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TUFTS COLLEGE LIBRARY.

GIFT OF JAMES D. PERKINS,

OCT. 1901

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REVUE

DEUX MONDES.

IIP ANNEE.

IMPRIMERIE DE AUGUSTE AUITRAY,

PASSAGE OU CAIRE, 5%.

REVUE

DEUX MONDES.

TOME PREMIER.

PARIS.

AU BUREAU, RUE DES BEAUX-ARTS, 6. 1831.

TUFT8 OOLLEGB LIBEAP.Y.

REVUE

DES

DEUX MONDES

\)opa$e8.

SOUVENIRS

VOYAGE AUTOUR DU MONDE'

SAMBOANGAN.

Trombes de mer. Iles de Pulolot. Bornéo. Mindanao. As- pect de cette île. Végétaux rares.' Arrivée à Samboangan. Architecture. Cases des indigènes. Leur indolence. Costumes. i Excursion dans les environs de Samboangan. Maures sauvages. Terreur qu'ils inspirent. Troupeaux de buffles dans les forêts de Samboangan. Dangers qu'y courent les naturalistes. Produits naturels de ces forêts. Départ de Samboangan.

Lorsque nous eûmes perdu la terre de vue , nous en fûmes dédommagés par l'aspect de trombes de mer sur

, Voyez les numéros d'octobre et novembre i83o.

TOME I. t*

Lesquelles nos regards se reposèrent avec intérêt plu- sieurs jours de suite. Elles nous apparaissaient sous la forme de colonnes cylindriques, dont le milieu était d'un blanc sale ou cendré, et les bords noirs. A l'eau bouil- lonnante, la base de cette colonne s'élevait dans les airs avec une force étonnante , et retombait ensuite aux alentours de la trombe. Ces phénomènes , que j'exami- nai avec une profonde attention , paraissaient dans certains momens s'éclipser, puis reparaissaient ensuite plus vivement.

Le 19 octobre , nous découvrîmes , dans le N. N. E., les îles de Pulolot, et le lendemain l'île More , située dans le N. N. O.

Le 21 , nous aperçûmes également dans le nord les Deux Frères, petits îlots. Pendant quatre jours, nous côtoyâmes le grand Pulolot, à la distance d'environ deux lieues. Cette île, depuis le bord de la mer jusqu'au sommet des montagnes les plus reculées , présente l'i- mage d'une vaste forêt inhabitée.

Le 24 octobre , à la suite de cette île , nous côtoyâmes Bornéo. On mouilla même sur la cote à plusieurs re- prises , afin de s'assurer du fond et de prendre des relè- vemens sur différens points. Dans la supposition l'on était qu'il existait , dans la direction nous nous trouvions, un banc de sable d'une vaste étendue, on fit mettre plusieurs canots à la mer pour s'en assurer au moyen des sondes. La partie de l'île Bornéo qui frappa notre vue était couverte de la plus belle végétation. Du navire, je distinguai très-visiblement des arbres cou- verts de fleurs écarlates et de fruits de diverses gros- seurs, tels que éry thrina , bombax et passiflora , etc. L'aide-de-camp du commandant de l'expédition et moi, nous voulûmes un jour descendre à terre. Au moment

SÀMBOANGAN. 3

nous étions près d'aborder, nous vîmes partir devant nous des sangliers et des singes d'une grosseur prodi- gieuse. A peine avions -nous touché la terre que nous fumes rappelés du bord. Je n'eus que le temps de cueillir quelques fruits de deux espèces de passiflores. J'avais d'autant plus de regret de ne pouvoir parcourir ces con- trées, qu'elles me parurent extrêmement riches en vé- gétaux rares. Les arbres qui bordent le rivage sont couverts de lianes de la famille des menispermées , des légumineuses, etc. , qui forment une charmille que l'on serait tenté de croire taillée comme celles de nos jardins. Rien ne put nous faire présumer que cette portion de l'île Bornéo fût habitée. Sur le rivage, nous ne trou- vâmes aucune trace humaine ; aucune embarcation ne s'offrit à nous sur toute l'étendue de la cote.

Nous n'étions dans ces parages qu'à deux degrés de la ligne , aussi y éprouvâmes-nous des chaleurs exces- sives, qui, jointes aux calmes de la mer, nous fati- guèrent beaucoup. Quelques petites brises qui souf- flaient par intervalle nous poussèrent jusque dans le détroit de Macassar, dont nous eûmes de la peine à nous dégager, les calmes y étant continuels. Les vents n'y régnent que par grains.

Depuis Java, notre navigation était souvent con- trariée par les calmes ou par les vents ; sous ce rapport elle fut assez ennuyeuse, mais en revanche elle eut un agrément par la quantité de nouvelles terres que nous découvrions chaque jour, surtout depuis que nous étions dans les îles de la Sonde.

Les i4 et i5 novembre, nous aperçûmes l'île de Min- danao, l'intention dit commandant était de faire de Veau ; mais de nouveaux calmes nous empêchèrent d'y arriver aussitôt que nous le désirions. Le i S , les bâ-

,| VOYAGES.

timens mouillèrent à l'entrée du détroil de Basselan. Une prodigieuse quantité de petits îlots nous y envi- ronnaient de toutes parts. On envoya sur quelques-uns des embarcations du bord pour prendre des relèvemens. Je me fis descendre sur une de ces petites îles, et je pus examiner à mon aise dans ce lieu agreste, la main de l'homme n'a jamais contrarié la nature, la végéta- tion dans toute sa force. Je suis peut-être le premier et le seul qui ait visité ce petit point du globe sur le- quel je ne rencontrai aucune trace humaine. Les bois sont impénétrables parla quantité de lianes qui se croi- sent dans tous les sens. J'admirai dans toute sa beauté le baringtonîa(Butonicaspeciosa. Rumph.) , arbre qui croît sur le bord de la mer, et dont les fleurs et les fruits surchargent continuellement les longs rameaux. Au pied de cet arbre s'élève une pépinière de jeunes plants qui ne sont point encore dégagés du gros fruit quadrangu- laire auquel ils doivent leur naissance, et qu'on appelle dans le pavs bonnet carré.

Je trouvai cette belle espèce de vaquoi à larges feuilles, que j'ai nommée depuis Gandanus latifolius , également couvert de fruits. Les alentours formaient une forêt déjeunes imquois, encore accompagnés de leurs graines.

Ici s'offraient à mes yeux de belles espèces d'érythrina de la plus haute élévation; plus loin, je trouvai une espèce très - rare de bauhinia , quelques genres peu communs de légumineuses, deux espèces bien distinctes de calamus, dont les tiges s'élevaient à plus de deux cents pieds de hauteur , sur un pouce de diamètre ; deux espèces de dracœna rares et peu connus , des bombax dont la grosseur et l'élévation les faisaient re- marquer de loin.

SAMBOANGAN. 5

Je renconlrai également des cariota mens, ainsi que le cariota milis ou cavonégros des Espagnols et des Ma- lais, plusieurs espèces de palmiers curieux par leur feuil- lage et leur stipe couvert d'anneaux circulaires. Sur les bords de la mer croissaient des crinums, qui avaient plus de six pieds d'élévation et une hampe de cinq à six pouces de diamètre ; enfin, j'ai trouvé sur cette île fertile une quantité de végétaux que je n'avais rencontrés en- core nulle autre part, et qui tous me parurent inconnus.

Je m'expliquai facilement la cause de leur belle végé- lation , en examinant la terre dans laquelle ils croissent, et qui n'est qu'une composition de terreau, de débris de feuilles et de détritus de végétaux.

Dans la journée que je passai sur cette plage, je re- cueillis un grand nombre de sachets de graines d'échan- tillons pour l'herbier, et de plantes vivantes dont je gar- nissais mes caisses.

Le lendemain , nous poursuivîmes notre route pour Samboan^an : nous entrâmes d'abord dans le détroit de Basselan. Je remarquai très -attentivement en passant toutes les petites îles et îlots dont ce détroit est en- combré. Nous rencontrions même dans la mer des troncs d'arbres isolés , espèce d'îles factices et flottantes , sur lesquels croissaient diverses plantes , notamment des palétuviers. Chemin faisant, je recueillis sur la surface de l'eau quelques espèces âe fucus non connues , et des flustres , etc.

Le 21 novembre 1819^ nous mouillâmes enfin devant Saniboangan.

Le lendemain , après avoir pris toutes les mesures que je jugeai convenables pour la conservation et la sûreté de mes plantes à bord des navires pendant mon absence , je descendis à terre et j'allai immédiatement

(') \()ï \(,1 s.

prier le gouverneur de m'aecorder un guide du pays, qui put m 'accompagner dans les excursions que je me proposais de faire dans les environs de la ville. Il eut la bonté de m'en promettre un pour le jour suivant. J'employai le reste de la journée à visiter la petite ville de Samboangan et les cultures qui l'avoisinent. Mon attention se fixa d'abord, sur les cases des indigènes. Leur construction me parut assez peu commune. Elles sont en général peu élevées et fort mal bâties. Comme le sol est bas et humide, le rez-de-chaussée est à quatre pieds d'élévation. La case repose sur des piliers en bam- bou, comme sont construits les pigeonniers dans plu- su tirs provinces de France. Les habitans se préservent ainsi d'une humidité qui pourrait devenir funeste à leur santé. Ces cases sont entièrement faites avec du bam- bou : les chevrons et les colonnes portatives sont for- més de morceaux ronds et entiers, les parois et le plan- cher sont en lames de bambou , plus ou moins larges , entrelacées ensemble de manière à former un tissu serré comme les nattes de vaquoi ou de jonc. Les planchers ainsi façonnés sont extrêmement solides , quoiqu'ils paraissent s'enfoncer lorsqu'on marche dessus. Ils sont supportés par des poutres également en bambous ronds. Daus chaque case se trouvent plusieurs chambres, séparées par des cloisons de lames ou de plaques de bambous entrelacées comme des nattes. Les portes de chaque chambre sont faites de la même manière 5 les bancs qui servent de sièges aux alentours des ap- partemens sont également en bambous , ainsi que les lits 5 une simple natte en feuilles de nipa fruticosa sert de matelas , et une toile bleue de couverture. On a en outre à chacun de ces lits deux traversins ronds, l'un sert pour la tète en guise d'oreiller, l'autre est pour les

SAMBOANGAN. -

jambes, qu'il sépare Tune de l'autre pour préserver de la trop forte chaleur.

Les murs extérieurs de ces cases sont revêtus de feuilles du palmier que l'on appelle dans le pays nipa , espèce très-commune dans ces contrées, et dont les feuilles résistent long-temps à l'action de l'eau et du soleil . Le revêtement des parois extérieures est formé aussi avec des feuilles, appliquées contre un treillage de bambous, et disposées, comme des écailles, de manière à se recou- vrir les unes et les autres. Elles forment ainsi une masse épaisse et solide sur laquelle coule l'eau pluviale, qui ne peut pénétrer dans l'intérieur. On pratique dans ces espèces de murailles des trous carrés , assez larges pour donner de l'air et de la lumière : ce sont les fenêtres. Les contrevents, de la même matière que les murs, sont suspendus en dehors par des anneaux de rotin, ce qui permet de les ouvrir et de les fermer à volonté.

La toiture est absolument semblable au revêtement des murs. Les feuilles de nipa (nipa fruticosa. Ritm- phils.) , remplacent les ardoises de France, et sont ran- gées de la même manière. On m'a assuré que ce genre de toiture durait généralement de douze à quinze ans.

Chaque case est entourée d'une palissade en bam- bous , pour empêcher les passans , ou les animaux , en se frottant contre les bambous qui servent de colonnes «à l'édifice, de les jeter par terre. Un escalier, fabriqué toujours avec le même bois, placé en dehors de la mai- son, sert h monter dans les appartenions. Une espèce de galerie ou balcon reçoit cet escalier.

Je viens de décrire d'une manière plus claire que concise l'architecture en honneur à Samboangan. Ou remarquera qu'il règne une grande uniformité dans la matière de construction. Toutes les maisons de cette

8 VOYAGES.

petite ville sont bâties de la sorte; je n'en excepte que l'hôtel du gouverneur.

Les cases des plus riches ne diffèrent de celles des plus pauvres qu'en ce qu'elles sont plus vastes, plus élevées, mieux closes et plus soignées dans leur façon. Les parois internes sont faites avec du rotin alien, c'est- à-dire avec les tiges du fi 'âge llaria indica, au lieu d'être en bambous, dans les principales maisons , appartenant aux gouverneur, curés ou riches propriétaires.

Auprès de chacune de ces cases se trouve toujours une espèce de petit jardin dans lequel les Indiens cul- tivent des ignames, des patates, quelques pois et autres herbes propres à les nourrir. Le bétel y abonde surtout. En général, le peuple de ces contrées est naturelle- ment indolent, paresseux; il ne cultive que ce qui lui est impérieusement nécessaire pour ne pas mourir de faim. On le voit toute la journée couché nonchalam- ment soit sur des nattes dans l'intérieur des apparte- mens, soit en dehors, assis sur ses talons.

L'habillement des hommes est un pantalon de coton bleu fort ample, ou un pantalon rayé de jaune et de blanc, fait avec du fil <ïahsLca(mw'aabaca), ou depignas bromelia ; une chemise de cette dernière étoffe, jaunâtre et blanche, ou quelquefois tout-à-fait blanche, selon la qualité du fil. Cette chemise est toujours flottante sur le pantalon , jamais rentrée en dedans. Us portent rare- ment une veste, et lorsqu'ils en prennent, elle est d'une étoffe aussi légère que la chemise et le pantalon. Les souliers sont chez eux hors d'usage. Les chapeaux dont ils se servent sont presque toujours en paille ', que l'on

' C'est-à-dire en feuilles de vaquoi, ou feuilles de nipa fruti- cosa. L.

SAMBOANGAN. 9

teint en noir ou en blanc. Ceux de feutre leur sont in- supportables. Chaque fois qu'ils sortent , ils ont l'habi- tude de mettre sur l'épaule gauche un mouchoir blanc ou de couleur artistement plié. En revanche , leur cou n'est point embarrassé dans une cravate.

La mise des femmes est encore plus simple que celle des hommes. Autour de leur ceinture elles attachent une espèce de mouchoir en étoffe de fil d'abaca ou en coton blanc, qui fait le tour du corps, et pend jusque sur les chevilles du pied , comme le camisa des né- gresses de nos colonies des Antilles. Pour cacher leurs seins, elles ont un corsage de chemise dont les manches sont extrêmement courtes -, le reste de leur personne est entièrement nu. Elles ne portent ni souliers ni cha- peaux 5 elles ne peuvent même supporter un mouchoir sur la tête. Leurs cheveux sont longs et flottans.

Les femmes travaillent en général beaucoup plus que les hommes. Tous les plus gros ouvrages sont à leur charge. Ce sont elles qui pilent le riz dans les mor- tiers pour le rendre potable. Comme ce grain compose leur principale nourriture, c'est aussi le seul objet de leur culture. Les environs de Samboangan offrent des plaines et des carrés magnifiques de cette plante sub- stantielle, qui y réussit à merveille. Le terrain lui est si convenable, que j'en ai vu de près de cinq pieds de hauteur couvert des plus belles panicules chargées de gros grains bien nourris.

En parcourant les bois et les champs cultivés de ces contrées, je cherchais toujours à m'éloigner le plus possible de la ville, espérant trouver des objets plus beaux et plus rares. Je désirais me procurer des végé- taux en nature , principalement de ceux qui pouvaient m'être inconnus. Je fus un jour extrêmement surpris, en

voulant pénétrer clans l'intérieur d'un grand bois, du relus obstiné de mon guide de m'y aceompagner. Il fil même toute sorte d'instances pour m'engager à ne pas y entrer. Il me donna pour raison qu'il était infesté de Maures, qui sont des sauvages, ne vivant que dans les forêts , d'où souvent ils font des excur- sions dans les villes ils pillent et égorgent. Re- gardant cette version comme un peu exagérée, je n'en fus guère ((Frayé. Je n'aurais pas changé ma réso- lution de parcourir le bois, si mon guide ne m'eût menacé de m'abandonner. Je fus forcément contraint d'herboriser seulement aux environs de la ville. Lors- que je fus d.c retour à Samboangan, je demandai au gouverneur l'expliealion de ce conte des Maures. Sa réponse ne fut pas plus rassurante que celle du guide. Il me dit que huit mois ne s'étaient pas encore écou- lés depuis que son prédécesseur avait été égorgé dans son lit, et que sa garde avait été massacrée par les sauvages. Il m'engagea fortement à faire comme lui, qui ne s'éloignait jamais beaucoup de la ville. Pres- que tous les jours, m'ajouta -t -il, on en voit dans les environs.

De pareils récits étaient peu faits pour me donner le courage de continuer mes courses ; cependant l'amour de la science l'emporta sur celui de la vie. Le guide que je tenais du gouverneur ne voulant plus m'ac- compagner, je m'arrangeai avec quelques chasseurs de notre bord, et nous pénétrâmes assez avant dans le pays.

Soit que le bruit de nos armes à feu ait intimidé les sauvages, soit que nous ayant aperçus eux-mêmes, ils n'aient pas été tentés de nous attaquer, nous ne dé- couvrîmes aucune trace de ces Maures; en revanche

SAMBOANGAN. . II

nous fûmes à plusieurs reprises poursuivis par des bufîies, dont les bois sont remplis. Un jour jetais seul, ayant perdu mes chasseurs , absorbé dans mes herbo- risations; je cueillais des fleurs et des graines sur des arbrisseaux formant un bosquet de bois assez touffu, lorsque tout à coup je fus distrait de mes occupations par un bruit sourd qui paraissait approcher; je me re- tournai promptement, et je vis venir à moi trois buffles énormes, qui se suivaient, portant le nez en l'air et marchant à grands pas. Je me sauvai à toutes jambes, et franchis une haie servant de clôture à un champ de riz , qui se trouva heureusement assez près de moi, au moment j'allais être atteint par ces animaux. Je n'a- vais pas eu le temps de refermer ma boîte de fer-blanc qui était demeurée accrochée à un buisson. Les buffles, le nez appuyé sur la palissade , me mangeaient des yeux. Ils finirent probablement par s'ennuyer, et s'en retournèrent quelques minutes après. Ma frayeur calmée et le danger passé, je fus chercher ma boite de fer- blanc, et je continuai mes recherches, non sans re- tourner quelquefois la tête pour regarder si je n'aurais pas encore quelques buffles à mes trousses.

Le nombre de ces animaux est considérable dans les forêts de Samboangan. Un habitant, parent du gouver- neur de cette ville , m'assura qu'on en voyait souvent des troupeaux de quatre-vingts et cent têtes. Ils rendent ces parages difliciles et dangereux pour les natura- listes; cela est d'autant plus fâcheux, que je n'ai pas vu de contrée plus riche en espèces et en genres de vé- gétaux nouveaux , et généralement en objets d'histoire naturelle. Les oiseaux y sont brillans en couleurs, très- abondans et la plupart inconnus. Il est présumable que je suis le premier naturaliste qui ait un peu visité cette

I?. VOYAGES.

contrée, et encore n'ai-je pu le faire que très-superfi- ciellement.

Il existe dans ce beau pays des forêts immenses, au milieu desquelles j'ai trouvé trois espèces de sagouliers, palmier que j'ai compris dans mes collections, une espèce d'arbre à pain inconnu des botanistes (j'en parlerai plus tard dans ces souvenirs ) ; le beau baringtonia , le nipa fruticosa; plusieurs arbres d'une espèce particulière de canneliers communs dans ces forêts, dont l'écorce est fort aromatique ; diverses espèces de palétuviers , appelés tagal, dont l'écorce est employée en guise de quinquina; des abaca musa 1, espèce de bananier qui ne se cultive pas pour le fruit, mais seulement pour sa hampe qui produit un fil très-fort, propre à toute sorte d'usages; des pignas, espèce d'ananas, dont les feuilles donnent également un excellent fil ; quelques espèces de clerodendrum , encore inconnues et cependant très-re- marquables par leurs fleurs rouges en panicules ; IV- bénier (diospjios ebenum. Lnvw. ); cinq sortes de ca- lamus ,• deux espèces d hedysarum en arbres, et enfin un grand nombre d'autres plantes fort rares, et qui ne se rencontrent que là.

Sur la gauche de la ville se trouvent de vastes plaines de cocotiers qui forment des forets d'un coup-d'œil ra- vissant. Ce pays est bien la véritable patrie des coco- tiers. Ces fruits y sont si abondans , qu'on ne se donne même pas la peine de les récolter, on les laisse tom- ber par terre , ils forment en germant des pépinières qui couvrent en peu de temps la surface du sol. Les sagoutiers, qui n'y sont guère plus rares, sont très- gros et très-élevés. Le rotin y croit partout, et les espèces

1 Musa abaca,

SAMBOANGAN. l3

sint variées à l'infini. Les naturels du pays m'en ont fait remarquer jusqu'à dix variétés ou espèces bien dis- tinctes, dont plusieurs fournissent un chou bon à man- ger. Les figuiers y abondent 5 plusieurs espèces sont extrêmement curieuses par leur racine stolonifère, des- cendant des branches les plus élevées et du sommet du tronc, puis formant des faisceaux couverts de fruits aussi bizarres qu'extraordinaires. On ne peut se lasser d'admirer cette prodigieuse diversité de figuiers dont la forme des fruits n'est jamais la même. Les arbres en sont souvent couverts depuis le pied jusqu'à la sommité des branches les plus élevées.

J'ai vu sur le bord de la mer quelques espèces d'hous- tonia couverts de fleurs. Il y en avait qui portaient des fleurs blanches, d'autres des fleurs roses-, des plages entières sont couvertes de badamiers (terminalia catap- pa) et autres.

J'ai remarqué une espèce d'arum de six à huit pieds d'élévation, dont le stipe avait plus de six pouces de diamètre. Nulle part je n'en ai rencontré d'aussi gros. Une espèce de borraginée ( tournefortia ) fixa mon attention. Elle avait au moins six pieds de hauteur sur cinq pouces de diamètre. Ses feuilles, épaisses et très- velues , étaient remarquables par leur blancheur. J'ob- servai aussi des arbres touffus et très-élevés de la fa- mille des urticées, remarquables par la largeur de leurs feuilles et la longueur de leurs grappes de fleurs 5 des méliacées nouvelles d'une grande beauté , etc.

Il serait bien à -désirer que, dans l'intérêt de la science, on envoyât quelques naturalistes visiter ces contrées malheureusement trop peu connues'. Ils y fe-

: Ceci a été écrit en 1822; depuis, du moins à ma connaissance ,

I \ VOYAGES.

raient sans doute des découvertes extrêmement pr< •- eieuses. J'ai eu trop peu de temps pour pouvoir récolter (out ce que j'ai trouvé de curieux en végétaux. Je n'ai pu m'occuper des animaux, mais par le petit nombre de ceux que j'ai observés, j'ai acquis la certitude que ce pays n'était pas moins riche dans cette branche d'his- toire naturelle que dans celle du règne végétal. J'ai vu des chauves -souris dont les ailes avaient jusqu'à quatre pieds d'envergure , ce qui les rendait véritable- ment monstrueuses.

Le sol de ce riche pays est composé de terre forte , jaunâtre, d'une excellente nature. Elle est plus souvent humide que sèche. Rien, comme on sait, ne prouve mieux la fertilité d'un terroir que la végétation qui le couvre. Il est diflicile de voir un pays elle soit plus vigoureuse qu'à Samboangan.

Pendant mon séjour dans ces parages , je récoltai un grand nombre de sachets de graines; mon herbier s'accrut aussi d'une quantité prodigieuse de plantes, la plupart inconnues jusque-là même aux plus savans bo- tanistes. En embarquant mes collections de végétaux vivans, j'avais soin de ne mettre à bord de la Durance que les doubles et triples de ceux que je gardais à vue à bord du Rhône, sur lequel j'étais à demeure. J'avais éprouvé combien les soins négligens des marins pour cet objet étaient différens de ceux que je prodiguais moi-même aux fruits de tous mes pénibles travaux.

Le 9, décembre fut le jour fixé pour le départ de la division. Effectivement l'eau et le bois furent faits à

personne n'a encore exploré ce beau pays très-remarquable sous le rapport de l'histoire naturelle en général.

SAMBOANGAN.

cette époque pour une nouvelle traversée , et nous le- vâmes l'ancre le jour indiqué ' .

Perrottet.

1 Nous donnerons , dans un de nos prochains numéros , la suite de ce voyage. Le chapitre sur Manille renferme surtout des détails fort curieux.

ILES DE LA SONDE,

SIR THOMAS STAMFORD RAFFLF.8 >.

Les radjahs. Cérémonies funèbres. Sacrifice des veuves. —Idées religieuses des Dalinais. Les Dewas et les Djins. Les Orang- Alus. Vénération des Balinais pour les mânes de leurs ancêtres et les tigres. Sumatra. Les Battas. Leur système de gouver- nement.— Loi contre l'adultère. Cannibalisme. Législation. Exécutions atroces. -Ravages des tigres. Manière de com- battre de ces insulaires.

Sir Raflles fut gouverneur de l'ile de Java de 181 1 à i«Si6, et de la partie anglaise de Sumatra de 1817 à 1824. Son caractère, la connaissance profonde qu'il avait acquise de la langue malaise, le soin qu'il a mis à étudier les diflerens peuples de l'Archipel indien , sur lesquels il a publié d'importans écrits, sufïiraient pour donner toute autorité à ses paroles , lors même que les longues années qu'il a passées dans cette partie du globe , et les hautes fonctions qu'il y a remplies ne se- raient pas pour garantir la vérité des faits et des observations qu'il rapporte. Nous ne nous occuperons pour le moment que des îles de Bali et de Sumatra ,

1 Memoirs nfthe life and public services of sir Thomas Stamford liaffles. London , i83o.

ILES LA SONDE. 17

n'envoyant nos lecteurs pour l'île de Java à l'intéressant fragment du voyage de M. Perrottet , inséré dans les numéros d'octobre et novembre i83o. Nous tâcherons plus tard de compléter ces documens sur les îles de la Sonde.

Si'

ILE DE BALI.

L'île de Baliest divisée en huit étals, gouvernés cha- cun par un radjah indépendant. Les radjahs de Bâti , dit sir Rallies, sont pris dans les castes des sudras et des veissiahs. Quand ils meurent, leurs corps sont con- servés pendant un temps plus ou moins long , quel- quefois un an, jamais moins de deux mois. On ga- rantit ces corps de la putréfaction en les soumellaui chaque jour à une fumigation de benjoin et d'autres substances ; on les brûle ensuite. Quant à ceux des enfans qui n'ont point encore de dents, on les enterre immédiatement après leur mort, ainsi que les individus emportés par la petite vérole. Généralement , dans ces deux castes privilégiées , les veuves se brûlent avec le cadavre de leurs maris : ce sacrifice est lout-à-fait volontaire de leur part; elles ne sont pas seules, au reste, aie consommer, car les concubines et les femmes esclaves du défunt se brûlent en même temps. Le corps du dernier radjah de Balibing fut brûlé avec soixante- quatorze femmes. Quelquefois, au lieu de réduire les cadavres en cendres, on les jette à la mer.

A Tranjung-Alem, une dame âgée, d'un certain rang, étant venue à mourir, nous assistâmes à ses obsèques. Toutes les femmes du village se rendirent

VOYAGES.

d'abord à la maison de la défunte, en poussant des hurlemens pendant une heure ou deux ; après cela , on transporta le corps dans le bali ou salle d'audience, tout le monde devait dîner ; pour nous , nous préfé- râmes dîner ailleurs. Mais le soir il ne nous fut pas possible de nous dispenser d'être témoins des danses et des chants qui eurent lieu , devant tout le village assemblé , dans la salle l'on avait déposé le corps. Le lendemain matin , le chef du village tua une chèvre et en répandit le sang autour de la maison de la dé- funte, pendant que les jeunes filles, placées de manière à pouvoir être entendues de l'intérieur du bali, criaient, à qui mieux mieux , et de toute la force de leurs pou- mons : O mère , reviens l mère , reviens ! Ce bruit se prolongea jusqu'au moment il fut décidé que le corps ne serait pas gardé plus long-temps. On l'enleva alors de la place il était , on le transporta paisible- ment hors du village, et on le descendit dans une fosse sans autre cérémonie.

Quoique se disant mahométans , les habitans de Bali sont plus attachés qu'on ne croirait à leurs vieilles su- perstitions et au culte qu'ils pratiquaient autrefois. J'ai éclairci leur ancienne mythologie, et j'ai obtenu d'eux les noms d'au moins vingt dieux , dont plusieurs sont hindous.

Ils n'ont aucune idée d'un être suprême , éternel , créateur de toutes choses, bien qu'ils fassent un usage fréquent des mots Allah Tuah , dont le pre- mier est employé par les Arabes , et le second par les Malais, pour exprimer l'idée de la Divinité. Mais l'igno- rant Pasumah est loin d'y attacher un tel sens 5 de- mandez-lui, en effet, ce qu'il entend par ces mots, et il vous répond : « C'est le nom d'un des Dewas. » Suivant

ILES DE LA SONDE. 19

la mythologie de ces peuples, les Dewas sont des êtres d'un ordre supérieur. Les Balinais professent pour eux un respect superstitieux , et les regardent comme des esprits d'une nature bienveillante cpii étendent leur influence protectrice sur la race humaine. Ces Dewas accueillent les prières des mortels et reçoivent avec plaisir les sacrifices qui leur sont offerts 5 ils savent tout ce qui se passe sur la terre , et tiennent constamment l'œil ouvert sur le genre humain et sur les affaires de ce monde; tous les événemens dépendent d'eux, et la destinée des hommes est entre leurs mains. C'est à ces divinités bienfaisantes que l'homme est redevable du principe de la vie, et comme il n'existe que parce qu'elles ne cessent d'entretenir ce principe en lui , sa dette envers elles s'accroît à tous les instans. Il y a des Dewas de différens degrés ; ainsi tous n'ont pas un pouvoir égal à l'égard de l'homme. Les Dewas habitent sur la terre , et ils choisissent différentes portions de sa surface pour y établir leurs demeures : les uns se fixent dans les retraites les plus profondes des bois ou des forêts, les autres sur les collines ou les montagnes ; ceux-ci sur les bords d'un torrent impétueux , ceux-là sur les rives ombragées d'un limpide ruisseau dont ils aiment à entendre le doux murmure. Certaines espèces d'arbres sont consacrées à ces dieux , et étendent leurs branches de manière à protéger leurs habitations.

Outre ces Dewas, il y a une autre classe d'êtres dont le caractère est tout opposé ; on les appelle Djins, ou mauvais esprits, et ils sont considérés comme les auteurs du mal; toutes les misères, toutes les calamités qui frap- pent la nature humaine proviennent d'eux. Ils font aussi leur résidence sur la terre, et choisissent différens lieux pour les habiter. Si le malheur veut qu'un homme s'ap-

•(> VOYAGES.

proche par hasard de leur demeure, il tombe aussitôt vic- time de la colère de ces esprits vindicatifs et méchans. Il y a encore une troisième classe d'êtres qui semblent, d'après leurs qualités et leurs attributs, tenir le milieu entre les Dewas et les Djins , se rapprochant néanmoins davantage de la nature des premiers ; on les nomme Orang-alus, c'est-à-dire hommes subtils, impalpables et invisibles. Je ne connais pas précisément leur essence ni leur oflice. Ce sont, à ce qu'il paraît, des êtres en qui le matériel et L'immatériel se confondent, et qui participent de la nature des créatures humaines et de celle des es- prits. J'ai vu un homme que l'on disait être marié avec un être féminin de la classe des Orang-alus; il avait une nombreuse progéniture, mais personne n'avait jamais aperçu un seul de ses enfans, d'où je conclus qu'ils res- semblaient à leur mère. Cet homme se nommait Diou- peii-Rajo-Wani. Telles sont les idées ridicules de ces peuples.

Les Balinais montrent la plus grande vénération pour les mânes de leurs ancêtres, qu'ils honorent à l'é- gal des dieux, et dont ils placent également la demeure dans les montagnes. Ils sont persuadés que ces mânes, jaloux de la conservation de leur postérité, veillent con- stamment sur elle. Ils croient fermement au dogme de la métempsycose. Cependant il n'y aurait, suivant eux, que quelques animaux aptes à recevoir les âmes des morts, et il n'est pas besoin pour cela que leur carac- tère et leurs penchans aient du rapport avec le carac- tère et les penchans des âmes qui entrent en eux. Le tigre est celui qu'ils supposent le plus généralement pourvu d'une âme humaine ; aussi cet animal féroce est-il presque sacré à leurs yeux, et le traitent-ils avec une douceur et un respect qu'il est loin de mériter ; sa gueule

ILES DE LA SONDE. ?. I

a beau être souillée de sang humain , personne n'ose le tuer. Si c'est un proche parent qui est devenu sa proie, peut-être cherchera-t-on à venger sa mort ; mais dans ces occasions même, il arrive quelquefois que des craintes superstitieuses éteignent tout à coup la soif de la vengeance.

L'ère des Balinais est appelée isahia ; chaque mois se compose de trente-cinq jours, et l'année de quatre cent vingt.

§ IL

ILE DE SUMATRA.

Il existe dans la partie septentrionale de Sumatra une nation fort nombreuse, qui occupe tout le pays compris entre Achem , Menangkabou et la mer : ce sont les B atlas. Ils ne résident guère sur la cote, et préfèrent l'intérieur de l'île. La population se compose de un a deux millions d'individus. Le gouvernement des Battas est régulier; ils ont des assemblées délibérantes et de grands orateurs ; chez eux , presque tout le monde sait écrire 5 ils ont une langue et une écriture particulières. Il en est de même de leur religion. Ils reconnaissent un seul Dieu suprême auquel ils donnent le titre de Dibata assi assi; ils ont de plus trois autres grands dieux , qu'ils supposent avoir été créés par le premier. Ce peuple est belliqueux; il se distingue par sa probité, sa bonne foi et sa prudence. Le pays qu'il habite est parfaitement cultivé, et les crimes n'y sont pas très- nombreux. Cependant, malgré toutes leurs qualités, malgré l'état de civilisation ils sont arrivés , les Battas n'en sont pas moins des cannibales dans toute l'étendue du mot.

Il y a quelques années , un homme ayant été con- vaincu d'adultère, fut, conformément à la loi du pays, condamné à être mangé. Le supplice devait avoir lieu près de Tappanouly; on invita le résident anglais à y assister , mais il refusa , et son assistant s'y rendit à sa place avec un of licier indigène. Arrivés au lieu de l'exécution, ils y virent une grande foule de peuple rassemblée ; le criminel était lié à un arbre les bras étendus. L'exécuteur de la sentence, chef d'un certain rang , s'avança vers la victime, un grand couteau à la main; après lui, venait un homme portant un plat creux contenant une préparation que les Malais nomment sambul, et qui est faite avec du citron , du sel et d'au- tres ingrédiens. L'exécuteur appela à haute voix le mari offensé, et lui demanda quelle partie du corps de la victime il désirait. Celui-ci désigna l'oreille droite ; l'exécuteur l'abattit aussitôt d'un seul coup et la remit au mari, qui alla la tremper dans le sambul, et la mangea ensuite. Cela fait, tous les assistans se jetèrent sur le corps du supplicié, dont chacun coupa et mangea la partie qui lui convint. Lorsque l'on eut enlevé ainsi une grande quantité de la chair de la victime, l'un d'eux lui enfonça un couteau dans le cœur; mais ce fut sans doute par déférence pour les deux étrangers qui assistaient au supplice , car jamais l'on ne donne le coup de grâce aux condamnés.

Les Battas ont un code de lois d'une haute antiquité, et c'est par respect pour ces lois et pour les institutions de leurs ancêtres qu'ils se mangent les uns les autres. Ce code condamne à être mangés vivaiis, ceux qui se fendent coupables d'adultère -, ceux qui com- mettent un vol au milieu de la nuit; les prison- niers faits dans les guerres importantes, c'est-à-

ILES DE LA SONDE. 23

dire dans les guerres d'un district contre un autre ' ; ceux qui , étant de la même tribu , se marient en- semble , union défendue parce que les contractans des- cendent des mêmes père et mère ; enfin , ceux qui attaquent traîtreusement un village, une maison ou une personne. Quiconque a commis un des crimes énu- mérés ci-dessus est dûment jugé et condamné par un tribunal compétent. Après les débats , la sentence est prononcée, et les chefs boivent chacun un coup : cette formalité équivaut à celle de signer , chez nous , un jugement. On laisse ensuite s'écouler deux ou trois jours pour donner au peuple le temps de s'assembler. En cas d'adultère, la sentence ne peut être exécutée qu'autant que les parens de la femme coupable se pré- sentent pour assister au supplice. Le jour fixé , le pri- sonnier est amené , attaché à un poteau les bras éten- dus; et, comme il a été dit ci-dessus, le mari ou la partie offensée s'avance et choisit le premier morceau, ordinairement les oreilles ; les autres viennent ensuite, suivant leur rang, et coupent eux-mêmes les morceaux qui sont le plus à leur goût. Quand chacun a pris sa part, le chef de l'assemblée s'approche de la victime, lui coupe la tête, l'emporte chez lui comme un trophée, et la suspend devant sa maison. La cervelle appartient à ce chef ou à la partie offensée : on lui attribue des vertus magiques, aussi est-elle ordinairement conservée avec soin dans une bouteille. On ne mange jamais les boyaux $ mais le cœur, la paume des mains et la plante des pieds sont réputés les morceaux les plus friands. La chair du criminel est mangée, tantôt crue, tantôt gril-

i On ne se contente pas de manger les prisonniers vivans , on le; mange encore lorsqu'ils sont morts, et même enterrés.

1 \ VOYAGES.

lée, cl jamais ailleurs que sur le lieu du supplice, l'on a soin de tenir prêts pour l'assaisonner des citrons, du sel et du poivre ; on y ajoute souvent du riz. Jamais on ne boit du vin de palmier, ni d'autres liqueurs fortes dans ces repas ; quelques individus apportent avec eux des bambous creux, et les remplissent de sang qu'ils boi- vent. Le supplice doit toujours être public; les hommes seuls y assistent, la chair humaine étant défendue aux femmes. Cependant on prétend que celles-ci s'en pro- curent de temps à autre à la dérobée. On m'a assuré que beaucoup de Battas préféraient la chair humaine à toute autre; mais malgré ce goût prononcé, on n'a pas d'exemple qu'ils aient cherché à le satisfaire hors des cas la loi le permet. Quelque révoltantes, quel- que monstrueuses que puissent paraître ces exécutions, il n'en est pas moins vrai qu'elles sont le résultat des délibérations les plus calmes , et rarement l'effet d'une vengeance immédiate et particulière, excepté pourtant quand il s'agit de prisonniers de guerre. Je me suis assuré aussi que, lorsqu'elles avaient lieu, il n'y avait pas un seul homme ivre parmi les assistans. L'attache- ment des Battas pour les lois qui ordonnent ce sup- plice, est plus fort encore que celui des Musulmans pour le Koran. On a calculé qu'ils mangeaient, en temps de paix, de soixante à cent individus par an r.

' a En Chine, il y avait autrefois des montagnards qui mangeaient » de la chair humaine; aujourd'hui même on accuse ceux de la pro- » vince de Fokian d'avoir conservé cet usage harhare , mais seulement » en temps de guerre. Quoiqu'en général les Chinois ne méritent pas » le reproche d'être cannibales , leurs médecins les rendent quelque- » fois anthropophages en leur recommandant diverses parties du corps » humain comme remèdes contre différentes maladies. Il y a environ trois ans qu'un jeune garçon fut assassiné à Macao , parce qu'on

ILES DE LA SONDE. 2J

Autrefois les Battas étaient dans l'usage de manger aussi leurs parens, quand ceux-ci devenaient trop vieux pour travailler. Ces vieillards choisissaient alors tran- quillement une branche d'arbre horizontale , et s'y sus- pendaient par les mains, tandis que leurs enfans et leurs voisins dansaient en rond autour d'eux , en criant : Quand le fruit est mûr, il faut quil tombe. Cette céré- monie avait lieu dans la saison des citrons , époque le sel et le poivre sont aussi en abondance. Dès que les victimes fatiguées, ne pouvant plus se tenir ainsi sus- pendues, tombaient par terre, tous les assistans se pré- cipitaient sur elles, les mettaient en pièces et dévoraient leur chair avec délices. Cette pratique de manger les gens âgés est abandonnée aujourd'hui. C'est un pas fait par les Battas dans la voie de la civilisation , ce qui

» avait fait accroire à un homme mourant que la chair humaine seule » pouvait lui rendre la santé. Les bourreaux de Canton vendent très- » cher le fk.1 des criminels qu'ils exécutent ; on y trempe des grains » de riz qu'on mange pour se donner du courage , car les Chinois » sont convaincus que c'est le fiel qui rend courageux : aussi appel- » lent-ils un lâche, un homme sans fiel. Dans les commentaires qui » accompagnent les éditions du Code pénal de la Chine , on trouve » souvent des récits de procès criminels extraordinaires ; on y voit , » entr'autres, qu'un homme nommé Licou, du district de Hoang-Chan, » fut jugé pour avoir vendu une partie de fiel humain pour le prix » de 20 onces d'argent. En 181 1, un autre, nommé Tchang, habitant » de la province de Tche-Riang , fut convaincu d'avoir, dans une pé- » riode de seize ans , fait mourir onze jeunes filles , pour avaler cer- » tains liquides de leur corps , dans le but d'augmenter la vigueur du » sien. La douzième victime de ce cannibal lui échappa et devint son « accusatrice. Le document officiel qui raconte cette horrible affaire dit » que cet anthropophage était un homme par la figure extérieure, mais » une bête sauvage par son naturel. Il avait environ soixante-dix ans » quand il fut condamné à ctre coupe par morceaux. Seize familles, ). auxquelles ses victimes appartenaient, furent invitées à prendre » part à son exécution. »

26 VOYAGES

permet d'espérer qu'ils finiront un jour par renoncer lout-à-fait au cannibalisme.

Les tigres et les éléphans abondent dans les mon- tagnes de Sumatra. Un habitant me raconta que son père et son grand-père avaient été la proie des tigres . A peine existe-t-il dans ces montagnes une famille qui n'ait perdu ainsi quelqu'un de ses membres. Dans plusieurs localités , les indigènes ne prennent aucune précaution contre la fureur des tigres, qu'ils regardent comme des animaux sacrés. De même que les Balinais, ils croient à la transmigration des àmes, et ils appellent les tigres leurs ninis> ou grands-pères. On compte que sur les bords de l'une des rivières de l'île , il y eut, en une année, plus de cent individus emportés par ces ani- maux. Quand il en entre dans un village, les habitans poussent la folie jusqu'à mettre devant leur maison , comme offrande à l'animal, du riz et des fruits qu'ils apprêtent exprès-, ils croient que le tigre, touché de leur accueil hospitalier, passera sans leur faire aucun mal. Ils en agissent de même à l'approche de la petite vé- role, persuadés qu'ils apaiseront par l'esprit du mal.

Les habitans de la partie sud-est de Sumatra sont généralement tempérans, fiers, hardis, mais passionnés et violens. Fortement attachés à leurs anciennes cou- tumes, toute innovation leur paraît blesser la justice et la vérité. D'un caractère naturellement indépendant, ils se montrent très-jaloux de leurs franchises antiques. Bien loin d'attacher du prix à la loyauté et à la probité dans les affaires, ils se font, au contraire, un mérite de tromper. Ils sont plus belliqueux que les habitans de la cote, et extrêmement adroits dans le maniement de leurs armes. Lorsqu'ils sont attaqués, ils placent en première ligne leurs femmes et leurs enfans. C'est ainsi

ILES DE LA SONDE. 1*]

que périrent, dans leur dernière guerre avec les Hollan- dais, cent vingt femmes, qui demeurèrent fermes à leur poste, avec leurs enfans dans leurs bras. Ils sont très- industrieux et très-sobres \ rarement on les voit se nour- rir de viande, bien qu'ils aient des chèvres et de la vo- laille en abondance. Us mangent sans répugnance la chair des animaux qu'ils trouvent morts. Ils s'abstien- nent cependant de celle du porc. La seule boisson eni- vrante dont ils fassent usage est une liqueur fermentée extraite du riz -, ils l'appellent bnun, et la réservent pour les jours de fête. De même que les Javanais et les autres peuples de l'Orient , ils ont de l'aversion pour le lait et pour les mets dans la préparation desquels il entre. Un chef à qui on en offrait un jour avec du thé, refusa, et ajouta d'un ton mécontent : « Suis -je donc un enfant » pour prendre du lait ? »

P. T....

EXCURSION

1/ ALABAMA ET LES FLORIDES,

PAR L'EVEQUE J)E MOISILE M. POHTIER).

L'Alabama et les Florides, situés au nord-ouest de la Nouvelle-Orléans, ont une superficie de io8,55o milles carrés. La Géorgie, qui s'avance jusqu'au fleuve yipa- lachicoîa, sépare les Florides en deux parties; la Flo- ride occidentale est réunie à l'Alabama , et l'orientale est une péninsule qui a cent trente lieues de long. La population de ces trois provinces est de a3o,ooo âmes, sur lesquelles on ne compte que 8,000 catholiques. M. Portier, nommé en 18&6 évèque de Mobile, par- tit du Havre au mois de novembre. Arrivé à Pensa- cole , il voulut visiter son diocèse , qui comprend les Florides et l'Alabama. Il partit le 12 juin 1827 pour Saint-Augustin , éloigné de cent soixante lieues de Pen- sacole. Le pays situé entre ces deux villes est assez dé- sert, et les sauvages Séminoles , qui sont encore an- thropophages, y font des incursions et y commettent beaucoup de cruautés. Le voyageur arriva le second jour au fort Crawford, que les Américains firent élever

L AI.ABAMA ET LES FI.ORIDES. 2Ç)

en 1816, pour tenir en bride les peuplades sauvages de la Géorgie et des Florides qui avaient pris les armes. Ce fort est bâti sur une position avantageuse ; c'est une langue de terre baignée de trois cotés par le Murder-Creek (rivière du meurtre). Le 14 juin, il suivit la direction sud-est du golfe du Mexique pour gagner les collines qui se prolongent de Pensacole à Talahassee. Ces collines sont stériles, il n'y croît guère que des pins ; mais à leurs pieds se trouvent des plaines arrosées par de nombreux courans d'eau, et couvertes de la plus riche verdure. Les cèdres, les lauriers , les cyprès, les magnolias y procurent un ombrage frais; les bois sont peuplés d'une grande quantité d'oiseaux du plus beau plumage ; mais celui qu'on y rencontre avec le plus de plaisir, c'est le dindon sauvage, dont la chair est succulente. On trouve le long des ruis- seaux des tortues pinières ; leur chair a le goût de celle du gibier d'eau; elle fait une bonne soupe. Ces am- phibies habitent des tanières qu'ils creusent dans la terre avec leurs robustes pâtes ; ils en sortent la nuit pour paître l'herbe fraîche, et a la première lueur du soleil ils rentrent dans leur retraite. Le pasteur logea le soir chez le maître de poste, qui habite sur le bord de la rivière de Cunecuh, la branche la plus con- sidérable du fleuve Escambia, lequel va se jeter au nord-ouest de la baie de Pensacole. Le i5, il passa, non sans peine , la rivière Jaune. En général , les ri- vières de l'Amérique sont très-encaissées , et parfois profondes. Les gués et passages sont fort rares. Le soir, il logea dans une cabane solitaire , habitée par le juge de paix de cet arrondissement. Le 16, M. Portier, après sept heures de marche , arriva chez un vieil Ecossais presbytérien , il déjeuna avec du vieux lard et du

3o VOYAGES.

pain de maïs, après avoir soutenu une discussion théo- logique très -vive avec une vieille femme puritaine, qui vit en lui un défenseur de la grande prostituée de Rome , ainsi qu'elle appelait le saint siège. Au coucher du soleil, il descendit à Alaqua, chez un anabaptiste , dont la maison n'avait que seize pieds carrés ; il y cou- cha pèle -mêle avec toute la famille , et paya chère- ment l'hospitalité qu'on lui avait donnée. Le 17, il suivit le vallon de l' Alaqua , qui est très-fertile. On y recueille beaucoup de maïs. Les coteaux sont couverts d'arbres de haute futaie; au bas coule un ruisseau lim- pide, ombragé de magnolias, de lauriers, etc. Arrivé sur les bords de la. Dead~Creek, il ne put traverser cette rivière ; il fallut passer la nuit dans un marais vis-à-vis d'un bayou large et profond , au milieu des insectes , des reptiles et des bêtes féroces qui infestent ces con- trées. Le lendemain, il rencontra six nègres, qui le re- mirent dans le bon chemin, et au bout de six milles d'une marche pénible , il trouva la maison d'un hon- nête méthodiste, il fut accueilli avec une franche hospitalité : il y passa deux jours pour s'y reposer, et il repartit le 19. Ce canton est arrosé par le Chactaw- hatchi% dont les bords sont très-fertiles, mais ils sont sujets aux inondations de cette rivière. Les vallées de Holmes et d'Uckî deviennent plus riantes sans perdre de leur beauté sauvage et pittoresque.

En s'a vançant vers la Chapola, les collines sont d'une fertilité étonnante et couvertes d'arbres touffus et ma- jestueux , tandis que dans les vallons voisins on ne voit que des pins avortons dans un sable aussi blanc que celui des cotes de la Floride. On observe que , comme dans les états du Missouri et de l'Ulinois , le sol est fré- quemment affaissé sous la forme d'un entonnoir ren-

l'alabama et les florides. 3i

versé , mais parfait. Ces réservoirs apparens n'ont ja- mais une goutte d'eau. On est frappé, en traversant cette péninsule , de la multitude des puits naturels , des fontaines remarquables par l'abondance et la limpidité de leurs eaux, des gouffres souterrains qui absorbent tout à coup un grand fleuve , ainsi que du bouleverse- ment et du mélange des terres avec des bancs de coquil- lages. Les lacs sont nombreux et poissonneux, le gibier y abonde. On soupçonne qu'il y a des communications de ces lacs avec ceux du comté à? Alachua, parce que leurs eaux baissent toujours dans la même proportion , et au même instant. Il paraît que les Florides ont été bouleversées par des secousses violentes de tremblemens de terre; les pierres volcaniques, encore recouvertes de lave, n'y sont pas rares. Quelque volcan terrible, qui, d'après l'opinion de plusieurs savans , a donné nais- sance au golfe du Mexique, et qui a détaché de la terre ferme les îles qui forment aujourd'hui une cou- ronne depuis le cap de Sable jusqu'à l'embouchure de l'Orénoque, aura sans doute bouleversé les Florides.

Cette vallée est fertile : on y rencontre de loin en loin des fermes isolées qui , par leur construction bi- zarre , offrent un contraste singulier avec les bosquets de la plus fraîche verdure qui les protègent contre les ardeurs du soleil. En sortant de la vallée , notre voya- geur suivit la crête d'une colline qui le conduisit vers la prodigieuse montagne de Hickervhiïl. Il est étonnant de rencontrer à une hauteur considérable pour les Flo- rides, et après plusieurs heures de marche dans un pays stérile , ce sommet majestueux , ombragé par les plus beaux arbres de la création : le chêne vert, le laurier et le magnolia bordaient le chemin, qui partage la montagne, au sommet de laquelle est une charmante

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habitation, construite dans le goût de quelques ca- banes du Jardin des Plantes à Paris. Elle était formée de troncs de pin de même grosseur, placés les uns sur les autres. On y avait percé des portes et des fe- nêtres , fermées par des planches façonnées à la hache. Là, M. Portier, accueilli avec hospitalité, trouva un jeune homme qui se rendait comme lui à Saint -Au- gustin , et ils firent route ensemble. Ils se dirigèrent vers la vallée arrosée par la Chapola, et traversèrent cette rivière à cinq milles au-dessus de l'endroit elle s'engouffre toute entière dans un abîme souterrain , pour reparaître ensuite en deux branches. Chacune i Telles se perd encore dans la terre par diverses ou- vertures , et leurs eaux reparaissent ensemble et se réunissent à une demi -lieue du gouffre dont elles ont rejailli.

On ne parle qu'avee admiration dans les Florides de lexeollence des terres de la vallée de la Chapola, et des grottes curieuses creusées dans les roches calcaires qui forment la base de ce sol fertile. Les fontaines qui rafraiehisent le vallon sont d'une beauté dillicile à décrire. A la vue de cette nouvelle Tempe, on est port/'* à croire aux peintures riantes que les poètes nous ont hissées de la Grèce antique , et aux narrations pom- peuses que les voyageurs nous font de certaines contrées de l'Asie. Les arbres sont toujours verts , et , quoique pressés les uns contre les autres, ils s'élèvent a une hauteur gigantesque, en ramassant leurs feuilles vers la cime, comme pour servir d'ombrage contre les rayons d'un soleil brûlant. Quelles sensations délicieuses goûte l 'àme du voyageur, lorsqu'on sortant des longues pi- riières ou l'air, raréfié par la chaleur et imprégné d'une forte odeur de térébenthine , fait éprouver des nausées

l'alabama et les florides. 33

continuelles, il entre dans les forêts majestueuses les parfums du magnolia et du tulipier embaument un air frais ! Quelques rochers s'élèvent à la hautcurdes arbres; il en jaillit des fontaines qui, réunissant leurs eaux, deviennent des ruisseaux profonds et bien encaissés; de jolies fleurs en ornent les rivages; des puits naturels, des caves souterraines, des arbres déchirés par la fou- dre, ou que l'ouragan a jetés en travers des ruisseaux comme des ponts naturels , tout contribue à faire éprou- ver mille sensations délicieuses.

GROTTE DES ARCHES ET FONTAINE DE BIG-SPRING.

C'est dans ce canton que l'on rencontre deux mer- veilles de la nature que nous allons décrire. On entre dans la grotte des Arches par une ouverture taillée à la naissance d'un vaste rocher; ce passage conduit, par une pente facile et une galerie beaucoup plus large qu'élevée, à la première des salles, dont l'œil admire tout à coup la hauteur prodigieuse fct la largeur régu- lière. Un canal profond, dont l'eau est froide et lim- pide , coule jusqu'à une assez grande distance dans la partie du sud ; il se change ensuite en plusieurs puits , et finit par disparaître. La grotte prend alors la direc- tion du nord-ouest, se rétrécit sensiblement et res- semble à une arche gothique ; elle conserve cette forme dans une longueur d'environ trente toises, et tout à coup elle est coupée par une rivière considérable fourmillent des écre visses. Après avoir traversé cette rivière, et en tournant au nord-est, on rencontre une seconde salle de cent pieds de long, très-droite, mais dont le sol est inégal à cause des débris qui se sont dé- tachés du rocher. Un cercle, ou plutôt un amas de co-

TOME i. 3

; | vovAC.rs.

luîmes en supporte le centre-, el tout autour, des mil- liers de stalaetitcs s'élancent de la voûte, en alongeant leurs longs tubes , et s'avancent vers d'autres stalac- lites blanchâtres qui partent de la base, et dont le temps les a probablement séparées. On aperçoit dans les murs un grand nombre de cavités , qui sont toutes remplies de chauve-souris. A l'approche de la lumière, ces animaux se réfugient dans les endroits ténébreux, et produisent par leur vol un bruit semblable à un vent violent. Le passage devient ensuite tortueux et dillicile jusqu'à un autre appartement d'une grandeur majes- tueuse : de partent plusieurs avenues qui n'ont pas encore été explorées, de même que deux ruisseaux abondans. On a pénétré dans cette grotte jusqu'à la distance de 9.00 toises. Les congélations que l'on re- marque sur les parois ont l'apparence d'une glace cendrée -, elles prennent des formes bizarres ; tantôt elles se détachent comme une chevelure ondoyante, tantôt elles imitent les plus riches draperies , et toutes ces figures sont parsemées de cristaux. Les stalactites régulières sont creuses, couvertes à l'extérieur d'une espèce de craie tendre , et dans l'intérieur d'un spalt jaune et resplendissant.

La fontaine appelée en anglais Big-Spring ( grande source ) s'est frayé une issue à travers les rochers , d'où elle se précipite avec une étonnante rapidité : c'est un petit torrent qui , impatient d'avoir été long-temps resserré dans sa course, se déborde avec fureur dans un bassin creusé dans le roc. Ce bassin est ovale , et peut avoir cent pieds dans son grand diamètre. Ces eaux , malgré leur rapidité , sont si claires , qu'on peut distinguer les plus petits objets à une profondeur de plus de 3o pieds. Tout autour, à partir du rocher qui

l'aLABAMA FT IFS FLORIDES. 35

s'avance sur l'ouverture , le magnolia , le laurier, le cyprès et le cèdre confondent leur feuillage. La vigne sauvage, après avoir étendu ses flexibles rameaux jus- qu'au sommet des arbres , retombe en festons sur la fontaine. Des milliers de poissons jouissent en paix de cet asile retiré ; mais au moindre bruit , à l'arrivée du voyageur curieux, tous cherchent une retraite dans le gouffre impénétrable. Ces belles eaux, d'un azur clair, impriment cette même teinte aux objets qu'elles réflé- chissent ; et , lorsque le soleil est perpendiculaire , elles agissent comme un prisme , et répandent sur les images qu'elles reproduisent les nuances de l'arc-en-ciel : en sortant du bassin, elles se réunissent aux eaux d'une autre source qui a certainement la même origine, et forment de suite une rivière navigable.

Nos voyageurs partirent le lendemain d'Hickeryhill, et après avoir traversé une sombre forêt, ils atteigni- rent la rivière de l'Apalachicola. Rien ne surpasse la fertilité des terres d'alluvion qu'elle arrose , et qu'elle inonde souvent vers la fin de l'hiver. Mais arrivés sur le rivage, ils ne trouvèrent ni bateau ni batelier. Le compagnon de l'évêque se jeta à la nage, et ayant tra- versé la rivière, qui a plus de 3oo toises de largeur, il revint avec une barque, et tous deux passèrent heu- reusement à l'autre bord.

Après deux jours de marche, ils arrivèrent à Tala- hassee, ville intermédiaire entre Pensacole et Saint- Augustin, qui fut désignée en i8a3 comme l'endroit le plus propre à devenir la capitale du territoire. Les terres de ce canton sont d'une fertilité prodigieuse dans un rayon de 8 à 10 lieues ; des lacs d'une assez grande étendue embellissent le pays , et fournissent d'excellent poisson et du gibier en abondance. Les

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communications avec la mer. qui est à peu de distance, sont faciles par la rivière de l'Apalache et des afiiuens tributaires. La ville de Talahassee est sur un plateau étroit, et les pluies qui tombent par torrens dans ces contrées, forment dans les rues, qui ne sont point pa- vées, des ravins profonds. Les villes s'élèvent en Amé- rique comme par enchantement. La cupidité a une voix plus puissante que la lyre d'Amphion. Talahassee n'a que quatre ans d'existence, et elle compte déjà une centaine de maisons très-propres , et bâties sur un plan régulier.

Apres Talahassee , ils firent route à travers des bois magnifiques et des vallons pittoresques , parsemés de petits lacs d'une eau limpide , sur lesquels naviguaient des troupes innombrables de canards , d'outardes , de grues, de sarcelles, et autres oiseaux aquatiques, qui évitaient avec légèreté les attaques un peu brusques de l'énorme crocodile. On servit à dîner à nos voya- geurs des grillades d'ours fort délicates , et un melon d'eau pour dessert. Ils poursuivirent leur roule , et passèrent près dune ferme les sauvages Séminoles avaient commis deux mois auparavant un horrible at- tentat. Exaspérés par les vexations d'un fermier limi- trophe, ils profitèrent un jour de son absence, et brû- lèrent sa femme et ses enfans. Les coupables furent reconnus et punis.

Le 27 juin, M. Portier avec son compagnon de voyage arriva sur les bords de la rivière de Suvannce.

Les environs de cette rivière furent en 1818 le théâtre de la guerre : deux mille sauvages et nègres, dont la plupart étaient marrons, se réunirent sur ce fleuve pour en disputer le passage au général Jackson. A l'approche des troupes américaines, et après quel-

L AI.ABAMA ET LES H.ORIDES. 3"J

ques escarmouches , les Séminoles se replièrent sur Saint- Augustin. Ils furent vivement poursuivis. Un camp nègre, gardé par a5o combattans, fut attaqué : la lutte fut sanglante, ceux-ci laissèrent 80 morts sur le champ de bataille , et la majeure partie des autres fut mise hors de combat ; deux Anglais nommés Ar- buthnot et Ambristn y furent pris et pendus comme espions , et comme ayant vendu des armes aux sau- vages.

Le 28 juin fut la journée la plus pénible; la route, tracée sur le plateau d'une colline sablonneuse , n'est arrosée par aucun ruisseau; il faut se détourner pour trouver de l'eau dans deux fontaines , qui sont la source de deux jolies rivières. De l'autre coté de la colline, vers le sud , est une magnifique cascade formée par une rivière considérable , qui se précipite dans un abîme qui a plus de cent pieds de profondeur, et qui se perd dans les entrailles de la terre. Le soir, ils trou- vèrent le tombeau d'un Indien, mort depuis deux mois; ses compagnons l'avaient déposé sous une palissade en forme de triangle solide , dont la base enfermait le ca- davre que les bêtes fauves avaient néanmoins dévoré.

M. Portier et son compagnon voyagèrent jusqu'au 3 juillet à travers un pays pauvre, stérile et désert, et arrivèrent ce dernier jour sur les bords de la rivière Noire, formée par l'écoulement de plusieurs lacs qui ont entre eux des communications souterraines. Le 4? ils étaient à Jackson ville, sur les bords du fleuve Saint- Jean , qui est très - large et rapide , et qui coule en ligne droite du sud au nord : sa source est encore in- connue ; on soupçonne qu'il prend naissance dans des savannes marécageuses. Le sol qui borde ce fleuve est très-propre à la culture du coton ; la canne à sucre y

38 VOYAGES.

réussit. Les arbres fruitiers, tels que les orangers, ei- troniers et oliviers , y atteignent une grosseur prodi- gieuse. Les légumes, et surtout la patate douce, y ont un goût exquis. Il y a des bois entiers d'orangers à l'état sauvage, dont les fruits sont aigres-doux : les Indiens les mangent rôtis.

Le 5 juillet, l' évoque arriva à Saint-Augustin, terme de son voyage. C'est la ville des Etats-Unis qui a le plus de ressemblance avec nos vieilles villes d'Europe. Les rues sont étroites , les fenêtres petites , et le pavé des maisons au rez-de-chaussée est composé d'un ciment très-dur. Cette ville date de i568. M. Portier retourna à Pensacole, après avoir été attaqué à Saint-Augustin d'une fièvre bilieuse maligne, qui le mit aux portes du tombeau : c'est le douzième évêque catholique des Etats-Unis d'Amérique.

(Communiqué par M. Ozanam.)

MORT

CAPITAINE GEORGES POWELL

rvous nous étions empressés, dès notre arrivée à la JNouvelle-Galles, de lier connaissance avec les naviga- teurs anglais qui avaient exécuté d'intéressans voyages vers des contrées peu connues. De précieux renseigne- niens ainsi obtenus, et destinés, sans nous, à tomber dans l'oubli, peuvent être considérés, sous certains rap- ports, comme des conquêtes du voyage de la Coquille. Nous nous faisons un plaisir de citer plusieurs noms pour acquitter notre reconnaissance et provoquer celle des géographes. Le capitaine Nicholson, directeur de l'arsenal, avait commandé V Haweis , construit à Eimeo par les missionnaires protestans. Sur ce premier navire sorti des chantiers de la Polynésie australe , il avait fait le cabotage de ses îles, et découvert deux bancs fort dangereux en s'avançant vers le Port-Jackson. Il nous fit connaître M. Beveridge, qui, ayant rapporté de sa captivité de Verdun une opinion très-favorable des Français, s'empressa de nous communiquer les re- marques qu'il avait faites à bord du trois-màts le Saint- Michael, sur l'hydrographie des îles Tonga, et les mau- vaises dispositions des naturels , si maJ appréciés par

4<> VOTAGES.

Cook ; naturels qui n'accueillent jamais une voile eu- ropéenne sans former le projet de s'en rendre maîtres. Le capitaine Liddins , pilote qui conduisit la Coquille au mouillage de Sydney, marin d'un caractère commu- nicatif , d'autant plus zélé pour les progrès de son art et la sûreté de la navigation, qu'il en avait vu de plus près les dangers, attira particulièrement notre attention en nous parlant de la Nouvelle-Shetland et de la terre de la Trinité. Il ne se contentait point de nous faire part de ses propres découvertes, il allait encore à la recherche de ce qui pouvait nous intéresser, et nous présentait tous les marins dont la conversation pouvait offrir quel- que avantage. Depuis notre retour , il nous a même adressé d'utiles renseignemens sur les découvertes les plus nouvelles. Nous aimons à rappeler ici le capitaine Dihhs , dont il a été si souvent question dans nos récits sur les îles de la Société : nous eûmes le plaisir de le re- trouvera la Nouvelle-Galles avec son équipage otahitien, et de recevoir de lui-même tous les détails sur ses dé- couvertes dans l'archipel de Cook, qui déjà ont été com- muniqués au public dans une de nos cartes. C'est avec le plus vif regret que nous déplorons ici la mort récente du capitaine Edwardson , qui nous avait communiqué avec la plus aimable bienveillance les journaux de son intéressant voyage sur les cotes méridionales de Tawaï- Pounammon. Dans nos communications avec ces in- trépides navigateurs , et dans celles que nous eûmes avec les hardis explorateurs de la Nouvelle - Galles , MM. Oxley, Lawson , Cunningham , Howel , et avec notre ami M. Uniacke, toute différence de nation avait disparu : nos connaissances , nos travaux semblables , nos dispositions cosmopolites , avaient éteint toute dis- tinction , toute rivalité,

MORT DU CAPITAINE POWELL. 4?

Dans ce rendez- vous de marins et de voyageurs aux- quels aucun point du globe n'était inconnu , nous avions remarqué particulièrement le capitaine George Powell : sa jeunesse, ses manières aisées, son caractère entre- prenant étaient de fortes présomptions en sa faveur ; à Tàge de vingt-huit ans, il se recommandait déjà par la découverte du groupe austral qui porte son nom , par une exploration détaillée de la Nouvelle -Shetland , et par un travail sur le détroit de Magellan. Soupirant avec ardeur après les grandes aventures , les rencon- tres périlleuses, il promettait de remplir une carrière féconde en événemens , et nous rappelait, sous quelques points de vue, le caractère de certains flibustiers dé- pouillé de la soif de l'or et de la cruauté.

Lorsque nous allions visiter ce capitaine aventureux à bord du navire baleinier le Rambler, qu'il comman- dait, nous trouvions auprès de lui un jeune homme d'une assez jolie figure , mais d'une disposition apa- thique, qui lui avait été recommandé avec de grandes instances par sa famille. Nous ne nous doutions guère alors que nous avions devant les yeux la victime et la cause d'une sanglante tragédie dont le milieu du grand Océan allait être le théâtre , et qu'il nous faudrait abor- der quelques années plus tard dans une île de l'océan Atlantique et sur les cotes du Pegou pour en recueillir les détails circonstanciés.

Le Rambler partit avant la Coquille de Port-Jackson, pour la pèche du cachalot dans le grand Océan , sans avoir un plan bien fixe , mais avec le désir de faire des découvertes dans des parages peu fréquentés. Le capi- taine Powell fut accompagné de tous nos vœux ; nous n'avions aucun motif d'être plus inquiets sur son sort que nous ne l'étions sur le notre. Nous ne tardâmes

\l VOYAG-E6.

pointa apprendre qu'il avait fait une courte apparition à la baie des Iles, dans la Nouvelle-Zélande.

Dans le mois de septembre de la même année , nous apprîmes, en abordant à l'Ile-de-France, que le capi- taine Powell avait été tué par les naturels d'une île il avait relàcbé. On ne savait pas d'autres détails. Nous voulûmes douter de la vérité d'une nouvelle aussi vague \ mais malheureusement elle nous fut confirmée peu de temps après à Sainte-Hélène, nous rencon- trâmes le chirurgien du Rambler. Son navire ayant été désarmé au Port-Jackson , il revenait en Europe , et nous donna des détails trop positifs. Quelques articles du Missionary-Register instruisirent le public du sort de la victime en outrageant injustement sa mémoire. Un critique distingué compara, dans une revue, le sort de Powell à celui de Cook : le détail des circonstances de sa fin rendra ce rapprochement bien plus sensible encore pour tous les esprits.

Au mois de décembre 1827, la rencontre la plus sin- gulière me fit trouver à la fois sur les cotes du Pegou dans le pilote anglais qui conduisit la Chevrette au mouillage de Rangoun, un officier du Brampton (perdu a la baie des Iles) et du Rambler , qui me raconta la fin tragique de George Powell.

En s'éloignant des rivages de la Nouvelle-Zélande, le Rambler, se dirigeant vers les îles Tonga, vint mouiller dans le Port-Refuge , sur la cote ouest de \avaoo. Des relations d'intimité s'établirent aussitôt avec les natu- rels -, elles duraient depuis trois jours sans le moindre nuage ; des provisions étaient fournies en abondance ; le roi HowJoulala était presque toujours à bord ; il y avait même couché, et sa fille, la belle Ozela , partageant le goût de toutes les Polynésiennes pour les eniànsde l'Eu-

MORT DU CAPITAINE POVVELL. Zp

rope , avait conçu la plus vive affection pour John , le jeune protégé du capitaine. Qui aurait prévu que cette heureuse harmonie allait cesser tout à coup , qu'une mésintelligence légère et ramour d'une jeune fdle cau- seraient les plus grands désastres, en devenant aussi fa- tals aux naturels qu'aux étrangers?

Le quatrième jour de sa relâche, la nuit commençait à s'étendre sur le mouillage, quand un émissaire vint prier le roi de descendre à terre. Celui-ci se rendit à ce désir avec une précipitation qui inspira des soup- çons trop tardifs. Il n'était plus possible de le retenir, quand l'appel de l'équipage fit découvrir l'absence de cinq hommes. John était du nombre. La méfiance de- vint extrême, et toutes les craintes furent augmentées par le rapport d'un Indien , qui , après un séjour de quelques années dans l'ile, venait de prendre service sur le Rambler. S' étant chargé d'aller à terre , il avait trouvé toute la population agitée, et se disposant à prendre le parti des déserteurs. Persévérant dans son dévoûment, il accepta une nouvelle mission auprès du chef, avec lequel il reçut ordre de traiter d'abord pour le renvoi des cinq hommes , et en cas de non réussite , pour la rançon du seul John. Rien ne put décider How- loulala à renvoyer tous les blancs qui s'étaient joints à sa peuplade; mais il se montra plus accessible quand, pour l'échange de John, on lui offrit quelques livres de poudre, une provision de balles, des pierres à fusil et un mousquet. Le marché allait se conclure, mais au moment décisif, la spéculation du politique et du com- merçant céda à la tendresse du père. Il ne put résister aux pleurs d'Ozela, qui le supplia, avec toute l'éloquence du désespoir, de ne point la séparer de son amant; elle aimait mieux le suivre en Europe, que de le voir qu'il-

44 VOYAGES.

1er Vavaoo. Le roi finit par agir en père; les conditions furent refusées, et l'envoyé revint à bord sans avoir couru de grands dangers. On l'avait empêché soigneu- sement d'avoir aucune communication avec les déser- teurs.

Il fallut avoir recours à d'autres moyens : deux grandes pirogues de guerre , des îles Hapaee , se trouvaient au mouillage entre le Rambler et la côte. Si l'on parvenait à s'en saisir, elles devenaient d'excellens otages, car Howloulala, étant cause de leur capture, devait s'at- tendre à voir bientôt fondre sur son ile toutes les forces des îles Hapaee. Des coups de fusils furent tirés pour faire évacuer ces pirogues; mais les hommes chargés de leur garde se jetèrent dans l'eau du côté du rivage, et abrités par elles, parvinrent adroitement à les haler à terre.

Powell, désespéré de ce mauvais succès, assembla ses ofliciers pour leur peindre sa position. Chargé par une famille respectable de veiller sur un enfant chéri , envisageant cette responsabilité dans toute son étendue, il se croyait obligé par honneur à n'épargner aucun effort pour arracher l'imprudent au sort qu'il se pré- parait. Il demandait si tout autre à sa place ne serait pas entraîné par les mêmes scrupules , et ne ferait pas usage de tous les moyens pour s'assurer quelque otage. Quant à lui, mettant de côté tout intérêt personnel, il lui semblait honorable de seconder un pareil projet; il n'hésiterait à le faire pour personne.

Le capitaine Powell avait beaucoup d'ascendant sur ses ofliciers; tous lui étaient fortement attachés; les avis furent unanimes : on remit au point du jour les nouvelles tentatives.

Le 3 avril, au lever du soleil , beaucoup de naturels

MORT DU CAPITAINE POWELL. {\5

rouvraient les plages du Port-Refuge et considéraient le Rambler. Les pirogues des îles Hapaee avaient dis- paru, mais on finit par reconnaître qu'elles avaient été halées sur le rivage dans un point éloigné de la baie. Powell , certain du dévoûment de ses compagnons, fait aussitôt appareiller son navire, tire quelques coups de canon pour effrayer les naturels, et se dirige vers les pirogues. Lorsqu'il est près d'elles, il arme deux balei- nières, s'embarque, et protégé par le feu de son navire, réussit à mettre à la mer la plus grande des deux pi- rogues, qu'il amène à la remorque.

Le succès du plan était certain ; Powell eut le malheur d'en douter, et ce doute causa sa perte. Il voulut plus de certitude , et crut qu'il lui serait aussi facile de s'em- parer de la seconde pirogue que de la première , pen- sant qu'alors sans nul doute tous les déserteurs lui se- raient rendus.

Il repart avec un seul canot et débarque sans ob- stacle-, plein d'une téméraire confiance, la curiosité l'entraîne à quelques pas du rivage. Dans ce moment même, par une fatalité inconcevable, le Rambler, trou- vant l'eau peu profonde, est forcé de virer de bord. Les insulaires, armés de lances, de haches et de casse-têtes, étaient en embuscade derrière des dunes et des buissons. Ils observent avec une étonnante sagacité que le navire leur présente son avant, qu'ils sont à l'abri de ses ca- nons. L'occasion est précieuse. Ils s'élancent avec la rapidité de l'éclair et en viennent aux mains avec les envahisseurs de leur sol. Les étrangers, revenus de leur premier étonnement, se défendent avec une bravoure inutile; ils ne peuvent faire qu'une décharge, le nombre va les accabler. Leur canot est encore à flot -, ils ten- tent d'y rentrer et de fuir. Dans ce mouvement, Powell

î(i VOYAGES.

est atteint par derrière d'un coup de hache. À peine a-t-il le temps de s'écrier : « Je suis perdu ! » que son crâne est fendu jusqu'aux épaules. Quatre Anglais par- iaient son sort 5 deux seulement ont le bonheur de ga- gner leur navire à la nage; l'un d'eux, dangereuse- ment blessé d'un coup de sagaie , était celui-là même qui m'a raconté cette déplorable catastrophe.

Partout retentissait le bruit de la conque guerrière , partout on courait aux armes. Les pirogues de guerre se réunissaient pour une attaque générale. Dans cette situation périlleuse, affaibli par la perte de dix hommes, L'équipage du Rambler n'eut d'autre ressource que d'a- bandonner sa prise, de forcer dévoiles, et de s'éloigner en toute hâte dune terre qui lui avait été si funeste. Sa campagne se termina au Port-Jackson.

Je n essaierai point de peindre quels ont être le désespoir et les regrets des parens de John. Son exis- tence ne cessera d'être empoisonnée de remords. Je n'ai pas su s'il avait pu contempler et baigner de larmes le corps inanimé du protecteur qui avait péri en voulant l'arracher aux conséquences funestes de son étourderie. C'est également en vain que j'ai cherché à connaître le, résultat de ses amours consacrées par le sang.

Jules de Blosseville. Lieutenant de vaisseau.

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SOUVENIRS D'ORIENT.

1829.

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FALCONNF.R , The Shipwreck, dut. i.

Épidémie d'Égine. Départ pour Smyrne. Tempête. Relâche à Sunium. Pêcheurs Albanais. Mines. Temple de Minerve Su- niade. Zéa.' Carys to. Andros. Pirates. Ipsara. Fogliéri. Cimetière. Monument inconnu. Passage de l'Hermus. Village de Grecs réfugiés. Kara Gueuzlu Menimen Iskelesi. Caravenserail.

Une épidémie désolait le Péloponèse et l'île d'Egine durant l'automne de 1829-, elle n'avait pas même res- pecté les champs d'Epidaure. C'était une fièvre typhoïde, développée par l'extrême sécheresse, les émanations marécageuses , une épizootie , et surtout par l'état hor- rible de misère dans lequel la Grèce se trouvait plongée. Chaque jour enlevait douze à quinze victimes sur une population d'environ dix mille âmes. L'horrible tableau de la peste, si énergiquement tracé par le poète Man- zuni dans ses Fiancés, pourrait seul donner une idée de celui que nous avions alors sous les yeux. A chaque heure, on entendait tinter le glas de l'agonie, auquel

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SOUVENIRS D'ORIENT.

( 1829. )

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Falconnfr , The Shipwecki C;uit. ï.

Épidémie d'Égine. Départ pour Smyrne. Tempête. Pielâche à Sunium. Pêcheurs Albanais. Mines. Temple de Minerve Su- niade. Zéa. Carys to. Andros. Pirates. Ipsara. Fogliéri . Cimetière. Monument inconnu. Passage de l'Hermus. Village de Grecs réfugiés. Kara Gueuzlu Menimen Islelesi. Caravenserail.

Une épidémie désolait le Péloponèse et lile d'Egine durant l'automne de 1 829 ; elle n'avait pas même res- pecté les champs d'Epidaure. C'étaitune fièvre typhoïde, développée par l'extrême sécheresse, les émanations marécageuses, une épizootie, et surtout par l'état hor- rihle de misère dans lequel la Grèce se trouvait plongée. Chaque jour enlevait douze à quinze victimes sur une population d'environ dix mille âmes. L'horrible tableau de la peste, si énergiquement tracé par le poète Man- zoni dans ses Fiancés, pourrait seul donner une idée de celui que nous avions alors sous les yeux. A chaque heure, on entendait tinter le glas de l'agonie, auquel

48 VOYAGES.

succédaient bientôt ces mytïologues funéraires que les Grecs, et particulièrement les Ipsariotes, psalmodient sur le cadavre de leurs amis; puis venaient les chants lugubres du rituel oriental, entonnés parla voix criarde et glapissante des papas, se mêlant impassiblement au cri de désespoir des familles. Soit que la répétition con- tinuelle de ces scènes de désolation, et l'état de souf- france de ceux qui m'entouraient agissent sur mon système nerveux , soit que les eaux et l'air exerçassent sur ma santé une influence funeste, je tombai bientôt dans un état de mélancolie et de marasme qui me mit dans la nécessité de quitter cette île que j'habitais de- puis cinq mois. Je pris passage à bord d'une goélette de guerre autrichienne la 1 enice , capitaine Morati, qui devait mettre à la voile pour Smyrne. Le comman- dant du Palinure, brick français , se proposait de faire route pour les mêmes parages 5 mais comme il devait d'abord aller prendre à Ténédos les ordres de son amiral , je préferai le bâtiment de S. M. Apostolique, bien qu'il fût d'une très-petite dimension.

Nous appareillâmes par un temps superbe -, une brise de N. O. nous portait rapidement vers l'Asie. Bientôt nous prîmes connaissance d'une flotte danoise, com- posée de deux frégates , de deux corvettes et un schoo- ner, qui se dirigeaient sur le golfe de Waupli .5 plus tard nous rencontrâmes un vaisseau et une frégate russe faisant voile pour Poros, car dans ce moment la marche des Russes sur Constantinople avait amené dans ces eaux les forces navales de toutes les puissances maritimes. Tout semblait nous présager une heu- reuse traversée, mais vers midi la brise halait le nord en fraîchissant, l'horizon était rougeâtre , des nuages blancs , alongés comme des fuseaux , étaient superposés

SOUVENIRS D'ORIENT. 4«-}

au lit du vent , les mouettes , et les alcyons rega- gnaient rapidement les cotes en faisant entendre à de longs intervalles leurs cris rauques et sauvages. Effecti- vement , deux heures après , un de ces coups de vent de nord , si terribles dans l'Archipel , commençait à s'annoncer avec force : la frégate russe qui nous restait encore en vue eut un de ses huniers emportés par une rafale. On apercevait au loin une longue trace blan- che , formée par la vapeur de l'eau soulevée en tour- billons dans le canal de Macronisi. Nous primes suc- cessivement tous les ris; mais reconnaissant l'impossi- bilité de tenir la mer avec une aussi frêle embarcation, le capitaine ordonna de gouverner sur le cap Sunium, se trouve un mouillage d'une assez mauvaise te- nue, le seul qu'il nous fût possible d'aborder. Vers trois heures, nous avions doublé le retranchement de Patrocle surnommé Gaidaronisi ( l'île aux ânes), et jeté l'ancre par sept brasses de fond.

Le Palinure voulut essayer de continuer sa route; nous le vîmes successivement carguer ses voiles hautes, prendre des ris dans ses basses voiles et faire toutes ses dispositions pour lutter contre l'ouragan. La nuit nous le fit perdre de vue, mais nous apprîmes plus tard qu'il avait payé^cher son obstination.

Le lendemain , la tempête étant dans toute sa force , il eût été impossible de mettre une barque à la mer pour aller visiter le rivage. Je me contentai donc de lire Platon en présence des lieux même il en- seignait ses disciples. Je savourais en égoïste le plaisir de me sentir abrité contre la fureur des vents déchaî- nés, de pouvoir contempler avec tranquillité cet élé-

TOME I. 4

mcnl furieux qui mugissait autour de nous el dont la veille nous étions le jouet;

Suave mari magno tnrbantibus œquora venlis, E terra magnum alterius spectare laborem1.

Mais , vers cinq heures après midi , je vis le pilote jeter la sonde avec une expression d'inquiétude que les phy- sionomies mobiles des Italiens peignent mieux que nos figures flegmatiques du Nord : Ancora, lui dit le capitaine. Sempre , répliqua le pilote d'un air triste. Il se fit un moment de silence; puis, même demande et même réponse. Je reconnus alors qu'au moyen d'une sonde fixée sur le fond on mesurait la route que le bâtiment, cédant à la violence du vent, faisait en s'é- loignant du mouillage. « Allons, dit le capitaine prenant enfin son parti , nous chassons sur nos ancres , il n'y a pas à reculer, il faut mettre à la voile malgré le temps. Le sifflet du maître d'équipage appelle sur le pont les matelots étonnés qu'on leur commandât l'appareil- lage au milieu d'une épouvantable tempête. On leur apprend que le bâtiment dérape; en un instant, quel- ques voiles sont mises dehors , et la goélette fuit avec rapidité sous les rafales qui l'entraînent au large. « Je vais tenter de louvoyer pour regagner un mouillage plus rapproché de terre , me dit alors le capitaine; mais si je ne puis le faire, il .faudra fuir devant le temps et subir cette nuit toute la violence de l'ouragan. »

C'est une douce chose que de passer subitement d'un état d'agitation violente au calme si agréable du mouil- lage ; nous éprouvions alors la sensation opposée , mais

' Lucret. Cant. 2 , ad. Princ-

SOUVENIRS D ORIENT. 5l

celle-là aussi a ses charmes. On ne peut se défendre de je ne sais quel sentiment d'orgueil, en résistant ainsi au déploiement de toutes les forces de la nature qui semble chercher à vous accabler : lorsque le navire en- glouti, suivant l'expression de Falconner, entre deux montagnes flottantes ' , se relève ensuite , et s'élance sur les sommets des vagues couverts d'écume , on éprouve un indicible plaisir à lui voir dompter l'élément ter- rible qui rugit impuissant autour de lui. La goélette, orientée au plus près avec tous ses ris, serrait le vent en pliant sous les rafales qui désolent le cap Sunium ; tantôt, lorsque le temps devenait maniable , une bordée sem- blait nous rapprocher ; mais d'autres fois il fallait tout carguer, et nous perdions alors en quelques instans par la dérive tout ce que nous avions laborieusement acquis. Nous passâmes le reste de la journée dans cette lutte pé- nible contre les flots et les vents conjurés. La perspec- tive d'aller courir la nuit au milieu de l'Archipel n'avait rien de bien séduisant pour l'équipage ; aussi chaque matelot , sentant l'importance de la manœuvre, y appor- tait toutes ses forces et toute son attention. Leurs efforts cependant eussent été inutiles , si vers le soir la vio- lence du vent n'eût faibli. Quelques bordées heureuses permirent alors d'atteindre le fond de la baie, nous nous aflburchàmes avec soin sur nos deux ancres.

J'étais impatient d'aller visiter les restes du temple de Minerve Suniade , dont j'apercevais dans le loin- tain les blanches colonnes, rangées sur une seule file et dominant les sommités d'une colline assez élevée. En descendant à terre, nous trouvâmes un sol calcaire,

1 Inguli'd b ualirig hills.

Falconner, Cant.

\OYAGKS.

couvert de petits bouquets d'arbustes et de quelques pin n tes, parmi lesquels nous remarquâmes le myrte, le thym et la sauge. Parvenus au sommet du mouve- ment du terrain qui contournait la baie, nous vîmes une fondrière à travers laquelle quelques lièvres s'en- fuirent épouvantés, puis une plaine qui se prolongeait vers le nord. Du reste, pas une habitation, pas un ha- bitant, pas un pouce de terre cultivée. Les bergers, en Grèce, sont dans l'usage de mettre le feu aux arbres, afin d'obtenir des rejets tendres que leurs chèvres puissent brouter-, et cette déplorable coutume a dépeu- plé presque toutes ses provinces des bois qui en fai- saient l'ornement et la fertilité. La colline sur laquelle était situé le temple se trouvait presque séparée de terre par une petite crique cinq barques étaient ve- nues chercher un refuge : elles étaient montées par des Albanais d'Hydra. Nous nous rendîmes à leur bord 5 on est frappé de l'extrême ressemblance de toutes ces physionomies , qui semblent moulées sur le même type dans quelques lieux qu'on les retrouve. Ils s'occupaient à prendre du poisson. C'est vraiment une chose étonnante que l'abondance de la pêche sur ces cotes désertes. Leurs lignes avaient à peine le temps de tomber à fond qu'elles rapportaient de suite une proie : ils amorçaient d'abord avec des vers pour prendre un poisson très-petit; puis changeant de station, ils se servaient de celui-ci comme d'appât, après l'avoir écorché, pour en pêcher de plus gros, et tous mor- daient à l'hameçon avec une facilité et une promptitude qui tenait vraiment du prodige : on se serait cru vo- lontiers sur l'étang enchanté des Mille et une Nuits. Notre barque, en tournant les rochers du promontoire , fit lever une volée considérable de tourterelles , qui se

SOUVENIRS d'oRIENT. ->3

trouvent aussi en grande quantité sur ces cotes, et ni- chent dans les rochers. Parvenus aux parvis du temple, nous pûmes admirer la parfaite conservation de ses co- lonnes. Un des passagers de notre bord nous donna l'as- surance qu'en i8a4> l'amiral Paulucci, en avait fait enlever deux pour les transporter à Venise-, mais proba- blement il s'était contenté des blocs renversés , car nous retrouvâmes bien entière la façade décrite par tous les voyageurs. On lisait sur un socle ces vers français, qui paraissaient d'une date assez récente :

Toi qui viens visiter ces restes solitaires , De la mort et du temps éternelles leçons , Homme, dépose ici l'orgueil de tes chimères. Tout est vain ici bas : Dieu reste, et nous passons.

Cet écho des hautes méditations de Platon nous pa- rut heureusement placé sur les ruines de Suniuin. Les colonnes d'ordre dorique qui font face à la mer, sont dans un parfait état de conservation. Leur marbre a gardé sa blancheur, mais je suis étonné que la foudre les ait laissées debout au sommet d'une colline isolée, et dans une disposition qui semble faite pour l'attirer. Les orages sont d'une violence extraordinaire dans ces pa- rages, et nous pouvons, afin d'en donner une idée, citer un fait que toute la division de M. l'amiral Rosamel attesterait au besoin. Dans l'hiver de 1829, le vaisseau que montait cet oiïicier- général était mouillé dans la baie de Navarin 5 le tonnerre tombait dans toutes les directions avec un épouvantable fracas ; il atteignit un magasin se trouvaient plusieurs milliers de poudre dont l'explosion fit sauter en l'air la citadelle qui les renfermait et la garnison française placée dans le fort :

54 VOYAGES.

ch bien ! les habitans de Navarin ainsi que tous les ofli- ciers de la flotte confondirent le bruit causé par un tel désastre avec les coups de tonnerre qui lavaient suivi et précédé.

La journée du 3 octobre fut par nous consacrée à la recherche des mines de fer et d'argent qui se trou- vent dans le voisinage de Sunium : bien qu'elles soient beaucoup moins riches que celles de Siphno , nous étions curieux d'examiner si les nouveaux procédés ap- pliqués à leur exploitation ne pourraient point offrir à la Grèce, ou à quelque compagnie, des résultats avanta- geux. La quantité prodigieuse de broussailles qui cou- vrent de tous cotés le pays ne nous permit pas , malgré nos recherches , d'en reconnaître l'ouverture. Aucun habitant ne se trouvait dans le voisinage pour nous les indiquer, et les pêcheurs ne connaissaient point leur si- tuation. L'un d'eux nous apprit seulement qu'un jeune ofïicier anglais débarqué à Port-Mandrier , en chassant avec trop d'ardeur , avait subitement disparu , et était tombé dans un des grands puits couverts de verdure qui se trouve dans les environs du cap.

La durée des tempêtes de nord n'excède guère or- dinairement trois journées -, cependant nous étions dans la saison des équinoxes, et le mauvais temps pou- vait se prolonger. J'envoyai mon domestique grec au village d'Alopexi , pour se procurer des provisions fraîches et du pain; car, d'après les habitudes de la marine autrichienne , nous ne mangions à bord que du biscuit. Il rencontra dans ce village , situé à douze milles au nord- est du lieu de débarquement, quelques matelots du Palmure. Ce brick , après avoir fait plu- sieurs avaries et passé une nuit affreuse , avait été trop heureux de pouvoir se réfugier à Port-Mandrier. Mon

S9i VUNIR.S DORIENT. 55

domestique ne trouva d'autres provisions que quelques œufs et une cruche d'un miel délicieux. Je nolisai alors une barque, et l'expédiai à l'île Longue (Macro ni si). Il me protesta de l'empressement qu'il mettrait à revenir nous apporter des vivres , et s'engagea par les sermens les plus saints. Nous ne le revîmes plus, et j'appris qu'el- frayé par la tempête, il avait trouvé plus commode de retourner m'attendre à Egine, il savait que je devais revenir.

Cependant le vent s'était un peu calmé ; nous ap- pareillâmes avec deux ris dans les voiles , le cap sur Zéa ( l'ancienne Céos ). Nous apercevions depuis long -temps les hauts sommets grisâtres de cette île montueuse, qui donna le jour au poète Simonide, et qui vit le pasteur Aristée se livrer à l'éducation des abeilles. Yolis, et les quatre villes florissantes que ren- fermait l'antique Céos , sont maintenant remplacées par une petite bourgade d'une fort médiocre appa- rence , située au fond d'une baie profonde. Les bàti- mens craignent de s'engager dans ce havre , parce qu'il leur est très-dillicile d'en sortir lorsqu'ils y sont entrés : on préfère en général le beau mouillage de Port-Mandrier , qui offre un abri non moins sûr, mais dont la sortie est beaucoup plus commode. C'était que le Palinure s'était réfugié. Il appareilla en même temps que nous, et entra dans le golfe formé par les terres de l'Attique, l'Eubée, Andros et Zéa.

Nous approchions du cap d'Oro 5 ce cap , fut dis- persée la flotte des alliés au retour de la guerre de Troie, est peut-être le point de la Méditerranée le plus redouté des marins ; heureusement le vent du nord avait épuisé sa violence. Une molle brise d'est nous força de louvoyer et d'aller reconnaître la petite ville de Carysto, qui est

56 YOTAGES.

située au pied d'une très-haute montagne-, elle nous pa- rut entourée de pâturages fertiles , et dans une situation très-pittoresque. C'était que les Grecs avaient tenté leur malencontreuse expédition de l'Eubée ; les hautes murailles dont la ville est entourée, son assiette favora- ble à la défense, et la résistance courageuse des Turcs, avaient fait complètement échouer cette équipée.

Une seconde bordée nous ramena sur le cap d'An- dros , île célèbre dans les temps anciens par sa fontaine de vin , et le culte qu'elle avait voué à Bacchus ; plus cé- lèbre encore dans les temps modernes par la rudesse de ses habitans et le culte qu'ils ont voué à la piraterie. Rien n'égale la stupidité de ces barbares : comme des vautours avides, tombant sur une proie tous les pro- duits de l'industrie européenne se trouvaient réunis, ils confondaient, dit-on, de la manière la plus plaisante, la destination des objets livrés au pillage. Les tablettes de chocolat devenaient pour eux des pierres à repasser les rasoirs. Ils prenaient les bouteilles de Champagne pour des provisions de guerre, et n'osaient braver leur explosion. Dans les belles pièces de draps qu'ils se partageaient, ils se disputaient surtout la lisière do- rée, et rien n'était plus ordinaire que de voir un ca- ravokiris ï orgueilleusement vêtu d'une veste bril- lante sur laquelle on lisait empreinte l'adresse des maisons Ternaux, Bacot, Gerdret ou Jourdain -Ribou- leau. Leur inexpérience leur coûtait cher quelquefois. Un jour quelques-uns d'entre eux, s'étant emparés d'une provision d'huile de ricin pour la pharmacie , pensèrent qu'elle était destinée à être employée comme comestible, et s'avisèrent d'en assaisonner une sa-

1 Capitaine de barque.

SOUVENIRS D'ORIENT. ^7

lade. Ils concevaient , disaient - ils , en la mangeant , pourquoi les Francs s'empressaient de venir acheter des huiles dans leur pays; mais l'horrible purgation qui fut la suite de leur repas, les dégoûta pour jamais des comestibles venus d'Europe.

Une expédition française avait châtié depuis peu de temps leur insolent brigandage, et brûlé une partie de leurs mistiks.

L'éloignement et l'obscurité nous firent perdre de vue les noires montagnes d'Andros. Nous voguâmes toute la nuit vent arrière, et le lendemain matin nous avions pris connaissance d'Ipsara et de Chio. La première de ces îles est maintenant presque inhabitée ; nous passâmes assez près pour apercevoir cependant quel- ques barques de pêcheurs au fond de la baie près de laquelle la ville est située.

On s'étonne , en voyant l'extrême aridité de ce petit rocher, qui peut à peine nourrir quelques chèvres , qu'une population aussi nombreuse que celle qui l'ha- bitait avant le désastre, eût pu amasser tant de ri- chesses. Elle les devait particulièrement au commerce de grains qu'elle avait fait sous pavillon neutre , pen- dant nos guerres, avec d'immenses avantages.

On nous fit remarquer vers l'extrémité orientale de l'ile le point que les Albanais, vendus aux Turcs, avaient livré au capitan-pacha. Sur tous les autres, Ipsara est entièrement inabordable.

Nous étions destinés aux tempêtes. A peine avions- nous dépassé Ipsara , qu'une brise de sud-sud-est se déclara avec violence ; c'est le terrible sirocco. Il ne nous empêcha pas pourtant de doubler le cap Cara- bournou , et de gagner le port de Foglieri , le PaJi- nure nous avait précédés de quelques heures.

58 VOYAGES.

Comme il était tout-à-fait impossible d'entrer dans te golfe , notre goélette et le Palmure jetèrent l'ancre dans la baie de Foglieri , située sur les ruines de l'an- cienne Phocée , de cette cité qui colonisa Marseille. Placée à l'extrémité occidentale du golfe de Smyrne, elle offre un vaste et excellent mouillage, parfaitement abrité de tous les points du compas. Elle est défendue par un château-fort, situé à droite du canal, et par les remparts de Foglieri. Je ne sais si déjà je me trouvais sous l'influence d'un prestige , mais ce petit havre me parut charmant : ses cyprès s'allient si bien aux mina- rets qu'ils avoisinent, il y a dans cet ensemble quelque chose de si oriental , que l'on s'aperçoit facilement de la transition de l'Europe à l'Asie.

La possession de Foglieri serait , en cas de guerre , un point fort important. Ce port est d'une très-facile défense ; il commande l'entrée du golfe de Smyrne , tient en observation les îles de Samos et Mételin , et peut même servir utilement en cas de blocus des Dar- danelles, puisque Ténédos n'offre qu'un mouillage peu sûr et mal abrité.

Nous descendîmes à Foglieri vers le soir. Notre in- tention était de faire une visite au bey. Il était à la campagne. Nous parcourûmes ensuite les environs dans l'espoir de retrouver quelques ruines de l'an- cienne Phocée ; nous ne découvrîmes , au milieu de l'amas irrégulier de petites maisons turques que renfer- ment ces murs, aucun vestige d'antiquité. Mais par l'examen des localités , nous reconnûmes l'erreur des géographes qui supposent que l'emplacement de Fo- glieri pouvait former une île , et appartenir à l'an- cienne Leuce; l'aspect du pays rend cette hypothèse complètement inadmissible.

SOUVENIRS 1) ORIENT. 5g

La population de cette ville, toute musulmane, parait être de trois à quatre mille âmes. Les rues sont étroites, tortueuses , sans pavé. La plupart des habitations sont fort mesquines ; ceux qui les occupent ont un aspect assez misérable ; un grand nombre appartiennent à la race nègre. Avant d'arriver à la porte , nous avions trouvé près du débarcadère un cloaque fétide qui doit rendre ce séjour malsain.

Chandler témoignait , dans son Voyage , le regret de n'avoir pu visiter la portion occidentale de l'Ionie, nous nous trouvions alors ! . Bien que très-rapprochée d'un comptoir européen , elle est peu fréquentée par les voyageurs, à cause des brigands qui infestent souvent ces parages 2, et des difficultés que présente V Hermus , qu'il n'est pas toujours possible de passer à gué. J'étais bien aise de pouvoir reconnaître cette portion du pays , et. je proposai au docteur P., que j'avais déterminé à m'accompagner à Smyrne , de prendre cette route pour nous y rendre. Il accepta ma proposition; nous fîmes demander des chevaux et un Tartare , et quittâmes Foglieri le 8, à six heures du matin. La douane turque est d'une extrême facilité \ elle ne s'enquit point de notre bagage. Nous lui donnâmes pour tout régal un sabahunuz khair olsoun^, dont elle se contenta. Un doganiere italien ne nous en eût pas tenu quittes à si bon marché. Le plus despotique de tous les gouverne- mens n'exigea non plus ni visa ni passeport, et, libres

Tome I, page 166. Edit. de 1806.

* Sur le rivage opposé du golfe, la Contemporaine , arrivant d'E- gypte et se rendant de Tchesmeli à Smyrne , fut dévalisée , peu de temps après mon départ , par une hande de Samiens , tant la malheu- reuse Ida paraît vouée par le destin aux grandes aventures.

3 Bien le bonjour.

6o VOYAGES.

comme l'air , nous prîmes possession des champs de l'Asie.

Après avoir franchi un petit ruisseau , et rencontré à notre droite un très-vaste cimetière orné de nombreux turbehs qui semblent annoncer une population plus opulente et beaucoup plus considérable que celle de Foglieri, nous commençâmes à gravir une haute col- line. Nous laissions derrière nous de longues troupes de chameaux attachés à la file, et marchant d'un pas grave sous la direction d'un petit ânon, qui, plus intel- ligent qu'eux, leur sert toujours de guide. Les chame- liers , aussi graves que leurs caravanes , chantaient , sur une mesure qui s'accordait merveilleusement avec la solennité du pas de leurs bêtes , des chansons dont je ne pus saisir les paroles. Pour notre malheur, l'exem- ple devint contagieux 5 et notre Tartare, jusqu'à ce moment fort silencieux, parut piqué d'honneur ; il com- mença dès lors à entonner , de son coté , un air mono- tone dont il ne cessa de fatiguer nos oreilles tout le reste de la route.

Parvenus au bas du versant opposé de la colline, nous entrâmes dans une petite plaine parsemée de quel- ques maisons, plantée d'un petit nombre d'oliviers et en partie cultivée. A son extrémité se trouvait un second mouvement de terrain. Nous le franchîmes , et dès lors nous cheminâmes à travers une plaine inculte , l'on n'apercevait ni arbre ni habitation. Nous mar- chions depuis environ deux heures dans l'est , lorsque sur la droite de la direction que nous suivions , nous aperçûmes un monument élevé au-dessus d'un léger monticule; je me dirigeai aussitôt avec empressement de ce coté : il fallut traverser le lit d'un torrent desséché. « N'approchez pas, Effendi , se mit alors à crier mon

SOUVENIRS D'ORIENT. 6 I

guide; n'approchez pas, c'est le monument des génies. » On pense bien que cette invitation ne fit que hâter ma marche ; en quelques instans j'étais arrivé. Son aspect présentait quelque chose de mystérieux. C'était une élévation de rocher d'une pierre noire basaltique, taillée à l'extérieur de manière à présenter l'apparence de trois masses cubiques, dont deux auraient été juxta- posées, et dont la troisième, élevée par quelques mar- ches , aurait été posée sur la première. J'entrai dans les chambres intérieures , elles étaient complètement vides. Pendant que nous étions occupés à lever des plans * , un Arménien , qui fut fort étonné de rencon- trer des Francs dans ce lieu , vint nous rejoindre. Je tâchai d'obtenir de lui quelques explications sur le nom de monument des génies donné à cette construction; il ne nous répondit rien de satisfaisant. Il était évident que la partie antérieure, faisant face à l'est, avait con- tenu autrefois une inscription. Les tenons sculptés dans l'encadrement ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard , mais vainement cherchâmes - nous dans les environs des débris de marbre. Il y avait beau- coup de cailloux roulés, mais rien qui ressemblât à une plaque pouvant conserver des fragmens de lettres. Aussitôt après mon arrivée à Smyrne , je demandai à mon savant collègue , M. Fauvel , s'il connaissait ce monument: il en ignorait l'existence. On peut donc le considérer comme entièrement neuf, et c'est ce qui me décide à en publier la coupe et l'élévation. Il y a tout lieu de présumer qu'il était destiné à servir de

Longueur, 8 mètres 65

Hauteur, fi 48

Largeur, 5 85

Ouverture, o 45

62 VOYAGES.

tombeau 5 mais à quel siècle rapporter cette construc- tion singulière ? C'est ce que je crois dillicile de dé- cider d'une manière satisfaisante. Toutefois sa nature et son caractère, la difficulté qu'a présenter son exécution, démontrent jusqu'à la dernière évidence qu'elle appartient à une époque extrêmement reculée. Façonné dans le roc vif, ce monument demeure impé- rissable.

Nous entrâmes bientôt dans une grande plaine maré- cageuse, à l'extrémité de laquelle on apercevait, tout-à- fait dans le lointain, les montagnes de Cara-Agatch. De petits mouvemens de terrain , qui avaient la forme de tumuli, nous séparaient sur la droite des rivages de la mer. La nature du sol laissait facilement recon- naître les traces de fréquentes inondations. Il était couvert de joncs, et souvent iL offrait si peu de solidité, que les pieds de nos chevaux enfonçaient profondément dans la terre, qui nous parut d'une excellente qualité. Nous ne tardâmes pas à traverser l'Hermus, sur un pont de bois à demi ruiné. Ce fleuve roule dans un lit assez creux ses eaux fangeuses confondues avec celles du Pactole ; il paraît d'une .assez grande profondeur. Sa largeur est d'environ vingt-cinq à trente pieds.

L'exercice avait aiguisé notre appétit. Nous aper- çûmes donc avec plaisir, à quelques milles en avant , un petit village. Je piquai des deux, au grand désespoir de mon guide, qui ne voulut jamais consentir à faire pren- dre le galop à son cheval , et j'allai descendre dans la maison qui me parût la plus propre. Elle était habitée, comme presque toutes les chaumières voisines , par de pauvres Grecs. Leurs pères avaient fui la Morée clans des temps de troubles, vers 1790, et ils étaient venus s'établir dans ces plaines marécageuses dont la culture

SOUVENIRS D'ORIENT. 63

appartient au premier occupant. Nos hôtes nous servi- rent des œufs ; c'étaient toutes leurs richesses. Nous y joignîmes quelques tablettes de chocolat de Marquis $ ils parurent fort étonnés de nous voir manger cette pré- paration dont ils n'avaient aucune idée. Pendant qu'as- sis par terre, nous dévorions notre modeste repas, un Turc assez sale entra, prit notre cruche, et sans plus de cérémonie, se mit à boire l'eau qu'elle contenait. Indigné de cette insolence, je la pris et la brisai à ses pieds. Il fut très-surpris de cette action, trouvant sans doute la sienne fort naturelle , et ne concevant pas ce qui avait pu motiver mon emportement.

Nous donnâmes à nos hôtes des nouvelles de leur pays : à l'indifférence que la plupart d'entre eux mon- trèrent, ils nous parut qu'ils avaient conservé pour lui peu d'attachement. Quelques-uns cependant nous firent des questions sur l'état actuel de leurs compa- triotes , et parurent apprendre avec plaisir l'expulsion des Turcs de Morée.

Il était trois heures après-midi quand nous remon- tâmes à cheval: la chaleur était très -supportable; à deux milles du village que nous quittions , nous traver- sâmes de nouveau l'Hermus à gué. Le fleuve était assez profond ; et malgré les soins de notre guide , qui cher- chait les points guéables, nos chevaux durent se met- tre à la nage. Comme le courant avait très -peu de rapidité, ils atteignirent facilement l'autre bord. Nous avions eu à la vérité de l'eau jusqu'aux hanches, mais le moyen de regretter un bain pris dans les eaux illustres de l'Hermus , mêlées aux flots sacrés du Pac- tole. Nous sommes maintenant du reste à même d'as- surer que ceux-ci ont singulièrement perdu de leur vertu : loin de convertir en or tout ce que depuis nous

64 VOVAGES.

avons touché , que de fois nous avons vu, par un destin contraire, nos riches sequins convertis en cuivre! C'est à quelques financiers de nos jours qu'il faut redeman- der le secret que Midas laissa dans le fleuve. Chry- serrae assure aussi que les bords de ce fleuve voyaient autrefois croître une plante qu'il était facile de con- vertir en un riche métal, nous n'en vîmes d'aucune espèce 5 seulement nous ne tardâmes pas à entrer dans un bois de pins, à travers lequel nous marchâmes pendant un mille. A cinq heures , nous traversions le petit village de Cara-Gueuzlu, et à six heures et demie, après avoir suivi quelque temps les bords d'un marais fétide , nous atteignîmes Menimen-Iskelessi. Nos che- vaux étaient couverts de sueur et de sang, car nous avions bon gré malgré déterminé notre guide à presser le pas. Il reçut son salaire sans faire une seule obser- vation.

Il fallut traverser un troupeau de plus de cent cha- meaux accroupis par terre, avant d'arriver au cara- venserail nous nous proposions de passer la nuit. Je faillis tomber à la renverse en y entrant : sur un plancher élevé en estrade , un nombre infini de cha- meliers et de voyageurs pressés les uns contre les au- tres , fumaient ou la pipe , ou de mauvais narguilehs . Un nuage d'une épaisse fumée permettait à peine d'apercevoir au fond de la vaste salle un jeune homme qui servait de petites tasses de café à ceux qui en demandaient. J'aurais cent fois mieux aimé partager le lit des chameaux que celui de leurs maîtres, et je sortis du caravenserail avec autant d'empressement que j'y étais entré. J'aperçus heureusement à droite une petite maison avec des vitres ; on me dit que c'é- tait la demeure de Joussouf-Agha , chef de la douane.

souvenirs d'orient. 65

Certains qu'un Turc ne refusait jamais l'hospitalité , nous nous rendîmes chez lui. Il nous offrit de lui-même de partager son tapis •, et , il faut le dire à la honte de notre Europe civilisée, j'y connais peu de pays l'on proposât un logement à un étranger inconnu , quand il trouve les auberges trop malpropres pour y passer la nuit.

Joussouf nous fit servir à souper : on disposa le sof- frah par terre, et nous nous étendîmes gravement sur le plancher, autour d'un vaste pilaw; je trouvais cela fort pittoresque , et j'étais enchanté, mais mon enivre- ment oriental fut un peu modéré quand je vis notre hôte démembrer gravement une volaille avec les doigls, et nous en servir les morceaux. Cette naïve simplicité des premiers âges , bien que fort asiatique en elle- même, me fit éprouver un léger dégoût, et je me se- rais volontiers accommodé de l'usage, moins romantique peut-être, mais un peu plus propre, d'une fourchette et d'un couteau.

J'offris du vin de Bordeaux à Joussouf; il le refusa sans affectation. Le Prophète ( que le salut soit sur lui ! )

nous dit-il, a proclamé que le vin, les dez étaient

l'œuvre du démon. Vous savez peut-être que c'est en Perse que ce breuvage fut inventé. Le vieux Djemchyd, monarque de ce royaume, mit quelques grappes de raisin à macérer dans un bocal, afin de voir quel ré- sultat elles produiraient. Il avait écrit sur l'étiquette zeher, (poison), afin que personne ne fût tenté d'y toucher. Dans un accès de mélancolie, une de ses femmes, résolue de mettre un terme à sa vie , court au bocal se trouvait l'effrayante étiquette , et le vide d'un trait. Tandis qu'elle attend la mort avec impa- tience, elle est tout étonnée de sentir sa gaîté renaître -y

(i(i VOrAGES.

vainement elle veut prendre un Ion lugubre pour faire ses adieux à ses compagnes ; bon gré maigre , elle rit aux éclats , s'efforçant inutilement de leur peindre tout l'excès de sa douleur et de son désespoir : la joie l'em- porte enfin; la malade fut guérie par le remède, et depuis ce temps, les Persans, nos voisins, ont conservé au vin le nom que lui donna leur vieux roi Djemchyd, zeher-i-khoch, le doux poison.

Après avoir peigné sa barbe , et religieusement ac- compli les pratiques de sa loi , récité son fatha et fumé son tchibouh, notre hôte s'étendit sur son tapis en nous invitant à imiter son exemple, sans plus de cérémonie. Quoique privés du doux balancement de la fenice, nous n'en dormîmes pas plus mal, et nous ne nous réveillâmes qu'au grand jour.

Le bord de la mer était alors couvert d'une multi- tude de barques venues de Smyrne, pour chercher des provisions. Nous nolisâmes celle qui nous parut la mieux installée, et elle nous fit faire le trajet en une heure et demie. Ces caïques, semblables à ceux de Constanti- nople , ont une marche supérieure \ mais ils chavirent facilement.

On a souvent comparé le golfe de Smyrne à celui de Naples ; la comparaison est tout-à-fait à l'avantage de ce dernier. retrouver ici le Vésuve et ses teintes vio- lettes au soleil couchant , Portici et ses riches palais , Sorrente et ses orangers embaumés , la pâle et sauvage Caprée , Ischia et ses campagnes verdoyantes ?

Mais en revanche combien Smyrne elle-même l'em- porte sur la capitale des Deux-Siciles ! se retrouve l'Asie tout entière ! se réalisent les brillantes fictions des contes arabes! se développe l'Orient avec ses pompes , sa magnificence , ses formes pittoresques , son

souvenirs d'orient. 67

antique majesté. Ces longs cyprès, ces minarets élancés, ces kiosques aux mille couleurs , ces Djanicheh , sous un large turban brillent les yeux noirs des gracieuses vierges de llonie 5 ces nombreuses caravanes chargées des riches produits de la Perse, de l'Egypte, de l'Ara- bie et de l'Inde ; cette multitude d'Arméniens , de Juifs, d'Arabes, de Turcs, de Maures, de Grecs, de Persans , tous vêtus de costumes à la fois éclatans et va- riés ; ces muezzins chantant le Coran d'une voix grave et sonore sur le sommet des mosquées 5 tout frappe le voyageur de surprise, déplaisir et d'admiration. Sous l'empire de ces impressions nous vînmes descendre au Khan des Roses (Gui Mahalessi ) , mon ami le comte de C. m'attendait avec impatience, et nous oubliâmes promptement avec lui dans ce terrestre paradis les ennuis du séjour de la Grèce et les fatigues de la traversée.

E. Gauttier d'Arc.

VOYAGE

L'AMÉRIQUE DU NORD'

LES CYPOHAIS.

Contrée habitée par les Cypohais. Manitous. Traité de paix.

Danse guerrière. Origine de la guerre entre les Sioux et les Cypo- hais.— Danse pour guérir un malade.

Les Cypohais , quoique de beaucoup inférieurs aux Sioux , forment une des tribus sauvages les plus puis- santes de l'Amérique du nord. Leur idiome , qui est le pur algonquin, indique qu'ils sont indigènes de ia con- trée qu'ils habitent, et qui s'étend du lac Ontario au lac Winnipec, espace de deux mille milles, du sud-est au nord-ouest.

Ces Indiens ont le nez large et plat , les pommettes proéminentes , les lèvres épaisses , et les yeux plus pe- tits que ceux des Sioux. Cependant leur physionomie est moins désagréable que celle de ces derniers ; ils pa- raissent avoir plus de vigueur, et leur corps est mieux développé, différence qu'il faut attribuer à la rigueur

i Beltrami s Pilgrimage in simerica. London, Hunt et Clarke.

LES CTPOHAIS. <H)

Je leur climat , et à une vie plus pénible et plus labo- rieuse.

Les Cypohais, ainsi que les Winnebagoes , les Meno- mienies, les Sioux, et toutes les autres peuplades, croient à un Grand-Esprit ; mais il n'est pas un seul individu parmi eux qui n'ait son manitou, divinité particulière et de son choix. C'est un animal, un arbre , une plante,, une racine, et il est rare que dans la même tribu deux individus choisissent le même objet. Dans aucun cas, un Indien n'oserait donner la mort à l'animal qu'il a choisi pour manitou-, et pendant mon séjour chez les Sioux , un guerrier de cette nation fut sur le point d'être dévoré par un ours qui l'avait déjà terrassé , et contre lequel il n'osait, par la raison qu'on vient de voir, se servir de ses armes. Heureusement un Indien qui ne partageait pas sa croyance le délivra en tuant l'objet de son culte. Lorsqu'un sauvage , par accident , donne la mort «à son manitou , il ne manque pas de lui de- mander pardon : « Il vaut mieux, dans tous les cas , lui dil-il , que ce soit moi qu'un autre qui t'ai tué -, car il vendrait ta peau, tandis que je la garderai avec vé- nération. » Le bulHe est le seul animal que personne n'épargne, et qui ne soit pas susceptible de devenir ma- nitou. Ils prétendent que c'est le Grand-Esprit qui prend cette forme pour être à même de pourvoir à tous leurs besoins -, et en effet ils se servent utilement de toutes les parties du buffle , depuis les cornes , qu'ils emploient à mille usages différens , jusqu'aux fibres , dont ils se ser- vent pour coudre.

J'assistai à une assemblée des Cypohais, que je trou- vai plus bruyante et plus agitée que toutes celles des Sioux dont j'avais été témoin : aussi il ne s'agissait de rien moins que de l'abdication , ou plutôt de la déposi-

lion d'un roi , et de l'élection d'un autre. J'entendis pour et contre des discours que n'auraient pas désa- voués les orateurs de quelques nations policées. Enfin Peskahoué descendit du trône avec toute la dignité d'un Lacédémonien , et Kendousona, qui le remplaçait, lui tendit la main d'un air de générosité et de grandeur d'àme tout-à-fait remarquable.

Le général américain Cass , gouverneur du territoire du Michigan , fit un voyage , il y a environ trois ans , pour remonter à la source du Mississipi. Il était accom- pagné par quelques chefs cypohais , et dans le but de perpétuer le souvenir de son expédition et de la rendre plus utile , il employa tous ses efforts pour mettre fin aux causes d'animosité qui existaient entre cette tribu et les Sioux. Il y réussit; mais la paix qu'il parvint à con- clure s'évanouit aussi rapidement que la fumée des ca- lumets qui avaient servi à la célébrer.

Le major Tagliawar, commandant du fort Saint- Pierre, animé par la plus noble et la plus généreuse phi- lantropie , profita du grand nombre de Cypohais qui se trouvaient rassemblés pour renouer cette paix , et à cet effet , il fit engager les Sioux à se rendre à la réunion . Au jour indiqué, la salle du conseil, c'est-à-dire la ca- bane construite en troncs d'arbres posés les uns sur les autres, qui avait été désignée pour le lieu de la réunion, fut remplie par les envoyés des deux tribus. Les Sioux occupaient la droite , et les Cypohais la gauche. Après diverses accusations et tout autant d'excuses sur les in- fractions faites au traité, Ouamenilonka , un des chefs des Sioux , alluma le grand calumet de paix et de con- corde éternelle. Sa physionomie grave et pleine d'une majesté sauvage donnait à la cérémonie quelque chose d'imposant. Il présenta horizontalement le calumet à

LES CTPOHAIS. -j I

Test et à l'ouest, ensuite perpendiculairement au ciel et à la terre, invoquant ainsi le Grand -Esprit ou le soleil, et les bons et mauvais esprits. Il l'envoya en- suite, par le chef de ses guerriers, au chef délégué par les Cypohais. Celui-ci le présenta au major Ta- gliawar, et le calumet, de bouche en bouche, passa ainsi à la ronde dans toute l'assemblée. La cérémonie se termina par une distribution d'eau-de-vie que fit faire le major.

Lorsque les sauvages concluent la paix sans média- tion étrangère, c'est ordinairement dans les bois que se. tient la conférence, et quand le traité est arrêté, on l'in- scrit sur les archives ordinaires, c'est-à-dire qu'on grave sur le tronc d'un arbre quelques caractères pour per- pétuer le souvenir de cet événement. C'est notre pack celebrala die, etc.

Un Cypohais m'assura que sa nation avait été en guerre avec celle des Sioux pendant plus de trois mille lunes. Il s'ensuivrait que la date de leurs guerres re- monterait à peu près à l'époque de la conquête du Mexique. Il parait en effet probable qu'à cette époque les Sioux ou Dacotas, fuyant devant les conquérans de leur patrie , envahirent une partie du territoire des Cy- pohais, et l'ont conservée jusqu'à ce jour. Ceux-ci, massacrés ou chassés de leur asile, durent jurer à leurs persécuteurs une haine qui s'est transmise de père en fils, et n'est point encore éteinte.

Parmi les Cypohais, comme chez presque toutes les autres tribus voisines, la danse précède, accompagne ou termine toutes les cérémonies politiques et reli- gieuses. Je ne dirai pas qu'ils chantent, car ce qu'on pourrait appeler chant n'est chez eux qu'une espèce de hurlement ou de glapissement. Quant à leurs instru-

•J2 A OTAGES.

ïueiis, ils n'en ont d'autres que des espèces de casta- gnettes et des capsules en parchemin, dans lesquelles sont renfermées quelques graines, dont le bruit sert à marquer la mesure au danseur, qui tient cet instru- ment dans la main droite. C'est ce qu'on appelle le chi- chikoë.

La danse de guerre ne peut être exécutée que par des guerriers. Les femmes et les vieillards se rangent der- rière eux, et se contentent de répondre en chœur au chant, dont on ne peut se former une idée assez exacte qu'en se figurant la mélodie qui fit tomber les murs de Jéricho. Un jeune enfant précède les guerriers , por- tant les castagnettes ou le chichikoë. C'est l'enfant aux visions. On suppose que les esprits le visitent pendant la nuit , et le rendent le dépositaire des bons ou des mauvais présages. La troupe s'avance sur deux files, si elle est nombreuse , sur une dans le cas contraire , et se forme ensuite en cercle; l'enfant, les yeux attachés à la terre , prononce des mots incohérens que personne ne comprend, qu'il ne comprend pas lui-même, mais que les prêtres se chargent d'expliquer. Pendant ce temps, les danseurs tournent en cercle lentement et en ca- dence. Mais le moment le petit oracle lève les yeux est le signal d'un chant l'on met toute l'exaltation possible , et de sauts lourds et précipités qui laissent sur le sol, théâtre de cette danse, la même empreinte qui s'y trouverait après les manœuvres d'un régiment de cavalerie.

Il est à remarquer que les anciens Grecs se servaient dans leurs danses de capsules en peau ou en parchemin, comme celles des sauvages , et de castagnettes. Ces der- nières , comme celles des Indiens , étaient faites de co- quilles ou d'os d'animaux. Chez les Grecs encore, ainsi

LES CYPOHAIS. 70

que chez les tribus sauvages de l'Amérique du nord , la musique populaire était une réunion de voix et d'in- struraens , et faisait partie du culte qu'on rendait à la Divinité.

Les Indiens semblent avoir également quelques usages des anciens Romains : comme eux, ils marquent la me- sure en dansant par de petits grelots qu'ils attachent à leurs pieds. Ils ont leur coryphée qui frappe sur un tambour, et leur manuductoj- qui préside à la danse. Par une singularité assez remarquable , celui-ci tient à la main un gros fouet comme celui de nos postillons.

On danse aussi , non-seulement aux mariages , aux fêtes et dans une foule de cérémonies semblables , mais encore à l'occasion de certaines maladies, circonstance dont j'ai été témoin pendant mon séjour chez les Cy- pohais. Une femme était malade : le médecin fit appeler un certain nombre de ses parens et de ses amis, qui dansèrent en cercle autour d'elle, en jetant sur son corps des herbes, des écorces d'arbres, des racines. Ils souf- flèrent aussi sur ses membres avec un tuyau de pipe , la secouèrent, et le médecin souilla dans sa bouche pour chasser le mauvais esprit, qui, disait-il, la possé- dait. Tout ce traitement ne fit que hâter sa fin, car la pauvre femme expira au milieu de l'opération.

Beltràmi.

ijûstoire-.

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE

Littérature sacrée des Mexicains. Histoire de la conquête d'après la tradition mexicaine.

Il a paru , il y a quelques mois , en Angleterre un grand ouvrage sur les antiquités américaines , dont un magnifique exemplaire a été offert en présent à l'In- stitut. Cet ouvrage, à la munificence de lord Kings- bourough, est jusqu'à présent resté inconnu en France; et cependant il est pour le Nouveau-Monde ce qu'ont été pour l'Inde et pour l'Afrique deux ouvrages célèbres , celui de Daniel et celui de la commission d'Egypte. Honneur donc à celui qui a consacré une portion de son immense fortune à une branche toute nouvelle d'ar- chéologie, dont le savant voyage de M. de Humboldl avait révélé en partie l'intérêt!

Ce bel ouvrage, mis au jour par M. Aglio, est di- visé en sept volumes , et roule principalement sur les antiquités mexicaines '. Il eût été peut-être à désirer

1 Voici son litre exact : « Antifjuitics of Mexico, comprising Fac-si- milés of ancien! Mexican paintings and hierogl yphics , preserved in

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 7 5

que l'auteur étendit davantage le champ de ses obser- vations pour les compléter -, c'est ce qu'on est disposé à croire , surtout après la lecture de l'excellent Mémoire de M. Warden sur les antiquités américaines-, mais, tel qu'il est , ce magnifique ouvrage présente un réper- toire complet des mœurs , des antiquités , de la littéra- ture même du peuple le plus intéressant de l'Amérique, d'un peuple qui marchait à grands pas vers une civi- lisation qui lui était propre , et que , malgré quelques analogies avec les civilisations de l'ancien monde , on doit regarder comme ayant eu un type tout par- ticulier.

Mais au milieu de ces monumens de nations subju- guées par les Espagnols , et dont les arts ont été trans- formés par les arts de l'Europe, quelle surprise n'é- prouve-t-on pas en retrouvant les vestiges d'un peuple qui n'a de nom ni parmi les Européens ni parmi les descendans des Aztèques , et qui cependant a laissé de nombreux monumens , attestant une civilisation bien plus complète que celle des peuples vaincus par Cortès, sur lesquels il est probable qu'elle eut une antique et mystérieuse influence ! Je veux parler de ces ruines de Palenque , qui s'élèvent dans un désert , à quelques

» the Royal Lihrary of Paris , Berlin , Dresden ; in the Impérial Li- » brary of Vienna ; in the Vatican Library ; in the Borgian Muséum » at Rome; in the Library of the Institutes at Bologna ; and in the » Bodleian Library at Oxford ; together with the monuments of New » Spain , by M. Dupaix , with their respectives scales of measurement » and accompanying descriptions the whole illustrated by many va- » luables manuscripts, by Augustinc Aglio; in seven volumes. Lon- » don, i83o. »

L'exemplaire, grand papier, offert à l'Institut, est estimé 18,000 f. Nous donnerons d'ici à peu de temps un article détaillé sur cet ou- vrage.

76 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

lieues de Ciudad-Real , et qui disent à l'Europe : Vous ignorez l'âge de cette terre que vous avez appelée le Nouveau-Monde; sa civilisation esi peut-être aussi antique que celle de l'Egypte et de l'Inde -, une race que ses caractères physiologiques semblent classer à part , a dominé le pays , a élevé une ville immense dont l'architecture a quelquefois un caractère analogue à celui qu'on retrouve dans les monumens des Grecs et des Romains , et elle a disparu , si complètement dis- paru , que les pauvres Indiens qui errent au milieu de ses ruines , se contentent de les appeler les maisons de pierre (casas de piedras), car ils n'habitent que de pau- vres cabanes , et ont encore moins de souvenirs des arts qui brillaient à Palenque, que les Arabes n'en ont de la puissance des Egyptiens. Mais la surprise re- double encore quand on examine ces peintures hiéro- glyphiques conservées à Dresde, reproduites dans l'ou- vrage de lord Kingsbourough , et qui semblent , au milieu de leurs figures symboliques , offrir des carac- tères ayant une analogie frappante avec certains hié- roglyphes qu'on reconnaît sur les monumens de Pa- lenque ! Ces livres sont - ils les livres de la ville inconnue? diront -ils son nom? découvriront- ils le grand mystère qui nous cache son origine? seront-ils

1 II ne faut pas confondre Ciudad-Real de los Indios avec Ciudad- Real de los Espanoles. Les ruines célèbres dont nous parlons sont si- tuées à quinze milles N. Q. de Santo-Domingo de Palenque, bourgade du Guatemala (état de Chiapa), province de Tzendales ; à trente lieues N. N. O. de Gueguetcnango , à quatre-vingt-cinq lieues N. N. O. de Gua- temala, vers le conlluent de l'Ocozingo et du Rio de los Zeldales. La So- ciété de géographie a déjà fait observer qu'i existe des rapports entre ces monumens et plusieurs autres ruines du Yucatan et du Guatemala.

a Le nom de Palenque est espagnol, et signifie barrière. Il signifie aussi chemin en planches ou eu troncs d'arbre.

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 77

pour Palenque ce que les livres cophtes ont été pour ceux qui se sont occupés des hiéroglyphes égyptiens ? La vérité nous oblige à dire que le travail que nous préparons sur ces curieux monumens n'est pas encore assez complet pour nous avancer beaucoup dans le champ des conjectures , tout intéressantes qu'elles puissent être. En attendant que nous soyons en me- sure d'offrir à nos lecteurs des renseignemens plus certains , nous croyons devoir retourner à des faits positifs.

Le septième volume des Antiquités du Mexique , 'quoi qu'il soit encore moins connu que les autres , est certai- nement un des plus importans , car il renferme l'histoire universelle de la Nouvelle-Espagne, du père Bernar- dino de Sahagun i . Pour comprendre tout ce que cet ouvrage, jusqu'alors inédit, a d'intéressant, il faut se rappeler que son auteur a vécu parmi les Mexicains plus de quarante-cinq ans ; qu'il a été à même de re- cueillir les traditions politiques et religieuses de la na- tion , et que sa connaissance approfondie de la langue a pu lui faire rectifier une foule d'erreurs grossières , dans lesquelles ses devanciers étaient tombés.

Torquemada et quelques autres auteurs parlent du père Sahagun, mais il est incertain qu'ils aient connu son ouvrage ; et Nicolas Antonio , si exact habituelle- ment, tombe dans une grave erreur à son sujet, puis- qu'il pense que le religieux franciscain avait voulu sur- tout faire un grand dictionnaire de la langue mexicaine \

* Historia univcrsal de las Cosas de Nueva Espana , en doce libros ien lengua espanola ; compuesta i compilada por el M. R. P. Fr. Ber- uardino de Sahagun , de la orden de los Frailes Minore» de la obscr- vancia. >

Ce célèbre biographe ne parlait des ouvrages de notre historien

-jS HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

En cela, il partageait une erreur commune aux contem- porains de Sahagun. La pensée du bon moine était bien plus vaste qu'on ne le supposait: non-seulement il voulut faire connaître à ses compatriotes la langue mexicaine , mais il lui parut bien plus important encore de sonder le génie intime de la nation , de révéler pour la première fois son véritable caractère, mélange d'une incroyable douceur et d'une horrible férocité. Il com- prit que tout était encore dans la tradition , que cette tradition allait s'éteindre, et que l'erreur subsisterait. Ce peuple, enfin, que Hernan Cortès et que Bernai Dias del Castillo avaient vu en conquérans ivres de carnage et de fureur religieuse , il le vit en philosophe chrétien ardent à convertir, mais sentant bien que des conversions réelles ne pourraient être faites que quand on connaîtrait enfin les idées morales et religieuses d'un peuple qu'on s'était contenté jusqu'alors de baptiser le sabre à la main. Honneur au moine du xvie siècle, qui eut cette grande et noble pensée , et qui l'exécuta au milieu de si nombreux obstacles , que si la naïveté de son langage n'égalait point sa ferme persévérance , on serait tenté de mettre sur le compte de plusieurs ce qui n'appartient qu'à un seul ! Avant de donner quel- ques fragmens de son livre, examinons rapidement sa vie, la manière dont il recueillit les divers documens dont il composa son histoire et l'esprit particulier qui y domine.

que d'après des indications très-incertaines , ou seulement d'après des ouï-dire. Cependant, contre l'opinion émise par le savant rédacteur du Répertorie Americano , il a eu vaguement connaissance du grand ouvrage dont nous nous occupons : il en a donné le titre analytique ; en outre, il a fait un ouvrage à pari du XIIe livre , il est question de la conquête

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 'JC)

Bernardino de Sahagun était à Sahagun , bourg tki pays de Campos, dans ia \ ieille-Castiile. Il se voua à l'état monacal et entra dans un couvent de francis- cains. En i5a4, la conquête de la Nouvelle-Espagne étant à peu près terminée , il fut un des premiers reli- gieux qui passèrent dans le pays, et devint un des fondateurs du collège que l'ordre établit à Mexico. Sahagun fut envoyé en mission dans diverses pro- vinces. On ignore l'époque précise de sa mort, mais on sait qu'il vivait encore en 1577. Depuis l'époque de son arrivée au Mexique jusqu'à l'âge le plus avancé, le vénérable moine semble , comme nous l'avons dit, avoir été dominé par une seule pensée : par le désir de rendre les efforts des missionnaires moins infructueux , en les initiant à toutes les croyances des peuples qu'ils voulaient convertir. Et il ne faut pas croire cependant que le père Sahagun, doué d'une âme si généreuse, d'un cœur si compatissant pour les misères dont il se voyait environné, ait eu assez de force d'esprit pour s'élever au- dessus des idées de son temps : il a conservé tous les pré- jugés du xvie siècle et toute la bizarre érudition de cette époque. Sa grande affaire, on le voit souvent, c'est de saisir les rapports qui existent entre les croyances des idolâtres dont il déplore l'égarement et les croyances de l'ancien polythéisme. Pour lui, comme pour tous ses con- temporains, les Mexicains sont sous l'influence immédiate du malin esprit , qui obscurcit sans cesse à leurs yeux les mystères de la révélation ; mais heureusement chez lui les faits observés avec une scrupuleuse conscience sub- sistent dans toute leur naïveté. notre chroniqueur est admirable , c'est quand il se contente de raconter la tradition, ou, pour mieux dire, de la traduire; car il est bon de l'apprendre, la plus grande partie de son livre,

8o HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

et c'est ce qui le rend si précieux, n'est que la traduction de chroniques orales ou traditionnelles, à la conser- vation desquelles aidaient puissamment ces peintures hiéroglyphiques qui rappelaient néanmoins plutôt les faits matériels qu'elles ne pouvaient rendre les idées abstraites. Au Mexique comme au Pérou , au Chili et même chez d'autres peuples bien moins avancés en ci- vilisation, il y avait dans les bourgades des hommes dont la mémoire s'était prodigieusement exercée , et que, se- lon l'expression d'un vieux voyageur, on pouvait ap- peler les hommes-archives . La tradition était conservée chez eux vivante, et l'on veillait à ce qu'elle ne s'altérât point. Au Mexique surtout, les chroniques historiques , les discours traditionnels qu'on adressait aux dieux et aux rois, et qui contenaient les principes fondamentaux de la religion et de la politique, étaient conservés de cette manière : par un bonheur inouï pour l'étude future de l'histoire du Nouveau - Monde , de la mé- moire des Mexicains , ces discours sont passés avec toute leur simplicité solennelle dans l'ouvrage du père Sahagun ; nous allons offrir les garanties que le bon religieux nous donne de son exactitude scrupuleuse. On verra que , s'il n'a pas su mettre de coté les idées de son temps, il n'a manqué ni de méthode ni de clarté, et que ces deux qualités si précieuses dans un historien quelquefois enthousiaste étaient unies chez lui à une prodigieuse persévérance.

Bernardino de Sahagun commença son ouvrage en langue mexicaine dans le bourg de Tcpepulco , de la province de Tezcuco. Par le conseil du gouverneur, il choisit , pour obtenir la tradition , douze Indiens des plus anciens, ayant une grande réputation de probité. Durant l'espace de deux ans , il eut des conférences

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 8l

continuelles avec eux : les réponses verbales qu'ils fai- saient à ses questions étaient immédiatement retracées en peintures hiéroglyphiques , et au bas de ces pein- tures, quatre jeunes Mexicains élevés au collège, dans lesquels on devait avoir une entière confiance, donnaient une interprétation exacte du texte en latin et en espagnol. J'ai encore les originaux , dit le moine.

A Santiago de Tlatetulco , Sahagun fit un travail analogue, et conféra sur ce qui avait été écrit avec les anciens les plus honorables du pays , avec le recteur du collège et avec les étudians indiens qu'on y élevait. Il fut bientôt rappelé au couvent de Saint-François de Mexico, il acheva d'établir l'authenticité de toutes les relations qui lui avaient été fournies , par des moyens semblables à ceux qu'il avait déjà employés; pour donner plus de garantie de son exactitude , notre auteur nomme les individus dont il obtint des rensei- gnemens. Tout cela le conduisit jusqu'en 1 545 ; l'ou- vrage alors était écrit en langue mexicaine, et il fut soumis à la censure d'un grand nombre de personnes d'un esprit cultivé. Les différens documens une fois rassem- blés, l'auteur put les comparer avec ce qu'il avait sous les yeux, c'est-à-dire avec les restes nombreux d'an- ciens édifices , et avec les vestiges de vieilles coutumes subsistant encore. D'ailleurs , ainsi que le fait observer le Reperlorio americano, qui renferme d^s renseigne- mens curieux à ce sujet , la conquête n'ayant com- mencé qu'en i5i9 , et n'ayant été terminée qu'en 1 524 > les anciens qui , en différens endroits , con- férèrent avec notre historien avant i545, quand bien même ils eussent été sexagénaires , avaient beaucoup plus de trente ans lors de la ruine de l'empire, et cet

TOME I. o"

8?. HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

âge était bien plus que sufïisant pour qu'ils fussent instruits des mœurs et des coutumes sur lesquelles on les interrogeait. Comme une multitude de documens furent reçus séparément et sur différens points du Mexique, que l'auteur pouvait s'aider en outre des nombreuses connaissances qu'il avait acquises dans la langue du pays bien avant i53o, il ne peut plus rester aucun doute sur l'exactitude de son travail.

Mais, quand ce travail immense fut accompli, et il le fut en i545, le pauvre religieux n'eut encore rien fait en quelque sorte pour parvenir au but qu'il se propo- sait : il fallait vaincre l'ignorance monacale ! Croirait- on que l'Histoire de la Nouvelle-Espagne ne put être mise au net qu'en i5(ip, et que la traduction espagnole n'en fut terminée qu'en 1575? Le bon père était de- venu vieux , sa main tremblait , et on lui disait , pour éviter les dépenses de la copie, qu'il était contre le vœu de la pauvreté de dépenser de l'argent à faire ces écritures. C'est ainsi que parlaient ces moines ignorans à celui qui travaillait depuis tant d'années , afin , selon ses propres expressions, que les ministres de V Évangile qui devaient lui succéder ne pussent pas se plaindre de ce que les premiers missiojinaires auraient laissé dans l'obscurité les croyances des naturels.

Aussi quelle joie n'éprouva pas le vieillard, quand il se vit enfin compris par un religieux ayant plus d'influence que lui sur son ordre, quand le com- missaire général, frère Rodrigo de Segura , vint au Mexique, et qu'il lui donna les moyens de terminer son ouvrage! Et toutefois, quoiqu'il eût pris grand plaisir à la lecture du manuscrit de Sahagun , il pa- raît encore qu'en favorisant son auteur, il eut surtout l'intention d'être agréable à D. Juan de Obando, pré-

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 83

sident du conseil des Indes en Espagne, qui avait le plus vif désir de le voir paraître. Le P. Sahagun est plein de reconnaissance pour cette pensée géné- reuse : il dédie son livre à celui qui en a compris vaguement l'utilité , parce que , dit-il , il a racheté son œuvre, qu'il Va tirée de dessous les cendres 1.

Singulière destinée de ce précieux ouvrage, qui fut pris pour un long dictionnaire par les uns, pour une chronique insignifiante par d'autres, et qui ne parait que trois siècles après qu'il a été écrit , quand les na- tions sur lesquelles il devait influer ont perdu leur caractère primitif, quand elles sont éteintes comme nations !

Mais comment le livre du P. Sahagun , au milieu de tant de vicissitudes , nous est-il enfin parvenu? c'est ce que nous dirons en peu de mots.

Après qu'il y eut mis la dernière main, le chro- niqueur le partagea en douze livres, divisés en un très-grand nombre de chapitres. Chaque page présen- tait trois colonnes ; la première offrait la traduction du texte en langue espagnole, la seconde renfermait le texte en langue mexicaine, la troisième indiquait la signification des mots mexicains , avec les chiffres cor- respondais aux deux parties. Cette chronique, ainsi rédigée, ne nous est point parvenue, non plus que les documens rassemblés par l'auteur, et écrits en latin , en espagnol et en hiéroglyphes mexicains. Peut-être se retrouveront-ils un jour dans quelque couvent ignoré de l'Espagne ou du Nouveau-Monde 5 mais deux copies du texte espagnol avaient été faites à part et envoyées en

« Quand j'ai commencé ce travail, dit le bon père, on s'est ima- giné que je faisais un calepin , et encore maintenant beaucoup de gens ne cessent de me demander : en est le calepin:' »

84 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

Europe : lune d'elles fut déposée dans le couvent de Saint-François du bourg de Sahagun ' ; on ignorait ce qu'elle était devenue quand l'historien Munos parvint à la découvrir, avec l'intention d'en faire usage pour son histoire du Nouveau -Monde, dont un seul volume a paru. Il en tira une copie. A la mort de Munos, les papiers de cet écrivain furent confiés à l'Académie royale d'histoire de Madrid; l'ouvrage du P. Sahagun s'y trou- vait; on en fit faire une copie confrontée à l'original avec une scrupuleuse exactitude ; elle fut envoyée en Amérique. C'est sur le manuscrit de Munos, dit-on, que l'impression de la collection de lord Kingsbourough a été faite; cependant on ne peut pas se dissimuler, ainsi que le déclare lui-même l'éditeur des Antiquités du Mexique , que cette copie ne fût incomplète : le ma- nuscrit était altéré en divers endroits, et l'on suppose que le troisième et le sixième livres ont plus souffert que les autres. Tel qu'il est cependant, l'ouvrage peut for- mer environ deux volumes in-folio.

Mais, sans contredit, la perte la plus sensible est celle de ces quatre-vingts hymnes religieux que le P. Sahagun appelle des psaumes , qui existent sans aucun doute dans l'ouvrage original, et que le copiste aura dédaigné de reproduire, comme étant une chose fri- vole. Boturini Bernaduci parle beaucoup des chants mexicains a , qui , de même que tous ceux des peuples dans l'enfance, pouvaient être consultés sur les grands faits historiques et cosmogoniques. La perte des hymnes

1 On ignore l'autre a été envoyée; il serait, comme on le verra, fort important de la découvrir.

" Voyez aussi ce que dit à ce sujet M. Balbi dans son Ethnographie iln globe.

ANTIQUITÉS M MEX1QLL. S)

mexicains doit donc être regardée comme très-fàeheuse sous le rapport religieux et poétique.

Nous avons déjà dit que V Histoire de la Nouvelle- Espagne était divisée en douze livres. Avant de traduire quelques fragmens de ceux que nous regardons comme les plus intéressans , et qui feraient à eux seuls deux ouvrages d'un haut intérêt, nous allons jeter un coup- d'œil rapide sur l'ensemble de ce grand monument.

Le premier livre est consacré à la théogonie mexi- caine , et se divise en vingt-deux chapitres. Torque- mada, Boturini Bernaduci, Clavigero, ont traité déjà dune manière étendue cet important sujet-, mais il se- rait curieux de comparer l'exposé de la mythologie az- fèque, tel que le donne le moine du xvie siècle , avec ce qui est rapporté par ses contemporains ou par ses successeurs. L'orthographe des noms diffère ; mais le soin minutieux apporté par Sahagun à la copie du texte mexicain est un sûr garant de son exactitude.

Dans le second livre, qui renferme trente-six cha- pitres, l'auteur s'occupe du calendrier, des fêtes et cé- rémonies, des sacrifices et solennités en usage pour honorer les dieux. Entre la foule de détails tout-à-fa il inconnus que renferme ce livre, une chose frappe sur- tout, c'est l'exactitude des calculs dans la division de l'année. Le rapport de l'année mexicaine avec l'année julienne est tel , comme l'a déjà si bien fait observer le Repertorio americano , que les Aztèques savaient très-bien reconnaître les bissextiles; au bout de quatre ans, ils ajoutaient un jour à ce qu'ils appelaient les cinq jours superflus.

Dans le troisième livre , qui contient quatorze cha- pitres, le P. Sahagun parle de l'origine des dieux, des croyances relatives à la destinée de l'àme , de la di-

86 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

gnité sacerdotale , etc. C'est, comme on le voit , un des livres les plus importans ; mais malheureusement aussi, c'est un de ceux qui ont subi le plus d'altération, ainsi que l'annonce l'éditeur.

Le quatrième livre , divisé en quarante chapitres , traite de l'astrologie judiciaire des Mexicains ; on y apprend à connaître leurs jours heureux ou malheureux, la destinée qui attendait les individus nés sous certains signes. Soumis au préjugé de son siècle, qui unissait intimement l'astronomie et l'astrologie , le père Sa- hagun revient , dans ce chapitre, sur le calendrier des Aztèques , et sur les cycles en usage parmi eux. Malgré son titre , ce livre n'est donc pas un des moins importans de l'ouvrage, et il mérite l'examen le plus attentif de la part de nos sa vans.

Le sixième livre est intitulé : De la Rhétorique et de la Théologie de la nation mexicaine, se trouvent des choses très -curieuses touchant les beautés de la langue et les délicatesses des vertus morales.

Ce livre, divisé en quarante - deux chapitres, est incontestablement le plus précieux, selon nous, puis- qu'il nous révèle toute une littérature sacrée com- plètement ignorée jusqu'alors , et dont nous allons faire connaître quelques fragmens à nos lecteurs 1. Il est bon de se rappeler que ces discours , conservés avec une minutieuse exactitude, étaient religieusement formulés dans le temple -, que les expressions en étaient en quelque sorte pesées , et qu'ils renfermaient le dogme religieux dans toute sa pureté.

1 Dans la collection de L. Kingsbourough , ce sixième livre forme un ouvrage à part qui a été imprrmé à la fin du sixième volume.

AMIQllTKS BU MEXIQUE 07

Prière qu'on adressait à Texcatlipuca-y-Yautl-Ne- coyautl-Moneneguj pour obtenir son assistance contre V ennemi.

« Seigneur très-humain , très-secourable -, défenseur invisible et impalpable, par la sagesse duquel nous sommes régis, sous l'empire duquel nous vivons; Sei- gneur des batailles, c'est une chose avérée qu'une grande guerre se prépare : le dieu de la guerre ouvre la bouche ; il a faim, il veut engloutir le sang de ceux qui mourront dans les combats. Il paraît qu'ils veulent se réjouir, le soleil et le dieu de la terre que l'on appelle Tlatecutli ! Ils veulent donner à manger et à boire aux dieux du ciel et de l'enfer, et ils leur feront un banquet de la chair et du sang des hommes qui vont mourir durant cette guerre. Ils nous contemplent déjà les dieux du ciel et de l'enfer, pour voir quels seront ceux qui vaincront, quels seront ceux cfui seront vain- cus -, lesquels doivent tuer, lesquels doivent recevoir la mort. Ils veulent voir ceux dont le sang doit être bu , et ceux dont la chair doit être mangée. C'est ce qu'igno- rent les nobles pères et mères dont les enfans doivent mourir-, oui, c'est ce qu'ignorent tous leurs parens et tous leurs proches. C'est ce qu'ignorent ces mères qui les ont élevés quand ils étaient petits , et qui leur ont donné leur lait.

» Faites, 6 Seigneur, que les nobles qui mourront à la guerre soient agréablement reçus par le soleil et par la terre, qui sont le père et la mère de tous, et qui ont des entrailles d'amour ; et pour tout dire, vous ne les avez pas trompés en faisant ce que vous faites , en exi- geant qu'ils meurent à la guerre, car c'est la vérité que

88 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

vous les avez envoyés sur cette terre pour qu'ils don- nent à manger au soleil et à la terre par leur chair et

par leur sang

»0 Seigneur très -humain, Seigneur des batailles, souverain de tous , toi , dont le nom est Tezcatlipuca , dieu invisible et impalpable, nous te supplions que ceux que tu auras laissé mourir durant cette guerre soient reçus dans la maison du soleil avec amour, avec hon- neur ; qu'ils y soient placés et assis près des vaillans, c'est-à-dire près de Quitzieguaguatzin , Y Maccuh- catzin, Thacavepatzin , Yxtlilcuechavac , Yhuitlenuic et Chavaguetzin , et tous ces hommes célèbres qui sont morts à la guerre avant ce temps : ils font d'éternelles réjouissances ; ils célèbrent dans des louanges perpé- tuelles notre maître , le soleil ; ils vont suçant, aspirant la douceur de toutes les fleurs suaves par leur goût et par leur parfum. Voilà la jouissance réservée aux vail- lans, aux hommes courageux, morts durant les combats. C'est ainsi qu'ils s'enivrent de plaisirs. Ils ne se souvien- nent plus, ils ne tiennent plus compte de la nuit ni du jour, des années ni des temps ; car leur puissance , leur richesse est sans fin , et les fleurs dont ils aspirent le parfum ne se fanent jamais. »

Torquemada , Acosta , Clavigero et une foule d'au- tres historiens ont déjà parlé de l'antique usage étaient les Mexicains de se confesser à leurs prêtres. Le discours suivant jette un nouveau jour sur cette cou- tume.

ANTIQUITES DU MEXIQUE. 0()

Fragment d'un discours que le prêtre mexicain adres- sait au pénitent qui venait de se confesser à lui.

« O frère , tu es venu dans un lieu de beaucoup de péril , de beaucoup de travail , de beaucoup de terreur ! C'est un précipice d'où s'élève une roche taillée à pic. Celui qui y tombe une fois n'en peut jamais sortir-, tu es venu en même temps dans un lieu mille lacs et mille filets sont mêlés, tendus les uns au-dessus des autres , de manière que rien ne puisse passer sans tom- ber dans quelques-uns d'entr'eux, et non-seulement il y a des lacs et des filets, mais il y a encore des trous pro- fonds comme des puits, et tu t'es jeté toi-même dans le gouffre du fleuve. Tu t'es jeté dans les filets dont il ne t'est plus possible de sortir. Ce sont tes péchés , et on peut aussi les comparer à des bêtes féroces qui tuent, qui déchirent le corps ainsi que l'âme. Aurais-tu par hasard caché quelques-uns de ces péchés si graves, si révoltans, si horribles, si honteux, qui sont déjà pu- bliés dans le ciel , sur la terre, aux enfers, qui infectent le monde jusqu'à ses confins ?

» T'es-tu déjà présenté devant notre Seigneur très-hu- main , protecteur de tous , que tu as offensé, dont tu as provoqué la colère, et qui demain ou un autre jour te tirera de ce monde et t'enverra dans la maison univer- selle de l'enfer, sont ton père et ta mère, le dieu et la déesse du triste séjour, la bouche ouverte, prêts à te déchirer, ainsi que tout ce qu'il y a au monde.

» Et pour conclure, je te le dis , il faut que tu balaies les immondices et le fumier de ta maison, que tu le purifies toi-même, que tu cherches un esclave pour le

qO HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

sacrifier aux dieux , que tu fasses une fête aux chefs , et qu'ils chantent les louanges du Seigneur. Il convient aussi que tu fasses pénitence, en travaillant un an ou davantage dans la maison de Dieu. tu te tireras du sang, tu te perceras le corps avec des pointes d'aloës , et pour que pénitence complète soit faite de tes adul- tères et de tes autres souillures , tu te passeras chaque jour deux fois des bois aigus à travers les parties sen- sibles du corps : une fois par les oreilles , une fois par la langue l.»

Discours que Ton adressait au dieu de la pluie Tlaloc, le souverain du paradis terrestre, pour qu'il fit cesser la sécheresse sur terre.

« O Seigneur très-humain et très-libéral, maître de la verdure et de la fraîcheur, souverain du paradis ter- restre embaumé et fleuri, seigneur de l'encens, ah! douleur, les dieux de la pluie, vos sujets, se sont cachés dans leur retraite, eux qui ont coutume de nous donner les choses nécessaires à la vie, et qu'on honore avec l'Ulli, le Yauthli et le Copal. Oui, ils ont caché toutes les provisions dont se soutient notre existence , et qui sont pour nous comme des pierres précieuses , comme des émeraudes et des saphirs ; oui, ils ont emmené avec eux la déesse de l'abondance, leur sœur ; ils ont emmené également la déesse Chiili ou Yxi ; ayez pitié de nous qui vivons; tout se perd, tout se dessèche : on dirait

1 Les peintures mexicaines du Vatican offrent une représentation rie ce genre de pénitence, qu'on retrouve, du reste, en pratique chez quelques autres peuples de l'Amérique, et notamment parmi les Mbayas ei les Charmas , etc.

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 91

que tout est en poussière , ou couvert de toiles d'arai- gnées par le manque d'eau! O douleur des pauvres gens! ils meurent déjà de faim-, ils sont tous amaigris, défigurés ; l'auréole livide qui entoure leurs yeux est semblable à celle des morts.

■» Ils ont la bouche sèche comme l'herbe desséchée , et l'on peut compter tous les os de leur corps, comme si c'était la figure de la mort elle - même ! et les enfans , ils s'en vont tout défigurés, ils sont jaunes, leur couleur est celle de la terre. Jusqu'aux quadrupèdes et aux oiseaux qui souffrent de cette tribulation , à cause de la sécheresse» C'est une grande tristesse que de les voir, ces oiseaux , les uns avec leurs ailes abattues et se traînant de faim, les autres tombant de l'air, parce qu'ils ne peuvent plus voler; d'autres encore ayant le bec ouvert de faim et de soif. Et les animaux, Seigneur, c'est grande douleur que de les voir tomber de défaillance et dévorer la terre , la langue collée, la gueule ouverte, haletant de faim et de soif. Et les hommes, ils perdent le jugement-, ils meurent faute d'eau, tous périssent sans qu'un seul demeure. Il semble que nous soyons dans le feu. Certes , c'est une chose horrible que de souf- frir la faim comme nous la souffrons. Semblable a la couleuvre à qui le désir de la pâture fait répandre sa salive , qui se replie , qui demande à manger, qui mugit pour qu'on lui donne de la nourriture, l'homme de- mande sa subsistance , et c'est chose épouvantable que de voir son agonie.

)> Il y a des années que nous avons entendu dire aux vieux et aux vieilles qui sont passés , que le ciel devait tomber sur nous , et que l'on verrait descendre les dé- mons de l'air, appelés Tzitzimites , qui doivent venir détruire la terre avec tous ceux qui l'habitent, pour que

t)2 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

les ténèbres soient à jamais sur l'univers, et qu il n'y ait plus nulle habitation des hommes. Les anciens l'ont su, et ils l'ont dit. De tradition en tradition , nous avons appris que la fin du monde devait s'accomplir après que la terre serait lasse de produire d'autres créatures. Sei- gneur, nous aurons pour richesse et pour plaisir que cette prédiction s'accomplisse sur nous! O infortunés que nous sommes ! Ah ! soyez assez clément pour nous envoyer une peste qui nous achève tout à coup. Cette plaie a coutume de venir du dieu de l'enfer , et dans cette cir- constance , par bonheur, la déesse de l'abondance et le dieu des moissons accordent quelque fraîcheur , au moyen de laquelle ceux qui meurent, emportent quel- ques petites provisions pour traverser le chemin qui conduit à l'enfer. Considérez que cette tribulation n'est point amenée par la guerre, et qu'elle procède des rayons du soleil, que le soleil, comme un dieu fort et va- leureux, lance sur la terre; car autrement , les soldats, les vaillans, les hommes forts et belliqueux mèneraient grande joie de se trouver en péril, parce que dans les vicissitudes de la guerre beaucoup meurent, qu'on ré- pand beaucoup de sang, que l'on amoncelle dans les campagnes les corps morts , les ossemens des vaincus , et qu'on jonche la surface de la terre des cheveux de ces têtes qui se dépouillent quand elles se corrompent. Ils ne craignent rien de tout cela, parce qu'ils sont persuadés que leur âme va dans la maison du soleil , ils célèbrent les louanges du dieu avec des voix pleines d'allégresse , et ils sucent les fleurs de diverses ma- nières avec grande volupté.

»0 Seigneur plein de pitié ! Seigneur de la verdure, des gommes, des herbes odorantes , je vous supplie de regarder votre peuple avec miséricorde ! »

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. q3

Nous pourrions étendre beaucoup ces curieuses ci- tations, niais il nous reste à parler de choses trop importantes pour les multiplier ; elles feront sans doute vivement regretter, sous le rapport littéraire , cet ou- vrage antique du vme siècle qui était appelé le Teo Amoxtli ( le livre divin ) , l'astrologue Huematzin avait consigné l'histoire, la mythologie, les lois des peu- ples Toltèques. Elles feront regretter surtout ces poésies religieuses de Nezahualcojtol, roi d'Acolhuacan ( Tez- cuco), composées en langue aztèque au xvie siècle, et traduites en espagnol par le neveu du roi-poète, baptisé sous le nom de Ferdinand Alba Ixtilxochitl. Bien que l'on afiirme qu'elles ont été conservées, nous avons cherché vainement jusqu'à ce jour à nous les pro- curer.

Le livre septième de l'histoire universelle de la Nou- velle-Espagne est consacré à la météorologie, et con- tient encore des choses fort curieuses sur les divisions du temps , et sur les fêtes qu'elles amenaient. Le hui- tième livre roule sur la hiérarchie des rois et des chefs , et le mode de leur élection. C'est que se trouvent des détails du plus haut intérêt sur l'organisation poli- tique des Mexicains , sur leur état législatif, et même sur la chronologie historique. Pour reposer sans doute son lecteur de ce grave sujet, Sahagun a terminé ce livre par une description des palais et des ornemens royaux, des banquets, des fêtes que donnaient les chefs. Ceci sert en effet de transition au neuvième livre, l'auteur s'occupe de l'état social des marchands, du commerce en général, des ouvriers en pierres pré- cieuses, etc. Il fait connaître la manière de vivre de cette classe d'hommes \ il entre même dans quelques détails sur leurs fêtes et sur leurs banquets. On est

C)4 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

vraiment surpris en le lisant du degré d'industrie au- quel étaient parevnus les Aztèques.

Le sujet du dixième livre était un des plus difficiles à remplir. Sahagun entreprend d'y révéler les vices et les vertus des Mexicains, ainsi que les caractères physiques qui appartiennent à leur race. Il termine par un aperçu généralsurlesmaladiesdont ils étaient affectés, et les remèdes qu'ils y portaient. Comme dans ce livre, qui est divisé en vingt-neuf chapitres, Sahagun entre dans de grands développemens sur la vie matérielle et intellectuelle de toutes les classes, et particulièrement sur celle des artisans, il donne encore de nouveaux détails sur l'industrie des villes , et sur ce qu'il appelle les arts libéraux et mécaniques. se trouve une matière mé- dicale toute nouvelle qui nous a paru digne du plus haut intérêt, et qu'il ne serait pas sans doute inutile d'examiner attentivement. Mais ce qui surprend sur- tout , c'est la manière large dont le religieux du xvi° siècle voit l'état moral des peuples qu'on vient de sou- mettre : « La philosophie morale , dit -il , avait ensei- gné par expérience à ces peuples que, pour vivre ver- tueusement et comme des mortels attendant la mort , une rigoureuse austérité, des travaux continuels, utiles à la chose publique, étaient nécessaires.... Comme cet état de choses cessa par l'arrivée des Espagnols, comme ceux-ci abolirent toutes les coutumes et toutes les formes de gouvernement qui régissaient les Indiens; comme , en un mot, ils voulurent les réduire h la manière de vivre de l'Espagne en ce qui touche les choses divines et terrestres , parce qu'ils les regardaient comme des idolâtres et des barbares , tout leur ordre social s'é- croula C'est une grande honte pour nous que parmi

ces nalurels il se soit trouvé anciennement des sages

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. t)5

qui ont su apporter un remède à la plupart des fautes auxquelles cette terre dispose ses habitans , tandis que nous autres , nous nous abandonnons à nos mauvaises

inclinations Ils étaient pleins de sens ces antiques

habitans du Mexique qui confiaient à la république leurs fils et leurs filles pour les élever , et qui ne lais- saient pas leur éducation entre les mains des parens ! » Le onzième livre , qui contient treize chapitres , est consacré à la description physique du pays. Non-seu- lement l'auteur y examine les productions animales , végétales et minérales-, mais il y entre dans des détails géographiques; il y décrit les montagnes , les volcans , les terres diverses , et même les routes. Ce chapitre , fort curieux du reste , doit être lu avec circonspection , car dans les sciences physiques le P. Sahagun ne s'éle- vait guère au - dessus des connaissances les plus vul- gaires du xvie siècle. On sent toutefois que , comme dans plusieurs autres parties de l'ouvrage , une civilisation particulière a imprimé à la science confuse des Européens un caractère qui lui était propre , et qui n'excluait point une observation attentive des phéno- mènes de la nature.

Nous arrivons enfin au dernier livre , et c'est avec le sixième celui qui , sous le rapport littéraire , offre le plus d'intérêt. C'est le récit d'un grand événement vu sous une face toute nouvelle-, c'est en un mot une chro- nique mexicaine qui a toute la vérité de l'histoire et le merveilleux qu'imprimait à cette histoire l'idée que les Européens étaient des dieux. Laissons parler le moine, car il dit bien mieux que nous ne pourrions le faire quel est le genre d'intérêt qui se rattache à cette der- nière partie de son ouvrage.

k Rien qu'un grand nombre de personnes aient écrit

Ç)6 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

en espagnol l'histoire de la conquête de la Nouvelle- Espagne d'après les diverses relations des conquérans , j'ai voulu l'écrire, moi, en langue mexicaine, non pas tant encore pour tirer quelques vérités des Indiens qui se trouvaient présens à la conquête, que dans l'inten- tion d'indiquer le langage employé pour signaler les événemens de la guerre et les armes dont usaient les naturels. On peut alléguer que ceux qui furent conquis surent et conservèrent la tradition d'une foule de choses ignorées des conquérans.

» C'est pourquoi il ne m'a pas semblé inutile d'écrire cette histoire, qui a été retracée dans un temps vi- vaient ceux qui étaient présens à la conquête , dont ils ont donné la relation suivante. C'étaient des person- nages d'importance , de bon jugement , et qui , à coup sûr, ont dit toute la vérité. »

Sahagun commence immédiatement à raconter de quelle manière s'effectua la conquête du Mexique.

Après avoir dit comment les capitaines de Mote- zuzuma ', qu'on désignait sous le nom de Calpixques, allèrent au nombre de cinq visiter les navires de Gri- jalva , qu'ils prirent pour le dieu Quetzalcoatl '' ; après

' Sahagun appelle ainsi Montezuma. Il le désigne également sous le nom de Montecuzuma , de Motezuzuma et de Motezuzoma. Cette va- riété de l'orthographe vient en partie de la valeur du C espagnol. C'est à tort , nous pensons , que de savans écrivains ont dit , d'après Cor- tès , que le nom du célèbre empereur du Mexique était Monteczuma ou Moteczoma.

■•■ Quetzalcoatl ou Quetzalcohualt était pour le Mexique ce qu'était Manco-Capac pour le Pérou. Le bon moine le compare au roi Arthur des Anglais. Ce qu'il y a de certain , c'est que cet antique législateur des Toltèques est représenté comme un homme barbu; ce qui a ouvert un vaste champ aux conjectures des premiers Européens qui s'occupèrent de l'histoire du pays. Voici ce que dit à ce sujet M. de Humboldt.

« Des savans Mexicains crurent reconnaître l'apôtre saint Thomas

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 0,7

avoir peint la terreur plus grande encore qu'inspira Cortès, qui fut pris également pour ce dieu voyageur, Sahagun semble laisser parler la chronique mexicaine.

« L'empereur envoya cinq chefs pour recevoir Quet- zalcoatl, qu'il attendait de jour en jour : ces cinq chefs étaient chargés de lui remettre des présens. Le plus im- portant, par le rang qu'il occupait , était Yoallichan, le second Tepuztecatl , le troisième Ticava , le quatrième Vevetecatl, le cinquième Veicamettheca.

» Le roi Montezuma leur parla ainsi : « Considérez que l'on a dit que notre dieu Quetzalcoalt était arrivé; allez , recevez-le , écoutez ce qu'il vous dira avec beau- coup de soin , et faites attention à ne rien oublier. Voici les joyaux que vous lui présenterez de ma part, ce sont tous les ornemens sacerdotaux qui lui appartiennent. »

Ici l'historien donne la description des présens , et ce n'est pas la partie la moins curieuse du livre 5 mais nous passerons rapidement sur ces détails, pour en venir à des faits plus caractéristiques et plus impor- tans. Sahagun, après avoir décrit l'arrivée à bord des navires des envoyés mexicains , rappelle le discours qu'ils adressèrent au conquérant espagnol.

« Il faut, dirent-ils, que le dieu que nous venons adorer en personne connaisse son serviteur Monte- dans ce personnage mystérieux, grand-prêtre de Tula , que les Cho- lulanais connaissaient sous le nom de Quetzalcoatl. Il n'est pas dou- teux que le nestorianisme , mêlé au dogme des Boudhistes et des Cha- mans, ne se soit répandu par la Tartarie des Mandchoux , dans le nord-est de l'Asie. On pourrait donc supposer, avec quelque apparence de raison , que les idées chrétiennes ont été communiquées par la même voie aux peuples mexicains , surtout aux habilans de cette terre boréale de laquelle sortirent les Toltèques , et que nous devons consi- dérer comme YoJJicina vîrorum du Nouveau-Monde. »

(Humboldt, Vues des Cordillères et monumens de l'Amérique.]

Ç)8 H1STOIRK. PHILOSOPHIE.

zuma, qui régit et gouverne la ville de Mexico, et qui nous a dit : « Le dieu est arrivé, après de grands travaux. » Aussitôt ils offrirent les ornemens qu'ils por- taient, et les présentèrent au capitaine Hernando Cor- tès , en l'en parant. Ils placèrent d'abord sur sa tête la couronne et le masque d'or ; ils attachèrent ensuite à son cou les colliers de pierres précieuses et les autres joyaux ; ils lui mirent au bras gauche le bouclier dont il a été fait mention en décrivant les présens, et ils posèrent ensuite les autres objets devant lui comme on a coutume de déposer les présens. Le capitaine leur dit : « Y a-t-il autre chose que cela ? » Ils lui répondi- rent : « Seigneur, nous n'avons pas apporté autre chose que ce qui est ici. » Le capitaine ordonna immédiate- ment qu'ils fussent garrottés, et fit tirer l'artillerie. Les messagers , dont les mains et les pieds étaient liés , tombèrent comme morts quand ils entendirent le bruit des canons : les Espagnols les relevèrent , et leur don- nèrent à boire du vin, ce qui les reconforta. Après cela, le capitaine D. Hernando Cortès leur dit, par le moyen de son interprète : « Ecoutez-moi , on m'a dit que les Mexicains étaient des hommes vaillans, com- battant sans cesse , grands lutteurs , adroits au manie- ment des armes ; on m'a dit qu'un seul Mexicain pou- vait vaincre jusqu'à dix, et même jusqu'à vingt de ses ennemis : je veux voir si cela est vrai, et si vous êtes aussi courageux qu'on me l'a dit. » Il ordonna aussitôt qu'on leur donnât des épées et des boucliers , pour qu'ils combattissent contre autant d'Espagnols, et pour savoir quels seraient les vainqueurs. Mais les Mexi- cains répondirent aussitôt au capitaine Cortès : « Ecou- tez notre excuse, nous ne pouvons pas faire ce que vous nous ordonnez , parce que Montezuma ne nous a

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. QC)

pas envoyés pour autre chose que pour vous saluer, et pour vous offrir ces présens ; nous ne pouvons pas faire autre chose; non, nous ne pouvons pas exécuter ce que vous nous ordonnez. Si nous le faisions, Mon- tezuma, notre seigneur, serait irrité contre nous, et nous ferait mourir. » Le capitaine leur répondit : «Vous devez faire malgré tout ce que je vous dis; je veux voir quels hommes vous êtes, car bas, dans notre pays , nous avons entendu dire que vous étiez des guer- riers vaillans : prenez donc ces armes , et disposez-vous pour que demain matin nous nous rencontrions dans la compagne. »

)> Cela fait, ils prirent congé du capitaine, entrèrent dans leurs canots, et commencèrent à se diriger vers la terre , ramant en grande hâte , et se disant les uns aux autres : « Courage , hommes vaillans , efforcez-vous de ramer avant que personne ne nous accoste. »

» Après avoir entendu le récit que lui firent ses en- voyés, Montezuma rassembla aussitôt quelques de- vins, des augures et des chefs, et il les envoya au port étaient les Espagnols, afin qu'ils s'arrangeassent de manière à ce que la nourriture ne manquât point aux étrangers, et qu'ils eussent tout ce qu'ils pourraient dé- sirer. Il leur recommanda d'être attentifs à ce qu'ils ver- raient, et de lui en donner une fidèle relation. Il envoya en outre avec eux quelques esclaves, afin qu'on les sa- crifiât devant le dieu qui était arrivé, si l'on voyait que cela lui convînt, et qu'il demandât du sang pour le boire. Ces ambassadeurs s'éloignèrent donc et arrivèrent au lieu étaient les Espagnols, et ils leur offrirent des gâ- teaux de maïs teints de sang humain. Quand les étranr gers virent cette nourriture , ils éprouvèrent un grand dégoût , et commencèrent à cracher et à la rejeter avec

10O HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

horreur, parce que véritablement le pain sentait le sang. Cela se fit par ordre de Montezuma, et il ordonna de le faire , parce qu'il croyait que ces étrangers étaient des dieux venus du ciel , et que les nègres étaient des dieux noirs.

» Montezuma leur envoya ensuite des devins et des enchanteurs, pour qu'ils vissent si on pourrait jeter quelque sort qui fit mourir les étrangers ou qui les forçât de s'éloigner. Ceux-ci firent tous leurs efforts, comme le leur avait recommandé Montezuma, mais rien ne put leur réussir. »

La chronique entre ici dans de nombreux détails sur la manière dont agissaient les Espagnols à l'égard des naturels, sur la terreur qu'ils inspiraient et sur les rapports qui étaient adressés à l'empereur. Elle fait con- naître surtout l'impression que produisit à Mexico la nouvelle que les Européens voulaient s'y rendre. « Ces choses entendues par Montezuma, il com- mença à concevoir le pressentiment que de grands maux venaient sur lui et sur son royaume. Il commença à y avoir grande crainte en lui de même que parmi tous ceux qui connaissaient les nouvelles déjà racontées. Tous pleuraient, tous étaient plongés dans l'angoisse, et allaient la tête baissée. Ils formaient des rassemble- mens et parlaient avec effroi des nouvelles qui étaient venues. Les mères prenaient en pleurant leurs enfans, et leur posant la main sur la tête, leur disaient : « O mon fils ! tu es dans un temps mauvais; tu dois voir de grandes choses, et tu auras à supporter de grands tra- vaux ! » Il fut rapporté à Montezuma comment les Es- pagnols amenaient avec eux une Mexicaine, nommée Marina, habitante du bourg de Teticpac, situé sur la côte de la mer du Nord. On lui dit qu'elle leur ser-

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. 101

vait d'interprète, et quelle disait en langue mexicaine tout ce que lui ordonnait de dire le capitaine Hernando Cortès. Aussitôt Montezuma commença à envoyer des messagers et des chefs se trouvaient les Espagnols, afin qu'ils observassent ce que faisaient ces étrangers, et qu'ils exécutassent ce qui serait nécessaire pour leur service. Chaque jour, les uns allaient et les autres reve- naient. Les messagers se succédaient continuellement. Les Espagnols ne cessaient pas de s'informer de Mon- tezuma : ils voulaient savoir quelle personne ce pou- vait être 5 s'il était vieux ou s'il était jeune, si enfin c'était un homme de moyen âge, ou qui eût des cheveux blancs. Les Mexicains répondaient aux Espagnols : « C'est un homme entre les deux âges ; il n'est ni vieux ni épais, il est sec et agile. » Quand Montezuma écoutait la rela- tion des messagers, et qu'il apprenait combien les Es- pagnols prenaient d'informations sur lui , et quel désir ils avaient de le voir, il tombait en grande angoisse. Il pensait à fuir ou à se cacher de telle sorte que les Es- pagnols ne pussent pas le trouver. Il songeait à se ré- fugier dans quelque caverne , ou même à sortir de ce monde et à s'en aller en enfer, dans le paradis terrestre ou dans quelque lieu inconnu, et il s'entretenait de cela avec ceux de ses amis en qui il se confiait le plus. Il y en a , lui répondait-on , qui savent le chemin pour aller en enfer, au paradis terrestre , à la maison du so- leil ou bien à la caverne qu'on appelle Cincalco, près d'Atlacuioacan , derrière Chapultepec, se trouvent des lieux très-cachés. Votre Majesté rencontrera un asile dans un de ces endroits-, que Votre Majesté choisisse celui qui lui conviendra, nous l'y conduirons : elle pourra se consoler sans recevoir aucun dommage. Mon- tezuma se sentit disposé à se rendre dans la caverne

102 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

de Cincalco , et on le publia par tout le pays ; mais cette résolution n'eut pas de suite. Rien de ce que les en- chanteurs avaient promis ne se vérifia. Montezuma essaya de prendre courage et d'attendre ce qui devait arriver, se disposant à s'exposer à tout péril. »

La chronique nous montre ensuite Cortès arrivant devant Mexico avec son armée ; puis elle contient le récit de sa première entrevue avec l'empereur.

« Lorsque les Espagnols furent arrivés à la rivière que l'on rencontre près des maisons d' Albaredo , et qui est désignée sous le nom de Xoluco, Montezuma se disposa à aller recevoir don Hernando Cortès et les autres capi- taines avec paix et honneur : les grands seigneurs , les chefs et les nobles devaient l'accompagner. Ils prirent un grand nombre de fleurs belles et odorantes, dont on avait formé des couronnes et des guirlandes 5 ils les posèrent sur des espèces de plateaux peints élégam- ment, et faits avec de grandes calebasses, et ils portèrent également avec eux des colliers d'or et de pierres pré- cieuses. Montezuma joignit les Espagnols au lieu que l'on appelle Viztillan , qui est voisin de l'hôpital de la Conception. Il passa aussitôt au cou de Cortès une chaîne d'or enrichie de pierres précieuses , et il offrit des fleurs et des guirlandes à tous les autres chefs. Montezuma ayant fait ce présent, comme ils ont coutume de le faire, Hernando Cortès lui adressa la parole , et l'empereur lui répondit : « Je suis Montezuma. » Après ces pa- roles , il s'humilia devant le capitaine en faisant une grande salutation 5 puis aussitôt il se redressa, et se tint face contre face près de don Hernando, auquel il com- mença à parler de cette manière : « O seigneur , soyez le bien- venu ! Vous êtes arrivé dans votre pays, dans votre ville, dans votre maison de Mexico; vous y êtes

ANTIQUITÉS DU MEXIQUE. Io3

arrivé pour vous asseoir sur votre trône , sur votre siège pontifical, que j'ai occupé en votre nom durant quel- ques années. D'autres seigneurs, et déjà ils sont morts, l'ont possédé avant moi : l'un d'eux se nommait Ytz- coatl 5 l'autre Montezuma l'ancien ; les autres encore , Axacayatl, Tiçocic et Avizutl 5 et moi, le dernier de tous, je suis venu pour régir, pour prendre soin de votre ville de Mexico. Nous avons tous supporté le poids du gou- vernement de votre empire et de vos vassaux. Les morts ne peuvent voir ni savoir ce qui se passe mainte- nant : plût à Dieu, par qui nous vivons, que quelqu'un d'entre eux fût vivant, et qu'il vît s'accomplir en sa pré- sence ce qui s'accomplit devant moi ! Us sont absens. Vous qui êtes notre seigneur, je ne dors ni ne rêve, c'est de mes yeux que je vois votre face et votre per- sonne ! Il y a long-temps que j'espérais cela ; il y a bien des jours que mon cœur cherchait à découvrir les lieux d'où vous êtes venu. Vous êtes sorti d'entre les nuages , et ces nuages voilaient un lieu caché à tout le monde. Ce qu'il y a d'assuré, c'est que les rois qui nous ont précédés ont dit que vous reviendriez régner sur vos royaumes, et vous asseoir sur votre trône, sur votre siège sacerdotal; et maintenant je vois la vérité de ce qu'ils m'ont dit. Soyez donc le bien-venu ; vous aurez bien souffert par de si longs chemins, délassez - vous maintenant. Voici votre maison et voici vos palais 5 pre- nez-les , reposez-vous-y avec vos capitaines et vos com- pagnons. » Montezuma acheva de prononcer son dis- cours, et Marina le traduisit à don Hernando Cortès. Quand celui-ci eut compris ce que lui avait dit l'empe- reur, il répondit à Marina : « Dites à Montezuma qu'il se console , et qu'il n'ait point de crainte 5 je l'aime beaucoup, ainsi que ceux qui viennent avec moi ; il ne.

lo4 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

recevra aucun dommage ; nous avons grand contente- ment à le voir et à le connaître. Ce que nous désirions depuis tant de jours est enfin accompli selon notre dé- sir : nous sommes arrivés à Mexico son habitation , nous aurons le temps de nous voir et de nous parler. » Aussi- tôt don Hernando Cortès prit la main de Montezuma , et ils s'en furent ensemble aux maisons royales.

» Les chefs qui se trouvaient présens étaient les sui- vans : le seigneur de Tezcuco , qui s'appelait Camatzin -, le seigneur de Tlacupan , qu'on nommait Tetlepanquet- zatzin ; le gouverneur de Tlatilulco Ytzquauhtzin , et le majordome de Montezuma, qu'on appelait Topante- moctzin , et qu'il avait placé à Tlatilulco. C'étaient les principaux , sans compter d'autres chefs inférieurs , tels que Allixcatzintacatecatl , Tpoatzintacochcacatl Que- tzalaztatzinticociaoacatl , Totomochtzinhecatempalitzin et Quappiatzin. Quand Montezuma devint prisonnier, tous l'abandonnèrent, et s'en furent se cacher. »...

Ferdinand Denis.

DE LA FORMATION

ARMÉES MUSULMANES

AU MOYEN AGE,

ET DE LEURS MOYENS D'ENTRETIEN.

Au moment l'islamisme semble travaillé du besoin de se régénérer, il ne sera peut-être pas sans intérêt de jeter un coup-d'œil rapide sur la manière dont se for- maient et se maintenaient ces formidables légions qui ont pendant si long- temps fait triompher les lois de l'Alcoran. L'époque dont nous allons parler se reporte au temps des croisades , lorsque l'Orient était aux prises avec l'Occident , et en aucun siècle les armées musul- manes n'ont acquis plus de gloire. Nous bornerons nos considérations aux peuples de la Syrie , de la Mésopo- tamie, de la Perse, de l' Asie-Mineure et de l'Egypte.

A l'époque l'islamisme fit ses grandes conquêtes, c'est-à-dire au temps la nouvelle religion sortit pour la première fois des limites de l'Arabie , les Arabes com- posaient presque à eux seuls les troupes musulmanes.

1 oG HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

On vit en peu d'années ces nomades subj uguer la meil- leure partie de l'Asie et de l'Afrique, depuis l'Inde jus- qu'à l'Océan atlantique. Mais lorsque les vainqueurs se furent disséminés sur le vaste théâtre de leurs ex- ploits, et que l'Arabie se trouva épuisée, il fallut re- courir à de nouveaux champions. Outre les habitans des pays conquis qui avaient embrassé le nouveau culte , et qui, dès l'origine, furent admis dans les rangs des vain- queurs , on enrôla les peuples des montagnes , tels que les Curdes et les nomades de toutes races , répandus en Afrique et en Mésopotamie -, en un mot, l'on fit un appel à tous ceux qui , par leur vie dure et grossière , étaient propres à soutenir le poids des armes ; on finit même par rechercher l'appui des descendans de ces mêmes Scy- thes, qui, pendant si long-temps, avaient épouvanté les nations amollies du midi de l'Asie -, et les enfans des compagnons de Mahomet furent défendus par les féroces habitans des contrées situées au nord de la mer Noire , de la mer Caspienne et del'Oxus. Dès le ix? siècle de notre ère, les califes de Bagdad étaient gardés par des esclaves turcs, et les successeurs d'Aaron Alraschid ac- cordaient les postes de confiance à des guerriers de la même nation.

La prépondérance des Turcs alla toujours en crois- sant, jusqu'à ce que des tribus entières de ces barbares traversant l'Oxus, s'avancèrent en armes, sous la con- duite des enfans de Seldjouk, dans l'intérieur de la Perse, et ne tardèrent pas à arriver jusque sur les rives du Bosphore, en face de Constanlinople. On était alors dans le xr siècle de notre ère. Jusque-là les Turcs avaient servi dans les armées musulmanes comme mercenaires. Ils eurent dès ce moment à leur tête des chefs de leur propre nation , et on vit successivement leurs sultans

DES ARMEES MUSULMANES AU MOYEN AGE. IO7

Alp-Arslan et Malek-Schah prendre place parmi les plus illustres monarques de l'Asie.

Presque tous les Turcs étaient en naissant destinés à la carrière militaire. Ceux même qui étaient adonnés à la vie pastorale , et qu'on appelle quelquefois Gozzes , Turcomans, etc. , échangeaient dans l'occasion la hou- lette contre le sabre.

Nous avons dit que des le ix^ siècle les princes musul- mans avaient recherché l'appui des peuples d'origine turque , à cause de leur humeur belliqueuse ; ordinai- rement ces princes leur adjoignaient des guerriers d'au- tres nations, soit afin de balancer leur trop grande influence, soit parce que souvent ils mettaient leurs services à un trop haut prix. En Syrie et en Mésopota- mie, on s'adressait de préférence aux Curdes et aux tri- bus arabes répandues sur les frontières du désert; en Egypte, on recourait aux Nubiens, aux Berbers et aux Nègres.

Telle fut la politique qui dirigea presque constam- ment les souverains musulmans au moyen âge. Quel- quefois , par suite de circonstances particulières , ils parurent vouloir changer de système. C'est ainsi qu'en Egypte, les califes Fatimites, se méfiant des Turcs, par- tisans de la doctrine religieuse des califes de Bagdad , recherchèrent les Nubiens et les Nègres , et que plus tard Saladin, auteur de la ruine des califes Fatimites, éloigna de sa personne les Nègres et les Nubiens, pour attirer les Curdes , ses compatriotes. C'est encore ainsi qu'un des successeurs de Saladin , mécontent des Cur- des , fit un nouvel appel aux Turcs , aux Circassiens et aux autres peuples établis sur les bords de la mer Noire et de la mer Caspienne , et donna une nouvelle force à ces Mameloucks, qui d'esclaves se firent maîtres , et ré-

Io8 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

filèrent pendant plusieurs siècles sur l'Egypte et la Syrie. Mais la composition des armées musulmanes ne changea pas entièrement, et les changemens n'eurent qu'une certaine durée.

On comptait dans les armées diverses classes de guer- riers. Quelques-uns s'engageaient pour un service per- manent et recevaient une solde régulière; ceux-là étaient attachés à la personne du prince, ou étaient chargés de la défense des forteresses. C'est dans cette classe qu'on admettait de préférence les Curdes , les Turcs, les Turcomans, en un mot les hommes qui, ha- bitués à une vie dure , étaient plus propres aux fatigues des armes, et qui, étrangers au pays, professaient pour le prince un dévoûment plus entier. Ces guerriers com- battaient à cheval , et avaient chacun à leur service un page pour porter leurs armes -, c'étaient les chevaliers et les hommes d'armes de l'Orient. Comme leur entre- tien était fort onéreux , le nombre en était limité. Sala- din , malgré ses guerres continuelles et ses grandes con- quêtes, n'en eut jamais plus de quatorze mille à son service.

Outre ces soldats proprement dits, le souverain, aux approches d'une guerre, réunissait sous son étendard un certain nombre d'Arabes et de Turcomans. Ces no- mades ne s'engageaient que pour une campagne , et l'expédition terminée, ils s'en retournaient dans leurs pâturages. Ils ne recevaient pas de solde régulière ; or- dinairement on se contentait de leur donner une espèce de gratification, sans compter le butin qu'ils manquaient rarement de faire.

Il y avait encore des troupes vouées à la défense du sol, et celles-ci paraissent avoir été surtout com- posées d'artisans, de bourgeois, en un mot de gens

DES ARMÉES MUSULMANES AU MOYEN AGE. 1 OC)

du pays. C'étaient les gardes nationales du moyen âge.

On remarquait enfin les volontaires , qui n'étaient pas assujétis à un service régulier, et qui se retiraient quand ils voulaient. A une époque les religions chrétienne et musulmane étaient, pour ainsi dire, en présence, et il s'agissait pour les Musulmans de la défense de leurs biens et de leurs personnes , on con- çoit que le nombre des volontaires fut considérable. Parmi eux étaient des hommes pieux , des scheikhs , des faquirs , qui , à l'exemple des moines et des prêtres dans les armées chrétiennes, excitaient le zèle des guer- riers et enflammaient leur courage.

En général , c'étaient les mêmes hommes qui ser- vaient sur terre et sur mer. Parmi les marins , cepen- dant, on comptait un certain nombre de renégats et d'esclaves grecs, italiens, etc. La marine musulmane a, dans tout le moyen âge, été inférieure à celle des chrétiens, et ordinairement les Musulmans n'ont songé à équiper des flottes que lorsqu'il s'agissait de leur pro- pre défense. Comment en eût-il été autrement? Beau- coup de Musulmans, à l'exemple des idolâtres de l'Inde, professent une sorte d'aversion pour la mer, et quelques docteurs ont prétendu que c'était une folie de se confier sur un frêle navire à un si terrible élément. A les en croire, tout homme qui s'embarque sans nécessité doit être considéré comme un insensé , et son témoignage ne devrait point être reçu en justice. Il n'est pas éton- nant, d'après cela, que l'état de marin n'ait jamais été très-honoré dans l'Orient. Makrizi , qui écrivait dans le xve siècle de notre ère, nous apprend que, de son temps, en Egypte, le mot marin était un terme d'in- jure.

La manière dont toutes ces troupes étaient entréte-

IlO HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

nues a varié selon les temps et les lieux. Sous Maho- met, les guerriers vivaient principalement du butin qu'ils faisaient sur l'ennemi. Il était rare qu'on leur accordât une gratification particulière; mais aussi le partage du butin était parfaitement réglé d'avance. Après une victoire ou a la fin d'une campagne, on mettait en commun tout ce qui avait été pris , l'or, l'ar- gent, les bestiaux, les armes, les captifs même. La part du prince prélevée , les guerriers se partageaient tout le reste, et on les laissait libres d'en disposer comme ils voulaient.

Mais sous Mahomet il n'y avait pas encore d'armées permanentes. Lorsque les nomades de l'Arabie se fu- rent rendus maîtres des richesses des contrées voisi- nes, le calife Omar consacra une partie des revenus des pays conquis à la solde des guerriers, et alors il s'établit des troupes réglées. Rien ne fut changé d'ail- leurs au partage du butin.

La solde des troupes réglées continua à être payée en argent jusqu'au milieu du xie siècle. A cette époque, les Turcs Seldjoukides s'étant emparés de la Perse et de la Mésopotamie, et ces vastes contrées se trouvant appauvries à la suite des guerres qui les désolaient de- puis long-temps, Mzam-Elmulk, visir du sultan Ma- lek-Schah, imagina de consacrera cet objet les terres qui appartenaient au fisc. Il nomma des personnes pour avoir l'administration de ces biens ; d'un coté , les guerriers eurent leur sort assuré; de l'autre, les peuples commencèrent à se reposer de leurs souf- frances. Ce fut ainsi que naquirent les bénéfices mi- litaires.

Cette institution fut accompagnée de plusieurs autres établissemens du même genre. Malek-Schah, voulant

DES ARMEES MUSULMANES AU MOYEN AGE. 111

récompenser la bravoure de quelques-uns de ses géné- raux, leur accorda des provinces à titre de fiefs. On vit alors des princes de Moussoul , de Maridin , cons- titués à la manière féodale. Malek-Schah résolut même, pour satisfaire l'ambition de quelques-uns de ses pa- rens, de mettre à leur disposition une partie de ses troupes , et toutes les régions qu'ils subjuguèrent leur furent abandonnées , à la seule charge de rendre foi et hommage au suzerain. Telle fut l'origine de l'occupa- tion d' Alep et de Damas par Toutousch , frère de Ma- lek-Schah , et de l'Asie - Mineure par son neveu So- liman.

On voit que l'établissement du système féodal , qui domine encore en partie dans l'Orient, est l'ouvrage des peuples nomades de la Tartarie. Il avait déjà do- miné dans une portion de l'Asie , sous les rois parthes , et même plus anciennement. Mais les guerres des Romains et les conquêtes des Arabes en avaient abrogé l'usage.

Ce même système, qui, à quelques différences près , a si long-temps régné en Europe , fut encore l'ouvrage des Germains et des autres peuples du nord de l'Eu- rope et de l'Asie, qui se partagèrent les débris de l'em- pire romain. Il faut croire que la féodalité , quoique incompatible avec une civilisation bien entendue , est inhérente à l'état moral et physique de certains peu- ples , et que , les hommes sont épars et errans , il faut des chefs qui se partagent le pouvoir, qui fassent du pays ils commandent leur propriété particulière, et qui , aux droits de souveraineté près , puissent tout trouver dans eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit , les bénéfices militaires et les fiefs, d'abord amovibles, furent peu à peu considérés

II?. HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

comme institués à vie. Enfin, l'autorité du suzerain s'affaiblissant , ils devinrent héréditaires. Les béné- fices mêmes , qui d'abord appartenaient à la masse des troupes , et étaient administrés en forme de régie , furent distribués aux titulaires, et ceux-ci les gouver- nèrent comme ils voulurent.

Les bénéfices militaires furent rendus héréditaires par Noureddin , prince d' Alep et de Damas , vers le milieu du xne sièle. Noureddin espéra par intéresser davantage les soldats au succès de ses armes. En effet, si on en croit un auteur contemporain, les soldats commencèrent à se dire : « Ces biens sont notre pro- » priété ; ils passeront à nos enfans. Nous les devons » donc défendre même au péril de notre vie. »

Non-seulement les princes abandonnèrent certaines terres aux guerriers qui servaient sous leurs drapeaux , mais encore ils concédèrent de vastes territoires à cer- taines tribus nomades , à condition qu'elles défendraient le pays , de manière à laisser au moins aux troupes ré- glées le temps d'amener du secours. On choisissait de préférence les campagnes situées sur les frontières; c'était une manière d'établir des sentinelles avancées, et les Romains n'avaient pas imaginé d'autres moyens pour garder leurs frontières du Rhin et du Danube. Les nomades auxquels les princes musulmans s'adres- saient, étaient des Arabes et des Turcomans. Quelque- fois ces nomades s'obligeaient de plus à fournir au souverain des chevaux pour la remonte de la cavalerie.

Pendant quelque temps , les institutions féodales lurent particulières à la Perse, à la Mésopotamie et aux autres contrées soumises à la domination des mo- narques Seldjoukides. En 1167, Saladin , d'abord simple lieutenant de Noureddin , sélant rendu maître

DES ARMÉES MUSULMANES AU MOYEN AGE. Il3

de l'Egypte, y introduisit les principes politiques de son maître. Plus tard, les Turcs Ottomans suivirent le même exemple, et le système féodal ne tarda pas à devenir général,

Reinaud.

littérature.

LA VENDÉE

APRÈS LE 29 JUILLET,

Le général La Fayette me dit : « Je voudrais bien savoir s'il serait possible d'organiser une garde nationale dans la Vendée. »

Le lendemain je partis.

Et pourtant c'était alors une belle chose à voir que Paris , avec son pavé si mobile , qu'on l'aurait cru vivant ; sa po- pulation campée dans les rues, et ses canons sur la place de Grève.

Il y avait quelque chose d'enivrant dans ces embrassades si fréquentes , données et reçues , qu'on aurait pris tous les passans pour des voyageurs qui revenaient d'une terre étran- gère , et qui revoyaient la patrie. C'est qu'on sortait du des- potisme , et que pour quelques instans on entrait dans la liberté ! C'est que chacun était si content , que tout le monde s'aimait.

Les drapeaux tricolores flottaient partout , et à chaque nouveau monument , à chaque coin de rue qui en offrait un , on tressaillait comme si l'on était étonné de l'y voir. Puis ,

LA VENDÉE APRÈS LE 2t) JUILLET. Il5

de temps en temps, un coup de fusil tiré dans les rues vous faisait souvenir que le peuple était maître , et qu'il veillait.

Il faut voir cela une fois dans sa vie , et puis fermer les yeux.

Je m'arrêtai à Blois d'abord. Je voulais voir son château taché de sang. J'y montai par son échelle de rues. Je cherchai vainement au-dessus de son portail la statue équestre de Louis XII, devant laquelle madame de Nemours s'était ar- rêtée tout éplorée pour demander vengeance du double meurtre de ses petits-fils. J'entrai dans sa cour, j'admirai cette enceinte carrée bâtie sous quatre règnes différens , dont chacun offre son architecture distincte : l'aile de Louis XII , belle de sa simplicité sévère ; la façade de François Ier avec ses colonnades surchargées d'ornemens; l'escalier de Henri III découpé à jour comme une dentelle ; puis, protestant contre le gothique et la renaissance , c'est-à-dire contre le beau et l'art , la bâtisse froide et plate de Mansard , devant laquelle depuis une heure le concierge me poussait , s'étonnant qu'on pût regarder dans cette cour merveilleuse autre chose que cette merveille.

La rapidité avec laquelle je l'examinai , l'espèce de gri- mace involontaire qu'imprima à ma figure ma lèvre infé- rieure, prolongée plus que d'habitude, me valurent de sa part un sourire de mépris que je ne tardai pas à justifier entièrement en ne voulant pas reconnaître , malgré ses assu- rances obstinées , la place où, disait -il, le duc de Guise avait été assassiné. Il est vrai qu'à l'autre bout de l'appar- tement je retrouvais, à ne pouvoir m'y tromper, la salle des ordinaires, l'escalier dérobé par lequel le duc de Guise sortit de la salle des Etats , le corridor par lequel on se ren- dait à l'oratoire du roi, et tout jusqu'à la place même il devait être tombé , lorsque le roi sortant de son cabinet souleva , pâle et priant , sa portière de tapisserie , et dit à voix basse : Messieurs, tout est-il fait? car ce ne fut qu'en ce moment qu'il s'aperçut que le sang coulait jusqu'à la

I |() LITTÉRATURE.

porte, et qu'il avait les pieds dedans. Alors il s'avança, donna un coup de talon par le visage à ce pauvre mort , tout ainsi que le duc de Guise en avait donné un à l'Amiral le jour de la Saint-Barthélémy ; puis il se dit en reculant , comme effrayé de son courage : Seigneur mon Dieu, qu'il est grand! il paraît plus grand encore mort que vivant!

Pendant que je me rappelais ees choses, le concierge, qui tenait absolument à me faire revenir à son avis , me disait : « Cependant , Monsieur, il n'y a que vous et un autre grand jeune homme blond qu'on appelle M. Yitet, qui m'ayez jamais contredit. »

Puis il continuait à me montrer la cheminée les corps du duc et du cardinal coupés en morceaux avaient été brû- l(:s, la fenêtre par laquelle les cendres avaient été jetées au vent , les oubliettes de Catherine de Médicis avec leurs qua- tre-vingts pieds de profondeur, leurs lames d'acier tran- chantes comme des rasoirs , leurs crampons aigus comme des fers de lance , si nombreux et si artistement disposés en spirales , qu'un homme qui tombait d'en haut , créature de Dieu, perdant un membre ou un lambeau de chair à chaque choc, n'était plus, arrivé en bas, qu'une masse in- forme et hachée , sur laquelle le lendemain on jetait de la i liaux vive pour empêcher la corruption.

Et tout ce château , demeure royale , avec ses souvenirs de mort et ses merveilles d'art , est maintenant une caserne de cuirassiers qui s'y roulent, buvant, chantant, et dans leurs transports d'amour ou de patriotisme , grattant avec la pointe de leurs longs sabres une arabesque ravissante de Jean Goujon pour écrire sur le bois aplani : J'aime Sophie, OU Vive Louis-Philippe !

Je pris la malle-poste en sortant du château, et j'arrivai le soir à Tours. On ne s'y entretenait que de l'arrestation de MM. de Peyronnet , Chantelauze et Guernon-Ranville ; on me raconta, avec la volubilité du triomphe, une foule de détails sur eux , détails curieux alors , et qui n'offrent plus aujourd'hui aucun intérêt. C'est déjà une vieille histoire.

LA VENDÉE APRES LE 2Q 3UILLET. H]

J'avais à voir un ami à Angers ; bon et brave jeune homme* à la tète ardente et au cœur pur, qui a encore des aimées à croire à tout , puis qui finira comme les autres , mais seu- lement plus tard que les autres, par ne plus croire à rien. Excellent Victor P...! lime montrait, avec une indigna- tion toute d'art et de nationalité' , des ouvriers qui , par l'or- dre du préfet, et sous la direction d'un architecte du cru, convertissaient les mascarons de la cathédrale en consoles , de sorte que vous pourriez voir maintenant , à votre grande satisfaction, si vous n'aimez pas ces figures merveilleuse- ment giimaçantes que le moyen âge clouait à ses cathédra- les , un entablement roman soutenu par des consoles grec- ques dans le genre de celles de la Bourse ; autre merveille , qui , en sa qualité de monument moderne , est moitié grec , moitié romain , et n'a de français que ses tuyaux de poêle.

Il faut vous dire de plus qu'on grattait cette cathédrale , sans respect pour ce bruni qu'il avait fallu huit siècles pour étendre à sa surface ; cela lui donnait un air de pâleur mala- dive qu'ils appelaient de la jeunesse. Il faut vingt-cinq ans pour faire un homme ; un Suisse , bon royaliste , tire dessus et le tue ; il faut six cents ans pour colorer un bâtiment , un architecte de bon goût arrive, et le gratte : pourquoi donc le Suisse ne tue-t-il pas l'architecte?

Nous descendîmes sur la promenade, je marchai devant le vieux château , bâtisse du dixième siècle , entourée de fos- sés , flanquée de douze tours massives ; on dirait l'ouvrage d'un peuple pour loger une armée. Ah! me dit mon ami,

avec un soupir, ils vont l'abattre, il gène la vue

Je sautai dans mie voiture qui passait, tant j'avais hâte de quitter ce repaire de démolisseurs. C'est pourtant dans cette ville que Béclard et David sont nés. Soit dit en pas- sant pour lui épargner quelques malédictions- Deux lieues plus loin , nous traversâmes un long village ; son nom, je ne me le rappelle pas. On inaugurait le nouveau maire ; deux pièces de canon éraillécs , qui partaient par la lumière , nous saluèrent à notre entrée ; chaque maison avait

Il8 LITTERATURE.

arboré son drapeau. Nous passâmes sous un dais tricolore; le maire était avec toute sa famille sur un balcon ; nous le longeâmes. La jeune mairesse , qui, dans son amour pour ses nouveaux administrés , s'approchait en les saluant sur le bord de la terrasse, me parut avoir de fort belles jambes; de sa figure je n'en dirai rien, la ligne perpendiculaire dans laquelle elle se trouvait , relativement à moi , m'empêcha de la voir.

J'arrivai à Nantes. Nantes avait eu aussi sa révolution ; son Raguse qui avait fait tirer sur le peuple , et son peuple qui avait écrasé son Raguse : seulement celui-là s'appelait Despinois. On me montra des maisons presque aussi belles de cicatrices que l'Institut et le Louvre. Le feu avait été si bien nourri de la part des troupes royales, qu'un jeune homme, nommé Petit , avait reçu, d'une seule décharge , trois balles dans le bras, une dans la poitrine, et un coup de fusil à plomb dans la figure : ce dernier lui venait d'une fenêtre et d'un compatriote. Lui était en pleine convalescence , mais un de ses amis , qui n'avait reçu qu'une chevrotine , était en train de mourir : c'était le onzième.

Le lendemain, à huit heures du matin, le fusil sur l'épaule et la carnassière sur le dos, je partis pour Clisson. Cette petite ville est placée comme l'avant-garde de Nantes dans la Vendée. J'y arrivai sans avoir tiré une alouette.

Un avertissement en passant pour les Parisiens qui s'avi- seraient de croire que la Vendée est encore un pays giboyeux, et qui feraient cent vingt lieues dans cette espérance. J'y ai chassé un mois, et n'ai pas fait lever quinze perdrix; l'hiver de i83o a tout tué ; en échange, il a épargné les vipères, et on en rencontre à chaque pas.

Je reviens à Clisson , qu'on m'avait beaucoup vanté.

Ce serait une fort jolie petite ville en Grèce ou en Italie; mais en France , mais dans la Vendée, non. Il y a quelque chose d'incompatible entre le ciel brumeux de l'ouest et les toits plats de l'Orient, entre ces jolies fabriques italiennes et ces sales paysannes françaises. Le vieux château de Clisson

LA VENDÉE APRES LE 29 JUILLET. I IÇ)

aussi, grâce aux soins de 31. Lemot, le célèbre statuaire, est tellement bien conservé , qu'on est tenté d'en vouloir à son propriétaire de n'avoir pas laissé sur ses murailles ramper une seule branche de lierre, ou pendre une seule toile d'araignée. On dirait un vieillard à son jour de barbe, avec de fausses dents et de faux cheveux. M. Lemot a dépensé des sommes énormes pour faire du pittoresque, et il n'a réussi qu'à faire de l'anomalie : elle était plus sensible encore par la présence du drapeau tricolore sur cette ruine du onzième siècle , le maire n'avait pas permis qu'on le mît sur le clocher.

Le parc est comme tous les parcs du monde : c'est Er- menonville, c'est Mortefontaine : une rivière, des rochers, des grottes, des inscriptions, des statues et un temple à Apollon.

Supposez, au heu de tout cela, des chaumières groupées sont les temples , c'est-à-dire des deux côtés de la vallée , les unes ayant l'air de grimper, les autres de descendre, jetées çà et selon le caprice ou la commodité de leurs propriétaires ; au fond du ravin, la rivière; au haut de la montagne, le châ- teau , vieille ruine déchirée par des crevasses , avec ses pierres que le temps a fait rouler autour d'elle comme des feuilles autour du tronc d'un chêne ; joignez à cela les anciens souve- nirs d'Olivier de Clisson , les souvenirs modernes des chouans et des bleus ; le souterrain qui servait de cachot aux barons , un puits qui sert de tombe à quatre cents Vendéens, et vous aurez des siècles de rêverie pour une âme de poète.

M. Lemot avait fait tout ce qu'il avait pu pour organiser une garde nationale, et avait déjà trouvé dix hommes de bonne volonté, auxquels le maréchal-des-logis de gendarme- rie faisait faire l'exercice en cachette.

C'était un brave homme que ce maréchal-des-logis , ce qui ne l'empêchait pas d'avoir grande envie de m'arrèter ; il avait dit aux libéraux que j'avais l'air d'un chouan, et aux chouans que j'avais l'air d'un libéral , ce qui faisait que, dans tous les cas , la ville m'aurait vu d'assez bon œil conduire en prison ; un passeport rigoureusement en règle m'épargna ce petit dé-

120 LITTERATURE.

sagrément. A compter de Clisson, je n'aperçus plus le drapeau tricolore qu'à mon retour en passant à Ghollet.

J'avais pris un guide pour aller à Torfou et à TifFauge. J'examinais cet homme , séparé par six lieues seulement d'une grande ville (Nantes), et qui cependant avait con- servé le cachet primitif des paysans de la deuxième race : à quelques changemens près dans le costume , on aurait dit , à son front étroit , à sa figure déprimée , à ses cheveux taillés en écuelle , à son langage mêlé de vieux mots , un paysan du temps de Hugues Capet ; il n'ouvrait guère la bouche , du reste , que pour me dire , en me désignant à droite ou à gauche un point topographique : « C'est ici que les bleus ont été battus. »

Un quart de lieue en avant de Torfou, au milieu d'un car- refour où viennent aboutir quatre chemins , s'élève une co- lonne de pierre, d'une vingtaine de pieds de haut, sur le modèle à peu près de celle de la place Vendôme. M. le mar- quis de Labretèche la fit élever de ses propres deniers à la res- tauration. Quatre noms en lettres de bronze, entourés d'une couronne du même métal , y sont inscrits , et chacun d'eux fait face à l'un des quatre chemins , dont cette colonne est le point de réunion : ce sont ceux de Charette , d'Elbée , Bon- champs et Lescure. Je demandai à mon guide une explica- tion : Ah! me dit-il avec son langage ordinaire, c'est que c'est ici que Rléber et ses 35,ooo Mayençais ont été battus par les Chouans ' . Puis il fit un éclat de rire , et imita , avec ses mains rapprochées , le cri de la chouette. J'étais sur la place même s'était livrée la fameuse bataille de Torfou.

Alors mes souvenirs me revinrent en foule ; ce fut moi qui racontai , et lui qui écouta.

« Ah ! oui , me dis-je en regardant l'inscription écrite sur la colonne, 19 septembre 1793 ; c'est bien cela. » Puis, por-

< Les Vendéens désignent les trois guerres qu'ils ont soutenues, sous le nom commun de chouannerie. Le même principe a fait adopter le même nom.

LA VENDÉE APRES LE 2g JLILLET. 12 1

tant la vue sur les villages environnans, Torfou, la Bufhères, Tiffauge et Boussay : C'est bien ; et tout cela brûlait et for- mait à l'horizon un cercle de flammes.... lorsque Kléber fit retentir, sur le front d'une masse de 35,ooo baïonnettes, le mot « halte , en bataille ! » car , outre le bruit de l'incen- die, un autre bruit sourd, comme celui de feuilles froissées, de branches rompues , se faisait entendre , se rapprochant toujours, sans qu'on aperçût rien sur les routes qui abou- tissaient au centre de la forêt : c'est que les Vendéens ve- naient par cette forêt , qui leur était connue , lentement , car tantôt ils étaient obligés de ramper , tantôt d'ouvrir un passage avec leurs sabres ; mais ils approchaient , se resser- rant toujours, et chaque minute diminuait la distance qui se trouvait entre eux et leurs ennemis. Enfin ils arrivèrent si près de la lisière du bois , que tous purent voir à portée de fusil l'armée inquiète , mais ferme , et que chacun eut la fa- cilité d'y choisir son homme et tirer. Tout à coup la mous- queterie pe'tilla sur un cercle de trois-quarts de lieue , s'é- teignit , se ralluma encore , sans qu'on sût contre qui , ni comment il fallait se défendre.

» Les Vendéens voulurent profiter de ce moment de dé- sordre ; chacun alors s'élança dans les routes pour charger les bleus ; 48,000 hommes en attaquaient 35, 000 de quatre côtés différens , ayant pour eux la connaissance des localités, la défense de Dieu , et la conservation des foyers. Chacun des chefs dont le nom est inscrit sur la colonne se présentait par la route à laquelle aujourd'hui son nom fait face.

» Au moment les soldats purent apercevoir l'ennemi , le courage leur revint. « Allons , mes braves , dit Kléber en

se jetant à leur tête , donnons à ces b -là une indigestion

de plomb et d'acier ; » et il se rua au hasard sur l'un de ces quatre chemins , rencontra le corps d'armée de Lescure , le brisa comme du verre; et tandis que celui-ci, à pied, un fusil à la main, ralliait les habitans des Aubiers, de Courlé et des Echaubouaigncs , il court à l 'arrière-garde , qui avait suivi son mouvement , et qu'entouraient les trois corps réu-

122 LITTÉRATURE.

nis de d'Elbéc , de Bonchamps et de Charette. L'artillerie venait d'arriver ; quinze pièces en batterie trouaient six fois par minute les masses , qui se reformaient aussitôt. Trois charges de cavalerie vendéenne vinrent se heurter et dispa- raître devant ces gueules de bronze. Cela continua deux heures, Kléber , poussant devant lui Lescure , qui se ralliait toujours , poussé lui-même par les trois autres chefs , pour- suivant et poursuivi , soutenant la retraite , lorsqu'une cin- quième armée de 10,000 hommes, commandée par Don- nissan etXarochejacquelein, vint s'éparpiller sur ses flancs, tirant à bout portant , tuant à tout coup , et jeta enfin la confusion dans les rangs républicains.

» Il était temps que la tète de l'armée, toujours commandée par Kléber, arrivât à la rivière de la Sèvres ; il s'empara du pont , le traversa ; puis , appelant un de ses aides-de-camp , nommé Schouardin : Faites-vous tuer avec 200 hommes, lui dit-il. Oui, mon général, répondit Schouardin. Il tint parole, et sauva l'armée. »

Oui, oui, c'est comme cela que tout s'est passé, me dit mon guide, car j'y étais. Voyez-vous, Monsieur? me dit-il, en ôtant son chapeau, et en me montrant une cicatrice qui lui partageait le front; j'ai reçu çà ici (et il frappait du pied), ici. C'est un aide-de-camp du général , un jeune homme tout jeune, qui me frappa ; mais avant de tomber, j'eus encore le temps de lui enfoncer ma baïonnette dans le corps , et de lâcher le coup: quand je revins à moi, il était mort, lui. Nous étions tombés l'un sur l'autre. Il y avait des bleus et des Vendéens, qu'on ne savait mettre le pied ; on a enterré tout ça à l'entour, voilà pourquoi que les arbres poussent si bien, et que l'herbe est si verte.

Cependant je me retournai vers la colonne. Rien n'y constatait le courage de Kléber et la mort de Schouardin , rien que quatre noms vendéens. « Je ne sais à quoi tient, lui dis-je , sans lui faire part des réflexions qui m'amenaient à cela, que je n'envoie une balle au milieu de cette colonne, et que je ne la signe Schouardin ou Kléber.

LA VENDÉE APRES LE 2Q JUILLET. 123

Ne faites pas cela, me dit-il, en devenant pâle et en serrant les lèvres, car je suis votre guide; vous m'avez payé , et je dois vous prévenir. Savez-vous qu'après notre Seigneur Jésus-Christ , ces quatre hommes sont nos dieux à nous ? savez - vous que chaque paysan vendéen fait ici sa prière comme à ces stations de la Vierge que vous trou- verez à l'entrée de nos villages ? Ne faites pas cela , ou écartez- vous des haies. »

Nous arrivâmes à Tiffauge , sans dire un mot de plus.

TifFauge est une ancienne station romaine ; César, dans sa guerre des Gaules, y envoya Crassus, son lieutenant, avec douze légions ; de il se rendit à Theowald, aujourd'hui Doué, et y établit son camp. Crassus adolescens cum legione VII , proximus mare Oceanum Andibus hiemabat '. Jamais cette partie des Gaules ne fut entièrement soumise aux Romains ; les rois pietés y défendirent toujours leur liberté. A peine Au- guste est-il monté sur le trône, que le Bocage jette un nou- veau cri de guerre : Agrippa y court , il croit avoir soumis les habitans et revient à Rome. Nouvelle révolte : Messala lui succède , emmenant avec lui Tibulle , qui , en sa qualité de poète, prend pour lui une partie des honneurs de la cam- pagne.

Non sine me est tibi partus honos : Tarbella Pyrcne

Testis, et Oceani littora Santonici. Testis Arar, Rhodanusque celer, magnusque Garumna,

Carnuti et flavi cœrula lympha Liger.

Ce qui veut dire à peu près :

« Ces honneurs , tu ne les as point acquis sans moi : les » murs de Tarbes en sont témoins, ainsi que les rivages de » l'Océan de Saintonge. J'en atteste encore l'Arare et le Rhône » rapide , la grande Garonne et la Loire aux flots azurés.»

Peut-être aussi Tibulle n'a-t-il suivi Messala que comme

1 Commentaires de César, liv. III , S VII.

124 LITTÉRATURE.

Boileau suivait Louis XIV ; quant à la Loire, si elle était bleue du temps d'Auguste , elle a depuis bien changé de couleur.

Du reste, Tiffauge est un de ces points de réunion viennent se joindre les noms de César et d'Adrien , de Go vis et des Visigoths. Près du tombeau romain s'élève le berceau franc. On voit clair dans son histoire, de toute la longueur de vingt siècles.

Le château dont on visite en ce moment les ruines semble une construction du onzième siècle, continuée pendant le douzième et achevée seulement à la lin du seizième. Le fa- meux Gilles de Retz, seigneur de Guillery, connu sous le nom national de Barbe -Bleue, et illustré par la chanson de

Toto Carabo, Compère Guillery,

l'habita , et par sa manière de vivre donna naissance à une foule de traditions populaires, encore toutes vivantes parmi les villages environnans. Bref, comme un homme qui a as- sassiné sept femmes , pillé vingt églises , violé cinquante jeunes filles, et fait de l'or, doit toujours mal finir, vous saurez , pour l'acquit de la Providence, que ce susdit Gilles de Retz fut brûlé dans la prairie de Bièce , après avoir été provisoirement étranglé à la sollicitation de sa famille, qui jouissait d'une grande influence sur le sire de Lhôpital, qui lui accorda cette faveur ; mais , au préalable, il prononça un discours , à la fin duquel , dit l'histoire , on n'entendait plus que des sanglots parmi les femmes. Elle ajoute encore que, suivant l'usage , les pères et mères de famille qui avaient entendu les dernières paroles de Gilles de Retz , jeûnèrent trois^joursjpour lui mériter la miséricorde divine, qu'on ne doute pas qu'il ait obtenue, son confesseur étant un des plus habiles de l'époque; puis, cela fait, sur le lieu même de l'exé- cution , ils infligèrent à leurs enfans la peine du fouet , afin qu'ils" gardassent dans leur mémoire le souvenir du chàti-

LA VENDÉE APRES LE 2Q JUILLET. !?.;>

ment qui frappait ce grand criminel. L'histoire n'ajoute pas si les enfans du seizième siècle aimaient autant les 'exécu- tions que ceux du dix-neuvième.

C'est ici que la Vendée commence à se présenter avcc^ses accidens de terrain , qui nous furent si fatals pendant la guerre de la chouannerie. J'essaierai de donner une idée de la localité; puis je parlerai des hommes qui l'habitent, et des moyens, sinon d'empêcher, du moins d'y réprimer faci- lement une guerre civile.

Le mot Vendée, considéré politiquement, occupe un plus grand espace de terrain que ne lui en assigne la topogra- phie.

Cela vient de ce que le nom d'un seul département a donné le baptême à une guerre à laquelle quatre départe- mens ont servi de théâtre : aussi désigne-t-on généralement sous le nom collectif de Vendée les départemens de Maine- et-Loire, Morbihan, Deux-Sèvres et Vendée.

Aucune autre partie de la France ne ressemble à la Ven- dée : c'est un pays à part dans notre pays.

Peu de grandes routes la traversent; je parlerai de ces grandes routes.

Les autres moyens de communication , et par conséquent de commerce, consistent en chemins de quatre ou cinq pieds de large , bordés par un talus rapide , couronné lui-même de chaque côté d'une haie vive taillée à hauteur d'homme , dans laquelle se trouvent jalonnés , de vingt pas en vingt pas , des chênes dont les branches forment un berceau au-dessus du chemin , et à laquelle viennent aboutir transversalement , et de distance en distance, les autres haies, qui servent de limite aux champs des particuliers, dont chacun, de cette manière, se trouve changé en un enclos , quelles que soient sa forme et sa grandeur. Du reste, l'une et l'autre varient rarement : c'est toujours un carié long.

Chacune de ces haies n'a qu'un passage, nommé cchallier. C'est quelquefois une espèce de barrière semblable à celles qui ferment les parcs de moutons ; c'est plus souvent un fa-

I2Ô LITTÉRATURE.

got de même essence que la haie , qui , s'emboîtant dans la liaie elle-même , ne présente à l'oeil des étrangers aucune différence avec elle. L'habitant du pays va droit à cet échal- lier qu'il connaît ; tout autre que lui est oblige' de longer quelquefois les quatre faces de l'enclos avant de le décou- vrir.

Ces haies expliquent toute la tactique de la guerre ven- déenne : tirer à coup sûr sans pouvoir être aperçu; fuir, quand on a tiré , par le passage sans pouvoir être atteint. Aussi, en exceptant cette belle harangue de Larochejaquelein : « Si j'avance, suivez-moi; si je recule, tuez -moi; si je meurs , vengez-moi , » les chefs n'en proféraient-ils guère d'autre , avant le combat , que celle-ci , plus simple , mais non moins claire pour des paysans : « Eparpillez-vous , mes gars. » Et alors chaque buisson cachait un homme et son fusil; devant, derrière, sur les côtés de l'armée en marche, les haies s'enflammaient , les balles se croisaient en sifflant ; les soldats tombaient sans pouvoir distinguer de quel côté soufflait cet ouragan de fer. Alors , lassés de voir s'entasser les morts dans le fond des défilés , les bleus s'élançaient de chaque côté, gravissant le talus, escaladant la haie, perdant encore dans cet assaut la moitié de leurs hommes ; puis , ar- rivés au faîte , le feu avait cessé , tout avait disparu comme par enchantement; ils n'apercevaient plus, si loin que la vue pouvait s'étendre , qu'un pays dessiné gracieusement comme un jardin anglais , et d'espace en espace la pointe aiguë d'un clocher couvert d'ardoises, ou le toit rougeâtre d'une mé- tairie.

Ces chemins , ou plutôt ces défilés , qui paraissent au pre- mier abord n'avoir été creusés que par les pieds des bœufs , sont , en raison des inégalités du terrain , de véritables esca- liers , les petits chevaux du pays peuvent seuls marcher d'un pied sûr ' . L'été ils ne paraissent que pittoresques ;

1 Le meilleur ècuyer de Franconi se trouverait assez embarrasse, je crois, si on le juchait au haut d'une des grandes selles bretones, qui

LA VENDÉE APRES LE 2g JUILLET. 127

l'hiver, ils sont impraticables : la moindre pluie fait de cha- cun d'eux le lit d'un torrent , et alors , pendant quatre mois de l'année à peu près, les communications s'établissent à pied et à travers terres.

Ce tableau, qui commence à être moins exact pour les dé- partemens de la Vendée et de la Loire-Inférieure , Bo- naparte a fait percer des routes départementales , l'est en- core pour le département dés Deux-Sèvres , et surtout pour la partie de Maine-et-Loire qui se trouve à gauche de ce fleuve.

C'est aussi dans cette dernière partie qu'à l'époque je la traversai s'était réfugiée la Vendée politiquement parlant. L'opposition à tout gouvernement libéral est flagrante et vivace.

Heureusement la civilisation, comme en défiance, l'a en- tourée d'une ceinture de villes libérales , qui commence à Bourbon-Vendée , passe par Chollet , Saumur, Angers , re- vient par Nantes , et s'enfonce dans la Vendée même par Clisson , espèce de sentinelle perdue , dont le coup de feu donnerait l'alarme en cas de soulèvement.

Une seule route en traverse un coin en formant un Y, la queue représentant le chemin de Chollet à Trementine , les deux branches ceux de Trementine à Angers et Saumur; ce dernier n'est pas même une route de poste.

s'élèvent au-dessus du dos de l'animal, de manière à lui donner la tour- nure d'un dromadaire. Quant à l'animal lui-même, peut-être espèrerait- il le guidera l'aide de la bride et des jambes ; mais il s'apercevrait bien- tôt que les jambes du cavalier vendéen ne lui servent qu'à le maintenir en équilibre, et sa bride à arrêter court sa monture en tirant carré- ment des deux mains; mais avec un peu d'étude, il apprendrait à se servir du gourdin. C'est ce qui remplace dans les principes d'équi- tation bretone les jambes et la bride. Pour faire tourner le cheval à droite, il ne faut que lui donner un coup de gourdin sur l'oreille gauche, et vice versa; de cette manière qui simplifie, comme on voit, l'art des Larive et des Pellier, on le guide par des chemins qui feraient tourner la tête à un Basque.

128 LITTÉRATURE.

La Vendée se trouve donc enfermée aujourd'hui en un seul département, sans issue pour attaquer ou pour fuir. La maladie dont la France est atteinte de ce côté ressemble assez à une inflammation d'entrailles.

Quatre classes d'individus bien distinctes s'agitent dans cette fournaise politique : les nobles ou gros, le clergé, la bourgeoisie , les paysans ou métayers.

La noblesse est entièrement opposée à tout système con- stitutionnel ; son influence est à peu près nulle sur la bour- geoisie, mais elle est immense sur les métayers, qui sont presque tous à ses gages ' . Le clergé partage l'opinion de la noblesse, et a de plus que lui l'influence de la chaire et du confessionnal.

La bourgeoisie de cette manière est le centre du triangle que forme la noblesse imposant ses opinions , le clergé les prêchant, et le peuple les acceptant.

Aussi la proportion des libéraux dans ce département (je parle de l'intérieur) est-elle à peine de i à i5.

Aussi le drapeau tricolore n'était-il nulle part , malgré l'ordre formel du préfet.

Aussi les prêtres ne chantaient-ils point le Domine salvum, malgré le mandement de l'évêque.

Mais le bâton auquel était attaché le drapeau blanc sub- siste, et semble par sa nudité protester contre le drapeau tricolore.

Mais les prêtres recommandent en chaire de prier pour Louis-Philippe , qui ne peut manquer d'être assassiné.

L'agitation est donc continuelle.

Elle est entretenue par les rassemblemens de quarante ou cinquante nobles, qui ont lieu régulièrement une fois ou deux par semaine , tantôt au Lavoir , tantôt aux Herbiers , tantôt au Combouros.

1 Le marquis de Labretèche possède à lui seul cent quatre métai- ries. Supposez par métairie trois hommes seulement en état de porter es armes, et un mot de lui mettra sur pied trois cent douze paysans armes,

LA VENDÉE APRÈS LE 29 JUILLET. 1 29

Le moyen d'excitation dont ils se servent , est la soustra- traction des journaux , qui n'arrivent que par des commis- sionnaires , la poste passant seulement à Beaupre'au , Che- millé et Cliollet.

Parmi les villes et villages qui ne cachent nullement l'espoir d'un prochain soulèvement, les yeux doivent se fixer particulièrement sur Beaupréau , Montfaucon, Che- millé , Saint-Macaire , Lemay et Trementine.

Le cœur de la révolution royaliste est à Montfaucon ; fût- elle éteinte par toute la France, on y sentirait battre encore l'artère. Cette révolution éclaterait infailliblement dans le cas de guerre avec une puissance quelconque , et surtout avec l'Angleterre , qui jetterait pour la troisième fois des hommes et des armes sur les côtes éloignées de dix à onze lieues seu- lement du département de Maine-et-Loire , et qui pénétre- raient sans obstacle par l'ouverture qui se trouve entre Ois- son et Chollet.

Les moyens de prévenir une insurrection nous paraissent être ceux-ci :

10 Pratiquer des routes.

En général, le peuple ne voit dans une route percée au travers d'un pays impraticable qu'un moyen donné au com- merce de s'étendre et aux relations de s'établir. Le gouver- nement , s'il est libéral , y verra de son côté un but politique : la civilisation suivra le commerce , et la liberté la civilisation. Les relations avec les autres départemens dépouilleront le département à craindre de sa rudesse primitive. Les nou- velles vraies se répandront facilement, les nouvelles fausses seront aussitôt démenties ; des bureaux de poste s'établiront dans tous les chefs-lieux de cantons , la gendarmerie y éta- blira un service actif et régulier ; puis , enfin , les troupes y circuleront en cas de besoin d'une manière incisive.

Les routes à faire dans le département de Maine-et-Loire devraient aller,

Du Palet à Montfaucon , en passant par Saint-Crépin ; \ Montfaucon elles se sépareraient en deux branches ; tome 1. 9

l3o LITTÉRATURE.

L'une se rendrait à Beaupréau par la Renaudière , Ville- dieu, la Blauère, la Cliapelle-au-Genêt;

L'autre s'avancerait jusqu'à la Romagne, elle rejoin- drait la route de Chollet par la Jarrie et Roussay.

Le commerce qui s'établirait sur ces routes serait celui des vins d'Anjou , des bestiaux de la Bretagne , des toiles de Chollet ; il ne peut se faire maintenant qu'à dos d'hommes ou sur des charrettes à bœufs, qui ne versent jamais, mais qui, en raison des mauvais chemins, nécessitent parfois, pour une seule voiture très-peu chargée , un attelage de huit ou dix bêtes.

Les routes devraient être faites par les ouvriers du pays ,

Parce qu'elles répandraient quelque argent dans la classe pauvre ;

Parce que les paysans connaissent les endroits d'où l'on peut tirer le meilleur cailloutis ;

Parce que les nobles, dont l'intention positive est de s'op- poser à ces routes , soulèveraient facilement les paysans contre des ouvriers étrangers, qui enlèveraient à ceux-ci un salaire qu'ils regarderaient comme légitimementdevoii leur appartenir;

Parce que les paysans choisis pour faire les routes s'op- poseraient d'eux - mêmes à toute tentative de la noblesse . ayant pour but d'empêcher leur exécution.

Transporter dans les villages au-delà de la Loire une douzaine de prêtres, en ajoutant à leurs appointemens une centaine de francs pour les empêcher de crier au martyre , et notamment ceux de Tiffauge , Montfaucon , Torfou et Saint-Crépin ;

Envoyer à leur place dans ces paroisses des prêtres dont le gouvernement serait sûr ;

Ils n'auraient rien à craindre , leur caractère les rendant sacrés pour tout métayer qui pourra haïr l'homme , mais respectera la soutane.

Une grande partie des nobles qui se rassemblent pour

viser aux moyens de renouveler la guerre civile jouissent

LA VENDÉE APRÈS LE 2C) JUILLET. l3l

de pensions assez considérables que le gouvernement con- tinue à leur payer ' ; rien de plus facile que de les prendre en flagrant délit ; le gouvernement alors cessera avec jus- tice de payer ces pensions, et pourra les répartir en portions égales sur les soldats vendéens et républicains , entre les- quels les haines s'éteindraient alors immanquablement de trimestre en trimestre.

De cette manière, il n'y aura plus dans l'avenir de Vendée possible , puisqu'à la moindre émeute le gouvernement n'aura qu'à étendre les bras , et déposer ses troupes sur les grandes routes pour isoler les rassemblemens.

Et que l'on ne croie pas que ces hommes, éclairés un instant du reflet de l'empire , en soient arrivés à ne plus se lever pour le fanatisme et la superstition , car on se trom- perait étrangement. Ceux mêmes que la conscription de Bonaparte a tirés de leurs foyers et promenés par le monde , ont perdu graduellement, depuis qu'ils sont rentrés dans leurs chaumières , leur instruction instantanée pour repren- dre leur ignorance primitive. J'en citerai un exemple.

Je chassais avec un brave militaire qui avait servi douze ans sous Napoléon. Sur le versant d'une colline près de la Jarrie3, se dressait à douze pieds de hauteur une pierre ayant la forme d'un cône renversé, touchant par le haut à la mon- tagne, et posant par sa base étroite comme un fond de cha- peau sur un large rocher : quoiqu'elle pût peser quinze à vingt milliers, son équilibre était tel qu'une main d'homme pou- vait visiblement la remuer. Je crus y reconnaître un monu- ment druidique ; mais ne m'en rapportant pas à cette fausse instruction des gens du monde qui va souvent échouer contre la bonhommie grossière des paysans, j'appelai le mien et lui demandai ce que c'était que cette pierre, et qui l'avait appor-

' Tout cela est censé écrit au mois d'août i83o. On prie le lecteur île ne pas l'oublier.

- Jolie propriété appartenant a M. Villenave, a qui nous devons la meilleure traduction d'Ovide.

l32 LITTÉRATURE.

tée là. C't^l le diable, me répondit-il, avec une convu tion qui ne paraissait pas redouter de ma part la moindre contradiction , et voici pourquoi il l'a apportée. Voyez-vous d'ici le ruisseau de la Moine qui se tord dans la vallée? Oui. Eh bien! vous distinguez un endroit l'on pour- rait le traverser sur des pierres qui sortent à fleur d'eau , si au milieu il n'y avait le vide qui devait être rempli par le rocher contre lequel nous sommes appuyés. (Effectivement il paraissait fait de manière à s'y emboîter parfaitement , et à faire disparaître la solution de continuité qu'y jetait son ab- sence.)— Eh bien ! continua-t-il, c'est le diable qui faisait ce pont pour voler les vaches des paysans, il n'y manquait plus que cette pierre, qu'il apportait sur son épaule, oubliant que le jour il voulait terminer son ouvrage était le dimanche. Tout à coup il aperçut la procession de Roussay, et la pro- cession de Roussay l'aperçut; le prêtre fit le signe de la croix; au même instant, les forces de Satan lui manquèrent, et il fut obligé de déposer ici, pour toujours, cette pierre qu'il ne peut plus soulever : voilà pourquoi ce pont est interrompu , et pourquoi ce rocher tremble. C'était une explication comme une autre , force me fut de m'en contenter; si je lui avais donné la mienne , il est probable qu'elle lui eût paru plus absurde encore peut-être que celle qu'il me donnait ne me le paraissait à moi-même.

Dans ce village de Roussay, une aventure m'arriva. Un malheureux, un ancien militaire, mourant de faim , ne trouvant d'ouvrage nulle part, s'avisa, pour jeter quelque peu de pain à ses enfans qui lui en demandaient, de blanchir deux sous qui lui restaient , et d'essayer de les faire passer pour des pièces de trente sous. La ruse fut découverte, l'homme mis en prison , le jury rassemblé, l'article du code appliqué, et les galères à perpétuité accordées comme faveur au lieu et place de la mort, qu'il avait, disait l'avocat-général , certes bien méritée.

Cette fois l'entremetteur du bourreau en avait été pour ses fiais d'éloquence , et l'exécuteur des hautes-œuvres , au

LA VENDÉE APRES LE 2Q JUILLET. l33

lieu d'une tète, n'avait eu qu'une épaule; c'était un désap- pointement bien désagréable pour tous deux.

Mon costume de garde national à cheval me donnait l'ap- parence d'un officier d'ordonnance ; or un officier d'ordon- nance est pour les paysans un grand personnage , il voit les aides-de-camp , les aides-de-camp les généraux , les géné- raux les ministres, et les ministres le roi. Les enfans de ce malheureux espéraient donc que, grâce à cette filière ascen- dante , je pouvais obtenir pour leur père une commutation de peine.

J'écrivis directement au Roi, qui, à cette époque, recevait encore les lettres qu'on lui écrivait. Huit ou dix jours après, mon condamné vint me remercier lui-même. Trois jours en- core, et il était flétri, jeté dans un bagne , d'où il se serait échappé peut-être en assassinant un argousin. Cela eut été bien heureux pour le procureur-général et le bourreau , qui auraient remis la main sur leur marchandise.

J'avais parcouru une partie de la Vendée pied à pied; je commençais à être fatigué du langage carliste que j'y enten- dais; j'avais besoin de mon Paris de juillet, avec son soleil ardent, sa liberté neuve, et ses murs troués de balles ; je partis.

Lorsque j'arrivai, il pleuvait à verse ; M. G-uizot était mi- nistre, et l'on grattait l'Institut.

Alex. Dumas,

Jf (Enfant nututitt.

§ !"•

UNE CHAMBRE A COUCHER DU XVIe SIECLE.

Par une nuit orageuse du mois de novembre , et sur les deux heures du matin, la comtesse Jeanne d'Hérouville ressentant de cruelles angoisses, pensa, malgré son inexpé- rience , qu'elle pouvait être sur le point d'accoucher. Le sentiment des personnes souffrantes les porte presque tou- jours à changer la position dans laquelle elles éprouvent les premières atteintes d'une douleur. Et alors, cherchant à dis- siper de sinistres pressentimens , la comtesse essaya de se mettre sur son séant comme pour étudier la nature de ses souffrances , et réfléchir à la situation critique elle allait se trouver. Elle était assaillie par des craintes trop vives, pour songer aux périls d'une crise maternelle qui cause tou- jours quelque épouvante aux femmes quand elles doivent la subir pour la première fois.

En tâchant de se lever, la comtesse prit , pour ne pas éveiller son mari qui dormait auprès d'elle , des précautions minutieuses, dictées, sans doute, par le plus tendre amour ou par une profonde terreur. Quoique les douleurs de- vinssent de plus en plus intenses, elle cessa, pendant un moment, de les sentir. Toutes ses forces lurent absorbées par une pénible entreprise. Elle essayait d'appuyer sur l'oreiller

L ENFANT MAUDIT. 1 J.)

ses deux mains presque lminkles, afin de se dresser insen- siblement, et de faire quitter à la moitié de son corps endo- lori la posture horizontale qui la privait de son énergie.

Au moindre bruissement de l'immense courtepointe en moire verte, sous laquelle elle avait si peu dormi depuis son mariage, elle s'arrêtait comme si elle eût tinté une cloche. Puis, forcée, par la nécessité, d'épier l'effet que ses mouve- mens produisaient sur le sommeil de son mari, elle dirigeait alternativement le regard de ses longs yeux bleus sur les plis de la moire importune, et sur une large figure basanée, dont elle sentait la moustache à son épaule- Si une respiration par trop bruyante s'exhalait des lèvres de son gardien, la jeune femme exprimait des peurs soudaines qui ravivaient encore l'éclat du vermillon répandu sur ses joues blanches par les angoisses d'un enfantement prochain. Elle ressemblait à un criminel, qui, parvenu nuitamment jusqu'à la porte de sa prison, espère, pendant le sommeil du geôlier, faire tourner sans bruit , dans une impitoyable serrure , la clef qu'il a savamment dérobée.

Enfin la comtesse réussit à se lever sans avoir troublé le calme qui régnait sur le visage de son mari. Quand elle se trouva sur son séant , elle laissa échapper un geste involon- taire de joie enfantine qui accusait une touchante naïveté de caractère; mais le sourire à demi formé sur ses lèvres en- flammées fut promptement réprimé. Une pensée vint rem- brunir son front pur, et sa brillante figure reprit une expres- sion de tristesse. Elle poussa un long soupir, replaça ses mains, non sans de prudentes précautions, sur le fatal oreiller conjugal; et, comme si, pour la première fois depuis son mariage, elle se trouvait libre de ses actions et de ses pen- sées, elle regarda timidement autour d'elle. Vous eussiez dit d'un oiseau contemplant sa cage.

L'on devinait facilement que naguère elle était toute joie et toute folâtrerie, mais que, subitement, le destin avait moissonné ses espérances et changé sa gaîté ingénue en mé- lancolie.

l36 LITTÉRATURE.

La chambre , objet de sa curiosité , était une de ces chambres antiques que, de nos jours encore, quelques con- cierges octogénaires annoncent ainsi aux voyageurs qui visi- tent les vieux châteaux : Voici la chambre de parade Louis XIII a couche.

De belles tapisseries , mais généralement brunes de ton , étaient encadrées par de grands panneaux en bois de noyer, dont le temps avait noirci les sculptures délicates. Les solives du plafond, disposées avec art, formaient des caissons de couleur fauve et ornés de moulures. Ces décorations , de style sévère, réfléchissaient si peu la lumière, qu'il était difficile de voir les dessins des frises , même lorsque le soleil illuminait de ses rayons les plus chauds cette chambre haute d'étage , large et longue , qui conservait toujours de solen- nelles ténèbres.

Aussi , -la lampe d'argent posée sur le manteau d'une vaste cheminée , éclairait-elle alors si faiblement , que sa lueur tremblottante pouvait être comparée à ces étoiles nébuleuses qui apparaissent à peine sur le voile grisâtre d'une nuit d'automne.

Les marmousets qui se pressaient dans le marbre noir du chambranle de cette cheminée , placée presque en face du lit de la comtesse , avaient des figures si grotesquement hi- deuses , qu'elle n'osait y arrêter ses regards , dans la crainte de les voir se remuer ou d'entendre un rire éclatant sortir de leurs bouches béantes et contournées. En ce moment , cette cheminée semblait être l'organe d'une horrible tem- pête qui ravageait l'océan , car elle en traduisait les moindres rafales avec une lugubre fidélité. Son âtre était , grâce à la largeur démesurée du tuyau, en communication si directe avec le ciel , que les nombreux tisons du foyer avaient une sorte de respiration : ils brillaient et s'éteignaient tour à tour, selon les caprices et la force du vent. Au-dessus de cette cheminée , l'écusson de la famille d'Hérouville était sculpté en marbre blanc avec tous ses lambrequins et les figures de ses tenans, ornemens qui donnaient à cette espèce d'é-

l'enfant maudit. i 3*7

difice l'apparence d'un tombeau. Evidemment cette che- minée avait été destinée à faire, dans l'ordonnance de la chambre , le pendant du lit occupé par la comtesse et son mari .

Quant à ce monument élevé à la gloire de l'hyménée , un architecte moderne eût été fort embarassé de décider si la chambre avait été construite pour le lit , ou le lit pour la chambre. Il ressemblait assez à ces œuvres siègent les membres de la fabrique dans les riches paroisses. Deux amours qui jouaient sur un ciel de noyer orné de fleurons galans, auraient pu passer pour des anges, et les colonnes de même bois qui soutenaient le dôme offraient des allégories mythologiques dont l'explication se trouvait également, au gré des savans, dans la Bible ou dans les Métamorphoses d'Ovide. Le tout aurait convenu à une chaire ou à un œuvre aussi bien qu'à un lit. Les époux montaient par trois mar- ches à cette somptueuse couche, entourée d'une estrade; et deux immenses courtines de moire verte à grands dessins brillans, nommés ramages, peut-être parce que les oiseaux qu'ils représentent sont censés chanter, l'enveloppaient en décrivant des plis si raides, qu'à la nuit, on eût pris cette soie pour un métal flexible.

Sur le velours vert , orné de crépines d'or, tendu au fond de ce lit seigneurial, la superstition crédule des comtes d'Hé- rouville , qui pourtant de religion ne se souciaient guère , avait attaché un grand crucifix en travers duquel , tous les ans, le chapelain du château plaçait un nouveau rameau de buis béni, en même temps qu'il renouvelait au jour de Pâques fleuries la provision d!eau sainte contenue dans un petit bénitier incrusté à l'extrémité inférieure de la croix. D'un côté de la cheminée était placée mie armoire de bois précieux et magnifiquement ouvragé, que les jeunes ma- riées recevaient encore en province le jour de leurs noces. Ces vieux bahuts, si recherchés aujourd'hui par les anti- quaires, contenaient le linge, les robes de prix, les ceintures et toutes les ressources de la coquetterie du xvie siècle. C'était

I 38 LITTÉRATURE.

l'arsenal les femmes puisaient les trésors de leurs parures plus riches qu'élégantes.

De l'autre côté, pour la symétrie, se trouvait un meuble semblable, qui servait de secrétaire à la comtesse. D'antiques fauteuils en tapisserie , un grand miroir verdàtre , fabriqué à Venise et curieusement encadré dans une espèce de toilette roulante, achevaient l'ameublement de cette chambre , dont le plancher était couvert d'un tapis de Perse qui attestait la galanterie du comte.

Sur la dernière marche, qui servait de socle au lit, était une petite table destinée à recevoir la coupe d'argent ou d'or dans laquelle, tous les soirs, les époux trouvaient un breuvage préparé avec des épices.

Ces descriptions peuvent déplaire à certaines personnes qui veulent à tout prix des événemens ; mais quand nous avons fait quelques pas dans la vie, nous connaissons assez la secrète influence exercée par les lieux sur les dispositions de l'âme, pour sympathiser avec des sites.

Or, la comtesse inventoriait avec terreur cette chambre , sur laquelle elle n'avait pas encore pu jeter aussi librement les yeux. Ce luxe sévère lui semblait inexorable , et il y a beaucoup d'instans mauvais l'on trouve je ne sais quels pages d'espérance dans les choses qui nous entourent. Heu- reux ou misérable , l'homme donne une physionomie aux moindres objets dont il est environné, les écoute, les con- sulte , tant il est naturellement superstitieux. En ce moment, la comtesse , promenant ses regards sur tous les meubles , comme s'ils eussent été des êtres , semblait leur demander secours et protection.

Tout à coup la tempête redoubla. Devenant alors plus craintive en entendant les menaces de l'ouragan, la jeune femme n'osa plus rien augurer de favorable sous d'aussi tristes lambris, et par un tel courroux du ciel, dont les changemens étaient interprétés à cette époque de crédulité suivant les espérances et les habitudes de chaque esprit.

La comtesse, aussi épouvantée du tumulte extérieur que de

l'enfant maudit. i3q

ses appréhensions secrètes , reporta soudain les yeux vers deux fenêtres en ogive qui étaient au bout de la chambre; niais la petitesse des vitraux et la multiplicité des lames de plomb ne lui permirent pas de s'assurer, par l'état du fir- mament, si la lin du monde approchait, comme le préten- daient quelques moines affamés de donations. La comtesse aurait pu facilement y croire , car le bruit de la mer irritée, dont les vagues assaillaient les murs du château, se joignit au mugissement de la tempête , de manière à faire trem- bler les rochers. Cet effort de la nature réveilla de nou- velles douleurs dans les entrailles de la future mère. Alors, sans jeter une plainte, elle se tourna lentement vers le crucifix, et après avoir mis, par un regard, toutes ses espérances en Dieu , elle osa contempler la figure de son mari.

Quoique ses souffrances se succédassent toujours plus vives et plus cruelles, elle se tint appuyée sur ses deux mains fatiguées , sans pousser un cri , sans se hasarder à ré- veiller son protecteur naturel , dont toute autre femme , à sa place , aurait énergiquement réclamé le secours.

Elle se mit à examiner, avec une curiosité mêlée d'effroi , des traits qu'elle avait toujours eu peur d'analyser. Il sem- blait que le désespoir pouvait seul lui conseiller d'en sonde* les mystères.

Si les choses étaient tristes autour d'elle , cette figure , toute calme qu'elle pût être dans le sommeil , paraissait plus triste encore, et jamais habitation ne fut plus digne du maître. Agitée par les coups de vent, la flamme ondoyante de la lampe venait mourir sur les bords du lit ; et, n'illumi- nant la tête du comte que par momens , les caprices de la clarté mouvante simulaient sur ce visage en repos les ef- frayans débats d'une pensée orageuse. Un tel spectacle fit d'abord peur à la comtesse. A peine fut-elle même rassurée en reconnaissant la cause de ce phénomène. Chaque fois qu'une nappe de lumière arrivant sur celte grande figure y projetait les ombres des nombreuses callosités qui la carac-

l4o LITTÉRATURE.

térisaient , il lui semblait que son mari allait s'éveiller cl fixer sur elle deux yeux gris , dont elle n'avait pas encore pu soutenir la rigueur.

Le front du comte était menaçant , même pendant le sommeil : des sillons multipliés y imprimaient une vague ressemblance avec ces pierres vermiculées dont quelques monumens sont ornés ; et, comme les mousses blancbes ou vertes qui pendent aux branches des vieux chênes , ses cheveux, gris avant le temps, l'entouraient sans grâce. L'in- tolérance religieuse siégeait sur ce front implacable et guer- rier. La forme du nez aquilin , les os saillans du visage, la rigidité des rides profondes, le dédain écrit sur la lèvre infé- rieure, les noirs contours de l'œil, tout indiquait une cruauté presque innée , une ambition d'autant plus à craindre , que l'étroitesse de la tête trahissait un défaut absolu d'esprit. Il était facile de lire mie intrépidité native, mais sans généro- sité, dans ce visage qu'une large balafre avait encore horri- blement défiguré. Cette ancienne plaie y formait une couture transversale qui figurait une seconde bouche dans la joue droite.

A l'âge de trente ans, le comte s'était fait un nom dans la mal- heureuse guerre de religion dont la Saint-Barthélémy fut le signal. Il avait été grièvement blessé au siège de La Rochelle. La malencontre de sa blessure , pour parler le langage du temps, augmenta sa haine contre ceux de la religion- et, par une disposition morale assez naturelle , il enveloppa les hommes à belles figures dans le sentiment qu'il vouait aux calvinistes. La défiance que lui donna sa laideur le rendit d'une extrême susceptibilité. N'osant jamais croire qu'il pût inspirer grande passion aux femmes , son caractère était de- venu sauvage. S'il avait eu des succès en amour, il ne les devait guère qu'à la frayeur inspirée par ses cruautés.

La main gauche, que le terrible catholique avait hors du lit, achevait d'en peindre le caractère. Etendue de manière à arder la comtesse comme un avare garde son trésor, cette

\\

main énorme était couverte de poils si nombreux, d'un de-

l'enfant maudit. i4î

dalc de veines et de muscles si saillans, qu'elle ressemblait à une branche de hêtre entourée des tiges d'un lierre jauni.

En contemplant la puissante figure du comte, un enfant l'aurait attribuée au corps d'un de ces ogres dont les nour- rices racontent de si terribles histoires. Il suffisait de voir la largeur et la longueur de la place occupée dans le lit par le comte pour lui reconnaître des proportions gigantesques. Ses yeux étaient surmontés de gros sourcils grisonnans qui cachaient les paupières, de manière à donner à son regard une sorte de férocité dont on ne peut avoir une idée qu'en le comparant à celui d'un loup. Sous son nez, deux larges moustaches peu soignées, car il méprisait singulièrement la toilette, ne permettaient pas d'apercevoir sa lèvre supérieure; et, heureusement pour la comtesse, la large bouche de son mari était muette en ce moment , car les plus doux sons qui en sortaient la faisaient frissonner. Enfin , quoique le comte d'Hérouville eût à peine cinquante ans , au premier abord on pouvait lui en donner soixante , tant les fatigues de la guerre, sans altérer sa constitution robuste , avaient outragé sa physionomie ; mais il se souciait fort peu de passer pour un mignon.

La comtesse , qui atteignait à peine sa dix-huitième an- née , formait , auprès de cette immense figure , un contraste pénible à voir. Elle était blanche, svelte , délicate. Ses che- veux châtains se jouaient sur son cou comme des nuages de bistre. Vous eussiez dit d'une apparition.

Non , il ne nous tuera pas ! . . . s'écria-t-elle mentalement après avoir long-temps contemplé son mari. N'est-il pas franc , noble , courageux et fidèle à sa parole. ... Fidèle à sa parole?

En reproduisant cette phrase par la pensée, elle tressaillit violemment, elle pâlit et resta comme stupide.

Pour comprendre toute l'horreur de la situation se trouvait la comtesse, il est nécessaire d'ajouter que cette scène nocturne avait lieu en i5g3, époque à laquelle la guerre civile régnait en France , et les lois y étaient sans vigueur.

lt\2 LITTÉRATURE.

Le parti de la Ligue, opposé à l'avènement de Henri IV, surpassait dans ses excès toutes les calamités des guerres précédentes. La licence devint même alors si grande, qu'il n'était pas surprenant de voir un grand seigneur faire tuer soïi ennemi publiquement et en plein jour. Lorsqu'une ex- pédition militaire , dirigée dans un intérêt privé , était sage- ment conduite , il suffisait de l'entreprendre au nom de la Ligue ou du Roi pour obtenir les plus grands éloges des deux parts.

Quant aux meurtres commis en famille, s'il est permis de se servir de cette expression, on ne s'en souciait pas plus, dit un contemporain , que d'une gerbe de feurre , à moins qu'ils n'eussent été accompagnés de circonstances par trop cruelles

Quelque temps avant la mort du roi , une dame de la coût ayant assassiné un gentilhomme qui avait tenu sur elle des discours malséans, un des mignons de Henri III lui dit :

Elle l'a , par dieu , sire , fort joliment daguë I

Par la rigueur de ses exécutions, le comte d'Hérouville , un des plus emportés royalistes de Normandie , maintenait , sous l'obéissance de Henri IV, toute la partie -ouest de cette province qui avoisine la Bretagne. Chef de l'une des plus riches familles de France , il avait considérablement augmenté le revenu de ses nombreuses terres en épousant , sept mois avant la nuit pendant laquelle commence cette histoire, Jeanne de Saint— Savin, jeune demoiselle qui, par un hasard assez commun dans ces temps , les gens mou- raient dru comme mouches , réunit subitement sur sa tête les biens des trois branches opulentes de la maison de Saint- Savin.

Deux mois après, il s'éleva, dans un repas donné au comte et à la comtesse d'Hérouville par la ville de Bayeux , à l'occasion de ce mariage , une discussion qui , à cette épo- que d'ignorance, fut trouvée mal sonnante et fort saugrenue. Elle était relative à la prétendue légitimité des enfans venant au monde dix mois après la mort du mari, ou sept mois après La première nuit des noces.

L ENFANT MAUDIT. I ï\o

Madame , avait dit brutalement le comte à sa femme , quant à me donner un enfant dix mois après ma mort... je n'y peux ! . . . Mais , pour votre début , n'accouchez pas à sept mois.

—Que ferais-tu donc, vieil ours? demanda le jeune mar- quis de Pont-Carré, pensant que le comte voulait plaisanter.

Je tordrais fort p roprement le col à la mère et à l'en- fant.

Une réponse aussi péremptoire servit de clôture à cette discussion imprudemment élevée par un médecin bas-nor- mand. Les convives gardèrent le silence en contemplant , avec une sorte de terreur, la jolie comtesse d'Hérouville; car ils étaient persuadés que , dans l'occurrence , ce farouche seigneur exécuterait sa menace.

La terrible parole du comte retentit dans le sein de la jeune femme, alors enceinte; et, à l'instant même, un de ces pressentimens qui viennent sillonner l'âme comme des éclairs l'avertit qu'elle accoucherait à sept mois. Une chaleur intérieure lui monta des pieds jusqu'au cœur, et ses oreilles tintèrent avec violence. Depuis lors, il ne se passa pas un jour sans que ce mouvement de terreur secrète n'arrêtât les élans les plus innocens de son âme.

Le souvenir du regard et de l'inflexion de voix qu'eut son mari en prononçant cet arrêt glaçait encore le sang de la comtesse , et lui faisait oublier ses douleurs lorsque , pen- chée sur cette tête endormie, elle y cherchait durant le som- meil les indices d'une pitié toujours absente pendant le jour. Tout à coup, sentant un mouvement vigoureux qui annon- çait la turbulence de cet enfant menacé de mort avant de naître, elle s'écria bien doucement, et d'une voix qui res- semblait à un soupir :

Pauvre petit ! . . . .

Elle n'acheva point. Il y a des idées qu'une mère ne sup- porte pas ; et la comtesse , incapable, en ce moment, de rai- sonner, fut comme étouffée par une angoisse d'âme qui lui était inconnue. Deux larmes, s'échappant de ses yeux, rou-

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lèrent lentement le long de ses joues, y tracèrent deux lignes brillantes, et restèrent suspendues au contour de son blanc visage , semblables à deux gouttes de rosée sur une fleur.

Le chagrin auquel elle était en proie s'étendait sur toute sa vie, comme l'exhalaison empestée qui corrompt l'air d'une verte campagne. La sanglante réponse échappée au comte était un anneau mystérieux qui rattachait les événemens de la jeunesse de sa femme à cet accouchement prématuré; et ses odieux soupçons, si publiquement exprimés, avaient jeté dans les souvenirs de la comtesse toute la terreur dont ils dotaient l'avenir.

Aussi, depuis ce fatal repas, la jeune femme s'était-elle abstenue, comme d'une faute, de contempler le passé. Elle chassait, avec autant de crainte qu'une autre aurait pris de plaisir à les évoquer, mille tableaux épais que sa vive ima- gination lui dessinait souvent malgré ses efforts. Elle se refu- sait à se perdre dans les visions des heureux jours elle était libre encore. En effet, semblables aux fragmens des mélodies du pays natal qui font pleurer les bannis , ses mé- ditations lui retraçaient des sites et des sentimens si délicieux , que sa jeune conscience les lui reprochait comme autant de crimes. Ses souvenirs étaient un commentaire qui rendait bien plus terrible encore la promesse du comte , et ils conte- naient les véritables , les plus puissans secrets de l'horreur à laquelle la comtesse était en ce moment livrée.

Il règne sur les figures endormies une espèce de suavité due au repos parfait du corps et de l'intelligence. Or, quoi- que cette absence de toute passion ne pût guère communi- quer de charme aux traits du comte, cependant l'illusion est si attrayante pour les malheureux que la jeune épouse finit par trouver un espoir dans ce calme trompeur. Ses craintes et ses douleurs lui laissèrent un moment de répit ; la tem- pête, déchaînant des torrens de pluie, ne faisait plus entendre qu'un bruissement mélancolique; et alors, tout en contem- plant l'homme auquel sa vie était à jamais liée, la comtesse

l'enfant maudit. i45

tomba insensiblement dans une rêverie dont elle n'eut pas la force de combattre la douceur enivrante.

En un instant , par une de ces intuitions d'âme qui parti- cipent de la puissance divine, elle fit passer rapidement de- vant elle les ravissantes images du bonheur qui n'était plus.

Elle aperçut d'abord faiblement , et comme dans la loin- taine lumière de l'aurore , le modeste château son in- souciante enfance s'était écoulée , la pelouse verte , le ruis- seau frais, la petite chambre, théâtre de ses jeux. Elle se vit cueillant des fleurs, les plantant, et ne devinant pas pourquoi elles se fanaient sans grandir, malgré sa constance à les arroser.

Bientôt lui apparurent , confusément encore , la ville im- mense et le vieil hôtel de pierre elle fut conduite à sept ans. Alors sa railleuse mémoire lui montra les vieilles tètes de tous les maîtres qui la tourmentèrent. Puis, à travers des mots d'italien et d'espagnol, en écoutant, dans son âme, des romances et les sons d'un joli i-ebec, elle se rappela la per- sonne de son père : au retour du parlement , il descendait de sa mule à l'aide d'une grande pierre , montait lentement l'escalier, et ne déposait les soucis judiciaùes qu'en dépouil- lant la robe noire ou rouge dont elle , espiègle et rieuse , avait, un jour, coupé la fourrure blanche mélangée de noir. Elle ne jeta qu'un regard sur le confesseur de sa mère, homme rigide et fanatique, chargé de l'initier aux mystères d'une religion terrible. elle se souvint d'avoir commencé à trembler. Ce vieux prêtre insensible , secouant les chaînes de l'enfer, ne lui parlant que des vengeances célestes , lui persuadant qu'elle était toujours en présence de Dieu, la rendait faible et craintive. Elle devenait timide , recueillie , n'osait lever les yeux, et n'avait plus que du respect pour sa mère, qui, jusqu'alors, avait partagé ses folâtreries. De ce moment une religieuse terreur s'emparait de son jeune cœur quand elle voyait cette mère bien-aimée arrêtant sur elle ses yeux bleus avec une apparence de colère.

Elle revit tout à coup la seconde époque de son enfance tome 1. 10

]/î6 LITTÉRATURE.

pendant laquelle elle ne comprenait rien aux choses de la vie ; et redit encore adieu à ces jours, travailler avec sa mère dans un petit salon de tapisserie, prier dans une grande église, chanter une romance en s'accompagnant du rebec, lire en cachette un livre de chevalerie , déchirer une fleur par curiosité , attendre les présens que son père lui faisait à la fête du bienheureux saint Jean , et chercher le sens des paroles qu'on n'achevait pas devant elle , étaient des sources intarissables de bonheur.

Mais aussitôt elle effaça par une pensée, comme on efface un mot crayonné sur un album , les enfantines joies que , pendant un moment , et entre deux souffrances , son imagi- nation rapide venait de lui choisir parmi tous les tableaux que les seize premières années de sa vie pouvaient lui offrir. Et la grâce de cet océan limpide fut bientôt éclipsée par l'é- clat d'un plus frais souvenir, car la joyeuse paix de son en- fance lui apportait moins de douceur qu'un seul des troubles semés dans les deux dernières aimées de sa vie, années riches en trésors ensevelis pour toujours dans son cœur

La comtesse se retrouva soudain à cette ravissante matinée , précisément au coin du grand parloir en bois de chêne sculpté qui servait de salle à manger, elle vit son beau cousin pour la première fois. La famille de sa mère, redoutant les troubles de Paris, envoyait à Rouen ce jeune courtisan, dans l'espérance qu'il s'y formerait aux devoirs de la magistrature auprès de son grand-oncle, dont, un jour la charge de pré- sident pouvait lui être résignée.

La comtesse sourit involontairement en songeant à la viva- cité avec laquelle elle s'était retirée en reconnaissant dans le parloir ce parent attendu qu'elle ne connaissait pas; mais malgré sa promptitude à ouvrir et fermer la porte, son coup d'œil avait été si pénétrant, qu'en ce moment encore, il lui semblait le voir devant elle.

Elle avait, à la dérobée, admiré le goût et le luxe répandu sur des vètemens faits à Paris ; mais aujourd'hui, plus hardie dans son souvenir qu'en cette innocente et furtive entrevue,

l'enfant maudit. i47

elle caressait le manteau de velours violet brodé d'or et dou- blé de satin, les dentelles noires dont les bottines étaient garnies , les jolis losanges crevés du pourpoint et du haut- de- chausse, la blanche collerette empesée, et surtout une ligure jeune , caractérisée par deux petites moustaches rele- vées en pointe , et par une royale qui , sous le menton , res- semblait à une des queues d'hermine répandues sur l'épitoge de son père.

Au milieu du silence et de la nuit, les yeux attachés sur les courtines de moire qu'elle ne voyait plus, oubliant et son mari et l'orage, la comtesse osa se rappeler comment, après bien des jours, qui furent comme des années, le jardin entouré de vieux murs noirs , et le noir hôtel de son père lui semblèrent lumineux. Elle aimait, elle était aimée. Puis, comment, craignant les regards sévères de sa mère , elle s'était glissée un matin dans le cabinet de son père, pour lui faire ses jeunes confidences, après s'être assise sur lui et s'être per- mis des espiègleries qui avaient attiré le sourire aux lèvres de l'éloquent magistrat , sourire qu'elle attendait pour lui dire :

Me gronderez-vous , si ?. . . .

Elle croyait entendre encore son père , lui disant , après un interrogatoire où, pour la première fois, elle parlait de son amour : Eh bien! mon enfant, nous verrons. S'il étudie bien, s'il veut me succéder, s'il continue à te plaire.... je me mettrai dans ta conspiration de bonheur

Et alors, n'écoutant plus rien, elle avait baisé son père, renversé les paperasses, pour courir au grand tilleul, tous les matins, avant le lever de la redoutable mère, elle ren- contrait son cousin Georges de Chaverny !

Lui promettant de dévorer les lois et les coutumes, le cour- tisan quittait les riches ajustemens de la noblesse d'épée pour prendre le sévère costume des magistrats.

Je t'aime bien mieux vêtu de noir, lui disait-elle. Elle mentait ; mais ce mensonge avait rendu son bien-aime

moins triste d'avoir jeté la dague. Enfin les ruses employées

1^8 LITTERATURE..

pour tromper cette mère, dont la sévérité semblait grande, lui apportèrent les joies fécondes d'un amour innocent , per- mis et partagé. . .

Revivant, comme en songe, dans ces délicieuses journées elle s'accusait d'avoir eu trop de bonheur, et d'autant plus qu'elle le sentait tout entier , elle se complut à revoir encore cette jeune figure aux regards enflammés, et cette bouche vermeille, qui lui parlait si bien d'amour. Elle avait aimé Chaverny, parce qu'il était pauvre; et, en récompense, que de trésors elle avait découverts dans cette âme modeste et douce !

Mais tout à coup meurt le président. Chaverny ne lui suc- cède pas. La guerre civile survient flamboyante. Par les soins de leur cousin, elle et sa mère trouvent un asile secret dans une petite ville de la Basse -Normandie. Bientôt les morts successives de quelques païens la rendent une des plus riches héritières de France, et avec la médiocrité de fortune s'enfuit le bonheur. Alors la sauvage et terrible figure du comte d'Hérouville , demandant sa main et l'obtenant à force de terreur, lui apparaît comme la nuit qui étend un crêpe sur les richesses du soleil. La pauvre comtesse s'efforce de chasser le souvenir de toutes les scènes de désespoir et de larmes amenées par sa longue résistance ; mais elle voit con- fusément l'incendie de la petite ville , et Chaverny empri- sonné. Puis elle arrive à cette épouvantable soirée ou sa mère, pâle, mourante, se prosterne à ses pieds. Elle cède; il est nuit ; le comte, revenu sanglant du combat, se trouve là. Elle appartient au malheur. A peine peut-elle dire adieu à son beau cousin.

Chaverny, si tu m'aimes, ne me revois jamais!...

Elle entend le bruit lointain des pas de son noble ami. Elle garde au fond du cœur son dernier regard qu'elle voit si sou- vent en songe. Puis, la jeune fille est comme un chat en- fermé dans la cage du lion, craignant à chaque heure les grif- fes puissantes du maître, toujours levées sur elle. La comtesse îe fait un crime de se vêtir à certains jours de la robe que por-

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tait la jeune fille au moment où, pour la première fois, elle vit son amant. Aujourd'hui , pour être heureuse , elle doit oublier le passé et ne plus songer à l'avenir.

Je ne me crois pas coupable, se dit-elle ; mais si je le parais aux yeux du comte. . . il est si jaloux ! La sainte Vierge n'a-t-elle pas

Elle s'arrêta; et, pendant ce moment d'irréflexion, sa naïveté lui fit attribuer aux adieux de son amant le pou- voir de la visitation de l'ange ; mais cette supposition, digne du temps d'innocence auquel sa rêverie l'avait si impru- demment reportée , s'évanouit devant le souvenir d'une scène plus odieuse que la mort. La pauvre comtesse ne pou- vait plus conserver de doute sur la légitimité de l'enfant qui s'agitait dans son sein , car la première nuit des noces lui apparut dans toute son horreur, traînant à sa suite bien d'autres nuits, et de bien tristes jours!...

Ah ! s'écria-t-elle , pauvre Chaverny ! . . .

Alors elle pleura. Puis , se cramponnant à son chevet , elle tourna les yeux sur son mari, comme pour se persuader encore une fois que cette figure lui promettait une clémence si chèrement achetée

Elle jeta un cri perçant.

Le comte était éveillé. Ses deux yeux gris, aussi clairs que ceux d'un tigre , brillaient sous les touffes brunes de ses sourcils, et lançaient un regard accusateur. Depuis un mo- ment sans doute il contemplait sa femme.

La comtesse , épouvantée d'avoir rencontré ce terrible regard , se glissa sous la courtepointe , et resta sans mor vement.

i5o

LITTERATURE.

SU.

LE BEBOUTEUR.

Pourquoi pleurez-vous?... demanda le comte en tirant vivement le drap sous lequel sa femme s'était ensevelie.

Cette voix , toujours effrayante pour elle , eut en ce moment une douceur factice qui lui sembla de bon au- gure.

Je souffre beaucoup, répondit-elle.

Eh bien ! ma mignonne , est-ce un crime que de souf- frir ? Pourquoi vous cacher quand je vous regarde ? Hélas! que faut-il donc faire pour être aimé ?

Il soupira, et toutes les rides de son front s'amassèrent entre ses deux sourcils.

Je vous cause toujours de l'effroi , je le vois bien ! . . . La comtesse se permit d'interrompre son mari en jetant

quelques gémissemens , et conseillée par l'instinct des carac- tères faibles et timides , elle s'écria tout à coup :

Je crains de faire une fausse couche! J'ai couru sur les rochers toute la soirée , et je me serai sans doute trop fatiguée

Elle trembla violemment en prononçant ces paroles , tant son mari la regardait fixement; car, prenant la peur qu'il inspirait à cette naïve créature, pour l'expression d'un remords , il répliqua :

Mais c'est peut - être un accouchement véritable qui commence

Eh bien ?. . . dit-elle. . .

Eh bien ! dans tous les cas , il faut ici quelqu'un d'ha- bile , et je vais le chercher

L'air sombre dout ces paroles furent accompagnées , glaça la comtesse. Elle retomba sur le lit en pousasnt un cri

l'enfant maudit. i5i

arraché plutôt par une affreuse vision de sa destinée que par les angoisses de la crise prochaine.

Ce gémissement acheva de prouver au comte la vraisem- blance de tous les soupçons qui se réveillaient dans son esprit- Une rage concentrée lui brisa le cœur; mais, affectant un calme que les accens de sa voix , ses gestes , ses regards dé- mentaient , il se leva précipitamment ; puis , s'enveloppant à la hâte d'une robe en velours noir qu'il trouva sur un fau- teuil , il alla fermer soigneusement une porte située auprès de la cheminée, et par laquelle on pouvait passer de la chambre de parade dans les appartenons de réception qui communiquaient à l'escalier d'honneur.

En voyant le soin avec lequel son mari gardait cette clef, la comtesse eut le pressentiment d'un malheur. Epiant ses mouvemens avec une indéfinissable anxiété , elle l'entendit ouvrir la porte opposée à celle qu'il venait de fermer, et se rendre dans une autre pièce couchaient les comtes d'Hérouville , quand ils n'honoraient pas leurs femmes de leur noble compagnie. Mais la comtesse ne connaissait que par oui-dire la destination de cette chambre, car depuis son mariage quelques expéditions militaires avaient pu seules obliger le comte à quitter le lit d'honneur; et l'on doit croire que, pendant ses absences forcées , il laissait plus d'un argus au château.

Alors la comtesse resta dans un profond silence ; et , mal- gré l'attention avec laquelle elle s'efforçait d'écouter le moindre bruit , elle n'entendit plus rien qui pût lui ré- véler les intentions de son mari. Le comte était arrivé dans une longue galerie aboutissant à sa chambre , et qui occu- pait toute l'aile occidentale du château. Le cardinal d'Hé- rouville, son gx-and-oncle , amateur passionné d'imprimerie, y avait amassé une bibliothèque aussi curieuse par le nombre que par la beauté des volumes ; et , la prudence lui avait fait pratiquer dans les murs une de ces inventions mer- veilleuses, conseillée par la solitude ou la peur monas- tique.

102 LITTERATURE.

Une chaîne d'argent soigneusement cachée mettait en mouvement , au moyen de fds invisibles , une sonnette placée au chevet du lit d'un serviteur fidèle.

Le comte voulant agir avec le plus grand secret , entra à tâtons, saisit la chaîne, et la tira doucement. Un vieil écuyer de garde ne tarda pas à faire retentir du bruit de ses bottes et de ses éperons les dalles sonores d'une vis en coli- maçon , contenue dans la haute tourelle qui flanquait , du côté de la mer, l'angle occidental du château. En entendant monter le compagnon de ses périls , le comte alla dérouiller les puissans ressorts de fer et les verroux qui défendaient la porte secrète par laquelle la galerie communiquait avec la tourelle. Puis il introduisit dans ce sanctuaire de la science un homme d'armes dont l'encolure annonçait un ser- viteur digne du maître.

L'écuyer, à peine éveillé, semblait avoir marché par in- stinct. La lanterne de corne qu'il tenait a la main éclaira si faiblement la longue galerie , que son maître et lui se des- sinèrent dans l'obscurité comme deux fantômes.

Selle mon cheval de bataille à l'instant même, et pré- pare-toi à m'accompagner... dit le comte d'un son de voix profond qui réveilla toute l'intelligence du serviteur.

Ce dernier, levant les yeux sur son maître , rencontra un regard si perçant, qu'il en reçut comme une secousse élec- trique.

Bertrand , ajouta le comte en posant la main droite sur le bras de l'écuyer, il faut quitter ta cuirasse et prendre les habits d'un capitaine de miquelets.

Vive Dieu, monseigneur, me déguiser en ligueur!... Excusez-moi, je vous obéirai, mais j'aimerais autant être pendu !

Le comte sourit comme un homme dont on caresse la chimère favorite ; mais , pour effacer ce rire qui contrastait avec l'expression sinistre répandue sur son visage , il répon- dit brusquement :

Ah ça , choisis dans l'écurie un cheval assez vigoureux

l'enfant maudit. 1 53

pour que tu puisses me suivre. Nous irons comme des balles au sortir de l'arquebuse. Quand je serai prêt, sois-le. Je son- nerai de nouveau.

Bertrand s'inclina en silence , et partit. Quand il eut des- cendu quelques marches , il se dit à lui-même , en entendant siffler l'ouragan :

Tous les démons sont dehors, jarni-dieu ! . . . et ça m'au- rait étonné de voir celui-ci rester tranquille. C'est par une tempête semblable que nous avons surpris Saint-Lô ! . . .

Le comte trouva dans sa chambre u » costume favorable à son projet, et qui lui servait souvent pour ses stratagèmes. Il s'habilla à la hâte avec une mauvaise casaque qui avait l'air d'appartenir à l'un de ces pauvres reîtres dont Henri IV payait si rarement la solde , et revint promptement dans la chambre gémissait sa femme.

Tachez de souffrir patiemment, lui dit-il. Je crèverai, s'il le faut, mon cheval, afin de revenir plus vite pour apaiser vos douleurs.

Malgré les sons rauques de la voix de son mari, ces paroles n'annonçant rien de funeste , la comtesse , enhardie , se pré- parait à faire une question , lorsque le comte lui demanda tout à coup :

Ne pourriez-vous pas m'indiquer vous mettez vos masques?...

Mes masques!... répondit-elle. Bon Dieu, que voulez- vous en faire ?...

sont vos masques? répéta-t-il avec sa violence or- dinaire.

Dans le bahut, dit-elle.

La comtesse ne put s'empêcher de frémir en voyant son mari s'emparer de tous ses masques , et s'occuper, avec une attention minutieuse, à déguiser son visage à l'aide d'un tour et de nez, dont l'usage était aussi naturel aux dames de cette époque, que l'est celui des gants aux femmes d'au- jourd'hui.

Le comte devint entièrement méconnaissable quand il

1 54 LITTÉRATURE.

eut mis sur sa tète un mauvais chapeau de feutre gris , orné d'une vieille plume de coq toute cassée. Il serra autour de ses reins un large ceinturon de cuir, dans la gaine duquel il passa une longue dague qu'il ne portait pas habituellement.

En ce moment, il s'avança vers le lit par un mouvement si étrange , et ses misérables vêtemens lui donnèrent un aspect si effrayant, que la comtesse crut sa dernière heure arrivée.

Ah! ne nous tuez pas?... s'écria-t-elle. Laissez -moi mon enfant, et je vous aimerai!....

Vous vous sentez donc bien coupable pour m'offrir, comme une rançon, l'amour que vous me devez !...

Ces paroles amères furent accompagnées d'un regard flamboyant , et la voix du comte eut un son lugubre sous le velours. La comtesse, anéantie , s'écria douloureusement :

Mon Dieu, l'innocence serait-elle donc funeste!...

Il ne s'agit pas de votre mort, lui répondit son maître en sortant de la rêverie il était tombé, mais de faire exac- tement, et pour l'amour de moi, ce que je réclame en ce moment de vous.

Il jeta sur le lit un des deux masques qu'il tenait, et sourit de pitié en voyant le geste de frayeur involontaire arraché à sa femme par la chute du velours noir.

Ayez ce masque sur votre visage lorsque je serai de retour, ajouta-t-il, je ne veux pas qu'un homme, même un croquant , puisse se vanter d'avoir vu la comtesse d'Hé- rouville ! . . .

Pourquoi un homme?... demanda-t-elle à voix basse.

Oh ! oh ! ma mie , ne suis-je pas le maître ici? répondit le comte.

Qu'importe un mystère de plus?... dit la comtesse au désespoir. Le maître ayant disparu, son exclamation fut sans danger pour elle.

Par un des courts momens de calme qui séparaient les accès de la tempête , la comtesse entendit le pas de deux chevaux qui semblaient voler à travers les dunes périlleuses et les rochers sur lesquels ce vieux château était assis ; mais

i.'knfam MAUDIT. ]55

ce bruit fut étouffé par la voix des flots , et bientôt elle se trouva prisonnière dans ce sombre appartement, seule au milieu d'une nuit tour à tour silencieuse ou menaçante, et sans secours pour conjurer le malheur qu'elle voyait s'avan- cer à grands pas , comme le dénoùment des angoisses de son premier enfantement.

Pensant qu'elle devait peut-être la vie à l'innocente finesse par laquelle elle avait fait appréhender une fausse couche à son mari, la comtesse chercha une nouvelle ruse pour sauver son enfant. Ce petit être , conçu dans les larmes et le déses- poir, était devenu toute son existence. Depuis cinq mois, il était sa consolation , le principe de ses idées , l'avenir de ses affections , sa seule et frêle espérance.

Elle se leva , soutenue par un maternel courage ; et , al- lant prendre le petit cor de cuivre dont se servait son mari pour faire venir ses gens, elle ouvrit une fenêtre, et tira du cuivre quelques accens faibles et grêles qui se perdirent sur ' la vaste étendue des eaux comme une bulle lancée dans les airs par un enfant. Alors elle pleura en comprenant l'inuti- lité de cette plainte ignorée des hommes. Marchant à tra- vers les appartemens, elle espéra que toutes les issues n'en se- raient pas fermées. Parvenue à la bibliothèque, elle chercha s'il n'y existerait pas quelque passage secret; mais ce fut en vain. S'élançant au bout de la longue galerie des livres, elle atteignit la fenêtre la plus rapprochée de la cour d'honneur du château; et là, faisant de nouveau retentir les échos en sonnant du cor, elle lutta sans succès avec la voix puissante de l'ouragan.

Presque morte et découragée , elle pensait à se confier à l'une des duègnes dont son mari l'avait entourée , lorsqu'en passant dans son oratoire, elle vit que la porte conduisant aux appartemens de ses femmes était fermée. La comtesse eut à peine le temps de regagner son lit. A mesure qu'elle perdait tout espoir, les douleurs venaient l'assaillir, et alors elle en sentit bien plus vivement le poids ; car son décou- ragement, accru de tous les efforts tentés pour sauver son

l56 LITTÉRATURE.

enfant, lui avait enlevé ses dernières forces. Elle ressem- blait au naufragé qui , fatigué , succombe, emporté par une lame moins furieuse que toutes les autres.

Bientôt les souffrances ne permirent plus à la comtesse de compter les beures. Au moment elle se crut sur le point d'accoucber seule , sans secours , et qu'à toutes ses terreurs se joignait la crainte des accidens auxquels son inexpérience l'exposait, le comte arriva soudain sans qu'elle l'eût entendu venir. Il se trouva comme un démon réclamant, à l'expira- tion d'un pacte, l'âme qui lui a été vendue. Il gronda sourde- ment en voyant le visage de sa femme découvert ; mais après l'avoir assez adroitement masquée , il l'emporta dans ses bras nerveux, et la déposa sur le lit de sa chambre.

L'effroi que cette apparition et cet enlèvement inspirèrent à la comtesse, fit taire un moment la nature, et alors la mal- heureuse mère put jeter un regard furtif sur les acteurs de cette scène mystérieuse.

Bertrand, qu'elle ne reconnut pas , car il était masqué aussi soigneusement que son maître , avait allumé à la hâte quel- ques bougies , dont la clarté se mêlait aux premiers rayons du soleil, qui commençait à rougir les vitraux des fenêtres. Ce serviteur étonné paraissait, en restant dans la même posi- tion , obéir à un ordre supérieur. Il était appuyé sur l'angle d'une embrasure de fenêtre ; et, le visage tourné vers le mur, dont il semblait mesurer l'épaisseur formidable , il se tenait dans une immobilité si complète , que vous eussiez dit une statue de chevalier.

Au milieu de la chambre, la comtesse aperçut un petit homme très-gras et tout pantois, dont les yeux étaient ban- dés. La terreur peinte sur sa figure rondelette en bouleversait tellement les traits , qu'il était impossible d'en deviner l'ex- pression habituelle, et il gardait, comme les mannequins des peintres, une posture si stupide , qu'on pouvait le com- parer à un enfant auquel ses camarades ont malicieusement crié casse-cou de tous côtés.

Par mort-dieu ! monsieur le rebouteux, lui dit le

l'enfant maudit. 1 5>7

comte en lui vendant la vue par un mouvement brusque qui fit tomber, autour du cou de l'inconnu, le bandeau qu'il avait sur les yeux , ne t'avise pas de regarder autre chose que la misérable sur laquelle tu vas exercer ta science , ou sinon je te jette dans la rivière qui coule sous ces fenêtres, après t'avoir mis au chef un diamant de cent livres !

Et il tira légèrement sur la poitrine de son auditeur stu- péfait la cravate qui avait servi de bandeau.

Examine d'abord si ce n'est qu'une fausse couche, et, dans ce cas, ta vie me répondrait de la sienne... Mais si l'enfant est vivant , tu me l'apporteras !

Après cette allocution, le comte saisit par le milieu du corps le pauvre rebouteur, l'enleva comme une plume de la place il était, et le posa devant la comtesse. Puis, il alla se placer au fond de l'embrasure de la croisée , il de- meura immobile comme Bertrand. Seulement, jouant du tambour avec ses doigts sur le vitrage , ses yeux se portèrent alternativement sur son serviteur, sur le ht, sur l'océan, mais plus fréquemment peut-être sur le ht et l'océan ; et ses sinistres regards semblaient promettre à l'enfant attendu la mer pour berceau.

Le nom de rebouteur appartenait, à cette époque, comme un titre d'honneur, à quelques-uns de ces hommes rares en France , qui , soit par sortilège , ou grâce à une longue pra- tique, reboutaient , c'est-à-dire remettaient- les jambes et les bras cassés, guérissaient bêtes et gens de certaines mala- dies, et s'accommodaient merveilleusement aux volontés des daines et des seigneurs qui ne les payaient toujours. Le pau- vre rebouteur, que le comte et Bertrand venaient d'arracher par une violence inouie au plus doux sommeil qui eût ja- mais clos paupière d'homme , pour l'attacher en croupe sur un cheval qui semblait avoir l'enfer à sa suite , était célèbre , principalement par son habileté , dans les accouchemens , avortemens et fausses couches.

Son caractère , naturellement malicieux et gai , s'était admirablement bien accommodé de la joie et des repas qui

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couronnaient presque toujours ses opérations. Il luttait avec la corporation formidable des sages-femmes ; mais sa dis- crétion bien connue lui avait valu, de quarante lieues à la ronde, la clientelle de la baute noblesse, qui, dans ces temps de désordres, était souvent obligée d'initier à des secrets bon- teux , ou terribles , maître Antoine Beauvouloir. L'babitude d'être partout l'homme le plus important avait ajouté à son imperturbable gaîté une dose de vanité grave. Ses imperti- nences étaient presque toujours bien reçues dans les mo- mens de crise , il se plaisait à opérer avec une certaine lenteur magistrale. De plus, il était curieux comme un ros- signol ; à ces deux défauts près , développés en lui par les aventures multipliées le jetait sa profession, c'était le meilleur homme de Normandie.

En se trouvant placé par le comte devant une femme en mal d'enfant, maître Beauvouloir recouvra toute sa présence d'esprit. Il se mit à tâter le pouls de la dame masquée, sans penser aucunement à elle. C'était un maintien doctoral , à l'aide duquel il réfléchissait sur sa propre situation. Dans aucune des intrigues , soit honteuses , soit criminelles , la force l'avait contraint d'agir en instrument aveugle , jamais les précautions n'avaient été gardées avec autant de pru- dence que dans celle-ci. Il pouvait souvent avoir compris que sa mort était mise en délibération , comme un moyen d'assurer le secret de l'entreprise à laquelle il participait mal- gré lui ; mais sa vie n'avait jamais été tant compromise qu'en ce moment. Il résolut, avant tout, de reconnaître ceux dont il était le complice , et de s'enquérir ainsi de l'étendue de son danger, afin de pouvoir sauver sa chère personne.

De quoi s'agit- il? demanda le rebouteur à voix basse , en disposant la comtesse à recevoir les secours de sa vieille expérience.

Ne lui donnez pas l'enfant

Parlez tout haut s'écria le comte d'une voix ton- nante, qui empêcha maître Beauvouloir d'entendre le dernier mot prononcé par la victime. Ou sinon, ajouta le seigneur

l'enfant maudit. i5c)

qui déguisait soigneusement sa voix , dis ton In manu s.

Plaignez - vous à haute voix , dit le rebouteuv à la dame. Criez, jarni-dieu! car cet homme a des pierreries qui

ne vous iraient pas mieux qu'à moi! Du courage, ma

petite dame!

Aye la main légère !... cria de nouveau le comte.

Monsieur est jaloux?..- répondit le frater d'une petite voix aigre ; mais les cris de la comtesse couvrirent sa voix .

Aussi heureusement pour la sûreté que pour la renom- mée de maître Beauvouloir, la nature se montra clémente. C'était plutôt un avortement qu'un accouchement , tant l'en- fant qui apparut était chétif, débile et sans consistance. Grâce à sa rare petitesse , le nouveau-né n'avait causer à sa mère aucune douleur aiguë.

Par le ventre de la sainte Vierge! s'écria le

curieux rebouteux, ce n'est pas une fausse couche !...

A ces mots le comte fit trembler le plancher, tant il le frappa violemment du pied! tandis que la comtesse pinça maître Beauvouloir.

Ah ! ah ! j'y suis ! se dit-il à lui-même.

Ce devait donc être une fausse couche?... demanda- t-il à l'oreille de la dame masquée, qui lui répondit par un geste affirmatif , comme si ce geste était le seul langage qui pût exprimer ses pensées.

Tout cela n'est pas encore bien clair! pensa le rebouteur.

Comme tous ceux qui exercent son art avec habileté' , le frater savait reconnaître assez facilement si une femme en était , disait-il , à son premier malheur.

Quoique la pudique inexpérience de certains gestes lui révélât la virginité de la comtesse en ce genre, le malicieux rebouteur s'écria :

Madame accouche comme si elle n'avait jamais fait que cela !

Un sourd grognement de rage sortit du gosier du comte , il trépigna d'une manière convulsive, et dit :

A moi l'enfant !

}6o LITTÉRATURE.

Ne le lui donnez pas , au nom de Dieu ! . . . . s'écria la mère.

Ce cri presque sauvage réveilla dans le cœur du frater une courageuse bonté , qui lui fit épouser la cause de la comtesse.

L'enfant n'est pas encore venu ! f^ous vous battez de la chape à l'évcquc! ... répondit-il froidement au comte, en cachant le pauvre avorton.

Mais e'tonné de ne pas entendre de cris , il regarda l'enfant croyant déjà qu'il était mort.

Alors le comte s'aperçut de la supercherie du rebouteur, et sautant sur lui d'un seul bond :

Tète-dieu pleine de reliques ! . . . me le donneras-tu ! . . . s'écria-t-il en rugissant de rage et lui arrachant des mains l'innocente victime, qui alors jeta de faibles cris.

Prenez garde , il est tout contrefait ! dit maître Beau- vouloir en s'accrochant au bras du comte! Il est chétif , c'est un enfant venu sans doute à sept mois !

Puis, avec une force supérieure qui lui était donnée par une sorte d'exaltation , il arrêta les doigts du père en lui disant à l'oreille , d'une voix entrecoupée :

Epargnez-vous un crime , il ne vivra pas ! . . .

Scélérat ! s'écria vivement le comte , des mains du- quel le rebouteur épouvanté avait arraché l'enfant. Qui te dit que je veuille sa mort?.... ne vois-tu pas que je le ca- resse?

Attendez alors qu'il ait dix-huit ans pour le caresser ainsi ! . . . répondit Beauvouloir retrouvant toute son impor- tance.

Mais , ajouta-t-il , en pensant à sa propre sûreté , car il venait de reconnaître le comte qui , dans son emporte- ment , avait oublié de déguiser sa voix , baptisez-le promp- tement, et ne parlez pas de mon arrêt à la mère , autre- ment vous la tueriez.

Cette phrase adroite lui était suggérée par la joie secrète que le comte avait trahie en laissant échapper un geste

l'enfant maudit. i6r

promptement réprimé , au moment le frater lui prophé- tisa la mort de l'avorton.

Le rebouteur, dont les paroles venaient de sauver l'en- fant, s'était empressé de le rapporter près de la mère. Il la trouva évanouie. Elle avait tout entendu, car il n'est pas rare de voir, dans les grandes crises, les organes de l'homme contracter une délicatesse inouie.

Maître Beauvouloir montra au comte, par un geste ironi- que , l'état dans lequel leur débat avait mis l'accouchée ; cependant les cris de l'enfant qu'il posa sur le lit rendirent , comme par magie , la vie à la comtesse.

La pauvre dame crut entendre la voix de deux anges, quand, à la faveur des vagissemens du nouveau-né, le re- bouteur lui dit à voix basse , en se penchant à son oreille :

Ayez-en bien soin, il vivra cent ans!.... Beauvouloir s'y connaît!

Un soupir céleste , un mystérieux serrement de main furent la récompense du rebouteur, qui cherchait à s'assu- rer, avant de livrer aux embrassemens de la mère impa- tiente cette frêle créature dont la peau portait encore l'em- preinte des doigts du comte , si la caresse paternelle n'avait rien dérangé dans sa chétive organisation.

Le mouvement de folie par lequel la mère cacha son fils auprès d'elle , et le regard menaçant qu'elle jeta sur le comte par les deux trous du masque , firent frissonner le frater.

Elle mourrait , si elle perdait trop promptement son enfant ! dit-il au comte vers lequel il s'élança.

Pendant cette dernière partie de la scène, le sire d'Hérou- ville semblait être devenu plus farouche. Il n'avait rien vu ni rien entendu. Restant immobile et comme absorbé dans une profonde méditation , il avait recommencé à battre du tambour avec ses doigts sur les vitraux; mais après la dernière phrase que lui dit le rebouteur, il se retourna vers lui par un mouvement d'une violence frénétique , tira sa dague , et s'é- cria :

Misérable manant!...

TOME 1. II

iGî LITTÉRATURE.

Ce mot était un sobriquet outrageant donne par les roya- listes aux ligueurs.

Impudent coquin! La science qui te vaut l'honneur d'être le complice des gentilshommes pressés d'ouvrir ou de fermer des successions me retient à peine de priver à jamais la Normandie de son sorcier, en l'élevant triomphalement à six pieds de terre ! . . .

Puis, au grand contentement de Beauvouloir, le comte repoussa violemment sa dague dans le fourreau.

Ne saurais-tu , continua-t-il d'une voix tonnante , te trouver une fois en ta vie dans l'honorable compagnie d'un seigneur et de sa dame , sans les soupçonner de ces mé- dians calculs que tu laisses faire à la canaille, sans songer qu'elle n'y est pas autorisée , comme les gentilshommes, par des motifs plausibles? Puis-je avoir dans cette occurrence des

raisons d'état, pour agir, comme tu le supposes? Tuer

mon fils ! l'enlever à sa mère ! . . . as-tu pris ces bille- vesées? Suis-je fou? Pourquoi nous effraies-tu sur les jours de ce vigoureux enfant?.. .. Bélitre, comprends donc que je me suis défié de ta pauvre vanité! Si tu avais su le nom de la dame que tu as accouchée , tu te serais vanté de l'avoir vue ! Pâques-Dieu ! Tu aurais peut-être tué, par trop de précaution , la mère ou l'enfant ; mais , songes-y bien , ta mi- sérable vie me répond des leurs !

Le rebouteur fut stupéfait du changement subit qui s'o- pérait dans les intentions du comte. Cet accès de tendresse pour l'avorton l'effrayait encore plus que l'impatiente cruauté et la morne indifférence qu'il avait manifestées d'abord; car l'accent qu'il mit en prononçant sa dernière phrase, décelait une combinaison plus savante pour arriver à l'accomplissement d'un dessein immuable.

Maître Beauvouloir se promit alors intérieurement de dé- camper du pays , s'il avait le bonheur de se retirer sain et sauf de ce mauvais pas. Puis, s'expliquant un dénouement aussi imprévu par la double promesse qu'il avait faite à la mère et au père :

l'enfant maudit. i63

J'y suis ! se dit-il. Ce bon seigneur ne veut pas se ren- dre odieux à sa femme, et s'en remettra sur la providence de l'apothicaire ; alors il faut que je tâche de prévenir la dame de veiller sur son noble marmot !

Au moment il se dirigeait vers le lit, le comte > qui s'était approché d'une armoire à plusieurs tiroirs, l'arrêta par une puissante interjection ; et, au geste que fit le seigneur en lui tendant une bourse, le rebouteur se mit en devoir de recueillir, non sans une joie inquiète, l'or qui brillait à tra- vers un réseau de soie rouge.

Le comte le lui jetant avec dédain , dit avec ironie :

Si tu m'as fait raisonner comme un vilain , je ne me cvois pas dispensé de te payer en seigneur. Je ne te demande pas la discrétion ! ... . . L'homme que voici , le comte montra Bertrand , a te dire que partout il y a des chênes et des rivières , mes diamans et mes colliers savent trouver les manans qui parlent de moi !...

En achevant ces paroles de clémence, le géant s'avança lentement vers le rebouteur interdit, lui approcha un siège, et parut l'inviter à s'asseoir comme lui, près de l'accouchée.

Eh bien! ma mignonne, nous avons enfin un fils!., reprit-il. C'est bien de la joie pour nous. Souffrez-vouS beaucoup?

Non, dit en murmurant la comtesse. L'étonnement de la mère et sa gêne , les démonstrations

de la joie factice et tardive du père , convainquirent maître Beauvouloir qu'un incident grave échappait à sa pénétration habituelle. Le frater, persistant dans ses soupçons, appliqua sa main sur celle de la jeune femme , sous prétexte de s'assu- rer de son état.

La peau est bonne... dit-il. Nul accident fâcheux n'est à craindre pour madame. La fièvre de lait viendra sans doute, ne vous en épouvantez pas ce ne sera rien.

Mais , le rusé rebouteur s'arrêtant, serra la main de la comtesse, par un mouvement d'une rare intelligence.

Si vous ne voulez pas avoir d'inquiétude sur votre en-

l64 LITTÉRATURE.

fant, madame, reprit-il , il ne faut pas le quitter. Laissez-le long-temps boire le lait que ses petites lèvres cherchent déjà, et.gardez-vous bien des drogues de l'apothicaire. Le sein est le remède à toutes les maladies des enfans. J'ai beaucoup vu d'accouchemens à sept mois, mais j'ai rarement vu de déli- vrance aussi peu douloureuse que la vôtre. Ce n'est pas éton- nant, l'enfant est si maigre ! Il tiendrait dans un sabot !

et je suis sur qu'il ne pèse pas quinze onces. Du lait , du lait ! S'il reste toujours sur votre sein, vous le sauverez.

Ces dernières paroles furent accompagnées d'un nouveau mouvement imperceptible des doigts du rebouteur qui pressa le bras de la comtesse ; et malgré les deux jets de flammes que dardaient les yeux du comte par les trous de son masque , Beauvouloir débita ses périodes avec le sérieux impertur- bable d'un homme qui voulait gagner son argent.

Oh ! oh ! rebouteur, tu oublies ton vieux feutre noir?... lui dit Bertrand au moment le frater sortait avec lui de la chambre.

§ III

l'amour paternel.

Les motifs de la clémence du comte envers son fds étaient puisés dans un et cœlera de notaire. En effet, au moment le rebouteur lui arrêta les mains, l'Avarice et la Coutume de Normandie s'étaient tout à coup dressées devant lui. Par un signe, ces deux puissances lui engourdirent, les doigts , et im- posèrent silence à ses passions haineuses.

L'une lui cria : Les biens de ta femme ne peuvent ap- partenir à la maison d'Hérouville, que si un enfant mâle les y transporte.

L'autre lui montra la comtesse mourante , et les biens ré- clamés par la branche collatérale des Saint-Savin.

Toutes deux lui conseillèrent de laisser à la nature le soin

l'enfant maudit. i65

d'emporter l'avorton , et d'attendre la naissance d'un second fils, qui lût sain et vigoureux , pour aider la nature et pou- voir mépriser la vie de sa femme.

Alors il ne vit plus un enfant , il vit des domaines.

Sa tendresse subite était forte comme son ambition : il aurait voulu , dans son désir de satisfaire à la loi , que ce fds mort-né eût les apparences d'une robuste constitution.

Connaissant mieux le caractère du comte , la mère , encore plus surprise que le rebouteur, conserva une crainte instinc- tive qu'elle manifestait parfois avec hardiesse ; mais son en- fant lui avait donné de la force et fait un courage.

Pendant quelques jours , le comte resta très - assidûment auprès de sa femme , et lui prodigua des soins auxquels l'in- térêt imprimait une sorte de tendresse. Mais, avec l'œil d'une mère , la comtesse s'aperçut promptement qu'elle seule était l'objet de toutes ces attentions. La haine du père pour son fils était visible. Il s'abstenait toujours de le voir ou de le toucher, se levait brusauement et allait donuer des ordres au moment les cris se faisaient entendre ; enfin, il ne sem- blait lui pardonner d'exister que dans l'espoir de sa mort. Mais cette dissimulation coûtait encore trop au comte. Le jour il s'aperçut que l'œil intelligent de la mère devinait, sans le comprendre , le danger qui menaçait son fils , il an- nonça son départ pour le lendemain de la messe des rele- vailles , en prétextant la nécessité il était d'amener au secours du roi toutes les forces dont il pouvait disposer.

Telles furent les circonstances qui accompagnèrent et pré- cédèrent la naissance d'Etienne d'Hérouville. Le comte n'au- rait pas eu, pour désirer incessamment la mort de ce fils dés- avoué, le puissant motif de l'avoir déjà voulue ; il aurait même fait taire cette triste disposition que l'homme se sent, de haïr l'être auquel il a nui mie première fois, et il ne se serait pas trouvé dans l'obligation, cruelle pour lui, de feindre de l'a- mour pour un avorton qui lui était odieux , le pauvre Etienne n'en aurait pas moins été l'objet de son aversion.

La constitution rachitique et maladive de ce petit corps ,

106 LITTÉRATURE.

dont la caresse paternelle avait peut-être aggravé les défauts de conformation, était, aux yeux du comte, une offense tou- jours flagrante pour son amour-propre de père. S'il avait en exécration les beaux hommes , il ne détestait pas moins les gens débiles, voués aux sciences et aux plaisirs de l'intelli- gence. Pour lui plaire , il fallait être laid de figure , grand et robuste. L'ignorance des livres et la connaissance de l'art mi- litaire étaient les seules qualités qu'il prisât dans un homme. La rudesse des manières et du langage achevaient d'en faire, à ses yeux, un modèle accompli de virilité.

Etienne devait donc trouver dans son père un ennemi sans générosité. Sa lutte avec ce colosse commençait dès le ber- ceau ; et, pour tout secours contre un antagoniste aussi dan- gereux , il n'avait que le cœur de sa timide et jeune mère , dont l'amour pour lui s'accroissait , par une loi touchante de la nature , de tous les périls qui le menaçaient.

Ensevelis tout à coup dans une profonde solitude par le hrusque départ du comte , ces deux êtres faibles et timides se comprirent admirablement, s'unirent par une même pen- sée, et arrivèrent à n'avoir qu'une même existence.

Au moment . pour la première fois , Etienne distingua les objets, et qu'il put exercer .ca vue avec cette stupide avi- dité naturelle aux enfans , ses regards rencontrèrent les som- bres lambris de la chambre d'honneur; lorsque sa jeune oreille s'efforça de percevoir le* sons et d'en saisir les diffé- rences , il entendit le bruissement monotone des eaux de la mer qui venaient se briser sur les rochers par un mouvement aussi régulier que celui d'un balancier d'horloge : ainsi , les lieux , les sons , les choses , tout ce qui frappe les sens , pré- pare l'entendement et forme le caractère , s'accordait à le rendre enclin à la mélancolie.

Dès sa naissance, U devait croire que sa mère était la seule créature qui existât sur terre , voir le monde comme un dé- sert , et s'habituer à ce sentiment de retour sur nous-mêmes qui nous porte à vivre seuls , à chercher en nous les i m- menses ressources de la pensée. Comme tous les enfans en

l'enfant maudit. 167

proie à une souffrance , il gardait presque toujours une atti- tude passive. La délicatesse de ses organes était si grande , qu'un bruit trop soudain ou la compagnie d'une personne tumultueuse lui donnait une sorte de fièvre. Vous eussiez dit un de ces petits insectes pour lesquels Dieu semble mo- dérer la violence du vent et la chaleur du soleil. Aussi , comme eux , incapable de lutter contre le moindre obstacle, il cédait, comme eux, sans résistance et sans plainte à tout ce qui paraissait agressif.

Cette patience angélique inspirait à sa mère un sentiment profond qui l'aidait à supporter les soins minutieux et con- stans réclamés par une santé si chancelante. Les avis du rebouteur étaient toujours écrits devant elle ; et, alors, crai- gnant tout pour son enfant , elle assit la Défiance près de son berceau. Bientôt elle trouva des joies célestes dans la triste existence qu'elle croyait déshéritée de bonheur : voir son fils, c'était oublier ses peines. Elle admira la Providence, qui le plaçait , comme une foule de créatures , au sein de la sphère de paix et de silence , la seule il pût s'élever heureuse- ment, et se soustraire à la mort.

Souvent les mains maternelles, pour lui si douces et si prudentes , le transportaient dans la haute région des fe- nêtres ogives alors ses yeux bleus, comme ceux de sa mère, semblaient étudier les ondes vertes de l'océan. Ils restaient ainsi tous deux des heures entières à contempler l'infini de cette vaste nappe , tour à tour sombre et brillante. Ces longues et muettes méditations étaient pour Etienne un secret apprentissage de la douleur , car presque toujours les yeux de sa mère se mouillaient de larmes; et, alors, pen- dant ces pénibles songes de l'âme , les jeunes traits d'Etienne ressemblaient à un léger réseau tire par un poids trop lourd. Puis , bientôt , sa précoce intelligence du malheur lui révé- lant tout le pouvoir de ses jeux enfantins sur la comtesse , il essayait, en ces instans de tristesse, de la divertir par les mêmes caresses dont elle se servait pour endormir ses souf- sances ; et jamais ses petites mains lutines , ses demi-mots

ï68 LITTÉRATURE.

bégayés , ses rires intelligens , ne manquaient de dissiper les rêveries de sa mère. Alors, s'il était fatigué , une délicatesse instinctive l'empêchait de se plaindre.

Pauvre chère sensitive ! . . . . s'écria la comtesse en le voyant endormi de lassitude après une folàtrerie qui venait de faire enfuir un de ses souvenirs les plus douloureux. pourras -tu vivre? Qui te comprendra jamais!... toi, dont l'âme tendre sera blessée par un regard trop sévère , et qui , semblable à ta triste mère , estimeras un sourire chose plus précieuse que tousles biens de la terre ?.... Ange aimé de ta mère, qui t'aimera dans le monde?,... Qui devinera les tré-r sors ensevelis sous ta frêle enveloppe ?. . . Personne. . . Comme moi, tu seras seul sur terre... ,

Elle soupira , pleura ; mais en voyant la pose gracieuse de son fils qui dormait sur ses genoux , elle sourit avec mélan- colie, et le regarda long-temps en silence.... heureuse , et goûtant un de ces plaisirs muets , profonds , qui sont un secret entre les mères et Dieu. .. .

A dix-huit mois , la faiblesse d'Etienne n'avait pas encore permis à la comtesse de le promener au dehors ; mais les légères couleurs qui nuançaient le blanc mat de sa peau , comme si le plus pâle des pétales d'un églantier y eût été apporté par le vent , attestaient la vie et la santé. Au moment elle commençait à croire aux prédictions du rebouteur, et s'applaudissait d'avoir pu , en l'absence du comte , entou- rer son fils des précautions les plus sévères, afin de le pré- server de tout danger, les lettres écrites par le secrétaire de son mari lui annoncèrent le prochain retour du maître.

Un matin, la comtesse, livrée à la folle joie qui s'empare de toutes les mères quand elles voient pour la première fois marcher leur premier enfant, jouait avec Etienne à ces jeux

aussi indescriptibles que le charme des souvenirs Tout à

coup elle entendit craquer les planchers sous un pas pesant , et à peine s'était-elle levée par un mouvement de surprise involontaire, qu'elle se trouva devant le comte. Elle jeta un cri d'effroi , mais elle essaya de réparer ce tort involontaire

L'ENFANT MAUDIT. ifw)

en s'avançant vers le comte et lui tendant son front avec sou- mission pour y recevoir un baiser.

Si j'avais été prévenue de votre arrivée

La réception , dit le comte en l'interrompant , eût été plus cordiale et moins franche.

Il avisa l'enfant, et l'état de santé dans lequel il le re- voyait lui arracha d'abord un geste de surprise empreint de fureur ; mais réprimant soudain sa colère , il se mit à sourire.

Je vous apporte de bonnes nouvelles reprit-il. J'ai

le gouvernement de Champagne, et la promesse du roi d'être

fait duc et pair; puis, nous avons hérité d'un parent Ce

maudit huguenot de Chaverny est mort.

La comtesse pâlit et tomba sur un fauteuil. Elle devinait le secret de la sinistre joie répandue sur la figure de son mari, et que la vue d'Etienne semblait accroître. C'était le rire d'un démon.

Monsieur, dit-elle d'une voix émue, vous n'ignorez pas que j'ai long-temps aimé mon cousin de Chaverny. Vous ré- pondrez à Dieu de la douleur que vous me causez

A ces mots , le regard du comte étincela, et ses lèvres trem- blèrent sans qu'il pût proférer une parole, tant il était ému par la rage; mais, enfin, jetant sa dague sur une table avec une telle violence que le fer résonna comme un coup de ton- nerre :

Ecoutez-moi ! cria-t-il d'une voix étourdissante , et

souvenez-vous de ceci ! Je veux ne jamais entendre ni voir le petit monstre que vous tenez dans vos bras. Il est votre

enfant et non le mien A-t-il un seul de mes traits?

Jour de Dieu ! cachez le bien , ou sinon

Juste ciel ! . . cria la comtesse.

Silence!., répondit le colosse. Si vous ne voulez pas que je le heurte, faites en sorte qu'il ne se rencontre plus sur mon passage

Alors , reprit la comtesse qui se sentit le courage de lutter contre son tyran, jurez-moi de ne point attenter à ses

Ï7<> LITTÉRATURE.

jours, si vous ne le voyez pas Puis-je compter sur votre

parole de gentilhomme ?

Mais reprit le comte.

Eh bien! monstre, tuez-nous donc... s'écria- t-elle en se jetant à genoux, et serrant son enfant dans ses bras

Levez-vous, madame , je vous engage ma foi de gen- tilhomme de ne rien entreprendre sur la vie de ce maudit embryon , pourvu qu'il demeure sur les rochers qui bordent la mer au-dessous du château; mais, malheur à lui , si je le trouve jamais au-delà de ces limites

La comtesse se mit à pleurer amèrement.

Voyez-le donc!... dit-elle. C'est votre fils.....

Madame !

A ce mot, la comtesse épouvante'e emporta son enfant dont le cœur palpitait comme celui d'une fauvette surprise dans son nid par un pâtre.

Mais soit que l'innocence ait un charme auquel les hom- mes les plus endurcis ne sauraient se soustraire , soit que le comte se reprochât sa violence , ou craignît de plonger dans le désespoir une créature nécessaire à ses plaisirs et à ses desseins , sa voix était redevenue aussi douce qu'elle pou- vait l'être, au moment sa femme revint pâle et presque mourante.

Jeanne, ma mignonne, lui dit-il, donnez-moi la main, et ne soyez pas rancunière ! . . . On ne sait comment se comporter avec vous. Je vous apporte de nouveaux honneurs, de nou- velles richesses , et tète-dieu ! vous me recevez comme un maheustre dans un parti de manans. Mon gouvernement va m'obliger à de longues absences jusqu'à ce que je l'aie échangé pour celui de Normandie ; ainsi , ma mignonne, au moins faites-moi bon visage pendant mon séjour ici

La comtesse comprit le sens de ces paroles ; leur feinte douceur ne pouvait plus la tromper.

Je connais mes devoirs!... répondit-elle avec un accent de mélancolie, que son mari prit d'abord pour de la tendresse.

11 y avait trop de pureté, trop de grandeur chez cette ti-

L ENFANT MAUDIT. I "J I

mide créature, pour qu'elle osât essayer, comme certaines femmes adroites , de gouverner le comte en mettant du cal- cul dans sa conduite ou en prostituant son cœur ; elle sou- pira, s'éloigna en silence, soumise et cachant son désespoir.

Tète-dieu pleine de reliques! je ne serai donc jamais

aimé ! s'écria le comte , en surprenant une larme dans les

yeux de sa femme , au moment elle sortit.

Par une espèce de sortilège , dont toutes les mères ont le secret , et qui avait encore plus de force entre la comtesse et son fils , elle réussit ù lui faire comprendre le péril qui le menaçait sans cesse , et lui apprit à redouter l'approche de son père. La scène terrible dont Etienne avait été témoin se grava dans sa mémoire , de manière à produire en lui une maladie. Il finit par pressentir la présence du comte avec tant d'instinct , que , si un de ces sourires dont les mères connaissent les signes imperceptibles animait sa figure au moment ses organes imparfaits, déjà façonnés par la crainte, lui annonçaient la marche lointaine de son père, ses traits se contractaient, et l'oreille de la mère n'était pas plus alerte que le sentiment intérieur du fils. Avec l'âge , cette fa- culté de terreur grandit au point qu'Etienne, semblable aux sauvages de l'Amérique, distinguait les pas de son père, savait écouter sa voix éclatante à des distances éloignées , et prédi- sait sa venue.

Voir le sentiment de terreur que son mari lui inspirait , partagé sitôt par son enfant , le rendit encore plus précieux à la comtesse ; et leur union se fortifia si bien, que , comme deux fleurs nées sur la même tige , ils se courbaient sous le même vent , se relevaient par la même espérance. C'était une même vie.

Au départ du comte, Jeanne commençait une seconde grossesse; et, cette fois, elle accoucha au terme voulu par les pré jugés.

Elle mit au monde , non sans des douleurs inouies , un gros garçon , qui , dix-huit mois après , offrit une si pai faite ressemblance avec son père , que la haine du comte pour

I72 LITTÉRATURE.

l'aîné s'en accrut singulièrement. Pour sauver son enfant chéri, la comtesse consentit à tous les projets que son mari forma pour le bonheur et la fortune de leur second fils. Etienne fut destiné à l'état ecclésiastique. Maximilien devait être l'héritier des biens et des titres de la maison d'Hérou- ville. A ce prix , la pauvre mère assura le repos de son enfant chéri.

Jamais deux frères ne furent plus dissemblables qu'E- tienne et Maximilien. Le cadet eut en naissant le goût du bruit, des exercices violens et de la guerre. Aussi le comte eut-il pour lui autant d'amour que sa femme en avait pour Etienne. Les deux frères grandirent sans se connaître , sans se voir, et arrivèrent à l'âge de l'adolescence.

Etienne habitait une petite chaumière de jardinier située dans une grotte de granit au bord de la mer, au pied du château. Sa mère avait fait disposer l'intérieur de cette humble maison de manière à ce que son fils y trouvât toutes les jouissances du luxe. Elle y allait passer avec lui la plus grande partie de la journée. Ils parcouraient les rochers, les grèves, et elle lui indiquait les limites du petit domaine de sable , de coquilles, de mousses et de cailloux qui lui ap- partenait. Insensiblement il avait compris , par la terreur profonde dont sa mère était saisie , s'il venait à faire un pas hors de cette enceinte, que la mort l'attendait au-delà. Chez lui , le nom de père excitait tout à la fois une terrible crainte qui troublait son âme , la dépouillait de son énergie , et le soumettait à cette espèce d'atonie qui fait tomber à genoux une jeune fille devant un tigre.

Caché dans un trou de l'ocher, il apercevait souvent de loin ce géant sinistre , ou il en entendait la voix , et alors l'im- pression douloureuse qu'il avait ressentie jadis au moment il en fut maudit, lui glaçait le cœur. Aussi , comme un Lapon qui meurt au-delà de ses neiges, il se fit une déli- cieuse patrie de sa cabane , de ses rochers , et, s'il en dépas- sait l'enceinte , il éprouvait un malaise indéfinissable.

Sa mère, sentant que ce pauvre enfant ne pouvait trouveï

l'enfant maudit. 173

de bonheur que dans une humble sphère de calme et de si- lence, lui avait donné tous les goûts de la solitude. Ainsi, la bibliothèque du cardinal d'Hérouville fut, en quelque sorte, son héritage. La lecture devait remplir sa vie. Pour le dé- dommager de ses infirmités , la nature l'avait doué d'une voix si mélodieuse , qu'il était difficile de résister au plaisir de l'entendre. Sa mère lui enseigna la musique, et quel- que chant tendre et mélancolique , soutenu par les accens

d'une mandoline, fut un de ses trésors La studieuse

poésie, dont les riches méditations nous font parcourir en botaniste les vastes champs de la pensée ; la fe'conde compa- raison des idées humaines , l'exaltation que nous donne la parfaite intelligence des œuvres du génie , devinrent les iné- puisables et tranquilles féhcités de sa vie rêveuse et solitaire. Enfin, les fleurs, créations ravissantes , dont la destinée avait tant de ressemblance avec la sienne , eurent tout son amour. Aussi, heureuse de voir à son fils des passions innocentes qui le garantissaient du rude contact de la vie sociale auquel il n'aurait pas plus résisté que la plus jolie dorade de l'océan n'eût soutenu sur la grève un regard du soleil, la comtesse encouragea les goûts d'Etienne , en lui apportant des roman- ceros espagnols , des motets italiens , des livres , des sonnets, des poésies... Et chaque matin, il trouvait sa solitude peu- plée de jolies plantes aux riches couleurs , aux suaves par- fums.

Ses lectures, auxquelles sa frêle santé ne lui permettait pas de se livrer long-temps, et ses faibles exercices au milieu des rochers , étaient interrompus par de naïves méditations qui le faisaient rester des heures entières devant ses riantes fleurs , ses douces compagnes , ou tapi dans le creux de quelque roche en présence d'une algue, d'une mousse, d'une herbe marine dont il étudiait les mystères.

Il cherchait une rime au sein des corolles odorantes comme l'abeille y eût été butiner son miel. Il admirait même souvent sans but, et sans vouloir s'expliquer son plaisir, les filets délicats imprimés en couleur foncée sur les pétales , la

I>j4 LITTÉRATURE.

délicatesse des riches tuniques d'or ou d'azur, vertes ou vio- lâtres , les découpures si profusément belles des calices ou des feuilles, leurs tissus mats ou veloutés qui se déchiraient, comme son âme, au moindre effort.

Il demeurait pendant de longues journées couché sur le sable , vivant sa vie douce et molle , heureux , poète sans le savoir ; et alors l'irruption soudaine d'un insecte doré , les reflets du soleil dans l'océan , les tremblemens du vaste et limpide miroir des eaux , un coquillage , une araignée de mer, tout devenait événement, plaisir pour cette âme in- génue. Voir venir sa mère , entendre de loin le frôlement de sa robe , l'entendre , la baiser, lui parler, l'écouter, lui causaient des sensations si vives, que souvent un retard, la plus légère crainte lui donnaient une fièvre dévorante

A l'âge de seize ans , Etienne avait la taille d'un enfant; et, semblable à une plante étiolée, ses longues méditations l'avaient habitué à pencher la tête. Sa peau transparente et satinée comme celle d'une petite fille laissait voir le plus léger rameau de ses veines bleues. Sa blancheur était celle de la porcelaine. Ses yeux clairs exprimaient la faiblesse, une douceur ineffable ; ils imploraient protection , car il y avait de la prière dans son regard , et la modestie la plus vraie dans tous ses traits. De longs cheveux châtains , plats, lisses et fins se partageaient en deux bandeaux sur son front et se bouclaient à leur extrémité. Ses joues étaient pâles et creuses ; son front pur, marqué de quelques rides , faisait mal à voir, car il trahissait une souffrance lente et pro- fonde. Sa bouche, gracieuse et ornée de dents très-blanches, conservait cette espèce de sourire qui se fixe sur les lèvres des mourans. Ses mains étaient blanches comme celles d'une co- quette, et remarquablement belles. Sa voix avait un timbre qui inspirait l'amour... Enfin, vous eussiez cru voir une tête de jeune fille malade sur un corps débile et contrefait. Il n'y avait qu'une âme en lui, et à cette âme il fallait le silence, des caresses , la paix et l'amour. Sa mère lui prodiguait l'amour et les caresses ; les rochers étaient silencieux ; les fleurs , les

l'enfant maudit. 175

livres charmaient sa solitude, et son petit royaume de sable et de coquilles, d'algues et de verdure lui semblait un monde toujours frais et nouveau : aussi , jusqu'à l'âge de dix-huit ans , Etienne fut-il heureux.

Mais bientôt il éprouva le plus affreux malheur qui pût l'affliger. La comtesse , dévorée par le chagrin , était en proie depuis long-temps à une maladie de langueur. Elle mourut. Etienne resta seul dans le monde. Sa douleur fut muette. Il ne courut plus à travers les rochers ; il ne se sentit plus la force de lire, de chanter; il demeura des journées entières accroupi dans un creux de rocher, indifférent aux intempéries de l'air , immobile , attaché sur le granit , semblable à l'une des mousses qui y croissaient, pleurant bien rarement, mais perdu dans une seule pensée , immense , infinie comme l'o- céan ; et , comme l'océan , elle prenait mille formes , deve- nait terrible, orageuse, calme... C'était plus qu'une douleur, c'était une vie nouvelle , une irrévocable destinée. Cette pau- vre petite créature ne devait plus sourire. Il y a des peines qui , semblables à du sang jeté dans une eau courante, tei- gnent momentanément les flots ; puis l'onde, en se renou- velant, restaure la pureté de sa nappe : mais, chez Etienne, la source même était adultérée , et chaque flot du temps devait lui apporter une même dose de fiel.

A son lit de mort , la comtesse avait confié son fils au vieux Bertrand. Avertie par un instinct qui ne trompe jamais les mères , elle s'était aperçue de la pitié profonde qu'inspirait à l'écuyer le chétif héritier de la maison puissante à laquelle il portait un sentiment de vénération comparable à celui de Tom-le-Long pour son navire.

Bertrand fut donc la providence de son jeune maître. Presque octogénaire, ie fidèle serviteur avait conservé l'in- tendance des écuries , pour ne pas perdre l'habitude d'être une autorité dans la maison ; et , comme son logis se trou- vait près de la chaumière se retirait Etienne , il était à portée de veiller sur lui avec cette persistance d'affection et cette simplicité rusée qui caractérisent les vieux soldats.

1^6 LITTÉRATURE.

Il dépouillait toute sa rudesse pour parler au pauvre en- fant. Il allait doucement le prendre par les temps de pluie ; et, l'arrachant à sa rêverie, il le ramenait au logis. Il mit de l'amour-propre à remplacer la comtesse de manière à ce que le fils trouvât , sinon le même amour , du moins les mêmes attentions.... Cette pitié' ressemblait à de la tendresse.

Or, comme le vieil écuyer s'attachait de plus en plus à son maître , Etienne supporta sans plainte et sans résistance les soins du serviteur ; mais il n'y eut jamais de sympathie entre eux : tous les liens étaient brisés entre l'enfant maudit et les autres créatures. Sa mère avait emporté dans la tombe tout ce qu'il pouvait porter d'amour à un être de son espèce. Il semblait que son cœur eût été brisé comme son corps par la nature.

Aussi devint-il une sorte de créature intermédiaire entre l'homme et la plante , ou peut-être entre l'homme et Dieu. Son âme conservait une pureté native. Il ignorait les lois sociales , les faux sentimens du monde , et n'obéissait qu'à l'instinct de son cœur.

Néanmoins, malgré sa sombre mélancolie, il sentit bientôt le besoin d'aimer, d'avoir une autre mère, une autre amie à lui ; et , comme une barrière d'airain s'élevait entre lui et la civilisation , à force de chercher un être auquel il pût confier ses pensées et dont il pût partager la vie, il finit par sympathiser avec l'océan.

Toujours en présence de cette immense création, dont les merveilles cachées contrastent si puissamment avec celles de la terre , il y découvrit d'étonnans mystères. Familiarisé dès le berceau avec l'infini de ces campagnes humides , la mer et le ciel lui racontaient d'admirables poésies. Pour lui, tout était varié dans ce large tableau , si monotone en apparence. Comme tous les hommes dont l'âme domine le corps, il avait une vue perçante , et pouvait saisir à des distances énormes , avec une admirable facilité, sans fatigue, les nuances les plus fugitives de la lumière , les tremblemens les plus e'phémères de l'eau. Il admirait même , par un calme parfait , les teintes

L ENFANT MAUDIT. 177

multipliées de la mer , qui , semblable à un visage de femme , avait alors une physionomie , des sourires , des idées , des ca- prices ; verte et sombre , ici riant dans son azur tantôt

unissant ses lignes brillantes avec les tremblantes lueurs de l'horizon , tantôt se balançant d'un air doux sous des nuages bruns... Il y avait pour lui des fêtes magnifiques pompeuse- ment célébrées au coucher du soleil , quand l'astre versait ses couleurs rouges sur les flots comme un manteau de pourpre. La mer était gaie , vive , spirituelle au milieu du jour, lorsqu'elle frissonnait en répétant l'éclat de la lumière par mille facettes éblouissantes -, puis , elle lui révélait d'éton- nantes mélancolies, e.t le faisait pleurer, lorsque, résignée, calme et triste , elle réfléchissait un ciel gris chargé de

nuages Il avait saisi tous les langages muets de cette

immense créature : le flux et reflux était comme une respi- ration mélodieuse dont chaque soupir lui peignait un senti- ment. Il en comprenait le sens intime, et nul marin, nul savant n'aurait pu prédire mieux que lui la moindre colère de l'océan, le plus léger changement de sa face. A la ma- nière dont le flot venait mourir sur le rivage , il devinait les houles, les tempêtes, les crains, la force des marées.. .

Quand la nuit étendait ses voiles sur le ciel , il la voyait encore sous les lueurs crépusculaires , et conversait avec elle. Enfin, il participait à sa grande et féconde vie : il éprouvait en son âme une véritable tempête quand elle se courrouçait ; il respirait dans ses sifflemens aigus , courait dans ses lames énormes qui se brisaient en mille franges li- quides sur les rochers , se sentait intrépide et terrible comme elle; et, comme elle, bondissait par des retours prodigieux, gardait des silences mornes, imitait ces clémences soudai- nes Il avait épousé la mer. Elle était sa confidente, son

amie, son bonheur.

Le matin quand il venait sur ses rochers , en parcourant les sables fins et brillans de la grève, il reconnaissait l'es- prit de l'océan par un simple regard : il en voyait soudain les paysages, et planait ainsi sur la grande face des eaux. tome 1. 12

178 LITTÉRATURE.

comme un ange du ciel..,.. Si de joyeuses, de lutines, de blanches vapeurs lui jetaient un réseau vague , comme un voile au front d'une fiancée, il en suivait les ondulations et les caprices avec une joie délicieuse. . . C'était un charme pour lui que de la trouver coquette au matin comme une femme qui se lève, fraîche, rouge, encore toute endormie

Sa pensée , mariée avec cette grande pensée divine , le consolait dans sa solitude, et les mille jets de son Ame avaient peuplé son étroit désert de fantaisies sublimes. Pur comme un ange, vierge des idées sociales qui dégradent tant les hommes, naïf comme un enfant, il vivait comme une mouette, comme une fleur, prodigue seulement des trésors d'une ima- gination poétique : tantôt s' élevant jusqu'à Dieu parla prière, tantôt redescendant, humble et résigné, jusqu'au bonheur paisible de la brute; incroyable mélange de deux créations. Pour lui, les étoiles étaient les fleurs de la nuit ; le soleil , un père; les oiseaux, des amis. Partout il plaçait l'âme de sa mère : souvent il la voyait dans les nuages , il lui parlait , et ils communiquaient réellement ensemble par des visions cé- lestes— Il y avait des jours il entendait sa voix, il admirait son sourire, des jours il ne l'avait pas perdue... Dieu semblait lui avoir donné la puissance des anciens soli- taires , des sens intérieurs plus parfaits , des forces morales inouies qui lui permettaient d'aller plus avant que les au- tres hommes dans les secrets des œuvres immortelles. Ses regrets et sa douleur étaient comme des liens qui l'unissaient au monde des esprits. Il y pénétrait, armé de son amour, pour y aller chercher, sa mère , réalisant ainsi , par les su- blimes accords de l'extase, la fabuleuse entreprise d'Or- phée Il s'élançait dans l'avenir, dans le ciel, comme de

son rocher il volait sur l'océan d'une ligne à l'autre de l'ho- rizon.

Souvent aussi, quand il était tapi au fond d'un trou profond capricieusement arrondi dans un fragment de granit, et dont l'entrée avait l'étroitesse d'un terrier; quand, doucement éclairé par les chauds rayons du soleil qui passaient par des

L ENFANT MAUDIT. I 70,

fissures et lui montraient les jolies mousses marines dont cette retraite était décorée , véritable nid de quelque oiseau de mer ; souvent, il était saisi d'un sommeil involontaire. Le soleil, son souverain , lui disait seul qu'il avait dormi en lui mesurant le temps pendant lequel avaient disparu, pour lui, ses paysages d'eau, ses sables dorés , ses coquillages. Alors il admirait à travers une lumière brillante comme celle des cieux , les villes immenses dont ses livres lui parlaient ; il allait -, regardant avec étonnement, mais sans envie, les cours , les rois, les batailles , les hommes, les monumens... Ce rêve en plein jour lui rendait toujours plus chères ses douces fleurs , ses nuages , son soleil , ses beaux rochers de granit. Il semblait qu'un ange lui révélait les abîmes du monde moral , et les chocs terribles des civilisations pour le

mieux attacher à sa vie solitaire Il sentait que, s'il se

hasardait à traverser ces océans d'hommes, son âme v serait bientôt déchirée ; qu'il y périrait brisé comme une fleur qui tombe du bord d'une pauvre mansarde dans la boue

d'une rue

Un jour, en 1617, vingt et quelques années après l'horrible nuit pendant laquelle Etienne fut mis au monde, le duc d'Hérouville , alors âgé de soixante-quinze ans, vieux, cassé, presque mort, était assis, au coucher du soleil, dans un im- mense fauteuil, devant la fenêtre ogive de sa chambre à cou- cher, à la place d'où jadis la comtesse avait si vainement réclamé par les sons du cor perdus dans les airs , le secours <les hommes et du ciel. . . Vous eussiez dit un véritable débris de tombeau. Sa large et puissante figure, dépouillée de son aspect sinistre par la souffrance et par l'âge , avait une cou- leur blafarde en rapport avec les longues mèches de cheveux blancs qui tombaient autour de sa tète chauve, dont le crâne jaune semblait débile. La guerre et le fanatisme brillaient encore dans ses yeux gris , mais ils y étaient tempérés par un sentiment religieux. La dévotion jetait une teinte monasti- que sur ce visage, jadis si dur et maintenant sillonné de rides qui en adoucissaient l'expiession. Les reflets du couchant

180 LITTÉRATURE.

coloraient cette tète encore vigoureuse par des tons doux , et le corps affaibli, enveloppe' de vêtemens bruns, achevait, par sa pose lourde, par la privation de tout mouvement, de peindre l'existence monotone, le repos terrible de cet homme, autrefois si entreprenant , si haineux , si actif

Assez !... dit-il à son chapelain, vieillard vénérable, qui lui lisait l'Evangile en se tenant debout devant lui , dans une attitude respectueuse.

Le duc, semblable à ces vieux lions de ménagerie qui ar- rivent à une décrépitude encore pleine de majesté, se tourna vers un autre homme en cheveux blancs, et lui tendit un bras décharné, couvert de poils rares, encore nerveux, mais sans vigueur.

A vous, rebouteur, s'écria-t-il, voyez j'en suis

aujourd'hui

Tout va bien, monseigneur, et la fièvre a cessé... Vous vivrez encore de longues années. . .

Je voudrais voir Maximilien ici ! reprit le duc en lais- sant échapper un sourire d'aise... Ce brave enfant! Il com- mande maintenant sa compagnie d'arquebusiers chez le roi. . . Le maréchal d'Ancre en a eu soin... Notre gracieuse reine Marie pense à le bien apparenter, et mon nom sera digne- ment continué. . . Il a fait des prodiges de valeur à l'attaque. . .

En ce moment , Bertrand arriva , tenant une lettre à la main.

Qu'est ceci ?... dit vivement le vieux seigneur,

Une dépêche apportée par un courier que vous envoie Sa Majesté, repondit l'écuyer.

Les huguenots reprendraient-ils les armes, tète-dieu pleine de reliques! s'écria le duc en se dressant et jetant un regard étincelant sur les trois vieillards.... J'armerais en- core mes soldats , et avec Maximilien à mes côtés , la Nor- mandie

Asseyez-vous, mon bon seigneur, dit le rebouteur in- quiet de voir le duc se livrer à une bravade dangereuse chez un convalescent.

l'enfant maudit. ioi

Lisez, maître Corbineau, dit le vieillard eu tendant la dépêche à son confesseur,

Ces quatre personnages formaient un tableau curieux , plein d'enseignemens pour la vie humaine. L'écuyer, le prêtre et le médecin , blanchis par les années , tous trois debout devant leur maître assis dans son fauteuil, ne se jetant l'un à l'autre que de pâles regards , traduisant cha- cun l'une des idées qui finissent par s'emparer de l'homme au bord de la tombe , tous fantastiquement éclahés par les riches couleurs du couchant, silencieux, composaient un ta- bleau sublime de mélancolie et fertile en contrastes. Cette chambre sombre et solennelle , rien n'était changé depuis plus de vingt années, encadrait merveilleusement cette page poétique pleine de passions éteintes, attristée par la mort, remplie par la religion

Le maréchal d'Ancre a été tué sur le 'pont du Louvre par ordre du roi, puis

Achevez, cria le seigneur. Votre fds

Eh bien!....

Mort

Le duc pencha la tète sur sa poitrine, lit un grand soupir et restal muet, immobile.

A ce mot, à ce soupir, les trois vieillards se regardèrent. Il leur sembla que l'illustre et opulente maison d'Hérouville disparaissait devant eux comme un navire qui sombre...

Le maître d'en haut, reprit le duc , en lançant un ter- rible regard sur le ciel, se montre bien ingrat envers moi ! . . . Il ne se souvient guère de ce que j'ai osé pour sa sainte cause

Dieu se venge !... dit le prêtre d'une voix grave.

Mettez-moi cet homme au cachot ! . . . s'écria le seigneur exaspéré.

Vous pouvez me faire taire plus facilement que votre conscience.

Le vieillard redevint pensif.

l8?. LITTÉRATURE.

Ma maison périr ! . . . . mon nom s'éteindre ! . . . . Je veux me marier avoir un fils ! . . . s'écria-t-il après une longue pause.

Le rebouteur ne put s'empêcher de sourire, tout effrayante que fût l'expression du désespoir peint sur la face du duc d'Hérouville.

En ce moment , au milieu du silence , et dominant le doux murmure de la mer, un chant aussi frais que l'air du soir, aussi pur que le ciel, simple comme la couleur verte qui teignait l'océan , s'éleva soudain pour charmer la nature. La ravissante mélancolie de cette voix céleste, la mélodie des paroles , la musique plaintive , répandaient dans l'âme un sentiment semblable à je ne sais quel parfum magique. L'harmonie montait comme par nuages. Elle remplissait les airs , elle versait du. baume sur toutes les douleurs , ou plutôt elle les consolait en les exprimant. La voix s'unissait au bruis- sement de l'onde avec une si rare perfection, qu'elle semblait sortir du sein des flots.... C'était plus doux qu'une parole d'amour ; car il y avait la délicieuse fraîcheur de l'espérance.

Qu'est-ce ceci?... demanda le duc.

C'est le petit rossignol qui chante. Tel est le nom que

nous avons donné au fils aîné de monseigneur répondit

Bertrand.

Mon fils!.... s'écria le vieillard. J'ai un fils!.... un fils!....

Il se dressa sur ses pieds , et se mit à marcher dans sa chambre d'un pas lent et précipité tour à tour; puis, faisant un geste de commandement, il renvoya ses gens, à l'excep- tion du prêtre.

Le lendemain matin , le duc , appuyé sur son vieil écuyer, allait sur la grève , à travers les rochers , cherchant le fils que jadis il avait maudit. Il l'aperçut de loin , tapi dans une crevasse de granit , nonchalamment étendu au soleil , la tête posée sur une touffe d'herbes fines , les pieds ramassés gra- cieusement sous le corps.... Il ressemblait à une hirondelle en repos.... Aussitôt que le grand vieillard se montra sur le

l'enfant MAUDIT. 1 83

boni de la nier, et que le bruit de ses pas , assourdi par le sable , résonna faiblement , en se mêlant à la voix des flots , Etienne tourna la tète, jeta un petit cri d'oiseau surpris, et disparut dans le granit même, comme une souris qui rentre si lestement dans son trou , que l'on finit même par douter de l'avoir aperçue...

! tète-dieu pleine de reliques ! s'est-il donc fourré!... s'écria le seigneur en attirant au rocher sur lequel son fils était accroupi.

Il est là... dit Bertrand en montrant une fente étroite dont les bords avaient été polis, usés par les assauts des hautes marées...

Etienne!... mon fils!... cria le vieillard.

h' héritier ne répondit pas. Alors , pendant une partie de la matinée , le duc supplia , menaça , gronda , implora tour à tour, sans pouvoir obtenir de réponse. Parfois il se taisait, appliquait l'oreille à la crevasse, et tout ce que son oiù'e faible lui permettait d'entendre était le sourd battement du cœur d'Etienne, dont les pulsations précipitées retentissaient sous la voûte sonore

Il vit au moins celui-là !... dit le vieillard d'un son de voix déchirant.

Au milieu du jour, le père au désespoir eut recours à la prière.

Etienne, lui disait -il, mon cher Etienne., Dieu m'a puni de t' avoir méconnu! Il m'a privé de ton frère! Aujour- d'hui, tu es mon seul et unique enfant. Je t'aime plus

que moi ! J'ai reconnu mon erreur, et je sais que tu as

véritablement mon sang dans tes veines et celui de ta mère dont j'ai causé le malheur; mais viens!... Je tâcherai de te faire oublier mes torts en te chérissant pour tout ce que j'ai perdu.

Etienne, tu seras duc d'Hérouville , pair de France, chevalier des ordres , capitaine de cent hommes d'armes , grand bailli de Bessin , gouverneur de Normandie pour le roi seigneur de vingt-sept domaines, de quarante-neuf

l84 LITTÉRATURE.

clochers Tu auras pour femme la tille d'un prince .,'

Tu seras le chef de la maison d'Hérouville... Veux-tu donc

me faire mourir de chagrin? Viens , viens, ou je reste

agenouillé là, devant ta retraite, jusqu'à ce que je te voie

Mais l'Enfant maudit , n'entendant pas ce langage hérissé d'idées sociales, de vanités qu'il ne comprenait pas, et re- trouvant dans son âme des impressions de terreur invinci- bles, resta muet, livré à d'affreuses angoisses.

Alors , sur le soir, le vieux seigneur ayant épuisé toutes^ les formules de langage, toutes les ressources de la prière, et les accens du repentir, se jeta , frappé d'une sorte de con- trition religieuse , à genoux sur le sable , et fit en lui-même ce vœu :

Je jure!., d'élever une chapelle à saint Jean et à saint Etienne , patrons de ma femme et de mon fils , d'y fonder cent messes en l'honneur de la Vierge, si Dieu et les saints me ramènent mon fils!

Il demeura dans une humilité profonde , agenouillé , les mains jointes, pria; et, ne voyant point paraître son enfant, l'espoir de son nom , alors de grosses larmes sortirent de ses yeux si long-temps secs, et roulèrent le long de ses joues flétries

En ce moment, Etienne qui n'entendait plus rien, s'étant coulé sur le bord de sa grotte comme une jeune couleuvre affamée de soleil , vit ces larmes, reconnut le langage de la douleur ; et, saisissant la main de son père , il l'embrassa , disant d'une voix d'ange :

O ma mère, pardonne ] i , . .

De Bawac.

ttatre-IDame t>e Carte.

1482.

ANArKH. Voilà quel devrait être le véritable titre de

Notre-Dame de Paris. Destin , fatalité ; oui , ce serait bien cela. Car quelle autre combinaison de lettres que celle du mot fatalité expliquera l'éternel pourquoi?

Pourquoi ce malheur à moi plutôt qu'à un autre? Qu'ai-je fait pour cela ? Qui m'a mérité d'être choisi pour souffrir ? Quels sont mes crimes envers les hommes , et mes outrages

envers Dieu? Aucun.

Mais il fallait un contre-poids à un événement heureux, un malheur particulier pour concourir au bonheur général : bon- heur et malheur se balancent dans ce monde , et pourvu que le total soit juste , qu'importe à Dieu sur qui sont tombés ces deux mots qu'il a jetés négligemment sur le monde : Bon- heur, malheur? L'homme n'est qu'un chiffre; la manière dont il est placé dans l'addition sociale augmente ou di- minue sa valeur. Voilà tout. Et qui le place? la fatalité. Ce mot a été créé pour épargner des millions de blasphèmes . Revenons à Notre-Dame de Paris.

Nous ne parlerons pas du plan de l'ouvrage :il est, comme son titre , gigantesque.

C'est l'histoire d'une population tout entière, depuis le roi

jusqu'au truand : aucun des échelons intervallaires n'est vide.

C'est , en deux volumes , une science que l'existence de

* a vol. in-8°. Chez Gosselin , rue Saint-Germain-des-Prcs, 9.

lOV) LITTERATURE.

(juatre hommes suffirait à peine à amasser. L'auteur est tour à tour peintre , architecte , historien , cabaliste , médecin , que sais-je moi? Maintenant que j'ai lu Notre-Dame de Paris , si j'étais malade, j'aimerais autant consulter M. Victor Hugo que M. Alibert; et si j'avais une maison à faire bâtir, je le choisirais certes plutôt que M. Lebas.

Ah ! j'oubliais encore qu'avec tout cela il est poète.

Et je l'oubliais, parce que la poésie est chose dont se pas- sent assez habituellement nos romanciers ; c'est pour eux du luxe. Pauvres gens, qui ne comprennent pas qu'en art il n'y a de positif que l'idéal , comme dans la vie il n'y a de néces- saire que le superflu !

Mais pourquoi cette poésie est-elle si railleuse?

Ah! c'est qu'il a regardé ce malheureux monde d'en haut, et qu'il l'a pris moitié en pitié, moitié en mépris.

Il y a créé des êtres;... puis il n'en a pas été plus content que Dieu ne l'avait été des races anti-diluviennes. Mais ne voulant pas les noyer, il en a ri.

A quelques-uns il a donné des formes légères et gracieuses.

C'est la Esmeralda, espèce d'Aimée du moyen Age , Ta- glioni bohémienne , danseuse presque ailée , qui , tandis que les autres sautent et retombent , monte et redescend : vision de nuit comme il en passe dans les rêves avant qu'on ait at- teint dix-huit ans.

C'est Jehan Frollo , tête espiègle d'écolier , espèce de pomme d'api avec des cheveux blonds : malin , débauché , moqueur, effronté, gourmand, joueur, dont toute la courte vie n'est que plaisanterie et joie et dont la mort hideuse

fera dresser vos cheveux sur votre front mouillé de sueur

Pauvre enfant ! . . .

A quelques autres il donne des masques grotesques ou terribles.

C'est Gringoire , poète dramatique qu'on croirait de nos jours , tant il a de tribulations dans la représentation de ses ouvrages ; philosophe stoïcien , tantôt architecte , tantôt her- métique , tantôt saltimbanque : obligé de vivre de sa tête , partant vivant mal soit que son front compose des mys-

NOTRE-DAME DE PARIS. 1 87

tères, soit que sa mâchoire porte des chaises... toujours af- famé , et se consolant d'avoir faim , dans l'espoir que le public finira par le comprendre Gil Blas du moyen âge, essayant de tout, ne réussissant à rien, et finissant par avoir des succès en tragédie

C'est l'archidiacre Claude Frollo, espèce d'Hercule vierge, chaste jusqu'à quarante ans, puisa cet âge brûlé de toutes les passions du jeune homme, d'autant plus violentes qu'elles ont été comprimées; damné vivant qui touche et qui brûle, aime et tue

C'est dans cet immense ouvrage, passant à travers un seul chapitre , comme un renard dans le coin d'un grand bois, Louis XI, vieux mauvais prince , grand roi , sapant le système féodal , trouvant trop chère une liste civile qui montait à 80,000 francs, nourrissant des lions, parce qu'il faut que les rois de France aient des rugissemens autour de leur trône , et faisant construire des cages de fer pour eux et pour La Balue.

C'est un beau gendarme , Phœbus de Châteaupers , tète trouée et vide , à travers laquelle le vent passe , montrant son hoqueton brodé à sa maîtresse , qui lui parle d'amour; à sa maîtresse, qui l'aime comme Dieu, et qu'il aime un peu moins que son cheval; bellâtre sifflant et jurant, type im- perdable que vous pouvez reconnaître dans nos salons mo- dernes, les pouces dans les échancrures de son gilet, et dan- sant, vous diront les femmes, merveilleusement le cotillon et la galope.

Puis une mère. . . dont l'âme vacille comme ime flamme de lampe au souffle de sa fille... Une mère... Oh! lisez, lisez le chapitre intitulé le Petit Soulier. Je ne sais que vous en dire.

Enfin , et c'est peut-être la figure la plus originale , Qua- simodo Regardez sur la couverture il passe sa tête, Quasimodo le sonneur de cloche .... Caliban de cathédrale , réunion vivante de toutes les calamités physiques , borgne , bossu, bancal, sourd, brèchedent, j'oublie encore quelque chose. . . Quasimodo, qui vous fera peur d'abord, et finira par vous faire pleurer ; car sous cette enveloppe de peau de cha- grin, il a une âme qui aime et souffre.

l88 LITTÉRATURE.

Joignez à cela vingt personnages secondaires, ayant chacun originalité et individualité, un peuple tout entier qui remue à l'entour de Notre-Dame; au milieu , comme un immense pivot centre de cette immense machine, la vieille cathédrale, dont M. Victor Hugo a en quelque sorte numéroté les pierres , et qu'on rebâtirait d'après son livre , si quelque invasion de Vendales la brûlait, ou si quelque architecte l'abattait, sur le rapport de l'Institut , pour y élever un beau monument dans le goût de Sainte-Geneviève ou de la Chambre des Députés.

M. Hugo, comme tous les hommes d'un grand talent, comme Rossini en musique, a des types qui reviennent et qui semblent toujours nouveaux. Mais nous comprenons peu ces critiques patentés qui comparent toujours un poète à un autre ; les uns vous disent : c'est du Dante ; les autres , du Byron. Nous croyons avant tout que le génie est individuel, original , homogène, ne supportant de comparaison qu'avec lui-même, car la ressemblance suppose l'imitation, et il y a imitation, le génie meurt. Les pages écrites par M. Hugo, défauts et beautés, ne peuvent l'être que par lui. C'est tantôt une pensée si puissante , qu'elle semble prête à faire éclater la phrase qui la renferme; c'est tantôt une image si pittoresque , que le peintre ne pourait la rendre comme le poète l'a comprise; c'est quelquefois une langue si étrange, qu'il semble que pour l'écrire, l'auteur a employé les lettres inconnues d'un idiome primitif , et que la même combinai- son des caractères de l'alphabet ne soit en la puissance d'au- cun autre.

Voici pour la pensée. Voyez c'est Claude Frollo, exhor- tant l'insouciant Jehan à rentrer dans la voie de la vertu.

« Jehan, il faut songer sérieusement à vous corriger. Ah ça! cria l'écolier en regardant tour à tour son frère

et les alambics du fourneau , tout est donc cornu ici , les idées et les bouteilles !

Jehan, vous êtes sur une pente bien glissante. Savez- vous vous allez ?

Au cabaret, dit Jehan.

Le cabaret mène au pilori.

NOTRE-DAME DE PARIS. 189

C'est une lanterne comme une autre, et c'est peut-être avec celle-là que Diogène eût trouvé son homme.

Le pilori mène à la potence.

La potence est une balance qui a un homme au bout et toute la terre à l'autre. Il est beau d'être V homme.

La potence mène à l'enfer.

C'est un gros feu.

Jehan , Jehan , la fin sera mauvaise.

Le commencement aura été bon. »

Voulez-vous voir la foule se ruant à la. fête des fous? vous savez la grande foule joyeuse et cruelle , qui, d'un revers de sa main , démollit la Bastille , et qui n'a qu'à se presser au- tour des trônes pour étouffer les rois.

« La place du Palais, encombrée de peuple, offrait aux cu- rieux des fenêtres l'aspect d'une mer, dans laquelle cinq ou six rues , comme autant d'embouchures de fleuves , dégor- geaient à chaque instant de nouveaux flots de têtes. Les onde» de cette foule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des maisons qui s'avançaient çà et , comme autant de promon- toires dans le bassin irrégulier de la place. Au centre de la haute façade gothique du Palais, le grand escalier, sans re- lâche remonté et descendu par un double courant, qui, après s'être brisé sous le perron intermédiaire, s'épandait à larges vagues sur ses deux pentes latérales; le grand escalier, dis-je, ruisselait incessamment dans la place comme une cascade dans un lac. Les cris, les rires, le trépignement de ces mille pieds faisaient un grand bruit et une grande clameur. De temps en temps cette clameur et ce bruit redoublaient ; le courant qui poussait toute cette foule vers le grand escalier rebroussait , se troublait, tourbillonnait. C'était une bourrade d'un archer, ou le cheval d'un sergent de la prévôté qui ruait pour établir l'ordre ; admirable tradition que la prévôté a léguée à la con- nétablie , la connétablie à la maréchaussée et la maréchaus- sée à notre gendarmerie de Paris. Aux portes, aux fenêtres, aux lucarnes, sur les toits fourmillaient des milliers de bonnes figures bourgeoises, calmes et honnêtes, regardant le Palais, regardant la cohue , et n'en demandant pas davantage ; car

IOO LITTERATURE.

bien des gens à Paris se contentent du spectacle des specta- teurs, et c'est déjà pour nous une chose très-curieuse qu'une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose. »

Mais une véritable merveille de ce livre, c'est le chapitre intitulé Paris à vol d'oiseau, vaste panorama du vieux Paris du xve siècle , que l'auteur a reconstruit en une tren- taine de pages. C'est surtout dans ce chapitre qu'on trouve ce pittoresque de style , ces pensées neuves et hardies dont nous parlions tout à l'heure.

« Paris est , comme on sait , dans cette vieille île de la Cité qui a la forme d'un berceau. La grève de cette île fut sa première enceinte , la Seine son premier fosse'. Paris de- meura plusieurs siècles à l'état d'île, avec deux ponts, l'un au nord , l'autre au midi , et deux têtes de ponts , qui étaient à la fois ses portes et ses forteresses : le grand Châtelet sur la rive droite , le petit Châtelet sur la rive gauche. Puis , dès les rois de la première race , trop à l'étroit dans son île , et ne pouvant plus s'y retourner, Paris passa l'eau. Alors , au- delà du grand , au-delà du petit Châtelet , une première enceinte de murailles et de tours commença à entamer la campagne des deux côtés de la Seine. De cette ancienne clô- ture il restait encore au siècle dernier quelques vestiges; aujourd'hui il n'en reste que le souvenir, et çà et une tra- dition, la porte Baudets ou Baudoyer, porta Bagauda. Peu à peu le flot des maisons , toujours poussé du cœur de la ville au dehors, déborde, ronge, use et efface cette enceinte. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. Il emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours , hautes et solides. Pendant plus d'un siècle les maisons se pressent , s'accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin , comme l'eau dans un réservoir. Elles commencent à devenir pro- fondes ; elles mettent étages sur étages ; elles montent les unes sur les autres ; elles jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée , et c'est à qui passera la tête par-dessus ses voisines pour avoir un peu d'air. La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-

NOTRE-DAME DE PARIS. I()I

Auguste, et s'éparpillent joyeusement dans la plaine, sans ordre et tout de travers, comme des échappées. Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. Dès 1367, la ville se répand tellement dans le faubourg , qu'il faut une nouvelle clôture , surtout sur la rive droite. Charles V la bâtit. Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle. Il n'y a que ces villes-là qui deviennent capitales. Ce sont des entonnoirs viennent aboutir tous les versans géographiques , politiques , moraux, intellectuels , d'un pays , toutes les pentes naturelles d'un peuple ; des puits de civilisation , pour ainsi dire , et aussi des égoùts , commerce , industrie , intelligence , popula- tion , tout ce qui est sève , tout ce qui est vie , tout ce qui est âme dans une nation , filtre et s'amasse sans cesse , goutte à goutte , siècle à siècle. L'enceinte de Charles V a donc le sort de l'enceinte de Philippe-Auguste. Dès la fin du quinzième siècle, elle est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin. Au seizième, il semble qu'elle recule à vue d'œil, et s'enfonce de plus en plus dans la vieille ville , tant une ville neuve s'épaissit déjà au dehors. Ainsi , dès le quinzième siè- cle , pour nous arrêter , Paris avait déjà usé les trois cercles concentriques de murailles, qui, du temps de Julien l'Apos- tat , étaient , pour ainsi dire , en germe dans le grand Cliâ- telet et le petit Châtelet. La puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures de murs comme un en- fant qui grandit et qui crève ses vêtemens de l'an passé. Sous Louis XI , on voyait , par places , percer, dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruine des anciennes enceintes , comme les pitons des collines dans une inonda- tion, comme des archipels du vieux Paris submergé sous le nouveau.

« Depuis lors Paris s'est encore transformé, malheureuse- ment pour nos yeux ; mais il n'a franchi qu'une enceinte de plus, celle de Louis XV, ce misérable mur de boue et de cra- chat, digne du roi qui l'a bâti, digne du poète qui l'a chanté.

» Le mur murant Paris, rend Paris murmurant. »

iqi LITTERATURE.

De tous nos poètes modernes, Victor Hugo est, avec Alfred de Vigny et Mérimée, celui qui a le mieux dépeint l'amour. Dans Han d'Islande comme dans Notre-Dame de Paris, il y a deux scènes ravissantes en ce genre , auxquelles nous ne voyons rien de comparable. Lorsque la Esmeralda, brûlant d'un feu inconnu, avoue si naïvement son amour au capitaine Phcebus, que de grâce, que de tendre passion dans ces timides aveux si brusquement interrompus par l'apparition du prê- tveî «La jeune fdle, les yeux perdus au plafond, fré- missait toute palpitante. Tout à coup, au-dessus de la tète de Phcebus , elle vit une autre tête : une figure livide, verte, convulsive, avec un regard de damné ; près de cette figure, il y avait une main qui tenait un poignard. C'étaient la figure et la main du prêtre ; il avait brisé la porte, et il était là. Phce- bus ne pouvait le voir. La jeune fille resta immobile, glacée, muette sous l'épouvantable apparition, comme une colombe qui lèverait la tête au moment l'orfraie regarde dans son- nid avec ses yeux ronds. Elle ne put pousser un cri ; elle vit le poignard se baisser sur Phœbus et se relever fumant. Malédiction ! dit le capitaine , et il tomba. Elle s'évanouit.»

Le dramatique est poussé plus loin encore dans Lasciate ogni speranza et la Clef de la porte rouge, la passion de Claude Frollo déborde effrénée et rugissante.

Viennent maintenant les critiques ! car il ne manquera pas de gens qui ne comprendront pas, se fâcheront de ne pas comprendre , et jetteront la pierre à la hauteur à laquelle ils ne peuvent atteindre avec la main. Il n'en sera pas moins vrai que M. Hugo aura élevé un immense édifice littéraire , sous les portes duquel les plus grands d'entr'eux pourront passer sans se baisser; et la postérité, qui ne tient pas compte des petites haines des contemporains , dira Hugo , comme elle dit Dante et Shakespeare , Corneille et Byron.

C... D ...

CORRESPONDANCE

VARIETES.

LETTRES

%!& tyyxûxét»,

A L OCCASION DE L OUVRAGE DE M. MELLING.

PREMIERE LETTRE.

Je vous ai promis plusieurs fois , Monsieur , de vous parler de la promenade que je fis , il y a quelque temps , dans le midi de la France, sans que je me sois mis jusqu'à pjésent en devoir de vous tenir parole. Le Voyage de M. Melling dans les Pyrénées françaises ', dont je me propose de vous

1 Voyage pittoresque dans les Pyrénées françaises et dans les départemens adjacens, ou Collection de soixante- douze gravures représentant les sites , les monumens et les établissemens les plus re- marquables du pays basque , de la Navarre, du Béarn , du Bigorre ,

TOME I. l3

1C)4 CORRESPONDANCE El VARIETES.

entretenir aujourd'hui , va me fournir l'occasion de m'ac- quitter jusqu'à un certain point; en vous en rendant compte, je trouverai naturellement le moyen de vous exposer quel- ques-uns de mes propres souvenirs sur la contrée qui fait l'objet de cet ouvrage, et je profite d'autant plus volontiers de Pà-propos , que cette contrée a été la partie la plus intéres- sante de mon voyage.

De tous les aspects, Monsieur, que nous offre la nature terrestre , il n'en est point, à mon avis, qui donne une aussi haute idée de sa puissance et de sa force que les grandes chaînes de montagnes qui sillonnent la surface du globe. La mer est empreinte d'un caractère de grandeur qui élève Pâme, et nous frappe d'étonnement ; mais ôtez les rivages qui en font toute la variété, et le spectacle se réduit à la serde pensée de l'immensité. Citera-t-on le désert ? ce n'est qu'une tache hideuse sur la robe verdoyante de la terre; c'est une lacune de la vie que la nature y répand de toutes parts , et ce serait bien mal juger de son action que de la juger sur un point précisément elle en a suspendu le cours. La vue de cette vaste solitude est trop horrible et trop menaçante pour inspirer un sentiment sublime , car l'immobilité de la mort dont elle est l'image peut être de ces choses qui ef- fraient et épouvantent, et non de celles qu'on admire. On pourrait opposer avec plus de raison les volcans; mais ils font partie des montagnes , ils en sont le plus brillant épi- sode ; sans cela , ils occuperaient le premier rang , car ils sont

fies comtés de Comminges et de Foix , et du Roussilïon , d'après les dessins de 31. 3Ielling , chevalier de la Légion-d' Honneur , auteur du Forage pittoresque a Constantinople et aux rives du Bos- phore, etc., avec un texte rédigé sur les lieux mêmes, contenant , outre l'itinéraire et. la description de toute la contrée , les faits géo- logiques les plus importuns , et des renseignemens exacts sur les étahlissemens thermaux , le commerce , l'industrie , les usages lo- caux , les costumes, et les mœurs des habitans ; par J. A. Cervini , tic Macerata. Paris, i82G-iS3o; chez l'auteur, rue de Condé, 5. Prix 3Go fr.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. IQD

à la fois la plus merveilleuse et la plus imposante des scènes qui apparaissent aux regards de l'homme.

L'intérieur de certaines forêts qui semblent n'avoir été jeunes qu'avec le monde , et dont chaque arbre est un monu- ment; certaines chutes d'eau, telles cpie celles du Niagara et duParana; les grands fleuves considérés dans la totalité de leur cours, les champs de glace du pôle et ses îles flottantes se reflètent les couleurs prismatiques , sont encore autant d'objets pittoresques à mettre au nombre des grands traits physiques du globe, susceptibles d'imprimer le sentiment de cette terreur délicieuse dont notre esprit se montre avide ; cependant aucun ne me paraît devoir rivaliser avec le pre- mier terme de ma comparaison , tous n'offrent qu'une face , ne donnent qu'une seule sensation trop uniforme et trop facilement épuisée.

Reste donc à chercher parmi tous les sites varie's que for- ment les eaux , les bois , les collines , et quelques autres ac- cidens du terrain, et j'y vois en effet répandus à l'infini des paysages enchanteurs, des retraites délicieuses, séjours d'une douce paix, sources inépuisables d'ivresse et de jouissances paisibles. Mais au milieu de toutes ces riantes campagnes, de ces bocages, de ces belles eaux , de ces riches guérets la grâce se joue, il ne se rencontre rien qui puisse lutter avec les tableaux gigantesques , avec les lignes audacieuses et bizarres des chaînes montagneuses. Ces vastes sommités peuvent seules nous présenter la réunion des contrastes les plus heurtés et des harmonies les plus suaves , des déchiremens les plus horribles et des contours les plus moelleux ; les masses glacées du pôle y reposent à côté de vertes prairies et de fertiles cultures ; les eaux y affectent toutes les formes , s'étendent en lacs , mur- murent en ruisseaux , se précipitent en cataractes , ou rou- lent en fleuves limoneux. C'est que la nature découvre à nos yeux les entrailles du globe et ses grands ossemens ; c'est aussi qu'elle nous montre de près le mécanisme Intéressant des nuages et tous les jeux de l'atmosphère , réunissant ainsi dans un contact singulier les hauteurs du

jolj CORRESPONDANCE ET VARIETES.

ciel et les profondeurs de la terre. Ne demandez plus com- ment s'agglomèrent ces météores aqueux qui voyagent si ra- pidement au-dessus de nos têtes , comment se forment les fleuves et les rivières : voyez les vapeurs se balançant sur les larges flancs de la montagne envelopper sa cîme comme d'un crêpe noir , puis se diviser et partir pour aller au gré des vents porter au loin le ravage ou la fertilité ; voyez des gla- ciers éternels renfermés entre ces mêmes flancs descendre à la fois vingt ruisseaux à travers la verdure , comme des cise- lures d'argent sur un fond noirâtre , pour se réunir dans la vallée , et ne plus remplir qu'un même lit.

Édifices immenses , les montagnes dans leur énormité ne nous charment pas moins par les grâces et la légèreté de leurs coupes , que toutes les petites constructions de nos grands architectes. Quand le ciel est pur, la limpidité de l'atmosphère qui les enveloppe est d'un effet prestigieux ; leurs vastes cimes, échancrées , déchiquetées de mille façons surprenantes , semblent jetées dans les airs pour le disputer aux nues par leur mobile souplesse. Il y a même plus que de la mobilité matérielle dans cette illusion , et si quelques ondulations de terrain , quelques accidens ordinaires qui rompent l'uniformité de la plaine, ont pu justifier l'expres- sion de mouvement qu'on leur applique habituellement, il faut dire que dans la variété infinie, dans le croisement innombrable de lignes , de plans et de contours que présente le relief des hautes proéminences , il y a une agitation , un ébranlement qui tiennent de la vie. Placez-vous seulement sur le pic du Midi de Bigarre dans les Pyrénées, contemplez le large horizon des crêtes altières qui se dressent fièrement devant vous sous les rayons d'un soleil brillant , inspirez- vous du sentiment que vous fera naître cette grande scène , appesantissez-y profondément votre pensée, et vous verrez, à travers cette extase rêveuse , que ces grands corps à figures si nouvelles , si insolites , sembleront s'animer d'une expres- sion vivante. Frappé de leurs physionomies tranchées et dis- parates , vous interrogerez les traits des plus voisines pour y

CORRESPONDANCE ET VARIETES. I tyj

lire comme dans ceux d'un homme des impressions tristes ou riantes , sévères ou gracieuses , et toutes ensemble feront surgir dans votre âme l'idée d'un peuple, d'une foule agitée , non pas d'hommes , mais d'êtres géans , monstrueux , dont la notion n'était pas encore entrée dans le domaine de votre imagination ' .

Des objets d'une telle dimension , des effets d'une telle magie ne sont pas susceptibles d'être représentés; il n'y a point d'art humain qu'ils n'écrasent. D'ailleurs, que peindre et que décrire dans ce labyrinthe démesuré ? Par com- mencer et par finir ? C'est de l'ensemble que résulte une émotion profonde ; vous ne l'obtiendrez pas en ne reprodui- sant qu'un lambeau de l'original. Ce n'est point la beauté de telle montagne qui vous place sous un charme si puissant , c'est la réunion ou plutôt l'amoncellement de la multitude ;

> Cette idée , de prêter une sorte d'animalité à des objets aussi in- formes et aussi matériels que des montagnes , pourra paraître iin peu forcée. Cependant la fiction peut encore être accrue , et il est in- croyable jusqu'où elle peut aller. Que sera-ce, par exemple, si à la situation que je viens de décrire il se joint des voix inconnues, de vagues gémissemens répandus dans les airs, et qui, sortis de ces masses inertes, viennent frapper votre oreille au milieu de cette con- templation méditative? C'est pourtant ce qui peut arriver. J'ai lu dans un des numéros du Temps, du commencement de septembre dernier, le récit d'un voyageur qui raconte que, dans une de ses excursions, étant parvenu à un endroit peu connu des Pyrénées , il y avait entendu de ces bruits qui l'avaient on ne peut plus surpris , sans qu'il ait pu découvrir d'où ils provenaient. Il en attribue la cause (si ma mémoire ne me trompe pas) au frottement de quelque masse de neige mise en mouvement par la chaleur des rayons solaires , ou au craquement que ces mêmes rayons font produire aux glaces exposées à leur action. Pour achever de montrer quelles peuvent être ces influences fantas- tiques, je n'aurais qu'à ouvrir le grand livre des superstitions hu- maines, et l'on y verrait de toutes parts des populations divinisant des montagnes, et courbées devant leurs augustes fronts. Ce culte, quoi- que borné à des hommes ignorans , «lit assez combien ces lieux.- parlent à l'imagination , et tout ce qu'elle peut s'y permettre.

I()8 CORRESPONDANCE VAUlÉTÉS.

c'est encore l'enchaînement qui les lie , et entraîne vos re- gards de l'une à l'autre par une force irrésistible , les plonge dans une vallée obscure , les relève jusque dans la nue sui- des chnes sourcilleuses , les précipite dans un gouffre ou les lance sur des plaines de neiges et de glaçons scintillans. En- suite, le moyen de faire de la perspective avec des masses qui , à des distances considérables , se dessinent encore dans la transparence de l'air sous des traits si arrêtés et si nets , qu'en une demi-heure de marche on croirait les atteindre ? La ressource ordinaire est de fondre ces formes volumineuses dans le vague indécis du lointain; mais alors on énerve la pureté des lignes et leur saillie vigoureuse , on manque la ressemblance , et l'on n'a plus pour copie que l'ombre pâle d'un modèle énergique. La nature s'élève dans ces sujets à une hauteur de proportions et de caractère dont nos images artificielles sont impuissantes à réveiller au fond de nos âmes l'impression pénétrante. Le tableau même , représentant une gorge des Alpes , qui fut exposé au Diorama , il y a quelques années , peut être cité comme une preuve de cette insuffisance; car, si l'effet en fut trouvé beau, s'il fut jugé digne du génie qui préside aux compositions de cet établis- sement, , on put remarquer aussi que l'illusion qu'il produi- sait était bien loin de celle que les mêmes artistes obtiennent à peindre des intérieurs de monumens , et qu'en somme ce n'était qu'une page détachée d'un grand drame , qui en fai- sait désirer vivement la vue, mais ne pouvait faire deviner ni soupçonner même l'action compliquée à laquelle elle appartenait.

Les plus beaux points de vue des montagnes échappent encore à notre imitation par d'autres motifs que leur im- mensité.

Les nuages , en se combinant de mille manières avec leurs sommités, composent des spectacles mouvans que leur ra- pide succession et leur instabilité ne permettent pas de fixer par le dessin , et ce doit être un éternel sujet de regret, car il y a souvent de ces accidens atmosphériques qui sont vrai-

CORRESPONDANCE ET VARIETES. Kvq

nient ravissans. J'en pourrais, pour ma part, retracer plu- sieurs dont j'ai été témoin dans ma courte expérience de ces régions, et qui, je crois , n'étaient indignes de remarque pour personne ; mais je me bornerai à rappeler un de ceux qui m'ont le plus vivement frappé , et il suffira peut-être pour faire comprendre ma pensée.

C'était en passant la montagne des Pyrénées qu'on nomme le Tourmalet, et qu'on est obligé de franchir pour pénétrer «le la vallée de Grip dans la vallée de Barrége. Partis le matin de Bagnères de Bigorre, nous avions mis la moitié «lu jour à parcourir les agréables sinuosités de la vallée de Campan et de celle de Grip, qui en est la continuation , par un temps fort sombre dont la tristesse se répandait sur tous ces sites , ordinairement si rians et si gais. La lumière du jour était voilée par une voûte nébuleuse qui s'appuyait sur les flancs des deux chaînes de montagnes entre lesquelles nous marchions , et nous en dérobait toute la partie supé- rieure. C'était sentir des géans sans jouir de leur présence. Cet état du ciel , très-fréquent dans ces régions , présente plusieurs caractères particuliers qui ne se rencontrent point ailleurs ; il est remarquable que cette stagnation de l'atmo- sphère se prolonge souvent pendant cinq ou six jours , sans qu'on aperçoive la moindre altération dans la nuance grisâtre et unie qu'elle conserve uniformément ; et il est difficile «l'expliquer quelle main retient ce voile suspendu à une hau- teur déterminée sans qu'il dépasse certaine limite marquée sur la pente des monts.

Arrivés au bout de la vallée l'Adour, à peine sorti de son berceau , se précipite en cascades à travers des rocs re- tentissans, nous nous trouvâmes en face du Tourmalet , et nous commençâmes à nous élever rapidement par un sentier rocailleux tracé sur son penchant. Celte ascension nous rap- procha de la voûte bruineuse qui nous dominait, et nous pûmes croire que nous allions la happer de notre tète ; mais elle nous livra facilement passage, et les particules humides dont nous nous sentîmes peu à peu enveloppés et pressés de

200 CORRESPONDANCE ET VARIETES-

toutes parts nous avertirent seulement que nous étions en- trés dans le nuage. Son opacité devint bientôt si épaisse, que notre horizon ne s'étendait pas au-delà de quelques pas ; la vallée avait disparu à nos regards , il n'y avait plus pour nous ni ciel ni terre , et pour surcroît de désolation , un froid gla- cial et pénétrant , qui ne tarda pas à nous saisir, nous força d'avoir recours en grande hâte aux vètemens que réclament seules les rigueurs de l'hiver. J'avoue que je ne jugeais pas alors que les nuages, dans lesquels les poètes font si souvent et si agréablement voyager leurs personnages fantastiques , pussent jamais être des voitures aussi délicieuses qu'ils veu- lent bien le dire. Pour nous, l'ennui mortel de cette marche pénible s'accroissait encore de l'idée que nous traversions ainsi les sites les plus curieux, et effectivement le bruit des rivières à travers les rochers , les bèlemens des troupeaux qui reten- tissaient à nos oreilles , ne nous avertissaient que trop des pertes que nous faisions.

Nous cheminions ainsi depuis plus de deux heures, au pas lent et mesuré de nos chevaux haletans , sans prévoir que rien dût encore de sitôt nous faire sortir de cette triste po- sition , lorsque tout à coup un rayon ae clarté vint éclair- cir un peu les ombres de notre prison , et par une transi- tion de quelques minutes , dépouillés subitement du man- teau de vapeurs qui nous oppressait, nous nous vîmes inondés des flots radieux d'une luiniè e éblouissante. Un change- ment si imprévu fut pour nous, dans la splendeur de sa réa- lité, \efiat lux et luxfacta est, ou bien encore le placatumque jiitet diffuso lamine cœlum, de Lucrèce. Parvenus alors à près de sept mille pieds au-dessus du niveau des mers , la coupole céleste nous apparaissait colorée d'un azur dont l'éclat est inconnu des régions inférieures ' ; un air plus

1 On sait qu'en s'élevant dans l'air la voûte du ciel finit par pa- raître noire, de bleue qu'elle était d'abord; mais il faut que cet effet je se produise qu'à des points bien supérieurs à celui nous étions, ar à ces hauteurs médiocres le ciel est dégagé de toutes les moindres

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 201

subtil, plus diaphane, remplissait l'espace éthéré. Autour de nous se déployait une pelouse verte et fleurie que de nombreux troupeaux de moutons , de chèvres , de vaches et de chevaux , animaient de toute la diversité de leurs allures , de leurs jeux , de leurs mugissemens et de leurs cris. s'étendait un banc de neige, étincelant sous les feux du so- leil de juillet, puis à côté un bouquet d'iris ou de margue- rites. A notre droite s'élançait dans l'air le pic de la mon- tagne , vieux roc à tète chenue , qui porte dans ses déchire- mens, qu'on croirait tout frais , l'empreinte de terribles catastrophes plutôt que celle du temps. Mais ce qui se passait à notre gauche captiva bientôt toute notre atten- tion. Nos regards , suivant la déclivité de la montagne , s'ar- rêtaient sur un entassement énorme de nuages , semblables à de gros flocons de coton , qui , amoncelés , culbutés les uns sur les autres , roulaient dans un désordre admirable avec la vélocité des vents. Leur marche , ordinairement douce et posée quand on la voit des plaines , était , à cette distance rapprochée , si rapide et si bouleversée , que leur voisinage n'était pas pour nous sans quelque effroi , et ren- dait douteux si ce n'était pas le sol qui fuyait sous nos pieds de toute cette vitesse. Une vive lumière pénétrant ces masses poreuses variait l'éclat de leurs teintes brillantes, et un souille violent qui les poussait variait à l'infini le dessin de leurs as- semblages. Ainsi réunies en corps flottans , elles offraient la majesté d'un vaste ensemble et le caractère imposant de l'unité ; puis tout à coup rompues , dispersées en éclats , on eût dit les ondes d'une mer fougueuse brisées contre un ro- cher. De ces agglomérations ou de ces déchirures naissent des métamorphoses sans fin , toujours aussi subites qu'im- prévues.

Mais quelles étaient surtout ces grandes figures surgissant par intervalles au milieu de ce mouvement général ? Elles

vapeurs qui peuvent l'obscurcir , et son azur n'en paraît que plus brillant.

202 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

commandent toute la scène ; ces longs flots de nuages ne sont que leur appareil ou leur cortège , elles n'en ont point la légère contexture , elles portent les apparences d'une force inébranlable , leur attitude est celle des colosses. Telle pou- vait apparaître dans l'étendue de son temple une vaste idole égyptienne enveloppée des tourbillons d'encens fumant sur son autel. Ici, l'effet n'était pas moins solennel, le théâtre était plus magnifique encore , il n'y manquait que des spec- tateurs aussi superstitieux pour se prosterner et adorer. En effet , c'eût été la Divinité même qu'elle ne se serait pas mon- trée avec plus de pompe , si je m'en rapporte aux récits des saints personnages qui se sont prétendu initiés à ses visites sur la terre. Il y avait le cachet d'une beauté céleste et d'une majesté suprême qui révélait sa gloire et commandait l'extase. Notre émotion l'ut vive ; elle était mêlée de cette inquiétude , ordinaire à l'homme en contact avec les grands phénomènes de la nature , dont tout à la fois le charme attire et la puissance fait peur ; elle fut réelle , et non le fruit d'une imagination complaisante, car je me renferme dans la stricte vérité en avouant que nous fûmes quelques instans avant de reconnaître la cause de ces apparitions. Elles étaient pro- duites par une chaîne de montagnes placée derrière le rideau de nuages qui nous barrait l'horizon, et qui, venant se heurter contre cette digue comme les eaux d'un fleuve contre les aspérités de ses rives , s'entr'ouvrait de temps en temps pour nous en laisser entrevoir les cimes détachées. Souvent l'ou- verture, d'abord étroite, s'agrandissait de suite dans une progression rapide, et graduée de manière à faire croire que le fantôme avait ainsi grossi en s'avançant vers nous ; c'était absolument l'illusion de la fantasmagorie , et quelle fantas- magorie que celle qui met en jeu des êtres de deux ou trois mille pieds de haut ' La verdure des gazons et des sapi-

1 Au point d'élévation nous étions parvenus, nous nous trou- vions de niveau avec les cônes des montagnes environnantes, et c'est à cette partie de chaque montagne seulement que s'applique cette nu -

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 2o3

nières , les larges festons de neige qui la sillonnaient , et la couleur grise et luisante des rochers se nuançaient dans leur parure comme sur un ample manteau, les fondrières profondes , et tous les replis du terrain , ne figuraient autre chose que les ondulations et les reliefs d'une étoile largement drapée. Et qu'on ne croie pas qu'il soit facile de dire alors : Ce sont des arbres , des neiges ou des rochers ; il faut être singulièrement familiarisé avec la perspective de ces régions pour pouvoir ainsi assignera chaque objet son nom, sa forme et sa distance , quand on en est seulement éloigné de quel- ques milliers de mètres ; et quand on y parvient, c'est la rai- son , l'expérience seules qui jugent et apprécient , car pour l'œil, il est toujours trompé. C'est une terre d'enchantement et de prestige, et pour peu qu'on ait su la comprendre , on pensera avec moi qu'il n'est point de pinceau , et surtout de crayon , qui ne recule devant une immensité si improvisée , si expressive , et pourtant si fugace.

La plume de l'écrivain ne sera pas plus heureuse sous cer- tains rapports.

Guidée par le génie , on ne sait jusqu'où elle peut étendre son pouvoir; son essor est incalculable, et il n'y a point de sujet si vaste, que d'un mot elle ne puisse embrasser. Elle peut s'élever à toute la sublimité des tableaux qui m'occupent ici ; elle peut faire sentir à l'âme quelque chose de l'ébranle- ment que lui en communiquerait la vue même. Mais ce n'est que par des généralités qu'elle peint avec ce succès ; ce n'est qu'en égarant notre imagination dans le brillant dédale de ses métaphores , et en fascinant nos yeux par des images plus vagues que ressemblantes, plus fantastiques que réelles. Le prosateur qui sort de cette sphère élevée pour entrer dans les détails devient en effet un peu plus clair et plus positif, mais aussi moins éclatant et plus froid ; il lutte alors désavantageusement avec les arts du dessin , et quelques efforts qu'il fasse, il ne peut en donner la précision à ses des- sure, et non à sa totalité prise de la base, qui se perdail au-dessous de nous.

2<>4 CORRESPONDANCE ET VARIETES

criptions. Vainement il emprunterait à la géographie ses termes techniques de pics, de cornes, de dents ou d'aiguilles, ils ne sont eux-mêmes que les représentais d'idées générales qui conviennent à une foule de montagnes , et ne spécialisent pas les formes de celles qu'il voudrait désigner. Et c'est justement se fait sentir le vide de tous nos tableaux écrits, dont il est bien peu qui modèlent assez exactement l'arran- gement extérieur des montagnes pour ne pas être applicables à cent autres. Je ne demanderais pas à quelqu'un qui rend compte d'une foire , d'une assemblée quelconque , vive et passionnée , de me donner le signalement ou le portrait de chaque personne qui la composait , et je ne demanderai pas non plus à celui qui me décrit une vaste chaîne , de me mon- trer la structure rigoureuse de chaque montagne qui la forme. Mais c'est pourtant ce qui serait nécessaire pour me faire assister au spectacle dont on veut m' émouvoir, car c'est bien cet assemblage de physionomies diverses et d'expressions contrastantes, c'est bien cette réunion de tant d'individua- lités originales ou nouvelles , qui nous frappe si fort dans un cas comme dans l'autre. Cette variété reste toujours inex- primée , elle est un Protée auquel on ne peut faire subir les chaînes du langage.

Toutefois, Monsieur, n'allez pas conclure de que mon intention soit de réduire l'artiste à briser ses pinceaux ou ses crayons , et Je poète à demeurer muet devant des merveilles si bien faites pour enflammer leur imagination, pour échauffer leur enthousiasme. On peut parler des imperfections des arts humains sans renoncer à en admirer les efforts , et l'homme n'est pas moins grand pour être petit auprès de ces grandes choses. Ce n'est pas méconnaître la puissance du génie que de montrer la nature échappant une fois à son empire , ce n'est qu'uue manière comme une autre de faire voir quelle haute idée il faut prendre d'elle dans ses superbes ouvrages. Ceux qui l'étudient chaque jour, et qui en font l'objet de leur culte, le savent mieux que d'autres, et M. Melling tout le premier. Il sait bien que, parmi les admirateurs

CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS. 2o5

zélés , enthousiastes , exagérés peut - être de cette nature indomptable, doivent se trouver les vrais amis de son talent, les plus chauds appréciateurs de ses travaux. D'au- tres ont offert en grand nombre des itinéraires aux voya- geurs que la curiosité conduit chaque année dans les monts Pyrénées , et aux malades qu'y attire la célébrité des eaux salutaires qui jaillissent de toutes parts de leur sein ; d'autres en ont fait la botanique et la minéralogie , et ont rempli leurs in-80S satinés de rêves géologiques sur leur for- mation , et de la longue litanie de leurs exclamations con- templatives : mais tous ces ouvrages sont , ou partiels , en ce qu'ils ne s'appliquent qu'à une portion plus ou moins restreinte de la chaîne, ou spéciaux , en ce qu'ils ne la con- sidèrent que sous un de ces points de vue scientifiques. L'ouvrage seul de M. Melling en présente le tableau le plus complet , et la considère sous tous ces rapports à la fois ; il en est tout ensemble l'encyclopédie et le résumé. Plus grand dans sa conception que ses devanciers, M. Melling a eu plus de moyens qu'eux de reproduire une copie aussi fidèle que possible de ce modèle difficile ; il y a fait concourir les res- sources de l'artiste et celles de l'écrivain. Dans une série de soixante-douze planches in-folio , il a tracé un choix des vues les plus propres à faire comprendre toute la magnifi- cence de son sujet, et son collaborateur, M. Cervini, fidèle compagnon de ses explorations au sommet des Pyrénées , comme il le fut autrefois aux rives du Bosphore , s'est chargé de lier tous ces morceaux par le fil d'une narration descrip- tive qui les explique, les développe, et comble les inter- valles qu'ils laissent nécessairement entre eux. Ainsi , par ce double langage , les auteurs trouvent le moyen de parler à leur lecteur avec une double énergie ,' en frappant à la fois ses yeux et sa pensée.

Avantage inappréciable qui fait de leur livre, exécuté d'ailleurs sur une grande dimension, et riche de tous les trésors du burin et. de la typographie , un panorama spacieux l'imagination se meut à l'aise , et voit se dérouler large-

no6 CORRESPONDANCE EX VARIETES.

nient le majestueux amphithéâtre des monts qui nous sépa- rent de l'Ihérie. Avec ce guide, elle en peut suivre facilement les détours sinueux, sonder ses curieuses et profondes ca- vités , en parcourir de la base jusqu'au faîte les terrasses ascendantes, chargées comme elles sont de populations di- versifiées par des caractères , des goûts , des langages , des costumes différens, et elle y peut observer avec fruit tout te que la main de l'homme a déposé de civilisation* sur cette terre rude et sauvage , depuis les cités populeuses assises ;iu milieu de cultures prospères et de fertiles vignobles, jus- qu'aux cabanes solitaires des bergers qui se perdent dans les nues à côté des glaciers éternels ; depuis les demeures actives de l'industrie se pétrissent à grand bruit les métaux ar- rachés au sol voisin, jusqu'aux monastères en ruines, anciens séjours d'une silencieuse oisiveté; enfin depuis les thermes èlégans l'on prend tant de peine à se conserver la vie, j nsqu'aux châteaux crénelés l'on prend tant de plaisir à la perdre. Fruit de voyages dispendieux, de courses péni- bles, et quelquefois dangereuses, je ne crains pas de dire que ce recueil pittoresque, élevé à grands frais, et enfin terminé après six années de publication , forme un monu- ment de l'art, digne du monument sublime de la nature auquel il est consacré.

Mais ne nous en tenons pas à cette vue extérieure de l'édi- fice, pénétrons-y, et parcourons-en quelques compartimens , quelque galerie qui me donnera l'occasion de particulariser les sentimens que je viens d'exprimer sur l'original et sur le mérite de l'imitation. C'est le moment de repasser dans sa mémoire les impressions qu'on a recueillies sur les lieux , et d'en interroger les descriptions et les peintures , quand la saison rigoureuse en chasse les plus intrépides par des en- combremens de glaces et de neiges , et ne permet plus que la jouissance, au coin du foyer domestique, des souvenirs ou des projets. Dans la foule de paysages que m'offre cette collection variée , et dont chacun est susceptible d'inspirer assez d'intérêt pour qu'on n'ait pas à regretter d'y arrêter

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 20;

son attention , je ne puis être qu'embarrassé du choix pour me borner à quelques-uns; cependant je ne me laisserai pas guider par le hasard, et j'en choisirai un au contraire qui réunit tous les genres de mérite par lesquels ces régions se recommandent à notre curiosité , persuadé que pour mon- trer qu'une chose est belle , il faut la faire voir du côté le plus beau. La vallée de Gavarnie passe aux yeux des con- naisseurs pour le morceau des Pyrénées dans lequel éclate au plus haut degré le caractère élevé des sites montagneux ; c'est donc celui auquel je m'attacherai , et je vais suivre sur ce terrain les traces de nos deux voyageurs paysagistes eu rapprochant quelquefois des leuis celles qu'y ont laissées leurs prédécesseurs ou leurs concurrens. Si tout ce qu'il y a de poésie répandue sur ce théâtre des bouleversemens et des catastrophes du globe peut être comparé à quelque espèce d'épopée étrange , extraordinaire , la vallée de Ga- varnie doit en être considérée comme le chant le plus héroï- que, comme le comble de la péripétie.

IN". Devilleneuve.

§11. WASHINGTON CHASSEUR.

Le temps que le colonel Washington put dérober aux soins de l'agriculture, dans l'intervalle de 1759 à 1774? fut en grande partie consacré aux plaisirs de la chasse. Rien ne nous apprend qu'il ait aimé à tirer ou à pêcher ; mais la chasse périlleuse et hardie du renard convenait bien à la force de sa robuste jeunesse, et se trouvait parfaitement d'accord avec son goût et ses dispositions naturelles pour les exercices équestres.

208 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

Sa meute était placée environ à cent verges au sud du caveau funéraire de sa famille dorment maintenant ses restes vénérés. Ce bâtiment, quoique d'une grossière con- struction , offrait pourtant un logement commode pour les chiens : un vaste enclos palissade et une fontaine au milieu. La meute nombreuse et choisie était inspecte'e soir et matin par le colonel , ainsi qu'il le faisait pour ses écuries. Elle était si bien dressée (et c'était pour lui un motif d'orgueil et une preuve de son habileté), que si un chien de tète perdait ïa piste, un autre la reprenait immédiatement, et qu'au moment ils étaient le plus lancés , on aurait pu les cou- vrir tous avec un drap.

Pendant la saison de la chasse , Mont-Vernon était le ren- dez-vous des nombreux amateurs des environs , du Mary- land et d'ailleurs. Leurs visites ne duraient pas des jours, mais des semaines, et ils étaient traités sur le bon vieux pied de l'ancienne hospitalité de Virginie. Washington, toujours supérieurement monté et dans un vrai costume de chasse , surtout bleu , veste écarlate , culotte de peau de daim , bottes à revers , casquette de velours et fouet à longues courroies , se mettait en campagne au lever du jour , avec son piqueur Will Lee, ses amis et ses voisins. Personne ne galoppait avec plus d'ardeur , et personne n'éveillait d'une voix plus animée l'écho des forêts que celui qui , par sa voix et son exemple, était destiné plus tard à animer ses compatriotes dans leur lutte glorieuse pour l'indépendance. Tel était l'établis- sement de chasse de Mont-Vernon avant le révolution d'A- mérique.

Après la paix de 1783, cet établissement, qui avait été dé- truit pendant la guerre , fut renouvelé par l'arrivée d'une meute de chiens français, envoyés par le marquis de La- fayette. Ces chiens de chasse étaient d'une grande taille : chiens descendant des anciens molosses, aux fortes mâchoires, aux longues oreilles qui balayaient la rosée du matin , aux fanons de buffle de Salone, aux gueules béantes comme des clo- ches.

CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS. 20q

Telle e'tait leur force , qu'ils étaient capables, non-seu- lement d'abattre le noble cerf, mais encore de livrer combat au loup et à l'ours redoutable , et même de tenir tète au royal lion. Ces chiens , à cause de leur naturel féroce , étaient généralement renfermés ; mais malheur à l'étranger qui aurait passé devant leur chenil à la nuit close! Si les portes en étaient restées ouvertes, il eût infailliblement péri, à moins qu'il n'eût grimpé sur quelque arbre hospitalier, ou que le fouet de leur gardien ne fût promptement venu à son secours. Ce piqueur présidait toujours à leurs repas , et ce n'était que par une distribution libérale de coups de fouet qu'une espèce d'ordre pouvait être maintenue parmi ces sauvages chasseurs.

L'habitude était de chasser trois fois par semaine, quand le temps le permettait. Ces jours-là , on servait le déjeuner à la lumière des flambeaux; celui du général consistait en un gâteau de maïs à l'indienne, et une tasse de lait. Avant que le coq n'eût salué « le retour du matin , » toute la cavalcade avait souvent quitté la maison, et le renard était fréquem- ment dépisté avant le lever du soleil. Ceux qui ont vu Was- hington à cheval conviendront qu'il était le cavalier le plus ac- compli dans toutel'étendue dumot; il montait à cheval comme il faisait toutes choses, avec aisance, grâce et vigueur. Quel- que vicieuse que fût sa monture, ce n'était rien pour sa har- diesse et son habileté : il ne lui demandait, disait— il, qu'une seule qualité , c'était de ne pas broncher; et il riait de; l'idée qu'il pût jamais être démonté tant que l'animal lesterait ferme sur ses jambes. En effet, la force musculaire de Was- hington lui permettait de serrer les genoux avec tant de vi- gueur, qu'un cheval se serait aussi aisément débarrassé de la selle que d'un tel cavalier.

Le général se servait ordinairement à la chasse d'un che- val nommé Blueskin, d'une couleur gris-tle-fer tirant sur le bleu. C'était un bel et ardent animal, supportant sans neine une longue course. Will, le piqueur, plus connu dans la lé- gende de la révolution sous le nom de Tîillv, en montait un TOME t. i^

2 1 O CORRESPONDANCE ET VARIETES.

appelé Ckinkling, sauteur étonnant et ressemblant beaucoup à son cavalier, petit, majs fort, avec de gros os et des muscles vigoureux. W ill n'avait qu'un ordre, c'était de se tenir avec les cbiens. Monté sur Çhinkling, un cor français en bandou- lière, couché sur le cou du cheval, lui enfonçant ses éperons dans le flanc , l'intrépide cavalier se lançait au grand galop à travers les bruyères et les taillis avec une témérité devant laquelle reculeraient nos modernes chasseurs. Les routes qui coupaient la forêt dans tous les sens permettaient aux chas- seurs âgés et timides et aux dames d'entendre le son des joyeuses fanfares, sans risquer leur vie ou leurs membres, mais Washington suivait gaîment ses chiens à travers toutes les difficultés et les dangers du terrain. Il n'épargnait pas son généreux coursier, ainsi que l'attestaient souvent les naseaux fumans de Blueskirt; il assistait toujours à la mort de la bètr. et ne cédait à personne l'honneur de l'attaquer.

Les renards chassés, il y a cinquante ans, étaient tous gris, à l'exception d'un seul, célèbre renard noir, qui, différant de ses frères (de l'ordre gris), déjouait toutes les poursuites, fuyait à dix [ou vingt milles, et mettait en défaut hommes et chiens. Ce qui était vraiment extraordinaire, c'est qu'il revenait le même soir à son gîte , on le retrouvait tou- jours le lendemain matin. Après sept ou huit vigoureuses chasses sans succès , Billy conseilla de le laisser tranquille , en ajoutant que, dans son opinion, il était proche parent d'un autre noir personnage, habitant des régions inférieures , et remarquable aussi par ses ruses. L'avis fut adopté par né- cessité, et plus tard, lorsqu'on lâchait les chiens, on avait soin d'éviter le gîte de l'invincible renard noir.

La chasse finie, la société rentrait à Mont— \ ernon , l'attendaient une table bien servie et des bouteilles d'ex- cellent vin. on discutait les hauts faits du chien de tète, du plus ardent coursier , du plus hardi cavalier, ainsi que hs prouesses du fameux renard noir, tandis que Was- hington, qui ne permettait jamais à ses plaisirs de trou- bler l'ordre et la régularité de ses habitudes, après quelques

CORRESPONDANCE ET VARIETES. "211

verres de Madère, se retirait sans souper à neuf heui'es.

Parmi les chiens français , il y en avait un nomme' Vul- cain , qui porta plus d'une fois sur son large dos , dans les jours de son enfance, l'auteur de ces lignes. Il arriva qu'un jour une nombreuse société était à dîner à Mont-Ver non, la maîtresse de la maison s'aperçut que le jambon, l'orgueil des tables de Virginie , manquait au poste d'honneur. On questionna Frank, le plus poli et le plus accompli des major- domes : il répondit qu'un jambon, et même un très-beau jambon, avait été préparé conformément aux ordres de ma- dame; mais , hélas! tandis que la pièce savoureuse fumait dans le plat, entre dans la cuisine le vieux Vulcain, qui sans façon y enfonce ses dents. En vain les domestiques saisirent bravement les armes qu'ils avaient sous la main, et combat- tirent en désespérés contre le vieux ravisseur; Vulcain finit par triompher et emporter sa proie, sous le nez du cuisinier. La dame prit fort mal la perte d'un plat , ornement de sa table, et exhala son humeur contre Vulcain et toute la gente canine en général, tandis que Washington, qui avait entendu cette histoire, la raconta à ses hôtes, et rit de bon cœur avec eux du dernier exploit du vieux chasseur.

En 1787, le général Washington, appelé à présider le con- grès qui établit la constitution fédérative, abandonna ses chiens, et dit pour jamais adieu au plaisir de la chasse.

{Souvenirs d'un chasseur.)

CORRESPONDANCE ET VARIETES.

ESQUISSES

VIE ET DES MOEURS DES INDIENS

PAYTON SRAH, OU LA LOUTRE BLANCHE.

Les Daheotabs étaient en guerre avec les Mandans. Les traits de bravoure , le nombre des morts étaient grands de part et d'autre , et de part et d'autre cités avec un enthou- siasme qui ne faisait pas présager la fin des combats. Mais de tous les guerriers sioux qui prenaient part à cette lutte , il n'en était pas de plus terrible que Payton Skab ou la Loutre blanche. Il appartenait à la famille des Yankton ; et lorsqu'il rapportait les chevelures des Mandans , les anciens de la tribu le montraient à leurs jeunes fds en les exhortant à combattre , à frapper l'ennemi comme Payton Skab.

Ce guerrier était époux et père. Dès l'instant il avait pris rang parmi les hommes , on l'avait reconnu capable d'élever une famille, il avait pris pour compagne la jeune et aimable Tahtokah (/' Antilope) , renommée dans la tribu pour son adresse à écorcher un buffle , à coudre des mocas- sins, et à préparer les alimens. Tahtokah, plus chère à son époux après leur union , qu'elle ne l'avait été quand il la voyait dans la hutte de son père, était l'objet d'attentions bien rares chez ces peuplades. On savait que plus d'une fois Payton Skah l'avait soulagée de son fardeau , en portant sur ses robustes épaules une partie des animaux que ses traits avaient abattus. Un fds, de cette union, fut pour Tah-

' Taies of the north-west. i vol. in-8". Boston, i83o.

CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS. 2l3

tokah l'assurance que son époux ne la renverrait jamais , bien qu'il pût prendre d'autres femmes, et quel qu'en fût le nombre.

Un an après la naissance de cet enfant, et lorsqu'il com- mençait à former ses premiers pas , la famine s'étant fait craindre dans la tribu, Payton Skah prit le parti de se rendre sur les bords de la rivière des Moines, on lui avait dit que se trouvaient de nombreux troupeaux de buffles. Il se décida, quoiqu'il regret , avant de partir, à confier aux soins et à la garde de sa vieille mère, qu'une blessure récente empêchait d'être du voyage , son enfant pour lequel elle avait la plus vive tendresse , et dont elle ne pouvait se séparer. Le dé- part s'effectua ensuite, et accompagné d'une autre famille ,. Payton Skah fut bientôt sur les bords de la rivière des Moines, il campa. Il avait déjà tué un grand nombre de buffles dont la chair avait été préparée à la manière des sau- vages , lorsque sa jeune épouse lui déclara qu'elle languissait loin de son enfant, et que sa mère, à qui on l'avait confié, devait être assez rétablie de sa blessure pour pouvoir les rejoindre. Ce vœu n'eut pas plus tôt été exprimé, que Payton Skah monta à cheval , et partit , déterminé à conduire le reste de sa famille sur cette terre d'abondance et de pros- périté.

En effet , sur ses premières injonctions , la petite troupe disposa tout pour le départ , et bientôt se mit en route à sa suite. En peu de jours, on arriva sur le lieu il avait laissé sa femme et ses amis. Mais ce lieu était silencieux et désert. Aucune voix amie ne salua l'arrivée des voyageurs ; les buttes étaient abattues, et des traces de sang conduisaient de leur emplacement au point de la rivière on avait jeté leurs malheureux habitans, après les avoir massacrés.

On suivit le cours de l'eau , et l'on trouva successivement tous leurs cadavres, à l'exception de celui de Tahtokah-, rejetéssurle rivage ou contre des bancs de sable.

Mais cette circonstance fut loin de calmer la douleur de Payton Skah, car il savait trop bien cpie les Mandans ,

214 CORRESPONDAIS CL ET VARIETES.

comme les Sioux, n'épargnaient jamais ni le sexe ni l'âge. Cependant il ne poussa pas un seul soupir, et donna aux yeux de ses compagnons une preuve plus grande , plus éner- gique de ses regrets , en jurant de ne pas prendre une se- conde femme qu'il n'eût enlevé les chevelures de cinq guer- riers mandans. Il remplit son carquois, sella son cheval , entonna son chant de guerre, et partit, suivi de quelques amis. Quelques lunes s'étaient à peine écoulées , que son vœu était accompli , et que les cinq chevelures pendaient à la cheminée de la hutte de Payton Skah , qui , toujours triste et rêveur, paraissait ne pas songer à former de nou- veaux liens. Mais sa mère, désirant l'arracher à cet état fu- neste, demanda pour lui la jeune Chuntay Washtay, que sa famille accorda avec empressement au jeune guerrier. Il l'ac- cepta, de son côté, pour ne pas contrarier les désirs de sa vieille mère , et finit par éprouver pour elle cette espèce d'at- tachement et d'affection calme qui est toujours la suite de l'habitude de vivre ensemble.

Un jeune Yankton, qui avait demandé Chuntay Washtay avant son mariage, et s'était vu rebuté par ses parens, com- mença à faire de fréquentes visites à Payton Skah. Mais comme celui-ci ne s'apercevait pas que sa femme lui témoi- gnât le moindre penchant, il était loin de concevoir de l'om- brage de ses assiduités. Le temps devait bientôt à cet égard lui apporter de terribles révélations.

Un jour Chuntay Washtay engagea son époux à aller à la chasse des buffles qui parcouraient la prairie. « Ils se tien- nent trop éloignés , lui dit-elle , pour que vous puissiez re- venir le même jour; mais si votre chasse est heureuse , vous pourrez me revoir demain. » Le guerrier se rendit à son désir, promit à sa femme de ne pas se faire attendre , et partit sans délai. Son léger coursier le porta avec la rapidité des vents à l'endroit de la prairie fréquenté par les buffles. Il en tua deux en peu d'instans; il les suspendit aux branches d'un arbre, et comme le jour n'était pas très-avancé, il pensa qu'il avait encore le temps de se rendre à sa hutte, il

CORRESPONDANCE ET VARIETES. ?. I î>

arriva en effet vers le milieu de la nuit. Tout était plongé

dans le silence ; les chiens , reconnaissant l'approche de leur maître, ne firent aucun bruit. 11 attacha doucement son cheval en dehors et entra dans la hutte. Quelques poignées de feuilles sèches qu'il jeta sur le foyer s'enflammèrent aus- sitôt, et à la lueur qu'elles répandirent , Payton Skah aper- çut sa femme profondément endormie , et auprès d'elle son ancien amant. A cet aspect, son premier mouvement fut de saisir son couteau de chasse, qu'il leva sur le couple criminel ; mais une réflexion soudaine vint l'arrêter, il replaça l'arme dans son fourreau, sortit de la hutte et alla chercher ailleurs du repos, et un sommeil qui n'approcha pas de ses paupières. Au point du jour, il se dirigea vers sa demeure, au mo- ment où Chuntay Washtay et son amant en sortaient. Il leur ordonna d'y rentrer, les suivit, et dit à sa femme de prépa- rer le repas du matin. Ces ordres furent exécutés sur-le- champ; elle mit un plateau de bois devant son mari, un autre devant le jeune Sioux, qui, persuadé qu'il allait mou- rir, ne démentit pas l'indifférence et la fermeté naturelles aux Indiens dans de semblables momens. 11 mangea donc en silence et sans manifester aucune émotion. Quand le re- pas fut achevé , Payton Skah prit sa pipe, la remplit de ta- bac mêlé avec de l'écorce de saule rouge , fuma quelques gorgées et la remit au jeune homme. Ils se la passèrent ainsi alternativement jusqu'à ce qu'elle fût achevée, après quoi l'époux offense dit à sa femme de ramasser tous ses vêtemens et d'en faire un paquet. Il se leva ensuite d'un air grave, et dit à son hôte : « Un autre à ma place vous aurait percé d'une flèche pendant votre sommeil; mais mon cœur est grand, je renonce à Chuntay Washtay, que vous aviez aimée et deman- dée avant moi, et qui sera plus heureuse avec vous. Je vous la cède, et afin que vous puissiez pourvoir à ses besoins, pre- nez mon cheval, mon arc et mes flèches. Allez, partez en- semble et soyons amis! » A ces mots, la jeune femme , qui toute tremblante s'attendait a avoir le nez coupé , et son amant, qui se préparait à la mort , reprirent courage et sor-

2l6 CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS.

tirent de la hutte Le guerrier y resta seul livré à ses tristes réflexions, car malgré la fermeté, la résolution de son âme, elle avait été navrée par le coup qu'il venait de recevoir. Lorsque la blessure occasionée par la perte de Talitokah avait commencé à se cicatriser, il avait réuni toutes ses affec- tions sur sa seconde épouse ; le nouveau coup qui venait de le frapper renouvelait à la fois tous ses chagrins , en lui rap- pelant les qualités et les vertus d'une compagne qu'il avait tant pleurée. On le vit bientôt s'abandonner à une mélan- colie qui chaque jour prit un caractère plus sombre et plus austère. Deux ou trois chasses infructueuses finirent par lui persuader qu'il n'avait plus de bonheur à espérer sur la terre, et que le Grand-Esprit l'avait abandonné. Il assista cepen- dant encore à une danse guerrière l'accompagnèrent les terribles idées qui l'obsédaient. Comme les autres, il ra- conta ses exploits, et finit par déclarer que, pour expier ses offenses involontaires envers le Grand-Esprit, il avait ré- solu d'aller se livrer aux guerriers mandans. Vainement on chercha à le détourner de ceprojet; il partit le lendemain matin seul et à pied.

Il marcha pendant sept jours, et le matin du huitième, il arriva sur les bords du Missouri , en face du village des Mandans. Après avoir traversé le fleuve à la nage, il vit briller des lumières dans les huttes , et entendit les aboie- mens des chiens, éveillés par son approche. Il parcourut le village à plusieurs reprises , et, surpris de ne voir au- cun guerrier , dans son impatience, il pénétra dans la pre- mière hutte qu'il rencontra. Deux femmes qui la gar- daient lui firent des questions qui restèrent sans réponse. Il couvrit sa figure avec un pan de sa robe , et s'assit dans un coin obscur de la hutte , pour attendre que la main d'un guerrier vînt lui donner la mort. Les femmes , voyant son silence obstiné , ne firent plus attention à lui , et con- tinuèrent leur conversation , par laquelle il apprit bientôt que tous les hommes du village étaient partis pour la chasse au buffle, et dans peu devaient être de retour. C'était

CORlU:SPON"PA>CE ET VARIÉTÉS. 21 J

la circonstance la plus favorable qui pût jamais se présenter pour tirer une vengeance éclatante de cette tribu. Mais Payton Skah était venu pour se livrer à ses ennemis , et non pour se venger , et rien n'était capable de le faire changer de dessein.

Il demeura donc immobile à son poste jusqu'au moment le pas d'un cheval lui annonça l'approche d'un guer- rier. Il se disposait à se diriger vers la hutte il le ver- rait entrer , lorsque le cavalier s'arrêta à la porte de celle il était, descendit de cheval, et entra, jetant sa bride à une des deux femmes, qui lui montra aussitôt Payton Skah , et lui raconta les circonstances de son arrivée. A peine le Mandan lui eut -il demandé qui il était , et ce qu'il voulait , qu'il se leva avec dignité , décou- vrit sa figure et sa poitrine , et répondit : « Je suis un homme, et, de plus, un Dahcotah; mon nom est Payton Skah : tu dois le connaître. J'ai perdu par les traits de tes guerriers des parens et des amis , et je les ai bien vengés : tu vois que ma tète porte dix plumes de l'aigle de guerre. Maintenant le maître de la vie veut que je meure, et c'est pour cela que je suis ici. Ainsi , frappe , et délivre ta tribu du plus grand en- nemi qu'elle ait jamais eu. »

Le courage est une qualité que les Indiens mettent au-dessus de tout, et qui souvent fait tomber les haines les plus invétérées. Le guerrier mandan jeta sur son in- trépide ennemi un regard se confondaient le respect et l'admiration. Il leva sa tomahawk comme pour frapper ; mais le Sioux ne fit pas le moindre mouvement , sa paupière ne sourcilla pas. Alors l'arme meurtrière s'échappa de la main qui la tenait ; le Mandan découvrit lui-même sa poitrine, et dit : « Je n'oterai pas la vie à un aussi brave guerrier, mais je prouverai que les Mandans sont aussi des hommes : frappe toi-même ; ensuite prends mon cheval, et fuis. »

Payton Skah persévéra dans sa première résolution; le Mandan refusa de rien changer à la sienne , et cette singu- lière dispute se prolongea jusqu'au moment ce dernier

2l8 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

prit la main de Payton Skah, en signe d'amitié. Il ordonna ensuite aux femmes de préparer un repas , et les deux géné- reux ennemis s'assirent et fumèrent ensemble. Le Mandan raconta qu'il était allié aux Sioux , attendu que sa mère et sa femme étaient des prisonnières de cette tribu. L'Yankton lui réponditque, puisque le Grand-Esprit ne voulait pas qu'il mourût , il allait travailler à cimenter entre les deux nations une paix solide et durable.

Bientôt le reste de la troupe arriva , et apprit la présence d'un Sioux dans le village. Les femmes poussèrent des cris de rage et de vengeance , et les liommes , agitant leurs armes, se précipitèrent vers la hutte. Mais le Mandan se plaça sur la porte, déclarant qu'il défendrait au péril de ses jouis les droits de l'hospitalité. Sa résolution , l'aspect des armes avec lesquelles il se disposait à la soutenir, en imposèrent à cette foule, qui s'éloigna pour délibérer. Les vieillards décidèrent que l'étranger devait être enfermé prisonnier dans la hutte du conseil, et attendre ce qui serait résolu sur son sort.

Indifférent à tout ce qui pouvait lui arriver, Payton Skah s'avança fièrement vers le lieu désigné, au milieu d'une garde nombreuse , et poursuivi par les cris et les malédic- tions des femmes. Son nouvel ami raconta au conseil com- ment il avait pénétré dans le village seul et sans armes , comment il avait épargné les jours des femmes et des en- fans qu'il aurait pu égorger, et la paix qu'il avait offert de négocier entre les deux tribus. Tant de bravoure et de gé- nérosité trouvèrent grâce auprès des Mandans, et rempla- cèrent la haine dont, peu d'instans auparavant, leurs cœurs étaient dévorés , et qui disparut comme la neige qui fond aux rayons du soleil. On déclara unanimement que Payton Skah serait traité comme doit l'être un brave , et renvoyé chez lui avec honneur.

En ce moment, une femme se précipita dans la hutte, perça les rangs des guerriers armés, et vint se jeter dans les bras du Dahcotah. C'était Tahtokah. sa première épouse, et l'objet de tant de regrets. Il ne répondit pas à ses caresses ,

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 211)

il ne pouvait le faire sans déroger à sa dignité ; mais il lui demanda comment elle avait échappé au massacre de la ri- vière des Moines, et quel était en ce moment son mari. Elle désigna le Mandan qui venait de lutter de générosité avec Payton Skah , et qui l'avait épousée après avoir sauvé ses jours. Elle avait à peine achevé, que ce guerrier s'approcha de l'iankton, à qui il offrit de devenir son kodah, ou frère d'armes, et de reprendre Tahtokah; car, parmi ces tribus , un Indien peut céder son épouse à son kodah. Ces deux pro- positions furent acceptées avec joie.

Cinq jours entiers furent consacrés par les Mandans à fêter le brave Yankton , qui partit ensuite , emmenant avec lui Tahtokah et trois chevaux chargés de présens par ses an- ciens ennemis. Son frère d'armes, avec une suite nombreuse, l'accompagna pendant la moitié du chemin, et reçut, en le quittant, sa promesse d'un prompt retour. En effet , deux mois s'étaient à peine écoulés , que Payton Skah était de nouveau chez les Mandans , accompagné de six guerriers sioux, qui furent reçus et traités de la manière la plus hono- rable. Un nombre égal de Mandans les reconduisit dans leur tribu , et y fut l'objet des mêmes attentions. La paix amenée par cet heureux événement s'est prolongée jusqu'à ce jour sans interruption. Quant à Payton Skah, il vit disparaître, avec la cause qui l'avait produite, la noire mélancolie qui le dévorait, fut de nouveau heureux à la guerre et à la citasse, et cessa de croire qu'il était abandonné par le Grain l- Esprit.

220 CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS.

MARIAGE EN SARDAIGNE.

Lorsqu'un jeune paysan sarde désire épouser une villa- geoise du Campidano , il cherche d'abord à obtenir le con- sentement de son père; celui-ci, après l'avoir accordé, se rend tout seul chez los parens de la jeune fille , et leur annonce dans un langage figuré l'alliance projetée entre les deux familles. «Vous possédez, dit-il, une génisse blanche et » d'une beauté parfaite ; permettez-moi de l'emmener dans » mes pâturages , car c'est elle qui doit faire la gloire de » mon troupeau et la consolation de mes vieux ans. » On lui répond dans le même style ; le dialogue devient de part et d'autre symbolique et bizarre. On demande si la génisse pourra librement errer dans de vastes et fertiles prairies, si sa litière sera fraîche et souvent renouvelée. Quelquefois , feignant de ne pas bien saisir l'objet de la proposition , les parens de la jeune fille appellent leurs enfans qu'ils pré- sentent l'un après l'autre à l'étranger en lui disant : « Est-ce » ce que vous demandez ? » Enfin , après avoir paru cher- cher long-temps, ils reviennent, amenant comme par force la jeune fille. Alors celui-ci se lève, et s'écrie en frappant des mains: « Réjouissons-nous, car j'ai trouvé ma génisse, » voilà bien celle qui fera la gloire de mon troupeau et la » consolation de mes vieux ans. »

Si la demande est favorablement accueillie, on règle sur- le-champ les affaires d'intérêt, on fixe même la valeur des cadeaux (scgnali), et le jour auquel on fera l'échange.

Lorsque ce jour est arrivé, le père de l'époux choisit parmi ses parens et ses amis ceux qui doivent remplir les fonctions de paraljmphes i, et marchant à leur tête , il les conduit en grande pompe vers la maison de la future. On

' On voit qui' ce mot est If paranumphos des Grecs ; il n'a soutien qu'une légère altération , celle de Yn en /.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 221

n'a pas manqué d'en fermer et d'en barricader toutes les portes. Les paralymph.es frappent à plusieurs reprises , at- tendent long-temps , puis ils tournent autour de la maison , en visitent soigneusement toutes les issues , tentent succes- sivement de se les faire ouvrir, appellent à grands cris les habitans , témoignent autant d'impatience qu'ils avaient d'abord conservé de gravité ; ils feignent enfin de vouloir se retirer. Ce n'est qu'à ce moment que les païens de la jeune fille commencent à leur répondre : « Que voulez-vous et » qu'apportez-vous ? » Ondras e virtudis (honneur et vertu) , s'écrient les paralymphes. A ces mots, la porte s'ouvre, le maître de la maison vient au-devant d'eux , les accueille avec cordialité , et les introduit dans la chambre de récep- tion où s'est réunie d'avance toute la famille , parée de ses vètemens les plus somptueux.

C'est alors qu'il se fait un échange de présens entre le père de l'époux et la future ; chaque paralymphe offre éga- lement ce qu'il était chargé d'apporter, échange et reçoit à son tour un léger cadeau ; ensuite on sert un repas , et les parens des deux époux se placent à la même table. Le ma- riage ne suit pas toujours immédiatement cette cérémonie. Souvent on attend, pour le contracter définitivement, que les époux aient réuni ce qui leur est nécessaire pour monter leur ménage ' . Quand tout est prêt, le mariage est annoncé à l'église pendant trois dimanches consécutifs, et huit jours avant la bénédiction nuptiale , on procède à l'importante et

Tout le mobilier doit être entièrement neuf; c'est l'épouse qui le fournit. L'époux s'occupe de la maison, et, s'il ne peut en faire bâtir une neuve, il a soin qu'elle soit blancbie et nettoyée avec le plus grand soin. C'est encore lui qui apporte tous les instrumens aratoires et ceux de sa profession. En cas de décès de la femme, tout ce qu'elle a mis dans la communauté, étant considéré comme sa dot, doit être rendu à sa famille, à moins qu'il n'y ait eu donation réciproque. Cette me- sure de prévoyance est, du reste, beaucoup plus généralement adoptée par les campagnards et surtout les gens de petit emploi , que par les habitans des villes.

■•''. CORRESPONDANCE ET VARIETES.

solennelle cérémonie du su par lu de sa robba (le transport du trousseau).

L'époux, au milieu d'une nombreuse cavalcade que for- ment ses parens et ses amis , suivi d'une quantité de chariots proportionnée au nombre des objets à transporter, arrive à la maison de sa future. Les parens lui remettent le trousseau; il le vérifie pièce à pièce, et quand tout a été successivement inspecté et placé sur les voitures , il donne le signal , et l'on se dispose à retourner à la nouvelle habitation. Deux des plus habiles joueurs de launedda ' ouvrent la marche et exé- cutent des airs champêtres. Un groupe de jeunes garçons et de jeunes filles , parés de leurs plus beaux vètemens , porte sur les épaules et sur la tète les vases ou les meubles les plus fragiles : celui-ci soutient avec grâce un large miroir à cor- niche dorée , celui-là se plaît à faire remarquer à la foule les couleurs vives et tranchantes des tableaux des deux saints patrons destinés à orner le lit nuptial; d'autres sont chargés de vastes corbeilles, sont élégamment disposés des tasses <ie porcelaine , des pots à fleurs en verre bleu, des carafes, des verres, etc. Immédiatement après marchent de front un nombre égal de jeunes filles , ayant chacune sur leur tête plusieurs oreillers garnis de fleurs , de feuilles de myrte et de rubans couleur de rose. La cruche de bronze ou de por- celaine dont la mariée doit se servir pour aller puiser de l'eau , repose sur un bourrelet écarlate , placé sur la tète de la plus belle fille du lieu. Ce vase a presque toujours une forme antique très-élégante ; il est aussi décoré de rubans et rempli de fleurs naturelles. Des enfans portent ensuite divers ustensiles de ménage ; en un mot, on lait parade de tout ce qui doit meubler la nouvelle maison.

A cette avant-garde assez bruyante succède une grave et silencieuse cavalcade, au milieu de laquelle l'époux se fait remarquer par l'éclat d'un habillement entièrement neuf cl

Instrument composé de trois ou quatre tuyaux percés de Irons comme une flûte. Le son ressemble à celui d'un orgue.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 223

parle Biche équipement de son cheval '. Bientôt après le cri perçant des essieux et le son des nombreuxgrelots annoncent le départ des chariots; ils sont traînés par des bœufs, dont les cornes sont entourées de bandelettes , et portent une orange à l'extrémité. Sur les premiers chariots sont placés des matelas qui s'élèvent en pile carrée, les bois de lit et tous leurs accessoires, des pyramides de chaises, couvertes de branches de laurier et de myrte ; viennent après les tables et les bancs , puis deux immenses commodes , dont l'une contient le linge du ménage, et l'autre les habillemens de l'épouse. Deux chariots sont occupés par l'attirail de la cui- sine et plusieurs ustensiles au nombre desquels on remarque une ample provision de fuseaux et de quenouilles , garnies de leurs touffes de lin et prêtes à être filées.

Trois ou quatre chariots, chargés de blé, forment les pre- mières provisions du nouveau ménage ; le dernier porte la meule et tout ce qu'exige en Sardaigne la fabrication du pain. Enfin , le patient molenlu, attaché par une longue corde à la meule qu'il doit bientôt faire mouvoir pour la première fois, ferme la marche d'une manière assez plaisante. La queue et les oreilles ornées de myrte et de rubans , ce pacifique ani- mal attire sur lui les derniers regards d'une multitude déjà fatiguée du long spectacle qu'elle vient de contempler ; l'hi- larité qu'il excite fait une agréable diversion à la pompe sé- rieuse qui l'a précédée. Le cortège est ordinairement suivi de près par trois ou quatre iracchc 3 dans lesquels se trou- vent plusieurs jeunes filles amies ou parentes de l'épouse; elles sont chargées de meubler la maison, et de mettre en ordre le trousseau de la future. Leur costume dans ce jour de fête est plein de grâce et extrêmement brillant.

Lorsque tout le monde est arrivé, on procède au décharge-

1 On se sert ordinairement de harnais fort riches, que les grands seigneurs se font un plaisir de prêter aux époux.

C'est un chariot garni de matelas, et que l'on couvre d'une toile. Les femmes s'en servent beaucoup dans la Sardaigne méridionale.

224 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

ment des chariots. L'époux donne l'exemple , en chargeant le premier sur ses épaules un des matelas du lit nuptial ; mais les jeunes gens lui barrent le chemin de la chambi'e, et bien souvent jettent sur lui tous les autres matelas, et l'en accablent , pour faire allusion sans doute au fardeau qu'il va s'imposer. Les jeunes amies de l'épouse rangent tous les meubles avec le plus grand soin , garnissent chaque pilier de fleurs qu'on laisse sécher et tomber d'elles-mêmes.

Enfin arrive le jour du mariage ; il est célébré à la paroisse de la fiancée. L'époux, accompagné d'un ecclésiastique de son village , de ses plus proches païens et des paralymphes , se rend en grand cortège à la maison de sa future ; dès que les mu gliacheri (gens de la noce) paraissent sur le seuil de la porte , la jeune fille se précipite aux genoux de sa mère pour lui. demander sa bénédiction; celle-ci la bénit, la console, et la confie au prêtre de l'autre village, tandis que l'époux est remis à celui de la mariée. Les deux troupes séparées s'ache- minent vers l'église au son des doubles (lûtes , au bruit du carillon des cloches et de la mousqueterie , . On se réunit pour le- repas chez les païens de la femme ; c'est que les deux époux, assis pour la première foi« l'un à côté de l'au- tre , doivent manger un potage dans la même écuelle et avec même cuillère.

Bientôt , à un signal donné , on arrache l'épouse des bras de ses parens pour l'asseoir sur un cheval richement enhar- naché qui doit la porter en pompe à sa nouvelle habitation.. Les joueurs de launedda précèdent la mariée de quelques pas ; celle-ci , dont un homme à pied tient le cheval par la bride, occupe la place d'honneur à droite de l'époux, qui se tient toujours sur la même ligne. Les parens et amis, formant une longue file , marchent aussi deux à deux , les

En Corse , on continue à tirer des coups de fusil , même dans la maison et pendant le repas de noces, surtout lorsqu'on porte des san- tés; alors on va souvent jusqu'à tirer des coups de pistolet sous la tahle.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 29.5

femmes à droite et derrière l'épouse , et les hommes à gau- che. Si le mariage a lieu dans une saison l'on redoute l'in- fluence fâcheuse des rayons du soleil, les femmes ajoutent à leur riche costume un chapeau rond de feutre, qu'elles em- pruntent ordinairement pour cette seule occasion, et qu'elles ornent de plumes, de galons, de rubans et de fleurs.

Aussitôt que le son des flûtes et les cris de joie de la foule annoncent l'arrivée de la troupe, la belle-mère de l'épouse ou sa plus proche parente se prépare à la recevoir, tenant à la main un verre d'eau et un plat contenant du blé, du sel et des dragées. Elle s'avance à leur rencontre jusqu'à l'entrée de la cour; dès qu'elle les aperçoit, elle répand l'eau et leur jette quelques poignées de ce mélange, pour marquer l'abondance qu'elle leur souhaite ; c'est ce que l'on appelle distribuer la grazia (la giâce) '. L'épouse est alors conduite sous le vesti- bule , près d'une table couverte d'un riche tapis , auprès de laquelle est placé un petit tabouret servant de marche-pied. C'est que , selon l'étiquette , l'épouse doit descendre de cheval; transportée sous le péristyle, elle baise la main de ses nouveaux parens , en signe de respect et de soumission , et elle est ensuite introduite dans la chambre nuptiale , nom- mée sa domu e letlu (la chambre du lit). Dans quelques can- tons de l'île , ce n'est qu'au moment de cette introduction que la belle-mère lui jette la grazia.

Pendant le festin, les deux époux mangent de nouveau dans le même plat et avec la même cuillère; un bal termine la journée.

D

La grazia rappelle les noix que les Romains jetaient en pareille occasion. Le verre d'eau est un reste Au rite hébreu.

i5

2?.G CORRESPONDANCE Eff VARIÉTÉS.

\OTES SUR LE JAPON

Les villes du Japon sont grandes, belles et bien bâties. La plupart sont au centre de l'empire. Miakon (Méaco) , qui en est la capitale , est située sur le bord septentrional d'un lac au trentième degré de latitude et au cent soixante-neuvième de longitude. C'était anciennement une ville fort importante, car son enceinte avait vingt-un milles de tour. Mais les babi- tans, dans leurs révoltes et dans les guerres qu'ils se faisaient, en ayant détruit la plus grande partie, elle n'est guère main- tenant que le tiers de ce qu'elle fut autrefois. Mais ce qui veste de cette ville est encore fort beau et mérite d'être vu. C'est à Miàhou que le souverain résidé; c'est que se trouve le tribunal suprême , trois personnes sont chargées du soin de rendre la justice 3.

'Traduit de l'ouvrage turc, Djihan Numa , de Hadji -Klialfah , premier secrétaire et ministre des finances d'Amurat IV.

a Méaco ou Miaco , grande et célèbre ville impériale, dans l'île de IViphon, dont elle était autrefois la capitale. Le Daïri. c'est-à- dire l'empereur ecclésiastique , y fait sa résidence avec une ombre d'autorité religieuse pour le consoler de la véritable, dont le Kubo , ou empereur séculier, l'a dépouillé.

Méaco est le grand magasin de toutes les manufactures du Japon et la principale ville de commerce. Elle est bâtie régulièrement , et toutes ses rues sont coupées à angles droits. On y comptait, en 1675, d'après un recensement qui divisait le peuple par religions , plus de six cent mille âmes. Le célèbre voyageur liœmpfer écrit Miaco dans son histoire du Japon. Ce nom, en japonais, ne signifie que ville; on le donne par excellence à Méaco, de même que les Romains disaient Urbs, pour désigner la ville de /tome. Elle est située dans la pro- vince de Jamatto.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 227

Ouchakaïa est une ville considérable et importante. Les habitans y sont riches et aisés. Cette ville est aussi le centre du commerce , et c'est que se réunissent tous les marchands. Le moins riche de ses habitans a un capital de i ooo piastres , et celui qui tient le milieu entre les plus riches et ceux qui le sont le moins possède un capital de 3o,ooo écus. Quant aux principaux commerçans, leur for- tune est immense. Trois mille soldats environ , campés hors des murs, veillent sans cesse à la garde de la ville. Lorsqu'ils ont besoin d'y aller, ils y entrent un à un, deux à deux, et puis ils se retirent.

Boungoum est le chef-lieu d'une province. Cette ville est fort grande, et assise dans une belle position. On y trouve beaucoup de chrétiens. Il y a aussi un collège ces derniers apprennent la langue japonaise, et les naturels du pays vont étudier le latin et le portugais. Elle a un port excellent sur le bord de la mer.

Kouïa possède une idole , connue parmi les habitans sous le nom de Kounboudassy. C'est dans cette ville qu'on en- terre les princes et les grands de l'empire. On vient de très- loin pour y ensevelir les morts. Mais si on éprouve de la difficulté à inhumer le cadavre, on lui arrache une dent. Aussi les habitans du pays croient que, quand on enterre une seule partie du corps d'un individu, cette personne res- suscitera dans l'autre monde avec tout ce qui composait son être. Ils pensent que ce Kounboudassy est l'inventeur des lettres qu'ils emploient. Ils disent aussi que, pareil au3Iahdji

Le père Riccioli , dans sa Géographie réformée, établit une double position de Méaco , savoir:

Longitude i56" 24' ou 167° 23'. Latitude 35° 45' ou 36° o'. Et Mac Carthy, dans son nouveau Dictionnaire géographique : Latitude nord 35° 2 4'. Longitude est i5t° 10'. ' Voyez sur le Mahdy attendu par les Musulmans la notice sur

028 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

que nous attendons, il n'est pas encore mort; qu'il a fait creuser un tombeau , qu'il y est entré , qu'il est disparu et qu'il paraîtra de nouveau. On a bâti sur sa tombe un grand oratoire les Bonzes se portent en foule, et ils vont faire leurs prières.

Fioungou est située à dix-huit parasanges de Miakou.En Tannée i 5q6 de Jésus-Christ, un tremblement de terre ayant renversé une partie de cette ville, et le reste ayant été brûlé et ruiné dans les révoltes des habitans, cette cité est mainte- nant déchue et n'offre rien de remarquable. Mais Nagouzaki (Nangasaki) est une ville grande et importante. Elle est si- tuée au milieu d'une île (l'île de Ximo). Dansiken, Founa- loum et Toussa sont des villes fameuses et considérables. Voici le nom des autres , d'après le livre de Laurent : Koungou- sùna est auprès de la mer; ses habitans embrassèrent les premiers le christianisme. Kakata est un grand port. Aux environs de Doukousada, on trouve les villes de Zéwaou, de Mancfali, de Boundyen, de Tchikoun, à'Ioiwami, de Taïngou, de Doukhy, de Rima et de Fianouiama. Les Bonzes de ces contrées habitent la plupart cette dernière ville, ce qui lui donne une grande importance.

Trois choses donnent de la célébrité à la ville de Narabou : la première est une idole d'airain dont la grandeur surpasse le colosse de Rhodes) la seconde , c'est qu'on y trouve beau- coup de cerfs apprivoisés : le peuple les adore. La troisième, c'est qu'il y a auprès de la ville un grand lac rempli de pois- sons ; comme ils sont consacrés aux idoles , on les nourrit tous les jours avec du riz. Il est défendu de les pêcher.

On trouve ensuite les villes de Nagzou, de Tounoukaiou , à'Owiad, de Mini et de Kawatchilou, qui est la principale ville de la tribu de Soun. On voit à Bandou le grand collège des Bonzes . Akoutia est une ville fameuse, les marchands

l'apparition d'un. nouveau prophète musulman en Afrique, publiée dans un des précédens numéros de la Revue des deux Mondes.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 22Q

se réunissent pour leur commerce ; mais comme elle est si- tuée au nord de l'île, le froid y est très-rigoureux, il y a dans le Japon un grand nombre de ports de mer ; le plus fameux est celui d' OkhinouJ amenions, l'on voit aborder en tout temps une quantité innombrable de vaisseaux.

DES EDIFICES ET DES .MOXUMENS

Le Japon possède des temples magnifiques, et des monas- tères pour les religieux des deux sexes. Les palais y sont vastes et somptueux. Le toit du palais du roi , d'après le ré- cit de Polo \ est couvert de plancbes dorées au lieu de plomb. Les plafonds de ses maisons de campagne sont recouverts de feuilles d'or; ils sont aussi ornés de peintures, et ils s'é- lèvent à une bauteur prodigieuse. Le roi de ce pays, appelé Taïkon, a fait bâtir, de nos jours, un palais magnifique. On a employé, pour le couvrir, mille nattes d'un prix inesti- mable, connues sous le nom de tatamis. Les extrémités de ces nattes sont garnies de soie et d'or , et travaillées avec un art admirable. Chacune d'elles a huit coudées de long sur quatre de large. Les planches qui ont servi à bâtir cet édifice sont d'un bois très-précieux , et confectionnées avec le plus grand soin. Il est presque impossible de décrire les belles choses et les ornemens que* renferme ce palais. Devant le portique, on voyait une grande place (destinée à plusieurs espèces de jeux), en forme d'amphithéâtre , de façon que les deux côtés étaient séparés l'un de l'autre. De grandes tours à trois et à quatre étages ornaient encore l'é- difice. On trouve au Japon un grand nombre de bâtimens pareils à celui dont nous venons de faire la description ; mais

C'est le célèbre vojageur Marc Pol qui le premier a signalé en Europe l'existence du Japon.

230 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

comme cette île éprouve très-souvent des tremblemens de terre , la plupart des maisons sont en bois. Cependant on voit de temps en temps des édifices bâtis en pierres de taille.

DES FLEUVES ET DES MONTAGNES.

Il y a au Japon une grande quantité de petits fleuves , et on trouve dans certains endroits des eaux thermales dont l'effet est certain et immédiat. À côté de Miakou, on voit un grand lac rempli de poissons , et dont les bords sont entourés de jardins appartenant aux Bonzes. Il y a aussi au Japon de très-hautes montagnes : deux surtout sont célèbres et re- marquables par leur élévation. A chaque instant, on voit sortir des feux du sommet de l'une d'elles, et le diable, dit-on , porté sur un nuage éclatant de lumière , se montre à quelques dévots adorateurs d'idoles qui , s'inclinant à ses pieds, lui adressent des prières. La seconde de ces mon- tagnes se nomme Kidjienouiama ; elle est plus élevée que les autres de quelques parasangcs,

J. Dumoret.

CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS. 3.3 l

II.

FRANCE.

PARIS. Statistique des salariés de l'état: La Société de Statistique a entendu, dans sa dernière séance mensuelle, un rapport fort curieux, de M. Bennistan de Château-Neuf, sur le nombre d'individus qui reçoivent de l'état un traitement quelconque. M. Bennistan a pris pour guide le budget, et son rapport « embrasse tous les rangs, toutes les conditions ; de- puis le mousse jusqu'à l'amiral, depuis le soldat jusqu'au maréchal de France, depuis l'humble desservant jusqu'au prince de l'église, depuis le simple ouvrier jusqu'au souve- rain, tout est là, c'est la civilisation, c'est la société tout en- tière.

» Ce travail montre que, sur une population de 32 millions de citoyens, dont il faut retrancher seize pour les femmes, el les trois cinquièmes pour ceux qui sont au-dessous de vingt ans , il y a en France un individu sur dix payé par l'état , et que sur un total de 6i3,5oo personnes qui reçoivent en tr.ii- temens ou salaires une somme de 347 millions, 6,200 en tou- chent 35, ou près du dixième à elles seules.

» Une autre observation s'offre encore. C'est qu'après avoir examiné ce tableau, on demeure convaincu qu'aucune éco- nomie n'est possible en France, à moins de réduire à moitié, ou de supprimer des services entiers de dépense, et cela tient bien moins à un mauvais système d'administration qu'à la vaste étendue d'un royaume qui a trois cents lieues de long sur deux cent vingt-cinq de large , et cent cinq millions d'arpens de superficie. Quand il faut développer toutes les branches de l'administration jusqu'aux derniers points d'une si vaste surface, leur multiplicité devient immense. C'est ainsi que, pour rapprocher autant que possible le juge du

232 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

plaideur, on a été obligé de créer près de quatre cents tribu- naux , et de nommer 3,54o magistrats, qui coûtent 10 mil- lions; que, pour empêcher la fraude et la contrebande, il faut entourer nos frontières d'une armée de 25,ooo douaniers, qui touchent 1 6 millions ; que, pour entretenir un simple pasteur dans chaque église de nos nombreuses communes , on paie 29 millions à 42,000 curés ou desservans. Toutefois on est loin de penser qu'à côté du nécessaire il faille laisser le su- perflu, et qu'il n'y ait rien de ce superflu dans les 33 millions que touchent 6,000 personnes.

» Si l'on divise les 607,500 individus restant par les 3i2 millions qui restent également, on trouve que chacun en obtient pour sa part une modique somme de 5i3 francs, et que cette somme se place précisément entre celles que coû- tent à l'état l'entretien d'un galérien et celui d'un soldat.

» Les réformes , la mort et d'autres causes encore font va- rier chaque année les nombres de ce tableau de quelques mille , mais la guerre les augmente tout à coup prodigieu- sement. Tels qu'ils sont, ils montrent que la France paie annuellement, en traitemens et en salaires, une somme égale à celle que présentent les revenus réunis de l'Espagne, de la Prusse et du Danemarck. »

Il résulte du travail de M. Bennistan qu'il y a en France :

3,353 magistrats, coûtant 9,724,000 fr.

42,5oo ecclésiastiques 29,000,000

n,933 officiers de toutes armes 26,374,000

i,423 officiers de vaisseaux 3,o3o,ooo

5,389 employés de tous grades dans les ministères et administrations se- condaires 1 5, 3 17,000

242,800 pensionnaires, dont 120,000 mi- litaires , 27 ,56o légionnaires et 25 ministres, etc 76,500,000

307,598 159,91 5,ooo fr.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 233

Nouvelles de l'expédition de la Favorite. La corvette la Favorite exécute en ce moment un voyage autour du monde , qui , sous le rapport de la géographie et de l'his- toire naturelle, promet à la science d'importans résultats.

Cette expédition , commandée par M. Laplace , capitaine de frégate, est partie de Toulon le 3o décembre 182c). Elle a relâché successivement au Sénégal, aux îles de France et de Bourbon, aux Séchelles, à Pondiche'ry, à Madras, à Corinji et à Sincapour, dans le détroit de Malacca, d'où nous sont parvenus, à la date du 23 août i83o, les der- nières nouvelles que nous ayons reçues de la Favorite.

M. Laplace , après avoir visité Manille , le port Jackson , traversé le grand Océan , exploré la côte ouest d'Amérique, doit opérer son retour en Europe par le cap Horn.

Déjà cet habile officier a envoyé de Pondichéry au Jardin du Roi trois grandes caisses d'histoire naturelle , riches sur- tout en mollusques et en. poissons. Les différens objets qu'elles contiennent ont été recueillis par MM. Eydoux et Baume , chirurgiens de l'expédition , qui reçoivent de M. le commandant Laplace toutes les facilités qu'ils pouvaient attendre d'un ami des sciences. La meilleure harmonie règne à bord de la Favorite, et en août i83o, tout l'équipage jouissait d'une parfaite santé.

PORTUGAL. Ancien allas manuscrit. Il existe dans la bibliothèque des Chartreux d'Evora , en Portugal , un magnifique atlas manuscrit contenant im grand nombre de cartes. Le titre porte qu'il a été dressé par Ternâo Vaz Dourado , cosmographe portugais à Goa, en 1572. Une note écrite sur l'atlas apprend qu'il avait appartenu à l'archevêque d'Evora, dom Théodose de Bragance, qui en fit présent aux chartreux d'Evora. Cet archevêque est mort au commence- ment du xvne siècle.

Les cartes dont il se compose sont coloriées , et toutes les découvertes y sont marquées d'après les noms de ceux qui les ont faites. Les établissemens portugais et espagnols sont

234 CORRESPONDANCE ET VARIÉTÉS.

distingués par de petits pavillons aux couleurs de chacune de ces nations.

Le pays au sud de l'embouchure du fleuve Saint-Laurent , dans l'Amérique septentrionale , est désigné par ces mots : « Terre des Corterreal (Terra dos Corterreacs). » La terre de Labrador est placée vers le 700, et les caps en sont indiqués par des noms espagnols et portugais, pour inarquer par le- quel de ces deux peuples ils ont été découverts. Le plus sep- tentrional porte le nom en portugais de Cap -Blanc (Cabo- Branco).

Dans l'emplacement occupé par la côte septentrionale de la Nouvelle-Hollande ou Australie , on voit une immense côte dessinée, avec un grand nombre de promontoires, ayant tous des noms espagnols. Le pavillon de Castille est peint sur cette carte , et on lit au bas ce qui suit :

« Cette côte fut découverte par Ternào de Magalhaens (Magellan), par ordre de l'empereur Charles, dans l'an- née l520. »

La personne de qui je tiens ces renseignemens croit avoir vu également sur cette carte une côte tracée qui correspond à la Nouvelle -Guinée, avec la dénomination de « Terre des Papous {Terra dos Papuas); » mais elle n'en est pas bien certaine.

Les îles de Lieu Kiou , et une foule de caps , de baies , de fleuves et de côtes qui portent aujourd'hui des noms donnes par des navigateurs qui les ont visités postérieurement , se trouvent également marqués sur les cartes de cet atlas avec des noms portugais pour la plupart.

Adrien Balbi.

St-PÉTERSBOURG. < Lettre sur le choléra - morbûs. Si la marche progressive du choléra-morbus depuis les limites les plus reculées de l'Inde jusqu'aux frontières oc- cidentales de l'empire prouve sa propriété éminemment

' 27 janvier l83i .

CORRESPONDANCE ET VARIETES. o35

transmissible et contagieuse , son séjour et sa stagnation pen- dant plusieurs années consécutives dans le gouvernement d'Orembourg et vers l'embouchure du Volga établissent sa tendance à se naturaliser en Russie : d'un autre côté , l'irrup- tion générale et envahissante qui a eu lieu vers le printemps de l'année dernière démontre sa propriété expansive sur les différentes populations de l'Europe , sous quelque condition de climat , de latitude et de localité qu'elles se trouvent.

Affectant plus spécialement le peuple et toutes les classes indigentes de la société , il est naturel de voir dans les condi- tions relatives au genre de vie, aux occupations, aux habi- tudes de propreté , aux différences qui résultent de l'abon- dance ou des privations , des causes qui favorisent ou empê- chent son invasion chez les individus.

L'observation médicale appliquée à l'organisation physique de la classe inférieure en Russie a signalé l'existence d'un fait qui doitti-ouver ici sa place. Inerte et apathique, le paysan russe aux prises avec la maladie se trouve , dès son début , accablé et comme anéanti par elle : il cherche vainement dans sa constitution une force active de résistance , de sorte que, quoique plus robuste en apparence, sa nature est moins vwace que celle des habitans d'autres pays le système ner- veux est plus développé.

La principale cause de cette atonie remarquable doit être attribuée à l'usage immodéré des boissons fortes et des li- queurs. Or ces liqueurs n'étant autre chose que de l'alcool de grains, substance extrêmement diffusible , amènent pres- que instantanément un état complet d'ivresse qui n'est point accompagné de ces effets toniques produits sur l'organisa- tion par le vin ou les esprits qui en proviennent , mais dont la terrible conséquence est à la fois l'abrutissement moral et une sorte de léthargie physique.

De résulte pour le peuple , en Russie , une plus grande tendance à contracter les maladies du genre du choléra- morbus, et à les ressentir dans une plus grande intensité.

Ces considérations préliminaires , déduites des faits gêné-

236 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

raux et des circonstances locales , doivent diriger l'apprécia- tion des probabilités de la propagation du clioléra-morbus au-delà des localités actuellement envahies.

Pour atteindre ce dernier but, il faudra rechercher d'abord si l'amélioration momentanée de l'état sanitaire , dans le cas elle existerait réellement, n'est pas plutôt l'effet de la marche naturelle de la maladie et du retour de l'hiver, que le résultat des moyens employés pour la combattre , ou le présage de sa disparition complète ; puis, si la confiance que témoigne aujourd'hui le gouvernement russe est fondée sur une conviction certaine et des données positives. La diminu- tion de la maladie dans ses attributs de gravité , de fré- quence et de contagion , est un effet naturel qu'on remarque dans toutes celles qui se développent en grand sur les masses. Elles ont leur période d'accroissement , leur terme de plus haute intensité , ainsi que leur déclin. Considérées dans leur ensemble , elles agissent sur le corps social comme une affec- tion spéciale sur un individu isolé. C'est un accès qui com- mence, qui s'accroît et qui finit, mais qui peut, après un intervalle de repos plus ou moins long , être suivi d'une autre crise que distingueront les mêmes phases.

Par suite de ce phénomène dont l'expérience a démontré la légalité , mais dont l'opinion commune n'a pu reconnaître l'existence , le choléra-morbus , déclaré d'abord contagieux et même regardé tacitement comme pestilentiel , est presque généralement considéré aujourd'hui comme ayant perdu ces attributs redoutables. D'où peut toutefois provenir une opi- nion si rassurante? Les découvertes médicales ont-elles jeté de nouvelles lumières sur cette maladie ? A-t-on déterminé sa nature, ses causes, ses effets? En connaît-on mieux au- jourd'hui le principe ou l'origine? L'observation scientifique enfin a-t-elle indiqué des moyens préservatifs ou des mé- thodes curatives d'une incontestable efficacité? Jusqu'à ce moment , il faut bien l'avouer, le silence de la médecine au- torise à penser que ce n'est pas sur sa conviction que l'on se fonde pour se livrer, avec confiance aux chances de l'avenir.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. ïS']

Les médecins, en effet, ne voient dans la situation pré- sente qu'un assoupissement naturel de la maladie , non plus sur un seul point, comme dans les années précédentes, non plus sur les confins de l'Asie , mais dans un nombre incal- culable de foyers, dans le centre, au sud, à l'ouest de l'em- pire, en sorte qu'il suffira désormais d'une réunion de cir- constances favorables à son développement pour occasioner une irruption générale dans tout l'occident de l'Europe.

D'après leur opinion , on peut donc regarder la position sanitaire de la Russie et des états limitrophes , comme émi- nemment critique et appelant les plus sérieuses méditations. Il suffit, pour s'en convaincre, d'énumérer les conditions pro- bables d'une extension rapide du mal, d'apprécier l'ensemble effrayant qu'elles offriront au retour du printemps prochain , lorsque les causes naturelles viendront se combiner avec celles qu'offrent déjà les circonstances particulières du mo- ment actuel.

D'une part , nous voyons la maladie disséminée depuis les rives delà mer Caspienne et de la mer Noire jusqu'aux bords de l'Oka et aux frontières de la Pologne , tandis que la pré- voyance de l'administration impériale , au lieu de doubler les moyens de préservation , est subitement absorbée par d'autres sollicitudes.

De l'autre , la marche des troupes , le transport des sub- sistances et du matériel, le mouvement occasioné par la con- centration sur un seul point d'une armée de deux cent mille hommes, rendent nécessaires un contact et des communica- tions qui ne permettent plus de régulariser le service sani- taire. On a donc presque partout supprimé les quarantaines. Déjà plusieurs localités , parmi lesquelles on cite la ville de Toula , ont senti les effets de cette mesure intempestive , et sont aujourd'hui envahies par la contagion. Cependant la saison actuelle est bien moins favorable au développement du cholera-morbus , que ne le sera le printemps qui va com- mencer.

C'est alors que pourront se réunir tous les élémens d'un

?38 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

désastre immense et général , et leur influence n'étant plus combattue par un système de préservation, jugé désormais inutile , il est impossible de prévoir pourra s'arrêter la contagion.

Telles sont les conséquences probables des nouvelles in- structions adressées aux gouverneurs des provinces, et par- ticulièrement aux autorités de Moscou. De ce que le nombre des malades a pi'Ogressivement diminué pendant le mois dernier, on a tiré l'étrange conclusion que le mal était ex- tirpé jusque dans sa racine. « Le cboléra-morbus, dit un des » derniers bulletins de Moscou, étant presque entièrement » éteint, on a jugé convenable de lever les quarantaines ex- » térieures, et désormais les précautions sanitaires seront » concentrées dans la ville. » Il n'y a plus aujourd'hui, de Saint-Pétersbourg à Moscou , de cordons sanitaires qu'à la hauteur de Tzarskoe-Zelo et sur la frontière des gouverne- mens de Tver et de Moscou. Du reste , les communications sont libres entre les diverses provinces et la seconde de ces capitales. Ses relations commerciales , long-temps suspen- dues, sont aujourd'hui reprises, et l'on propage ainsi une sécurité trompeuse sur la foi de la presque entière extinction d'une maladie contagieuse.

Et cependant, tandis qu'Astrakan, Nijnei, Saratow et Mos- cou jouissent d'une tranquillité temporaire, le choléra-mor- bus se porte avec une activité nouvelle aux frontières occiden- tales de l'empire. C'est qu'il prépare peut-être son invasion la plus terrible. Les foyers existent : les troupes se concen- trent; la guerre avec tous les maux qu'elle entraîne à sa suite, les marches forcées , les dangereuses nuits du bivouac , la mauvaise nourriture , toutes les intempéries des saisons , et pour surcroît de misère , une agglomération de population juive, avec sa malpropreté native, son activité, ses habitudes avides et mercantiles , tout se réunit , tout s'accumule pour receler d'abord, pour produire et pour propager plus tard cet épouvantable fléau.

Toutefois un coup - d'œil rapide sur l'historique de la

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 2.3f}

maladie et suv l'aspect qu'a présenté , pendant l'année der- nière, l'état sanitaire de la Russie, pourra servir à démon- trer qu'il eût été possible d'élever alors des barrières insur- montables au choléra-morbus.

Dans ls cours de son incursion , on le voit partout se pro- pager chez des populations nouvelles, par la communication des individus, le transport des denrées et l'inobservation des réglemens préservateurs. Il apparaît à Astrakan , vers l'été de 1823, importé par des caravanes venues de l'Inde, en traversant la Perse. Aussitôt des mesures sévères et bien entendues sont arrêtées par une administration clairvoyante. Un médecin actif , éclairé, entreprenant, le docteur Reh- mann, demande des pleins pouvoirs : il se fait fort de cir- conscrire le mal et de l'empèclier de sortir d'Astrakan. On le laisse agir ; il tient sa promesse. La maladie semble éteinte ; elle n'était qu'assoupie. Cependant on néglige les précautions d'abord prescrites ; le mal reparaît plus tard. On le comprime encore ; mais il n'y a plus d'ensemble dans les mesures , et l'autorité qui doit veiller au salut du pays n'est plus con- centrée dans des mains aussi prévoyantes. Dès lors , le mal n'étant plus contenu par des liens suifisans , s'échappe et se répand de toutes parts. Les quarantaines qui doivent pré- server les localités saines ne sont d'abord établies que dans des lieux infectés : la contagion les précède à Saratow, à Nij- nei , dans le Caucase, en Crimée ; le service sanitaire ne s'or- ganise pas pour prévenir : ce ne sont plus des cordons pour arrêter le mal , mais seulement des ambulances pour traiter les malades. A Moscou même, malgré l'importance de cette seconde capitale de l'empire , malgré la marche régulière du fléau qui s'avance progressivement veis elle, on semble, jus- qu'au dernier moment , n'en pas croire l'irruption possible , et L'on ne ferme les portes que quand il est déjà dans la ville; encore faut-il la présence du souverain lui-même pour que les lignes , tardivement posées , soient maintenues. Elles le sont, grâce à l'empereur. Dès ce moment , la maladie, con- finée dans l'intérieur, ne sort plus des barrières : malgré

?./[0 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

leur inquiétante proximité, Tver, Toula, Smolensk sont préservées. Bientôt on isole les différens quartiers de Mos- cou. Lorsqu'on adopta cette mesure, plusieurs de ces quar- tiers n'avaient pas ressenti les atteintes du clioléra-morbus ; il n'y a point pénétré : bien plus , des faubourgs entiers , pendant trois mois de contagion , n'ont pas compté un seul malade.

"En résumant les conséquences naturelles des considéra- tions qui précèdent , on doit donc reconnaître :

Que depuis son invasion en Russie, jamais le choléra- morbus n'a offert plus de chances fâcheuses , et que, sous le rapport médical , l'admiuistration , loin d'être fondée à né- gliger les soins de la prévoyance sanitaire , aurait redou- bler de zèle et d'activité pour en diriger plus efficacement l'application ;

Que les connaissances scientifiques sur la nature de cette contagion, sur les moyens curatifs à employer contre elle, étant restées stationnaires au milieu des progrès du mal, on ne trouve dans les circonstances présentes que des causes probables de plus grands désastres ; car :

Les foyers anciens de la contagion ne sont pas éteints, et ne sont plus surveillés ;

20 Ceux qui se sont formés nouvellement réunissent plus de conditions favorables à l'extension du mal ;

L'influence de la chaleur et de l'humidité de la saison prochaine doit augmenter encore ses causes de propagation et d'intensité;

Toutes les causes naturelles venant se combiner avec les circonstances particulières les plus défavorables , il doit en résulter un danger imminent de contagion pour les états li- mitrophes-

Il faut enfin reconnaître que la véritable raison des derniè- res mesures adoptées par le gouvernement , ne pouvant se déduire des faits relatifs à l'état sanitaire, doit résider dans la nécessité de satisfaire à des intérêts d'une autre espèce, qu'on regarde comme plus pressans.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 1^1

Les médecins les plus sages et les plus éclairés sont unani- mes dans leurs craintes ; ils ne trouvent que des explications politiques à donner aux dernières décisions du gouvernement impérial. La possibilité d'une nouvelle et plus terrible inva- sion de la maladie , vers le printemps prochain , leur semble démontrée , et la marche constante que , depuis son départ des Indes , le choléra-morbus a suivie vers l'ouest , leur in- spire des inquiétudes réelles pour la préservation de l'Occi- dent continental.

Au reste, si le choléra-morbus approchait de l'Allemagne, la prudence et l'activité que déploieraient contre la conta- gion les gouvernemens ainsi que les populations de ces con- trées , serviraient de premier rempart à la France , et lui laisseraient le temps de fonder sur des bases solides et ré- gulières les garanties de la santé publique.

GRÈCE. Pénurie du trésor. Les mesures prises par le gouvernement grec décèlent l'extrême pénurie du trésor public. Les droits de douane viennent de recevoir une aug- mentation qu'on peut appeler immense pour le commerce : les marchandises étrangères , outre la taxe de dix pour cent à laquelle elles étaient imposées jusqu'à présent à leur arrivée en Grèce, et qui était calculée sur le prix courant de la place, paieront désormais six pour cent en sus, lorsqu'elles devront être expédiées ailleurs, de manière que toute marcbandise, pour peu qu'elle ait en Grèce un mouvement de circulation, se trouve à présent grevée d'un droit de seize pour cent. C'est le dernier coup que le gouvernement réservait au com- merce de ce pays , déjà si languissant , que toute spéculation y est devenue à peu près impossible.

En raison des besoins urgens du trésor, le gouvernement se dispose à vendre les dîmes des provinces pour l'année prochaine. On conçoit aisément que , vu l'état provisoire des choses , et l'intervalle de temps qui devra s'écouler avant que les adjudicataires de cette ferme de l'impôt foncier puissent rentrer dans leurs avances, cetteadjudicationnepourracertai-

tome i. 16

•l[\X CORRESPONDANCE ET VARIETES.

nement s'effectuer qu'à des conditions ruineuses pour le trésor* Mais les droits exagérés ne sont pas le seul impôt qui pèse sur le commerce, et paralyse son action. La monnaie est elle-même une entrave continuelle aux transactions com- merciales. Le président, qui exige que tous les mouvemens de la société qu'il dirige portent l'empreinte de ses volontés , et que les usages , les besoins , les intérêts disparaissent de- vant cette toute-puissance , ordonne de se servir exclusive- ment dans tous les comptoirs , de la monnaie qu'il a créée (le phénix). Cette monnaie a presque entièrement disparu, on n'en voit plus que peu ou point dans le commerce. Toute la circulation se compose de quelques monnaies très - mal frappées, en mauvais cuivre , de 5 et 10 paras l'une.

CORFOU. On a découvert dernièrement un danger entre le cap Chiéfali ' (partie occidentale de l'île de Corfou) et la petite île de Diaplo.

Il y a sept pieds d'eau sur la partie la plus élevée de ce rocher, qui est de forme triangulaire ; chacun de ses côtés a quinze pieds de longueur ; il est placé sur un plateau de roches qui n'a pas plus de 10 brasses d'étendue, sur lequel il n'y a que 3 à 4 brasses d'eau , tandis qu'autour on en trouve 10 et 1 1 brasses. Ce danger est situé aux 3/5 de la distance comprise entre le cap Chiéfali de Corfou et l'île de Diaplo , et se trouve sur la route des bâtimens qui viennent du S. O. pour doubler le cap Drasti.

Les relèvemens suivans ont été faits sur plusieurs points au moyen d'une boussole azimuthale, et en relevant un petit pavillon qu'on avait placé sur la roche.

Quand on est sur la partie la plus basse de la pointe N. de Diaplo , la roche reste au S. 33° 3i' E. de la boussole.

Etant sur la pointe S. de la même île, elle reste au S. 85° o' E

' Sur la carte de la mer Adriatique, publiée par le Dépôt de la ma- rine, en 1820, le cap Chiéfali porte le nom de P ointe- Arilla , et le cap Drasti, celui de cap Sidari.

CORRESPONDANCE ET VARIETES. ifô

Etant sur le cap Chiêïali, elle reste au N. 4o° o' ouest.

Etant sur le cap Drasti, elle reste au S. 700 o' ouest.

Les marques que l'on peut prendre pour trouver cette roche sont les suivantes : le cap Chiéfali sur la côte d'Alba- nie, se découvrant par-dessus la pointe qui se détache du cap Drasti ; la petite île de Samotrachi et la grande roche en forme de navire , cachée entièrement par la partie sud de l'île de Diaplo ; une éminence remarquable qui se voit dans la terre élevée à l'est du cap Linguetta, dans la direction du centre de l'île Mer! ère ; trois collines de Fano paraissant par- dessus les terres hautes de Diaplo ; enfin, le Rocher-Navire du sud, vu ouvert de 20 48' au sud de la pointe de Diaplo.

On est au N.-E. de la roche , quand l'extrémité N.-E. de Fano paraît découverte à droite de la pointe basse, située au N. de Diaplo. Pour éviter le même danger au sud , il faut toujours conserver la partie méridionale de Samotrachi au S. du grand rocher en forme de navire. Ce même rocher doit paraître dans toute sa largeur au S. de Diaplo. Ces marques font passer à une encablure de la roche par 8 1/2 et 9 brasses d'eau.

Pour passer entre la roche et Diaplo , on doit tenir le cap Chiéfali d'Albanie , qui paraît comme une petite montagne noire, d'une couleur beaucoup plus foncée que la terre éle- vée qui est derrière lui, dégagé au N. du cap Drasti. De cette manière, on est sûr d'éviter la roche , et d'en passer à une encablure par 8 1/2, g, 10 et 1 1 brasses d'eau.

Pour passer au N. de la roche , on doit tenir le plus S. du Hocher-Navire entièrement dégagé de la partie méridionale de Diaplo.

On trouve de la roche à la pointe S. de Diaplo , 5, 7, 10, i3 et i5 brasses ; de la roche à la pointe N. 5, 7, 1 1 , i3, 10, 8, 6, 5 et 4 brasses; au cap Chiéfali, 10, 12, i3, 12, 11, 9, 7, 5, 4 et 23, 4; au cap Drasti, 8,9, 10, 9, 7,6 1/2, 8, 12, 8, 7, 9 1/2, 6 1/2 et 7 et 5 brasses : ces deux derniers fonds de roches.

Ayant fait une ligne de sonde entre le cap Chiéfali et l'île Caravi , on a trouvé un fond irrégulier variant tout à coup de

2. j4 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

y à 5 brassés : mais auprès du cap le fond est régulier, et va de 7 à 4 brasses.

Comme il n'y a pas de marques à terre qui puissent servir de guide à un bâtiment pour passer à l'est de ce danger, on recommande de ne pas essayer de le faire. Si cependant on y était forcé, on doit tenir l'extrémité de la pointe de terre auprès du cap Linguetta, découverte à l'O. de l'île Merlère ; mais ces marques ne sont visibles que par un temps serein.

Les observations faites avec la boussole sur les divers points indiqués ci-dessus ont été vérifiées au moyen des angles me- surés sur la rocbe même.

On a remarqué, étant sur la roche, par une belle mer et avec un petit vent de S.-O., que le courant portait au N.-E. i/4 N. de la boussole. Sa vitesse était de deux nœuds. En fai- sant voile de Corfou à Diaplo, le fond, pendant toute la route, était très -clair et presque partout d'argile molle.

AFRIQUE. Chute d'une partie de la moniagnc de la Table au cap de Bonne-Espérance. Au mois de juin der- nier, les habitans de la partie haute de la ville du Cap ressen- tirent une secousse semblable à celle d'un tremblement^de terre, qui les jeta dans la plus grande consternation. Un bruit violent, qui se prolongea durant trois quarts de mi- nute , s'étant fait entendre , une partie des habitans se pré- cipitèrent dans les rues, tandis que les autres, montés'sur le toit des maisons , s'informaient de la cause de l'effroi qui se répandait dans la ville. On apprit bientôt que c'étaient deux masses énormes de rochers qui s'étaient détachées de la montagne de la Table , à une hauteur qu'on ne put cal- culer, parce que le faîte du précipice était alors enveloppé de nuages. Une de ces masses était beaucoup plus grosse que l'autre , et un témoin oculaire prétend qu'elle devait peser de quarante à cinquante tonneaux. On présume qu'un incendie qui éclata peu auparavant dans des herbes sèches et des broussailles fit fendre le rocher, et que les grandes

CORRESPONDANCE ET VARIETES. l'fî

pluies, survenues depuis, ayant miné le sol sur lequel il reposait, ces deux quartiers avaient s'en détacher.

ASIE. Le capitaine Mignan a publié dans les journaux de Bombay un nouveau projet de communication par les ba- teaux à vapeur, entre l'Angleterre et l'Inde, parle golfe Per- sique. Suivant M. Mignan , un bâtiment à vapeur pourrait exécuter le trajet de Bombay à Bassorab, et gagner même la barre du fleuve dans l'espace de douze jours ; de un navire à voiles ou un petit bâtiment à vapeur tirant cinq pieds d'eau ( les grands paquebots de Rotterdam n'en tirent pas davan- tage) irait en huit jours à Bêles, sur l'Euphrate , d'où la distance par terre à Antiocbe, en passant par Alep, est seu- lement de cent vingt lieues, par une route excellente; d' An- tiocbe à Londres il ne faudrait que quinze jours, de sorte que le voyage de l'Inde en Angleterre pourrait se faire en cinq semaines.

Un navire arabe, arrivé dernièrement à Bombay, delà mer Rouge , y a apporté deux cent cinquante balles de fd de coton apprêté sortant des filatures qu'Ali-Pacba possède auprès du Caire. Il en a expédié en outre cinq cents balles à Surate, mille à Calcutta, et il a, dit-on, l'intention d'y envoyer l'année prochaine des draps longs , des madapol- lams, etc., provenant de ses manufactures, il a déjà établi plusieurs métiers mus par la vapeur.

ÉTATS-UNIS. Deux voyageurs américains, MM. Smith et Jackson sont revenus le 7 octobre i83o à Saint - Louis (Missouri), d'un voyage de découverte dans la partie occi- dentale de l'Amérique du nord. Ils avaient quitté les mon- tagnes Rocheuses au commencement d'août, et ramenaient deux chariots à quatre roues qu'on leur avait expédiés au printemps , et qu'ils rencontrèrent près de ces montagnes. Ces voyageurs ont rapporté une quantité considérable de fourrures, dont la vente les indemnisera amplement de leurs avances et de leurs fatigues. Ils n'ont éprouvé dans

246 CORRESPONDANCE ET VARIETES.

leur trajet aucun accident sérieux , et n'ont point perdu un seul homme de leur suite. M. Smith a passé cinq ans à explorer le pays situé entre le golfe de Californie et l'em- bouchure de la Columbia. Nous espérons pouvoir bientôt donner des détails plus circonstanciés sur la contrée que ces voyageurs ont parcourue.

Nouvelle cloche à plongeur. L'on a dernièrement essayé dans le port de Barnstable , aux Etats - Unis , une nouvelle machine à plongeur. Bien que l'eau fut bourbeuse dans l'endroit l'expérience eut lieu , et que la surface en fût agitée par un vent violent , elle donna les résultats les plus satisfaisans. Une boîte de trois pieds de long sur un de large, et remplie de pierres, fut jetée à trois reprises diffé- rentes de dessus le pont d'un navire , dans quatoi-ze pieds d'eau , et autant de fois saisie par le plongeur et retirée par l'équipage. Le plongeur descendait et remontait sans le secours de personne , et avec la plus grande facilité ; il se servait de ses bras aussi librement que s'il eût été' à terre , et n'éprouvait pas la moindre difficulté pour respirer. Le courant, qui avait une vitesse de quatre nœuds à l'heure , n'entrava nullement les opérations de la machine. Le plon- geur pouvait voir à quelques perches de distance en tous sens, malgré le peu de limpidité de l'eau, et apercevait distincte- ment des objets placés à vingt ou trente pieds de lui. Durant les huit heures qu'on laissa la machine sous l'eau pour met- tre sa solidité et son imperméabilité à l'épreuve , elle ne fit que huit gallons d'eau. On peut s'en servir jusqu'à la pro- fondeur de vingt-deux pieds pour construire des ouvrages de maçonnerie , et retirer des objets ensevelis sous les flots.

Remède contre la morsure des serpens venimeux. Le consul des Etats-Unis à Juan-Baptista-Tabasco (Guatemala), M. Henri Perrine , a envoyé dernièrement au docteur Sa- muel Mitchcll , de New-York , une boîte pleine de vejuco

CORRESPONDANCE ET VARIETES. 1^

del guaco , plante renommée dans ce pays pour guérir la morsure des serpens venimeux. Les indigènes et les noirs de Santa-Fé (Colombie) s'en servent depuis long-temps, et la trouvent fort efficace. Non-seulement elle arrête les pro- grès du mal, mais c'est encore un préservatif contre la mor- sure. Les naturels du pays , qui connaissent ses propriétés , en portent ordinairement sur eux , et peuvent prendre dans leurs mains les serpens les plus dangereux. Don Pedro Oribe y Vargao , qui le premier a décrit les vertus de cette plante dans le Mercure d'Espagne, rapporte avoir vu un noir saisir un de ces reptiles de l'espèce la plus venimeuse , sans que celui-ci eût cherché à lui faire le moindre mal. M. Oribe ajoute qu'après avoir lui-même fait de nombreuses expé- riences, et toujours avec succès, il a publié un mémoire sur ce précieux antidote dans un ouvrage périodique de Santa- Fé. On l'appelle vejuco del guaco , du nom d'un oiseau de proie qui se nourrit principalement de serpens , et dont le cri monotone ressemble au mot guaco.

Fossiles de Big-Bone-Lick. On a découvert dernière- ment à Big-Bone-Lick, comté de Boone, dans le Kentucky, des ossemens gigantesques , dont un squelette colossal , qui appartient à une espèce non décrite , de soixante pieds de long sur vingt-deux de haut , paraît être , d'après l'inspection des dents , celui d'un animal Carnivore. Parmi les os appar- tenant à d'autres espèces , et enfouis ensemble , sont deux ■pieds de cheval un tiers plus gros que ceux des chevaux ac- tuels. Cette circonstance est d'autant plus remarquable que le cheval n'existait point en Amérique lors de la découverte, et que les traditions des Indiens ne font mention d'aucun animal ayant de l'analogie avec celui-là. Ces fossiles ex- traordinaires ont été trouvés à vingt pieds de la surface de la terre, dans une couche de limon noir (black mud), lequel est au-dessous d'un banc d'argile jaune , de douze à quinze pieds d'épaisseur. Le sol est une alluvion de dix-huit pouces. Le possesseur de ces débris d'un autre âge les a transportés

2.4& CORRESPONDANCE ET VARIETES.

à Cincinna , ils sont exposés comme une rare curiosité. Il doit ensuite les montrer à New-York , et peut-être leur fera-t-il passer la mer pour les soumettre à l'examen de nos savans d'Europe.

Pillage de Fall-Rwer. A vingt milles de Providence, dans la Nouvelle-Angleterre , sur les bords d'un torrent qui tombe de chute en chute d'une montagne escarpée , s'est élevé tout à coup, et comme par magie, au milieu des ro- chers , un village florissant qui porte le nom de la rivière qui lui donne la vie et la prospérité. Il y a quelques années , ce n'était qu'un bois sauvage qu'animaient seulement le bruit des cascades et le cri bruyant des pics (oiseaux du geni'e pie-vert très-commun en Amérique) ; maintenant c'est une petite ville qui compte seize grands édifices consacrés à la fabrique des tissus de coton. Trois mille ouvriers y sont oc- cupés. Le village a cinq auberges et deux journaux. Ce qui excite surtout l'intérêt et la surpi'ise des étrangers dans ce village , c'est la grande fabrique de clous du colonel Yalen- tine , dans laquelle une barre de fer est convertie en un baril de clous avec une facilité merveilleuse. La baiTe ardente, divisée par des cylindres tranchans et par des ciseaux que les chutes d'eau font mouvoir, tombe en une pluie de clous sur un étage inférieur, les barils les reçoivent pour être li- vrés au commerce. Les eaux de Fall-Rwer, après avoir servi ces fabriques, portent le steam-boat qui va à Providence, et dont on se sert pour remorquer des batimens.

îjfcroloijjtc

DE 1830.

Dans l'avant-propos de son éloquente note sur la Grèce, M. de Chateaubriand fait remarquer avec quelle effrayante rapidité se retirent les personnages du grand drame qui, de- puis quarante ans, se joue sous nos yeux. Cette triste réflexion d'un homme de génie devient plus affligeante encore lorsque l'on reconnaît combien de noms célèbres ou distingués ont été rayés de la liste des vivans dans le court espace d'une seule année.

Pie VIII, George IV, François Ier de Naples , et Char- lotte-Joachime , reine douairière de Portugal , doivent pa- raître les premiers dans cette revue funèbre. Autour d'eux se pressent plusieurs princes: le dernier des Condés, le jeune infant d'Espagne Philippe -Edouard -Marie, la duchesse douairière de Saxe-Weimar Eisenach, le grand-duc de Bade, le duc Guillaume de Wurtemberg , le duc d' Anhalt Coethen , Louis X , grand-duc de Hesse-Darmstadt , et les landgraves Chrétien et Charles-George de Hesse.

La Chambre des Pairs a rendu les derniers hommages à seize de ses membres : le duc de Bourbon , prince de Condé l le maréchal marquis Gouvion-Saint-Cyr , le cardinal de

Les noms imprimés en caractères italiques indiquent les répétitions nécessitées pour la subdivision de celte revue.

25o NÉCROLOGIE.

Clermont-Tonnerre , le duc de Lévis ; les marquis de Lally- Tolendal , Barthélémy , d'Ecquevilly et de Béthisy ; l'abbé Feutrier, et les comtes de Beaumont, de Machault, Louis de Kergorlay, Colchen, de Ségur, de Sainte-Suzanne et de Villemanzy. Un seul des membres dont la nomination a été annulée par la Charte de i83o, l'abbé Morel, de Mons, a succombé depuis les événemens de juillet.

La Chambre des Députés n'a perdu que trois de ses mem- bres : MM. Benjamin Constant (Bas-Rhin), Guilhem (Maine- et-Loire), et Galoz (Gironde).

Les premiers rangs de nos guerriers se sont éclaircis. L'armée a perdu le maréchal Gouvion-S aint-Cyr ;

Les lieutenans-généraux comte Pacthod , baron Jeannin , vicomte Domon, comte de Sainte-Suzanne, comte de Beau- mont, comte Vandamme , baron Maurin , comte d'Oilliam- son , Duverger , Guin de Montagnac , comte Bozon de Ta- leyrand-Périgord , d'Aubier-de-Rioux , baron d'Arnaud , marquis REcquevilly , marquis de Roncherolles , et Bo- namy ;

Les maréchaux-de-camp baron Barbanègre , immortalisé par la défense d'Huningue , de Sainte-Suzanne , Cauchois , baron de Bazancourt , chevalier de Pont , duc de Ucis , vicomte de Chappedelaine , Le Couturier , comte Degros , Burthe , Beauvais , Landrieux , marquis de Marcieu , comte de Chasseloire, comte de Castella, baron d'Itteville, vicomte Balathier , comte Charles de Polignac , comte Alexandre , comte de Valory , Mouton , Deschaberts , et comte de Chas- tenay-Lanty ;

Les colonels d'Aultanne, de Turenne , Laine, de Pleine- &elve, Verdier, et de Solminihac.

La marine regrette les contre-amiraux Pasquier, de Ville- blanche, de Grimaldi et Dupac de Bellegarde.

Les sciences ont éprouvé des pertes irréparables. Elles ont vu tomber le baron Fourier, secrétaire de l'institut d'Egypte ; les illustres géographes Rennel et Gosselin , l'anatomiste ba- varois Soeinmering, le chirurgien corse Sisco, le savant en-

NÉCROLOGIE. 25 I

tomologiste piémontais Bonelli , l'archéologue romain Guat- tani , le géologue et botaniste Cervantes , et le minéralogiste Bustamente, l'un et l'autre Mexicains ; le pharmacien Seguin, le naturaliste Dumont de Sainte-Croix , le chimiste Carny , les docteurs Sue , Désormeaux et Bouvenot ; le capitaine Boteler , voyageur mort sur la côte occidentale d'Afrique ; Bradforth , voyageur américain mort à Jérusalem ; Billy, bibliothécaire du Conservatoire des Arts et Métiers , et Du- bois-Foucon, dentiste inamovible de Louis XVI, Napoléon, Louis XVIII et Charles X.

Les lettres ont subi plus de pertes encore : après les noms de Ségur, de Benjamin Constant , de madame de Genlis , de Lally-Tolendal , de Lâ'is , de Salgues, de madame Suard , de J.-F. de Madrid (poète colombien) , de Hazzlit et de Price (l'un critique et l'autre orientaliste anglais), nous devons ci- ter ceux de MM. Prudhomme , Alphonse Rabbe , Chéron , Schweighrenser, Levavasseur , Pierloni (prédicateur italien), Pellet (d'Epinal), Maugras, Radet, La Bissachère, le géné- ral Beaiwais, Augustin Prévost, Zalazar (historien colom- bien), Lamartelière, Boinvitliers , Eugène Destains, Lom- bard (de Langres), Signol, Pieyre, Moustalon, Martainville, Peuchet, Joseph Pain, Amillet, Biagioli, Labbé-Deslondes et Butignot : nous n'omettrons pas même M. Auguste Hus.

Les arts ont aussi vu s'éteindre plusieurs notabilités : après l'illustre peintre sir Thomas Lawrence, Robert- Lefèvre, Catel et Tannay ont droit à nos hommages , et nous devons citer encore les peintres Venceslas Peter (Bohème), Qde- vaere (Belge), Letellier et Tardieu; la fameuse Teresa Ben- nicampi , professeur de sculpture à Florence ; les sculpteurs Le Sueur 1, et Calloigne (Belge) ; le compositeur Champein et le célèbre violon Rode ; les acteurs Naudet , Devigny et Walville ; madame Andrieu , qui , sous le nom de Philis , en-

' L'Institut a perdu huit de ses membres : MM. le baron Fourier, le comte de Ségur, le marquis de Lally-Tolendal, le duc de Lévis, Gosse- lin, Tannay, Catel et Le Sueur.

a5a NECROLOGIE.

chantait les anciens habitués du théâtre Italien, et M. de Laurencel, conservateur de la galerie de tableaux de l'Elysée. Parmi les personnages qui ont occupé dans la société un rang élevé, on doit remarquer l'ancien président du Direc- toire , Gohier ; MM. le comte Rigal , ancien sénateur ; le comte d'Hauterive, directeur des archives diplomatiques; le chevalier de la Rue , garde général des archives du royaume ; le marquis de Moustiers , ancien ambassadeur ; les anciens préfets baron Balguerie, bai'on Gary, comte de Chambaudoin, et baron Miollis ; le comte Armand Delaistre , sous-préfet de Roanne ; le baron de Vielcastel , maître des requêtes ; Sieyes et le baron Blondel d'Aubers, conseillers honoraires à la Cour de Cassation ; Ferrières et Débonnaire de Gif, con- seillers à la Cour royale de Paris ; plusieurs membres de nos anciennes assemblées délibérantes: MM. le baron Pérignon, Pilastre, Delahaye-Delaunay, Boulay-Paty, Ribereau et Ma- dier de Montjau ; MM. le baron Lair, inspecteur général des constructions navales ; Collignon , ancien secrétaire général du ministère de la guerre ; Adrien Dupré et Guinnebaud , consuls généraux à Smyrne et à Saint-Domingue ; l'abbé Thi- bault , inspecteur général de l'Université ; Victor de Sèze , recteur de l'Académie de Bordeaux ; Delanneau , ancien di- recteur du Collège de Sainte-Barbe ; le baron Garât , direc- teur de la Banque de France , Housel et Boulle , successive- ment directeurs de la dette inscrite ; les célèbres financiers Récamier et Delamarre ; l'abbé Bossut , long-temps curé de Saint-Eustache ; Wéber, frère de lait de la reine Marie-An- toinette, et auteur de mémoires sur la vie de cette princesse ; le fds unique de Marmontel , mort à l'hôpital de New-York ; enfin les avocats Hénault de Tourneville , doyen de l'ordre , et Le Rideller.

Les nations étrangères ont vu tomber plusieurs person- nages historiques. Nous citerons au premier rang' Bolivar, dont le nom ne périra pas sur les plages américaines ; le cé- lèbre ministre anglais Huskisson ; le général comte de Boigne , si connu par ses exploits dans l'Inde et par sa noble bienfai-

NÉCROLOGIE. 253

satice dans la Savoie ; le marquis d'Alménara , homme d'état espagnol ; l'ancien favori de Ferdinand VII , Ugarte ; le che- valier de Médici , premier ministre de Naples ; le général Lamar , ancien président de la république du Pérou ; le gé- néral Sucre , victime d'un assassinat ; le comte Adam de Weishaupt, fondateur de la secte des illuminés, et le général portugais marquis de Chavès.

Nous devons mentionner encore les cardinaux Délia So- maglia , Bertazzoli , Firrao , Crescini , Césaréi-Léoni , Gra- vina et Vidoni ; MM. Yandiola, ancien ministre des finances d'Espagne, et Riégo, doyen du conseil de Castille ; don Carlos O'Donnel, grand-maître de l'artillerie espagnole ; don Juan Villavicencis, directeur général de l'armée navale espagnole, et le général Caro ; lord Graves , célèbre par son suicide ; l'a- miral Pôle ; le général major Hill , et les pairs duc d'Athol et comte Harcourt ; MM. Vandergoes , ancien président de la seconde chambre des Pays-Bas ; le marquis de Mérode , an- cien sénateur ; Zeltner , ancien ambassadeur de Suisse en France ; le général Acton , Français au service de Naples ; le fils unique de Goethe ; le marquis d'Yenne , ancien vice-roi de Sardaigne ; Murphy, agent général du Mexique à Paris ; le prince Louis Radzivil ; le savant Miinter, évèque de Sée- land ; Demotz , ministre des finances de Prusse ; le feld- maréchal comte Yorck de Wardemburgh , et le général de Borcke, l'un et l'autre Prussiens.

On ne saurait omettre sur cette liste funèbre diverses vic- times des troubles politiques et des combats.

En France : Farcy et Lamy, jeunes écrivains ; Louis Sal- mon , jeune sculpteur ; Vanneau , élève de l'Ecole poly- technique , et le docteur Miel , tombés sous la mitraille de juillet.

En Espagne : le colonel Chupalangara.

En Belgique : le jeune comte Frédéric de Mérode , le lieutenant- colonel Gaillard, les adjudans Felluer et Van- Beckout , le jeune Wibrin , le major général anglais lord Blantyre, et l'acteur Jenneval.

25| NÉCROLOGIE.

Dans la Colombie : les généraux Carvajal et Ximénès, fu- sillés à Caracas.

Au Mexique : le général Aromjo et le colonel Yittoria , pa- reillement fusillés.

Dans la campagne d'Afrique : le colonel Frescheville , et plusieurs officiers distingués, entre autres MM. Chambaud, Trélan , de Ruffo et Amédée de Bourmont.

Dans l'insurrection de Vai^sovie : les généraux de l'armée russe Trébicki, Hancke, Gendre, Fench , Norwicki , Blumer, Stanislas Potocki , Krasinski et Siémiegtkowski ; le vice-pré- sident Lubowidzki , et les colonels de Sass et Néciszzewski.

Les noms de plusieurs dames méritent d'être rappelés ici : on doit remarquer surtout les duchesses de Larochefoucauld- Liancourt, de Brancan, de Luynes et de Richelieu; la ma- réchale Diébitsch , la marquise de Dahnatie , et la veuve de Palissot.

Plusieurs exemples remarquables de longévité ont été donnés en i83o : nous ne pouvons négliger, dans ce grand rendez-vous funéraire, le Russe Michofsky, mort à i()5 ans ; la Calabroise Rosaria Pangallo , à 1 3a ; l'invalide autrichien Thomas Boeck , à 1 29 ; de Giuseppe , des Etats romains , à 12.3 et 1 1 mois ; le Belge Vanderoom, à 120 ; une femme de Honfleur , à 1 1 5 ; le général en chef prince Dolgorouki , à 1 07 ; Catherine Clovvez, de Valenciennes , à io4 ; la veuve Panger, de Morsang (Eure), à io3 et 6 mois, et M. de Sallayve , doyen de l'ordre de Saint-Louis, à 102.

Enfin , pour n'omettre aucun genre de célébrité , il nous reste à inscrire sur cette liste, d'abord l'artiste physicien Olivier et l'astrologue viennois Frickmann , et dans une ligne toute différente , le prophète nègre Moussa , pendu au Sénégal; le fameux Graffan dit Quatretaillons ; Frémont, assassin de Paul-Louis Courrier, et le sergent Bitterling, assassin du colonel d'Aul tanne.

ïlcdamatitm.

Paris . le 5 (Vrrier i83i.

A Monsieur le Directeur de la Revue des Deux Mondes.

Monsieur ,

Je viens de lire dans la Revue des Deux-Mondes ( numéro double d'octobre et novembre), un article intitulé : Relation d'une traversée aux Indes orientales , par M. Shack. Je ne connais point M. Shack, et ne veux élever aucun doute sur la bonne foi de son récit; mais je n'hésite point à vous dé- clarer que sa narration fourmille d'erreurs , souvent graves et dangereuses, et comme elle pourrait prendre crédit de l'estimable recueil dans lequel elle est insérée , je vous de- mande la permission de la redresser en quelques points.

Je ne m'arrêterai pas aux détails que M. Shack donne sur Pondichéry : M. le duc de Mélay, le savant évèque d'Ha- licarnasse , les vingt carosses et les cent palanquins qu'on peut entretenir avec 20,000 livres de rente, etc., etc. Je crois vraiment que M. Shack s'est imaginé qu'on appelait palanquins les Indiens qui les portent ; c'est pour cela sans doute qu'il les compte par centaines ; il n'y a pas jusqu'à

256 RÉCLAMATION.

son pauvre professeur malabare, dont il n'estropie impitoya- blement le nom.

Mais voici qui devient plus sérieux , car il s'agit de per- sonnes notables que M. Sback livre à l'animadversion pu- blique, et flétrit sans façon d'un trait de plume.

Je passais à Bourbon, dit— il, pour un envoyé de Benjamin Constant ou de l'abbé Grégoire, parce que je m'appitoyais sur le sort de mes semblables qui travaillent sous le fouet pour enrichir des Desbassayns et des Villèle. Le sieur Desbas- sayns est propriétaire de quatre cents noirs; il les Jouet te lui- même.

D'abord, en ce qui concerne M. de Villcle, le rapproche- ment porte entièrement à faux , et son nom semble n'avoir été choisi par M. Shack , que comme devant sonner d'une manière agréable à l'oreille de l'esprit de parti. M. de Vil- lèle a toujours eu la réputation d'un maître doux et humain, et j'invoque à cet égard le témoignage de la colonie entière; la fausse allégation de M. Shack est d'autant plus blâmable, qu'elle s'applique à un homme dont l'honorable caractère ne s'est jamais démenti , et s'il en fallait une preuve, je dirais que , pendant la longue administration de son frère , il est resté obscur à Bourbon , luttant avec courage contre des em- barras de fortune, sans songer à venir réclamer sa part des faveurs qui pleuvaient alors des mains du ministre tout-puis- sant.

Quant au nom de Desbassayns , qui appartient à une fa- mille nombreuse et considérable, puisque M. Shack vou- lait le mettre en scène , il aurait , pour être juste , dire que personne à Bourbon n'est plus chéri et honoré que ma- dame veuve Desbassayns; que cette dame, aussi respectable par son âge que par ses vertus , est aimée et vénérée de tous ses serviteurs , et que sa réputation de bonté est telle que non-seulement elle est répandue à Bourbon et à l'Ile-de- France, mais encore dans toute l'Inde : il n'est pas un voya- geur qui ne puisse l'attester.

Il aurait dire que M. Charles Desbassayns , l'un de ses

RÉCLAMATION. 9.5^

fils , a introduit depuis quelques années dans son habitation un régime disciplinaire auquel les amis de l'humanité ne sauraient trop applaudir ; que le premier il a aboli chez lui la peine du fouet, en la remplaçant par la prison et la pri- vation des jours de repos ; encore ces peines ne sont -elles appliquées que par un jury de noirs esclaves , dont le maître se réserve seulement d'adoucir les décisions. Je ne crains pas d'être démenti ou désapprouvé en citant l'habitation de M. Desbassayns comme modèle , et en faisant des vœux sin- cères pour que son exemple trouve de nombreux imitateurs.

Il aurait dire enfin que le seul membre de la famille Desbassayns auquel le reproche de dureté put être adressé, s'est considérablement amendé depuis long- temps ; et s'il avait vu M. Joseph Desbassayns accablé de douleurs rhu- matismales, impotent, traîné dans un fauteuil que ses infir- mités le réduisent à ne quitter jamais, il se serait convaincu qu'avec la meilleure volonté du monde il y aurait impossi- bilité physique à ce qu'il fouette lui-même ses noirs.

Que faut-il dire maintenant de cette effroyable exclama- tion de M. Shack : Il y a ici soixante-dix mille noirs , qu'ils se lèvent donc !

Moi que l'accusation de philanthropie a poursuivi dans l'Inde et à Bourbon , moi qui me suis brisé moi-même pour ne pas servir d'instrument au despotisme d'un gouverneur ; moi enfin , rédacteur de la dernière loi sur la répression de . la traite des nous , on ne me soupçonnera certes pas d'être un partisan du système de l'esclavage. Je n'ai pu voir néan- moins sans douleur et sans indignation un appel direct au massacre et à l'incendie : la réalisation de ce vœu sanguinaire serait aussi funeste aux esclaves qu'aux maîtres. C'est ainsi que les fanatiques déclamations de quelques étourdis trom- pent les colonies sur l'esprit métropolitain , c'est ainsi qu'on persuade aux colons que nous sommes les ennemis déclarés de leur existence , et qu'on les pénètre d'une défiance fu- neste contre toutes les mesures émanées de la métropole. Les hommes qui s'occupent de législation coloniale , ceux

TOMT. I, i >j

258 RÉCLAMATION.

surtout qui seront chargés de l'appliquer ont besoin de re- pousser des idées injustes qui rendent leur mission si difli- cile à remplir ; ils savent tous qu'en pareille matière le bien n'est possible qu'avec une sage et lente progression, et ils regarderaient les paroles de M. Shack comme le souhait d'un méchant homme , s'ils n'aiment mieux n'y voir que le propos d'un insensé.

En résultat, M. Shack nous apprend qu'à son arrivée à Pondichéry , M. le duc de Mélay l'a fait entrer au collège : c'est assurément ce qu'il pouvait faire de mieux , car M. Shack a bien l'air d'un homme qui s'en était échappé avant le temps.

Recevez , monsieur le Directeur , l'expression de la consi- dération distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

MoiROUD ,

Ancien procureur-général à Pondichéry et à Bourbon, et membre de la commission de législation coloniale.

Bulletin bU>U0$raj>l)U| vu.

Notre-Dame de Paris, 1482, par Victor Hugo. 2 vol. in-8 ", ornés de vignettes , dessine'es par Tony Johannot , et gravées par Porret. Chez Gosselin , rue Saint-Germain-des-Prés , 11" g. Prix : i5 fr.

( y oyez , page 1 85 , ce que nous avons dit du nouvel ou- vrage de M. Victor Hugo, qui est déjà à sa seconde édition.)

Napoléon Bonaparte, drame en six actes, par Alex. Dumas, chez Tournachon-Molin , rue du Pont-de-Lodi , n. 5.

Les proportions colossales de Napoléon ne vont guère à l'étroitesse du théâtre ; on voit que le grand homme y est mal à l'aise. On doit dire cependant que l'auteur a tiré de son sujet tout le parti qu'il était humainement possible d'en tirer, pressé comme il l'était par les exigences de son impré- sario- car il y a dans son Napoléon des scènes d'un très-bel effet, celle du Kremlin entre autres. M. Dumas est celui de nos auteurs contemporains qui nous paraît avoir la vocation dramatique la plus prononcée ; il pourra faire une œuvre imparfaite, mais on est toujours assuré d'y trouver des scè- nes du plus grand pathétique, du drame en un mot; chose fort rare aujourd'hui.

200 BIBLIOGRAPHIE.

En tète de Napoléon est une préface politique , dans la- quelle l'auteur s'explique nettement, sans détour, sur quel- ques circonstances qui ont suivi ou précédé la représenta- tion de sa pièce. Cette préface n'a pas manqué de soulever de nombreuses inimitiés; on a crié à la fatuité, à l'ingrati- tude, que sais-je? Ce n'est lien de tout cela. M. Dumas a, si l'on veut, le tort d'écrire avec naïveté ce qu'il croit de conviction ; d'autres se contenteraient de le penser et ne l'écriraient pas. Pour nous , nous approuvons fort cette ma- nière franche de procéder ; cette allure sied bien à un homme de talent et d'honneur.

Atar-Gul , par l'auteur de Plik et Plok, i vol. in-8", orné de vignettes dessinées par Henri Monnier, pour paraître à la fin d'avril, chez Vimont, libraire, passage Véro-Dodat.

On dit beaucoup de bien de ces scènes maritimes, qui font suite à Plik et Plok , dont la première édition a été épuisée en si peu de temps. Nous espérons donner un frag- ment inédit de Atar-Gul dans notre prochain numéro.

Soirées de W '. Scott, à Paris; par P. -L. Jacob, bibliophile. 2e volume. Chez Eugène Renduel, rue des Grands -Augus- tins, 22. Prix : 7 fie. 5o c.

Ce second volume des Soirées de W. Scott, qui s'est fait un peu attendre , n'est pas inférieur au premier, qui a eu tant de succès dans les salons. Il est précédé d'une lettre à l'auteur de JVaverley, et contient i3g3, le Charivari ; -1460, le Guet; i479? la Redevance; i5oi , les Ecoliers j i^i^, lâ- chasse.

On voit que le bibliophile Jacob se complaît dans le moyen

BIBLIOGRAPHIE. 261

âge ; il en reproduit parfaitement en effet la vive allure, et jusqu'à la grâce, à la force et à la naïveté de son langage. On dirait de bonnes vieilles chroniques retrouvées dans la pous- sière des bibliothèques. C'est surtout la gloire que paraît ambitionner notre pseudonyme , ainsi qu'il le dit lui-même dans la préface de ses Deux Fous. Le second volume des Soirées de IV. Scott, contient trois compositions remarqua- bles , les Ecoliers, le Guet, le Charivari. La première est une peinture fidèle des mœurs de cette turbulente université du xve siècle qu'avait déjà assez bien esquissée l'auteur des Mauvais Garçons.

La Chasse, ou la mort de Charles IX, est empreinte d'un intérêt sombre et dramatique , comme ce siècle d'ardentes passions et de haines implacables.

On annonce pour paraître incessamment le Roi des Ribauih, du même auteur.

Tableau historique des Révolutions nationales de Pologne, suivant la méthode de A. Le Sage (comte de Las Cases) , par A.-J. de Mancy; in— piano , papier colombier— vélin , avec carte de Pologne, figurant les partages; colorié, satiné. Prix : 3 francs. Au Bureau de la Revue des Deux Mondes.

Le comte de Las Cases, dans son célèbre Atlas de Le Sage, n'a pas traité l'histoire contemporaine de la Pologne. De- puis les derniers événemens surtout, cette lacune était très- remarquable. Il y a soixante-sept ans que les Polonais lut- tent, sans se décourager, pour obtenir que l'on n'efface pas le nom de la Pologne de la carte politique d'Europe. Quelle que soit la destinée de cette nation héroïque , dit le profes- seur J. de Mancy, elle mérite bien qu'on lui accorde une place, au moins dans nos livres d'histoire, au premier rang parmi les plus grands peuples des temps modernes. Tous les faits iinportans de l'histoire polonaise, depuis le fatal avènement du roi Stanislas-Auguste Poniatow ski , sont ré-

262 BIBLIOGRAPHIE.

sûmes dans ce tableau , les rapprochemens piquans et instructifs se présentent en foule. Le collaborateur polonais de M. J. de Mancy, possédant des documens authentiques et puisant aux sources nationales, a été à même de rectifier d'insignes erreurs , et de rétablir un grand nombre de faits omis jusqu'à ce jour dans plusieurs ouvrages très-estimés sur l'histoire de la Pologne. Une partie entièrement neuve dans ce tableau , et qui excitera sans doute un vif intérêt , c'est l'histoire des Polonais qui sont venus volontairement mourir sous les drapeaux de France , en Europe , en Afrique et en Amérique ; l'auteur en porte le nombre à deux cent mille ! L'histoire de la révolution actuelle de Pologne a été con- duite par l'auteur jusqu'au 12 mars 1 83 1, jour de la pré- sentation de l'adresse de la garde nationale de Varsovie à la garde nationale de Paris et de toute la France.

Carte de la Pologne, indiquant la répartition du territoire de cette ancienne monarchie entre la Russie, l'Autriche, la Prusse et la république de Cracovie , avec un Tableau com- paratif des divers dcmembremens de la Pologne, par Ch. Pic- quet, géographe du roi. A Paris , chez l'auteur, quai Conti , 17.

Nous recommandons cette excellente carte de M. Picquet à tous ceux qui veulent suivre la marche des événemens qui se passent aujourd'hui en Pologne.

Méthodes nouvelles de Dessin d'après nature et de Perspective , à l'usage des voyageurs , des personnes qui passent une par- tie de leur temps à la campagne , des familles qui tiennent à donner à leurs enfans une éducation soignée, et des amateurs des beaux-arts en général

BIBLIOGRAPHIE. 2O0

Une femme, occupant un rang distingué parmi les profes- seurs de Paris, madame A. Jarry de Mancy , née Adèle Le Bre- ton, peintre, élève de son père, professeur aux Sourds-Muets, vient de terminer la publication de deux ouvrages, dont le succès ne tend à rien moins qu'à opérer dans l'étude et 1 en- seignement du Dessin une sorte de révolution utile aux progrès de cet art, et toute dans l'intérêt des familles.

i ° Le Dessin d'après nature et sans maître (suivant la méthode du professeur Le Breton , consistant à faire dessiner d'après nature, dès la première leçon), in-folio, texte et planches, en huit livraisons, dont les dernières viennent de paraître. Prix : 4o francs , chez l'auteur, rue du Pot-de-Fer-Saint- Sulpice, 20. Cet ouvrage est destiné à des commençans, depuis l'enfant de dix à douze ans jusqu'aux grandes per- sonnes de tout âge. Vous n'avez jamais tenu un crayon : au lieu de vous donner à copier des pages d'yeux , de bouches , d'oreilles, etc. , on vous mettra, en suivant l'ouvrage de ma- dame J. de Mancy, à dessiner, d'après nature, toute sorte d'objets. Vous commencerez par les plus simples, et vous serez conduit à dessiner des meubles, des intérieurs, des paysages , avant de passer au dessin de la figure et de l'aca- démie, d'après nature ou d'après la bosse. Ce qui distingue surtout cette méthode , c'est de ne laisser dessiner d'après des dessins que lorsqu'on sest bien habitué à dessiner d'a- près nature. C'est le contraire de beaucoup d'autres sys- tèmes , qui donnent le plus ordinairement pour résultat des élèves dessinant parfaitement d'après des dessins et ne sa- chant comment s'y prendre pour dessiner d'après nature , en perspective, les objets les plus simples. Il est arrivé sou- vent que des personnes se disposant à voyager, soient venues prendre quelques leçons de M. Le Breton et de sa fille , en exprimant leurs regrets de ne les avoir pas connus plus tôt. On cite plusieurs personnes qui , même avant la mise au jour des dernières livraisons de l'ouvrage, s'étaient rendues, sans autre maître que le livre , assez fortes sur le dessin du pay-

2Ô4 liIBLIOGRAPHIL.

sage, d'après nature, pour n'avoir plus besoin que de con- seils d'amateurs ou d'artistes pour se perfectionner.

La perspective simplifiée, par la même, 2 vol. , texte et planches, prix : 20 francs, chez l'auteur ; à l'usage d'un très - grand nombre de personnes, qui, n'ayant appris à dessiner que d'après des dessins, voudraient cependant se mettre à dessiner d'après nature , ce qui ne peut se faire qu'à l'aide de la perspective.

V Art du Mariage, poème latin de J. Cats, grand-pen- sionnaire de Hollande , avec le commentaire de Lidius , tra- duit en français, avec le texte en regard Un volume in-12, prix : 2 fr.; papier vélin, 5 fr.

A Paris , chez Barrois l'aîné , libraire , rue des Beaux- Arts , i5.

Esquisses poétiques, par X. Marinier, chez Barba, au Palais-Royal.

Tel est le titre d'un petit livre qu'on vient de lancer au milieu de nos tourmentes politiques. Le temps nous paraît mal choisi pour faire de petits rêves poétiques en présence de si graves réalités ; il n'est guère donné qu'aux Chateau- briand et aux Victor Hugo de capter pour un moment l'at- tention publique dans de pareilles crises. Il y a cependant des vers gracieux dans les Esquisses de M Marinier ; mais d'avenir de poète, nous ne savons.

BIBLIOGRAPHIE. 2.65

Memoirs of thc affaivs of Greece, etc. Mémoires sur les affaires de la Grèce , contenant l'histoire des principaux évé- nemens politiques et militaires arrivés en i8s3 , et pendant les années suivantes, etc.; par J. Millingen, chirurgien de la brigade Byron , à Missolonghi , etc. Lond. i83i. In-8°, de 338 pages, chez J. Rotlwel, Bond-street.

L'auteur de ces Mémoires se justifie du retard qu'il ap- porte à leur publication. Il aurait craint, dit-il, de nuire à la cause grecque en les faisant imprimer plus tôt. Toutefois, les inculpations dont il avait été l'objet à l'occasion de la mort de lord Byron lui faisaient un devoir de rendre un compte public de sa conduite , et il nous a paru complètement dis- culpé des reproches qui lui ont été adressés ; les détails dans lesquels M. Millingen est entré sur les événemens politiques en Grèce, sont remplis d'intérêt. Les portraits qu'il trace des chefs avec lesquels il s'est trouvé en rapport sont en gé- néral aussi d'une extrême vérité ; mais ce qui attache parti- culièrement dans son livre , ce sont les particularités nou- velles qu'il nous fait connaître sur les motifs qui conduisirent lord Byron en Grèce, et sur sa conduite dans ce pays. M. Millingen dévoile ou blâme quelques-unes des faiblesses du grand poète , et en particulier sa haine injuste et invé- térée contre la France.

Cet ouvrage, écrit avec bonne foi et avec mie connaissance approfondie des hommes et des choses , sera lu avec plaisir par ceux qui veulent connaître la vérité sur le pays M. Millingen a fait un long et pénible séjour.

E. G. d'A.

La partie botanique du voyage du capitaine Beechy, ré- digée et classée par MM. Hooker et Arnott , est maintenant sous presse à Londres. Elle comprend mie description des plantes recueillies par MM. Lay, Collie et autres officiers de

2(56 , BIBLIOGRAPHIE.

l'expédition , pendant le voyage exécuté par le vaisseau the Blossom, de la marine royale, dans l'Océan pacifique et au détroit de Behring. La géologie et la zoologie ne tarderont pas non plus à paraître.

Le professeur Rosellini et autres savans toscans , qui ac- compagnèrent M. Champollion en Egypte en 1828 et 1829, vont publier le récit de leurs recherches et de leurs décou- vertes. L'ouvrage, qui se composera de deux volumes, est intitulé : Relaziono del viaggiofatto inEgitto e in Nubia, délia spedizione scientifico—litterario Toscano, neglianni 1828-9.

Le révérend M. Threlkeld, du lac Macquarie, dans la Nouvelle-Galles du Sud , vient de traduire l'Evangile de saint Luc dans la langue des naturels de cette partie de l'Australie.

Les missionnaires méthodistes aux îles des Amis y ont publié un petit volume, en 80 pages in-12, intitulé : Livre élémentaire de la langue de Tongatahou. Il renferme, outre une grammaire, un catéchisme, les dix Commandemens de Dieu, des prières du matin et du soir, et plusieurs hymnes.

Depuis 1820, époque de la fondation de la Société biblique de Madras , elle a publié et distribué 70,674 exemplaires de l'Ecriture sainte, traduite dans les dialectes tamil, télougou, canaresc et malayalim.

\)oy&$i>&.

VOYAGE

AUTOUR DU GLOBE.

RELACHE A LIMA.

Arrivée à Callao. Excursion à Lima. Position de cette ville.' Ses monumens. Ses convens. 'Ses habitans. Leurs mœurs. Les tapadas. Renseignemens historiques sur les événemens politiques de i823. Elévation de Riva-Aguero au poste de dictateur. Tableau physique et naturel de la province de Lima.

Le i3 février 1820 nous vit cingler vers Lima, depuis long-temps renommée par son commerce et ses richesses. Bientôt le vaisseau que je montais laissa tomber l'ancre sur la rade de Callao, que cou- vrait une forêt de mâts , qu'entaillaient les vives couleurs des pavillons variés de la vieille Europe.

Callao, assis sur les bords de la mer, est donc le TOME 1. 18

2.()8 VOYAGES.

port de Lima : c'est l'entrepôt de son commerce , c'est le lien qui l'unit avec le reste de l'univers. Sub- merge'e, en 17477 Par un tremblement de terre, com- posée de maisons bâties en torchis et en argile , cette petite ville est sans intérêt pour le voyageur, elle n'a rien qui parle à l'imagination. Il n'en est pas ainsi de la capitale du Pérou.

Je visitai Lima en mars 1823 : j'entrai par la porte occidentale, sur laquelle étaient jadis sculptées les armes d'Espagne , avec ces mots : plus ultra. Ces armes ont été mutilées, et il n'en reste plus que d'in- formes débris. La principale rue par laquelle on arrive au centre de cette grande ville n'en donne point une haute idée. Bordée de maisons basses et sans ouverture sur la façade, elle est, dans son im- mense longueur, d'une tristesse désespérante. Sous le plus puissant des monarques espagnols, Lima ob- tint le nom de la cité des rois (laciudadde los reyes), que lui imposa son fondateur Pizarre ; mais plus tard elle reçut sans partage la dénomination qu'elle porte aujourd'hui, corrompue, à ce que l'on prétend, du nom indigène de Rimac, petite rivière dont les ondes charrient de l'or, et qui prend sa source dans les Cordillières , en se divisant en ruisseaux dans les gorges des montagnes qui enclosent Lima, et dont les eaux vont se perdre à la mer après avoir baigné les murs de cette ville, au fond de la baie de Callao. Mon cœur palpitait en approchant de Lima, géné- ralement regardée comme la capitale de l'Amérique du Sud , la Tyr du Nouveau-Monde , la source d'où

RELACHE A LIMA. 2.VX)

jaillirent pendant long-temps tout l'or et l'argent du Pe'rou , le sie'ge enfin d'nu gouvernement qui s'e'tablit sur les de'bris sanglans de l'empire pacifique des In- cas. La renommée de cette cite' a franchi les mers et retenti en Europe; mais combien il faut rabattre de ces grandes réputations qui grossissent dans le lointain , et qui ne peuvent que perdre à être jugées de près. Lors de la relâche de la corvette la Coquille, Lima était, il est vrai, bouleverse'e parla guerre ci- vile. Les partis politiques qui s'en disputaient la possession e'taient aux prises. Les habitans 7 tracas- sés, moleste's, cachaient soigneusement leurs ri- chesses. Les couvens, bien que protégés par une croyance religieuse exclusive, se dépouillaient des statues de saints d'or ou d'argent massif qui en dé- coraient les autels. Cette ville, en un mot, n'était que l'ombre d'elle-même, et son ancienne splendeur sous plusieurs des vice- rois castillans était totalement éclipsée.

La position qu'occupe Lima n'a rien d'attrayant; un développement considérable de murailles enceint la ville, à l'extrémité de la vaste plaine qu'elle oc- cupe au pied même d'une chaîne montagneuse qui se détache de la Cordillière de la côte. Mais les flancs escarpés de ces montagnes repoussent la vue par leur nudité , et la plaine d'alentour, dépouillée d'arbres , n'offre çà et que des buissons et des flaques d'eau entrecoupées de cabanes et de quel- ques plantations établies au milieu des marécages ; des murs en terre, solidement construits d'après la

méthode péruvienne et nommes tapias, enclosenl ces propriétés rurales, et se dégradent difficilement sous un ciel il ne pleut presque jamais. Les rues de Lima sont alignées et régulièrement coupées à angle droit. Les maisons ont rarement plus d'un étage , et le rez-de-chaussée est construit de manière à présenter une longue varangue abritée, commode pour prendre le frais. Ces demeures , assez élégantes à l'intérieur, n'ont sur la rue qu'une façade nue, sans fenêtres, et à une seule issue. Les murailles en dedans sont communément recouvertes de fresques mal exécutées , mais qui forment un très-bon effet à une certaine distance. Les habitations des gens> riches sont remarquables par la profusion des do- rures , et par une disposition régulière de tous les appartemens de plain-pied , de sorte que l'œil du passant dans la rue prolonge une longue allée, que termine d'ordinaire un gradin chargé de vases à fleurs, tandis que sur les côtés des portes grillées à jour, des treillages dorés et peints prêtent les plus doux pres- tiges à ces asiles voluptueux. C'est dans ce lieu que les dames aiment à respirer l'air pur et à se reposer sur des coussins jetés sur le sol. Cette suite de péristyles la vue s'égare, m'a singulièrement plu, et remplace avec quelque grâce le style plus grandiose des con- structions européennes, qui seraient impraticables au Pérou, de fréquens tremblemens de terre ondulent la surface du sol. La partie solide des maisons est donc élevée avec des briques cuites au soleil , ou avec des tiges solides et légères de bambou, qu'un plâtre

RELÂCHE A LIMA. 2"J 1

ductile enveloppe, et dont les surfaces polies peuvent recevoir une couleur agréable et des orneraens de fantaisie. Ces demeures ont pour toiture des plan- chers minces, ou même des toiles peintes, suffisantes pour garantir l'intérieur de l'influence de l'atmos- phère. Des reliefs, des dorures multipliées ajoutent à ces constructions souples une riche élégance , tan- dis que les appartenons, vastes et ae're's, très-simples dans leurs ameublemens , n'ont sur leur plancher et au pourtour que des lits de repos consacrés à l'usage de toute la famille, dont les membres sont plus sou- vent couchés qu'assis.

Les gens du peuple vivent dans des sortes de ca- banes bâties en terre glaise.

Des magasins très-fournis, des boutiques de toute espèce, des officines, attestent une grande activité dans le commerce, prouvent la richesse de celte ville, et font diversion à la tristesse silencieuse des rues qu'habite la classe indépendante par sa fortune.

La place dite Royale est remarquable par son étendue et sa régularité. Les façades des maisons qui la bordent sont au môme niveau , et leur rez-de- chaussée bâti en galeries , occupé par des magasins de nouveautés et de modes , offre une grande analo- gie avec le Palais -Royal de Paris , tant par sa con- struction que par la disposition du bazar permanent qu'elle renferme. Sous ces galeries , nommées por- tâtes, les désœuvrés se donnent rendez-vous chaque soir pour agacer et poursuivre les tapadas les plus en vogue, dont le costume singulier favorise Vin-

cognito et la conduite irre'gulière. L'ancien palais des vice-rois , destiné aujourd'hui au gouvernement ré- publicain, occupe la partie méridionale de cette place. Au côté nord sont situés la cathédrale et l'arche- vêché ; le milieu est occupé par une fontaine monu- mentale que couronne une renommée en bronze, et huit lions également en bronze, jetant par la gueule, dans de vastes réservoirs de même métal, un mince filet d'eau.

La promenade préférée est située au nord de la ville, dans un ancien faubourg. C'est un almeyda planté sur les bords du Rimac, dont les eaux, en cet endroit, coulent avec impétuosité sous un pont en pierres très -solide. De frais ombrages, de gracieux jardins , d'où s'élèvent les brillans plu- miera, rendent cette partie de la ville digne de la prédilection que lui accordent les dames de Lima. Hors des murailles est placé un monument isolé, fastueusement nommé le Panthéon : c'était la sépul- ture des anciens vice-rois.

La place de l'Inquisition est appelée aujourd'hui de la Constitution. Elle est de forme triangulaire 1 et n'a rien de remarquable que l'affreux palais qui lui donnait son nom, et qui reste debout comme le témoignage le moins équivoque d'un fanatisme déli- rant et cruel. tiennent séance les députés des provinces.

Le pavé des rues se compose de galets arrondis , rangés avec symétrie, mais fatigant pour les gens qui vont à pied. Rien aujourd'hui ne rappelle ce temps

RELAtHE A LIMA. T>"3

de llatteric, d'opulence, des marchands se trou- vèrent assez riches pour daller en argent massif la principale rue par laquelle le vice-roi, duc de la Palata, vint, en 1682, prendre possession de son gouvernement. Une eau fraîche et limpide, sans cesse alimentée par la rivière de Rimac, coule dans les ruisseaux d'une grande partie des rues , et princi- palement de celles qui avoisinent les halles, reléguées au milieu d'une petite place, et abondamment four- nies de fruits et de légumes.

Les établissemens publics sont l'université, prin- cipalement consacrée à la théologie , la salle de spec- tacle, le cirque pour les combats de taureaux, la bibliothèque, s'ont entassés sans ordre huit mille volumes au plus, l'hôtel des monnaies; mais rien dans les édifices n'est digne d'être décrit. Quant aux églises et aux couvens, leur nombre est considérable ; c'est en effet dans cette grande cité que se sont donné rendez -vous les mille et une congrégations monastiques avec leurs préjugés, leur, fanatisme, leur fainéantise, et leurs costumes aussi vaiiés que ceux de nos régimens.

De toutes ces maisons du Seigneur, celles qui mé- ritent le plus les regards du voyageur sont la cathé- drale et l'église Saint-Dominique; leur extérieur ne s'éloigne point du système de construction adopté pour le pays. Leurs murailles sont en briques revê- tues de plâtre, peintes à l'huile. Leur intérieur est d'une richesse qui étonne, quant à la valeur des matières. Mais le mauvais goût, uni à l'ostentation

2^4 VOYAGES.

ia plus mesquine , a préside' aux de'corations des nombreuses chapelles surchargées de reliefs, de ci- selures , de dorures , de colonnades , de chapiteaux et d'autels , dont le bizarre et l'absurde se sont dis- puté la cre'ation. Des statues de saints occupent des niches çà et là. Le ciseau grossier qui leur donna le jour n'a point accorde' à ces images le prestige des beaux-arts ; mais ne pouvant les faire belles, on les a faites riches _, et la plupart d'entre elles ont coûte' des sommes considérables. J'ai vu dans les églises de la Merci, de la Madeleine et des Augustins, des saints en argent , dont les manteaux étaient d'or, et dans la cathédrale, les colonnes qui s'élèvent du parvis de l'autel jusqu'au dôme , recouvertes de pla- ques d'argent bien ajustées entre elles , et ayant cha- cune dix-huit pouces de hauteur. L'autel consacré à Notre-Dame-du-Rosaire , ainsi que plusieurs autres d'ailleurs, est en argent, le tabernacle en or, avec des ciselures garnies de pierres précieuses. Les balust- trades, les chaires, les chœurs étincellent sous les feux de l'or et de l'argent. Que d'Indiens ont périr dans les cavernes insalubres des mines pour conquérir ces métaux précieux, orgueilleusement pro- digués dans les temples d'un Dieu clément, misé- ricordieux, né dans une étable, et que servent des ministres superbes !

Quoique submergée de toutes parts par un fana- tisme qui ne pardonne point, la nouvelle république, pressée de besoins, essaya de donner aux apôtres des vetemens plus modestes. Les Espagnols, possesseurs

RELACHE A LIMA. ?/J)

des mines, forcèrent les insurgés, réduits à leur courage, et privés du nerf de la guerre, à recourir, dans le premier moment de leur indépendance, à ces ressources inespérées. On retira plus de trois millions de quelques chapelles seulement. Mais les moines crièrent si haut et avec tant de puissance, le scan- dale des fidèles fut si grand, qu'il fallut bien vite renoncer à ce genre d'exploitation. D'après un adage bien connu, l'église reçoit volontiers , mais ne rend rien; aussi un moine, qui m'accompagnait dans cette visite, ne tarissait point en malédictions sur ces patriotes infâmes , violateurs des saintes images , qu'ils avaient appliquées aux besoins d'une république impie, maudite, me disait-il, de tout ce qui a un cœur d'homme, et de moine surtout, ajoutai-je entre les dents. On travaillait à réparer une de ces cha- pelles, transformées en pièces monnayées. Un ar- tiste français, récemment arrivé dans le pays, était chargé de sa restauration, et le bon goût et la sim- plicité de ses ornemens contrastaient d'une manière fort remarquable avec la profusion et la bizarrerie de ceux des autels environnans. De petits oiseaux envie, renfermés dans des cages, sont assez com- munément suspendus aux piliers du maître-autel, et les images de la Vierge sont toutes vêtues de robes de soie et d'oripeaux, avec de larges paniers; enfin, j'en vis une avec une perruque poudrée à blanc , et dont le chignon ample et bien fourni sortait sous un large bonnet de tulle. Comment un esprit vrai- ment religieux pourrait -il s'astreindre à prier une

2^6 VOYAGES.

telle patrone , sans s'offenser de la momerie de ceux qui l'affublèrent avec tant d'extravagance?

Bien que bâtis avec des canasta ou tiges de bam- bous, les clochers des e'glises sont e'ieve's et sur- chargea de cloches. Le plâtre qui forme à leur sur- face une couche épaisse, git en abondance dans les vallées des Gordillières : excellent par la ténacité' et le liant de ses molécules , il reçoit facilement les moulures et les impressions qu'on lui donne pour simuler les corniches et les ressauts des pierres taille'es. En gravissant dans ces clochers, on les sent vaciller sous les pieds. Ce même phe'nomène est bien plus sensible lorsque les cloches sont mises en branle , et l'on conçoit que ce genre de construction , qui leur permet de suivre l'ondulation du sol , est d'un avan- tage inappréciable lors des tremblemens de terre, si fre'quens au Pérou, et qui plusieurs fois ravagèrent Lima d'une manière si de'sastreuse , notamment en 1678 et en 1682.

Les mœurs et les usages d'un pays à quatre mille lieues de la France, moditie's par l'influence d'un climat brûlant , par l'ignorance et le fanatisme , et surtout par l'abondance d'un métal avec lequel on se procure toutes les jouissances de la vie, doivent naturellement être en opposition avec nos idées. Qu'on ajoute à cela les guerres civiles qui ont long- temps ravagé le Pérou, et l'on concevra aisément que le tableau que je trace, loin d'être exagéré, est en- core au-dessous de l'exacte vérité.

La population est évaluée à soixante-dix mille ha-

RELACHE A LIMA. 2^7

bitans ; sur ce nombre on compte huit mille moines , répartis en quinze monastères. Les femmes occupent dix-neuf couvens, et les pauvres huit hôpitaux; dans toutes les rues , en effet , on ne voit qu'habits mo- nastiques de toutes couleurs , et ce qui me parut le plus singulier, ce fut de voir des nègres sous le froc : on les appelle vulgairement dans le pays lus burros, les ânes. La plus grande liberté règne dans les cou- vons , les femmes peuvent aller visiter les moines sans que cela tire à conséquence. Ces asiles de la fainéantise sont vastes, spacieux, et ornés de beaux jardins ; la salle de réception est ordinairement dé- corée de peintures qui ne brillent point par l'exécu- tion, mais dont le sujet, quoique tiré de l'Ecriture sainte, est souvent revêtu de formes grotesques. Je ne puis résister au plaisir de rappeler une fresque occupant tout un côté de muraille de la salle d'en- trée du couvent de la Merci : le peintre avait repré- senté un grand arbre , et chaque branche des rameaux était terminée par la tête d'un frère qui ressemblait à~ une grosse pomme barbouillée de rouge. L'exécu- tion de cette peinture était si singulière, qu'un ar- tiste payé pour faire la satire de l'ordre n'aurait pu mieux réussir.

La dissolution la plus grande règne dans les mœurs des habitans de Lima 5 une température chaude , l'oi- siveté des grandes villes, une éducation fort négligée, invitent sans doute à satisfaire des penchans que tout le monde partage, et que l'opinion publique, par conséquent, ne redresse pas. Aussi, parmi les

278 VOYAGES.

personnes les plus riches , eomple-L-on peu de ma- riages légaux, et encore ceux-ci sont-ils le résultat de l'intérêt ou du calcul, qui tend à raccommoder deux- familles brouillées, ou à réunir leurs fortunes. Les moines ne se donnent pas même la peine de cacher leurs déréglemens 5 beaucoup ont des enfans natu- rels qu'ils élèvent dans leurs couvens sans que personne s'avise d'en gloser. Les visages les plus pudiques , chez les femmes , ne sont pas le signe le plus infaillible de la sagesse ; revêtues du saya et de la mantille , et ne laissant entrevoir de leur visage que l'angle de l'œil , elles peuvent faire impunément, sous ce domino, ce qui leur plaît.

Les femmes du peuple ne donnent aucun frein à leurs passions ; on les voit se baigner parmi les hom- mes, les agacer par les gestes les moins équivoques, et prouver par toutes leurs actions que la pudeur est une vertu qui n'a pas doublé le cap Horn. Chez elles, ce dérèglement n'a rien qui puisse étonner : le sang africain, mélangé au sang américain et au sang euro- péen qui coulent dans leurs veines , ne rend que très - naturelles les ardentes passions qui les ani- ment. Les femmes d'une fortune élevée aiment la toilette et le jeu : on conçoit que les plus grandes fortunes ne puissent résister à deux adversaires aussi redoutables.

Les réunions pour le plaisir de danser ou se li- vrer aux charmes de la conversation sont inconnues; celles de Lima sont entièrement consacrées au ieu, et la première éducation des demoiselles, avant leur

RELACHE A LIMA. 2"jg

entrée dans le monde, se borne à leur metlre des cartes dans la main; elles y sont bientôt habiles, et l'on ne peut , sous ce rapport , que louer leurs heureuses dispositions. J'ai vu des demoiselles, h peine âgées de dix à douze ans,, jouer avec leurs mères à la plus forte carte, et jamais moins de plu- sieurs onces d'or ; aussi n'était-ce qu'avec un grand dédain qu'on voulait bien , en nous honorant d'une partie, couvrir notre enjeu, à nous, officiers delà France , n'ayant reçu à notre départ d'Europe que quelques mois d'appointemens , et qui osions, plutôt par vanité nationale que par tout autre sentiment, risquer une pièce d'or, dont la perte ne pouvait avoir qu'une influence fâcheuse pour nous , qui étions des- tinés à ne pas revoir notre patrie de long-temps.

L'Amour, au Pérou, est enfant de l'aveugle Plutus; il ne connaît que le langage sterlhig. Le tarif des tapadas les plus à la mode, et qui appartiennent aux meilleures familles , est publiquement connu. Mais après avoir ruiné sa bourse , on s'aperçoit encore de la ruine du bien le plus précieux pour l'homme , la santé ; car on ne cite pas dans tout Lima cent dames qui soient exemptes d'une maladie que la chaleur du climat rend très-bénigne , et dont elles s'informent entre elles , sous le nom de fuentes, avec la même sollicitude qu'on demande en France des nouvelles d'un rhume.

Les dames , dans leur intérieur, sont vêtues à l'eu- ropéenne , avec beaucoup de recherche et même de goût : leur sein est généralement découvert: mais les

?.8o AOYAGES.

attraits les pins puissans, surtout aux yeux des Es- pagnols d'origine, sont leurs pieds, qui sont d'une petitesse et d'une délicatesse remarquables. Pour jouir de la promenade , elles prennent le vêtement de ta- padas, costume invente' probablement par des moines ou par le démon de la tentation , pour voiler à tous les yeux les de'marches les plus équivoques. Quel- ques voyageurs ont déjà parlé de ce costume : il con- siste en une jupe collante , nommée saya, faite avec beaucoup d'art, et formée en entier, de plis serrés qui, en pressant le corps, dessinent les formes plus nettement encore que les draperies mouillées des sculpteurs. Ce saya est fabriqué avec un mélange de soie et de laine très -fine de Guanaco. Il est ordinairement de couleur noire ou marron, et plus rarement de couleur verte. La mantille s'attache au milieu du corps , s'élève sur la tête qu'elle enveloppe, et retombe sur la face qu'elle cache; les mains, croi- sées sur la poitrine, en retiennent les bords, et ne laissent passer qu'un faible jour, à travers lequel un long œil noir se dirige à volonté et peut parler sans crainte. Cette mantille est en soie noire, et quelques jeunes femmes, moins revêches en apparence, la con- servent, mais avec le visage découvert. Chaque soir, sous les portales de l'ancienne place Royale , les ta- padas à la mode vont étaler leurs formes voluptueu- ses , et presque toutes les dames de Lima jeunes et jolies ne sortent jamais sans ce costume si favorable aux amours.

La masse de la population du Pérou est noire, et

RELACHE A LIMA. S>8l

les métis de toutes sortes y sont également très-nom- breux. Les nègres transportés de la eôte d'Afrique ou ne's dans le pays , et successivement libérés , y ont pris rang de citoyens : ce sont en général les cultivateurs des terres. Us constituent la principale force du parti indépendant , par la haine qu'ils por- tent au gouvernement d'Espagne. Cette population a une grande aversion pour les Anglais , et souvent nous avons été insultés par la populace , qui nous prenait pour des officiers de cette nation vêtus en bourgeois. Un lieutenant de la frégate T Aurore , commandée par le commodore Prescot , fut griève- ment maltraité sur la route de Lima , quoiqu'il fût en uniforme. La similitude de croyance religieuse les dispose davantage en notre faveur.

La coiffure des dames métis consiste en un cha- peau rond, pareil à celui des hommes, et le plus ordinairement de feutre blanc , de cuir bouilli et de paille, dont la taille est démesurément grande, et qui pourrait aisément servir de parasol. Les hommes ont pour culotte le macum, qui est ouvert le long des cuisses, et qui ne sert guère à abriter cette partie; le reste de leur ajustement n'a rien de parti- culier. Hommes et femmes de tout rang ont cons- tamment la cigarette à la bouche, et tous indistinc- tement portent des amulettes suspendues au cou.

Les vrais indigènes, ou descendans des Péruviens, portent le nom de Scholos; leur face est cuivrée , et leur race est aujourd'hui loin d'être pure.

La pratique de la médecine est dans un discrédit

2.82 VOYAGES.

complet au Pérou. Les me'decins qui s'expatrièrent d'Europe dans le but d'exercer leur art à Lima ont été obligés de se livrer à diverses occupations étran- gères à leurs études pour se procurer des moyens d'existence. Des nègres d'une profonde ignorance sont en possession d'appliquer les remèdes empiri- ques dont le préjugé a armé leurs mains ; de stu- pides barbiers, dont les enseignes sont couvertes de lancettes et de dents , pratiquent la chirurgie et l'art du dentiste. Quelques pharmacopes-boutiquiers, en vendant une drogue, enseignent ses propriétés, et la manière de l'administrer. En un mot, l'art le plus dangereux qui existe, lorsqu'il n'est pas exercé par des hommes instruits et probes 5 l'art le plus hono- rable pour ceux qui s'y consacrent par de longues études et par le désintéressement , tombé aux mains d'une tourbe avilie, est à Lima regardé comme une profession dégradante , que ne saurait embrasser une personne bien élevée! Quelle ignorance, et quels préjugés !

Quoique nous n'ayons séjourné que peu de jours à Lima, il arriva cependant à deux officiers de l'expé- dition une aventure qui ne fut que plaisante, bien que dans ses débuts elle menaçât de devenir fâcheuse. M. d'Urville, o.e capitaine de la Coquille, et passionné pour la botanique, sur laquelle il a d'ailleurs publié des travaux bien connus , partit du bord avec M. Bérard pour visiter les montagnes qui enveloppent Lima. Ces messieurs gravissaient péniblement, vers le milieu du jour, et par une chaleur énorme, les flancs rocail-

RELACHE A LIMA. o.83

ieux et pelés du mont San-Christoval, et M. d'Ur- ville ramassait des plantes, tandis que M. Be'rard tirait sur des oiseaux qu'il destinait à nos collections. Quelques cre'olesles aperçurent, et l'esprit sans cesse préoccupé d'Espagnols prêts à fondre sur eux, ils donnèrent l'alarme, en répandant partout qu'on avait vu deux espions cherchant à fuir à travers les mon- tagnes. D'un poste de gardes nationaux, on expédia à leur poursuite un piquet de paysans à cheval, commandés par un lieutenant , qui, sans explication, voulaient faire feu. Ce fut avec bien de la peine que l'officier parvint à calmer le zèle bouillant de sa mi- lice, en la tranquillisant sur le peu de résistance que devaient offrir deux hommes ; mais , fier de sa cap- ture, et n'écoulant ni explications, et ne voulant pas même voir le sauf-conduit que leur avait délivré l'autorité militaire du fort de Gallao, MM. d'Urville et Bérard furent mis en croupe derrière deux cavaliers, et conduits au grand galop dans la ville de Lima. Ils firent ainsi près d'une lieue , dans la position la plus détestable, sur de maigres haridelles, pour être jetés tout meurtris dans la prison de la ville. Les cavaliers qui conduisaient ces messieurs cherchaient à s'empa- rer de leur argent et de leurs montres , et ce ne fut qu'avec d'extrêmes difficultés que l'officier leur fit restituer ces objets. Lui-même conservait soigneuse- ment le fusil à deux coups de M. Bérard, qu'il espé- rait, sans aucun doute, s'approprier par droit de conquête. Relâchés quelques heures après par ordre du général commandant la force armée de Lima,

TOME i. ig

2<S4 VOYAGES.

l'ofjLicier expéditionnaire se refusait encore à croire ces messieurs Français , et avec leur liberté s'évanouirent ses châteaux en Espagne, car le pauvre homme, tout fier d'avoir bien mérité de la patrie, avait de'jà sol- licite' une augmentation de grade.

Lima est dans la position la plus heureuse pour être le centre du commerce de toute l'Amérique mé- ridionale ; à l'aide de Callao , elle a des débouchés et de faciles communications avec tous les ports de la mer du Sud , depuis le Chili jusqu'à la Californie, et, dans l'intérieur, elle alimente le Haut-Pérou, le Tucuman , la Plata , la Colombie. Les Européens y affluent avec les produits du sol et de l'industrie de l'ancien monde; mais, pendant notre séjour, les négocians éprouvaient les plus grandes difficultés à se procurer des cargaisons de retour, et se trouvaient réduits à exporter les piastres qu'ils avaient pu ob- tenir. D'un autre côté , la pénurie d'argent travaillait les affaires, et le gouvernement s'était vu contraint de mettre en circulation un papier-monnaie, frappé de non -valeur dès son apparition par les commer- çans étrangers. Une mesure encore plus désastreuse pour la confiance avait été prise, et des pièces de cuivre , d'une valeur réelle d'un sol , ayant un cours forcé et légal de vingt-cinq sols, n'avaient pas peu con- tribué à frapper de mort toutes les transactions. Qui aurait supposé que le Pérou, d'où sont sorties pen- dant tant d'années de si nombreuses masses de nu- méraire , se retrouverait dans la dure nécessité d'é- mettre des pièces de cuivre représentant une valeur

RELAGHE A I.IM.v. o,85

fictive? Les armateurs de Bordeaux durent, à cette époque , faire des pertes assez considérables , d'au- tant plus que les intermedios leur étaient ferme's par un blocus se'vère. Les Espagnols tenaient encore à cette e'poque Pisco, Arequipa et Afica. Les premiers billets de la banque de Lima parurent en 1821, et c'est en 1822 qu'on frappa des pesos avec les em- blèmes de la république.

Le Pe'rou a e'te' la dernière vice-royaute' d'où furent chasse's les Espagnols. De grandes vicissitudes mar- quèrent les hostilités des partis royaliste et républi- cain, et les revers comme les succès passèrent suc- cessivement d'un camp dans l'autre. La cause de l'indépendance triompha enfin , et la couronne d'Es- pagne vit s'évanouir sans espoir son autorite' sur cette riche Ame'rique , qu'elle avait conquise au prix de tant de massacres , et avec un héroïsme terni par le fanatisme le plus cruel. C'est à sa possession que l'Espagne a l'immense prépondérance dont elle a ioui dans le monde, et son influence dans les affaires de l'Europe ; mais c'est aussi à ses conquêtes qu'elle a cet or qui a de'truit son industrie, amolli son ge'nie , et rive' les chaînes que lui forgea avec art un cierge' envahisseur et ennemi des lumières.

Lors de mon passage à Lima, les républicains es- sayaient de re'tablir l'ordre dans les finances, jus- que là gaspillées sans pudeur. La junte adminis- trative , composée de trois membres , et les députés des provinces assemblés pour promulguer les lois , étaient accusés de faiblesse, de lâcheté et même

286 VOYAGES.

de trahison par le peuple , suite naturelle de la de- faite des troupes de la république par les Espagnols , à la bataille Moquya. Cusco e'tait encore au pouvoir de l'ancien vice-roi deLacerda, et Cantarae, ge'ne'ral actif, rétablissait par son courage et sa ténacité les affaires des royalistes. La bataille de Moquya décou- rageait les indépendans par la perte qu'ils avaient faite des plus braves de leurs soldats , qu'on évaluait à deux mille cinq cents hommes tués , perte énorme relativement au nombre des belligérans; et les régi- mens de Buenos- Ayres , venus à travers les Cordil- lières au secours des Péruviens , avaient à eux seuls perdu plus de quarante officiers. Gomme il arrive ordinairement dans les guerres de partis , les vaincus rejetèrent les fautes sur les défections et les trahisons; aussi l'armée républicaine, mécontente de la junte, ne balança point à méconnaître son existence légale, en faisant demander impérieusement la nomination d'un dictateur, qu'elle désignait. Le peuple, rempli d'espérance pour l'avenir, adopta cette ouverture avec ardeur, et l'assemblée des députés se vit forcée d'accueillir la nomination du colonel Riva-Àguero , comme chef de la république. La délibération des mandataires du peuple fut violentée par l'opinion publique, et cependant ceux qui prirent la parole, finirent dans de beaux discours par crier au dan- ger imminent de la patrie , et par voter en faveur du nouvel élu comme d'un sauveur envoyé par le ciel. Je ne pus m'empêeher de sourire de pitié , lorsque j'entendis le président de la junte dissoute adresser

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ces mots à la chambre : On ni eut plutôt arraché sans vie de mon jauteuil que d'avoir sanctionne de mon vote la nomination du dictateur, si elle eût été illégale. Étrange contradiction , car en ce mo- ment ces cris furibonds retentissaient sur la place : à bas la junte, vive Riva-Jguero; et près de moi, un homme du peuple de la plus mauvaise mine ébranlait les voûtes de la salle en poussant ce même cri avec une fureur inouie et les gestes les plus me- naçans ! Le petit nombre de vrais patriotes n'e'tait point dupe de cette come'die , joue'e par un homme obscur, mais riche , sans actions qui pussent le re- commander, sans me'rite intrinsèque, ambitieux sub- alterne, qui depuis trois anne'es, suivait avec persé- vérance un plan de corruption, calomniant les actes des de'pute's , semant les promesses et l'argent à pro- pos; en un mot, préparant avec maturité' ses projets d'élévation. Telle était l'opinion de quelques per- sonnes sensées et instruites , et l'administration ridi- cule et absurde de Riva-Aguero ne tarda pas à jus- tifier le jugement qu'elles en avaient porté.

Je me trouvais à Lima le iermars 182 3, lorsque le nouvel élu de l'armée se présenta au peuple en» parcourant la ville , suivi d'un brillant état-major. Peu d'acclamations l'accueillirent à son passage : deux ou trois soldats sortis de l'hôtel du gouvernement , suivis de quelques négrillons , enfilèrent les princi- pales rues en criant vive le dictateur, et en lançant quelques pétards. Ce furent tous les frais de l'allé- gresse publique : le soir, par ordre, les maisons furent

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illuminées. Pendant plusieurs jours, les feuilles pu- bliques furent remplies de prose et de vers à la louange du héros américain, suivant une expres- sion trop répétée dans tous les articles , pour qu'elle n'ait pas e'te' ordonnée, et je lus même un long dis- cours rimé en l'honneur de Riva-Aguero, sorti delà plume d'un prêtre, qui finissait par ces mots fort remar- quables sans doute par leur naïve intolérance : Fleu- rissent les catholiques , et meurent les protestons !

Dès son avènement au pouvoir, Riva-Aguero s'em- pressa d'envoyer un émissaire auprès du général Freyre, au Chili, réclamer son assistance, et il dé- pêcha dans le même but un député à Guayaquil, près de Bolivar, afin qu'il pût voler rapidement au secours des Péruviens. Bolivar alors n'était point aimé des habitans de Lima; ils lui supposaient des vues intéressées et ambitieuses , et calomniaient ses intentions. Un négociant de Lima proféra même de- vant moi ces mots remarquables : « Jusqu'à ce jour, » on a refusé les secours intéressés de Bolivar, mais «nous sommes réduits aujourd'hui à choisir de deux » maux le moindre ; et certes , notre allié de Colombie » nous dévalisera de meilleure grâce que nos amis les «Espagnols. » Bolivar n'a point justifié ces injustes suppositions. Cet homme, pour lequel la postérité réserve sans doute le nom de grand citoyen, ou qu'elle flétrira peut-être du titre de despote *, quitta Lima après l'avoir pacifié avec un noble désintéressement.

1 Ce passage a été écrit en 1823. La mort récente de Bolivar assure l'immortalité sans tache de ce grand homme.

RELACHE A LIMA. iSi)

Lord Cochrane, dégoûté de la turbulence de ces ignorans républicains et de la versatilité de leur gou- vernement, avait abandonné tout récemment le ser- vice des indépendans, et s'était rendu au Brésil , l'empereur lui avait lait offrir un grade élevé dans la marine impériale. Les Péruviens , jaloux et envieux par nature , exaspérés d'ailleurs par un état perma- nent de révolution, l'accusaient de toute sorte de dilapidations : il leur avait emporté, disaient-ils, trois millions de piastres , avait pillé les villes prises ; en un mot, la vindicte publique semblait le pour- suivre pour outrager son nom. Quelques Anglais au service des indépendans partageaient aussi cette manière de voir, car le capitaine de vaisseau Es- monday, commandant la frégate la Proueba, inter- pellé par un de nos officiers en présence de notre état- major, -sur les motifs présumés du départ de lord Cochrane d'un pays qui était pour lui une patrie adoptive, répondit gravement en espagnol, que je traduis mot à mot : C'est parce que le Brésil est plus métallique! L'ancien directeur Saint-Martin, depuis quelque temps retiré des mouvemens politi- ques, vivait complètement ignoré , et cependant tous les journaux des premières époques de la guerre lui avaient consacré leurs colonnes louangeuses ; des can- tates d'un patriotisme ardent avaient célébré les hauts faits de ce général, et des médailles frappées en son honneur rappelaient que la patrie lui devait son in- dépendance. L'une des médailles du temps que je possède représente le soleil, emblème du Pérou,

2C}0 VOYAGES.

avec ces mois : Lima libre jure son indépendance , 1 82 1 , et sur le revers , couronne' de lauriers , ceux-ci ; Par la protection de l'armée libératrice commandée par Saint-Martin. Que le plus puissant des orateurs avait raison de dire que , dans les re'volutions , il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpe'ienne !

Bien que la population du Pe'rou soit considérable, le zèle pour la de'fense commune n'a jamais été assez vif pour recruter une armée en proportion avec le nombre des habitans en âge de porter les armes. Six mille hommes sont au plus tout ce qu'on a pu rallier sous les drapeaux, et jamais cet état n'eût secoué le joug des Espagnols sans les secours en- voyés par la république Argentine. Les régimens de Buenos -Ayres, aguerris et disciplinés, commandés d'ailleurs par d'habiles officiers , eurent en effet tout le mérite des succès que remporta la cause de l'in- dépendance , et toutes les bouches ne tarissaient point alors sur les hauts faits d'un colonel de vingt-quatre ans , nommé don Juan Lavalle , surnommé l'Annibal d'Amérique. La chute de l'empire français, et le licenciement des officiers de cette vieille armée qui traversa tant de fois, les armes à la main, l'Europe dans tous les sens , amena l'émigration d'un certain nombre de braves, dont l'expérience ne contribua pas peu à faire pencher la fortune du côté des répu- blicains. Dans le nombre de ceux dont les noms se trouvent consignés dans mon journal, je citerai le colonel de Brançay, les chefs d'escadron Rollet et Bruix, et M. Bouchard, ancien lieutenant de vais-

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seau, qui, par une croisière hardie dans les Philip- pines , fit un tort considérable aux navires espagnols.

Au moment j'allais quitter Lima , la population entière de cette grande cité sortait de son apathie habituelle, tant elle e'tait travaillée par les mesures énergiques que prenait le nouveau dictateur. De toutes parts apparaissaient des soldats en armes , ou des recrues en exercice ou en marche. Les chevaux des particuliers étaient mis en réquisition pour le service de la cavalerie ; des dons dits volontaires , mais impérieusement demandés, avaient permis d'ha- biller la troupe. Des jeunes gens encore dans l'ado- lescence composaient l'infanterie, dont les compagnies n'offraient ni nerf ni aplomb militaires, et dont toule la force résidait dans les noirs, hommes robustes, cruels, mais belliqueux 5 les officiers étalaient le luxe le plus grand dans leurs uniformes, tandis que l'ac- coutrement des soldats était singulier par quelques détails. C'est ainsi que les bonnets de grenadiers étaient faits avec des peaux de mouton, que surmon- taient comme panaches de grosses mèches de coton; les casques étaient en peaux à demi tannées et peintes en noir, avec des cimiers de laine rouge; les fourreaux des sabres de la cavalerie se compo- saient de lanières de veau , dont le poil était en dehors, etc.

Les événemens subséquens sont assez connus en Europe; je n'en dirai rien. Les dernières lignes sur Lima et ses environs seront consacrées à quelques observations sur l'histoire naturelle.

2Q2 VOYAGES.

Sous le rapport topographique , on se rappelle qu'une vaste plaine , nue , unie , et peu élevée au- dessus du niveau de la mer , s'étend entre Callao et Lima. Le littoral , à une distance assez grande , est formé en entier par des tas de galets considérables , qui ont y être portés par les submersions fré- quentes que produisent les tremblemens de terre , dont les habitans conservent de cruels souvenirs. Ces galets sont parfaitement arrondis , et assez communé- ment de nature granitique ou quartzeuse; ils doivent sans doute leur naissance aux lests des navires mouil- lés sur la rade, ou peut-être aux éboulemens des petits caps de Callao au sud, ou de Bocanegra au nom.

De nombreux ruisseaux et des flaques d'eau sillon- nent les alentours de Callao : une herbe épaisse y forme des tapis verdoyans ; mais toutefois de larges surfaces sont recouvertes d'efflorescences salines, et s'étendent jusqu'à plus d'un mille dans l'intérieur. Les eaux de la mer, en couvrant fréquemment le sol , l'ont imprégné de l'hydrochlorate de soude qu'elles contiennent. Quelques parties de cette plaine sont livrées à la culture , et les propriétés sont encloses de murs en terre très-solides, nommés tapias. La nature de cette terre est une marne productive. Les montagnes de Lima sont complètement dénudées , si on en excepte quelques chétives plantes charnues , telles qu'un solanum et un cactus , les seules qui subsistassent à l'époque de notre séjour. Leur base est formée par des roches granitiques, leur sommet

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est schisteux , et le schiste est très-souvent charge de particules ferrugineuses. Ces montagnes présen- tent quelques traces d'un sol arénacé, entièrement à l'effritement du granité. Au-delà de cette petite chaîne qui entoure Lima , commencent les sierra du Pérou inte'rieur.

L'île Saint-Laurent, placée à l'entrée de la baie, est complètement nue , et est formée en entier par une roche de phtanite gris : son aspect est celui d'un îlot d'un rouge foncé; chaque fragment de roche, à sa surface, se sépare par feuillets minces, et souvent, comme les pyrites , ces fragmens tombent en déli- quescence. Cette île présente à son extrémité méri- dionale des crevasses , et des aiguilles affectant di- verses formes. Les rochers qui s'élèvent au-dessus de la mer, sur toutes les côtes du Pérou, sont recou- verts d'une couche très-épaisse de matière blanche , nommée guana y attribuée à la fiente des oiseaux maritimes, qui, depuis des siècles, s'y reproduisent en paix; c'est l'engrais le plus usité dans tout le pays.

Plus célèbre par ses mines que par ses productions agriculturielles , le Pérou est loin de rivaliser sous ce rapport avec le Chili, riche en métaux précieux, mais riche surtout en substances nourricières , bien que son sol soit très-mal cultivé. La majeure partie des approvisionnemens de la province de Lima est fournie parles ports de Valparaiso, de Coquimbo et de la Conception; et la plupart des cargaisons expé- diées sur les navires français consistent en farines et en vin : tout ce qui est nécessaire à la vie y acquiert

CO,4 VOYAGES.

par conséquent une valeur hors de ton le proportion. La tempeïature de Lima était très-chaude en fé- vrier et mars, époque de notre relâche. Les vents régnans soufflaient du sud , variaient au sud-sud-est, au sud-est , et ne restaient que peu d'instans au nord. Pendant le jour, les calmes étaient fréquens , et ce n'était même que vers onze heures du matin qu'une légère brise venait agiter l'atmosphère. Une brume constante et épaisse apparaissait vers cinq ou six heures de la matinée, et ne se dissipait que vers neuf ou dix heures. Le soleil alors prenait une gravide force. Vers quatre heures du soir, la brume tombait de nouveau sous forme de pluie très-fine , et persis- tait ainsi jusqu'aux approches de la nuit. Ces brouil- lards périodiques et diurnes sont nommés garua : seuls ils entretiennent la vie végétative sous un ciel il ne pleut jamais. Les nuits sont remarquables par leur douceur et leur sérénité. Dans le jour, vers deux heures, la chaleur était très-forte, et le thermomètre centigrade, au soleil, s'élevait jusqu'à 45 degrés : son maximum d'élévation , à l'ombre , paraissait fixé entre 24 et 2 5 degrés, et la température de l'eau dans la rade était, terme moyen , de 2 1 degrés. L'hy- gromètre indiqua toujours une saturation complète. Les grandes perturbations de la nature qui agitent le Pérou sont les tremblemens de terre , qui se répè- tent presque chaque année, et qui souvent renversent de fond en comble des cités entières , et font fran- chir à la mer les obstacles qui en resserraient les limites naturelles. Callao , en 1747? fui ainsi abîmé,

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et depuis cette e'poque ces phe'nomènes se sont sou- vent reproduits. Suivant dom Hippolyte Unanue , les volcans, qui sont la source de ces commotions sou- terraines, appartiennent au second groupe des monts ignivomes du Pérou, à la chaîne volcanique de Hyay- napuiina ou Quinistacas , dans la Cordillière des Andes proprement dite.

Les principales productions des environs de Lima sont les patates douces, les papas ou pommes de terre , les pastèques , les melons , les arachis , les pe- pinos. Aux arbres à fruits importés d'Europe se joignent ceux des tropiques , et près des pruniers , des jujubiers, des pêchers, des figuiers, des pom miers, des oliviers, de la vigne, viennent se placer les orangers, les citrons doux, les goyaves , les avo- catiers, les passiflores édules , les ananas. Le dattier est naturalise' à Bella-Vista. Les bananiers, les can- nes à sucre, les cocotiers, sont plantés en plusieurs endroits. Mais parmi les productions estimées dans le pays sont : la pulpe du mimosa inga, nomme pois doux; la pulpe aigrelette du tamarinier, et le fruit très-gros et d'un rouge vif, nomme' tinta, que porte une raquette ou figuier de Barbarie. La coca, qui fournit une substance très-employée comme un mas- ticatoire agréable , est cultivée soigneusement , ainsi que le maïs, le ble' et la salsepareille.

L'aspect de la vége'tation de la côte est triste , et ne permet point d'espe'rer des récoltes intéressantes 5 et ce n'est sans doute qu'après avoir dépasse' la ville de Lima que se montre , plus riche et plus variée , la

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flore péruvienne. Aucun arbre, aucun arbrisseau vigoureux n'ombragent les alentours de Callao, et les endroits humides de la plaine , en effet , présen- tent seulement çà et des haies formées par un petit arbuste de la famille des synanthérées , à feuillage blanchâtre , et qui croît le pied dans l'eau. Les fosse's ou les mares sont revêtus de sagittaires , de samoles, de calce'olaires , et notamment d'une petite utricu- laire à peine haute d'un pouce, et surtout de pistia stratiotes. Les lieux un peu secs nous ont offert plu- sieurs plantes qui s'y sont probablement naturalisées, telles que la luzerne cultive'e , la verveine officinale , le datura stramonium . Non loin de Belle-Kue com- mencent des espèces de petits taillis composés de broussailles : croissent quelques végétaux plus intéressans , deux espèces de sensitives , des hélio- tropes, un ccstrum, des solarium , et surtout une graminée, nommée carapallos dans le pays, dont les feuilles distiques, âpres et consistantes, sont dispo- sées d'une manière flabelliforme. Les bords de plu- sieurs champs sont ornés d'ipomées à grandes cloches bleues , de capucines , que les créoles nomment mortues y de ricins palma-christi. Les bords des eaux, frais et herbeux, sont garnis de balisiers, de passiflores à très-petites fleurs vertes , de fougères , d'une nicotiane. Le floribundio, ou datura à grandes cloches, et le plumiera à fleurs rouges, sont les ar- bustes d'ornement que les Péruviens paraissent affec- tionner le plus. Les côtes méridionales sont garnies de prairies flottantes de macrocystes pyrifères; celles

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île Callao ne nous ont présente' que le maerocyste pomifère, remarquable par ses frondes entières, non dente'es, et par ses formes grêles. Tel est l'aspect d'un pays visité chaque anne'e par un grand nombre d'Européens, et où, maigre' un court séjour et des excursions bornées, nous nous sommes cependant procuré plusieurs espèces nouvelles d'oiseaux.

Parmi les rapaces, je mentionnerai ici en première ligne deux cathartes , que les lois du pays défendent et protègent contre toute agression , et dont les habi- tudes sont devenues tellement familières, qu'on les voit n'éprouver nulle crainte , et vivre comme des oiseaux de basse-cour au milieu des rues et sur les toits de chaque maison. Leur utilité est d'autant mieux ap- préciée sous une température constamment élevée, et sous un ciel vit la race espagnole , que ces oi- seaux semblent seuls chargés de l'exercice de la police relativement aux préceptes de l'hygiène publique, en purgeant les alentours des habitations des charo- gnes et des immondices de toute espèce, que l'incurie des habitans sème au milieu d'eux avec une indiffé- rence apathique. On m'a dit qu'une amendé*assez forte était imposée à quiconque tuait un de ces oi- seaux , et le public , en entier, témoigna un assez vif mécontentement une fois que , cherchant à procurer à nos collections un de ces vautours, je tirai sur un groupe de plusieurs individus. L'aura ou catharte à tête rougeâtre, qui existe en abondance dans toute l'Amérique méridionale , est beaucoup moins com- mun à Lima que V urubu, ou catharte à tête noire.

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Cet oiseau laisse exhaler une odeur repoussante et nauséabonde, qui, même à une certaine distance, est encore très-forte, et qui atteste jusqu'à quel point ses goûts sont dépravés.

La chevêche grise , qui se creuse des terriers , et qui a pour habitude de se percher sur les mottes de terre, est très-commune dans les champs.

Les passereaux sont assez nombreux en espèces , et la plupart ont une livrée agréablement nuancée. Ainsi , nous observâmes plusieurs moucherolles et gobe -mouches, et, entre autres, le rubin et le tan- gara oriflamme; un chardonneret noir et jaune, très- voisin du fringilla xanthorea de M. Charles Bona- parte ; le moineau olivarez , un loxie à plumage rouge, un troglodyte, etc. Proche Lima, dans des clairières, vit le petit bouvreuil, que nous avons nomme Télasco; et dans les grands arbres du pas- séo , est assez commun l'ani ine'dit, que j'ai de'crit sous le nom d'ani de Las Casas. Un fournier brun, flamme' de fauve, habite l'île de'nude'e de Saint-Lau- rent. Mais une des découvertes les plus inte'ressantes de notre très-court séjour sur les côtes de Lima , alors agitée par les discordes civiles , est celle de plusieurs espèces d'oiseaux-mouches; elle nous fait regretter vivement d'avoir été dans l'impossibilité de consa- crer un temps plus long à des recherches toutes pa- cifiques, et qui auraient indubitablement augmenté le catalogue des êtres connus. Trois espèces d'oi- seaux-mouches , proprement dits , voltigeaient alors , pendant les heures les plus chaudes du jour, sur les

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petits buissons d'un arbrisseau syngénèse. L'espèce la plus rare est celle que j'ai nommée Cora , nom qui rappelle à l'esprit une touchante prêtresse du soleil : le corps et la tête sont d'un vert-dore' brillant; la gorge a l'e'clat de l'acier bruni avec des teintes de cuivre de rosette , et deux longues rectrices blanches , termi- nées de noir, de'passent de beaucoup la queue. La deuxième est l'oiseau-mouche Amazili, moins orne' sans doute, puisque la moitié' supérieure du corps est d'un vert-dore' uniforme, et que la partie infé- rieure est d'un marron sans éclat me'tallique. La troi- sième espèce, très-petite, est d'un grisâtre sale.

Deux hirondelles , l'une à tête et à ventre d'un rouge ocracé et à plumage bleu-noir, l'autre à ventre blanc , sont les seuls fissirostres que nous ayons vus. Le martin-pêcheur, dont Commerson a laissé un dessin dans ses manuscrits , sous le nom de camaro- nero, a les mœurs de celui d'Europe , et fréquente les rives du Rimac et les eaux vives des canaux qui y affluent ; ses couleurs en dessus sont d'un vert métal- lique , et le dessous du corps est blanc ; le bec et les pieds sont noirs. L'étourneau blanche-raie des terres Magellaniques , que nous savons exister aux îles Malouines et au Chili, se retrouve au Pérou : ses couleurs y sont encore beaucoup moins vives que dans les deux localités précédentes.

Plusieurs colombes peuplent les environs de Lima. Une surtout , à peine de la taille d'un moineau , à plumage d'un fauve-clair, présentant des taches d'un rouge-noir et comme sanguinolentes sur les ailes ,

3oO VOYAGES.

aime à courir sur la poussière , dont elle a la cou- leur, et qui la dérobe à la vue; Commerson l'a des- sinée sous le nom de tortolita : c'est la colombi-gal- line cocotzin.

Les e'chassiers ont quelques espèces analogues à celles d'Europe : telles sont les chevalier, pe'lidne, et corlieu , etc. Ce dernier a la teinte de son plumage beaucoup moins fonce'e que le corlieu de France. Les chevaliers sont ceux aux pieds jaunes et aux pieds courts. Mais un oiseau de rivage plus spécialement propre à ces côtes est la maubêche australe.

Les palmipèdes , comme on doit le penser, sont les oiseaux qui s'offrent le plus communément aux regards du navigateur : ce sont ceux au milieu des- quels il vit, sans néanmoins pouvoir les étudier à son aise , car la rapidité de leur vol , et leurs habitudes au milieu des mers leur accordent une protection puissante et efficace. Les tôtes de Lima nous ont toutefois donné quelques espèces nouvelles , et dans une course sur l'île de Saint-Laurent , nous y avons tué la belle sterne, que nous avons décrite sous le nom de sterne des Incas. L'îlot de Saint-Laurent et ses falaises abruptes et désertes sont le séjour habi- tuel de légions d'oiseaux de mer, parmi lesquelles , sans contredit, il nous reste beaucoup d'espèces à connaître. Il me suffira de citer quelques palmipèdes communs, tels que la mouette à tête cendrée, les sternes tschegrava et katelkaka, le fou blanc, les cormorans , le pélican brun , et le manchot à lunet- tes, qui fréquente la rade; et n'est-il pas remarquable

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de voir ainsi un oiseau des latitudes les plus éleve'es et les plus froides du sud s'avancer sous les latitudes les plus chaudes de l'équateur?

Lesson .

VOYAGE A TERRE-NEUVE.

Départ de Brest. Montagnes de glaces. Arrivée à Saint-Pierre. Description des îles Saint-Pierre et Miquelon. Langlade ou petite Miquelon. Erreur des géographes. Poudrerie. Moyen qu'emploient les Indiens pour se garantir de la poudrerie. Pré- cis historique sur Terre-Neuve. Excursion au Croc. Effets de mirage en mer. Tombeau de deux jeunes aspirans anglais. Moustiques. Pêcheries. Préparation de la Morue. Société Béotique. Indiens rouges. Excursion à Grois. Chasse au loup marin et à l'ours blanc. Les courlieus. Leurs évolutions aériennes. Roches chatouilleuses. Chasse au caribou.' •Bru- mes épaisses. Bivouac dans l'eau. Départ de Grois. Nuit en mer. Terre-Neuve bouleversée par une grande révolution. Beauté de ses rades et de ses ports. Baccalao. Oiseaux de Bac- calao , utiles pilotes. Saint-Jean. Terres de la désolation. Consommation extraordinaire de gibier. -— Observations sur la température de Terre-Neuve et de l'Amérique du Nord. Départ.

J'allais partir pour les États-Unis, lorsque M. Bruc, qui venait d'être nommé gouverneur des îles Saint- Pierre et Miquelon, me proposa de me mener à sa nouvelle résidence. Je m'y décidai, quoiqu'on me peignît Terre-Neuve et ses dépendances comme un triste pays; mais je ne pouvais faire ce voyage dans

TKRRK-NF.UVE. 3o3

une compagnie plus agréable que ia sienne et celle île M. Brou, commandant la corvette qui devait nous y conduire.

Je partis de Brest le 28 avril 1 828 , sur la Cérès, corvette de 18, commandant la station de Terre- Neuve, avec la gabarre le Chameau et deux goélettes de 8 , la Béarnaise et la Mésange.

Le 1 7 mai , e'tant par 52° 2 1 T longitude et 45° $2' latitude , on vint me réveiller pour me faire voir une montagne de glace , qui se trouvait par notre travers à tribord. Nous en e'tions à un demi-mille de dis- tance, et le vent qui soufflait de ce côte' nous gla- çait à bord : sa hauteur pouvait être de 35o à 4 00 pieds, et sa largeur d'une lieue. C'était pour tout l'équipage , qui n'avait pas encore navigué dans ces parages , un spectacle aussi nouveau que pour moi. Nous en vîmes encore les jours suivans , et une, entre autres , de quatre lieues de large et de douze cents pieds de haut; on dirait de grandes îles sortant de la mer, et le matin et le soir c'est un spectacle magnifique que de voir ces masses éclatantes dorées par les feux du soleil.

Nous vîmes des marsouins , des souffleurs , des baleines ; et après avoir pris quelques morues sur le Grand Banc, et tiré quelques coups de canon à poudre sur d'inoffensifs bâtimens dont tout le tort était de ne pas nous hisser leurs couleurs , nous arrivâmes le 27 mai à quatre heures du soir à l'île de Saint-Pierre, et jetâmes l'ancre près du Cap à l'Aigle.

Il y faisait très-froid, et par la neige qui restait

3o4 VOYAGES.

dans les crevasses des rochers, on pouvait juger que l'hiver y avait e'té rigoureux. Nous avions tourné autour de ces îles pendant trois jours , sans oser nous en approcher , à cause d'une brume constante , qui ne laissait pas voir d'un bout du bâtiment à l'autre ; mais le 27, vers deux heures, le ciel s'éclaircit , et à environ une demi-lieue, nous vîmes sur notre droite les côtes de Saint-Pierre couvertes de neige. Comptant sur la dure'e du beau temps , nous avan- çâmes hardiment près des rochers; mais la brume nous enveloppa tout à coup, et nous laissa dans une position très- difficile. Nous diminuâmes de voiles, et avançâmes en cherchant à découvrir le Grand- Colombier, haute masse de rochers formant une île, qui devait se trouver devant nous. En effet, nous aperçûmes l'écume blanche des brisans , et tour- nâmes à droite en passant entre ces rochers et l'île de Saint-Pierre, détroit assez dangereux, surtout quand on n'y voit pas. Toutes les cinq minutes , nous tirions un coup de canon pour appeler le capitaine du port et le pilote à notre aide; mais le plus dif- ficile était fait. Tout à coup , comme un change- ment à vue à l'opéra , le vent dissipa la brume , et nous nous trouvâmes suivant bonne route , entre deux côtes escarpées et rocailleuses. Nous étions entourés d'une grande quantité de canots à rames et à voiles , entre autres celui du pilote qui monta à bord, et nous conduisit heureusement, à travers plu- sieurs passes dangereuses, en rade de Saint-Pierre. Nos regards se portèrent de suite vers la ville, dont

TERRE-NEUVE. 30^

nous citions à peu près à un mille ; mais ce qu'on en voyait de dessus le pont n'offrait pas un spectacle bien riant. Au pied de montagnes couvertes de ro- chers s'e'levaient une centaine de maisons de bois, sombres, basses , et d'un triste aspect. Un petit clo- cher se distinguait sur l'église, à côte' d'une maison d'assez bonne apparence, qui, nous dit-on, e'tait le palais du gouverneur; mais pas le moindre mouve- ment dans la rue, personne dehors, et on ne voyait dans le port que cinq ou six bricks. Quelle que fût cependant la terre j'abordais, j'étais fort impatient d'y descendre.

L'installation de M. Brue, le nouveau gouverneur, eut lieu le lendemain ; il partit à midi de la corvette avec le commandant , et cinq coups de canon , tirés de la ville, y annoncèrent son arrivée. La Cérès y répon- dit aussitôt. Il fut reçu avec toute la pompe qu'on pouvait attendre à Saint-Pierre, et le pavillon fut hisse' au gouvernement et sur tous les bâtimens du port.

Voici comment Cassini de'crivait en 1778 les îles de Saint-Pierre et Miquelon , lorsqu'il détermina la latitude du bourg de Saint-Pierre : « Saint-Pierre est une petite île , sa plus grande longueur peut être de deux lieues ; Miquelon est un peu plus grande. Saint- Pierre cependant est le chef-lieu de la colonie. La sûreté de son port y attire un grand nombre de bâ- timens, et c'est probablement la seule raison qui a décidé le gouverneur français à y fixer sa résidence , car j'ai entendu dire que Miquelon était plus agréable. Je me suis quelquefois promené clans l'intérieur pour

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étudier le pays, et en observer les productions. Tout ce que j'y trouvai, ce furent des montagnes, que l'on ne gravissait pas sans danger. Les petites valle'es qui les séparaient n'étaient pas plus praticables ; les unes, pleines d'eau, formaient une longue suite d'étangs ; les autres étaient encombrées de petits sapins et de quelques chétifs bouleaux , seuls arbres que j'aie vu pousser dans le pays. Je n'en ai pas vu s'élever à plus de douze pieds de hauteur. Miquelon est mieux par- tagée pour le bois. La plante la plus agréable que je trouvai dans l'île est une espèce de thé, ainsi appelé par les habitans; il ressemble beaucoup à notre romarin, tant par la feuille que par la tige. Il y a aussi une autre plante appelée anis , qui se prend également infusée dans l'eau bouillante. On peut juger combien les habitans de cette île sont privés des pre- mières nécessités de la vie , le blé ne pousse pas, et tout entièrement, jusqu'aux moindres objets, doit venir de France. Les maisons sont bâties dans une petite plaine le long de la mer. Il y a de petits jardins poussent avec peine quelques lai- tues , qui sont mangées avec avidité lorsqu'elles sont encore vertes. Le manque de pâturages empêche d'a- voir beaucoup de bestiaux, et en fait de viande fraîche, on en est réduit aux volailles. On fait de la soupe avec des têtes de morues. Notre arrivée à Saint- Pierre fut célébrée par la mort d'un bœuf, c'était la plus belle réception que les habitans de cet endroit pouvaient nous faire.

» De cette description on peut conclure que Saint-

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Pierre doit être conside're' uniquement comme un abri ouvert aux pêcheurs en détresse. Nous y avons ce- pendant fonde' une colonie. »

Depuis le temps Cassini quitta ces îles , elles se sont beaucoup ame'liore'es , surtout quant aux pâtu- rages, qui sontabondans dans la petite Miquelon, et qui donnent de nombreux bestiaux. Il y a mainte- nant, en 1 83 1, huit e'tablissemens ruraux, 28 che- vaux , 38o bœufs ou vaches , et 4°° moutons et chèvres. Quant à la population de la ville, elle est de 800 âmes pour la se'dentaire, et de 2^5 pour les marins hivernant, en tout ioa5.

L'île de Saint-Pierre est situe'e par 58° 35r de lon- gitude ouest, et 46° 4^' 3°" de latitude. Pendant cinq mois de l'anne'e on y est enveloppe' de brumes épaisses qui laissent rarement voir le soleil, et pen- dant cinq autres mois la neige couvre presque tou- jours la terre : septembre et octobre , quelquefois novembre, sont très-clairs. Dans les beaux jours, on voit parfaitement les côtes de Terre-Neuve, qui sont à huit lieues de distance , et la montagne du Chapeau rouge, qui en esta seize. Pour toute défense, la ville a cinq gendarmes, et trente hommes embarqués sur le Stationnaire ; en outre , il y a une petite pointe de terre, nommée Pointe aux canons , entourée de fa- gots et de gazon, d'où percent trois canons servant à rendre les saluts aux bâtimens étrangers qui entrent ; les Anglais, dans leurs traités , nous défendirent d'en avoir plus. Les maisons , bâties toutes en bois , sont pour la plupart faites à Brest. Celle du gou-

3o8 VOYAGES.

verneur est la plus belle ; elle a un e'tage et des man- sardes; on y arrive par un tapis de gazon entouré d'une palissade à hauteur d'appui, et traverse'e par une alle'e qui conduit au perron : quatre pierriers en défendent l'entrée. Les armes de France sont peintes sur la porte, et entourées de tonneaux, d'ancres, etc., ce qui lui donne assez l'apparence d'une enseigne de bureau de tabac. Il y a une église et un hôpital, les malades sont soignés par des sœurs de Saint- Joseph ; quelques boutiques, trois billards, et un café, se tiennent ordinairement les officiers de marine.

C'est un triste séjour pendant l'hiver. Toutes com- munications sont interceptées, non-seulement avec l'Europe , l'Amérique et Terre-Neuve , mais encore avec Miquelon et Langlade (petite Miquelon). La chasse est la seule distraction qu'on puisse se procurer alors; mais vers la lin d'avril arrivent les bàtimens de pêche : les Basques sont généralement les premiers arrivés. La division de guerre y vient vers la moitié de mai , commandée par une corvette. On y envoyait anciennement une frégate, mais on y a renoncé , les petits bàtimens étant plus commodes dans ces pa- rages. Le commandant de la division est aussi in- specteur des îles, et il expédie ses bàtimens sur dif- férens points de Terre-Neuve, pour protéger nos pêcheurs contre les Anglais, s'il y avait lieu; il s'y transporte aussi , et retourne en France vers la fin d'octobre, laissant une goélette qui ne peut en partir qu'après les derniers bàtimens de pèche, vers la lin

TERRE-NEUVE. 3of)

de novembre. Depuis le mois de mai jusqu'à celui d'octobre, Saint-Pierre est très - vivant. Un grand nombre de bâtimens nommés banquiers, parce qu'ils font la pêche sur le Grand-Banc , viennent y se'cher leurs morues. Ceux de guerre, soit français, soit anglais , y viennent plusieurs fois , et le gouverneur a toujours des officiers à sa table, qui lui font oublier l'ennui de l'hiver. Les bâtimens de la station de la Havane quittent cette ville pendant l'hivernage , et remontent jusqu'à Saint-Pierre, les morues et l'o- seille rétablissent en peu de temps les équipages qui y arrivent presque toujours malades. Cette colonie a sur toutes les autres , telles que le Sénégal , la Guyane et les Antilles , l'avantage d'être parfaitement saine. Quant à la société de la ville, elle se compose de quelques négocians et de quelques employés du gou- vernement

Gomme je l'ai dit, Saint-Pierre est un pays fort giboyeux ; pour ma part, je tuai plusieurs renards ar- gentés que j'envoyai en France, ils sont maintenant sous forme de palatines et de manchons. Mais une chasse que je fis sur le Grand-Colombier avec le com- mandant et plusieurs officiers, fut surtout abondante.

Le Colombier a près de quatre cents pieds de haut , et il est dangereux à gravir, à cause de la terre, de la mousse et des pierres qui y manquent sous les pieds. Dans cette position, n'ayant rien l'on puisse s'accrocher, plusieurs personnes ont été entraînées jusque dans la mer. Avant d'y débarquer, nous étions déjà éblouis par les milliers d'oiseaux qui tourbillon-

3lO VOYAGES.

liaient autour de nous, tels que canards blancs, gaudes, gaudaillons, moyaques, becs-scie, merles jaunes, cre- vaces, cannes de roches, marchands, mais principa- lement calculots. Rien de plus singulier et de plus comique que la physionomie de ces calculots. Ils vous regardent en passant d'un air si se'rieux ! de'jà loin de vous , ils retournent la tête en volant pour vous voir encore plus long-temps, et reviennent souvent se mettre sous le rocher qui vous porte. On les prend à la main quand ils sont dans leurs nids, et ils ne s'envolent pas, mais se défendent à coups de bec ; ceux qui sont loge's au-dessus avancent la tête dehors , et regardent avec beaucoup de gravité ce qui se passe, jusqu'à ce que leur tour arrive. Leurs œufs sont très-bons à manger, et nos matelots en faisaient de très-belles omelettes. La tête du calculot est rouge et très-grosse en comparaison du corps; l'œil est très- grand et noir, et le bec s'ouvre de côté, au lieu de s'ouvrir de haut en bas. Le corps est blanc et noir, les ailes rouges et noires et très-courtes.

Après nous être dispersés sur le Colombier, je res- tai isolé avec deux canotiers pour ramasser mon gi- bier, chose peu facile , car il tombait quelquefois à cent pieds au-dessous de moi. Les calculots me ve- naient vingt et trente ensemble en tête et très-vite, et étant peu d'aplomb , il n'élait pas aisé de les tirer. En une heure, je tuai quarante-trois oiseaux , et j'en perdis beaucoup. En tout, nous rapportâmes cent dix- huit pièces , mais elles n'étaient malheureusement pas bonnes à manger.

TERRE-NEUVE. 3ll

A deux lieues de Saint-Pierre est Langlade , ou la petite Miquelon; il s'y trouve plusieurs sites pitto- resques , entre autres la Belle Rivière, remplie de saumons , et sur les bords de laquelle le nouveau gouverneur a fait bâtir une ferme. La ve'ge'tation de eette île est surprenante : on y élève maintenant beau- coup de bestiaux , et des agriculteurs venus de France savent tirer parti de cette terre , qu'on avait regarde'e long-temps comme incapable d'être cultive'e.

Les cartes marquent encore Langlade comme sé- pare'e de Miquelon par un de'troit l'eau aurait trois ou quatre brasses de profondeur, mais c'est une er- reur ; elles ont e'té se'pare'es , et ne le sont plus : la preuve en est que j'ai passé de l'une à l'autre à pied sec sur de petites collines de quinze à vingt pieds au-dessus de la mer et couvertes de la plus belle ver- dure du monde. Un bâtiment anglais , qui allait de Québec en Irlande, se fiant à ses cartes, voulut passer dans ce détroit, s'y perdit, et la côte est encore jonchée de ses débris.

Nous allâmes un jour à Miquelon présenter le nou- veau gouverneur aux habilans. Je tuai un loup ma- rin en chemin, et manquai quelques outardes. Les autorités, au nombre de trois, vinrent sur la plage au-devant du gouverneur ; un coup de canon le sa- lua à son débarquement , et le commissaire s'excusa d'avoir été si parcimonieux , sur ce qu'il n'y avait plus de poudre dans la colonie. Le bourg de Mi- quelon consiste en une cinquantaine de maisons ali- gnées sur la plage , toutes en bois comme celles de Saint-Pierre.

3 12 VOYAGES.

C'est la plus grande des trois îles , et elle est , dit-on, plus froide en hiver et plus expose'e que les autres à la poudrerie.

La poudrerie est un météore peu connu en d'au- tres climats ; c'est une sorte de neige d'une extrême subtilité , qui s'insinue dans les lieux dont la clôture est la plus exacte; elle s'y introduit parles moindres interstices que laisse le mastic dont les vitrages sont enduits ; elle est emportée horizontalement par l'im- pétuosité du vent , qui en accumule quelquefois des monceaux auprès des murailles et des éminences, et comme elle ne permet ni de distinguer dans les rues les objets les plus voisins, ni même d'ouvrir les yeux, qui en seraient blessés, on peut à peine s'y conduire, et on perd même la respiration. Plusieurs personnes, surprises par ces tempêtes, se sont égarées, et ont été trouvées plus tard ensevelies sous la neige.

L'année dernière , un pêcheur dont la mère se mourait , voulut aller chercher le chirurgien qui de- meurait à quelque distance de la ville. On tâcha en vain de l'en dissuader. Il faisait nuit, un froid gla- cial, et la neige tourbillonnait avec fureur. Il se dé- cida à suivie le bord de la mer, craignant de s'égarer, s'il prenait à travers la plaine , et la nuit se passa ; le jour vint, mais pas de nouvelles du pêcheur : le chi- rurgien lui-même ne l'avait pas vu. A la fonte des neiges , une vieille femme heurta du pied quelque chose qui lui fit baisser les yeux 5 elle regarda et vit une tête dont les yeux et la bouche étaient remplis de sable. . . C'était sans doute celle du pêcheur.

Le meilleur parti , lorsqu'on est surpris par la pou-

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drerie , est celui employé par les Indiens : ils s'as- seyent et se laissent couvrir par la neige, qu'ils se- couent de temps en temps par le haut. De cette manière on a beaucoup moins froid que si l'on res- tait exposé au vent ; et quand la tourmente a cesse', on sort de sa retraite.

Nous revînmes de Miquelon à cheval ; nous trou- vions de temps en temps un sentier à peu près frayé, mais nous suivions le plus souvent sur les dunes, la mer venait baigner les pieds de nos chevaux, ou dans des marais et des mousses ils enfonçaient jusqu'au poitrail. Après avoir passé la langue de terre qui réunit les deux îles, nous arrivâmes près du Cap percé, à Langlade , nous attendaient nos embar- cations, et, malgré une brume très -épaisse, nous arrivâmes au port sans accident. Nous y trouvâ- mes le brick de guerre anglais le Manly. Pen- dant cette saison, les bâtimens de guerre de cette nation viennent de temps en temps, soit de Saint- Jean, soit d'Halifax ; il entre aussi quelques goélettes marchandes de Boston, et des sloops anglais de Terre-Neuve, portant du bois et quelques objets de commerce.

Terre-Neuve , dit-on , est la première partie con- nue de l'Amérique du Nord. En 87^, des Norwé- giens découvrirent l'Islande , et y fondèrent une colo- nie. En 982, ils découvrirent de même le Groenland, et s'y établirent aussi. De , plusieurs d'entre eux se dirigèrent au sud-ouest , et trouvèrent un pays poussaient des vignes chargées de raisins, et ils Tap-

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pelèrent TVinland. Le docteur Morse prétend que ce TVinland est Terre-Neuve , que sa découverte re- monte à j oo i , et que le Norwégien Biom ' fut le pre- mier qui y descendit. Des relations furent entrete- nues entre ce pays et le Groenland ; et , en 1 1 1 1 , Éric, évêque de cette colonie, alla à Winland pour tâcher de ramener ses habitans à des mœurs civili- sées, ceux-ci étant presque k l'état de sauvages. Ce prélat ne revint plus au Groenland , et pendant plu- sieurs siècles Winland tomba dans l'oubli. Il est Irès-vrai que la vigne se trouve à Terre-Neuve , et en grande quantité, à peu près dans les mêmes latitu- des que dans l'Amérique du Nord, la Nouvelle-An- gleterre et le Canada. L'île d'Orléans, dans le Saint- Laurent , avait été nommée par Jacques Cartier île de Bacchusy à cause de la grande quantité de vignes qui s'y trouvaient. Un voyageur français écrivait, en 1748 , de Terre-Neuve : « Les cantons que les Fran- çais possèdent ici produisent des vignes en abon- dance. » D'après un grand nombre d'ouvrages écrits par les Norwégiens depuis plusieurs siècles, on ne peut douter que ce Winland n'ait été Terre-Neuve.

Angrim Jonas, quia écrit une histoire d'Islande, raconte qu'en 1001 un Islandais^ nommé Biorn, dans un voyage d'Europe au Groenland, ayant été poussé par une tempête bien loin au sud-ouest, découvrit un pays plat couvert d'épaisses forêts , et vit bientôt après une île . Il ne s'y arrêta cependant pas , et avec

, D'autres écrivent Biurn.

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des vents de nord-ouest il remonta au Groenland, il voulait rejoindre son père Herljof ; il lui fit part de sa découverte. Lief, fils d'Eric, s'embarqua aus- sitôt avec trente-cinq hommes , prit Biorn avec lui, et se dirigea sur ce nouveau pays. Les premières terres qu'ils virent e'taient rocailleuses et ste'riles ; ils l'ap- pelèrent Helleland } ou pays de rochers. Ils décou- vrirent après un pays plus bas, sablonneux et couvert de bois, qu'ils nommèrent Markland, ou pays boise'. Deux jours après, ils virent encore terre , avec une île au nord de la côte : une rivière la parcourait ; ils y entrèrent et la trouvèrent pleine de poissons , et principalement de beaux saumons. Les buissons qui la bordaient e'taient couverts de baies douces; l'air y e'tait doux et le sol fertile. Ils arrivèrent à un lac cette rivière prenait sa source, et se déterminèrent à hiverner sur ses bords. Dans les jours les plus courts, ils y voyaient le soleil huit heures au-dessus de l'ho- rizon, ce qui fait supposer que le jour le plus long, sans compter le cre'pusculc , devait y être de seize heures. Il suit de , dit Angrim Jonas , que cet en- droit , qui se trouvait par les 49° de latitude nord dans le sud- ouest du Groenland, doit être ou la rivière de Gander, ou la baie des Exploits dans l'île de Terre-Neuve. Lief goûta les raisins , en fit du vin , et il appela ce pays Winland dot Gade, ou le pays au bon vin.

De nombreux arméniens se firent au Groenland , et vinrent explorer de nouveau Winland. Le troi- sième e'te' qu'il fut visite', les Islandais furent attaque's

IOME I. 21

3l6 VOYAGES.

par un grand nombre de petits hommes arme's d'arcs et de flèches, qu'ils les mirent en fuite. Ils les appe- lèrent Skroëllingers , ou conducteurs de traîneaux.

L'été' suivant, un Islandais nommé Thorfin vint s'établir dans ce pays , et y fonder une colonie. Il y apporta des meubles et des bestiaux, et y amena soixante-dix personnes des deux sexes. Les Skroël- lingers vinrent les visiter , et un commerce de pelle- teries très-avantageux pour les Islandais s'établit aussi- tôt. Mais depuis 1 121, d'après le docteur Foster, on ne sait rien de Winland. Il est probable que la race d'hommes qui existe encore dans l'intérieur de l'île, et qui diffère d'une manière remarquable des autres tribus sauvages de l'Amérique du Nord, qui sont en guerre continuelle avec les Skroëllingers ou Esqui- maux vivant sur la côte opposée, descend des anciens Norwégiens.

Pinkerton, dans une géographie moderne, dit que le Groenland faisant partie de l'Amérique, la découverte de ce continent doit donc remonter à l'époque les Norwégiens , en 982 , trouvèrent le Groenland, découverte suivie en ioo3 de celle de Winland. Il ajoute aussi que les colonies continuèrent k fleurir, jusqu'à ce que les communications entre elles furent interrompues par les glaces accumulées du pôle. Winland tomba alors dans l'oubli jusqu'en i4973 ou ^ean Cabot la découvrit.

En 1 72 1 , un prêtre norwégien, tourmenté de l'idée de la triste situation devait se trouver la colonie du Groenland , si toutefois elle existait encore , prit

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la courageuse re'solution de s'y rendre. Il aborda à la côte ouest, et y trouva quelques ruines d'églises, seuls de'bris de la colonie chrétienne. Il y prêcha l'Évangile aux indigènes, et y resta jusqu'en 1725.

C'est un fait reconnu , que des variations considé- rables se sont fait remarquer à différentes pe'riodes dans les glaces du pôle arctique. On ne sait quelles en sont les raisons certaines. Doit-on les attribuer à des tremblemens de terre , ou à des tempêtes , ou h de violens mouvemens des mers qui les entourent, ou à l'accumulation continuelle des neiges, par lesquelles l'équilibre venant enfin à être rompu, elles produisent à peu près le même phe'nomène que les avalanches des Alpes? Les docteurs Morse, Foster, et beaucoup d'autres s'accordent à croire qu'un changement con- sidérable dans le climat du Groenland a eu lieu vers le commencement du xve siècle.

En examinant l'île de Terre-Neuve et les îles ad- jacentes jusqu'à l'acore du Bonnet flamand, on trouve seize degrés de longitude et dix degrés de latitude la profondeur de la mer varie entre soixante, trente, et quelquefois même dix brasses dans des endroits à une distance considérable, soit des côtes de Terre-Neuve , soit du conlinent améri- cain. On serait donc porte' à en conclure que ce sont les restes d'une vaste île, qui, à une époque reculée, éprouva une révolution semblable à celle qui, en i663, ébranla le Canada et les pays environnans jusqu'à New-York , et qu'affaiblis par cette commo- tion, les fondemens qui supportaient cette île, excepté

3l8 VOYAGES.

les parties qui constituent actuellement Terre-Neuve, auraient été précipités dans les profondeurs de l'o- céan, proportionnellement à leurs hauteurs primi- tives , et aux difierens degrés de solidité des surfaces qu'ils rencontrèrent dans leurs chutes. Peut-être aussi était-ce une partie du continent américain, car le détroit de Belle-Ile, qui sépare Terre-Neuve des côtes du Labrador, n'a guère plus de trois lieues de large, dans une longueur de quinze lieues marines.

En i5oo, les bancs qui entourent Terre-Neuve étaient déjà fréquentés par les Européens,- qui ve- naient y pêcher la morue. Un voyageur français écri- vait alors : « Avant d'arriver au Grand-Banc, les marins en sont avertis par une multitude d'oiseaux dont les plus connus sont les gaudes, les fouquets, et les happefoies, appelés ainsi pour leur empresse- ment à dévorer le foie des morues qu'on jette à la mer en ouvrant le poisson. Ces bancs, disait-il, sont des montagnes qui s'élèvent du fond de la mer à une distance de trente , trente-six et quarante brasses de la surface. La longueur du Grand-Banc est de deux cents lieues, et de dix-huit, vingt et vingt-quatre de large. » Ceci s'accorde à peu près avec nos cartes modernes.

Jean Cabot, Vénitien, sous les auspices du roi Henri VII et avec l'appui des négocians de Londres, partit d'Angleterre en 1497 ; le 24 Juin> il découvrit terre , et donna au premier cap qu'il vit le nom de Jionavista. Il est sur la côte est de l'île de Terre- Neuve, et le nom lui en est resté. Il entra dans la

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baie qui en a gardé aussi le nom , et vit plusieurs in- digènes couverts de peaux, beaucoup de cerfs, d'ours, de perdrix et d'aigles. Il prit alors possession de cette île pour le roi d'Angleterre, et l'appela Baccalao , nom que donnaient les indigènes aux morues. Il re- tourna bientôt h Londres , il mena trois sauvages avec lui.

En i5oi, Gaspar de Corte Real, d'une grande famille de Portugal , partit de Lisbonne et arriva à Terre-Neuve, il aborda dans une large et pro- fonde baie , qu'il nomma Baie de la Conception. Il visita toute la côte est , fit le tour par le sud , et •donna le nom de terre de Labrador ou terre de Laboureur à celle qui se trouve à l'ouest de l'île, parce qu'e'tant située par 5o° de latitude , il pensait qu'elle pouvait être cultive'e.

En i5o4, Bergeron, en i5o6, Jean Denis, de Honneur, tous deux Français, et en i5o8, Thomas Hubert, de Dieppe, allèrent à Terre-Neuve. Hubert en ramena deux sauvages. En 1 534, Jacques Cartier partit le 20 avril , de Saint-Malo , par les ordres de François Ier, avec deux navires et cent vingt-deux hommes, et arriva le 10 mai à Bonavista. La terre e'tait encore couverte de neige , et les côtes environ- ne'es de glaces. Il fit le tour de l'île , et y trouva beau- coup de beaux ports ; mais le froid y e'tait si fort, qu'il se rembarqua presque aussitôt.

En i525, Jean Verrazini prit possession de l'île de Terre-Neuve pour François P1, et lui donna le nom qu'elle a porte' depuis.

320 TOYAGES.

En 1 549 -, un négociant de Londres , nommé Hoare, alla s'y établir avec un grand nombre d'aven- turiers anglais. Ils y furent exposés dans les premiers temps à toute espèce de privations , mais ils finirent par y prospérer.

D'accord avec l'Angleterre, la France envoyait déjà en i634 des pêcheurs à Terre-Neuve , et du temps de la reine Anne , ces pêcheries avaient telle- ment augmenté ses richesses et ses forces navales , qu'elle était devenue formidable à toute l'Europe. « C'est a. ces expéditions lointaines , dit un Anglais , que la France doit le développement de ses forces sur mer; on peut s'en convaincre en jetant un coup- d'œil sur l'état de sa marine avant qu'elle envoyât des bâtimens à Terre-Neuve. Elle n'en avait alors qu'un petit nombre , de tonnages et de forces médio- cres; mais depuis, elle a combattu les forces com- binées de la Hollande et de l'Angleterre, et elle a armé de grands corsaires qui ont infesté nos côtes et ruiné nos négocians. »

A la lin du xvne siècle, la France employait dans ce commerce près de cinq cents bâtimens , dont un grand nombre étaient d'un fort tonnage et portaient de 16 h 4o canons, pour lesquels il fallait près de seize mille hommes. « Les Français, dit toujours l'au.- teur anglais, par leur frugalité, par le prix du sel qu'ils avaient à meilleur marché que nous, possédant les endroits les plus commodes pour pêcher, nous ont complètement battus dans ce commerce. La partie du sud-ouest ils s'établissent , et particulièrement

TERRE-NEUVE. 321

dans le voisinage du cap Ray , est la meilleure , et ils y sont rarement gênés par les glaces , tandis que la petite partie des pêcheries anglaises, étant plus au nord-est, est encore obstrue'e de glaces, souvent même au commencement de mai. Elles empêchent les bàtimens d'entrer dans les ports , et le poisson ne se prend que lorsqu'elles se sont éloignées des côtes. »

Terre-Neuve changea souvent de maîtres. Après l'avènement de la reine Anne au trône d'Angleterre , la guerre fut déclarée contre la France, en 1702. Une escadre commandée par le capitaine Leake arriva au mois d'août à Terre-Neuve , détruisit les établis- semens français , prit l'île de Saint-Pierre , et rasa un petit fort armé de six canons ; vingt-neuf bàtimens tombèrent entre ses mains, et deux furent brûlés.

En 1708, Saint-Ovide, commandant français à Plaisance, prit et détruisit complètement à son tour la ville de Saint- Jean, et jusqu'au traité d'Utrecht, en 17 13, la France posséda paisiblement cette île. Ce traité la remit entre les mains des Anglais. Il était pourtant permis aux Français de pêcher et de sécher leur poisson à terre dans la partie qui s'étend du cap de Bonavista jusqu'à la pointe nord de l'île , et au-delà en descendant le long de la côte ouest, jusqu'à la Pointe riche; mais il leur était défendu de fortifier aucun point, ou d'y bâtir des maisons, excepté les cabanes et les échafauds nécessaires à la pêche. Ils n'avaient pas non plus le droit d'y sé- journer, passé le temps nécessaire pour sécher le poisson.

322 VOYAGES.

En 1 745 j la France vit ce commerce si important pour elle suspendu de nouveau, et perdit sa part de Terre-Neuve, perte suivie bientôt de celle du cap Breton.

En 1762, une escadre française entra dans Bull Bay<i et les troupes marchant sur Saint-Jean, cette ville se rendit pour la seconde fois.

En 1763 , par un nouveau traité, la France rentra dans ses droits, et eut en outre le droit de pèche dans le golfe Saint-Laurent , mais seulement à trois lieues des côtes appartenant à l'Angleterre. Les îles Saint-Pierre et Miquelon furent ce'de'es à la France pour servir d'asile aux pêcheurs , le roi s'engageant à ne pas les fortifier, et ne pouvant y entretenir une garde de plus de cinquante hommes pour faire la police.

Les hostilite's recommencèrent de nouveau en 1779, et les îles Saint-Pierre et Miquelon, toujours pre- mières victimes, furent prises, et les habitans, au nombre de dix-neuf cent trente-deux, envoye's en France. Nous en reprîmes possession en 1783; les Anglais s'en emparèrent en 1793 5 nous les reprîmes en 1801, les perdîmes encore, et par le traite' du 17 juin i8i4j le droit de pêche pour les Français sur le Grand-Banc de Terre-Neuve fut remis sur le même pied qu'en 1792. Mais la saison avancée et le retour de l'empereur de l'île d'Elbe ne nous permirent d'en tirer aucun avantage avant 18 16, le gouverneur français alla s'installer aux îles Saint-Pierre et Mi- quelon.

Depuis cette époque, la pêche augmente chaque

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année, et chaque nouvelle saison voit de nouveaux arméniens pour Terre - Neuve partir de Bretagne et de Normandie. En i83o, la pêche y occupait qua- torze mille marins, et c'est une bonne école, car la navigation y est difficile et pe'nible.

On peut considérer trois sortes de pêches :

Celle dite se'dentaire, que font les colons e'tablis sur les côtes , et dont le produit est échange' contre des marchandises d'Europe 7 ou acheté par des na- vires qui n'ont pu comple'ter leur chargement par leur propre pêche ;

Celle sur le Grand-Banc, faite par les bâtimens venus de France, qu'on nomme banquiers, et dont le poisson , sale' immédiatement après avoir été pris, est connu sous le nom de morue verte ;

Celle enfin qui se fait par des chaloupes et des pirogues , en pleine mer et sur les côtes , et dont le poisson est préparé et se'ché dans les havres , les navires d'Europe viennent mouiller.

Les plus grandes morues sont celles prises sur le Grand-Banc. J'en ai vu de cinq pieds de long, mais leur grandeur ordinaire est de deux et trois pieds. La mer ne produit pas de poisson plus vorace, et dont la bouche soit plus grande , proportionnelle- ment à sa taille. On trouve souvent dans son ventre de gros coquillages, des morceaux de faïence, du fer, du verre, etc. Son estomac certainement ne digère pas ces dures substances ; mais , par un cer- tain pouvoir de se retourner comme une poche , il peut en rejeter ce qui s'y trouve. La fe'condité de

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ce poisson est remarquable : un naturaliste célèbre , qui a eu la patience de compter les œufs d'une seule morue, en a trouvé neuf millions trois cent quarante-quatre mille I Le phosphore semble un élé- ment essentiel de sa composition, car la lumière que donne une tête de morue dans l'obscurité' est très- considérable

Le 5 juin 1828, je partis de Saint-Pierre pour le Croc, au nord-est de Terre-Neuve, port le bâ- timent commandant la station avait eu jusqu'alors l'habitude de mouiller. Le temps e'tait serein, et nous vîmes les côtes de la grande terre toute la jour- ne'e jusqu'au Chapeau rouge , de au cap Raze que nous doublâmes , et ainsi de suite jusqu'à Saint- Jean, devant lequel nous e'tions le lendemain à midi, vingt- quatre heures après notre de'part, ayant fait ainsi quatre-vingt-quatre lieues. Nous nous tînmes constamment à quatre et six milles des côtes, et je pus les dessiner presque toutes depuis le Chapeau rouge. Nous vîmes alors distinctement les maisons blanches de la ville au fond du port , et le fort Am- herst sur la montagne. Le soir, nous e'tions par le travers de l'île Baccalao ; le lendemain , nous eûmes de la brume et peu de vent. La nuit, il vint à fraîchir, et nous fûmes oblige's de cape'er à cause des mon- tagnes de glace. Le jour suivant calme , et multitude de glaces en vue de tous côte's. On en estima plusieurs à quatre et cinq lieues de long sur huit et douze cents pieds de haut. Nous crûmes voir quelque chose remuer sur une d'elles, mais, malgré nos longues vues,

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nous ne pûmes nous assurer quel objet c'était : peut- être un ours blanc. C'est ainsi qu'ils arrivent à Terre- Neuve , entraînés du pôle par les courans ; ils vien- nent échouer sur les côtes après un ou deux mois de jeûne, n'ayant pour toute nourriture que leurs pattes à lécher. Quoiqu'à travers la brume, et à cause de ces montagnes, la navigation soit dangereuse, on peut cependant s'apercevoir facilement de leur voi- sinage avec un thermomètre qu'on présente aux côtés du bâtiment, et même en regardant dans la brume, on voit toujours plus de clarté au-dessus de l'endroit elles sont que partout ailleurs.

Dans la matinée du 9 juillet, étant venus trop au nord, nous vîmes le cap Charles au Labrador, et une longue suite de côtes élevées s'étendant au nord- est. Nous passâmes la nuit sous l'île de Grois , en vue de vingt-cinq montagnes de glace , et entourés de baleines qui tournaient autour de notre corvette en soufflant et faisant entendre leurs grognemens. Une d'elles passa sous le beaupré, et inonda deux hommes qui se trouvaient en vigie sur le gaillard d'a- vant. Le 10, nous eûmes beau temps, et la mer nous offrit des effets de mirage singuliers , parmi lesquels nous remarquâmes un brick qui semblait entièrement renversé, c'est-à-dire que son corps était en l'air, et les mâts touchaient la mer. Vers midi, voyant que la brise ne se faisait pas , le commandant fit armer les avirons de la Cérès : il y en avait huit avec huit hommes sur chaque ; mais comme nous ne faisions pas plus d'un mille à l'heure de cette manière, on

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mit toutes les embarcations à la mer, et nous nous fîmes remorquer. Près des terres cependant la brise nous adonna , et , après avoir parcouru les sinuosite's de l'entrée, nous mouillâmes dans le port du Croc, près de deux bricks de'sarme's, abandonnée, dé- gre'e's, et dont les propriétaires , occupe's à la pêche, ne se servaient que pour leur traversée. Ce port est situé au nord-est de l'île par 58° 10' de longi- tude ouest, et 58° 3r 17" de latitude.

Il est presque circulaire , et on y est parfaitement à l'abri. L'entrée en serait assez difficile à distinguer, même de près, s'il n'y avait un gros cap nommé Cap- de -Vent, à bâbord en entrant, sur lequel est un mât surmonté d'un ballon.

Au fond du port, à gauche, est l'embouchure d'une jolie rivière de trois cents pieds de large environ, longée de collines couvertes de sapins , de rochers , et faisant plusieurs détours qui la rendent très-pitto- resque : c'est V Épine Cadoret. A droite, en remon- tant, sur une éminence couverte de verdure, s'élève un bouleau solitaire, est situé le cimetière. Il y a trois croix, et deux bornes sur lesquelles sont les noms de deux jeunes aspirans anglais, âgés, l'un de vingt-un ans, l'autre de dix-neuf, qui ont péri dans un snow-storm , ou tempête de neige.

Ce que je vis au premier abord de ce pays me parut charmant , pittoresque et sauvage ; tout y était très-vert, et les bois, composés presque uniquement de bouleaux et de sapins , couvraient une gradation de collines entassées les unes sur les autres. La vé-

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gétation y était très -active, les plantes très -parfu- mées , et l'angélique surtout , qui s'y trouve en grande quantité, et dont l'odeur embaume les fo- rêts.

Dès son arrivée, le commandant établit sur les bords de cette rivière quatre matelots jardiniers pour avoir quelques légumes. Nous allâmes les voir le len- demain de leur translation à terre ; nous les trou- vâmes la tête et les yeux horriblement enflés, ne pouvant soulever leurs paupières , et éprouvant de vives souffrances. Les moustiques les avaient mis dans ce triste état. Avec le temps cependant, leurs têtes reprirent leur volume ordinaire , leurs yeux se rouvrirent au jour, et ils en furent quittes pour la piqûre habituelle de ces insectes, qui occasione une grande démangeaison. Quand le ciel est calme, et même par toute espèce de temps, les moustiques sont en possession de l'air depuis la moitié de juin jusqu'à la moitié d'août, et souvent, dans les bois, ils sont par bandes si épaisses, qu'ils interceptent la lumière; mais ils disparaissent quand il pleut, et quand le vent souffle du nord-ouest.

Peu de jours après mon arrivée , le commandant me mena voir deux établissemens de pêche dans le port même, l'un dans une anse, nommée Anse du sud-ouest, et l'autre, dans une anse en face, nom- mée la Qenille.

Les bateaux dont on se sert pour la pêche de la morue sont de différentes grandeurs. Les uns ne contiennent que deux hommes, d'autres trois et quatre,

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et dans les pêcheries anglaises, lorsque le poisson est abondant, il y a souvent en outre des enfans et des femmes. Les pêcheurs tiennent à bâbord et à tribord deux lignes terminées chacune par deux ha- meçons, de sorte qu' e'tant quatre, il y a seize hameçons employe's. L'appât ou boëte varie avec la saison. On emploie ordinairement le hareng, le maquereau, le lançon, le capelan, l'encornet, la jeune morue, et à défaut de ces poissons, la chair de l'oiseau de mer. Les embarcations par- tent ordinairement avant le jour, et vont à quel- ques milles sur une basse ou un banc peu profond, et y mouillent leur grapin. Chaque ligne e'tant bien attache'e dans l'inte'rieur, et les hameçons e'tant prêts, le pêcheur se place à e'gale distance de ses deux lignes qu'il remue de temps en temps. Dès qu'il croit observer la moindre tension dans sa ligne, il la haie aussi promptement que possible, jette le poisson dans le bateau, et lui ôte l'hameçon de la bouche. Si la morue est grande, il l'accroche avec une gaffe dès qu'elle atteint la surface de l'eau , ou avec un gros hameçon attache' au bout d'un bâton, pour empêcher, ce qui arrive très-souvent, que par l'excessive vivacité' de ses mouvemens et la grandeur de sa bouche, elle ne parvienne à s'e'- chapper.

Quand le chargement est complet , les pêcheurs le portent à terre pour le préparer; mais s'il n'y a pas assez de poisson, et qu'ils soient trop loin de terre , ils passent la nuit en mer, dans leurs mauvaises

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embarcations non pontées , mouillés , exposés au froid et aux vagues, ayant pour tous vivres un peu de bis- cuit et quelques verres d'eau-de-vie.

L'endroit se prépare la morue s'appelle écha- faud. C'est une plate-forme couverte, ou un grand hangard élevé sur le rivage, dont un côté, se proje- tant sur la mer, est fortement étayé et défendu par de gros arbres qui le garantissent du choc des ba- teaux et des bâtimens. On y monte du côté de la mer au moyen d'arbres placés horizontalement de distance en distance en guise de marches. Sur le de- vant de la plate-forme est une table; d'un côté est placé le décolleur, qui prend le poisson, lui coupe le cou jusqu'à la nuque avec un couteau , et le pousse après à Vélêleur, qui est à sa droite. Celui-ci le prend de sa main gauche , et avec l'autre sort le foie qu'il jette dans un tonneau sous la table, ainsi que les en- trailles, qui tombent dans la mer par un trou du plancher. Il place ensuite le cou du poisson sur le bord de la table ronde et coupante, placée devant lui , appuie dessus avec la main gauche , et donnant au corps avec la droite un coup violent , il le pousse au trancheur en face, et la tête séparée du corps tombe dans la mer. Le trancheur prend alors le pois- son de la main gauche, et commençant depuis la nuque , en ayant soin de tourner le couteau en dedans pour suivre toujours la grande arête , il tranche jus- qu'à l'extrémité de la queue. Relevant alors l'arête avec son couteau, il pousse le poisson ainsi fendu dans une brouette, et l'arête brisée tombe dans la

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mer par une ouverture pratiquée près de lui dans le plancher.

Quand la brouette est pleine , on l'amène de suite au saleur, et on en met une autre à la place. Toutes ces préparations se font avec la plus grande rapidité', quoique avec beaucoup de soin, parce que la valeur du poisson dépend surtout de ce qu'il n'y manque rien. Quelquefois on conserve les langues. Dans ce cas , on jette de côté le nombre de têtes dont on a besoin, et pour ne pas retarder le travail de la table , d'autres personnes les ramassent.

Le saleur est à l'autre bout de l'échafaud. Dès que la brouette est devant lui , il prend le poisson un à un, et le plaçant par couches, il jette dessus une certaine quantité de sel avec la main , ayant soin de proportionner cette quantité à la taille de la morue et au degré d'épaisseur de ses différentes parties. C'est du saleur que dépend la réussite de tout le voyage. S'il n'y a pas assez de sel sur le poisson, il ne se con- serve pas 5 s'il y en a trop , la place il y a excès devient noire et humide. S'il est exposé au soleil, il se grille ; si on le retourne, il redevient humide et est sujet à se briser quand on le manie , tandis que salé et séché comme il faut, il devient blanc, ferme et compacte. La quantité de sel à donner dépend beau- coup aussi de sa qualité. Aux environs des échafauds, la terre est couverte de têtes de morues dont se réga- lent les chiens, qui, dans ce pays, ne veulent manger que du poisson.

Les foies de morue sont placés dans de grands

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cajots , assez ouverts pour faciliter, par la putréfac- tion, l'e'coulement de l'huile, qui est recueillie avec grand soin. L'homme charge' d'y entrer jusqu'aux genoux pour y travailler s'appelle perroquet , et reçoit un verre d'eau-de-vie pour sa peine.

Année commune, il n'y a pas d'établissement qui ne prenne au moins huit cent mille morues.

Le poisson doit rester cinq ou six jours en pile, jusqu'à ce qu'il soit suffisamment chargé de sel. Ce temps écoulé , il doit être lavé aussitôt que possible. On le met alors dans des cuves de bois remplies d'eau , ou dans des espèces de cages à jour dans la mer. On l'en retire un à un, on le frotte sur le ventre et sur le dos avec un drap de laine, et on Le met égoutter sur le plancher. On continue ainsi jusqu'à ce qu'on en ait une quantité susceptible d'être travaillée le lendemain. La morue peut res- ter ainsi deux jours , mais pas plus , parce qu'elle perdrait de son poids , et le sel n'y tenant plus , elle ne supporterait pas si bien les changemens de temps.

Le lendemain , on étend le poisson à l'air pour le faire sécher, le côté ouvert exposé au soleil, et le soir on en place deux ou trois l'un sur l'autre, tête sur queue , le dos en l'air pour empêcher que le côté ou- vert ne souffre de l'humidité. On l'étend de nouveau le lendemain matin , et le soir on en met cinq ou six les uns sur les autres, et on augmente toujours le nom- bre jusqu'à ce que le quatrième jour il y en ait dix- huit ou vingt , toujours le dos en l'air, et un peu iu-

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clinés de manière à laisser écouler l'eau , s'il vient à pleuvoir pendant la nuit.

Le cinquième soir, le poisson est regardé comme sauvé ^ et reste dans cet état pendant huit jours et même quinze, si le temps est mauvais. On en fait alors de grosses piles, semblables à des meules de foin, le dos en l'air et le tout recouvert de paillassons retenus par de grosses pierres pour les abriter des rosées abondantes qui tombent pendant les nuits d'été. On doit les étendre encore une fois avant de les emma- gasiner, ou de les mettre à bord des bâtimens qui les emportent à la Guadeloupe, à la Martinique, en France, en Espagne, en Italie, en Grèce, etc.

Comme une seule goutte d'eau peut non- seule- ment gâter un poisson, mais encore communiquer l'infection à toute la pile et à toute la cargaison, on examine avec soin l'état du ciel , pendant qu'il est à sécher , et à la moindre apparence de pluie il est immédiatement retourné. Il y a encore beaucoup de précautions à prendre , qui rendent cette pêche très- difficile et fatigante. Les endroits pour sécher la morue s'appellent vignots et rames. Ce sont des lits de branches de sapin, sur lesquels on place le poisson ; les premiers diffèrent des seconds en ce qu'ils sont élevés de terre sur des piquets, pour laisser l'air cir- culer autour. Il y a ensuite les galets, les graves, etc. Le gouvernement a voulu jusqu'à présent que chaque bâtiment de pêche eût un chirurgien à bord , et les capitaines voulant les employer , leur font dé- coler les morues

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Nous allions lever tous les jours un filet que nous tendions en travers de la rivière, et nous péchions chaque fois cinq à six beaux saumons ; mais on se lasse vite de ce poisson. La manière dont ils se lais- sent prendre prouve leur peu d'intelligence. Lorsque la mare'e remontait, ils suivaient avec elle, et s'arrê- taient au filet qui leur barrait l'entre'e de la rivière. Au lieu de revenir ^ ils y restaient le nez contre, et nous les avions presque tous vivans. Nous en pre- nions une telle quantité' , car on en péchait de tous côte's , que tous les e'tais de notre corvette en étaient garnis. Parmi les poissons de Terre-Neuve, le capelan est sans contredit le meilleur de tous. Son nom technique , je crois , est salmo arcticus. Sa grandeur est celle du goujon , et on le prend par milliers à la fin de juin, il vient servir d'appât à la morue. Il m'est arrive' d'un seul coup de filet d'en remplir exactement le canot du commandant, si bien que nous e'tions oblige's de creuser dedans pour y placer nos jambes. Il est nacre' et très-brillant. Les capelaiis nagent par bandes d'une e'paisseur de huit et dix pieds. En temps de calme, c'est à qui viendra à la surface de l'eau , et on les aperçoit de loin, au frémissement de la mer. Quand on les traverse en canot , on fend leurs bancs , et avec les avirons on les jette au loin hors de l'eau ; enfin ils sont si aise's à prendre , que j'ai vu des chiens s'avancer dans la mer et en rapporter plusieurs dans leur gueule.

Nous donnions souvent aussi des coups de senne dans la rivière, et nous y trouvions des plies, des trui-

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les saumonnées, des crapauds , des marmottes , des oursins et une grande quantité d'anchois et de ho- mards. Nous prenions aussi quelques anguilles. L'œil au guet, les pieds dans l'eau, et une pelite fourche à la main , je me tenais prêt , tandis que deux matelots soulevaient une pierre sous laquelle nous soupçon- nions que l'anguille e'tait cache'e. Elle sortait rapide- ment, et il ne fallait pas manquer d'adresse pour la piquer. Cette pêche est assez dangereuse, en ce qu'on peut facilement se percer les pieds, ou ceux des per- sonnes qui vous secondent. Les anguilles se tiennent en ge'ne'ral dans les lieux l'eau est peu profonde et coule avec rapidité

Un soir, au milieu d'un orage effrayant, pendant que le tonnerre tombait et re'sonnait dans les mon- tagnes , nous reçûmes à bord la visite de deux In- diens, porteurs d'une lettre d'un M. Cradock, pré- sident de la société' Béotique de Saint- Jean-de-Terre- Neuve, adressée au commandant. Le but de cette société est de connaître la retraite et le nombre des Indiens rouges qui habitent cette île, pour établir avec eux des relations amicales. On croit qu'en i8a(> il en restait environ une centaine, répandus dans l'in- térieur qui est encore inconnu.

Ces deux Indiens , dont un, élevé à Québec, par- lait français , étaient chargés , par cette société d'aller à leur recherche, et une gratification de cent cin- quante dollars leur était promise en cas de réussite. Ils voyageaient depuis le mois de février , à travers

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les forêts, se faisant des pirogues en peau, quand il v avait quelques lacs à traverser , et vivant des castors et des caribous qu'ils tuaient.

Les côtes françaises étant les seules qu'ils n'eussent pas visitées, la société les renvoya de nouveau, et leur donna une lettre pour le commandant de la station, en le priant de leur accorder aide et pro- tection.

Ils e'taient très-cuivrés et sans barbe; leurs culottes étaient de peau, et ils portaient des mocassins pour chaussure. Leurs cheveux étaient noirs, lisses et très-longs , et ils avaient chacun un fusil de fabrique anglaise.

Jusqu'alors leurs recherches avaient été infruc- tueuses, et ils supposaient qu'il n'existait plus d'In-- diens rouges dans l'île. Cependant ils étaient dans l'erreur, car à notre retour à Saint -Pierre on nous raconta qu'une petite fille de Saint- Jean, étant hors de la ville à cueillir un fruit nommé plates-bières , fut tout à coup effrayée en voyant un Indien arrêté devant elle à quelque distance. Elle poussa un cri , et à l'instant même une flèche vint s'enfoncer avec force à ses pieds. Elle cria au secours, on accourut; le sauvage fut poursuivi , on envoya des soldats faire des battues dans les environs, mais on ne put le retrouver. La pointe de la flèche était faite avec un gros hameçon redressé. Le peu de ces Indiens qui étaient dans l'île ont été en grande partie détruits , comme des bêtes fauves, par les Anglais qui habitent les côtes. Pressés par la faim et le besoin, ces mal-

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heureux, pendant l'hiver, s'approchaient des habi- tations et du rivage , et les Anglais chargés de garder les cabanes des pêcheurs français les tuaient à coups de fusil.

A diverses e'poques, des tentatives furent faites par le gouvernement anglais pour ouvrir des commu- nications avec les sauvages de Terre-Neuve , mais elles furent long-temps sans succès.

En 1703, un nommé Scott s'étant engagé sans armes parmi eux avec plusieurs de ses compagnons , ils furent lâchement assassinés. Le capitaine Thomp- son , la même année, fut plus heureux avec une autre tribu. Il croisait le long de la côte sud-ouest de l'île , lorsqu'il vit un grand nombre d'Indiens Mic- macs campés sur le rivage. Ayant eu une conférence avec les chefs, il réussit à conclure avec eux, au nom de toute la tribu , un traité qui les engageait à vivre en bonne intelligence avec les sujets de l'An- gleterre partout ils les rencontreraient, et de leur prêter secours contre leurs ennemis aussi long-temps que le soleil et la lune dureraient.

En 1 8o3 , le lieutenant Spratt entra avec une goé- lette de guerre dans la baie des Exploits , pour tenter quelques arrangemens avec les indigènes. Il prit avec lui un grand nombre d'objets dont il comptait leur faire présent; mais, malgré son zèle et son activité, il ne put en découvrir un seul , et le temps de sa station étant écoulé, il retourna à Saint-Jean.

En 1810, une autre goélette fut envoyée par l'ami- ral Duckworth , avec des présens , à la baie des Ex-

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ploits, et on fut assez heureux pour trouver cette fois un camp ou une réunion de wigwams e'pars le long de la rivière. L'officier qui commandait re'ussit à entrer en communication avec les Indiens ; la con- fiance sembla s'établir de part et d'autre , et ils s'a- vancèrent ensemble à une certaine distance dans l'intérieur; mais lorsqu'ils revinrent au lieu de leur rencontre, les premiers objets qui frappèrent leur vue furent les corps inanimés de deux de leurs matelots assassinés, qu'ils avaient laissés sur le rivage à at- tendre leur retour. Aussitôt les Indiens prirent la fuite, et toute tentative pour les ramener fut vaine. Depuis ce temps, on n'en vit pas un seul. En 181 1, un autre bâtiment fut envoyé dans cette baie, mais toutes recherches y furent infructueuses

Jusqu'au a3 juillet, nous partageâmes notre temps entre la pêche , la promenade et la chasse , le long de la rivière, nous trouvions quelques canards.

Le 23, à trois heures du matin, l'enseigne Masson, le commissaire, le premier chirurgien et moi, nous nous embarquâmes dans la chaloupe avec le capitaine d'armes , huit de nos plus forts matelots et treize cha- loupiers. Nous allions à l'île de Grois; il faisait calme, et nous n'arrivâmes qu'à huit heures dans le sud , à une anse assez facile à aborder.

Grois est une île déserte , sauvage , de cinq cents pieds de haut, presque partout à pic, et couverte de bois et d'étangs. Elle est située à trois lieues de la grande terre,. et à deux milles environ de Belle-Ile , qui est plus grande. Elle est renommée pour la quan-

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titë de gibier qui s'y trouve, et chaque anne'e le commandant ne manque pas d'y envoyer chasser... Nos provisions et ustensiles furent débarqués sur les rochers ; nous déjeûnâmes, et je tuai un loup marin qui sortit de l'eau à quelques pas de nous. Chacun prit le fardeau qui lui e'tait échu en partage, et on commença à gravir. G'e'tait une entreprise difficile : à chaque in- stant , on se trouvait au pied de hauts rochers per- pendiculaires , qu'on ne savait de quel côte' prendre; mais en s'aidant mutuellement, se poussant, se faisant la courte e'chelle, on finissait par re'ussir. Quelquefois nous trouvions des mousses perfides, présentant l'as- pect de la plus grande solidité , dans lesquelles nous enfoncions presque en entier ; d'autres fois c'étaient de petits sapins de deux pieds de haut, si fourrés, si forts , qui nous enlaçaient tellement, qu'il était très- difficile d'en sortir une fois qu'on y était. Nous trou- vâmes sur une plate-forme deux immenses bois de caribous qui nous donnèrent bon espoir; et, après avoir monté et erré pendant encore une heure, nous choisîmes , près d'un ruisseau coulant à travers des sapins , une assez jolie place pour construire notre cabane. Les chaloupiers repartirent, et nous ne res- tâmes que dix. Une cheminée fut bientôt élevée; les haches abattirent le bois de construction et celui de chauffage ; on alluma du feu , on plaça la marmite dessus avec une morue dedans pour la soupe. La ca- bane avait vingt pieds de long, six de large et cinq de haut. Une lanterne était pendue au milieu pour la nuit ; la cambuse était dans un coin avec les provi-

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sions , la soute aux poudres derrière , sous une pierre; la mèche à feu toujours allume'e, et une toile étendue par terre nous servait de lit.

En coupant du bois , trois perdrix partirent sous nos pieds , et nos matelots en prirent deux avec leurs casquettes. Étant venus à Grois, principalement pour tuer des caribous , nous fîmes tous le serment de ne tirer aucun autre gibier pendant un jour entier, car, eflraye's de nos coups de fusil, ces animaux se seraient cache's, et n'ayant pas de chiens , nous ne pouvions espe'rer les prendre que par surprise. Le caribou est une espèce de daim , qui , de même que l'orignal , a la tête garnie d'un bois plus long que celui du cerf, et dont les branches sont presque plates ; ses jambes sont épaisses , et son pied est comme celui de la va- che. Les Indiens l'appellent Bucca-rebou; il se trouve en grand nombre dans les forêts de Terre-NeuVe, dans le Canada, plus au nord que Que'bec, et le long de la baie d'Hudson.

Le soir même de notre arrive'e, nous partîmes deux par deux , nous re'pandant dans les plaines rocailleu- ses , dans les marais et près des e'tangs. Dix outardes , plus grandes que de grandes oies , nageaient paisible- ment tout près de moi , sans aucune crainte ; mais mon serment me retint. La nuit vint, nous rentrâmes, et c'est alors que commença notre supplice : les mous- tiques nous attaquèrent.

On ne peut se figurer dans quel e'tat vous met- tent ces insectes; il y a de quoi devenir fou. C'e'- taient par milliers qu'ils fondaient sur nous. Ayant

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eu la précaution de me munir d'un voile épais de gaze , qui me recouvrait entièrement la ligure; ayant des gants et de fortes guêtres de cuir, je fus moins malheureux , au commencement , que mes compa- gnons : ils avaient les jambes et les pieds tellement gonflés , qu'ils furent obligés d'ôter leurs chaus- sures , et leurs visages faisaient peine à voir. Nous nous couchâmes côte à côte, et, recouvert de ma pelisse, je partageai mon sac de nuit, qui me servait d'oreiller, avec l'enseigne Masson. Mais le moyen de fermer l'œil en pareille situation! Tous les moustiques de l'île s'étaient donné rendez-vous sous notre tente : quel repas pour eux que ces nouveaux débarqués ! À la fin , mes gants furent percés de part en part , et mes mains dans un état si pitoyable, qu'elles pouvaient à peine me servir pour veiller à la sûreté des autres parties menacées. Ce n'étaient que plaintes et gémis- semens sous notre grande toile. Pendant ce temps, chaque matelot montait la garde une heure à tour de rôle, et alimentait le feu pour éloigner les ours qui auraient voulu faire diversion aux moustiques.

A quatre heures du matin , la sentinelle nous éveilla, et ce fut une agréable surprise pour des chasseurs que la vue de cinq caribous arrêtés sur une colline en face de nous. Trois d'entre eux prirent le galop et disparurent, les deux autres restèrent encore quelque temps, et les suivirent bientôt au pas. Nous nous dispersâmes dans la plaine, laissant dans notre cabane trois invalides avec la lièvre , et dans l'impossi- bilité de faire un pas; mais nous ne revîmes plus les

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caribous. L'île entière est coupée de tous cotés par leurs sentiers , qui sont aussi bien tracés que s'ils avaient été' faits par des hommes; ils viennent des bois et conduisent presque tous à des marais, à des e'tangs ou à des ruisseaux. La seule pièce que je tuai fut une outarde; je la tirai à balle, à grande distance, posée : quelques plumes furent arrachées ; elle s'envola assez haut , mais tout à coup elle tomba comme une masse dans un précipice qui descendait jusqu'à la mer, se frappant de roche en roche , et je ne fus pas tenté d'aller la chercher. En regardant en bas, les embar- cations des pêcheurs paraissaient de petits points noirs.

Nous fûmes pendant trois jours en proie aux moustiques : quand je voulais manger, je me mettais dans la fumée de notre grand feu, je relevais un coin de mon voile, et passais dessous ma cuillère, qui en générai était déjà à moitié remplie de ces infâmes bêtes. Enfin, à neuf heures du matin, le quatrième jour, nous vîmes arriver, à travers la brume , les chaloupiers qui venaient nous chercher. Nos mines et nos tournures excitèrent d'abord leur gaîté, mais au bout de quelques minutes, les mous- tiques leur donnèrent assez d'occupation pour leur ôter l'envie de rire de notre misère. Nous mîmes le feu au bois, à la cabane, à tout ce qui voulut brûler, et nous partîmes. Notre retraite fut difficile, mais s'effectua sans accident à travers les cascades, les mousses profondes, les rochers qui roulaient à nos pieds et sur nos têtes. La chaloupe poussa au large au

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milieu d'une troupe de loups marins qui , plongeant aussitôt qu'ils aperçoivent le feu, sont assez difficiles à tuer.

L'abbé Raynal dit qu'en ijd'd les pêcheurs se ren- daient dans certains endroits de l'île, pendant l'hiver, pour la pêche des loups marins : on la fait encore au- jourd'hui à Terre-Neuve et sur les côtes du Labrador. Les pêcheurs qui y vont vers l'automne placent leurs filets entre la côte et les îles ou rochers qui en sont à peu de distance : les loups marins , qui en général arrivent en masse de l'est , se prennent en tentant de passer ces défilés, et on les porte sur le rivage, on les laisse gelés jusqu'à la fin d'avril , époque à la- quelle on en tire l'huile.

Le moment fixé pour la pêche des loups marins , ne devant pas faire tort à celle de la morue, ne per- met pas un moment de retard ; autrement le voyage serait perdu , et ce sont les glaces d'ailleurs qui les amènent près des côtes.

Pendant les mois de février, mars et avril , et une partie de mai , les côtes de Terre-Neuve sont entou- rées de glaces à une distance de plusieurs lieues. Les tempêtes et les coups de vent y sont terribles ; ce- pendant c'est le temps que choisissent les chasseurs de loups marins. Des goélettes de quarante à soixante- dix tonneaux, et de grands bateaux de vingt-cinq à trente, fortement construits, sont les embarcations dont ils se servent, et les plus grands équipages sont de quinze à dix-huit hommes.

Le 17 mars est l'époque ils partent pour celle

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chasse, principalement de Saint- Jean. Les équipages réunis à tout ce qu'on peut se procurer d'hommes à terre, se mettent sur la glace sur deux rangs, les uns avec des haches ou de grandes scies , et les autres avec de grandes perches à la main. Après avoir marque' deux lignes se'pare'es d'une grandeur suffi- sante pour que les bâtimens puissent y passer, ils coupent tout le long de la ligne , la glace en carre's , poussent ces carrés sous la glace solide avec leurs perches, ou les conduisent jusqu'à l'entrée, si elle n'est pas éloignée. Ce travail, qui est très -fati- gant , se continue jusqu'à ce que le chemin soit ou- vert jusqu'à la mer, et alors est formé un joli canal, qui semble noir foncé, par le contraste des glaces blanches qui l'environnent. On ne peut concevoir un plus grand degré de persévérance et d'intrépidité que n'en montrent , principalement dans cette occa- sion , les pêcheurs de la baie de la Conception. Après avoir surmonté les difficultés qui les empê- chaient de sortir, et s'être élevés à la hauteur de l'île Baccalao , leur premier soin est d'atteindre une prairie de loups marins, en naviguant ou se coupant un canal à travers la glace. Une prairie est une longue étendue de glaces flottantes , qui a quelquefois plu- sieurs lieues de long. Les loups marins vont s'y reposer de temps en temps ; quelquefois même ils viennent à terre. On les voit souvent rassemblés, surtout au moment ils nourrissent leurs petits , en quantité innombrable , sur ces glaces flottantes et sur les rochers isolés. Le bâtiment étant entré

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au milieu des glaces, les équipages se dispersent; et tandis que les uns tirent .les plus gros , les autres tuent le reste avec un coup de bâton sur le nez. Les plus forts se de'fendent quelquefois , et ce ne sont pas des antagonistes à me'priser ; ceux qui ont des fusils s'en chargent alors. Quoique leurs pieds de derrière soient faits de manière à les ai- der peu dans leur marche, cependant ceux de de- vant leur servent à se tenir et à se cramponner avec assez de force pour gravir avec facilité les côtes, les rochers , et même les champs de glaces , quelque glissans qu'ils soient; quoique blesse's, ils courent souvent plus vite que le chasseur, et s'ils peuvent ar- river au bord de l'eau avant lui, ils s'y précipitent et lui e'chappent. Ils dorment principalement le jour, au soleil, sur les champs de glace. C'est surtout dans ce moment que les chasseurs les attaquent avec leurs bâtons , dont un coup léger sur le nez suffit pour leur donner la mort. Lorsqu'ils arrivent sur eux sans avoir été aperçus , la destruction est .rapide ; mais on les tire le moins qu'on peut, parce que le plomb gâte les peaux. Lorsqu'on a fini sur une prairie, ou que le froid force d'interrompre la chasse, les morts sont traînés sur la glace et mis à bord; mais on leur fait subir auparavant une opération, qui con- siste à séparer la peau et la graisse qui y adhère de la carcasse, qu'on jette à la mer, excepté ce qu'il en faut pour la nourriture des équipages.

Le voyage se continue alors à travers les glaces ou en pleine mer, si les circonstances le permettent,

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à la recherche d'autres prairies, jusqu'à ce que les bâtimens soient chargés , ou que quelques avaries les forcent à se diriger sur un port. Un voyage est achevé' en ge'ne'ral en six semaines , et si la glace et les loups marins sont abondans sur les côtes , on peut en faire deux avant la fin de mai , chaque homme rapportant de a5o à 3oo francs.

Cette chasse cependant n'est pas toujours heureuse, et souvent les bâtimens sont e'crase's par les glaces qui les resserrent : en 181 1 , plus de la moitié' des pêcheurs y périrent. La graisse est plus tard séparée et fondue par différens procédés, et on l'embarque. Cette huile devient alors une cargaison des plus pré- cieuses ; un bâtiment chargé de sel , faisant une voie d'eau , courra le plus grand danger, tandis qu'un bâti- ment chargé d'huile, quelle que soit la voie d'eau qu'il fasse , ne coulera pas ; l'huile le tiendra à flot.

La pêche de la baleine se faisait aussi ancienne- ment à Terre-Neuve, mais on y a renoncé. En i 5q4 , elles étaient beaucoup plus nombreuses dans ces la- titudes et d'une taille plus grande que celles qu'on y trouve actuellement; en 1782 encore, la pêche de la baleine était considérable à Nantucket, dans la Nou- velle-Angleterre, on en connaissait onze espèces.

Plusieurs Français échouèrent en voulant essayer cette pêche , et la dernière tentative fut faite , il y a quelques années, par un pêcheur de la baie de la Con- ception. Il arma une embarcation exprès, et partit sans avoir aucune idée de l'adresse et de l'habitude que demande cette pêche. On sait que la corde au

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bout de laquelle le harpon est attache a l'autre extre'- mite' fixe'e avec le plus grand soin au milieu et au fond du bateau. Dès que la baleine est frappe'e, elle plonge ou fuit comme si elle n'était pas blesse'e ; mais elle tire la corde avec une telle vitesse que, par le frottement, le feu prend au bord du bateau. Pour pre'venir cet accident, un homme tient un seau d'eau qu'il vide dessus peu à peu. Bientôt la baleine a use' toute la longueur de sa chaîne, et emporte l'embar- cation avec une rapidité' inconcevable ; elle a l'air de de voler sur la mer. Le harponneur, la hache à la main, est prêt : s'il voit que les bords du bateau sont tropbaisse's, et qu'il risque d'être coule', il coupe le câble. Le bateau reprend son équilibre, et continue à glisser encore long-temps par l'impulsion reçue. Si la baleine reparaît avant d'avoir use' toute la corde, c'est une proie certaine ; le sang qu'elle a perdu en fuyant l'affaiblit tellement, que si elle plonge ce n'est que pour peu de temps. Le bateau la suit de toute sa vitesse ; elle reparaît enfin , meurt et flotte à la surface.

Il est à remarquer que l'on doit surtout éviter dans cette pêche la corde qui porte le harpon : cette pre'caulion ayant e'te' ne'glige'e , fut cause de la perte d'un des nouveaux pêcheurs. Sa jambe y fut prise, et il fut à l'instant lance' par-dessus le bord; on ne le revit plus. Ce malheur mit fin à toute nou- velle tentative de cette espèce, et depuis ce temps les ce'lace'es ne courent, plus aucun danger dans les parages de Terre-Neuve.

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A notre retour de Grois , nous trouvâmes la baie et le port du Croc remplis de hautes montagnes de glace, et nos matelots occupe's à les remorquer le plus près possible de terre. Nous tirâmes quelques coups de canon dessus : dans certains endroits , le boulet n'y faisait qu'un simple trou et y restait, dans d'autres il faisait voler la glace en e'clats et la jetait au loin sur la mer. Pendant deux jours, le port en fut encombre', et nous e'tions oblige's constamment de filer sur nos câbles pour e'viter d'être choque's par elles.

Vers la fin de juillet, j'allai avec le commandant et l'enseigne Swentson, en canot, aux Saints- Juliens, éta- blissement de pêche à trois lieues nord du Croc. Jus- que-là les côtes ne sont qu'une suite de hauts rochers noirs à pic , contre lesquels vient briser une mer qui n'a pas rencontre' d'obstacles pendant douze cents lieues. Nous traversâmes, au milieu de la brume, une centaine de bateaux mouille's à une encablure du rivage, et déjeunâmes aux Saints-Juliens ; de là, nous allâmes à deux lieues aux îles Fichot, ou sontem- ploye's plus de trois mille pêcheurs. Le doyen des capitaines nous invita à dîner, et ce fut dans la cui- sine , car dans ce pays cet appartement sert e'galement de salle à manger et de chambre à coucher. Les mai- sons sont faites de troncs d'arbres superpose's, avec de la mousse dans les fissures et du goudron par-des- sus: une lampe à deux ou trois becs, remplie d'huile de morue, suspendue au plafond, sert à e'clairer la pièce le soir. Le dîner fut long et copieux ; nous y eûmes une vingtaine de capitaines pour convives.

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La morue s'y reproduisit sous plusieurs formes diffé- rentes j et fut le sujet constant de la conversation , comme on peut bien le penser.

Le commandant devant rester trois jours aux îles Fichot, je repassai la mer, et allai à la grande terre, en face de la baie aux lièvres. Le doyen, M. C. , y avait envoyé des hommes pour faire du bois , et un soir que je rentrais souper, je vis arriver un des ouvriers pâle et essouffle'. Il venait de voir un ours blanc à cinquante pas de nous , et il accourait nous en prévenir. Nous n'e'tions que trois arme's, et les ouvriers n'auraient su comment se de'fendre d'un en- nemi si redoutable, s'ils avaient e'te' attaqués. Nous nous décidâmes donc à aller à sa rencontre. Cet ani- mal est très- difficile à tuer; à Saint-Pierre, on m'en avait montré un qui avait reçu trente-deux balles , et n'était mort qu'après avoir eu la tête fendue à coups de hache.

A peine étions-nous placés à quinze pas les uns des autres derrière le bois nous devions l'atten- dre, qu'un bruit sourd se fit entendre. Il me sembla voir passer quelque chose, mais dans le doute je n'osai faire feu. Mon voisin , le capitaine O., lâcha ses deux coups de suite. Je Vai tiré , me cria-t-il ; il a fait une fort belle pirouette, et je ri ai plus rien revu. Le patron de la chaloupe accourut de notre côté, en criant que l'animal venait à nous ; mais nous n'aperçû- mes plus rien , et nous fîmes retraite. Arrivés près du feu se trouvaient les charpentiers , il fut tenu un conseil; la plupart opinèrent pour mettre en mer, et

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partir de suite, alle'guant que n'ayant pas d'armes, ils ne pourraient ni attaquer ni se défendre. Mais comme la mer était grosse , et que le capitaine ne consentit pas à partir, il fallut rester, et nous fûmes sur pied toute la nuit autour d'un feu de vingt pieds de haut. Vers quatre heures du matin, le commandant arriva à l'improviste avec son canot et l'enseigne Swentson. C'étaient deux personnes armées de plus : on reprit la route du bois, à la recherche de l'animal. Nous avancions avec précaution à dix pas les uns des au- tres , quand tout à coup j'entendis crier : Le voilà! il est blessé! J'accourus, et au fond d'une espèce de bassin desséché, d'environ trente pieds de profon- deur, je vis un ours énorme, dont la gueule tournée vers nous montrait ses dents redoutables; il remuait la tête et les jambes de devant, mais sous lui il y avait du sang, et je remarquai que celles de derrière étaient sans mouvement. Nous le visâmes tous ensemble, et lui tirâmes nos douze coups de fusil; sa tête retomba, et une longue langue sanglante sortit de sa gueule en- tr'ouverte. Un joyeux hurra se lit entendre , et on es- saya de le tirer de sa fosse , ce qui ne se fit qu'avec beaucoup de peine et de fatigue. Il mesurait six pieds juste , et ayant eu la veille les deux jambes de derrière cassées, il n'avait pu sortir de ce trou dont la pente était assez rapide. Notre canot était trop petit pour que nous puissions l'emporter; le capitaine O. fut chargé d'en faire hommage de notre part à M. C, qui nous avait reçus aux îles Fichot.

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On était encore occupe' avec les montagnes de glace quand nous revînmes au Croc. On peut à peine concevoir que ces e'normes niasses puissent fondre , mais les vagues les coupent au niveau de la mer, elles se divisent, et elles finissent par disparaître dans des latitudes plus méridionales , ou bien elles viennent se briser contre les rochers les portent les courans.

Le séjour du Croc, pendant l'hiver, ne m'aurait nullemeut effrayé, et j'aurais assez aimé y être enfermé par les glaces , comme le fut l'amiral Saunders dans un port de l'ouest , qui prit son nom depuis cette époque. En faisant un toit sur le bâtiment, on pour- rait s'y tenir très-chaudement , et mouillés dans la rivière, nous y aurions été parfaitement à l'abri. Avec des livres , des armes et des munitions , on pourrait y passer très-bien son temps. Le gibier abonde à cette époque, et pressé par la faim, rien ne l'intimide; il se fait tuer à vos pieds. Un Anglais , qui passe tous les hivers au Croc à garder nos cabanes, envoie au printemps de nombreuses fourrures à Saint-Jean. La mer est prise jusqu'à Grois, et les caribous viennent à pied sec de cette île à la grande terre; les loups marins aussi sont très-aisés à approcher, et pour avoir des gelinottes et des perdrix, cet Anglais n'a qu'à nettoyer une place sur la neige devant sa maison et y mettre de la graine , et aussitôt de tous les environs arrivent se faire tuer ces pauvres oiseaux.

On va en hiver, soit avec des raquettes aux pieds,

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soit dans un traîneau tiré par des chiens

Vers le ier août arrivèrent les courlieus. Le cour- lieu est un oiseau gros comme une bécasse; son bec est un peu plus long et recourbé, et son ventre tire sur le rose; son plumage est brun et noir : il vient, dit-on, d'Afrique. Pour moi, je sais que ces oiseaux venaient du nord. Ainsi on les voit d'abord au Quir- pon , dernier port au nord de l'île : ils s'y arrêtent quelques jours et descendent au sud. Vers le com- mencement d'août, ils arrivent par petites compa- gnies , mais le 1 5 ou le 20 c'est par volées de quatre ou cinq mille. C est un spectacle des plus curieux que de les voir s'aligner, et faire leurs évolutions aériennes ; s'alonger en triangle , se courber en demi- cercle , s'abattre spontanément tous ensemble , et se relever tout à coup aussi rapides que le vent. Ils se nourrissent d'une petite graine noire, dont le goût ressemble assez à celui du raisin , el que l'on nomme graine à courlieu; elle leur donne un parfum déli- cieux, et c'est un manger exquis; ils s'en enivrent, et pour se remettre, et activer, dit-on, leur digestion, ils viennent sur le bord de la mer se frotter le bec sur le sable , il est très-facile de les prendre. On a vu de petits mousses en tuer jusqu'à cent avec un bâton. Ils ne s'envolent pas, et les coups de fusil ne les effraient nullement.

Pendant que le commandant expédiait au Quirpoii un lieutenant avec la chaloupe pour aller inspecter

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les registres de pêche, il me mena avec lui clans quelques excursions maritimes au sud du Croc , entre autres à Carrouge. C'est le plus beau port de l'île, situe' à quatre lieues du Croc; il y a quatorze écha- Jauds, et c'est le plus grand de nos e'tablissemens. De là, j'allai aussi à la Couche, à quelques lieues plus loin , et nous revînmes après huit jours d'absence. En sortant du port de Carrouge , on me montra un endroit en mer quelques anne'es auparavant s'était perdu un canot d'une frégate française , avec un en- seigne et dix hommes. Il passa sans le savoir au-des- sus de roches nommées à Terre-Neuve roches cha- touilleuses } et qui s'y trouvent en assez grand nombre. Lorsqu'il fait calme, on ne peut savoir elles se trouvent, à moins que quelque bouée ne l'indique; quand il y a un peu de mer, cela se voit aisément, car elle y brise alors avec force. En temps de calme, une pierre, une planche qu'on y jette, un coup de rame suffit pour y faire élever en un instant plusieurs lames énormes qui déferlent avec un bruit de tonnerre; mais quelques minutes après les vagues s'abaissent, et la mer est unie de nouveau. Les avi- rons des canotiers suffirent pour y soulever d'énor- mes lames qui les engloutirent en un instant, et on ne retrouva le lendemain que quelques planches épar- ses de l'embarcation.

A la Conche, on nous fit manger d'un ours noir qui avait été tué peu de jours auparavant. Cet ours, affamé sans doute, était venu arracher des mains

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d'un mousse sa galette de biscuit, et s'était enfui à toutes jambes; mais il fut poursuivi et tue'.

Notre première excursion à l'île de Grois avait e'choue'; mais le 16 août, dans la soire'e, le ciel e'tant clair et parsemé' d'e'toiles , la chaloupe eut ordre de se tenir prête pour deux heures du matin. Avec une jolie brise de nord-ouest, nous fûmes à Grois en deux heures; nous doublâmes la première pointe sud, et nous nous arrêtâmes au pied d'une gorge à pic , an- cien lit sans doute de quelque cascade , encombre' de de'bris de rochers , mais ne se voyaient pas ces bois fourrés qui avaient tant arrêté notre marche la première fois.

Nous descendîmes dans une petite anse, au pied de ce ravin , mesurant de l'œil la hauteur que nous avions à gravir, et ne sachant trop ce qui nous at- tendait au sommet. Nous n'e'tions que neuf, avec quatorze chaloupiers qui devaient nous aider à porter nos vivres, biscuit, vin, eau-de-vie, voiles, mar- mites , etc. Deux e'claireurs que nous avions envoye's au haut du ravin nous firent signe de monter, et nous nous mîmes en route ; mais ce ne fut qu'après des difficulte's inouies que nous arrivâmes au sommet de la montagne, en nous traînant sur les genoux et les mains : quelquefois nous roulions de haut en bas avec les pierres qui manquaient sous nos pieds , sans avoir un arbrisseau, une branche s'accrocher et se retenir. Nous eûmes ensuite à descendre le re- vers de la montagne, à passer un torrent qui, à cent

354 VOYAGES.

pas sur notre droite , tombait en cascade dans la mer avec un bruit étourdissant, après quoi il fallait gravir encore à travers bois et rochers! Nous franchîmes le cours d'eau, et nous nous arrêtâmes dans une pe- tite plaine e'maille'e de plates-bières, et entoure'e d'un marais. Par précaution contre les moustiques, nous traçâmes le plan de notre cabane sur cette petite plate-forme élevée, qui était expose'e à tous les vents. Nous e'tions adossés à un petit bois , d'où nous planions sur toute la mer étendue devant nous. Quand il faisait clair, on voyait à plus de douze lieues.

Les haches furent distribuées. Les pins les plus élevés furent bientôt attaqués, apportés et dressés; deux cheminées en peu d'instans furent construites , et trois heures après notre arrivée tout était terminé. La tente était cette fois plus grande que la première , et très-solidement construite.

Le lendemain, dès trois heures du matin, nous étions sur pied. Il faisait encore nuit et froid; ce- pendant nous partîmes pour nous mettre à l'affût des caribous.

J'allai me cacher dans un bois près d'un ruisseau coulant entre deux montagnes à pic, le même que nous avions traversé en venant, et auquel aboutis- saient plusieurs chemins d'animaux fraîchement tra- cés. J'y étais depuis une heure, percé par la brume, et ennuyé de ne rien voir paraître ; le soleil venait de se lever, et le ciel était déjà clair, quand tout à

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coup le long de la montagne devant moi s'alonge une grande ombre : c'était un caribou, il tournait sa tête charge'e de ses e'normes bois à droite et à gauche, et semblait hésiter s'il devait rester ou descendre. Cependant à la fin il s'avança vers moi, mordant de temps en temps les branches qui se trouvaient sur son passage. Je l'avais déjà depuis long -temps au bout de mon fusil, et à trente pas je le tirai et le vis tomber à genoux. Comme il se traînait sous bois , je m'avançai près de l'eau, et l'achevai du second coup. J'appelai, mais le bruit de la cascade couvrit ma voix. Je fis des brisées aux arbres le long de la vallée, et repris le chemin de la cabane, d'où je revins bientôt avec quelques-uns des nôtres qui emportè- rent l'animal sur un brancard. Je tuai ce jour-là neuf courlieus, sept gelinottes, et deux grands oiseaux d'eau. Les gelinottes y sont aussi grosses que de gros coqs de perdrix rouge et nullement farouches. Je les ai toutes tirées posées; on dirait qu'elles savent à peine voler, et cela leur arrive très-rarement. En effet, elles n'ont aucun ennemi à fuir, si ce n'est l'aigle, et alors ce n'est qu'en se cachant qu'elles peuvent l'é- viter. La brume grossit les objets d'une manière in- croyable ; ainsi , après avoir tiré un courlieu que je crus voir tomber, je courus pour le ramasser : c'était la bourre de mon fusil.

Le lendemain matin , ma chasse ne fut pas moins heureuse que la veille ; près d'un précipice im- mense, le long duquel courait un sentier très-frayé,

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j'avais, comme font les sauvages, barre avec des cordes et des branches plusieurs chemins qui con- duisaient au mien. Lorsqu'un caribou rencontre un obstacle , au lieu de se détourner, il tâche de se frayer un passage avec ses bois, et prévient ainsi le chasseur par le bruit qu'il fait. Il en vint un. Je tirai au jugé, et en débarrassant les branches je le trouvai étendu par terre, sans vie. C'était un jeune caribou dont les bois étaient encore très-courts.

La brume devint très-épaisse vers une heure ; tout changea alors d'aspect: les cailloux me semblaient des collines, et je croyais voir la mer partout. La tris- tesse dans le cœur, j'errais depuis long -temps à l'aventure, et comme perdu dans le brouillard, quand tout à coup le ciel s'éclaircit , et j'aperçus l'étang non- que je cherchais, et qui nous servait à reconnaître le chemin de notre tente. Il se distinguait des quarante autres qui couvrent Grois par un petit îlot qui s'éle- vait au milieu. De on montait sur une éminence d'où l'on voyait la fumée de notre feu.

Vers onze heures commencèrent nos infortunes. Nous tuâmes beaucoup de courlieus, il est vrai, nous en avions des chapelets pendus tout autour de nous ; mais la brume revint, et avec elle, en terme marin, une brise carabinée qui nous glaçait. J'étais d'avis de retourner à notre gite, mes .compagnons s'y re- fusèrent, et nous continuâmes à chasser dans l'eau jusqu'aux genoux, car Grois n'est que bois, marais, étangs et rochers ; on ne peut se tenir sur les rochers,

TERRE-NEUVE. 35"J

on y serait enlevé par le vent comme une feuille morte, et bien moins encore clans les bois, puisqu'ils sont si épais qu'on n'y peut remuer.

Nous voulûmes rentrer à deux heures , glace's par la brume et par le vent, qui nous poussait les uns sur les autres; mais nous ne pûmes trouver notre che- min, nous cherchâmes vainement àreconnaître les lieux nous nous trouvions : force nous fut d'attendre. Nous avions devant nous un ou deux étangs dont les bords opposés disparaissaient sous un nuage de brumes grises que le vent faisait glisser sur leur sombre surface; autour et derrière s'alongeaient des marais entourés de mousses vertes et profondes , puis des broussailles et des étangs noirs. On n'entendait que le bruit du vent et celui des volées de courlieus qui passaient près de nous , sans que nous pussions les voir, en poussant leur petit cri aigu.

Il faisait nuit depuis long-temps ; nous errions en- core, lorsqu'en réponse à nos cris de détresse nous entendîmes deux coups de fusil : c'étaient nos com- pagnons qui venaient nous chercher. Avec quelle joie je retrouvai notre modeste tente! Mais quel temps et quels coups de vent toute la nuit 1 Nous nous atten- dions à être enlevés à chaque instant , et à rouler au fond du précipice qui n'était qu'à vingt pieds de distance; l'eau entrait par vagues, et nous étions cou- chés dedans. Hélas ! le lendemain et surlendemain même temps. Notre mèche à feu était éteinte, im- possible de rien allumer. Nous avions compté ne rester que trois jours, et nous n'avions eu le qua-

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trième qu'un verre de vin et une galette de biscuit chacun. Il est vrai que devant nous e'taient pompeu- sement suspendus gelinottes, perdrix, et gibier de toute espèce; mais nous ne pouvions le manger cru. Le ruisseau près duquel e'tait situe'e notre tente e'tait devenu un ve'ritable torrent, et il y avait à craindre qu'il ne vînt nous balayer en passant, car il appro- chait de plus en plus.

Après être reste's ainsi deux jours et deux nuits de suite assis sur des pierres sous notre tente, car nous ne pouvions nous coucher, l'eau s'e'levant à deux ou trois pouces de hauteur, le temps devint passable; mais la mer semblait encore très-forte , et nous n'o- sions espérer qu'il fût possible de nous venir cher- cher. On put faire du feu, se se'cher, cuire des perdrix, rôtir un quartier de caribou, et se remettre à la chasse presque toujours dans l'eau, car l'île e'tait convertie en lac. Le lendemain, nous nous disposions à partir, quand les chaloupiers arrivèrent chargés de vivres. J'étais très-fatigué , je revins me coucher près du feu je m'endormis, pendant que notre cuisinier Botte apprêtait notre repas. Mais Botte me réveilla bientôt en me montrant une nuée épaisse de courlieus, qui planaient au-dessus de nous, de manière à intercep- ter la vue du ciel. Je déchargeai mon fusil, ils tom- bèrent par douzaine sur Botte, sur moi, dans la marmite, dans le feu, ils pleuvaient! Tout disparut alors , et je ne vis plus que le ciel bleu. Je me ren- dormis. Quelques minutes après, Botte me réveilla encore ; c'étaient toujours les courlieus , qui allaient

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se poser sur un morne à cent pas de moi. Je me glissai de ce côte', et7 caché derrière un rocher, je les vis venir à moi, becquetant à droite et à gauche , faisant un bruit e'tourdissant , amusant, qui ne peut être apprécié que par un ve'ritable chas- seur. J'en fis un grand carnage, et ils ne revinrent plus.

Vers trois heures tout le monde e'tait de retour, et à six tout e'tant prêt, on se mit en route pour regagner l'embarcation. La mer semblait s'être un peu calme'e, et nous nous de'cidàmes à partir. Des hauteurs nous e'tions , on voyait un énorme feu allumé près de la chaloupe par les marins qui étaient chargés de la garder. Il faisait presque nuit, et, à la lueur de ce feu, réfléchi par la mer, à côté de ces hautes murailles de rochers, avec ces paquets et ces armes pêle-mêle, on eût dit une bande de pi- rates.

La mer brisait avec force, il faisait froid, et il commençait un peu à venter ; pour ne pas être mise en pièces par le choc, la chaloupe était obligée de se tenir au large. Quels que fussent les dangers que nous présageât l'état de la mer, nous nous embarquâmes. Nous étions vingt- six sur cette frêle embarcation, entassés les uns sur les autres avec les armes , le gi- bier, etc. La lame était très-longue; cependant tant que nous suivîmes la côte, nous fîmes assez de pro- grès. La nuit fut bientôt profonde : heureusement la lune jetait de temps en temps, à travers les nuages, sa lumière sur la cime des vagues , et doublant le

36o VOYAGES.

cap, nous les vîmes venir à nous, grosses et mena- çantes, roulant avec fracas. Présente le bout à la lame! Mais nous n'avancions pas. Rentrez vos avi- rons! Matez votre mât de misaine et votre grand mât! Larguez votre misaine , voire taillevent! Mais il n'y avait presque pas de vent et une mer terrible. Démâtez ! Armez vos avirons ! Avant partout !.... Le courant et les lames nous drossaient, et nous étions toujours à même distance de terre. Grois s'é- levait noir et perpendiculaire à notre droite. Nous tournions sur nous-mêmes , et le vent de nord-ouest commençant à se lever, la mer devint encore plus forte; la chaloupe e'tait pleine d'eau. Trempés et tran- sis de froid , nous regardions d'un œil cette bruyante lame, si immense, si puissante, auprès de nous, si petits, perdus au milieu de ce chaos de l'oce'an. Si nous avions été' pris de côté, c'était fait de nous. Adieu Paris !

A minuit la lune se coucha,, et nous laissa dans d'épaisses ténèbres. Le vent augmenta encore , et du nord-ouest, complètement debout! Tout en essayant de me tenir en équilibre , il me passa bien des idées en tête ; je chantais l'air des cloches de la Somnambule. Cela me reportait si loin de ce noir Grois 1 Du reste, sans nous le dire, nous pensions bien tous que le sol de la patrie ne s'engraisserait jamais de nos dépouilles! A une heure, il y eut aurore boréale. Les pêcheurs de Terre-Neuve donnent le nom de ma- rionnettes à ce phénomène. On voit au nord des fusées monter et descendre, des bombes éclater, paraître

TERRE-NEUVE. 36l

et disparaître , tout le ciel briller, puis retomber dans l'obscurité. Tout s'évanouit bientôt; le seillage seul de notre chaloupe nous éclairait , et il était curieux de voir le feu courir sur le dos des vagues bien loin derrière nous.

Nous luttions péniblement contre les lames , quand tout à coup , à dix pas à tribord , nous entendîmes une baleine souffler avec grand bruit; elle plon- geait et s'élançait tour à tour de l'eau, et nous suivit ainsi pendant un quart d'heure à même distance. Malgré la prière de Botte , qui était plus mort que vif, et la tête dans son manteau comme César, je l'a- justai et lui tirai un coup de fusil que le sifflement du vent m'empêcha d'entendre. Je ne lui fis, je pense, aucun mal , car j'étais chargé avec du plomb à bé- cassine; mais mon intention était de lui rendre la peur qu'elle nous faisait , car , si elle en avait eu la fantaisie , il lui était facile de nous chavirer. Elle se retira , effrayée sans doute du feu du fusil; mais deux heures après, lorsqu'il commençait à faire jour, nous la revîmes avec une compagne nous suivant à quelque distance. Avec le soleil augmenta le vent, qui grossit encore la mer, s'il était possible. Cependant vers six heures, elle se calma; et approchant de terre, que nous ne découvrîmes qu'à un mille de distance à cause des vagues qui étaient encore très-hautes, nous vîmes que nous avions bien gouverné par le plus grand hasard , et nous eûmes connaissance du Cap-Vent. A huit heures enfin, nous entrâmes dans la baie du Croc, ayant été treize heures à faire trois lieues.

3Ga " VOYAGES.

En arrivant, je vis nos mâts de perroquet présen- te^, et je pensai avec raison que notre départ était prochain. Eu effet, le lendemain matin à huit heures, nous quittâmes le Croc , traversant des millions de courlieus qui venaient au Cap- Vent, et nous revîmes encore Grois, de sinistre souvenir. Si vous voulez vous faire une idée de cette île, vous n'avez qu'à fermer les yeux à demi, regarder un papier noir, et mettre vos pieds dans de l'eau froide, en vous faisant souffler dans les oreilles avec de gros soufflets pour imiter le vent.

L'île de Terre-Neuve porte des marques visibles le long de ses côtes, et dans la profondeur de ses larges baies, d'une grande révolution qui, à une époque reculée, changea sa forme et son étendue primitives. Elle est séparée, à l'est, du fleuve et du golfe Saint-Laurent, par un canal étroit, de trois lieues de large, appelé détroit de Belle Ile; sa forme est triangulaire ; elle a onze mille huit cent trente- trois lieues carrées. La difficulté de pénétrer dans l'intérieur, le peu de chances de succès que présente une tentative d'exploration, font qu'on en sait peu de chose , si ce n'est cependant que le sol y est ro- cailleux et généralement stérile, qu'il y a des mon- tagnes à pic couvertes de bois, des vallées étroites et sablonneuses, et quelques grandes plaines de bruyères; mais on n'y voit ni arbres ni buissons. On appelle ces plaines dans le pays , barrens ou lan- des. Les lacs, les étangs, y sont très-nombreux, et

TERRE-NEUVE. 363

les sources de l'eau la plus pure abondent de tous côte's. Quelquefois le terrain est si marécageux, qu'on ne peut y aller à cheval , et on y court même des dangers à pied.

Les côtes sont ge'ne'ralement couvertes de petits bois suspendus qui descendent jusqu'à la mer, ou coupe'es à pic en pre'cipices. Au sud-ouest de l'île s'élèvent d'assez hautes montagnes. Sur toute la côte d'ailleurs, on trouve de nombreuses rivières, de belles rades, de magnifiques ports, et de larges espaces ré- serve's sur la plage , couverts de galets qui y semblent mis exprès pour faire se'cher le poisson pris dans les environs. Il y a de vastes baies de plusieurs lieues de profondeur, les bâtimens sont dans la plus grande sûreté', abrite's par les terres élevées qui les entourent.

À trois milles environ de l'extrémité nord-est de la baie de la Conception est une petite île nommée Baccalao, qui est remarquable par le nombre ex- traordinaire d'oiseaux de mer qui établissent leurs nids sur ses flancs de'chire's. On les appelle oiseaux de Baccalao; ce sont d'utiles piletes que la nature semble avoir me'nage's aux marins, qu'ils avertissent de l'approche des côtes, surtout pendant la brume; aussi le gouvernement anglais leur accorde- t-il une protection spe'ciale , et défend-il de les tuer ou de prendre leurs œufs. Cependant, malgré la proclama- tion du gouverneur, qui paraît à ce sujet chaque an- née, séduits par le grand profit que donne la vente de ces oiseaux, de leurs plumes et de leurs œufs,

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364 VOYAGES.

des hommes hardis , méprisant les dangers qui ac- compagnent cette tentative, réussissent, avec des cordes et des filets , à balayer leurs œufs et à prendre les oiseaux eux-mêmes.

La baie de la Conception, qui s'enfonce à vingt- huit lieues dans les terres, contient deux villes : Harbour-Grace et Carbonîer. De cette ville à Pointe- de-Grat est un espace rempli d'une population nom- breuse, employée entièrement à la pêche, malgré les côtes âpres et incultes , et les nombreuses pertes qu'elle y éprouve chaque automne par les coups de vent, les tempêtes et les vagues, qui quelquefois viennent détruire les échafauds et les embarcations.

Le port Saint-Jean n'est pas loin de la baie de la Conception; c'est un des meilleurs de l'île : il se trouve entre deux montagnes à peu de distance l'une de l'autre, dont à l'est les extrémités forment une entrée très-étroite. Ce port a deux milles de profondeur jus- qu'à l'embouchure de la rivière du Petit-Castor. Au sud s'élèvent de hautes montagnes à pic, et au nord les forts William et Toivnsend. Derrière le premier se trouve un très-beau lac rempli d'excellentes truites, et qui communique à la mer.

La ville de Saint-Jean est le siège du gouverne- ment et de la cour suprême de l'amirauté de Terre- Neuve. C'est une place importante en temps de guerre, et c'est que, pour plus grande sûreté, est déposée la majeure partie des propriétés de l'île. Tous les bâtimens des différens ports , excepté ceux allant au nord , en Ecosse et à Liverpool , sont obli-

TERRE-NEUVE. 365

gés de venir à Saint-Jean s'y re'unir au convoi , et partent tous ensemble. Les forces de terre et de mer qui s'y trouvent donnent la vie et le mouvement à cette ville, et sont la source de sa prospe'rite'. Le dif- ficile accès du port, la position imposante des mon- tagnes qui s'élèvent à ses deux côte's, des forts et les batteries nombreuses dont elle est flanque'e, la ren- dent presque imprenable. Un bâtiment seul peut y entrer à la fois, et il serait facilement coule', si les forts tiraient dessus.

La population de cette ville est de douze mille âmes, et celle de l'île de soixante mille. Le gou- verneur y étalait , lors de notre visite , un grand luxe, et représentait en petit la cour du roi d'An- gleterre. La société, dit-on, y est choisie; les femmes y sont fraîches et jolies, et l'hiver, mal- gré sa grande rigueur, est la saison la plus agréable qu'on y puisse passer. On y donne des bals , on y joue la comédie en société, et les acteurs sont pris principalement parmi les officiers de deux régimens qui y sont en garnison , et ceux d'un ou de deux bâ- timens de guerre qui restent dans le port.

La plus grande ville après Saint- Jean, est Plai- sance, située dans la baie de ce nom, au sud de l'île, et dont le port est si grand , que cent cinquante bâ- timens pourraient s'y tenir dans la plus grande sû- reté. Parmi les îles et les baies de Terre-neuve , on trouve des noms qui presque tous rappellent quel- ques circonstances : telles sont la baie du Déses- poir \ la baie des Trépassés, la baie des Fâcheux ,

366 VOYAGES.

la baie du Diable, la baie de la Rencontre, Vile des Pigeons, des Pinguins, la baie de lOurs blanc, des Cinq Cerfs, du Grand Bruit, de la Poyle, par sa ressemblance supposée avec une poêle; celle de la Rose blanche, Vile brûlée, la Pointe blanche, et enfin la Pointe enragée, dont la position sauvage , expose'e au golfe Saint -Laurent, entourée de ro- chers , semble justifier ce nom , surtout quand , dans une tempête , le vent souffle du sud et du sud- ouest.

Sur la côte ouest se trouve la plus grande ri- vière de l'île , nommée rivière Humbert, qui a trente- huit lieues de long du sud au nord

Les côtes opposées du Labrador sont jointes à la colonie de Terre-Neuve. Il paraît, dans les plus an- ciennes descriptions de ces côtes, qu'elles furent toujours remarquables par la multitude de poissons, principalement de morues et de saumons qu'on y trouve, ainsi que dans les rivières. Ces côtes, les plus élevées du monde, se voient à quarante lieues en mer ; elles ont de près l'aspect le plus sauvage et le plus terrible. Le gibier y est on ne peut plus abondant, et on y trouve une grande quantité de cerfs, renards, castors , martres , etc. Cinq espèces de loups marins aussi fréquentent ces parages , entre autres une nom- mée par les lapons fatuc vindac , dont la tête est ronde, et dont le long groin pend comme la proboscide d'un éléphant. Les chiens , à peu près semblables à ceux du Groenland , ont assez l'apparence et la taille

TERRE-NEUVE. 367

du loup. Abandonnés à eux-mêmes, ils chassent en meutes le gibier, et en font leur pâture.

John Davis, en i585, descendit le long de ces côtes. Le ig juillet, e'tant très au nord, un bruit ter- rible se fit entendre à travers une brume très-e'paisse, et il ne pouvait en deviner la cause , ne trouvant pas fond à trois cents brasses. Il s'aperçut bientôt que ce bruit e'tait cause' par les vagues qui se précipitaient contre d'immenses masses de glace , qu'il évita avec un rare bonheur. Le lendemain, sa vue fut frappée par des montagnes déchirées , et en pain de sucre , dont les sommets , bien au-dessus des nuages , étaient couverts de neiges. Il donna à ces terres le nom de Terres delà Désolation; et, effrayé de l'aspect de ces côtes et des dangers que présentait la navigation dans ces parages, il redescendit, par le détroit qui porte son nom, dans la vaste mer nommée baie d'Hudson, et arriva jusqu'à Terre-Neuve.... Il est singulier que dans ce pays, qui, pendant huit mois de l'année, ne produit rien, le gibier soit si abondant. Lorsque la baie d'Hudson était au pouvoir des Français , de 1697 à 1714, un gouverneur du fort Bourbon, avec sa garnison, composée de vingt hommes, mangea, dit -on, pendant un hiver, 90,000 gelinottes et 2 5,ooo lièvres.

Par sa latitude, Terre-Neuve devrait jouir de la même température que les autres pays placés comme elle ; mais une des particularités qui distinguent l'A- mérique du Nord des autres parties du globe, est son climat. Terre-Neuve, une partie de la Nouvelle-

368 VOYAGES.

Ecosse et le Canada se trouvent dans la même lati- tude que la France , et partout , dans ces trois pays , les rivières sont gele'es pendant l'hiver à plusieurs pieds d'e'paisseur. La terre y est constamment cou- verte de neige , et tous les oiseaux émigrent.

Le Labrador et les pays au sud de la baie d'Hud- son sont dans la même latitude que la Grande-Bre- tagne, et cependant le froid y est si grand, près de la baie d'Hudson , par exemple , que le mercure gèle souvent.

Le docteur Mitchell, qui a fait de longues obser- vations à cet e'gard, a calculé que cette différence de température est e'gale à quatorze ou quinze degre's de latitude; ainsi, un endroit place' par le 4oe de latitude en Amérique aura la tempe'rature de celui qui se trouve par le 55e dans l'ancien continent.

Il est à remarquer aussi que le froid, pendant l'hiver, y e'tant plus rigoureux, la chaleur y est aussi plus forte que dans les pays correspondans d'Europe. Le mercure gèle en janvier près de la baie d'Hudson, et l'e'te' le thermomètre y monte à 25°. Tous les navi- gateurs qui ont visite' les pays compris entre le 70e et le 80e degré de latitude nord rapportent que la chaleur y est telle, qu'elle faisait fondre le goudron de leur bâtiment; ce qui n'arrive pas dans l'Amé- rique du Sud. Il y a une plus grande quantité de terres élevées au-dessus du niveau de la mer au pôle nord, que dans les régions opposées du pôle sud , qui n'ont montré à tous ceux qui les ont visi- tées qu'une vaste étendue de mer. Cette mer ab-

TERRE-NEUVE. 3(k)

sorbe les rayons du soleil, tandis qu'au nord, au contraire, la terre les reflète en toutes directions, et produit ainsi un degré de chaleur plus considérable. L'Amérique est plus près du pôle que toute autre partie du monde , et elle s'étend prodigieusement à l'ouest. Son extre'mite' nord n'est qu'un groupe de montagnes e'ieve'es, couvertes de neige toute l'année. A l'ouest, dans la partie russe , il y a aussi d'énormes montagnes couvertes également de glaces au cœur de l'été. Le vent qui passe sur ces hautes régions est telle- ment saturé d'élément glacé, qu'il le garde même en traversant des climats plus chauds, et souvent il n'est nullement adouci en arrivant au golfe du Mexique. Un vent froid perdra d'abord évidemment de sa température, parce que dans son passage il enlèvera un peu de son calorique à la surface de la terre ; mais cette surface , une fois refroidie , s'il continue à souffler dans la même direction, il ne per- dra rien de son intensité. Sur tout le continent amé- ricain, vent de nord-ouest et très-grand froid sont synonymes ; ce vent est le plus commun, et il y est d'une force dont aucun autre n'approche. Les grands lacs du Canada, ces mers intérieures qui s'étendent au loin dans le nord-ouest , renforcent et dirigent ces vents qui viennent porter au sud du continent le cli- mat de la baie d'Hudson. En Europe , les vents qui apportent les frimas viennent du nord à l'est; en Amérique, au contraire, c'est du nord à l'ouest. Alors le ciel est pur, d'un beau bleu, et les nuits sont su- perbes. Les astres sont plus brillans que de l'autre

3^0 VOYAGES.

côté de l'Atlantique, et les aurores bore'ales y sont très-fréquentes.

Les hivers pre'coces sont généralement longs et ri- goureux à Terre-Neuve. Un hiver doux donne un été pluvieux , tandis qu'un ve'ritable hiver amène un e'te' sec. On sait à peu près quand il commence, mais on ne peut jamais prévoir l'e'poque il finira. L'ar- rive'e pe'riodique sur ces côtes des îles flottantes et des champs de glace du nord en est la cause; leur effet tend à continuer ses rigueurs, ou plutôt à en amener un second qui dure jusqu'à ce que la glace soit chasse'e par des vents d'ouest ou de nord-ouest, assez forts pour de'tacher et mouvoir ces masses e'normes.

Le ciel , au nord et à l'ouest de l'île , est générale- ment clair et serein, tandis que l'est et le sud sur la côte sont plus sujets aux pluies et aux brumes à cause de leur voisinage des bancs. Les brumes épaisses et humides sont très - fréquentes au printemps et en automne , et rendent la navigation près des côtes très-dangereuse.

Le froid qu'apportent en hiver les vents d'ouest et de nord-ouest est rigoureux, mais sec ; celui du nord et du nord-est est pénétrant, accompagné de tourbillons de neige qui couvrent le sol à quatre et cinq pieds, et quelquefois six et sept. Des tempêtes soudaines s'élèvent; le vent souffle de toutes parts et chasse la neige avec furie; les maisons craquent et vacillent, et l'eau de la mer est éparpillée au loin sur la terre comme de la poussière de neige.

TERRE-NEUVE. 37 I

Le printemps est accompagné de brumes et de pluies; mais vers le commencement de juin, le chan- gement est sensible , et depuis la moitié de juillet jus- qu'à la fin d'août, les chaleurs sont généralement assez fortes pour qu'on prenne des habillemens d'été. Les nuits y sont superbes ; la clarté du ciel , l'air pur et serein , l'éclat de la lune , celui des étoiles , surtout celles à l'horizon , qui brillent comme des phares éloignés , forment un tableau difficile à décrire.

On ne peut se figurer une de ces superbes baies dans une de ces nuits si brillantes. Leur vaste surface est couverte alors de myriades de poissons de formes et de grandeurs différentes, tous occupés entre eux, les uns à poursuivre , les autres à fuir ; les noires et lisses baleines sortent de l'eau et replongent, et leurs jets d'eau élevés retombent en étincelles phosphori- ques; les morues bondissent au-dessus des vagues, et réfléchissent l'éclat de la lune sur leur surface ar- gentée ; les capelans fuient par bancs immenses vers le rivage, ils vont chercher un refuge , et chaque vague qui se retire en laisse une multitude innom- brable sautant sur le sable. C'est alors une proie fa- cile pour les femmes et les enfans, qui recueillent avec des seaux ce précieux butin; les pêcheurs en remplissent leurs bateaux pour l'appât des morues.

Le mois de septembre est le plus tempéré. Vers la moitié d'octobre , le temps devient frais et variable , et à la fin de ce mois , les pluies et les brumes ont déjà commencé à altérer l'état de l'atmosphère. Vers la moitié de décembre, la neige, la glace, les vents

372 VOYAGES.

froids et perçans annoncent l'approche de l'hiver. Alors une mer houleuse, qui semble prendre une couleur plus sombre, bondit sur les côtes en rugis- sant, secoue, arrache souvent les échafauds et les cabanes e'ieve's pour la pêche, que les tempêtes de l'e'quinoxe avaient e'pargne's. Le vent tourne du sud- est au nord-est et au nord , chassant devant lui des nuages de neige , jusqu'à ce qu'à la fin le nord-ouest ayant acquis plus de force , l'atmosphère s'e'claircit , la gele'e augmente, et le ciel n'est trouble' parfois que par des tempêtes de neiges fondues et glaciales du nord-est et de l'est.

Quant aux animaux qui peuplent les forêts de Terre-Neuve , le cerf et le caribou sont au premier rang. Les ours , les castors , les loutres , le renard rouge et argenté', les lièvres et les martres y sont aussi en grand nombre. C'est surtout dans les grands froids qu'on les chasse, car c'est à cette époque que les peaux ont le plus de prix. Tout ce qui est animé ou inanime' porte alors la livrée de l'hiver. Les diffe'rentes couleurs qui distinguaient les ani- maux se changent en un blanc uniforme , et tous jus- qu'aux thiens et aux chats , quand même nouveaux venus et d'un climat plus chaud, prennent une robe plus douce et plus e'paisse de longs poils blancs lustre's, qui tombent au printemps par touffes, et qu'ils s'arrachent avec les dents , comme s'il leur tar- dait de s'en de'barrasser. Ce changement remarqua- ble a lieu aussi chez les oiseaux , dont plusieurs, en- tre autres la perdrix, deviennent entièrement blancs,

TERRE-NEUVE. 3^3

pour reprendre au printemps leur plumage habi- tuel.

Le quadrupède le plus pre'cieux de cette île est le chien, formant une espèce à part, et nomme' chien de Terre-Neuve. La race ve'ritable et pure n'y est pas aussi commune qu'on pourrait le croire, et ce n'est guère que dans les baies de Plaisance , de For- tune et de la Conception qu'on peut la trouver. Do- cile et susceptible d'un grand attachement, il est facile à contenter pour sa nourriture; il vivra de poisson frais , cru ou bouilli, de pommes de terre ou de choux; quant à sa boisson, ce qui semble lui plaire davantage est le sang de mouton. Il aboie ra- rement, et seulement quand'il est fortement provoque'. Il ne donne alors que deux coups de voix , qui sem- blent pour lui un effort pénible et peu naturel. C'est un bruit qui tient le milieu entre l'aboiement et le hurlement , et alors se joignent à lui toutes les voix des chiens à porte'e de l'entendre. Son amour pour l'eau, fraîche ou sale'e, chaude ou glaciale, la grande profondeur à laquelle il peut plonger (j'en ai vu descendre jusqu'à vingt-deux pieds) , le temps con- sidérable qu'il peut rester sous l'eau , et enfin , ses pattes palme'es semblent le rapprocher de la classe des animaux amphibies. De même que les chiens du Labrador et du Groenland , ceux de Terre- Neuve ressemblent beaucoup au loup. Ils chassent en meutes, et dévorent leur proie

Je laissai dans le port, en partant du Croc, la

374 VOYAGES.

Béarnaise, qui venait nous remplacer. Nous mîmes onze jours à retourner à Saint-Pierre, par un temps de'testable et une brume épaisse, accompagnement ordinaire des navigateurs dans ces parages. Nous cou- rûmes même quelques dangers dans la baie du Dés- espoir', ou les courans nous entraînaient fortement ; mais la brise s'e'tant heureusement leve'e de terre , nous y échappâmes, et le 6 août, vers midi, nous découvrîmes Saint - Pierre tout embrumé , à deux lieues de distance. Nous arrivâmes vent arrière , avec nos bonnettes et toutes voiles dehors; nous mîmes en panne à une demi- lieue de terre, n'osant avan- cer sans le pilote, à cause de la basse de F Enfant perdu, et bientôt nous fûmes mouille's sous le Cap à l'Aigle.

Vers le commencement de septembre , le brick de guerre anglais le Manly entra dans la rade ; et le capitaine nous ayant donne' à dîner à son bord, le gouverneur lui en rendit un, suivi d'un bal. Nous avions en tout quarante personnes, trois demoiselles et quatre dames dansantes ; notre orchestre se com- posait d'un vieux marin qui jouait du violon.

Le Manly devait quitter Terre-Neuve le 28 sep- tembre pour aller à Halifax, rendre compte de la pêche anglaise qui finit à cette époque. Le capitaine Field me proposa de m'y conduire avec lui : j'acceptai volontiers : le lendemain, avant le jour, j'étais en canot avec mes deux amis B. et B. , qui venaient m'accompagner jusqu'au Manly, mouillé très au large pour pouvoir appareiller plus aisément. A peine nous

TERRE-NEUVE. 375

aperçut-on de loin à travers le cre'puscule, que j'en- tendis les sifflets, et vis hisser les voiles les unes après les autres. Je montai à bord, fis mes adieux, et bientôt loin de moi disparurent les côtes de Saint- Pierre.

Eugène Ney.

IjUtaive.

ESSAI

HISTORIQUE, STATISTIQUE ET POLITIQUE

SUR LE CANADA'.

Le Canada est , après Tlnde , la possession extra-eu- ropéenne la plus importante de l'empire britannique. Placé dans la partie septentrionale du continent amé- ricain , il est borné au nord par les baies d'Hudson et de James et le Labrador, à l'est et au sud -est par le golfe Saint-Laurent, le Nouveau-Brunswick, les Etats-

1 On dit que les Espagnols visitèrent le Canada avant les Français, et que, le jugeant aride et dépourvu de métaux précieux, ils s'écrièrent en présence des Indiens : Aca nacla (il n'y a rien ici). Plus tard, lorsque les Français y abordèrent , ces mêmes Indiens , voulant les dissuader de s'établir dans le pays, ne cessèrent de leur répéter aca nada. Les Français , ne les comprenant pas , crurent que c'était le nom de la con- trée, et continuèrent de l'appeler ainsi.

LE CANADA. ^'J']

Unis, dont il est séparé par une ligne de convention, et par le fleuve Saint- Laurent; au sud, par ces mêmes Etats et par les grands lacs Ontario , Erié, Huron et Supérieur, et par une multitude d'autres de moindre étendue ; a l'ouest , le pays n'a , à proprement parler, d'autres limites que les océans Pacifique et Septen- trional.

Cette immense contrée , aussi vaste peut-être que le continent d'Europe, a été divisée, par un acte du parle- ment de la Grande-Bretagne, en deux provinces ou gouvernemens distincts , dont nous allons donner ici un court aperçu statistique et politique.

Le Haut-Canada est un pays plat et fort peu varié. On y trouve cependant quelques chaînes de montagnes qui sont en général peu élevées. De Kingston à l'extré- mité occidentale de la province règne une forêt conti- nuelle, qui empêche la vue de s'étendre sur aucun point à plus d'un mille de distance. Le sol en est extrêmement fertile 5 mais jusqu'ici les habitans se sont contentés

> Le Haut-Canada est situé entre les 42° et 52° de latitude N., et entre les 7 et 97 ° de longitude O. Il confine au N. au territoire de la compa- gnie de la baie d'Hudson ; au N.-E., à la rivière Grande ou des Ottawas ; a l'E., au Bas-Canada ; au S. et au S.-E., aux États-Unis, dont il est sé- paré par une ligne de convention qui commence à Saint-Régis, sous le 45° parallèle , suit le milieu du Saint-Laurent, du lac Ontario, de la rivière de Niagara et du lac Erié, traverse les lacs Huron, Supérieur et Long, parcourt ensuite le centre d'une autre chaîne de petits lacs jus- qu'à l'angle N.-O. de celui des Bois, et va de au Mississipi ; à l'O. et auN.-0.,les limites de la province sont indéfinies.

Le canal de Welland traverse la presqu'île du Haut-Canada dans une direction presque parallèle à la rivière de Niagara , et réunit les deux lacs Ontario et Erié. L'élévation de la contrée qu'il parcourt est d'envi- ron trois cent trente pieds, et à l'aide de trente-sept écluses qu'on a été obligé de construire, des bâtimens du port de cent-vingt tonneaux se rendent facilement d'un lac à l'autre.

3^8 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

d'en tirer le simple nécessaire, et n'ont nullement songé à l'amélioration ou à l'embellissement de leurs proprié- tés. La nature semble avoir plus fait pour le Haut-Ca- nada que pour toute autre contrée du globe. Elle l'a doté d'un terroir d'une grande richesse et d'un climat rigoureux, il est vrai, mais aussi favorable à la consti- tution humaine qu'à la production de toute espèce de céréales et de fruits. Les Européens commencent enfin à se défaire de leurs préjugés contre ce beau pays, qu'ils comparaient, sans le connaître, aux déserts de la Sibé- rie -, et ses avantages sont actuellement si bien appré- ciés des habilans de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, qu'on peut sans exagérer porter à huit ou dix mille le nombre de ceux qui viennent s'y établir tous les ans. L'émigration des Etats - Unis y est aussi fort considé- rable. Cette partie du Canada ne renferme rien d'in- téressant pour le voyageur, si l'on en excepte la cata- racte de Niagara, et un petit nombre d'autres curiosités naturelles. 11 n'y rencontre qu'une forêt sans fin , re- paire des bêtes fauves, quelques huttes en bois, éparses çà et et de l'aspect le plus lugubre, des champs mal cultivés , et des routes construites avec des troncs d'ar- bres de neuf pouces à deux pieds de diamètre , jetés en travers, et si irrégulièrement disposés, qu'elles sont impraticables pour les voitures, voire même pour les chevaux et les bestiaux.

Le Haut-Canada toutefois s'accroît rapidement en richesses et en importance. Désert il y a environ trente ans, il renferme aujourd'hui près de deux cent mille ha- bitans, qui possèdent des propriétés imposables pour une valeur de 2,000,000 liv. sterling '. Quoique la popula-

1 On y comptait , en 1829, 1,000,000 d'acres de terres cultivées,

LE CANADA. 3<J()

tion soit un mélange de naturels de la plupart des con- trées de l'Europe et de tous les états de l'Union améri- caine, il y existe néanmoins une grande conformité de mœurs, de coutumes et de caractères. Français, Irlan- dais , Anglais , Ecossais , Allemands , Hollandais renon- cent , au bout de quelques années de résidence , à leurs habitudes nationales pouradopter celles des Américains. La majorité des habitans se compose d'émigrans des Etats - Unis et de descendans des réfugiés royalistes qui s'y fixèrent après la guerre de la révolution.

La province se divise en onze districts 1 , subdivisés en vingt-trois comtés, lesquels, avec les villes d'York, Kingston et Niagara , envoient quarante membres au parlement provincial. Tous les habitans mâles de seize

8,067 habitations d'un ordre supérieur aux cabanes en bois, qui, n'étant point assujéties à la taxe, n'ont pas été comprises dans le recensement; 396 boutiques de marchands, 3o4 moulins, 30,774 chevaux propres au service, 27,614 bœufs servant aux travaux de l'agriculture, 67,644 vaches laitières, 34,975 bêtes à cornes de l'âge de deux à quatre ans, et 46g voitures d'agrément. Le montant total des propriétés taxées s'é- levait à î ,969,074 livres sterling.

1 Population du Haut-Canada en 182g.

Districts. Habitans.

Oriental ig,a5g

Ottawa 3,75-2

Bathurst i4,5i6

Johnstown 17,800

Midland 3o,g6o

Newcastle i3,337

Home 22,927

Gore i7>7<>5

Niagara 20,177

Londres ig,8i5

Occidental 8,332

Total i88,558

TOME I. 25

38o HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

à quarante-cinq ans, en état de porter les armes, étant appelés à faire partie de la milice, l'on compte actuel- lement dans le Haut -Canada une soixantaine de ré- gimens de milice, supérieurement organisés, et dont l'effectif peut monter à 3o,ooo hommes.

Le Bas-Canada * est non-seulement plus pittoresque que la province haute, mais ayant été colonisé long- temps auparavant, il est beaucoup plus riche et plus peuplé. Sa population s'élève à 45o,ooo habitans. Les fermes sont si rapprochées les unes des autres, qu'on avoit au Canada des villages de cinquante milles d'é- tendue» Les principaux établissemens longent la rive gauche du Saint-Laurent. Le gouvernement français partagea autrefois les terres qui bordent ce fleuve , de- puis son embouchure jusqu'à trente milles au-dessus de Montréal , en un certain nombre de seigneuries , que le roi accorda à de nobles aventuriers. Ceux-ci, décorés du titre de seigneurs, subdivisèrent leurs pro- priétés en lots de deux cents arpens , qu'ils concédè- rent à des cultivateurs porteurs de certificats de probité et de bonnes mœurs , lesquels prenaient l'engagement

1 Cette province est située entre les 45° et 52° de latitude N. et entre les 66° et 85° de longitude O. de Paris. Elle est bornée au N. par la baie de James et le Labrador, à l'E. par le golfe Saint-Laurent, au S.-E. par le Nouveau-Brunswick, et les États de Maine et de New-Hampshire ; au S. par ceux de Vermont et de New-York et le Haut-Canada , et au S.-O. et au S. par cette même province. On estime à trois cents lieues la longueur du Bas-Canada, de l'E. à l'O.; de cinquante à cent cinquante sa largeur, du N. au S., et sa superficie à près de 32,ooo lieues carrées. La partie du Bas-Canada qui avoisine le Saint-Laurent est généralement unie, mais le centre en est traversé du S.-O. auN.-E. par une chaîne de l'Alleghany, dont la hauteur varie de cent cinquante à trois cents toises. Le pays est arrosé par une multitude de lacs et de cour d'eau, tt traversé dans toute sa longueur par le grand fleuve Saint-Laurent

LE CANADA. 38 I

de s'y fixer, de défricher, dans un temps donné, une certaine étendue de terres , d'entretenir les routes , etc. Les premiers lots avaient un front de trente- huit per- ches anglaises le long du fleuve, et s'étendaient l'es- pace de mille dix -huit dans l'intérieur. Aussitôt que ces lots furent peuplés, les seigneurs en formèrent d'autres sur les derrières, qui furent habités à leur tour. Toutefois, comme il est d'usage au Canada de ne défricher que le devant de chaque lot , et de lais- ser quarante à cinquante acres de bois dans le fond pour les usages domestiques, l'étranger arrivant dans le pays, s'imagine qu'il n'existe point d'établissement au-delà de la contrée cultivée , c'est-à-dire à un mille environ du rivage du Saint- Laurent, le pays pré- sente le même aspect boisé qu'il avait à l'arrivée des premiers Européens. L'on rencontre aussi des éta- blissemens le long des tributaires de ce fleuve, et depuis peu on a colonisé plusieurs cantons de l'inté- rieur.

La chaleur en été est excessive au Canada, le thermo- mètre y marquant souvent de 96" à 10a0 de Fahrenheit; mais l'air y est si pur, qu'on n'en est guère incommodé. Quand il tombe de la pluie, ce qui est fort rare, elle est le plus souvent accompagnée d'orages. La transi- lion du chaud au froid est tellement subite, qu'on a vu le mercure baisser de 3o° dans l'espace de quelques heures. En hiver, il descend une ou deux fois à 36° au- dessous de zéro, mais seulement pendant quarante-huit heures, et se tient ordinairement entre 20 et 25°. Le froid commence au mois d'octobre , lorsque le pays se couvre peu à peu de neige. On y éprouve des ouragans terribles jusqu'en décembre. Toutefois, à partir de cette époque, le ciel devient plus pur, et il règne un vent

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glacial. Les rivières offrent alors un nouveau moyen de communication. Des traîneaux, chargés de passagers et de marchandises, les sillonnent en tous sens et avec une rapidité étonnante. Le vent de N.-O. , qui domine durant une partie de cette saison, accroît et entretient l'intensité de la gelée. En passant sur les montagnes couvertes de neiges éternelles qui parcourent les af- freuses solitudes situées entre le Saint -Laurent et le pôle , ce vent acquiert un degré de froid qu'il conserve encore malgré la différence de latitude. Vers la fin d'a- vril, la neige commence à fondre, et le sol étant une fois à découvert, la végétation succède bientôt aux frimas. L'agriculture est encore fort arriérée dans le Bas- Canada. Le climat en est extrêmement favorable à la production du blé d'automne, parce que la neige, recou- vrant le sol fort avant dans la saison , le garantit des rayons brûlansdu soleil pendant le jour, des gelées pen- dant la nuit et des vents secs et froids du mois de mars. La culture de l'orge y a été trop récemment introduite pour pouvoir être générale : on n'en recueille guère qu'aux environs de Québec. Le lin réussit presque par- tout. Malheureusement on ignore la manière de l'ap- prêter, et c'est ce qui fait que la qualité n'en est pas aussi bonne qu'elle pourrait l'être. Il en est de même du chanvre, qui se cultive presque exclusivement dans le Haut-Canada. En général, aucun changement im- portant n'a eu lieu dans le misérable système de cul- ture qui était en usage dans le pays à l'époque de sa conquête, et si l'on remarque un accroissement dans les exportations des produits agricoles , c'est à l'exten- sion donnée à la culture, et non au perfectionnement du système, qu'il faut l'attribuer.

Les immenses profits que les Canadiens ont retirés

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jusqu'ici de l'exploitation des forets, dont leur pays est couvert , sont une des causes principales du peu de progrès qu'ils ont faits dans l'agriculture. Le Canada produit des bois de toute espèce. Le chêne , qui abonde sur le bord de quelques-uns des grands lacs et le long des rivières , atteint une grosseur moyenne de dix-huit pouces carrés et cinquante pieds de hauteur. Le pin , qu'on rencontre partout, a environ vingt pouces car- rés et soixante pieds d'élévation. On y trouve aussi le bouleau, le hêtre, l'orme et l'érable, dont il se fait pareillement un commerce considérable. Les forêts, surtout celles qui sont les plus éloignées des établisse- mens, fournissent aussi ces fourrures et ces pelleteries qui constituent, à proprement parler, la véritable ri- chesse des deux Canada. Depuis peu néanmoins, cette branche de commerce commence à déchoir par suite de la rareté toujours croissante des animaux à fourru- res , dont les plus estimées sont celles du renard , du castor, de la loutre, du rat musqué , du chat sauvage, du daim, de l'ours et du bison. On a remarqué que les bêtes fauves qui habitent les forêts du Canada sont naturellement peu féroces. Le loup., quoique plus grand que celui d'Europe, s'enfuit à l'approche de l'homme; l'ours sort clandestinement du creux de son arbre pour poursuivre sa proie ; les serpens ne sont pas aussi ve- nimeux que ceux du midi, et le voyageur n'a vérita- blement à craindre que les moustiques, qui, en été, sont extrêmement incommodes.

Les animaux domestiques du Canada ne sont pas d'une belle espèce , mais on a tort d'en inférer que ceux importés d'Europe dégénèrent en Amérique. C'est le peu de soin qu'on en prend qui est cause de leur dété- rioration. Le cheval de la province basse est d'origine

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normande. Quoique petit et grossièrement taillé , il est vigoureux, léger, et ne bronche jamais. Il s'en exporte annuellement un nombre considérable aux Antilles, il supporte mieux la chaleur du climat que le cheval de race anglaise ou américaine. Les bêtes à cornes et les moutons sont d'un tiers moins grands qu'en An- gleterre , et leur chair est aussi d'une qualité fort infé- rieure. Le cochon seul peut soutenir la comparaison avec celui d'Europe.

Les exportations du Canada consistent principale- ment en bois de charpente et autres , en potasse et per- lasse, fourrures et pelleteries ; en froment, farine, bis- cuit, légumes secs, orge, avoine, maïs ; en porc, beurre, peaux de bœuf, jambons, langues et bœuf salés, fro- mages, chevaux, bestiaux et volaille, houblon, bierre, cidre, plumes, cire, laine, chandelles, etc. Québec est l'entrepôt général du commerce des deux provinces.

La population du Bas-Canada se compose des descen- dans des premiers colons français et d'émigrans de la métropole et des Etats-Unis. Les premiers, qui forment peut-être les trois quarts ou les quatre cinquièmes des habitans, se font remarquer par d'excellentes qualités 5 ils sont probes, hospitaliers, polis, économes, spirituels et industrieux : qualités qui se trouvent rarement dans une société le manque d'instruction est absolu. Les Canadiens français en sont encore, pour la civilisation, au temps de Louis XV. Mêmes lois , mêmes coutumes , mêmes habitudes , mêmes idées -, le régime féodal et ec- clésiastique d'alors subsiste encore chez eux dans son intégrité , et , chose étrange ! ils ne témoignent pas le moindre désir d'améliorer leur condition. Seuls sur le continent américain, ils sont restés impassibles et comme engourdis au milieu des révolutions qui ont af-

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franchi le Nouveau -Monde ; on les a même vus repous- ser avec un acharnement qui tenait du fanatisme le don que les Etats-Unis voulaient leur faire de l'indé- pendance. Ils sont fiers de leur qualité de Français; ils ont pour les Anglais une haine insurmontable , et cependant ils supportent leur joug sans se plaindre, et jamais la pensée de le secouer ne leur est venue à l'es- prit. Cet événement, qui ne peut manquer d'arriver tôt ou tard, sera l'ouvrage des Canadiens originaires de la Grande-Bretagne, qui auront alors à triompher de l'op- position des armes anglaises et probablement de la ré- sistance non moins vive des Canadiens français.

C'est du moins ce qu'a affirmé devant le parlement M. Parker, négociant anglais, qui a résidé long-temps dans le Canada. On lui demandait s'il convenait d'en- courager les émigrans de la Grande-Bretagne à s'établir dans le Bas-Canada , ou de mettre les terres vagues qui s'y trouvent à la disposition des Canadiens français. Il répondit : « J'encouragerais ces derniers , ce sont les seuls » habita ns sur lesquels vous puissiez compter. La popula- » tiondes autres provinces est mêlée, bien que renfermant » beaucoup de bons et dévoués serviteurs ; les Canadiens » français au contraire sont unis par une origine com- » mune dont ils sont justement fiers, par leur religion, » leurs mœurs et leurs vertus , et sont intéressés à sou- » tenir une réputation qu'ils ont conservée jusqu'ici sans » tache. » Lorsqu'ils dépendaient de la France, c'étaient les sujets les plus braves de cette puissance, et quoi- qu'ils ne fussent alors que le sixième de ce qu'ils sont aujourd'hui, ils opposèrent aux troupes anglaises une résistance des plus opiniâtres. S'ils eussent été à cette époque aussi nombreux qu'ils le sont maintenant, jamais l'Angleterre ne serait parvenue à enlever cette colonie

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à la France. «On reproche aux Canadiens français, con- » tinue M. Parker, leur aversion à devenir Anglais. Les » habitans de Jersey et de Guernsey en sont-ils des su- » jets moins fidèles pour avoir conservé leur langage, » leurs mœurs et leurs lois normandes? A-t-on jamais » songé à leur adresser ce reproche ? Le Bas-Canada et » les autres colonies de l'Amérique du Nord sont, à mon » avis , le bras droit de l'empire britannique. Je suis » convaincu que quand les Canadiens seront le double » de ce qu'ils sont actuellement , ils défieront toute » l'union américaine. Ce sont les meilleurs colons de m l'Angleterre. La seule chance qui reste à celle-ci de » conserver ses possessions américaines , c'est de laisser » les Canadiens français s'étendre dans toute la province » basse , et s'y régir par leurs institutions actuelles ; » autrement cette colonie sera perdue à jamais pour la » métropole. »

Le Canada proprement dit ne renferme qu'un petit nombre d'indigènes. A l'arrivée des Français, il était occupé par trois peuples , parlant chacun un langage différent , les Sioux , les Algonquins , les Iroquois ou Hurons. Les premiers habitaient la contrée de l'ouest, entre le lac Supérieur et les sources du Mississipi. Les Français ne les connurent guère que par les récits des chasseurs et des missionnaires. Les Sioux menaient une vie plus primitive que les Hurons et les Algonquins. Ils parcouraient le pays à la manière des Tartares , vivant sous des tentes de peaux, qu'ils dressaient dans de fer- tiles prairies, ils allaient chasser le bison. C'était un peuple simple et paisible 5 mais quand il était attaqué par un ennemi , il ne se montrait inférieur ni en cou- rage ni en férocité aux autres hommes rouges.

Les Algonquins étaient subdivisés en un plus grand

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LK CANADA. 38^

nombre de tribus que les deux autres. Ils peuplaient les deux rives des lacs de l'intérieur et du fleuve Saint- Laurent. Comme les Sioux, ils menaient une vie er- rante, et subsistaient principalement de la chasse et de la pêche.

I>a langue iroquoise n'était pas aussi répandue que l'algonquine, ce qu'il faut attribuer au genre de vie plus sédentaire de ces indigènes. Ils résidaient le long de la rive méridionale du Saint-Laurent et des lacs, depuis la rivière de Sorel jusqu'au lac Michigan, et possé- daient les vastes et fertiles plaines situées entre l'Hud- son et l'Ohio. Les Iroquois étaient supérieurs aux Al- gonquins et aux Sioux sous bien des rapports. Ils culti- vaient les arts de la paix et excellaient aussi dans ceux de la guerre. Vainqueurs dans presque tous leurs com- bats avec leurs voisins , ils soutinrent une lutte longue et opiniâtre contre les envahisseurs européens.

Ces Indiens ont toujours traîné une existence misé- rable. Leur caractère est un mélange bizarre de férocité, et de douceur. Doués d'une éloquence forte, simple et per- suasive, ils ont la mémoire excellente, le jugement sain, et ne manquent pas d'un certain esprit naturel. On se rappelle la repartie d'un Outaouis au comte de Fronte- nac, qui lui demandait s'il savait avec quoi se faisait l'eau-de-vie : « Cette liqueur, répondit le sauvage , doit » être extraite de langues et de cœurs ; quand j'en ai bu, » je ne connais plus la crainte, et je parle divinement. » Ces Indiens n'ont adopté aucune des habitudes d'indus- trie des blancs. Ils ont des habitations mal bâties et sales, et vont à demi nus. En été , ils se nourrissent de pois- sons qu'ils pèchent dans les rivières , et , en hiver, ils ont recours aux bienfaits du gouvernement. Quelque- fois ils font des incursions sur les terres des fermiers

388 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

canadiens, sous le prétexte d'y poursuivre leur proie, et en enlèvent tout ce qui se trouve sous leurs mains. Ils aiment mieux s'exposer à toute sorte de privations que de cultiver la terre. Ils sont d'ailleurs fort inoffensifs et complaisans pour les étrangers, mais extrêmement adon- nés aux liqueurs spiri tueuses. La plupart professent la religion catholique, c'est-à-dire qu'ils observent les formes extérieures de ce culte. Dévoués aux Canadiens français, ils se mêlent à leurs jeux, parlent leur langue et refusent d'en apprendre une autre. Ils commencent à mieux traiter leurs femmes, auxquelles ils paraissent fort attachés, bien qu'ils leur imposent les soins les plus pénibles du ménage. Celles-ci sont fidèles et affection- nées; elles ont un physique assez agréable, et aiment beaucoup la parure.

Le navigateur Cabot fut le premier qui montra à l'Europe la route du Canada. Parti d'Angleterre avec une escadre de six navires, au printemps de i497? il découvrit les îles de Terre-Neuve et de Saint-Jean , et, longeant le continent, monta jusqu'au 6y i/o. de lati- tude. Cabot ne forma point d'établissement dans le pays ; et ce qu'il y a de surprenant, c'est que l'Angle- terre , après avoir équipé à grands frais une expédition aussi considérable, ne songea à poursuivre les décou- vertes de Cabot qu'un demi -siècle après. Ce fut un Français qui découvrit le Canada proprement dit. De- nis , ayant mis à la voile de Honfleur pour Terre-Neuve en i5o6, entra dans le golfe Saint-Laurent, dont il leva la carte, explora les cotes adjacentes, prit du poisson sur le Grand-Banc, et retourna en Normandie. Deux ans après, Thomas Aubert, de Dieppe, pénétra dans le Saint- Laurent, et enleva sur ses bords plusieurs naturels qu'il emmena en France. En 1 535, Jacques Cartier, de Saint-

LE CANADA. 38o,

Malo, remonta ce tleuve (auquel il donna le nom qu'il porte) sur une distance de neuf cents milles, et s'arrêta à une immense cataracte, qui était probablement celle de Niagara. Cartier prit possession du territoire au nom du roi de France, forma des alliances avec les indi- gènes, bâtit un fort, et hiverna dans le pays, qu'il appela Nouvelle- irance. Ses découvertes toutefois ne reçurent point la récompense qu'elles méritaient , car cinq ans après, ce navigateur se trouvait dans un tel état de dénuement , qu'il se vit réduit à accepter l'em- ploi de pilote a bord du navire qui conduisit le vice-roi Roberval au Canada. Ce dernier fit plusieurs voyages de France en Amérique, il amena chaque fois de nouveaux colons ; mais, en 1 55 1, il périt dans un nau- frage. Cet événement fâcheux, joint à l'exaspération des naturels contre les Français, qui avaient enlevé de vive force leur chef Donnaconna pour le conduire en France, fut cause qu'ils cessèrent, pendant près de cinquante ans, toutes relations avec le Canada. En i58i, cependant, les indigènes, commençant à ou- blier leur injure, renouèrent amitié avec les Fran- çais. Dix ans après, les marins de Saint-Malo se livrè- rent avec succès, dans le Saint -Laurent, à la pêche du cheval de mer (walrus), dont les dents étaient plus estimées que l'ivoire. L'importance de cette pèche et du commerce des fourrures décida le gouvernement français à entreprendre la conquête du Canada. Il y envoya à cet effet le marquis de La Roche , qui se con- tenta de croiser sur la cote de la Nouvelle -Ecosse, et retourna en France. Le roi lui ôta sa patente pour la donner à Chauvin, olïicier de marine; mais celui-ci étant mort peu après , elle fut transférée à de Chatte , gouverneur de Dieppe , qui ne lui survécut que peu de

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temps. Pierre de Gast, sieur de Monts, lui succéda en i6o3, et obtint la patente de la vaste contrée comprise entre les 4o et 46° de latitude septentrionale , avec le titre de lieutenant-général , et l'autorisation de coloniser le pays et d'en convertir les habitans au christianisme. A cette époque , le commerce du Canada avait acquis tant d'importance que de Monts résolut de l'exploiter à lui seul, au moyen d'une compagnie, et équipa dans cette intention quatre navires , avec lesquels il partit du Havre en i6o4- Samuel Champlain , du Brouage, et un gentilhomme nommé de Potrincourt, accompa- gnaient l'expédition. De Monts toutefois perdit bientôt sa patente , mais n'en discontinua pas pour cela le com- merce de fourrures qu'il entretenait à Tadousac.

Cependant Champlain , après avoir exploré toute la cote d'Acadie , se décida à fonder un établissement permanent sur le bord du Saint -Laurent. Il choisit l'emplacement actuel de Québec, et le 3 juillet i6o8: il y bâtit quelques huttes pour ses gens , et entreprit le défrichement du territoire voisin. La colonie prospéra sous ses auspices; et, en 1611 , Champlain, étant re- tourné en France , fut nommé par Henri IV lieutenant gouverneur de la Nouvelle-France. De retour dans son gouvernement , Champlain commit l'imprudence de prendre parti en faveur des Algonquins dans leurs guerres contre les Iroquois. Blessé dans deux ren- contres, il faillit perdre, en 1621, le fruit de treize années de travaux, dans une irruption des Iroquois.

C'est seulement en 1626 que Québec commença à prendre l'apparence d'une ville régulière. Les discordes religieuses qui y éclatèrent vers cette époque nuisirent beaucoup à sa prospérité. En 1627, le cardinal de Ri- chelieu retira l'autorité aux huguenots , qui l'avaient

LE CANADA. 391

jusqu'alors exercée, pour la confier à cent catholiques, qui constituèrent ce qu'on appela la Compagnie des Cent Associés , dont ce prélat et le marquis d'Efliat étaient chefs.

En 1629, Charles I«, roi d'Angleterre, chargea David Cherk de réduire les possessions françaises de l'Amérique. Cherk s'empara de tous les établissemens situés au-dessous de Québec; et, s' étant présenté de- vant cette ville, la somma de se rendre. Champlain, qui y commandait , répondit qu'il la défendrait jusqu'à la dernière extrémité. Sur ces entrefaites , l'amiral Cherk ayant appris qu'une escadre française , aux or- dres de Roquemont , qui portait des secours à Québec , était à l'embouchure du Saint-Laurent , alla à sa ren- contre, la détruisit, et revint devant Québec, qui ca- pitula à des conditions honorables. .

Le Canada fut rendu à la France par le traité de Saint-Germain de i632. L'année suivante, on y réta- blit la compagnie de la Nouvelle -France; et Cham- plain, ayant repris les rênes du gouvernement, termina sa carrière à Québec en i635. Sous M. de Montma- gny, son successeur, la colonie, sans cesse inquiétée par les indigènes, ne se peupla que lentement, et en i685 on n'y comptait que 17,000 blancs.

Les Anglais, qui convoitaient le Canada depuis long- temps, tentèrent de l'enlever aux Français en 1709 et 17 10 ; mais ce fut seulement en 1759 que le général Wolfe opéra la réduction de Québec, qui fut suivie l'année d'après de celle de tout le pays. Le Canada ren- fermait alors environ 60,000 âmes.

En 1775, le congrès américain , déterminé à prendre l'offensive contre les Anglais, ordonna aux généraux Montgomery et Schuyler de marcher avec 3, 000 hom-

3g2 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

mes contre le Canada. Le premier trouva la mort sous les murs de Québec le 3i décembre, et le colonel Ar- nold, qui dirigeait l'attaque contre la ville basse, fut blessé et obligé de se retirer avec perte. Pendant la puerre de 1812 à i8i5, le Canada fut aussi très -sou- vent le tbéâtre des hostilités entre les deux peuples.

Avant Tannée 1660, le Canada ne connaissait d'autre loi que celle du bon plaisir du gouverneur et de son lieutenant. On y institua cette année un tribunal pour le jugement des causes civiles , et la coutume de Paris y fut mise en vigueur. Ce tribunal existait encore en 175g. Les Anglais y promulguèrent à cette époque leur code de procédure civile et criminelle; mais le peuple, ne pouvant s'accoutumer à être régi par des lois qui lui étaient inconnues, en témoigna hautement son mécontentement. Ces lois étaient d'ailleurs admi- nistrées par des individus aussi étrangers à la jurispru- dence anglaise que les Canadiens eux-mêmes. A Québec et aux Trois-Rivières , par exemple, c'étaient des mili- taires qui prononçaient dans les matières civiles et cri- minelles. A Montréal , dit le général Murray l , on avait choisi pour juges « des hommes sans éducation , qui , ayant leur fortune à faire , étaient peu scrupuleux sur les moyens d'y parvenir. C'est, ajoute cet ollicier, la classe de gens la plus immorale que j'aie jamais vue. »

La noblesse française, qui était toute-puissante, pro- testa contre de pareils interprètes des lois ; elle cria à l'injustice et à l'oppression, et pendant long -temps l'anarchie la plus complète régna dans la province. Enfin, en 1774 , le parlement britannique, reconnais- sant la justice des plaintes des Canadiens , et effrayé

1 Rapport aux lords du bureau du commerce el des plantations.

I.E CANADA. 3f)3

peut-être aussi de l'orage qui se formait dans les colo- nies voisines , prit leurs griefs en considération , rap- porta tous les actes antérieurs qui avaient trait au pays, et décréta que les affaires civiles seraient désormais dé- cidées conformément aux anciennes lois françaises, et que la législation anglaise resterait en vigueur pour les matières criminelles seulement. Les abus dont se plai- gnaient les Canadiens devaient être bien crians, puis- qu'ils reçurent comme un bienfait le rétablissement de la coutume de Paris , des dîmes et du réaime féodal.

L'immense territoire qui compose aujourd'hui le haut et bas Canada porta, jusqu'en 1791, le nom de province de Québec. Cette année, le parlement an- nula son bill de 1774? et en promulgua un autre, aux termes duquel la colonie fut divisée en deux gouver- nemens qui devaient avoir des législatures distinctes , instituées conformément aux principes de la constitu- tion anglaise.

L'administration des deux Canada est confiée à un gouverneur, un lieu tenant -gouverneur, à deux con- seils , dont un législatif et l'autre exécutif , et à une chambre d'assemblée, pour chaque province.

Les membres du conseil législatif sont nommés en vertu d'un mandat royal, et doivent être sujets nés ou naturalisés de la colonie. Ils exercent leurs fonctions leur vie durant, à moins qu'ils ne s'absentent du pays pendant un terme de quatre années, sans l'autorisation du roi. Ils portent le titre d' honombles , et sont au nombre de vingt-six pour le Bas-Canada, et de dix- sept pour la province haute.

Les membres du conseil exécutif sont aussi nommés par le roi , et remplissent dans la colonie les mêmes fonctions que les membres du conseil privé en Angle-

3g4 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

terre. Il y en a treize pour le Bas-Canada , et six pour le haut.

La maison d assemblée se compose de députés choisis tous les quatre ans par des électeurs qui justifient d'un revenu net annuel de 4o shellings. Les électeurs des villes doivent posséder un terrain du rapport de cinq livres sterling par an, ou y avoir résidé pendant douze mois antérieurement à la convocation du parlement. Le Bas-Canada nomme cinquante députés , ei le haut quarante.

Les Canadiens de tous les rangs , de toutes les clas- ses et de toutes les professions , ont accès à la maison d'assemblée ; aussi il n'est pas rare d'y voir les graves et importantes questions du gouvernement débattues par des hommes qui souvent ne savent ni lire ni écrire. Un voyageur irlandais publie une description assez burlesque de la manière dont se font les élections dans le Haut-Canada : « Il arrive ordinairement , dit-il , que » quatre ou cinq candidats briguent à la fois l'honneur » de représenter le même comté. Ce sont le plus sou- » vent des boutiquiers de campagne, des avocats de » village ou d'impudens aubergistes. Si le boutiquier » est dans l'habitude de prendre en paiement de ses » marchandises des billets à longue échéance , il est sûr » de réunir tous les suffrages ; autrement les électeurs » donnent leurs voix au plus inepte des candidats, » parce que , disent-ils , s'il est incapable de faire du » bien , il l'est aussi de faire du mal. J'ai assisté , » continue ce voyageur, à plusieurs de ces élections , » et j'ai été fort diverti de la variété des sujets que trai- » taient les candidats , dans les discours qu'ils étaient » obligés de prononcer avant l'ouverture du scrutin , » pour offrir aux électeurs un échantillon de leur élo-

LE CAXA1M. SgS

» quence. Le premier qui se présente sur les hustings » passe en revue les principales actions de la vie de ses » adversaires, et si leurs pères ou leurs mères ont été » peu scrupuleux sur l'article de l'honneur, il ne manque » pas d'en informer l'assemblée ; mais cela, avec toute » la bonhomie imaginable, et dans les termes les moins » équivoques et les plus révoltans. Son antagoniste use, » à son tour, de représailles , et accable de ses diatribes » scandaleuses , et le candidat qui a eu le premier l'au- » dace de jeter le gant, et tous les individus, présens » ou absens , qui ont le malheur de tenir à l'imprudent » orateur par les liens de la parenté, même la plus éloi- » gnée. Le soir, toutefois , ils se réunissent pour dîner » et boire du vshiskey, comme si de rien n'était, et » sont les meilleurs amis du monde. » On sent bien que des législateurs de cette espèce n'abandonneraient pas leur commerce pour vaquer aux affaires publiques , si on ne leur en fournissait les moyens : aussi leur al- loue-t-on 1 dollars par jour durant la session, et 10 shellings par chaque vingt milles qu'ils ont à par- courir pour se rendre à leur poste ou s'en retourner chez eux.

Le code criminel d'Angleterre est en vigueur dans les deux provinces, et les cours de justice y sont orga- nisées de la même manière que celles du royaume-uni.

Dans le Bas -Canada, les lois sont appliquées, en première instance, par deux chefs de justice, six juges, un procureur et un avocat général \ par deux juges provinciaux nommés, l'un pour le district des Trois- Rivières, et l'autre pour celui du Gaspé inférieur, et enfin par un juge de la vice-amirauté résidant à Québec. Il y a en outre un tribunal d'appel , sous la présidence du gouverneur, lequel se compose du lieutenant-gou- tome 1. 26

3gti HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

verneur, de cinq membres au moins du conseil exé- cutif et d'officiers judiciaires, étrangers au jugement de première instance. H y a recours des décisions de ce tribunal au roi en son conseil.

La législation de cette province , prêtant à une infi- nité d'interprétations différentes, est une source de contentions continuelles. Les juges, avec les meilleures intentions du monde , sont trop peu versés dans la con- naissance des lois pour pouvoir remédier à cet état de choses ; et les avocats , étant pour la plupart des natu- rels du pays, ou déjeunes aventuriers d'Angleterre ou d'Irlande , qui ont embrassé la profession du barreau sans avoir fait d'études préalables, il en résulte que leur ignorance donne lieu a une foule de procès. L'étude du droit , au Canada , est hérissée de dilïicuïtés presque insurmontables. Le besoin d'une université ou d'un collège, la jeunesse puisse acquérir de bonne heure des connaissances solides en jurisprudence, se fait sentir de jour en jour davantage : alors seulement il sera pos- sible d'opérer quelque amélioration.

Les lois en usage sont : la coutume de Paris , telle qu'elle existait en France en 1666; le droit civil ro- main, pour les cas non prévus parla coutume 5 les édits, déclarations et ordonnances des anciens gouverneurs français-, les actes du parlement britannique, concer- nant le Canada, et le code de procédure criminelle anglais.

Toutes les concessions de terres étant émanées des rois de France , sont encore des tenures féodales. Lors de l'établissement de la colonie, le roi, ainsi que nous l'avons déjà fait observer, accorda de vastes étendues de territoire, appelées seigneuries, à des olïiciers de ses armées, ou à des personnes qui possédaient assez

LE CANADA. 3ç)r]

d'influence à la cour pour les obtenir. Ces seigneurs étaient, pour la plupart, des nobles sans fortune, et peu versés dans l'agriculture , qui , ne se souciant guère de l'embarras d'exploiter leurs possessions canadiennes, les cédèrent volontiers à des soldats ou à des émigrans qui voulaient bien s'y fixer, à la condition que ceux-ci leur paieraient une redevance perpétuelle, une rente de 3 h 6 livres par an , et leur fourniraient certains articles de consommation , tels qu'une couple de vo- lailles, une oie, un boisseau de blé, etc. Les fermiers étaient également tenus de faire moudre leur grain au moulin banal, l'on en prélevait un quatorzième pour le compte du seigneur. La majeure partie des terres du Bas -Canada sont encore assujéties à ces conditions; il en est de même des fermes à bail em- phytéotique, de vingt, trente, quarante ans, et au- delà , qui sont aussi astreintes à une petite rente. Mais la charge la plus onéreuse qui pèse sur les Cana- diens , est celle des lods et ventes , ou droit qu'ils sont obligés de payer aux seigneurs toutes les fois qu'ils achè- tent un bien possédé en roture. Ce droit, qui est d'un douzième du prix d'achat, se paie en sus de celui-ci, et est à la charge de l'acquéreur ; l'éluder est chose im- possible, car si le seigneur croit que la propriété se vend au-dessous de sa valeur, il peut en devenir lui- même acquéreur, moyenant le prix stipulé entre les parties. Les héritiers et acquéreurs de fièfs sont encore tenus à foi et hommage, et à acquitter les droits de quint et de relief '.

1 Le quint est le cinquième du prix d'achat, et se perçoit à chaque mutation. Le relief est le revenu d'une année auquel le seigneur a droit dans certaines mutations, dans les successions collatérales, par

3t)8 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

Dans le Haut-Canada , la justice civile est rendue, i" par une cour du banc du roi, composée d'un chef de justice, de deux juges, d'un procureur et d'un avocat général-, 20 par une cour de justice avec un juge pour chaque district 5 par une cour des requêtes formée de juges de paix. Les cours de districts se tiennent tous les trois mois, dans le chef-lieu de chaque district, et les cours de requêtes dans chaque arrondissement, une fois tous les quinze jours. Les juges des pre- mières sont nommés par le gouverneur de la pro- vince, qui les choisit ordinairement parmi les mem- bres des cours de requêtes. Ils connaissent de toutes les affaires contentieuses , la somme en litige est de 4o shellings à i5 livres sterling, et de toutes les at- teintes aux propriétés les dommages à recouvrer n'excèdent pas 5o livres sterling, et il n'est pas question de la validité des titres desdites propriétés.

Les cours des requêtes connaissent des affaires de 5 livres et au-dessous, et leur décision est sans appel. 11 faut la présence de deux magistrats au moins pour délibérer-, ils prononcent dans toutes les actions de 4o shellings et au-dessous , sur le témoignage du plai- gnant seul; si la somme dépasse ce montant, et qu'il n'y ait aucune pièce probante , il est nécessaire qu'un

exemple. La succession aux fiefs est soumise à d'autres règles que la succession aux propriétés possédées en roture. Le fils aîné, s'il y en a plus de deux , a droit au château ou habitation principale, à un arpent de jardin y attenant, à la moitié des immeubles et à tous moulins, pressoirs et fours construits sur la propriété. Le reste de la succession est partagé entre les autres héritiers. S'il n'y en a que deux, les deux tiers du fief et l'habitation sont le partage de l'aîné, et le cadet a le reste. Dans le cas l'aîné viendrait à mourir sans enfans, ce n'est pas le suivant qui lui succède , sa propriété est partagée également entre tous les héritiers.

LE CANADA. 3()0,

témoin au moins atteste la dette. Les magistrats ont droit à des honoraires pour tous les aetes qu'ils exécu- tent dans l'exercice de leurs fonctions, lesquelles ne laissent pas d'être fort lucratives dans certains districts. Les neuf dixièmes des mariages sont célébrés par eux , et bien que la somme qu'ils peuvent légalement de- mander pour cette cérémonie soit fixée à 5 shellings , ils font généralement en sorte d'extorquer 5 dollars. Toutefois, si un ministre de l'église établie réside à dix-huit milles du domicile de l'une ou de l'autre des parties , un magistrat ne peut les unir sans contrevenir aux lois.

Le mari ne peut disposer de son bien sans le con- sentement de sa femme, qui a droit à la moitié de tout ce qu'il possède, et à la même part de ses héritages en ligne directe. C'est ce qu'on appelle le douaire cou- tumier, pour le distinguer du douaire stipulé, qui est une somme d'argent affectée au soutien de la femme , au lieu du douaire coutumier. Si elle survit à son mari , elle ne peut léguer son douaire, ni en disposer autre- ment, attendu qu'il échoit aux enfans de son premier lit:, si c'est la femme, au contraire, qui meurt, ses en- fans ont le droit de réclamer du père le partage du douaire de leur mère. Il en résulte qu'il est dangereux d'acquérir des propriétés au Canada , à moins cepen- dant que la vente n'en soit effectuée par l'entremise du schérif, qui, s'il en donne publiquement avis, met l'acquéreur à l'abri de tout danger.

Depuis long-temps les Canadiens des deux provinces avaient à se plaindre de l'administration de leurs gou- verneurs ; en vain ils avaient exposé leurs griefs à leurs législatures respectives, la maison d'assemblée seule témoignait de la disposition à y faire droit, el les gou-

^OO HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

verneurs parvenaient, à l'aide de leurs créatures dans le conseil législatif, à étouffer ces plaintes. Désespérant enfin d'obtenir justice des autorités locales , les habitans résolurent de s'adresser directement au parlement bri- tannique. En conséquence ils rédigèrent plusieurs pé- titions, conçues dans les termes les plus respectueux et les plus soumis, qui furent présentées au parlement dans la session de 1828. Ces pétitions, se trouvaient articulées des accusations de la nature la plus grave , étaient revêtues d'un si grand nombre de signatures respectables, que le gouvernement anglais ne pouvait se dispenser d'en faire l'objet d'une enquête particu- lière-, et sur la motion de M. Huskisson, il fut nommé à cet effet (2 mai 1828) un comité spécial, composé de vingt membres. Ce comité s'acquitta de sa mission avec zèle et impartialité; il examina d'abord les péti- tions , et interrogea ensuite des témoins versés dans les affaires du Canada, et entre autres, M. Stephen, avo- cat consultant du département colonial , et M. Wilmot Horton, membre du comité, qui avait été long-temps chargé de l'administration des colonies. Le 22 juillet, le comité termina son rapport, et le présenta à la cham- bre des communes, qui en ordonna l'impression. Ce- pendant un recès tout entier du parlement, et la majeure partie d'une session s'écoulèrent, depuis que le gouver- nement et les communes étaient saisis du rapport , sans qu'on eût jugé à propos de prendre connaissance de son contenu , de profiter de3 conseils du comité , ni de mettre un terme à l'agitation qui se manifestait dans les deux Canada. Il est même à présumer que les offi- ciers du département colonial ne s'en seraient jamais occupés , si M. Labouchère n'eût interpellé sir Georges Murray, dans la session de 1829, pour lui demander

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communication de la dernière correspondance qui avait eu lieu entre le bureau des colonies et le gouverne- ment des Canada , « afin de savoir, disait-il , si on avait fait quelque chose pour ce pays , ou si les affaires en étaient toujours au même point. » Le secrétaire, sir Georges Murray, forcé de répondre, jeta tout le blâme sur le comité, qu'il complimenta néanmoins sur le zèle et le talent qu'il avait déployés dans son enquête. Il pré- tendit que son rapport était rédigé en termes tellement vagues, qu'il était difficile de le comprendre j qu'il avait signalé certains griefs des habitans du Canada , et in- diqué les moyens d'y remédier d'une manière si peu précise, que le gouvernement avait cru devoir sus- pendre son intervention , et enfin , qu'il a -ait conseillé des réformes, salutaires, il est vrai, mais dont l'exécu- tion éprouvait de puissans obstacles. M. Murray pen- sait que le gouvernement devait s'immiscer le moins possible dans les affaires législatives du Canada , et , après d'autres observations générales , il déclara que le gouvernement anglais était disposé à écouter les plaintes fondées des colons , et à faire tout ce qui dépendrait de lui pour leur bien-être.

La nature des réclamations des Canadiens , l'impor- tance politique et commerciale de leur pays pour la Grande-Bretagne, l'agitation qui y régnait par suite de l'impopularité des gouverneurs, agitation qui y pouvait dégénérer en révolte, et mener peut-être à une séparation , et l'influence toujours croissante qu'y exer- cent les Etats-Unis , dont le voisinage et la prospérité comparative ne doivent pas laisser d'inquiéter la mé- tropole-, toutes ces considérations néanmoins devaient décider le gouvernement à prêter une attention plus sérieuse aux remontrances des habitans de cette colo-

^02 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

nie. Nous allons en tracer un court exposé, et pour cela nous commencerons par la pétition des habitans des districts du Bas-Canada « .

Ces pétitionnaires exposent qu'ils sont au nombre de quarante mille , tous de naissance ou d'origine britan- nique -, qu'ils parlent la langue de leurs pères , et n'en connaissent point d'autre-, qu'ils occupent un territoire à eux cédé, conformément aux lois anglaises , franc de tous devoirs féodaux, et que cependant ils sont justi- ciables dans toutes les matières civiles de la législation française, dont ils n'ont aucune connaissance, et qui est écrite dans une langue qui leur est complètement étrangère. Ils se plaignent de ce qu'il n'existe point de cour de justice à une distance convenable de leurs éta- blissemens , et réclament le privilège de nommer des représentans à la maison d'assemblée. Le plus grand obstacle à la prospérité de la colonie, c'est, suivant les pétitionnaires , que les privations et les autres inconvé- niens qu'ils éprouvent, détournent les émigrans anglais de s'établir dans la province basse , qui est préférable à l'autre sous tous les rapports, et ils conseillent, comme une mesure salutaire , de réunir les deux provinces sous un même gouvernement. « Leur situation géogra- phique , continuent-ils , et les rapports que la nature a établis entre elles, commandent impérieusement leur réunion sous une seule et même législature. Elles n'ont qu'un débouché commun dans l'océan, et un seul canal de communication avec la métropole : l'unique clef de

'Cette province se divise en seigneuries et en districts. Les premières sont habitées par des Canadiens français, et les autres par des colons anglais. Les districts sont placés sur les derrières des seigneuries, les- quelles s'étendent des deux côtés du Saint-Laurent, sur une largeur de dix a douze milles.

LE CANADA. 40:>

cette communication et son seul port se trouvent dans la province basse , et par conséquent le seul endroit où, dans un pays nouveau comme le Canada , l'on puisse de long-temps percevoir un revenu pour les besoins du gouvernement. Laisser la seule clef de communication, la seule source de revenus dans la possession exclusive d'un peuple aussi anti-commercial et aussi opposé à fra- terniser avec ses concitoyens britanniques que le sont les Canadiens français, c'est, suivant les pétitionnai- res, le comble de la mauvaise politique. »

La seconde pétition était celle des habitans des sei- gneuries françaises du Bas-Canada : elle avait été ré- digée dans une assemblée publique , tenue à Québec le i3 décembre 1827, et était revêtue de quatre-vingt-sept mille quatre-vingt-dix signatures. Cette pétition, remplie de protestations de respect et de dévouaient pour le roi et la constitution d'Angleterre, renfermait des plaintes et des accusations d'une nature bien autrement sérieuse que celles des habitans des districts. Le tableau de l'administration du gouverneur et les griefs du peuple y étaient tracés avec une force et un degré d'aigreur qui contrastent singulièrement avec l'expression de la soumission des pétitionnaires 5 ils déclaraient que le gouverneur Dalhousie avait exercé arbitrairement l'au- torité qui lui était confiée, qu'il avait appliqué les de- niers publics à divers objets sans l'autorisation de la législature T ; qu'il avait prorogé et dissous le parlement sans motif suffisant , et d'une manière contraire à l'es- prit de la constitution , et qu'en raison de l'influence

' Le gouvernement local disposa, de son autorité privée, durant plu- sieurs années, d'une somme de i4o,ooo livres sterling (3,5oo,ooo fr.) sans l'autorisation des représentais du peuple auxquels la constitution attribue la répartition des deniers publics.

A0A HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

qu'il exerçait dans le cunseii législatif, dont la plupart des membres occupaient des places dans l'administra- tion , et étaient révocables à plaisir, il était parvenu à faire rejeter certains bills, votés parla maison d'as- semblée, qui les avait jugés essentiels au bien-être et à la bonne administration de la colonie '.

Les pétitionnaires accusaient le gouverneur, d'a- bord d'avoir admis M. Caldwell à exercer les fonctions de receveur-général, sans exiger de lui des garanties suflisantes , et ensuite, après que ce fonctionnaire eût annoncé en i8a3 un déficit de deux millions 'et demi de francs dans sa caisse, et que son insolvabilité fût reconnue du gouverneur, de l'avoir continué plusieurs années dans l'exercice de sa charge. Ils se plaignaient aussi de ce que leurs droits étaient compromis par des actes du parlement impérial, principalement par celui appelé ylcte concernant le commerce du Canada, pro- mulgué en i8a6, qui remit en vigueur des lois provi- soires rendues par la législature provinciale , lesquelles créaient des droits dans l'intérieur de la colonie ; et par un autre acte de la sixième année du règne de Geor- ges IV, qui affectait les propriétés territoriales, « ces deux actes ayant été passés, disaient-ils, sans que les

' Ces bills avaient pour but de restreindre et de régler les dépenses du gouvernement civil, de fixer les droits de certains offices et la per- ception des impôts dans les districts , de déterminer la formation et les droits des juges, de construire des prisons, de définir les atributions des justices de paix, de mettre la milice sur un pied convenable, d'ac- croître le nombre des représentans de la maison d'assemblée et d'y ad- mettre des délégués des districts nouvellement colonisés, de pourvoir à la sûreté des fonds publics , de rendre les juges inamovibles , de ré- gulariser la procédure dans les eas de prévarication des agens du gou- vernement, de nommer un agent accrédité pour la province, qui rési- derail en Angleterre, et y surveillerait ses intérêts, etc.

LE CANADA. ^o5

habitans en eussent connaissance , el sans la participa- tion ou le consentement des propriétaires que ces actes intéressaient le plus immédiatement. »

La pétition du Haut-Canada avait principalement pour objet de demander que les terres affectées à l'entretien du clergé de l'église établie fussent appliquées à celui du clergé protestant en général , et à la diffusion de l'in- struction parmi les habitans.

Telle est en peu de mots la substance des pétitions des Canadiens. Le comité , pénétré de l'importance de ses devoirs , poursuivit son enquête avec un zèle digne d'é- loges. Non content d'avoir interrogé MM. Stephen et Wilmot Horton , il appela devant lui M. Gale, président des sessions trimestrielles de la ville et du district de Montréal ; M. Ellice , riche propriétaire du Canada , M. Neilson, membre de la maison d'assemblée du Bas- Canada, il avait résidé trente-sept ans; M. Viger, avocat de Montréal; M. Cuvillier, négociant, membre de l'assemblée -, M. Mac Gillivray, négociant intéressé dans la compagnie du Nord -Ouest; M. Parker, négo- ciant de Londres, qui avait long-temps habité le Canada, et plusieurs ecclésiastiques attachés à la colonie, qui don- nèrent au comité des explications relativement aux terres du clergé et aux moyens de pourvoir aux besoins des ministres du culte et à la dotation des écoles, etc.

Ces particuliers fournirent au comité toutes les infor- mations qu'il pouvait désirer sur la situation du pays, et le mirent à même de rédiger son rapport en connais- sance de cause. Il s'occupa d'abord de la pétition des ha- bitans des districts du Bas-Canada. Il jugea leur con-

' MM. Neilson, Viger et Cuvillier avaient été députés pour appuyer la pétition des seigneuries.

i\00 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

dition susceptible d'amélioration, et digne de la sollici- tude du gouvernement. Il recommanda de conserveries dispositions de l'acte qui régit les propriétés accordées à titre de franc-alleu, d'y introduire le système de trans- mission des propriétés foncières en usage dans le Haut- Canada, et d'y ouvrir un bureau public des hypothèques. Le comité voulait aussi qu'on accordât à ceux qui le dé- sireraient la faculté de convertir les terres qu'ils possé- daient à titre de fiefs ou seigneuries en franc-alleu, elque la couronne renonçât à ses droits seigneuriaux pour don- ner plein effet aux dispositions du tenure-act concernant ces mutations. Le comité pensa qu'il était urgent d'insti- tuer des tribunaux anglais dans les districts , mais il fut aussi d'avis que les colons d'origine française, qui étaient accoutumés et attachés à leur système de jurisprudence, ne fussent point troublés dans la jouissance de leur re- ligion, de leurs lois et de leurs privilèges-, puis il ajouta qu'il fallait bien se garder d'avoir recours a des mesures de violence pour contraindre ceux-ci à renoncer à des usages qui , sans considérer s'ils étaient ou non préfé- rables aux coutumes anglaises, étaient regardés par eux comme les plus propres à assurer leur bien-être.

Abordant ensuite la question du système représenta- tif du Bas -Canada , que la circonscription territoriale de la province, établie par sir Alured Clarke en 1791, rendait illusoire dans les districts , le comité, reconnais- sant à tous les Canadiens le droit de nommer des re- présentai à la maison d'assemblée, conseillait d'y intro- duire un système représentatif, semblable à celui du Haut-Canada, et qui fût basé sur le territoire et la po- pulation.

L'examen de la pétition des seigneuries était une tâche plus pénible, parce qu'elle signalait des abus d'une

LE CANADA. 4°7

nature beaucoup plus grave, et qu'elle nécessitait par conséquent une enquête plus approfondie. Le comité déclara que l'état de confusion et d'embarras dans le- quel se trouvaient les finances de la colonie provenait des conflits survenus entre le gouvernement et la mai- son d assemblée , au sujet de l'emploi des deniers pu- blics; qu'il désapprouvait la doctrine des conseillers de la couronne , « que le gouvernement a le droit de dis- poser des revenus de l'état, » doctrine qui avait servi de règle de conduite au gouverneur 5 et qu'il serait convenable qu'à l'avenir les recettes et les dépenses fus- sent soumises au contrôle et laissées à la discrétion des membres de l'assemblée.

Le comité reconnut la justice de l'accusation dirigée contre le gouvernement dans l'affaire de M. Caldwell, dont l'insolvabilité était constatée long-temps avant son remplacement, et il recommanda d'exiger à l'avenir des receveurs des finances des garanties suffisantes , et de les forcer à rendre des comptes réguliers.

Le comité regrettait de n'avoir pu obtenir de don- nées satisfaisantes sur les propriétés des jésuites, échues à la couronne par suite de l'expulsion de ces religieux ; mais il pensait qu'on ferait bien d'en appliquer le mon- tant, quel qu'il fût, à fonder des écoles et d'autres éta- blissemens d'instruction dans le pays.

Les pétitionnaires des seigneuries se plaignaient aussi de ce que les membres du conseil législatif, étant pour la plupart des agens salariés de l'administration, étaient parvenus plusieurs fois à faire rejeter des propositions, votées par la maison d'assemblée, parce qu'elles déplai- saient au gouverneur. Le comité, s'abstenant de pronon- cer sur la validité de celte accusation, déclara qu'il était indispensable de donner un caractère plus indépendant

/î08 HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

à ces assemblées. « Il ne convient pas, ajoula-t-il, que la majorité de leurs membres soient des fonctionnaires révocables, et toute mesure tendant à resserrer les liens qui doivent exister entre cette branche de la con- stitution et le peuple produirait les plus heureux ef- fets. Quant aux magistrats, si on en excepte le juge suprême , dont la présence peut être nécessaire dans certaines occasions, ils doivent rester étrangers aux discussions politiques , et sont par conséquent déplacés dans le conseil exécutif. »

La question de l'union des deux Canada présente des difficultés insurmontables. Il règne à cet égard, dans la colonie, une grande diversité d'opinions que l'esprit de parti exploite quelquefois à son profit. Les uns y voient un remède assuré contre tous les maux dont les colons ont à se plaindre , et les autres pré- tendent que la mesure serait injuste et ruineuse pour la puissance anglaise en Amérique. Le comité se contenta d'observer à cet égard qu'il était incompétent pour pro- noncer sur l'eilicacité de celte mesure.

Dans un pays il existe une dissidence si grande d'opinions en matière religieuse, la question de l'en- tretien des ministres de l'Evangile a besoin d'être trai- tée avec beaucoup de ménagement. La religion catho- lique étant celle des colons français, l'Angleterre, plus tolérante à l'égard du Canada qu'envers l'Irlande, avail toujours pensé qu'il serait injuste et même inutile de les troubler dans l'exercice de leur culte , et leur avait per- mis de l'exercer avec une entière liberté 1. L'on compte

La population du Canada peut s'élever, comme on l'a dit plus haut, à 48o,ooo habitans, dont 44o,ooo catholiques et 4o,ooo protestans. La tolérance religieuse y a toujours été à l'ordre du jour ; aussi dans la province hasse, catholiques et protestans vivent ensemble en parfaite

LE CANADA. 4°9

aussi au Canada un bon nombre de membres de l'église établie; mais la majorité des protestans est de la com- munion d'Ecosse, ou appartient à quelque autre secte de dissidens. L'acte de 179J enjoignait au gouverneur de réserver, dans la division des comtés, une certaine portion de terres qui devait servir à l'entretien du clergé protestant. Cette répartition fut faite ; mais depuis des obstacles s'étant opposés au défrichement et à la culture de ces lots , non-seulement ils restèrent pour la plupart improductifs; mais, placés au centre des établissemens, ils en obstruaient l'accès et nuisaient considérablement aux propriétés voisines. Le comité conseilla de vendre ou d'affermer ces terres , à la condition de les cultiver, et de laisser chaque communion pourvoir aux besoins de ses ministres. Les mêmes raiscns décidèrent le co- mité à recommander la réorganisation de l'université du collège du roi, à York. Les réglemens actuels de cette institution exigent que le chancelier, le président et les agrégés souscrivent les trente-neuf articles de foi de la religion protestaute avant d'être admis. Le comité proposa de nommer deux professeurs de théologie, l'un de l'église d'Angleterre et l'autre de celle d'Ecosse, et

intelligence. Chaque communion pourvoit elle-même à l'entretien de son clergé. Celui de l'église catholique perçoit une espèce de dîme du vingt-sixième environ du produit du sol. Le gouvernement paie celui de l'église anglaise, et les ministres des autres croyances sont maintenus par leurs troupeaux respectifs. Le Haut-Canada est presque entière"; ment desservi par des missionnaires de l'église méthodiste épiscopak des États-Unis. Ennemis des institutions et des principes anglais, leurs efforts paraissent plutôttendreàfairedes prosélytes au républicanisme qu'au culte de Wesley. Ils se sont tellement emparés de l'esprit de leurs congrégations, qu'ils exercent une espèce de monopole religieux dans la province , et en ont complètement exclu les missionnaires métho- distes qu'on y avait envoyés d'Angleterre en t8i8.

4lO HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

qu'à ces deux exceptions près, le mérite seul déterminât le choix des autres professeurs , pourvu toutefois qu'ils reconnussent la vérité de la révélation chrétienne.

Le comité , après avoir fait des observations sur plu- sieurs autres objets de plus ou moins d'importance, se résuma en ces termes :

« Nous avons reconnu que le système de jurisprudence et de gouvernement en vigueur au Canada était enta- ché de défauts graves, et nous avons franchement indi- qué les changemens à y apporter, qui nous ont paru con- venables et même nécessaires. L'administration de la colonie et de la province basse en particulier ne saurait être une tâche facile. Néanmoins nous n'hésitons point à af limier que ses embarras , et les mécontentemens qu'elle a soulevés , sont dus en grande partie à la con- duite du gouvernement. Le comité est intimement con- vaincu que ni les changemens qu'il a conseillés, ni au- cune autre amélioration aux lois et à la constitution des Canada, n'obtiendront le résultat désiré tant qu'une administration impartiale, conciliatrice et constitution- nelle ne présidera point aux destinées de ces fidèles et importantes colonies. »

Le comité avait à peine terminé son rapport , qu'une nouvelle pétition du Canada fut présentée au parlement. Elle avait été rédigée dans une réunion tenue le 1 7 avril 1828, à Montréal, et renfermait des accusations graves contre lord Dalhousie. On lui reprochait d'avoir ouver- tement manifesté l'intention de détruire la liberté de la presse, et de mettre un terme aux discussions publi- ques ; d'avoir, sous prétexte de faire exécuter les régle- mens de la milice , insulté des particuliers respectables qui en faisaient partie, et d'avoir privé plusieurs ofîi- ciers de leurs grades, parce qu'ils avaient assisté à des

LE CANADA. 41 l

assemblées convoquées dans leurs comtés respectifs, pour blâmer son administration et aviser au moyen de faire parvenir leurs plaintes au roi et au parlement d' Angleterre. Ces destitutions donnèrent lieu à deux réunions des principaux habitans , dans lesquelles il fut déclaré que les individus que le gouverneur avait dé- gradés et voulu flétrir possédaient toujours l'estime de leurs concitoyens. Ces résolutions ayant été publiées par la gazette de Québec , l'avocat-général, qui était un des a gens administratifs dont les pétitionnaires se plai- gnaient, dirigea des poursuites contre l'éditeur de cette feuille et contre M. Mondelet, signataire des résolutions. Ce dernier fut enlevé à ses affaires, et conduit à Montréal, au lieu d'être jugé aux Trois-Rivières , le prétendu délit avait été commis. Les pétitionnaires alléguèrent aussi que le jury avait été illégalement formé. Après avoir rapporté plusieurs autres actes arbitraires du gouverneur, de l'avocat et du procureur-général, ils déclarèrent « que la tranquillité et la confiance ne renaîtraient dans le pays que lorsque le comte Dalhousie serait rappelé de son gouvernement, et son administration changée -, que lors- que les fonctions de l'avocat-général James Stuart et du procureur - général Charles -Richard Ogden seraient remplies par d'autres personnes , et que l'assemblée lé- gislative serait convoquée et remise en possession de ses privilèges et du pouvoir qui lui appartient. »

Le comité, pressé de terminer son rapport et de le présenter au parlement, se borna à remarquer, au sujet de la conduite du gouverneur, « qu'il était urgent d'instituer une enquête prompte et rigoureuse , relati- vement à ces nouvelles plaintes des Canadiens , pour y apporter sans délai le remède que réclamaient la jus- tice et la saine politique. »

TOME I. 27

Aïb HISTOIRE. PHILOSOPHIE.

Sur ces entrefaites on apprit aussi que la législature du Haut-Canada avait été brusquement dissoute , à la suite de démêlés survenus entre le gouvernement local et la maison d'assemblée.

Ce rapport, qualifié de vague par sir Georges Mur- ray, dessilla les yeux du ministère anglais, et le décida à changer toute l'administration du Canada. Les deux gouverneurs , lord Dalhousie et sir P. Maitland, furent remplacés, le premier par sir James Kempt, alors gou- verneur de la Nouvelle-Ecosse , et 1 autre par sir John Colborne.

Cette justice tardive rendue au Canada a déjà pro- duit d'heureux fruits. Sir James Kempt, dont l'admi- nistration est bénie à la Nouvelle-Ecosse, a accédé aux vœux des Canadiens : les procès de la presse et au- tres, intentés par l'esprit de parti, ont cessé. Lord Dalhousie ne nommait que ses créatures aux emplois publics 5 le nouveau gouverneur y appelle des hommes capables, sans égard à leurs principes politiques. Il vient de choisir, pour juge de la cour du banc du roi, M. Vallière, un des chefs du parti populaire ; il a re- connu le principe constitutionnel , invoqué par l'assem- blée , que tous les revenus publics doivent être soumis au contrôle de la législature provinciale. Il traite avec une prédilection marquée les membres de l'ancienne opposition; lors de sa visite à Montréal, il accueillit avec une bienveillance toute particulière M. Papineau, président de l'assemblée, qui avait été en butte aux calomnies et à la persécution de l'administration de lord Dalhousie. Sa conduite, en un mot, est telle que le prescrit le comité : impartiale , conciliatrice et consti- tutionnelle.

Barker.

Jûttlrature.

LES SOCIÉTÉS POPULAIRES '.

Stupide est la foule qui s'ingère de participer aux grands mouvemens des affaires politiques ; stupide , aveugle et in- sensée , car elle n'entrera jamais pour rien dans leurs résul- tats. Toute révolution qui échoue tourne au profit des pou- voirs qu'elle avait menacés ; toute révolution qui réussit, au profit des avocats. Dans le premier cas, vous n'avez fait que river votre chaîne; dans le second, ce que vous croyez avoir conquis sur les aristocrates vous est repris par les sophistes. Vous avez transporté au péril de votre vie les dépouilles de- là féodalité dans le vestiaire du sénat, et vous restez , quant à vous , ce que vous étiez devant : une mine bonne à exploi- ter, un troupeau bon à tondre , un peuple.

Le seul avantage que les révolutions aient pour les classes inférieures, et je conviens qu'il vaudrait la peine d'être

' Nous devons à une communication bienveillante ce fragment inédit des Souvenirs de la Révolution d'un de nos plus Lrillans écrivains. On y reconnaîtra facilement la touche incisive et piquante de l'auteur des Sept Châteaux. Ses Souvenirs paraîtront incessam- ment chez Levavasscur au Palais-Royal.

4l4 LITTÉRATURE.

acheté, si on ne le payait pas si cher, c'est de relever le ca- ractère moral de l'homme en lui donnant pour objet une destination puissante et solennelle qui ne s'accomplira point, mais dont la pensée même a de l'énergie et de la grandeur. C'est une illusion de perspective, mais le prestige qui en ré- sulte est déjà une conquête. Il est possible enfin , lorsque l'âme s'est élevée à cette hauteur, qu'elle réfléchisse encore long-temps après, jusque dans l'état d'abaissement toute l'espèce ne tarde pas à retomber, quelque faible rayon de la dignité éphémère que les circonstances lui avaient donnée , comme l'histrion de province qui a ceint un moment la cou- ronne d'Agamemnon, comme le manœuvre à la barbe touffue qui vient de poser pour Jupiter.

Les sociétés populaires présentaient sous ce rapport le spectacle le plus surprenant qui eût jamais frappé le regard des hommes. se débattaient avec une robuste rivalité des pouvoirs égaux entre eux , vainqueurs de tous les pouvoirs , et qui ne reconnaissaient d'ascendant relatif que celui du nombre et de la violence. De quelque lieu qu'il fût parti, l'audace du tribun était son titre , et sa force était son droit. Il appartenait au premier venu de jeter le glaive de la parole dans la balance, et de la faire pencher. C'est inutilement qu'on aurait cherché un contre-poids à cette puissance dans les principes les plus avérés des créances et de la raison hu- maine. Dieu lui-même n'était plus un fait moral. C'était une question soumise comme une autre à la polémique tribuni— tienne , et qui attendait l'autorité d'un décret.

Les sociétés populaires , c'était la caverne d'Eole. Il n'en sortait que du vent , mais le moindre suffisait pour soulever des tempêtes qui bouleversaient le monde , et Napoléon eût été mal venu alors à faire entendre le quos ego de Neptune. Quand il arriva, sa besogne était faite. Le temps y avait passé.

Ce qu'il y a de remarquable, c'est que nous étions tout prêts pour cet ordre de choses exceptionnel, nous autres écoliers qu'une éducation anomale et anormale préparait as- sidûment , depuis l'enfance , à toutes les aberrations d'une

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politique sans bases. Il n'y avait pas grand effort à passer de nos études de collège aux débats du Forum et à la guerre des esclaves. Notre admiration était gagnée d'avance aux insti- tutions de Lycurgue et aux tyrannicides des panatbénées ; on ne nous avait jamais parlé que de cela. Les plus anciens d'entre nous rapportaient qu'à la veille des nouveaux événe- mens , le prix de composition de rbétorique s'était débattu entre deux plaidoyers , a la manière de Sénèque l'orateur, en faveur de Brutus l'ancien et de Brutus le jeune. Je ne sais qui l'emporta , aux yeux des juges , de celui qui avait tué son père , ou de celui qui avait tué ses enfans ; mais le lauréat fut encouragé par l'intendant, félicité parle gouverneur, caressé par le premier président, et couronné par l'archevêque. Le lendemain on parla d'une révolution, et on s'en étonna, comme si on n'avait pas savoir qu'elle était faite dans l'éducation du peuple. Si la mode de ces suasoires pédantes- ques venait à se renouveler, et qu'il fût question de décider qui a le plus contribué , de Voltaire ou de Rousseau , à l'a- néantissement de nos vieilles doctrines monarchiques , j'a- voue que je serais passablement embarrassé sur le choix., mais je ne dissimulerais pas que Tite-Live et Tacite y ont une bonne part. C'est un témoignage que la philosophie du xvme siècle ne peut s'empêcher de rendre aux jésuites, à la Sorbonne et à l'Université.

On ne voit maintenant les sociétés populaires de ce temps- que sous deux points de vue , l'atroce et le ridicule ; et c'était , à la vérité , leur aspect le plus sensible ; mais on n'i- magine pas tout ce qu'elles ont développé d'esprits subtils , de facultés imposantes, et même de sentimens généreux. Je parlais tout à l'heure de ce ferblantier de Besançon qui osa donner à Robespierre jeune, dans une séance mémorable , une si rude leçon d'égalité. Ce brave homme s'appelait Che- valier, et je le nomme avec d'autant moins de scrupule , que jamais son influence austère, mais généralement bienveil- lante , ne s'est trouvée compromise dans un acte violent. Je me rappelle une autre époque il ne manifesta pas avec

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moins de fierté quelque chose de ce patriotisme inflexible qui aurait fait honneur à un vieux Romain , et cette impres- sion ne sera peut-être pas sans intérêt pour mes lecteurs, car elle se rattache à un nom que les biographes ont oublié , comme tant d'autres , quoique le singulier personnage qui le portait , et dont la nature avait fait le type achevé d'un démagogue , ne soit pas passé tout-à-fait inaperçu au milieu de nos orages révolutionnaires ; je parle de Charles Hesse.

Le gouvernement de notre division militaire était alors confié à ce prince étranger, et ce n'est pas la moindre bizar- rerie de ces jours bizarres. Celui-là pouvait se flatter, au reste , et il n'y manquait pas , d'avoir racheté ce qu'il ap- pelait la tache de son auguste naissance, par une exagéra- tion de principes à laquelle Clootz ou Chauinette auraient volontiers porté envie. Plus il était haut et plus il sentait de sang royal couler dans ses veines , plus il se croyait obligé à pousser aux derniers excès le cynisme et la frénésie de l'opinion.

La nature l'avait, au reste, admirablement préparé à jouer un pareil rôle avec succès. C'était un homme de trente à qua- rante ans , d'une taille fort élevée , fort mince , assez bien prise , mais dépourvue de dignité et de grâce. Sa face blême, couronnée de cheveux d'un blond ardent, n'avait de re- marquable que l'énorme saillie des apophyses. Ses yeux, d'un bleu terne, n'exprimaient ni noblesse ni finesse. Il pro- nonçait le français avec quelque facilité, mais de manière à faire comprendre qu'il n'aurait été ni éloquent, ni disert, ni spirituel en aucune langue. Son principal moyen oratoire consistait dans une gesticulation anguleuse et saccadée , qui avait quelque chose de convulsif, et qui annonçait un état pres- que non-interrompu d'éréthisme musculaire. Les transitions de ses discours, et même ces courtes suspensions de débit qui ne servent qu'à reprendre haleine, étaient accompagnées chez lui d'un claquement de dents si sonore et si strident, qu'on l'aurait pris au premier abord pour un bruit de casta- gnettes ; et ce grincement sauvage , qui se faisait entendre à

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une grande distance, se prolongeait et se modulait horrible- ment, selon qu'il croyait avoir besoin de donner du relief à sa pensée et de l'autorité à sa parole. Pour concevoir une idée assez juste de cet artifice d'éloquence et de diction, il suffit de prêter, par l'imagination , l'organisme de la voix humaine à la panthère ou au loup-cervier; et si Charles Hesse avait été aussi brutalement inhumain dans ses actions que dans ses paroles, ce que je n'ai aucune raison de croire, je doute qu'il y eût beaucoup à changer au moral de l'orateur pour rendre la ressemblance complète.

Dans ce temps-là, le parti de la révolution s'était divisé en deux partis très-prononcés , bien plus animés l'un contre l'autre que chacun des deux ne l'était contre l'ancien régime ; les montagnards qui voulaient porter le principe révolution- naire à sa dernière expression, et les girondins que des incli- nations plus douces, des études plus cultivées, une connais- sance plus approfondie de l'histoire des peuples et des con- ditions essentielles de la civilisation, quelque ambition aussi peut-être , avaient ramené aux idées de justice et aux théo- ries légales sur lesquelles il faut bien que la société s'ap- puie, quand elle veut s'appuyer sur quelque chose. Comme ces deux opinions étaient en présence , et que la guerre ci- vile aurait été inévitable, si les énergies avaient été égales comme les armes, la montagne , qui préparait ses coups d'é- tat , sentit la nécessité de désarmer le parti opposé pour le vaincre sans péril. Les généraux que la faction dominante avait presque tous choisis , se chargèrent de cette opération dans les départemens , et elle n'était pas difficile à colorer aux yeux d'une multitude que les mesures , couvertes du prétexte de la liberté, trouvaient toujours docile aux at- tentats les plus effrénés du despotisme. L'audace des contre- révolutionnaires ne s'accroissait-elle pas à vue d'ceil ? Les ma- chinations des royalistes ne menaçaient- elles pas l'œuvre naissant de la régénération universelle? Et que dirai-jc dePitt et de Cobourg , ces deux formidables mannequins de la ter- reur, avec lesquels on réduisait si commodément la France

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à la plus lâche servitude , par la crainte de l'étranger? Quel patriote pouvait he'siter à se dessaisir un moment de son fu- sil et de ses munitions, quand le salut de la patrie dépendait de ce sacrifice? Quel républicain ne concourrait pas avec joie par un acte de soumission indispensable au désarmement des aristocrates? On se doute bien que ces paroles étaient portées par Charles Hesse , qui n'épargna lien pour les faire valoir, ni de sa pantomime épileptique, ni du broiement écla- tant de ses dents de fer. Le retentissement en durait encore, quand on vit Chevalier s'appuyer sur la tribune, avec sa mâle et superbe figure, dont un regard doux et un peu moqueur tempérait seul la sévérité déjà sénile; passer ses doigts ro- bustes dans ses cheveux grisonnàns, et se retourner du côté du général , avec cette autorité du bon sens , de la bonne foi et de la vertu, qui commandait toujours le silence. Je sais bien que, dans ce moment, je fus frappé d'une idée que je communiquai sur-le-champ à mes camarades de collège, spectateurs non moins attentifs <\ue moi de ces drames popu- laires qui se renouvelaient tous les jours : le ferblantier avait au moins l'air d'un prince, et le prince avait tout au plus l'air d'un ferblantier. Quant à sa petite allocution , je ne puis l'a- voir oubliée; je la répétai le soir à mon père, et je l'écrivis le même jour.

« Citoyen général , dit-il d'un ton de basse-contre fort grave, mais bien accentué, en s'adressant à Charles Hesse, qui tenait encore la barre des gradins opposés , « tout ce que » j'ai compris à ta harangue, c'est qu'il y a chez nous des » émissaires de Pitt et de Cobourg , et que tu te proposes » de les désarmer. Le peuple que voici , tu peux m'en croire, » ne connaît ni Pitt ni Cobourg , et n'a rien à démêler avec » eux. Ce qu'il sait positivement, c'est que tu es étranger, » c'est que tu es prince , et que si Pitt et Cobourg avaient ici » un émissaire , ce seiait toi ! »

Au même instant , le général s'élança , et lia ses bras à la tribune , comme s'il avait voulu la renverser.

Attends, attends, reprit Chevalier, en l'arrêtant sur le

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dernier degré avec une main forle, comme un grapin de char- pentier, « je n'ai pas tout dit, et tu répondras si tu peux. » Nous avons bien le droit de nous de'fiër de toi , puisque tu » te défies de nous. Ne serais-tu pas Pitt ou Cobourg lui- » même, par hasard? et ne fusses-tu qu'un pauvre petit » prince, il faut que tu aies bien mal gouverné tes sujets, » et que tu t'en sois bien fait haïr , pour être obligé de venir » prendre une patente de jacobin à Paris! Elles y sont à bon » compte , puisqu'on en donne aux princes , avec le généra- » lat par-dessus le marché ! Nous sommes plus difficiles , » nous autres. Tu n'auras pas nos fusils, et tu pourras dire » à tes compatriotes, s'ils t'écoutent avant de te pendre, que » tu n'as pas trouvé un seul Franc-Comtois qui rendît son » arme à un Allemand. »

Là-dessus , Chevalier reprit froidement son grand cha- peau à trois cornes qu'il avait posé à ses pieds , le brossa de l'avant— bras et du coude, le replaça très-horizontalement sur sa tète vénérable, et descendit de la tribune au bruit des ac- clamations.

La tranquillité du pays, la sécurité des honnêtes gens, te- naientà cette livraison des armes. Elles ne furent pas livrées, au moins ce jour-là , et le citoyen Charles Hesse, fort désap- pointé, se retira du club en grinçant des dents.

Je ne laisserai pas passer cette occasion d'ébaucher les traits d'un autre personnage , dont la sanglante célébrité a laissé plus de traces dans la mémoire des hommes.

J'ai déjà dit que le pouvoir se débattait alors entre deux partis , dont l'un qui l'emportait certainement par le nombre et par l'habileté, dont l'autre qui avait tout ce qu'il faut pour triompher dans les mauvais temps , l'audace et la violence. Les opinions de la Gironde avaient prévalu à Lons-le-Saul- nier, et celles de la Montagne à Besançon , les passions énergiques étaient plus inégalement distribuées entre les deux factions. La petite capitale du Jura offrait à cette épo- que un spectacle qui n'est pas indigne des regards de l'his- toire. Une ville composée de sept à huit mille habitans,

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défendue pour toute forteresse et pour toute muraille par le courage et le patriotisme de ses citoyens, sans point d'ap- pui sur les départemens environnans , presque sans con- tact avec eux , se leva seule , et de son propre mouvement , contre la terreur. Une légion spontanée de jeunes et hardis soldats, qu'on appelait les plumets rouges , à cause de la couleur de leurs panaches , la couvrit de son drapeau, et cette enceinte qui paraissait ouverte aux plus faibles ef- forts, ne fut, pendant plusieurs mois, violée par personne Je me rappelle que dans nos impressions de l'enfance , nous ne placions, en idée , le plumet rouge d'un fédéraliste du Jura qu'au front de quelque géant formidable , à la manière de Polyphème et de Goliath , et c'était en effet une forte et imposante génération d'hommes. On croirait qu'elle avait été produite à dessein pour des circonstances fortes et im- posantes comme elle , et qu'il était de sa destinée de passer en même temps. Ce qu'il y a de très-remarquable, c'est que l'administration se montra digne du peuple. L'enthousiasme d'une généreuse résistance fut aussi exalté sous l'écharpe que sous le baudrier, quoiqu'il y courût encore plus de périls , et que la couronne infaillible de ce courage civil, dont les exem- ples sont si rares , fût attachée au fer de la guillotine. Les décrets rendus par la Convention depuis le 3i mai furent brûlés en place publique , et deux de ses commissaires, Bas- sal et Garnier de l'Aube , conduits sous bonne et sûre garde aux frontières du département , avec défense d'y rentrer. Ils rapportèrent que leur escorte ne les avait pas défendus sans peine contre l'exaspération des citoyens.

Cependant les deux opinions étaient encore librement re- présentées à Lons-le-Saulnier par les tribuns du pays , et le hasard faisait que ces deux chefs étaient frères , comme cela s'était vu autrefois à Thèbes et à Corinthe; mais la nature n'avait jamais marqué deux frères de sceaux plus diftérens, en caractère et en physionomie. Jean-François Dumas, le Vergniaud du Jura, pouvait passer pour beau, même dans une famille qui se distinguait par la beauté corporelle , et

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dans un département la laideur est presque une excep- tion. René-François Dumas, plus connu de ses compatriotes sous le nom de l'abbé Dumas , et qui suivait avec une cruelle naïveté d'organisation les erremens de Marat, avait dans tous ses traits quelque chose de la repoussante expression de son prototype ; il n'était cependant ni vieux ni difforme, ni cy- nique dans son langage et dans ses manières : il n'était que hideux.

Les jacobins de Lons-le-Saulnier avaient, en grande partie, suivi le sort des conventionnels. Ils s'exilaient d'une cité en contre-révolution , c'est-à-dire , dans leur acception convenue de ce mot , fidèle aux principes de l'ordre , de la modération et de la justice, pour aller goûter dans une atmosphère plus orageuse les douceurs de la liberté , de la fraternité et de la mort. C'est ainsi que René-François Dumas se présenta un jour à la barre de la société populaire de Resançon , ses principes semblaient lui assurer un vif accueil de sympathie. Le nom du chef éloquent qui venait de soutenir une poignée de citoyens résolus , contre le système effrayant du gouver- nement, qu'on appelait alors, si improprement, la répu- blique , y était seul parvenu ; la inéprise était inévitable , quoique grossière. La rumeur qu'elle excita fut longue et menaçante , et peu s'en fallut que Timoléon ne payât pour Timophanes. Enfin, l'erreur s'éclaircit, et René-François Dumas gagna la tribune avec l'anxiété hargneuse d'une bète sauvage qui a essuyé une première décharge sans être bles- sée , et qui rompt les rangs des chasseurs en rugissant. J'étais là, et je ne sais quelle prévision inexplicable me forçait à détailler tout l'ensemble de cette étrange figure qui n'avait encore rien d'historique ; mais on m' étonnerait beaucoup aujourd'hui , si on me démontrait que je me suis trompé de la plus légère circonstance dans l'image vivante que ma mé- moire en a conservée , depuis ses souliers de cabron fauve à son chapeau de feutre gris.

Il avait un pantalon de bazin blanc , un gilet de la même étoffe , qui était alors à la mode , et une cravate également

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blanche , nouée en cordon aux bouts flottans , qui soute- nait à peine le collet blanc de sa chemise. Tout cet ajuste- ment était d'une propreté recherchée, délicate, minutieuse, qui distinguait, en général, les jacobins de haut étage, et qui, parmi eux, comme ce faste et cette profusion d'orne- mens qu'étale le chef d'une tribu d'anthropophages , établis- sait encore une sorte d'aristocratie. Son frac long, flottant, d'une étoffe de drap fine et légère, était d'une couleur de sang dont la vivacité blessait l'œil; et ce n'est pas ici une combinaison d'écrivain , préparée pour l'effet : j'en atteste cent témoins vivans qui n'ont pas oublié que cet habit de sang était son habit de gala. Quelque chose de plus blanc que le linge coquet de Dumas , c'était sa tête alongée , os- seuse, empreinte, comme celle d'un anachorète, de la pâ- leur des macérations et des veilles , et dont les saillies forte- ment prononcées supportaient je ne sais quelles chairs livides qui lui donnaient l'aspect d'une goule affamée. Sa bouche était large , ses yeux petits et enfoncés , mais perçans et peut- être noirs; ses cils, ses sourcils, ses cheveux rouges. Il n'y avait rien en lui qui révélât positivement l'homme que la société a formé ; mais il n'y avait rien en lui d'ordinaire , et c'est peut-être ce qui fixa ma curiosité sur cette créature d'exception , dont les nomenclatmes des naturalistes qui oc- cupaient exclusivement mes premières études ne m'avaient jamais présenté l'analogue inconnu. Tout à coup ses lèvres pincées se désunirent comme par l'effet du ressort mus- culaire qui contracte quelquefois la bouche écuinante du boa ; et , d'un ton éclatant , mais aigre et métallique , il s'exprima ainsi (je réponds encore de l'exactitude du texte, comme si je l'avais sténographié) :

« Républicains , l'accueil que vous m'avez fait m'a pro- » fondement touché ; l'indignation qui a parcouru vos rangs » patriotiques au nom de Dumas , est un hommage à la pa- » trie. Si le sang qui m'est commun avec ce traître pouvait » expier ses attentats , j'ouvrirais à l'instant mes veines de- » vant vous. La proscription dont je suis frappé dans le Jura

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» l'a sauvé de mou poignard, mais je vais le livrer à la justice » nationale , et le plus beau jour de ma vie sera celui je » vous apporterai la tète de mon frère ! . . . »

En prononçant ces exécrables paroles, il étendit au-dessus de la tribune son bras rouge et sa main blanclie , de manière à figurer à la pensée dans une éternité de souvenirs, l'idéal même du bourreau. Je m'aperçus qu'il avait des mancbettes.

Quelque temps après , René-François Dumas était prési- dent du tribunal révolutionnaire. La scène qui s'était passée à Besançon se renouvela en sens opposé à Lons-le-Saulnier. La fortune révolutionnaire du jacobin avait nui à l'influence du patriote. Une rumeur inaccoutumée accueillit Dumas l'aîné dans le club insurgent des fédéralistes. « Que me » reproche -t -on, s'écria-t-il? Rien, répliqua un des >> membres de l'assemblée ; mais nous ne pouvons nous em- » pécher de voir en toi le frère de ton frère. Mon frère , » grand Dieu! reprit Dumas; de quel frère me parlez-vous?» Et se précipitant sur le sein d'Ebrard, qui portait avec lui le poids de cette administration héro'ique, et qui jouissait dans le Jura de la plus glorieuse popularité que puisse am- bitionner un citoyen , celle de la vertu : « Mon frère , » dites-vous? mon frère, le voilà! » Ce mot apaisa tous les soupçons , et l'élan de ces deux hommes de bien qui s'em- brassaient entraîna la multitude. Je puis me tromper, mais ce tableau n'a rien à envier, selon moi, à la grandeur des temps antiques.

Puisque j'ai pai'lé du président du tribunal révolution- naire , je me crois obligé à compléter son portrait , autant que me le permettent les renseignemens que j'ai pu recueil- lir de la bouche de ses compatriotes et de ses contemporains, je ne dirai pas de ses amis : on ne lui en a point connu. C'é- tait un homme actif, studieux, sobre jusqu'à l'austérité, régulier dans ses mœurs , exact dans ses engageniens. Pen- dant que la guillotine battait monnaie sur la place de la Ré- volution , suivant l'épouvantable expression de l'orateur le plus fleuri de la Montagne , le terrible fournisseur du trésor

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de la république vivait pauvrement dans un galetas de l'hô- tel de La Rochefoucauld, à la manière de ces âpres républi- cains de la vieille Rome, dont il attestait si souvent les exem- ples. Il se trouvait alors parmi les énergiques enfans du Jura un médecin nommé Baron , fait pour aimer la vérité, et capable de la dire au péril de sa vie. Un jour que le ha- sard l'avait conduit dans la tannière de Dumas , à la suite d'une des séances les plus tragiques du tribunal : « Vos ju- » gemens me font horreur, lui dit-il, et tes jurés sont des » monstres. Comment ose-t-on disposer de la vie de tant » d'accusés après quelques minutes d'instruction ? Cela » est extraordinaire en effet , répondit Dumas en tournant » sur lui un regard assuré ; mais les révolutionnaires ont un » sens que n'ont pas les autres hommes, et qui ne les trompe » jamais, »

Hélas ! oui , les malheureux avaient un sens que n'ont pas les autres hommes ! l'instinct du tigre qui s'est abreuvé une fois de sang humain , et dont la soif inextinguible ne peut plus s'étancher que dans des tonnes de sang.

Charles Nodier.

f)tY£ti0C.

Noire-Dame nie soit eu aide! Beau sire ! un lambeau déchiqueté au lieu d'un mante I entier et d'étoffe neuve! C'est broncheriez il j'en porterai plaiute à M. le lia il ht. Le père MAthiAS.

Il était quatre heures. La mer, laissant le rivage à sec, faisait à peine entendre un murmure sourd , et l'on croyait apercevoir , à l'extrémité de l'horizon , quelques vagues qui s'y balançaient encore.

La plus grande activité régnait dans le port de Dunker- que. Des troupes de pêcheuses, la hotte sur le dos, le filet à la main, et portant retroussé jusqu'au-dessus du genou leur épais jupon de laine rouge, s'avançaient, les pieds nus, au milieu des sables durcis que le reflux venait de découvrir. Leurs cris confus et singuliers se mêlaient au fracas des voi- tures , aux juremens que les marins font entendre dans leurs différens idiomes, aux chants plaintifs et cadencés des mate- lots qui déchargent les bâtimens, et à je ne sais combien d'autres bruits divers. Des mousses au chapeau goudronné, des négocians , des étrangers , des femmes enveloppées de la mantille grise ou noue, que l'on nomme cape dans le pays, d'autres avec toute la recherche des costumes fashionnables, parcouraient le port, se croisaient, se séparaient , se for-

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maient en groupes, s'avançaient sur la jetée, les rayons du soleil couchant étalaient leur clarté rougeâtre à travers les voiles détendues , les cordages , les pavillons et les mâts qui s'élevaient de toutes parts.

Quelque pittoresque que fût un pareil spectacle , il n'at- tira pourtant pas le moins du monde l'attention d'un jeune homme qui traversait précipitamment le port.

Je le crois : toutes ses sensations se trouvaient absorbées par l'une de ces joies ardentes et sans restriction qui vien- nent si rarement dans la vie dilater la poitrine d'un homme. Encore faut-il pour cela qu'il soit jeune et qu'il aime.

Loin de songer à remarquer des effets de lumière , le jeune homme ne songeait même pas à regarder devant lui ; néan- moins la précaution aurait été bonne , car deux fois il s'attira des interpellations assez énergiques ; puis enfin , il se trouva dans les bras d'une personne qui, d'un ton phlegmatique , et avec un accent anglais non équivoque, lui demanda :

Paul , êtes-vous fou ?

Sydney, mon ami! vous, en ce moment! Je vous croyais à Londres : c'est mon bon ange qui vous envoie. Oh! je suis le plus heureux des hommes !

Après ce début , qu'un professeur de rhétorique appelle- rait un exorde ex abrupto, Paul passa son bras sous celui de l'ami qu'il avait rencontré d'une façon si opportune , et se mit à lui raconter la cause de sa joie. Rien ne convient à une narration animée comme une marche précipitée, et Paul entraînait avec tant de rapidité son auditeur, que ce dernier s'écria :

Dieu me damne ! vous ne savez donc pas que j'ai une balle dans la jambe?

Cette interjection ralentit , pour quelques instans, la mar- che de Paul. Néanmoins il reprit insensiblement son allure hâtée, et quand tous deux arrivèrent à l'hôtel logeait Syd- ney, le front tout humide de l'insulaire attestait qu'il n'avait pas suivi le Français sans fatigue.

Mon ami, dit-il en s'arrêtant, et avec une gravité toute

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britannique, je vois que la félicité est pour le moins aussi conteuse que l'infortune.

Vous avez demandé tout à l'heure en mariage mademoi- selle Tréa. Son père, M. Yandermondt, vous l'a promise. Dieu merci, voilà en une phrase vos confidences de cinq quarts d'heure.

Moi , je suis parti de Londres avant-hier, et ce matin de Calais ; mes affaires me retiennent ici pour deux semaines ; je vais me mettre à table : dînez avec moi.

Paul accepta en riant , ne parla durant tout le dîner que de Tréa , de la charmante Tréa , et ne laissa point de repos à Sydney qu'il n'eût consenti à se laisser présenter chez M. Van- dermondt.

Sir Edward Sydney finit par céder ; et après s'être retiré dans un cabinet dont il mit un soin extrême à fermer la porte, il en sortit paré avec une élégance et un goût que n'au- rait point désavoués le plus recherché des dandys.

Sir Edward pouvait être âgé de quarante ans. La première fois qu'on le voyait , une tournure distinguée , des dents d'une blancheur et d'une régularité admirables, de beaux cheveux blonds, et beaucoup de grâce dans les manières, produisaient cette impression favorable qui dispose tant à la bienveillance.

Seulement , après un examen plus attentif, on découvrait dans son regard une discordance et des effets bizarres dont on restait affecté.

Du reste , il s'exprimait en français avec une grande faci- lité, quoiqu'il y eût je ne sais quoi de rauque et d'étrange dans sa prononciation. La gène produite par sa blessure à la jambe gauche était peu sensible. Sa démarche ne manquait même pas d'une certaine grâce ; et , bien loin de lui nuire , ce défaut reflétait sur lui l'intérêt qu'insph'ent presque tou- jours les cicatrices d'un soldat. Ses blessures étaient graves, car il éprouvait quelque embarras à se servir du bras droit, et sa main restait constamment couverte d'un gant.

Le portrait de mademoiselle Tréa sera moins long. C'était tome i. 28

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une fille unique , véritable enfant gâté , ayant des caprices délicieux , et d'un fantasque à désespérer un mari ou à le rendre le plus heureux des hommes. Nourrie de romans, comme toutes les jeunes filles de province, elle était exaltée, avait un jugement incorrect, et rêvait le type du bonheur sous les traits d'un officier de cavalerie , à la croix duquel chaque factionnaire porte les armes.

Du reste, se laissant marier à Paul sans regret comme sans joie, et se disant en elle-même : C'est un bon gaixon, qui m'aimera autant qu'il est capable d'aimer, c'est-à-dire tout doucement, et près duquel je trouverai une sorte de bonheur négatif.

Le rang que donnaient au père de Tréa sa considération et sa fortune n'était que secondaire. D'après l'expression con- sacrée, on le mettait parmi les bons bourgeois, et rien de plus. La vanité de la jeune fille se sentit flattée quand Paul , avec un air solennel inusité chez lui , présenta d'abord à M. Vandermondt , puis à mademoiselle Tréa Vander- mondt : « Monsieur le colonel , sir Edward Sydney , de » Sydney-Hall. »

Les façons distinguées de sir Edward contrastaient telle- ment avec les manières rondes et bourgeoises de Paul, qu'elles inspirèrent d'abord à Tréa une sorte de crainte mêlée de défiance d'elle-même et de respect pour sir Edward. Elle ne se livra pas ce soir-là à son babil accoutumé , dévergondage délicieux de malice et de candeur. Elle se tint sur la réserve, osant à peine paiier, et répondant avec timidité.

Ce fut une grande affaire pour elle quand , le lendemain , elle vit arriver sir Edward.

Paul était parti, le matin même, pour une affaire impor- tante qui devait le retenir absent pendant quelques jours.

Quoique Tréa ne voulût point passer pour une sotte, il lui fut impossible de surmonter l'impression de supériorité que sir Edward produisait sur elle. Elle était flattée de se voir en rapport avec un homme de son rang et de son mé-

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rite , et cependant cet homme lui imposait de la manière la plus cruelle.

Le caractère de sir Edward était empreint d'une espèce d'exaltation qui , bien loin d'être incompatible avec le dés- enchantement et l'expérience , en est , plus souvent qu'on ne le croit, sinon la conséquence, du moins la compagne.

Eperdument épris de la grâce et de l'esprit na'if de Tréa , il s'était bien promis la veille que cette charmante créature lui appartiendrait. Riche , puissant , habitué à satisfaire ses moindres caprices, le départ de Paul le servit à merveille. C'était à lui de faire le reste , et il se mit à l'œuvre avec la confiance d'un homme dont l'expérience et l'esprit garan- tissent le succès , et avec la défiance d'un amant qui aime beaucoup , et qui partant , tient trop à réussir pour ne pas craindre vivement d'échouer.

Le colonel avait remarqué l'impression qu'il avait pro- duite sur Tréa , et jugea sur-le-champ combien elle serait favorable à ses projets.

Il était si spirituel et si aimable, que Tréa se sentit attirer vers lui par un charme doux qui tempéra, sans le détruire toutefois , le sentiment que lui faisait éprouver le mérite supérieur du colonel.

Le lendemain et les jours suivans , sir Edward continua à entourer Tréa des soins les plus assidus. Du reste, il ne par- lait jamais d'amour. Il faisait mieux, il laissait voir qu'il ai- mait.

11 fallait, et c'était le plus grand obstacle, il fallait amener la fiancée de Paul à entrevoir sans terreur une rup- ture prochaine , à se familiariser avec l'idée de renoncer à celui dont elle et son père avaient consacré les droits. C'était une trahison qui contrariait, qui révoltait l'imagination romanesque de la jeune enthousiaste. Et puis l'éclat et le scandale d'une pareille rupture ! les propos de petite ville ! être montrée au doigt ! subir les sarcasmes, les atrocités dou- cereuses de ses compagnes !

Le colonel lisait dans la pensée de Tréa. Il continua donc

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son habile séduction en se mettant toujours en parallèle avec Paul. C'était se faire valoir et perdre celui-ci , qui , plus jeune , il est vrai , ne possédait néanmoins aucune des qua- lités brillantes de sir Edward.

Pourtant il ne l'aurait peut-être jamais emporté, s'il n'eût fait disparaître toute idée de trahison en exaltant le caractère romanesque de Tréa, en lui colorant l'infidélité par des sen- timens généreux.

D'un caractère assez mélancolique, il tira parti de sa tris- tesse naturelle en laissant entrevoir qu'un chagrin profond le consumait. Son désespoir sombre , et qui pourtant ne proférait jamais de plaintes , inspira à la jeune fille ce tendre intérêt qui ne diffère de l'amour que par une nuance imper- ceptible, et dont l'effet est d'autant plus sûr, que l'on se tient moins en garde contre lui. Le mystère le revêtit encore de ses fantastiques attraits.

Les progrès de ce sentiment étaient rapides chez Tréa; mais il fallait encore les hâter davantage , car Paul allait re- venir, et avec lui bien des scrupules oubliés. La jeune fille était encore trop naïve pour savoir lui dii'e en face : J'en aime un autre que vous, vous à qui j'ai promis d'être votre femme.

L'occasion d'une lutte décisive se présenta le lendemain. Le colonel était seul avec Tréa. La jeune fille se livra délicieuse- ment à l'un de ces entretiens auxquels le laisser-aller, la con- fiance, et une tendresse que l'on ne s'avoue pas encore, ou que l'on se dissimule, impriment une teinte vague de rêverie, un bonheur d'autant plus puissant, qu'il est plus secret.

Elle vint à parler des plaisirs de la vie, et cita une per- sonne de connaissance comme un homme parfaitement heu- reux.

Heureux ! dit l'Anglais.

Heureux ! Il y en a bien que l'on dit heureux !

Et si l'on savait ce qu'ils souffrent , peut-être ne voudrait- on pas changer de sort avec eux , au prix de la mollesse du luxe, de l'éclat du rang, de la gloire du renom.

PRESTIGE. 43 1

Peut-être ne le voudrait-on pas , n'eût-on pour lit qu'un peu de paille , pour seule nourriture , du pain noir.

Je connais un homme dont chacun envie le sort. Il est aimable, dit-on, recherché, porte un grand nom, et possède une fortune à satisfaire les plus vastes désirs.

Il est pourtant malheureux.

Il ne se trouve ni faste ni exagération dans sa douleur. Il se laisse aller au milieu des plaisirs de la vie, sans en rece- voir de bienfaisantes impressions.

Une douleur atroce et prolongée donne l'engourdissement aux facultés morales , comme elle le donne aux facultés phy- siques ; seulement , les unes en guérissent quelquefois , les autres jamais. Ainsi est-il!

Il aimait, il était aimé. Une femme, un ange lui avait tout sacrifié, bonheur, passé, avenir, conscience, et il était digne de pareils sacrifices ; car il ne regardait pas l'amour comme une lutte frivole du plaisir et de la vanité , un duel l'on déploie la ruse, l'on raffine d'adresse, et après lequel on se quitte froids et indifférens.

Aimer! s'unir l'un à l'autre pour la vie, malgré le malheur et le désespoir ! Lui pour elle, elle pour lui ! Yoilà ce qu'ils entendaient par aimer.

Pauvres insensés !

Elle était à un autre ! et cet autre savait leur amour, et il avait cruellement vengé ses droits méconnus. Elle n'avait donné à son ami qu'une tendresse que son ami seul pouvait comprendre , que seul il pouvait inspirer. N'importe , elle appartenait à un autre. Corps et âme , pensers , imagination , désirs , rêves , tout était à un autre.

Cet autre réclama l'exécution d'un pacte qu'elle avait si- gné. Pauvre jeune fille sans expérience, ses païens lui avaient guidé la main !

Elle proposa à l'infortuné... à celui dont je vous dis l'his- toire , ou l'exil pour lui , ou l'opprobre pour elle

L'opprobre pour elle!... le monde aurait ri de sa chute comme l'enfer rit à la chute d'un ange.

432 LITTÉRATURE,

Il s'exila.

Durant cinq années , deux personnes connurent seules au monde en quels lieux il s'était réfugié, un ami sûr et elle.

Enfin elle redevint libre. Le pacte qui l'unissait à un autre fut brisé par la mort , car la mort seule peut briser un tel pacte.

Et lui, il reçut une lettre qui lui disait : «Reviens, je puis être à toi. »

A toi!

Quoi ! ensemble , toujours ensemble ! ne plus se quitter, ne plus attendre comme un bonheur des lettres envoyées à des intervalles de temps , longs, incertains! Des lettres , non pas d'elle, mais d'un autre, qui disaient : « Je l'ai vue , elle t'aime, elle pleure. »

A toi!

Maintenant ensemble, toujours ensemble!

Avouer son amour devant l'univers entier ! Dire : Je l'en- toure , je la protège de ma tendresse , elle est mon épouse ! elle sera la mère de nos enfans !

Oh ! quels pensers , des enfans ! se voir en eux ! s'étreindre par de nouveaux liens ! des enfans qui m'aimeront autant qu'elle m'aime , que j'aimerai autant que je l'aime!

Allons ! allons ! plus vite ! voilà de l'or, pressez vos che- vaux, hâtez-vous.

Jamais distance ne fut franchie avec la promptitude qu'il mit à franchir les deux cents lieues qui le séparaient d'elle.

Il arrive , il court , est-elle ? Des gens l'arrêtent et lui parlent

Laissez-moi , laissez-moi. Elle ! elle ! je ne veux qu'elle !

Il les repousse tous , il les écarte , il parvient jusqu'à elle , la voilà.

Elle dort.

Près d'elle est le crucifix devant lequel hier elle pria pour lui , car maintenant elle peut prier pour lui ; son amour est chaste et vertueux.

PRESTIGE. 433

11 n'ose la réveiller. Son sommeil est si pur ! Son beau iront repose avec tant de grâce !

Comme elle est pâle ! Voilà les traces de ce qu'elle a souf- fert pour lui , car elle a bien souffert, souffert autant qu'une femme peut souffrir : désespoir, angoisses, opprobre, et tout cela par amour pour lui !

Dans ses bras ! dans ses bras ! il faut qu'il la presse dans ses bras I

Ses lèvres froides ! ses yeux fixes !

Morte!

L'infortuné ! s'écria Tréa, vivement émue par ce récit. Oh! oui, bien infortuné, reprit Sidney, bien infortuné !

car après dix ans de désespoir, il croyait son âme brisée à tout jamais et incapable d'amour : à présent le malheureux en aime une autre un ange, comme elle.

Mais celle-là qui pourrait faire oublier de telles souf- frances , celle-là qui pourrait faire palpiter encore de joie un cœur flétri par le désespoir...

Tréa, elle en aime un autre ! un autre va la posséder !

Et de ses deux mains il se couvrit les yeux .

La jeune fille, laissant aller sa tête sur la poitrine de Sid- ney, y cacha son visage.

Et lui , prenant tout doucement une main qu'elle lui aban- donnait, la couvrit de baisers et de larmes.

Il s'écoula quelques momens.

Tréa ! murmura-t-il ensuite avec émotion ; Tréa ! ma Tréa!

Tremblante , joyeuse , troublée , elle leva tout doucement

les yeux vers lui Un cri perçant expira sur ses lèvres , ses

joues pâlirent et se crispèrent.

La bouche de Sidney était béante , ouverte comme jamais bouche humaine ne s'ouvrit. Des efforts convulsifs empour- praient son visage à l'étrange et fixe regard.

Il semblait un vampire prêt à dévorer sa proie.

Sidney rejeta la jeune fdle, sortit précipitamment, et re- vint presque aussitôt le sourire sur les lèvres.

434 LITTÉRATURE.

Le bonheur lui avait causé une violente convulsion , mais le grand air avait suffi pour le guérir.

Bientôt et par degrés sa grâce , son amabilité dissipè- rent l'impression fâcheuse qu'avait produite cet incident bi- zarre ; et il acheva de le faire oublier par des plaisanteries douces, qui se changèrent en propos tendres, en protestations passionnées.

Le lendemain, au point du jour, Sidney se rendit chez Paul, qui descendait de voiture, eut un long entretien avec lui , le quitta et alla le rejoindre, une heure après, hors de la ville , armé de pistolets , accompagné de deux témoins et de ses domestiques.

Du premier coup, sir Edward tomba. Une balle lui avait cassé la jambe gauche, cette jambe déjà frappée d'une bles- sure. Les témoins la virent repliée sous lui, à la hauteur du genou , le talon en avant.

Paul prit la fuite, et les témoins s'empressèrent autour du colonel; mais il s'enveloppa de son manteau, refusa obsti- nément leur aide , et se fit transporter par ses gens dans une voiture qui l'attendait à quelques pas.

Un courrier fut dépêché pour Londres , durant la nuit , par le colonel , et dès qu'il fut de retour, on s'émerveilla de voir l'Anglais quitter le lit, et se rendre chez le père de Tréa , sans boiter plus qu'il ne boitait avant son duel.

A quinze jours de se fit le mariage de sir Edward Sid- ney, colonel et baronnet, avec mademoiselle Tréa Yander- mondt.

Les nouveaux époux partirent aussitôt pour Londres, au grand regret des oisifs et des médisans de Dunkerque, sorte de gens qui affluent dans les petites villes, et pour lesquels le commérage est la plus grande jouissance qu'il y ait sur la terre, j'en excepte pourtant le plaisir de répandre une calomnie.

Depuis un an, Tréa était la femme de sir Edward. Pour porter ce nom , pour être à lui , elle avait tout sacrifié , jus- qu'à sa propre conscience et sa foi donnée à un autre; tout

PRESTIGE. 435

quitté, jusqu'à son père, jusqu'au beau pays de France.

Malheureuse qu'elle est ! En achetant ce nom à un prix semblable , elle croyait acheter le bonheur. Hélas ! elle n'a acheté que deux choses auxquelles elle n'avait jamais songé : le rang et la fortune.

Des caresses tendres et suaves , des paroles d'amour mur- murées et répétées par des lèvres si proches les unes des autres , qu'elles frémissent de leurs souffles qui se confon- dent ! ne jamais se quitter, voilà le bonheur qu'elle avait rêvé.

Au lieu de cela, une contrainte mystérieuse et inexpli- cable. On dirait que Sidney craint d'être brisé de ses étrein- tes, dévoré de ses baisers !

Passer les nuits seul , loin d'elle , dans un appartement nul autre que lui ne pénètre, n'a pénétré ! jamais pour lui d'épouse qui s'endorme mollement dans ses bras, en mur- murant des paroles d'amour; jamais pour lui le réveil d'une épouse dont les songes et la volupté ont laissé demi-nues les blanches épaules et le sein palpitant !

Toujours une désespérante réserve! toujours dépouiller l'amour de ses plus doux prestiges , de ses charmes les plus énivrans ; ravaler la volupté presque jusqu'à l'outrage.

Il vient de la quitter ! il vient de se retirer dans cet appar- tement dont lui seul connaît les mystères , dans cet apparte- ment que n'ont pu faire ouvrir à Tréa ni les supplications, ni les larmes.

Et quels sont donc les mystères qui s'y passent?

Pourquoi ce regard fixe et satanique , cette horrible con- vulsion , cette bouche béante de vampire qu'elle a vue un soir, cette blessure mortelle guérie miraculeusement?... Pourquoi cette vie cachée? Sans être superstitieuse, Tréa ne peut s'empêcher de croire à quelque chose de surnaturel.

Mais advienne que pourra ! Voilà trop de désespoir,

trop de doute, trop d'angoisses. Elle est son épouse, elle a le droit de pénétrer peut-être on outrage le titre sacré qu'elle tient du ciel et des lois.

436 LITTÉRATURE.

Elle se lève ; elle fait un pas ; et puis, effrayée de ce qu'elle veut faire, elle s'arrête.

Enfin , elle s'arme de toute sa résolution ; elle marche à pas incertains et lents jusqu'à la porte de l'appartement mystérieux.

, elle hésite de nouveau.

Elle se penche. Elle écoute.

Pas une parole, pas un mouvement, pas un bruit.

Elle allait s'éloigner, quand la lune, se dégageant tout à coup d'un nuage, vint reluire sur une clef! Il avait oublié de retirer la clef.

Elle peut entrer.

L'hésitation et ses remords anticipés, et ses cruels combats s'emparèrent de nouveau de lady Sidney.

Enfin elle tourne la clef. Elle pousse lentement la porte. Elle entre.

Une obscurité profonde.

Point d'autre bruit que le souffle de sa bouche , que les palpitations de son cœur.

Si elle osait soulever les rideaux épais de la fenêtre ! Elle y porte la main. L'étoffe cède, tombe, et la lune inonde le lit de sa lumière fantastique.

Alors s'élève une voix de vieillard qui menace ; alors une tête chauve et nue se dresse ; une tête chauve dont l'un des yeux n'est qu'un trou vide ; une tête chauve dont les joues flasques retombent des deux côtés d'une bouche sans mâ- choire ; mue tète chauve , affreux complément d'un tronc mutilé auquel restent seuls un bras et une jambe.

A présent Tréa , la jolie Ti éa est folle.

S. Henry Berthoud.

3xtl)itr et ittarie.

Oh! Lui dit-il en mourant, oh ; mon Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux , qui ressemblent tant aux tiens

Au moins , dit à part la douce fille, je pourrai donner des bagues à mes amans sans dégarnir ma chevelure.

Ils me suivront au tombeau iqui, je te le

jure, est entrouvert , mou adore' , reprit-elle

tout haut

Une larme brilla dans les yeux ardens du mo- ribond.

[Historique.)

Ils auraient vivre invisibles dans l'épaisseur des des bois, comme les rossignols mélodieux; ils n'au- raient jamais habiter ces vastes solitudes appelées sociétés, tout est vice et haine : chaque créature née libre se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les plus doux ne nichent qu'avec une compagne; l'aigle prend seul son essor, la mouette et les corbeaux se réunissent en troupes sur les cadavres, comme font les mortels.

Byron,\Doïj Juan, rhant IV, 29.

Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédens, vrais ou faux , attribués à Brulart , nous rapportons ici une anee-

1 Nous avons annoncé, dans le dernier numéro de la Revue, que l'auteur de Plik et Plok allait publier de nouvelles scènes maritimes sous le titre à'Atar-Gull; nous pouvons dès aujourd'hui en faire connaître deux fragmens inédits à nos lecteurs. M. Sue n'a pas tardé à réaliser les espérances qu'avait fait concevoir son premier ouvrage.

438 LITTÉRATURE.

dote qui, sans se rattacher précisément à son histoire, y a trait, en ce sens que le héros de l'aventure porte aussi ce nom ancien, historique, déjà illustre sous François Ier, ce nom dont quelques-uns honoraient Brûlait, ainsi qu'on l'a fait observer ailleurs.

A peine âgé de vingt-sept ans , le comte de *** avait déjà mené une existence passablement orageuse : doué par la na- ture d'une puissance physique et intellectuelle extraordi- naire, jeune encore, il s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches, et conséquemment avait beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui avait légué son père.

Il vit par hasard dans le monde , il allait très-peu , une jeune fille fort belle, mais sans fortune....

Par hasard aussi il en devint éperdument amoureux ; c'était son premier amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer.

La jeune fille , fort belle , répondit bien à la passion fré- nétique ; mais comme elle était aussi sage que jolie , mais comme sa tante , qui l'avait élevée , s'était mariée quatre fois, et possédait naturellement une prodigieuse expérience de ce bas monde , on n'accorda ni un baiser ni un serrement de main avant l'union civile et religieuse.

Le comte de *** avait remarqué dans Marie une tête ardente , des idées exaltées , et surtout un profond instinct du confortable qui n'attendait que la jouissance d'une for- tune brillante pour se développer.

Or , avant de signer le contrat , il lui dit à peu près ceci :

« Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ri- » dicules »

La jeune fille sourit en montrant deux rangées de

petites perles blanches.

« Marie , je suis violent , emporté , querelleur, et , jus- » qu'à présent, malheureux en duels comme en amour.... »

ARTHUR ET MARIE. 4%

La jeune fille soupira , en le regardant avec un air de compassion touchant et sincère.

Mais il fallait voir quels yeux ! . . . et comme les soupirs allaient bien à cette gorge de vierge !

« Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup ; les chc- » vaux , les chiens , la table et les femmes m'en ont absorbé » une furieuse quantité »

La jeune fille sourit avec indifférence en levant ses

jolies épaules rondes

« Marie, il me i-este, je crois, trois cents et quelques » mille francs ; vous avez dix-neuf ans , des émotions toutes » fraîches à satisfaire ; la vie est neuve pour vous ; le luxe , les » plaisirs, le tourbillon enivrant d'une grande ville, vous sont

» inconnus et par conse'quent doivent vous faire grande

» envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu d'ar- » gent et beaucoup de défauts ; mais enfin voulez-vous de » moi? »

La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.

Le comte de *** l'épousa donc ;

De quoi ses amis rirent beaucoup.

Sa femme , jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première passion ; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme brûlante , le caractère fougueux de son mari.

Chose étrange! la possession n'affaiblit pas leur ivresse, et les plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.

On l'a dit : quoique le patrimoine du comte eût singulière- ment maigri , il avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du mariage.

Mais comme avant tout le comte adorait son idole , son dieu , sa Marie , son dieu resplendissait de pierreries , ne foulait que le satin et le cachemire , et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues ori la poussière des pro- menades.

44© LITTÉRATURE.

Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'œiï , que c'était pitié I

Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur mariage, et le lendemain du retour du comte, qui s'était absenté quelque temps , ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs traits fatigués. « Arthur,» di- sait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris, « Ar-

» thur encore un mois de pareil bonheur et puis

» mourir Dis, mon ange , nous aurons usé tous les plai-

» sirs, depuis la molle et douce extase jusqu'au spasme ner- » veux et convulsif ; fait envier notre luxe, notre ivresse tou-

» jours renaissante Nous sommes trop heureux il

» est impossible que cela dure... devançons l'heure des re- » grets qui viendrait peut-être. Veux-tu? dis, mon amour! . . .

» veux-tu mourir bientôt? Un charbon parfumé, ma

» bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme tou- » jours ensemble »

Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son mari.

Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son re- gard flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie rayonnait sur son front... Il était plongé dans une

ravissante béatitude cette idée lui était venue à lui

cinq jours avant, et au fait :

A vingt-huit ans il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec un corps de fer , une âme de feu et des tonnes d'or. Cette passion qu'il éprouvait pour sa femme semblait ré- sumer toutes ses passions , car il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens , le jeu , le vin , et les tilles d'opéra ou d'ailleurs.

Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si éti- que, si souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers.

ARTHUR ET MARIE. 44 !

Et puis aussi , l'accord parfait qui avait existé jusque

entre pouvoir et -volonté ( eût dit Scudéry ) avait disparu

Qu'aurait-il eu à regretter?

Aussi Arthur ne répondit rien ; il est de ces sensations qu'aucune langue humaine ne peut exprimer. Deux gros- ses larmes roulèrent sur ses joues flétries Ce fut sa seule,

son unique réponse.....

Mais le dévoùment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de puissance inouie et presque sur- naturelle Il faut avouer que cette influence magique ne

s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine ; car, quinze jours

après, il était défunt le patrimoine ! oh , bien défunt ! et

lui, donc Bone Deus! pauvre Arthur!

« C'est donc aujourd'hui , disait Marie, toujours belle, quoique amincie ; car, avant son mariage , elle était un peu grasse, un peu colorée. . . .

» C'est ce soir! répondit-il tendrement.

» As-tu écrit? demanda— t-^elle.

» Sois tranquille , on n'inquiétera personne , chère et bonne Marie. » Et ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray ; car ils avaient abandonné l'idée de l'as- phyxie, c'est commun. Au lieu qu'avec un bon poison rapide on peut quitter la vie sous un bel ombrage frais et riant; jus- tement on était en juillet.

« Ce n'est pas une femme, c'est un ange,» disait Arthur, en voyant Marie déboucher , tout heureuse , toute sou- riante, un petit flacon de cristal mince comme une feuille de papier, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme l'émeraude.

Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais taillis désert et reculé ; l'air était tiède, le ciel bleu, le soleil à son déclin.

« Devine, cher adoré comment nous allons partager

cette douce liqueur? dit la jeune femme, en jetant son bras

4^2 LITTÉRATURE.

blanc et potelé autour du cou de son mari , et le baisant au front.

» Je ne sais , mon ange , répondit Arthur avec insou- ciance, en comptant avec ses lèvres les palpitations du cœur de Marie

» Eh bien ! dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un frisson voluptueux courait par tout son corps; eh bien ! mon Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moi- tié entre nos dents et nous le briserons au milieu d'un de

ces baisers délirans tu sais!

» Oh ! viens î viens donc ! » dit Arthur

Le soleil se coucha.

Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un af- freux sommeil, la langue rude et sèche le gosier brûlant,

et des battemens d'artères à lui rompre le crâne

Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes aiguës lui déchirer les entrailles.

Pour lois, il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des douleurs atroces

Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.

Elle n'y était plus.

Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'em- mena dans sa maison et le soigna comme un fils

L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violeute secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.

Mais qu'était devenue Marie, c'est ce qu'il ne put savoir.

Un matin, le brave garde-chasse apporta, avec sa petite note pour les bons soins donnés à Monsieur (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse à 10 francs par jour), apporta, pour dis- traire son hôte, un numéro de l'honnête Journal de Paris.

Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien étrange.

« Deux cents francs de récompense à qui ramènera à

ARTHUR ET MARIE. 44^

» M. M***, rue *** , un lévrier blanc, de grande taille, marque' »de taches jaunes aux oreilles, fort méchant, et mordant au «nom de Vairdaiv. »

Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si vio- lemment les dents du comte les unes contre les autres... con- tinuons :

«Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de tra- » vaux forcés et à la marque, pour avoir volé avec effraction, » escalade nocturne, et à main armée, cinq choux et un lapin » blanc ; mais vu les circonstances atténuantes (Chavard jouis- » sait, avant ce crime, d'une bonne réputation, et veuf, père » de cinq petits enfans , vivait d'une industrie qui venait » d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à » vapeur fort économique , employée par un banquier mil- » lionnaire. )

» Vu ces circonstances, on lui fait remise de la mar- » que , etc. etc. »'

Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglans dans leur orbite ; voyons autre chose , nous y sommes, je crois :

« Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** » a disparu de son domicile , il y a tout lieu de croire qu'un » suicide a mis fin à ses jours, et que des affaires dérangées et » des chagrins domestiques l'auront poussé à cette extrémité, » d'autant plus que l'on assure que madame la comtesse de** * » est partie la veille même ou le lendemain de la disparition » de son mari, avec un des plus riches seigneurs de la capi— » pitale ; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille. »

C'est cela, pour sûr, qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit sans connaissance. Pendant cet évanouissement dou- loureux et poignant comme un cauchemar par une nuit d'été lourde et chaude, il lui sembla voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyans, qui, en se rapprochant les uns des au- tres , formaient un sens , comme s'ils eussent été les signes animés d'une langue inconnue.

tome i. 29

iÂÀ LITTÉRATURE.

Et il lut les mots suivans qui étincelaient et tournaient ra- pides, rapides comme la roue d'un moulin :

« Une jeune et jolie femme ne renonce jamais au luxe » et aux plaisirs

» Pour se tuer, surtout

» Elle t'a joué, sot. . . .

» Elle a aime' ton or, quand tu avais de l'or

» Elle a aime' ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de » la jeunesse et de la beauté. . .

» L'orange est sucée, adieu l'écorce. . .

»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de » l'or; de la beauté, comme tu avais de la beauté...

» Elle a voulu se débarrasser de toi. . .

» Elle a compté sur ta niaise exaltation...

» Et puis sur ta ruine...

» Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que » tu te livrais à un dernier transport frénétique et eonvul- » sif

»> Et elle rit de toi avec son amant, son amant , » son amant...

» Car elle te croit mort, mort, mort. . . »

Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses pieds, tout d'une pièce, la bouche écumaute, et tomba en travers du lit, les yeux grands ouverts, fixes; presque sans pouls , et faisant entendre un râlement sourd et étouffé. . .

Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise, qui le combla de nouveaux soins, toujours à 10 francs la journée d'affection et d'attachement.

Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un brillant pour aller le vendre , le paya sur le prix , et s'en fut.

One depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler.

S'il eût pourtant lu le Sémaphore de Marseille, il eût peut-être été frappé de ce qui suit :

« Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos » murs : depuis quelque temps , madame la comtesse veuve » de *** , était arrivée ici avec M. de ***, parent de notre ar-

ARTHUR ET MARIE. 44^

» ehevèque ; cette dame voyageait, dit-on , pour sa santé , et » voyait toute notre grande société, lorsqu'hier, au coucher » du soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette » dame , qui est logée sur le port , hôtel des Ambassadeurs, » On enfonce la porte , et on la trouve baignée dans son sang, » percée de plusieurs coups de poignard; elle n'a pu dire que » ces mots à son compagnon de voyage : Je le croyais mort ,

» il ne l'est pas.... il vient de m'assassiner crains tout de

» lui je n'ai aimé que toi amour Et elle expira.

» Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint- » Joseph. On est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, » le mari de cette dame , le comte Arthur de *** , qu'on avait » cru mort; mais on n'espère pas le découvrir, car plusieurs » témoins affirment avoir vu , avant-hier soir, peu de temps » après le meurtre , un homme marchant fort vite , se diri- » géant vers le port , et dans la soirée, on sait qu'un mistic » sous pavillon sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes » présomptions portent à croire que ce monstre de jalousie a » terminé sa vie dans les flots ; voici le signalement affiché à » la préfecture : taille , cinq pieds dix pouces ; très-maigre ; » figure longue et pâle ; sourcils noirs , barbe noire , cheveux » noirs , yeux bleus très - clairs ; dents blanches ; menton > carré ; vêtu d'une redingotte verte et d'un chapeau rond. »

Nous n'aurions pas fatigué le lecteur de ces longs et fasti- dieux extraits de journaux , si la coïncidence de noms ne nous avait frappés comme on la déjà dit.

Quoique le signalement précité offre quelques points de ressemblance avec celui du commandant Brûlait , nous n'o- serions prendre sur nous d'affirmer l'identité , nous laissons à la perspicacité du lecteur le soin d'éclaircir ce doute.

Toujours est-il que Brulart (comte ou non) monta sur le pont , laissant l'honnête Benoît maugréer à son aise , étendu sur le grand coffre

€( Jaur-|J*mt.

Le mal dès lors régna dans son immense empire r Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire

Commença de souffrir. El la terre, et le ciel, et l'ame et la matière. Tout gémit , et la voix de la nature entière Ne fut qu'un long soupir.

De Lamartine, Méditations.

L'homme est un animal bizarre, et fait un singu- lier usage de sa nature et des arts qu'il invente

Il se tue , il se vend ; l'un fabrique des nez artifi- ciels , l'autre invente la guillotine. Celui-ci vous casse les os, celui-là les remet en place; mais la vaccine a été certainement un excellent antidote des fusées à la congrève.

ByroN, Don Juan, chant I , iay.

On le sait , le capitaine Brulart fit embarquer à bord de la Catherine tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin, son vieux coffre il n'y avait rien du tout, la chemise bleue sale et trouée qu'il portait sur lui , son gros bâton (ou son éventail à bourrique , comme il disait plaisam- ment) , et son grand pot d'étain qui tenait trois pintes.

Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du chapeau de paille et de la vieille couronne de bleuets qu'il planta sur sa tête, puis d'une veste et d'un pan-

LE FAUX-PONT. 447

talon dont il se revêtit insolemment ; tout cela , il est vrai , lui était fort court et fort étroit , aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre l'ancien propriétaire. Après tout il n'y regardait pas de si près , et s'en trouva fort bien ; aussi le lendemain matin à son réveil il dit , en se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette : «< Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme.

Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage de Hollande , et de trois galons d'eau-de-vie, et après boire fut inspecter les nègres et descendit dans le faux-pont.

Les grands Namaquois avaient été un peu négliges, un peu oubliés depuis la veille ; mais que voulez-vous? il s'était passé tant d'événemens , tant de choses , qu'on ne pouvait penser à tout.

Donc , vers midi , le capitaine Brulart arriva dans le faux-pont, singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à l'étambot le faux-pont avait, je crois , trente-cinq pieds, et son grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit trente-cinq pieds de long sur quinze de large ; la hauteur était de dix. La lumière ne pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.

Brulart commença son inspection par tribord.

Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfans, de frêles et pau- vres créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine, formaient, pour ainsi dire, la monnaie de ce trafic.

Ces enfans jouaient comme ils eussent joué sur les bords frais et ombragés dujleiwe Rouge.

Mon Dieu , pour eux , rien n'était changé ; seulement , au lieu du ciel pur qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick ; au lieu du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était le panneau carré du faux- pont qui suintait à travers ses barreaux un jour faux et un air épais. Seulement ils se demandaient, en montrant le plafond et le panneau , dans leur natif langage , pourquoi ce ciel était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid.... ;

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et puis pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds déjà endoloris et gonflés ; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis un joli collier de plumes de colibris , et une pagne plus brillante à elle seule que tous les cailloux de la rivière Rouge.

Enfin , las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se battaient entre eux , pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de manger, car depuis deux jours on les avait un peu oubliés, et ils avaient bien faim.

Brûlait passa , et sans le faire exprès , le capitaine écrasa presque la jambe d'un de ces enfans sous son pied large et massif.

C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux-pont!

Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant, je vous as- sure.

«Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique,» dit Brulart...

Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort

mécontent de voir ces négrillons que l'on vend si mal Par

exemple , arrivé , sa mauvaise humeur fit place à un sou- rire de satisfaction qui rida ses lèvres.

Car commençait la section des mâles, comme il disait.

La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet en- droit , il put facilement les examiner.

C'étaient , sur ma parole , des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il avec une curieuse avidité ces vastes poitrines , ces bras nerveux , ces épaules larges et dé- coupées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la puis- sance de ces êtres, sains et jeunes , car le plus vieux n'avait pas trente ans.

Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance des enfans, car eux, je crois , comprenaient mieux leur situation.

Souvent dans leur kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës qui répandait une fumée si odorante et

LE FAUX-PONT. 449

une flamme si blanche , souvent ils avaient entendu ra- conter par un vieillard que dans le nord, quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers , les vendaient aux hom- mes blancs, qui les emmenaient dans leur pays bien

loin. ... bien loin Ici les renseignemens s'arrêtaient et

la crainte s'augmentait de cette ignorance ; aussi, nous l'a- vons dit, les Namaquois de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu) le capitaine Benoît, étaient sombres et tristes.

Les uns assis , la tète penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un état d'immobilité parfaite

D'autres roidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents et faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux de- venaient sanglans, et on entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur poitrine haletante.

Ils cherchaient ceux-là , on peut le présumer du moins , à avaler leur langue; espèce de mort, dit-on, assez com- mune chez les sauvages.

D'autres , couchés en long , semblaient fort calmes , mais de temps en temps ils imprimaient à leurs jambes une vio- lente et affreuse secousse, comme pour les arracher de l'an- neau qui les étreignait; ce qui était absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages, car ces anneaux , rivés avec la barre , n'avaient , comme on le pense bien , aucune élasticité

Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés

sur le côté, dormaient dormaient très -profondément,

mais d'un sommeil souvent interrompu par quelques mou- vemens convulsifs , quelques tiraillemens de l'estomac , ou quelque joyeux souvenir des rivages du fleuve Rouge!

Comme le souvenir d'une bonue danse namaquoise, si vive et si preste, au son du jnoum-jnoum , sous des mimosas qui secouent leurs pétales roses, et font mystérieusement bruire la verte dentelle de leurs feuilles, alors que le soleil couchant

45o LITTÉRATURE.

mine le sommet des arbres , alors que les oiseaux du ciel chantent leur chanson du soir , que les legouanes murmu- rent un cri plaintif, et que le ramage des didrik et des moi- neaux du Cap se mêle aux sourds et lointains rugissemens des lions et des panthères

Alors que le monstrueux hippopotame, comme la vieille divinité de ce fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et cuirassé, tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénuphars, dont les fleurs bleues se déta- chent sur les larges plis d'argent de la rivière.

Alors enfin que c'est fête au kraal, et que le chef a promis pour le lendemain une grande chasse à l'éléphant.

Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache est luisante et ton arc est verni ; danse , car le soleil se couche, mais la lune brille, et JNarina l'aime tant ! la pâle clarté de la lune !

Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns car

autant la figure de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine , autant celle d'un bon nombre de dormeurs s'épa- nouissait rayonnante et heureuse ; un surtout , Atar-Gull , un beau jeune nègre aux cheveux frisés , dilatait son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler, ses sourcils s'écarter , ses oreilles remuer , ses mains battre la mesure , et un inconcevable frémissement de plaisir courir par tout son corps ; de voir enfin deux rangées de belles dents

blanches qu'il montrait en ouvrant la bouche sans parler

le pauvre garçon , tant il était content de son rêve !

Je vais te faire me rire au nez, f.... noireau, dit Brulart, que cette gaîté hors de saison importunait ; et d'un coup de son bâton de chêne, il éveilla le dormeur en sursaut.

Alors vraiment c'était à fendre le cœur de voir cet homme, je veux dire ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, con- server un instant encore l'expression de cette joyeuseté fac- tice ; puis , baissant les yeux sur ses fers , s'entourer tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler deux grosses larmes le long de ses joues.

LE FAUX-PONT. 4^

C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que , comme les autres , il avait grand faim , car depuis deux jouis on les avait un peu oubliés.

Brulart passa , et arriva au bout du brick , près l'avant. C'est que les femmes étaient parquées. Ali, ah! dit le forban; voici le sérail, mille tonnerre de diable! il faut voir clair ici. Cartahut, va me cherclier un fanal, dit-il à son mousse. La lumière vint, et Brulart re- garda....

Vrai, si je n'avais eu un de mes grands -oncles chanoine de Reims, un bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole , un gracieux et erotique tableau.

Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un vieux bœuf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne , sales , huilées , graissées , avec une vilaine tète laineuse et crépue ; non !

C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles , fortes et char- nues, au nez droit et mince, au front haut, et voilé par d'épais cheveux noirs, lisses comme l'aile d'un corbeau.... Et quels yeux! des yeux d'Espagnole, longs et étroits, avec une pru- nelle veloutée qui luit sur un fond si limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche, c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail

Et si vous les aviez vues , mordieu , toutes ces Nama- quoises, bizarrement éclairées par le fanal de Brulart!...

Si vous aviez vu cette lumière vacillante, courir et jouer sur ces corps , tant souples , tant gracieux , qu'elle semblait dorer. . .

Les unes , à moitié couvertes d'une pagne aux vives cou- leurs , laissaient à nu leurs épaules rondes et potelées , les autres croisaient leurs beaux bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci...

Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Reims , un bien saint homme !

On aime, je le sais , mie peau fraîche , élastique et satinée, qui frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On

452 LITTÉRATURE.

aime à entourer un joli col blanc , d'une chevelure soyeuse et dorée, qui se joue sur des veines d'azur.

On aime à clore sous un baiser les paupières roses , les longs cils d'un œil bleu, doux et riant comme le ciel de mai.

On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrus- tées dans l'ivoire que dans l'ébène.

On aime ce maintien timide , cette allure modeste qui font si doucement tressaillir une robe de vierge. . . On aime encore à voir un petit pied au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans un satin noir et lustré.

Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beau- tés noires et fougueuses comme une cavale africaine , farou- ches et emportées comme une jeune tigresse...

Oh ! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau..., comme un éclair au milieu d'une ob- scure nuée d'orage.

Oh ! si vous les aviez vues , furieuses , échevelées , les na- rines sifflantes , le sein dressé , ouvrir, fermer à demi , et ouvrir encore des yeux nageans , qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet de flamme...

Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de rage convulsifs... Si...

Ah! mon Dieu ! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint homme ! et le capitaine Brûlait...

En somme , il s'était sans doute fait à lui-même cette com- paraison (que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et des beautés blanches; car il dit à Cartahul: « Mène là-haut , ces deux cocottes ; » et autant pour les ré- veiller que pour les désigner, il donna à chacune un coup de son bâton...

L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré , Gartaliut ouvrit le cadenas , et les chassa devant lui , toutes tristes , toutes honteuses, et à moitié nues; les pauvres filles!...

Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle,

LE FAUX-PONT. 4^3

le regard vitreux du capitaine Brûlait s'éclaira sourdement, et brilla comme une chandelle au travers de la corne trans- parente d'une lanterne.

Il remonta aussi; mais en arrivant près du panneau de l'arrière , il s'arrêta tout à coup , à la vue d'un spectacle étrange et hideux

Eugène Sue.

- ilgBi ')>J'»i

Partit é#.

UN NAUFRAGE.

J'aime , dans ces nuits orageuses d'hiver , seul auprès de mon feu , entendre la grêle et la pluie battre mes carreaux, le vent soulever mes volets et les agiter sur leurs gonds , ou bien s'engouffrer et mugir sourdement dans le tuyau de ma cheminée. Cela me reporte sur la mer, et réveille en moi des souvenirs qui ne m'apparaissent plus que comme un songe éloigné fait dans les beaux jours de la vie , dans cet âge une surabondance d'existence me faisait entrevoir l'avenir aussi grand , aussi immense , aussi indéfini que l'océan sans bornes au milieu duquel j'étais emporté. Qu'elle s'est usée vite cette existence! deux passions l'ont dévorée. Oui! mais deux passions grandes , nobles et généreuses , telles qu'on peut toujours les avouer, et qui permettent, dans un âge plus avancé , de regarder derrière soi sans rougir. Et d'ail- leurs, qu'est-ce qu'une vie sans sensations? quelles sont celles que peut donner la sphère étroite des habitudes vul- gaires de sa contrée, de son pays, de l'Europe même?.... H

VARIÉTÉS. 4^5

faut à une âme ardente , altérée de grandes choses , le monde tout entier à parcourir, une nature nouvelle , des terres , des peuplades inconnues, des tempêtes, des périls, des nau- frages, et l'aspect subit , instantané de la mort , pour sentir et donner du prix à l'existence.

Mais ce n'est pas tout-à-fait cela que je voulais dire. Je voulais raconter comment , après avoir traversé tout le grand Océan austral , après avoir navigué pendant deux mois entre la Nouvelle-Hollande et l'Amérique , nous arrivâmes sous le cap Horn, à l'extrémité de la terre de Feu. Nous abor- dions ces contrées inhospitalières , l'ancre était jetée , lorsque des rafales subites , nous poussant sur des rochers , forcèrent de couper le câble et de prendre le large en louvoyant dans le détroit de Lemaire. Le temps était sombre et menaçant; des nuages noirs emportés par les vents passaient rapidement sur nos têtes, et fuyaient vers le pôle. Quelques instans suffirent pour amener une des plus effroyables tempêtes que nous eussions vues. A peine eut-on le temps de serrer les voiles. Celles qu'on crut nécessaires à mieux diriger le navire furent déchirées, enlevées, emportées dans les airs. Une mer peu profonde, soulevée jusque dans ses abîmes, abandonnait aux vents l'écume de ses vagues qui retombaient sur nous en pluie salée. Le vaisseau, ne pouvant plus prêter le côté, fut obligé de fuir sans voiles devant l'ouragan. Quatre hommes à la roue du gouvernail avaient de la peine à le diriger. Des masses d'eau battaient ses flancs , inondaient sa batterie , ba- layaient son pont , et le faisaient craquer dans toutes ses par- ties. La nuit était venue. L'équipage à son poste , prêt à agir, n'avait plus qu'à attendre la fin de la tourmente. Ce fut alors qu'on cria terre devant nous!... A ce cri de terreur, précur- seur d'une mort inévitable et prompte, le capitaine répondit: « Si c'est vraiment la terre , nous ne pouvons l'éviter ; mais ce ne doit pas être elle. >> En effet, c'était un de ces nuages qui la simulent quelquefois , et trompent le navigateur. La tempête dura toute la nuit , et le lendemain les côtes d'Amé- rique et la terre des États étaient loin derrière nous. Nous

4^6 VARIÉTÉS.

venions de doubler un de ces grands caps , séjour des tem- pêtes et d'éternels frimas; nous regardions comme terminé un voyage commencé par l'est , il y avait plus de deux ans et demi , lorsque nous apparurent les côtes verdoyantes des îles Malouines.

Fatigués d'une longue et rude navigation, nous saluâmes avec transport une terre qui nous promettait quelques jours de calme et de repos. Par une belle soirée d'automne , nous cinglions rapidement vers le port , lorsqu'une roche inatten- due vint arrêter le navire dans sa course , et entr'ouvrir ses flancs. La secousse fut violente, le danger pressant. L'eau entrait avec force ; nous courûmes aux pompes , qui étaient celles d'un vaisseau de premier rang. Ce fut vainement : il en entrait plus que nous ne pouvions en rejeter. Nous vovions peu à peu notre navire se remplir et s'enfoncer; tous nos ef- forts ne faisaient que le maintenir à la surface. Cependant une partie d'entre nous abandonnait quelquefois les pompes pour se porter à la manœuvre , virer de bord , et chercher en louvoyant à gagner le rivage, distant de plusieurs lieues. Un calme presque complet s'unissait à une nuit profonde : on n'entendait d'autre bruit que celui de nos bras tendus sur les leviers, et des tourbillons d'eau s'engouffrant dans la cale de la corvette. Toutefois quelque chose de généreux ressortait de cette position désespérée , et il y avait de l'intérêt à con- templer cent vingt Français loin de leur patrie , aux extré- mités du monde , luttant en chantant contre leur destruction prochaine ; car si le navire se fût tout à coup englouti , les derniers accens qu'on eût entendus eussent été des cris de joie. Un seul sentiment peut-être contristait en ce moment ces jeunes gens , qui ne craignaient pas la mort ; c'était de voir au milieu d'eux une jeune femme, l'honneur et le mo- dèle de son sexe, exposée à un péril que son amour conjugal lui avait fait affronter. L'intérêt qu'elle inspirait nous porta à laisser un instant le pont pour chercher à la soustraire à la catastrophe qui pouvait subitement arriver, car un impé- rieux devoir ne permettait pas à celui naturellement chargé

VARIÉTÉS. 4^7

de ce soin de s'en occuper. Nous la trouvâmes, comme elle se montra toujours, calme et résignée. Mais nous ne pouvions rien , et nous devions tous périr ou nous sauver ensemble.

Nous entrions insensiblement dans une baie immense. Nos forces, épuisées par neuf heures d'un travail excessif, n'al- laient plus nous permettre de maintenir l'eau dont le navire était rempli au degré convenable pour l'empêcher de couler, lorsqu'il échoua sur la côte. Il était deux heures du matin, et le jour ne paraissait pas encore. L'équipage, accablé de fatigue , s'étendit sur les manœuvres , et prit quelques in- stans de repos.

Dès qu'il fit assez clair pour entrevoir notre position , nous vîmes que nous étions sur une plage sablonneuse; devant nous s'étendaient des plaines herbeuses sans fin , entrecoupées de ruisseaux, d'étangs, et bornées par de hautes montagnes nues et arides : pas un arbre , pas un arbrisseau ne venait rompre la monotonie de ces prairies. Des nuées d'oiseaux de mer, étonnés de voir troubler leur solitude , tournoyaient autour de nous , et se disputaient en criant les débris d'alimens que les flots entraînaient du navire. La marée, en se retirant, l'inclina sur le côté. Rien ne fut plus triste alors que d'en- tendre le son rauque des lames qui entraient et sortaient par les sabords de sa batterie. Les voiles furent amenées, les mâts baissés ; les vergues servirent de soutien à la corvette pour l'empêcher de se coucher davantage et de se remplir entiè- rement.

Pendant ce temps , le capitaine envoya reconnaître le pays et chercher un lieu convenable pour asseoir un camp.

Ici commence pour nous un nouveau mode d'existence. A une navigation tantôt paisible , tantôt orageuse et in- quiète, mais débarrassée du soin de se procurer des vivres qu'on porte toujours avec soi , succède tout à coup une vie sauvage sur une terre déserte ; la nécessité de trouver tous les jours des alimens pendant un temps dont on ne peut pas prévoir la durée, et pour résultat dans l'éloignement , une fin misérable, affreuse, désespérée.

Notre navire ne pouvait plus se relever , ni sa voie d'eau

^58 VARIÉTÉS.

se réparer. Couché sur le côté, il avait eu le malheur de su- bir pendant vingt-quatre heures la violence d'un raz-de-marée qui l'avait porté plus haut sur la plage , et en partie rempli de sable. Quelle nuit encore'que celle toute communica- tion avec la terre étant interrompue , les lames qui arrivaient du large en déferlant soulevaient la corvette par son arrière , et, la laissant retomber de tout son poids , menaçaient à cha- que coup de l'abîmer et de la faire disparaître !

La ne'cessité dans laquelle nous avions été de pomper constamment pour l'emmener jusque ne nous avait per- mis de sauver que fort peu de biscuit. Le reste nous revint mouillé par la mer et mélangé avec mille saletés. Ce fut notre nourriture des premiers instans.

Les personnes qui exploraient les environs tuèrent sur les bords d'un petit étang un énorme phoque qui semblait ac- cablé de vieillesse , et s'y être retiré pour y mourir. Ce monstre marin , du poids de deux mille livres , fournit pen- dant quelques jours un aliment gras et huileux, dont plu- sieurs de nous furent incommodés. Quand nous n'avions rien autre chose à manger, on envoyait enlever à la pièce la quantité de viande nécessaire à tout l'équipage. Dans ces contrées à température fraîche , elle se conserve assez long- temps à l'air sans altération et sans être souillée par des insectes qui n'existent pas dans l'île.

Cependant on portait à terre tout ce qu'on pouvait retirer du navire. Un camp fut établi à quelques pas du rivage der- rière des dunes de sable, non loin d'un ruisseau. Avec les mâts et les voiles, on dressa des tentes pour l'équipage , les maîtres, l'état- major et le commandant. Le même ordre qu'à bord régna dans cet arrangement , et chacun de nous se maintint dans ses rapports respectifs. Nous n'avions point de précautions à prendre contre les naturels et les bêtes féroces; et la discipline qui existait naturellement indiquait que nous n'aurions pas à nous prémunir contre nous-mêmes : du moins tant que nous trouverions assez "d'alimens'[pour vivre en commun.

Cette île avait autrefois été habitée. Bougainville , le pie-

VARIÉTÉS. ,^5q

mier Français qui fit comme en plaisantant le tour du monde , que ses découvertes , ses privations et ses périls ont rendu moins célèbre que son charmant Épisode de Thaïti , fonda jadis un établissement sur les Malouines pour la pêche de la baleine. Il ne réussit pas; mais les chevaux qu'on y laissa devinrent sauvages, et multiplièrent beaucoup. Ces animaux , des oiseaux , quelques phoques devaient doréna- vant nous servir de nourriture jusqu'à ce que nous eussions construit un petit navire des débris du nôtre.

Chaque jour nous allions en détachement à la recherche des vivres, qu'on déposait en commun. Des hommes apostés dans quelques accidens de terrain de ces plaines immenses guettaient les chevaux et quelques bœufs qu'il était difficile d'atteindre , car pas un arbre , pas un monticule ne nous dérobait à leur vue. Dans les premiers jours, les oies du ri- vage et les oiseaux de mer suffirent à nos besoins; mais l'époque approchait ils devaient émigrer vers d'autres contrées.

Un bien singulier oiseau nous fut d'un grand secours : c'est le manchot , qui ne vole pas , qui a deux nageoires aplaties au lieu d'ailes , et dont le corps est couvert d'un feutre serré , ressemblant plus à de la soie qu'à de la plume. On dirait même que ce sont des écailles qui recouvrent ses petites rames. Ces oiseaux-poissons , ne trouvant leur nourri- ture que dans l'eau , s'y tiennent plus souvent qu'à terre. Ils avaient choisi pour demeure une des petites îles de la rade , afin de ne pas y être inquiétés dans la ponte , et l'é- ducation de leurs petits. Ils se tenaient par milliers dans des terriers cachés au milieu de grandes graminées. Quand nous manquions de ressources ailleurs , nous abordions à cette île , que nous considérions comme un magasin de ré- serve , et nous fesions un massacre régulier de ces malheu- reux oiseaux qui n'opposaient à nos coups qu'une fuite em- barrassée et des cris lamentables ressemblant à ceux d'un ânon. Ils émigrent tous à la fois à des époques fixes, et un jour nous ne fûmes pas peu surpris de n'en plus trouver un seul. tome i, 3o

46o VARIÉTÉS.

Ces îles embrumées servent une partie de l'année de re- fuge à diverses espèces d'oiseaux qui accourent des extré- mités de ce monde austral. Des nuées de cormorans au vol lourd et difficile viennent se ranger à la file sur les rescifs qui s'avancent dans la rade, et se laissent stupidement assommer. Des albatros , des pétrels géans , des mouettes , des labbes , disputent en criant dans les airs des lambeaux de proie aux vautours noirs et aux aigles. Ces derniers poussaient l'au- dace jusqu'à tournoyer autour de nos têtes , et déchirer de- vant nous le gibier que nous venions d'abattre. Eux-mêmes aussi finirent par nous servir d'aliment.

Cependant les jours s'écoulaient lentement, l'hiver ap- prochait , et avec lui les frimas qui allaient couvrir la terre et chasser vers d'autres régions les animaux qui nous con- servaient la vie. Nous n'avions plus d'autre espoir de déli- vrance que dans l'envoi de notre chaloupe à la côte d'Amé- rique , distante de plus de trois cents lieues. Dans des mers aussi orageuses , la réussite d'une telle entreprise était plus que douteuse , et les deux officiers et les quatre matelots qui furent désignés pour cette noble et périlleuse mission , n'échangeaient que la perspective de se noyer contre celle de mourir de misère et de faim.

Une fois' je fus envoyé en reconnaissance au village de Saint-Louis. Je parcourais avec tristesse ces maisons aban- données , encore debout et sans toiture ; à la place du foyer domestique croissaient des plantes potagères dégénérées qu'avait appointées dans son émigration une génération qui n'existait plus. Comme elle , elles n'avaient pu prospérer sur ces plages étrangères et lointaines qui ne reçoivent presque jamais la douce influence du soleil. Tout à coup je vis sortir du sol une abondante fumée; j'appelai mes compagnons: nous crûmes un instant que quelqu'un avait abordé l'île à notre insu , et que l'espérance d'en sortir nous était rendue. Vainement! le feu qui brûlait avait été mis depuis plus de deux mois sur ce terrain tourbeux , et durait encore. Nous en vîmes la date écrite en anglais sur le mur.

YARlÉTKS. zj(ii

Dans un tel état de choses, je trouvai quelques distrac- tions dans l'étude de la nature. Je cherchais à surprendre les mœurs des animaux qui peuplaient cette solitude, et que la présence de l'homme n'avait ni troublées , ni modi- fiées. J'observais l'instinct du phoque, à qui cette même nature semble avoir refusé les organes que demande son intelligence manifestée par l'expression de ses yeux. Ce mammifère, qui ressemble au chien, fait pour aller dans l'eau, n'a pour moteur sur la terre que des moignons informes sur lesquels il se traîne et rampe. Je voyais l'attachement du manchot pour ses petits qu'il rassemble auprès de lui , et cherche à défendre. Le soir, en contournant les grèves pour rentrer au camp , je me plaisais à entendre les petits éclats de la mouette rieuse , luttant comme moi , au milieu des brumes, contre le vent , et dans l'éloignement les claque- mens du héron bihoreau en sentinelle sur une pointe avan- cée de rocher.

Il arriva qu'une fois une baleine en se jouant dans la baie vint s'échouer sur le rivage. Elle frappait l'onde de sa queue, et lançait par ses évens des torrens d'eau en vapeur. On envoya un canot pour s'en emparer. Un matelot, renouvelant en quelque sorte une de ces scènes fabuleuses et gigantes- ques de l'Arioste , monta sur son dos , y fit un grand trou à coups de hache , dans lequel il jeta un grapin. Cette petite ancre à plusieurs becs tenait à une grosse corde fixée à terre. A la marée montante, le monstre, par un léger mouvement de malaise , rompit la corde et gagna le large ; mais , épuisé par ses blessures, il revint bientôt expirer sur le rivage. Des nuées d'oiseaux voraces fondirent dessus, déchique- tèrent sa peau, en firent découler l'huile, qui, se répandant sur la plage, en rendit les alentours glissans et à peine abor- dables.

Au camp, les journées n'étaient point oisives. Le son de la cloche appelait le matin tout le monde à l'ouvrage. Les uns allaient enlever au navire ce qui était nécessaire pour chercher à en construire un autre ; les autres fortifiaient les

4Ô2 VARIÉTÉS.

tentes contre la violence du vent , qui avait déjà menacé de les enlever ; d'autres préparaient la tourbe qui servait à la cuisson des alimens , tandis qu'on envoyait des détachemens chercher les chevaux et le gibier qui avaient été tués au loin. C'était toujours le travail le plus fatigant que de marcher chargé sur un sol inégal , couvert d'herbes et de trous. Les charpentiers , les serruriers travaillaient au canot qui devait bientôt partir,

Cependant je passai des nuits bien calmes sous la tente, travaillant à la lueur de ma lampe de coquille , alimentée par l'huile de phoque. Je me souviendrai toujours du plaisir que j'éprouvai à lire les Entretiens d'Eudoxe , que je ne con- naissais pas. L'auteur a mis dans cet ouvrage d'éducation toute la sagesse de sa longue vie. Si jamais ces lignes jetées au hasard lui parviennent, il éprouvera peut-être quelque satisfaction d'apprendre que son livre a pu distraire un in- stant d'une des plus terribles positions dans laquelle on puisse se trouver.

Il y avait parmi l'équipage un homme avec lequel j'ai- mais beaucoup à m'entretenir. C'était pour nous le repré- sentant de la valeur française sous la république. Il avait fait les campagnes d'Italie et d'Egypte. Il avait été ser- gent de grenadiers dans cette fameuse 32e demi bri- gade , qui , dans les circonstances difficiles , permettait au général en chef de dormir tranquille. Et voilà que mainte- nant, après bien des vicissitudes, après avoir échappé à cent combats, il se trouve au déclin de ses jours naufragé sur une île déserte.

Le séjour des vaisseaux ne lui avait rien ôté de son air martial , pas même fait fléchir la rectitude de sa taille. Sa parole était brève et rapide comme une évolution , et il sa- luait constamment de la main en militaire. Il savait appré- cier ce qu'il avait fait , et n'ignorait pas ce qu'il aurait pu être. Ses observations étaient consignées dans un journal qu'il tenait assez régulièrement.

Un jour (c'était pour nous un dimanche), couchés sur

VARIÉTÉS. 4^3

l'herbe au bord du rivage , ayant à notre droite le camp , et devant nous l'entrée de la baie , et l'étendue de la mer vers laquelle se portaient toutes nos espérances, je lui disais: «Allons, Larose *, causons de vos campagnes et de la gloire du temps passé. Reportons notre pensée vers cette patrie que nous ne reverrons peut-être jamais... Que voulez- vous que je vous raconte? Parlerai -je de Rivoli, d'Arcole, les boulets et la mitraille enlevaient des files entières de nos grenadiers ; de Marengo , le gé- néral Bonaparte 2 gagna la bataille , et perdit son ami ? Non, parlez -moi de l'Egypte et de ses déserts de sable : c'est une opposition avec ceux dans lesquels nous nous trou- vons maintenant. C'est vrai. Nous eûmes terriblement à souffrir pour aller assiéger Saint- Jean -d'Acre. Je montai des premiers à l'assaut. Nous fûmes repoussés , et sans mes cheveux que je portais longs, un Turc m'abattait la tête d'un coup de revers de son damas.

» A la bataille des Pyramides , l'armée d'Italie montra ce qu'elle savait faire contre des nuées de Mameloucks. J'étais un peu écarté avec un autre sergent , lorsque nous fûmes chargés par un chef ennemi qu'on distinguait à la ri- chesse de son costume. A moi , l'homme ; à toi , le cheval , et aussitôt le cavalier roule par terre , et le cour- sier arabe gagne le Nil. Le Turc avait de l'or, et portait un magnifique atagan, enrichi de pierreries. Cela fit du bruit dans l'armée. Un aide-de-camp vint nous proposer de céder ce sabre au général en chef. Nous répondîmes que nous le porterions nous-mêmes; ce que nous fîmes. Les diamans qui l'ornaient brillaient d'un si grand éclat, que le soir nous n'avions pas besoin de lumière dans notre tente. . . .

1 C'est le vrai nom de ce brave, que j'ai perdu de vue, et qui est peut-être dans le malheur.

2 C'était toujours ainsi que le vieux grenadier de la république qualifiait Napoléon. Jamais les mots de premier consul, d'empereur -, de roi , ne lui venaient à la bouche.

A^ VA BI ÉTÉS.

Ali! pour le coup, père La rose , c'est trop fort.... Vous

croyez encore être parmi les Arabes , et raconter une histoire

des Mille et une Nuils Je voulais seulement dire,

reprit -il, que les diamans étaient beaux. On nous en

donna »

Il ne put achever.... Tout l'équipage criait navire.' navire

au large ! nous sommes sauvés! Il entre On

traite avec lui , et nous revoyons la France

J'ai renoncé pour toujours aux voyages. J'ai dit adieu à la mer et à ses orages , comme au beau ciel des tropiques les navigations sont si douces.

Adieu aussi , admirables aspects des contrées équatoriales, îles verdoyantes de i'Océanie ceintes de vos forêts de pal- miers aux tiges ondoyantes , vous ne m'apparaîtrez plus à l'horizon pour réjouir ma vue fatiguée de la monotonie des flots.

Je ne verrai plus accourir vers nous vos joyeux habitans, enfans capricieux et légers d'une nature indomptée ; bons ou médians selon qu'il leur prend envie. Ils ne me serviront plus de guide dans nies courses solitaires, et je ne dormirai plus dans leurs cases de sauvages.

Je n'éprouverai plus de ces sensations fortes qui font tant vivre dans un instant, lorsque soudainement, et sans tran- sition , se présente la question d'être ou de ne plus être.

Et vous, productions d'une nature féconde que j'aimais tant à observer, générations se renouvelant sans cesse et sans terme, mystère incompréhensible d'êtres jetés comme au hasard dans cet océan de vie, votre étude ne m'occupera plus, votre fin ne tourmentera plus ma pensée. C'est à re- gret, et malgré moi, que je vous abandonne; mais je re- nonce aux sciences. A quoi m'ont-elles servi ?

Je ne veux plus vivre que de souvenirs; du moins ils me

VARIÉTÉS* ^65

reporteront vers de douces illusions, hélas! aussitôt éva- nouies que formées. Puisque tout me faillit dans le temps présent, même l'amitié , je vivrai dans celui qui n'est plus , et qui me promettait le bonheur.

Que peut l'injustice contre celui qui s'est mis au-dessus d'elle par son indépendance et la droiture de son carac- tère? Ne lui restera-t-il pas toujours deux choses

grandes et immuables pour parler à son cœur, Dieu et la

liberté?

Y

466 VARIÉTÉS.

NOTE

gUft

LES FOUILLES EXÉCUTÉES A POMPÉI

ET A HERCULANUM,

pendant les années 1828 et 182g '.

Messieurs,

Dans une de vos séances de Tannée 1827, j'avais eu l'hon- neur de mettre sous vos yeux le compte-rendu des fouilles entreprises à Pompe'i depuis 1823 , et de vous faire connaître quelques détails sur le temple de la fortune Auguste , sur les nouveaux établissemens thermaux , sur la maison du Co- médien et sur le nouveau Panthéon découvei'ts dans cette ville. La bienveillance avec laquelle vous eûtes la bonté d'ac- cueillir cette communication me fait espérer que vous dai- gnerez accorder quelque intérêt à ceux que je vais vous sou- mettre aujourd'hui sur l'état des mêmes excavations en juin 1829, époque à laquelle j'ai quitté l'Italie pour me rendre en Orient.

Ce fut à l'extrême complaisance de M. Bicchi, secrétaire de l'Académie des Beaux-Arts, à Naples, que je dus un accès facile aux divers ateliers de travail de Pompéi et d'Hercu- lanum.

' Lue à ta Société royale des Antiquaires de France, dans la séance du 9 avril i83i, par M. Gauttier d'Arc, l'un de ses membres.

VARIÉTÉS. 4^7

Dans la première de ces villes , on a continué à déblayer la grande rue principale , au nord du Forum. Deux maisons assez étendues , situées sur la gauche de cette rue , ont par- ticulièrement fixé notre attention. Elles sont riches, élé- gantes , et remarquables l'une et l'autre par des fontaines qui en font le principal ornement. Ces fontaines , placées vis-à-vis la porte d'entrée , sont construites avec goût : aux deux côtés du conduit qui amène l'eau dans leur bassin, on a placé des masques d'Hercule perforés , et construits de manière à pro- jeter l'éclat des lumières qu'ils contenaient sur les eaux jail- lissantes. Cette combinaison devait produire le plus heureux effet.

Un peu plus haut, sur la droite de la même rue et à l'angle de la rue de Mercure , est un lupanar qui servait en même temps de taverne. On voit sur quelques-unes de ses fresques des hommes déposant à terre des outres de vin. Les peintures que renferme la partie secrète de la maison sont également analogues à sa destination , et d'une révoltante obscénité : l'une d'elles est si extraordinaire , et donne une telle idée du raffinement de débauche auquel étaient parvenus les Ro- mains, que je ne puis me dispenser de vous la faire con- naître. Elle représente une femme placée sur des ressorts destinés à donner plus d'agihté à ses mouvemens ; et si la position des deux personnages dont se compose le tableau n'était d'ailleurs assez significative, les mots impelle lente, que l'artiste a placés dans la bouche de cette femme ne lais- seraient aucun doute sur ses dispositions. Un grand nombre de peintures de ce genre , placées à quatre ou cinq pieds au- dessus du sol, entourent l'appartement.

Précisément à l'angle opposé de la même rue , on a décou- vert un fort beau palais , sans contredit la plus remarquable des habitations particulières de Pompéi ; car, vous le savez , messieurs , les anciens , plus avancés que nous sous ce rap- port en économie politique , avaient la sage habitude de construire les demeures privées sur une très-petite échelle , tandis que les édifices publics étaient , même dans les villes

,£68 VARIÉTÉS.

les plus médiocres, aussi somptueux qu'étendus. Chaque jour, nous faisons nous-mêmes un pas vers ce résultat, que nous devons hâter de tous nos vœux.

Les murailles extérieures du nouveau palais sont revê- tues en stuc peint de manière à figurer des larges assises en pierre. Vous ne sauriez vous imaginer avec quel plaisir on retrouve sur ces murs les images grossièrement tracées par les oisifs de Pompéi , qui , d'après une habitude con- servée jusqu'à nos jours , s'amusaient à salir l'éclatante blan- cheur des murailles par des griffonnages informes , ou des inscriptions ridicules.

L'intérieur répond , par sa magnificence , à l'aspect du dehors : partout il est orné de fresques d'une grande fraî- cheur et d'une perfection rare ; plusieurs d'entre elles offrent des sujets tirés de l'Iliade ou de la mythologie. Celles qui ornent les murs du jardin représentent des oiseaux et des poissons assez mal exécutés. Notre guide se propose de pu- blier prochainement ces divers dessins. Il pense, et nous partageons volontiers son avis , que ce palais était celui du préteur. Les chambres en sont vastes ; toutes sont ornées , V atrium est double , le jardin médiocrement étendu ; les cuisines sont petites et rejetées dans un des angles de l'é- difice.

Nous avons vivement regretté d'apprendre la mesquinerie des sommes que le gouvernement de Naples consacre an- nuellement à ces importans travaux. Elles ne s'élèvent pas au-delà de 24?000 francs , et ces faibles moyens ne permet- tent d'espérer l'entier déblaiement de Pompéi que pour le milieu du xxe siècle.

On assure que lorsque de sages représentations ont été faites sur cette déplorable lenteur, il a été répondu qu'il fallait bien laisser quelque chose à faire à nos neveux. Quand on considère quelle masse d'objets précieux, de détails pleins d'intérêt nous sont ainsi dérobés, on ne peut s'empêcher de gémir sur celte déplorable incurie. Il parait cependant qu'un plan de restauration a été arrêté pour quelques quartiers de

VARIÉTÉS. 4<^9

Ponipéi, l'on rétablirait une partie des objets déposés aujourd'hui au Musée des Studii , à Naples. On conçoit tout l'intérêt qui s'attacherait à une création qui ferait ainsi re- vivre sous nos yeux l'antiquité tout entière.

De Ponipéi , M. Bonucci $ architecte distingué , et direc- teur général des excavations , nous conduisit à Portici.Vous apprendrez, Messieurs, avec plaisir que le musée de peinture qui se trouvait placé dans cette ville , exposé ainsi à une se- conde catastrophe par une éruption du Vésuve , a été trans- fère à Naples. Les nouveaux travaux entrepris pour le dé- blaiement d'Herculanum méritent toute votre attention. Les touilles avaient été jusqu'ici dirigées dans la partie supé- rieure à gauche des palais du roi de Naples. Elles offraient dans cette direction de grandes difficultés , d'abord à cause de l'épaisseur et de la dureté de la lave qui les recouvre ; en second lieu, par les obstacles qu'opposent les nombreuses villes répandues au-dessus du sol. On a pris le parti de di- riger quelques recherches dans le quartier de Portici , qui avoisine la mer. , on a trouvé un terrain beaucoup plus mobile et surtout beaucoup moins élevé au-dessus des édi- fices qu'il recouvre. On a de plus l'avantage de n'avoir point à renverser des maisons , comme il fallait le faire dans la partie plus rapprochée du Vésuve. Des fouilles exécutées avec une assez grande célérité n'ont pas tardé à mettre au jour une fort belle habitation, soutenue par un nombre con- sidérable de colonnes d'ordre dorique cannelé. Les traces des planchers détruits démontrent que cet édifice avait deux étages ; mais tout autre vestige de ce second étage a disparu entièrement.

M. Bonucci voulut bien nous permettre de faire diriger quelques fouilles dans un appartement situé à gauche de la partie nouvellement déblayée. Ces tentatives furent cou- ronnées du plus heureux succès. Nous trouvâmes d'abord un très-grand vase rempli de dattes et de noix carbonisées , mais dans un parfait état de conservation , ainsi qu'on peut s'en convaincre par l'échantillon que j'ai déposé dans le ca-

47° VARIETES.

binet de mon honorable ami le colonel Bory de Saint-Vin- cent. A côté de ce rase se trouvait un assez grand nombre de petites bouteilles de verre ; plus loin une statue de Si- lène d'une moyenne hauteur et d'une assez mauvaise exé- cution. Enfin la pioche de nos ouvriers rencontra un grand instrument d'airain assez semblable à la partie inférieure des bassinoires dont on se sert ici pour chauffer les lits. Il était percé à jour d'un grand nombre de trous ayant la forme de la lettre S . Nous en restâmes aux conjectures sur l'usage au- quel il pouvait être destiné.

Nous nous proposions de continuer ces fouilles ; mais l'ar- rivée de la corvette la Victorieuse nous rappela que notre sé- jour à Naples n'était que momentané ; et le lendemain, ayant fait nos adieux,

A la plage sonore la mer de Sorrente Déroule ses flots bleus au pied de l'oranger , '

nous quittâmes la tombe de Virgile pour aller saluer celle de Byron.

Gauttier d'Arc. ' Lamartine , Harmonies poétiques.

2Ubitm.

Élévation, par M. Alfred de Vigny; chez Gosselin, li- braire , rue Saint-Germain-des-Prés , g.

Ce poème, sorte de rêve symbolique, est détaché d'un re- cueil inédit et incomplet encore, intitulé : Elévations. Comme il fait voir notre Paris de i83i sous un aspect politique et phi- losophique , M. Alfred de Vigny a voulu lui donner sa date. En effet , le temps emporte si vite les événemens et les im- pressions qu'ils font naître ! Mais il n'en est pas de même des ouvrages profondément pensés et des compositions vérita- blement poétiques ; chaque jour les consolide et les grandit encore. C'est le sort qui attend cette nouvelle production de l'auteur de Cinq-Mars, du poète à'Eloa. Elle est à la fois de circonstance par le sujet, et de tous les temps par le talent. La riche imagination , et toute la forte et brillante poésie de M. Alfred de Vigny, ne se sont jamais alliées à une pensée plus haute et plus sévère.

Le poète, planant sur Paris d'une tour élevée , compare la grande ville à une roue immense qui imprime le mouvement à tout le reste.

« Vois-je une roue ardente, ou bien une fournaise? » Oui , c'est bien une roue ; et c'est la main de Dieu Qui tient et fait mouvoir son invisible essieu. Vers le but inconnu sans, cesse elle s'avance. On la nomme Paris , le pivot de la France.

/[•"]■?. ALBUM.

Quand la- vivante Rome hésite dans ses (ours,

Tout hésite et s'étonne, et recule en son cours.

Les rayons effrayés disent au cercle :. Arrête.

Il le dit à son tour aux cercles dont la crête

S'enchâsse dans la sienne et tourne sous sa loi.

L'un le redit à l'autre; et l'impassible roi,

Paris l'axe immortel, Paris l'axe du monde,

Puise ses mouvemens dans sa vigueur profonde,

Les communique à tous , les imprime à chacun ,

Les impose de force , et n'en reçoit aucun.

Il se meut : tout s'ébranle, et tournoie, et circule;

Le cœur du ressort bat, et pousse la bascule;

L'aiguille tremble et court à grands pas , le levier

Monte et baisse en sa ligne, et n'ose dévier.

Tous marchent leur chemin , et chacun d'eux écoute

Le pas régulateur qui leur creuse la route.

Il leur faut écouter et suivre ; il le faut bien :

Car, lorsqu'il arriva , dans un temps plus ancien,

Qu'un rouage isola son mouvement diurne ,

Dans le bruit du travail demeura taciturne,

Et brisa , par orgueil , sa chaîne et son ressort ,

Comme un bras que l'on coupe, il fut frappé de mort.

Car Paris l'éternel de leurs efforts se joue ,

Et le moyeu divin tournerait sans la roue;

Quand même tout voudrait revenir sur ses pas ,

Seid il irait , lui seul ne s'arrêterait pas ,

Et tu verrais la force et l'union ravie

Aux rayons qui partaient de son centre de vie.

Plus loin , c'est une fournaise dont la lumière

Teint de rouge les bords du ciel noir et profond; C'est un feu sous un dôme obscur, large et sans fond. , dans les nuits d'hiver et d'été , quand les heures Font du bruit en sonnant sur le toit des demeures, Parce que l'homme y dort ; veillent des esprits Grands ouvriers d'une œuvre et sans nom et sans prix. La nuit leur lampe brûle, cl le jour elle fume , Le jour elle a fumé, le soir elle s'allume, Et toujours et sans cesse alimente les feux De la fournaise d'or que nous voyons tous deux,

YLBUM. {n3

Et qui , se reflétant sur la sainte coupole ,

Est du globe endormi la céleste auréole.

Chacun d'eux courbe un front pâle, il prie ; il écrit ,

Il désespère, il pleure; il espère, il sourit;

Il arrache son sein et ses cheveux , s'enfonce

Dans l'énigme sans fin dont Dieu sait la réponse ,

Et dont l'humanité, demandant son décret,

Tous les mille ans rejette et cherche le secret.

Chacun d'eux pousse un cri d'amour vers une idée.

L'un soutient en pleurant la croix dépossédée,

S'assied près du sépulcre , et seul, comme un banni ,

Il se frappe, en disant : Lamina Sabacthani;

Dans son sang, dans ses pleurs, il baigne, il noie, il plonge

La couronne d'épine et la lance et l'éponge ,

Baise le corps du Christ , le soulève, et lui dit :

« Reparais , roi des Juifs , ainsi qu'il est prédit ;

Viens , ressuscite encore aux yeux du seul apôtre.

L'Eglise meurt : renais dans sa cendre et la nôtre,

Règne , et sur les débris des schismes expiés

Renverse tes gardiens des lueurs de tes pieds. »

'Rien. Le corps du Dieu ploie aux mains du dernier homme,

Prêtre pauvre et puissant pour Rome et malgré Rome.

Le cadavre adoré de ses clous immortels

Ne laisse plus tomber de sang pour ses autels ;

Rien. Il n'ouvrira pas son oreille endormie

Aux lamentations du nouveau Jérémie,

Et le laissera seul , mais d'une habile main ,

Retremper la tiare en l'alliage humain.

Liberté ! crie un autre, et soudain la tristesse

Comme un taureau le tue aux pieds de sa déesse,

Parce qu'ayant en vain quarante ans combattu ,

Il ne peut rien construire tout est abattu.

N'importe ! Autour de lui des travailleurs sans nombre,

Aveugles inquiets , cherchent à travers l'ombre

Je ne sais quel chemin qu'ils ne connaissent pas ,

Réglant et mesurant , sans règle et sans compas ,

L'un sur l'autre semant des arbres sans racines ,

Et mettant au hasard l'ordre dans les ruines.

Et comme il est écrit que chacun porte en soi

Le mal qui le tuera , regarde en bas , et voi.

Derrière eux s'est groupée une famille forte

4?4

Qui les ronge et du pied pile leur œuvre morte ,

Ecrase les débris qu'a faits la Liberté ,

Y roule le niveau qu'on nomme Egalité ,

Et veut les mettre en cendre , afin que , pour sa tête ,

L'homme n'ait d'autre abri que celui qu'elle apprête :

Et c'est un temple. Un temple immense , universel ,

l'homme n'offrira ni l'encens , ni le sel ,

Ni le sang, ni le pain, ni le vin, ni l'hostie,

Mais son temps et sa vie en œuvre convertie,

Mais son amour de tous , son abnégation

De lui , de l'héritage et de la nation ;

Seul, sans père et sans fils; soumis à la parole,

L'union est son but et le travail son rôle,

Et selon celui-là , qui parle après Jésus ,

Tous seront appelés, et tous seront élus.

-Ainsi tout est osé! Tu vois? Pas de statue

D'homme , de roi , de dieu qui ne soit abattue ,

Mutilée à la pierre et rayée au couteau ,

Démembrée à la hache et broyée au marteau!

Or ou plomb, tout métal est plongé dans la braise

Et jeté pour refondre dans l'ardente fournaise.

Tout brûle, craque, fume et coule; tout cela

Se tord , s'unit , se fend , tombe , sort de ;

Cela siffle et murmure ou gémit; cela crie,

Cela chante , cela sonne , se parle et prie ;

Cela reluit , cela flambe et glisse dans l'air,

Eclate en pluie ardente ou serpente en éclair.

OEuvre , ouvriers , tout brûle ! au feu tout se féconde !

Salamandres partout ! Enfer ! Eden du monde !

Paris ! principe et fin ! Paris ! ombre et flambeau!

Je ne sais si c'est mal , tout cela ; mais c'est beau!

Mais c'est grand ! mais on sent jusqu'au fond de son âme

Qu'un monde tout nouveau se forge à cette flamme,

Ou soleil, ou comète, on sent bien qu'il sera,

Qu'il brûle ou qu'il éclaire , on sent qu'il tournera ,

Qu'il surgira brillant à travers la fumée ,

Qu'il vêtira pour tous quelque forme animée ,

Symbolique, imprévue et pure , on ne sait quoi

Qui sera pour chacun le signe d'une foi ,

Couvrira , devant Dieu , la terre comme un voile ,

Ou de son avenir sera comme l'étoile ,

ALBUM. ^5

Et , dans des flots d'amour et d'union , enfin Guidera la famille humaine vers sa fin; Mais que peut-être aussi brûlant , pareil au glaive Dont le l'eu dessécha les pleurs dans les yeux d'Eve , Il ira labourant le globe comme un champ , Et semant la douleur du levant au couchant ; Rasant l'oeuvre de l'homme et des temps , comme l'herbe Dont un vaste incendie emporte chaque gerbe , En laissant le désert qui suit son large cours , Comme un géant vainqueur, s'étendre pour toujours. Peut-être que , partout se verra sa flamme , Dans tout corps s'éteindra le cœur, dans tout cœur l'âme, Que rois et nations , se jetant à genoux , Aux rochers ébranlés crîront : « Ecrasez-nous ; » Car voilà que Paris encore nous envoie » Une perdition qui brise notre voie ! »

Trois Satires politiques , précédées d'un prologue , par M. Antoni Deschamps; chez Levavasseur, au Palais-Royal, et chez Riga , rue du Faubourg-Poissonnière , i . Une bro- chure in-8°. Prix , 2 fr.

On retrouve dans ces satires la touche ferme et nerveuse , la versification à la fois savante et naïve , et ce style concis , quoique toujours poétique, dont M. Antoni Deschamps avait déjà donné un bel exemple dans sa traduction du Dante. Ces trois satires se distinguent encore par une indépendance d'opinions , une liberté de pensée et une franchise d'expres- sions qui conviennent parfaitement à l'époque actuelle. Flat- teurs de rois et de populace , fautes et ridicules du pouvoir, mœurs et physionomies de nos hommes politiques , tout y est peint et châtié avec une verve de conviction et d'indigna- tion chaleureuse.

FIN DU PREMIER VOLUME.

3l

TABLE

MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.

1851.

VOYAGES.

Samboangan , Souvenirs d'un voyage autour du monde,

par M. Perrottet i

Les îles de la Sonde , par sir Thomas Raffles 16

Excursion dans PAlabama et les Florides , par VÉvêque

de Mobile 28

Mort du capitaine Powell , par M. /. de Blosseville. . . 3g

Souvenirs d'Orient , par M. Gauttier d'Arc 47

Les Cypohais , par M. Beltrami 68

Voyage au Pérou, par M. Lesson 267

Voyage à Terre-Neuve , par M. E. Ney 3o2

HISTOIRE.

Antiquités du Mexique , par M. Ferdinand Denis. ... 7 4 De la formation des armées musulmanes au moyen âge,

par M. Reinaud io5

Essai historique, statistique et politique sur le Canada,

par M. Barker 376

4"j8 TABLE DES MATIERES.

LITTÉRATURE.

La Vendée après le 29 juillet, par M. Alex. Dumas. . 1 14

L'Enfant maudit , par M. de Balzac i34

Notre-Dame de Paris , par M. Victor Hugo i85

Les Sociétés populaires, par M. Charles Nodier. . . . 41 3

Prestige , par M. S. Henry Berthoud ^i5

Arthur et Marie. Le Faux-Pont, par M. E. Sue. . . Ifii

CORRESPONDANCE, VARIÉTÉS.

Lettre sur les Pyrénées , par M. Devillencwe ig3

Washington chasseur 207

Esquisses de la vie et des mœurs des Indiens 212

Un mariage en Sardaigne 220

Notes sur le Japon, traduit du turc, par M. /. Dumoret. 226

Statistique des salariés de l'Etat 23 1

Nouvelles de l'expédition de la Favorite 233

Ancien Atlas manuscrit en Portugal ibid.

Lettre de Saint-Pétersbourg sur le choléra-morbus . . . 234 Chute d'une partie de la montagne de la Table , au cap

de Bonne - Espérance 244

Nouvelle cloche à plongeur 246

Remède contre les morsures des serpens venimeux. . ibid.

Un Naufrage 4^4

Note sur les fouillés de Pompéi , par M. Gauttier

d'Arc 466

Bulletin bibliographique 25g~47 1

FIN DE LA TABLE.

LA

iienuj? ht» Weux Mo\\ït&

A SES LECTEURS.

L'apparition mensuelle a paru trop éloignée à beaucoup de nos abonnés ; nous-mêmes nous en avons souvent re- connu l'inconvénient en nous voyant devancés dans la pu- blication de documens importans dont nous étions quel- quefois forcés de priver nos lecteurs pour ne pas être accusés de donner ce qui avait déjà paru ailleurs. Cet inconvénient se faisait surtout sentir pour les Mémoires lus aux sociétés savantes , et pour les articles traduits des excellentes revues anglaises. Il résultait de un défaut d'actualité qui n'était ni dans les intérêts du lecteur ni dans ceux du Journal. Pour parer à tout cela , nous nous sommes déterminés à paraître tous les quinze jours , par livraison de six feuilles d'impres- sion , environ i oo pages. Ce mode de périodicité nous a paru plus propre à concilier tous les intérêts , sans nuire à la gra- vité du recueil; de cette manière nous pourrons de temps en temps faire des excursions dans les recueils périodiques étrangers avant beaucoup d'autres. Il est d'ailleurs aussi fa- cile, avec un aussi grand nombre de collaborateurs qu'en compte la Revue des Deux Mondes, de préparer six feuilles tous les quinze jours, que douze feuilles par mois, et nous croyons qu'il sera plus agréable pour nos abonnés de rece- voir deux livraisons par mois que de n'en recevoir qu'une. Nos lecteurs nous tiendront compte sans doute des efforts

que nous faisons pour leur plaire. Outre ses anciens collabo- rateurs , la Revue s'est attaché des notabilités littéraires qui ne peuvent que lui donner plus d'attrait, et déjà on a remarquer une notable amélioration dans la partie littéraire. Sans négliger la division consacrée aux voyages1, nous conti- nuerons à publier dans cette partie des compositions inédites de nos meilleurs écrivains. Chaque livraison contiendra des dissertations littéraires , nouvelles , contes , esquisses de mœurs , fragmens de MM. Victor Hugo , Alfred de Vigny, Balzac, Alex. Dumas, Emile Deschamps, E. Sue, etc. La partie historique et philosophique sera aussi agrandie , et confiée à des hommes connus, M. le baron d'Eckstein, MM. Bory de Saint -Vincent, Ferdinand Denis, Rei- naud, etc. ; car toute notre ambition est de faire un recueil complet, grave et varié, qui puisse tenir lieu de plusieurs autres.

Quel que soit ce surcroît de frais pour la Revue, elle a cru devoir s'adresser à toutes les fortunes , et non pas seulement aux riches ; et pour cela elle n'augmente que légèrement son prix d'abonnement, qui reste encore inférieur à celui de presque tous les autres recueils, bien moins étendus qu'elle. En conséquence , les conditions d'abonnement sont fixées à compter de ce jour, ainsi qu'il suit :

Paris r pour l'année. . &"■ Pour six mois. 21 fr.

Départemens. ... 4^ 24

l'étranger 52 27

Angleterre 58 3o

, Cette division est rédigée par MM. Balbi, J. de Blosseville, d'Avezac de Macaya, Alex. Delaborde, Freycinet, Gaimard, Lesson, Leuven , Perrottel, Quoy, YYalkcnaer, etc., etc.

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