vol. V, October-December 1891.

LE DIALOGUE COMME METHODE D'ENSEIGNEMENT

DE LA PHILOSOPHIE

A PROPOS D'UN ARTICLE DE M. M É LIN AND

La Revue de Métaphysique et de Morale a publié en mars dernier un inté- ressant article de M. Mélinand sur l'enseignement de la philosophie. M. Méli- nand juge détestable, et non sans raison, un enseignement dans lequel le cours tiendrait toute la place. Mais, d'après lui, la méthode usuelle, qui unit sous des formes diverses, en des proportions variées, le cours et la cau- serie, est un procédé bâtard, inapplicable en réalité, et qui, dans la cau- serie même, n'est jamais qu'un monologue déguisé. Il conclut donc à la nécessité absolue du dialogue, et voudrait qu'on enseignât dans nos classes à la façon de Socrate dans les rues d'Athènes.

La conclusion nous semble paradoxale, et la théorie trop simple pour être vraiment pratique. Nous voudrions dire pourquoi le dialogue ne nous parait pas présenter tous les avantages qu'on lui attribue, et pourquoi nos préférences sont pour une méthode moins simple, et qui, sans rien dégui- ser, peut d'autant mieux s'adapter à la très grande diversité des circon- stances qu'elle est moins systématique.

Le dialogue est, dit M. Mélinand, la classe idéale : c'est la classe faite par les élèves, sous la direction du professeur. Cela est vraiment démocra- tique. — L'idée est belle assurément; mais n'est-ce pas de la théorie pure! Nous n'enseignons pas seulement, comme Socrate, la morale; nous n'avons pas, comme lui, affaire à des inteilocuteurs déjà familiarisés aux choses de la philosophie. La causerie seule serait, en général, insuffisante, pour faire découvrir aux élèves les solutions, et surtout les arguments qui les font valoir. Et les en instruire à l'avance, ce serait revenir au cours, ou tout au plus le dissimuler sous le faux semblant d'une causerie libre. M. Mélinand n'accepte pas celte tromperie. Mais alors l'élève, obligé de parler sur ce qu'il ignore, se contentera d'ouvrir avant la classe le premier manuel venu. Il aura une opinion à soutenir; seulement cette opinion ne sera pas la sienne; heureux encore s'il la comprend! Le manuel est un pis-aller; il abuse des divisions, des formules, il surcharge l'esprit plus qu'il ne l'éclairé, il met à la pensée des entraves, et mène droit à confondre avec les idées le cadre plus ou moins factice qu'il leur donne. Il faut à la

M. Bi'UiNKS. Le dialogue com^ne méthode d'enseigncineiii. 48D

philosophie Ica parole vivante du maître; elle est surtout indispensable dans renseignement élémentaire, qui s'adresse à des andilonrs (oui à l'ail novices.

Mais le dialogue a d'autres avantages; seul il permet au professeur de rester toujours à la portée de sa classe; s'il dépasse la mesure dans ses questions, le sdence de l'élève l'en avertit aussitôt. Qu'entend-on par se mettre à la portée de la classe? Ce n'est pas se laisser guider par el!(>, et n'exiger des élèves aucun elTort; car serait dans ce cas le profit? et que deviendrait l'éducation de l'esprit? c'est i)iulôt prendre toujours les devants, sans s'avancer trop toutefois, et non sans s'arrêter souveni |)onr regarder en arrière. 11 y a donc un équilibre à tenir entre le trop et le trop peu; et cet équilibre est variable avec le talent du piofesseui', avec l'in- telligence ou la maturité d'esprit de l'élève, avec la nature des sujets. Si parfois le cours d'un maître qui débute est un peu trop savant, la cau- serie risque d'efTacer trop, au contraire, le rôle du professeur et de laisser la classe sans direction.

Nous croyons, cornuK; M. Mélinand, qu'il est possible en philosophie d'amener un grand nombre d'élèves à poser des questions ou à donner même un avis personnel sur celles qu'on leur a posées; mais notre expé- rience nous a montré qu'on obtient ce résultat sans substituer entièrement le dialogue au cours; elle nous a appris aussi qu'on ne peut faire parler indifféremment et au même degré toutes les classes et tous les élèves sur tous les sujets. M. Mélinand attribue trop vite au système qu'il pratique sans doute avec succès lui-même des mérites qui sont bien plutôt C(hix du maître, il nous semble pourtant qu'en avançant dans sa discussion l'évi- dence des faits l'incline à faire une part toujours plus grande à ces qua- lités personnelles. Il reconnaît qu'on peut reprochci' au dialogue d'égarer facilement le maître et les élèves; mais ce défaut, dit-il, peut être évité, si l'on prend soin de préparer la leçon avec plus de soin encore que si on devait la faire, si l'on a un plan très précis c't (pi'on s'y tienne. N'est-ce pas compter sur le talent du professeui- pour corriger un défaut naturel au dialogue? Supi)Osons d'ailleui's ce talent aussi grand (pj'il nous plaira; les questions les plus précises compoiti^nt encore en philosophie des dévelop- pements presque illimités, et si nous acceptons de l'élève certaines ques- tions, pour user sincèrement du dialogue, il nous faudra les accepter toutes, et bien souvent nous nous laisserons égarer.

Avec de la conscience et de la bienveillance, réplique M. Mélinand, on ne connaît pas d'obstacles. Ajoulons-y une vrai*; conviction, et nous serons bien près de la vérité; les dil'licultés de tous les systèmes peuvent trouver dans les qualités du maître un puissant palliatif. Mais si ces qualités impor- tent plus que tout, pourquoi nous imposer d'avance un système étroit? pourquoi surtout regarder ce système comme une i)anacée?

Kt si l'on ajoute enfin, comme un correctif nécessaire au dialogue, « la dictée d'un plan très court et très net, résumant les résrrltats ac(|uis dans la leçon », on sera bien près de reconnaître (juc le dialogue n'a qu'une valeur toute relative. Alors nous ne voyons jilus poui(pioi on le donnerait comme une merveilleuse méthode d'enseignement, et porrrquoi, après l'avoir

TOMrc I. 1893. :J3

490 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

élargi en tous sens pour le défendre mieux, on enfermerait toutes les autres méthodes dans une étroite définition, pour les mieux combattre.

M. Mélinand nous semble injuste pour les cours : il les considère comme généralement inefficaces. « Que penserait-on, dit-il, d'un professeur de gymnastique qui se contenterait d'exécuter devant les élèves rassemblés les exercices les plus brillants? » Que penserait-on, répondrons-nous, d'un professeur de gymnastique qui voudrait faire exécuter à ses élèves des mouvements qu'il n'aurait pas d'abord exécutés lui-même devant eux? Il n'y a d'ailleurs qu'une comparaison, et une comparaison moins juste qu'on ne pourrait le croire.

N'insistons donc pas; le grand argument de M. Mélinand c'est que le cours passe constamment au-dessus ou à coté de l'esprit des auditeurs. Est-ce bien vrai? peut-être, si l'on veut parler d'un cours arrêté d'avance, immuable dans la forme comme dans le fond. Mais un cours semblable ne serait qu'un manuel parlé, et aurait tous les inconvénients d'un manuel. Ne sait-on pas qu'un cours doit être perpétuellement remanié, jamais défi- nitivement fixé, surtout dans la forme? Une leçon doit toujours pouvoir être modifiée au moment même on la fait, et suivant l'impression produite. Le professeur qui enseigne ne doit pas être un automate sans yeux et sans oreilles. S'il veut regarder, et s'il sait écouter, il lira les impressions des élèves sur leur physionomie, dans leur attitude même, dans leur manière d'écrire; et il arrivera par l'expérience à reconnaître avec une siàreté suffi- sante non seulement la limite dans le difficile quïl ne peut pas franchir, mais les points sur lesquels il faut qu'il insiste, les idées qu'il doit repren- dre, et présenter sous une forme nouvelle, pour arriver enfin à les faire saisir à tous, celles enfin qu'une simple énonciation a fait pénétrer déjà dans l'esprit de chacun. C'est son art à lui; art très complexe assuré- ment; et dans lequel la perfection ne s'atteint guère : l'art de penser devant les autres et pour les autres, en suivant les effets de sa pensée sur l'auditoire pour la régler en conséquence. Et fallùt-il sacrifier souvent à ce résultat quelque chose de la précision des détails, l'exemple vi- vant d'une pensée qui se fait serait une ample compensation à bien des sacrifices.

Mais, objecte M. Mélinand, si le cours est bien fait, l'élève subjugué par une pensée infiniment plus forte et plus sûre que ne serait la sienne, ne pourra pas, n'osera pas, même dans son for intérieur, se prononcer contre elle; et si le cours existe, ils devient forcément envahissant; il absorbe l'in- terrogation même, qui n'en est plus qu'une sèche et inutile reproduction. Voilà encore une critique qui s'adresse surtout à une mauvaise façon de faire le cours. La pensée du maître peut, sans rien perdre de sa force, n'être ni tranchante, ni dogmatique à l'excès; toute sa personne doit en même temps éveiller la confiance et appeler la libre expression des idées. L'hési- tation des élèves à parler tient à deux causes principalement : la difficulté qu'ils éprouvent à trouver une expression claire d'idées qui sont souvent un peu vagues et flottantes dans leur esprit; et la crainte de parler mal devant leurs camarades, la crainte de l'opinion publique. Quant à la crainte de froisser l'opinion du professeur, ils ne l'ont guère que dans la mesure

M. BERNÉS. Le dialogue comme méthode d'enseignement. 491

le professeur veut bien la leur donner; la confiance d'une classe est un des avantages qui s'obtiennent au moindre prix.

Si l'on nous demande maintenant quel système nous opposons à celui de M. Mélinand, nous dirons que nous ne voulons nullement opposer sys- tème à système; mais plutôt montrer l'insutflsance et l'étroitesse de tous les systèmes. Il est relativement aisé de se faire un idéal : il est plus diffi- cile de le réaliser, parce que, dans sa réalisation, il faut bien tenir compte d'une foule de circonstances qu'on avait omises, lorsqu'on se préoccupait seulement de formuler l'idéal. Le but éducatif de l'enseignement est de développer l'initiative de la pensée; il est donc désirable de faire aussi grande que possible la part que les élèves prennent à la classe ; et la causerie est un moyen très direct d'y arriver. Voilà l'idéal; ne regardez que lui, et vous direz : le dialogue est la vraie méthode d'enseignement. Mais tournez- vous vers les faits; considérez l'insuflisante maturité d'esprit de vos élèves, la difficulté des problèmes philosophiques; et vous conclurez que le cours, sous une forme ou sous une autre, s'impose à nous. La vraie difficulté, c'est de combiner les deux méthodes; ici nous n'arriverons jamais à nous satisfaire pleinement; mais qu'y pouvons-nous faire? nous pouvons tou- jours chercher le mieux, sans jamais trouver le parfait. Tantôt la difficulté sort du sujet lui-même, tantôt elle vient de nous, qui n'avons certes pas tous les talents; ailleurs, elle naît des circonstances : comment soumettrait- on une classe forte ou peu nombreuse au même régime qu'une autre qui serait faible ou très peuplée? En général il faut tenir compte à la fois de tous ces éléments; et dès lors est la théorie qui suffirait à nous indi- quer dans chaque cas la conduite à tenir?

Défions-nous un peu plus de la pédagogie soi-disant scientifique, qui est de mode aujourd'hui. Elle n'est que théorie; et elle est trop simple. Qui pourra jamais compter les fautes commises au nom des principes? Tâchons de ne pas trop grossir pour notre part un total déjà formidable.

Marcel Bernés.

NOTES CRITIQUES

LES DIVERSES FORMES DU CARACTÈRE

D'APRÈS M. RIBOT

(Revue philosophique, novembre 1892).

11 est inutile d'analyser longuement l'article de M. Ribot que nous nous proposons d'examiner plus loin. Les lecteurs de la Hevue le connaissent sans doute, ou nous les y engageons fort se donneront le plaisir de le connaître. Notre résumé sera donc bref.

I

M. Ribot remarque tout d'abord que dans ces dernières onnées la psy- chologie synthétique et concrète a été négligée au profit de la psychologie analytique et abstraite; l'étude des lois poussée plus loin que celle des types psychologiques, ou des caractères.

M. Ribot se propose non de traiter la question complexe des caractères, mais d'en essayer une classification.

Après quelques mots rapides sur l'historique de la question, il pose ces deux conditions, nécessaires et suffisantes pour constituer un caractère : Xunitê, la stabilité; Viinité qui consiste dans une manière d'agir et de réagir toujours constante avec elle-même; la stabilité ou cette unité continuée dans le temps. Un vrai caractère se manifeste dès l'enfance, et continue toute la vie ; il est inné.

Par cette définition se trouvent exclus d'une classification des caractères ceux qui n'ont ni stabihté, ni unité, ni marque personnelle qui leur soit propre : ce sont les amorphes et les instables.

Les amorphes, ce sont les caractères acquis, produit des circonstances, du milieu, de l'éducation qu'ils ont reçue des hommes ou des choses; les instables, produit surtout de la civihsation, sont capricieux, tour à tour inertes et explosifs.

Ces deux catégories exclues, il faut classer les caractères qui existent

F. RAUH. Les diverses formes du caractère.

493

par eux-mêmes; et la classification qui suit parcourt quatre degrés à déter- mination croissante, et à généralité décroissante : les genre,, les espèces les^.«rieY^5, les substituts ou équivalents du caractère ou caractères p,n^

Les Genres - La vie psychique, dans sa plus haute générahté, se ramenant a deux manifestations fondamentales : sentir, agir, nous avons d'abord deux grandes divisions : les sensitifs et les actifs, auxquels il faut ajouter les apathiques. ■'

Les sensitifs qui ont pour caractéristique une prédominance excessive ae la sensibilité, et vivent surtout intérieurement.

La base physiologique de ce tempérament est sans doute un développe- ment exagéré des sensations internes, organiques, se traduisant par une extrême susceptibilité du système nerveux au plaisir et à la peine

2^ Les actifs, qui tendent sans cesse à l'action, et vivent surtout extérieu- rement; la base physiologique de ce caractère se réduit en somme à un bon état de la nutrition.

Les apathiques, caractérisés par un abaissement du sentir et de l'agir au-dessous du niveau moyen, un état d'atonie : cette classe correspond à peu près au tempérament lymphatique de la physiologie.

Les Espèces. -Les espèces résultent de l'intervention d'un nouveau fac- teur : l intelligence. L'intelligence n'est pas un élément fondamental du caractère; l'essentiel du caractère, ce sont les instincts, tendances, impul- sions, sentiments, etc. L'observation le prouve surabondamment. L'intelli- gence, couche superficielle, se superpose à la couche profonde. De la détermination possible d'espèces, résultant des doses inégales de sensi- bilité, d'énergie et d'intelligence combinées dans les individus. Les sensitifs comprennent ;

l°Les humbles; sensibilité excessive, intelligence bornée ou in,-diocre énergie nulle : tels sont leurs éléments constitutifs. Ils sont perpétuelle- ment inquiets; beaucoup d'hypocondriaques nous montrent ce type en grossissement. ""^

20 Les contemplatifs, distingués des précédents par une intelligence supérieure. Leurs éléments constitutifs sont les suivants : sensibilité très vive, intelligence aiguisée et pénétrante, activité nulle. Cette espèce com- prend des variétés assez nombreuses : telles que les indécis (Hamlet); cer- tains mystiques, non les grands mystiques actifs, mais les purs adeptes de la vie intérieure (moines de toute croyance); les anah/slcs, ceux qui rédi- gent un journal, tels que Maine de Biran, ou les contemporains, chez qui 1 analyse est devenue une manie.

3" Les cmotionncls, qui joignent à la sensibilité et à l'intelligence des der- niers une activité intense. Cette activité a chez eux d'ailleurs sa marque propre; elle est spasmodique, et intermittente, parce qu'elle découle d'une émotion forte, non d'un fond stable d'énergie : tels J.-P. Hichter, Mozart J.-J. Rousseau.

Les artifs comprennent deux espèces, selon que l'intelligence est puis-

lUte ou mf^iiinpi'n ^

saute ou médiocre

494 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Les actifs médiocres, tous ceux qui ont besoin de se dépenser;

Greffez sur cette activité une intelligence supérieure et vous avez les grands actifs, tels que César, les conquistadores du xvi« siècle (F. Cortez, Pizarre, etc.).

Les apathiques comprennent :

Les apathiques purs, dont il n'y a rien à dire ;

Les apathiques doués d'une intelligence puissante. Rien à en dire, s'il s'agit d'une intelligence spéculative forte; ceux-là sont des intelligences pures, des « monstra per excessum », selon l'expression de Schopenhauer ; ils sont hors du sujet. Le deuxième cas nous montre au contraire une forme de caractère très spéciale, celle qui résulte de l'intluence des idées sur les sentiments et les mouvements : ce sont les calculateurs, tels que Franklin, ou, dans l'histoire, Guillaume le Taciturne, Louis XI, etc.

Les Variétés. Les formes supérieures des sensitifs, des actifs, des apathiques conduisent insensiblement aux types mixtes.

Sans méconnaître les objections possibles, on pourrait proposer les groupes suivants :

1'^ Les sensitifs-actifs : sensibilité vive sans excès, et tempérament actif, énergique. Ce sont au bas degré ceux qui mènent la vie de plaisir, qui ont un besoin purement égoïste de jouissance et d'action; ce sont, plus haut, les martyrs et les héros fougueux qui ont besoin d'agir et de se dévouer : les grands mystiques fondateurs ou réformateurs (sainte Thérèse, saint François d'Assise), des hommes de guerre (Napoléon), des poètes comme lord Byron.

Les apathiques-actifs, variété qui se l'approche beaucoup des calcula- teurs. Elle paraît cependant plus complexe par l'addition d'une certaine quantité de sentiment ou de passion qui leur permet d'agir plutôt sous la forme défensive que sous la forme offensive. L'élément dominateur est ici l'idée. C'est par excellence le tempérament moral, d'une moralité froide, qui inspire le respect plus que la sympathie. Exemple : les fanatiques à froid, les jansénistes, etc. ;

3'^ Les apathiques-sensltifs caractérisés par de l'atonie et de l'instabi- lité, une atonie habituelle, coupée de crises de passions; ils se rappro- chent des amorphes.

Peut-être faudrait-il admettre ici un caractère tempéré. Mais cet équi- libre ne vient-il pas en général des circonstances; les prétendus équilibrés ne sont-ils pas des amorphes?

Enfin les Caractères partiels sont des amorphes auxquels s'ajoute une disposition intellectuelle (aptitude innée pour les mathématiques, etc.) ou une tendance affective très prépondérante (amour sexuel, amour du jeu, etc.). D'ailleurs, ces caractères partiels sont peu stables, la nature de la passion étant d'envahir peu à peu l'individu.

Cette étude permet de répondre à la question fondamentale que les phi- losophes se sont posée sur le caractère, et à laquelle il a été fait allusion au début : Le caractère est-il immuable? Si nous considérons les espèces et les variétés énumérées ci-dessus, nous pouvons dire qu'il y a, des types

F. RAUH. Les diverses formes du caractère. 495

purs que rien n'entame aux amorphes qui sont l'écho de leur milieu, des degrés infinis de plasticité. A mesure que l'on descend vers les amorphes, la part du caractère acquis augmente. Ce qui équivaut à dire que les vrais caractères ne changent pas.

Il

L'étude que nous venons d'analyser nous semble une des plus remar- quables qu'ait écrites M. Ribot. Nous y retrouvons cette clarté élégante, cette limpidité d'exposition qui distingue tous ses livres; et peut-être y noterait-on en plus des qualités plus proprement psychologiques que la nature même de ses précédents ouvrages ne laissait pas à ce point paraître, telles que l'observation exacte et fine de la vie, la richesse des aperçus sur la réalité concrète.

Nous n'avons pas l'intention de critiquer dans le détail un travail si plein de choses. Ce serait une œuvre oiseuse et trop facile; car il n'est pas une classification de ce genre qui ne supporte d'infinies corrections et réserves. La psychologie concrète a surtout pour objet de nous fournir sur les caractères comme des signalements préalables, qui empêchent notre diagnostic moral de s'égarer, ou plutôt encore de se mouvoir entre des limites trop étroites. Une bonne classification des caractères doit nous prévenir des plus importantes combinaisons psychiques que peut nous présenter l'expérience. Elle doit surtout éveiller, orienter et assouplir en vue de la vie notre imagination psychologique : combien de malentendus entre deux âmes résultent du manque de cette imagination qui leur apprendrait à se pénétrer! Mais il ne faut pas demander à de tels essais de tout prévoir; et il serait trop aisé d'y remarquer quelques menues erreurs ou lacunes. Aussi tel n'est-il pas notre objet. Nous voudrions insister sur quelques points de la classification de M. llibot, qui nous paraissent caractéristiques de sa méthode, caractéristiques aussi d'un certain type de psychologie, et d'un type qui, selon nous, est en train de se modifier, ou même de disparaître, qui date déjà en un mol. Nous les étudierons d'abord en eux-mêmes; nous verrons ensuite quelle en est la signification au point de vue que nous indiquons.

Tout d'abord, nous ne pensons pas que l'on puisse d'une classification des caractères exclure les types psychologi(iues que nous désignerions sous le nom d'inlcllectucls et qu'on nous passe cette expression abré- viative de volontaires.

« Ce qui est fondamental dans le caractère, dit M. liibot, ce sont les tendances, impulsions, désirs, sentiments, tout cela, et rien .pie cela. » Et pour cette raison, il élimine de sa classification, ceux chez lesquels l'inlel- ligence est comme hypertrophiée, ce développement excessif s'accoiiipa- gnant en général d'une atrophie du caractère. Mais la question est précisé- ment de savoir si, chez i|iielques individus, l'intelligence n'est pas uu besoin aussi essentiel que les besoins proprement alTectifs chez les autres hommes; si, par suite, chez ces individus, la pensée ne détermine pas la

496 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

nature de la vie affective et active, et ne modifie pas jusqu'aux besoins organiques eux-mêmes : de sorte que Tintelligence pourrait être dite leur véritable caractère. Les besoins intellectuels ne sont pas en général accom- pagnés de l'agitation intérieure et extérieure qui accompagne les autres; mais n'y a-t-il de passions fortes que les passions « de l'eu w? M. Ribot donne, comme preuve de l'inefllcacité de l'intelligence, la monotonie de la vie chez les grands manieurs d'abstractions, et leur répugnance pour l'action extérieure. Mais une force ne se manifeste-t-elle pas également dans l'inhibition et dans l'action, et cette monotonie ne peut-elle être tenue pour l'effet de l'action de la pensée sur la vie? Ce que M. Ribot appelle atrophie du caractère, c'est parfois la modération des désirs résul- tant naturellement d'une dérivation, du côté de rinlelligence, de toutes les forces affectives et actives.

Dira-t-on que l'intelligence n'est aussi puissante que par la faiblesse de la sensibilité? C'est ainsi que M. Ribot regarde comme des apathiques primitifs tous les grands intellectuels et tous ceux qui agissent en vertu d'une décision réfléchie. Mais nous nous demandons si l'observation ne justifierait pas l'assertion inverse : certains sont des apathiques parce qu'ils sont des intellectuels. Nous pourrions en nous servant du langage « précis » de la physiologie dire que les centres correspondant à l'éla- boration intellectuelle peuvent agir par l'effet de leur plus grand dévelop- pement sur les centres de l'émotivité, et non pas seulement se développer par l'inertie de ces derniers.

Il est vrai que psychologiquement « la vie affective précède la vie intel- lectuelle qui s'appuie sur elle ». Les besoins intellectuels peuvent en effet se manifester actuellement assez tard chez ceux-là même en qui ils domi- nent; mais il faut bien admettre que le corps peut être, dés la naissance, organisé en vue de fonctions qui se manifesteront seulement dans l'ado- lescence ou l'âge adulte, ainsi que cela se passe pour les organes de la génération. Peut-être une intelligence puissante est-elle comme préformée dans l'organisme, et comme la raison déterminante, au moins partielle, de cet organisme. D'ailleurs, nous n'avons pas à nous poser à propos d'une classification qui doit être avant tout, comme M. Ribot le reconnaît, pra- tique, concrète, des questions qui touchent au fond même des choses, et qu'on ne peut supposer préalablement résolues, ou trancher en quelques lignes pour les besoins de la cause. Il suffit que les tendances intellectuelles, chez certains hommes, et à partir d'un certain âge, nous apparaissent -comme agissantes pour que nous devions délimiter une classe d'intel- lectuels .

Ce sont là, nous le reconnaissons, des cas exceptionnels; et les intellec- tualistes eux-mêmes (qui n'ont jamais nié cela) se laisseront aisément persuader qu'en général l'intelligence n'est pas l'élément déterminant de notre caractère. Mais le nombre des individus ne doit pas être ce qui règle la constitution d'une classe; si les cas-types sont rares ici comme toujours, nous n'apprendrons pas certes à M. Ribot que l'étude en est la plus inté- ressante et la plus féconde.

Au reste la tendance générale de M. Ribot est, comme nous le constate-

F. RAUH. Les diverses formes du caractère. 497

rons plus d'une fois, de transformer en série linéaire le circulus de la vie. C'est ainsi qu'il tend peut-être à restreindre plus que de raison, même au point de vue physiologique, l'autonomie relative du système nerveux et du cerveau, à les faire dépendre à peu près exclusivement des viscères, des organes inférieurs •.

Parmi les raisons que nous donne encore M. Ribot pour éliminer l'in- telligence comme élément fondamental du caractère, il en est une bien caractéristique : « Le caractère exprimant l'individu dans ce qu'il a de plus intime ne peut se composer que d'éléments essentiellement subjectifs; et ce n'est pas dans les qualités intellectuelles qu'il faut les chercher, puisque l'intelligence tend de plus en plus vers l'impersonnel ».

Les tendances « intimes « de l'individu sont-elles donc nécessairement personnelles; n'en est-il pas d'impersonnelles? C'est la vieille question de l'égoïsme et de l'altruisme; et il n'en est pas les empiriques aient à ce point abusé des artifices dialectiques qu'ils reprochent aux métaphysiciens. La question est celle-ci : beaucoup d'hommes à certains moments, quel- ques hommes rares dans la plus grande partie de leur vie ne sont-ils pas disposés à jouir de la joie, à souffrir de la souffrance d'autrui avec une mteiisité telle qu'ils ne font même plus de retour conscient sur la joie que cet oubli leur donne? On pourrait dire qu'ils sont, à l'égard de leurs joies, de leurs souffrances personnelles comme dans un état de véritable dis- traction. Ne peut-il arriver que ce besoin devienne dès lors plus fort que le besoin de vivre, plus fort que le besoin même de jouir? M. Ribot déclare cela impossible, et comme beaucoup d'autres, cette proposition lui paraît très claire et obscurcie à plaisir par des volumes de métaphysi- que, que notre choix va toujours dans le sens du plus grand plaisir 2. Mais il peut arriver cependant que le besoin de sacrifice soit tellement mtense que l'individu y cède comme à une force; et non comme à une promesse de plaisir, ou de douleur moins grande. C'est ce qu'avait d'ail- leurs remarqué déjà Darwin, et l'on peut s'étonner que M. Ribot regarde le plaisir et la peine, expression, selon lui, superficielle de tendances plus profondes souvent inconscientes, comme les moteurs nécessaires de l'action humaine. Ce sont des faits, scmble-t-il, incontestables.

Or on peut se demander si une tendance qui peut devenir à ce point irrésistible est une acquisition artificielle de l'homme, résultat de la réflexion consciente, ou, au contraire, un instinct aussi naturel que l'instinct égo'iste. On peut soutenir, il est vrai, que l'inslincl altruiste se manifeste après l'autre (encore cela est-il contestable); mais comme nous le remar- quions déjà cela seul est-il inné qui se manifeste dès la naissance? Il est vrai encore que l'instinct altruiste se montre rarement, ne se montre peut-être jamais pur. Cependant quelques hommes le font voir « en gros- sissement »; et c'est en eux qu'il le lanl étudier. Et de plus l'instinct égoïste est-il souvent absolument pur? L'utilitaire commet ici le même -sophisme que Spinoza : de ce que tout être tend primitivement à être,

1. Voir en particulier 1rs Maladies de la personnalité.

2. Voir les Maladies de la volonté, p. 30, la note.

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l'aut-il conclure qu'il tend seulement à être pour soi? Les moralistes, les plus opposés même à la métaphysique morale, ont d'ailleurs renoncé aujourd'hui généralement à ces raisonnements que les utilitaires substi- tuaient à l'observation ^ On peut hésiter dès lors à poser comme un pos- tulat incontestable le caractère personnel de toutes les tendances. Et il semble quelque peu expéditif d'exclure les « intellectuels » d'une classifi- cation des caractères pour une raison aussi discutable. Ajoutons en pas- sant que la distinction de l'égoïsme et de l'altruisme aurait peut-être permis à M. Ribot d'en marquer une autre dans la classe des seiisitifs- actifs il fait entrer indifféremment Napoléon et saint Vincent de Paul.

Remarquons encore que M. Ribot ne nous semble pas attribuer son vrai sens à la théorie intellectualiste des sentiments. Les métaphysiciens, en appelant les plaisirs et les peines des jugements ou des raisonnements confus, n'ont nullement méconnu par la puissance des sentiments. Tout ramener à l intelligence, tout expliquer par elle (ce sont les termes assez vagues, comme on voit, qu'emploie M. Ribot pour caractériser ces théories) ne signifie pas que l'intelligence soit un fait prépondérant dans la vie, et l'on ne peut reprocher ni à Descartes, ni à Malebranche, ni à Spinoza, ni à Leibniz, d'avoir exagéré le rôle de la pensée dans les choses humaines. Bien au contraire, ils étaient plutôt tentés de respecter dans l'ordre social l'ordre établi comme divin, et dans Tordre moral de s'en fier pour l'édu- cation de l'àme à la discipline de l'habitude et des sentiments. Mais la notation intellectuelle est selon eux nécessaire à l'étude des phénomènes psychologiques comme les notions de l'étendue et du nombre à l'étude des phénomènes externes. C'est le langage dans lequel l'entendement traduit nécessairement tous les faits, s'il veut s'en rendre compte, en faire la science; c'est ainsi que les plaisirs et les peines nous apparaissent comme des opinions : le désir et la répugnance sont comme l'affirmation et la néga- tion, disait Aristote. Que cela soit vrai ou non, c'est ce que nous n'avons pas à examiner ici. Disons seulement que cette traduction est souvent commode et pratiquement utile; car il nous arrive constamment de traiter les sentiments comme des sophismes inconscients, et de les combattre en réfutant ces sophismes. Mais cela n'empêche pas de reconnaître l'intensité d'une passion, en tant que passion, pas plus que l'explication mathéma- tique des phénomènes lumineux n'en fait méconnaître l'apparence sensible ou esthétique, et leur effet sur la conscience, en tant que phénomènes sensibles.

Psous aurions, nous l'avouons, préféré à cette dissertation quelque peu abstraite sur l'intelligence, à des propositions vagues, telles que celle-ci : « l'intelligence est la lumière, elle n'est pas la vie, ni par conséquent l'ac- tion », des indications précises sur les différents types d'intellectuels résultant des relations variées de l'intelligence et du sentiment. Nous n'avons pas à traiter ici la question; mais ne pourrait-on observer par exemple (ceci soit dit seulement pour formuler plus précisément notre regret) que l'intelU- gence est chez quelques-uns jpassion ou besoin, qu'elle est parfois un plaisir

1. Voir Durkheim, De la division du travail social, p. 11 et passim.

es

s

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sans être un besoin, que chez d'autres parfois elle est un don, et à peine un plaisir? Il est, en effet, remarquable qu'une aptitude naturelle et en par- ticulier intelligence ne s'accompagne pas toujours d'un besoin. Platon observait d.^a dans le mièhe que les plaisirs de l'intelligence étaient d plaisirs positifs pour ainsi dire de luxe. A vrai dire, une classification gène- raie ne peut développer toutes ces nuances : mais elle peut les laisser entrevoir par certaines atténuations ou échappées de la pensée

Nous présenterions à propos des volontcàrcs des observations analogues Il nous semble nécessaire pratiquement de distinguer, parmi les Wm ceux chez lesquels le sentiment se transforme immédiatement en action et parmi les mtelleM. ceux mêmes dont les idées sont surtout sentiments besoins - et ceux dont l'action ne prolonge pas, pour ainsi dire, linéai- rement le sentiment, ou dont les idées ne sont pas simplement des forces mais qui possèdent un pouvoir de synthèse intellectuelle. La volonté ou le moi, c est 1 intelligence « auto-motrice >., non point telle ou telle idée, mais la puissance de penser, d'unifier, se déterminant elle-même. Pour faire com- prendre cette distinclion on ne peut que faire appel à la conscience de ces deux états : tous nous avons été à certains moments la proie de nos senti- ments de nos Idées même, tous, à des moments rares d'ailleurs, nous avons fait entrer nos idées dans l'unité d'une intelligence maîtresse d-elle-méme, ou impose a nos sentiments nos principes d'action. Cette synthèse intel- ectuelle ou uni e de la puissance de penser règle nos désirs en vue de l'ac- Uon : on 1 appelle alors volonté- ou elle règle nos désirs en vue de la pensée même : on 1 appelle alors Vattention. Elle peut être totale ou restreinte ^^^m.;«;.s.e ou sijstànatisée. C'est d'ailleurs une simple description, e peu importe la théorie métaphysique qui exphquera cette synthèse : nous énonçons simplement deux états de conscience

Est-il sûr maintenant que reflicaciié de cette synthèse intellectuelle, de celte puissance de penser dépende toujours de la nature donnre de Tindi- vidu. Par exemple, le tempérament apathique serait-il la condition néces- saire d une telle eflicacité, comme veut M. Ribot? Ne semble-t-il pas y avoir parfois par rapport à l'ensemble de notre caractère, comme des crises de la raison? On peut se demander sans doute si ces crises ne seraient pas appa- rentes et préparées dans l'inconscient. Peut-être; mais en vérité il semble quil y ait parfois entre le passé et l'avenir une rupture si violente, si brusque et en même temps si intérieure que tout se passe pratiquement coname s. nous étions libres. Pratiquement, les actes libres sont des crises de la raison. Et a vrai dire, ces crises sont plus Iréquenles qu'il ne semble- car u ny a pas de désir sans contentement; ni d'idée d'où ralteiition soit totalement absente : et le moi ne rompt pas seulement la chaîne de nos états de conscience, mais donne sans cesse comme le coup de pouce néces- saire pour transformer en désirs de simples velléités, en pensées réelles quelques vagues idées ilottant ù fleur de tête.

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D'ailleurs il faut reconnaître qu'il n'y a sur ce point que des jugements approximatifs ; nous sommes peut-être libres dans des moments nous nous croyons nécessités, et inversement. Mais dans cette incertitude, M. Fouillée le dit très justement, ce qui nous soutient, c'est Vidée que nous avons de notre liberté. Notre conscience actuelle peut nous tromper; mais il ne se peut qu'il n'y ait du vrai dans cette conscience. Une erreur n'est jamais qu'une vérité déformée; elle ne se fabrique pas de toutes pièces. Nous ne savons trop quand nous sommes libres; mais nous ne pouvons agir que sous l'idée de liberté. Et peut-être, en somme, notre première idée de la liberté conçue comme une discontinuité se produisant dans la série des faits n'est-elle pas aussi féconde que lorsqu'elle est conçue comme une idée de la liberté dominant toute la série des faits et circulant pour ainsi dire d'un bout à l'autre. De sorte que nous aboutirions, en cherchant une con- ception positive de la liberté, à une sorte de transposition positive du nou- mène kantien. Se considérer en général comme libres ce qui maintient sans cesse en haleine notre initiative et d'autre part regarder plus particuliè- rement comme des effets de la liberté lès interventions imprévisibles de la raison, tel est peut-être le double point de vue d"où nous pouvons considérer la liberté K En somme, le point de vue dualiste sur l'homme est scientifi- quement le plus légitime, et ce point de vue n'est pas inutile à la méde- cine même ^. M. Pierre Janet va jusqu'à' nous prédire que quelque jour Maine de Biran sera mis entre les mains de tous les étudiants en médecine ^.

Or les volontaires seraient précisément ceux qui posséderaient ce pouvoir de décision réfléchie, de synthèse intellectuelle efficace. Ils sont capables de rompre la trame de la spontanéité de façon à appeler à la vie un désir encore vague, ou d'ajouter au désir le consentement, ou à l'idée ce quelque chose de plus qui en fait une conviction. Notre but n'est pas d'ailleurs d'élucider complètement la notion positive de la liberté, mais de faire res- sortir qu'il y a une distinction pratique, qu'une classification concrète ne saurait négliger. A cette distinction pratique l'auteur substitue l'hypo- thèse physiologique qui ramène tous les actes humains aux deux processus fondamentaux de l'action nerveuse; hypothèse qui, à supposer qu'elle fût vraie dans le fond, ne serait guère applicable dans le cas présent : le mode d'action des muscles sur les os, tel que le médecin a besoin de le connaître, ne se tire pas de leur constitution histologique. Ici encore nous eussions préféré à cette vaste généralisation une analyse précise et concrète des 'conditions diverses qui favorisent ce pouvoir. Peut-être est-il un peu rapide de confondre indistinctement tous les volontaires dans la classe des apa- thiques-actifs. La volonté est-elle le partage des seuls apathiques, et, d'autre part, la nature même de la sensibilité ne peut-elle être modifiée par l'ac- tion de ce pouvoir spécial? Peut-être aussi eût-il été meilleur de définir quelques variétés du type volontaire ; volonté active, inliibitrice, spasino-

t. Il est bien entendu que nous n'essayons de déterminer ici qu'un concept positif de la Hberté en dehors de toute métaphysique.

2. Voir Pierre Janet, État mental des hystériques. Collection Charcot-Debove.

3. Arvh. de neurologie, mai 1892.

F. RAUH. Les diverses formes du caractère. 501

dique, etc. ; distinctions auxquelles sans doute il faudrait en ajouter d'autres fondées sur la diversité des objets de la volonté.

Notons encore deux assertions jetées en passant, sous forme de paren- thèse, comme indiscutables.

Parlant des sensitifs, M. Ribot nous dit : « Si on admet {ce qui nous semble incontestable) que les sensations internes, organiques, de la vie végétative sont la source principale du développement alfectif, comme les sensations externes sont la source du développement intellectuel, il faut admettre ici une rupture d'équilibre en faveur des premières ». Nous avouons que cela nous semble fort douteux; et nous nous demandons si les cas facilement observables et déjà cités par Maine de Biran, en effet l'état de nos viscères détermine notre humeur, et ceux que la pathologie mentale ou géné- rale peut ajouter à ceux-là, sulflsent, pour établir cette proposition dans sa généralité. Ici comme ailleurs l'autonomie du système nerveux et cérébral paraît trop restreinte. Nous nous demandons si l'émotivité excessive ne dépend pas, dans un très grand nombre de cas, d'une certaine disposition nerveuse et cérébrale^ sur laquelle d'ailleurs on est loin d'être fixé, mais qui semble devoir être considérée pratiquement comme primitive. Il y a des répugnances même physiques, pour des aliments, par exemple, qui semblent tout à fait étrangères à l'état général de l'organisme. Il suffit de citer encore certaines douleurs nerveuses tout à fait disproportionnées avec le désordre de l'organe même qui y correspond pour montrer l'indé- pendance relative à l'égard des viscères du système nervoso-cérébral en tant qu'agent du plaisir et de la douleur. Les sensitifs nous sem- blent précisément ceux chez lesquels cette indépendance est la plus mar- quée. L'observation courante nous en apprendra sur ce point autant que la pathologie mentale. Et il faudrait selon nous précisément pour cette raison retourner les termes de la question du plaisir et de la peine, telle qu'on la pose ordinairement. De même qu'en somme c'est l'hallucination qui nous fait comprendre la sensation; que la sensation est en elle-même un phénomène nervoso-cérébral qui peut ou non être provoqué par une exci- tation périphérique, de même les phénomènes du plaisir et de la peine sont esscnliellement des faits nerveux et cérébraux qui peuvent avoir pour occasion l'état de notre organisme périphérique, mais qui peuvent aussi jouer tout seuls. Or ceux chez lesquels il en est ainsi seraient précisément les véritables « sensitifs ». iM. Bain dislingue fort justement les peines et les plaisirs correspondant à l'accroissement de la vitalité, et ceux qui cor- respondent à un état de stimulation du système nerveux. Ce sont ceux-là qu'il faudrait analyser d'abord; et dans cette question, la lumière viendrait pour employer la métaphore familière à M. Uibot d'en haui, non d'en bas.

M. Ribot nous dit aussi, à propos des actifs, que l'activité se réduit en somme à un bon état de la nutrition. Ici encore il nous semble que l'asser- tion est trop générale. Si, considérant seulement l'activiié motrice, nous songeons à toutes les causes qui peuvent interrompre la traduction d'un désir en mouvement musculaire il semble téméraire d'afllrmer que toutes ces causes se ramènent à un bon état de la nutrition, et non pas parfois à telle qualité congénitale des muscles ou des nerfs ou des centres

502 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

nerveux ou du cerveau moteur, etc. Ajoutez que l'activité motrice suppose outre la force motrice proprement dite une mémoire et une faculté de coordination motrice qui peut faire défaut, toutes les autres conditions étant réunies. Tout au moins l'on peut se demander si l'état de la nutrition est le seul facteur de cette activité. C'est un doute que peut suggérer ce que l'on sait des maladies variées qui empêchent l'expression motrice du désir. Et de fait il n'est personne qui ne connaisse d'admirables machines à digérer fort peu disposées à l'action, et des dyspeptiques très actifs : ce sont peut-être, dit M. Ribot, des nerveux à activité « spasmodique », Est-ce toujours vrai? En tout cas, cela exige une discussion, tout au moins une réserve.

III

La source commune de ces lacunes ou erreurs que nous nous sommes permis de signaler nous paraît être une certaine tendance à la généraUsa- tion, le besoin de simpUfier et d'unifier, d'où la suppression constante des restrictions, des atténuations; la superstition de certains modes simples d'explication considérés comme seuls légitimes et féconds; en un mot une sorte de schématisme élégant, à la façon encore du xyiii" siècle. Or cet esprit nous paraît assez différent de l'esprit de la science actuelle que caractérise surtout le besoin de distinctions et de nuances, la tendance à l'exacte délimitation des frontières, la liberté dans l'usage des hypothèses, en un mot l'esprit critique. Lisez M. W. James, M. Wundt, M. Pierre Janet, M. Binet môme : ou dans un autre ordre d'études, comparez les théories de Mill ou de Spencer, à celles de M. Tarde, de M. Durkheim et déjà de M. Espinasjvous y trouverez dans les synthèses même les plus larges des retours incessants de la pensée sur elle-même; moins d'intransigeance et de simplicité. M. Ribot qui représente pour beaucoup la psychologie positive appartient encore, peut-on dire, à la période dialectique, raison- neuse, de cette psychologie. Le recours à l'explication physiologique l'a sans doute sauvé par exemple dans la question de l'unité du moi ' des difficultés et des échappatoires dialectiques du phénoménisme de Sluart Mill ou de M. Taine. Mais cette explication physiologique il l'a généralisée et simplifiée avec assurance; et par il demeure un de ces dialecticiens qu'il ne cesse de combattre.

Voici un bel exemple de cette dialectique physiologique : M. Ribot refuse dans sa Psychologie de Vattcntion de répondre à la question de savoir si l'attention (l'état de conscience) est cause des mouvements ou si elle en est l'effet, ou si elle en est d'abord la cause, ensuite l'effet. Il demande à ne pas choisir entre ces trois hypothèses d'une valeur purement logique et dialectique; l'attention n'existe jamais in abstracto à titre d'événement purement intérieur; c'est un état concret, un complexus psycho-physiolo- gique 2. Mais le dialecticien est ici M. Ribot, car pratiquement, au con-

1. Voir les Maladies de la personnalité, p. 169.

2. Ilibol, Psychologie de l'attention, p. 38.

F. RAUH. Les diverses formes du caractère. 503

traire tout se passe parfois comme si le mental était cause; la douleur peut tuer en tant que douleur. Il y a peut-être un état cérébral qui corres- jDond alors a la .louleur, et expliquerait, si nous le connaissions, matériel- lement la mort- mais cet état nous l'ignorons, et pratiquement, au point de vue de 1 exp hcaUon et de la prévision des faits, c'est une hypoîhèse oiseuse que de l'affirmer; c'est une traduction hypothétique sans précision et dont d ny a nen à tirer, au lieu que le déterminisme psychique est ici la traduction des faits, seule utile et féconde. On distingue en physiologie, dans 1 étude de la digestion, par exemple, les phénomènes mécaniques chimiques, vitaux; et on n'essaie pas de ramener, pour le moment du moins' 1 influence nerveuse a une affinité chimique : identification peut-être possible en SOI, mais encore oiseuse à supposer actuellement. Le dialecticien est celui qui substitue à une dualité seule connue et utile à connaître, une unité hypothétique, philosophiquement vraie peut-être, mais scientifique- ment et pratiquement vaine. M. Ribot appartient donc encore à la période que Ion peut appeler héroïque de la psychologie positive, celle les Idées s affirment dans leur simplicité, celle aussi de la lutte elles s'exa- gèrent pour s'opposer.

Cette période de la lutte a été aussi celle de Yimitation. La période de ma urite pour une science ne commence pas du jour elle s'affranchit de la métaphysique; il faut encore que le degré et la nature de la certi- tude qui lui est propre aient été exactement déterminés. Elle se sert alors des autres sciences librement et conformément à ses propres besoins. Maturité signifie autonomie. C'est ainsi que le physicien se sert sans s'y asservir des mathématiques pour formuler les vérités qu'il découvre

Or la psychologie nous paraît être demeurée entre les mains des empi- riques dans une période intermédiaire, entre la période métaphysique et la période de 1 autonomie, qui est aussi celle de la critique : c'est ce que nous appelons la période de l'imUation, que l'on retrouverait peut-être ailleurs - particulièrement dans l'histoire des mathématiques dans leurs rapports avec la physique, et aussi de la physiologie, dans ses rapports avec la mé- canique et les sciences physico-chimiques. - Cette période, qui est à la fois celle des tâtonnements et de la création, est caractérisée par l'emprunt mdiscret,fait a une science voisine déjà constituée, de ses concepts, de ses procèdes. Ce qui détermine cette imitation, c'est, outre le sent.m^it des avantages réels rcsu tant du concours de deux sciences, le prestige naturel d une science laite de certitude et de méthodes définies. El ce qui carac- térise la science ainsi asservie, c'est la trop grande généralité ou la préci- sion artificielle de certaines propositions; le respect" quelque peu pédan- tesque des me hodes et des aphorismes fondamentaux de ia sciencltype. S. la psychologie ne s'est pas encore élevée à Vctat posilif, ce n'est pas comme pensent les empiriques, qu'elle n'ait pas pris encore la forme de sciences constituées telles que la physiologie; c'est au contraire qu'elle a e saye gauchement d'emprunter à ces sciences un mode de certitude inap- plicablo a une partie des faits qu'elle embrasse. Au lieu de se servir hbre- me.it des autres sciences pour se les accommoder selon les cas et selon ses ' besoins, elle a essayé, par une sorte de placage - qu'on nous passe l'exprès-

504 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sion des procédés des sciences voisines, et à force de généralisations faciles et de métaphores, de se donner les apparences d'une science posi- tive. Elle en est, comme les enfants qui jouent aux grandes personnes, à la période d'imitation. De l'ignorance du point de vue proprement humain et psychologique : celui de ïhomo duplex; de là, la généralisation hâtive de certaines vérités physiologiques, telles que le dogme du réflexe, l'inhi- bition, la relation de la sensation et du mouvement, isolées du détail précis des expériences; de encore la valeur exagérée attribuée aux procédés précis de mesure, à la statistique, le pédantisme de l'exactitude; de enfin l'affaiblissement du sens psychologique proprement dit qui s'apprend parles œuvres littéraires, morales, métaphysiques même. Car il suffirait de transposer la langue métaphysique pour trouver dans les œuvres d'un Descartes, d'un Leibniz, d'un Kant un trésor d'observations qui enrichi- raient heureusement la psychologie dite scientifique, parfois aussi élémen- taire que la psychologie de M. Garnier.

C'est surtout en effet la défiance de la métaphysique qui a retardé le passage à l'état positif et l'affranchissement de la psychologie. Les empi- riques ont commis sur ce point une erreur analogue à celle qui s'est pro- duite dans tous les autres ordres de sciences morales. Ils ont regardé comme seuls positifs les concepts qui seuls jusque-là avaient reçu une forme positive : comme au contraire les concepts relatifs à l'esprit avaient été presque uniquement l'objet de spéculations métaphysiques, comme en particulier les cousiniens et M. de Biran avaient traité la psychologie comme une métaphysique, ils se sont imaginés que ces concepts ne pou- vaient s'accommoder à une étude positive. Mais il n'y a pas de concepts qui soient positifs et d'autres non; il y a une façon positive ou plutôt cri- tique de les étudier, quels qu'ils soient : le concept de matière n'est pas plus positif que celui de volonté. Il a semblé de même à quelques esprits que les vérités refigieuses, compromises par le dogmatisme de la foi ou les spéculations dialectiques des métaphysiciens, ne pouvaient s'ajuster au niveau de la raison critique. Or dans l'ordre tout entier des choses morales (quoi qu'on pense d'ailleurs de la possibilité d'une spéculation qui les jus- tifierait plus pleinement), il s'agit de retrouver en les dépouillant de la forme absolue que leur donnait si aisément la métaphysique, et en leur laissant seulement la signification modeste que permet leur application à l'expérience, toutes les vérités qu'aux yeux de certains leur alhance avec la métaphysique a compromises.

La psychologie particulièrement a besoin d'un renouvellement semblable; et il faut pour cela que le psychologue prenne conscience du point de vue proprement psychologique qui est celui de la duahté humaine, et de l'es- prit de finesse et de réserve qu'il faut apporter en ces choses. La psycho- logie positive a commencé, comme cela est naturel l'esprit avide de certi- tude s'élançant d'abord vers l'abstrait, par elle aurait tout au plus finir supposer que cette méthode fût généralement appHcable), par l'explication abstraite : nous entendons par l'explication parles éléments. Or la psychologie doit commencer, et même sauf pour les phénomènes inférieurs s'en tenir pour la plupart des cas à une analyse de la réalité

F. RAUH. Les diverses formes du caractère. 505

concrète aussi large que possible, et à des explications empiriques analogues à celles que suggère la vie. Les psychologues physiologistes se sont, au contraire, jetés dans une explication physiologique, dont sur bien des points il a fallu rabattre *. On nous demandera ce que la psychologie plus concrète et plus souple que nous appelons de nos vœux, prétend découvrir. Ce qui la caractérisera précisément c'est de n'avoir pas cette prétention. Le psy- chologue, suivant l'excellent conseil de M. Ribot, doit observer plus que raisonner et son œuvre est surtout de dégager ces vérités que chacun retrouve « en faisant réflexion sur soi-même » ou d'analyser l'expérience. Savoir renoncer à la précision est la marque d'un esprit précis. C'est pour- quoi nous avons dit ailleurs qu'une psychologie vraiment positive sera nécessairement et en partie littéraire. La psychologie ainsi entendue pourra rejoindre la vie, la régler peut-être et la guider.

M. Ribot nous semble d'ailleurs lui-même avoir senti la nécessité d'une modification de ce genre; il constate que le point de vue « synthétique » est nécessaire en psychologie, et l'étude même qu'il nous donne sur les caractères semble indiquer une orientation nouvelle de ses travaux. Mais il ne nous semble pas avoir indiqué exactement la différence qui sépare la psychologie abstraite de la psychologie concrète. La première étudierait, d'après lui, les lois, les genres, les espèces, le général; la seconde les faits, les événements, les individus, le particulier. La différence n'est pas : la psychologie abstraite n'a pas étudié de genres, ni d'espèces; et la preuve en est que M. Ribot dans une étude de psychologie concrète commence par déterminer des genres et des espèces. La différence consiste en ce que la psychologie abstraite des physiologistes a considéré les faits psychologi- ques comme des faits analogues aux faits physiques ou chimiques, réducti- bles à des éléments simples dont la combinaison expliquerait la constitution des données plus complexes. Ou plutôt encore la psychologie physiologique a procédé comme le pathologiste qui laisserait la clinique pour aborder immédiatement et hâtivement l'explication anatomo-pathologique; tandis que, dans bien des maladies encore, la clinique est le seul procédé fécond. Le psychologue, lui aussi, doit s'en tenir pour la plupart des cas à \a.cllni(jue, et aux explications pratiques qu'elle suggère. La description et l'explication concrète de la réalité psychique prise comme un tout et non pas décom- posée en éléments psychiques ou organiques le plus souvent hypothétiques est la méthode la plus solide. La psychologie et Vctholngie ne se contbn- draictit pas pour cela; mais elles différeraient l'une de l'autre non comme l'anatomo-patliologie de la clinique, mais comme un traité de médecine générale de la clinique -.

1. Voir Binct, Altérations de la personnalité, p. 7U.

2. Au lieu do clicrc.her, par exemple, une théorie f/énévale de l'association des idées, on étudiera les modes les pkis généraux d'association; ce ipii est très différent. Il ne s agira pas d'expliquer laides les associations par des rapports pure- ment mécani(|ucs de causalité, coninio font les enipiri(iucs, ou par dos rai)|iorls de linalilé, comme fait M. l'aullian, mais d'uljservor les cas un sontinionl détermine les associations, les cas au contraire les phénomènes conscients sembloiil se comporter comme des atomes psychiques en relations mécaiii-

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D'une telle psychologie nous avons déjà des exemples ou tout au moins des essais. Si différents qu'ils soient les uns des autres, et quoique quel- ques-uns semblent plutôt traiter des questions de philosophie générale, les livres de MM. Fouillée, Bergson, Paulhan, Pierre Janet, certaines études des néo-criticistes en France, en Allemagne les ouvrages de M. Wundt, en Amé- rique de M. W. James, en Angleterre de MM. Bain et J. Sully sans pré- tendre à une énumération complète nous donnent l'idée d'une psycholo- gie moins coustructive, plus proche des faits, et plus riche d'observations.

On se tromperait tout à fait sur le sens de notre critique si l'on en con- cluait que nous méconnaissons la valeur des travaux de M. Ribot et de son école. Si elle n'a pas beaucoup découvert (et ce n'est pas nous qui le lui reprocherions) elle a souvent merveilleusement précisé et illustré nos con- naissances. Le schéma que nous donnions plus haut de la psychologie physiologique ne correspond même pas à la psychologie telle quelle de M. Ribot, mais plutôt à la psychologie de quelques physiologistes. M. Ribot n'est pas homme à ignorer à ce point les difficultés. Il est bien certain qu'en approfondissant une pensée, même quelque peu étroite, un homme d'esprit précis et sûr finit toujours par en briser plus ou moins le cadre. Mais nous maintenons cependant notre assertion : M. Ribot est encore un dialecticien. A mesure que les psychologues suivront le conseil qu'il leur donne, de constater, non de raisonner, ils s'éloigneront de sa méthode et de son esprit.

Il nous a semblé que, pour justifier notre thèse, nous ne pouvions mieux faire que de choisir une des études les plus suggestives et en même temps les plus concrètes qu'ait produites M. Ribot.

F. Rauh.

ques. La réduction d'un type d'association à l'autre n'est pas l'affaire de la psy- chologie, mais de la philosophie de la psychologie, ou de la philosophie tout court.

LES TRANSFORMATIONS DU DROIT

PAR G. TARDE

I

Quel est, dans ce nouvel ouvrage, aussi riche que ses aînés en aperçus nouveaux, en rapprochements inattendus d'idées, le but de M. Tarde?

C'est, en premier lieu, de faire une science de la société, non de faire une histoire des sociétés. Cela signifie d'abord qu'il ne se propose pas d'étudier à la fois les ressemblances et les divergences des systèmes de droit qui ont simultanément ou successivement régi les hommes, mais seulement d'en étudier les similitudes. Et cela signifie ensuite qu'il ne se propose pas de déterminer les phases successives que l'évolution du droit a parcourues, et de chercher des lois de succession, mais seulement de chercher des lois de causation, applicables à toutes les évolutions sociales, à toutes les sociétés, passées, présentes ou possibles, comme les lois de la physiologie s'appli- quent à toutes les espèces vivantes, et les lois de la mécanique à toutes les évolutions célestes.

S'il distingue la sociologie de l'histoire, avec laquelle on l'a longtemps confondue, et s'il ne veut pas faire une histoire du droit ou une philoso- phie du droite mais une science du droit, il ne distingue pas moins la sociologie des sciences biologiques, avec lesquelles on tend à la confondre aujourd'hui, et il ne veut pas seulement faire une sociologie générale, mais une sociologie pure. Les similitudes sociales, d'après lui, ont deux sortes de causes, les unes physiques et physiologiques, les autres sociales. C'est des dernières seulement qu'il s'occupe.

En distinguant la sociologie de l'histoire, M. Tarde se ♦rouve amené à combattre l'école qui prétend déterminer les phases successives par le droit aurait nécessairement passé. En distinguant la sociologie de la bio- logie, il se trouve amené à combattre l'école qui protend expliquer la société par la vie et réformer le droit au nom de l'analomie ou de la psycho-phy- siologie. Et comme il donne à la fois le nom d'évolutionnistes aux parti- sans des théories historiques, comme Sumner Maine ou M. Dareste, et aux partisans des théories naturalistes, comme M. Letourneau et M. d'Aguanno, son premier objet sera de combattre l'école évolutionniste qui fait passer

508 REVUE DE MKlAPinSIQUE ET DE MORALE.

les différents droits par une même route, d'un même point de départ à un même point d'arrivée, sous l'influence de causes biologiques.

Mais comment constituer une sociologie générale et une sociologie pure? En établissant, d'une part, Texistence de lois sociales et en ramenant, d'autre part, toutes ces lois à celles de l'imitation. Tel est le second objet de M. Tarde. Tous les faits sociaux, d'après lui, sont on effet soit des inven- tions ou découvertes, soit des imitations; c'est-à-dire que ce sont des croyances et des désirs qui tantôt se produisent chez un homme sans y avoir été suscités par l'influence d'un autre homme et tantôt n'apparaissent chez lui que parce qu'ils lui ont été suggérés. Toutes les similitudes sociales se ramènent donc soit à des inventions semblables ou à des découvertes semblables, soit à des imitations. Si les inventions ou découvertes sont semblables, cela tient à ce que les croyances ou les désirs dont elles sont la combinaison sont semblables soit par l'influence d'imitations antérieures, soit indépendamment de toute imitation. Dans le premier cas, c'est en défi- nitive l'imitation qui produit la similitude sociale. Dans le second cas, ce qui produit la similitude sociale, c'est une similitude physique ou une simi- litude physiologique; la ressemblance des inventions, en effet, a pour cause : d'abord l'analogie des problèmes posés par un milieu semblable à des orga- nismes semblables; ensuite l'analogie des solutions que l'esprit humain donne à ces problèmes, et cette seconde analogie s'explique par l'identité des lois générales, de la logique et de l'esprit humain, simple effet de l'iden- tité de notre constitution physiologique. Toute similitude sociale dont la cause n'est pas physique ou physiologique s'explique donc par l'imitation. Et une sociologie pure, indépendante de la biologie, n'est possible qu'en ramenant toutes les lois sociales aux lois de l'imitation. D'autre part, une sociologie générale, indépendante de l'histoire, est possible : l'imitation ne se produit pas au hasard, elle est soumise à des lois. Si, parmi les causes qui favorisent ou qui entravent la propagation d'une invention, les unes sont physiques ou physiologiques et doivent être par conséquent écartées par le sociologue, les autres sont purement sociales. Ces dernières sont de deux espèces : logiques ou non logiques. Elles sont logiques lorsque l'inven- tion est imitée parce qu'elle paraît plus utile ou plus vraie, c'est-à-dire parce qu'elle s'accorde mieux avec les buts déjà fixés par l'homme à ses désirs ou les principes déjà donnés par lui à ses croyances. Elle est non logique, lorsque l'invention n'est préférée qu'à cause de son origine ou à cause de sa date, et parce qu'elle vient d'une classe, d'une époque ou d'un pays jugés supérieurs. Par les lois de l'imitation et par la logique sociale, M. Tarde se propose donc d'expliquer toutes les similitudes qui existent entre les différents corps de dioit, et dont les causes ne sont pas exclusive- ment naturelles, c'est-à-dire physiques et biologiques.

II

Puisque son but est double : réfuter la thèse évolutionniste et démon- trer sa propre thèse, on trouvera, dans chacun des chapitres de son livre.

u. BEiiTHELOT. Les transformations du droit. 509

deux parties : la première négative, la seconde positive; la première dans laquelle il s'efforcera de nier un grand nombre des similitudes de succes- sion que l'école évolutionniste a remarquées dans le développement du droit; la seconde, dans laquelle il tentera d'expliquer, par l'imitation et par la logique sociale, celles de ces similitudes qu'il reconnaît pour vraies. Suivons-le, dans ses réfutations et dans ses démonstrations, à travers le droit criminel (chap. i), les théories relatives à la procédure (chap. ii), au régime des personnes (chap. iiij, au régime des biens (chap. iv), aux obliga- tions (chap. v), et au droit naturel (chap. vi).

En droit pénal (chap. i), dit-il, les évolutionnistes admettent l'universa- lité primitive du talion et de la vengeance familiale, suivis de la composi- tion pécuniaire et plus tard de la poursuite d'office. Mais c'est ne tenir compte que des relations extérieures des groupes sociaux primitifs les uns avec les autres, non des relations internes entre les divers membres du groupe; or, si nous tenons compte de celles-ci, il nous faudra distinguer dès le début deux sortes de réaction défensive contre le crime; l'une vindi- cative et haineuse quand il s'agit du membre d'un groupe différent, l'autre morale et compatissante, lorsqu'il s'agit d'un membre du même groupe ; c'est de celle-ci que dérive principalement le droit pénal. Ces deux modèles dis- semblables se combinent d'ailleurs en proportions infiniment diverses, à mesure que les tribunaux de l'État se substituent à la fois aux assises de la famille et aux guerres privées, et suivant que les groupes sociaux, par la réunion desquels l'État se constitue, sont plus ou moins amis ou ennemis les uns des autres. Il résulte de d'abord que la vengeance familiale n'a pas été primitivement la forme unique du droit pénal; ensuite que l'évolution de ce droit n'a pas été uniforme.

En procédure criminelle (chap. il), les évolutionnistes admettent l'univer- salité primitive des ordalies, des jugements de Dieu, sous des formes presque partout exactement semblables. Mais voit-on que le point de départ de l'évolution soit toujours le même? Chez les sauvages, le pouvoir judiciaire est exercé tantôt par l'assemblée du village entier, tantôt par un chef, ou bien il se divise entre le chef et l'assemblée. Presque toutes les tribus seulement, et non toutes, pratiquent certaines ordalies, d'ailleurs très diffé- rentes les unes des autres; et beaucoup ne connaissent pas le duel judi- ciaire. — Grandes différences également dans les phases successives de l'évolution, et dans le point d'arrivée vers lequel elle tendrait : l'histoire ne nous montre pas que chaque droit, livré à lui-même, aboutisse spontané- ment à une procédure analogue.

Faut-il admettre, en droit civil, comme régime des personnes (chap. m), l'universalité primitive de la promiscuité, puis celle du matriarcat, et enfin celle du patriarcat? Mais rien ne prouve que la constitution de la famille primitive ait été partout la même, et rarement on trouve d'accord sur cette question Morgan et Mac Lennan, Hachofen et Starcke, II. Spencer et Sumner Maine. Rien ne prouve même que la promiscuité et le matriarcat aient jamais été très répandus; les preuves directes qu'on donne de leur exis- tence, communisme des Naïrs, matriarcat des Kocchs, nous mettent en présence de sociétés très restreintes, et d'un état qui, loin d'être primitif.

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est le résultat d'une décadence morbide; les preuves indirectes comme la prostitution sacrée des Babyloniens, qui serait un reste de la promiscuité primitive, ou comme la couvade, qui serait un vestige du matriarcat, sont des faits que d'autres causes expliquent facilement.

Relativement au régime des biens (chap. iv), les preuves directes ou indi- rectes qu'on a données de l'existence d'un communisme primitif, commu- nauté de village d'abord, communauté de famille ensuite, auquel aurait succédé graduellement la propriété privée, ne sont pas beaucoup plus con- vaincantes. On rapproche d'une part, avec Laveleye, des institutions com- munistes encore existantes, disséminées dans les montagnes de l'Europe {allmend suisse, pâturages communs des Pyrénées), dans les vallées asia- tiques et les steppes russes (communauté de village hindoue, mir russe, zadruga serbe) ou parmi les tribus sauvages d'Afrique, d'Amérique, d'Océa- nie; et on conclut que ces coutumes aujourd'hui exceptionnelles sont les débris d'institutions autrefois générales. En second lieu, on découvre dans les lois des nations modernes des particularités comme le retrait lignager ou vicinal, qu'on ne croit explicables que par un communisme antérieur. Enfin, on montre avec Sumner Maine et M. Loria que les premiers pion- niers anglo-saxons de l'Amérique du Nord, en fondant les colonies qui sont devenues les États-Unis, ont commencé par pratiquer la propriété indivise du sol et donné ainsi une démonstration expérimentale delà thèse suivant laquelle le communisme serait primitivement universel. Mais les colons anglo-saxons n'ont fait, de l'aveu même de Sumner Maine, que reproduire en Amérique les coutumes féodales. Si on étudie d'autres colonies, on y trouve les plus grandes différences; et dans l'Amérique du Nord elle-même, beaucoup de colons ont commencé par cultiver isolément des domaines dont ils avaient fait leur propriété individuelle. En second lieu, des faits comme le retrait lignager et le retrait vicinal s'expliquent par la défaveur attachée aux aliénations dans les sociétés peu civilisées, qui regardaient comme inséparables la propriété et le propriétaire, collectif ou individuel, peu importait. En dernier lieu, les exemples de communisme cités par Laveleye ne prouvent pas que la communauté de village ait précédé la communauté de famille, ni que le communisme ait été au début universel, ni même que les institutions communistes actuellement existantes ne déri- vent pas de causes historiques assez récentes, comme la féodalité, origine probable du mir russe.

Est-il vrai, comme le soutient M. d'Aguanno, que primitivement les rap- ports d'obligation (chap. v) n'aient existé que d'un groupe social à un autre et se soient réduits à l'échange d'objets matériels? Devons-nous affirmer, avec Sumner Maine, l'absence primitive des contrats, et dire avec M. Dareste, que les contrats réels ont précédé partout les contrats consensuels. Mais faire partir du troc international l'histoire de l'obligation, c'est com- mettre la même erreur que de faire partir l'histoire de la peine de la ven- geance entre familles; c'est s'en tenir aux rapports entre les membres de groupes sociaux différents et négliger les rapports entre membres d'un même groupe; si l'on tient compte des relations à l'intérieur de la famille ou de la tribu, il faudra reconnaître que les contrats ont toujours existé.

R. BERTHELOT. Les transformations dn droit. 311

Est-il vrai, du moins, que les contrats réels aient toujours précédé les contrats consensuels, et que jamais le simple consentement ait été insuffi- sant à sceller les conventions? La distinction entre les membres de groupes divers et les membres d'un même groupe ne permet pas davantage de l'admettre. L'évolution enfin s'arrête-t-elle aux obligations formées avec contrai? Si son point de départ est multiple et si aucune loi fixe ne régit la succession de ses phases, son point d'arrivée est-il toujours identique? Mais depuis que les conditions sociales se sont transformées, depuis que la presse et les chemins de fer ont accru l'importance du « public » et que les rapports des individus entre eux ont cessé d'être « personnels », le commerce serait devenu impossible, si le contrat, résultat de l'accord de deux volontés, était l'unique source des obligations: la plupart des affaires, l'usage des titres au porteur par exemple, implique la valeur juridique de promesses non encore acceptées. Et les jurisconsultes de Técole romaniste, comme Savigny, se trouvent amenés eux-mêmes à reconnaître l'incompa- tibilité de ces opérations avec la théorie classique du contrat.

Si enfin, après avoir étudié les législations positives, nous examinons l'idée d'un droit naturel (chap. vi), origine ou terme présumé de l'évolution juridique, qui aurait été réalisé dans le passé ou qui serait destiné à l'être dans l'avenir, nous y reconnaîtrons le mélange de deux notions très diffé- rentes du droit, dérivées l'une des rapports entre membres d'un même groupe, entre compatriotes, l'autre des rapports entre étrangers. Soit par exemple le jus noturale des préteurs et des jurisconsultes de Rome; il s'est formé d'une part sous l'influence du jus gentium, du droit supposé commun à toutes les nations étrangères, d'autre part sous l'influence de la philoso- phie et de la morale stoïciennes; et ce qui montre bien la différence de ces deux origines, c'est que les juriconsultes faisaient rentrer l'esclavage dans le jwi genlium^ mais l'excluaient, avec les stoïciens, du jus naiurale. Cette double origine d'un système de droit l'on a prétendu voir le premier ou le dernier terme d'où partait ou auquel s'achevait nécessairement l'évo- lution juridique, nous permet d'expliquer les contradictions et le vague qu'il a toujours présenté et qu'il ne peut pas ne pas présenter.

Mais si toutes ces similitudes relevées par l'école évolutionniste, sont purement illusoires, et si par suite il est impossible de confondre la socio- logie soit avec l'histoire soit avec la biologie, il y a d'autres similitudes qui sont réelles et dont par rimitafion et la logique sociale on peut rendre compte.

D'abord, en droit criminel (chap. i), l'élargissement du groupe social a étendu d'une part le domaine de la moralité, de la justice, de la fraternité, d'autre part la vengeance et la haine, qui reparaissent agrandies dans les guerres de revanche, vendettas des nations. Et cet élargissement est un effet de l'imitation, qui, de plus en plus, assimile les individus entre eux.

Pour la procédure (chap. n), la généralité de certaines ordalies, comme les épreuves par l'eau bouillante et le fer rouge, s'explique par l'imitation. C'est par l'imitation aussi que se fait l'unilicalion progressive des procé- dures, à la suite du triomphe du droit romain par exemple sur le droit

512 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

étrusque, celtique, hellénique. Enfin les analogies qu'on peut noter dans le développement des diverses procédures tiennent à l'élargissement du groupe social, c'est-à-dire, une fois encore, à l'imitation.

Toutes les ressemblances relatives au régime des personnes (chap. ni) s'expliquent également par cet accroissement continuel des relations de droit, accroissement en profondeur par l'admission de la femme, du plébéien, de l'esclave, accroissement en surface par l'agrandissement de la famille qui s'est annexée d'abord toutes sortes de parents fictifs et imagi- naires, puis s'est étendue par degrés à tous les hommes par les idées de contrat, d'association, de patrie, de communauté religieuse, enfla d'hu- manité.

C'est cet élargissement de la société qui permet encore de comprendre, dans une certaine mesure, les similitudes de succession que présentent dans leur évolution le régime des biens, les obligations et la formation de l'idée de droit naturel. Pour le régime des biens (chap. iv), l'accroissement du nombre des propriétaires, d'une part, le droit reconnu par exemple aux filles à la succession des biens, et, d'autre part, l'accroissement des objets de propriété individuelle ou collective et leur éloignement croissant du propriétaire dans l'espace. Pour les obligations (chap. v), on rend compte par de la proportion croissante des obligations contractuelles par rapport aux obligations non contractuelles, et des contrais consensuels par rapport aux contrats réels, lorsqu'il s'agit de relations entre étrangers. Pour le droit naturel (chap. vi), c'est dans l'assimilation des peuples au sein de l'empire romain que les jurisconsultes ont puisé l'idée du jus gentium et les Stoïciens, celle de la fraternité universelle.

Mais pour expliquer toutes les similitudes juridiques, l'imitation ne suffit pas, et il faut avoir recours à la logique sociale et à l'invention. C'est ce qu'on voit déjà en étudiant la succession des diverses procédures (chap. ii) : les inventions relatives à la domestication des animaux, puis des plantes, ayant substitué à la vie chasseresse la vie pastorale, puis la vie agricole, qui permet la fixation au sol et une plus grande densité de population, le résultat a été que la procédure s'est compliquée et l'organisation judiciaire régularisée et divisée. Ce rôle de la logique et son influence sur la nature et l'ordre des inventions est plus visible encore dans la succession des diverses sortes de propriétés (chap. ivj. D'une part le progrès de finvention crée de toutes pièces des biens nouveaux de plus en plus nombreux : navires, avec les inventions relatives à la navigation; livres et journaux, avec les inventions relatives à l'imprimerie et à la librairie. D'autre part, il accroît le nombre de manières dont on peut posséder les biens anciens : avant toute invention pastorale et agricole, la seule manière de posséder une terre était d'y chasser. Or dans une certaine mesure les inventions coïncident spontanément, sans influence de l'imitation, et se suivent dans un ordre identique, parce que ce sont les seules solutions possibles, simples et aisées à concevoir, de problèmes que posent les besoins naturels de l'homme, toujours et partout identiques. Plus développée encore est la doctrine de M. Tarde sur finfluence de la logique quand il passe à la théorie des obligations (chap. v). Dans la théorie des obhgations, problème

15. BEHTHELOT. Les transformations du droit. 513

central en jurisprudence, comme la théorie de la valeur est le problème central en économie politique, il ne faut pas tenir compte seulement, comme le font les romanistes qui fondent toute obligation sur un contrat, des volontés, des désirs qui sont en présence; il faut tenir compte aussi des jugements, des croyances. Or le syllogisme sert de règle à la volonté comme au jugement; à côté du syllogisme intellectuel, qui combine deux croyances, il y a le syllogisme moral qui combine une croyance et un désir; et celui-ci dicte des devoirs d'action comme celui-là des devoirs d'affir- mation. Je désire avoir une source dans mon jardin; or je crois qu'il y a à tel endroit une nappe d'eau souterraine; donc je dois y creuser un puits : voilà le syllogisme moral. Il y a plus : c'est seulement si l'on tient compte des degrés inégaux de croyance et de désir ainsi combinés que l'on com- prend comment l'accord ou le désaccord entre les conclusions de deux syl- logismes intellectuels ou moraux qui se rencontrent dans l'àme d'un homme peut être autre chose qu'un choc destructeur ou un accouple- ment stérile. De ces combats de syllogismes, la logique classique tirait seulement la destruction des conclusions contradictoires, supposées de force égale, et la confirmation naturelle de deux conclusions n'ajoutait rien à leur certitude considérée d'avance comme absolue. Par cette théorie nouvelle du syllogisme s'explique l'obligation juridique. L'obligation juri- dique est une espèce dont le genre est l'obligation morale. Quand je me sens obligé, c'est que je veux atteindre un but, et que je crois, par tel moyen, y parvenir. Quand cette obligation est une de celles que le législateur s'est senti obligé à sanctionner, parce qu'il désirait atteindre tel but et qu'il croyait, par tel moyen, y parvenir, je ne suis pas seulement obligé moralement, mais juridiquement. Ainsi on peut rendre compte de toutes les obligations juri- diques, qu'elles soient involontaires et formées sans contrat, ou volon- taires et contractuelles, ou volontaires et unilatérales. Et par la nature et l'énergie variables ou uniformes du but que le législateur poursuit, par la nature et l'énergie variables ou uniformes des opinions qui le dirigent, s'expliquent les différences ou les ressemblances des diverses législations. Soit par exemple les causes de nullité, relativement uniformes, des enga- gements civils. Les vices qui les atteignent sont de deux sortes : ceux qui ont trait à la majeure et ceux qui ont trait à la mineure du syllogisme moral de l'obligé. La majeure est viciée quand le désir qu'elle exprime n'émane pas de la personne même qui s'oblige, mais lui a été suggérée du dehors par captation, par abus d'autorité ou par un accès de folie. La mineure est viciée, quand la croyance qu'elle contient est l'effet non de l'intelligence de l'individu qui s'oblige, mais d'un mensonge intéressé ou d'une erreur due à une cause maladive. Ajoutez à ceci que dans l'esprit du législateur et dans celui de l'obligé, il y a d'ordinaire, non pas un seul syllogisme, mais un concours ou un conilit de syllogismes, que l'un et l'autre choisissent entre des valeurs plus ou moins grandes, que toute influence qui aura pour effet d'accroître ou de diminuer la croyance ou le désir dans la maj(;ure ou la mineure de chacun de ces syllogismes accroîtra ou diminuera la valeur apparente de tel objet et décidera par du résultat de la lutte. Vous comprendrez alors la relation logique de la théorie écono-

5i4 KEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE- MORALE.

mique de la valeur avec la théorie juridique des obligations, puisque les modi- fications apportées dans le système des valeurs ont pour effet d'une part la transformation du droit criminel, en modifiant l'échelle des délits et des peines, d'autre part la réforme de la législation civile, en contribuant à faire interdire certaines choses permises auparavant, et à faire permettre certaines choses défendues naguère. Et vous comprendrez en même temps comment la logique sociale, en fortifiant, par telle ou telle invention, tel ou tel désir, telle ou telle croyance et en modifiant par la valeur de tel ou tel objet, d'autant plus grande qu'on désire plus un certain bien et qu'on croit cet objet plus capable de procurer ce bien, domine à la fois la théorie des obligations et celle de la valeur, et comment on peut déter- miner en sociologie des lois logiques de causation qui ne soient pas des lois chronologiques d'évolution.

Enfin, dans un dernier chapitre, d'un caractère général (chap. vu, le Droit et la Sociologie), reparaissent successivement les trois sortes d'idées qui étaient mêlées au cours de l'ouvrage, après avoir dirigé de nouvelles critiques contre l'idée d'évolution uniforme, et fourni de nouvelles considé- rations à l'appui de l'importance de l'imitation, critiques et considérations qui ne consistent d'ailleurs qu'en une énumération d'exemples, M. Tarde revient sur le rôle qu'il faut attribuer à l'invention et à la logique, dans l'explication des similitudes juridiques. Logique et invention, dit-il, c'est tout un : une invention ou une découverte n'est que la réponse à un pro- blème, et cette réponse consiste toujours à rattacher les uns aux autres, par le rapport de moyen à fin, des modes d'action précédemment séparés (invention de la locomotive) ou, par le rapport de principe à conséquence, des idées qui auparavant semblaient n'avoir rien de commun (découverte de la loi de l'attraction). Si l'mvention, en rendant inutiles ou gênantes des inventions antérieures, crée des contradictions nouvelles, c'est l'œuvre des fondateurs de religion et des philosophes, dans l'ordre intellectuel, des législateurs et des moralistes, dans l'ordre pratique, de remédier à ce désaccord. Les uns et les autres sont les ouvriers de la logique sociale. Et si ce travail logique aboutit en partie à des résultats divergents, ses effets, en partie aussi, seront nécessairement semblables. Ces similitudes seront de deux sortes : les unes formelles, les autres substantielles. Parmi les pre- mières on peut noter d'abord la tendance de toute chose sociale à se sys- tématiser : les droits en codes, comme les langues en grammaires, et les religions en théologies; ensuite la force de résistance inhérente à ce qui est systématique, le corpus juris des Romains ou la Mischna des Juifs. Et ces deux similitudes s'expliquent par la logique qui tend à créer et à maintenir l'accord entre des croyances et des désirs hétérogènes. Quant aux similitudes substantielles, elles tiennent à ce que le génie inventif est aux ordres des besoins, qui lui posent des problèmes, et à ce que ces pro- blèmes se ramènent à deux : celui de la nutrition et celui de la génération, d'où dérivent des séries de problèmes plus particuhers, identiques, jusqu'à un certain point, dans leur nature, et irréversibles dans leur ordre. C'est l'importance prépondérante de la logique sociale qui nous force à n'étudier le Droit que comme une partie de la sociologie, parce que les inventions

R. BERTHELOT. Les transformations du droit. 515

juridiques dépendent de toutes les autres inventions sociales. El l'au- teur, à la suite de cette remarque, termine son livre non par une conclusion générale, mais par l'indication d'un certain nombre de similitudes entre le développement linguistique et le développement juridique, ce qui lui permet de préciser encore davantage l'idée qu'il faut se faire de celui-ci.

III

M. Tarde a-t-il établi l'une ou l'autre de ses thèses, la thèse négative par laquelle il retire la science du droit à la sociologie historique et biologique qu'il appelle évolutionniste, ou la thèse positive par laquelle il ramène cette science du droit à une théorie de l'imitation?

Mais d'abord il ne réfute pas les conclusions de ses adversaires, il n'atta- que que leurs arguments. Il ne prouve donc pas que leur théorie soit inexacte, mais seulement qu'elle est incertaine. Rien, montre-t-il, ne force à croire que toujours et partout le droit pénal se soit confondu à l'origine avec la vengeance familiale, que toujours et partout la propriété foncière ait été primitivement collective, que toujours et partout les contrats réels aient précédé les contrats consensuels; mais il ne montre pas que rien force à le nier. En outre, il se borne à examiner un certain nombre de similitudes juridiques, qu'il a choisies d'une façon purement empirique, sans prouver qu'il n'en existe pas d'autres, comme si leur existence suffisait à établir la doctrine qu'il combat. Le seul résultat négatif auquel il arrive, c'est donc que la théorie évolutionniste du droit peut être fausse, comme elle peut être vraie.

D'autre part, il montre qu'un certain nombre de similitudes juridiques, choisies également d'une manière purement empirique, s'expliquent par sa théorie, mais non que toutes doivent s'expliquer ainsi. Il ne montre même pas que toutes les similitudes dont il admet l'existence s'expliquent par là, mais pour plusieurs d'entre elles, il montre seulement quelles peuvent s'expliquer ainsi. Le seul résultat positif auquel il parvienne, c'est donc que sa théorie du droit peut être vraie, comme elle peut être fausse.

Si les faits particuliers qu'il énumère ne suffisent par eux seuls ni à réfuter la thèse de ses adversaires ni à prouver sa propre thèse, n'est-ce pas parce qu'il a écrit son livre sur les transformations du droit pour donner des exemples à l'appui d'une doctrine que déjà il considérait comme établie, et non pour démontrer une doctrine encore incertaine? Ne présente-t-il pas son étude comme l'application au droit d'une théorie toute faite, et non comme une recherche de la vérité? Et, par suite, n'est-ce pas cette théorie générale que nous devons examiner, pour voir d'abord s'il est nécessaire d'expliquer uniquement par elle toutes les similitudes sociales, parmi celle-ci toutes les similitudes juridiques; ensuite si même il est possible que toutes ces similitudes ou seulement la plupart d'entre elles, s'expliquent ainsi?

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KEVUE DE MÉTAPHYSiUE ET DE MORALE.

mique de la valeur avec la théorie juricjue des obligations, puisque les modi- fications apportées dans le système d( valeurs ont pour effet d'une part la transformation du droit criminel, en lodifiant l'échelle des délits et des peines, d'autre part la réforme de législation civile, en contribuant à faire interdire certaines choses permes auparavant, et à faire permettre certaines choses défendues naguère. 1 vous comprendrez en même temps comment la logique sociale, en fortîant, par telle ou telle invention, tel ou tel désir, telle ou telle croyancet en modifiant par la valeur de tel ou tel objet, d'autant plus grande u'on désire plus un certain bien et qu'on croit cet objet plus capable de -ocurer ce bien, domine à la fois la théorie des obligations et celle de Ic-aleur, et comment on peut déter- miner en sociologie des lois logiques e causation qui ne soient pas des lois chronologiques d'évolution.

Enfin, dans un dernier chapitre, un caractère général (chap. vu, le Droit et la Sociologie), reparaissent iccessivement les trois sortes d'idées qui étaient mêlées au cours de rou\age, après avoir dirigé de nouvelles critiques contre l'idée d'évolution uniJrme, et fourni de nouvelles considé- rations à l'appui de l'importance de Tnitation, critiques et considérations qui ne consistent d'ailleurs qu'en un énumération d'exemples, M. Tarde revient sur le rôle qu'il faut attribue à l'invention et à la logique, dans l'explication des similitudes juridique Logique et invention, dit-il, c'est tout un : une invention ou une décou>rte n'est que la réponse à un pro- blème, et cette réponse consiste toujcrs à rattacher les uns aux autres, par le rapport de moyen à fin, des mies d'action précédemment séparés (invention de la locomotive) ou, par leapport de principe à conséquence, des idées qui auparavant semblaient 'avoir rien de commun (découverte de la loi de l'attraction). Si l'mventic, en rendant inutiles ou gênantes des inventions antérieures, crée des citradictions nouvelles, c'est l'œuvre des fondateurs de religion et des phihophes, dans l'ordre intellectuel, des législateurs et des moralistes, dans ordre pratique, de remédier à ce désaccord. Les uns et les autres sont s ouvriers de la logique sociale. Et si ce travail logique aboutit en partie des résultats divergents, ses effets, en partie aussi, seront nécessairemer semblables. Ces similitudes seront de deux sortes : les unes formelles, le&^^^^&tantie lies. Parmi les pre- mières on peut noter d'abqr^^j^^^^^^^^^ose sociale à se sys-

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par une force

516 RKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

L'imitation est-elle la seule cause sociale des similitudes sociales et, parmi celles-ci, des similitudes juridiques, les inventions elles-mêmes ne devenant causes, au point de vue sociologique, que lorsqu'elles ont été imitées? Dire que l'imitation est la seule cause sociale de ces similitudes, c'est dire que par elle s'expliquent toutes les similitudes dont l'existence de la société est la condition nécessaii^e, et dont par conséquent la simple analogie du milieu physique et de la constitution physiologique ne suffirait pas a expliquer l'existence chez des êtres vivants et conscients. Si, comme le fait !\I. Tarde dans les Lois de Vlmitation, on définit la société par l'imitation mutuelle, sa théorie se trouve évidemment démontrée a priori et avant tout examen des faits particuliers. Mais la démonstration ne repose alors que sur une pétition de principe, et M. Tarde reconnaît lui-même que cette définition convient moins à la société qu'à ce qu'il appelle la socialité. Si l'on entend au con- traire par société une pluralité d'individus conscients qui se savent ou qui se croient liés par des relations pratiques, c'est-à-dire qui se considèrent les uns par rapport aux autres comme des causes possibles de plaisir ou de douleur, définition qui ne préjuge aucun système particulier, la théorie de M. Tarde cesse d'être évidente a priori et par la simple analyse de l'idée de société. Il y a plus, l'étude des idées d'imitation et d'invention montre alors que cette théorie est inexacte. Parmi les inventions en effet, il en est, comme par exemple celle du langage, du commerce, du droit lui même, qu'on peut appeler inventions sociales, parce qu'elles supposent dans l'individu qui les fait la croyance à l'existence de la société, au lieu que la découverte de la loi de l'attraction ou l'invention de la locomotive ne reposent pas sur cette croyance. Or M. Tarde, lorsqu'il étudie l'influence de l'imitation, suppose déjà donnée l'existence du langage, du commerce, du droit et ne recourt à l'imitation ni pour expliquer ces similitudes, ni pour rendre compte de simi- litudes plus particulières et qui résultent de l'action réciproque des précé- dentes les unes sur les autres, comme par exemple l'existence d'un droit commercial. C'est que ces inventions, dont l'existence est nécessaire à la durée de tout groupement social, sont les effets, toujours et partout sem- blables, d'une cause semblable partout et toujours, à savoir l'existence même d'un groupe social durable, cause purement sociale par sa définition même, et qui pourtant ne se confond pas avec l'imitation. A côté des similitudes dues à l'imitation, il faudrait donc compter, parmi les similitudes d'origine sociale,' les inventions sociales nécessaires, c'est-à-dire celles que la logique de l'invention déduit nécessairement du désir d'un groupement social statle, désir qui lui-même résulte nécessairement : du désir d'éprouver la plus grande quantité possible de plaisir et la plus petite quantité possible de douleur; de la croyance à l'existence d'autres individus conscients qui peuvent être pour nous causes de plaisir ou de douleur; 3'^ de la croyance qu'un groupement social stable est propre à nous procurer plus de plaisir et moins de"" douleur qu'un groupement social instable ou que l'absence de tout groupement social.

Si l'imitation n'est pas la seule cause sociale des similitudes sociales et juridiques, n'en est-elle pas au moins la cause principale, et par suite son étude ne reste-t-elle pas le principal objet d'une sociologie pure? Mais si

H. BERTHELOT. Les transformations du droit. 517

certaines inventions se produisent et subsistent, parmi la disparition pro- gressive des inventions contraires et la variation constante de celles qui ne leur sont ni conformes ni contraires, n'est-ce pas parce qu'elles sont néces- saires à la durée du groupe social? La théorie des inventions sociales néces- saires subsisterait donc en Tabsence de toute imitation. Au contraire, si une imitation se produit et subsiste, quand c'est pour des raisons logiques, n'est-ce pas à cause de son utilité? Et comme nous devons élimi'ner ici l'utilité physiologique, dont la sociologie pure n'a pas à tenir compte, n'est- ce pas à cause de son utilité sociale? Quant aux imitations qui s'expli- quent par des lois extra-logiques, la durée du groupe social exige la des- truction de toutes celles qui sont contraires à l'utihté sociale, le maintien de toutes celles qui lui sont conformes. Et comme celles qui ne durent pas appartiennent à l'histoire des sociétés, non à la science de la société; comme la sociologie pure est, dans la pensée de M. Tarde, une science applicable à toutes les sociétés passées, présentes et possibles; comme enfin la logique sociale est la même, qu'il s'agisse des lois logiques qui exphquent l'apparition d'une invention ou de celles qui en expliquent l'imitation, ce n'est pas l'étude de l'imitation, c'est l'étude de la logique sociale, enten- due exclusivement comme la théorie des inventions sociales nécessaires, qui est l'objet delà sociologie pure; et c'est seulement dans la mesure l'idée d'imiter serait elle-même une invention sociale nécessaire comme le langage ou comme le droit, qu'il appartiendrait à la sociologie pure de s'en occuper.

On dirait en vain que c'est l'identité de notre constitution physiolo- gique qui explique l'identité de notre structure mentale, et que, par suite, les similitudes dues à la logique sociale, se ramenant aux similitudes d'origine physique ou biologique, ne sauraient faire l'objet de la sociologie pure. Car, dans ce sens, les ressemblances dues à l'imitation seraient aussi d'origine naturelle, non d'origine sociale; et l'imitation n'est pas plus une cause primitive qu'elle n'est une cause universelle. Il y a en effet deux sortes d'imitation, l'imitation logique et l'imitation extra-logique. La pre- mière, s'expliquant par la logique sociale, s'expliquerait donc par des causes physiologiques. La seconde peut être distinguée à son tour en deux genres, imitation volontaire et l'imitation involontaire. L'imitation s'exphquant parce que toute représentation forte, répétée, exclusive, tend à se faire action, et ce fait lui-môme s'expliquant parce que tout état de conscience est accompagné d'un mouvement, nous nous trouvons ramenés encore à une cause physiologique. Quant à l'imitation volontaire du supérieur par l'inférieur, elle s'explique parce que l'homme considéré comme supérieur est, par définition, celui dont les tendances et les croyances apparaissent comme supérieures, car ce qui apparaît comme supérieur est, par défini- lion également, ce qui apparaît comme préférable, comme meilleur, comme devant être fait; et c'est donc notre structure mentale et par suite, dans la théorie de M. Tarde, notre constitution physiologique qui suffit à rendre compte de limitation volontaire. En ce sens, il n'y a donc pas plus de sociologie pure, qu'il n'y auiail de physiologie pure, si ' l'on désignait par l'expUcation des phénomènes vitaux par une force

5J8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

vitale, c'est-à-dire par une énergie propre à la vie et que l'être vivant n'aurait pas empruntée au milieu physique qui l'entoure. Et si l'on entend par sociologie pure l'étude des similitudes dont l'existence de la société est la condition nécessaire, on ne peut chercher que dans la logique sociale, c'est-à-dire dans la théorie des inventions sociales nécessaires, une sociologie pure, différente à la fois de biologie et de l'histoire des sociétés, comme la physiologie pure est différente à la fois de l'histoire naturelle et de la physique ou de la chimie. C'est seulement en consti- uant cette logique sociale, comme Hegel, au commencement du siècle, se l'était proposé, qu'on pourra constituer une science du langage, une science de la richesse et une science du droit. Il y a des catégories socio- logiques comme il y a des catégories métaphysiques. Et de même que l'objet d'une métaphysique pure est de déterminer les conditions en dehors desquelles aucune existence n'est concevable, de même l'objet d'une socio- logie pure serait de déterminer les conditions en dehors desquelles aucu-^ groupement social stable n'est possible.

R. Berthelot.

REVUE DES PÉRIODIQUES

PERIODIQUES FRANÇAIS

Revue philosophique de la France et de l'Étranger (juillet 1893). V. Egger, Jugement et ressemblance. J. Soury, Origine et nature du mouvement organique. G. Mouret, Le prohlèmc de l'infini : I. Relativité.

Notes et discussions : G. Mauxion, Quelques mots sur le nativisme et l'em- pirisme. — E. Joyan, De V introduction en France de la philosophie de Kant.

(Août 1893.) A. Penjon, Le rire et la liberté. G. Mouret, Le j^'oblème de rinfini : I. Relativité (fin). V. Egger, Jugement et ressemblance (fin).

Notes et discussions : Sur la définition du socialisme, par G. Belot. La lutte entre les sociétés : lettre à M. Tarde, par Novicow.

Revue internationale de Sociologie (juillet-août 1893). Maxime Kovalesky, La famille patriarcale au Caucase. A. Meillet, Les lois du lan- .gage : I. Les lois phonétiques. Arthur Rafîalovitch, La discussion du pro- gramme et de la doctrine socialistes au Reichstag allemand.

Chronique du mouvement social ; Portugal, par J.-J. Tavarès de Medeiros.

Notes : Note sur un précurseur du socicdisme : Pechméja, par André Lich- tenberger.

Revue Thomiste (n" 3). Le P. Berthier, Pour la fête de saint Domi- nique. — Le P. Janvier, M. Taine. Le P. Maumus, Les doctrines politiques de saint Thomas d'Aquiri. Le P. Gardeil, L'évolutionnisme et les principes de saint Thomas d'Aquin. Le P. Maudonnet, Pierre le Vénérable et son activité littéraii'e contre l'Islam. Le P. Coconnier, Peut-on être hypnotisé malgré soi? J. Franck, Bulletin physico-chimique. Les PP. Balme et Gardeil, Trois exordes inédits de sermons de saint Thomas d'Aquin. Les PP. Maudonnet et Gardeil, Comptes rendus de philosophie. Publications nouvelles. Questions religieuses.

Livres nouveaux.

P. Carus, Le problème de la conscience du Moi, Irad. de l'anglais par A. Monod. Paris, Alcau. CiiARAUx. L'histoire et la pensée, Paris, Pedone-Lauriel.

b20 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

R. P. Gruber, Le positivisme de Comte à nos jours, Paris, Lethielleux.

De Greef, Les lois sociologiques, Paris, Alcan.

Ch. Hdit, La vie et les œuvres de Platon, Paris, Thorin.

LoRiA, Les bases économiques de la constitution sociale, trad. de l'italien, Paris, Alcan.

ZiEGLER, La question sociale est une question morale, trad. de l'allemand par M. Palante, Paris, Alcan.

PÉRIODIQUES ALLEMANDS

Vierteljahrsschrift ftir wissenschaftliche Philosophie (Avena- rius), Band XVII, Heft 3. Th. Achelis, Die philosophische Bedeutung der Ethnologie. Hitschmann, Der Blinde imd die Kunst. Ehrenfels, Werth- theorie iind Elhik (3^ art.). Schuppe, Die Bestatigung des na'iven Realismus.

Zeitschrift fur Philosophie und philosophische Kritik (Falcken- berj:;), Band Cil, Helt. 2. L. Busse, zu Kant's Lehre vom Ding an Sich(ïl). L. Roseuthai\,Verhâltnitz zu KanVs transcendentalen Aesthetik und Analytik.

Archiv fiir Geschichte der Philosophie (Ludwig Stein), Band III, Heft. 4. 0. Kulpe, Anfange und Aiissichten der ExperimenteUen Psycho- logie; II. Systematische Anfange. Paul Tannery, Sur un point de la méthode d'Aristote. A. Dôring, Die eschatologischen Mythen Platos. Q. Espinas, La philosophie de l'action au siècle avant Jésus-Christ. \V. Dilthey, Das natûrliche System der Geisteswissenschaften im siebzehnten Jahrhundert (5« article). L. Stein, Jahreshericht iiber Sâmmtliche Erschei- nungen auf dem Gebiete der Geschichte der Philosophie.

Livres nouveaux.

E. Eberhard, Beitrage zur Lehre vom TJrteil, Breslau.

Gartelmann, Sturz der Metaphysik als Wissenschaft, Kritik der transcenden- talen Idealismus Emm. Kanfs, Berlin.

JoDL, Uebcr das Wesen des Naturrechts, Wien.

Jordan, Das VerluUtniss von Naturicissenschaft und Religion in Vnterrùht, Berlin.

Lipps, Grundzuge der Logik, Ilamburg et Leipzig.

G, SiMMEL, Die Pr-blcme der Geschichtesphilosophie, Leipzig.

P. Weber, Der socialaristokratische Staat als des Christentums Erfullung, Berlin.

W. WuNDT, Logik, Band I : Erkenntnisslehre, 2^ éd., Stuttgard.

PERIODIQUES ANGLAIS ET AMÉRICAINS. 521

PÉRIODIQUES ANGLAIS ET AMÉRICAINS

Mind (juillet 1893). - p^.f. Joaes . Mealism and Epistemoloa,,

rrr M ■; ' ^" ^^' I^i'f^'^<^iion betwem Real an- 1 Verbal Prono-

savons. - D. James Ward, As^ùnllation and Association (I) "^

or ZnactZ 0 tbf ''''.''^y'''^ ^-"- '^'•^'^dley. - Récent Developments of me Doctrine of Sub-Conscious Process, Hillen Dendy.

- Prof. ,. Mc'Jcattell, ,/™,:;S;!:l™; """'""'''" '' ''"-"'""'"'■

Discussions : Prof. E.-B. ïitchener : Modem Psychotogy.

Livres nouveaux.

and London, Putnam sons, 1893.

/-■otTondortr'* Tf'"*'^"' ««"""»!/ '" »«« "f 'tefr /«»«»•»,; nia- lions, London, bwan and Sonnenschein.

Trr:!^''-'"'Z ^'''"'' '^^' ^''^^'*'' ^^^^"^^'^^ i^ MoraUty, and its place in a Utiktnnan Theory oM/om/., New -York. Mac Millan and Go '

H. Spencr, P..„c.p/.s or /?//..>>•, vol. H, London, Williams a Norgate.

Le gérant : Ch. Schikfek.

TOME I. -1893. g

Coiilunimiers - Itnp. P. BKODARD.

DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

ENTRE EUDOXE ET ARISTE

EUDOXE. Puisque je vous vois, mon cher Ariste, si fort irrité contre les faiseurs de systèmes, vous plaît-il qu'oubliant en quel temps nous vivons, nous examinions non pas les opinions des autres, mais les choses mêmes, afin de mieux connaître quelles elles sont?

>RiSTE. Je le veux bien.

EUDOXE. Ne vous semble-t-il pas que vous percevez deux objets comme distants l'un de l'autre?

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Et que vous percevez la distance même qui les sépare?

ARISTE. Sans doute.

EUDOXE. Pour percevoir cette distance vous devez mouvoir vos yeux?

ARISTE. Si la distance est grande, oui sans doute, Eudoxe.

EUDOXE. Il existe donc une distance assez petite pour que vous puissiez la percevoir sans mouvoir vos yeux?

ARISTE, Il me semble qu'oui.

EUDOXE. Considérez donc deux points assez écartés l'un de l'autre pour que vous ne puissiez point les percevoir en même temps; com- ment percevez-vous la distance qui les sépare?

ARISTE. En promenant mon regard de l'un à l'autre.

EUDOXE. Fort bien. Je rapproche maintenant ces deux points l'un de l'autre insensiblement. Il arrivera, n'est-ce pas, un moment vos yeux pourront percevoir la distance qui sépare ces deux points, tout en restant immobiles?

ARISTE. Assurément.

TOME I. 1893. 35

522 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

KUDOXE. A quel moment le mouvement de vos yeux cessera-t-il d'être nécessaire?

ARiSTE. Au moment la distance qui sépare ces deux points sera assez petite pour tenir dans mon champ visuel.

EUDOXE. Que voulez-vous dire, Ariste?

ARISTE. Je veux dire que mon champ visuel a une certaine étendue. Toute distance qui n'excède pas cette étendue sera perçue directement, sans qu'un mouvement de mes yeux soit nécessaire

EUDOXE. Dites-moi donc, je vous prie, quelle est l'étendue de votre champ visuel?

ARISTE. Gela exigerait de délicates expériences.

EUDOXE. Vous m'entendez mal, Ariste; je vous demande de me dire quels sont en ce moment les principaux objets que vous per- cevez, et à partir de quels objets vous ne percevez plus rien.

ARISTE. Vous me mettez, Eudoxe, dans un grand embarras; car aussitôt que je veux examiner si un objet est bien sur la limite de mon champ visuel, je ne puis m'empécher de tourner les yeux de son côté, et il cesse d'être sur la limite aussitôt que je me demande s'il n'y est pas.

EUDOXE. Et croyez-vous, Ariste, qu'il y ait quelque remède à

cela?

ARISTE. Il faudrait trouver un moyen de me maintenir l'oeil fixé sur un objet.

EUDOXE. Vous dites vrai; mais vous ferez alors un fort mauvais observateur.

ARISTE. Pourquoi donc?

EUDOXE. N'avez-vous point entendu dire que lorsqu'un homme ne perçoit rien de notable par les autres sens, et que l'on parvient à fixer son regard, il perd toute conscience et tombe dans une espèce de sommeil?

ARISTE. Est-il possible, Eudoxe, que vous parliez sérieusement?

EUDOXE. Je vous demande pardon, Ariste, d'avoir avancé sans preuves que l'œil immobile ne perçoit point.

ARISTE. Cela est loin en effet d'être prouvé.

EUDOXE. Et ainsi d'avoir tenté de soutenir, au sujet de la vue, ce paradoxe : l'être percevant immobile, c'est-à-dire pour qui rien ne change, ne saurait avoir conscience de quoi que ce soit.

^RiSTiî. Ce n'est point un paradoxe; et je suis prêt à vous accorder....

CRITON. DIALOGUE PHILOSOPHIQUE ENTRE EUDOXE ET ARISTE. 523

ii;uDOXE. Ne m'accordez rien, et prenons plutôt la question d'un autre côté.

ARISTE. De quel côté?

EUDOXE. Direz-vous qu'un objet est distant pour vous au moment même vous le percevez?

ARISTE. Je puis le dire, le clocher est distant; je le vois éloigné.

EUDOXE. Pour lequel de vos sens est-il distant?

ARISTE. Assurément pour le toucher.

EUDOXE. Et pour votre vue, est-il vraiment distant, ou n'est-ce pas plutôt que vous jugez par la vue qu'il est distant pour votre toucher?

ARISTE. Vous dites vrai.

EUDOXE. Ne dirons-nous pas aussi que ce qui est distant pour un sens, c'est ce qu'il ne perçoit pas, et ce qui est non distant, ce qu'il perçoit?

ARISTE. Nous le dirons.

EUDOXE. Comment donc ce clocher serait-il distant pour ma vue, si je le vois?

ARISTE. 11 est en effet non distant pour ma vue tant que je le vois.

EUDOXE. Ce qui est distant pour un sens n'est donc pas perçu par ce sens?

ARISTE. Non.

EUDOXE. En sorte que mon œil ne saurait percevoir un objet comme distant pour lui. Car cet objet, étant perçu par l'œil, sera non distant pour l'œil.

ARISTE. x\ssurément.

EUDOXE. Prenons maintenant pour certain le contraire de ce que nous accordions tout à l'heure.

ARISTE. Quoi donc?

EUDOXE. Nous disions qu'il semblait que l'œil immobile ne pou- vait rien percevoir. Posons maintenant que l'œil immobile peut per- cevoir quelque chose. Ce qu'il percevra aura une étendue, n'est-ce pas?

ARISTE. Sans doute.

EUDOXE. Dans cette étendue, je puis considérer deux points qui seront distants l'un de l'autre.

ARISTE. Assurément.

EUDOXE. Ces deux points seront non distants pour ma vue,

524 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

puisque je les perçois sans mouvoir mon œil, c'est-à-dire en même temps.

ARISTE. Oui,

EUDOXE. Quand je perçois l'un, je perçois l'autre.

ARISTE. Certainement.

EUDOXE. Mais quand je perçois l'un je dis que l'autre est distant pour ma vue?

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Si je dis qu'il est distant pour ma vue, c'est donc qu'à ce moment même je ne le perçois pas?

ARiSTK. Il le faut bien.

EUDOxii:. Ou si je le vois à ce moment même, je ne dirai jamais qu'il est distant?

ARISTE. Comment le dire?

EUDOXii:. Nous voilà pris. Car il faut ou que les deux points ne soient pas distants l'un de l'autre, ou que nous ne les percevions pas en même temps. Dans le premier cas, que percevra l'œil immobile,

à votre avis?

ARISTE. Rien d'étendu assurément.

EUDOXE. Et dans le second cas, l'œil, pour percevoir ces deux points, devra aller de l'un à l'autre, c'est-à-dire se mouvoir?

ARISTE. Il ne saurait en être autrement.

EUDOXE. Que dirons-nous donc de cette opinion : l'œil immobile peut percevoir quelque chose d'étendu?

ARisTi:. Nous dirons, Eudoxe, qu'elle n'est pas soutenable.

EUDOXE. Nous tiendrons donc pour assuré que l'œil qui perçoit quelque chose d'étendu se meut au moment qu'il perçoit.

ARISTE. Je suis entraîné, mais non convaincu.

EUDOXE. Ce n'est pas par un seul raisonnement que l'on se con- vainc soi-même ou que l'on convainc les autres ; il faut, examinant la question de différents côtés, être ramené toujours au même point; et une idée est d'autant plus certaine qu'elle a été montrée nécessaire à un plus grand nombre d'autres. Suivez-moi donc par un autre chemin.

ARISTE. Par où?

EUDOXE. Posons encore une fois que l'œil immobile perçoit quel- que chose. N'y aura-t-il pas deux manières bien différentes de per- cevoir deux choses?

ARISTE. Lesquelles?

EUDOXE. Deux choses quelconques seront ou bien assez rappro-

CRITON. DIALOGUE PHILOSOPHIQUE ENTRE EUDOXE ET ARISTE. 523

chées pour être perçues toutes les deux en même temps ou au con- traire non.

ARiSTE. Évidemment.

EUDOXE, Dans le premier cas, je dirai que ces deux choses existent pour moi en même temps.

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Dans le second cas, je dirai qu'elles existent pour moi l'une après l'autre?

ARISTE. Sans doute.

EUDOXE. Qu'appellerai-je donc simultané?

ARISTE. Tout ce que je perçois en même temps.

EUDOXE. Mais des choses que je ne puis jamais percevoir que successivement, dirai-je qu'elles existent simultanément?

ARISTE. Non sans doute.

EUDOXE. Je ne dirai donc pas que Paris et Marseille existent simultanément.

ARISTE. 11 me semble pourtant que je le dirai.

EUDOXE. Et pourtant je n'ai jamais perçu Paris en même temps que Marseille.

ARISTE. Jamais, en effet.

EUDOXE. Donc pour que deux choses soient simultanées est-il nécessaire qu'elles soient perçues en même temps?

ARISTE. Cela n'est point nécessaire.

EUDOXE. Ainsi les choses simultanées sont perçues tantôt simul- tanément, tantôt successivement?

ARISTE. II le faut.

EUDOXE. Et ainsi il est indifférent aux choses simultanées d'être simultanées ou non?

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Et ainsi il arrive que l'idée de simultané renferme son contraire.

ARISTE. Cela me semble tout à fait impossible.

EUDOXE. 11 faut donc ou bien qu'il n'y ait rien de successif et que la succession se ramène à la simultanéité; ou bien qu'au contraire le simultané se ramène au successif?

ARISTE. 11 le faut.

EUDOXE. Nous avons donc à choisir entre ces deux propositions : nous percevons toutes choses simultanément et : nous percevons toutes choses successivement? Laquelle vous semble préférable?

526 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ARiSTE. Je ne saurais hésiter, Eudoxe, car la première ne me paraît pas soutenable, et quant à la seconde, le raisonnement nous y a déjà conduits.

EUDOXE. Nous tiendrons donc pour assuré que percevoir plu- sieurs choses, c'est aller de l'une à l'autre par un mouvement?

ARISTE. Nous n'en douterons point. Pourtant je serais heureux de connaître là-dessus l'opinion de quelques savants physiolo- gistes.

EUDOXE. A quoi bon, Ariste? Toutes leurs expériences ne sau- raient nous forcer à recevoir la contradiction dans nos idées; il ne faut donc pas croire non plus que ce qu'ils diraient pour fortifier nos conclusions les fortifierait en effet. Us voient bien ce qui est au moment ils le voient, mais sans pouvoir prouver qu'il n'en peut être autrement; car ils ne voudraient pas, je pense, prouver que l'œil est nécessairement immobile. Mais nous, nous cherchons le néces- saire. Eh bien, il y a donc un mouvement qui est nécessaire?

ARISTE. Sans doute. Mais au moment j'abandonne les savants, qui se fient trop à leurs sens, je pense, malgré moi, aux sceptiques qui prétendent que le témoignage des sens est trompeur, et que le monde que nous percevons n'est pas réel. Peut-être qu'il n'existe aucun mouvement.

EUDOXE. Si je n'avais de ce mouvement qu'une connaissance sensible, je douterais s'il est réel; aussi n'est-ce point parce que je perçois ce mouvement que je dis qu'il est réel; au contraire, alors même que je ne le sens ni ne le perçois, je dis qu'il ne peut pas ne pas être. Supposez que je voie en songe un cheval ailé. Qui m'empêcherait de raisonner sur ce cheval comme j'ai fait sur cette table ou ce clocher. Ce que je perçois peut être une vaine apparence ; encore faut-il qu'elle puisse m'apparaitre, cette apparence. Or je ne puis percevoir quelque chose d'étendu sans faire quelque mouve- ment. Ce mouvement est donc nécessaire.

ARISTE. Je vous l'accorde.

EUDOXE. Il faut quil soit possible, puisqu'il est nécessaire.

ARISTE. Que voulez-vous dire?

EUDOXE. Croyez-vous que quelque mouvement soit possible?

ARISTE. Vous voulez parler des arguments de Zenon d'Élée.

EUDOXE. Je m'en garderai bien. Il me faudrait d'abord savoir avec certitude quels ils sont. Ne vaut-il pas mieux les refaire tels qu'ils ont être et les prendre à son compte.

CRITON. DIALOGUE PHILOSOPHIQUE ENTRE EUDOXE ET ARISTE. 527

ARiSTE. Nier que le mouvement soit possible, voilà qui fait vio- lence au sens commun!

EUDOXE. En aucune manière; et ceux qui prouvent le mouve- ment en marchant ne savent point ce dont il s'agit. Il ne s'agit pas de nier le mouvement, mais de montrer comment il est possible. Pour- suivons donc. Ne faut-il pas, pour que la perception soit possible, que vous puissiez passer par un mouvement d'un point A à un point B distant du premier? ARISTE. Il le faut.

EUDOXE. Il faut donc que vous passiez par tous les intermé- diaires.

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Mais ne dirons-nous pas que le nombre des intermé- diaires est infini?

ARISTE. Nous le dirons. Car vouloir faire de l'étendue avec des éléments indivisibles, est la même chose que vouloir former un nombre en ajoutant les uns aux autres des zéros. EUDOXE. Quand donc aurez-vous franchi tous ces intermédiaires? ARISTE. Au bout d'un temps infini. EUDOXE. C'est-à-dire jamais ? ARISTE. En effet.

EUDOXE. Servons-nous d'autres mots. Pour former le tout de votre mouvement, vous devez additionner ses parties les unes aux autres. ARISTE. Comment autrement?

EUDOXE. Vous n'aurez jamais fini le tout si vous n'avez effectué la somme des parties?

ARISTE. Oui. Et je vois bien que ces parties étant en nombre infini, jamais je n'en aurai efi'ectué la somme.

EUDOXE. Bien plus, lorsque l'on compte une somme infinie peut- on dire qu'on approche de la fin? ARISTE. Non. EUDOXE. Ou qu'on avance? ARISTE. Pas davantage.

EUDOXE. Ainsi ce mouvement n'avancera jamais. Peut-on dire qu'il commencera?

ARISTE. On ne le peut pas.

EUDOXE. Ainsi ce mouvement n'est pas possible?

ARISTE. Non.

528 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE El DE MORALE.

EUDOXE. Et pourtant il est nécessaire? ARISTE. Oui.

EUDOXE. Et ainsi en énonçant les conditions sans lesquelles le mouvement n'est pas possible, nous énoncerons des nécessités? ARISTE. Oui.

EUDOXE. Et comme le mouvement n'est pas possible, les condi- tions de sa possibilité risquent fort d'être d'étranges paradoxes. ARISTE. Qu'importe?

EUDOXE. Voulez-vous que nous énumerions ces conditions para- doxales? ARISTE. Je le veux bien.

EUDOXE. Que doit être le nombre des intermédiaires? ARISTE. 11 doit être fini. EUDOXE. Qu'est-il? ARISTE. Il est infini.

EUDOXE. Il faut donc que ce qui est infini soit fini. ARISTE. Il le faut.

EUDOXE. ~ Et qu'est le tout du mouvement? N'est-il pas la somme des parties du mouvement? ARISTE. Oui.

EUDOXE. Le tout peut-il exister avant ses parties? ARISTE. Non.

EUDOXE. Mais s'il n'existe pas avant elles, il n'existera jamais. ARISTE. Il ne le pourrait.

EUDOXE. Il faut donc que le tout du mouvement existe avant ses parties?

ARISTE. Il le faut.

EUDOXE. Mais voici la condition la plus étrange.

ARISTE. Dites laquelle.

EUDOXE. Dirons-nous que le mouvement a une fin ou au con- traire qu'il est éternel?

ARISTE. Qui peut le savoir?

EUDOXE. Je m'exprime mal. Pouvez-vous concevoir que le mou- vement sans lequel vous ne percevriez rien vienne à cesser?

ARISTE. Il me semble que oui.

EUDOXE. Percevrez-vous alors quelque chose?

ARISTE. Non assurément.

EUDOXE. Pouvez-vous concevoir que vous ne perceviez plus rien?

ARISTE. Peut-être.

CRITON. DIALOGUE PHILOSOPHIQUE ENTRE EUDOXE ET ARISTE. 529

EUDOXE. Serez-vous alors conscient?

ARISTE. II ne le semble pas.

EUDOXE. Et pouvez-vous, étant conscient, vous concevoir vous- même comme non conscient?

ARISTE. Comment le pourrais-je?

EUDOXE. Et ainsi vous concevez nécessairement un mouvement éternel ?

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Tout mouvement fait par vous est partie de ce mouve- ment éternel?

ARISTE. Sans doute.

EUDOXE. Mais il faut que le tout du mouvement existe avant ses parties?

ARISTE. Il le faut.

EUDOXE. Tout mouvement particulier suppose donc avant lui un autre mouvement qui le dépasse, et celui-ci un autre, et enfin le moindre mouvement ne peut exister qu'après tout le mouvement.

ARISTE. Vous aviez raison, Eudoxe, en disant que cette condi- tion était étrange.

EUDOXE. Poursuivons avec courage, mon cher Ariste. La raison ne peut nous conduire au déraisonnable.

ARiSTi::. Nous voici pourtant dans un grand embarras.

EUDOXE. Voulez-vous que nous reprenions ces trois paradoxes nécessaires, et que nous cherchions encore leurs conditions?

ARISTE. Reprenons-les.

EUDOXE. Il faut que ce qui est infini soit fini? Cela est-il impos- sible et absurde?

ARISTE. N'ai-je pas entendu dire que la pensée fait un ce qui est multiple et fini ce qui est infini?

EUDOXE. Fort bien. Et quand dit-on que la pensée fait un ce qui est multiple?

ARISTE. Mais dans les raisonnements que nous faisons et dont l'ensemble constitue une science.

EUDOXE. Nous dirons donc que le philosophe fait un ce qui est multiple.

ARISTE. Oui. Par exemple lorsqu'il traite de l'amour ou de quelque autre passion; car il en donne une définition ou un principe qui fait que l'on conçoit par une seule idée les dilTérenls amours que les hommes peuvent éprouver.

530 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

EUDOXE. Il sait bien que ces amours différents sont multiples? ARISTE. Oui.

EUDOXE. Infinis en nombre?

ARISTE. Il le sait.

EUDOXE. Pourquoi donc fait-il un ce qui est multiple, et fini ce qui est infini?

ARISTE. S'il ne le faisait pas, il ne devrait point dire qu'il com- prend; car que veut dire comprendre, sinon saisir ensemble?

EUDOXE. C'est fort bien dit. Et ce pouvoir de faire un ce qui est multiple et fini ce qui est infini n'est-il pas ce que l'on appelle la pensée?

ARISTE. C'est précisément cela.

EUDOXE. Nous devrons donc dire que c'est la pensée, qui faisant un ce qui est multiple et fini ce qui est infini, peut réduire un nombre infini d'intermédiaires à un nombre fini?

ARISTE. Nous devrons le dire.

EUDOXE. C'est donc la pensée qui rend possible le mouvement?

ARISTE. Elle seule le peut.

EUDOXE. Et par suite toute perception?

ARISTE. Comment le nier?

EUDOXE. Mais dira-t-on qu'un homme pense, lorsqu'il perçoit la distance qui sépare cet arbre de ce clocher, ou en général, lors- qu'il perçoit quelque chose d'étendu?

ARISTE. La plupart des philosophes, je crois, le nieraient; et ceux qui l'accorderaient passent souvent pour confondre toutes choses, et obscurcir les questions les plus claires.

EUDOXE. Ceux qui leur font ce reproche sont peut-être de ces hommes qui veulent tout comprendre d'abord et sans peine; comme s'il n'était pas certain que ce qui est le plus clair pour le maître est le plus obscur pour le disciple. Mais sans nous arrêter à tout ce que l'on pourra dire, voulez-vous que nous passions à l'examen de notre second paradoxe?

ARISTE. - Je le veux bien.

EUDOXE. Ne faut-il pas aussi que le tout du mouvement existe avant ses parties?

ARISTE. Il le faut.

EUDOXE. Cela n'arrive-t-il jamais?

ARISTE. Je ne vois pas comment cela serait possible.

EUDOXE. Vous arrive-t-il, Ariste, de désirer quelque chose?

CRITON. DIALOGUE PHILOSOPHIQUE EMUE KUDOXE ET AIUSTË. ;j3 1

ARiSïE. Sans doute. Je désire par exemple aller à Paris. EUDOXE. Ariste, vous ne désirez pas d'abord aller à Paris, car cela est un tout, une somme de mouvements, et vous ne pouvez désirer le tout qu'après avoir désiré chacune des parties. ARISTE. Que voulez-vous dire?

EUDOXE. Que vous devez désirer d'abord les parties du voyage, ou, si vous voulez, les moyens ou intermédiaires.

ARi^^TE. Il me semble pourtant que je désire d'abord aller à Paris, ensuite atteindre chacun des intermédiaires qui m'en séparent. EUDOXE. S'il en est ainsi, dans votre pensée, qu'est-ce qui existe le premier, est-ce le tout du voyage ou ses parties? ARISÏE. C'est le tout.

EUDOXE. Mais quand nous nous représentons un voyage à faire, nous disons que nous le voulons? ARISTE. Oui.

EUDOXE. Et ainsi le tout d'un mouvement voulu existe pour nous avant ses parties? ARISTE. Cela est vrai.

EUDOXE. —Mais un mouvement n'est possible qu'à cette condition? ARISTE. Nous avons l'admettre.

EUDOXii. Un mouvement n'est donc possible que s'il est voulu? ARISTE. Il faut l'accorder.

EUDOXE. Et ainsi c'est la volonté qui effectue tout mouvement? ARISTE. Oui.

EUDOXE. Donc tout mouvement est une actiun? ARISTE. Il le faut.

EUDOXE, Mais quand je perçois cet arbre et ce clocher, dit-on d'ordinaire que ma volonté y ait quelque part? ARiSTi:. On ne le dit point.

EUDOXE. II nous faut pourtant conclure qu'aucune perception n'est possible sans la volonté. ARISTE. Oui.

EUDOXE. Nous sommes exposés à être fort malmenés. Les savants, qui n'admettent pas autre chose que le fait, nous diront que nous sommes dupes des mots ; ceux, au contraire, qui font de la volonté le plus noble pouvoir de l'homme, n'avoueront point qu'elle soit tout entière dans la moindre perception. Mais que sera-ce si nous exami- nons notre troisième paradoxe? Il faut, disions-nous, que la somme de tous les mouvements possibles existe avant ces mouvements.

532 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ARiSTE. Il faut aussi cela.

EUDOXE. La somme de tous les mouvements possibles est-elle finie?

ARISTE. Comment le serait-elle, puisque le mouvement est éternel ?

EUDOXE. Il faut donc que l'infini existe avant le fini.

ARISTE. Et le parfait avant l'imparfait. Je reconnais, Eudoxe, ce principe métaphysique, mais j'avoue que je m'en croyais fort loin.

EUDOXE. Le difficile et l'essentiel, pour un philosophe, ce n'est pas d'arriver le plus vite possible à la conclusion, mais au contraire de la reculer aussi longtemps qu'on le peut, et en quelque sorte de se boucher les yeux pour ne la voir pas, mais de continuer à analyser sans repos.

ARISTE. J'oublie, Eudoxe, autant que je puis, mes anciennes habi- tudes, et je vous écoute.

EUDOXE. Il n'y a pour moi qu'un mouvement nécessaire, c'est le mien, c'est-à-dire le mouvement qui rend possible ma perception.

ARISTE. Nous l'avons dit.

EUDOXE. Tout ce mouvement est voulu.

ARISTE. Nous avons dit qu'il le fallait.

EUDOXE. Mais il faut que le tout du mouvement existe avant ses parties.

ARISTE. Oui.

EUDOXE. Il faut donc que le tout de la volonté existe avant toute volonté?

ARISTE. Sans doute; mais rien n'est plus étrange que cela.

EUDOXE. Voulez-vous dire qu'une volonté peut exister avant celle qui la suivra?

ARISTE. Il me semble que cela se peut.

EUDOXE. Il se peut par exemple que vous vouliez aller à Paris sans vouloir y rien faire?

ARISTE. Je vois bien que cela ne se peut.

EUDOXE. Et que vous ne fassiez point cette deuxième action en vue d'une troisième?

ARISTE. Agir ainsi ne serait pas vouloir, mais agir au hasard.

EUDOXE. Et ainsi vouloir c'est toujours voir plus loin que ce qu'on veut?

ARISTE. C'est bien en effet ce que l'on entend quand on dit : je veux telle chose, c'est-à-dire je la désire avec réflexion.

CRITON. - DIALOCBE PHILOSOPHIQUE EKTRE EUDOXE ET AlllSTE. 533

r T!,'' Tw ^'"" '" ™'°"'' "'" "'' Po^^évieare à une autre dans 1 ordre du fait lui est antérieure dans l'ordre de l'idée? ABISTE. Il ne peut en être autrement.

V TT'. Z ""'. '* ™'°"" ''"■"''^^ '"^ '' P"'^^« <=°"»e™ir, la volonté du bien, n est-elle pas comme le tout dont mes volontés par- ticuheres sont les parties? ^

ARISTE. Oui.

EUDOXE. - Mais pour que le tout du mouvement puisse exister avant ses parties, il faut que le tout de la volonté existe avant ses parties ARISTE. Il le faut. pcifue^.

EUDOXE. Et cela n'est pas absurde ? ARISTE. Nous avons dit que non.

EUDOXE. - Ainsi le tout de la volonté existe d'abord expliquant le tout du mouvement. ^

ARISTE. Comment le nier?

EUDOXE. - Il faut donc qu'il existe non seulement un mouvement partait, mais un acte parfait.

ARISTE. Il le faut. JUDOXE. - Mais cet acte parfait ne forme-t-il point une vie par-

ARISTE, Oui,

EUDOXE. —Puissante?

ARISTE. Oui.

EUDOXE.— Heureuse?

ARISTE. Oui.

EUDOXE. - Et ce tout de la volonté, expliquant le tout du mouve- ment, pouvons-nous l'appeler autrement que Dieu ^ ARISTE. Nous ne le pouvons pas.

Cri TON,

LE MÉCANISME ET L'EXPERIEXCE

Tout le monde connaît la conception mécaniste de l'univers qui a séduit tant de bons esprits et les différentes formes qu'elle a revê- tues.

Les uns se représentent le monde matériel comme formé d'atomes qui se meuvent en ligne droite en vertu de leur inertie ; la vitesse ou la direction de ce mouvement ne peut changer que lorsque deux atomes se choquent.

Les autres admettent l'action à distance et supposent que les atomes exercent les uns sur les autres une attraction (ou une répul- sion) qui dépend de la distance suivant une loi quelconque.

La première manière de voir n'est évidemment qu'un cas particu- lier de la seconde ; ce que je vais dire sera vrai de l'une et de l'autre. Les conclusions les plus importantes s'appliqueraient d'ailleurs au mécanisme cartésien l'on suppose la matière continue.

Ce serait peut-être ici le lieu de discuter les difficultés métaphysi- ques que soulèvent ces conceptions; mais je n'aurais pas pour cela l'autorité nécessaire. Au lieu d'entretenir les lecteurs de cette revue de ce qu'ils savent mieux que moi, je préfère leur parler de sujets qui leur sont moins familiers mais qui peuvent cependant les inté- resser indirectement.

Je vais donc m'occuper des obstacles que les mécanistes ont ren- contrés quand ils ont voulu concilier leur système avec les faits expé- rimentaux et des efforts qu'ils ont faits pour les vaincre ou les tourner.

Dans l'hypothèse du mécanisme, tous les phénomènes doivent être réve'rsibles; par exemple les astres pourraient parcourir leurs orbites dans le sens rétrograde sans que la loi de Newton fût violée; il en

H. POINCARÊ. LE MÉCANISME ET l'eXPÉUIENCE.

5.35

serait encore de même avec une loi d'attraction quelconque. Ce n'est donc pas un fait particulier à l'astronomie, et la réversibilité est une conséquence nécessaire de toute hypothèse mécaniste.

L'expérience met au contraire en évidence une foule de phéno- mènes irréversibles. Par exemple si l'on met en présence un corps chaud et un corps froid, le premier cédera de la chaleur au second, le phénomène inverse ne se produira jamais. Et non seulement le corps froid ne restituera pas à l'autre la chaleur qu'il lui a prise lorsqu'ils agiront directement l'un sur l'autre; mais quel que soit l'artifice qu'on emploie, les corps étrangers qu'on puisse faire inter- venir, cette restitution restera impossible à moins que le gain ainsi réalisé ne soit compensé par une perte au moins équivalente. En d'autres termes si un système de corps peut passer de l'état A à l'état B par un certain chemin, il ne pourra pas revenir de l'état B à l'état A ni par le même chemin, ni par un chemin différent. C'est ce qu'on peut exprimer en disant que non seulement il n'y a pas i^éver- sibilité directe, mais qu'il n'y a pas même réversibilité indirecte.

On a cherché de plusieurs manières à échapper à cette contradic- tion; d'abord par l'hypothèse des « mouvements cachés » de Helm- holtz. On connaît l'expérience faite par Foucaut au Panthéon à l'aide d'un très long pendule. Cet appareil semble tourner lentement, met- tant ainsi en évidence la rotation terrestre. Un observateur qui ignore- rait le mouvement de la terre, ne manquerait pas de conclure que les phénomènes mécaniques sont irréversibles. Le pendule tourne tou- jours dans le même sens et on n'a aucun moyen de le faire tourner en sens inverse ; il faudrait pour cela changer le sens de la rotation du globe. Un pareil changement est bien entendu irréalisable; mais pour nous il est concevable; il ne le serait pas pour un homme qui croi- rait notre planète immobile.

Eh bien, ne peut-on imaginer qu'il existe dans le monde molécu- laire des mouvements analogues, qui sont cachés pour nous, sur lesquels nous n'avons aucune prise et dont nous ne pouvons changer le sens?

Cette explication est séduisante, mais elle est insuffisante; elle fait voir pourquoi il n'y a pas de réversibilité directe; mais on démontre qu'il devrait y avoir quand même réversibilité indirect»:.

Les Anglais ont proposé une hypothèse toute dilTérenlc. Pour la faire comprendre, je me servirai encore d'une comparaison : si l'on a un hectolitre de blé et un grain d'orge, il sera facile de cacher ce

LE MÉCANISME ff L'EXPÉRIENCE

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Tout le monde connaît la coneepon mécaniste de l'univers qui a séduit tant de bons esprits et les ifTérentes formes qu'elle a revê- tues.

Les uns se représentent le mondmatériel comme formé d'atomes qui se meuvent en ligne droite en \Ttu de leur inertie; la vitesse ou la direction de ce mouvement nepeut changer f[ue lorsque deux atomes se choquent.

Les autres admettent l'action îdistance et supposent que les atomes exercent les uns sur les aues une attraction (ou une répul- sion) qui dépend de la distance suiant une loi quelconque.

La première manière de voir n'e. évidemment qu'un cas particu- lier de la seconde ; ce que je vais db sera vrai de l'une et de l'autre. Les conclusions les plus importants s'appliqueraient d'ailleurs au mécanisme cartésien l'on suppo; la matière continue.

Ce serait peut-être ici le lieu de dcuter les difficultés métaphysi- ques que soulèvent ces conceptions mais je n'aurais pas pour cela l'autorité nécessaire. Au lieu d'entitenir les lecteurs de cette revue de ce qu'ils savent mieux que moi, e préfère leur parler de sujets qui leur sont moins familiers maisiui peuvent cependant les inté- resser indirectement.

Je vais donc m'occuper des obstaes que les mécanistes ont ren- contrés quand ils ont voulu concilieleur système avec les faits expé- rimentaux et des efforts qu'ils or faits pour les vaincre ou le tourner.

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On a cherché de plusieurs maières à échapper à cette contradic- tion; d'abord par l'hypothèse de « mouvements cachés » de Hehn- holtz. On connaît l'expérience fàe par Foucaut au Panthéon à l'aide d'un très long pendule. Cet appreil semble tourner lentement, met- tant ainsi en évidence la rotation errestre. Un observateur qui ignore- rait le mouvement de la terre, nmanquerait pas de conclure que les phénomènes mécaniques sont inversibles. Le pendule tourne tou- jours dans le même sens et on n" aucun moyen de le faire tourner en sens inverse ; il faudrait pour cel changer le sens de la rotation du globe. Un pareil changement estien entendu irréalisable; mais pour nous il est concevable; il ne le erait pas pour un homme qui croi- rait notre planète immobile.

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536 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

grain au milieu du blé; mais il sera presque impossible de le retrouver, de sorte que le phénomène semblera en quelque sorte irréversible. Cela tient à ce que les grains sont petits et nombreux; l'irréversibilité apparente des phénomènes naturels tiendrait de même à ce que les molécules sont trop petites et trop nombreuses pour la grossièreté de nos sens.

Pour mieux le faire comprendre, Maxwell introduit la fiction d'un « démon » dont les yeux seraient assez subtils pour distinguer les molécules, les mains assez petites et assez rapides pour les saisir. Pour un pareil démon, si l'on en croit les mécanistes, il n'y aurait pas de difficulté à faire passer de la chaleur d'un corps froid à un corps chaud.

C'est du développement de cette idée qu'est née la théorie cinétique des gaz qui est jusqu'ici la tentative la plus sérieuse de conciliation entre le mécanisme et l'expérience.

Toutes les difficultés ne sont pas vaincues cependant.

Un théorème facile à établir nous apprend qu'un monde limité soumis aux seules lois de la mécanique, repassera toujours par un état très voisin de son état initial. Au contraire, d'après les lois expé- rimentales admises (si on leur attribue une valeur absolue et qu'on veuille en pousser les conséquences jusqu'au bout), l'univers tend vers un certain état final dont il ne pourra plus sortir. Dans cet état final, qui sera une sorte de mort, tous les corps seront en repos et à la mêm.e température.

Je ne sais si l'on a remarqué que les théories cinétiques anglaises peuvent se tirer de cette contradiction? Le monde, d'après elles, tend d'abord vers un état il restera longtemps sans changement apparent; et cela est conforme à l'expérience ; mais il ne s'y main- tiendra pas toujours, de sorte que le théorème cité plus haut n'est pas violé; il y demeurera seulement pendant un temps énorme, d'autant plus long que les molécules seront plus nombreuses. Cet état ne sera donc pas la mort définitive de l'univers, mais une sorte de sommeil, d'où il se réveillera après des millions de millions de siècles.

A ce compte, pour voir la chaleur passer d'un corps froid à un corps chaud, il ne serait plus nécessaire d'avoir la vue fine, la pré- sence d'esprit, l'intelligence et l'adresse du démon de Maxwell, il suf- firait d'un peu de patience.

On voudrait pouvoir s'arrêter à cette étape et espérer qu'un jour le

H. POINCARÉ. LE MÉCANISME ET l'exPÉRIENCE. 537

télescope nous montrera un monde en train de se réveiller et les lois de la thermodynamique seront renversées

Malheureusement d'autres contradictions surgissent; Maxwell fait d mgemeux efforts pour en triompher. Mais je ne suis pas sûr qu'il y mt réussi. Le problème est tellement compliqué qu'il est impos- sible de le traiter avec une complète rigueur. On est donc forcé de faire quelques hypothèses simplificatrices; sont-elles légitimes sont-elles même conciliables entre elles? Je ne le crois pas^ Je ne veux pas les discuter ici; mais il n'est pas besoin d'un long examen pour se défier d'un raisonnement les prémisses sont en contra- diction au moins apparente avec la conclusion, l'on trouve en effet la réversibilité dans les prémisses et l'irréversibihté dans la conclusion.

Ainsi l'on n'est pas arrivé à tourner la difficulté qui nous occupe et II est peu probable qu'on y parvienne jamais. Ce serait même une condamnation définitive du mécanisme si les lois expérimen- tales pouvaient être auti^e chose que des lois approchées.

H. PoiNCARÉ.

TOME I. 18y3. oc

00

DU

\'1UI SENS DE LA DIALECTIQUE DE HEGEL

Le vrai sens de la dialectique hégélienne a souvent été méconnu : c'est qu'on n'a pas compris, généralement, d'une manière exacte, quelle en était la relation à l'expérience. D'une part, non seulement les critiques de Hegel, mais encore la plupart de ses disciples, sont d'accord pour admettre que, s'il ne s'appuie en aucune façon sur l'expérience, le procès dialectique perd son. fondement. Et cepen- dant, si incomplète que la Logique dût demeurer, mise à part de la Philosophie de la nature et de la Philosophie de Vesprit, Hegel croyait certainement avoir, tout au moins sur le domaine de la Logique, atteint le règne de la pensée pure, qui ne réclame aucune condition extérieure pour se développer comme telle. Comment con- cilier ces deux exigences du système, qui semblent, à première vue, bien incompatibles? Nous essayerons de voir, d'abord, si, véritable- ment, la dialectique est une méthode qui se développe hors de toute relation à l'expérience, soit au cours de la Logique, soit lorsque, au terme de cette partie du procès dialectique, nous atteignons l'idée absolue. Ces deux points discutés, nous pourrons aisément étendre nos conclusions à la Philosophie de la nature et à la Philo- sophie de Vesprit, et voir si, comme on le prétend, Hegel, en dédui- sant la Nature et l'Esprit de la Logique, a prétendu les rabaisser au rang de pures formes logiques, et démontrer la possibihté de réduire toutes choses à la pensée pure.

I

Les passages Hegel traite du rapport de la dialectique à l'expé- rience peuvent, au premier abord, sembler contradictoires. Hegel,

MAC TAGGART. de la dialectique de hégel.

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sans doute, affirme explicitement que le point de départ de la dia- lectique est l'expérience. Il nous dira, par exemple, que « nous sai- sissons tout d'abord les objets de la connaissance philosophique par ce que l'on appelle l'expérience >>, et que, comme c'est seulement par la forme que la philosophie se distingue d'autres moyens d'en- trer en relation avec la même somme d'existence, « elle doit néces- sairement être en harmonie avec les données de fait et l'expérience ». Mais, en revanche il ajoute que la philosophie a, outre l'expérience, « un autre ordre d'objets que la connaissance empirique n'embrasse pas : ce sont la liberté, l'esprit, et Dieu » ; ou encore : « La philosophie a pour point de départ l'expérience : mais, une fois éveillée par ce stimulant, elle prend aussitôt, vis-à-vis de son point d'origine, une attitude de répulsion et de négation. C'est ainsi que nous pouvons dire que nous devons de manger aux ahments, car nous ne pouvons manger s'ils nous font défaut. Mais alors l'acte de manger doit être représenté comme un acte d'ingratitude : car il consiste à dévorer ce à quoi il doit l'être. En ce sens, l'acte de penser peut être conçu comme un acte d'ingratitude. »

Or ces citations mêmes nous permettent d'apercevoir comment il nous sera possible de concilier les deux ordres d'affirmations, et d'écarter à la fois la théorie selon laquelle Hégel aurait essayé' de produire le procès dialectique par la simple réflexion de la pensée sur sa propre nature abstraite, et l'idée qu'une relation à l'expé- rience imphque toujours un mode tout empirique d'argumentation. La philosophie n'est pas un enfant de l'expérience, et ne doit pas son existence à un élément a posteriori, nous acceptons sur ce point la déclaration de Hégel. Mais il est, au même sens, également injuste de dire que c'est à l'existence des aliments que nous devons de pou- voir manger; et cependant il est incontestable que, sans la présence de ces aliments, manger serait impossible. Disons, si nous vou- lons, que la pensée requiert la médiation des sens : mais médiation n'est pas dépendance. La pensée n'est pas l'efTct des données sen- sibles, nécessaires à sa manifestation; elle leur coexiste nécessaire- ment dans une unité plus haute. Inversement, disons que Dieu est indépendant de la face empirique de la dialectique : mais cette indépendance n'est pas une indépendance en déduction. Car être la négation de quelque chose, c'est encore lui être relié, être condi- tionné par lui, et, si l'on veut, en dépendre. L'indépendance ici ' peut seulement consister en ceci, que le commencement du procès

540 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

dialectique a beau être l'expérience, qui renferme un élément empirique, néanmoins, au point d'arrivée, l'idée de Dieu est séparée des faits empiriques particuliers qui étaient au point de départ, et libre de toute ressemblance à ces faits, quoique ces faits en consti- tuent la démonstration et la justification.

Bref la dialectique est un mouvement de la pensée pure, mais possible seulement en présence d'une matière de l'intuition. La pensée, telle que nous la connaissons, est essentiellement médiate, elle requiert, pour s'exercer, une donnée immédiate, et c'est dans la sensation, arrière-plan nécessaire de tout le procès dialectique, que nous devrons, autant que notre science actuelle est en question, chercher cet élément immédiat. Mais l'unité de l'idée et de l'être, poursuivie par la dialectique, ne sera pourtant pas perçue, comme le veulent Jacobi et les philosophes de l'école intuitive, par une intuition spéciale de l'esprit, ou évidente par l'inspection directe de la nature de la pensée. C'est une unité médiate qui consiste en ce que chacun des deux éléments, entre soi-même et la vérité, requiert la médiation de l'autre. Hegel rejette l'intuition, si, par intuition, il faut entendre le Unmittelbares Wissen de Jacobi, qui saisit immédia- tement l'unité de l'être et de la pensée. C'est au sens kantien qu'il admet l'intuition, VAnschauung, puisque, sans l'existence sensible et finie de l'univers, l'idée n'a pas de vérité. Il n'y a pas savoir immé- diat, mais dans le savoir il y a un élément immédiat. A la vérité, la définition même du savoir comme l'unité du médiat et de l'immédiat implique, et qu'il y a un immédiat, et que cet immédiat ne peut être savoir.

C'est à l'analogie d'une plante qui se développe que Hegel a recours, pour nous faire comprendre la manière dont la notion se décompose et se fragmente en jugements distincts. Or, lorsqu'un arbre grandit, l'élément actif est contenu dans la semence : l'air, la terre, l'eau, quoique nécessaires au développement de l'arbre, ne jouent pas un rôle actif dans sa croissance. Seule la nature de la graine détermine qu'une plante sera reproduite, et quelle plante. Et cependant les conditions environnantes sont des conditions en l'absence desquelles la graine ne peut réaliser la fin de sa nature. Dans cette comparaison, la graine correspond à la catégorie de l'être, la plante qui a atteint son point de maturité à l'idée absolue, et la terre, l'air et l'eau, à la matière donnée dans l'intuition. En fait, la ressemblance n'est pas parfaite, car des quantités différentes

MAC TAGGART. DE LA DIALECTIQUE DE HEGEL. 541

de lumière, de chaleur, de fumure, pourront changer la grandeur et la couleur, sinon l'espèce de la plante, ce qui confère aux con- ditions extérieures un rôle plus actif que Hegel n'en accorde à la matière de l'intuition. Mais la plante est un être organique, et c'est ce qui fonde la vérité de la comparaison. Nous sommes capables, dans la vie organique, de distinguer entre la cause et les condi- tions nécessaires de la croissance, d'une manière qui serait impos- sible, s'il s'agissait d'un phénomène gouverné seulement par des lois mécaniques. Dans le dernier cas, nous pouvons dire seulement que la cause est la somme de toutes les conditions nécessaires, et nous sommes incapables de considérer une de ces conditions comme plus fondamentale que les autres. Mais, avec l'idée de vie orga- nique, c'est l'idée de cause finale qui s'introduit, et nous sommes ainsi mis en état de distinguer entre la cause positive et les con- ditions qui sont nécessaires sans être actives. Hegel, en déclarant que la croissance de la notion doit être jugée d'après les principes qui servent à juger la croissance organique, nous permet d'opérer cette distinction sans laquelle nous ne saurions comprendre la place subordonnée qu'occupent les données des sens dans le procès dia- lectique.

D'où provient donc l'illusion qui prête à la dialectique hégélienne la prétention de se passer entièrement de l'expérience? C'est que l'on peut assigner à la dialectique un double fondement; et, selon que l'on choisit l'un ou l'autre, la dialectique prend deux aspects très différents. D'une part, en effet, la pensée nous est donnée comme un fait : nous ne pouvons connaître la nature de la pensée, si d'abord la pensée n'existe. A ce point de vue, le procès dialectique apparaît comme l'observation d'une donnée de fait, d'une matière ; la réflexion philosophique, toute passive, ne peut que « permettre à l'idée de suivre son cours », et « n'est pour ainsi dire, que le specta- teur de son mouvement et de son développement ». C'est, comme le déclare Hegel sans équivoque, que « nous prenons pour point de départ la sensation ou la perception », ou encore : l'être immédiat. Mais, d'autre part, le procès dialectique ne consiste pas simplement dans le choix empirique d'un caractère, puis d'un autre, et ainsi de suite, dans le tout concret. Une fois le jugement premier et le plus simple porté sur l'expérience, le jugement impliqué dans l'appli- cation de la catégorie de l'être les difl'érenls degrés du procès dia- lectique sortiront de ce premier jugement par une nécessité interne.

542 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Ce jugement sera le commencement « comme universalité » et. à ce point de vue, le procès dialectique devient « l'action de la notion elle-même ».

Les deux procès sont toujours et nécessairement unis : car la réa- lité présente à nos esprits dans l'expérience est toujours la notion pleine et concrète. Cette notion est logiquement antérieure au mou- vement dialectique, quoique la masse non analysée de l'expérience, d'un côté, et, de l'autre, la notion abstraite de l'être, puissent lui être antérieures dans le temps, à ce moment de la réflexion finie qui précède la philosophie. Toutes les idées incomplètes sont des abstractions illégitimes de l'idée une et systématique du tout. Le procès dialectique pourra donc toujours être envisagé soit au point de vue du tout : alors le procès dialectique apparaîtra comme remontant graduellement les degrés d'abstraction qui avaient d'abord mené à l'idée de l'être pur, et reconstruisant l'objet concret jusqu'au moment il coïnciderait de nouveau avec la réalité; il sera analv- tique, soit au point de vue de la notion incomplète et qui se développe : le procès sera alors un pur développement de la notion prise en elle-même; il sera synthétique. Il faudra toujours, pour comprendre la vraie nature de la dialectique hégélienne, combiner ces deux points de vue, et comprendre que le ressort du procès dialectique est dans la relation de l'idée explicite et abstraite à l'idée implicite et concrète, que la pensée est un procès de la pensée pure perçue dans un milieu sensible, à la fois, et dans la même mesure, analytique et synthétique.

II

Un examen rapide de la pensée de Hegel nous a convaincus, d'une part, que la dialectique est bien un mouvement de la pensée pure, mais possible seulement en présence d'une matière donnée dans l'in- tuition, et, d'autre part, que le ressort de tout le procès dialectique réside dans la relation de la forme incomplète de la notion, qui peut, à tout instant, être explicitement développée devant nous, à la forme complète implicitement présente dans toute pensée, comme dans toute réalité. Donc, même dans la Logique, Hegel n'a jamais pré- tendu qu'il eût atteint la pensée pure, abstraction faite de toute donnée expérimentale. Mais ne peut-il se faire que cette relation

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nécessaire à l'expérience s'évanouisse au terme du procès dialec- tique? que l'idée absolue, à laquelle vient aboutir la Logique, ait son centre en soi-même et soit capable d'exister par soi-même, abstrac- tion faite de toute autre chose? Un tel saut logique serait injusti- fiable; mais rien n'oblige à admettre que Hegel ait eu une telle croyance.

D'abord, on peut maintenir que, dans l'idée absolue elle-même, la relation à l'expérience subsiste, sans que pour cela la méthode dialectique perde sa rigueur. Car il faut distinguer, entre les caractéristiques de l'élément immédiat qui nous est donné dans l'expérience, celles qui sont nécessaires à la constitution de l'expé- rience, et celles qui ne le sont pas. Cet élément est immédiat, voilà sa caractéristique essentielle : toute pensée connue de nous, toute pensée concevable n'agit que par médiation, et on ne peut admettre sans contradiction dans les termes, qu'elle existe à part d'une donnée immédiate sur laquelle elle puisse agir. Au contraire, ce n'est pas une caractéristique essentielle de cet élément immédiat qu'il soit en même temps contingent. « Le contingent, nous dit Hegel, peut être défini ce qui a le fondement de son être non en soi-même, mais en autre chose. » Or il est tout à fait possible de concevoir que, la science étant plus développée, nous devenions capables de remonter, des données immédiates de l'expérience, à une individualité, ou à un tout organique de la nature duquel toutes pourraient se déduire. La contingence se trouverait éliminée, puisque toute l'expérience serait rapportée à une unité et déterminée par sa notion. La seule question qui subsisterait serait : Pourquoi la nature ultime de la réalité est-elle telle, et non autre? Mais cette question ne rendrait, à aucun degré, contingente la nature de la réahté; car elle serait vide de sens. Des enquêtes sur la raison des choses n'ont lieu de se produire que dans les limites de l'univers dont elles présupposent l'existence; nous n'avons nul droit de les faire porter sur l'uuivers lui-même. Ainsi, dans le cas que nous supposions, toute contin- gence serait éliminée, mais un élément immédiat subsisterait. Nous connaîtrions toujours la réalité parce qu'elle nous est donnée, et non par la seule pensée.

Notre interprétation reste donc possihlc; mais bien des témoi- gnages, empruntés à la Logique de Hegel, nous autorisent à croire qu'elle est réelle. Ni lorsqu'il nous montre comment l'idée absolue se dégage des catégories immédiatement inférieures, ni lorsqu'il

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définit cette idée, prise en elle-même, Hegel ne nous autorise à croire, par les expressions qu'il emploie, qu'elle soit affranchie de toute relation à l'expérience.

Au degré qui précède immédiatement l'idée absolue celui de la connaissance et de la volonté communes il est évident que la pensée ne se suffît pas à soi-même, car il est certain que nous ne pouvons, dans la vie quotidienne, ni penser ni agir sans quelques données immédiates. Or c'est en faisant « l'unité de l'idée théorique et de l'idée pratique, et, par conséquent, en même temps, l'unité de la vie et de l'idée de connaissance que nous passons à l'idée absolue ». Mais certainement dans l'idée de vie, la pensée n'est pas représentée comme se suffisant à soi-même, puisque une des caractéristiques essentielles de cette catégorie est que l'âme y est posée en relation avec un corps, ce qui implique la sensation. Or l'idée absolue est la synthèse de cette catégorie et de la catégorie de connaissance. Des deux côtés la pensée est médiate. Comment peut-elle être immédiate dans la synthèse? C'est parce qu'elle insiste sur un côté de la thèse et sur l'autre côté de l'antithèse, que la synthèse a pour effet de les réconcilier. Elle ne peut donc, à travers la dialectique tout entière, faire de progrès sur la thèse et l'antithèse que elles sont en désaccord l'une avec l'autre. Sans doute Hegel pourra atteindre, dans l'esprit absolu, un être qui n'a besoin de nulle média- tion extérieure et qui se suffit à lui-même : mais c'est que l'esprit absolu est une synthèse de la logique qui procède par médiation, et de l'élément immédiat que fournit la nature. Mais sur le domaine de la logique les catégories finies et médiates excluent toujours l'élément immédiat que néanmoins elles impliquent; l'opposition du médiat et de l'immédiat ne peut donc, sans qne l'on sorte de la logique, être dépassée et vaincue.

L'idée absolue est définie par Hegel « la vie rendue identique au concept ». Comme c'est une caractéristique essentielle de la catégorie de vie qu'en elle la notion est seulement médiate, est-il probable que Hegel eût employé pareille expression, si cette caractéristique devait disparaître dans l'idée absolue? Dans l'idée absolue, nous est- il dit, « ridée devient l'objet du concept de l'idée ». Gela veut-il dire que la pensée désormais n'appelle plus une médiation étrangère? Nullement, selon nous, mais bien plutôt que ce qui est donné immé- diatement à la pensée pour être soumis à sa médiation, est encore de la pensée, quoique toujours donné immédiatement. En d'autres

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termes, l'idée absolue est réalisée quand le sujet pensant voit dans le monde la réalisation de la même idée qui constitue sa nature essentielle. Mais l'idée, en tant qu'objet, est toujours envisagée à un autre point de vue que l'idée, en tant que sujet. Si Hegel voulait dire que la pensée devenait immédiate en ce sens qu'elle cesserait de requérir un objet donné de l'extérieur, il était plus naturel de dire que l'idée était son propre objet, ou, à la vérité, que la distinc- tion entre la pensée et son objet s'était complètement évanouie.

Sans doute Hegel déclare que dans l'acte de poser la média- tion la médiation s'évanouit. Mais cette observation, sans valeur tant que nous avons affaire aux catégories inférieures et finies de la logique, puisque à chaque médiation qui s'évanouit, une nouvelle médiation surgit, reste encore sans valeur lorsque nous atteignons la dernière et la plus haute catégorie de la logique, car le dernier moment de la logique n'est pas la dernière étape du système. L'idée absolue est encore, relativement, une abstraction. Il nous faudra passer de la logique à la nature, et de la nature à l'esprit, afin de constituer la triade dont elle est la thèse. Il n'est pas plus nécessaire d'admettre que la dernière catégorie de la logique se suffit à elle- même que ce n'était le cas pour aucune des catégories antérieures. La série des médiations successives sera close, lorsque, dans l'esprit absolu, nous aurons atteint une idée complètement concrète. Mais alors l'élément de présentation immédiate a été explicitement intro- duit, dans la Philosophie de la nature. Nous sommes de la sorte amenés à discuter une troisième difficulté soulevée contre la méthode hégélienne : quel est le rapport de la philosophie de la nature et de la philosophie de l'esprit à la logique? Hegel a-t-il simplement voulu construire la nature et l'esprit sans autre instrument que de pures catégories logiques? Au point nous sommes parvenus, la réponse à ces questions est devenue aisée.

m

M. Seth, dans son ouvrage : Ncgclianisme et Personnalité, a repris cet ordre d'objections, déjà présentées par d'autres a^ant lui. « Si le système de Hegel, écrit-il, pouvait se réduire à cette proposition très générale que le Nouç gouverne le monde, nos objections tomberaient certainement par terre. Mais Hegel semble croire qu'il lui appartient

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de prouver que l'esprit existe par l'efiet d'une nécessité de la pensée. L'existence concrète des choses (dans la nature et l'esprit) doit être déduite de leur essence ou de leur nature abstraite dans la pensée; il faut montrer qu'elles ne peuvent pas ne pas être. » Que l'on puisse, à l'appui de cette interprétation, trouver bien des passages dans l'œuvre de Hegel, cela n'est pas contestable. C'est ainsi que, cherchant à montrer comment s'effectue le passage de l'idée absolue à la nature, il dit de l'idée qu'elle « se laisse librement aller, abso- lument sûre d'elle-même et au repos en soi », et nous parle « de la résolution (Entschluss) de l'idée pure à se déterminer comme idée extérieure ». Cependant, si Hegel admet que le mouvement dialectique suppose que la pensée pure nous est préalablement donnée en combinaison avec les sens, peut-il supposer, après cela, que le simple mouvement de la pensée pure produit les sensations, conditions de sa propre existence?

Nous devons épuiser tous les moyens d'explication, avant de con- sentir à croire que Hegel se soit rendu coupable d'une contradiction aussi flagrante, et, tout d'abord, dans l'objection, en apparence unique, de M. Seth, démêler deux objections distinctes, qui s'y trou- vent identifiées et confondues. Car l'existence réelle s'y trouve con- fondue avec l'existence dans la nature ou dans l'esprit l'essence pure, ou la virtualité de la chose dont on ne sait encore si elle est réelle, ou seulement possible, avec les catégories de la logique. Mais, d'une part, toute proposition ayant trait au règne de la nature ou de l'esprit n'implique pas l'existence réelle : car une proposition de ce genre peut rester hypothétique et n'énoncer qu'une possibilité. Un dragon est un être naturel, quand bien même des dragons n'existe- raient nulle part ; et affirmer que tout dragon occupe un espace revient à dire, sous forme conditionnelle, que « s'il y avait des dragons, ils occuperaient un espace ». Et inversement les catégories de la pensée pure peuvent se rapporter à l'existence réelle ; la proposition : « le devenir synthétise l'être et le non-être » est une proposition de ce genre, car la catégorie de l'être est applicable, nous le savons, à l'existence réelle, puisque la négation de l'existence de cette caté- gorie serait contradictoire. On est naturellement tenté d'opposer la pensée à l'existence réelle comme on oppose le médiat à l'immédiat : car la fonction de la pensée est de soumettre à sa médiation des données immédiates. Mais, pour cela il faut donc qu'elle existe; ou bien comment pourrait-elle se manifester? Et l'existence de la

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logique, prise en soi, prouve que nous pouvons penser sur la pensée, comme sur une donnée de fait. Ainsi toute affirmation, qu'elle se rapporte à la logique, à la nature ou à l'esprit, est susceptible également du mode hypothétique ou du mode catégorique. Dire de la dialectique hégélienne qu'elle est une tentative faite pour détruire des catégories de la logique les catégories de la nature et de l'esprit, et qu'elle est un effort pour déduire de la nécessité dialectique de chaque catégorie la réalité en acte qui lui corres- pond, c'est porter deux accusations distinctes, et qu'il convient d'examiner tour à tour.

Or, si nous pouvons établir que la déduction, dans le passage de la logique à la nature, présente le même aspect analytique qu'elle avait dans la logique elle-même, comment prétendre que l'esprit puisse se déduire synthétiquement de la logique, si la logique n'est qu'une abstraction de l'esprit? Mais, chose singulière, M. Seth admet que, dans la logique, la déduction se présente sous l'aspect analy- tique; il reconnaît que « le mouvement progressif est en réalité, ici, un mouvement régressif, qui consiste à remonter sur nos pas jusqu'au monde tel que nous le connaissons dans la plénitude de ses déter- minations réelles. » Gomment admettre alors que Hegel, ayant suivi une méthode pour développer la nature de la pensée pure, en suive une autre pour franchir la distance qui sépare la pensée pure de la nature? Distinguera-t-on, avec M. Seth, entre le point de vue de la connaissance et le point de vue de l'être? Dira-t-on que Hegel peut bien, au premier point de vue, admettre que nous n'arri- vons à la connaissance de la pensée pure que par une abstraction de l'expérience, tout en considérant néanmoins, au point de vue de l'être, la nature comme le produit de la pensée pure? Distinction admissible, si les éléments constitutifs de l'expérience étaient des entités douées d'une existence autonome, capables d'exister les unes à part des autres. Ainsi on pourrait dire que l'oxygène et l'hydrogène ont beau être extraits de l'eau dans certaines expériences, cepen- dant il est plus conforme à l'esprit de la science de les considérer comme les éléments véritables et les tenir, eux et non pas l'eau, pour la réalité ultime. Mais la comparaison ne vaut pas ici : car l'exis- tence de l'élément immédiat est essentielle à l'existence de l'idée, autant que les côtés d'un triangle à ses angles. Sans cet élément immédiat, rien qui soit véritablement concret; et d'autre part l'idée n'est qu'un élément du concret, qui en est dégagé par abstraction.

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Mais alors, que l'abstrait existe à part du concret, que le concret dépende de ce qui en a été tiré par une abstraction, c'est une con- tradiction dans les termes. Dire que l'idée est une abstraction de l'expérience, ce n'est pas indiquer seulement une méthode particu- lière propre à la découvrir, c'est la définir par son essence.

Il y a plus : Hegel lui-même contredit que le passage de la logique à la nature soit purement synthétique. « Il est clair, dit-il, qu'on ne doit pas parler de l'apparition de l'esprit, lorsqu'il se dégage de la nature, comme si la nature était absolument immédiate et pre- mière, et l'esprit soumis à sa loi : c'est bien plutôt la nature qui est soumise à la législation de l'esprit, et celui-ci qui est absolument pri- mitif. L'esprit, en et pour soi, n'est pas le simple produit de la nature, mais en vérité son propre produit; il pose lui-même les pré- suppositions dont il se dégage : l'idée logique et la nature extérieure. Il est la vérité de l'une comme de l'autre. » L'esprit, fin de tout le procès dialectique, est donc aussi son propre fondement logique, et le progrès qui s'opère de l'idée à la nature et de la nature à l'esprit présente un aspect analytique, aussi bien qu'un aspect synthétique, puisque la fin du procès dialectique est seulement d'atteindre la connaissance explicite de son fondement, qui comme tel doit avoir été présent pendant tout le cours de la dialectique. On peut remarquer que Hegel emploie pour caractériser la relation de l'es- prit au commencement apparent du procès dialectique, la même métaphore de 1' « ingratitude » , qu'il employait précédemment pour exprimer le rapport de la logique aux détails empiriques qui en sont le point de départ. C'est une légère raison qui s'ajoute pour nous faire croire que l'élan qui nous mène à l'esprit est à la pré- sence implicite de l'esprit, pendant toute la durée du mouvement, et non au progrès tout synthétique de la logique à l'esprit, en passant par la nature. Car, dans la logique, le ressort du procès dialectique ne résidait pas dans les faits particuliers qui servaient de point de départ, en tant que tels. La nature ne peut donc, comme le sup- pose M. Seth, être produite par la législation de la logique.

Sous sa seconde forme, l'objection est aussi mal fondée. Assurément, une argumentation qui tendrait à conclure de l'essence à l'existence serait tout à fait erronée. Toute proposition portant sur l'exis- tence doit être ou fondée directement sur l'expérience immédiate de la réalité, ou reliée par une chaîne de jugements médiats à une proposition de ce genre. La différence qui sépare le monde réel et le

MAC TAGGART. DE LA DIALECTIQUE DE HEGEL. 549

monde idéal est une différence que la pensée ne peut anéantir, parce que pour la pure pensée elle n'existe pas : que les vingt thalers exis- tent ou non, l'idée de vingt thalers reste identique à elle-même. En accordant même que, partant de la nature delà pensée pure, abstrac- tion faite de toute donnée sensible, nous soyons capables de recons- truire l'univers entier, cet univers resterait purement idéal, et ne deviendrait jamais le monde réel qui nous environne, puisque la différence entre ces deux mondes est telle que la pensée ne peut ni le saisir, ni par conséquent l'écarter. Et que l'on n'aille pas dire que ce sont les contradictions de la pensée qui la mettent en mouvement : car ces contradictions proviennent précisément de ce qu'elle est abstraite, empruntée à un tout concret que son mouvement peut seu- lement reproduire. Si la réalité n'était une caractéristique de ce tout, nul procès dialectique ne saurait atteindre la réalité.

Rien ne nous autorise à croire que Hegel n'ait pas reconnu cette impossibilité de passer de l'essence à l'existence ; au contraire, déclarer que la dialectique est une méthode analytique, autant que synthétique, c'est impliquer que la dialectique travaille à reproduire dans notre conscience explicite le tout qui y était implicitement contenu : l'existence de ce tout est le ressort du procès dialectique. Si donc le résultat atteint par la dialectique est doué d'une existence réelle, de même aussi la donnée dont le procès dialectique est une analyse doit être douée d'une existence réelle, et le raisonnement va non de l'essence à l'existence, auquel cas les conclusions dépas- seraient les prémisses, mais de l'existence à l'existence.

C'est cette réalité, condition préalable du procès dialectique, qui nous permet de retrouver la preuve ontologique de l'existence de Dieu, convenablement interprétée. La critique dirigée par Kant contre cet argument reposait sur l'impossibilité d'aflîrmer la réalité en se fondant sur des arguments tires seulement de la définition du sujet dont la réalité est en cause. Mais avant de prétendre que llégel a franchi la distance qui sépare le prédicat de la substance, l'essence de l'existence, nous devons nous souvenir, selon sa recommanda- tion, qu'en Dieu « nous avons un objet d'un autre genre que cent souverains, ou toute autre notion, ou fiction, particulière ». En quoi consiste cette nature spéciale de Dieu, il l'exprime ailleurs : « l'élan dialectique de l'esprit, signifie que l'être qui appartient au monde est seulement une apparence, non un être réel, non une vérité absolue; il signifie qu'au delà et au-dessus de cet être appa-

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rent, la vérité réside en Dieu, de telle sorte que l'être vrai est synonyme de Dieu ». Mais alors à Dieu appartient cette réalité dont toutes les catégories ne sont que les simples descriptions; si Dieu ne le possède, rien ne le possède; mais nier absolument toute réalité est aussi impossible que de nier absolument toute vérité. L'argument ontologique peut valoir contre un ens realissimum, contre une omni- iudo realilatis ; mais l'existence du seul être réel ne peut être niée, car la négation en serait contradictoire dans les termes. La seule question est donc réduite à savoir si, de l'unique réalité, on peut affirmer la catégorie de l'être; or évidemment cela est aussi inutile que légitime, tant la pleine profondeur de la réalité dans laquelle toutes les catégories résident est exprimée d'une manière inadéquate par cette catégorie, de toutes la plus simple et la plus abstraite.

IV

Il faut reconnaître que Hegel n'a jamais rien fait pour fonder, d'une manière explicite, le premier moment de la dialectique, que nulle justification n'est jamais fournie de l'idée de l'être : cette idée est simplement postulée, et toutes les conséquences qui en décou- lent, quelque rigoureux que soit le lien qui les y rattache, semblent, pour ainsi dire, suspendues en l'air, sans que nul raisonnnement les rattache à la réalité. L'explication de cette particularité doit être cherchée, croyons-nous, à la fois dans l'état de la philosophie au temps Hegel conçut son S3^stème, et dans le caractère propre de Hegel.

Le mode d'argumentation que je suppose avoir été l'arrière-pensée de Hegel consisterait à donner à chaque moment de la dialectique la forme d'un raisonnement transcendental : le fondement de la dialectique entière serait l'existence du monde de l'expérience, que nul sceptique ne peut mettre en doute. L'affirmation la plus nue dont ce monde de l'expérience pût être l'objet, impliquerait qu'il fût soumis à la catégorie de l'être, dont la légitimité nous aurait été accordée; mais comme, avec le progrès de la dialectique, la caté- gorie de l'être développerait des contradictions qui conduiraient à de nouvelles catégories, la légitimité de ces catégories devrait donc aussi nous être accordée, en tant qu'elles s'appliquent à la réalité, puisqu'elles découlent de la légitimité de la catégorie de l'être.

MAC TAGGART. DE LA DIALECTIQUE DE HEGEL. 551

Or Kant, qui, en travaillant à sa philosophie, se plaçait à un point de vue polémique, qui voulait rétablir contre la critique sceptique, devait naturellement être porté à mettre en relief le caractère trans- cendental de l'argumentation. Toute différente était la position de Hegel : il vivait dans un temps d'idéalisme, le pur scepticisme de Hume avait cessé d'être une force, et c'était une vérité géné- ralement acceptée que la pensée étaite adéquate à la réalité. Dans ces circonstances, Hegel était naturellement porté à insister sur la face la plus frappante de son système, celle par laquelle il se sépa- rait plus ou moins de ses contemporains, plutôt qu'à mettre en évi- dence le fondement commun de leurs systèmes. De son oppo- sition à l'école intuitive, et l'énergie qu'il met à affirmer que nous ne pouvons connaître sans la médiation de la pensée, propres à dissimuler cette autre vérité que la médiation de la pensée doit tou- jours prendre pour base une donnée immédiate. Voilà encore comment il appelle sa philosophie une philosophie absolue, au risque de laisser entendre par là, comme l'a entendu M. Seth, une philosophie qui « déduit ou construit toutes choses comme des nécessités de la pensée pure ». En réalité le mot « absolu » signifie simplement ici le rejet de la théorie kantienne selon laquelle il n'y a science que des phénomènes. Mais dire que les noumènes peuvent devenir objet de connaissance n'implique pas que des conclusions sur la réalité des choses puissent être déduites de la seule considé- ration de la pensée pure.

C'est, de même, à l'antipathie naturelle de Hegel ponr la forme polémique d'exposition, aux conditions dans lesquelles il prenait la parole, devant une assistance amie, qu'il faut attribuer la prédo- minance de l'aspect synthétique sur l'aspect analytique dans toute la dialectique. D'ailleurs, des philosophes idéalistes devaient surtout s'attacher à faire porter leurs critiques sur le plus ou moins de cohé- rence interne du système, sans en contester le droit à l'existence, car sur ce point ils n'avaient pas d'objections à soulever. Pour répondre à ces critiques, il devenait nécessaire d'insister sur le côté synthé- tique du procès dialectique, tandis que pour nous, qui presque tou- jours abordons la philosophie à un point de vue négatif, il semblerait plus naturel d'appuyer sur le fait que le procès dialectique est l'ana- lyse de l'expérience concrète. Alors il deviendrait aisé de comprendre que, dans la dialectique, le plus simple dépend du plus complexe, que la réalité de la fia du procès dialectique est la condition du

5S2 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

procès lui-même, et que le seul objet de ce procès est de nous représenter explicitement ce qui déjà est implicitement contenu dans notre conscience.

Il semble maintenant, après cet examen, que nous soyons auto- risés à dire que Hegel n'a jamais essayé d'attribuer à la dialec- tique une valeur ontologique, en ce sens qu'il aurait prétendu déduire toutes les données de l'expérience de la seule nature de la pensée pure. En réalité la déduction, chez Hegel, ne dépend pas exclusivement de ses prémisses, mais aussi de sa conclusion, qui, dès le début, doit être implicitement présente : car si nous pouvons procéder de la logique à la nature et à l'esprit, c'est que la logique, moins les éléments additionnels que contiennent la nature et l'esprit, est une pure abstraction, et une abstraction ne saurait être la cause de la réalité dont elle a été abstraite. Mais la significa- tion de la dialectique reste considérable; car nous pouvons mainte- nant affirmer non seulement que, dans le champ de notre expé- rience, tout peut être expliqué par l'idée absolue, mais encore que toute réalité, si nous voulons attribuer à ce mot une signification intelligible, peut aussi être expliquée par cette idée. Nous ne pou- vons avoir la moindre raison de supposer, ou même de croire pos- sible, une chose où, avec le progrès de la méthode, on ne pourrait découvrir la présence de la catégorie la plus haute. Et puisque cette catégorie exprime le plus profond de la nature de l'esprit humain, nous sommes autorisés à croire que l'univers dans sa totalité est en harmonie avec notre nature, et que tout ce qui peut être appelé rationnel doit légitimement aussi être déclaré réel. Et c'est ce qui du même coup donne à la philosophie de Hegel sa valeur pratique. Car au point de vue pratique, c'est chose indifférente que le monde soit conçu comme l'incarnation de la raison, si la raison ne doit dépasser la sphère de la réciprocité, et si nous sommes forcés de regarder les plus hautes catégories comme de pures illu- sions subjectives de la raison. Une raison mutilée comme celle-là ne saurait nous donner ni le bonheur ni le repos : car c'est dans les dernières catégories seulement, telles que la finalité, la vie et la conscience de soi, que se trouvent les attributs qui ont autorisé les philosophes à identifier le rationnel avec le désirable.

J. Elus Mac Taggart,

Trinity Collège, Cambridge.

LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN

A ANDRÉ-MARIE AMPÈRE

(Fin «).

VII

Lettre d'Ampère, annotée par Maine de Biran.

Les connaissances primitives comprennent trois systèmes LmtuH^r, qui en fournit les matériaux que nous ne pouvons

iarfc'elsT"' '""'^ '^ ''''-'■ ^^"^ ^^'' ^'y ^ ^- ces Tt ^ naux, ce n esl pas encore connaissance primitive

Le système de VémeslAé.e qni, donnant un centre commnn snb-

dU KaX "''"""'"'' '" ''""'' ""^ """^ '" »«"■'■»". --e Le système oiy.of-/ dont l'élément propre, rimpénélrabilitc est ellement nonménal et se dépouille par le fait de tons les élément

ubjecufs. sans lesquels nous n'aurions p„ observer cette imp abd,te; car elle suppose qu'il y ait avant des intuitions extéri "es

h es entre e les par agrégation continue en étendue, et des intuition

intérieures, liées à l'émesthèse par causalité

tèmes ."""""''"'""='' rationnelles se composent aussi de trois sys- Leco«p«,.«,//'quien fournit les matériaux que nous ne pouvons

naux, ce n est pas encore connaissance rationnelle Le système logirjue qui. donnant un centre commun subjectif et

1. Voir les n- de juillet et septembre.

TOMK I. J893.

37

554 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

création de notre activité aux rapports du système précédent, les réunit en une unité de cognition qui constitue l'idée générale attachée au signe de notre création.

Le système a/}0(/ic^?^Me dont les éléments propres, les notions, sont dépouillés par leur formation même de tous les éléments subjectifs sans quoi nous n'aurions pu les observer, car les notions, telles que l'étendue, les formes, les nombres, etc., supposent des impénétrabi- lités reconnues sous des intuitions liées entre elles par agrégation continue en étendue.

*

Nous reconnaissons immédiatement par Fimpénétrabilité l'exis- tence d'êtres hors de nous, indépendants de nous.

En appelant notions ce que nous savons ou croyons exister dans ces êtres indépendamment de nous, de la nature de notre cognition ou de notre sensibilité, et de la connaissance que nous en avons, il est clair que l'impénétrabilité est la seule notion primitive *.

Nous incorporons immédiatement à l'impénétrabilité l'intuition sous laquelle nous la rencontrons, nous concrétons successivement avec ces deux premiers éléments de ce que nous nommons corps, les autres phénomènes qui ont lieu en le touchant, en l'approchant, etc., les odeurs, sons, saveurs, sensations tactiles '. En incorporant ou concrétant ainsi les phénomènes avec l'impénétrabilité, on unit aussi avec eux les modes d'union, d'étendue et de perception, et tout ce qui en dépend, figure, mouvement, divisibilité, nombre, etc.

La réflexion montre invinciblement que les phénomènes ont été à tort concrètes et qu'il n'y a dans les corps que des causes incon- nues de ces phénomènes. Étendra-t-on cela aux modes d'union et à ce qui en dépend? En quoi diffèrent-ils des phénomènes eux-mêmes pour qu'on ne le fasse pas? Et pourquoi ne pas dire qu'il n'y a dans les corps que des causes inconnues qui nous les font paraître étendus et en mouvement sans qu'ils le soient, divisibles sans qu'ils le soient^, etc., etc. Cependant tout notre esprit se soulève contre, et les hommes forts dans toutes les sciences, en convenant que les phé-

1. Note de Maine de Biran : Pourquoi pus également Vélendue?

2. Note de Maine de Biran : Cette concrétion ne se fait pas de la nulme manière pour les intuitions et les a/fections.

3. Noie de Maine de Biran : C'est la grande ligne de démarcation entre les qualités premières et secondes, entre les substances et les phénomènes.

A. BERTRAND. - lettres ineSdites de m.u.e de BIRAN. bS5 nomènes ne sont pas les corps, pensent comme le vulgaire nue le reste y es réellement, incontestablement. Seulement," comn e mouvement phénoménal suppose, outre InUuition déplacée une durée phénoménale et une représentation étendue et fixe sur la^uël" a heu le mouvement et la route parcourue par le corps exista d avance, ds ne peuvent le concevoir dans les corps qu'en con e an outre retendue matérielle mobile, une durée nouménal e „"ê étendue njOn.e, .mmobile, pénétrable, dans laquelle se fait le mou emen , et dont les parties sont coordonnées de toute éternité ui™"t toutes les figures concevables, puisqu'elles peuvent être oceupls parcourues par des corps de toutes figures et de tous mouvement Cette opinion est-elle justihable? veuienis.

Ces modes d'union et ce qui en dépend étant indépendants de a nature des choses coordonnées, il n'y a pas dans cette opinion 1 absurdue „p.„„ q,,, y ,,,,,^ , ,m,-r.er des noumènes, so't de phénomènes so,t des modes d'union qui ne peuvent être établ entre ceux-ci que d'après leur nature.

On montre que dans cette hypothèse les modes d'union détendue de durée, de causalité, le mouvement, les nombres b divisibilité etc., n'auraient lieu entre les phénomènes que par c qu . s auraient déjà lieu entre le. noumènes correspondants, ce q la rend très admissible. ^

On ne peut lui opposer que l'hypothèse de Kant. Tout moyen terme est insoutenable. "'u;^tn

nr!bfM"'''r' ''"' ''''"' ''' ''"^ hypothèses comme également probab es; et comparons-les comme les astronomes comparent celle de Ptolemee et celle de Copernic, comme les chimistes comparent celle de Stahl et celle de Lavoisier, en en déduisant des conséauences apodic Uques et en constatant celles qui s'accordent avec l'enchaîne- ment des phénomènes et surtout les font prédire d'avance Nous verrons certes la plus probable et cette probabilité toujours" crois- sante ne laissera bientôt plus lieu au moindre doute.

5S6 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

VIII

Lettre de Biran a Ampère '.

Pour pouvoir concrète)^ avec l'impénétrabilité et l'étendue réelle les phénomènes sensibles qui accompagnent cette représentation, il faut que ces phénomènes puissent être conçus comme inhérents au corps ou comme ressemblants à ce qui est censé lui appartenir en propre certainement. L'odeur, la saveur, le son ne ressemblent en rien à ce qui est dans le corps, c'est-à-dire ne sont point des modes divers de l'étendue jointe à V impénétrabilité. Aussi ne rapportons- nous ces sensations aux corps que comme des effets à leurs causes; et si elles étaient séparées de la représentation d'étendue et de mou- vement, elles ne sauraient jamais nous suggérer Vidée de corps, quoiqu'elles pussent faire naître l'idée d'une cause modifiante. Gomment démontrer qu'un mode de coordination de phénomènes semblables, tels que ceux de la vue et du toucher, mode de coordi- nation sans lequel ces phénomènes ne sauraient avoir lieu, n'est pas lui-même phénoménique? Que seraient les intuitions coordonnées, sans le mode de coordination? Que serait le mode de coordination sans les intuitions coordonnées ou coordonnables? S'il y a quelque chose de subjectif, ce sont ces modes de coordination; et l'impossi- bilité qu'il y a eue à concevoir les noumènes tient précisément à ce que nous ne pouvons les en dépouiller. Car quelle nécessité y a-t-il à ce que les choses soient coordonnées hors de nous absolument comme elles le sont dans notre esprit?

2*^ La réflexion ne nous montre point que la concrétion de phéno- mènes sensitifs avec l'impénétrabilité ait été faite mal à propos; elle distingue seulement avec plus d'exactitude les rapports de causalité de ceux d'inhérence.

Il faut dire qu'il existe des causes inconnues que nous appelons corps qui produisent dans notre esprit les phénomènes d'étendue, de mouvement, de figures; que tout ce que nous savons de ces causes, c'est qu'elles existent comme forces opposées à notre action, de

1. Une longue lettre inédite d'Ampère datée de Sisteron (17 juin 1810) déve- loppe avec beaucoup plus de détails la doctrine résumée dans ces notes. Elle prouve que cette discussion capitale sur l'objectivité de nos connaissances est de l'année 1810.

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRAN. 5o7

même que nous existons individuellement par le sentiment de notre action, que nous ne voulons que leur appliquer les formes de notre esprit, etc.

IX

Lettre de Biran a Ampère.

Comment l'impénétrabilité se dépouille-t-elle de tous les éléments subjectifs? Comment des notions quelconques peuvent-elles être dépouillées des lois subjectives de la pensée dont elles dépendent essentiellement?

11 est certain qu'il n'y a point de connaissance quelconque sans la double unité du sujet qui connaît et de l'objet qui est connu. La première unité subjective se vérifie et se constate immédiatement et primitivement par elle-même; si la seconde unité objective, qui est la résistance ou l'impénétrabilité, n'est point renfermée dans le fait de conscience, elle ne peut être qu'une déduction, produit de l'expé- rience extérieure ou de quelques associations ou opérations particu- lières de l'esprit.

Il est très simple de dire avec Kant que tout ce qu'il y a de wn dans nos représentations ou conceptions appartient au sujet pensant et ne peut appartenir qu'à lui, comme étant la forme propre dont il revêt les phénomènes externes ou internes. Dans cette hypothèse simple, il est impossible de savoir non seulement ce que sont les noumènes ou les choses en elles-mêmes, mais de plus s'il y a des noumènes ou des choses hors de nous. Kant suppose l'existence de ces choses, mais bien loin que son système en justifie la réalité, il tend au contraire à la démentir en faisant ressortir du sein du sujet tout ce qui n'est pas phénomène sensible. Or, les phénomènes tels que les couleurs, les sons, etc., ne pourraient-ils pas être donnés sans qu'il y eût des corps?

Supposez qu'il y eût des représentations de couleurs et de tact passif sans impénétrabilité connue à l'aide du sens musculaire con- tinuel de l'être qui percevrait ainsi ces phénomènes, ne pourrait-il pas immédiatement connaître ou ne pourrait-il savoir par déduction qu'il y a quelque chose qui reste et qui est caché sous ces phéno- mènes? S'il en était ainsi, ce serait cette chose (\m serait le noumènc réel, inséparable de l'étendue, donné avec elle, quoiqu'il fiU conç;u

!j58 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

comme indépendant des représentations actuelles, et demeurant quand elles passent ou cessent.

L'être qui verrait sans faire effort contre une résistance invincible, n'en verrait pas moins les couleurs hors de lui, dans un espace ou une étendue qu'il ne fait pas et qui subsiste indépendamment de sa représentation, essentiellement différente de ses sensations ou modi- fications propres auxquels il n'attribue aucune réalité permanente hors du moi actuel qui les sent.

Lorsque l'effort se déploie parle toucher actif contre cette étendue visuelle, le moi reconnaît qu'il ne peut la pénétrer ou passer au travers et que sa locomotion est arrêtée, quoiqu'il ait la volonté de la continuer. II attribue à l'étendue colorée ou tactile cette propriété nouvelle de l'empêcher de passer ou d'être la cause que son mouve- ment est arrêté toutes les fois qu'il la rencontre ou que son corps la touche *. Cette cause est ;jass/ue puisqu'elle ne vient pas le chercher. Elle est donc essentiellement différente de lui-même et opposée à la cause qui produit ces mouvements, laquelle ne s'aperçoit qu'en tant qu'elle agit. Elle est donc conçue comme séparable de ce qui constitue le sujet-, de plus, cette cause antagoniste du moi est indé- pendante des représentations étendues ou tactiles : car, quoiqu'elle soit d'abord connue avec elles et par leur moyen seulement (puis- qu'il n'y a pas d'impénétrabilité reconnue sans locomotion, ni de locomotion perçue sans une étendue représentée au dehors et dans laquelle l'individu puisse apercevoir qu'il se meut relativement à certains points fixes), néanmoins la cause passive qui arrête notre locomotion n'a aucun rapport essentiel avec ce qui est représenté comme étendu. L'étendue se représente par le fait à la vue et au tou- cher sans impénétrabilité; mais il est douteux que l'impénétrabiUté puisse être connue autrement que comme abstraction pure sans l'étendue.

Et en admettant que la force de résistance passive puisse être désubjectivée du moi, on peut douter qu'elle le soit jamais de toute représentation visuelle ou tactile, ce qui suffirait pour contrarier le caractère nouménal primitif que M. Ampère lui attribue exclusive- ment.

1. Note à la marge : ■■ L'impénétrabilité ne peut être conçue sans le concours nécessaire du sens de l'efTort avec la vue ou le tact, ou les deux sens à la fois. Comment peut-elle donc être désubjectivée plutôt que toute autre connaissance immédiate ou fondée sur l'exercice d'un seul sens, tel que la vue ou le tactl »

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIRA.N,

ob9

Nous transposons l'impénétrabilité et la causalité elles ne sont pas, en les déplaçant de leurbase propre et primitive, mais on ne peut dire que nous trcmsposions des rapports de grandeur, de nombre, car ces rapports sont aperçus de la même manière entre tous les objets comparés et ne sont pas plus propres aux uns qu'aux autres.

Comment l'idée d'impénétrabilité transposée, étant celle d'un nou- mène, peut-elle nous tromper? Ce qui est illusoire ne tient-il pas essentiellement de la nature du phénomène? et ce qui nous est donné immédiatement, ce que notre activité ne produit pas et ne peut changer, n'a-t-il pas seul le caractère nouménal? Comment les élé- ments d'un groupe considérés dans l'état d'abstraction peuvent-ils avoir une réalité que le groupe n'a pas?

M. Ampère prétend que Vétendue, n'étant qu'un mode de coordina- tion des phénomènes, n'est par elle-même ni phénoménale, ni noumé- nale, mais peut-être l'un et l'autre, suivant que les éléments coor- donnés sont des phénomènes tels que les couleurs, les sensations tactiles, etc., ou des noumênes, comme les éléments impénétrables. Sur cela j'observe que si les éléments impénétrables ne peuvent être conçus sans étendue ou espace, c'est-à-dire être revêtus d'une forme subjective ou relative aux sens de la vue ou du toucher, il devient impossible de concevoir ce que peut être un mode de coordi- nation de noumênes qui n'ait rien de subjectif ou qui soit indépen- dant des formes de nos sens et de notre esprit.

Dans tous les systèmes soit idéalistes, soit réalistes, il faut conce- voir que notre esprit a ses lois propres, primitives, indépendantes des impressions étrangères et antérieures à elles; que rien ne peut être conçu hors de ces lois et qu'elles règlent l'ordre et la combi- naison des phénomènes sans être déterminées par eux.

Une de ces lois primordiales est que rien ne soit représenté ni conçu en nous ou hors de nous sans une certaine forme d'unité à laquelle la pluralité est relative. Toute idée générale est une unité collective; le signe, qui est une création de notre esprit, imprime à l'idée générale le sceau de Vwiité du mol; ce signe représenté à la vue ou à l'ouïe constitue une sorte d'unité objective.

560 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Lettre de Biran a Ampère.

M. Ampère veut expliquer Vétendue qu'il appelle phénoménale en disant que c'est le mode de coordination des phénomènes ou des intuitions propres et immédiates de la vue et du toucher. Il prétend que ce mode de coordination appartient également aux phénomènes de l'intuition et aux noumènes, aux choses telles qu'elles existent en soi; par exemple, qu'il y a réellement et absolument des parties nerveuses coordonnées et juxtaposées dans les organes de la vue et du toucher, de manière à représenter à ces deux sens le phénomène de l'étendue visible et tangible.

Je demande sur cela si l'on peut conclure a 'priori de l'étendue réelle et nouménale des organes à l'étendue phénoménale de nos représentations d'étendue; il est évident que nous ne pouvons qu'm- dmre l'existence absolue d'un noumène étendu du fhénomène qui nous est donné par l'intuition immédiate. Or ce phénomène n'emporte-t-il pas déjà avec lui l'idée ou la persuasion d'une existence réelle? On en convient, mais on dit qu'une telle persuasion a besoin d'être jus- tifiée par la raison et, afin d'y parvenir, on part de l'existence absolue des choses comme elles existent en elles-mêmes pour expli- quer les phénomènes ; c'est-à-dire qu'on part d'une induction probable des faits pour expliquer ces faits; et l'accord qui règne entre ceux-ci et l'hypothèse établit sa réahté absolue K Si l'on parvient à expli- quer de cette manière des faits subordonnés, tels que ceux de la phy- sique, on n'établira jamais ainsi aucune existence p-emiére, puisque ce qu'on suppose, quand il s'agit de la réalité correspondante aux faits primitifs, ressemble toujours à ce qu'on sent ou perçoit phéno- ménalement, et qu'il ne doit ni ne peut y avoir aucune ressemblance entre les phénomènes tiXesnoumènes, c'est-à-dire entre certaines sen- sations, certaines apparences relatives à notre mode d'organisation et

1. Dans sa lettre du 17 juin 1.S10, Ampère résume ainsi le plan général de sa démonstration de la réalité nouménale : « Ainsi se trouvent résolues ces quatre questions fondamentales de toute connaissance sur ce qui n'est pas nous-mêmes :

« Possibilité d'une telle connaissance;

« Nature des notions qu'on peut sans absurdité faire entrer dans l'hypothèse;

. Sorte de certitude dont elle est susceptible dans notre mode actuel d'exis- tence;

« 4" Critérium de la vérité d'une hypothèse. -

A. BERTRAND. LETTRES INÉDITES DE MAINE DE BIR.VN. 564

les choses comme elles sont, indépendamment de notre sensibilité et des lois de notre esprit.

Avant d'aller en avant dans l'établissement d'une nouvelle théorie psychologique telle que M. Ampère la propose, je voudrais qu'où examinât :

Quelle espèce d'idées ou de notions nous pouvons nous former des noumènes purs, dépouillés de tout ce qui est phénoménal.

Si nous pouvons nous représenter un phénomène quelconque sans qu'il s'y joigne l'idée de quelque chose de nouménal ou d'absolu ; si le phénomène dépouillé de cette notion d'absolu peut être mieux conçu que cette notion elle-même sans le phénomène.

Si nous pouvons affirmer quelque ressemblance entre le nou- mène cru ou supposé constant et un phénomène semblable quel- conque; ou si la possibilité de la moindre ressemblance entre ce qui existe réellement et absolument et ce que nous pouvons concevoir à l'aide des formes de nos sens ou de notre esprit ne répugne pas, essentiellement, à une hypothèse qui se fonde sur ce principe que rien de ce qui est subjectif, ou qui nous est donné immédiatement comme fait, n'a d'existence réelle.

Si l'on peut donner le même nom, tel que cercle, ellipse, para- bole, ou appliquer le signe d'une figure particulière, telle que l'Apollon du Belvédère par exemple, à ces modes de coordination des parties de l'étendue réelle ou de l'espace absolu que l'on prétend exister nécessairement et éternellement, indépendamment des con- ceptions de tout esprit, même de l'entendement divin qui, suivant Platon et Leibnitz, est la région propre des essences réelles ou des choses comme elles sont. Par suite si ce n'est pas un sujet perpétuel d'illusion et de discussions oiseuses que de transporter les signes de ce qui peut être vu, touché, figuré, ou conçu, à ce que l'on convient ne pouvoir être représenté d'aucune manière, de dire, par exemple, que l'Apollon du Belvédère existe de toute éternité dans le bloc de marbre.

Les systèmes de l'harmonie préétablie et des causes occasionnelles ont eu pour objet de détruire la réalité de l'action de l'âme motrice du corps, tandis que toute idée de causalité nous vient du sentiment intime de cette action.

Les phénomènes nous sont-ils donnés suivant certains modes dhmioji ou de coordination parce que ces modes d'union ont lieu entre les noumènes ou les choses telles qu'elles existent réellement

IÎ62 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.

hors de nous? ou bien ces choses ne paraissent-elles pas exister réellement unies ou coordonnées ainsi parce que, comme dit Kant, tels modes d'union ou telles formes sont inhérentes à notre esprit de telle manière que nous ne puissions rien concevoir que sous ces formes ou par elles? La dernière opinion me paraît la plus vraisem- blable ou du moins la plus facile à concevoir; car je conçois très bien que si l'étendue, telle que je la perçois immédiatement par les sens de la vue ou du toucher (prédominants dans l'organisation humaine), est une forme de ces sens inhérente à leur nature, cette forme se répand sur toutes les choses représentées, quelles que soient ces choses, dont nous ne connaissons certainement que l'existence et dont la nature ou l'essence nous est parfaitement inconnue, tandis que nous ne concevons en aucune manière comment ces choses inconnues, ces éléments, forces ou monades, pourraient être coor- données de manière à réaliser en elles-mêmes une étendue ou un espace absolu indépendant de nos conceptions.

Au reste, pour choisir entre les deux hypothèses, dont l'une part du dehors pour expliquer le dedans, et l'autre du dedans pour expli- quer le dehors, on ne saurait se fonder sur une sorte de parallèle qu'on prétendrait établir entre elles et les hypothèses astronomi- ques et chimiques employées à rendre raison des phénomènes. Il y a plusieurs différences notables :

Les physiciens ou les astronomes admettent Texistence réelle de l'étendue naturelle ou de l'espace pénétrable; et tout se borne pour eux à rendre compte de certaines apparences qu'offrent ces corps dans leurs mouvements relatifs. On conçoit très bien que le soleil et tous les astres se meuvent autour de la terre immobile, ou que la terre se meuve, etc. ; au contraire, quand il s'agit de savoir si les modes de coordination sont dans les nouménes ou dans notre esprit, on élève un doute sur la manière d'exister des corps et, dès que ce doute a lieu, on ne saurait fonder la certitude contraire sur aucune hypothèse, puisque l'hypothèse se fonde nécessairement elle-même sur l'existence et les formes nouménales qu'elle a pour objet de véri- fier, et qu'elle part de comme de données primitives absolues.

Les corps brûlent, dit Stahl, parce qu'il y a en eux un principe inflammable; tous les corps brûlent, dit Lavoisier, parce qu'ils ont de l'affinité avec un principe inflammable qui est hors d'eux.

De même tout le monde dit et croit que nous percevons les objets étendus parce qu'il y a en eux une étendue réelle. Leibniz et Kant

A. BERTRAND. - lettres inédites de maine de biran. m après lui disent que l'étendue est une forme ou un mode de coordi- nation qui appartient à l'esprit et dont nous revêtons les noumènes, les monades, etc.

Lavoisier prouve par une suite d'expériences que le principe de la combustion est hors du corps combustible; mais quelle expérience nous apprendra si les modes de coordination des phénomènes sont absolument dans les choses ou seulement dans l'esprit qui les per- çoit? Ce doute de la réflexion peut-il jamais s'éclaircir par aucune expérience extérieure? Et l'une et l'autre alternative ne s'accorde- t-elle pas également avec les phénomènes?

Alexis Bertrand.

\

DISCUSSIONS

DE L'ÉVOLUTIONMSME PHYSIQUE

ET DU

PRINCIPE DE LA CONSERVATION DE L'ÉNERGIE

Nous éprouvons quelque scrupule à dire ici tout le bien que nous pensons de l'article de M. Louis NVeber sur VÉvolutionnisme physique % et à en louer comme il conviendrait la clarté logique, la précision et l'ingéniosité. Qu'il nous soit du moins permis de féliciter l'auteur d'avoir joint à la critique, d'ailleurs pérempLoire, de la métaphysique évolutionniste, une critique de l'évolutionnisme au point de vue scientifique et logique. Cette seconde cri- tique nous paraît fort juste dans son principe et dans ses conclusions; et si nous croyons devoir signaler une lacune dans cette argumentation, ce n'est pas pour la réfuter, mais au contraire pour inviter son auteur à la rectifier et à la compléter. Nous aurons en même temps l'occasion de définir quelques-unes des notions fondamentales de la mécanique, dont on fait grand usage en philosophie naturelle, mais auxquelles on prête trop souvent un sens vague et élastique fort éloigné de leur sens scientilique.

On pourrait regretter, par exemple, que M. Weber n'ait pas assez nette- ment distingué la force de la masse d'une part, et de Véncrgie d'autre part. Sans doute M. Spencer semble fréquemment confondre ces concepts, pour- tant si divers ; mais c'est une raison de plus pour en maintenir et en pré- ciser la distinction. La masse n'est point du tout « l'espèce de force qui produit l'occupation de l'espace », ni aucune autre espèce de force, telle que la force d'inertie : car la force est, comme le dit fort bien M. Weber, une quantité vectorielle (c'est-à-dire un segment de droite ayant une direc-

1. Revtce de Mélaphysique et de Morale, septembre 1893.

L. couTUHAT. De l'évolutionnisme physique.

S65

tion et un sens déterminés), qui est égale, non pas au « rapport de l'accé- lération a la masse ,,, mais au produit de l'accélération par la masse Or dans ce produit les deux facteurs sont hétérogènes et jouent un rôle'tou; différent; 1 accélération est, comme la force, une grandeur linéaire diri-ée tandis que la masse est un coefficient numérique essentiellement positif' Ln un mot, l'accélération est une longueur; la masse est un nombre; leur \ produit est une longueur qu'on nomme la force '.

La différence entre la force et l'énergie n'est pas moins profonde. Aussi le principe suprême de la physique évolutionniste, que M. Spencer appelle « persistance de la force », n'est-il nullement équivalent au principe de la conservation de l'énergie. Si l'on définit la force comme nous venons de le faire (et c'en est la seule définition scientifique et rigoureuse), le principe de la persistance de la force signifie que la quantité de force reste cons- tante dans l'univers, ce qui est absolument faux.

Quant au principe de la conservation de l'énergie, seul connu en méca- nique, Il signifie que l'énergie totale d'un système isolé, soumis à des forces centrales qui ne sont fonctions que de la distance mutuelle des points du système, reste constante dans toutes les transformations du système. Vénergie totale est la somme de l'énergie cinétique (ou actuelle) et de l'énergie interne (ou potentielle) du système, de sorte que dans un système conservatil ces deux énergies varient en sens inverse. Vénergie cinétique est la somme des forces vives du système (s^j; elle ne dépend donc que

de la grandeur ahsolue des vitesses des éléments du système. Uénergie interne est, au signe près, la fonction des forces intérieures du système c'est-à-dire une fonction dont la différentielle est la somme des travaux élémentaires de ces forces intérieures. C'est une fonction purement géomé- trique qui ne dépend que de la configuration du système, c'est-à-dire de la position relative de ses divers points; et elle n'est déterminée qu'à une constante près, puisqu'on n'en connaît que la différentielle, ce qui permet d'en choisir arbitrairement la valeur initiale. Pour la définir plus claire- ment, on peut dire qu'elle est égale au travail total qu'effeclueraioiit les torces intérieures du système, si on le ramenait à sa configuration initiale. Par exemple, l'énergie potentielle d'un corps pesant est égale au travail effectué pour l'élever au-dessus du sol à une certaine hauteur; donc, comme ce travail, elle est proportionnelle à cette hauteur. Quand le corps tombe de cette même hauteur, la pesanteur effectue un travail égal et de signe contraire, qui, en vertu du théorème des forces vives, est c^onstam- iiient égal à la force vive du corps. En d'autres termes, à cha(iue instant, la force vive du corps est proportionnelle à la hauteur parcourue, et son énergie interne, à la hauteur qui reste à parcourir; on comprend dès lors que leur somme, l'énergie totale du corps, soit constante, et que le potentiel varie en sens inverse de la force vive i)eiidant la chute. Le poten-

1. Un exemple enfantin nous fera mieux comprendre : si j'ai pièces de drap (le 7 mètres de longueur chacune, je midlipiio la longueur 7 par le nombre 3 et J ai, non pas 21 pièces, mais 21 mètres de drap. '

560 KEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tiel n'est donc, à vrai dire, que le travail effectif et actuel des forces inté- rieures du système, changé de signe. Par conséquent, en dépit de son nom, il n'est rien de virtuel ou de potentiel, au sens philosophique de ces mots; il n'a rien de commun avec cette réserve de force latente que les métaphy- siciens et les poètes sont trop souvent tentés de se figurer comme un prin- cipe occulte de vie et d'action. Ils ne sont pas, au reste, les seuls à com- mettre cette erreur; et, s'il leur fallait une excuse, ils pourraient alléguer qu'un physicien, M. Raoul Pictet, a osé concevoir le libre arbitre comme le potentiel du cerveau.

Ces notions élémentaires étant rappelées, voici, semble-t-il, le point faible du raisonnement de M. Weber : « Tous les systèmes oscillatoires sont des systèmes conservatifs » (p. 445); sans doute, mais tous les sys- tèmes conservatifs ne sont pas oscillatoires, autrement dit, n'ont pas un mouvement périodique. Or c'est sur la périodicité nécessaire du mouve- ment d'un système conservatif que parait reposer la critique de la physique évolutionniste : <i Les systèmes fermés, dont l'énergie totale est constante, sont donc des systèmes oscillatoires » (p. 446). Ailleurs, il est vrai, M. Weber est moins affirmatif : « Conservation de l'énergie et rythme sont des notions presque corrélatives » (p. 445). Nous verrons tout à l'heure que celte réserve prudente est tout à fait justifiée.

Pour montrer qu'un mouvement soumis au principe de la conservation de l'énergie peut n'être pas périodique, nous ne pouvons prendre un meil- leur exemple que celui que M. Weber lui-même nous propose à l'appui de sa thèse. Le pendule simple, en elFet, est un système conservatif par excel- lence, et son mouvement est en général périodique. « En général », disons- nous, mais non pas toujours : c'est ce que nous allons faire voir le plus clairement qu'il nous sera possible.

Le pendule simple est un point matériel pesant M assujetti à se mouvoir sans frottement sur une circonférence située dans un plan vertical ^ Soit PP' son diamètre vertical, P le point le plus haut, P' le point le plus bas de la circonférence. On sait que P est la position d'équihbre instable, et P' la position d'équilibre stable pour le point mobile M ; placé en un de ces deux points sans vitesse initiale, il y reste indéfiniment. Dans tout autre cas, c'est-à-dire avec d'autres conditions initiales (vitesse ou position), il se met en mouvement. Dans ce mouvement, la vitesse du point M, en un point quelconque de la circonférence, est égale en grandeur à celle qu'aurait le point M au même point en tombant librement et sans vitesse initiale à partir d'un certain plan horizontal fixe. Soit il ce plan, XY son intersec- tion (horizontale) avec le plan de la circonférence; elle est perpendiculaire à la verticale PP'. La loi des vitesses du point M a une expression très simple, susceptible d'une représentation géométrique ; la vitesse en chaque point a son carré proportionnel à la hauteur h du plan n au- dessus de ce point, c'est-à-dire à la distance (verticale) de ce point à la droite XY K

i. Le lecteur est prié de faire la figure qui est extrêmement simple.

2. Voici comment la formule des vitesses se déduit immédiatement du prin-

L. COUTURAT. De Vévolutionnisme physique. 567

Deux cas peuvent se présenter, suivant les conditions initiales du mouve- ment, qui déterminent la position du plan II par rapport à la circonférence, c'est-à-dire aux points P et P'. Le plan n se trouve évidemment au-dessus de F', sans quoi il n'y aurait pas de mouvement. Mais il peut se trouver, soit entre P et P', soit au-dessus de P. Dans le premier cas, la droite XY rencontre la circonférence en deux points A, A', la vitesse du point M s'annule. Chaque fois que le point M arrive en l'un de ces points A, tout se passe comme s'il était abandonné en ce point sans vitesse initiale; i retombe donc, et parcourt la partie inférieure de la circonférence jusqu'à ce que sa vitesse s'annule de nouveau, c'est-à-dire jusqu'à l'autre point A'. Ainsi le pendule oscille indétininient entre ces deux points A et A' : toutes ses oscillations sont égales en durée comme en amplitude, et identiques les unes aux autres, le point mobile repassant aux mêmes points avec la même vitesse. Son mouvement est donc périodique, et la période comprend la durée d'une oscillation double ou de deux oscillations simples, de A en A' et de A' en A.

cipe de la conservation de l'énergie. Soit la masse du poinL M, v sa vitesse; sa force vive sera :

2~ D'autre part, son potentiel sera à chaque instant égal et de signe contraire au travail effectué par la force qui agit sur lui, qui est la pesanteur. Ce travail est égal au produit du poids du mobile par la hauteur verticale qu'il a par- courue :

Ph. Or le poids est une force égale au produit de la masse du mobile par l'accé- lération due à la pesanteur :

P = 7)1 g.

Le travail est donc : mgh et le potentiel : yngh. Écrivons que l'énergie

totale est constante :

mv- , „,» mv- , , ^,„

-^ mgh = C" ou : —^- mgh + C'c

Pour simplifier, nous annulerons la constante en comptant la hauteur /( h partir du plan horizontal II la vitesse est nulle, de sorte que v et h s'annu- lent en même temps. On a donc finalement l'équation :

-— = mgh ou : v- = 2gn

On détermine le plan II, connaissant la vitesse initiale i'„ cl la position initiale du point M. En effet, l'équation précédente s'applique à cette position comme aux autres, et l'on a :

vj = 2gk, d'où : ''o = ^

h„ est la hauteur du plan II au-dessus de la position initiale de M. Cas particulier : si la vitcssi; initiale est nulle :

Vo = 0. On a aussi :

h. = 0, C'est-à-dire que le plan II passe par la position initiale du point M. On remarquera que l'équation ainsi obtenue est indépendante de la forme de la courbe suivie par le mobile; aussi est-elle la même que pour la chute libre dans le vide.

368 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Dans le second cas, le plan n passe au-dessus du point P, la droite XY ne rencontre pas la circonférence. Il s'ensuit que la vitesse du point M ne s'annule jamais : elle a son maximum en P' et son minimum en P. Le mobile parcourt donc la circonférence toujours dans le même sens. Son mouvement est encore périodique en ce cas, et la période comprend la durée d'une rotation complète, après laquelle le point mobile repasse avec la même vitesse aux mêmes points.

Mais, outre ces deux cas généraux, il y a encore un cas particulier, inter- médiaire entre ceux-là : c'est à savoir quand le plan n passe par le point P. Alors la droite horizontale XY est tangente au cercle au point P : la vitesse du point M est donc nulle au point P, et ne s'annule qu'en ce point de la circonférence. Il est aisé de voir ce qui arrive dans ce cas : le pendule, après avoir franchi le point P', remonte avec une vitesse qui décroit indé- finiment à mesure qu'il se rapproche du sommet P de sa trajectoire. Il ne peut s'arrêter avant le point P, puisqu'en tout autre point sa vitesse n'est pas nulle; il doit donc Unir par atteindre P, et s'y arrêter, car s'il se trouve avec une vitesse nulle dans cette position d'équihbre, il y restera indéfini- ment. Le mouvement, dans ce cas, n'est plus périodique. Ainsi, dans la suite continue des divers cas que présente le mouvement du pendule, et que figurent géométriquement les diverses positions du plan n, tous sont périodiques, sauf un, et ce cas unique se trouve intermédiaire entre les cas le mouvement est une oscillation alternative et ceux il est une rotation continue.

Pour mieux comprendre comment ce cas singulier peut se rattacher par continuité à deux cas généraux si différents et si tranchés, auxquels il s'oppose également, il faut tenir compte de la durée des périodes dans l'un et l'autre mouvement. La période, c'esl-à-dire la durée d'une oscillation com- plète dans le premier cas, d une rotation dans le second cas, est d'autant plus longue que le plan n est plus voisin du point P (soit au-dessous, soit au-dessus). Quand le plan II passe par P, le pendule n'arrive au point P qu'après un temps infini : la durée de l'oscillation ou de la rotation (qui se confondent en ce cas) est infinie. On conçoit dès lors que ce cas particulier puisse être considéré comme la limite (au sens mathématique du mot) des deux cas généraux, qu'il sépare et relie à la fois; et que, dans ce cas-limite, on puisse dire que le mouvement du pendule est encore périodique, mais que la période est infinie.

Cet exemple suffit à prouver que le principe de la conservation de l'énergie n'entraîne pas nécessairement la périodicité du mouvement. 11 nous servira en même temps à montrer le défaut de la démonstration, en apparence rigoureuse, par laquelle M. Weber essaie d'étabhr que tout système conservalif doit parcourir un cycle fermé * : « De deux choses l'une : ou cette variation (d'énergie potentielle) aP, s'effectuant toujours dans le môme sens finira par dépasser la valeur P' telle que la somme (P -f P') soit égale à l'énergie totale du système, ce qui est contraire à l'hypothèse;

4. Le lecteur est prié de relire tout ce passage (p. 446), que nous ne pouvons citer en entier à cause de sa longueur.

L. COUTURAT. De V évolutionnisme physique. b69

ou bien AP oscillera entre des limites comprises entre zéro et P' et le svs eme décrira... une série de cycles fermés. >, Ce dilemme n'est pas œncluan ' car ,1 omet précisément le cas-limite que nous venons d'exposer oaie potentiel, tout en variant toujours dans le même sens, ne dépasse an ais la valeur constante de rénergie totale, mais tend indéOniment vers elle é ne 1 atteint qu au bout d'un temps infini. En efTet, l'énergie potentielle du pendule (-moh), variant en sens inverse de la force vive (^), est maxima quand la force vive est minima, c'est-à-dire au plus haut point de la course du point M (minimum de h et de .)• Or dans le cas particilier le plan n passe par P, la vitesse et, par suite, la force vive du pendule s'annulent en ce poin ; le maximum de l'énergie potentielle est alors égal à réner-." totale; donc quand le point M s'approche indéfiniment du point P le noten tiel croit constamment et a pour limite l'énergie totale '

Malgré ce manque de rigueur, la proposition de M. Weber n'est nis absolument fausse : elle est au contraire vraie, en général et « en gros ,. car elle n est qu une forme inexacte du « théorème de la phase », rauquel M. Poincare fait allusion dans l'article qu'on a lu ci-dessus. Ce théorème peut s énoncer comme suit : « Un système conservatif repasse une infinité de tois par la même phase, c'est-à-dire dans le voisinage de l'un quelconque de ses états >> i. II en resuite évidemment que le mouvement d'un tel système est périodique, car s'il ne repasse pas exactement par les mômes états il repasse du moins par des états très voisins de ses états antérieurs, de sorte que chaque période diffère très peu de la précédente. Il ne faut pas oublier que ce théorème comporte des exceptions, comme le prouve le cas particu- her que nous avons étudié dans le mouvement du pendule. Mais comme ces cas exceptionnels sont infiniment peu probables (ainsi qu'on le voit par l'exemple du pendule), on peut dire qu'en général le principe de la conser- vation de l'énergie entraîne la périodicité, sinon parfaite, au moins approxi- mative, du mouvement d'un système isolé.

Il semble donc que M. Weber ait raison sur le fond de la question- et en effet, la contradiction qu'il a entrevue dans les « premiers principes .>'de la physique évolutionniste, paraît revenir, en dernière analyse à celle que M. Poincaré signalait plus haut entre les deux principes de la thermodyna- mique. En vertu du premier (principe de l'énergie), tous les phénomènes sont réversibles, en tant que soumis aux lois de la mécanique, qui per- mettent de changer le signe du temps, c'est-à-dire l'avenir en passé, autre- ment dit de renverser toutes les vitesses d'un système et de lui faire par- courir en sens inverse tous ses états antérieurs. En vertu du second (principe de l'entropie), les phénomènes thermiques sont irréversibles; la chaleur

1. Voici comment on peut formuler rigoureusement ce théorème Étant donne un otat quelconque du système, qu'on peut toujours considérer comme initiai, concevons cliacun de ses points comme le contre d'une rulilc splii-ro Le théorème de la phase signifie que le système passera par une iMiinilf d'états tels, que ciiacun de ses points se retrouve, sinon dans sa position initiale du moins dans la petite splière qui l'entoure, et avec une vitesse très voisine de celle qu'il avait dans l'état initial.

TOME I. 1893.

38

S70 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

passe naturellement d'un corps chaud sur un corps froid, mais ne peut repasser d'un corps froid sur un corps chaud par aucun cycle fermé, c'est- à-dire par une suite de transformations telles que tous les corps d'un système isolé englobant ces deux corps reviennent exactement à leur état initial. Dans tout système isolé, il y a « quelque chose » qui varie toujours dans le même sens, et ne peut qu'augmenter irrévocablement dans toute transformation du système : ce « quelque chose )> est la fonction que Clau- sius a nommée entropie.

C'est surtout dans la théorie cinétique des gaz que la contradiction entre ces deux principes s'accuse d'une manière manifeste. Si l'on conçoit un gaz comme un ensemble de molécules exerçant les unes sur les autres des forces centrales, fonctions de leurs distances mutuelles, c'est-à-dire comme un système conservatif, le théorème de la phase devra s'y appliquer, et par suite les transformations du gaz seront périodiques et réversibles : le gaz oscillera donc indéfiniment autour d'un état moyen. Or cela est contradic- toire avec la loi de l'entropie, en vertu de laquelle le gaz doit tendre vers un tHat final de repos mécanique et d'équilibre thermique. Les mêmes con- sidérations s'appliqueraient d'ailleurs à l'univers considéré comme un système isolé et conservatif, et la même question se poserait à son sujet : Tend-il vers un état final, ou oscille-t-il périodiquement autour d'un état moyen?

Pour faire saisir à la fois l'analogie et la différence entre l'état moyeu d'un système à mouvement réversible et l'état final d'un système irréver- sible, nous pouvons encore recourir à la comparaison du pendule. Nous avons vu que, dans l'hypothèse le pendule se meut sans frottement, il oscille indéfiniment de part et d'autre de sa position d'équilibre stable P', y repasse une infinité de fois et s'en écarte toujours autant : cette position est donc pour le pendule un état moyen. Si au lieu d'un pendule, on con- sidère une molécule imperceptible animée d'un mouvement d'oscillation ou de vibration très rapide autour d'un centre, ce centre sera la position apparente de la molécule; on comprend alors pourquoi l'état moyen d'un gaz, dans la théorie cinétique, se trouve coïncider avec son état apparent.

Il en va autrement dès que le pendule éprouve des frottements ou une résistance quelconque. En général, tout phénomène mécanique inter- vient le frottement est irréversible, parce qu'il se complique d'un phéno- mène thermique (production de chaleur, de lumière, d'électricité, en un mot de mouvements moléculaires). Dans ce cas, l'énergie du pendule s'usera à vaincre les résistances des supports et du milieu, et finira par se dissiper dans les corps ambiants. On sait qu'alors (et c'est le cas réel) le pendule se rapproche de plus en plus de s^a position d'équilibre stable, et finit par s'y arrêter au bout d'un temps fini. On peut dire que cette position est l'état final auquel tendait le mouvement irréversible du pendule. De même, dans un gaz dont l'état initial offre certaines inégalités de température, de den- sité, de pression, etc., ces inégalités, en vertu de la loi de l'entropie, doivent diminuer sans cesse par suite des chocs des molécules entre elles ou contre les parois du vase, et le gaz doit aboutir à un état final d'homo- généité apparente, caractérisé par la distribution uniforme des molécules

L. COTJTURAT. De Vcvolulionnisme physique. 371

dans le volume du vase, et par la répartition uniforme de leurs vitesses dans toutes les directions. Or, comme on suppose que les molécules se choquent sans perte de force vive la façon des corps parfaitement élas- tiques), le gaz constitue un système conservatif ; donc, en vertu du théorème de la phase, il devra repasser une infinité de fois par des états infiniment voisins de son état initial, c'est-à-dire par des états d'hétérogénéité marquée, et par conséquent les inégalités de l'état initial ne pourront jamais disparaître définitivement. En résumé, ou bien le gaz repasse indé- finiment par la même phase, et alors il ne peut tendre vers un état final; ou bien il se rapproche indéfiniment de cet état final, et alors il ne peut repasser par une phase antérieure. Ainsi reparait toujours la contradiction entre les deux principes de la thermodynamique.

Nous emprunterons encore à M. Poincaré * certaines considérations qui nous permettent, croyons-nous, d'expliquer cette contradiction. Pour cal- culer l'état apparent d'un gaz, on suppose d'abord le nombre de ses molécules fini, mais très grand, afin de pouvoir lui appliquer la méthode statistique et le calcul des probabilités : en eiïet, l'état apparent du gaz étant pour ainsi dire une moyenne entre les états de toutes ses molécules, les moyennes calculées seront d'autant plus exactes que le nombre des molé- cules sera plus grand. Pour obtenir le résultat total, au lieu de sommer ces moyennes, on les intègre, c'est-à-dire qu'on suppose le nombre des molécules infini : on remplace ainsi des sommes finies par les intégrales qui en sont les limites, et à la discontinuité on substitue la continuité, tant dans la constitution matérielle du gaz que dans les fonctions qui expriment son état. Or, tant que le nombre des molécules était fini, le mouvement était périodique, en vertu du théorème de la phase, et la période était d'autant plus longue que le nombre des molécules était plus grand. Mais si ce nombre devient infini, la période elle-même devient infinie : ce qui revient à dire qu'il n'y a plus périodicité : le gaz tend alors, comme le pendule dans le cas particulier que nous avons examiné plus haut, vers un état- limite dont il s'approche indéfiniment, et dont il ne reviendra jamais. Voilà comment, en partant d'hypothèses mécaniques qui impliquent la réversibilité, on aboutit à un résultat irréversible. On conçoit ainsi que l'irréversibilité soit un cas-limite par rapport à la réversibilité générale des phénomènes mécaniques (réciproquement, la réversibilité est un cas-limite par rapport à l'irréversibilité générale des phénomènes thermiques). L'irré- versibilité n'est donc pas en contradiction avec la réversibilité : elle en est un cas particulier. Un phénomène irréversible est un phénomène réversible dont la période est infinie.

Il ne semble donc pas que de la contradiction apparente des deux prin- cipes de la thermodynamique puisse résulter « une condamnation défini- tive du mécanisme », même en supposant que la loi expériinenlale de l'entropie fut absolument exacte. Ce serait tout au plus une -condamnation de l'atomisme et une confirmation de la physique cartésienne et de l'iiypo- ihèse du plein, puisque c'est en supposant la matière (continue «pir l'on

1. Cours sur la Théorie cinétique des gaz, professe à la Sorboniie en 1803.

572 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

retrouve par le calcul, en partant des principes de la mécanique, l'irréver- sibilité des phénomènes thermiques constatée par l'expérience. Mais les résultats de l'observation ne nous permettent même pas d'aller jusque-là : et d'ailleurs, il serait bien étrange que l'expérience permît de résoudre une question d'ordre métaphysique. Pour qu'une telle conclusion fût valable, il faudrait que la loi de l'entropie fût rigoureusement vraie, tandis qu'elle n'est qu'approximative, comme toute loi expérimentale. Tout ce que l'ex- périence permet d'affirmer, c'est que nous nous trouvons dans une période l'entropie va constamment en augmentant; mais, comme elle ne nous permet pas de décider si cette période a une durée finie ou infinie, rien ne nous assure que l'univers tend vers un état vraiment final, d'où il ne puisse plus sortir pour recommencer, sinon le même cycle, du moins un cycle analogue. En tout cas, c'est une question toute spéculative de savoir si le principe de l'entropie est éternellement vrai; pratiquement et au point de vue de l'expérience, un processus réversible à très longue période équivaut à un processus irréversible période infinie), et en est indiscernable. Ce qui est certain, c'est que la période universelle (qui, dans les idées des Anciens, devait être un multiple commun de toutes les périodes particulières aux innombrables mouvements célestes et terrestres) est extrêmement longue, et cela doit suffire à rassurer ceux de nos contemporains qui craindraient la fin du monde.

Telles sont les observations que nous voulions présenter à M. Weber et à ses lecteurs. Nous avons tenu à combattre un préjugé assez répandu, qui consiste à croire que les lois naturelles impliquent nécessairement la « répétition intégrale » de processus identiques. L'univers est trop vaste et trop complexe pour que le même phénomène puisse y apparaître deux fois; ou, du moins, la nature n'est pas fatalement condamnée par le méca- nisme à un perpétuel recommencement, et le principe de la conservation de l'énergie laisse un champ immense, sinon infini, à la nouveauté et au progrès; peut-être même comporte-t-il un « changement définitif et absolu ». Que ce changement et ce progrès n'aient de sens et de valeur que pour une conscience et dans une conscience, et que par suite il ne puisse y avoir, à proprement parler, « qu'un évolutionnisme psychologique », nous l'ac- cordons volontiers à M. Weber; mais un tel évolutionnisme est parfaite- ment compatible avec une physique déterministe. Ces réserves, comme on voit, n'enlèvent rien au mérite et à la portée de l'excellente étude de M. Weber : il reconnaîtra sans peine, je l'espère, qu'elles viennent, non d'un adversaire, mais d'un collaborateur qui suivra ses travaux avec intérêt et sympathie.

Louis Gouturat.

TRANSFORMATIONS DU DROIT

RÉPONSE A M. BERTHELOT

Monsieur le directeur,

Je n'ai pas l'habitude de répondre aux objections formulées contre mes idées par les écrivains qui ont bien voulu s'en occuper. Parfois je laisse ce soin au lecteur intelligent; d'autres fois, je compte bien que, venues de divers points cardinaux de la pensée, les critiques différentes se contre- diront entre elles et se neutraliseront ainsi. Mais, dans la dernière livraison de la Reinœ de métaphysique, M. R. Berthelot a décoché contre ma manière de voir en sociologie, à propos de mes Tramf'ormatiom du Droit, des flèches si aiguës et si fines, que je ne crois pas pouvoir me dispenser d'y faire une courte réponse, pour prévenir une confusion d'idées.

L'erreur de M. Berthelot est de penser que j'ai considéré l'imitation comme une cause, et comme la cause unique, de la solidarité sociale. Non, pas même de toutes les similitudes sociales, car il en est un très grand nombre que l'identité des besoins organiques, transmis jiar hérédité, explique mieux. J'ai dit, et je maintiens, que l'imitation entendue dans le sens, nullement abusif, de tout reflet à distance d'un esprit dans d'autres esprits, d'une volonté dans d'autres volontés est le caractère essentiel et universel de toute activité vraiment sociale, qu'elle existe ])artout il y a lien social, il y a société petite ou grande, sauvage ou civilisée, ani- male même, et qu'elle n'existe que là. I,a cause de l'imitation peut être variable. Tantôt c'est la sympathie, tantôt la haine, ou l'adminition, ou l'envie, ou la paresse, et, presque toujours, l'intérêt bien ou mal entendu. N'importe; qu'on parle, qu'on prie, qu'on se batte, qu'on travaille, on imite sciemment ou sans le savoir, on répète des mots, des prières, des coups d'épée, de rabot, de pinceau, de plume, appris par l'exemple d'autrui. On m'objecte : Cette assertion cesse d'être exacte si, sans jjn'juger aucun système particulier, « on entend par société une pluralité d'indi- vidus conscients qui se savent ou se croient liés par des relations pratiques, c'est-à-dire qui se considèrent les uns par rapport aux autres comme des causes possibles de plaisir ou de douleur ». Mais cette dclinilion a le malheur d'être fausse, coninie trop étendue, si on ne la développe pas : l'accouplement sexuel de deux animaux sui)érieurs, le rapport du cavalier

574 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

à son cheval, du bouvier à ses bœufs, du pâtre à ses brebis, seraient des liens sociaux en ce sens Et, si on la développe en la précisant, il se trouve qu'elle implique l'imitation. La société vraie prend naissance, nous dit-on, avec les institutions fondamentales dont elle ne saurait se passer, à partir du moment où, parmi les individus attroupés, s'est formée « la croyance qu'un f,Toupement social stable est propre à nous procurer plus de plaisir et moins de douleur qu'un groupement social instable ou que l'absence de tout groupement social». Mais comment cette croyance s'est-elle formée et s'est-elle répandue parmi les membres du groupe, si ce n'est par l'action suggestive de l'un d'eux, éclairé lui-même par l'expérience et un génie supérieur? Quelle chose plus lente à s'établir et à se répandre qu'une croyance pareille, encore bien mal assise dans certaines couches remuantes des nations modernes!

Avec beaucoup de pénétration, M. Berthelot observe que mes recherches sur rimitation aboutissent à mettre en lumière le rôle prépondérant de la logique dans la formation des sociétés, dans la constitution d'une sociologie pure. J'ai signalé moi-même celte conséquence et dans mes Transformations du Droit, dont il s'agit, et dans plusieurs articles de la. Revue philosophique, sans parler de mes Lois de l'imitation. Le malheur est qu'un traité de logique sociale, seraient formulées les lois de l'enchaînement des inven- tions, est une œuvre plus facile à concevoir qu'à exécuter. L'esquisser un jour, grosso modo, est ma seule prétention. Mais en quoi la théorie des « inventions sociales nécessaires », que j'admets aussi, et que j'ai désignées expressément quelque part sous le nom de « catégories de la logique sociale », contredit-elle ou infirme-t-elle mes idées sur l'imitation? Elle les complète purement et simplement. L'étude de l'imitation montre comment se tissent, par une répétition de mailles similaires, les étoffes dont la société est faite; l'étude de la logique sociale montre comment ces étoffes sont taillées et cousues et doivent l'être. En langage naturaliste, l'une est l'histologie, l'autre la physiologie des sociétés. Ces inventions sociales, ou plutôt ces agrégats d'innombrables inventions, qu'on appelle une langue, une religion, un gouvernement, un noyau d'industries élémen- taires, une morale rudimentaire, sont logiquement nécessaires, je le sais et je l'ai dit. Mais il n'en est pas moins vrai que c'est seulement du jour chacune des inventions composantes un mot, un rite, une institution, un procédé de fabrication, une idée morale s'est propagée imitalivement, qu'elle est devenue chose sociale. L'inventeur d'une langue non parlée, d'un volapiick encore inédit, n'intéresse en rien la sociologie.

En outre, demandez-vous pourquoi certaines inventions sont nécessaires. Elles le sont, d'abord ceci s'applique exclusivement ou principalement aux inventions industrielles fondamentales, parce qu'elles répondent à des problèmes impérieusement posés par les besoins immédiats de l'orga- nisme humain, à peu près les mêmes en toute race; et en cela la similitude, toujours vague quand elle est spontanée, de ces inventions, s'explique par l'hérédité, non par l'imitation. Encore faut-il remarquer que, pour être la meilleure réponse possible à ces problèmes, ces inventions doivent attendre qu'ils se posent en termes précis, et dès lors variables d'un peuple

G. Tx^RDE. Transformations du droit. liVô

à l'autre, autrement dit que, frappés à l'empreinte des premières satisfac- tions accidentelles et géniales qu'ils ont déjà reçues, les besoins primitifs de l'organisme se soient particularisés, spécifiés en chaque groupe; et cette spécification est toujours l'effet d'une mode consolidée en coutume. En second lieu, les inventions nécessaires, s'il s'agit de celles qui ont trait à la langue, à la religion, à la politique, à l'esthétique, à l'éthique, le sont parce qu'elles répondent le mieux au besoin intense, et généralement répandu dans un groupe donné, de se communiquer ses pensées, ses sen- timents, ses désirs (langue), d'avoir des croyances fortes, stables, partagées par tous, apaisement de grands doutes et de grands troubles (religion), de se secourir et de concourir à des actions communes, pour la défense ou l'agression (politique et morale). Or n'est-il pas clair que la présence de tels besoins, très naturels et très artificiels à la fois, naturels sans être pri- mitifs, et naturels précisément parce qu'ils sont suscités par le contact social tend la nature humaine, suppose l'exercice préalable de l'imita- tion mutuelle pendant de longues années, peut-être pendant des siècles? Je reste donc convaincu, en dépit des pénétrantes et bienveillantes critiques qui me sont adressées par M. Berthelot, que, si l'étude de l'imitation n'est nullement toute la sociologie pure, elle en est la partie élémentaire et fon- damentale.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.

G. Tarde.

NOTES CRITIQUES

LA PSYCHOLOGIE DES IDÉES-FORCES

Par ALFRED FOUILLEE

2 vol. in-8 de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine, XL-365 et 413 pages. 1893. (F. Alcan.)

Si la réaction qui se dessine presque partout aujourd'hui en philosopliie contre la domination de l'esprit réaliste et matérialiste finit par triompher, l'on peut dire, sans oublier pour cela le magnifique efi'ort du phénonié- nisme, qu'une partie de la gloire en reviendra de droit à M. Fouillée et qu'il aura été en France un des plus puissants précurseurs de la philosophie qui se prépare. Le livre qu'il vient d'écrire ne le cède pas à ses aînés : il con- tinue dignement l'œuvre annoncée dans V Avenir de la métaphysique fondée sur l'expérience et commencée dans l' Èvolutionnismc des idées-forces. L'œuvre nouvelle nous semblant destinée à exercer une grande influence, nous en présentons d'abord un résumé succinct, cependant nous espé- rons n'avoir rien omis d'essentiel : aussi, pour plus d'exactitude, nous sommes-nous souvent servi des termes et même des phrases de l'auteur. Ensuite nous essayerons de justifier le caractère et la tendance de sa psy- chologie, de marquer l'importance de la conception qu'il se forme des faits psychiques et de tirer de sa doctrine générale les conclusions qu'elle nous semble comporter : quant aux nombreuses théories particulières qui sont discutées dans le livre avec la pénétration d'un esprit aussi souple que vigoureux, il nous faudrait pour les apprécier plus d'espace et surtout une compétence en ces matières égale à celle de M. Fouillée : nous nous borne- rons donc à engager les vieux et les jeunes philosophes à les lire, assurés que nous sommes qu'ils ne perdront pas leur temps.

G. REMACLE. La psychologic des idées- forces. 577

I

Dans une longue introduction, l'auteur établit le caractère et les pré- misses de sa théorie. Son but est de réagir à la fois contre la doctrine maté- rialiste de répiphénomène et contre l'intellectualisme. L'intérêt, dit-il, consiste surtout à rechercher quelle est l'eflicacité de la pensée en nous et hors de nous (p. v). Or toute efiicacité est refusée à la pensée dans le maté- rialisme et dans rintelleclualisme dont la commune erreur est de réduire tous les faits mentaux à la représentation, qui est dépourvue de tout carac- tère dynamique, et d'ailleurs dérivée. La psychologie des idées-forces, au contraire, part de ce principe que l'élément universel de la vie mentale est un processus indivisiblement sensilif, émotif et appétitif, qui, réfléchi sur lui-même, est une idée au sens cartésien et spinoziste, c'est-à-dire un discer- nement inséparable d'une préférence (p. ix). Ainsi se lient indissolublement l'intelligence et la volonté, et à tout état de conscience est inhérente une force, force qui représente celle même de la conscience entière à un moment donné. Physiologiquement, la force des idées consiste « dans la loi néces- saire qui unit tout état de conscience distinct, toute idée (au sens cartésien) à un mouvement conforme, lequel, s'il n'est pas empêché, réalise l'idée au dehors » (p. 11). Basée sur ces principes, la psychologie n'est plus une science des reflets, mais des réalités et même de la réahté par excellence; c'est le mouvement qui n'est qu'un mode de représentation.

Si la psychologie doit ainsi réagir contre Fépiphénoménisme, elle doit aussi cesser d'être purement analytique. Elle doit, comme la biologie, prendre le caractère synthétique, étudier toujours les phénomènes dans leur i-elation, constamment impliquée, avec le sujet sentant et voulant qui réagit, et, aussi, considérer l'évolution mentale de l'être sentant. Mais par quel mode d'action se manifeste le sujet conscient? Ce mode est la tendance à une fin. C'est dans le principe tout psychique de l'intérêt qu'il faut cher- cher l'explication profonde de la vie et surtout de la lutte pour la vie. La psychologie complète ainsi le déterminisme mécanique et extérieur par lequel la biologie explique la vie : dans l'être vivant, causalité et finalité trouvent leur identité dans la volonté et l'on peut déllnir la i)sychologie, l'élude de la volonté. La question est ici de savoir dernière transforma- tion du problème si, dans l'être tendant à une fin et doué de volonté, il existe vraiment une activité d'ordre mental, qui justifie l'expression lïidées- forccii (p. 21). M. Fouillée défend contre Miinsterberg et W. James le carac- tère actif du sujet conscient, caractère qui est manifeste dans le plaisir et la douleur, dans le désir et l'aversion. Quant à, ceux qui nient non plus seulement l'activité, mais l'existence même de la conscience, en soutenant que pour sentir nous devons changer notre sensation en représentation et en posant ainsi une « conscience objective », M. Fouillée n'a pas de peine à les réfuter en distinguant ce qu'ils confondent, à savoir la conscience réfléchie et la conscience spontanée. Celle-ci n'est ni une faculté, ni un acte distinct : elle est, dit-il avec une rare justesse, Viinmédiation des fonctions

578 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

intérieures et subjectives; elle n'est pas Vobsevvation, elle n'est pas la réflexion, elle n'est pas la pensée, elle n'est pas la connaissance; elle est la fonction psychique considérée dans son caractère de subjectivité irréduc- tible (p. xxxi). Une seconde preuve de l'activité psychique, c'est l'essen- tielle intensité des états psychiques. Il est impossible de réduire, comme on l'a tenté, l'intensité à la qualité. Le caractère dynamique est tellement inhérent aux états mentaux, qu'on peut le considérer, avec Kant, comme une anticipation de la perception. Après avoir ainsi caractérisé la position qu'il prend en psychologie, M. Fouillée s'attache, dans un premier volume, à étudier les différentes manifestations de la vie sensible proprement dite : sensation, émotion, réaction motrice, et à établir l'universalité du processus appétitif, principe qui domine toute la psychologie des idées-forces.

Le premier livre est consacré à montrer que la sensation, dans sa genèse et dans son développement, est fonction de l'appétit. D'abord dans sa genèse : considérée en elle-même ou dans son effet le plus immédiat et le pUis pri- mitif, la sensation est une modification de cette activité appétitive qui con- stitue la vie et toute sensation complexe résulte d'une série d'actions et de réactions entre l'appétit intérieur et le milieu extérieur (p. 7). C'est l'appétit également, sous la forme du vouloir-vivre, qui explique le développement, des sensations, d'abord leur passage de la sourde cœnesthésie originelle, ou de l'homogénéité, à la sensibilité à la chaleur, à la lumière, au son, etc., c'est-à-dire à l'hétérogénéité, ensuite le triage des sensations avantageuses qui seules s'actualisèrent parmi l'indéfinité des sensations possibles. Car la loi primitive de l'appétit est de déployer le plus d'énergie avec la moindre peine et par cela même d'obtenir le maximum de jouissance avec le mini- mum de souffrance (p. 7). Ainsi nos sens sont des organes « de sélec- tion », non d'une sélection purement mécanique, mais qui a pour facteurs le milieu externe et le vouloir-vivre, ou la réaction appétitive interne.

Les caractères de la sensation confirment cette théorie qui pose la réa- lité d'une force mentale. En effet, outre une durée et un élément d'exten- sivité, la sensation a une intensité et une qualité spécifique qui ne peuvent se réduire à de pures relations; de plus, elle a un rapport étroit avec un mouvement particulier qui toujours la précède, l'accompagne et la suit. De ces caractères, il résulte que la sensation est la révélation d'une force qui agit en conflit ou en concours avec les forces extérieures (p. 46). Ainsi, il faut rejeter l'épiphénoménisme, et loin que dans le monde le mouvement soit l'essentiel et la conscience l'accessoire, l'hypothèse probable est que le mouvement est une transposition des éléments sensationnels et appéUlifs en langage visuel et tactile, qu'il est un extrait des sensations mêmes et appétitions, et une expression spatiale de leurs rapports.

Livre deuxième. L'émotion dans son rapport à l'appétit et au mouvement.

L'auteur commence par établir l'insuffisance du darwinisme qui explique

encore imparfaitement les rapports du plaisir et de la douleur, une fois donnés, avec la vie individuelle et spécifique, mais ne nous apprend rien sur la nature du plaisir et de la douleur mêmes, sur leurs conditions, leurs causes immédiates. Physiologiquement,la condition du plaisir est le travail positif de dépense du nerf, tant qu'il n'excède pas une certaine limite; la

G. REMACLK. La psyckologie des idées- forces. 579

cause psychologique est le senlimenl d'une activité vitale plus intense et plus efficace : jouir et souffrir, c'est se sentir vivre plus ou vivre moins (p. i'A). Aussi ne doit-on pas regarder, avec les darwinistes, la lutte pour la vie comme une simple lutte pour la préservation, mais comme une lutte pour le surplus, c'est-à-dire en somme pour l'évolution et le progrès. On ne peut davantage voir dans la peine le ressort unique de l'évolution. D'abord la condition du plaisir n'est pas la peine. Une critique serrée de cette théorie conduit l'auteur à affirmer que non seulement il exi.ste des plaisirs directs, dus à un surplus d'activité sans douleur préalable (p. 88), mais que même ceux qui paraissent nés d'un besoin comportent, outre la satisfac- tion du besoin, u le sentiment d'un surcroit d'activité efficace ». Ensuite le plaisir et la douleur sont dérivés: ce qui est vraiment primitif, c'est l'rtdion identique a.Vétre et au bien-être d'où naissent, avec la résistance extérieure, la peine distincte et, avec la victoire sur la résistance, le plaisir distinct (p. 92j. Ces vues sur le plaisir et la douleur conduisent M. Fouillée à poser des conséquences importantes pour la théorie générale du monde et pour la morale : 1" il faut compléter l'idée de la sélection naturelle et méca- nique par l'idée d'un principe interne qui est une activité capable de jouir et de souffrir, une activité psychique (p. 94); le principe de l'action interne et du vouloir est le plaisir, la douleur n'est que le principe de la réaction sur le monde extérieur; 3^ le moteur unique de l'évolution univer- selle n'est pas la peine, comme le soutient le pessimisme; l'égoïsme n'est pas « radical; l'activité peut devenir aimante ».

Entre le plaisir et la peine, d'une part, et la représentation, de l'autre, il y a rapport constant, en ce sens que tout plaisir ou toute douleur est insé- parable d'un discernement intellectuel; mais on ne peut aller avec les intellectualistes jusqu'à dire que les plaisirs et les peines se ramènent à des idées ou à des rapports entre les idées. On ne peut davantage, avec de Hartmann, les séparer de tout élément intellectuel au point de leur refuser toute qualité propre pour ne leur reconnaître que l'intensité : « ils ont leurs qualités irréductibles et caractéristiques; ils ne sont pas seulement des phé- nomènes d'intensité, ni de pures relations entre d'autres faits de conscience auxquels seuls appartiendraient la réalité et refticacité ».

Tout autre est leur rapport à l'appétition. Celle-ci est primitive et condi- tionnante. La théorie opposée de Horwicz et de Stumpf rend inexplicables à la fois l'existence du sentiment et celle de l'action, qu'elle fait dériver, on ne sait comment, d'une pure passivité. Mais s'il y a primauté de l'activité sur le sentiment, il faut reconnaître aussi que l'activité fondamentale, la volonté primitive, d'où naissent peines et plaisirs, est une activité mêlée de passivité, l'élément agréable lié à l'action efficace est continuellement contrarié et contrebalancé par un élément pénible, à savoir le senlimenl d'usure et de manque, qui accompagne la passivité et la résistance subie (p. lia).

Qu'est-ce donc que l'appétition? Elle n'est pas un simple renouvellement de mouvements déjà accomplis. L'analyse du désir montre qu'il est constitué par l'excès de la réaction volonlaire et motrice sur la r('i)résentalion : l'idée tend à réaliser les mouvements qui dépendent d'elle, mais ces mouvements

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commencés par l'idée ne trouvent pas des sensations capables d'une inten- sité égale à la leur. Cette tendance interne à l'idée et au désir n'est pas uniquement la pure tendance intellectuelle à la clarté. Elle est cela, mais, de plus, l'idée tend à se réaliser extérieurement autant qu'intérieurement. L'appétition ne peut résider davantage, comme le veut Wundt, dans l'acti- vité de l'aperception : celle-ci est dérivée de celle-là qui est vraiment pri- mitive.

Les premiers mouvements appétitifs sont indéfinis de direction et d'in- tention indéterminée, si ce n'est l'intention « générale » de ne pas souffrir. Ces mouvements se sont développés et définis par l'appétit même qui, à la sélection mécanique et spécifique, basée sur des accidents heureux, vient ajouter la sélection mentale et individuelle reposant sur une série d'essais provoqués par l'appétit même et qui aboutissent, après des échecs, à étabhr une association entre tel mouvement et la suppression de telle douleur et à opérer ainsi un triage dans la foule des mouvements indéfinis primitifs. Nous sommes amenés par à admettre sous les désirs particuUers, inten- tionnels et conscients, et avant eux, une activité fondamentale et sans autre but qu'elle-même. « Elle agit parce qu'elle agit et pour agir. » Si l'on veut l'appeler volonté, c'est volonté-sujet qu'il faut dire, car en elle-même elle ■est irréprésentable, comme la vie, la conscience, l'être en eux-mêmes, c'est-à-dire comme tout ce qui est premier. Nous ne pouvons qu'en avoir conscience. Le sujet, dit très justement M. Fouillée, quel qu'en soit la nature ultime, ne peut se saisir lui-même comme tel ou tel objet. De même pour l'activité primitive qui le constitue. Le nom qui conviendrait le mieux au sujet pensant et voulant, et qui permet d'éviter de faire de son activité une entité métaphysique ou de lui-même une substance est celui d'action.

Abordant ensuite l'étude des émotions proprement dites, c'est dans l'ap- pétit que M. Fouillée place leur origine. Ni le mouvement des représenta- tions (Herbart), ni l'attention (Wundt) ne suffisent à les expliquer. « Elles sont des mouvements instinctifs de la volonté réagissant sous l'influence du plaisir et de la douleur. » Apportant à l'intensité, la vitesse et la direction des faits de conscience un changement lié à des mouvements dans l'espace, elles ont une force mentale unie à une force mécanique. Il y a entre les sentiments intérieurs et les mouvements qui les expriment au dehors un déterminisme réciproque qui réclame une explication. Ni celle que l'on tire de la biologie, ni celle que donne la physiologie ne sont fondamentales. Il faut chercher l'explication radicale dans la psychologie. L'activité générale et primitive n'a que deux modes : Vexp(msion, corrélative à l'accroissement de l'activité, et la contraction, corrélative à sa décroissance. Ils sont le germe de tous les autres mouvements vitaux et par cela même de tous les signes. D'autre part, l'expansion a accompagner la joie et le désir; la contraction, la souffrance et l'aversion. Or ce sont les quatre émotions fondamentales d'où l'on peut dériver toutes les autres. « Tout se ramène, en définitive, à un mouvement général de la volonté vers les objets ou à l'opposé des objets et c'est le mouvement corrélatif d'expansion ou de con- traction organiques qui est le vrai générateur du langage des émotions. » Mais, l'organisme étant une société des vivants, l'explication psychologique

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doit être complétée par l'explication sociologique. L'expansion est aussi, avant de se réaliser au dehors, un phénomène interne, un phénomène social de sympathie et de synergie entre les cellules de l'organisme. De l'association des sensations analogues entre elles et des sensations avec les sentiments semblables et la similitude d'expression qui en résulte. De aussi le concert parfait de toutes les parties de l'organisme qui caractérise le langage vrai des émotions.

Quant à l'interprétation des signes émotifs, elle s'explique par la conti- nuation en autrui de la contagion sympathique qui s'est manifestée d'abord à l'intérieur de notre corps (p. 173). La vue des mouvements d'autrui tend à les réaliser en nous et en se réalisant ils reproduisent les émotions qui leur correspondent.

Livre troisième. L'étude de la mémoire, qui fait l'objet du livre III, nous conduit à la même conclusion générale que celle de la sensation et de l'émotion. Les trois opérations impliquées dans tout acte de mémoire conservation, reproduction des images, reconnaissance, sont dans un rap- port étroit avec l'appétit.

Tout d'abord, les images n'étant, sous certains rapports, qu'une répéti- tion des sensations avec les mouvements cérébraux et musculaires à l'état naissant, leur conservation est une habitude. A ne considérer que le côté mécanique, l'habitude s'explique à la fois par la persistance des vibrations et par celle des résidus qui se réduisent eux-mêmes à des formes et direc- tions constantes des vibrations : il est superflu de faire intervenir ici les lois vitales en donnant comme base à la mémoire des « dispositions fonction- nelles »; les lois vitales ne sont qu'une explication provisoire et doivent se ramener à des lois mécaniques. Et sous ce rapport purement physique, non seulement tout ce qui est organisé, mais tout ce qui est capable de répéter le même mouvement est une mémoire. Mais cette mémoire méca- nique n'est que le phénomène extérieur et superficiel. La vraie mémoire, le souvenir, est essentiellement psychologique : son explication fondamentale est dans la réaction appétitive inséparable de toute sensation et qui tend à l'écarter ou à la maintenir selon son caractère désagréable ou agréable; une fois produite, cette réaction est plus facile à reproduire, en vertu de la diminution obtenue des résistances et de l'adaptation corrélative. C'est avec cette réaction, prenant la forme de l'attention, que commence seulement l'image mnémonique primaire, le souvenir proprement dit, en tant que distinct des reproductions passives d'images, telles que les sensations con- sécutives, les sensations récurrentes et les hallucinations. La considéra- tion des phases de la dissolution de la mémoire fournit la contre-épreuve de la théorie qui fait de l'émotion et de la réaction motrice les principaux facteurs du souvenir : en dernier lieu disparaissent les mouvements auto- matiques qui ne sont que l'expression supcrlicielle du processus appétilif primordial, et les états affectifs de tout genre (sentiments, appétits, émo- tions fondamentales). La loi de régression dans les amnésies «lu langage corrobore aussi la théorie. La seconde fonction de la mémoire, le rappel des souvenirs, s'exerce selon les lois de l'association des idées, contiguïté et similarité. Les rationalistes s'enferment dans un cercle vicieux quand

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ils cherchent dans la conscience de la similarité la force qui associe les idées : celles-ci doivent originairement se lier par l'effet de la contiguïté cérébrale. La force qui dans le cerveau soude entre elles les représentations est originairement mécanique : c'est la persistance de l'énergie et la con- tinuité du mouvement qui se transmet toujours à des parties contiguës (p. 214). Cette contiguïté, d'ailleurs, implique toujours, en vertu de l'orga- nisation acquise du cerveau par la classification automatique des impres- sions, une certaine similarité. De cette loi essentielle de l'association : si toute représentation tend à s'agréger avec les impressions semblables, c'est en vertu de l'identité structurale de leur siège dans le cerveau ou en vertu de la connexion établie entre deux centres différents (p. 217). Si, quittant le point de vue en quelque sorte statique, nous considérons le cours des idées, leurs relations d'exclusion mutuelle, et la possibilité du mouvement vers les idées différentes, il faut faire intervenir, à côté des lois purement mécaniques, les lois physiologiques de l'épuisement nerveux sur un point, corrélatif à une réserve de force sur un autre. Mais sous ce mécanisme existe, comme ressort de ce mécanisme même, l'association des impulsions et des émotions qui a lieu selon les mêmes lois que l'association des idées. Seulement, ici, l'association par contiguïté est purement extrinsèque et superficielle : les vraies lois sont celle de la similarité et celle du con- traste et elles se ramènent à la loi vraiment essentielle de l'identité de la volonté avec elle-même, « à l'identité de l'action et au contraste primitif de l'action avec la résistance extérieure ». Ce qui est, selon M. Fouillée, vrai- ment déterminant dans l'association des idées, c'est l'émotion et l'appéti- tion : elles s'enchaînent selon leur rapport d'adaptation à nos sentiments. La loi même de similarité, dit-il, au lieu d'être tout intellectuelle se con- fond avec la loi qui veut que l'être sensible tende à son plus grand plaisir : car la similarité, en permettant la plus grande activité avec le moindre effort, produit par cela même du plaisir. Et si les contrastes nous plaisent, c'est qu'ils ont lieu au sein de la ressemblance et la font ressortir : ils nous donnent à la fois la jouissance de l'ancien et celle du nouveau, distinctes et cependant unies (p. 224).

A côté du lien automatique créé par la contiguïté et la similarité, entre dans la synthèse mentale un nouveau facteur avec l'aperception de la simi- larité qui développe une réaction appétitive et intellectuelle. Celle-ci, insé- parable d'ailleurs de la réaction cérébrale, permet à l'intelligence de pro- gresser en opérant une sélection dans les ressemblances qu'elle recherche pour elles-mêmes et en rendant possible, d'autre part, la dissociation m en taie, c'est-à-dire l'analyse. La conscience est donc dans ce domaine aussi une véritable force et non un pur reflet passif, un épiphénomène du méca- nisme : « elle est l'intérieur dont le mécanisme est l'extérieur ».

Avec la conservation et la reproduction des images nous n'avons encore étudié que les préhminaires du souvenir. C'est la reconnaissance, avec le rapport au passé qu'elle implique, qui est l'opération vraiment constitutive de la mémoire. Pour que la reconnaissance ait lieu, deux conditions sont nécessaires : le jugement que l'image est une simple image, distincte d'une perception. Cette distinction s'opère grâce à une classification spon-

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tanée des représentations, résultant de leur degré de force, de leurs rela- tions mutuelles et de leur rapport au sujet pensant et voulant. C'est l'in- tensité et la qualité de notre réaction à une impression qui la situe soit dans l'objectif, soit dans le subjectif, simples plans les objets s'ordon- nent dans leur rapport à la volonté centrale, â» L'image actuelle, une fois saisie comme pure image, doit encore être saisie comme ressemblante à l'objet, c'est-à-dire à une image ancienne : il y a d'abord ici le sentiment de la familiarité, qui n'est que le sentiment de la facilité de la représenta- tion, « d'une diminution de résistance et d'effort », résultant d'une habi- tude naissante. A un second stade, cette habitude prend conscience de soi, par l'aperception tout ensemble de la ressemblance et de la différence du nouveau avec l'ancien : c'est la comparaison, qui achève la reconnais- sance. Cette comparaison n'est possible que si la conscience n'a pas un caractère linéaire, mais admet une composition, une présence simultanée de termes différents (p. 244). La comparaison n'existe à l'origine qu'entre le plaisir et la douleur : la différence est une différence sentie avant d'être dégagée et abstraite. Le premier moment de la mémoire est le contraste senti entre l'activité aidée et l'activité contrariée; le second moment est le sentiment de la similitude, c'est-à-dire d'une transition facile pour lacti- vité sensible : nous reconnaissons. C'est postérieurement que ce sentiment s'affine et s'applique à des objets en apparence indifférents. Mais il faut toujours admettre une composition dans la conscience : il y a siniullanéité dans l'esprit entre une image vive et une image faible, semblables en qua- lité, différant par leur intensité et leurs relations : reconnaître son sou- venir, c'est superposer les deux images et avoir conscience de leur identité partielle en même temps que de leurs contiguïtés différentes (p. 2i6). Ainsi la reconnaissance des idées suppose, comme leur conservation et leur rappel, une continuité de conscience qui est la conscience de l'appétit, subsistant toujours même sous la mémoire devenue automatique. Ici encore le mental se montre irréductible au mécanique qui n'est qu'un extrait des sensations de mouvement et de résistance (p. 2b.'{).

Le 3e livre se termine par un court chapitre sur la nature de l'apercep- tion. L'aperception proprement dite, distincte de la réaction volontaire (jui s'appelle attention, est « la réaction intellectuelle du sujet par rapport aux objets, réaction qui, en étabhssant un lien des objets au sujet et à ses divers modes de sentir ou d'agir, relie par cela même les objets entre eux ». Toutes deux sont sous la dépendance de la réaction appétitive qui, comme toute réaction, est déterminée par l'action subie. L'aperception ne peut donc être un acte de liberté ni produire spontanément des associations irréductibles aux lois de similarité et de contiguïté.

Livre quatrième. Nous avons vu que la sensation, signe non pas intel- lectuel à l'origine, mais vital, est la résultante de l'action du milieu et de la réaction de l'appétit ou de la volonté chez l'être vivant : c'est la même action réciproque qui nous expliquera les rapports que l'intelligence éta- blit entre les sensations. L'opposition platonicienne, reproduite par le kan- tisme, de la sensibilité et de renlendement, celle-là passive, celui-ci spon- tané ou libre, renverse leur rapport réel : ce qui est irréductible à la seule

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action de l'externe, c'est précisément la matière de la connaissance, la sen- sation avec sa qualité spécifique; ce qui est, au moins en grande partie, imposé par une contrainte extérieure, c'est la forme de la connaissance, l'ordre temporel des sensations, leurs rapports même de dépendance et de causalité empirique, et les lois de leurs combinaisons. La conscience de ces rapports doit aussi être impliquée dans l'intuition même des données. La chose est claire pour les lapports de temps et d'espace; elle est tout aussi certaine pour ceux de différence et de ressemblance. Il y a un sentiment de différence et un sentiment àe ressemblance, et ils sont « sensori-moteurs ». Le premier est originairement saisi dans le passage du plaisir à la douleur et il perd progressivement son caractère émotif pour devenir en apparence abstrait et tout indifférent : mais il est toujours constitué, d'un côté, par la conscience simultanée de deux états précédents sous la forme d'images, accompagnée d'un sentiment de transition de l'un à l'autre qui est le senti- ment de leur résistance, de leur conflit mutuels c'est la part du dehors, la phase passive du phénomène ; il faut y ajouter comme élé- ment essentiel notre propre réaction intellectuelle (l'attention) et motrice par laquelle nous répondons à cette action, à ce changement apporté de l'extérieur. Ce sentiment complexe de différence est donc un sentiment dynamique et c'est dans l'effort qu'est sa source profonde. Le contraire, dit M. Fouillée, est primitivement ce qui nous contrarie et ce que nous contra- rions en retour.... Dire : telles choses diffèrent, revient à dire : il y a effort de telle chose à telle chose (p. 289).

Le sentiment de la ressemblance fut aussi émotif avant d'être intellec- tuel : il était la conscience de la continuation ou du renouvellement du bien-être. Même sous sa forme actuelle et en apparence tout intellectuelle, il est encore le sentiment d'un retour à un état et un mouvement précé- dents : il y a toujours superposition d'une image et d'une sensation qui aboutit à « un état de continuité, d'absence d'effort ». Par la répétition qui les a renforcés et dégagés du reste, les sentiments de différence et de ressemblance se transforment en idées et sous cette forme nouvelle ils sont devenus, en rendant la science possible, des facteurs de l'évolution, des centres d'action, des idées-forces.

Mais si tout rapport d'objets est sensitif, aussi bien que tout objet est sensible, il n'en résulte pas que le sujet n'ait point aussi sa part dans la connaissance. Cette part est d'abord, comme on l'a vu plus haut, la sensa- tion, ensuite l'émotion consécutive, enfin la réaction appétitive et motrice qu'elle provoque. Ainsi les opérations sensitives n'ont pas le caractère exclu- sivement passif que leur attribue le sensualisme. Il reste à montrer contre l'intellectuaUsme que les opérations intellectuelles n'en sont que le dévelop- pement.

4. V attention. L'attention qui est toujours accompagnée d'un phéno- mène d'innervation motrice, est la réaction intellectuelle en réponse aux impressions du dehors. Selon son degré de force, cette réaction est l'atten- tion spontanée ou l'attention volontaire. Loin d'être un fait additionnel, (c l'attention est, au fond, la conscience même et principalement, à son degré de développement supérieur, la conscience de soi se saisissant dans

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sa réaction sur les impressions extérieures ». Sa direction est déterminée par l'appétition. Elle a eu dans l'évolution un pouvoir de sélection sur les idées, en diminuant la force des représentations dont elle se détourne, en rendant la perception plus facile et la sensibilité plus fine, et en don- nant une durée plus ^^rande à certains états de conscience qui deviennent ainsi des centres d'attraction et d'action.

2. Le jugement. Les différentes théories logiques du jugement ont le tort commun de considérer l'esprit comme commençant par des idées définies et sans lien qu'on nomme conceptions : celles-ci sont, au contraire, le résumé et le substitut de jugements et de raisonnements antérieurs. Le jugement est la première démarche de Tintelligence et il est d'abord tout pratique. Il est la réaction de la conscience à l'égard des sensations : c'est l'aperception soit de leur existence, soit de leur nouveauté ou de leur ancien- neté, soit de leur quahté, soit de leur intensité, soit de leurs relations avec d'autres sensations (p. 320). Cette réaction, de nature appétitive, renforce l'association, déjà donnée avec les sensations mêmes, entre les représenta- tions ou entre telle représentation et telle action et lui confère une exis- tence distincte dans la conscience : c'est le premier élément de l'affirmation. Le second, qui la complète, est la croyance à cette affirmation, l'objectivité prêtée à cette association et par au jugement. Or la croyance est la résultante, à la fois passive et active, d'un conflit de représentations dont chacune tend à une action conforme (p. 322) : une affirmation crue est une affirmation que l'on commence à réaliser et c'est l'action appétitive et motrice inhérente à toute représentation, avec l'étendue des mouvements corrélatifs, qui détermine la portée objective du jugement

3. La gcnéralisutinn. Elle a pour condition la mobilité de la pensée, c'est- à-dire sa tendance à se mouvoir toujours d'une représentation à l'autre, sur- totat si elles sont semblables. La conscience de cette mobilité, se produisant à l'occasion d'une image particulière qui tend à évoquer une pluralité d'images semblables moins vives, nous fait accorder à l'image une généralité virtuelle. Une image commune et un nom commun sont donc des repré- sentations particulières à forme dynamique et motrice. Ainsi la généralité n'est, pas dans la matière de la pensée, mais dans sa forme, c'est-à-dire dans le pouvoir d'action et de mouvement dont j'ai conscience comme dépassant l'objet particulier sur lequel j'agis (p. 340),

i. Le raisonnement . L'induction scientifique n'est qu'un développement de l'inférence appétitive du particulier au particulier basée sur la percep- tion de ressemblance : son caractère propre est la conception de l'avenir comme semblable au passé. Cette tendance à projeter dans le futur les similitudes observées dans le passé n'est qu'un prolongement naturel de ces similitudes, rendu possible par l'absence de dissimilitude constatée : cette conliiuiation elle-même se réduit à la persistance du mouvement, de l'ac- tion commencée. Telle est l'induction primitive et spontanée. L'induction réfléchie, se rendant compte de son processus, se voit obéissant à une nécessité logique qui se formule, une fois la non-influence du temps recon- nue : les mêmes données ont les mêmes conséquences. Ce principe lui - jnême n'est qu'une application des axiomes d'identité et de raison suffi-

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santé. Ces lois abstraites auxquelles l'être obéit d'abord sans les dégager no sont que l'expression logique : d'une part, des lois mécaniques de l'identité de la force et de la continuation du mouvement commencé, d'autre part des lois psychiques de l'identité de l'appètition et de la continuation de son action. La nécessité que nous fait connaître l'induction est empirique : la déduction nous permet de passer de celle-ci à la nécessité logique. Aussi les sciences inductives tendent-elles à devenir déduclives et, par un dernier progrès, à prendre la forme mathématique.

o. L'imagination. L'imagination reproductrice ne diffère pas de la mémoire; quant à l'imagination constructive, sa loi est celle de Yéconomie de la force « qui est la loi môme de la volonté poursuivant le plus grand i^ésultat avec le moindre effort ». Toutes les opérations intellectuelles vien- nent se résumer dans l'imagination constructive qui rend possibles d'abord la science, ensuite, en créant l'idée-force par excellence, celle de l'idéal, l'art, la religion, la morale même. Représenter c'est imaginer, et toute représentation est un symbole. Toutes nos représentations des choses, tous nos sentiments, toutes nos actions, toute notre philosophie et notre science même sont à quelque degré symboliques (p. 3.39). Ainsi le monde de la pensée n'est pas une simple copie du monde réel, c'est un prolongement de cette réalité « la réalité prend une direction nouvelle » : c'est un monde de forces.

Livre cinquième. Après l'étude de la vie sensible et des éléments sensi- tifs et appétitifs des opération? intellectuelles, s'imposait celle de la vie intellectuelle proprement dite, c'est-à-dire de la formation des principales idées. Cette recherche de la genèse des idées et par suite de leur rôle dans l'évolution ouvre le second volume dont elle occupe la moitié. Se séparant à la fois du naturalisme et de l'idéalisme pour les réconcilier, M. Fouillée s'efforce de montrer « l'action commune à l'esprit et aux choses » et de fonder le monisme : l'élément commun à la pensée et aux choses qui doit servir de base à ce monisme, c'est le désir primordial inhérent à tout ce qui est. Nous allons voir son rôle dans la genèse des principales idées, qui prendront le caractère d'idées-forces,

fdée du monde extérieur. Elle comporte deux éléments : l'idée du non- moi, et l'idée des autres moi. Le passage du moi au non-moi est amené par l'aperception d'une différence, l'appètition restant la même, ce qui donne la distinction du volontaire et de l'involontaire; et comme nous avons associé notre volonté comme antécédent immédiat à certains de nos mouve- ments et changements, nous associons, par une inférence immédiate du particulier au particulier, à l'idée du changement actuel celle d'une volonté antécédente. Ainsi se forme la notion'd'une volonté autre par une projec- tion au dehors de nous d'une activité semblable à la nôtre. C'est l'idée générale du non-moi ou de l'objet. Quant à l'idée des autres moi, elle s'explique par la même opération de déduction, de projection et d'imagina- tion, opération rendue ici presque automatique par l'influence de l'héré- dité qui nous a donné une prédisposition à construire la représentation des autres moi. Notre conscience est sociale par essence; si elle a une cen- tralisation naturelle autour de l'appétit, elle a aussi un mouvement d'expan-

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sion naturel vers d'autres êtres également sentants et doués d'appétit (II, 18).

Une fois construite, l'idée d'autres moi, comme celle du non-moi, devient une idée-force parce qu'elle n'est pas primitivement contemplative, mais « émotionnelle, appétitive et pratique».

Idée de Vc^pace. L'hypothèse intensiviste de l'associationisme est impuis- sante à expliquer la genèse de l'idée d'espace. Le caractère extensif est irréductible. iMais il nest pas pour cela a priori : une critique très serrée de la doctrine kantienne conduit M. Fouillée à rejeter comme inadmissible et inutile l'hypothèse d'une forme a priori. Il ne faut pas considérer avec les kantiens une conscience « pure », mais la conscience incorporée. Tout état de conscience a un caractère à la fois extensif, intensif et protensif; en particulier, il y a un sentiment d'extensivité inhérent à la cœnesthésie. C'est ce sentiment général et irréductible qui sert de base à notre construc- tion de Vidée de l'espace et lui assigne par comme origine radicale l'appétit en réaction contre son milieu.

Le premier élément de cette idée est Tidée d'une coexistence de parties continues : or la cœnesthésie nous donne le sentiment d'une coexistence des parties de notre corps ayant chacune son signe local. L'extériorité des parties par rapport à nous, deuxième élément, nous est donnée par la résistance et l'effort. L'extériorité des parties entre elles, troisième élé- ment, a pour marque distinctive la position : or la qualité locale est encore empruntée à la sensation, mais à une pluralité de sensations simultanées, car c'est la relation particulière de chaque impression avec l'ensemble des impressions de tout le corps qui lui donne son signe local. L'ensemble de toutes nos sensations corporelles, dit M. Fouillée, est extensif; quand plusieurs sensations se détachent sur cet ensemble, elles ont non seulement une qualité sensorielle sui generis, mais encore une qualité locale, répon- dant aux lignes de communication qui s'établissent, par l'habitude, entre nos organes. Ce signe local, grâce à une série d'expériences, finit par se détacher pour la conscience de la qualité sensorielle proprement dite.

Enfin, il faut considérer ici un dernier facteur : le sentiment spécifique du mouvement. Au mouvement extérieur correspond un sentiment de transition qui est un mode original et irréductible de sentir. Cette impres- sion nous révèle surtout l'extériorité mutuelle des choses, leur séparation au sein môme delà continuité (II, 42). Or si aux éléments précédemment rappelés l'on ajoute une série de ces sentiments de transition répondant au mouvement, série dont les termes ne peuvent coexister et dont la succes- sion est invariable, on aura la notion de distance. Tels sont les cléments de la représentation de l'espace. Les caractères essentiels de l'étendue extériorité et juxtaposition sans pénétration sont immédiatement saisis par la vue. Tous les autres sens nous donnent aussi la juxtaposition, mais, sauf pour le toucher, elle demeure vague et il y a tendance dominante à la pénétration. Toutefois les sensations du tact et même celles de la vue, qui cependant nous révèle immédiatement deux dimensions, ne nous conduiraient pas à elles seules à une notion, une idée nette de l'espace, Sj l'on n'y joignait pas le mouvement. Quant h la troisième dimens/on, elle

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est donnée dès le début dans la cœnesthésie et dans les sensations massives et volumineuses qui en sont des différenciations (II, 51). Celte dimension se différencie du reste surtout par la réaction de l'appétit : elle est la direction de l'effort moteur immédiatement sentie et superposée comme une troisième ligne aux surfaces visibles. M. Fouillée attribue aussi, dans la genèse de cette dimension, un rôle important aux sentiments de la pesanteur et de l'équilibre corporel.

En résumé, l'idée d'espace n'est que l'extrait d'un complexus d'impres- sions sensori-motrices dont l'élément premier et irréductible est le senti- ment général d'extensivité à la cœnesthésie. Une fois construite, l'étendue devient pour nous l'ordre des choses objectives que la résistance nous révèle et, sans avoir peut-être de valeur objective, cette notion iînit par être pour nous une notion nécessaire et universelle qui nous sert à ordonner scientiquement nos sensations. En outre, «cadre commun du mécanisme et de la linalité », l'idée de l'espace est une idée-force.

Idée du moi. Elle est due à la synthèse psychique, conditionnée elle-même par la permanence du même système cérébral. Cette idée a une triple ten- dance à se réaliser qui a assuré à l'être un avantage marqué dans la lutte pour l'existence. D'abord elle se manifeste par la volonté de soi qui organise les tendances de l'être vers un but conscient, ensuite par l'affirmation de soi en face du monde extérieur, enfin par la satisfaction de soi. Ce mou- vement vers la satisfaction de soi s'est marqué par la conception de la prolongation du moi dans la durée : à la conscience du moi actuel s'ajoute ainsi l'idée symbolique d'un moi futur qui devient un centre de motifs nouveaux d'action; l'être peut alors agir pour l'avenir et même pour une vie conçue comme éternelle, sub spccic actcrni : c'est le fondement de la moralité. Mais outre le moi individuel, il y a aussi en nous un ensemble d'activités et d'impulsions sociales réduites à l'unité de conscience et qui constituent notre moi social, et cette idée est un nouveau moteur de l'action. Le facteur social a même joué un rôle important dans la genèse de l'idée du moi individuel : le moi dit rationnel ou transcendant s'est formé, pour une bonne part, comme le langage, sous l'intluence des rela- tions sociales : « L'unité que nous mettons dans nos sensations, l'ordre que nous leur imposons, cette fameuse fonction sijnthétiquc de la pensée, c'est en grande partie une fonction sociale, un effet de l'action et de la réaction mutuelles entre l'individu et tous les êtres plus ou moins semblables à lui-même avec lesquels la nécessité de vivre le met en constante relation », Enfin la conception de la simplicité et de l'identité comme attributs du moi tend à réaliser progressivement cette simplicité et cette identité mêmes, éléments précieux de force et de survie dans la lutte.

Idée du temps. Ici, comme partout en psychologie, le point de vue intel- lectualiste et statique doit être complété par le point de vue dynamique. L'élément-unité de temps à nous perceptible est déjà une durée, résoluble en une série de successions : le présent, si fugitif qu'il soit, n'est qu'un présent apparent, ayant déjà un passé. Ce que nous percevons, c'est donc toujours un changement interne. Grâce à la continuité de la conscience, nous sentons la transition d'un état à l'autre : d'où la possibilité de l'at-

G. REMACLE. La psijcJwlotjie des idées-forces. 589

tenle et du souvenir. Nous avons aussi le sentiment immédiat de la direction du cours de nos pensées dans le temps. Mais nous n'obtenons point encore ainsi la conception du temps, qui est postérieure. De celle-ci, de Vidée dis- tincte du présent, du passé et du futur, il faut chercher le germe respecti- vement dans la représentation actuelle, dans le souvenir et dans l'attente. Outre une diflerence de clarté et d'intensité de la représentation, il y a encore entre la conscience du présent, l'image-attente et l'image-souvenir, une différence de sentiment : la première est caractérisée par un sentiment d'adaptation actuelle et réciproque entre le sujet et l'objet; la seconde par un sentiment de besoin, une tendance, un désir; la troisième par un sen- timent de manque dont la nuance le distingue de celui qui accompagne l'image-attente. Mais si les représentations prennent ainsi pour l'esprit, surtout quand elles sont groupées en séries, des caractères distinctifs selon leur rapport au passé, au présent et à l'avenir, ces repré'sentations, quoique se succédant en fait danf. la conscience, ne se succèdent pas encore pour la conscience, mais lui apparaissent toujours comme simultanées. Pour que ce jeu d'images statiques et coexistantes donne le sentiment d'une succession, il faut faire intervenir comme facteur le sentiment immédiat de transition ou de changement dont il a été question plus haut. Ce sentiment est irréductible : nous en puisons la première expérience (et par celle du temps et de la succession) dans l'appétit, mouvement vers ce qui n'est pas, mais peut être. Le temps est primitivement une forme de la distance, de l'éloignement, de la séparation (II, 95). La production de la perspective du temps dans la conscience dépend essentiellement du processus de l'appétit et par conséquent « c'est en définitive la volonté qui crée en nous le temps ». Toutefois M. Fouillée accorde dans la conception du temps une part à la contradiction logique et mécanique des représentations qui contribue pour lui, comme pour Taine, à créer l'opposition entre le présent et le passé.

Il résulte de cette théorie que si l'appétit enveloppe le temps, la représen- tation ne l'implique pas. La représentation du temps n'est pas une forme nécessaire de toute représentation. Non seulement M. Fouillée repousse cette afiirmation kantienne, mais il l'ait une vigoureuse critique de la théorie de la forme a priori du temps chez les criticistes et les néo-crilicistes. L'idée du temps a eu une influence considérable sur l'évolution en r(Mulant possibles l'adaptation à l'avenir et l'adaptation au passé (imitation). L'évo- lution devient consciente d'elle-même, de son point de départ, de son stade actuel et de son point d'aboutissement : et cette conscience de l'évolution devient une condition de l'évolution même.

Il nous reste à étudier les principes directeurs de la connaissance qui sont éminemment des idées-forces. Quelle est leur origine, ou, ce qui revient au même, quelle est la genèse de notre structure intellectuelle? Ni rexpèricnce ancestrale, ni la transmission des habitudes, ni la sélection naturelle basée sur d'heureuses déviations du type congénital ne fournissent ici une explica- tion suffisante. Le dernier facteur même, la sélection naturelle, (|!ii a rependant jouer un rôle important, n'est pas fondamental. Ln elTet, les acci- dents heureux de la vie « implifiuent la vie même avec ses tendances fonda- mentales ». 11 faut placer l'origine physiulogiiiue de notre structure intellcc-

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tuelle et, en premier lieu, des principes d'identité et de raison suffisante, dans les lois de la vie individuelle et sociale; mais leur origine radicale est dans la constitution interne de l'organisme vivant, c'est-à-dire dans le vouloir, fonction propre de la vie psychique. Or l'identité n'est pas seule- ment une forme constitutionnelle de la conscience : celle-ci ne saisissant jamais qu'action et réaction, Fidenlité est avant tout un mode d'action et de déploiement de la volonté (II, 147). La loi logique est originairement une loi psychologique : « elle est la position de la volonté et sa résistance à l'opposition des autres choses : je veux, donc je suis ». Comme nous ne pouvons connaître les objets que dans et par la conscience, la loi d'identité devient pour nous une loi universelle et nécessaire des objets.

Le principe de raison suffisante ou d'intelligibilité universelle est, à l'ori- gine, le principe selon lequel la volonté se déploie. Car à cause des voies déjà creusées, la ligne de la moindre résistance, c'est-à-dire de la moindre peine ou du bien pour la volonté, fut de réagir semblablement devant les objets semblables. Par suite, la volonté instinctive n'eut qu'à prendre con- science d'elle-même et de son mode d'action pour devenir « ordre, régula" rite, loi vivante, lex insita ». Ainsi le principe de raison suffisante eut pour caractère originaire d'être une loi de l'action, qui est primitive, non de la connaissance comme telle et pour elle-même, qui est dérivée : la question première en présence d'un objet fut, non pas : qu'est-ce? mais : que faire? Puis l'être, au lieu de considérer seulement la succession de la sensation au mouvement, finit par considérer la succession en général : c'est la considé- ration de la causalité scientifique remplaçant celle delà causalité primitive, c'est-à-dire appétitive. Au début, le principe d'intelligibilité exprime le rap- port uniforme des volontés entre elles (H, 133j. Plus tard, l'intelligence," extrayant le raisonnnement de l'action, pose le principe d'une manière abstraite et l'étend à l'universalité des choses. En cela elle est encore la volonté intelligente qui veut sa propre conservation et son propre progrès; elle se maintient le plus possible : par le maintien de son identité avec soi; par la recherche de la plus grande identité des autres choses avec elle-même, c'est-à-dire de l'intelligibilité (11, loi).

L'idée des lois de la nature n'est que le principe de raison appliqué aux changements de l'expérience. L'affirmation de ces lois, dans ses deux élé- ments — tout phénomène est le conséquent d'un autre, et : les mêmes anté- cédents ont les mêmes conséquents, a son origine psychologique dans la loi de succession essentielle à la conscience. Mais elle reste ainsi purement empirique : le caractère de nécessité est donné à l'idée de loi par l'axiome logique d'identité d'où l'on peut la conclure. Toutefois la nécessité logique reste conditionnelle : jusqu'ici le principe, une fois la non-influence du temps et de l'espace constatée par l'expérience, a la forme : s'il y a des phé- nomènes semblables, ils auront tels antécédents semblables. Pourquoi, en fait, attendons-nous des phénomènes semblables? La notion de loi de la nature ayant, comme celle de toute relation, un côté mathématique, enve- loppe des principes mathématiques « qui commencent à lui conférer un caractère de nécessité assertorique ». Mais comment la similitude qualitative nous est-elle donnée? Par quoi sommes-nous assurés de la reproduction qua-

G. HEMACLK. Lu psj/chologie des idées- forces.

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litative des mêmes phénomènes? D'abord le fait qu'une chose existe est une raison logique pour qu'elle continue d'exister; en suite nous arrivons natu- rellement à projeter au dehors notre tendance fondamentale à persévérer dans rétro. Ainsi l'idée d'uniformité n'est pas seulement, comme le soutient 1 école de Hume, acquise par l'observation objective, mais donnée par le pro- cessus de la conscience même. L'expérience vient ensuite confirmer notre attente « à la fois logique, mathématique, et psychologique » de l'uniformité. le principe de causalité efficiente complète celui de raison en posant, à côté de la notion de l'intelligible, la notion du réel. II faut distinguer 'la causalité immanente qui n'est que l'activité proprement dite et la causalité efficiente et transitive. L'idée de la première nous est directement fournie par la conscience que nous avons de notre volonté. L'idée de la seconde ne l'est pas : c'est le point à retenir de la critique de Hume. Constituée par la notion d'une relation contraignante entre un agent et un patient, nous la devons au sentiment que nous éprouvons, d'une part, d'une contrainte, d'une nécessité subjective dans la succession de nos états passifs, d'autre part, de la contrainte exercée par nous dans le désir. Par un phénomène de projection spontanée, nous transportons aux autres objets cette succession de changements actifs et passifs que nous trouvons en nous-mêmes (II, 174), Aussi le principe de causalité efficiente n'a-t-il pas la dignité d'un axiome! Il n'a qu'une valeur inductive et analogique.

Le principe de finalité ne doit pas être compté au nombre des principes constitutifs de la connaissance. La critique de la théorie de la finalité chez M. Lachelier conduit M. Fouillée à conclure que le principe des causes finales n'a pas ce caractère d'une nécessité de la vie qui se manifeste dans ceux d'identité et de raison suffisante, mais n'est qu'une simple hypothèse fondée sur une extension au dehors de notre expérience intérieure.

Quant aux idées de substance, de réalité en soi et d'inconnaissable d'absolu, de vérité absolue et universelle, d'infini et de perfection, point n'est besoin de leur chercher une origine transcendante dans une « con- science intellectuelle » : elles ne sont constituées que d'éléments empruntés à la conscience sensible et élaborés par elle. M. Fouillée s'attache à montrer le processus qui les forme ainsi que leur rôle dans l'évolution.

La conclusion à tirer du débat sur la genèse des idées est la reconnais- sance de l'insuffisance radicale du réalisme matérialiste dont M. Fouillée fait une critique juste et concise. D'autre part, il faut renoncer aussi à admettre une faculté des « idées » pures et même une faculté des « formes .. à priori. Les formes de notre pensée se ramènent, comme nous l'avons vu, à des fonctions de notre volonté primordiale. Elles créent la nécessité sub- jective et, celle-ci une fois projetée au dehors, la nécessité et l'universalité objectives. Et quant à l'accord de la pensée et de ses objets, l'hypothèse qui l'explique le plus simplement, c'est le monisme, entendons le monisme idéaliste. A une époque de bons esprits sont pris d'une sorte de vertige du réalisme, il est heureux qu'un philosophe de la valeur de M. Fouillée soutienne que « au dehors de nous rien ne doit être étranger à la pensée et à la volonté et tout en doit envelopper le germe ».

Livre sùviéme. La psychologie des idées-forces, étant, en définitive, une

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psychologie de la volonté, une dernière et capitale question se pose. Existe- t-il une volonté? La volonté ne se réduirait-elle pas, comme on l'a soutenu, à la sensation transformée? Cette doctrine n'est pas plus admissible que celle qui en fait une faculté spéciale : la volonté est un fait irréductible. D'abord nous avons, outre une conscience sensorielle, une conscience active et motrice qu'on ne peut nier qu'en s'en tenant au point de vue sta- tique et en refusant de reconnaître en nous un sentiment du changement interne ainsi que de la double direction possible de ce changement, du dehors au dedans, du dedans au dehors. Ensuite la projection au dehors de nos représentations et l'attribution au moi des volitions, la position du moi en face d'un non-moi, le caractère d'unité que nous attribuons au moi, caractère au sentiment de la continuité du vouloir-vivre, l'existence du plaisir et de la douleur et de la réaction qui en est inséparable, l'existence même de la sensation qui suppose le processus appétitif, en un mot tout fait psychologique n'est explicable que par l'immanence d'un vouloir irré- ductible à une combinaison de sensations purement passives : la pensée et l'action sont inséparables. « Ou la volonté n'est nulle part ou elle est par- tout en nous; nous sommes partout en action et en mouvement : c'est la vie, et la volonté ne cesse qu'avec la vie. » 11 suit que l'on ne peut ramener tous les faits cérébraux à des impressions d'origine périphérique et en par- ticulier que le sentiment de l'effort ne se ramène pas à des sensations affé- rentes. Tout mouvement volontaire est accompagné de sensations afférentes. mais leur présence ne prouve rien contre l'existence, dans l'état de conscience corrélatif au mouvement volontaire, d'un élément non plus périphérique mais central et répondant à la décharge cérébrale : la conscience de l'effort- Dans l'acte volontaire il y a, corrélativement à la cérébration et à la décharge nerveuse finale, conscience d'une motion à développement continu dont les trois stades, qui ont pour échos des sensations afférentes, sont : la simple idée de l'acte, la prévalence de l'idée et l'exécution de l'idée; mais l'action existe dès le premier stade. Aussi la distinction des centres en sensitifs et moteurs est-elle artificielle : tout centre n'est moteur que parce qu'il est sensoriel et il n'est sensoriel que parce qu'il est moteur. Ainsi encore l'ac- tion de la volonté ne suppose aucune création de mouvement : elle est la continuation d'un mouvement déjà existant. La conception d'un acte implique la représentation d'un mouvement et celle-ci un mouvement com- mencé : c'est le principe fondamental des idées-forces et le seul qui puisse expliquer rationnellement, à la différence des théories de Biran et de Hart- mann, l'action de la volonté sur les muscles.

L'appétition spontanée ou la volonté primordiale de la persévérance dans l'être ou le bien-être agit antérieurement à l'intervention de l'entendement et n'est accompagnée que du discernement immédiat de l'état actuel : elle n'a pas besoin de la conception de plusieurs partis possibles ni d'une fin distincte de l'être même. Aussi cette volonté, identique à la vie et unili- néaire, a-t-elle pour caractère primitif la coïncidence de la causalité et de la finaUtè. Le vouloir fondamental persiste toujours identique sous les dif- férentes formes particulières qu'il revêt. D'abord impulsion sensitive deve- nant par la répétition réflexe psychique, puis mécanique, ensuite impulsioa

G. REMACLE. La psijchologle des idées forces. 393

provoquée par la perception et principe de tous les instincts, il devient enfin volition proprement dite quand l'acte a lieu sous l'influence de jugements et de raisonnements. Quelle est la nature de la volition? Elle est le désir déterminant d'une fin et de ses moyens, conçus comme dépendants d'un premier moyen qui est ce désir même et d'une dernière fin qui est la satis- faction de ce désir (II, 260). Si l'on considère surtout la part de la pensée dans la volilion, on peut y distinguer trois moments : la réflexion, la délibé- ration pendant laquelle et par laquelle certains motifs peuvent acquérir une force plus grande, et la décision, jugement déterminant le désir et par suite l'action. Cette détermination du désir par le jugement est due à rélémenl à la fois sensitif, actif et moteur inhérent, nous l'avons vu, à tous les \u"e- ments, mémo à ceux qui semblent le plus purement intellectuels. Mais si le jugement comporte ainsi une efficacité réelle, le vouloir qu'il enveloppe n'en fait pas, comme on l'a soutenu, une création du libre arbitre, ne sup- pose nullement une efficacité supérieure au déterminisme.

Mais la volition n'est pas déterminée par un motif ou un mobile isolé : l'ensemble même des motifs et mobiles conscients n'en renferme pas l'explication adéquate. Il faut y ajouter les impulsions inconscientes, l'état actuel de la cœnesthésie, les dispositions cérébrales et nerveuses, enfin et surtout le caractère, car le moi tout entier, malgré l'apparence, conditionne la volition. La volonté est une synthèse de tous ces éléments psychiques et physiques. Quelque compliquée, délicate et inanalysable que soit dans la plupart des cas cette synthèse, elle n'en reste pas moins pour M. Fouillée, qui combat vivement les partisans modernes du libre arbitre, Lotze, Bou- troux, Delbœuf, Renouvier, W. James, Bergson, toujours soumise au déter- minisme : seulement il est ici plus complexe et « plus flexible » et, en outre, comme nous allons le voir, l'objet d'une réaction qu'exerce sur lui la notion de la liberté.

Ce n'est pas comme indétermination, comme exception à la causalité, que doit se définir la liberté. EUe est « le maximum de puissance indépen- dante et consciente altribuable au moi dans la poursuite de ses fins. » En d'autres termes, elle est la causalité intelligente du moi (II, 291). Le déter- minisme étant la loi universelle du monde psychologique autant que du monde mécanique, qu'est-ce qui produit en nous l'apparence du libre arbitre? La réponse de Spinoza : l'ignorance des causes, est incomplète. II faut à la fois ignorance et connaissance : connaissance que nous voulons en vertu de raisons internes partiellement connues, parmi lesquelles se trouve l'idée même de notre moi comme indépendant; ignorance du total des causes, au nombre desquelles il faut compter notre nature psychique elle- même dont nous ne pouvons donner de raison, incapacité nous sommes de calculer « la totalité des actions exercées par les motifs et mobiles sur notre caractère ainsi que la totalité des réactions exercées par notre carac- tère même sur les motifs et mobiles; il en résulte que l'idée de notre indé- pendance, partiellement réalisée par le fait même qu'elle est conçue et désirée, nous produit l'efTet d'une indépendance complète ». Mais notre pouvoir de choisir n'est jamais absolu; il est toujours le pouvoir d'être déterminé par un jugement et un sentiment de préférence (II, 2'JS)).

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11 nous faut maintenant considérer un élément important de la question, négligé par les déterministes : l'influence de l'idée de la liberté sur le déter- minisme lui-même. Comment et jusqu'à quel point l'indépendance du moi, nous avons vu le caractère essentiel de la liberté, est-elle réalisable? Sa réalisation progressive exige d'abord la conscience totale des motifs et mobiles, la parfaite attribution au moi du déterminant et du déterminé, ensuite et surtout la causalité du moi, laquelle n'est possible que s"il agit sous l'idée de sa liberté même et avec sa liberté comme lin. Que la liberté, telle qu'elle a été définie, puisse être un objet de désir, c'est ce qui ressort du fait que tous les éléments de sa définition sont pour nous des biens. Quelle est l'action que doit exercer l'idée de celte liberté conçue ainsi à tous les points de vue comme désirable? Ses deux premiers éléments, les idées de puissance et d'indépendance, non pas absolues (quoique sous cette forme même elles ne laissent pas d'avoir quelque effet), mais relatives à un objet, ont. selon les cas, des effets inhibiteurs ou dynamogènes, plus souvent inhi- biteurs en ce qui concerne la seconde. On peut en dire autant du troisième élément, l'idée de la spontanéité du moi. L'idée même, qu'elle amène, do la contingence absolue, de l'indétermination absolue de la volonté, quoique illégitime, n'est pas sans être en quelque mesure réalisable; elle produit une indétermination relative. Se prenant ainsi elle-même pour tin dans tel acte particulier, elle réalise par cela même, dit M. Fouillée, une certaine dose de liberté qui se ramène à la détermination par un motif supérieur à tels et tels autres motifs donnés, et ce motif supérieur est le moi lui-même se posant en face des autres choses. La liberté, conclut-il, est la subjectivité par excellence puisqu'elle est le moi posant son indépendance en face du dehors , se prenant pour fin et agissant sous l'idée même de sa liberté (II, 326). Puisque la domination de tous les motifs par l'idée de notre liberté et, quand il s'agit d'un acte moral, par l'idée de la fin universelle, constitue la liberté, il suit que sa marque essentielle, loin d'être l'absence de motifs, est la motivation complète « embrassant dans la pleine lumière un ensemble de fins aussi vaste que possible pour les ramener à l'unité du moi », et que c'est pure illusion de donner comme caractéristique des actes hbres l'imprévisibilité.

Livre septième. Une théorie féconde, mais peu développée, celle de l'ubiquité de la sensibilité dans l'organisme, ouvre le dernier livre et con- duit l'auteur à donner son opinion ' sur des questions qui ont fort occupé les psychologues ces dernières années. D'abord « si tout sent dans le corps vivant », comment expliquer les actes et les états inconscients? Selon M. Fouillée, ce n'est pas d'inconscience, mais de subconsrience qu'il faut parler. Tous les faits que l'on prétend inconscients s'expliquent soit par l'association d'états de conscience faibles entre eux, ou avec des états forts, soit par les déplacements, soit par les désintégrations de la conscience.

1. Trop brièvement aussi à notre avis. Il serait à souhaiter pour la psychologie que dans une édition subséciuente certaines des questions traitées en ce dernier livre reçussent les développements qu'elles méritent et que l'on peut attendre d'un psychologue comme M. Fouillée.

G. lŒMAf.LE. La psychologie des idées-forces. W.\

Sur la question de l'hypnotisme et de ses causes, M. Fouillée, fidèle à sa méthode de conciliation, n'accepte exclusivement aucune des deux opinions qui se partagent les savants. Pour lui, l'explication psychologique de l'hyp- nose est dans la loi générale des idées-forces. Cette loi a son application évidente dans les cas fréquents le sommeil hypnotique est à l'in- fluence dominatrice de l'idée même du sommeil suggérée au patient. Quant aux cas il est amené par des moyens physiques, il ne faut pas perdre de vue que, généralement, les excitations physiques sont de simples signes auxquels une éducation antérieure a associé l'idée du sommeil. Même quand il n'en est pas ainsi, il n'est pas douteux que l'hypnose n'ait encore une cause psy- chologique, qui est l'état de monoïdéisme provoqué par la stimulation physique. Toutefois, il ne faut pas ne voir dans les phénomènes hypnotiques que des phénomènes de suggestion : ils sont aussi des phénomènes ner- veux qui réclament une explication physiologique. Celle-ci doit être cherchée, avec Lehmann, dans les actions vaso-motrices auxquelles il con- vient d'ajouter, avec Wundt, les actions neuro-dynamiques ainsi qu'une communication nerveuse de nature encore inconnue entre l'hypnotiseur et l'hypnotisé.

L'étude des effets de l'hypnotisme fournit une confirmation éclatante de la théorie des idées-forces. Le caractère de l'acte hypnotique est' d'être une action à la fois réflexe et consciente : c'est l'action sous la domination d'une idée qui est presque seule et qui, de plus, a été suggérée du dehors; c'est l'idée-force introduite par le magnétiseur dans une conscience qui s'y absorbe tout entière (II, 367). La représentation actuelle se réalise fatalement parce que rien n'entrave plus son développement; le pouvoir de résistance et de direction est en quelque sorte paralysé à cause de l'alTaiblissement ou de la disparition de l'idée de choix possible pour la volonté, de l'idée de liberté. Loin d'être un phénomène exclusivement mécanique ou un état inconscient, l'hypnose est « un état de la conscience se réalise dans sa plénitude le règne des idées-forces >;. C'est ce que démontrent les phénomènes de la catalepsie et les hallucinations hypnotiques sous toutes leurs formes; ils ren- dent évidentes les deux lois fondamentales de la théorie: celle qui veut que toute idée isolée se réalise en un mouvement extérieur et celle qui veut qu'elle entraîne la croyance en la réalité de son objet.— L'action du mental sur le physique, surtout sensible dans l'état hypnoti(iue où, la vie de rela- tion étant réduite au minimum, la vie végétative reprend son empire et son retentissement primordial dans la conscience, et les elTets curalifsde l'hyp- notisme sont aussi d'éclatantes démonstrations expérimentales de la force inhérente aux idées et de l'unité du physique et du mental dans « la réalité concrète ».

(juant aux faits étranges de communication entre les cerveaux et par lu entre les consciences, électivité, hypnotisation à dislance, transmission des pensées et des sensations, télépathie (hallucinations véridiques iiulividuelles, réciproques, collectives), ils ne présentent en soi rien de contraire aux données de la science. Il est possible qu'il y ail, ou plutôt il est imiKjssiblc ({u'il n'y ait pas des modes de communication i\ travers resj)ace qui nous sont encore inconnus.

896 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Enfin, pour les dédoublements de la conscience, ils sont, en général, plus apparents que réels : ils sont dus, le plus fréquemment, à la coexistence ou à la succession de groupes divers d'idées-forces rangées sous une idée dominante, groupes dont la synthèse est restée imparfaite. 11 n'y a vrai dédoublement que dans les cas rares la synthèse manque totalement, la mémoire ne reliant pas les phases de l'existence consciente : l'alternance des personnalités se ramène ainsi à l'alternance des mémoires. Malgré ses exagérations chez certains psychologues, cette doctrine du dédoublement de la personnalité révèle la légitime tendance de la psychologie actuelle à res- treindre de plus en plus le rôle de l'inconscient dans le domaine de la vie. Pour M. Fouillée, comme l'on sait, l'inconscient est une chimère : la con- science peut s'affaiblir ou se déplacer ou se dédoubler, mais non disparaître. C'est sur cette déclaration qu'il termine son œuvre : (c La création et l'an- uihilation du mental, dit-il, sont aussi inconcevables que la création ou l'annihilation du mouvement. On posera donc bientôt en principe la conti- nuité, la permanence et la transformation des modes de l'énergie psychique, germes des idêcs-forccs. Une science plus avancée que la nôtre découvrira la vie partout, et, avec la vie, du mental à un degré quelconque, de la sen- sation et de l'appétit, si bien qu'on aura fini par exorciser le fantôme de l'Inconscient et par reconnaître ce que nous avons proposé d'appeler l'ubiquité de la conscience » (II, 410).

II

L'ouvrage que nous venons de résumer est plus qu'un traité de pure psychologie ; sa véritable importance est, comme d'ailleurs certains passages le déclarent assez nettement ' , de donner une base psychologique au monisme. Une fois qu'on lui a reconnu ce but, l'œuvre s'éclaire, et dans sa méthode, et dans sa doctrine fondamentale, et dans les applications parti- culières de celle-ci; c'est ce que nous allons essayer de montrer. Quels sont les véritables adversaires du monisme? Ce sont les théories monistes qui ne prennent pas dans la conscience le type de l'existence universelle, car alors la conscience, avec son caractère absolument mi generls, restera toujours irréductible au type choisi. L'inverse au contraire ne se présentera pas; car en donnant à toute chose le caractère d'existence qu'offre la conscience en général, l'on ne peut pas appauvrir l'être, l'on ne court pas le danger de supprimer une partie de la réalité ou de laisser quelque chose inexpliqué, car l'existence consciente est la plus riche qui nous soit connue. En d'autres termes, l'on peut bien ramener Vinféricur apparent à un supérieur, mais non réduire le supérieur (apparent et réel à la fois) à un inférieur consi- déré comme réellement tel : ce serait violer le principe c nihilo nihil. Aussi M. Fouillée qui ne s'arrête même pas à combattre le dualisme, système évi- demment transitoire, s'attaque-t-il vivement au monisme matérialiste sous sa forme psychologique de l'épiphénoménisme. Mais, d'autre part, pour

1. I, p. XL; II p. 6; p. 20o à 211.

G. REMACLE. La psijrhologie des idées-forces. 597

construire un monisme avec la conscience comme type fondamental de existence, il faut que la conscience ne soit pas étranf,'ère à la force, sinon 1 on construirait un univers immobile et inerte, autant dire inexistant II faut donc poser que tout état de conscience enveloppe de la force.

D'un autre côté, l'édification du monisme universel sur cette base a évi- demment pour condition préalable l'établissement de l'unité de composi- tion mentale. La nécessité de poser que tout état de conscience enveloppe de la force, s'imposant ici pour la même raison, conduit inévitablement à reconnaître comme l'élément universel et radical de l'esprit ce qu'on appelle volonté. La psychologie devra être et M. Fouillée la définit ainsi i - la science de la volonté. Dès lors il est deux doctrines psychologiques qu'il s'agit surtout de combattre et qu'en effet M. Fouillée poursuit avec vigueur partout il les rencontre : l'intellectualisme et l'épiphénoménisme, auquel l'intellectualisme conduit aisément. Leur tort commun est dans la concep- tion des états mentaux comme pures représentations. Il faut, se séparant de cette vue primitive et étroite, montrer que les idées sont des actes de la volonté « conscients de leur exerlion, de leur direction, de leur qualité, de leur intensité » K Ainsi les idées et états psychiques pourront redevenir 'des conditions de changement interne et, indivisiblement, à cause du lien étroit du mental au physique, externe.

Mais si la psychologie, comme toute science, cherche légitimement ù réduire les phénomènes à l'unité, ramener tout événement mental à un acte de volonté pur et simple, ce serait : !<> se mettre dans l'impossibilité d'expliquer les différences spécifiques qu'il y a entre les émotions et les sensations et entre celles-ci, d'une part, et les volitions proprement dites, d'autre part; 2- ce serait aussi rendre inexplicable tout événement mental, car, réduit, par hypothèse, à un pur acte de volonté, il serait arbi- traire, non rationnel, et la psychologie serait impossible. Aussi la réaction désirée contre l'intellectualisme et l'épiphénoménisme n'est vraiment réalisable que si l'on remplace le pur acte de volonté, auquel la pensée s'arrêtait au premier stade de sa réaction contre ces doctrines, par un processus triple, indivisiblement sensitif, émotif et appétilif, ou comme M. Fouillée l'appelle d'un mot, le processus appélitif. Ainsi l'acte de volonté, racine de tout fait psychique, est soumis au déterminisme scientifique el parla nous sommes aussi en possession d'un principe contenant en germe la sensation, l'intelligence, l'émotion et la volonté .jui ne seront que des différenciations progressives d'un tout complexe à l'origine. Le processus appétitif est le principe fondamental de la psychologie des idées-forces : il est le moyen pour construire cette psychologie, moyen elle-même pour atteindre la fin dernière : l'édification du véritable monisme.

La déduction précédente nous permet de reconnaître le véritable carac- tère de cette psychologie : ce n'est ni une découverte dans les faits, ni une découverte dans la méthode qui lui donne naissance : c'est une vue a priori qui détermine et déduit sa tendance, son principe et, conséquemmenl, les

1. L p. XXMX.

2. 1, j). vin.

598 REVUE DE MÉTAPHYSIQLE ET DE MORALE.

applications parliculières de celui-ci. Ainsi cette psychologie nouvelle est une eonstrudion de l'auteur, un ayatème psychologique a priori.

Il ne faut pas en conclure immédiatement qu'une œuvre de ce genre ne mérite pas considération et nous ajoutons : une considération aussi grande que le système a posteriori de n'importe quelle science physique. Telle n'est pas du tout notre pensée. Les sciences physiques, elles aussi, ont, depuis Descartes, leur système préconçu dans son principe fonda- mental, puisqu'elles ont pour but avoué de ramener tous les phénomènes au mouvement. S'imagine-t-on d'ailleurs bien sérieusement que le savant consulte purement et simplement la nature et n'est qu'un appareil enre- gistreur? Il n'en est pas même ainsi dans l'observation accidentelle : celle-ci est basée sur la perception qui implique toujours, comme les psychologues l'ont montré, une véritable construction de Tobjet perçu. La même chose est vraie de l'observation réfléchie et de l'expérimentation : mais de plus ici il y a toujours une idée a priori, surtout dans l'expérimentation, et on la décore du nom de divination du génie quand elle conduit à des expériences dévaste conséquence. Ce qui distingue les sciences a posteriori de toute science a priori, c'est, non pas leur méthode (comme c'est toujours le même esprit qui s'applique à la physique et qui s'applique à la psycho- logie ou à la métaphysique, il ne peut changer, en passant de l'une à l'autre, ses procédés généraux et s'imposer une métamorphose qui rappel- lerait celle du maître Jacques de Molière) ni leur vérité intrinsèque, mais ce caractère purement subjectif qu'on appelle certitude. Les sciences phy- siques font la vérification de leurs inductions ou déductions, voilà toute la différence. Mais c'est une différence purement formelle, qui a rapport à l'esprit qui cherche la vérité, non à la vérité même. La vérification donne satisfaction à l'esprit auquel la proposition affirmée, déduite ou induite, n'a pas inspiré immédiatement cette foi profonde et intime, non rationnelle en somme, mais que rien ne remplace adéquatement. La vérification sert à aider l'esprit que le doute empêche de vivre avec sa liberté : elle enchaîne cette liberté et le voilà bien tranquille dans sa servitude. Sous ce rapport aussi les sciences a posteriori, condamnées à une marche lente, sont en revanche assurées d'une influence universelle. Toute preuve scientifique, démonstration expérimentale ou logique, a, comme telle, pour but, non d'accroître le contingent de vérité que renferme l'affirmation, la propo- sition pure et simple, mais de socialiser la proposition en la rendant inévitable pour tous les hommes : c'est une foi imposée, non plus, comme jadis la foi religieuse, par des tortures physiques, mais par des sugges- tions psychiques et rationnelles et imposée avec une infaillible sûreté. La science a posteriori est ainsi, dans son caractère propre, la despote et l'intolérante par excellence. Mais pour les esprits aventureux et, en somme, poétiques, que ne contentent pas les fragments de certitude totale que les sciences apportent péniblement, et qui sont capables par eux-mêmes d'une foi intellectuelle forte, pour ces esprits les constructions intégrales a priori, qu'elles soient métaphysiques, physiques ou psychologiques, atteignent le même but de certitude que les constructions fragmentaires a posteriori; et quant à la vérité intrinsèque, qui peut dire, s'il fait abstraction sincère

G. lîiiMACLE. La psifchologie des idées- for ces. ;i<)9

de sa fol philosophique ou scientifique, de quel côté elle se trouve? Con- structions a posteriori et constructions a priori sont logées sous ce rapport à la même enseigne.

Ceci soit dit pour les positivistes de toute école qui verraient dans le caractère a priori de l'œuvre de M. Fouillée un vice rédhibitoire. Pour nous, le mot d"« irriori n'a rien en soi d'effrayant ni de répréhensible, pas plus que la tendance, chez M. Fouillée, de la psychologie, tendance qu'elle accen- tuera sans doute de plus en plus, à se rendre indépendante des sciences objectives, et en particulier de la physiologie. 11 affirme fréquemment cette l)roposition si juste que l'explication mécanique n'est pas l'explication profonde, que la vraie explication du mouvement lui-même est psycholo- gique : « C'est le mouvement, lui, qui est un mode de représentation, grâce auquel nous nous figurons dans l'espace des actions et réactions qui par elles-mêmes peuvent et doivent n'avoir rien de spatial » K De à repousser l'intervention de la physiologie en psychologie il n'y a certes pas loin. On ne lardera pas à comprendre que donner, comme dans beaucoup de traités, d'un phénomène psychique, deux explications, l'une physiologique, l'autre psychologique, et surtout subordonner la seconde à la première est un procédé peu philosophique, que cette fameuse distinction des points de vue est artificielle et inutile, car en philosophie il ne peut y avoir qu'un seul point de vue, celui de la réalité, sans adjectif. M, Fouillée en maintenant la suprématie de l'explication psychologique n'aura pas peu contribué aux progrès de la psychologie. Il rendra un service analogue et non moins considérable aux psychologues qui voudront entendre sa parole, en les délivrant de ce qu'on peut appeler la fascination de l'objectif. Ce point est trop important pour que nous n'y insistions pas. Réfutant l'hypo- thèse de M. \V, James que <( peut-être tout ce qui est éprouvé par nous est, strictement parlant, objectif », il écrit : « Selon nous on ne peut admettre que tout soit strictement objectif. Il y a en premier lieu jusque dans la sen- sation quelque chose qui ne peut se convertir en objet, le plaisir et la peine. Essayez de vous représenter le plaisir comme un objet, vous reconnaîtrez que vous vous représentez toujours autre chose que le plaisir même; ce seront des circonstances de lieu et de temps, une partie déterminée de votre corps vous localisez le plaisir, un mouvement de molécules corpo- relles, etc. Mais tout cela n'est pas le plaisir. D'autre part, oubliez tuiil cela, supprimez toute perception objective, vous n'en continuez pas moins de jouir ou de souffrir, quoiqu'il ne reste rien dans votre conscience qui puisse être conçu par la pensée ni exprimé comme objet par la parok^ Tout n'est donc pas objectif dans la conscience -. » Il faut en dire autant de la soufi'rance : « La souffrance sera toujours en tant (|ue tdli du subjectif impossible à objectiver, qui même se détruit en s'objectivaut. Il y a donc dans l'atreclion qui est primordiale un fond subjectif impossible à éliminer ou à représenter sous les formes de mouvemeuts dans l'espace ^. »

1. I, p. XV. Voir aussi p. i(i cl ilc iininl.rcux [lassages.

2. I. p. XXVI, vu.

3. I, xxvn.

600 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

On ne peut mieux dire. Mais d'abord, comme dans tout état de conscience, en vertu de l'universalité du processus appétitif, il y a plaisir et douleur, il se trouve dans tout état de conscience « un fond subjectif impossible à éliminer », « quelque chose de subjectif qui se détruit en s'objectivant », quelque chose par conséquent dont il ne peut y avoir science proprement dite. Mais pouvons-nous en rester là? Nous ne le croyons pas. Qu'est-ce que ce fond, ce quelque chose? L'état de conscience est-il donc, comme tel, composé de deux éléments hétérogènes et séparables, l'objectif et le subjectif, l'un dont il peut, l'autre dont il ne peut y avoir science? Dire qu'il y a un fond subjectif impossible à éliminer, n'est-ce pas une méta- phore dont tout le sens est de le considérer comme la réalité substantielle, l'objectif n'étant qu'une réalité phénoménale? Par conséquent n'est-ce pas dire que l'état de conscience en tant qu'objectivé n'est qu'une apparence illusoire du véritable état de conscience?

La réaction de la conscience sur la douleur et sur le plaisir ne peut non plus, soutient avec raison M. Fouillée, se représenter comme objet. « C'est même pour celte raison, dit-il, que tant de psychologues nient la réalité du vouloir et du désir. Mais de ce qu'on ne peut se représenter une réalité interne comme objet, il n'en résulte pas qu'elle n'existe point, car cette réalité peut n'être pas différente de nous-même; étant identique à nous, elle n'est plus repréi^entahle comme objet extérieur à nous K » Nous soulignons cette dernière phrase, car elle a une portée considérable. En effet, ce n'est pas seulement dans la volition ou le désir, mais dans tout état de con- science comme tel qu'il y a identité du sujet et de l'objet. Si l'état de con- science est posé comme objet interne (et il le faut pour qu'il y en ail science), ou bien il est objet pour quelque chose d'autre que lui-même, et dans ce cas il n'est plus connu ce qu'il était, à moins que cet autre ne soit identique à lui, mais alors l'hypothèse se contredit ou bien l'état de conscience subit une sorte de dédoublement grâce auquel le sujet et l'objet se sont discernés et séparés, et alors devenu simplement sujet, « forme vide » de conscience, il s'est réellement détruit.

Nous croyons donc que M. Fouillée n'a pas tiré ici de ses idées toutes les conséquences qu'elles comportent. Elles permettent de conclure que de l'état de conscience comme tel il ne peut y avoir science proprement dite : cette affirmation d'ailleurs évidente a priori et de caractère purement analytique ^ _ est latente dans les belles pages de l'Introduction (p. xxix à xxxui) où, réfutant les psychologues « que fascine l'objectif », il défend, après laclivité, l'existence même de la conscience. Rappelons-nous que, établissant avec la plus grande clarté la distinction capitale entre la con- science réfléchie et la conscience spontanée, il définit celle-ci : « Elle est, dit-il, Vimmédiation des fonctions intérieures et subjectives, elle n'est pas Yobservation, elle n'est pas la réflexion, elle n'est pas la pensée, elle n'est pas la connaissance : elle est la fonction psychique considérée dans son

1. I, p. xxviii. Voir aussi t. 1. p. 132, 133.

■2. Nous renverrons sur ce sujet à un arlicle publié par celte Revue (mai

■1893).

(;. KKMACLE. La psychologie des idées-forces. 601

caractère de subjectivité irréductible ». Quant à l'acte de conscience réflé- chie, où l'élément objectif apparaît, il montre non moins justement que « c'est une combinaison nouvelle de faits mentaux qui succède au fait sur

lequel nous croyons réùéchiv directe ment eu croyant réfléchir sur un fait

actuel, nous donnons réellement naissance à des faits nouveaux ». Com- ment n'en pas conclure que la conscieni^e réfléchie, c'est-à-dire en somme la connaissance, comme telle est décevante? « Le procédé de l'observation interne, dit-il, est, au fond, le même que celui de l'observation externe. Notre observation du moi-objet s'étend juste aussi loin que l'imagination. Or l'imagination est liée d'abord à la perception extérieure : imaginer, c'est encore percevoir, observer des images venues du dehors, se repré- senter des objets -. » N'est-ce pas la condamnation de cette observation comme moyen de connaître réellement, n'est-ce pas avouer qu'une illusion lui est inhérente au même titre qu'à cette perception extérieure dont le procès n'est plus à faire? Si, comme le dit M. Fouillée ', en imaginant, nous créons l'objet même à étudier et nous le varions de mille manières, de façon à produire une sorte d'expérimentation interne, si le fait con- scient n'est véritablement tel que sous sa forme spontanée et subjective, si la forme réfléchie et objective se réduit à une nouvelle combinaison de faits spontanément conscients, le mot science doit changer de sens pour s'appliquer à la psychologie. Nous entendons toujours par science l'appré- hension d'une réalité qui est indépendante de nous, et telle qu'elle est indépendamment de nous et de notre action. Puisque toute science implique une objectivation, et que, d'autre part, le fait psychique ne reste lui-même que s'il conserve cette coïncidence absolue, cette identité du sujet et de l'objet qui est son caractère propre, il suit que c'est pur abus de mot que d'affecter à la psychologie le nom de science avec son sens ordinaire : ce qui est connu, ce n'est plus le fait psychique comme tel, c'est notre créa- tion, et pour être tout à fait exact, il faut dire : science de faits psychiques équivaut strictement à création de faits psychiques. Mais ceux-ci, une fois créés, et par même que nous les créons, sont appréhendés puisqu'ils sont conscients : la psychologie est donc, dans sa matière, la con:<cience de faits psychiques que nous créons dans la recherche d'une science des faits mentaux; c'est une série conscientielle parallèle à la série conscien- tielle sur laquelle portait infructueusement notre étude, notre réflexion. La seule science, au sens précisé plus haut, du psychique, est donnée par la vie même de la conscience spontanée. Toute autre est ce que l'on peut appeler une science, si l'on veut, mais ce qui n'est qu'une science phéno- ménale, portant comme telle sur des apparences (apparences qui, consi- dérées en elles-mêmes et indépendamment de tout rapport à un objet, sont des réalités) dues à notre constitution interne qui nous impose l'ob- jectivation de ce qui ne peut qu'être subjectif ou n'être plus soi.

Si la notion si lumineuse de la conscience et de ses deux modes que l'on

i. I, xxxu.

2. I, id.

3. I, xxxni.

TOME I. - 1893. 40

602 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

trouve affirmée chez M. Fouillée aboutit ainsi, quand on en tire les consé- quences, à nier qu'il y ait une science du subjectif, la notion de l'idée-force qu'il oppose avec non moins de raison à l'intellectualisnie et à l'épiphéno- ménisme conduit à des conclusions semblables sur la prétendue science de l'objectif. En effet, dans la théorie des idées-forces, toute idée (ce mot pris au sens de Descartes) et par conséquent toute connaissance est réellement une résultante de l'action de l'objet extérieur et de la réaction du vouloir- vivre inhérent au sujet. La connaissance n'est donc plus, comme dans l'in- tellectualisme, une appréhension pure et passive, en sa matière, de la réa- lité objective : étant en somme une action, elle est une création de quelque chose qui auparavant ne faisait pas encore partie de ce réel que l'on dit appréhendé dans la connaissance. Dès lors, comment la science est-elle possible, c'est-à-dire comment la pensée peut-elle être d'accord avec les objets? La solution de la question, M. Fouillée la trouve dans le monisme : rien, en dehors de nous, n'est étranger à la pensée et à la volonté. La réponse est satisfaisante en ce qui concerne la forme de la connaissance, ses catégories et ses principes directeurs. Les objets extérieurs ayant pour essence, comme nous, une sourde volonté de vivre, ils prennent nécessairement les mêmes formes que la pensée humaine, puisque ces formes de la pensée humaine « ne sont que des fonctions de notre volonté primordiale et normale * ». Mais la matière de la connaissance? « Ce qui est irréductible, dit M. Fouillée, à la seule action des objets externes, au seul mécanisme, c'est précisément ce que Kant nomme avec Platon et Aristote, la matière de la connaissance. Et si quelque chose mérite d'être appelé a iwiori comme indépendant de l'extérieur et propre au sujet conscient, c'est avant tout le sensible, le maUriel de la connais- sance... Nous retournons donc entièrement le point de vue de kantisme et du platonisme... oîi ils voient les données du dehors, nous voyons la part originale de sa conscience : c'est la matière, c'est la sensation - ». Que devient ici l'accord de la pensée et de ses objets? Les doctrines intellectua- liste et sensualiste, en faisant de l'esprit une sorte d'appareil passivement représentatif ou enregistreur, s'en formaient, il est vrai, une conception i( assez enfantine », mais elles avaient le mérite de rendre compte de la connaissance, selon l'idée que l'on s'en fait généralement : le dynamisme des idées-forces modifie profondément la conception de son caractère et de sa valeur. La sensation, la matière de la connaissance se présente ici comme quelque chose d'original, de sui generis^ de nouveau par rap- port à l'objet que l'on dit senti, perçu et qui n'est réellement que l'un des deux /acteurs de cette indécomposable résultante, la sensation. Et ainsi il ne peut y avoir de vérité qu'une « vérité formelle », c'est-à-dire un accord entre les formes de la pensée et celles des êtres de l'univers : il y a accord entre la série des rapports des objets extérieurs et la série des rapports des idées et encore cet accord n'est pas appréhendé, il est donné dans et par l'identité d'essence supposée entre l'univers et le sujet

1. T. II, p. 210.

2. T. I, p. 219, 280. (Cf. 1, p. vu, u, 274, 307, etc.)

G. REMACLE. La psijchologie des idées- forces. 603

pensant. - mais entre les termes de cette double série de rapports il n'y a plus m accord ni identité; ils forment deux séries parallèles qui ne peuvent coïncider nulle part, de sorte qu'il est permis de dire, par une comparaison symbolique, qu'un terme de l'une est à un terme de l'autre à peu près dans le même rapport qu'un terme d'une progression arithmétique est au terme correspondant d'une progression géométrique de même raison. La vente n'a ainsi de sens qu'en ce qui concerne les formes et les rapports des êtres : il n'y a de vrai qu'une sorte d'algèbre du monde K Les termes con- crets qir soutiennent ces rapports et qui leur donnent un sens sont l'éter- nelle création de notre esprit collaborant avec l'univers, car tout en nous est action interne et externe K Encore la vérité formelle, basée sur l'iden- tité d'essence entre nous et le monde, n'est-elle, cette hypothèse une fois faite, révélée que par l'introspection et nous avons vu plus haut quel est le caractère et la valeur de celle-ci. Par la théorie des idées-forces l'on est donc conduit à la même conclusion concernant la « vérité » de la connais- sance que lorsque l'on se base, comme nous l'avons fait \ sur la donnée mimédiate de la conscience dans la réflexion : identité de conclusion due à ce que, de part et d'autre, on reconnaît, quoique avec un caractère diffé- rent, un élément d'action créatrice comme essentiel à toute conscience réfléchie en tant que telle.

Du point de vue nous sommes arrivés, toute œuvre d'art, de science, de philosophie, apparaît avant tout comme une réalité : c'est l'expression d'un esprit, sa collaboration à l'universelle action : Savoir, aime à dire M. Fouillée, c'est faire. Il est impossible de la juger par rapport à une réalité dont elle serait le miroir, et de baser son jugement sur son caractère de miroir plus ou moins fidèle : on ne pourrait la juger que comme toute action, d'après les principes d'une éthique encore à construire. Sa valeur est d'avoir un rôle dans l'évolution. L'idée c'est encore une pensée chère à M. Fouillée est facteur de l'évolution interne et externe : combien plus peut-on le dire de ces groupes d'idées qu'on appelle un système scien- tifique ou philosophique! Nous ne savons quel effet profond ou superficiel une œuvre produira; nous savons qu'elle en produira un, puisqu'elle est une action : c'est toute sa valeur, mais une valeur qu'il faudrait être un esprit infini et purement conscient pour mesurer. Alors, est-on tenté de demander, pourquoi réfléchir, chercher la vérité, édifier un système scien- tifique ou philosophique? Nous avons essayé de montrer ailleurs que celte recherche se confond avec celle de notre bien-être intellectuel. Et nous pouvons ajouter : elle est aussi notre rôle dans l'évolution universelle, car puisque notre efi"ort et notre réflexion aboutissent non à une vision du réel, mais à une action créatrice, n'est-ce pas qu'ils ne sont faits que pour elle, qu'elle est notre fomtion, autant vaut dire notre devoir?

1. Cf. ce ([lie lil M. Fouillée du « symbolisme » de la connaissance, t. I, p. 359.

2. « On nt; peut en dernière analyse, dit M. Fouillée, concevoir le sujet I»cnsanl et voulant (jue comme une aciioti .. (I, 133 . Voir aussi II, 138.

3. Voir l'article cité plus haut.

604 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

D'ailleurs cette vision du réel, nous ne croyons pas qu'elle soit refusée à l'esprit : nous croyons seulement qu'en la cherchant dans le domaine de la conscience réfléchie comme telle, on la cherche dans un domaine qui n'est pas le sien. EL nous croyons que seul le monisme, et le monisme tel que le conçoit M. Fouillée, rend possible la connaissance parce qu'il la place nécessairement, comme nous allons essayer de le montrer, dans son vrai domaine, quoique, ordinairement, on ne songe guère qu'elle puisse s'y trouver. Ainsi le monisme, étant la condition sine qua non de la connais- sance, aura ipso facto le plus haut degré de certitude.

L'hypothèse duahste est une position nécessairement provisoire; nous n'en ferons pas la critique, qui a d'ailleurs été très bien faite par d'autres et par M. Fouillée dans son Évolutionnisme des Idées-forces. Mais il y a deux monismes possibles au moins à première vue : un monisme réahste, c'est- à-dire en somme matérialiste et un monisme idéaliste. M. Fouillée a con- sacré ses principaux ouvrages à combattre l'un et à défendre l'autre : sa psychologie aura, croyons-nous, le grand résultat de fournir une ferme base au second. Mais le monisme, entendu au sens idéaliste, est suscep- tible de prendre deux formes, dont M.Boirac,dans son analyse de V Évolution- nisme des Idées-forces S a très bien décrit les caractères essentiels : l'idéalisme moniste et l'idéalisme monadiste. Il serait peut-être préférable de dire : le monisme idéaliste et le monadisme. Celui-ci est l'hypothèse bien connue de Leibniz. Le premier, dont l'on retrouve déjà quelques traits chez ce faux matérialiste de Diderot % consiste à admettre que l'essence de tout ce qui existe est une sensibilité et une volonté confuses répandues dans tout l'uni- vers, mais qui ne sont pas par elles-mêmes centralisées en atomes psychi- ques constituant des unités séparées et en quelque sorte solitaires; que, par une évolution qui les intègre et les organise, ces phénomènes élémentaires, ce psychique à l'état diffus et pour ainsi dire chaotique, aboutissent à former ces séries de représentations définies et soutenant entre elles des rapports définis que nous trouvons dans notre conscience, comme la pous- sière cosmique d'une nébuleuse finit par former un harmonieux système sidéral. Que ce soit le monisme qui a les préférences de M. Fouillée, c'est ce qu'il n'affirmait pas catégoriquement dans V Évolutionnisme des Idées- forces 3, mais ce que l'on était en droit d'induire de certaines pages de ce livre ^. Dans la Psychologie dc>i Idées-forces, des passages comme celui-ci

1. Revue philosophique de novembre 1891, p. 52".

2. Voir YEntretien entre d'Alembert et Diderot et le Rêve de d'Alembert.

3. Si peu calé oriquement que M. Pillon, dans son compte rendu de l'ouvrage, .lit au contraire que M. Fouillée « découvre, comme bien d'autres, l'idéalisme monadisle » (Année philosophique, 1892, p. 246).

4. Voir p. 290 et cette conclusion du g III, chap. n, liv. IV : » La con- science, loin d'être en dehors de la réalité, est l'immédiate présence de la réalité il elle-même et le déroulement intérieur de ses richesses ». De même dans r Avenir de la Métaphysique fondée sur l'Expérience: ■< Le mouvement même suppose un élément interne d'appélition, comme disait Leibniz, par conséquent de conscience virtuelle qui, en s'actualisant, aboutit à la forme supérieure de ridée .. (p. 300-301).

G. REMACLE. La psychologie des idées-forces. OOIj

enlèvent, il nous semble, tout doute sur sa pensée : « .... Il est plus logique d'admettre que le sujet pensant et voulant a un mode d'action qui se con- fond avec le mode d'action fondamental de l'objet pensé, et que les idées sont les réalités mêmes arrivées, dans le cerveau, à un état de conscience plus élevé. C'est pour cela qu'elles sont des forces. La volonté, répandue partout dans l'univers, n'a besoin que de se rétléchir progressivement sur soi et, par cela même, d'acquérir une plus grande intensité de conscience pour devenir en nous sentiment et pensée '. »

Or, si l'on admet le monisme ainsi interprété, si nous ne sommes que des sortes de foyers dans lesquels les choses « s'élèvent au rang d'idées >>, par une intensification de la sourde conscience qui est leur essence, ou, comme il le dit ailleurs, « des concentrations relatives de la sensibilité universelle ^ », il suit que nous trouvons dans l'état de conscience spon- tanée l'immédiation du réel et du senti ou du pensé, le réel se confon- dant, s'identifiant absolument avec nous. Il n'y a plus alors de distinction entre le senti et le sentant, entre le connu et le connaissant et nous saisis- sons enfin le réel tel qu'il est, ou plutôt car le mot de saisir est encore un terme de l'ancienne théorie dualiste, ennemie éternelle de la connais- sance, — il faut dire que nous )>ommes devenus le réel, non tel qu'il était avant notre acte de connaissance, mais tel qu'il est au moment actuel, dans et par nous. Vérité ne se distingue plus de réalité, elle est la réalité par- venue à un degré supérieur et sans doute au degré ultime qu'elle peut atteindre au stade actuel de l'évolution. Il n'y a plus deux mondes : l'un de choses, l'autre, qui lui serait parallèle, de copies, de portraits ressem- blants : il n'y en a qu'un, le monde des réalités qui seulement arrive, quand il occupe notre conscience, à un degré supérieur d'une existence toujours essentiellement la même.

L'hypothèse du monadisme, au contraire, ruine la connaissance, parce que, au fond, il laisse toujours subsister une séparation absolue entre le pensant et le pensé. Si les choses sont des monades fermées, elles restent aussi étrangères à l'esprit qui veut les connaître que la matière comme telle dans l'hypothèse dualiste : plus de coïncidence possible entre la pensée et ses objets, plus de vraie appréhension de la réalité. Seul, le monisme idéaliste n'aboutit pas à nous refuser la connaissance de l'ob- jectif : il la fait se confondre avec la nôtre et avec le déroulement spontané de notre existence consciente. En résumé, il y a illusion dans le sens et le ■caractère que l'on attribue à l'observation iulerne, à la réllexion, il y a illusion à croire que l'état de conscience n'a pas, comme révélation du réel, sa fin en soi, mais représente autre chose que lui-même, à croire que son rapport à un objet, donné par la réllexion, lui confère une portée objec- tive et le fait en quelque soi'te se dépasser lui-même, et, en un mot, à dis- tinguer la léalité et la vérité : elles n'ont qu'une même et indivisible exis- tence. Et toute pensée ne comporte vérité qu'en tant que précisément elle ne prétend pas nous représenter la vérité sur tel ou tel objet.

1. II, 211. Voir aussi t. I, p. xvu, l cl 339.

2. II, GG.

606 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Il est temps de conclure. La Psychologie des Idées-forces, en portant des coups irréparables à rintellectualisme et à l'épiphénoménisme, contribuera puissamment à la ruine de la conception primitive de l'esprit comme d'un miroir, d'un appareil représentatif des cboses, et en montrant la pensée sous son vrai caractère d'activité et de force, supprime l'ancienne division du Cosmos en deux tronçons hétérogènes, l'un tout action et réalité, l'autre tout passivité et reflet. 11 n'y a plus d'une part un monde lait pour être connu, d'autre part un être fait pour le connaître. Il n'y a partout qu'ac- tion réciproque et production de résultantes ayant une valeur propre, non une valeur de répétition, d'écho, de représentation. Mais ipso facto la con- naissance, qui semblait irrémédiablement compromise, est sauvée et réta- blie dans sa véritable nature d'identité avec l'être, avec le réel, grâce pré- cisément au monisme qui, posant l'uniformité d'essence de tous les êtres de l'univers ainsi que leur intégration et leur intensification progressives dans la conscience de l'être pensant, établit par même qu'en soi l'état de conscience, point de rencontre et d'union de deux volontés, de deux réalités, n'est autre chose que la Réalité se saisissant elle-même, telle qu'elle se fait et au moment elle se fait, et qu'ainsi, connaissance subjective et connaissance objective se confondant, les états de conscience, dans leur série qui se déroule sans fin, sont comme tels la science même.

Georges Remacle.

LA CAUSALITÉ EFFICIENTE

Par G.-F. FONSEGRIVE

Professeur agrégé de philosophie au lycée Buffon,] 1 vol. in-lS, de 168 p. Paris, Alcan, 1893.

L'ouvrage de M. Fonsegrive est un ouvrage de métaphysique : à ce titre, il mérite, tout d'abord, notre attention. De plus l'esprit d'éclectisme qui l'a inspiré soulève, croyons-nous, bien des difficultés et appelle bien des dis- cussions : car M. Fonsegrive paraît plus impatient de justifier, par des rai- sonnements appropriés, empruntés de-ci de-là, sans trop de méthode, aux philosophes classiques et aux penseurs contemporains, certains dogmes traditionnels, que soucieux de créer une doctrine par le progrès intérieur d'une méthode rationnelle. Qu'il nous soit donc permis, après avoir som- mairement analysé le livre, de montrer quels sont, avec M. Fonsegrive, nos principaux points de désaccord.

M. Fonsegrive a divisé son volume en trois chapitres. Dans le premier {Origine de ridée de causalité efficAcnte), il établit, d'après Hume, que ce n'est pas une expérience extérieure qui nous fournit l'idée de causalité efficiente; et, adoptant l'interprétation proposée par M. Rabier de la théorie de Hume, il découvre chez ce philosophe ce qu'il appelle une expérience interne de la causalité. « L'expérience immédiate de la causalité se trouve dans le sentiment de la détermination que nous éprouvons quand l'habi- tude nous pousse à penser nécessairement un objet à la suite d'un autre » (p. 15). Interprétation discutable, et que M. Fonsegrive lui-même n'admet qu'avec réserve; car il se hâle d'ajouter : « Quand même cette théorie ne serait vraiment pas celle de Hume, il suffirait à notre objet qu'elle fût une théorie possible » (p. 15). Kn tous cas, la théorie de Hume, ainsi conçue, nous permet de passer insensiblement aux théories de Maine de Hiran et d'Ampère selon lesquelles la causalité doit être représentée sur le type soit de l'efTort, soit de l'altcnlion, données de 1' « expérience interne ». « L'effort nous parait faire coïncider en un point la subsistance durable de nos états antérieurs et l'apparition dans la conscience d'un phéno- mène nouveau, de manière à ce que non seulement l'ancien précède le nouveau, mais encore le détermine elle produise » (p. 29). L'elTort, c'est la

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causalité. Mais il ne faudra pas négliger dans l'effort, comme non essentiel, l'élément représentatif, réduire l'effort, désir accompagné de réflexion, au simple désir, ni le désir, tendance accompagnée de conscience, à la ten- dance aveugle. Nous ne pouvons poser, au contraire, que « dans l'esprit et par la pensée », cette « continuité de deux états », cette « unité d'une dualité » (p. 32), qui constitue la causalité. « L'expérience de la causalité efficiente est la même chose que l'expérience de la pensée » (p. 41),

Mais nous ne nous bornons pas à affirmer qu'il y a de la causalité dans le monde, nous affirmons que cette causalité est universelle : comment pouvons-nous ériger l'idée de causalité en principe? Ce problème est l'objet du chapitre II {Le principe, non origine, sa nature, ses conséquences). M. Fonsegrive essaie successivement de démontrer que le principe de cau- salité ne peut être produit, ni selon la doctrine de l'empirisme courant, par l'expérience extérieure, ni selon la théorie kantienne, par une forme latente de notre intelligence, ni, selon l'opinion de M. Rabier, par une induction lente, fondée à la fois sur l'expérience interne de notre causalité sur l'expérience externe. Il reste de l'attribuer à « une sorte d'induction qu'on pourrait appeler immédiate » (p. 57), à « une analyse immédiate do l'expérience » (p. 59), à cette intuition de l'esprit qui saisit dans le parti- culier l'universel et l'essentiel. « L'acte de la pensée étant posé, la relation causale qui existe entre le moi et sa pensée, étant constatée, l'esprit voit dans cette relation, non un accident, mais la loi même d'existence de la pensée.... Cette identité fondamentale de la pensée et par suite de la causalité avec elle-même est saisie du premier coup » (p. 58). De plus t( l'analyse de la pensée nous donnait une relation essentielle entre ce qui commence d'exister et quelque chose qui le détermine à exister; que main- tenant ce qui commence d'exister soit la pensée même ou toute autre chose, peu importe, du moment que c'est une chose qui commence d'exister, elle rentre sous la loi commune à tous les commencements d'existence » (p. 59). Le principe de causalité, dont l'universalité absolue est maintenant fondée, sera donc a posteriori et synthétique, en tant qu'il unit deux termes donnés dans l'expérience, a priori et analytique, dans la mesure l'es- prit érige cette union en une loi universelle par « une analyse immédiate de l'expérience, qui n'est sujette à aucun doute '^ (p. 59). Principe vérita- blement premier dont les principes d'identité et de raison ne sont que les abstractions et les simplifications, il nous permet de remonter, de degré en degré, jusqu'aux vérités éternelles, et jusqu'à la réalité suprême en qui elles résident, jusqu'à Dieu.

Reste (Chap. III) à déterminer la nature de la causalité. On ne peut, avec r (( ancienne philosophie », la concevoir comme une « influence » phy- sique; et l'action par contact étant, d'autre part, reconnue impossible, il reste qu'il y ait action à distance, et que cette action de la cause sur l'effet, étant efficace sans être ni spatiale ni transitive, soit de nature spi- rituelle. — Cette union spirituelle de la cause et de l'effet, M. Fonsegrive en définit ailleurs le caractère avec plus de précision : pour étudier la causa- lité, nous dit-il, il ne se place ni au point de vue de la cause, ni au point de vue de l'effet, mais bien, comme le veulent les positivistes, au point de

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vue de la loi, qui embrasse à la fois la cause et Tellet. Seulement il ne pré- tend pas, avec les positivistes, que la recherche des lois doive exclure la recherche des causes; —caria loi est la cause; une loi est un système de pensées, et un système de pensées implique un esprit qui le pose. « Il faut que la loi ait une réalité au moins é^ale à celle des éléments qu'elle unit, car ce qui explique ne doit pas être inférieur à ce qui est expliqué » (p. 147j. Nous pouvons dès lors,sans courir le risque de réduire la nature à un pur tissu d'abstractions, définir la substance comme « la loi selon laquelle les qualités sont unies », et « l'essentielle et commune nature des choses comme une pensée » (p. 159). La sympathie et l'amour expriment cette unité fondamentale des êtres, dans la mesure croit la conscience de cette communauté d'essence. Telle est la portée morale du système : « Socrate avait raison de dire qu'il ne savait que la science de l'amour; c'est qu'en possédant cette science il possédait la raison de toutes » (p. 160).

« Critiquer l'auteur de la Critique de la Raison pure, écrit quelque part M. Fonsegrive, est certainement une entreprise ardue. Nous l'essayerons cependant » (p. 53). Et de fait M. Fonsegrive est un anti-kantien systéma- tique. 11 ne se propose pas de soumettre le réel, tel que le sens commun le fournit, à l'épreuve de la critique philosophique; le réel est pour lui un absolu, l'objet d'une « constatation immédiate » qui sert de fondement à tout le système : en ce sens, M. Fonsegrive est délibérément un réaliste. Mais, en même temps, il fait hautement profession d'idéalisme. « Il n'y a, écrit-il, continuité de l'ancien et du nouveau, du passé et du présent, du présent et de l'avenir, causalité véritable, que il y a pensée » (p. 33j. Et c'est dans l'idée d'effort qu'il espère avoir découvert le point de contact entre le réel et la pensée. Car, d'une part, l'effort est une donnée réelle, que la conscience saisit sans intermédiaire logique, il est la réalité même du temps, c'est lui qui permet aux moments successifs de la durée de se succéder sans interruption ni lacune. D'autre part, nous reconnaissons, par l'analyse des cas d'effort mental, ou d'attention, que l'effort est au fond identique la pensée. L'identité de la pensée et de l'être est donc perçue, selon M. Fonsegrive, par un acte de conscience immédiate. Or, cela est-il concevable? N'est-ce pas le fondement même de la philosophie de M. Fon- segrive qui la rend tout entière chancelante? N'y a-t-il pas ici une confu- sion radicale qu'il serait nécessaire en bonne méthode de démêler? C'est ce que nous allons très brièvement tenter de faire.

On nous dit : c'est sur le type de l'effort qu'il faut concevoir la haisou de l'effet à sa cause. Mais l'erreur est de croire que la liaison, une fois conçue sur le type de l'effort, cesse d'être empirique. Car une constatation immédiate est nécessairement une constatation de fait; et si c'est seule- ment en fait que je constate la succession du temps au temps, du présent au passé, de l'avenir au présent, les objections du sceptique subsistent : com- ment peut-il y avoir action de ce qui n'est plus sur ce qui est, ou de ce qui est sur ce qui n'est pas encore? Dire que cette action est un effort, une volilion, ce n'est pas encore en fournir une justification logiiiue. Que l'on . veuille démontrer une proposition, que l'on veuille atteindre un résultat,

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cela ne signifie pas que la proposition soit vraie, le résultat possible, cela nous permettrait plutôt cle présumer le contraire : la volonté passionnée de produire un effet risque d'obscurcir la raison qui réfléchit sur les moyens propres à l'atteindre. Lorsque César dit : Je veux, j'ordonne que ma volonté tienne lieu de loi, il demande, il exige que ses ordres soient obéis comme s'ils étaient l'expression même de la justice, mais il ne prétend pas que cette identification de la volonté et du droit soit une vérité, il lui suffit qu'elle soit un fait, et reconnue par tous comme un fait.

Bref, si l'effort se laisse saisir à la manière d'un fait, c'est qu'il n'est pas identique à la pensée; car la pensée est, en un sens, la négation même du fait. La seule distinction, en effet, que l'on puisse opérer entre l'objet et la pensée de l'objet, c'est la distinction entre l'objet conçu comme un fait contingent, une chose qui existe parmi d'autres choses, et dont la raison d'être lui est extérieure; et, d'autre part, l'objet en tant qu'il est réduit à ses conditions logiques, celles en l'absence desquelles on ne sau- i-ait concevoir qu'il existe, qui sont nécessaires, et par suite universelles et éternelles. L'expérience constate : voilà pourquoi elle peut saisir le moi; car le moi n'est que la pensée devenue une chose, soumise à la loi du temps et de l'espace qui extériorise, et par suite individualise. Au con- traire la réflexion philosophique démontre : voilà pourquoi elle ne peut considérer la pensée comme un être appartenant à un genre spécial, tel que le sont pour le savant, par exemple, la matière brute ou la matière organique. Car elle est la pensée, et son objet, c'est l'objet en ce qu'il a d'universel et de nécessaire. J'expérimente, si l'on veut, que moi, Pierre, Paul ou Jean, j'existe comme être pensant isolé et particulier; en ce sens j'expérimente que ma pensée existe, dans la mesure j'éprouve qu'elle se trouve limitée et bornée. Mais je ne puis consentir à ce que Ik pensée, dont je sais, par définition, qu'elle est éternelle, universelle et nécessaire, soit ma pensée dont j'apprends, par expérience, qu'elle est sujette à la naissance et à la mort, particulière et contingente. En dernière analyse l'expression dont se sert M. Fonsegrive, d'une « expérience de la pensée » est une expression fautive, qui confond deux termes, alors qu'il impor- terait de les opposer. L'alternative se pose : il faut être empiriste, et chercher le fait, ou idéaliste, et chercher le nécessaire.

Mais peut-être cette équivoque, qui, selon nous, règne dans tout l'ou- vrage de M. Fonsegrive, deviendra-t-elle plus claire, si nous montrons comment elle se produit à propos de l'idée même de causalité, objet prin- cipal de ses réflexions. Elle aussi, comme l'idée d'effort mental, implique contradiction; et ce n'est pas, comme le croit M. Fonsegrive, une contra- diction que Ton puisse résoudre sans résoudre, en quelque sorte, l'idée même de causalité.

Nous accorddns, avec M. P'onsegrive, que l'expérience extérieure ne peut fournir le principe de causalité. L'expérience saisit le fait; mais la causa- lité est un rapport entre deux faits; or de tous les faits mis ensemble on ne saurait tirer la plus petite relation. Cette proposition elle-même n'est que l'expression imparfaite, et nécessairement imparfaite, d'une vérité : car parler de « tous les faits », c'est déjà les soumettre à certaines conditions abs -

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traites, telles que la totalité, la pluralité, le nombre, etc. Il est impossible de penser un fait, sans par même le soumettre à quelque relation : et ces « lois » d'association empirique des images, par lesquelles la psycho- logie anglaise a essayé d'expliquer comment naissait l'idée de causalité, ne sont encore que des relations, des << êtres de réflexion » : similarité, c'est iden- tité d'un genre ou d'une loi dans une pluralité d'individus, ou de cas divers ; contiguïté, c'est une relation ou de temps, ou d'espace. Bref, si d'un fait, d'une chose déterminée, on supprime toute espèce de relation, il reste le pur fait empirique, dont c'est par un miracle logique seulement que l'on pourrait tirer la causalité.

On peut prendre un autre parti, définir le rapport de causalité comme une relation intelligible, une loi saisie par la pensée, loi dont une formule algébrique serait la meilleure expression. Mais ce serait s'abuser, croyons- nous, que de prendre une loi scientifique, pour identique à un rapport de came à effet. La came de l'explosion d'une poudrière, c'est la négligence d'un ouvrier, c'est l'ignorance d'un enfant, c'est toujours l'acte très déter- miné d'un être individuel, acte dont l'heure et le lieu peuvent être assignés. La loi de cette explosion, ce sont les propriétés physico-chimiques de la matière explosible, prise abstraitement, propriétés qui restent vraies, en dehors de toute considération de temps ou de lieu. Chercher la cause d'un effet c'est, un être réel étant donné, chercher un autre être tel que son existence ait été la condition déterminante soit de l'apparition, soit de telle ou telle modification, du premier; mais les deux êtres en question sont des êtres concrets que la réflexion peut indéfiniment décomposer en attributs abstraits, qu'elle peut concevoir comme constitués, en quelque sorte, par la superposition d'un nombre infini de propriétés, bref, qu'elle ne peut jamais atteindre. Étudier des lois, au contraire, c'est arrêter à un point conventionnellement choisi, le travail indéfini de la réflexion, et considérer un être que l'on suppose, pour les commodités de l'étude, comme constitué par un nombre fini de propriétés, par une di'finUion. Sans doute la recherche des causes prépare à la connaissance des lois; et réciproquement, la connaissance des lois augmente notre expérience des causes. Néanmoins, l'idée de causalité doit être conçue comme constituée par l'implication de deux termes, qui sont les deux limites de la science et que la science ne peut identifier : intuition empirique et réflexion logique. Le mathématicien spécule sur des lois, par exemi)le, mais pour cette rai- son même, il ignore les causes. Inversement, pour l'historien il y a des causes, mais aussi il n'y a pas de lois. C'est que le mathématicien étudie des fonctions saisies par la réflexion logique, l'historien, des successions données dans l'intuition empirique. Une liaison aigi''l)ri([uc de fonctions est une loi qui domine la réalité, en ce sens qu'elle exprime une infinité d'expériences possibles. Mais on ne peut dire, sans tialiir la signidcation mathématique du mot, que la mort d'Antoine soit fonction de la chute de la Hépubliquo romaine; car la mort d'Antoine et la chute de la Hèpubliquo sont des termes concrets, une cauae et un effet, et (jui, conçus comme tels, sont conçus comme des faits conlingenls, c'est-à-dire comme ayant eu lieu sur un point de l'espace, et non ailleurs, coninn; s'ètant produits une fois

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dans la succession des temps, et ne devant pas se reproduire. Or de cela il peut bien y avoir expérience, mais il ne peut y avoir science.

Bref, la réalité et l'intelligiljilité de l'univers sont, aux yeux de M. Fonse- grive, deux termes exactement équivalents, et que Ton peut échanger l'un pour l'autre : erreur fondamentale qui vicie toutes les démonstrations du livre, de en efï'et résulte d'abord une fausse conception de la science. Nous lisons, par exemple (p. 165), que « dans le monde il n'y a que des atomes en mouvement sans aucune loi du mouvement, toutes les com- binaisons des atomes sont possibles, il est possible que le soleil quitte demain, tout à l'heure même, sa place centrale dans notre système, et s'en aille animer d'autres mondes, ou qu'il s'éparpille en poussière à tra- vers l'espace, ou que, dans une chute foudroyante, il écrase toutes les pla- nètes. » Remarquons d'abord que, dans ce passage, la pensée de M. Fon- segrive reste obscure. Veut-il dire, en efTet, simplement, que l'on ne peut concevoir un univers d'atomes en mouvement, sans une loi du mouve- ment? Or en vérité les deux termes ne sont pas séparables : l'idée d'un univers il y aurait un nombre infini d'atomes n'est qu'une idée abstraite, un schématisme propre à la représentation d'une loi du mouvement. Ou bien veut-il dire, plutôt, que cette loi du mouvement, une fois accoi^- dée, aura pour rôle de garantir la durée, peut-être l'éternité de tel ou tel groupement particulier d'atomes? Mais une loi ne signifie jamais qu'une possibilité indéfinie de cas particuliers; quant à la réalisation, en tel ou tel point déterminé de l'espace et du temps, de cette possibilité, elle relève de l'observation, de l'histoire, non de la science qui démontre. Conçu comme un pur système de lois, le système solaire ne devient pas, il est éternel ; tel était le point de vue co&mo graphique de l'astronomie grecque. Point de vue d'ailleurs conventionnel et abstrait, qui négligeait les irrégu- larités réelles du mouvement des corps célestes, afin de les soustraire à l'histoire. Au contraire, c'est à un point de vue historique et évolutionniste que se place l'astronomie moderne. Ce sont toujours les deux faces néces- sairement présentes dans tout fait de conscience; le sens commun ne les discerne pas, mais il appartient au logicien d'affirmer que l'objet de la science n'est pas de fonder, par exemple, l'éternité du système solaire^ ou encore, si l'on nous permet cette témérité d'expression, que la science n'a pas pour objet la réalité de son objet.

Prenons-nous maintenant des exemples de démonstration; d'ordre pure- ment métaphysique. Voici à peu près comment raisonne M. Fonsegrive, pour démontrer que la causalité par contact immédiat est impossible (p. 124-5). L'action par contact immédiat est inintelligible : car parler du contact de deux particules corporelles situées à la superficie des corps en contact, c'est dire : ou que les deux particules ont des relations géométri- ques identiques avec les corps environnants; mais alors elles sont une, et de proche en proche les deux corps auxquels elles appartiennent se rédui- sent à un point unique; ou, au contraire, que les deux particules n'ont pas des relations identiques avec les corps environnants; mais alors il n'y a plus contact, et s'il y a action de l'un des deux corps sur l'autre, cette action est une action à distance. Or, répondrons-nous, nous ne contes-

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tons pas qu'il y ait une contradiction dans l'idée de deux corps en con- tact; ce que nous prétendons, c'est que la contradiction se retrouve dans l'idée même de causalité, et que, par suite, l'on ne peut supprimer l'idée de contact sans supprimer du même coup l'idée de causalité. L'une et l'autre idée se ramènent en effet à celle d'une relation entre deux réalités : et voilà la notion confuse dont le sens commun irréfléchi peut seul s'accom- moder. De l'abstraction du mathématicien qui néglige l'élément : réa- lité, pour ne s'attacher qu'à l'élément : relation, qui spécule sur l'idée de mesure sans prendre en considération les objets à mesurer, qui étudie^ non des corps se limitant réciproquement, mais l'idée même de limite, le pur contact. De son côté, le philosophe ne peut s'en tenir, ni à cette abs- traction conventionnelle, ni, à plus forte raison, au point de vue confus et préscientifique du sens commun. A ses yeux, expliquer l'univers de la per- ception sensible, c'est y découvrir, par l'analyse, une dualité vérité et réalité, réflexion scientifique et intuition empirique, c'est le résoudre, au sens étymologique de ce mot.

Enfin même mode de raisonnement encore, et nous ajouterons : même sophisme, lorsque M. Fonsegrive cherche à démontrer qu'il est possible, et nécessaire, d'atteindre, en vertu du principe de causalité, une cause première. Voici un des arguments de M. Fonsegrive : « Le monde ne peut pas être conçu comme une suite d'événements toujours différents les uns des autres : car le nombre des combinaisons possibles des atomes est fini avec un nombre fini d'atomes, et le nombre des atomes ne peut sans con- tradiction être infini » (p. 1). Pourquoi ce détour? Et s'il est vrai de dire que « le nombre des atomes ne peut sans contradiction être infini », n'est-il pas vrai de dire, plus directement, qu'une succession de causes et d'effets ne peut sans contradiction être infinie? Mais, de part et d'autre, la question reste de savoir si l'univers ne devra pas être représenté comme constitué, soit par une succession infinie de causes et d'efTets, soit par un nombre infini d'atomes, quand bien même cette représentation serait con- tradictoire. Il est incontestable, semble-t-il, que, peu importe le point de vue auquel on l'envisage, l'univers physique est infini : l'espace est infini, le temps est infini, le nombre des atomes infini, la série des causes infinie. L'idée d'infini est-elle contradictoire, c'est donc que l'univers physique est une alliance d'éléments hétérogènes, irréductibles l'un à l'autre : de l'im- possibilité de les totafiser résulte peut-être ce que nous appelons l'infinité de l'univers.

Mais si c'est pour avoir ignoré la distinction fondamentale qu'il faut opérer entre la vérité abstraite et la réalité sensible que M. Fonsegrive n'a pas su atteindre une conception nette de la science, de la métaphysique, et des rapports de la science avec la métaphysique, celte distinction est, semble-til bien, la conclusion à laquelle amène nalurelleuient l'emploi de la méthode critique, et Kant ne voulait pas dire autre chose, lorsqu'il écri- vait que l'entendement fait la nature, mais qu'il ne la crée pas. Nous ne saurions donc mieux conclure qu'en examinant les passages M. Fon- segrive s'attaque directement à la théorie transcendenlale de la causalité. Deux objections sont successivement présentées (p. •^^^-'^^^). M. Fonsegrive

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pose d'abord le problème de savoir comment, après avoir affirmé que « nous ne pouvons nous représenter aucune expérience sans le principe de cau- salité », Kant peut néanmoins nous demander de « croire ce serait bien un acte de foi que la matière expérimentale a pu exister indépendam- ment du principe. Ainsi cette matière expérimentale devrait être admise bien qu'inconcevable : cela semble bien difficile. » Et bientôt après il ajoute : « Nous pouvons dire, sans doute, que c'est l'esprtt qui impose l'unité à certaines séries de phénomènes; mais pourquoi ne pas admettre que cette unité se trouvait aussi dans les phénomènes? El ce qui prouve qu'il en est ainsi, c'est que, tandis que certaines successions de phénomènes sont reliées entre elles par le lien causal, d'autres au contraire ne le sont pas. D'où vient cette diflerence? Elle ne peut venir de l'esprit qui ne change pas, il faut donc qu'elle vienne de la matière extérieure proposée à la connaissance. » Objections peut-être contradictoires; car si, dans la nature, « certaines successions sont reliées par le lien causal, tandis que d'autres ne le sont pas », s'il y a ordre et désordre, nécessité et contin- gence à la fois, n'est-ce pas, en dernière analyse, que l'univers physique est résoluble en deux éléments hétérogènes : lois posées par la réflexion, et « matière extérieure proposée à la connaissance » (nous reprenons l'expression même de M. Fonsegrive), donnée empirique dans laquelle la réflexion scientifique découvre indéfiniment de nouvelles relations, mais qui, cependant, ne se laisse jamais représenter comme un pur système de relations? Ce système de relations, cette « vérité objective », condition de la science, et admission commune du positiviste et du métaphysicien, peut-on, dès lors, les concevoir comme résidant dans une pensée en acte, dans un esprit divin? Il faut donc admettre ou que cette pensée se suffit à elle-même, et que le monde est une géométrie divine, au sens spi- noziste (mais telle ne semble pas être la conception de M. Fonsegrive), eu que cette pensée implique une matière, une réalité partiellement indé- pendante, dont ces lois abstraites sont affirmées, comme les attributs le sont d'un sujet logique : mais alors on ne peut plus concevoir ce rapport de la pensée à son objet comme un rapport de cause à effet, si l'idée de causalité n'est elle-même qu'une des formes que prend cette opposition entre la forme et la matière de notre connaissance, et .l'analyse critique de la perception nous met en présence moins de deux êtres que de deux conditions, dont nous savons qu'elles sont nécessaires, et cependant irré- ductibles l'une à l'autre. Or la différence n'est pas médiocre, et ce n'est pas du tout la même chose de concevoir, avec M. Fonsegrive, après Aristote et les scolastiques, que la fonction du philosophe consiste à classer des réalités données, sinon dans l'espace sensible, comme le fait le matéria- lisme vulgaire, du moins dans une sorte d'espace logique, par rapport à une réalité dernière, qui est Dieu, ou par l'action réciproque de deux éléments métaphysiques, qui ont été montrés nécessaires, de déduire les différents aspects de l'univers comme des moments, également nécessaires, de la pensée.

Élie Halévy.

ENSEIGNEMENT

LE DIALOGUE

DANS

L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE

RÉPOXSE A M. M. BERNÉS

M. Marcel Bernés, dans le dernier numéro de la Revue, m'a fait l'hon- neur de critiquer mon article sur l'enseignement de la philosophie. Il défend contre moi la méthode traditionnelle, le cours, le monologue clas- sique. — S'il ne s'agissait que d'une joute d'idées, je m'ahstiendrais de répondre, notant seulement à part moi ce que l'article de M. Bernés con- tient de sages réflexions, de justes réserves et aussi d'arguments en ma faveur. Mais il s'agit d'être utile, utile aux maîtres et aux élèves, et je n'hé- sile pas à revenir rapidement sur la question. Puisque M. Bernés soutient le monologue contre le dialogue, nous ne pouvons mieux taire que d'étudier son plaidoyer, attaque et défense, et d'établir ainsi le bilan de notre méthode.

Je ne crois pas que M. Bernes ait ajouté des objections nouvelles à celles que j'avais moi-même formulées et discutées. Je pourrais donc presque dire que j'ai répondu d'avance. Cependant il peut être intéressant déludier celles sur lesquelles il insiste, et le tour particulier qu'il leur donne. Quand nous n'en retirerions que la certitude d'avoir regardé bien en face toutes les difficultés, ce ne serait déjà pas peine perdue. Or on peut, à ce qu'il me semble, découvrir dans l'article de M. Bernes quatre objections distinctes : la méthode socratique ', superbe en théorie, n'est qu'un idéal : quant à

1. Je me n-signe, un peu à contre-cœur, à parler de Socrale on celle alfaire. I>uisque tout le monde en parle, et M. Bernés lui-même. L'expression <• /néUiocJr socratique » ne me paraît pourtant pas très juste, le dialogue étant sans donle, chez SocraLe, non pas un procrdé d'enseignement, mais un procédé d'invesli- galion scieutilique.

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l'employer en fait, rêve ou chimère; elle est impuissante à tirer des élèves solutions et arguments; le professeur qui en userait se laisserait fatalement égarer loin de son sujet; enfin il aurait un rôle effacé, et ce serait sa classe qui le guiderait.

D'abord, M. Bernés croit notre méthode chimérique, elle ne peut séduire que les esprits simplistes, les chercheurs d'idéal; un homme qui a le sens du réel n'est pas dupe d'un tel rêve C'est de la pédagogie pseudo-scienti- fique, de la pédagogie à la mode. Avouerai-je que je ne vois pas cet excès d'idéalisme que dénonce M. Bernés? est l'utopie? Est-ce de croire qu'en causant, on peut apprendre aux autres des vérités qu'ils ignoraient? Non, sans doute, si c'est précisément ce que nous faisons tous les jours .dans la vie pratique; et les mots auraient-ils, dans le monologue, un pou- voir magique qui leur manque dans le dialogue? Est-ce de vouloir causer philosophie avec les élèves? est sans doute la pensée de M. Bernés : d'après lui on se figure causer : en réahté on fait une leçon; on n'évite pas le cours, on y revient malgré soi; le dialogue n'est qu'apparent : au fond c'est toujours le cours. Sur ce point, il faut s'expliquer : si, par cours, vous entendez le système de vérités et d'arguments qu'adopte le professeur, iln'estpas question de le supprimer : le but est toujours d'éta- blir ce cours-là, et je le laisse même sous forme de résumé dicté. Mais si, par cours, vous entendez une certaine manière dogmatique et con- tinue d'exposer ces vérités, je le supprime très réellement. Il ne s'agit pas d'un simple changement dans les mots et dans l'étiquette, mais d'un changement dans les choses. La physionomie de la classe en est abso- lument modifiée : au lieu d'élèves prenant silencieusement [et toujours mal] des notes pendant une heure et plus, nous avons sous les yeux des élèves actifs, qui parlent, qui proposent leur avis, qui discutent, qui jouent un rôle, qui ont une personnalité, qui vivent. Appelez cela encore un cours, si vous voulez, vous n'empêcherez pas que ce cours-là diffère singuhère- ment du cours traditionnel. Donc nous ne sommes pas en plein rêve; nous sommes dans le réel. En pratique, le dialogue est une méthode à part, qui ressemble assez peu à l'autre. Ce qui est un pur idéal ne serait- ce pas plutôt la classe que rêve M. Bernés? Une classe tous les élèves suivent intelligemment le monologue du maître; tous les élèves compren- nent d'emblée sa pensée; tous les élèves prennent bien leurs notes; dont tous les élèves, rentrés chez eux, savent se retrouver dans leurs notes et y retrouver la leçon? Pour qui « se tourne vers les faits », ce qui est abs- trait, ce qui est théorique, c'est cette conception : la classe, unité idéale, suivant, d'une seule âme, le maître; ce qui est vivant, ce qui est réel, c'est, dans la classe, les individus; et, pour le professeur, un devoir aussi prati- cable qu'impérieux, c'est de s'inquiéter toujours des individus; et de les faire valoir tous; et de tirer quelque chose de chacun, chaque jour. Le monologue ne peut s'adresser qu'à une moyenne; le dialogue mord sur les

individus.

La seconde objection de M. Bernés est l'objection classique : le dialogue est impuissant à faire découvrir aux élèves solutions et arguments. Ah! si nous n'enseignions, comme Socrale, que la morale, passe encore! Mais tous

c. MÉLINAND. Le dialogue en 'philosophie. 617

les problèmes philosophiques ne sont pas aussi simples : N'espérons pas que les élèves les résolvent d'eux-mêmes. Voilà l'argument. Peut-être, pour en finir, faut-il l'examiner de près : car on a beau dire, en gros, que les questions et que les discussions philosophiques sont obscures, il me reste des doutes : sont ces vérités que les jeunes gens ne peuvent découvrir? Est-ce les vérités psychologiques, que chacun trouve en soi- même, et que les jeunes esprits cherchent avec tant d'entrain, dès qu'on leur a appris à se regarder intérieurement? Est-ce les vérités logiques et les méthodes des diverses sciences, que le simple bon sens suffit presque à formuler? Et quel est l'élève moyen qui, convenablement interrogé, ne trouverait à peu près par lui-même comment on s'y prend pour établir une loi physique ou un fait historique? Sera-ce donc la métaphysique? Ici, je le reconnais et je l'ai dit, ce que le simple bon sens ne peut trouver, ce sont les questions : un élève ne songe guère à se demander pourquoi la nature s'accorde avec la raison humaine, ni s'il y a hors de nous quelque substance réelle. Mais, les questions une fois posées, les réponses s'imposent presque : les théories, les plus bizarres au premier abord, de Malebranche, de Leibniz ou de Kant, ne sont que les diverses réponses possibles pour une raison saine. Ces apparents paradoxes ne sont que des efforts de bon sens. Je crois donc que c'est nous qui obscurcissons toutes ces idées à plaisir. Ce qui est obscur, ce sont les termes étranges dont nous masquons les choses; ce qui répugne aux jeunes esprits, c'est l'appareil technique que nous traînons après nous ; ce qui les déconcerte, ce sont les combinaisons sophistiques de mots, les jeux de pure dialectique, et, pour tout dire, la fausse subtilité et l'apparente profondeur. Voilà ce que les élèves trouvent rébarbatif, et j'estime que cela leur fait honneur. Mais les vraies questions, posées en termes simples, et présentées, si je puis dire, dans leur nudité, je ne vois pas qu'elles soient formidables. Interrogez clairement, et soyez sûrs qu'on vous répondra.

Le troisième grief de M. Bernés est aussi un des plus souvent formulés : le professeur qui cause se laissera forcément égarer loin du sujet : disper- sion, zigzags, gaspillage de temps, voilà les conséquences de ce procédé. En effet « si nous acceptons de V élève certaines questions, pour user sincè- rement du dialogue, il nous faudra les accepter toutes ». M. lîernès exagère un peu et dénature un peu. J'estime que tout en causant le mailre reste le maître; qu'il garde le droit de choisir et de régler; que sa libéralité peut être clairvoyante. Il y a d'abord les idées qui sont du sujet et celles qui n'en sont pas : celles-ci, il les arrête au passage : c'est son droit de causeur et son devoir de professeur. Puis il y a les questions intéressantes et les questions insignifiantes : rien de plus simple que d'exécuter d'un mot ce qui est insignifiant. Tout bavardage oiseux ou hors de saison est ainsi endigué. J'ajoute que les élèves n'ont guère la tentation de s'écarlei- du sujet, quand il est nettement posé; ayons un plan très naturel et très simple : ils le suivront sans difficulté, et l'idée ne leur viendra même pas de s'élancer en dehors : en tous cas. d'un aiguillage très aisé, on les rejet- terait sur la vraie voie.

Enfin, d'après M. Hernès, le professeur qui cause ris(|m' il'avnir un rôle

TOME I. 1893. il

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RKVUE DE MÉTAPiniQUE ET DE MORALE.

l'employer en fait, rêve ou chimèr. elle est impuissante à tirer des élèves solutions et arguments ; lorofesseur qui en userait se laisserait fatalement égarer loin de son sujet;— enfin il aurait un rôle effacé, et ce serait sa classe qui le guiderait.

D'abord, M. Bernés croit noire méiode chimérique, elle ne peut séduire que les esprits simplistes, les cherchirs d'idéal; un homme qui a le sens du réel n'est pas dupe d'un tel rêve l'est de la pédagogie pseudo-scienti- fique, de la pédagogie à la mode. - Avouerai-je que je ne vois pas cet excès d'idéalisme que dénonce M. Beiès? est l'utopie? Est-ce de croire qu'en causant, on peut apprendre au autres des vérités qu'ils ignoraient? Non, sans doute, si c'est précisémet ce que nous faisons tous les jours dans la vie pratique; et les mots aurient-ils, dans le monologue, un pou- voir magique qui leur manque da5 le dialogue? Est-ce de vouloir causer philosophie avec les élèves? Lest sans doute la pensée de M. Bernes : d'après lui on se figure causer : erréalité on fait une leçon; on n'évite pas le cours, on y revient malgré s ; le dialogue n'est qu'apparent : au fond c'est toujours le cours. Sur e point, il faut s'expliquer : si, par cours, vous entendez le système deérités et d'arguments qu'adopte le professeur, iln'estpas question de leupprimer : le but est toujours d'éta- blir ce cours-là, et je le laisse rnéri^ sous forme de résumé dicté. Mais si, par cours, vous entendez une c(taine manière dogmatique et con- tinue d'exposer ces vérités, je le siprime très réellement. Il ne s'agit pas d'un simple changement dans le mots et dans l'étiquette, mais d'un changement dans les choses. La phsionomie de la classe en est abso- lument modifiée : au lieu d'élèves -enant silencieusement [et toujours mal] des notes pendant une heure ( plus, nous avons sous les yeux des élèves actifs, qui parlent, qui propose; leur avis, qui discutent, qui jouent un rôle, qui ont une personnalité, qu/ivent. Appelez cela encore un cours, si vous voulez, vous n'empêcherez pj que ce cours-là diffère singulière- ment du cours traditionnel. Doncious ne sommes pas en plein rêve; nous sommes dans le réel. En pratiue, le dialogue est une méthode à part, qui ressemble assez peu à l'autrf Ce qui est un pur idéal ne serait- ce pas plutôt la classe que rêve M. Irnès? Une classe tous les élèves suivent intelligemment le monologue a maître; tous les élèves compren- nent d'emblée sa pensée; tous les èves prennent bien leurs notes; dont tous les élèves, rentrés chez eux, savei se retrouver dans leurs notes et retrouver la leçon? Pour qui « se tarne vers les faits », ce qui est ab^ trait, ce qui est théorique, c'est celtœonception : la classe, unité id^ suivant, d'une seule àme, le maître; cqui est vivant, ce qui est réel/' dans la classe, les individus; et, pour 3 professeur, un devoir au?^ cable qu'impérieux, c'est de s'inquié'r toujours des individus- faire valoir tous; et de tirer quelquchose de chacun, cha^ monologue ne peut s'adresser qu'à un moyenne; le dialog^ individus.

La seconde objection de M. Bernés rt l'objection est impuissant à faire découvrir aux éves solutions nous n'enseignions, comme Socrate, q? la morale,

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618 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

trop effacé : ce ne sera plus lui qui guidera la classe, mais la classe qui le guidera. C'est lui qui s'abaissera au niveau des élèves, au lieu de les élever au sien. Pourquoi? M. Bernés ne donne pas ses raisons, et elles ne sont pas d'elles-mêmes évidentes. J'excite les élèves à présenter, puis à trouver des vérités qu'ils ignoraient : est-ce m'abaisser jusqu'à eux? J'accepte leurs bonnes réponses, je critique ou je fais critiquer les mauvaises, j'extrais de toutes ce qui s'y trouve de viable : est-ce me laisser guider par eux? Pourquoi le dialogue nous empêchera-t-il de nous élever? On ne le voit pas. Une idée que vous ferez comprendre au moyen d'une exposition impersonnelle et rapide, à fortiori la mettrons-nous au plein jour par une maieutique insistante et individuelle. Ce qui est vrai, c'est que nous ne monterons pas au-dessus de la portée des élèves, que nous ne prendrons pas notre essor au-dessus de l'atmosphère ils peuvent vivre et se sou- tenir. Le dialogue ne paralyse pas, il modère. Ce qui est vrai aussi, c'est que nous serons forcés de changer un peu notre style : au lieu des grands mots techniques, nous traduirons en termes clairs et familiers les questions compliquées. Rien de plus utile. Le dialogue ne nous rabaisse pas : il nous simplifie.

Au fond, les critiques de M. Bernés ne s'adressent pas à notre méthode, telle que nous la concevons : elles s'adressent à une autre conception du dialogue, beaucoup plus systématique, absolue et sans nuances. Ce qui déplait à M. Bernés, c'est un dialogue sans direction, un dialogue le professeur cesserait d'être professeur, cesserait d'orienter et de conduire, se ferait lui-même le simple camarade de .ses élèves, abdiquerait tous ses droits, même sa compétence et son autorité. Est-il besoin de dire qu'à nous aussi cette méthode déplairait: que nous aussi nous la trouvons chimé- rique; et que jamais nous ne l'avons proposée? M. Bernés n'aimerait-il pas les systèmes plus qu'il ne le dit? Il en voit il n'y en a jamais eu.

Quels sont maintenant les arguments de M. Bernés en faveur du mono- logue? Là était la partie vraiment importante de sa tâche, et il y a de quoi piquer noire curiosité. Or j'en distingue deux, et je crois bien n'en pas omettre.

Voici le premier : le cours est nécessaire pour donner aux élèves « l'exemple vivant d'une pensée qui se fait », pour leur montrer comment fonctionne un bon esprit. Et, retournant spirituellement contre moi une image que je m'étais permise, M. Bernés dit : a Que penserait-on d'un pro- fesseur de gymnastique, qui voudrait faire exécuter à ses élèves des mou- vements qu'il n'aurait pas d'abord exécutés lui-même devant eux? » Est- ce vraiment un privilège du monologue? M. Bernés continue à guerroyer contre un système qui n'est pas le nôtre. Ah ! s'il s'agissait d'un dialogue des élèves enlre eux, le mot porterait, et on pourrait nous comparer à des maîtres de gymnastique immobiles. Mais il s'agit d'un dialogue des élèees avec le lyrofesseur ; donc le professeur exécute les mouvements et donne l'exemple; donc le dialogue n'est pas, sur ce point, inférieur au monologue. Je m'empresse d'ajouter qu'il a même une évidente supériorité. Car enfin, s'il s'agit de donner « l'exemple vivant d'une pensée qui se fait », le monologue n'y semble pas particulièrement propre, la pensée étant presque

/

c. MÉLINAND. Le dialogue en philosophie. 019

toujours toute faite d'avance. Si les élèves assistaient à la préparation de la leçon, à la bonne heure : mais c'est alors dans le cabinet de travail du professeur que serait la vraie classe. Au contraire, le dialogue, avec sa vie propre, avec ses ébauches d'idées peu à peu mises au point, répond mieux au désir légitime de M. Bernés : il montre mieux comment une pensée se fait. L'exemple que la leçon est seule à pouvoir donner, c'est Texemple, non d'une pensée qui se fait, mais d'une leçon qu'on fait. Et si c'était ce qu'il faut apprendre aux élèves, M. Bernés aurait cent fois raison. Mais qui ne sait que ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais de leur apprendre à voir juste?

Voici le deuxième et dernier argument de M. Bernés : le monologue peut parfaitement être compris de tous. Le vrai professeur, pendant qu'il fait sa leçon, lit les impressions des élèves « sur leur physionomie, dans leur atti- tude, dans leur manière d'écrire »; il devine infailliblement l'état d'esprit de tous ses auditeurs; il modifie aussitôt sa leçon en conséquence. Le portrait est superbe, mais n'inspire-t-il pas quelques réflexions qu'il n'était pas fait pour inspirer? N'y voyons-nous pas, d'abord, qu'une leçon est d'autant meilleure qu'elle ressemble plus à un dialogue, qu'elle en a davan- tage la vie, et la souplesse, et la portée individuelle? Et si une leçon gagne tant à ressembler à un dialogue, pourquoi ne pas la transformer franche- ment en dialogue?— N'est-il pas évident ensuite que le professeur capable de parler avec cette liberté intellectuelle, avec cette clairvoyance, avec cette divination de l'état d'esprit de chaque élève, avec ces ressources d'impro- visation aussi, sera terriblement rare, plus rare à coup sûr que le maître capable d'un dialogue fécond? N'est-il pas in'aiscutable enfin que, puisqu'il faut absolument le connaître, cet état d'esprit des individus, le plus sûr et le plus pratique est encore de s'en informer en causant avec eux? Procédé grossier, je le veux, mais plus modeste et plus infaillible qu'une confiance absolue en nos facultés intuitives et divinatoires.

Voilà le plaidoyer de M. Bernés : nous étonnerons-nous de cette excessive brièveté? Évidemment non. Elle est le fait, non de l'auteur, mais du sujet. Quand on a une fois dit, de la méthode trailitionnelle, qu'elle est tradi- tionnelle, et qu'elle fait gagner un peu de temps, il semble bien qu'on en ait dit tout le bien qu'on en pouvait dire.

Récapitulons; et, en tenant compte des indications de M. Bernés, établis- sons le bilan de notre méthode.

D'abord AL Bernés reconnaît la nécessité du dialogue. C'est un premier point hors de débat, seulement il croit pouvoir, avec le dialogue, concilier le monologue. Nous, pour des raisons tirées de l'expérience, et que nous avons exposées, nous ne croyons pas cette conciliation possible. Et alors^ logiquement, le dialogue étant nécessaire, nous sacrifions le monologue.

Une seconde vérité qui se dégage de toutes les réflexions de M. Bernés lui-même, c'est, nous l'avons vu, que la leçon doit ressembler le plus pos- sible à un dialogue. Savoir, tout le temps de sa leçon, en sont les atten- tions; la modifier suivant les résistances intellccluelles ; tenir compte des impressions de chafjue élève; donner l'exemple d'une pensée qui se fait : voilà pour M. Bernés, la tâche du professeur : or il est clair que le dialogue

620 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE DE MORALE

répond exactement à ce programme. Seulement M. Bernés veut qu'on sache en sont les attentions, sans s'en informer; qu'on sente les résis- tances, sans les explorer; qu'on tienne compte des impressions, sans les demander; qu'on donne l'exemple d'une pensée qui se fait, avec une pensée toute faite. C'est accumuler les difficultés à plaisir : mais au fond, pour lui, la leçon idéale, c'est le dialogue.

En troisième lieu, nous sommes d'accord sur ce point, qu'il ne faut pas être systématique. M. Bernés y tient beaucoup : je n'y tiens pas moins que lui. Et je propose précisément le dialogue parce qu'il est le contraire d'un système; parce qu'il est souple, et varié et multiforme; parce qu'il admet en lui tous les autres procédés même le monologue : n'arrive-t-il pas souvent que, dans une causerie, une même personne parle durant quelques minutes, et n'en est-ce pas moins une causerie? Encore une fois, pour- quoi M. Bernés voit-il un système?

Et enfin, s'il est sans doute utile, à fheure qu'il est, de signaler le dia- logue aux jeunes professeurs, l'est-il de les en détourner? Leur dire de ne pas en abuser, est-ce si nécessaire? L'invasion du dialogue n'est pas immi- nente; que M. Bernés se rassure : la tradition, la routine, même la joie de faire de belles leçons, suffiront longtemps à nous défendre.

Camille Mélinand.

REVUE DES PÉRIODIQUES

PERIODIQUES FRANÇAIS

Revue philosophique de la France et de l'Étranger. (Sep- tembre 1893.) Bourdon, La sensation de plaisir. l)'' Pioger, Théorie vibratoire cl lois organiques de la sensibilité. L. Weber, La répétition et le temps. J.-M. Guardia, La misère philosophique en Espagne.

Analyses et comptes rendus. Revue des périodiques. Travau.x: du laboratoire de psychologie physiologique.

(Octobre 1893.) A. Fouillée, Vabiis de V inconnaissable et la réaction contre la science. L. Marillier, Dm râle de la pathologie mentale dans les recherches psychologiques. G. Ferrero, L'arrêt idéo-émotionnel : élude sur une loi psychologique.

Analyses et comptes rendus. Revue des périodiques étrangers.

Revus de Sociologie. Charles Gide, Vidée de solidarllé en tant que programme économique. Mécislas Golberg, Le hasard et la religion. G. de Lapouge, Le darwinisme dans la science sociale. René Worms, Essai de classification des sciences sociales.

Chronique du mouvement social. Roumanie., par C.-D. Anghel.

Notes : VInstitut international de sociologie.

Revue thomiste (Septembre 1893). Chanoine Donais, Saint Auyustin contre le Machiavélisme de son temps. R. P. Coconnier, Peut-on être hypnotisé malgré soi? R. P. Brosse, Le berceau et la première géographie des Chamites. Claude des Roches, Le Romantisme. P. Berthier, Le Néo-Molinisme et le Paléo-Thomisme.

Bulletin philosophique et comptes rendus.

PÉRIODIQUES ALLEMANDS

Philosophische Monatshefte (Natorp), Band XXIX, Hefte 5, 0. P. Carus, Die Religion der Wissenschaft, eine Skizze mis dem philosophischcn

622 REVUK DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Leben Nordamerikas. R. Hoar, Eln unaufgeklârtes Moment in der kantischen Philosophie. F. Tonnies, Werke zur Philosophie der Gcschichte und des socialen Lebens (4e art., crilique des Lois de l'imitation de Tarde).

Recensions : G. Hegnians, Die Gesetze und Elemente des ivissenschaflli- ahen Denkens. P'" Band (E. Kôni?). Herm. Schwarz, Bas Wahrnehmungs- problcm vom Stnndpunkte des Physikers, des Physiologen und des Philosophen (W. Enoch). Jul. Duboc, Grundriss einer einheitl. Tricblehre vom Stand- ■punklc des Determinismus (Fr. Jodlj. Zur Moral und Religionsphilosophie : Hugo Orphal, Die religionsphilosophischcn Anschauungen Trcndelenburgs. C Vorbrodt, Principien der Ethik und Religions philosophie Lotzes. Martin Keibei, Die Religion und dus christliche Recht gegenùber dcm modernen Moralismus; Hans Galhvitz, Das Problcm der EUiik in der Gegenwart (W. Bander).

Notices : Fr. Pillon, Vannée philosophique (E. Kôni^). Alf. Lehmann, Die Hauptgesetze des menschlischen Gefùhlsleben (C. M. Starcke). Fr. Cour- mont, Le cervelet et ses fonctions (Th. Ziehen). Fr. Paulhan, Le nouveau mysticisme (E. Kônig). Ed. v. Hartmann, Zur Geschichte und Begrùndung ■des Pessimismus (Meizer).

Philosophische Studien (W. Wundt), Band IX, Heft 1.— H. Bruns, Ueber die Ausgleichung statistischer Zdhlungen in der Psychophysik. Jul. Merkel, Die Methoden der mittleren Fehler experimentell begrimdet durch Versuche aus dem Gebiete des Raummasses. I"'" art. —Alf. Lehmann, Ueber die Bcziehung zivischen Athmung und Aufmcrksamkeit. Zur experimentellcn Aeslhetik einfucher raumlicher Formverhaltnisse. I Lightner Witmer. Tafel

des Intégrais * (y) =i^T Si ~ *''^*^'-

Archiv fur geschichta der Philosophie, Band VII, Heft 7.

€. Glogau, Gedanken von Platons Phaedon. W. Dilthey, Die Autonomie des Denkens, der konstruktive Rationalismus und der pantheistichc Monismus nach ihrem Zusammenhang in Siebzehnten Jahrhunderl. Jahresbcricht ueber sdmmtliche Erscheinungen auf dem Gebiete der Geschichte des Philoso- phie, chrausgegeben von Ludwig Stein\ E. Zeller, Die deutsche Litteratur uber die sokratische^ platonische und aristotelische Philosophie. Tocco, La Stella délia fllosofia modcrna in Italia.

Philosophisches Jahrbuch, VI, 4. -- Kiefl, Gassendis Skepticismus und seine Stellung zum Materialismus . Isenkrahe, die Objectivitat und die Sicherheit des Erkennens. Gutberlet, Fr. Paulsen's philosophie hes System. Achelis, Der Begriff des Vnbewusten bei Ed v. Hartmann. Bahlman, der Grundplan der menschlichen Wissenschaft. Baiimker, Handschriftlichcs zu den Werken des Alanus.

PÉRIODIQUE ITALIEÎS. 623

PERIODIQUES ANGLAIS ET AMÉRICAINS

Mind. (Octobre 1893.) Arthur James Balfour, A critlcism of current idealistic théories. E. E. G. Jones, On the nature of logical judgment. Prof. H. Jones, IdeaUsm and Epistemology (II). G. L. Franklin, On théories of Light Sensation. J. Ellis Mac Taggart, Tune and the Hegelian dia- lectic (I).

Discussions : Swvival of the Fiftest and Sensation Areas, S. Mck Cattell. Immédiate Resemblance, W. James.

Philosophical Review. (Septembre 1893 ) Pro^ John Watson, Metaphysic and Psychology. D"" Eliza Ritchie, The ethical implications of determinism. Prof. James Seth, The truth of empiricism. D'' Erich Adickes, German Kantian Bibliography.

International Journal of Ethics. (Octobre 1893.) H. Sidgwick, My station and its duties. \V. L. Sheldon, What justifies private property. John S. Billings, The effects ofhis occupation iipon the physician. Josiah Royce, The Knowledge of gord and evil. G. M. Wilhams, On a phase of modem epicureanism.

Discussions : On the meaning of the term. « Motive » and on the Ethical Significance of Motives, D. G. Ritchie. « On Human Marriage », A reply to G. IV. Starcke, Edw. Westermarck. Moral distinctions, Neville Tebbutt.

PÉRIODIQUE ITALIEN

Rivista Italiana di Filosofia. (Septembre-octobre.) R. Mariano, La dottrina dei XII Apostoli e la critica storica. F. de Sarlo, Le teorie moderne sulla psicologia délia suggestione. —G. M. Ferrari, Pensieri sn'l tello.

BoIIettino pedagogico e filosofico.

Necrologia : Jacob Frohschammer.

NÉCROLOGIE

M JO'WETT

Le mois dernier nous a apporté la nouvelle de la mort, à Vàge de soixante-seize ans, de M. Jowett, maitre de Balliol Collège, à Oxford. Nommé en 1855 professeur de grec à Oxford, il collabora, en 1859, à la rédaction des « Essaysand Reviews », ouvrage qui a fait époque dans l'his- toire de l'Église anglicane : la largeur de ses vues religieuses déplut si fort à la majorité des professeurs de l'Université que son traitement fui, cette année-Jà, suspendu. M. Jowett intéresse le public philosophique par ses théories théologiques, inspirées, en grande partie, par les travaux de l'École de Tubingue, et par sa traduction des œuvres de Platon, qui a fait, en quelque sorte, de Platon un classique anglais. Mais sa grande œuvre a été son influence sur ses élèves et son action sur l'Université. Membre de l'Église anglicane, il ne s'est jamais marié afin de se consacrer tout entier à obtenir les réformes réclamées à Oxford par le parti universitaire pro- gressiste. Il est mort, entouré de la vénération de tous, après avoir eu la joie d'assister, comme théologien et comme réformateur universitaire, au triomphe de ses idées.

Le fféraiit : Ch. Schifker.

TABLE DES AUTEURS

369-381

Anonyme. La philosophie au collège de France

Bernés (Marcel). - La méthode et les principes de 'la' philosophie' du

droit a propos du livre de M. G. Richard... . ,8, ,„„

Le dialogue comme méthode d'enseignement de 'la'phii^^ophie"..' 488-491 Berthelot (René). - Les transformations du droit, par G. Tarde ,^07 Zl Bertrand (Alexis). - Lettres inédites de .Maine de Biran à André-Marié

Aiïi itèro

Brochard (Victor). - Les prétendus sophismes'dë'zénon d'Élée. ' ^ oogioll

Brunschvicg (Léon). - Sur la philosophie d'Ernest Renan '.'■" ' S6dl

La philosophie de l'inconscient, par Desdouits " 403-4io

La logique de Spinoza 453 467

Couturat (Louis). L'année philosophique, par F. Pillon^ !.'.'.'..'.'. '.' V^-So

Note sur la géométrie non euclidienne et la relativité de l'espace' 30=>-309

Levolutionnisme physique et le principe de conservation de

le

Criton. Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste. ....".*.'.".".' "' 592.533

Delbos (Victor). Le problème moral dans la philosophie de Spino/a 106-139

Evellin (François). - Le mouvement et les partisans des indivisibles. . 383-395

Halevy Elie). Deux manuels de philosophie platonicienne ''81.301

La causalité efficiente, par Fonsegrive. 607-614

Lechalas (Georges). La géométrie non euclidienne et le principe 'dé

s'"''>'t»^''^ 199.001

Noie sur les arguments de Zenon d'Elée 396-400

Lutostawski (w.). - Sur l'enseignement de la philosophie .'."."'.' 48B-487

Mac Taggart (Ellis). - Du vrai sens de la dialectique de Hegel.. . . 53S-5o--> Melmand (Camille). - Le dialogue dans l'enseignement de la philoso-

^\\' ;••••- 157-162

Keponsc a M. Bernés 6ri-6->0

Mllhaud (Gaston). Le concept du nombre chez les Pythagoriciens.!! 140-156

Réponse à M. Brochard 400-iO'

Noël. Le -Mouvement cl les arguments de Zenon d'Élée 107-125

Penjon (A.). Spir et sa doctrine 21G-248

Poincaré (Henri). Le continu malhémali(iue .'.'.".. ' 20^34

Le Mécanisme et l'expérience 53Î-5;n

Rauh (Frédéric). Essai sur (|uelques problèmes de philosophie prc-

"lière , .,„

, •i.)-()2

Les diverses formes du caractère, d'après M. Blhot 492-506

Ravaisson (Félix). Métaphysique et Morale "5.25

626 TABLE DES AUTEURS.

Remacle (Georges). Essai sur le caractère général de la connais- sance 249-280

La psychologie des Idées-forces, par M. Fouillée 516-606

Riquier (C). De l'idée de nombre considérée comme fondement des

Sciences mathématiques 346-368

Ruyssen (Théodore). Rickert : der gegensland der Erkentniss 411-420

Sully Prud'homme. Sur l'origine de la vie terrestre 324-345

Tarde (G.). Réponse à M. Berthelot 573-575

Weber. L'évolulionnisme physique 425-452

Winter (Max). problème de la vie, par Charles Dunan 167 180

TABLE DES ARTICLES

ARTICLES ORIGINAUX

Connaissance (Essai sur le caractère général de la), par G. Remacle... 249-280

Continu mathématique (le), par H. Poincaré 2(1-34

Dialogue philosophique entre Eudoxe et Ariste. par Cri ton 522-533

Évolutionnisme physique (1'), par L. Weber 425-452

Hegel (du vrai sens de la dialectique de), par J.-E. Mac Taggarl 538-552

Maine de Biran (Lettres inédites de à André-Marie Ampère), com- muniquées par A. Bertrand 313-323 461-484 533-563

Mécanisme et Expérience, par H. Poincaré 534-33"

Métaphysique et Morale, par F. Ravaisson 6-25

Nombre (le concept du chez les Pythagoriciens et les Éléatesi 140-156

Nombre (de l'Idée de considérée comme fondement des sciences

mathématiques), par C. Riquier 346-368

Philosophie première Essai sur quelques problèmes de), par F. Rauli. 3o-(')2

Spinoza la logique de), par L. Brunschvicg 453-467

Spinoza (Le problème moral dans la philosophie de), [lar V. Delbos... 126-131>

Spir et sa doctrine, par A. Penjon 2i6-24S

Vie (Sur l'origine de la terrestre), par Sully Prud'homme 324-345

Zenon d'Élée (le mouvement et les arguments de), par G. Noël 107-125

Zenon d'Élée (les prétendus sophismes de), par V. Hrocliard 209-215

DISCUSSIONS

Discussion (la en philosophie) 163-166

Droit (Les transformations du), réponse à M. R. Bcrlhelot par G. Tarde. 573-575 Évolutionnisme (1' physique et le principe de la conservation de

l'énergie), réponse à M. L. Weber par L. Couturat 564-572

Géométrie non euclidienne (la et le principe de similitude), réponse

à .M. L. Couturat par G. Lechalas 109-201

(Note sur la et la relativité de l'espace), réponse à M. Lechalas

pur L. Couturat ;)(»2-;!(l'.i

Zenon d'Elée propos de). Le mouvement et les partisans des

indivisibles, par F. Evellin.. . 383-395

Note 'Sur les arguments de Zenon d'Élée, par G. Lechalas 390-100

Réponse à M. Brochard, jiar G. Milliaïui 40fl-4fli

^28 TABLE DES ARTICLES.

NOTES CRITIQUES

Bénard ^Charles). Platon, sa philosophie (E. Halévy) 288-301

Desdouits. Philosophie de l'inconscient (L. Brunschvicg) 405-410

Dunan (Charles). Le problème de la vie (Max Winter) 167-180

Dupuis (J.). Théon de Smyrne; exposition des connaissances mathé- matiques utiles pour la lecture de Platon (E. Halévy) 281-288

Fonsegrive (J.). La causalité efficiente (E. Halévy) 607-614

Fouillée (A.). La psychologie des idées-forces (G. Remacle) 576-606

Plllon (F.). L'année philosophique (L. Couturat) 63-85

Renan (E.). Sur la philosophie d' (L. Brunschvicg) «6-97

Ribot (Th.). Les diverses formes du caractère (F. Rauh) 492-506

Richard (G.). L'origine de l'idée de droit (M. Bernés) 181-198

Rickert. Der gegenstand der Erkentniss (Th. Ruyssen) 411-420

Tarde (G.). Les transformations du Droit (R. Berthelot) 507-518

ENSEIGNEMENT

369-381

Collège de France (La philosophie au)

Dialogue (le dans l'enseignement de la philosophie), articles de MM. C. Melinand, 157-162. W. Lutoslawski, 485-487. M. Bernés, 488-491 et C. Melinand 615-020

Facultés la philosophie dans les de France) 98-100

NÉCROLOGIE

M. Ad. Franck '^^'^

M. Jowett ^-'*

M. H. Taine -^^

Coulommiers. Imp. P. BhODAHD.

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

SUPPLÉMENT

(n° de juillet 1893)

La suggestion dans l'art , par

M. Paul SouRiAu, ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à la Faculté des lettres de Lille. Paris, Alcan, 1893.

La meilleure marque de la valeur de cet ouvrage, c'est l'impossibilité de l'ana- lyser. Il n'est lui-même en effet qu'une série d'analyses, fines et précises, qui témoignent d'un goût exercé, d'une infor- mation étendue, surtout d'une parfaite loyauté d'observation, qualités plus rares qu'on ne croirait, chez les philosophes qui ont traité les problèmes de l'esthétique. Ces analyses nous montrent comment l'ar- tiste peut hypnotiser le spectateur ou l'au- diteur, soit par la fascination d'un unique point lumineux, soit par la continuité d'un rythme monotone, et comment il sait mettre à profit cet état d'hypnotisme pour suggérer les représentations ou les sentiments qu'il veut, pour faire voir sur la toile, ce qui n'y est pas en réalité, la perspective, le relief, le mouvement, et même, comme dans V Angélus de Millet, le son des cloches, pour nous donner, comme fait la musi(iue el surtout l'art dramatique, des sentiments d'emprunt qui retentissent elTectivement en nous, et qui parfois donnent naissance à de nou- velles personnalités vivant en nous, d'une vie inconsciente, et s'imposant malgré nous à notre imagination.

Les ingénieuses et pénétrantes analyses de M. Souriau ont en elles-mêmes leur vérité el leur valeur. Je ne sais, par contre, si elles suffisent à prouver la thèse fondamentale de l'auteur. M. Sou- riau s'est défié des idées générales et des discussions abstraites; si elles ont sou- vent rendu de bien mauvais services à l'esthétique, elles n'en sont pas moins nécessaires pour déterminer le caractère et pour prouver la vérité d'une proposi- tion philosophique. Avant d'identifier l'art

avec l'hypnotisme et la suggestion, encore faudrait-il savoir dans quel sens il con- vient dentendre ces termes. Si la sug- gestion est un état pathologique, si elle provoque en nous des illusions, qui au lieu d'être le prolongement des sensa- tions fournies par la réalité, sont en contradiction avec les phénomènes du milieu extérieur, alors le terme de sug- gestion ne s'applique avec exactitude qu'à des formes inférieures de l'art, qui emploient le trompe-l'œil, la fantasma- gorie, ou bien qui excitent les nerfs jus- qu'à nous faire perdre la conscience de toute réalité donnée. Si, au contraire, la suggestion n'est qu'un nom particulier de l'imagination, alors le rapprochement va de soi, la thèse perd de son piquant et de son originalité, mais elle est vraie, ce qui vaut mieux, et elle est féconde, à en juger par les études consciencieuses et subtiles de M. Souriau.

La perception et la psychologie, par DoMET DE VoRGEs. 1 vol. in-8, Paris, Roger et Czernoviz.

Ce livre, dans lequel M. Domet de Vorges se propose de convertir les « spi- ritualisles cartésiens » à la « philosophie traditionnelle », a déjà trouvé place, sans doute, dans toutes les bibliothèques tho- mistes. Comme plusieurs autres, .M. Domet de Vorges se propose de traduire » les doctrines de saint Thomas dans la ma- nière contemporaine de formuler et de développer sa pensée » (p. 27i').

On trouve, dans l'ouvrage de iM. Domet de Vorges, des citations éparses de saint Thomas, des lambeaux de manuels de physii|ii(', ou de physiologie, une étrange théorie du langage, et peu de substance. Nous sommes prêts à admettre que « l'expéi'ience se fait par le concours de la sensation et de rintelligeiice » (p. vu); nous admettons, si l'on veut, que l'apport de l'intelligence consiste

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dans l'idée d'être, et dans les notions qui en sont dérivées : unité, nombre, sub- stance, temps, vrai, beau et bien. Mais alors, si l'intelligence saisit l'être, ailleurs identifié à l'universel, pourquoi venir nous annoncer, comme on ferait d'une grande découverte, que « la perception >> et même « la sensation » sont objectives? Ajoutons que ■< la notion d'étendue ne s'explique pas très bien par cette circonstance qu'un corps plus étendu agit sur nos sens par plus de parties » (p. 48), et que intelli- gere ne vient pas de intus légère, quand bien même « l'intelligence consisterait à savoir le fond des choses, que les ani- maux ignorent absolument » (p. 58).

La recherche de l'unité, par E. de RoBERTY. 1 vol. in-18, de la Bibliographie contemporaine Alcan.

Le dualisme est l'erreur fondamentale de l'esprit; l'agnosticisme n'est qu'une forme du dualisme. Pour échapper à l'il- lusion, il suffit de comprendre le principe de l'identité des contraires, lorsque, dépas- sant toutes les étapes intermédiaires de la pensée, nous atteignons le dernier terme de nos recherches. L'être et le non-être sont identiques, et c'est parce que nous substantialisons le non-être, que nous obtenons des oppositions fausses, telles que : le noumène et le ■phénomène, l'absolu et le relatif. Le monisme, le « monisme scientifique », F « athéisme scientifique » ou « psychologique » est le vrai.

Certes M. de Roberty est un penseur de bon sens et d'entendement clair. Nous n'en voulons d'autre preuve que ce juge- ment porté sur la philosophie de Kant (p. 88) : « L'étonnement profond cette rencontre providentielle du sujet et de l'objet plongea Kant se comprend à son époque. Mais le même parallélisme perd aujourd'hui sa valeur d'énigme insoluble. La nécessité logique devient simplement une autre face (envers ou endroit, selon le point de vue de l'observateur) de la nécessité physique ou mécanique. Pourquoi alors appeler monisme une doctrine qui oppose le temporel au spi- rituel, le logique au physique, qui n'est qu'un dualisme confus et dont les termes sont mal choisis? Pourquoi surtout la lecture du livre de M. de Roberty est- elle si singulièrement laborieuse et rebu- tante? Peut-être est-il dangereux pour un matérialiste de parti pris d'étudier, comme semble l'avoir fait M. de Roberty, la phi- losophie de Hegel. On se souvient, en

lisant M. de Roberty, du mot de Pascal : « Les athées doivent dire des choses par- faitement claires ».

Evolution and man's place in nature, by H. Calderwood, prof, of Moral Philosophy, university of Edin- burgh.

Après avoir reconnu (chap. i) la force de la thèse évolutioniste, puis (chap. ii) énuméré certaines difficultés, d'ordre scientifique, qui semblent s'opposer à la solution, dans le sens évolutionniste, des problèmes relatifs à l'origine et aux trans- formations de la vie, M. Calderwood passe outre, et déclare impossible de rendre compte des « caractéristiques de la vie humaine » (chap. m) sans l'hypothèse d'une « double nature ». L'homme est doué de la faculté d'interpréter ses sensa- tions : il est capable de langage et de réflexion. Au lieu d'être produit par son milieu, on peut dire qu'il le produit, ou du moins le modifie (chap. v, vu). Com- ment s'y prend M. Calderwood pour affirmer qu'il y a dans la nature, à la fois, et dualité et continuité, et concilier ces deux thèses par l'idée d'un Dieu imma- nent à la nature et pourtant transcen- dant — transcendant et cependant im- manent », on ne le voit pas bien. Le livre de M. Calderwood, assez riche en faits scientifiques, est souvent traversé par des réminiscences kantiennes : peut- être, néanmoins, sera-t-il permis d'y re- gretter l'absence de tout esprit critique. 11 ne suffit pas de constater, dans les conclusions de la science contemporaine, certaines contradictions ou certaines dif- ficultés : ces constatations ne peuvent servir, à la rigueur, que de documents ou d'indices. Il faudrait démontrer ces contradictions, c'est-à-dire faire voir en elles la condition nécessaire de la pensée.

The Evolution of Religion, by E. Gaird, prof, of Moral Philosophy, Glasgow University. 2 vol. in-8, Glasgow, Madehouse.

Cet ouvrage, composé de 22 leçons, professées pendant deux années à l'Uni- versité de Saint-Andrews, contient une interprétation métaphysique et morale de la religion chrétienne, inspirée par l'esprit de la dialectique hégélienne. Le moment de la religion objective et le moment de la religion subjective se trouvent conciliés dans la religion chrétienne, interprétée au sens le plus philosophique et le plus large. Peut-être convient-il de faire des

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réserves sur une méthode qui n'est ni purement historique (le même moment dialectique comprend les ascètes boud- dhistes, les prophètes d'Israël, les sages stoïciens, les puritains de la Réforme, et Kant), ni purement dialectique (puisque le livre conclut à l'acceptation du dogme chrétien). Mais on ne peut que louer les très intéressants chapitres sur l'idée d'infini (discussion des théories de Max Millier : l'infini comme pure négation du fini, et de M. Spencer : l'infini comme l'inconnaissable, l'absolu dont nous con- naissons seulement les négations et les limitations finies) et les pénétrantes études sur l'enseignement moral de Jésus, de saint Paul et de saint Jean (vol. Il, 6«, !<■, S' et 9' leçons).

Die "Willensfreiheit und ihre Ge- gner von D'' Constantin Gutberlet, 1 vol. in-8, Fulda, Fuldaer Actiendruckerei, 1893.

Chapitres : I. Qu'est-ce que le libre arbitre? II : Preuve du libre arbitre. III. La statistique morale. IV. Le libre arbitre et l'anthropologie (Lom- broso). V. Le libre arbitre et la psycho- logie physiologique (Wundl, Munster- berg. Th. Ziehen). VI. Le libre arbitre et la spéculation (Schopenhauer, Rée, Paulsen, H. Hôffding). VII. Le libre arbitre et la mécanisme universel (Lotze).

Dans ce plaidoyer pour la liberté, ou plus exactement, pour le libre arbitre, sont consciencieusement analysées, et non moins consciencieusement réfutées, les principales théories déterministes con- temporaines.

Il Griterio per la suelta délie Co- gnitioni, par N. Fornelli. Extrait de la Hivista italiana de Filosofia, Rome, novembre-décembre 1892.

D'après quel critère faut-il établir les programmes d'enseignement et choisir les matières de ces programmes? Telle est la question que se pose M. Fornelli? Pour lui l'éducation doit avoir une fin non purement individuelle, comme serait le plus grand développement possible des facultés de l'élève, ni purement humaine comme serait le plus haut degré possible de culture générale mais collective et sociale. L'éducation consiste essentielle- ment en une adaptation ; u par l'éducation, nous adaptons ceux qui doivent nous suc- céder à la vie que nous vivons ». On trouvera donc le critère cherché dans l'idée d'une éducation « qui, relative à un temps, à un milieu, à un pays, se propo-

serait de développer toutes les facultés de l'homme, considéré comme individu et comme citoyen, en vue de l'existence humaine et nationale ». Le vrai système pédagogique ne devrait pas être tout uti- litaire, c'est-à-dire se borner à des résul- tats pratiques, ni entièrement classique à étudier l'antiquité pour elle-même, mais national. Or, quand il s'agit d'un pays de race latine, et surtout de l'Italie, "c'est dire qu'il devra être fondé principalement sur l'étude de la langue et de la littérature romaines. Ainsi « il sera proprement adapté à la vie italienne constituée sur- tout par une stratification profonde de romanisme antique et moderne ».

C'est là, pour un problème aussi com- plexe, une solution qui peut paraître un peu simple.

CORRESPONDANCE

A Monsieur le Directeur de la Revue de Meta" physique et de morale.

Monsieur le Directeur,

Le dernier numéro de votre Revue con- tient sur mon livre : Platon et sa Philoso- phie, etc., un compte rendu avec une ap- préciation qui est loin de m'être favorable. Les critiques principales me paraissant mal fondées, je pense que vous ne me refuserez pas de brièvement y répondre.

L'auteur blâme ma méthode, « d'où découlent, dit-il, toutes mes erreurs », et il m'indique la sienne. Je n'ai pas assez donné d'importance au mythe platonicien. Selon lui, tout ce qui est de Dieu comme être personnel, de ses attributs moraux; ce qui est aussi de l'âme humaine, de sa nature, de sa spiritualité, de son immor- talité, etc., est de la pure m>/lholof/ie dans Platon. Le reste appartient à la dialecti- que. Je la connais très bien cette méthode, c'est celle que, sous un autre nom, je combats partout dans mon livre. C'est la méthode he'f/élienne ou sémi-hcgélieiine qui conclut à un Dieu impersonnel, sans con- science, etc., et qui nie l'immortalité de l'âme au sens vulgaire, c'est-à-dire la sur- vivance de la personnalité. Je ne suis pas tout à fait de cet avis; et c'est pourquoi j'ai, selon lui, « christianisé Platon », soit; mais encore fallait-il le prouver. Votre collaborateur affirme et ne prouve pas; sa critique est toute dogmatique. Pour moi,, ce n'est pas de la vraie critique.

_ A _

Il me reproche aussi mon éclectisme. 11 en parle avec un grand dédain. Qu'en- tend-il par là? A mes yeux, Platon (sa doc- trine) n'est pas toute d'une pièce. Il y a chez lui des éléments divers qu'il est très difficile de concilier. J'ai cherché, autant que possible, à le faire. Quand je ne l'ai pu, je me suis abstenu. Il faut, dit-il, que ■dans un système, tout se tienne, ou ce n'est plus un système. Je suis de son avis; mais, en fait, je ne connais pas un seul système, ni ancien ni moderne, qui ait cette homogénéité parfaite. Je le regrette pour Platon. Je n'ai pas cru, pour cela, exclure de sa philosophie les vues grandes eDécondes, les immortelles vérités qu'elle contient. Cela fait-il tort à mon œuvre? J'en appelle à d'autres juges. Pour moi, j'aime mieux ce Platon inconséquent, même un peu christianisé, que le Platon sceptique ou demi-sceptique de la nouvelle Académie, ou que le Platon panthéiste, hégélien ou semi-hégélien que l'on propose. En tout cas, je crois avoir suivi la vraie méthode historique. Celle qu'on appelle ici scien- tifique (puisque c'est le mot) ne l'est pas; car elle fausse la vérité historique. Mais ce que mon critique ne voit pas, c'est qu'il est lui-même, à sa façon, éclectique. Il l'est puisque sa méthode choisit, retranche, exclut, etc., seulement on ne voit pas trop ce qu'elle maintient et conserve. C'est, dit- il, « de l'idéalisme critique ». Quel est cet idéalisme? On se garde bien de le définir. En attendant on fait de la science et de la critique idéaliste.

L'auteur de l'article trouve que j'ai mal fait d'adopter la division banale en Dialectique, Physique et Ethique, qui n'est pas de Platon, mais de son disciple Xéno- crate. Je le sais et je l'ai dit (p. 84). J'ai dit aussi pourquoi néanmoins je la suis : c'est qu'elle est daus l'esprit de la phi- losophie platonicienne; c'est qu'il n'en est pas d'autre qui ne soit arbitraire, aussi tous les historiens l'adoptent et la sui- vent (Zeller, etc.). Tout est dans tout dans Platon. Encore faut-il un ordre quelcon- que. Aime-t-on mieux la division, non moins banale, mais plus vague, du vrai, du bien et du beau, qui n'est pas plus dans Platon et qui est loin de remédier à la confusion? Quand on critique ainsi, il faut au moins indiquer quelque chose à mettre à la place.

Je n'ai pas bien compris la Physique de Platon, ni apprécié sa valeur scienti- fique. On prend soin de m'indiquer ici les

points principaux que j'aurais surtout approfondir. J'avoue que je m'en tiens à croire que la Physique de Platon est la plus faible et la plus incertaine partie de son système. Elle présente d'ailleurs des difficultés d'interprétation que j'ai laissé aux savants à résoudre. Cela n'en- trait pas dans mon dessein. Pourquoi me faire un grief de ce que je n'ai pu ni voulu entreprendre? Mon livre s'adresse à un public éclairé, non aux savants qui ont intérêt à connaître Platon dans cette partie de ses oeuvres et qui sont compé- tents pour la juger (V. Préface). Mon cri- tique s'y essaie volontiers et montre sa compétence. Je l'en félicite et l'engage à continuer.

La partie de mon livre que j'ai eu le plus à cœur de développer est celle j'expose la philosophie pratique (l'Éthique) de Platon et qui contient : la Morale, la Politique, VEducation, VEsthétique et la Rhétorique. Mon critique veut bien m'ac- corder que j'y suis « exact ». C'est déjà beaucoup. Il y aurait même lieu, peut-être, dit-il, à me louer, mais il aime mieux m'indiquer mes défauts. Ce qui le choque avant tout, c'est que j'appelle Platon le plus grand des moralistes anciens et que je mette Aristote au-dessous de lui comme moraliste.

Je sais qu'aujourd'hui il est assez de mode de préférer en tout Aristote à Platon ; je sais que l'eudémonismed'Aristote, moins hautement prisé et même critiqué, autre- fois, est maintenant relevé, réhabilité, préconisé, à condition, il est vrai, d'être transformé et cela de deux côtés : comme étant une morale esthétique, un peu mys- tique, dont le point culminant est l'amour, un amour, il est vrai, tout platonique; d'autre part le néothomisme cherche à accorder la morale d'Arislote avec le dogme chrétien. Je ne veux entrer dans aucune discussion à ce sujet. Que l'on admette la morale esthétique ou thomiste d'Aristote, ou qu'on s'en tienne à l'endé- monisme ordinaire, peu m'importe. Il me suffit que j'aie été exact au moins dans cette partie de mon livre. C'est mon ambi- tion.

Veuillez agréer l'assurance de ma considération tout à fait distinguée.

Ch. Bénard,

ancien professeur de Philosophie.

Coulommiers. Imp. Paul BRODARD

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

SUPPLÉMENT

(X" DE SEPTEMBRE 1893)

François Bacon, par G.-L. Fonsegrive. professeur au lycée Buffon. Paris, Lethiel- ieux, 1893.

On peut se placer, pour condamner Bacon, à deux points de vue : celui de Liebigou celui de J. de Maistre. C'est de J. de Maistre que se souvient M. Fonsegrive. L'ouvrage se divise en trois parties. La première (la Polémique) énumère et discute les juge- ments portés par Bacon sur les philo- sophes de l'antiquité et du moyen âge : on y trouve un éloge, fort oiseux, de la physique aristotélicienne, et une apo- logie, très peu probante, de la science des Scolastiques. Dans la seconde, le Sys- tème est exposé : on regrette d'y ren- contrer un étrange plaidoyer en faveur de l'induction aristotélicienne, et de ne pas y rencontrer même un essai d'inter- prétation de la théorie des formes. Enfin le livre III est un réquisitoire sont attribués à Vlnfluence de Bacon tous les maux des temps modernes. Cependant l'idée de science pratique, telle que Hobbes mieux que Bacon, Descartes mieux que Hobbes, ont travaillé à la définir au xvii« siècle, et l'idée d'humanité, telle que l'ont introduite dans le monde les encyclopédistes français, les hommes d'action de la Révolution, et les méta- physiciens d'Allemagne, restentde grandes idées, dignes de l'attention et du respect de l'historien et du philosophe.

Les principes de l'Idéalisme scien- tifique, au point de vue psychologique, historiq uc et logique, par G. DwELSH.^ UWERS, 1 vol. in-8. Paris, Fischbacher, 1892.

Ce livre est l'éloquent plaidoyer d'un Belge en faveur de 1' >< Idéalisme scien- tifique ». Réhabiliter l'idée de force en psychologie (chap. i, le Problème de la connaissance et la Psychologie contem- poraine), replacer la philosophie au sommet de la hiérarchie des sciences (chap. II, Sciences^ et philosophie dans leurs rapports, et Essais de classifica- tion des sciences), et l'art, ou expression immédiate de l'idée dans le sensible, au terme de la philosophie (chap. m, les

Eléments de la connaissance synthétique) : telles sont les thèses développées par M. Dwelshauvers, toujours avec infiniment de passion et d'esprit.

Leçons sur les origines de la science grecque, par G. .Mii.haud, pro- fesseur de mathématiques spéciales au lycée de Montpellier. Paris, Ah-an, 1893.

On peut contester la conception que semble se faire M. Milhaud de la méthode d'explication scientifique. Les sciences ne nous donnent qu'un ensemble de sym- boles arbitraires, de procédés commodes pour l'interprétation des phénomènes natu- rels, soit : encore faut-il que ces « pro- cédés » soient ou rationnels ou expéri- mentaux; or M. Milhaud semble vouloir qu'ils ne soient ni ceci ni cela. On peut contester, de même, l'esprit <■ posi- tiviste » qui inspire trop souvent M. Mil- haud dans son interprétation des théories scientifiques des premiers |)hilosophes grecs : à quoi bon se donner tant de mal pour essayer de nous faire comprendre, à l'aide d'analogies physiques et de mé- taphores matérielles, ce qu'.\naxagore pouvait entendre par «< l'Esprit •• ? Et cependant les « leçons de M. Milhaud sont mieux que de simples leçons d'expo- sition; on y trouve des analyses pro- fondes et des réflexions qui témoignent d'un réel esprit philosophique. Bornons- nous à citer le lumineux chapitre dans lequel M. Milhaud oppose le symbolisme spatial dès pythagoriciens, qui procède par points discontinus, à celui des Eléafes et des Platoniciens, qui emploie des gran- deurs continues. Aussi bien les lecteurs de la Revue de Mélnpfii/sique et de }îoi'ale ont pu apprécier cette îeçon, qui a paru ici même, et y a soulevé une polimique. Il est vivement à souhaiter que .M. .Milhaud pousse plus avant, et poursuive, par exemple, jusqu'aux temps d'Anhimède ses intéressantes recherches, sur im do- maine jus(]u'ici trop peu exploré en France, sauf de glorieuses exceptions.

Darwin and Hegel, with other philosophical studies. par IJ.-G. Rn-

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cHiE, fellow of Jésus Collège, Oxford. Lon- don, Swati Sonnenschein and Co, 1893.

Nous laissoiis de côté plusieurs essais (lui portent sur des problèmes de phi- losophie politique, et nous bornons notre examen aux deux premières éludes, dont l'une donne son titre au volume (Des idées d'origine et de valeur Darwin et Hegel), et qui ont pour objet de proposer un traité de paix, un concordat entre le transformisme darwinien et la dialectique hégélienne. Voici les bases du compromis : l" Le transformiste substituera, à la théorie de l'adaptation, la théorie, défendue par Weissmann, de la sélection naturelle, théorie qui seprêtemieux, selon M.Ritchie, aune interprétation finaliste. 2" Le dis- ciple de Hegel renoncera à la conception hégélienne de la contingence. Car chez Hegel, qui, sur ce point, suit Aristote. le hasard demeure une cause objective qui agit dans les choses, au lieu d'être un nom pour notre ignorance. Or la théorie de la sélection naturelle nous permet de rendre compte scientifique- ment de l'élément de contingence, de l'élément historique de l'univers.

Sur ces deux points, nous oserons ne pas adhérer au compromis proposé par M. Ritchie. T II reste que la théorie scientifique de l'évolution explique tou- jours l'évolution par des causes extérieures a l'être évoluant, par une simple suppres- sion d'obstacles, tandis que la dialectique hégélienne explique l'évolution dialectique d'une idée par les contradictions internes de cette idée. La caractéristique de l'idéalisme hégélien est d'être non pas un monisme, au sens vulgaire du mol, mais une dialectique, qui cherche à atteindre le réel par une élimination graduelle de points de vue. Le hasard n'est qu'un nom de notre ignorance, soit. Mais la question est de savoir si notre science, ayant pour objet un univers tem- porel et spatial, n'est pas une science indéfinie, qui implique nécessairement de l'ignorance, et si le point de vue du déterminisme et le point de vue de la contingence ne sont pas deux points de vue abstraits au même degré, et éga- lement nécessaires. Mais la thèse de M. Ritchie a beau être contestable, elle est curieuse, et défendue avec talent.

Nous nous contentons aujourd'hui de signaler l'apparition de l'Année philo- sophique de 1892 (Alcan). Le plan en est exactement parallèle à celui de l'année précédente. M. Dauriac, à propos encore du livre de W. James, trait,e de la nature

de l'émotion. M. Pillon suit cette fois l'évolution historique de l'Idéalisme. Enfin M. Renouvier étudie le pessimisme dans son principe métaphysique : il essaye de montrer que la philosophie de Schopen- hauer est comme une dégénérescence des doctrines catholiques, et que le monisme substantialiste est la base commune des systèmes pessimistes, qui s'écroulent avec lui.

M. DuNAN vient de publier chez Delà- grave le premier fascicule (Psychologie) d'un Cours de Philosophie dont nous aurons occasion, lorsque l'ouvrage sera complet, de louer les qualités originales : tout en suivant d'une façon générale l'ordre du programme officiel, ce cours renferme une véritable doctrine, à la fois apin-ofondie et claire, exposée par elle- même, en dehors de toute polémique, sous une forme simple et substantielle.

Louons aussi les efibrls que font plu- sieurs écrivains pour asseoir sur une base solide les cours de philosophie i\m vien- nent d'être institués pour les élèves de classe supérieure des sciences, M^Lalamde, dans ses intéressantes Lectures sur la Philosophie des Sciences (Hachette), et M. A. Bertrand, dans ses très complets Principes de Philosophie scienti- fique et de Philosophie morale (Delaplane).

Revue philosophique. Dans l'his- toire des sciences, il arrive qu'à un mo- ment donné, grâce à un concours heureux d'études et de découvertes, la lumière se fait brusquement sur une question. Le cas vient, semble- t-il, de se présenter pour le problème de la fécondation dont M. Kœhler (avril 1893) Povrqvoi ressem- blons-nous à nos parents. Étude physiolo- gique sur la Fécondation) et M. Delage {La nouvelle théorie de l'hérédité de Wiss- rnann, juin 1893) nous entretiennent dans la Revue philosophique. M. Kœhler essaye de coordonner les résultats acquis, pour en tirer une théorie définitive. La loi géné- rale de la vie cellulaire étant la division, la parthénogenèse, qui en est la consé- quence immédiate, est le fait primitif et normal. Mais, au bout d'un certain nombre de générations , la race s'est épuisée dans cette reproduction perpétuelle, elle éprouve un besoin de rajeunissement qui se satisfait par la fusion en une plura- hté de diverses cellules (formation d'un plasmodium générateur). Enfin le nombre des cellules se réduit à deux, qui peu à peu

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se différencient, grâce aux progros de la division du travail, jusqu'à devenir deux demi-cellules : l'a-nf d'une pari qui acca- pare en quelque sorte, pour la nourriture de l'être futur, le plasma de trois demi- cellules avortées et rejelées par l'émis- sion des glolndes polaires, et le sperma- tozoïde dégagé de tout plasma et réduit à son minimum de volume : la réunion de c'es deux demi-cellides forme la cellule- mère de l'organisme.

Comment, ces phénomènes de la fécon- dation étant définitivement connus, est-il possible tl'expliquer par des lois inva- riables la variabilité des espèces et des individus"? Comment en un mot rendre compte de l'hérédité avec ses efTets si complexes, si divers et même en appa- rence si capricieux? M. Delage résume la dernière des solutions que Weissmann a proposées pour cette difficulté. Toutes les cellules de l'organisme contiennent un certain nombre d'éléments dont chacun contient en lui le germe de l'organisme complet, mais leur évolution se fait de deux manières différentes : les unes, à mesure-qu'elles se reproduisent, se déter- minent de plus en plus jusqu'à former un tissu particulier du corps, et ce sont les cellules somaliques; les autres trans- mettent à leurs filles l'intégralité de leurs caractères, et ce sont les cellules germi- natives. Mais la double division réductrice qui s'opère au moment de la fécondation dans les cellules mâles comme dans les cellules femelles, expulse arbitrairement six des éléments sur huit. Ces huit éléments peuvent être d'ailleurs différents, parce qu'ils proviennent d'ancêtres différents; de plus, des deux éléments qui entrent dans la composition de la cellule géné- ratrice, un seul suffit souvent à déter- miner le caractère de la cellule engendrée, «le sorte que pour chaque individu il se fait un choix, tout mécanique d'ailleurs, entre un certain nombre de combinaisons dont le succès est également possible dans des conditions données. Tel est le principe le plus général de la théorie de Weissmann; sa valeur philosophique tient à ce qu'elle comi)rend en elle et expli«[ue les faits qui jusqu'ici paraissent être le plus contraire aux principes de l'hérédité, par exemple les différences entre les frères et sœurs, ou la ressemblance d'un petit-fils avec le grand-père maternel, sans ressemblance avec la mère, etc. Et cepen- dant son défaut est peut-être de n'être pas assez compréhensive encore, de ne pas considérer par exemple que les cel-

lules germinalives onl hnir évolution propre, liée d'ailleurs à celle de l'orga- nisme entier, et <-apable de déterminer, au cours de l'hérédité même, l'apparition de caractères non héréditaires.

C'est encore une théorie récente, rela- tive à la physiologie générale, et d'une portée philosophiqu<!, que M. Jules Soury expose avec beaucoup de clarté dans le numéro de juillet, la théorie de Max Ver- worn sur l'oru/ine et la nature du mouv- ment ovoanique : sous la double forme qu'il présente, à l'état normal, chez les animaux unicellulaires prolongement centrifuge d'une part, et de l'autre con- traction centripète du protoplasma, le mouvement organifjue s'explique par des phénomènes chimiotropiques : affinité du proloplasma ]icriphéri(pie pour l'oxygène ambiant, et affinité du ju-otoplasma une fois oxygéné pour les substances nucléai- res (d'oii résulte que le noyau n'agit qu'en fonction du protoplasma, lequel ne serait pas moins nécessaire que le noyau lui- même à la vie de la cellule) ; enfin, comme ce double mouvement est au fond iden- tique aux mouvements des fibres muscu- laii^es lisses et striées, il devient possible de réduire l'ensemble des lois du mouve- ment organi(|ue à des lois chimiques, réduction d'ordre tout scientifique, mais que M. Soury semble disposé à interpréter immédiatement dans le sens de ses pro- ju-es doctrines métaphysi(|ues.

Signalons dans la même revue u\) article également consacré à la biologie : Sociabilité et Morale chez les animaux, par M. E. Houssay (mai 1893). La lecture de ces notes est intéressante et suggestive, non seulement parce que .M. Houssay est un observateur ingénieux, mais aussi parce qu'il est un esprit indépendant qui ne s'en laisse pas imposer par les formules toutes faites dont on a abusé en biologie autant et plus qu'ailleurs. La morale des ani- maux lui apparaît comme tonte semblable à la nôtre ; c'est la lutte contre la lutte pour la vie, c'est-à-dire l'organisation en société et le dévouement à la cause commune. La question sociale a été posée par le monde animal comme |)ar le genre humain, avec celte différence (pie elle a été résolue. M. Houssay nous recommande de méditer la solution des animaux, c'est-à-dire « la suppression du sexe et de cela seule- ment >'.

La Revue générale des sciences pures et appliquées a publié, dans son numéro du iiO mars 1893. un important article de M. Pierre Janet. intitulé : l'Am-

'nésie continue. A défaut d'un mot nouveau qu'il n'ose proposer (amnémosynie), M. Ja- nel désigne par une maladie mentale, non encore étudiée, qui consiste dans la perte non plus du contenu, mais de la faculté même de la mémoire. Ce n'est pas seulement l'acquis qui semble aboli : c'est l'acquisition qui est désormais impossible. La description des cas si curieux qui ont été observés, les expériences si ingénieuses qu'il a tentées pour analyser les caractères de la maladie, servent à M.Janet de point de départ pour une interprétation psycho- logique. Avec une grande clarté il montre que la cause de cette amnésie est non j»as-une perturbation physiologique, mais un trouble de la conscience; le sujet possède le souvenir lui-même, mais il ne possède pas la faculté de le rapporter à son moi et de dire : je me souviens, et cela parce que des idées fixes interrom- pent la continuité de la vie psychique et le jeu normal des associations: en un mot, parce que, comme disaient les anciens psychologues, l'activité intellectuelle cesse d'être soumise aux formes de l'unité et de l'identité, conditions nécessaires de l'exercice complet de la mémoire. Et ainsi se confirme ce qu'ont entrevu déjà les meilleurs esprits de ce temps, c'est-à-dire que l'élude des maladies mentales, pour- suivies avec une impartialité et une lar- geur vraiment philosophiques, mettront en pleine lumière l'autonomie de l'esprit et justifieront les déductions en appa- rence les plus téméraires de l'idéalisme. Le Mind (n°^ de janvier, avril, juillet) contient deux articles relatifs aux ques- tions psychologiques, et qui pourront servir aux lecteurs français de documents intéressants sur l'évolution de la psycho- logie anglaise contemporaine.

M. Ward, l'auteur de l'article « Psy- chologie .. dans VEncyclopédie britannique, essaye d'établir (n« de janvier),par l'examen critique des variations de doctrine de Wund et des théories psychologiques de Munsterberg. l'impossibilité de réduire la conscience à une simple succession de phénomènes intellectuels, comme le veut le présentationisjne. L'opposition du sujet et de l'objet, ou encore du sentiment et de la volonté, d'une part, de la connais- sance objective, de l'autre, est, suivant M. Ward, irréductible et reste le fondement d'une psythologie complète.

M. F. H. Bradley (n» d'avril) répond à l'article de M. Ward par une courte note, intitulée : la Conscience et V Expérience. Le postulat de M. Ward est l'identification

de la conscience et de l'expérience; si par conscience nous entendons : existence d'un objet pour un sujet, le postulat est discutable.

1. La conscience est contradictoire, a. La relation du sujet et de l'objet est une relation dont un terme (fobjet) est donné, l'autre non. h. Un terme ne peut être connu purement en tant que terme d'une rela- tion : une relation implique « une qualité qui est plus que la relation, quoiqu'elle en dépende ». e. Dira-t-on que la con- science devient une donnée lorsqu'elle est conçue comme conscience de soi? mais la relation de l'objet à la conscience de soi doit elle-même être pensée par un sujet, et ainsi de suite à l'infini.

2. La conscience n'est pas primitive. Le primitif c'est le sentiment, ou expérience immédiate sans distinctions ou relations internes.

3. La conscience, à un certain moment, existe; mais le sentiment existe toujours. Dans toute expérience, il y a un élément de sentiment; dans toute expérience, il y a un arrière-plan senti, sur lequel reposent l'unité et la continuité de nos vies., sup- primées par fAssociationisme.

De d'importantes conséquences. Par exemple est ce que la conscience implique la conscience de soi? Dans la relation de l'objet à la conscience de soi, l'objet n'est, en réalité, qu'une partie de l'objet cons- titué par la relation tout entière et les termes de la relation. Quant au sujet, par et pour le([uel nous disons, par métaphore, que l'oljjet existe, il n'est pas, à proprement parler, en relation avec lui. Dès que nous en faisons un objet pour la réflexion, nous engendrons une nouvelle expérience, distincte d'un nouveau sujet senti. « Pre- nons un fait d'expérience tel qu'un désir; nous avons une expérience totale sentie, mais dans cette unité nous distinguons un arrière-plan qui n'est pas un objet. Le désir contient des termes, une relation, et du plaisir et de la peine. Mais il contient en outre une masse indéfinie de sentiment, qu'il me semble absurde d'appeler objet. « Signalons également dans les n"" de janvier, avril et juillet, une polémique entre M. William James et M. F.-H. Bradley. sur la « simple ressemblance » : la ressem- blance est-elle une donnée immédiate de la conscience, ou, au contraire, une ressem- blance peut-elle être conçue autrement que comme une identité partielle? Signa- lons de plus un premier article de M. Ward (n» de juillet) : Assimilation et Association, sur lequel nous aurons occasion de revenir.

Coulommiers. Imp. Paul BRODARD

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

SUPPLÉMENT

(n" de novembre 1893)

Histoire de la Psychologie des Grecs, par M. A. Ed. Chaignet, t. V, 1 vol. in-8. Paris,'Hachette, 1893.

Voici le dernier volume de l'admirable monument que M. Chaignet a élevé en l'honneur de la philosophie grecque. Plus encore que les volumes précédents, il mérite d'être tout particulièrement recom- mandé à l'attention et au respect du public philosophique. Car depuis long- temps, croyons-nous, les successeurs de Plotin,Amélius et Porphyre, Jamblique et Théodore d'Asiné, Plutarque, Syrianus et Proclus,puisles derniers philosophes grecs, Hermias, Ammonius, Damascius, Simpli- cius, Priscien et Olympiodore n'avaient été étudiés avec autant de patience, de zélé, et d'amour.

Le problème moral dans la phi- losophie de Spinoza et dans l'his- toire du Spinozisme, par V. Belbos, in-8. Alcan, 1893.

Ce livre dont a paru ici même un cha- pitre très remarqué de nos lecteurs fera date dans l'histoire du Spinozisme.

D'aborù l'interprétation de M. Delbos est assez neuve en ce qu'elle essaie de don- ner un sens individualiste à la pensée de Spinoza; en second lieu, dans la deuxième partie de son livre, le problème moral dans l'histoire du Spinozisme, M. Delbos fait preuve d'une érudition très vaste et très sûre; enfin à ces qualités de penseur original et de savant, M. Delbos joint un rare talent d'écrivain. Par Ces qualités le livre de M. Delbos mérite de devenir clas- sique.

En attendant l'étude approfondie à laquelle il a droit, nous hous bornerons à signaler à nos lecteurs à côté de l'in- terprétation du système doht ils connais- sent déjà l'esprit, les chapitres consacrés à l'histoire du Spinozisme en Allemagne, particulièrement au.\ doctrines de Herder, de Schleiermacher et de Hegel. M. bel- bos suit à travers les dilTérentes doc- trines et dads l'intérieur même de chaque doctrine l'évolution d'une même pensée, qui consiste à faire « épanouir •- l'unité primitive du panthéisme dans les divers l

degrés de la vie et dans la multiplicité des êtres sensibles, tentative des plus heu- reuses et des plus opportunes aussi pour introduire en France l'étude de la philo- sophie allemande en la rattachant aux conceptions plus familières du cartésia- nisme.

L'Action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, par M, Blondel, 1 vol. in-8. Alcan, 1893,

Le rationalisme moderne a été conduit par l'analyse de la pensée à faire de la notion d'immanence la base et la condition même de toute doctrine philosophique. S'attacher tout au contraire à l'action pour faire voir dans tout acte une inévi- table transcendance; en partant de rien, de la négation même du problème moral, aboutir à tout, à la pratique littérale du catholicisme, à la communion eucharis- tique, sans négliger entre ces deux termes extrêmes aucun des intermédiaires .'action individuelle ou synergie, action sociale ou cœncrçjie, action religieuse ou théergie; enfin montrer que par l'universalité des problèmes philosophiques se trouve trans- posée, dans l'ordre de la pratique, et ré- solue grâce à cette transposition, voilà le but que s'est proposé M, Blondel. Il est vrai que l'originalité même de sa méthode, l'effort pour achever la description des phénomènes et la fixer dans une formule, elTort méthodiquement impuissant, puis- que tout phénomène doit se dépasser et se contredire afin de révéler un ordre su- périeur, entraîne une tension continue d'analyse et de style qui devient quelque- fois fatigante pour le lecteur. Il convient aussi d'ajouter, tout en rendant honiinapc à la sincérité, à la largeur de conception, à la subtilité dialectique de M. Blondel, qu'il trouvera, parmi le» défenseurs des droits de la Raison, des adversaires cour- tois mais résolus; et en présence de cer- taines formules de celle thèse remar- quable, on se demande si dans celle ten- tative pour arriver à la lumière et à la vérité, M. Blondel n'a pas été «enveloppé » et détourné par sou amour des ténèbres et son besoin du mystère.

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L'Illusion, par Jean Lahor, 2 vol. in-8. Lemerre, 1893.

S'il ne nous appartient pas de louer ici le talent du poète, au moins devons-nous montrer l'intérêt qu'inspire la pensée ori- ginale du philosophe. C'est un pessimiste, mais qui ne s'attarde point aux lamenta- tions stériles et aux revendications décla- matives; c'est un pessimiste réconcilié avec son pessimisme, parce qu'il y a trouvé la condition de la beauté et de la moralité. Le monde est beau, en raison du charme qui s'attache à tout ce qui n'est que spectacle, en raison de la pitié qui s'attache à tout ce qui est fi'agile et mortel. L'homjne est moral, parce qu'il puise dans le néant de ce qu'il est et dans le néant de ce qui l'entoure la loi du renoncement à soi et de la communion avec les apparences universelles.

La question sociale est une ques- tion morale, par Tu. Ziegler, traduit par G. Palante, 1 vol. in-18. Alcan, 1893.

Le présent est un devenir; les individus, par l'actiQn morale, en font un progrès. Leur devoir est donc, à un moment de l'histoire, de chercher ce qui peut être fait pour la réforme de l'univers, et de la commencer en eux-mêmes. Car, sans la morale, nulle réforme n'est pratique ni féconde. Elle seule, en fait, mesure la vie des institutions juridiques telles que pro- priété et succession.

Elle seule pourra donc, par l'éducation et la réflexion, dénouer les conflits entre patrons et ouvriers, entre femmes et hommes, entre patries et sociétés inter- nationales. C'est ainsi que M. Ziegler prend sagement position entre l'indivi- dualisme et le socialisme absplu : l'un et l'autre se font une conception trop méca- nique soit du passé, soit de l'avenir, négli- geant, là, les facteurs sociaux, ici, le facteur individuel. Le livre est clair, riche en aperçus historiques et en allu- sions contemporaines qu'illustrent heu- reusement ces idées : que le sens histo- rique est non destructeur mais directeur du sens moral, que si les éléments des problèmes sociaux se trouvent dans le réel, leur solution dépend en même temps de l'idéal, que les questions de philosophie première sont enfin, pourrions-nous dire, moins éloignées qu'elles ne le paraissent à quelques-uns des questions sociales.

Le droit des femmes et le mariage. Études critiques et lëç/islation comparée, par L. Bridel, professeur à la Faculté de droit de Genève, 1 vol. in-18. Alcan.

Ce n'est pas en philosophe, comme Sluart Mill il y a trente ans, et plus'

récemment M. Secrélan, c'est en juriste que M. Bridel aborde le problème. Il tient pour possibles les réformes qui déjà ont été, ici ou là, réalisées, ce qui est d'une méthode prudente et ce sont les États- Unis, l'Angleterre, la Russie et l'Italie qu'il offre pour modèles à la France, à la Belgique, à la Suisse, pays soi-disant libé- raux, mais qui se trouvent, sur ce point particulier, très en relard sur bien d'autres sociétés. Ce qui est .peut-être moins pru- dent, et ce qui est également une carac- téristique de l'esprit juridique, c'est do demander une réforme spéciale sans voir les questions générales, infiniment graves, impliquées dans cette réforrrie. Selon la juste observation de S. Maine, l'inégalité juridique de l'homme et de la femme ne veut pas dire l'oppression d'un sexe par un autre, comme d'une classe par une autre, mais bien des individus par un groupe : la famille. Or ce groupe, entendu comme nous l'entendons, survivra-t-il aux réformes qui peut-être seront la consé- quence immédiate des réformes deman- dées par M. L. Bridel"?

Le problème de la conscience du moi, par le D' P. Carus, traduction A. MOiXOD, 1 vol. in-18. Alcan, 1893.

La qualité maîtresse de ce petit livre qui traite des principales questions psy- chologiques, c'est le bon sens, à la condi- tion d'entendre par non pas le bon sens du vulgaire qui essaie de justifier des opi- nions qu'il croit spiritualistes à l'aide de notions franchement matérialistes, mais le bon sens philosophique qui s'élève au-dessus du spiritualisme et du maté- rialisme pour interpréter au sens le plus large les données de la conscience et les résultats de la science, et les réunir dans une synthèse d'apparence très claire, sans s'embarrasser des difficultés dialectiques que cette synthèse peut soulever. Si nous ajoutons que M. Carus est le directeur de' deux Revues fort accréditées en Amérique, et qu'il essaie en manière de conclusion, d'humaniser le Christ et de diviniser le mariage, on ne sera pas loin de voir dans son livre une expression à peu près fidèle de l'esprit qui anime la philosophie cou- rante aux États-Unis; c'est probablement à ce titre qu'il a mérité d'être traduit.

The Philosophy of the Beautiful, part II, par W. Knight, professor of phi- losophy in the University of St-Andrews, University Extensions manuals, London, Murray, 1893. t',

M. Max Leclerc a entretenu, l'aq passé, le public français, du travail accompli par l'œuvre del'» Extension Universitaire «en

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Angleterre. Plusieurs professeurs se sont occupés de constituer une bibliothèque de manuels à l'usage de cet enseignement populaire supérieur; M. Knight, en parti- culier, a rédigé, pour faire partie de cette série, deux volumes, l'un historique, paru l'an passé, l'autre théorique, qui paraît aujourd'hui, sur la Philosophie du Beau, petit ouvrage très érudit et très complet, conciliant et éclectique à souhait, pourvu d'une très riche bibliographie et de nom- breuses cilations.

Strada, par Jean-Paui. Glarens, -1 vol. in-8. OllendorlT.

De temps à autre, des disciples dévoués prennent soin de nous avertir que la France possède en Strada un philosophe comparable à Descartes et un poète com- parable à Dante. Aujourd'hui c'est M. Jean- Paul Clarens qui se charge de nous annoncer le dieu. Nous accusons récep- tion de son ouvrage; mais nous craindrions en insistant plus longuement de tomber dans l'illusion ou dans la mystiricaLion.

Nous avons reçu un exemplaire du Locke, sa ine et ses rruvres, de M. H. Ma- RioN, dont la 2" édition vient d'être mise en vente ; c'est une marque suffisante de l'excellence de ce petit livre, sur laquelle aussi bien nul n'a besoin d'être renseigné.

Revue thomiste. Nous sommes de ceux qui ont accueilli avec faveur l'appa- rition de la nouvelle Revue. Nous espé- rions qu'elle réussirait à dégager de l'elTrayante multitude des sommes dont une plume infatigable donne chaque année le catalogue ^ la Revue philosophique, une idée claire et à peu près intelligible de ce que peut être le mouvement tho- miste. Jusqu'à présent cet espoir a été déçu et quoiqu'il soit peut-être prématuré de juger par ses premiers numéros une Revue qui n'a encore pu remplir le pro- gramme qu'elle s'était tracé, on se demande avec étonnement et non sans quelque im- patience quel rapport avec « les questions du temps présent » peuvent avoir des articles sur la cosmographie d'Albert le Grand, les écrits de Pierre le Vénérable ou les controverses contre le Mani- chéisme ; on se demande aussi que penser d'un critique qu', sans rire, soutient contre M. Ravaisson que la véritable con- clusion d'Aristote ne saurait êtie le dyna- misme et que l'acte pur, l'ÈvIpys'.a, ne con- siste pas nécessairemont et essentielle- ment dans l'action, ou encore offre si obligeamment à M. Boutroux, pour triom- pher du subjectivisme, le secours de

saint Thomas et de sa distinction entre. , l'être cntitatifei l'être intentionnel. Il est vrai que la Revue fait une large part aux sciences, à la biologie, à la géologie, , à la chimie et même à l'hypnotisme. Mais nous voudrions plus que cette érudition - un peu superficielle et trop facile; nous voudrions une exposition de la doctrine thomiste qui soit autre chose qu'un pur verbalisme, qui au lieu d'éluder les pro- . blêmes par des citations, les analyse directement au moyen de définitions et > de démonstrations rationnelles. C'est à ce prix que le thomisme sera une philo- sophie et qu'il évitera le fâcheux parallèle que naguère encore M. Picavet établissait : entre lui et le positivisme scientifique; ce seront, disait-il, les deux seules for- > mes de la pensée future : et tel serait, en i effet, l'avenir qui nous menacerait si, par malheur et comme on y prétend de divers côtés, la culture philosophique venait à disparaître et qu'en l'absence de toute critique rationnelle il ne restât plus en face l'une de l'autre que les deux solu- tions antagonistes de la science et de la foi également venues du dehors et accep- tées sans discussion, également étrangères à la libre réflexion de l'esprit.

Philosophical Review. Création de bourses et de chaires, appel de pro- fesseurs étrangers (qui sont, il faut bien le dire, des professeurs allemands), con- grès auxquels tous les métaphysiciens et . tous les psychologues du globe terrestre sont convoqués, les Etats-Unis n'ont rien épargné pour organiser en Amérique un enseignement philosophique et donner le branle à de nouvelles traditions, à de nouvelles habitudes de pensée . Aussi bien ces efforts ont été couronnés d'un certain succès; M. William James jouit d'une réputation universelle, MM. Josiah Royce, Devvey, Carus, sont connus de ce côté de l'Atlantiiiue.

Néanmoins, l'inspection des trois Revues , philosoplii(iues (pii ont été fondées récem- ment là-bas ne satisfait pas ploinemenl notre désir d'assister à l'apparition d'une école philosophique américaine, i\u'\ soit pleinement originale. Nous ne nous «ccu- > pons aujourd'hui ni de VlnlirnalionaL Journal, of Elliics, (|ui, en soumettant les problèmes de la conduite et de l'action à l'investigation philosophi(|uelaplusimpar- , tiale, cherche les moyens de constituer une prédication morale, dégagée de toute étroitessc confessionnelle, ni <lu Monisl, qui poursuit un but analogue, quoi(|ue . plus spécial : réconcilier avec les don- nées de la science moderne les exigences

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du sentiment religieux. Nous nous occu- perons de la Philosophical Review, dirigée par M. Schurman, professeur à la grande école philosophique des États-Unis (Sage School, Cornell University), revue sa- vante^ qui se consacre à l'étude appro- fondie des grands penseurs, aux discus- sions de méthodes et de principes.

Faut-il l'avouer cependant? Le contenu de cette Revue ne nous donne pas ce que la parfaite organisation matérielle (revue des livres et des revues, etc.) nous en faisait augurer. L'influence allemande do- mine, en particulier l'influence du kan- tisme, du kantisme entendu non comme un système de métaphysique morale, intermédiaire historique entre le mona- disme de Leibnitz et la dialectique hégé- lienne,— mais comme une théorie phèno^ méniste et relativiste de la connaissance. Encore les articles inspirés par la philo- sophie allemande sont-ils trop souvent de simples articles historiques, lorsqu'ils ne sont pas de simples documents de biblio- graphie (J. Schurman, Ze Problème Critique chez Kant. Harold Griffing, J. H. Lam- bert. — Dr Erich Odickes, Bibliographie Kantienne Allemande, deux articles.)

La direction de la Revue (nous ne pou- vons que la louer sur ce point) semble avoir pris à tâche d'écarter, autant que faire se peut, les articles de psycho-phy- siologie et de psychologie expérimentale : on sait cependant combien sont floris- sants en Amérique les travaux de cet ordre, dont les étudiants américains vont annuellement apprendre les méthodes en Allemagne et auxquels se livrent, aux États-Unis mêmes, des professeurs alle- mands de la valeur de M. Mûnsterberg. Deux articles de M. Titchener, l'un sur le rôle de l'anthropométrie en psychologie expérimentale, l'autre un plaidoyer en faveur de la « Nouvelle Psychologie », une étude de M. Mack. Gattell sur les Procédés de Mesure mentale, enfin un essai de M. Mark Baldwin sur le Langage et le ChantIntérieur,tous ces articles dépourvus d'ailleurs d'un caractère de très grande précision scientifique, voilà le bilan de l'œuvre accomplie par la Philosophical Reviev), celte année, en matière de psy- chologie expérimentale.

Restent les articles de philosophie pure. Quel est le rapport de l'idéal au réel, comment passer du premier de ces termes à l'autre? voilà le problème qui nous semble faire le fond de toutes les spécu- lations et de toutes les discussions. C'est le vieux problème de la psychologie an- glaise renouvelé par l'emprunt d'expres-

sions kantiennes. M. Seth dans une série d'articles, dont les premiers, ayant paru en 1892, ne sont pas entre nos mains, 'articles qui ont soulevé des polémiques et dans le Philosophical Review (John Watson, Melaphysic and Psychology) et dans le Mind (études de M. Jones), essaie de réhabiliter, contre l'idéalisme subjectif de Hume, un réalisme assez voisin, nous semble-t-il, du réalisme des Écossais ou de Locke. De Locke à Hume, de Kant au Néo-Kantisme, la philosophie suit dans son évolution une même marche : partie de l'opposition du sujet et de l'objet, elle commence par supprimer l'objet (chez Berkeley chez Fichte), qui cesse d'être^ autre chose qu'une pure relation au sujet, et finit par abolir le sujet lui-même qui (chez Hume, chez Cohen, chez Lange, chez Vaihinger) n'est plus qu'une pure asso- ciation d'images, ou encore une simple catégorie, l'unité transcendentale de l'ob- jet. Cette double évolution historique fait l'objet de deux articles. Dans un troisième est affirmée la nécessité d'un objet réel extérieur à l'esprit : la psychologie traite du Moi mais Vepistémologie (Erkenntniss- théorie, théorie de la conaissance) traite du Moi dans sa relation à un monde exté- rieur, — relation qu'il faut poser : « car '■ les catégories construisent à notre usage « un monde objectif seulement quand « elles sont employées d'une manière « transcendante » ou encore « à un objet trans-subjectif ». La même question est discutée dans une discussion sur « la Réalité et l'Idéalisme « entre MM. Ritchie et Schiller : le réaliste est M. Schiller et M. Ritchie est idéaliste en ce sens que, « d'accord avec le Positivisme pour « admettre qu'il n'existe que des phéno- « mènes, avec le sens commun pour croire « que ces phénomènes sont le monde « réel lui-même, et non pas Vombre ou le « sî/môo/e de ce monde; néanmoins, comme « philosophe, il n'entend pas ce que l'on « veut dire par un phénomène qui n'ap- « paraît à aucun sujet percevant ou pen- « sant. » M. Ritchie demande à être qua- lifié de « Néo-Berkéleïen » plutôt que de •< Néo-Kantien ou « Néo-Hégélien ». Nous lui donnons acte de sa réclamation; par M. Ritchie rentre dans la tradition anglaise, et peut-être le problème des rapports de l'idéal et du réel a-t-il tou- jours été mal posé chez les philosophes d'outre-Manche : l'opposition de l'idéal et du réel, cela veut-il dire le contraste du fait psychologique et du fait physique et non, bien plutôt, du fait et delà loi, du contingent et du nécessaire?

Coulommiers. Imp. Paul BRODARB

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B Revue de métaphysique et de 2 morale

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